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Paris, Hachette, 1869. + +LES PIERRES, esquisses minéralogiques. Paris, Hachette, 1869. + +PARIS.--IMP. SIMON BAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1. + + + + + LE + GRAND-OUEST + DES ÉTATS-UNIS + + PAR + + L. SIMONIN + + + LES PIONNIERS ET LES PEAUX-ROUGES + + LES COLONS DU PACIFIQUE + + + PARIS + CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR + QUAI DU LOUVRE, 28 + + 1869 + Tous droits réservés + + + + + A MON AMI + + PAUL DALLOZ + + + + +PRÉFACE + + +L'Exposition de 1867 avait amené à Paris, entre autres Américains, +un actif Bostonien, M. J.-P. Whitney, commissaire du territoire de +Colorado. + +Nous fîmes connaissance, et M. Whitney me proposa, de la façon la +plus naturelle du monde, de venir voir ses mines. Il s'agissait +d'entreprendre une course non plus au champ de Mars, mais aux +Montagnes-Rocheuses. Ce n'était qu'à deux mille cinq cents lieues de +Paris. M. Whitney tombait bien: j'ai toujours aimé les voyages, et +j'en ai fait de beaucoup plus longs. + +A cette époque, ce n'était cependant ni le sol ni le sous-sol que +j'explorais, c'était l'atmosphère. J'interrompis mes excursions +aériennes, et je rejoignis en Amérique M. Whitney et un second +compagnon, le brave colonel (depuis général) Heine, attaché à la +légation des États-Unis à Paris. + +En cours de voyage j'ai écrit à un ami les lettres qu'on va lire. Je +les réunis aujourd'hui en volume, et je joins à ces lettres, sous ce +titre: _les Colons du Pacifique_, une étude sur les premiers temps de +la Californie. + +La Californie est la dernière limite du Grand-Ouest américain, et les +troubles qui y ont suivi la découverte de l'or sont encore présents +à l'esprit de tous. J'ai longuement visité ce pays à deux reprises, +en 1859 et en 1868. Je montre comment les institutions républicaines, +largement appliquées, ont permis au calme de naître, et comment, à +une époque d'effervescence aventureuse, a succédé bien vite une ère +paisible et féconde. + +J'offre ce petit livre à mes compatriotes, et je désire qu'il leur +fasse aimer comme à moi la liberté, la démocratie américaine. + + L. SIMONIN. + + Paris, juin 1869. + +[Illustration: CARTE DES ÉTATS-UNIS EN 1867.--Routes suivies par M. L. +Simonin.] + + + + +LE + +GRAND-OUEST + + + + +LES PIONNIERS ET LES PEAUX-ROUGES + + + + +I + +LA REINE DES LACS. + + + Chicago, sur le lac Michigan, 30 septembre 1867. + +On dit que tout chemin mène à Rome; tout chemin mène aussi vers le +Grand-Ouest américain. J'ai pris le plus court, le plus direct, et +voilà pourquoi je vous écris ma première lettre à deux mille lieues de +Paris, que j'ai laissé il y a seulement quinze jours. + +Le 13 septembre au soir, un vendredi, j'ai dit adieu pour la dernière +fois, en quittant la gare de Montparnasse, au palais et au jardin de +l'Exposition, tout illuminés, et le lendemain je me suis réveillé à +Brest. Immédiatement je me suis embarqué sur _le Saint-Laurent_, un des +plus beaux _steamers_ de la compagnie transatlantique française, un +des plus rapides de sa merveilleuse flotte. Si vous saviez comme notre +pavillon gagne à être ainsi pacifiquement promené sur les mers! + +Le beau temps et la vigilance du capitaine aidant, nous avons fait en +neuf jours la distance de plus de 3,000 milles marins (1,400 lieues de +4 kilomètres), qui sépare Brest de New-York. Il est vrai que ç'a été le +plus beau voyage du _Saint-Laurent_; mais la Compagnie transatlantique +est volontiers coutumière du fait. + +Le brave capitaine de Bocandé était tout joyeux de cette magnifique +traversée, et moi je me disais que, par le temps qui court, on peut +bien se risquer à partir un 13, fût-ce de plus un vendredi. + +J'ai retrouvé à New-York mon excellent compagnon de voyage le colonel +Heine, attaché à la légation des États-Unis à Paris. Il m'avait +précédé de quinze jours pour venir préparer les voies de notre grande +excursion. Il était prêt, je l'étais également. Je ne lui demandai +qu'une matinée, pour aller présenter mes devoirs à notre bienveillant +consul général, M. le baron Gauldrée Boilleau. + +--Vous voulez donc aller vous faire scalper dans le _Far-West_? me dit +le baron; les Indiens sont toujours en guerre avec les États-Unis. + +--J'ai promis de me rendre dans les mines du Colorado. + +--Les Peaux-Rouges vous arrêteront dans le désert, sur le chemin de +Julesburg à Denver. + +--J'ai une bonne carabine et un excellent revolver. + +--Il est bien tard maintenant pour aller faire de la géologie dans les +Montagnes-Rocheuses; vous trouverez les mines sous la neige. + +--Ces paroles me donnent à réfléchir, venant d'un homme aussi sensé, +aussi expérimenté que vous. Je vais me recueillir jusqu'à demain. + +--Au revoir! et si vous partez, revenez avec vos cheveux. + +Je réfléchis pendant quelques heures à ce que m'avait dit le baron, +et le résultat de mes réflexions fut que le temps était beau, que +l'_Indian summer_, l'été indien des prairies qui correspond à notre +été de la Saint-Martin, s'annonçait sous les auspices les plus +favorables, et qu'enfin, si les Indiens devaient me percer de flèches +et me scalper, comme on ne mourait qu'une fois et pas toujours d'une +mort aussi dramatique, je ne serais pas le plus mal partagé des +mourants. Je jetai donc le cri des Américains: _Go ahead_, En avant! +Le colonel, impassible, répondit à ce cri de son pays d'adoption, et +le 26 septembre au soir, sans plus perdre de temps, nous prîmes notre +place pour Omaha, ou plutôt nous montrâmes au contrôle du _railroad_ +les billets que nous avaient gratuitement délivrés les compagnies des +chemins de fer américains, heureuses d'être agréables à des voyageurs +qui allaient se faire scalper d'aussi bonne grâce. + +Omaha est situé sur le Missouri, à 1,500 milles de New-York. Ici, +j'ouvre une parenthèse pour vous dire, si vous n'avez pas de +dictionnaire sous la main, que le mille américain, comme l'anglais, +vaut en nombre rond 1,610 mètres; il est donc environ deux tiers plus +long que notre kilomètre officiel. Notons encore en passant que le +mille marin, dont j'ai parlé plus haut, est égal à 1,852 mètres; il y +a donc mille et mille, comme il y a fagots et fagots, ainsi que disait +Rabelais. + +De New-York à Albany nous avons suivi la belle rivière de l'Hudson. +D'Albany nous avons poussé droit sur le lac Ontario, traversant au +passage des villes comme Troie, Utique, Rome et Syracuse, dont les noms +sont faits pour dérouter le voyageur, s'il n'est pas bien éveillé. Par +bonheur on rencontre aussi en chemin des villes comme Rochester, la +grande cité des minotiers, et là, le bruit des roues et des meules, le +mouvement sans cesse ni trêve rappelle bien qu'on est aux États-Unis. + +Le 27, nous saluons à midi les chutes du Niagara, et nous franchissons +le fleuve sur le pont suspendu le plus hardi, le plus élevé, le plus +long qui existe au monde; puis nous entrons dans le Canada, côtoyant +tout le jour le lac Érié. + +A Détroit (un nom français, comme tant d'autres ici, et qui rappelle +notre ancienne domination dans ces parages), un _ferry boat_ ou bac à +vapeur passe tout le train sur le bras d'eau qui relie le lac Érié au +lac Huron, et nous rentrons dans les États-Unis, dans le Michigan. Là +commencent les grandes plaines du Mississipi, les anciennes prairies, +la plus belle demeure que Dieu ait préparée pour l'homme, comme l'a +écrit, je crois, Tocqueville. + +Le 28, au matin, nous arrivons à Chicago. Nous sommes à 1,000 milles de +New-York, franchis en une seule traite, sans fatigue, avec une vitesse +qui atteint presque celle de nos trains express. Nous avons dormi deux +nuits en wagon, dans des lits. Les siéges, le soir, se transforment en +couchettes par un procédé très-ingénieux, et là on dort, je ne dirai +pas comme chez soi, mais aussi bien certainement que dans une cabine +de bateau à vapeur. Les lits sont étagés, et l'on n'a que la crainte, +si, comme moi, l'on a un massif compagnon couché au-dessus de sa tête, +de le recevoir la nuit sur la face, avec tout le fourniment, pour peu +qu'un ressort se dérange; mais on m'a dit que cela n'arrivait jamais. + +Les _palace cars_, les _state rooms_, ou wagons-palais, salons de +luxe, que l'on peut occuper seul, sont encore plus confortables que +les wagons à dormir, et certainement trop luxueux pour un pays aussi +démocratique. Jamais souverain n'a voyagé avec autant de confort +que dans ces compartiments réserves, que l'on peut se procurer pour +quelques dollars, sur tous les grands chemins de fer américains. + +Les compartiments à dormir s'appellent des _sleeping cars_, comme qui +dirait des dortoirs. Vous connaissez les wagons américains, larges, +hauts, bien aérés, pouvant contenir chacun une cinquantaine de +voyageurs. Les siéges sont disposés sur deux rangs, et une allée est +ménagée au milieu. On va à volonté en avant ou en arrière, car le siége +peut basculer autour d'un pivot latéral. + +Dans chaque compartiment est un bidon d'eau et un verre à boire, un +lavabo, un poêle que l'on chauffe en hiver; enfin, faut-il le dire?... +un _water closet_, dont nos wagons auraient tant besoin. Une corde, qui +règne sur toute l'étendue du train, met chaque compartiment en relation +avec le mécanicien de la locomotive. + +On peut passer à volonté d'un compartiment à un autre pendant que +le train est en marche, et rester même au dehors, appuyé sur la +balustrade, pour admirer à son aise le pays. + +Chaque wagon est parcouru par un employé qui vend des journaux, des +livres, des fruits, des comestibles, et de temps en temps le conducteur +du train vérifie les billets, sans vous incommoder, car l'on a soin +de passer son _ticket_ au cordon de son chapeau.--Mais nous savons +tout cela, allez-vous dire, et il n'est pas nécessaire de nous le +répéter.--A quoi je réponds que nos chemins de fer, en France, sont +encore si peu confortables, que l'on ne saurait trop rappeler que les +Américains là-dessus nous surpassent et font beaucoup mieux que nous. + +Il n'est permis que dans quelques compartiments de fumer; mais on +mâche partout du tabac, et vous savez combien les Américains sont... +chiqueurs. Les dames, pour lesquelles on a ici le plus grand respect, +pourraient être incommodées de ces habitudes; aussi trouvent-elles +sur tous les trains des voitures réservées. Les maris, et ceux qui, +sans jouir de ce titre, accompagnent les dames, peuvent entrer dans +ce compartiment, que j'ai bien souvent envié. Le _bachelor_, non pas +le bachelier, comme vous pourriez le croire, mais l'homme sans femme, +ne jouit aux États-Unis d'aucun crédit. Le ministre d'Angleterre, sir +Frederick Bruce, qui vient de mourir ces jours derniers à Boston, et +qui n'était pas marié (on a vu des ministres dans ce cas) emmenait +toujours sa cuisinière en voyage. Avec cette _lady_, il passait +partout; toutes les portes réservées lui étaient ouvertes, et il +échappait à la compagnie, souvent fort peu tolérable, des fumeurs et +des chiqueurs américains. Quant à la servante, elle suivait son maître, +comme si elle eût été sa femme: aucune délimitation de rang n'existe +aux États-Unis. + +Je vous ai dit que nous étions à Chicago, qu'on nommait naguère _la +Reine des prairies_. C'est la merveille de l'Ouest, _la Reine des +lacs_, comme on l'appelle encore, car les prairies sont maintenant +bien loin; c'est la ville qu'il faut voir entre toutes, en allant aux +États-Unis. + +«Ne visitez que deux choses en Amérique, disait un homme d'État +anglais à son ami qui partait pour New-York: les chutes du Niagara +et Chicago.» L'homme d'État avait raison. Si les chutes du Niagara +sont les plus étonnantes du monde, Chicago est aussi la ville la plus +merveilleuse que les hommes aient jamais bâtie. Elle n'avait que 70 +habitants en 1830. Il n'y avait encore là qu'un fort militaire, édifié +contre les Indiens, et un poste de traitants, bâti par les Astor de +New-York, qui y faisaient le commerce des fourrures. Aujourd'hui +Chicago renferme 225,000 habitants, et sa population augmente tous les +jours. C'est le plus grand marché de grains du monde entier, et elle +laisse bien loin derrière elle Odessa, Trieste, Marseille. C'est une +des plus belles villes des États-Unis. + +L'hôtel où nous sommes descendus, _Sherman-house_, peut loger +mille voyageurs. Il est tout construit en marbre blanc, en _marbre +d'Athènes_, comme disent les Américains. Il y a à Chicago plusieurs +hôtels de cette importance. Ce n'est pas la seule curiosité de la +ville. Les _élévateurs_, où l'on prépare mécaniquement les grains qui +arrivent en chemin de fer et repartent sur des navires, méritent aussi +d'être vus. Le grain est monté, vanné, purifié, classé, pris sur les +wagons, chargé sur les navires, tout cela par le moyen de machines, +sans que l'acheteur ou le vendeur s'en soient le moins du monde +occupés, et qu'ils aient même vu leur marchandise. + +La prise d'eau potable, sur le lac Michigan, est encore une des +merveilles de cette cité, et ce tunnel _sous-lacustre_, de 2 milles de +long, est plus curieux encore que celui de Londres sous la Tamise. Vous +n'êtes pas aussi sans vous rappeler les miracles que l'architecture +a faits ici, en élevant les maisons de plusieurs mètres au-dessus de +leur niveau naturel, quand il a fallu exhausser le plan primitif de la +ville. On soutenait aux quatre angles les édifices par des crics ou des +vis de calage, puis on disposait une rangée de ces appareils sur toute +la longueur et la largeur des constructions. On tournait la manivelle +et en quelques jours tout était dit. Les habitants n'avaient pas même +quitté leur maison. Voilà un système qui mérite d'être recommandé à M. +Haussmann, et dont vous pouvez voir le plan au palais de l'Exposition. +«Donnez-moi un levier, disait Archimède, et je soulèverai le monde.» +Le levier, ici, c'est le cric et la vis, cousins germains du levier, +et mécanismes si vigoureux, parce qu'ils vont lentement. Ce que l'on +gagne en force, on le perd en vitesse: vous connaissez ce principe de +mécanique qu'on nous a enseigné au lycée. + +Chicago est situé sur le lac Michigan, comme Marseille sur la +Méditerranée. De sa mer intérieure, et par les canaux de l'Érié ou +de Weeland, Chicago peut envoyer des navires jusque sur l'Atlantique +_sans rompre charge_, c'est-à-dire sans transbordement. Ils descendent +le Saint-Laurent après avoir franchi les canaux et les lacs. On cite +des navires qui sont ainsi allés du lac Michigan à Liverpool, et _vice +versa_. Non contents de cela, les Américains parlent de jeter un canal +entre Chicago et New-York: il n'y a rien d'impossible pour ce peuple. + +Outre les grains (blé, maïs, avoine, etc.), que les vastes plaines +qu'arrose le Mississipi envoient à Chicago par les dix-sept chemins +de fer qui rayonnent sur cette ville, elle exporte aussi du plomb +provenant des grandes fonderies du Wisconsin et de l'Illinois, du +charbon, que déversent toutes les houillères environnantes, du bois +fourni en quantités considérables par les forêts voisines, et débité +en planches et en _maisons._ Les villes qui se forment si rapidement +tous les jours aux États-Unis adressent toutes leurs commandes à +Chicago. Chicago expédie aussi des peaux, des fourrures et du bétail en +quantité. Elle fait concurrence à Cincinnati, et lui dispute le surnom +de _Porcopolis_, ou la ville des porcs. + +Rassurez-vous, on ne rencontre nulle part dans les rues ces +intéressants animaux. Pas plus que les grains, ils n'y gênent la +circulation. + +Comme à Cincinnati, le porc, engraissé à la campagne, est découpé +mécaniquement à la ville en jambons et en lard; on tire aussi parti +des _brosses_. Les animaux arrivent à la file par un couloir; une +trappe s'ouvre, ils y descendent un à un, sont étouffés dans une cuve +d'eau bouillante; un couteau intelligent mû par la vapeur les ouvre, +les découpe, les divise. Bref, les jambons vont se saler d'eux-mêmes +et s'empiler dans des tonneaux. Quand ils n'ont pas le poids voulu, +ils refusent de prendre place sur le tas. Vous connaissez la curieuse +machine de M. Devinck à fabriquer, peser, envelopper, entasser les +tablettes de chocolat. Cette machine a fait la joie des visiteurs à +toutes les expositions. + +Eh bien, à Porcopolis, on fabrique, on pèse et on entasse de même les +jambons. Reconnaissez avec moi que cette machine manque à notre grand +concours du champ de Mars. + +Un conférencier, un _lecturer_, comme on les nomme ici, parce qu'ils +lisent volontiers leur conférence,--c'est le moyen de ne pas rester +court,--un conférencier développait un jour devant les Chicagois toutes +les merveilles de leur ville. Quand il fut arrivé à l'article porcs, +il supputa, comme un véritable économiste américain qu'il était, la +quantité de maïs exigé pour l'engrais de ces braves bêtes, et le nombre +de jambons que donnait chaque porc. De ces jambons on envoyait telle +quantité en Angleterre. «C'est donc, s'écria-t-il, comme si une flotte +de tant de navires, chargés de maïs, descendait le Saint-Laurent, et +comme si une armée de tant de cochons passait l'Atlantique à la nage, +et allait s'arrêter à Londres!» Il fut couvert d'applaudissements. + +Par où saurais-je mieux finir ces quelques lignes sur Chicago? + + + + +II + +LE MISSOURI. + + + Omaha, sur le Missouri, 1er octobre. + +Avant que le Grand-Ouest ouvre devant moi ses mystérieuses plaines, +je fais une seconde station, et je vous adresse un souvenir d'Omaha, +sur la rive droite du Missouri. En deçà du fleuve, ou de la rivière si +vous voulez,--car le Mississipi reçoit, au-dessous de Saint-Louis, les +eaux du Missouri, d'un cours beaucoup plus étendu que le sien,--en deçà +du fleuve, c'est la civilisation, la vie avec les usages européens; +au delà c'est l'inconnu, la vie nomade; on entre dans le pays des +Peaux-Rouges, dans le _Far-West_ ou Extrême-Ouest, dont les limites +reculent chaque jour devant la marche toujours plus rapide du pionnier. + +Déjà le Missouri ne marque plus la ligne où commence le désert +américain. Omaha, sur la rive droite, est une jolie ville, agréablement +située sur les coteaux qui jalonnent les bords du Missouri, et peuplée +de 15,000 habitants. Elle a d'élégantes maisons, d'imposants édifices. + +C'est en même temps la tête de ligne du chemin de fer du Pacifique, +qui marche vers les Montagnes-Rocheuses, qu'il atteint en ce moment. +La voie ferrée entre ensuite dans le pays des Mormons, dans ce que +Humboldt et Frémont ont appelé le grand bassin ou bassin intérieur, +parce que les eaux n'y ont aucun écoulement vers l'Océan, mais au +contraire vers des lacs salés ou mers intérieures. Cependant un autre +railway, parti de Sacramento, en Californie, traverse l'État de Nevada, +aux mines d'argent si fécondes, et de là s'avance vers le premier +tronçon. Dans trois ans, deux ans peut-être, un ruban de fer continu +joindra les deux océans, l'Atlantique au Pacifique. Omaha a profité la +première des bénéfices de ce chemin de fer. Elle avait 3,000 habitants +en 1862, quand ce grand travail fut décidé: elle en a aujourd'hui +15,000. + +Nous sommes venus de Chicago à Omaha en _railroad_, traversant les +plaines fertiles de l'Illinois, l'État où est né Lincoln, et celles +de l'Iowa, naguère encore parcourues par les trappeurs du Canada, +aujourd'hui définitivement occupées par les fermiers américains. Les +richesses souterraines s'ajoutent ici à celles du sol, et le long de la +route nous rencontrons plusieurs mines de charbon activement exploitées. + +En vingt-quatre heures, nous avons franchi les 500 milles qui nous +séparaient d'Omaha. La nuit, nous avons dormi de notre meilleur sommeil +de voyageurs dans les _sleeping cars_. Un nouveau compagnon est +venu se joindre à nous, c'est M. Whitney, commissaire du Colorado à +l'Exposition universelle du champ de Mars, d'où il rapporte la médaille +d'or. Le grand prix a été donné aux minerais de ce riche territoire. M. +Whitney sera notre guide sur les mines d'or et d'argent du Colorado. + +Notre wagon ne renferme guère que des émigrants, des colons, des +pionniers, des hommes du _Far-West_, comme on les nomme. Nous différons +de tout ce monde par la tenue, les habitudes, le langage, le type même. +En voyage, l'Américain cause volontiers. On nous demande qui nous +sommes, où nous allons. M. Whitney parle tout bas du colonel Heine +comme du pape des Mormons, Brigham Young; nous sommes, lui et moi, des +néophytes de la nouvelle église, des _Saints du dernier jour_ récemment +convertis. Aussitôt la nouvelle se répand de bouche en bouche. Les +dames regardent d'un œil satisfait le grand pontife du lac Salé, ce +mari de trente-deux femmes, et quelques-unes semblent désirer de faire +route avec lui. Un fermier du Kansas, qui retourne dans son pays, +présente son calepin au colonel, au faux Brigham Young, pour qu'il y +inscrive son nom; mais le prophète décline cet honneur pour ne pas +faire de jaloux. S'il satisfaisait à une seule de ces demandes, il lui +faudrait le faire à toutes, et ce serait vraiment trop d'autographes à +délivrer. + +Une jeune demoiselle s'approche de moi, et familièrement entame la +conversation: + +--Votre ami est-il bien le pape des Mormons? + +--Il l'est en effet: Brigham Young ne ment jamais. + +--Il doit être bien heureux d'avoir tant de femmes! + +--On n'en a jamais trop. Chez l'une on trouve ce qui manque à l'autre. + +--Il est bien poli et bien civilisé. + +--Croyez-vous que les Mormons soient des ogres? La polygamie ne peut +qu'adoucir les mœurs. + +--Où allez-vous? + +--Dans le Colorado, visiter les mines d'or et d'argent, et, chemin +faisant, faire quelques prosélytes. Serons-nous arrêtés par les Indiens? + +--Je ne le crois pas. Je vais aussi dans le Colorado trouver mon +frère qui est à Denver. On dit que les Indiens ont récemment arrêté la +diligence; mais j'espère qu'il n'en sera pas de même cette fois, et que +nous ne serons pas scalpés. + +Le calme, le courage de cette femme étaient faits pour donner du cœur +aux plus timides, et je pensais que décidément j'avais eu raison de +faire quelques étapes vers le Grand-Ouest, de tâter le terrain devant +moi. Plus que jamais je dis: En avant, _Go ahead!_ + +En passant de l'État d'Illinois dans celui d'Iowa, nous avons franchi +le Mississipi sur un long pont de bois aux poutres branlantes. Du +Mississipi au Missouri, nous avons couru sur un double ruban de fer +en ligne droite, dont les deux extrémités semblaient se rejoindre à +l'horizon. Les terrassiers, au milieu de ces vastes plaines, n'avaient +pas eu beaucoup à faire pour dresser le sol de la voie. + +Council-Bluffs était notre dernière station sur la rive gauche du +Missouri. La localité doit le nom qu'elle porte à ce que les Indiens +furent rencontrés en cet endroit, tenant conseil, par les deux grands +explorateurs Lewis et Clarke, qui, les premiers, remontèrent le +Missouri au commencement de ce siècle. + +A Council-Bluffs, un omnibus nous mène sur le bord du Missouri, et là +un bac à vapeur reçoit à la fois les voyageurs et les véhicules et les +dépose sur l'autre rive. + +Le fleuve est large; mais les eaux en sont basses, boueuses, jaunes +comme celles du Tibre, le _flavum Tiberim_ qu'a chanté Horace: Les +_bluffs_ ou monticules d'argile et de grès tendres, qui limitent +l'une et l'autre rive, sont peu à peu entamés par le courant, et +descendent insensiblement dans la rivière. Les arbres qui couronnent +les bluffs tombent avec eux, et le cours d'eau est souvent barré par +ces radeaux naturels, qui créent un grand obstacle à la navigation, +car ils sont, la plupart du temps, cachés au fond du fleuve. Sur le +Mississipi, le phénomène a lieu sur une échelle encore plus vaste; +il y a non-seulement des radeaux, mais encore des îles flottantes. +Vous savez que certains géologues ont invoqué ce fait pour expliquer +les dépôts de charbon fossile, et qu'ils citent volontiers les forêts +charriées par le Mississipi et déposées vers son delta, entassées là +dans le limon du fleuve, comme un phénomène qui peut rendre compte +des sédiments houillers. C'est une bonne route que suit souvent la +géologie en tentant d'expliquer par les causes actuelles les phénomènes +du passé, mais ce n'est pas le cas de prolonger ici une discussion qui +nous entraînerait trop loin; je reviens à mes moutons, ou, si vous +voulez, à Omaha. + +Longtemps on n'a employé ici pour tous les usages domestiques que +les eaux boueuses du fleuve. On cite des voyageurs de passage qui +se fâchaient tout rouge, dans les hôtels, en demandant qui s'était +lavé avant eux dans leur cuvette, ou bien si l'habitude était à Omaha +de verser l'eau sale dans le pot à eau. D'autres, allant au bain, +marmottaient entre leurs dents, en sortant de là, le vers que Martial +décocha à un garçon des Thermes de Rome, en lui payant son pourboire: +«Où vont se laver ceux qui se sont lavés ici?» + + Ubi lavantur qui hic lavantur? + +Aujourd'hui tout est changé: Omaha a de l'eau claire, ou filtre celle +du Missouri. Le titre oblige de tête de ligne du chemin de fer du +Pacifique. + +C'est une curieuse contrée que le Grand-Ouest américain. Les pionniers +conquièrent peu à peu le terrain sur le Peau-Rouge, et Omaha ne doit +son nom qu'aux Indiens de la tribu des Omahas, qui naguère encore +campaient aux lieux mêmes où s'est élevée cette ville. Où sont +aujourd'hui les Omahas? Cantonnés dans quelque _réserve_ que leur ont +imposée les blancs. Là ils meurent peu à peu de la petite vérole, +d'ivrognerie provoquée par l'_eau de feu_, le _whisky_, dont ils +abusent, et d'autres maladies encore plus déplorables. C'est ainsi que +tant de tribus ont disparu, et qu'elles disparaîtront toutes. + +La guerre aussi a largement aidé à l'extermination des Peaux-Rouges. +Où sont les Hurons, les Iroquois, les Natchez, qui avaient étonné nos +pères? Les Algonquins, qui ne connaissaient pas même les limites de +leur puissant empire, où et combien sont-ils maintenant? + +Je n'ai rencontré à Omaha que quelques Paunies, ces ennemis acharnés +des Sioux. Ils sont aujourd'hui cantonnés dans le territoire de +Nebraska, au voisinage du chemin de fer du Pacifique. Ils viennent +souvent à Omaha pour acheter des provisions, des vêtements. Ils vont +flânant par les rues en groupes de deux ou trois. Une couverture de +laine ou une peau de buffle jetée sur le dos compose parfois tout leur +habillement. Le pantalon, auquel se reconnaissent particulièrement les +nations civilisées, leur semble gênant, et volontiers ils le scalpent +ou le privent de son siége; il leur paraît ainsi plus commode à porter. +Aux pieds, ils ont les mocassins ou sandales de peau ornées de dessins; +autour du cou, un collier de perles ou de verroteries; dans les +cheveux, s'ils ont droit au titre de chef, une plume d'aigle ou de... +poule. Habituellement ils portent avec eux le carquois, l'arc et les +flèches, et souvent le calumet, la pipe au long tuyau orné de clous de +laiton, et au fourneau de terre rouge. + +J'ai acheté d'un de ces Indiens son arc, ses flèches et son carquois +fort élégant, fait de la peau d'un jeune buffle. Les pointes +des flèches sont en fer acéré, triangulaires; elles ne sont pas +empoisonnées. Le bois est armé à l'autre extrémité de barbes de plumes. +En plusieurs endroits la trace du sang est visible; j'imagine que ce +n'est que du sang de buffle. La flèche a été retirée de l'animal tué à +la chasse: c'est une économie bien entendue. + +Le même Indien a consenti à me vendre son collier de perles, dont le +dessin est curieux. J'ai eu le tout pour 8 dollars (environ 40 francs), +payés, il est vrai, en _green-backs_ ou papier-monnaie, la seule +monnaie qui ait cours depuis la guerre aux États-Unis, et qui perd en +ce moment 40 p. 100 sur le change en or. + +Les Paunies, comme tous les Indiens des prairies, ont la figure ovale; +les cheveux noirs, longs et roides; le nez aquilin, la bouche fine, les +extrémités des membres délicates; souvent les pommettes saillantes, les +yeux légèrement bridés. Le regard est fixe, mélancolique. La peau est +bistrée, un peu rougeâtre. Il y a là évidemment une race spéciale, soit +indigène, soit émigrée: c'est la race rouge ou cuivrée. Mais ce n'est +pas ici le cas d'entamer une digression ethnologique. Au reste, qui +découvrira là-dessus la vérité, et le procès ne sera-t-il pas toujours +pendant? + +Le territoire de Nebraska et celui de Kansas, qui le limite au sud, ne +sont pas seulement occupés par des Indiens soumis, comme les Paunies +et les Omahas; les indomptables Chayennes, les terribles Arrapahoes, +les Sioux sanguinaires, ont répandu à maintes reprises, et récemment +encore, la terreur dans ces parages. + +Il y a deux mois à peine, quelques employés du chemin de fer +du Pacifique, qui étaient allés réparer le long de la voie les +poteaux télégraphiques, ont été surpris par une bande d'Indiens et +impitoyablement massacrés. Une seule des victimes, un Anglais, M. W. +T..., a survécu. Atteint d'une balle, assommé d'un coup de crosse de +carabine, frappé d'un coup de couteau, il est tombé sans connaissance. +L'Indien qui l'avait attaqué l'a cru mort et l'a scalpé. + +En remontant à cheval, le Peau-Rouge a laissé tomber son trophée. M. W. +T... est revenu à lui, il a ramassé son scalp, il est rentré à Omaha, +où ses malheureux compagnons ont été solennellement enterrés. Au +commencement de septembre, nos journaux de Paris ont relaté ce fait; +mais on avait peine à croire qu'un homme scalpé vivant ait pu survivre +à celle horrible opération et raconter lui-même son martyre. Je croyais +à un _canard_, à un _humbug_. Le fait est certain, et il faut se rendre +à la réalité: M. W. T... est encore à Omaha. Il paraît du reste que +ce n'est pas le seul cas d'un homme scalpé vivant. La blessure se +cicatrise vite; toutefois il reste une hideuse tonsure, et l'on est +obligé de porter perruque: il eût mieux valu commencer par là. + +Les Peaux-Rouges rebelles ne se sont pas bornés dans ce pays à tuer et +scalper les blancs; ils ont aussi attaqué le train à deux reprises sur +le chemin de fer du Pacifique, l'ont fait dérailler, ont surpris le +mécanicien et ses aides. + +Les Peaux-Rouges n'aiment pas la civilisation qui s'avance au milieu +des prairies, et disperse au loin le buffle, unique source d'existence +de l'enfant du désert. Si nous allions être entourés par les Indiens +dans le train qui va nous mener d'Omaha à Julesburg ou dans la +diligence qui nous conduira de Julesburg à Denver! Il n'importe, _never +mind!_ il n'est plus temps de reculer. Il nous reste encore deux +étapes avant d'arriver dans le Colorado, et ces deux étapes, il faut +les faire, coûte que coûte. Ma prochaine lettre sera donc datée de +Julesburg, sur la rivière Plate. C'est en ce moment la dernière station +du chemin de fer du Pacifique. Je vous parlerai, si Dieu veut, de ce +chemin de fer, une des merveilles de notre temps. + + + + +III + +LE PAYS DES HAUTES HERBES. + + + Julesburg, sur la rivière Plate, 2 octobre. + +Je l'ai enfin parcouru ce chemin de fer du Pacifique, ce railroad né +d'hier, et qui sera dans quelques années la grande artère du monde +commercial. Je l'ai parcouru sur une longueur de 380 milles, entre +Omaha et Julesburg, entre la tête de ligne sur le Missouri et le point +qui forme maintenant la station extrême vers les Montagnes-Rocheuses. +Gloire au président-martyr, à Lincoln, qui, en 1862, décrétait lui-même +la voie, de la même plume qui devait plus tard signer l'abolition de +l'esclavage! Jusque-là l'opposition jalouse des États du Sud avait +seule empêché l'ouverture de ce chemin de fer, auquel songeaient +depuis bien des années les Américains, surtout depuis qu'ils avaient +fait l'acquisition de la Californie en 1848. + +La voie a été nivelée par la nature, et tout le temps nous avons roulé +à travers la prairie, unie comme une mer d'alluvions. Les hautes +herbes, qui, l'été, s'élèvent souvent jusqu'à hauteur d'homme, étaient +déjà jaunies, et çà et là quelques pauvres fleurs élevaient encore leur +tête au milieu du gazon, dernières gemmes d'un écrin si richement garni +au printemps. + +La voilà donc la prairie chantée par Cooper et par Irving, la prairie +que tout voyageur brûle de voir en Amérique, et où je suis assez +heureux pour être arrivé sans nul encombre! + +Cette nuit, étendu dans une des couchettes du _sleeping car_, qu'on +retrouve jusqu'à cette distance, je n'ai dormi que d'un œil. J'ai +rêvé aux Indiens, et il m'a semblé plusieurs fois, quand le train +_stoppait_, que c'étaient eux qui arrêtaient la locomotive. + +Un moment le colonel m'a hêlé pour me montrer la prairie en feu; j'ai +cru à une fausse alerte et j'ai mis la main sur mon revolver. Le feu +s'étendait sur un immense espace et se reflétait jusque dans le ciel. + +Un passant, un Indien, avait allumé la première gerbe par hasard ou le +voulant, peut-être aussi une étincelle échappée de la locomotive. La +flamme avait gagné de proche en proche à travers le gazon desséché. + +D'énormes taches noires marquent, pendant tout l'automne, les points +qui ont été ainsi brûlés. Au printemps, l'herbe y repousse et plus drue +et plus haute. + +Les stations que nous traversons ont un nom, mais pour la plupart n'ont +pas encore d'habitants. + +Alors que chez nous nous ne lançons le chemin de fer que vers des +localités populeuses, ici les Américains, agissant d'une façon inverse, +ont jeté le railroad à travers la prairie déserte pour y appeler plus +tôt le colon. + +Lisons les noms de ces germes de villes futures, de ces embryons de +cités qui seront si grandes dans l'avenir. C'est, à partir d'Omaha, +Frémont, dédiée au célèbre explorateur qui, l'un des premiers, a +parcouru le grand territoire américain de l'Atlantique au Pacifique; +Columbus, justice tardive rendue à Colomb; Kearney, près le fort de ce +nom, la station chérie du buffle ou plutôt du bison, le bœuf sauvage +des prairies. Plus loin est Plum-Creek, dont le nom réveille de tristes +souvenirs chez les coureurs des plaines; c'est là que les Indiens +ont commis récemment le plus de déprédations, c'est là qu'ils ont tué +et scalpé, il y a deux mois, les personnes que je vous citais dans ma +précédente lettre. + +North-Plate, près le fort Mac-Pherson, est une station importante. +Là, la rivière Plate ou de la Nebraska, que nous avons suivie depuis +Omaha, se divise en deux branches: la Plate du Nord, qui vient du +fort Laramie; la Plate du Sud, qui descend de Denver, la métropole du +Colorado. + +De North-Plate à Julesburg, nous côtoyons la Plate du Sud. A +North-Plate, le matin, nous avons traversé la rivière sur un magnifique +pont de bois. L'air est pur, transparent, le ciel bleu, sans aucun +nuage. On me dit que c'est le temps dont nous allons jouir pendant un +mois: heureuse aubaine pour un Parisien qui voit si rarement le soleil. +Il est vrai que nous avons le gaz là-bas, et que nous pouvons lui +donner le nom que les Indiens donnent à la lune: le soleil de la nuit. +Dans les prairies, le gaz est encore inconnu; mais on a le soleil le +jour et la lune la nuit, quand c'est son heure de se montrer. + +Je vous disais que d'Omaha à Julesburg nous avions côtoyé la Plate. +C'est sur la rive gauche que se tient la voie; elle eût pu tout aussi +bien choisir la droite, car la prairie est naturellement nivelée de +part et d'autre, et la Plate, aux rives basses, au lit large et peu +profond, mérite bien le nom qu'on lui a donné. + +J'écris ce nom comme on l'écrit en français et à dessein. Les +Américains l'ont toujours écrit avec deux _t_. Ce n'est pas là la +bonne orthographe. Le pays est plein de noms français, imposés par nos +anciens trappeurs, Canadiens ou Louisianais, qui les premiers ont couru +et courent encore les prairies, du sud au nord, de l'est à l'ouest, +chassant le buffle, tendant des _trappes_ au castor, et faisant le +commerce d'échange avec les Indiens, la _traite_, d'où le nom de +traitants que l'on donne encore à ces coureurs des grandes plaines. +Ils ont baptisé bien d'autres endroits que la Plate. La prairie du +Chien, la rivière des Moines, dans l'Iowa; les Mauvaises-Terres, dans +le Nebraska; le fort, le pic, la rivière Laramie, dans le Dakota; le +ruisseau de Bijou, de Cache-à-la-Poudre, la Fontaine-qui-Bout, la passe +de la Porte, dans le Colorado, sont des noms français, respectés par +les Américains, et que vous trouverez sur toutes les cartes. Le mot +lui-même de prairies, que l'on donne aux grandes plaines du _Far-West_, +a été emprunté à notre langue. De même pour les noms de beaucoup de +tribus indiennes: les Brûlés, les Gros-Ventres, les Pieds-Noirs, les +Corbeaux, les Têtes-Plates, les Nez-Percés, les Cœurs-d'Alène, les +Sans-Arcs, les Serpents, les Chiens, d'où l'on a fait les Chayennes, +les Santés, etc., tous ces noms sont d'origine française, et ont été +acceptés par tous les géographes américains. + +De toute notre ancienne domination dans ces parages, c'est là tout ce +qui reste. Les Louisianais, les Canadiens, continuent leur métier de +trappeurs et de traitants, mais ceux-ci sont passés sous la domination +anglaise, ceux-là sont devenus des citoyens américains. + +La France n'envoie plus de colons dans les prairies; elle a perdu +toutes ses possessions en Amérique depuis le règne honteux de Louis XV. +Seule, sa langue s'y est conservée, avec un certain nombre d'archaïsmes +qui raviraient tous nos vieux maîtres. + +Le voyage en chemin de fer est trop rapide quand on parcourt des +pays accidentés; alors le touriste maudit la vitesse du train, et +préférerait volontiers les anciennes diligences, où l'on allait à +l'aise, et où le paysage ne se déroulait que peu à peu. Dans les +prairies, le paysage étant toujours le même et le sol horizontal, le +voyage en chemin de fer est celui qui convient le mieux. En quelques +heures, de North-Place à Julesburg, toutes les graminées naturelles, +familles, espèces, variétés, nous passent sous les yeux; puis les +plantes odorantes du désert, la sauge, l'artémise, l'immortelle, avec +quelques cactus nains. Les arbres sont rares, et c'est à peine si, +le long des cours d'eau, on rencontre quelques peupliers, dont une +espèce, le peuplier du Canada (_populus monilifera_), porte ici le nom +de cotonnier ou cotton-wood, sans doute parce que les feuilles sont +recouvertes en dessous d'un blanc duvet cotonneux. Le _cotton-wood_ est +l'arbre aimé du coureur des plaines, c'est celui qu'il salue toujours +volontiers, car c'est l'arbre qui annonce l'eau, comme le palmier dans +les oasis africaines. + +Le long des ruisseaux des bouquets de coudriers se mêlent aux +cotonniers, et ce bois est précieux pour allumer le feu dans les +campements du soir, quand on traverse la prairie en caravane. + +La faune du grand désert américain n'est pas plus variée que la flore. +C'est partout le buffle ou bison, le bœuf énorme à grosse tête, à +épaisse toison. L'Indien chasse le buffle pour en manger la chair et +en tanner la peau. La dépouille de l'animal ou _robe_ sert de paletot +et de couverture au Peau-Rouge, et forme le principal objet de son +commerce avec les blancs. La peau de buffle tannée s'emploie à couvrir +la tente; la chair, étirée en lanières, en bretelles, desséchée au +soleil, se conserve indéfiniment. La langue, fumée, est un morceau +délicat, le seul que mangent volontiers les blancs. + +Avec les cornes du buffle, l'Indien fait des cuillers, des poires à +poudre; avec les os, des grattoirs pour racler les peaux qu'il tanne +avec la cervelle de l'animal; avec les tendons des muscles, des cordes, +un revêtement pour son arc, et avec la gélatine contenue dans les +sabots, une glu pour retenir les pointes de ses flèches. L'Indien +trouve donc tout dans le buffle, à commencer par la plus grande de ses +distractions, la chasse. Aussi le suit-il dans toutes ses migrations, +et un dicton des prairies est-il le suivant: Là où est le buffle, là +est l'Indien. A son tour, le Peau-Rouge ajoute qu'une tradition a +cours parmi toutes les tribus, c'est qu'il n'y aura plus d'Indiens le +jour où il n'y aura plus de buffles. Là comme en tant d'autres lieux, +l'homme primitif disparaîtra en même temps que l'animal primitif. +Voilà pourquoi le Peau-Rouge est si rebelle à la civilisation, qui, en +s'introduisant dans les prairies, disperse au loin le buffle et le fait +peu à peu disparaître. + +Les castors qui, le long des cours d'eau, disposent leurs digues +savantes; les chiens de prairies, tenant de la marmotte, du lapin et de +l'écureuil, et qui vivent en république dans des villes souterraines +occupant d'immenses espaces, sont avec le buffle les principaux animaux +des grandes plaines. Il faut y ajouter le loup de prairies ou coyote, +un carnassier toujours affamé, et l'antilope gracieuse, dont les +troupeaux passent rapides comme le vent. L'antilope, comme le buffle, +vit des graminées du désert; le gazon ne manque nulle part, et la +prairie a été nommée à bon droit le paradis terrestre des bestiaux. + +Quand on arrive près des montagnes, la faune change ou plutôt +s'augmente de familles nouvelles. Là, le cerf, l'élan, le daim, l'ours, +le chat sauvage, fournissent au chasseur déterminé de quoi exercer son +tir. + +Cette digression sur la zoologie et la botanique du Grand-Ouest m'a +éloigné de Julesburg. J'y reviens. Cette ville improvisée est en ce +moment la dernière station du chemin de fer du Pacifique, titre qu'elle +va bientôt céder à Chayennes, où la voie ne va pas tarder d'arriver, +à 140 milles plus à l'ouest. Ici la voie ferrée marche vite. D'abord +le terrain n'appartient à personne, puis la nature a pris soin de le +niveler ou de le disposer en pente douce, mieux qu'aurait pu faire +le plus habile des ingénieurs. La rampe est graduellement ménagée +du Missouri aux Montagnes-Rocheuses, et l'on pose jusqu'à plusieurs +kilomètres de rails par jour. Tout le monde marche à l'ouest avec la +voie; les habitants eux-mêmes de Julesburg abandonnent peu à peu cette +ville pour Chayennes. + +Tout à l'heure, c'était le chemin de fer qui s'avançait là où il n'y +avait pas de villes; maintenant ce sont les villes qui, précédant la +voie ferrée, s'établissent au milieu du désert et disent au railway: +Viens à nous! La marche mystérieuse de l'humanité qui, depuis les +premiers temps de l'histoire, s'est faite toujours à l'ouest, +s'est-elle jamais révélée d'une façon plus vive, plus saisissante? Oui! +il y a dans ce grand travail des États-Unis, à l'heure où l'on discute +sur le percement des isthmes, toute une révélation. C'est le ruban de +fer qui, à notre époque, perce les isthmes; c'est la voie ferrée du +Pacifique que vont prendre, avant deux ans, ceux qui voudront faire +le tour du monde en trois mois. L'Asie viendra visiter l'Europe et +l'Europe l'Asie par cette grande voie commerciale, qui passe par ce +qu'on a si bien nommé le centre de gravité des États-Unis. + +De Paris on ira au Japon ou en Chine en trente ou quarante jours par +le plus court chemin. On s'écartera peu d'un grand cercle de la sphère +terrestre. Deux lignes de bateaux à vapeur, une ligne de chemin de fer, +et tout sera dit. Le Havre ou Brest, New-York, San Francisco, seront +les grandes étapes du voyage. Mais, en attendant qu'un pareil trajet +se fasse, retournons au nôtre, beaucoup plus modeste. + +Julesburg, où nous sommes arrivés, est défendue par le fort Sedgwick. +Nous venons de visiter le fort, et le colonel Heine y a trouvé +plusieurs de ses compagnons d'armes, entre autres le général Potter, +commandant la place. Le général a fait venir près de lui sa jeune +femme et ses enfants. Il faut un certain courage pour s'exiler ainsi +au fond du désert, mais les femmes américaines ne marchandent pas leur +dévouement, et de plus ce sont de grandes voyageuses. + +Autour du fort sont campés quelques Indiens Sioux, de la bande des +Ogalalas et des Brûlés. On voit leurs tentes, de forme conique, se +dresser au milieu de la prairie. La Nuée-Rouge, la Queue-Bariolée, sont +venus avec leurs hommes pour traiter avec les commissaires de l'Union. + +Pacifiques aujourd'hui, ces bandes entonneront peut-être de nouveau +demain leur terrible chant de guerre. + +Il y a quelques années, le fort de Sedgwick a été entouré par les +Chayennes, les Sioux, les Arrapahoes liguées contre les blancs, à +l'époque de la guerre de sécession. Les Peaux-Rouges avaient oublié +leurs vieilles luttes intestines, pour tourner leurs efforts contre +l'ennemi commun. Des émigrants, des pionniers, fuyant épouvantés, +s'étaient réfugiés dans le fort. Aux alentours, la prairie avait été +incendiée. Les Indiens, au nombre de plusieurs milliers, menaçaient de +réduire les assiégés par la famine. On ne put repousser les assaillants +qu'avec le canon et la mitraille. + +Mais il me faut quitter Julesburg; j'entends la diligence continentale +qui arrive, l'_overland mail_. + +Il nous reste, à mes compagnons et à moi, une dernière étape à faire, +une étape de 190 milles à travers le grand désert. Nous emmenons avec +nous une escorte de six soldats, perchés sur la voiture, d'où ils +dominent le terrain. Je vous écrirai de Denver si nous sommes arrivés +sains et saufs, ou si, scalpés en route par les Chayennes et les +Arrapahoes, dont nous allons traverser le territoire, nous avons dû +aller acheter une perruque pour en garnir notre occiput. + + + + +IV + +LA DILIGENCE TRANSCONTINENTALE. + + + Denver, territoire de Colorado, 4 octobre. + +La fortune seconde l'audace. Nous voici arrivés sans mauvaise rencontre +au terme des difficultés du voyage. Il était temps. Les Sioux, les +Arrapahoes, les Chayennes, commençaient à me trotter par la tête et à +me faire perdre le sommeil. + +Nous sommes partis de Julesburg le 2 au soir, et entrés à Denver hier +vers minuit. Trente heures de diligence, 190 milles de parcours, voilà +l'actif et le passif de cette dernière étape. + +Le coche qui nous a conduits se nomme l'_overland mail_ ou diligence +transcontinentale, parce qu'il parcourt tout le continent américain de +Julesburg, sur la Plate, à Sacramento de Californie. Les lettres et +les voyageurs prennent souvent cette voie au lieu de prendre la voie de +mer et l'isthme de Panama. + +Avant l'ouverture du chemin de fer du Pacifique, la malle de terre +allait du Missouri en Californie, partant et arrivant à heure fixe, +sur un trajet de 800 lieues. La durée du voyage était de vingt jours. +Jamais, aux temps anciens de l'histoire, les courriers des Césars +ou des princes Mogols, et de nos jours ceux des empereurs de Russie +n'avaient parcouru si rapidement d'aussi longues distances. + +Voulez-vous que je vous fasse la description du véhicule qui nous a +menés, et qui, nous laissant à Denver, a continué sa route vers les +Montagnes-Rocheuses, le pays des Mormons, l'État de Nevada et les +placers de l'Eldorado? + +Imaginez une façon de coche à la Louis XIV, car les voitures +américaines n'ont pas changé de forme depuis les premiers temps de la +colonisation anglo-saxonne. A l'intérieur, il y a neuf places, toutes +égales pour le prix: trois en avant, trois en arrière, trois au milieu. +Les dames, fussent-elles venues les dernières, ont droit aux premières +places. Aux places du milieu, on n'est soutenu que par une bretelle en +cuir qui, allant d'un côté à l'autre de la voiture, transversalement, +vous prend par le milieu du dos: cela n'est pas tout à fait commode. + +Des bagages, on en a peu, le moins possible, quelquefois pas du tout. +La chemise est de flanelle; on la porte longtemps. Le faux col, au +besoin les manchettes, sont en papier; on ne les change que de temps à +autre. Le mouchoir, et une autre partie du vêtement, faut-il la nommer? +les chaussettes, sont à peu près inconnus du pionnier américain. A quoi +bon alors s'embarrasser d'une malle? Aussi ne dispose-t-on pour les +colis que le derrière de la voiture, où est un appui à claire-voie sur +lequel se rabat une toile cirée. + +Sur le dessus du véhicule, nous n'avons chargé que des soldats bien +armés, l'œil au guet, ce qui vaut mieux que des bagages. + +La diligence est traînée par six chevaux conduits à grandes guides, au +galop, à travers la prairie, unie comme une mer pétrifiée. A côté du +postillon peuvent monter les voyageurs amis du paysage. + +De distance en distance, en moyenne tous les 10 milles, on relaye. + +La plupart des stations, véritables blockhaus, sont fortifiées par +des ouvrages de terre en _adobe_, briques cuites au soleil. Çà et là +s'ouvrent des meurtrières. + +A l'intérieur des stations il y a aussi quelques ouvrages retranchés, +pour une défense désespérée, en cas d'une première défaite. Les Indiens +arrivent volontiers en nombre pour surprendre les pionniers isolés. + +Le long de la route est inscrite en traits ineffaçables la lutte du +blanc contre le Peau-Rouge. Partout, des maisons de poste ou des +fermes incendiées. Entre les années 1864-66, la diligence a cessé +plusieurs fois de courir. Les stations ont été pillées, dévastées, +brûlées; les hommes, mis à mort, scalpés; les femmes, les enfants, +conduits en esclavage. Les blancs se sont cruellement vengés. Une fois, +sur le ruisseau de Sand Creek, dans le sud du Colorado, le colonel +des volontaires, Chivington, a surpris un village de Chayennes et +d'Arrapahoes. Il a fait charger ses hommes, malgré le drapeau blanc +hissé par les Indiens. «Souvenez-vous, a-t-il dit à ses soldats, de vos +femmes et de vos enfants massacrés sur la Plate et sur l'Arkansas.» +Et les volontaires ont chargé sans pitié, ne faisant grâce ni à l'âge +ni au sexe. On a éventré les femmes, brisé contre les pierres la tête +des enfants, coupé les doigts et les oreilles des morts qui portaient +des bijoux, scalpé toutes les têtes, et commis bien d'autres horreurs +que la plume se refuse à décrire. Plus d'une centaine d'Indiens ont +péri. Le colonel, ivre de sa victoire, a partout célébré ce haut fait +d'armes, espérant recevoir les étoiles ou épaulettes de général. + +Après une sévère et minutieuse enquête, le gouvernement de l'Union +lui a donné tort et l'a destitué; mais les pionniers se sont tous +énergiquement prononcés en sa faveur. «Encore quelques affaires comme +celle-là, écrivait un journal du Colorado, une par an, et nous serons +à jamais délivrés de ces coquins de Peaux-Rouges, qui arrêtent notre +colonisation.» + +Le massacre de Chivington (c'est de ce nom que l'on appelle +généralement la rencontre de Sand Creek) a été plusieurs fois l'objet +de nos conversations dans la diligence qui nous menait à travers la +prairie. M. Whitney, depuis longtemps fixé dans le Colorado, nous a +fait connaître tous les détails de cette lamentable affaire. Nos autres +compagnons de voyage: l'inspecteur des messageries continentales, +un employé de la grande maison de banque Wells et Fargo, à laquelle +appartient cette vaste entreprise, un agent des postes fédérales, nous +racontent d'autres histoires d'Indiens. C'est le cas ou jamais de +parler des Peaux-Rouges; nous sommes du reste en trop bonne et trop +nombreuse compagnie pour qu'ils songent à nous arrêter. + +Un jour, comme la diligence traversait ces solitudes, un homme nu, +perché sur une éminence, faisait des signes au postillon. Celui-ci, +croyant avoir affaire à un Indien, fouettait ses chevaux de plus belle. +Un des voyageurs fit observer que ce pourrait bien être un blanc. On +s'arrêta une minute, et l'homme accourut essoufflé. Il venait d'être +pris par les Indiens, qui l'avaient dépouillé de tous ses habits et +livré à leurs femmes ou _squaws_. Celles-ci, volontiers cruelles envers +les visages pâles, se disposaient à faire subir à leur prisonnier, +lentement, froidement, toutes les tortures qu'elles ont imaginées. On +arrache les yeux, les ongles, la langue au patient; on lui coupe un +pied, une main; on lui enlève des morceaux de chair; on lui déchire la +peau; enfin, et c'est là le bouquet, on lie le prisonnier par terre et +on lui allume du feu sur le ventre en dansant autour de lui une ronde +infernale. Notre pauvre captif allait peu à peu subir tous ces genres +de tortures, quand il parvint à s'échapper. La diligence passait en ce +moment et le recueillit fort à propos. + +Que d'histoires je pourrais vous conter de cette espèce! C'est près +d'une des stations que nous avons traversées, qu'il y a trois ans, +de pauvres femmes ont été surprises dans une ferme, et emmenées +prisonnières par les Chayennes. L'une d'elles s'est pendue de +désespoir, pour échapper aux violences qui l'attendaient. L'autre, +forcée d'assouvir les passions du chef qui se l'était adjugée, a +été condamnée aux services les plus abjects, et de plus s'est vue +maltraitée, battue par les femmes de ce chef. Elle a été séparée de +ses enfants, hormis d'un qu'elle allaitait encore, et presque réduite +à mourir de faim. Vendue par son maître, elle est passée des mains +d'un Chayenne à celle d'un Sioux, de celui-ci aux mains d'un autre +chef. Enfin son premier maître est venu demander un jour de la racheter +pour la brûler vive avec le jeune enfant encore à son sein. Le marché +heureusement n'a pas été conclu, et après un an de ces misères sans +nom, la pauvre femme a été échangée par ses bourreaux contre des +prisonniers indiens qu'à leur tour avaient faits les blancs. La mère +était redevenue libre, mais ses pauvres enfants étaient morts. Les +petits êtres n'avaient pu résister à tous les mauvais traitements des +Indiens! + +Ne croiriez-vous pas entendre un roman, lire une page de Cooper ou +d'Irving? Eh bien, tout cela s'est passé hier, et si vous demandez à +Denver, à Julesburg, le nom de la malheureuse captive dont je viens de +vous raconter les souffrances, tout le monde vous le dira. + +A mesure que la malle s'avance rapide sur la route plane et poudreuse +ouverte au milieu de la prairie, et que nous traversons des stations +nouvelles, tous ces récits qu'on vient de me faire se représentent +à mon souvenir. Ce n'est pas pour moi que j'ai peur, c'est pour ces +femmes, c'est pour ces jeunes enfants que je rencontre à tous les +relais. A côté des maisons de poste, des ruines d'édifices, des +charpentes noircies témoignent de pillages et d'incendies récents. +Le Peau-Rouge n'est pas loin; nous sommes sur son territoire. Le +Peau-Rouge peut revenir tout à coup. N'est-il pas d'ailleurs en +guerre ouverte avec les blancs? Et néanmoins le pionnier est toujours +là; souvent il est revenu au même point rebâtir sa maison détruite! +Quelle force fatale, quelle loi mystérieuse pousse ainsi cet homme en +avant, malgré tous les obstacles? Pionniers du _Far-West_, vous êtes +l'avant-garde de la civilisation, vous marchez avec le soleil, gloire +à vous! Vous n'êtes ni des raffinés, ni des lettrés, mais vous êtes +des hommes utiles, virils, de courageux travailleurs, d'énergiques +colons. Devant vous disparaît la sauvagerie, devant vous le désert +se transforme. Soldats obscurs du progrès, vous ne laisserez pas de +nom dans l'histoire, bien que vous ayez fait de grandes choses; et +néanmoins vous allez toujours en avant, obéissant au destin qui vous +pousse: gloire à vous! + +Excusez, mon cher ami, ce dithyrambe. Peut-être n'est-il pas à sa place +dans une lettre; mais comment ne pas admirer ces hommes du Grand-Ouest? +Savez-vous ce qu'on me raconte à l'instant? Dans un de ces relais de +la diligence continentale perdu dans les solitudes, les Indiens se +présentent un jour et demandent impérieusement à manger. Le maître de +la station était seul. Il donne à ses visiteurs inattendus ce qu'il a +de meilleur. Le repas fini: + +--Maintenant, allume du feu, dit l'un des sauvages. + +--Pourquoi faire? + +--Nous voulons te faire rôtir. Allons pas de retards. + +L'homme descend à la cave sous prétexte de chercher du bois. Les +Indiens le suivent. Il tire sur l'un d'eux un coup de revolver qui le +frappe mortellement. Les autres épouvantés hésitent. L'homme s'enfuit, +se cache aux alentours de sa maison, dans les broussailles. Il était +nuit; on était en hiver; la neige tombait. Les Indiens cherchent, ne +trouvent rien. Celui qu'on poursuit n'ose pas sortir de sa cachette; +la neige trahirait ses pas. A la fin, les Indiens, fatigués de ne rien +découvrir, désertent la place. L'homme revient à la station et continue +d'y servir la poste. + +Au milieu de ces transes quotidiennes, les femmes font preuve d'autant +de sang-froid que les hommes, et manœuvrent bravement comme eux la +carabine et le revolver. A chaque relais nous trouvons ces armes sur +les tables, aux coins des appartements. N'avais-je pas raison de vous +dire que ces pionniers du _Far-West_ étaient des gens de grand cœur, et +comprenez-vous maintenant mon dithyrambe? + +Je n'ose plus vous parler de nous, ni de nos soldats, que nous avons +peu à peu laissés dans les forts disséminés le long de la route, au +fur et à mesure que nous nous éloignions davantage des points les plus +périlleux. Nous avons traversé le grand désert américain. Peu à peu +la prairie a fait place à des champs de sable où les fourmis rouges +avaient amoncelé d'énormes tas de graviers siliceux, leurs pyramides +d'Égypte à elles. Çà et là la prairie a reparu; quelques pauvres +fleurs, dont l'éclat allait s'effaçant, brillaient encore au milieu des +graminées jaunies. + +Le temps était chaud, le ciel d'une limpidité extrême, et nous avons +joui un moment d'un effet de mirage. Ce phénomène complétait, au milieu +de ces solitudes, la ressemblance qu'elles offrent sur plus d'un point +avec les vastes plaines de l'Afrique. + +Nous n'avons pas rencontré d'Indiens hostiles. Ai-je besoin de vous +le dire, puisque je vous écris de Denver avec tous mes cheveux? C'est +vraiment n'avoir pas de chance; mais qu'y faire? Ainsi l'a voulu +la fatalité. Les aventures émouvantes seront pour une autre fois. +«Postillon! postillon! arrêtez! voici les Indiens!» On passe une +longue-vue au postillon. C'étaient des muletiers qui couraient après +leurs bêtes, qui avaient jugé bon de s'éloigner du campement de la +nuit. Muletiers et bouviers, qui s'en vont en longues caravanes sur la +route et qui dorment à la belle étoile autour de leurs fourgons, sont +pour nous des amis. Le postillon du désert a continué sans crainte son +chemin. + +Je vous ferai dans ma prochaine lettre le récit de la naissance +du Colorado, ce territoire inconnu hier, populeux et prospère +aujourd'hui, et cela vaudra mieux que des récits d'attaques de +Peaux-Rouges, de scalps arrachés aux brigands des prairies. Je ne +puis pas vous faire de mensonges. Chaudron-Noir, l'Antilope-Blanche, +l'Homme-qui-marche-sous-terre ont refusé, comme autrefois Pipelet à +Cabrion, de me donner de leurs cheveux, et n'ont pas voulu prendre des +miens. Triste! triste! + + + + +V + +LA CITÉ DES PLAINES. + + + Denver (Colorado), 6 octobre. + +C'est assez vous parler des Indiens; ils n'ont semé ici que la +dévastation et la ruine. Parlons des blancs, des visages pâles, qui ont +produit, qui ont créé. Ils ont transformé comme par enchantement le +désert américain; le pays des herbes sauvages, colonisé par eux, s'est +changé en fertiles campagnes. + +Escaladant les Montagnes-Rocheuses pour aller en sonder les filons, ils +ont planté leur tente jusqu'aux dernières hauteurs habitables, porté +la civilisation à des altitudes qu'elle n'avait pas encore atteintes. +Vous savez au milieu de quelles luttes quotidiennes ces merveilleux +résultats ont été obtenus. + +Denver, la véritable capitale du Colorado, n'existe que depuis huit +ans; elle a aujourd'hui près de 8,000 habitants; elle en aurait le +double sans la guerre de sécession et la guerre avec les Indiens, +qui ont toutes deux si subitement arrêté l'essor des colons vers ce +lointain pays. + +La ville est bien bâtie; les maisons sont élégantes, construites en +briques, en pierre ou en bois. Denver a des édifices nombreux, un +théâtre, un hôtel des monnaies, un champ de courses. Aux États-Unis +il n'y a pas, à proprement parler, de petite ville, et Denver possède +aussi un collège, des écoles, divers journaux. + +Je ne parle pas des églises, dont le chiffre dépasse déjà la +demi-douzaine. M. de Talleyrand avait raison quand il disait que, dans +l'Amérique du Nord, il n'avait trouvé qu'un seul plat et trente-deux +religions. + +Il n'y a pas de cuisiniers dans ce pays, mais tout le monde y est un +peu révérend. + +Denver a des rues larges, bien ouvertes, arrosées, plantées d'arbres. +Elle est située sur la rivière Plate (branche du Sud), de part +et d'autre du cours d'eau, sur lequel ont été jetés des ponts en +charpente, comme savent si bien les construire les Américains. Partout +sont des magasins, des maisons de banque, des hôtels, des buvettes. +Volontiers, comme dans toute l'Union, on prend plusieurs fois par +jour le verre sacramentel de whisky, ou quelqu'un de ces breuvages +composites et glacés, que l'Exposition de 1867 à révélés aux Parisiens. +A son tour, un Français a monté ici un café et un restaurant, et +représente dignement, au pied des Montagnes-Rocheuses, la cuisine de +notre pays. Il a aussi tous les vins de France, et les Américains +connaissent bien la route de cette maison. + +Le mouvement et la vie sont partout; on ne se croirait pas au fond des +prairies, à 2,000 milles de New-York. Partout se croisent les voitures +rapides, ou les lourds fourgons chargés des denrées de l'Est, et prêts +à partir pour les cités minières. De celles-ci, il ne vient encore +que des lingots d'or et d'argent, marchandises précieuses, mais qui +tiennent fort peu de place. + +Des montagnes ou de la prairie, on rapporte des peaux, des fourrures, +dont Denver fait un assez grand commerce. + +Des centres agricoles partent des produits plus encombrants, mais non +moins utiles. Le pays se suffit déjà pour le blé, la farine, les pommes +de terre, qui sont de première qualité. + +Les produits de jardinage sont aussi de la plus belle venue et de +dimensions formidables. On ne peut encore citer que la Californie qui +ait fourni des échantillons analogues à ceux du Colorado. Il est vrai +que la terre est vierge et ne demande ici qu'à produire. + +Si je ne craignais que vous ne me missiez en demeure de vous fournir +la marmite pour le faire cuire, je vous dirais que j'ai vu à Denver un +chou pesant plus de 50 livres, 20 kilogrammes. Et quel chou! un chou +au cœur serré, aux feuilles tendres et frisées, d'un vert tournant au +blanc; un chou rond, dodu, de formes majestueuses et d'une saveur en +rapport avec son teint. + +Quand on songe qu'il y a sous ces climats privilégiés de si bons +légumes, et que l'on nous sert à Paris des herbages aqueux, +fibreux, sans nul goût, c'est vraiment le cas d'être tenté d'aller +s'approvisionner au Colorado. Un jour viendra, n'en doutons point, où +des tubes souterrains parcourront le globe et où, d'un coup de piston, +au moyen d'une machine pneumatique, on aspirera ses provisions de +ménage d'un bout à l'autre de l'univers. Alors chaque pays ne produira +que ce qu'il peut produire, et nous en aurons fini avec tous les +maraîchers parisiens. + +Je ne dis pas de mal de cette honorable corporation, mais je dis +que les légumes du Colorado et ceux de la Californie, auxquels j'ai +également goûté, valent mieux que ceux du bassin de la Seine, à la +latitude de Paris. Voilà tout. + +Maintenant je reviens prudemment à Denver, pour ne me créer d'affaires +avec personne. + +Denver n'existait pas en 1859. A cette époque, des chercheurs d'or, en +quête de placers au pied des Montagnes-Rocheuses, quelque part, entre +Santa-Fé dans le Nouveau-Mexique et le fort Laramie dans le Dakota, +comme qui dirait entre Lisbonne et Berlin, s'arrêtèrent sur la Plate du +Sud. Ils lavèrent les sables du ruisseau de Cherry, tributaire de cette +rivière, et, à leur grand étonnement, y trouvèrent des paillettes d'or. +On est toujours un peu étonné lorsqu'on trouve l'or pour la première +fois, quand même on le chercherait. + +La nouvelle de cette heureuse découverte se répandit bien vite. Les +pionniers, les colons des derniers États de l'Ouest, la plupart +mécontents de leur sort ou croyant l'être, accoururent avec la foule +des _squatters_, des désespérés, de tous les aventuriers que les États +qu'arrosent le Mississipi et le Missouri renferment en si grand nombre. +Ce fut, comme cela avait eu lieu sur d'autres points, un désordre sans +nom; mais la loi de Lynch et les comités de vigilance eurent bientôt +fait justice de tous les voleurs, de tous les assassins, et le calme se +rétablit pour ainsi dire instantanément. + +On me raconte ces débuts si agités. C'était le temps où, la ville +n'existant pas encore, les émigrants arrivaient en caravane, et +campaient dans leurs fourgons, à défaut d'autre abri. Il fallait +alors plusieurs semaines pour arriver du Mississipi au pied des +Montagnes-Rocheuses. Aucune diligence, aucun chemin de fer ne passait +encore par là. Des Peaux-Rouges, on n'en rencontrait que trop, aux +aguets sur la route, et il fallait composer avec eux, payer le droit +de passage sur leur territoire, et au besoin leur disputer sa vie. +Cependant ils n'étaient pas aussi acharnés qu'ils allaient le devenir, +en présence de la colonisation du Colorado, qui leur enlevait une +partie de leurs terres, et de la guerre de sécession, qui leur donnait +l'espoir, en s'unissant, de vaincre l'ennemi commun divisé. + +Malgré tous ces obstacles, les émigrants arrivaient en foule. Des +placers nouveaux étaient tous les jours découverts. Les mines +aurifères en filons, les mines de quartz comme on les nomme, parce +que le quartz ou cristal de roche compacte, dans lequel nage l'or, en +forme la matière principale, les mines de quartz aurifère venaient +s'ajouter aux placers. Des fortunes s'édifiaient du jour au lendemain, +et se perdaient quelquefois avec la même facilité dans le jeu ou la +dissipation; mais on ne tenait compte que des gagnants, jamais des +perdants, et le Colorado eut sa fièvre, son _excitement_, comme l'avait +eu la Californie, avec ses gîtes inépuisables; le lac Supérieur, +avec ses mines de cuivre; la Nevada, avec ses filons d'argent, la +_Pétrolie_, avec ses sources d'huile de pierre. Dans ces affaires de +colonisation, tout procède aux États-Unis par fièvre de mines, et l'on +en attend une nouvelle à cette heure, car aucune émotion de ce genre +n'a eu lieu depuis quelques années[1]. + +[Note 1: La découverte des mines d'or de Sweet-Water (territoire +de Wyoming), dans les Montagnes-Rocheuses, et surtout celle des mines +d'argent de White-Pine (État de Nevada), sont venues successivement, +dans le courant de l'année 1868, donner raison à ces pronostics.] + +L'excitation, dans le Colorado, fut portée à son comble dès les +premiers jours, et tous les banquiers de New-York, de Boston, de +Philadelphie, prêtèrent à l'envi leur argent à ces entreprises +hasardeuses, quand ils ne purent venir eux-mêmes opérer sur les +lieux. Au début, il y avait eu un moment de doute, d'hésitation. Les +_Pike's-pikers_ ou les mineurs du pic de Pike (on les appelait ainsi +en jouant sur les mots, parce que la première découverte de l'or +avait eu lieu, pour ainsi dire, au pied du pic de ce nom, un des rares +points connus, en ce temps-là, dans les Montagnes-Rocheuses), les +_Pike's-pikers_ furent un instant regardés comme des rêveurs, pour ne +pas dire plus. J'étais alors en Californie (1859), et je me rappelle +que l'on y traitait sans façon de _humbug_ la découverte de l'or dans +les plaines de l'Extrême-Ouest. A leur tour, les journaux des États de +l'Ouest prétendaient que les échantillons des _Pike's-pikers_ n'étaient +autres que des pépites californiennes. A la fin cependant, il fallut +bien ouvrir les yeux, et l'action fut d'autant plus vive qu'il y avait +eu un moment de réaction. Tout le monde accourut, tout le monde voulut +avoir sa part de la curée. + +Je ne puis songer à de tels faits sans me rappeler que c'était pour +des raisons analogues qu'en France tournaient toutes les têtes au +temps de la banque de Law. L'économiste écossais, que l'histoire n'a +pas encore jugé comme il le mérite, était d'autant mieux inspiré +dans ses projets de colonisation des plaines du Mississipi, que ces +plaines nous appartenaient, et que le pays où l'on vient de découvrir +l'or et l'argent, le Colorado, inconnu hier et qui sera si puissant +demain, est précisément situé dans ce bassin du Mississipi que Law +voulait fertiliser. Le grand homme était venu trop tôt. Son génie +avait soupçonné ce qui existait réellement: les richesses souterraines +inépuisables de ces magnifiques contrées; mais l'heure n'avait pas +encore sonné de leur exploitation, et c'était d'ailleurs à un autre +peuple que le nôtre que la nature avait réservé le soin de féconder ces +déserts. Law n'était ni un fourbe ni un aventurier; c'était un grand +économiste, disons mieux, un grand homme éclos avant sa date. C'était +un type américain, quand l'Américain n'était pas encore né. + +Le territoire de Colorado, colonisé principalement par l'exploitation +de l'or, montre bien que tous les rêves de Law étaient des réalités. +Si les mines d'émeraude dont il avait parlé n'existent pas ou n'ont +pas encore été découvertes le long du Mississipi, il n'en est pas +moins vrai que les mines de plomb dont il avait obtenu la concession, +celles du Missouri, de l'Illinois, du Wisconsin, font aujourd'hui en +partie la fortune de ces États, et sont les plus productives du monde; +il n'en est pas moins vrai que les mines d'or du Colorado, par leur +seule exploitation et en moins de huit ans, ont donné naissance à un +territoire heureux et prospère, où ne seraient point encore accourus +les pionniers sans l'appât du précieux métal qui a été de tout temps +l'agent le plus certain des lointaines colonisations. + +Au commencement, personne dans le Colorado. Le pays n'a pas même de +nom. Il fait partie du territoire de Kansas, et le nom de Colorado est +celui d'un fleuve qui descend de l'autre côté des Montagnes-Rocheuses +pour se jeter dans le golfe de Californie. Les Espagnols l'ont ainsi +nommé parce que ses rives, sur certains points, sont colorées par des +terres oxydées, ferrugineuses, et que le fleuve lui-même en est rouge, +_colorado_. + +C'est à peine si quelque rare trappeur, quelque traitant, parcourt +ces contrées pour chasser les bêtes à fourrures, le bison, le castor, +l'ours, ou faire la troque avec les Indiens. Sur les plateaux des +montagnes, dans les _parcs_, comme on les appelle, sont campés les +Yutes, tribus toujours en guerre avec celles des prairies, les +Chayennes ou les Arrapahoes. + +Il faudra des années pour coloniser ces plaines désertes. Mais voici +qu'un heureux hasard fait découvrir à des aventuriers ce que les +savants, les explorateurs, les géologues, les ingénieurs eux-mêmes, qui +sont passés à plusieurs reprises dans ces parages, n'ont pas encore +signalé, des mines d'or! Et les colons accourent, et le pays est fondé. +Là où errait le bison, et le Peau-Rouge sur ses traces, naît une ville, +puis une autre. Un nouveau territoire, et bientôt un nouvel État +s'ajoutera à tous ceux que compte déjà l'Union. Demain une étoile de +plus brillera sur le drapeau constellé aux trois couleurs, une étoile +de plus qui ne fera qu'augmenter la force du pays, sans nuire en rien à +son unité. La devise des Américains n'est-elle pas: _E pluribus unum_? + +Savez-vous comment fut baptisé Denver au début de la colonisation? +_Auraria_, la mine d'or. Depuis, ce nom a été changé en celui de +Denver, pour faire hommage au gouverneur du Kansas. + +Quelques récalcitrants (où n'en trouve-t-on pas?) ont voulu un moment +appeler Denver la _Cité des plaines_, à cause de la position de la +ville au milieu des prairies. Malgré l'heureux choix de ce nom, ils +n'ont pas obtenu gain de cause, et Denver est resté. + +Comme il ne faut pas oublier l'or, on a reporté sur la capitale du +jeune territoire, sinon le même baptême d'Auraria, au moins le titre de +_Golden City_, ou la Ville-d'Or. Golden City est une petite ville d'un +millier d'habitants que j'irai visiter demain, et d'où peut-être je +vous écrirai. Les capitales sont toujours les villes les moins peuplées +aux États-Unis, contrairement à ce qui a lieu en Europe, et cela +s'explique dans les États purement démocratiques. + +A Golden City est la Chambre des représentants et des sénateurs, et le +siége du gouvernement territorial: c'est là tout; tandis qu'à Denver +est réellement le centre commercial du Colorado. + +Il faut dire un mot de la société de ce pays, telle qu'elle m'apparaît +tout d'abord. + +Denver, vous le savez, a été fondée comme sous le coup d'une baguette +de fée. On a dit que les pionniers du _Far-West_ s'en allaient dans les +prairies avec un rouleau de ficelle dans la poche et une douzaine de +piquets à la main; qu'arrivés à un endroit favorable, ils plantaient +leurs piquets en terre, délimitant les rues et les maisons avec la +ficelle, et disant: Ici sera Babylone, Thèbes, Memphis, etc. Fort bien, +mais Babylone, Thèbes, Memphis, surtout celles des États-Unis, il faut +les peupler. Quels ont donc été, quels sont les habitants de Denver, +née il y a à peine huit ans? + +Rassurez-vous. Ici ce n'a pas été, comme en d'autres pays, un mélange +de tous les peuples, et en grande partie l'écume de toutes les nations. +Les pionniers seuls des derniers États de l'Ouest sont venus. Il y a +bien eu, comme je vous le disais, quelques troubles au commencement; +mais tout s'est passé entre Américains et à l'américaine, et le calme +est bien vite revenu. Les bons ayant été tout d'abord en majorité +ont dispersé pour toujours les méchants. Les pionniers sont arrivés +avec leur famille, leur femme, leurs enfants, et dès le premier jour +société a été fondée sur des bases éternellement durables. + +Le confort, les habitudes de la vie intérieure, le _home_, autant chéri +de l'Américain que de l'Anglais, ont bien vite été retrouvés, rétablis, +par les pionniers du Colorado, et vous seriez aujourd'hui étonné de +rencontrer au milieu de ces contrées tant d'élégance et de bien-être. + +J'ai vu ici des dames qu'envieraient ou que regrettent New-York +et Boston. Nous avons dîné hier chez M. le sénateur Evans, ancien +gouverneur du Colorado. La société était choisie, pleine d'entrain, et +l'on a causé comme dans un salon de Paris; disons, si vous le voulez, +comme dans un salon d'Américains des mieux élevés. On a surtout causé +de l'Exposition internationale du champ de Mars, que l'on suit dans +tous ces pays avec une curiosité émue. + +Notre aimable compagnon, M. Whitney, commissaire du Colorado à +l'Exposition, et qui rapporte à son pays d'adoption la médaille d'or, +est partout acclamé, fêté. C'est pour lui faire accueil que M. Evans +a réuni à table quelques amis. Les journaux célèbrent à l'envi la +gloire de l'heureux commissaire, et l'on ne parle plus que de l'envoyer +comme représentant du territoire à Washington. C'est désormais le +_representative man_ du Colorado. + +J'aime déjà ce jeune pays qui se passionne ainsi pour ses affaires. +Aussi vous en parlerai-je plus au long dans une prochaine lettre, que +je daterai de Golden City. + + + + +VI + +LES FONDATEURS DU COLORADO. + + + Georgetown, dans les Montagnes-Rocheuses, + 23 octobre. + +Je vous disais dans ma dernière lettre, datée de Denver, 6 octobre, +que je vous parlerais plus au long du territoire de Colorado, en vous +écrivant de sa capitale, Golden City. + +Ce projet, je n'ai pu le mettre à exécution lors de mon passage dans la +Ville-d'Or, où je n'arrivai qu'assez tard dans la nuit, de retour d'une +visite aux mines de charbon de Boulder: la nature a tout donné à ce +riche pays. + +Le lendemain nous prîmes dès l'aube la diligence qui devait +nous conduire sur un des plus hauts lieux habités dans les +Montagnes-Rocheuses, à Central City, ville bien nommée pour nous, car +elle a été en quelque sorte le centre d'où nous avons fait rayonner +toutes nos explorations. + +A cheval dès le matin, nous avons parcouru pendant trois semaines +toutes les mines, toutes les localités alpestres de ce curieux +territoire, tantôt nous élevant sur les plus hauts sommets, tantôt +parcourant les vallées les plus profondes. Bernardins et bénédictins, +s'ils eussent été de la partie, auraient été également satisfaits, car +si les premiers, à l'exemple de leur maître, aimaient les vallons, les +autres ne dédaignaient pas les collines: + + Bernardus valles, colles Benedictus amabat. + +J'ai quitté, pendant tout ce temps, la plume pour le marteau de +mineur, et c'est pourquoi vous n'avez plus reçu de mes nouvelles. +Je suis descendu dans les puits les plus profonds, entré dans les +galeries sinueuses; j'ai parcouru les placers, visité les usines où +l'on traite les minerais d'or et d'argent, et j'ai rapporté de toutes +mes excursions l'impression la plus favorable de l'activité et de +l'intelligence qu'ont développées en tout les pionniers du Colorado. + +Nous avons fait nos courses à cheval, chevauchant entre matin et soir, +quelquefois plusieurs jours de suite. J'ai retrouvé là les excellentes +bêtes mexicaines que j'avais déjà montées en Californie, et qui +vont douze heures au trot, au galop, sans s'arrêter, sans manger, se +contentant d'arracher au passage quelques brins de bruyères, quand il +y en a sur le chemin. Elles veulent aussi boire à tous les ruisseaux. +Laissons-les étancher leur soif, si tel est leur bon plaisir. Les +bonnes bêtes! comme elles font honneur le soir au repas de l'écurie! +Infatigables, elles fatiguent cependant le cavalier, et je dois vous +avouer qu'hier soir, arrivant à Georgetown, la ville centrale des mines +d'argent, comme Central City est celle des mines d'or, je me laissai +glisser à bas de ma monture en jetant le cri du président péruvien +Castilla: _No puedo mas_, Je n'en puis plus! Le vieux président tomba +ainsi, il y a quelques mois, sur la route d'Arequipa, pour rendre l'âme +et s'en aller dans l'autre monde; je tombai comme lui devant l'hôtel +de Georgetown, mais pour me relever de suite et m'en aller souper et +dormir. + +Nous sommes allés à cheval comme les Castillans qui, aujourd'hui +encore, ne peuvent parcourir la plupart des mines de leur pays que de +cette façon; mais ne croyez pas qu'ici les routes manquent, bien que +nous soyons en pays montagneux. Partout courent des diligences, du type +que vous savez; partout sont disposés des relais, des tables d'hôte, +des buvettes. Sur ces chemins ouverts un peu par la nature, un peu +par les hommes, et très-mal entretenus par ceux-ci; sur ces chemins, +où il est rare de rencontrer un cantonnier, et sur lesquels ne veille +aucun corps officiel des ponts et chaussées, la poussière s'élève en +épais tourbillons, quand le coche s'avance, rapide, au galop de ses six +chevaux. On est littéralement poudré, aveuglé, dans ce pays surtout, où +il ne tombe pas une goutte d'eau pendant plus de six mois. Aux relais +de la diligence, une cuvette et un pot à eau vous attendent, avec du +savon et une serviette sans fin tournant autour d'un rouleau supérieur. +Des miroirs, des peignes, des brosses sont là; des brosses de toute +espèce, même la brosse à dents, retenue par une longue ficelle, pour +que chacun s'en serve et que nul ne l'emporte. A Paris, vous allez rire +de ces usages démocratiques; ici ils sont acceptés de tous et sont même +les bienvenus, sauf peut-être la brosse à dents, qu'on regarde d'un œil +soupçonneux. + +Que de fois, dans tout le Grand-Ouest, sur toutes les routes, sur tous +les railroads, j'ai béni cette eau bienfaisante et ces instruments de +toilette si libéralement offerts à tous! + +Reportez-vous à ce qu'on endure en été sur nos chemins de fer, où +certains de ces usages devraient bien être admis dans les principales +de nos stations, accordés généreusement, comme une chose due, et sans +que nul soit obligé de payer. + +Si la poussière en pays de plaines est ici le plus grand ennemi du +voyageur, en pays de montagnes il y a les cahots de la diligence, dont +vous ne pouvez vous faire une idée. La voiture roule au grand galop aux +descentes les plus vertigineuses, sur de gros cailloux, sur des blocs +de rocher. + +Impassible à son poste, l'automédon conduit d'une main assurée les six +bucéphales qui lui sont confiés. On se demande comment il n'est jamais +jeté hors de son siége: on l'y dirait maintenu par des courroies. A +l'intérieur, les voyageurs pâtissent, moulus, brisés par les cahots. +Quelques-uns ont le mal de mer, par suite de ce roulis et de ce tangage +si nouveaux pour eux. + +Et néanmoins, ce mode d'aller est général dans tous les États-Unis. +Je l'ai retrouvé même en Californie. On conte qu'il y a quelques +années, le grand journaliste de New-York, M. Horace Greeley, attendu à +San-Francisco pour des conférences ou lectures, s'y rendait par terre +dans la diligence continentale. Comme il traversait les cols de la +Sierra-Nevada, et que la voiture n'allait pas assez vite à son gré, il +craignit d'arriver en retard. Les affiches étaient déjà faites et les +jours indiqués. Il pria donc le postillon de fouetter ses chevaux, et +d'aller un peu plus vite. «Tenez-vous bien sur votre siége, répondit +l'homme, et je vous amènerai à temps.» Et lâchant les rênes, excitant +vigoureusement ses bêtes, il lança la voiture au grand galop sur une +descente en précipice. Le journaliste réclamait, criait, tempêtait, +n'en pouvait plus. «Tenez-vous bien sur votre siége, monsieur Greeley, +et vous arriverez à temps,» lui cria derechef le postillon, l'œil +souriant, la bouche moqueuse. + +M. Greeley arriva en effet à l'heure, et, oubliant toute rancune, il +récompensa son bourreau en lui faisant cadeau d'un vêtement tout neuf. +L'histoire est restée légendaire parmi les voyageurs du _Far-West_, et +le postillon, qui exerce toujours, a fait graver sur le boîtier de sa +montre sa réponse à M. Greeley: «Tenez-vous bien, monsieur Greeley, et +vous arriverez à temps!» On prétend même que cette montre a été donnée +en souvenir à ce brave homme, sinon par l'impatient journaliste, au +moins par un voyageur qui avait fait la route avec le même postillon, à +qui il avait entendu raconter cette histoire. + +Les moyens de locomotion rapides, assurés, ont toujours été regardés +par les Américains comme un des agents les plus certains de leurs +vastes colonisations. + +Vous venez de voir que le Colorado n'a point failli à ces idées. Dès +les premiers jours de la naissance de ce territoire, l'_overland-mail_ +est venu à lui, changeant sa ligne de parcours à mesure qu'un pays +nouveau se fondait, et ne réclamant du gouvernement fédéral aucun +supplément d'indemnité, aucun dédommagement. + +Chacun se déplace ici avec les affaires, et ne reste pas immobile dans +le coin qu'il a une fois choisi. + +Je vous ai déjà parlé assez au long de l'_overland-mail_. La merveille +la plus étonnante réalisée par les Américains dans la traversée du +Grand-Ouest a été celle du _poney_. Ce service est né en Californie +en 1860, et il a fonctionné jusqu'au jour où une ligne télégraphique +continue a relié le Pacifique au Missouri et de là à l'Atlantique. + +On franchissait en six jours, au moyen d'un cheval rapide ou poney, +la distance de 1,600 milles ou 650 lieues qui existait alors entre +l'extrême limite télégraphique des États atlantiques et celle du +jeune État du Pacifique. Cheval et cavalier se renouvelaient à chaque +station, et la bête partait au galop, arrêtée quelquefois en chemin +par le Peau-Rouge, qui guettait le coureur pour le tuer et voler le +cheval. Ce service n'en fit pas moins merveille, et ce fut par ce moyen +que le 12 novembre 1860 furent apportées à San-Francisco les dépêches +d'Europe du 21 octobre, c'est-à-dire datant à peine de vingt jours, et +la nouvelle de l'élection présidentielle du 6 novembre, qui donnait la +majorité au candidat abolitionniste Lincoln. Aujourd'hui le télégraphe +a remplacé le poney, et l'on peut avoir à San-Francisco une dépêche de +Paris avant l'heure où elle a été envoyée, grâce à la vitesse du fluide +électrique et à la différence des méridiens. + +Les services des diligences, du poney, du télégraphe, semblaient donc +avoir préparé comme à souhait la colonisation du Colorado, quand les +pionniers sont venus: il fallait l'homme pour achever cette œuvre à +laquelle aidaient déjà tant d'avantages matériels! + +Le pionnier! je ne l'ai jamais vu ni si grand, ni si viril, ni si +moral. Nous sommes descendus à Central-City, dans une des plus +honorables familles du pays, celle de M. Whiting, agent des mines de M. +Whitney. + +L'hospitalité la plus cordiale nous a été donnée par ces braves gens, +et l'élégant cottage qui les abrite s'est encore embelli pour nous +recevoir. + +M. Whiting a auprès de lui sa femme et ses enfants. Deux de ses filles +sont mariées et vivent sous le même toit que leur père, avec toute leur +famille. Dans cette ruche travailleuse, chacun a son occupation: les +hommes vont le jour aux affaires, les jeunes filles ou les garçons à +l'école, les femmes soignent la maison. Pas de domestiques, on n'en +trouverait pas, ou ils coûteraient trop cher, 20 francs par jour! + +Le soir, tout le monde se réunit: on cause, on lit, on fait de +la musique; les dames travaillent à des ouvrages d'aiguille, les +enfants mêlent leurs jeux bruyants aux distractions plus calmes des +grands-parents. C'est l'honnête et austère famille du pionnier; chacun +a planté là ses pénates pour jamais, sans aucun esprit de retour. + +Que de bons jours mes compagnons et moi avons passés dans cette +hospitalière demeure! que d'agréables souvenirs nous en emportons! +Jamais le moindre nuage ne s'est levé au milieu de toutes ces +personnes, d'esprit et de caractère si divers. Et ce que je dis pour +cette famille pourrait s'appliquer à cent autres que j'ai rencontrées à +Black-Hawk, Nevada, Idaho, Empire, Georgetown, etc. Je ne parle pas de +la société de Denver, dont je vous ai déjà fait le tableau. + +M. Whiting et les siens sont venus de l'Illinois, dès les premiers +jours de la découverte de l'or au pied des Montagnes-Rocheuses. + +Ils avaient une ferme dans cet État, et ils l'ont vendue pour venir +tenter la fortune plus avant dans le _Far-West_. Ils sont tous venus, +hommes, femmes, enfants, comprenant bien qu'il n'y avait de pionniers +et de colons sérieux que ceux qui emportaient avec eux tous leurs +pénates, comme jadis Énée disant adieu à Ilion. + +Dans des mines éloignées, dans des vallons déserts, j'ai rencontré +aussi de ces courageux émigrés. Le cottage est au milieu des bois, +perdu dans la montagne ardue ou dans le vallon sombre. Vous entrez: +une femme gracieuse vous accueille; le mari empressé vous offre un +abri sous son toit ou une part du repas. Le linge est d'une éclatante +blancheur; les mets les plus variés, composés souvent par des mains +délicates, naguère habituées à d'autres occupations, ornent la table. +Partout des meubles élégants, et des habitudes de luxe, de confort, +qu'on est tout étonné de rencontrer dans ces lointains déserts. + +Sans doute, le spectacle n'est pas partout le même. Je voudrais +maintenant vous décrire quelques nouveaux types de pionniers, ceux +que j'appellerai les aventuriers, les coureurs, les enfants perdus de +la colonisation. Mariés ou célibataires, ceux-ci forment une bande à +part. Je voudrais aussi vous dire un mot des mines d'or et d'argent. +Vous froncez le sourcil. N'ayez crainte; je ne ferai pas trop de +géologie. Au reste, je réserve cela pour une autre lettre. Il ne faut +pas traiter deux sujets à la fois: _non bis in idem_, comme dit le +latin, qu'on parle même dans ces montagnes. + + + + +VII + +LES MINEURS DES MONTAGNES-ROCHEUSES. + + + Central City, dans les Montagnes-Rocheuses, + 25 octobre. + +Nous voici revenus chez les hôtes aimables dont je vous parlais dans +ma précédente lettre. Ailleurs nous n'avons fait que camper, ici nous +avons séjourné quelque temps. + +Tout le monde a été pour nous d'une bienveillance empressée. Vous savez +comment nous avons été reçus à Denver; à Georgetown, la ville a demandé +à nous traiter elle-même. Quand nous avons fait appeler l'hôtelier +pour solder notre note, il nous a répondu que c'était le conseil +municipal qui entendait payer. A Central City, la bande musicale nous +a reçus, dès le premier soir de notre arrivée, au son des instruments +de cuivre; elle a joué tout son répertoire, et de plus, pour faire +honneur sans doute au Français qui était là, une _Marseillaise_. Il est +vrai que celle-ci était tellement mitigée, que si on l'eût sonnée de +la sorte à nos volontaires de 93, ils n'auraient certes point marché +au feu avec autant d'entrain. Après tout, c'est peut-être un effet de +climat. Les notes comme les idées changent suivant la latitude, et ce +qui est la _Marseillaise_ au 49e parallèle en Europe, peut devenir une +pastorale au 40e en Amérique. + +Nous avons dû partout, pour être agréable au public, faire des +conférences, des _lectures_, comme on dit aux États-Unis, parce que +l'orateur a l'habitude de lire. Les auditeurs sont venus à nous +nombreux, avides d'apprendre. + +Ici c'est une société qui a mis une salle à notre disposition; là c'est +un révérend qui nous a gracieusement prêté son église, les salons du +_Mechanic's Institute_ ou de l'Institut des ouvriers n'étant pas assez +grands pour contenir toute la foule. + +Le colonel Heine a parlé sur le chemin de fer du Pacifique; M. Whitney, +sur notre Exposition du champ de Mars, et moi j'ai traité devant tous +ces mineurs la question si palpitante pour eux de l'or et de l'argent. + +J'aime ces hommes vigoureux et fiers, qui ne demandent leur bien-être +qu'à eux-mêmes et ne comptent pas sur autrui pour arriver à quelque +chose. Dans le Colorado, comme dans toute l'Union, on pratique la +grande maxime anglo-saxonne: _Help yourself!_ Aidez-vous vous-mêmes! + +Je vous ai déjà parlé des pionniers venus ici avec leur famille: on +se protége, on se défend mieux quand on est plusieurs; mais nombre +d'émigrés sont arrivés tout seuls et n'en ont pas pour cela perdu +courage. J'ai rencontré l'autre jour sur les mines de Trail-Creek, +dans un vallon étroit, caché au milieu des bois de sapins et entouré +de cimes neigeuses, plusieurs de ces intrépides solitaires. Un, entre +autres, le docteur Howland, de Boston (pourquoi ne le nommerai-je pas?) +m'a surpris par son calme stoïque. D'une excellente famille, ayant reçu +la meilleure éducation, il a quitté le bistouri du chirurgien pour +le pic du mineur. Un des premiers, il est parti pour les placers du +Colorado, et il dirige aujourd'hui une mine de quartz aurifère et un +moulin mécanique à broyer et amalgamer la roche. + +La première fois que j'ai vu le docteur, il m'a montré avec une +certaine fierté les beaux échantillons qu'il a trouvés lui-même. +Sur une planche appendue au mur, dans sa cabane, sont quelques +livres de science appliquée: des traités de chimie, de métallurgie, +d'exploitation des mines, un cours de minéralogie. Quelques-uns de +ces livres sont écrits en français. Il y a, là aussi, souvenir des +premières études, un Galien dans l'original, en latin. + +--Je me distrais par la lecture, m'a dit le docteur. + +Et comme je lui demandais si cet exil au fond des bois et dans un +vallon si triste ne lui était pas pénible. + +--Je n'aime pas la société, m'a-t-il répondu. Je suis bien ici et j'y +reste. + +--Mais la Bible ne dit-elle pas: Malheur à celui qui est seul! _Væ +soli!_ + +--La Bible n'a pas dit cela pour moi. + +La localité qu'habite le docteur, déserte maintenant, a été naguère +plus vivante, plus animée. Une série de cabanes en ruines, la plupart +bâties de troncs d'arbres et de boue, véritables _log-houses_ +de pauvres pionniers, ont un moment répondu au nom retentissant +d'Oroville. Les placers se sont bien vite épuisés, et, avec eux, +ont disparu les espérances des chercheurs, qui sont allés, sans se +décourager aucunement, exercer leurs efforts sur d'autres points. +Ils n'ont pu, comme Bias, emporter leurs maisons sur leurs épaules: +Oroville, à peine née, est déjà une ville en ruines. + +Quelques rares mineurs, tenaces, infatigables, découvreurs obstinés, +sont restés avec le docteur Howland. Courant la montagne à mesure +que la vallée leur a fait défaut, ils ont bientôt mis à nu, sur les +flancs tributaires du Trail-Creek, des veines de quartz aurifère. +Grâce aux lois libérales qui régissent l'exploitation des mines dans +toute l'Union, ils ont pu s'adjuger sur l'heure, moyennant quelques +formalités élémentaires, la propriété pleine et entière de ces gîtes, +sur une certaine longueur et une profondeur indéfinie. + +Un de ces découvreurs est le Français Chavanne, que j'ai deux fois +rencontré sur les lieux, toujours à l'œuvre, hardi, entreprenant, et +donnant pour sa part une très-bonne opinion des travailleurs de notre +pays. Et cependant Chavanne n'est pas content: Franc-Comtois, il désire +revoir la Comté. + +--Ah! monsieur l'ingénieur, me disait-il il y a quelques jours, si vous +pouviez monter une compagnie à Paris pour faire exploiter tous ces +filons, je vous les donnerais pour rien, et j'irais en France revoir +mon vieux père. J'ai bien envie de retourner au pays. + +--Mais, Chavanne, au pays ou ici, il faut toujours travailler. + +--C'est vrai, monsieur; mais l'Amérique, voyez-vous, ce n'est pas la +France. + +--Faites donc comme ces Américains qui viennent ici sans espoir +de retour, et colonisent jusqu'aux plateaux les plus élevés des +Montagnes-Rocheuses. + +--Les Américains sont chez eux; moi, je n'ai pas eu de chance. +J'avais gagné de l'argent à New-York dans l'étamage des glaces; mais +le mercure, c'est un mauvais métal, et cependant c'est ce qui m'a +donné l'idée de travailler les mines d'or. J'ai gagné beaucoup au +commencement. J'ai vendu pas mal de filons. A présent les affaires ne +vont plus, et je voudrais bien placer les mines qui me restent. Si vous +pouviez monter une compagnie à Paris, je vous les donnerais pour rien. + +Et ce disant, Chavanne me faisait les honneurs de son _log-house_. Il +me montrait, clouée à la muraille, la carte du district aurifère de +Trail-Creek, couverte d'un réseau de filons, réels ou imaginaires, +découverts par les chercheurs de l'endroit, les _prospecters_ comme on +les appelle. + +Ces coureurs de montagnes, ces chasseurs de veines métalliques, qui +remettent en mémoire les _buscones_ ou _cateadores_ du Pérou et du +Chili, les _gambusinos_, les _rebuscadores_ du Mexique, ont eu dès les +premiers temps, dans le Colorado, d'illustres représentants. C'est l'un +d'eux, Gregory, ancien mineur de l'État aurifère de Georgie, qui a +découvert, à Central City, le fameux filon qui porte son nom. C'était +au commencement de l'exploitation. «Si les ruisseaux aux pieds des +Montagnes-Rocheuses roulent de l'or, s'était dit Gregory, les montagnes +doivent en renfermer.» Et il était parti, seul, à pied, gravissant les +pentes roides des vallées où nul n'était entré avant lui. Il portait +sur son dos ses vivres, ses outils. Au bout de quelques jours, il +arrive au lieu où est aujourd'hui Central-City, à plus de 2,500 mètres +d'élévation, et, là, trouve la veine tant cherchée, et des pépites d'or +grosses comme des noix. + +Mais Gregory n'a plus de vivres et un ouragan de neige s'élève. Comme +quelques vainqueurs, va-t-il périr au milieu même de son triomphe? Il +descend à Auraria, à la Cité des Plaines, aujourd'hui Denver, et, là, +fait confidence à un ami de sa trouvaille. Tous deux reviennent sur +le gîte, l'exploitent avec activité, et, au bout de quelques jours, +rentrent chargés d'or à la ville. Aussitôt le bruit de cette découverte +se répand, et une armée de mineurs accourt dans les défilés des +Montagnes-Rocheuses. + +Telle a été l'origine de l'exploitation métallifère à Central City, +tels sont les faits qui ont donné naissance à cette ville et aux cités +voisines de Black-Hawk et de Nevada. + +La découverte des mines d'argent de Georgetown est due à des +circonstances analogues. Un beau jour, en 1864, le _gouverneur_ +Steele,--que j'ai eu le plaisir de rencontrer à Georgetown, et qui a +reçu, je crois, le titre qu'il porte, parce qu'il a eu quelques chances +d'être nommé gouverneur du Colorado,--le gouverneur Steele part avec +quelques amis. + +«Montons sur la cime des montagnes, leur dit-il; il doit y avoir +là-haut des mines d'argent.» Et les uns se dirigent d'un côté, les +autres d'un autre. On se rejoindra sur le Snake-Range (la crête du +Serpent), à 3,500 mètres de hauteur. On reste plusieurs jours dans les +défilés, sur les cols. A la fin, un des chasseurs découvre un filon +très-riche en minerai d'argent. + +Quand on a trouvé un filon, on en trouve bientôt un autre. Bref, un +nouveau district métallifère se fonde, celui d'Argentine, rival de +celui de Gregory. La seule différence est qu'ici on exploite l'or, et +là l'argent. + +C'est avec de tels hommes et par de tels moyens que le Colorado s'est +formé, développé, et que le travail des mines y a de plus en plus +progressé. A Georgetown, à côté des gouverneurs Steele, Patterson, +etc., j'ai rencontré des chercheurs encore plus nomades, de vrais +aventuriers des montagnes, par exemple l'Américain Brown, qui a +découvert sa bonne part de filons. + +«Je gravis les plus hautes crêtes, me disait-il, tout seul, portant +moi-même mon pic, mon marteau et des provisions pour plusieurs jours. +Je cherche, je flaire, je gratte le gazon; et sous l'herbe, peu à +peu, je finis par découvrir les têtes des veines métalliques. Je +les reconnais à des lignes de quartz blanchâtre, décomposé, pourri, +jauni par le fer, quelquefois taché de points brillants d'un gris +d'acier. Enfin je découvre les veines et c'est là ce que je veux. Alors +seulement je prends la boussole, je _claime_ le gîte, c'est-à-dire +que je définis géométriquement ma propriété. Comme inventeur, j'ai +droit, vous le savez, à 3,000 pieds de filon. Je les fais inscrire +chez le _recorder_ ou greffier du district. Je paye la taxe, c'est peu +de chose: 4 dollars, 20 francs de votre monnaie, et tout est dit. Mon +filon est porté sur le registre du district avec le nom dont je l'ai +baptisé; j'en suis le seul propriétaire. J'en ai ainsi quelques-uns à +vendre, en voulez-vous?» + +Et Brown me montrait, sur les hauts sommets de Georgetown, des lignes +de filons qui couraient à perte de vue au pied même des glaciers, et +sur lesquelles il fallait toute une journée pour grimper. + +Le prospecteur était vêtu d'un habit de peau de daim à franges, orné de +broderies en forme d'arabesques; il avait des culottes de cuir comme +les Peaux-Rouges. Il portait les grosses bottes du pionnier, enfin le +chapeau de feutre à larges bords du trappeur des prairies. + +«--Tout cela m'a bien coûté 200 dollars (1,000 francs), me dit-il. +J'ai depuis longtemps envie d'aller à Paris. Je veux me promener sur +les boulevards avec mon costume de trappeur. Croyez-vous que je ferai +figure? + +--C'est cette année, Brown, qu'il eût fallu aller à Paris. A +l'Exposition du champ de Mars, vous auriez attiré la curiosité publique +avec les Japonaises et les petites Chinoises qu'on exhibe là-bas, à +côté des produits de l'industrie. + +--C'est trop tard à présent; mais vous me verrez un jour sur les +boulevards avec mon costume, sachez-le bien.» + +Que dites-vous de tous ces énergiques travailleurs, mon cher ami, vous +qui lisez tranquillement cette lettre à Paris? Croyez-vous que tous +ces hommes représentent dignement dans le Grand-Ouest l'avant-garde +de la civilisation? Oui, n'est-ce pas? et ils la représentent sans +distinction de nationalité. Si j'avais le temps, si je ne craignais de +fatiguer votre attention, je ferais passer devant vos yeux d'autres +types de mineurs, de pionniers: l'Espagnol Dominguez, marié avec une +Française; des capitaines de mines venus du Cornouailles anglais; +des prospecteurs, des exploitants de filons: Irlandais, Allemands, +Italiens, Canadiens, Français; vous verriez en un mot la légion +honnête et virile des travailleurs passer devant vous, chacun avec les +caractères distinctifs de sa race, et tous avec un caractère commun, +celui de la persistance, de l'énergie, du sang-froid, qui fait les +bons pionniers et les véritables colons. Mais c'en est assez pour +aujourd'hui; je vous parlerai bientôt des mines après vous avoir parlé +des mineurs. + + + + +VIII + +L'OR ET L'ARGENT. + + + Golden City, au pied des Montagnes-Rocheuses, + 26 octobre. + +Au moment de dire adieu au Colorado, où j'ai passé des jours si bien +remplis, je viens vous reparler de ses mines, j'entends ses mines d'or +et d'argent. Je pourrais vous entretenir aussi du charbon, que l'on +trouve partout à une faible profondeur sous le sol des prairies; du +fer, qui gît à côté du charbon; du sel, qu'on rencontre en abondance +dans les _parcs_ (c'est ainsi qu'on nomme les hauts plateaux boisés +et gazonnés où habitent les Yutes); des eaux sulfureuses, alcalines, +gazeuses qui sourdent de terre en tant d'endroits. Mais l'or et +l'argent priment ici toute autre exploitation, et c'est justice. +N'ont-ils pas donné naissance au pays, ne lui ont-ils pas permis de +se peupler, de se développer? Ici, comme dans la formation de toute +société, le travail des mines métalliques est venu avant tous les +autres, avant même l'agriculture; ici, comme partout, le pic a précédé +la charrue. + +Dès les premiers jours, je vous l'ai déjà écrit, chacun s'est porté sur +les filons avec une ardeur sans exemple. Il y a eu pour l'extraction de +ces richesses souterraines une véritable fièvre, et tous les banquiers +des États de l'Est ont à l'envi prêté leurs capitaux, envoyé leurs +agents à ce territoire, où l'on a cru un moment voir naître une seconde +Californie. + +La réaction est venue bien vite, non pas seulement à cause de la guerre +de sécession et de la guerre avec les Indiens, qui ont toutes les deux +éloigné de cette jeune colonie le flot des émigrants, mais aussi pour +d'autres raisons, peut-être non moins graves, sur lesquelles je dois +maintenant insister et appeler toute votre attention. + +Dans les placers proprement dits, l'or se retrouve en paillettes, en +pépites, et le métal est toujours à l'état natif ou de métal pur. A +cause de son grand poids, aucune difficulté n'existe pour le séparer +des sables au milieu desquels on le rencontre; un lavage plus où moins +perfectionné suffit, exécuté par des appareils plus ou moins ingénieux. +Les matières légères s'en vont avec l'eau, l'or reste. On peut faire +usage aussi de l'amalgamation, c'est-à-dire de l'attaque de l'or par le +mercure. Ce dernier métal jouit, comme vous le savez, de la propriété +de dissoudre l'or, absolument comme l'eau dissout le sucre, et de le +rendre ensuite par la distillation, si bien que l'on peut en ce cas +dire familièrement que l'or est comme le sucre candi du mercure. + +Mais voici bien une autre affaire avec les minerais de filons. Ici l'or +n'existe plus à l'état natif, j'entends dans le Colorado, mais à l'état +de _sulfuret_, comme on dit en Amérique, ou, si vous voulez, à l'état +de combinaison intime avec des sulfures de fer, de plomb, de cuivre de +zinc, d'où il est très-difficile de l'extraire entièrement. + +L'argent accompagne très-souvent l'or. Seul ou allié à ce dernier +métal, l'argent n'est jamais pur, mais toujours à l'état de sulfure, +soit simple, soit multiple, ou à l'état de chlorure, iodure, bromure, +etc., c'est-à-dire de combinaison avec le chlore, le brome, l'iode. +Toutes ces combinaisons sont généralement très-complexes, et il est +presque aussi difficile que pour l'or de retirer tout l'argent contenu +dans ces minerais. + +Je ne veux pas vous faire ici de dissertation métallurgique, pas +plus que je ne vous ai fatigué de géologie, à propos du gisement de +ces mines; je veux seulement vous dire que, par les procédés les +plus délicats de pulvérisation, de calcination ou de grillage par +le feu, en présence ou non de la vapeur d'eau, d'amalgamation ou de +dissolution dans le mercure, de chloruration ou d'attaque par le sel +marin, le chlore, l'acide chlorhydrique, qui décomposent les sulfures +métalliques, je veux vous dire que, par tous ces procédés, on n'est +jamais arrivé à retirer plus des trois quarts de l'or ou de l'argent +combinés dans les minerais du Colorado. + +Souvent même le tiers seulement ou la moitié, quelquefois le quart à +peine des métaux précieux ont été _sauvés_, comme disent les mineurs. + +Ce fait s'est déjà présenté en Californie, où l'on est encore +à attendre la découverte d'un procédé définitif de traitement +métallurgique; mais nulle part, comme dans le Colorado, toutes les +mines à la fois n'ont eu à lutter contre la même difficulté, qui semble +presque insurmontable. + +Ici le problème à résoudre est plus que jamais sérieux; de sa solution +dépend en effet en partie l'avenir de ce territoire. Bien que tout +le monde, dès le premier jour, se soit mis à l'œuvre, chimistes, +métallurgistes, ingénieurs, savants (je ne parle pas des chevaliers +d'industrie ou des contrefacteurs), et que chacun, dans cette espèce +de course au clocher, ait apporté son procédé qu'il croyait le +meilleur, aucun procédé n'a encore réussi, et le prix est toujours +à donner à l'heureux inventeur du traitement des sulfures naturels +auro-argentifères. Celui qui trouvera le moyen de retirer _par +des systèmes pratiques, et non par des méthodes de laboratoire_, +des minerais du Colorado, et subsidiairement de ceux du Montana, +de l'Idaho, de la Nevada, de la Californie, en proie aux mêmes +difficultés, toute la quantité d'or et d'argent qu'ils renferment et +que l'analyse dévoile, celui-là aura fait sa fortune; il sera, du jour +au lendemain, riche à millions, et, du même coup, il aura donné à la +colonisation des États et des territoires du Grand-Ouest américain +l'impulsion la plus féconde. Ce sera là une fortune bien acquise. +Voilà les vrais inventeurs et non ceux qui cherchent péniblement la +contrefaçon de procédés déjà connus. + +Mais, que dis-je? voilà les vrais inventeurs! Celui qui apportera +au Colorado le mode de traitement métallurgique qu'on attend depuis +plusieurs années, celui-là sera non-seulement le bienfaiteur de +ce territoire et de tous ceux du _Far-West_; il faudra aussi, +tant la nouvelle invention sera fertile en résultats, le proclamer +solennellement un des bienfaiteurs du genre humain. Allons, +métallurgistes, à l'œuvre! qui de vous va devenir le grand homme que +l'on attend? + +Et vous, qui recevez ces lettres à Paris, dites donc aux maîtres de la +chimie française, et ils sont nombreux, d'allumer leurs fourneaux pour +cette grande recherche, et de se montrer, cette fois encore, comme ils +l'ont fait en tant d'autres circonstances, les dignes successeurs des +Lavoisier, des Berthollet, des Thénard. + +C'est une curieuse destinée que celle de l'Amérique du Nord, d'être, +non-seulement le pays de l'avenir, celui vers lequel gravitent +aujourd'hui tous les émigrants, tous les colons, celui qui, dans peu de +temps, va changer peut-être les lois du monde politique et commercial, +mais d'être aussi le pays qui produit, à cette heure, le plus d'or et +d'argent sur tout le globe. + +D'un océan à l'autre, soit qu'on suive la chaîne littorale atlantique, +les monts Apalaches, Alleghanys, etc., soit qu'on parcoure la chaîne +centrale du grand continent, les Montagnes-Rocheuses, d'où je vous +écris en ce moment, ou la chaîne qui regarde le Pacifique, la Sierra +Nevada, les placers, les filons d'or et d'argent sont partout +répandus; partout, au pied, aux flancs, an sommet des montagnes, +courent souterrainement des veines de ces métaux. Quand on croit les +gîtes épuisés, de nouvelles mines apparaissent. Après les gîtes d'or de +la Californie, les plus féconds, les plus étendus dont l'histoire fasse +mention, on découvre les mines argentifères de la Nevada, plus riches à +elles seules que toutes celles de l'Amérique espagnole. + +Puis sont venues les mines d'or et d'argent du Colorado, de l'Idaho, du +Montana, de l'Orégon, de l'Arizona, dont quelques-unes le disputent aux +précédentes pour la richesse et l'étendue des veines, pour l'abondance +de la production. + +C'est là un fait nouveau dans l'histoire de l'Amérique du Nord, de +fournir aujourd'hui plus de la moitié dans le milliard de francs en or +et en argent que produit annuellement le globe[2]. Ce fait ne s'est +révélé que depuis peu de temps, mais il n'a pas échappé aux hommes +d'État qui gouvernent l'Union. + +[Note 2: Voici, d'après des renseignements officiels, quelle a dû +être la production d'or et d'argent des États-Unis en 1867, une année +des moins favorisées: + + Californie 125,000,000 fr. + Nevada 100,000,000 + Montana 60,000,000 + Idaho 30,000,000 + Colorado 25,000,000 + Orégon 10,000,000 + Autres États ou territoires 25,000,000 + ----------- + Total de la production d'or et d'argent + aux États-Unis en 1867 375,000,000 fr. +] + +Chaque année, dans son message, le président fait connaître les détails +statistiques de la production de l'or et de l'argent, et d'année, en +année, il a généralement lieu de féliciter le pays des résultats et des +progrès obtenus. + +Aux États-Unis, on ne se contente pas de savoir, on veut voir. Aussi +ces mines du Grand-Ouest, dont le monde s'entretient, sont-elles +l'objet de nombreuses visites, non-seulement de la part des savants, +des ingénieurs, mais aussi des journalistes, des économistes, des +hommes d'État de l'Union. Un des politiques les plus connus en Amérique +et des plus modérés, M. Colfax, le même que la voix publique semble +désigner aux élections prochaines pour la vice-présidence, si le +général Grant est nommé président, a raconté dans un de ses nombreux +_speeches_ ses visites aux mines d'or et d'argent du _Far-West_, en +1865. Il était alors et il est encore président (_speaker_) de la +chambre des représentants à Washington, et il profita des vacances +de la session pour aller voir, dit-il, dans l'extrême-ouest, de +vrais mineurs, de vrais Indiens, de vrais Mormons. Il partit dans la +diligence transcontinentale, accompagné de quelques amis, entre autres +d'un journaliste de Springfield (Massachusetts), M. Bowles, qui a +laissé de ce voyage une intéressante description. + +La veille de son départ, le 14 avril, M. Colfax alla prendre congé du +président. + +«Je veux, lui dit Lincoln, que vous soyez mon interprète auprès des +mineurs que vous allez visiter. J'ai la plus large idée de la richesse +minérale de notre pays, je la crois inépuisable. Elle abonde dans tout +l'Ouest, des Montagnes-Rocheuses au Pacifique, et l'exploitation en est +à peine commencée. Pendant la guerre, alors que nous ajoutions chaque +jour une couple de millions de dollars à notre dette nationale, je +n'avais pas le loisir d'encourager chez nous la production des métaux +précieux, nous avions d'abord la nation à sauver; mais à présent que +nous connaissons le montant de notre dette, plus nos mines extrairont +d'or et d'argent, et plus nous effectuerons facilement le payement de +ce que nous devons. + +«Je veux désormais, ajouta-t-il avec une grande animation, féconder nos +exploitations souterraines par tous les moyens qui sont en mon pouvoir. +Nous comptons par centaines de mille les soldats congédiés, et l'on +craint que le retour dans leurs foyers d'un si grand nombre d'hommes +ne paralyse l'industrie en lui fournissant tout à coup un plus grand +nombre de bras que celui dont elle a besoin. Je veux essayer d'attirer +ces hommes vers les richesses cachées de nos montagnes, où il y a assez +de place pour tous. L'immigration, même pendant la guerre, ne s'est +pas arrêtée, et nous recevons sur nos rivages un chiffre toujours plus +imposant chaque année du trop-plein des habitants de l'Europe. J'ai +l'intention de diriger ces immigrants sur les mines d'or et d'argent +qui gisent pour eux dans l'Ouest. + +«Dites aux mineurs, de ma part, que je prendrai leurs intérêts autant +qu'il sera en moi de le faire, parce que de leur prospérité dépend +celle du pays. Oui, s'écria-t-il en finissant, tandis que ses yeux +brillaient d'enthousiasme, nous prouverons en très-peu d'années que +nous sommes le trésor du globe!» + +Ici, je vous entends me dire: «Où donc avez-vous pris ces paroles de +Lincoln?» Je viens de les traduire textuellement d'un discours que M. +Colfax prononça devant les mineurs du Colorado, à Central City, le 27 +mai 1865. Vous voyez que nous n'avons pas été les seuls à faire des +conférences devant les braves pionniers des Montagnes-Rocheuses, et que +le président de l'assemblée législative à Washington nous avait précédé +lui-même dans cette voie. + +Le soir de ce même jour, 14 avril 1865, M. Colfax retourna de nouveau +vers Lincoln et le trouva partant pour le théâtre. Lincoln l'invita +à l'accompagner. Ayant pris d'autres engagements pour la soirée, et +devant d'ailleurs quitter Washington le lendemain matin, M. Colfax ne +put accepter cette invitation. Comme le président franchissait la porte +de la Maison Blanche, et serrait la main au voyageur: + +«N'oubliez pas, Colfax, lui dit-il, notre conversation d'aujourd'hui; +rapportez à ces mineurs ce que je vous ai dit pour eux. Bon voyage! je +vous enverrai un télégramme à San-Francisco. Adieu!» + +Ce furent les derniers adieux de Lincoln, et les dernières paroles +qu'il prononça sur les affaires du pays; c'est peut-être moins d'une +heure après que l'ancien comédien John Booth le tuait à bout portant, +d'un coup de pistolet, dans une loge d'avant-scène au théâtre Ford. + +Et maintenant je ne vous dis pas adieu, comme le président martyr +à M. Colfax; je vous dis au revoir! Je repars demain pour Denver, +et de là pour Chayennes. Cette ville naissait à peine lors de mon +arrivée dans les prairies, il y a un mois; aujourd'hui elle a 3,000 +habitants. Il y a un mois, le chemin de fer du Pacifique s'arrêtait à +Julesburg; aujourd'hui il a gagné Chayennes, qui est à 140 milles ou +225 kilomètres plus à l'ouest, au pied même des Montagnes-Rocheuses. Il +faut bien aller saluer ces merveilles, voir comment poussent les villes +et les chemins de fer aux États-Unis, et de là aller dire bonjour aux +Peaux-Rouges du Dakota, les Sioux, les Corbeaux, les Gros-Ventres. + +Les touristes de la Méditerranée disent: «Voir Naples et puis mourir!» +Moi, humble excursionniste des prairies du _Far-West_, je dis: +«Voir les Peaux-Rouges et se faire scalper, mais au moins voir les +Peaux-Rouges!» + + + + +IX + +LA NAISSANCE D'UNE VILLE. + + + Chayennes, territoire de Dakota, au fond des + prairies, 1er novembre. + +Nous sommes partis hier matin de Denver, dans la diligence continentale +et par le plus beau temps du monde. Le coche était plein, dedans, +dehors, non de bagages, mais de voyageurs. Nous étions neuf dans la +boîte intérieure, trois sur chaque rang: je vous laisse à juger quel +supplice! + +J'avais à côté de moi un révérend de gros calibre qui laissait le +Colorado où il n'avait pas fait ses affaires, pour aller à Chicago +diriger un journal et une imprimerie appartenant à la secte qu'il +défendait. + +Devant moi était un ingénieur allemand, d'une corpulence non moins +formidable, et qui s'en retournait dans le Wisconsin pour y reprendre +la direction d'importantes mines de zinc, après être venu faire une +promenade minéralogique de quelques mois dans les Montagnes-Rocheuses. + +Faut-il parler de mes autres compagnons? Vous les connaissez en partie: +le colonel Heine, M. Whitney. Un troisième est un journaliste de +Central City, propriétaire de mines dans le Colorado, et inventeur d'un +procédé nouveau pour le traitement des sulfures aurifères; qui n'a pas +inventé ici son petit procédé? Il se rend dans les États de l'Est pour +tirer parti de sa découverte, former une compagnie. En Amérique on fait +ainsi 2,000 lieues sous le plus léger prétexte. + +Nous avons cette fois laissé nos armes avec nos bagages. Pas d'Indiens +dévastateurs sur la route. A la lune d'octobre, la paix a été +solennellement signée dans le Kansas par les commissaires de l'Union +avec les cinq grandes nations du Sud: les Apaches, les Kayoways, les +Comanches, les Arrapahoes, les Chayennes. Nous pourrons voyager et +dormir tranquilles sur la route du grand désert, à travers le pays des +hautes herbes. Que le Manitou ou Grand Esprit en soit loué! + +A la Porte (encore un nom franco-canadien respecté par la géographie +américaine), nous avons laissé la diligence continentale poursuivre sa +route vers le pays des Mormons, ces heureux polygames, et de là vers +l'État sauvage de Nevada aux mines d'argent inépuisables, enfin vers +la fertile Californie. Un coche supplémentaire est venu au-devant des +voyageurs à destination de Chayennes et des États de l'Est. Nous étions +presque tous de ce nombre, et nous avons remis à une autre fois notre +visite aux _Saints du dernier jour_, car le pape des Mormons, Brigham +Young, pendant que nous étions encore dans le Colorado, nous a écrit +qu'il nous attendait. + +Quel beau temps nous avons eu pendant ce voyage d'une centaine de +milles à travers les grandes plaines! Le trajet a duré vingt-quatre +heures. Le ciel était, comme pendant tout le mois précédent, sans aucun +nuage, aucune vapeur ne voilait la transparence de l'atmosphère, et +l'air, ainsi qu'il est naturel à ces hauteurs, était d'une légèreté +exceptionnelle. La température était printanière, et un splendide +tableau s'est déroulé à notre vue tout le long du chemin. + +Le profil des Montagnes-Rocheuses offre un coup d'œil des plus +féeriques. Au Sud, le pic de Pike porte jusqu'aux nues sa cime +neigeuse, haute de plus de 4,200 mètres, et garde le nom du célèbre +explorateur, le capitaine Pike, qui l'a le premier mesuré en 1806. + +Au nord, le pic de Long, baptisé en 1820, par un autre hardi voyageur, +le colonel Long, élève à la même hauteur sa cime non moins pittoresque. + +Les deux pics sont séparés par un intervalle de 170 milles, et +cependant l'œil les embrasse à la fois. + +Vu sous un certain angle, le pic de Long présente deux pointes +isolées: de là le nom de _pic des deux Oreilles_ que lui avaient donné +les anciens coureurs des prairies, les trappeurs et les traitants +canadiens. Dès le dix-septième siècle, ceux-ci fréquentaient ces +parages et avaient certainement découvert, avant le capitaine Pike et +le colonel Long, les pics qui devaient immortaliser ces derniers. De +quelque côté du Missouri ou du Mississipi que l'on vienne, quand on +s'est avancé de quelques centaines de milles dans les prairies, on ne +tarde pas en effet de découvrir l'un ou l'autre de ces pics, et souvent +tous les deux à la fois. On s'oriente même sur ces montagnes, comme le +marin sur l'étoile polaire. + +Entre les deux pics est le mont Lincoln, plus élevé encore que les +précédents et plus haut que notre mont Blanc, puisqu'il dépasse, +dit-on, 5,000 mètres. + +Le mont Lincoln a été ainsi nommé en l'honneur du président martyr, +qui n'avait pas besoin de ce baptême pour que son nom, pur entre tous, +passât jusqu'à la plus lointaine prospérité. + +Cette magnifique ligne de montagnes est la plus belle de l'Amérique +du Nord. Dans le Colorado, qu'elle recoupe le long d'un méridien, +elle apparaît, à travers l'atmosphère transparente et limpide, comme +une masse ondoyante aux tons bleus et violets, qui rappellent ceux +de l'Apennin. Toutefois les découpures de la montagne péninsulaire, +bien qu'ayant été chantées par Horace et tant d'autres poëtes, n'ont +pas les vives allures de cette partie des Montagnes-Rocheuses, toute +composée de granits aigus ou de schistes aux lits contournés. Le +ciel du Colorado rappelle aussi le ciel de l'Italie. Chacun fait ces +rapprochements, et le voyageur venu de l'Europe croit être près de son +pays, tandis que 3,000 lieues l'en séparent. + +Après une aussi douce journée et d'aussi agréables impressions, quel +réveil nous avons eu! Pascal disait: «Vérité en deçà des Pyrénées, +erreur au delà!» nous aurions pu dire en touchant au terme de notre +route: «Beau temps en deçà du Colorado, tempête au delà!» Ce matin, +en arrivant à Chayennes, sur ce plateau dont l'altitude dépasse 2,000 +mètres, nous avons essuyé un véritable cyclone comme en plein Océan. +Le vent, venant des montagnes, avait passé sur leurs cimes glacées. Il +était froid comme en hiver, soufflait avec une épouvantable violence, +et soulevait en épais tourbillons le sable siliceux de la prairie. +Dès novembre, la saison change ici brusquement, et, de trois en trois +jours, des coups de vent, mêlés de neige, s'élèvent soudainement. +Puis le soleil reprend le dessus, et le ciel offre, comme en été, une +transparence d'azur. + +Nous sommes allés frapper à la maison, si vous préférez, à l'hôtel du +Doge, _Dodge house_, où l'on nous a offert, si nous étions fatigués, +de nous reposer dans la chambre commune. Il n'y avait pas moins de +trente lits, la plupart occupés par deux dormeurs à la fois. Les usages +démocratiques du _Far-West_ autorisent cette fraternité nocturne, et +l'Américain s'y prête de fort bonne grâce. + +Nous avons jugé convenable de ne partager le lit de personne; mais +dans le salon commun, où chacun faisait sa toilette, il a bien fallu +user des mêmes brosses, des mêmes peignes et, disons-le, de la +même serviette. J'ai fait rouler le lin maculé, tacheté de marques +noirâtres, jusqu'à trouver une place intacte, et je m'en suis bravement +frotté la face. Qu'y faire? comme disait cet Espagnol: _Es la costumbre +del pais_. C'est la coutume du pays; il faut s'y plier comme tout le +monde, on serait mal venu de faire ici le délicat. + +Le buvetier de la maison du Doge, qui distribue à ses nombreux chalands +l'_ale_ et le _whisky_, nous demande de lui laisser nos armes. +Carabines et revolvers n'ont plus droit, sous peine d'une sévère +amende, de se montrer en ville, et cette décision a été prise par +le conseil municipal de Chayennes, à la suite de quelques rixes qui +ont eu lieu tout récemment. De plus, on a chassé les délinquants qui +troublaient la paix publique et donnaient le scandale dans cette ville +née d'hier. Bravo! et voilà qui promet. On sort sans armes et l'on ne +se promène qu'au milieu d'honnêtes gens. Et dire qu'il a fallu pour +cela venir au fond des prairies, au pied des Montagnes-Rocheuses, à 520 +milles à l'ouest du Missouri! + +J'entends partout le bruit de la scie et du marteau; partout s'élèvent +des maisons de bois, partout s'alignent les rues, qui se coupent +d'équerre et non sous des angles obliques, à l'européenne. Ces rues, on +n'a pas le temps de leur chercher des noms. Ce sont les rues nos 1, 2, +3, 4..., ou A, B, C, D..., etc. + +Que Fénelon serait content, si son ombre passait par ici! il a rêvé +une ville idéale, Salente: la voilà. Voilà Chayennes, la cité magique, +la merveille du désert, comme l'appellent déjà les pionniers, et non +la ville venteuse, comme disait ce matin un des voyageurs qui nous ont +quittés, et qui est reparti pour les États de l'Est. + +Voilà Chayennes: elle n'existait pas au mois de juillet dernier, et +les Indiens dont elle a pris le nom campaient dans le voisinage. Ils +y scalpaient encore les blancs, témoin deux soldats du fort Russell, +situé à 2 milles de là, qu'ils ont un jour trouvés seuls et sans +défense, et qu'ils ont impitoyablement tués. + +A la fin du mois de juillet, une compagnie se fonde pour l'édification +de la ville. Tout aussitôt un maire, un conseil municipal est nommé. +Quel nom donnera-t-on à la cité qui va naître? Eh, mon Dieu! le nom des +Indiens de l'endroit, ne sera-ce pas dans quelque temps tout ce qui +restera de ces Peaux-Rouges dans les prairies colonisées? + +La voilà donc la moderne Salente! Déjà partout des magasins, surtout +d'habits confectionnés, des restaurants, des buvettes, des hôtels. +Se vêtir, manger, boire et dormir, dit l'Américain, telles sont les +quatre nécessités à satisfaire dans toute colonisation naissante. +Déjà deux imprimeries, deux journaux, des boutiques de librairie, des +bureaux de banque, des diligences, puis la poste et le télégraphe, qui +portent si loin et la vie et le mouvement. Et combien d'habitants a +cette ville qui vient de sortir de terre? Plus de 3,000. Elle a gagné +un millier d'habitants chaque mois, et le chemin de fer ne l'a pas +encore rejointe. La dernière station du grand railroad du Pacifique +est Hill's-Dale, à 20 milles à l'est de Chayennes; mais déjà les +terrassiers, les pontonniers sont là. Chayennes n'a pas été oubliée; +elle n'a fait qu'aller en avant, _go ahead!_ précédant le chemin de fer +pour que celui-ci ne l'oubliât pas au passage. + +Des maisons, il en arrive par centaines de Chicago, toutes faites, +j'allais dire toutes meublées, du style, des dimensions et des +dispositions que l'on désire. A Chicago, on confectionne des maisons +comme, à Paris, à la _Belle Jardinière_, on confectionne des habits. +Entrez! Voulez-vous un palais, une chaumière, maison de ville ou +maison des champs; voulez-vous du dorique, du toscan ou du corinthien? +voulez-vous un ou deux étages, un attique, des combles à la Mansart? +voilà! vous êtes servis! + +Il n'y manque que les habitants, n'est-ce pas? car ceux-là, on ne les +vend point; mais les habitants sont venus. Des États du Missouri et +du Mississipi, du Colorado lui-même, ce jeune territoire, le grand +exode a recommencé. Allons, pionniers de l'Ouest, encore un pas en +avant, encore un pas avec le soleil! Dans tout le Colorado, nous avons +rencontré le long des routes les convois des hardis émigrants. Hommes, +femmes, enfants, avec tous les meubles, tous les outils du colon, +arrivaient dans des fourgons traînés par les bœufs pesants ou les mules +aux longues oreilles. Le convoi marchait lentement, et souvent suivait +par derrière une charrette chargée de planches, embryon de la future +maison. Chayennes a eu son _excitement_, et un instant le Colorado a eu +peur de se voir dépeuplé par cette ville aux allures envahissantes. + +Qu'ils sont rudes et d'aspect grossier tous ces hommes de +l'Extrême-Ouest, à la longue chevelure, au chapeau de feutre à larges +bords, à la barbe mal peignée, aux habits de couleur douteuse, aux +grosses bottes de cuir, dans lesquelles s'engouffre le pantalon! Mais +aussi quels caractères virils, fiers, indomptables! quelle austérité, +quelle patience! Ici personne ne se plaint. Si l'on n'y est pas mieux, +c'est que cela ne se peut pas, et personne n'y trouve à redire. + +Visitons cette ville âgée de trois mois, et déjà si vivante, si animée. +Voici des maisons qui changent de place, et se promènent par les rues, +portées sur de lourds véhicules; mécontentes du premier emplacement +qu'elles ont choisi, elles vont s'installer ailleurs. Les habitants +n'ont pas quitté leur demeure, et l'on voit fumer la cheminée de tôle +pendant que la maison marche. Mais j'ai déjà été témoin de ce spectacle +à New-York, à San-Francisco. Passons. + +Voici le restaurant Ford, le Véfour de l'endroit. On y fait des +affaires à souhait, pour 1,000 piastres ou 5,000 francs par jour. +Calculez plutôt. Les repas sont d'une piastre, 5 francs. On y sert +tous les jours trois repas, et chaque fois 2 à 300 personnes prennent +place aux différentes tables. Je passe sous silence les profits de la +buvette, les extra, etc. + +Il y a à Chayennes bien d'autres restaurants, mais Ford les domine +tous. Il y a aussi ce qu'on nomme pompeusement des parloirs, des +salons, des cabinets, où l'on va boire, le plus souvent debout, l'_ale_ +petillante ou l'alcoolique _whisky_. Je ne parle pas des salles de +jeux, très-courues, et qui s'ouvrent surtout la nuit. En quelques +endroits la musique attire les chalands; d'habitude c'est un orgue +de Barbarie, de forte dimension, et jouant des airs d'opéra à grand +orchestre. Cela s'expédie d'Allemagne à toutes les buvettes un peu +importantes du Grand-Ouest. Les Allemands ici sont nombreux; ils +entendent leur musique, ils entrent. + +Quelques buvettes amusent leurs chalands par d'autres _attractions_. +Voici un diorama gigantesque; voici un tableau de maître, où vous +verrez le colonel Corcoran conduisant au feu le brave ou, si vous aimez +mieux, le galant 69e. + +Les journaux ont déjà annoncé notre arrivée. Ce n'est pas tous les +jours qu'un Parisien passe par Chayennes. Plus tard cela pourra venir. +Allons remercier ces éditeurs polis. A Chayennes (nous avions déjà vu +la même chose à Georgetown dans le Colorado), le journaliste est à +la fois son auteur, son compositeur, son correcteur, son imprimeur, +son gérant responsable, et il résume toutes ces fonctions sous le nom +générique d'éditeur. L'_Argus_, comme le _Leader_ (le Guide), nous fait +une réception amicale. Ils nous offrent gracieusement et gratuitement +un exemplaire du numéro du jour. Chez les vendeurs cela coûte 15 +_cents_, 15 sous de notre monnaie. Les annonces remplissent surtout ces +feuilles, de dimensions maintenant restreintes, mais qui demain seront +si étendues. Les faits divers sont plaisants. + +«Charles Bell a apporté une provision de pommes de chez les Mormons. +Charley a fait cadeau de quelques-unes de ces pommes à l'éditeur +du _Leader_. Que Charley Bell en soit béni. Les pommes étaient +excellentes. C'est le premier fruit qu'on mange à Chayennes. Voilà un +son de cloches (en anglais, cloche se dit _bell_) qu'il faudra souvent +répéter.» + +«Hier, dit à son tour un libraire, en même temps marchand de journaux, +de cigares et de bimbeloterie, hier il est venu un quidam dans ma +boutique. Il a tout déplié, tout lu, et le _Monthly Magazine_, et le +_New-York Herald_ et le _Chicago Tribune_. Je ne parle pas du _Leader_ +et de l'_Argus_ de Chayennes. Il a tout déplié et tout lu; puis il est +parti sans dire un mot, sans même remercier. Honte soit à ce malotru!» + +«Demain, ajoute un révérend, je célébrerai l'office divin dans le salon +que M. A... veut bien mettre à ma disposition. Nous n'avons pas encore +d'église, mais cela ne tardera pas. En attendant, ceux qui viendront +demain et qui ont des livres de prières feront bien de les apporter.» + +Ainsi va le monde. Cette petite ville, la plus jeune sinon la moins +peuplée de toutes les villes du globe, celle qu'aucune géographie +ne mentionne encore, fière de ses hôtels, de ses journaux, de son +merveilleux développement, de sa situation topographique, rêve déjà +le titre de capitale. Elle ne veut pas s'annexer au Colorado, elle +veut que le Colorado, s'annexe à elle. Comme elle est la seule ville +du Dakota et que ce territoire est encore absolument désert, elle +ne veut pas non plus faire partie du Dakota. Elle rêve de détacher +de ce territoire, de ceux du Colorado et de l'Utah, un lambeau qui +s'appellera le Wyoming, dont elle sera le centre[3]. Ainsi naît le +patriotisme local; ainsi commencent les questions de clocher, au +milieu même du grand désert. Tous les jours, les premiers Chayennes du +_Leader_ et de l'_Argus_ sont pleins de ces débats, et la discussion +s'envenime avec les journaux de Denver et de Central City, qui +répondent orgueilleusement à Chayennes en l'appelant la Ville venteuse +ou la Ville de paille. Si Denver n'était pas si loin, qui sait si +quelque coup de revolver ne serait pas tiré de part ou d'autre pour +appuyer les arguments écrits? + +[Note 3: Et Chayennes est arrivée à ses fins. Dès 1868, un acte du +Congrès décrétait la formation de ce territoire de Wyoming.] + +Cette ville me plaît, et je regrette de n'y pouvoir passer la nuit; +mais il n'y a nulle part de lit disponible, même dans les dortoirs +communs. A la hâte, je jette cette lettre à la poste, et je me rends +au fort Russell avec mon brave compagnon, le colonel Heine (M. Whitney +est retourné à Boston ce matin). Au fort, le colonel connaît d'anciens +compagnons d'armes, et nous trouverons bien une tente pour nous y +installer quelques jours. + +Puis nous irons voir les Peaux-Rouges du Dakota, avec la commission de +paix indienne qui va se rendre au fort Laramie pour traiter avec les +tribus du Nord comme elle vient de le faire avec celles du Sud. Aller +au fond des prairies sans voir les sauvages, ne serait-ce pas aller à +Rome sans voir le pape? + + + + +X + +LES SOLDATS DU DÉSERT. + + + Fort Russell (Dakota), sous la tente, + 1er novembre. + +L'hospitalité la plus cordiale nous attendait ici, et nous avons +échangé avec plaisir le dortoir commun de la _maison du Doge_ contre +une tente de soldat. + +Le général Stevenson, qui commande le fort, le major, le +quartier-maître, tous les officiers nous ont reçus en amis. Nous sommes +allés nous asseoir à leur _mess_, nous avons fraternellement trinqué +ensemble, et bu le verre de whisky sacramentel sans lequel il n'y a +pas, aux États-Unis, de bonne connaissance faite. + +On nous a accueillis avec tous les honneurs possibles. Une sentinelle +veille sur notre tente; le soir nous répondons à son appel pour rentrer +chez nous. + +Le mauvais temps a continué. Avant-hier, un terrible ouragan de neige +s'est levé subitement. En nous rendant de la tente du général à la +nôtre, nous avons failli, comme Romulus, disparaître au milieu de la +tempête. Le toit de notre tente s'est gelé, et la neige a couvert le +bord de mon lit qui touchait à la toile. + +Puis le beau temps est revenu, et, en attendant la commission de paix +indienne, nous sommes allés chasser, le long d'un ruisseau voisin du +fort et bordé de coudriers, les gallinacés sauvages du désert. + +De bisons, d'antilopes, il n'y en a plus ici, depuis que les soldats +sont arrivés, depuis que le chemin de fer du Pacifique a lancé vers +ces parages ses poseurs de traverses et de rails. Il ne reste plus de +la prairie que sa flore caractéristique, surtout les hautes graminées, +maintenant desséchées, jaunies, et qui lui ont valu ce nom. Il lui +reste aussi ce sol alluvial qui la distingue, sol composé tantôt de +terres épaisses, où l'on ne trouve pas une pierre, mais parfois aussi +de graviers siliceux et de cailloux roulés. Ceux-ci ont dû descendre +des Montagnes-Rocheuses à l'époque où elles ont été soulevées, ou +quand les glaciers que portaient les flancs de ces hautes montagnes, +lors des anciens âges géologiques, se sont tout à coup fondus. Ces +graviers et ces cailloux roulés, y compris ceux des cours d'eau +actuels, sont des échantillons rassemblés à souhait par la nature sur +le même point, comme pour indiquer d'avance au géologue qui se dirige +vers la grande chaîne de l'Extrême-Ouest les roches qu'il y rencontrera. + +Ici se montrent des galets de granits roses, de porphyres verts, +d'ardoises lustrées, feuilletées, et des silex de toutes les couleurs, +surtout le silex rouge, dont les lits de quelques ruisseaux sont pavés. + +Les seules roches que l'on rencontre en place dans la prairie sont +des grès tendres, d'âge très-moderne, et dont les stratifications, +labourées, déchiquetées par les éléments, offrent quelquefois des +aspects fort curieux, et ressemblent même à des villes en ruine quand +l'étendue des assises est considérable. Ce sont ces roches, ou des amas +de cailloux roulés, qui forment ordinairement les monticules que l'on +nomme les _bluffs_, et qui donnent alors à la prairie cette apparence +ondulée qui lui a valu, chez les Américains, le nom de _rolling +prairie_. + +Les silex rouges, descendus des flancs des Montagnes-Rocheuses, et +divisés par les eaux courantes en menus morceaux, forment en plusieurs +endroits le sous-sol de la prairie. Dans ce cas, les fourmis entassent +quelquefois autour de leur trou d'énormes monticules de ces graviers, +de plus de 2 pieds de hauteur et de 12 à 15 de pourtour. Que sont les +Pyramides d'Égypte à côté de celles-ci? + +Ces dépôts de gravier siliceux et ferrugineux, fouillés ou non par les +fourmis, sont si répandus dans certaines régions, surtout celles qui +s'étendent à l'est et au nord du territoire de Colorado, et sur une +partie du chemin de fer du Pacifique, qu'on a donné à ces régions le +nom de _grand désert américain_. En d'autres endroits des prairies, le +sol présente un autre phénomène: les eaux y sont tellement saturées +d'alcali ou carbonate de soude, que le sel se dépose en efflorescences +blanchâtres à la surface du terrain. Une des stations du chemin de +fer du Pacifique porte le nom significatif d'Alkali. Malheur aux +hommes, malheur aux bêtes qui boivent de ces eaux! Inutile d'ajouter +que le sol, sur tous ces points, est entièrement stérile, car les +jeunes pousses y sont brûlées par le sel. Certaines régions du grand +désert américain sont parsemées de terres alcalines, et semblent la +continuation, dans le centre et le sud des prairies, de ce qu'on nomme, +dans le nord, les _Mauvaises Terres_, qui sont si répandues dans le +Dakota et le Nebraska. + +Dans toutes ces localités, le relief du sol est d'ailleurs le même, car +dans les Mauvaises Terres on rencontre aussi des étendues considérables +de ces coteaux de grès tendre simulant des édifices ruinés. + +La course à travers les prairies est loin d'être monotone, et chacun +trouve à y glaner, chasseur ou naturaliste. Sans doute, le touriste +qui prend maintenant le chemin de fer du Pacifique va trop vite pour +jouir complétement du grand spectacle du _Far-West_; mais, arrivé à la +dernière station, il voyage en caravane comme autrefois, à la garde de +Dieu et de son revolver. Qui remplacerait, dans ces poétiques courses, +les haltes dans les hautes herbes, quand on n'a souvent d'autre +combustible, pour faire cuire son repas, que la fiente des bisons, le +_bois de vache_, comme l'appellent les trappeurs? qui remplacerait les +longues méditations du soir, quand on n'a pour abri que la tente sous +le ciel couvert d'étoiles et sur la terre gazonnée, quand rien ne borne +l'horizon, et que libre, indépendant, n'ayant d'autre maître que soi, +on se retrouve seul en face de la grande nature? + +Le niveau des prairies monte insensiblement des bords du Missouri +aux Montagnes-Rocheuses. Omaha est à 300 mètres d'altitude au-dessus +des eaux de l'Océan; Chayennes, située à 515 milles d'Omaha, est à +la cote de près de 2,000 mètres. Le chemin de fer du Pacifique a +très-heureusement profité de ces pentes naturelles. + +Le climat de toutes ces régions est, pendant l'été, un des plus beaux +de l'Amérique du Nord. L'élévation du sol au-dessus du niveau de la mer +n'empêche pas cependant que les chaleurs ne soient à certains moments +excessives, mais les brises qui viennent des Montagnes-Rocheuses +rafraîchissent bientôt l'atmosphère. Jamais il ne pleut. Sur la fin +de l'automne, le climat est parfois rigoureux, je l'ai appris à mes +dépens; mais, après un ouragan de quelques jours, souvent le ciel +redevient serein, sans un seul nuage qui le voile. + +L'hiver, les mêmes alternatives de beau et de mauvais temps se +représentent; la neige tombe avec abondance, mais ne persiste pas. Le +froid seul se fait sentir vivement, et le thermomètre se maintient +quelquefois aux degrés de la Sibérie, 25 et 30 divisions sous zéro du +thermomètre centigrade. En été, il monte par moments aux degrés du +Sénégal, et c'est ainsi que les deux extrêmes se touchent. + +Toute l'année, l'atmosphère est d'une pureté, d'une sécheresse +exceptionnelle, en même temps que d'une grande légèreté. La viande de +boucherie se conserve très-bien à l'air. Le bétail reste en liberté au +dehors, sans aucun abri. + +Ce climat convient particulièrement, surtout pendant le printemps et +l'été, aux personnes faibles, qui reprennent leurs forces à cet air +vivifiant et sec, et qui, arrivées malades dans les prairies, s'en +retournent guéries après une saison. Un bain d'air vaut, dans ces +cas-là, beaucoup mieux qu'un bain d'eau minérale et produit des effets +plus certains. + +Tel est, dans ses traits principaux, le grand désert américain, d'où je +vous écris en ce moment. En attendant la commission de paix, je vis au +milieu de soldats qui ne ressemblent guère à ceux de notre pays. + +Une partie des officiers ont fait leurs études à West-Point, le +Saint-Cyr des États-Unis; d'autres sont des soldats de fortune auxquels +la guerre de sécession a mis le mousquet dans les mains, et qui ont +préféré le garder, plutôt que d'aller se faire avocats ou négociants, +comme tant d'autres. Chez tous on rencontre une grande aménité et des +habitudes polies, civiles, qui viennent fort heureusement tempérer la +rigidité militaire. + +Il y a une bibliothèque au fort, mais on lit peu. Plus souvent on +chasse, on joue au billard, on boit. Le commandant mêle la pratique +des affaires à celle du métier des armes. Il a acheté à Chayennes, ce +qu'on appelle un _corner-lot_ (un lot de coin), un de ces emplacements +donnant à la fois sur deux rues, comme ceux qu'occupent si volontiers +à Paris les marchands de vin. Je vous laisse à penser si ces lots de +terrain sont disputés à Chayennes et ailleurs. Dans toutes les villes +naissantes, c'est à qui en aura un, et l'on joue, on spécule là-dessus. + +Le général Stevenson, non content de ses lots, a de plus fait bâtir +à Chayennes un vaste magasin, un véritable _dock_, en pierre, s'il +vous plaît, et non en bois. Il espère y loger les marchandises de l'un +et l'autre monde, quand le chemin de fer du Pacifique unira les deux +océans, et sera devenu la grande voie commerciale du globe. Chaque +jour, le général, sur son _bughy_ (nous écrivons en français boguet) +traîné par deux fringants chevaux, va visiter ses domaines naissants, +et suppute, comme Perrette, ce qu'ils pourront lui rapporter. + +Comme Perrette, il a manqué voir l'autre jour tous ses rêves +s'évanouir, non pas qu'il ait cassé comme elle son pot au lait; mais +ses chevaux, revenant de Chayennes, se sont emportés, et le général, +jeté à bas de son véhicule, a failli rester en chemin. A d'autres +eussent passé et le dock et les lots de terrain. + +Le verre de whisky a ici de nombreux adeptes; car que faire au désert +à moins que l'on n'y boive? Chaque officier est propriétaire d'une +petite caisse à compartiments, avec laquelle il voyage. On dirait une +caisse de livres, une bibliothèque de touriste amateur. Dans cette +caisse sont disposés avec art et des verres et des flacons. _Will you +take a drink?_ Voulez-vous boire quelque chose? est la première parole +qu'on vous adresse, dès que vous pénétrez dans une tente. Vous seriez +mal venu de refuser. Vous dites oui, et le _old Borbon whisky_, le +vieux whisky de Bourbon (Kentucky), est immédiatement débouché en votre +honneur. Les verres circulent à la ronde. Quel bouquet, mon ami, et +quelle liqueur traîtresse que cet _old Kentuck_! Notre vieux cognac +n'est rien en comparaison. Comme on se laisse prendre à ce goût, et +comme je conçois que le whisky compte parmi les officiers américains de +si nombreux partisans! Pour ne pas se laisser tenter, le mieux est de +n'y pas goûter, comme disait le singe de la fable, qui, d'une praline à +l'autre, avait fini par vider tout le sac. + +Quelques officiers mariés ont fait venir leur femme avec eux. Les +courageuses Américaines ont dit adieu à New-York, à Boston, et sont +venues, sans un mot de plainte, s'installer au fond du désert avec leur +mari et leurs enfants. Après tout, elles ne sont qu'à 1,000 lieues de +leur pays natal. + +Les simples soldats méritent moins d'éloges que les officiers. + +Vous savez que l'armée régulière américaine est réduite à rien en temps +de paix. C'est à peine 65,000 hommes, en ce moment, pour garder un pays +grand comme toute l'Europe centrale; et encore, sur ces 65,000 hommes, +y en a-t-il un sur quatre qui déserte, ainsi que le dernier rapport du +général Grant le constate. + +Ces soldats sont surtout disséminés dans quelques forts de l'Atlantique +et du Pacifique, puis dans les forts, les postes, les stations de +l'Extrême-Ouest, pour tenir en respect les Indiens. Le fort Russell +répond à cette destination: c'est un des principaux postes militaires +des États-Unis, bien qu'il n'ait d'un fort que le nom, et ne possède ni +casemates ni retranchements, comme presque tous les forts des prairies. +Quant aux remparts et aux savants ouvrages du génie militaire, ils +sont ici partout absents. A quoi serviraient-ils? Il n'est pas besoin +de tant d'art pour venir à bout de l'Indien, et le chemin de fer du +Pacifique, à lui seul, fera plus contre le Peau-Rouge que tous les +forts réunis. C'est surtout par les armes de la civilisation qu'il faut +combattre la sauvagerie. + +Que cette armée régulière est différente de nos troupes européennes, si +bien enrégimentées et disciplinées! Ces soldats, ils sont de tous les +pays, excepté des États-Unis. Il y a là des Canadiens, des Irlandais, +des Allemands, des Belges, des Français, des licenciés de la légion +mexicaine, et tous peuvent dire certainement que ce qu'ils trouvent de +plus curieux dans cette armée cosmopolite, c'est de s'y voir. Tous se +sont engagés dans l'armée américaine avec l'espoir de devenir bientôt +généraux, et tous sont restés simples soldats. «C'est la faute de +l'anglais, me disait tout à l'heure l'un d'eux, un Breton mécontent; ce +coquin d'anglais, je le comprends, mais ne le parle pas.» + +Cet autre, un Canadien, qui parlait encore le français du temps de +Louis XIV (ce n'est pas d'ailleurs le plus mauvais), prétend qu'il n'a +jamais eu que de la _male chance_. Il aimerait mieux servir ailleurs. +Il est né d'une mère française, quoique son père fût _Écossois_. Un +troisième, un Belge, qui est venu aux États-Unis avec l'espoir d'y +faire bientôt fortune, a perdu le peu qu'il avait, s'est engagé et se +trouve encore simple fantassin, après quatorze ans de service. + +Et cependant tous ces soldats du désert, ces pionniers d'une nouvelle +espèce font à l'occasion bravement leur devoir. En maintes rencontres, +ils se sont bien battus contre les Peaux-Rouges, et eux aussi ont +concouru pour leur part à la colonisation des grandes plaines. Mais +rien ne remplace le volontaire, le soldat libre des territoires ou +le citoyen armé des États, quand la patrie est en danger. Voilà les +véritables gardes de la nation; ils me remettent en mémoire ces belles +paroles de Machiavel, que la poitrine des citoyens est la meilleure +frontière d'un pays. + +Dans la lutte contre les Peaux-Rouges, au milieu des territoires +naissants, dans la grande guerre qui a divisé récemment le Nord et le +Sud, ce sont surtout les braves volontaires qui ont sauvé l'Union. + +On nous annonce pour demain l'arrivée de la commission de paix +indienne, _Indian peace commission_. Elle est composée de M. Taylor, +commissaire des affaires indiennes à Washington; de M. Henderson, +sénateur, président du comité des affaires indiennes au sénat; des +généraux de l'armée régulière Harney, Sherman, Terry, du général et +du colonel des volontaires du Colorado, Sanborn et Tappan. M. White, +attaché au bureau indien à Washington, est secrétaire de la commission, +dont M. Taylor a été élu président. + +Un artiste dessinateur, un sténographe, des guides, des interprètes, +divers agents accompagnent la commission, et aussi, comme bien vous +pensez, des _reporters_ de divers journaux de New-York, Chicago, +Saint-Louis, etc. + +Le général Stevenson a fait déjà préparer le nombre de fourgons +nécessaires à la caravane officielle, et désigné quatre-vingts soldats +pour lui servir d'escorte. Il veut bien nous donner aussi un fourgon, à +mon compagnon et à moi, avec les quatre mules et le muletier de rigueur. + +Demain matin nous partons pour Hill's-Dale, la dernière station +du chemin de fer du Pacifique, où nous rejoindrons la commission, +qui revient de chez les tribus du Sud. De là, à travers les vastes +solitudes de la prairie, et sans crainte de mauvaise rencontre, puisque +nous avons quatre-vingts soldats avec nous, notre longue caravane +prendra la route du fort Laramie. Il nous faudra trois jours pour +y arriver, en trottant douze heures par jour et campant la nuit à +la belle étoile. La distance n'est pas moindre de 100 milles ou 160 +kilomètres. + +Au fort Laramie, nous trouverons les Corbeaux, les Sioux, les +Arrapahoes du Nord, auxquels les commissaires ont depuis longtemps +donné rendez-vous. + +Nous allons enfin voir des Peaux-Rouges, non pas deux, le mari et la +femme, comme ceux qu'on vous a montrés cet été à l'Exposition, mais +des tribus entières. Nous fumerons le calumet de paix avec eux, et +nous leur dirons de nous donner quelques leçons théoriques dans l'art +délicat de scalper. + + + + +XI + +UNE CARAVANE. + + + Lone Tree Creek (Dakota), sous la tente, + 9 novembre. + +De bonne heure, il y a trois jours, nous avons quitté le fort Russell. +Une trentaine de fourgons, traînés en tout par cent cinquante bêtes, +trente-cinq muletiers et agents divers, enfin nos quatre-vingts +soldats, composaient le gros de l'expédition. Les soldats étaient +montés dans les fourgons avec tout leur attirail de campement. A la +tête du convoi caracolaient les officiers. Le temps était redevenu +épouvantable, comme il l'est quelquefois pendant l'automne dans les +prairies, à une altitude de 2,000 mètres. Dès les premiers jours du +mois, je vous l'ai dit, un ouragan terrible, accompagné de neige, a +passé sur le fort Russell; et si la neige a bientôt fondu aux rayons +du soleil, la tempête, après un jour ou deux de calme, s'est remise à +souffler comme un véritable cyclone. La poussière, soulevée en épais +tourbillons, entrait dans nos fourgons, ouverts sur le devant, et +aveuglait littéralement ceux qui étaient à l'intérieur. Le froid était +piquant; le thermomètre se tenait au-dessous du point de congélation +de l'eau; car le vent, venant des Montagnes-Rocheuses, avait passé sur +leurs cimes glacées. + +C'est dans de telles conditions que, partis du fort Russell le matin, +nous sommes arrivés vers l'après-midi à Hill's-Dale (vallon de la +Montagne). Cette localité est la dernière station du chemin de fer du +Pacifique, titre qu'elle a abandonné à Chayennes, qui, à son tour, le +cédera bientôt à sa voisine de l'Ouest. + +Hill's-Dale manquait d'eau et de bois, et le vent des prairies y +soufflait avec une violence qui semblait s'être encore accrue. En +outre, les commissaires qui devaient arriver par le chemin de fer du +Pacifique n'étaient pas même signalés. Que faire? le long de la voie, +tout près de la station, on creuse un puits artésien, mais l'ouragan +dérange les manœuvres, et nous ne pouvons attendre que la nappe d'eau +soit atteinte pour abreuver nos mules et nos chevaux. + +La localité fait peine à voir. Quelques buvettes seules restent debout: +tout le monde, marchant à l'Ouest, comme la voie ferrée, a émigré à +Chayennes. Il fut donc décidé que l'on irait camper dans la prairie, +à quelques milles de Hill's-Dale. Là on trouverait, dans un endroit +bien connu des caravanes, de l'eau vive et du bois, deux choses +indispensables dans le désert. + +Pole-Creek (le ruisseau de la Perche), où nous arrivâmes vers quatre +heures, était déjà occupé par les muletiers partis le matin de fort +Russell, et délégués pour charger les cadeaux que les commissaires +apportaient aux Indiens. Nos hommes prirent place à côté de ceux +qui étaient venus les premiers. Les soldats installèrent prestement +leurs tentes, et bientôt les feux du camp brillèrent au milieu de +la nuit. Les muletiers, creusant un trou en terre, y allumèrent du +bois, établirent là leurs fourneaux. Ils firent cuire sans perdre de +temps les _flat-jacks_, sortes de beignets ou de crêpes, le jambon +ou le lard découpé en tranches, pendant que, sur un coin du foyer, +une immense bouilloire recevait le thé ou le café, formant la boisson +habituelle de tout souper américain. Les muletiers, dans les excursions +du Grand-Ouest, sont toujours les premiers et les mieux servis, et nos +hommes avaient déjà fini leur souper, que les soldats commençaient à +peine le leur, et que le maître coq des officiers, au mess desquels +nous étions conviés, n'avait pas même dressé son fourneau. Il est vrai +que c'est un poêle en fonte et en tôle de fer, et que son installation +seule demandait, par le vent qui régnait, plus de temps qu'il n'en +fallait pour faire cuire le repas. + +Le coucher, comme pour le souper, a laissé pour nous beaucoup à +désirer. Notre fourgon nous a servi d'abri. Une peau d'ours a été notre +lit, et une peau de buffle notre couverture. Les bagages, disposés sur +le devant du véhicule, nous ont protégé en partie contre le vent et le +froid, et nous avons dormi tant bien que mal. + +Le coup d'œil de notre camp était des plus pittoresques. Les mules, +dételées, s'étaient réunies par groupes isolés. Ayant bien vite épuisé +leur maigre ration de maïs, elles tondaient le gazon des prairies, +jauni par le froid de l'automne. Les fourgons, alignés, formaient comme +un rempart. + +Du côté opposé, vers le Pole-Creek, étaient dressées les tentes des +soldats. En retour d'équerre, venaient celles des officiers. L'eau du +ruisseau était gelée sur les bords, et çà et là, en bouquets touffus, +se dressaient le long des rives les coudriers et les joncs. Un talus +naturel de roches tendres et d'alluvions formait un des versants du +ruisseau. Partout ailleurs s'étendait jusqu'à l'horizon la plaine +immense, à peine ondulée. Le ciel était resplendissant d'étoiles, +la lune éclairait la prairie et l'on entendait au loin les sourds +aboiements des loups ou des coyotes affamés. Les derniers feux allaient +s'éteignant et le silence du camp n'était plus troublé que par la +marche de quelque veilleur attardé regagnant sa tente, ou par le +hennissement de quelque mule disputant à sa voisine une touffe d'herbe +ou l'abri protecteur d'un fourgon. Bientôt un grand calme se fit, et +l'on n'entendit plus que les sifflements de la tempête au milieu de la +solennité de la nuit. + +Le lendemain, 7, le soleil s'est levé sur le camp de Pole-Creek sans y +ramener le beau temps. L'ouragan a même redoublé de violence. On a vu +des fourgons, poussés par le vent, s'avancer seuls de plusieurs mètres +en courant sur leurs roues. Quelques tentes ont été jetées à bas. La +promenade au dehors est devenue impossible. Pour comble d'infortune, +les commissaires n'arrivaient pas, et il a fallu les attendre encore +tout un long jour. Hier matin, de très-bonne heure, on a signalé enfin +leur arrivée, et le camp a été levé à la grande joie de chacun. + +Le général Sherman et le sénateur Henderson, rappelés à Washington +par leurs fonctions et par la date rapprochée de l'ouverture de la +session législative, n'ont pu se joindre à la commission, dont ils +étaient les principaux membres. Le général Sherman a été remplacé +par le général Augur, commandant le district de la Plate, dont le +chef-lieu est à Omaha. Le général Augur, comme le général Terry, un +autre des commissaires et commandant le territoire de Dakota, est l'un +des officiers qui se sont le plus distingués pendant la guerre de +sécession. Tous deux apportent dans leurs manières cette pratique des +habitudes civiles qui tempère la rigidité militaire, et qui crée entre +les soldats de l'Union et ceux d'autres pays une différence qui est +toute en faveur des premiers. + +Le vieux général Harney, devenu le meilleur ami des Peaux-Rouges, après +les avoir battus sans merci, se distingue entre tous les commissaires +par ses façons douces et paternelles. Malgré ses soixante-huit ans, il +a accepté de prendre la part la plus active à tous les travaux qu'on +vient de lui confier si inopinément, à lui vieux militaire retraité, +vétéran des forts de l'Ouest, et il n'a jamais faibli un instant, ni +dans les péripéties du voyage ni dans les longueurs du conseil. Il +porte invariablement l'uniforme de général, et il est beau de voir ce +soldat, droit et fier, à la moustache et aux cheveux blancs, resté +jeune malgré les années. Un noir fidèle, à la livrée verte et au +chapeau de feutre pointu, orné du galon et des glands d'or, lui sert +de domestique, et veille seul sur sa tente. A côté du général vient +le président de la commission, l'honorable M. Taylor, commissaire des +affaires indiennes à Washington. Vêtu d'un sévère costume bourgeois, +il offre dans ses traits quelque chose du révérend, et par ses allures +pacifiques, je dirai même évangéliques, il répond bien à la mission de +paix dont il a été élu le chef. + +Le général et le colonel des volontaires Sanborn et Tappan, qui se +sont récemment distingués dans maintes rencontres contre les Indiens +du Colorado, ont l'air peut-être plus martial que leurs collègues les +généraux de l'armée régulière, et montrent que la milice et la garde +nationale sont prises au sérieux aux États-Unis. + +M. White, secrétaire de la commission, M. Howland, artiste peintre, +M. Wallace, sténographe, enfin les _reporters_ de quelques journaux +de Saint-Louis, de Chicago et New-York, représentent la partie jeune +et bruyante de l'expédition, et mêlent leurs _lazzi_ aux discussions +graves des commissaires. + +Tout ce monde a reçu avec la plus grande affabilité le _Parisien_ qui +demandait la faveur de suivre la commission, et je n'ai compté bientôt +que des amis, au milieu de tant de personnes qui ne me connaissaient +pas la veille. Dès qu'on a été _introduit_ près d'un Américain, +c'est-à-dire qu'on lui a été présenté, dès qu'on a serré, _secoué_, +comme on dit, sa main, _shake hands_, la connaissance est faite, +l'Américain est devenu votre ami. C'est là un des bons côtés des mœurs +simples et démocratiques des États-Unis. + +Le Canadien Léon Pallardie, interprète pour la langue des Sioux, +accompagne la commission. Il sert en même temps de cicérone à trois +chefs de la nation des Sioux, Mato-Looza ou l'Ours-Agile, Mato-O-Ken-Ko +ou l'Ours-Vif et Ish-Tà-Skâ ou l'Œil-Blanc. Ce sont du moins les +appellations sous lesquelles les commissaires sont convenus de +reconnaître ces sachems, car les deux premiers ont des noms absolument +intraduisibles dans notre langue si pudique. On ne pourrait les écrire +qu'en latin, et encore! + +Ces trois chefs portent pour tout vêtement une couverture de laine +et des guêtres avec des mocassins en cuir. L'un d'eux a cependant un +pantalon; mais, d'après la mode en usage chez les Peaux-Rouges, il en +a coupé le fond. Celui-ci porte l'arc et les flèches, dont le guerrier +des plaines se sépare si difficilement; cet autre tient le calumet, +qui joue un si grand rôle dans toutes les délibérations des Indiens. +C'est une pipe au long fourneau rouge, d'où part un tuyau de buis ou de +cerisier, enjolivé de clous en cuivre jaune. Une douzaine de fumeurs +usent à la fois de la même pipe, et chacun tire une bouffée, en tendant +la pipe au voisin. + +Hier, au moment du départ, je m'approchais de ces grands chefs. Suivant +la coutume de tous les Indiens, qui ont pour principe de ne jamais +s'émouvoir, les Sioux restèrent impassibles. J'essayai d'engager la +conversation; mais ils ne parlaient pas un mot d'anglais. Accroupis, +serrés dans leur couverture, ils ne me jetèrent que ces mots: _Soux! +Soux! Cold! cold!_ Ce qui voulait dire qu'ils étaient Sioux, et qu'ils +avaient grand froid; ce qu'il était facile de deviner à la température +extérieure et à la façon dont les pauvres gens grelottaient. + +Pallardie vint à moi: «C'est des bons sauvages, me dit-il, nous les +menons au fort Laramie pour les montrer aux autres. L'Ours-Vif, avec +ses hommes, va conduire la charrue cet hiver. Il consent à se rendre +dans les réserves et à cultiver la terre. Ça ne l'amuse pas beaucoup, +mais il aime les blancs, et il tient à leur faire plaisir.» + +Ce commencement de conversation a rompu bien vite la glace entre +Pallardie et moi. Le Canadien est charmé de voir un compatriote, et moi +de faire route avec un homme qui connaît si bien les Sioux, et qui a +parmi eux de si hautes relations. Pallardie est de petite taille, bien +pris, vigoureux, aux traits accentués, et réalise de tous points le +type du traitant ou du chasseur des prairies, tel qu'on aime à se le +figurer. + +«J'étais marié depuis huit jours quand la commission est venue me +chercher, me dit-il; j'ai laissé ma femme et l'hôtel que j'ai bâti à +la station de North-Plate; il m'a bien coûté quinze mille piastres +(soixante-quinze mille francs). J'ai laissé tout cela, pour aller avec +la commission. J'aime la vie des prairies, qui me rappelle mon premier +métier de traitant. Je ne suis allé à _la ville_ (c'est ainsi que les +traitants appellent Saint-Louis) que trois fois en vingt ans. Je suis +malade quand j'y vais. A North-Plate, à la station du chemin de fer du +Pacifique, j'ai monté un beau buffet où s'arrête le train. Venez me +voir quand vous y passerez. Je vous présenterai à ma femme; elle a bien +pleuré quand je suis parti.» + +Cependant notre longue caravane a quitté le camp de Pole-Creek, +et s'avance à travers la plaine sans fin. Les fourgons viennent à +la file les uns des autres. En tête, vont à cheval les officiers +commandant l'escorte, puis ce sont les voitures des divers membres +de la commission, et derrière celles-ci les fourgons des personnes +qui sont attachées à l'expédition par devoir ou par curiosité. Là on +voit les _reporters_ des journaux de l'Est, quelques parents ou amis +des commissaires, Pallardie avec ses trois sachems, un munitionnaire +d'armée qui s'en sa vendre des bœufs au fort Laramie, et plusieurs +autres _excursionnistes_. Un intrus qui s'est faufilé dans le convoi, +que personne ne connaît, qui suit la commission depuis un mois sous +prétexte de faire des affaires, _to make some business_, est là aussi, +maugréant contre le mauvais temps, contre la lenteur des mules; contre +le peu d'abondance et le défaut de qualité des vivres. Tant est +grande la patience américaine, et tel est le respect qu'on a ici pour +l'individu, que personne ne relève cet homme et ne songe à le renvoyer. +Enfin, derrière la caravane marchent les fourgons des soldats et les +véhicules qui portent les malles et les provisions. + +Les muletiers ont soin de garder leur rang, et fouettent vigoureusement +leurs bêtes, avec force jurons, si elles menacent de ralentir le pas. + +Hier, on a marché ainsi toute la journée, malgré le froid, la bise, et +dans l'après-midi on est arrivé à Horse-Creek (le ruisseau du Cheval), +où l'on a campé pour dîner et passer la nuit. Là coulait un ruisseau +d'eau vive, là se trouvait du bois en abondance. Ce camp était protégé +par un monticule de stalactites, témoins de sources incrustantes qui +jadis ont arrosé ces lieux. Les éléments ont peu à peu désagrégé la +roche, et le sol est recouvert d'un sable siliceux épais. + +Aujourd'hui, de bonne heure, on a levé le camp, et l'on s'est remis en +route plus gaiement que la veille, car l'ouragan a cessé enfin, et le +froid cédé la place à une température un peu plus clémente. + +Le lieu où nous sommes campés ce soir est le plus pittoresque de tout +le Grand-Ouest. Il a nom Lone-Tree-Creek, ou le ruisseau de l'Arbre +solitaire. Qu'on imagine un rempart de roches sableuses couronnant +un vaste plateau de roches déchiquetées, rongées par les éléments, +la pluie, le vent, la glace, la neige, et cela de tout temps, depuis +l'époque mille fois séculaire où les roches se sont déposées. Elles ont +pris de cette sorte des formes étranges, saisissantes, et l'œil même +y est trompé. Ici c'est une tour en ruines, là une longue muraille où +plus d'une brèche est ouverte. Plus loin est une porte donnant accès +dans la ville que protègent ces forts; au-dessus semble veiller une +forme humaine, un guetteur prêt à donner l'alarme. Et l'illusion se +continue, car en face est un autre plateau couronné des mêmes murs, +des mêmes bastions. On dirait deux villes rivales. Seule, la vallée +profonde les sépare. A mi-hauteur ont poussé des cèdres nains et des +cyprès dont la ligne sombre, vue de loin, ressemble à la bouche béante +d'autant de cavernes, creusées dans ces murs pour les faire sauter. Ce +sont là les _Scott's-bluffs_ ou les remparts de Scott, ainsi nommés, +sans doute, en souvenir du trappeur qui les a le premier signalés. Ils +s'étendent sur d'immenses espaces, et longtemps avant d'arriver au camp +nous les avons découverts à l'horizon. Le ciel était un peu voilé, +quelques nuages noirs y disputaient leur place au soleil. Le soleil, +en se jouant dans les nuées, tantôt éclairait et tantôt obscurcissait +les _bluffs_, de sorte que le sable grisâtre dont sont formés ces +remparts, tantôt apparaissait comme blanchi par la neige, et tantôt +s'assombrissait peu à peu au point de disparaître entièrement. Cet +effet d'optique, se répétant à intervalles réguliers, était surprenant; +aucun de nous ne pouvait détacher ses yeux de ce grand spectacle. +L'image changeait, d'ailleurs, à mesure qu'on approchait davantage. +Quand on est arrivé au pied des _bluffs_, ç'a été bien autre chose. +Les muletiers ont arrêté d'eux-mêmes leurs bêtes, et chacun, pendant +quelques secondes, est resté muet d'étonnement. Ceux-ci comparaient +ces ruines géologiques aux ruines des plus anciennes villes de l'Asie; +ceux-là évoquaient le déluge. L'histoire et la fable ont eu beau jeu, +et la discussion s'est prolongée d'autant plus aisément, que l'on a +côtoyé ces merveilleuses roches jusqu'au lieu choisi pour le campement. +Là, une circonvallation complète, interrompue seulement par l'étroit +passage que s'est ouvert le ruisseau de Lone-Tree, entourait la plaine, +et semblait la protéger à la fois et contre le vent et contre les +Indiens. + +Ces murs naturels de grès tendre, rappelant, même de très-près, +d'anciennes villes fortes ruinées, ne sont pas rares dans les prairies. +Sur les points que nous parcourons, l'étendue en est considérable, +et occupe peut-être, avec de très-longues solutions de continuité il +est vrai, un cercle de 50 à 60 milles de rayon. Dans le Colorado, +les roches de Monument-Creek et celles du Jardin des Dieux, dans le +Nebraska celles des Mauvaises-Terres, sont aussi de la même nature. + +Ce sont, sans doute, ces ruines d'un nouveau genre qui ont provoqué +dans l'esprit des premiers trappeurs ces légendes d'anciennes villes, +veuves d'habitants, rencontrées au milieu des prairies, avec leurs murs +et leurs forteresses encore debout, légendes qui ont longtemps eu cours +parmi les émigrants du _Far-West_. + +De Lone-Tree Creek, demain une nouvelle étape nous conduira directement +au fort Laramie, entre matin et soir. + +Nous nous arrêterons seulement vers le milieu de la journée, pour +laisser les mules boire et se reposer un instant, pendant que l'on +prendra le _lunch_. Nous arriverons au fort avant la nuit, après avoir +parcouru en trois jours, à partir de Pole-Creek, une distance de 100 +milles ou 160 kilomètres. La route que nous avons suivie est bien +connue des traitants et des anciens trappeurs. Elle a été indiquée à la +commission par Pallardie qui l'a lui-même souvent fréquentée quelques +années auparavant, à l'époque où il trafiquait avec les Indiens. + +«C'était alors le beau temps, me disait-il tout à l'heure. A l'automne, +tous les sauvages, les Sioux, les Pieds-Noirs, les Corbeaux, les +Gros-Ventres, se réunissaient sur le plateau de Lone-Tree-Creek, là +même où nous campons. Pour une tasse de sucre, pour un paquet de tabac +à fumer, on avait une _robe_ de buffle, ou plusieurs peaux de castor. +Le sauvage était bon, nous aimait, et nous gagnions beaucoup d'argent. + +«Aujourd'hui les blancs sont venus, le bison est parti ou il a disparu. +Les Indiens se méfient de nous, et sont devenus méchants. On paye +dix et vingt piastres une robe de buffle, cinq piastres une peau de +castor, et les affaires ne vont plus[4].» + +[Note 4: Les traitants des prairies étaient jadis plus nombreux +qu'à présent. Ils faisaient avec les Indiens un commerce d'échange, +et prenaient des peaux de buffle et d'autres fourrures en donnant +en retour du sucre, du café, de la farine, du tabac, de la toile, +des couvertures. L'eau-de-vie et les armes étaient prohibées, mais +c'étaient surtout les principaux objets d'échange. Comme tous les +commerces de troque, ce trafic enrichissait bien vite les traitants +qui gagnaient gros des deux côtés. De grandes maisons de Saint-Louis +commanditaient ce commerce, et les caravanes partaient dans la +belle saison. La poudre et les armes tentaient surtout les Indiens. +Aujourd'hui c'est encore la première chose qu'ils demandent aux +commissaires de l'Union quand ils tiennent des conseils avec eux.] + +Qu'aurait donc pensé Pallardie s'il avait pu tout à coup se reporter +à ces temps primitifs où quelques rares trappeurs connaissaient seuls +la prairie, et où un traitant allait sans plus de façon, dans la même +année, du Mexique ou de la Louisiane au Canada? C'était souvent pour +échanger des produits du sol contre des fourrures, et parfois aussi, +comme c'était le cas des Français qui faisaient plusieurs centaines de +milles, en se rendant du fond des prairies à la Nouvelle-Orléans, ou +des grands lacs à Saint-Louis, pour _aller causer un moment à la ville_. + +La route que suivaient ces coureurs de prairies porte encore chez les +Américains le nom de _Spanish-trail_, comme qui dirait le sentier +espagnol ou mexicain. Le fort Laramie est aujourd'hui la principale +étape de cette route. Il est situé au confluent de la rivière Laramie +avec la Plate du nord, dans une plaine ondulée (_rolling prairie_). +C'est là que demain nous saluerons le drapeau étoilé de l'Union, et que +les Américains retrouveront la patrie au cœur même du grand désert. + + + + +XII + +LE FORT LARAMIE. + + + Fort Laramie (Dakota), 11 novembre. + +Le fort où nous sommes campés est l'un des principaux postes militaires +de l'Ouest. Il a été bâti, il y a une trentaine d'années, sur +l'emplacement même d'un poste de traitants qui y faisaient, pour une +grande maison de Saint-Louis, les Chouteau, le commerce des fourrures +avec les Indiens. Laramie ou Laramée, qui a donné son nom au fort et à +la localité, était un chasseur canadien qui fut tué à cette place par +les Sioux, pendant qu'il tendait ses trappes au castor. Ce fait eut +lieu vers 1830, et les blancs en perpétuèrent le souvenir en unissant +le nom de Laramie à la géographie du pays. La rivière qui passe au fort +et va se joindre à la Plate du nord, le piton élevé qui, à quelques +milles de là, jalonne la ligne de faîte des Montagnes-Rocheuses, les +plaines au delà de ce piton, ont reçu, comme le fort lui-même, le +nom de Laramie. Bien des voyageurs, trop oubliés dans les baptêmes +géographiques, ont été moins heureux que le pauvre chasseur. + +Vu de la route que nous avons suivie, le fort ressemble plutôt à une +ville hispano-américaine qu'à un poste militaire des États-Unis. Les +casernes, les magasins, les bureaux, les logements des officiers, +tout est construit en maçonnerie et badigeonné à la chaux. Sur un des +côtés de la grande place des manœuvres, est la résidence du général +commandant le fort. Avec sa _veranda_ ou galerie extérieure couverte, à +deux étages, on la prendrait pour un hôtel de Panama ou de l'Amérique +centrale. Non loin est une maison d'un style encore plus étrange pour +ces pays, une sorte de chalet suisse, que le _sutler_ ou fournisseur +du poste s'est bâtie de ses propres deniers. L'élégance de cette +habitation fait honte à la mesquine apparence de la cantine, sombre +et basse. A côté du chalet s'élève le seul arbre qu'on voit autour du +fort. Les nouvelles _baraques_, ou casernes des soldats, les nouveaux +magasins sont construits en bois. + +Le long de la rivière Laramie, est le _corral_ ou parc, vaste +emplacement quadrangulaire fermé d'une haie. C'est là que l'on serre +les foins et que l'on parque les mules. Les angles du corral sont +chacun défendus, du côté opposé à la rivière, par une batterie octogone +en adobe ou pisé (briques cuites au soleil). Ces batteries ont été +édifiées, à l'origine, pour résister aux incursions des Indiens, qui +commencent avant tout, quand ils surprennent les convois d'émigrants +ou les postes militaires, par faire main basse sur les mules et les +chevaux, auxquels ils attachent tant de prix. Aujourd'hui les Indiens +sont loin, et les forts du corral ont été transformés en réfectoires à +l'usage des muletiers. Au lieu de batteries blindées, on n'y voit plus +que des batteries de cuisine. + +Un pont de bois, dont les piles sont jointes par des planches +branlantes, unit les deux bords de la rivière. Sur la rive gauche est +le fort avec toutes ses dépendances; sur la rive droite, l'unique +hôtel du pays, où les officiers ont leur mess. En hiver, les grandes +crues emportent le tablier du pont, et alors un bateau ancré à la rive +sert à passer les pensionnaires. L'hôtel est bâti de pisé et de gros +rondins de bois, comme un _log-house_ de pionnier américain. Il n'a +qu'un rez-de-chaussée, mais il est des plus confortables, tant pour le +vivre que pour le couvert, surtout si l'on réfléchit à la nécessité +où l'on est de tout faire venir des États, situés à plus de 500 ou 600 +milles de distance. A côté de l'hôtel est la buvette de rigueur, où +l'on débite principalement la bière piquante et l'eau-de-vie de grains, +l'_ale_ et le _whisky._ Comme pour tempérer l'effet de ces boissons, +le liquoriste vend également des livres, mais ses habitués s'adressent +plutôt à ses tonneaux qu'à sa bibliothèque. Il est vrai que la poste +du fort lui fait là-dessus concurrence. Elle vend des romans et des +journaux dans l'intervalle qui sépare les arrivées et les départs des +courriers. Ceux-ci n'ont lieu que chaque quinzaine, et encore sauf le +bon vouloir de la Nuée-Rouge et de sa bande, ainsi que le directeur du +bureau a pris soin de l'annoncer sur sa pancarte. + +Les résidents du fort Laramie sont au nombre de cinq à six cents: +officiers, commis d'administration, soldats, muletiers d'armée. Comme +au fort Russell, une partie des officiers ont fait leurs études à +West-Point, l'école militaire des États-Unis. West-Point est situé dans +l'État de New-York, sur les bords du fleuve Hudson. + +Le séjour de Laramie est peu agréable, et le climat fort rigoureux +en hiver, où l'on reste souvent privé de nouvelles pendant plusieurs +mois. On combat surtout par la chasse les ennuis de ce séjour lointain +et isolé: dans les prairies, le buffle et l'antilope, l'écureuil, le +loup; dans les montagnes, le cerf, l'élan, le daim, le chat sauvage, +l'ours, dont quelques espèces sont fort dangereuses, offrent au +chasseur les émotions et les périls qu'il ambitionne. Dans quelques +maisons, on rencontre d'élégants trophées, indices de nombreuses +victoires. Suivant l'habitude, quelques officiers mariés ont appelé +leur femme auprès d'eux. Comme toutes les Américaines, celles-ci +sont arrivées dans le désert sans un mot de plainte, et ont mêlé les +douces joies de la vie de famille aux rigueurs d'un exil forcé. Quant +aux soldats, ils sont, comme dans toute l'armée, le ramassis de la +population des États-Unis. Il y a parmi eux des réfractaires de tous +pays, hormis de vrais Américains. + +La garnison du fort Laramie comprend quatre compagnies d'infanterie +et deux de cavalerie. On sait avec quelle facilité tous ces soldats +désertent. «Dès que je verrai une _embellie_, me disait l'un d'eux, +un Canadien qui parlait la vieille langue française, je passerai au +large.» Tous ces soldats sont mécontents et disent pis que pendre des +camarades. Il n'y a de satisfait que Macaron, un autre Canadien, de +soldat passé cuisinier et que les officiers du fort Russell ont amené +avec eux. Jamais il ne se lave ni le visage ni les mains, qu'il garde +noircis de fumée. Jamais non plus il n'est prêt à l'heure, surtout +pour le déjeuner; il est vrai qu'il rejette alors la faute sur les +officiers. «Ces messieurs se lèvent toujours les derniers, dit-il, et +je ne puis rien avoir d'eux.» + +Le fort Laramie, gardé par d'aussi pauvres soldats, n'a d'un fort que +le nom. Aucune circonvallation, aucun mur ne l'entoure. Du côté opposé +à la rivière est seulement une sorte de fossé où les terres extraites +ont été jetées en talus, et qui présente à l'un de ses angles un vaste +tracé circulaire: on dirait les fondations pour une tour. C'est là le +seul ouvrage de défense élevé contre les Indiens. N'ayant jamais été +attaqué depuis l'établissement du fort, il n'a jamais été entretenu. +Au delà du fossé est le cimetière, où dorment fraternellement de leur +dernier sommeil les Indiens et les blancs; puis vient la prairie, +bientôt bornée par des monticules de cailloux roulés. Ces monticules +sont semés de pins comme des dunes qu'on aurait voulu fixer sur place; +mais les pins ont ici poussé naturellement. Gravissant ces coteaux, on +jouit d'une belle vue sur la Plate, dont la rive gauche est marquée par +une ligne de remparts naturels de grès sableux, analogues à ceux de +Lone-Tree-Creek, dont je vous ai déjà parlé. Du pied de ces remparts, +la Plate ne tarde pas à rejoindre son confluent avec la rivière +Laramie, et de là elle se rend à North-Plate, la principale station du +chemin de fer du Pacifique à partir d'Omaha, où elle s'unit à la Plate +du sud. + +Si, du haut des rives de la Plate du nord, on regarde au couchant, +on aperçoit à l'horizon un piton élevé, de forme conique, comme les +puys volcaniques de l'Auvergne; c'est le pic Laramie, isolé au milieu +de la plaine, et qui sert de point de repère aux émigrants et aux +Indiens nomades qui traversent cette contrée. Le pic est aligné sur +la direction des Montagnes-Rocheuses, dont il forme le prolongement +et comme le dernier piton vers le nord. Il est élevé de 1,200 mètres +au-dessus du niveau du terrain environnant et on l'aperçoit de +très-loin, de plus de 80 milles. L'air de la prairie est si pur, si +transparent, si sec, que la vue du pic est encore claire à cette +énorme distance. Il dresse fièrement sa masse bleue au-dessus du +plan de l'horizon, et l'œil se repose avec plaisir sur ce piton de +roches massives, le seul qu'on aperçoive en parcourant le pays. Plus +au sud viennent les Montagnes-Noires, les _Black-Hills_, fertiles en +bois résineux, en pins, en cèdres, en sapins, et sillonnées, dit-on, +de veines métallifères très-riches. Enfin, dans le territoire de +Colorado, qu'ils jalonnent sur tout un méridien, sont les fameux +pics de Long et de Pike, que vous connaissez, points culminants des +Montagnes-Rocheuses, et qui portent jusqu'à 5,000 mètres de hauteur +leurs cimes ardues et neigeuses, saluées par tous les émigrants des +prairies. + +Le chemin qui mène du fort au pic Laramie était naguère très-fréquenté. +C'est par là que passaient les néophytes Mormons pour se rendre dans +l'Utah, à leur capitale du lac Salé; c'est par là aussi qu'arrivaient +les émigrants qui, par terre, à pied ou en charrette, se rendaient en +Californie. Ce chemin était encore parcouru par la fameuse diligence +transcontinentale. Aujourd'hui la fièvre de l'or s'est éteinte, au +moins dans l'Eldorado, et bien peu d'émigrants sont assez pauvres +pour aller en Californie par les plaines; les Mormons ont vu leurs +caisses se remplir et leurs recrues prennent le chemin de fer du +Pacifique; enfin la diligence transcontinentale elle-même a dû déplacer +ses stations et les déplace encore chaque jour devant les étonnants +progrès de la civilisation du _Far-West._ La voie ferrée lui fait +d'ailleurs perdre de plus en plus du terrain. Avant trois ans, vous le +savez, la malle _overland_ n'existera plus, et un double ruban de fer +unira les deux océans, l'Atlantique et le Pacifique. Le fort Laramie +aura été le premier atteint par cette marche incessante du progrès. +La découverte des mines d'or dans les Montagnes-Rocheuses et les +développements rapides du territoire de Colorado ont reporté plus au +sud tout le mouvement des plaines. La seule chose qui reste à Laramie +et qui rappelle encore la civilisation au milieu du désert, c'est le +télégraphe électrique. + + + + +XIII + +UN VILLAGE SIOUX. + + + Fort Laramie (Dakota), 12 novembre. + +A 3 milles à l'ouest du fort Laramie est installé un campement de +Sioux. Quelques-uns des enfants de la prairie sont aussi rassemblés +autour du fort et composent avec les premiers ce qu'on nomme la +bande des _Laramie-Loafers_, ou vagabonds de Laramie. On les appelle +ainsi parce qu'ils vivent d'aumônes, de secours que leur donne le +gouvernement. + +Le village sioux est à droite de la route qui mène au pic Laramie, et +près de la rivière. Il comprend une centaine de huttes ou _loges_, +ce que l'on est convenu d'appeler aussi un _wigwam._ On calcule que +chaque hutte peut recevoir à peu près cinq ou six individus, et cette +observation est à noter, car on donne ordinairement en loges le chiffre +de population d'une tribu. + +La hutte indienne est composée d'un certain nombre de perches effilées, +que l'on dispose d'abord à terre autour d'un centre commun, comme +les rayons d'un même cercle, et que l'on élève ensuite en les tenant +inclinées; de cette façon toutes les perches s'enchevêtrent les unes +dans les autres et se soutiennent mutuellement au sommet, où elles +sont d'ailleurs liées par une corde. L'autre extrémité, qui s'écarte +au contraire de sa voisine, touche le sol. Le pourtour conique de la +hutte est recouvert de peaux de bison ou de pièces de toile cousues. Le +sommet reste ouvert. Sur les côtés, une entrée basse, étroite, où l'on +ne peut passer qu'en rampant, forme la porte. Une peau de castor ou +une pièce de toile, retenue par un clou, une charnière, ou cousue dans +le haut, se rabat sur cette ouverture et la tient d'habitude fermée. +Au centre de la hutte est du feu toujours allumé, et sur ce feu ou +alentour sont les marmites et les chaudrons pour les repas. Souvent +la crémaillère qui tient le chaudron descend du sommet même de la +hutte. L'ouverture supérieure permet seule à la fumée de sortir et à la +lumière d'entrer; c'est dire que le séjour de la loge est intolérable +à ceux qui n'y sont pas accoutumés. + +Sur le pourtour, intérieurement, sont les lits, les robes de bison +entassées qui servent de couvertures et de matelas, les hardes de +toutes sortes qui composent les vêtements, puis les malles et les +boîtes en cuir dans lesquelles on serre les objets précieux. En un +coin sont les ustensiles de cuisine, quand on en a. Çà et là pend +un quartier de bison cru, desséché au soleil ou fumé, ou bien de la +viande étirée en lanières. C'est partout un désordre indescriptible, et +cependant il paraît que l'Indien s'y retrouve et que chaque habitant de +la loge a sa place irrévocablement fixée. + +Un vieux traitant, qui vit avec les Sioux depuis plusieurs années (il +a même épousé une femme de cette tribu), le _père Richard_, a été +l'un des premiers qui m'ont reçu dans leur hutte, car il est venu +momentanément s'installer près des _Laramie-Loafers_. + +A la vue de cet homme enfumé, aux cheveux grisonnants, tombant +abondamment sur ses épaules: + +--Vous êtes Sioux? lui ai-je demandé sans trop de réflexion. + +--Je suis Français, m'a-t-il répondu de l'air le plus tranquille du +monde et avec le meilleur accent. + +--Comment! vous êtes Français, et vous vivez sous la hutte comme les +sauvages! + +--Je le préfère, c'est plus commode.» + +Ç'a été sa seule réponse. Il m'a présenté à sa femme et à sa fille, qui +sont venues timidement me donner la main, puis nous avons fumé ensemble +le calumet et causé de Paris, où il projette depuis longtemps de faire +un voyage. Paris est la première ville dont parle toujours l'étranger, +qui ne rêve que d'en connaître les plaisirs. Le père Richard a un autre +motif en désirant d'aller voir la grande capitale. Sa famille a émigré +en Amérique lors de la première révolution, et il se sent attiré vers +la France comme vers la patrie de ses pères. + +Le village sioux, où je ne m'attendais guère à retrouver un +compatriote, a bien d'autres curiosités à m'offrir. Autour des huttes +courent les enfants à moitié nus, garçons ou jeunes filles. Ils +s'amusent à bâtir de petites loges ou jouent au _poney_, c'est-à-dire +qu'ils chargent l'un d'eux de deux longs bâtons traînants, un à droite, +l'autre à gauche, puis mettent en travers sur ces bâtons ce qui est +censé représenter les effets domestiques, vêtements, peaux de buffle, +ustensiles de cuisine, que les Indiens emportent quand ils émigrent, +en chargeant ainsi leurs chevaux ou poneys. Enfants des Peaux-Rouges, +enfants des peuples civilisés, ce sont toujours les mêmes jeux: +l'imitation de ce que voit l'enfant. Ici la poupée qui rappelle la +grande dame, ou bien le ménage, les chevaux de bois, les théâtres, les +maisons de carton; là le poney et la petite loge. + +Les chiens sont nombreux autour des huttes. Les Indiens possèdent +des bataillons de ces animaux, et le chien est pour eux à la fois un +défenseur, une sentinelle vigilante et un moyen de nourriture. + +Comme je parcourais le camp des Sioux, ces gardiens attentifs, +insoucieux du sort qui leur était réservé, ont aboyé à ma présence; +mais je les ai calmés de la voix et j'ai continué mon exploration. Je +suis entré dans beaucoup de huttes. Ici des guerriers en rond jouent +aux cartes et des balles de plomb servent d'enjeu. Tous les joueurs +sont silencieux et ne laissent paraître leur émotion ni au gain ni à +la perte; encore moins s'avisent-ils de jeter un regard sur celui qui +les visite. Là d'autres jouent le _jeu des mains_, une sorte de _morra_ +italienne, et des flèches, piquées en terre, marquent les points. Cette +fois les joueurs s'accompagnent de chants discordants et de la musique +assourdissante de battements de casseroles et de tambours de basque. + +Je ne puis pas pénétrer dans toutes les huttes. Quelques-unes sont +sévèrement gardées et l'on en éloigne les profanes. C'est là qu'on fait +la _grande médecine_, ou que les devins soumettent leurs malades à +l'épreuve des bains de vapeur. + +Autour de quelques loges, les femmes, assises en rond, travaillent à +des ouvrages d'aiguille, ornent de perles des colliers, des mocassins, +ou tracent un dessin sur un cuir de bison. Elles vont avec lenteur, +calculant, réfléchissant, comptant les lignes et les points et prenant +garde de se tromper. De vieilles matrones préparent des peaux tendues +autour de piquets. Avec un caillou de grès siliceux, elles raclent la +peau, en enlèvent toutes les bavures, puis la polissent avec une espèce +de ciseau d'acier emmanché au bout d'un os. Autrefois la hache de +pierre tranchante, en silex ou en diorite, servait à faire cet ouvrage +avant que le fer eût été apporté au sauvage par l'homme civilisé. + +Après avoir été ainsi préparée, la peau de bison est tannée avec la +cervelle même de l'animal. + +Les femmes sont loin d'être belles. Si la plupart des Indiens ont un +type fier et noble, les _squaws_ ne présentent sur leur figure rien qui +révèle la femme comme les nations civilisées la comprennent. Timides, +honteuses, elles baissent les yeux devant le blanc, se cachent. La +fatigue, le dur travail ont altéré leurs traits. A elles incombent +tous les soins domestiques. + +Ce sont elles qui nettoient la maison, étrillent les chevaux, préparent +les repas, élèvent les enfants ou _pappooses_, dressent la hutte, et +en voyage portent à pied tout le matériel de la loge. L'homme suit, à +cheval, n'ayant que son arc et ses flèches. Pour surcroît d'agrément, +les femmes sont souvent battues. Elles sont regardées comme des +esclaves par leur mari, qui épouse autant de femmes qu'il veut. Pour un +cheval, pour quelques peaux de bison, les parents donnent volontiers +leur consentement, et tout est dit. La chasteté n'est pas de rigueur, +mais souvent le mari coupe le nez ou les oreilles à la femme infidèle. +Chez les Peaux-Rouges, chacun est ainsi son propre juge et applique la +loi à sa façon. + +D'autres fois la femme est vendue dès que le mari est dégoûté d'elle. +Les femmes des blancs, quand les Indiens les amènent prisonnières et +les conduisent dans leur loge, ne sont pas mieux traitées. Toutefois, +dans quelques tribus, on les respecte et il faut croire que, dans ce +cas, c'est la peau blanche qui répugne au Peau-Rouge. Vous comprenez +maintenant pourquoi l'Indien, toujours à cheval, en guerre ou en +chasse, est beau, bien fait, et comment les _squaws_, soumises à tant +d'épreuves, sont chez eux, contrairement à ce qui a lieu ailleurs, la +plus vilaine moitié de l'espèce humaine. + +Il est juste de dire que, dans le village des Sioux, toutes les femmes +ne répondent pas également à cette description; un certain nombre sont +même jolies, et se rapprochent du type blanc; il est facile de voir +qu'elles sont de sang mêlé. + +La bande des _Laramies-Loafers_ n'est pas seule campée ici. Les +Corbeaux, prévenus depuis plus d'un mois que la commission se rendrait +au fort Laramie vers le 10 novembre, à l'époque de la pleine lune, +sont récemment arrivés. Ils ont quitté, pour se rendre à l'appel +des commissaires, l'extrême nord du Dakota, les bords du ruisseau +de Pierre-Jaune, où ils étaient alors en chasse. Ils sont venus une +vingtaine de chefs avec leurs femmes, leurs enfants et quelques +_braves_ (les lieutenants des chefs), et cela malgré la neige et +la distance, malgré les Sioux, avec lesquels ils sont en guerre. +Ceux-ci pouvaient les arrêter au passage, car il a fallu traverser le +territoire ennemi pour arriver au lieu du rendez-vous. + +En hommes qui comprennent leur valeur, les Corbeaux ont campé à +une certaine distance des Indiens _loafers_, mais on peut aisément +confondre les tentes, dont le style est le même. Le type des hommes +seul est différent, et les Corbeaux sont certainement les plus fiers +des Indiens des prairies, au moins des Indiens du Nord. Les traits sont +largement accentués, de grandes proportions, la stature gigantesque, +les formes athlétiques. La figure, majestueuse, rappelle les types des +Césars romains, comme on les voit gravés sur les médailles. + +Je suis entré dans la hutte des chefs. «Touchez-leur la main à tous, +m'a dit un officier du fort qui avait déjà pénétré dans la tente, +ce sont tous de grands chefs.» J'ai obéi à ces paroles et touché +successivement la main à ces seize sachems assis en rond, en faisant à +chaque fois entendre ce son guttural: _A'hou!_ qui sert de salutation +auprès des Peaux-Rouges. Chacun a répété à son tour mon salut, et +quelques-uns m'ont serré la main jusqu'à faire craquer les os. Ce vif +témoignage d'amitié, chez l'Indien ordinairement si impassible, m'a +surpris. Sans doute ces braves gens ont cru avoir affaire à quelque +membre influent de la commission, dont ils attendent force concessions +et force cadeaux. La cérémonie de salutation terminée, nous avons fumé +le calumet. Chaque Corbeau tirait quelques bouffées de la pipe et la +passait indifféremment à son voisin. Nul ne parlait. + +J'ai profité de ce silence pour examiner à loisir ces hommes. Je vous +ai déjà dit leurs formes athlétiques. Leur figure est tatouée, sur +les joues, de rouge vermillon. Ils sont à peine vêtus, celui-ci d'une +couverture de laine, celui-là d'une peau de buffle ou d'un uniforme +incomplet d'officier; cet autre a le torse tout nu. Beaucoup portent +des colliers ou des pendants d'oreilles en coquillages ou en dents +d'animaux. L'un a autour du cou une médaille d'argent à l'effigie d'un +président des États-Unis (Pierce), cadeau qu'il a reçu à Washington +lorsqu'il s'y est rendu en mission en 1853. L'autre porte sur la +poitrine un cheval d'argent assez grossièrement travaillé et doit à cet +ornement le sobriquet de Cheval-Blanc, sous lequel on le désigne. Un +vieux chef, blessé, la jambe percée de deux balles et maintenue dans +un appareil installé par les Indiens eux-mêmes, gît dans un coin de la +hutte. Il me rend mon salut en jetant vers moi un regard triste, et en +me montrant son membre malade qui l'empêche de se lever. + +Les Corbeaux ne sont pas les seuls Indiens nomades que j'ai rencontrés +à Laramie. Sur un petit îlot, au milieu de la rivière, sont campés +deux chefs Arrapahoes, arrivés de la Porte (frontière du Colorado), et +représentant les _tatoués_ du nord[5]. Ils sont venus à Laramie pour +prendre part aux conférences en même temps que les Corbeaux, dont ces +nouveaux Indiens se différencient nettement par leur type hagard et +sombre. + +[Note 5: Arrapahoes, en indien, signifie, dit-on, les tatoués.] + +Les diverses tribus du nord, surtout celles qui composent par leur +agrégation la grande nation des Sioux, étaient celles qui attendaient +le plus impatiemment les commissaires; mais les Corbeaux seuls sont +venus. M. Beauvais, agent principal de la commission, dépêché depuis +plusieurs mois de Saint-Louis à Laramie, avait promis d'amener les +Sioux, et les Sioux ne sont point venus. Ils sont en ce moment en +chasse, loin, bien loin, et ne veulent pas se déranger. On leur a +envoyé estafettes sur estafettes, à quoi quelques-uns ont répondu qu'il +faisait trop froid pour entreprendre ce grand voyage, d'autres que les +blancs les ont toujours trompés et qu'ils ne veulent plus se rendre à +leur appel. Certains d'entre eux, se montrant insolents, ont envoyé à +tous les diables la commission des États-Unis. «Que le Grand-Père (le +président des États-Unis) rappelle ses jeunes hommes (ses soldats) +de notre pays,--a répondu la Nuée-Rouge, chef de la bande des +Vilaines-Faces, aux envoyés des commissaires,--et alors nous signerons +un traité dont on ne verra pas la fin.» Tous les chefs présents, et +entre tous le lieutenant Grosses-Côtes, ont applaudi hautement à ces +paroles de la Nuée-Rouge. + +Les Chayennes du Nord ne se sont montrés ni plus polis ni plus +empressés que les Sioux. Le pauvre M. Beauvais, que les Indiens +appellent Gros-Ventre à cause de sa corpulence, n'en peut mais, et il +irait volontiers lui-même à pied chez les Sioux, fût-ce vers la bande +de la Nuée-Rouge, pour les amener de vive force. + +Lassée d'attendre, la commission a décidé qu'elle ouvrirait les +conférences avec les Corbeaux demain 12 novembre, à dix heures du +matin, et qu'elle entendrait également les chefs Arrapahoes, qui sont +venus de la Porte. Dans l'intervalle, elle a reçu officiellement les +dépositions de quelques traitants du territoire de Montana. Ceux-ci +ont parlé des dévastations commises par les Indiens dans cette région, +récemment colonisée par les Américains, qui en exploitent les mines +d'or et d'argent. Les déposants n'ont pas d'ailleurs laissé ignorer à +la commission les sujets de plainte que pouvaient avoir les Indiens +contre les blancs. + +Le gouverneur du Colorado, l'honorable M. Hunt, a été également entendu +et a fait aux commissaires le récit des pillages récents des Chayennes +et des Arrapahoes. + +C'est par ces préliminaires que la commission des États-Unis, +accomplissant sévèrement son mandat et ne laissant pencher la balance +ni en faveur des blancs ni en faveur des Peaux-Rouges, prélude à la +grande conférence ou _pow-wow_ qu'elle va ouvrir avec les sauvages. + + + + +XIV + +MONTAGNARDS, TRAPPEURS ET TRAITANTS. + + + Fort Laramie (Dakota), 13 novembre. + +A la nouvelle de notre arrivée, tous les coureurs du Grand-Ouest, +les trappeurs qui chassent le bison et le castor, les traitants qui +font le commerce avec les tribus, tous ces énergiques aventuriers +des Montagnes-Rocheuses que les Américains désignent sous le nom de +montagnards (_mountainers_), sont accourus à Laramie. Ils savaient +que la commission devait venir, ils arrivaient au-devant d'elle. J'ai +vu là le _père_ Bissonnette, un vieux traitant louisianais, d'origine +française. Il vit aujourd'hui dans une ferme aux environs de Laramie. +Il a du reste toujours fréquenté ces parages, car le fort Laramie, +avant d'être une station militaire, était, je vous l'ai dit, un poste +de traitants, appartenant à la célèbre maison Chouteau de Saint-Louis. +Si vous avez lu le récit du voyage de Frémont dans l'Extrême-Ouest, +vous aurez vu qu'il y est fait mention de Bissonnette, quand Frémont +s'arrête à Laramie. + +«Il a gagné de l'argent gros comme le bras, m'a dit Pallardie. Beauvais +et moi, nous avons été ses agents, nous avons travaillé sous lui. +Aujourd'hui c'est nous qui sommes riches et lui qui est pauvre. Que +voulez-vous? dans le désert, pour passer le temps, on joue, on s'amuse. +Les femmes, la bonne chère, ça mène loin! Bissonnette a tout perdu, +mais il est resté bon garçon.» + +Un autre traitant, un Français de pure origine, car il est arrivé du +Havre, nous a invités aujourd'hui dans sa tente à un repas de chien; +ceci soit dit sans jeu de mots. Nous avons mangé un jeune chien, +engraissé et tué à notre intention. La chair du meilleur mouton ne +peut se comparer à celle-là, et je conçois l'usage des Peaux-Rouges de +réserver le chien pour les repas de fête, surtout ceux où ils veulent +faire les honneurs aux blancs. + +--Comment trouvez-vous cette viande? m'a demandé le général Harney, qui +a vieilli au milieu des guerres indiennes, et qui, pour la centième +fois peut-être, s'asseyait à un repas de ce genre. + +--Excellente, général. + +--Avez-vous mangé du cheval à Paris? car on dit que vous êtes devenus +hippophages. + +--Pas encore; mais, dès mon retour, je goûterai certainement du cheval, +ne fût-ce que pour comparer avec le chien. + +La vérité est que je n'ai jamais mangé de meilleur mouton que ce jeune +chien de Laramie. + +Notre hôte s'appelle Guérut. Il est parti du Havre, il y a quelque +vingt ans, pour faire fortune aux États-Unis (c'est toujours pour faire +fortune qu'on arrive dans ce pays), et il est venu se perdre, après +maintes vicissitudes, au fond de l'Extrême-Ouest. Il est aujourd'hui +interprète du fort auprès des Laramie-Loafers. + +Parmi les traitants venus à Laramie est encore le père Richard, que je +vous ai déjà présenté. Je vais de temps en temps fumer le calumet avec +lui, le vrai calumet des Peaux-Rouges. + +«J'ai gagné beaucoup d'argent avec les Sioux; me disait-il tout à +l'heure; mais un jour les Chayennes, ces coquins de sauvages, en guerre +avec mes amis les Sioux, m'ont tout pris. Ils m'ont volé tous mes +chevaux, toutes mes belles robes de buffle, toutes les peaux de castors +que j'avais préparées. Il me reste bien encore quelques piastres, et +je ne suis pas tout à fait pauvre. Cet hiver, je veux aller dans les +Montagnes-Noires couper des traverses pour le chemin de fer. Il y a +là des dollars à gagner. Je sais des bois de cèdres et de sapins qui +n'appartiennent à personne; j'en profiterai pour les exploiter.» + +Le meilleur type, entre tous ces coureurs des grandes plaines, tous ces +vieux trappeurs, qui me rappellent tous la France, soit l'ancienne, +celle du Canada et de la Louisiane, soit la France contemporaine, le +meilleur type est encore celui de notre guide et interprète Pallardie. + +Et cependant que de choses il ignore encore sur les sauvages. J'ai +essayé de le consulter sur les origines, les légendes, les traditions +des Peaux-Rouges, au milieu desquels il a si longtemps vécu. Un soir, +autour du feu du bivouac, quand nous allions ces jours derniers de +Hill's-Dale à Laramie, pensant que le Canadien serait communicatif, je +lui demandai si les Sioux, qu'il connaissait si bien, dont il parlait +si bien la langue, n'avaient pas conservé quelque tradition sur leur +première venue en Amérique. + +«Je ne me suis jamais occupé de ça, m'a répondu Pallardie. Demandez-moi +le prix des peaux de buffle ou des peaux de castor, là-dessus je puis +vous répondre; mais les légendes, les origines, comme vous les appelez, +ça ne m'intéresse pas.» + +Et je n'ai rien pu tirer de lui. + +Sur le Sioux, j'en ai su davantage. Grâce à lui, j'ai pu apprendre à +compter dans cette langue, à la fois gutturale et harmonieuse, qui, à +l'entendre parler, rappelle beaucoup l'espagnol. J'ai composé aussi un +petit dictionnaire de mots usuels sioux que je vous montrerai à Paris. + +Enfin Pallardie m'a initié au langage par signes, que parlent entre eux +tous les Peaux-Rouges pour se comprendre d'une tribu à l'autre, et qui +a beaucoup d'analogie avec celui de nos sourds-muets. + +Quant au corbeau et à l'arrapahoe, personne n'a pu me donner de leçons +de ces langues. Elles sont des plus gutturales et ne se prononcent, +du moins l'arrapahoe, que du bout des lèvres. Aucun interprète n'est +capable de les écrire et souvent, tout en les comprenant, ne peut les +parler que par signes. L'arabe le plus renforcé n'est rien à côté de +ces langues diaboliques. + +Les linguistes, les anthropologistes, les ethnologistes devraient bien +nous dire pourquoi toutes ces tribus, voisines les unes des autres, +ont des langues si dissemblables et présentent des types si divers. Le +problème se pose plein de difficultés devant les partisans de l'unité +de l'espèce humaine, mais ce n'est pas ici le cas de le résoudre, il +suffit de l'indiquer en passant. + +J'aime mieux finir par un dernier mot sur ces vigoureux trappeurs, +sur ces braves traitants, qui continuent si courageusement dans les +prairies les habitudes de chasse, de commerce et d'excursion au milieu +de tribus indiennes, habitudes que la première a introduites la France, +et que ses enfants n'ont pas oubliées. Ces coureurs des grandes plaines +sont des pionniers à leur façon, et je m'en voudrais si, après avoir +vécu un moment au milieu d'eux, après avoir partagé leur tente, leurs +repas, je ne leur avais pas consacré quelques lignes. Honneur donc à +ces enfants lointains de la vieille France! je suis sûr que vous les +aimez déjà comme moi. + + + + +XV + +LE GRAND CONSEIL DES CORBEAUX. + + + Fort Laramie (Dakota), 14 novembre. + +Voulez-vous que je vous raconte tout au long la conférence des +Peaux-Rouges avec les commissaires de paix? Cela peut-être vous +intéressera. Cela me fera passer le temps, car que faire de mieux en ce +fort? + +Vous savez que c'est avant-hier que les grands chefs des Corbeaux +étaient convoqués à une solennelle entrevue par les commissaires de +l'Union. + +Ce jour-là, le soleil s'est levé radieux, le ciel était sans nuage, le +temps d'une douceur exceptionnelle. + +En comparant la température à celle des jours précédents, où ils +avaient tant souffert pour venir à cheval du fond du Dakota, les vieux +sachems ont dû penser que le Grand-Esprit se montrait enfin favorable. +Si le soleil, une de leurs divinités, consentait à leur sourire, c'est +qu'ils allaient sans doute avoir gain de cause dans le grand pow-wow +avec les blancs. + +L'heure indiquée pour l'ouverture du palabre était dix heures du +matin. Les Indiens, qui ne sont jamais pressés et ne lisent l'heure +qu'au soleil, se sont fait un peu attendre; peut-être terminaient-ils +aussi leurs cérémonies de grande médecine. Enfin, ils ont paru, ornés +de leurs plus beaux habits. Quelques-uns étaient à cheval; ils ont +traversé à gué la rivière Laramie, pendant que les autres, suivis +des femmes et des enfants, les squaws et les pappooses, qui venaient +aussi assister à la conférence, arrivaient par le pont. La femme de +Dent-d'Ours, un des principaux orateurs, était à cheval comme son mari, +qu'elle ne quitte jamais. Les Indiennes enfourchent la bête comme les +hommes. + +Le grand chef Pied-Noir, ayant mis pied à terre, a fait signe aux +braves ou guerriers de s'aligner. Chacun a un costume différent, +celui-ci une peau de buffle sur une chemise de toile; cet autre une +couverture de laine et une jaquette de peau de daim, rehaussée de +franges, mais privée d'ornements en cheveux, dont les Indiens n'osent +guère se parer devant les blancs. Les scalps, pour ce jour-là, sont +restés à la maison. L'un porte un habit d'officier et un pantalon veuf +de son siége; les basques de l'habit sont heureusement assez longues. + +Plusieurs ont le chef couvert d'un chapeau de feutre noir, à forme +calabraise, comme ceux des généraux américains. Le tour du chapeau +est orné, sur toute la hauteur, d'une série de rubans multicolores. +Quelques chefs sont chaussés de bas et de mocassins de cuir. Le cou, +les oreilles de tous sont chargés de colliers, de pendants faits de +coquillages ou de dents d'animaux. Non content de tous ces ornements, +un Corbeau a ajouté à sa chevelure une chevelure postiche, de sorte +qu'il a une queue allant de l'occiput à la plante des pieds. Cette +queue n'est pas bariolée comme celle du grand chef des Brûlés, mais +elle est semée de plaques d'argent, rondes, de peu d'épaisseur, +obtenues par le battage patient de dollars américains ou d'autres +pièces de peu de valeur. Les ronds vont en diminuant régulièrement de +la tête aux pieds, et l'on devine, à l'orgueil que montre le sachem +porteur de cette parure, qu'il ne la donnerait pas pour un empire. Il +faut que les Indiens attachent un grand prix à cet ornement, très-cher +d'ailleurs, puisqu'on le retrouve chez toutes les tribus. + +Le chef à la longue chevelure n'est pas le seul qui attire les regards. +Un Corbeau porte avec fierté une large médaille, reçue naguère à +Washington des mains du président. Un autre, à défaut de médaille +officielle, a pris une piastre mexicaine. A son tour, Cheval-Blanc +n'a pas oublié de se parer du cheval d'argent qui lui a valu son +nom, et qui pend comme une décoration sur sa poitrine. Il y a joint +un sachet carré de toile grise et fort peu propre, dans lequel il a +soigneusement enfermé son miroir. Comme la plupart des Peaux-Rouges, il +est très-inquiet de sa toilette et de la figure qu'il fait. + +A côté de lui, marchent Bout-de-piquet-de-hutte, +l'Homme-qui-a-reçu-un-coup-de-fusil-à-la-face et l'Oiseau-dans-son-nid, +trois chefs ou guerriers en grande réputation chez les Corbeaux. La +plupart des visages sont tatoués de rouge vermillon, de jaune, de +bleu. Au milieu de l'assemblée, on distingue le pauvre blessé que +vous connaissez, la jambe roidie dans l'appareil qui la maintient. Le +vieux chef a voulu venir à toute force: on l'a hissé à cheval et fait +descendre de là à grand'peine, et il suit de son mieux clopin clopant. + +Après s'être mis en ligne, les sachems ont entonné un chant de +leur nation, grave, sombre, mêlé de cris discordants et parfois +d'aboiements aigus. Les basses, les barytons et les ténors n'observent +dans ce chœur aucune mesure, et cependant cette musique primitive, +sauvage, va bien avec le type des chanteurs et avec le milieu qui +encadre cette scène. + +C'est de la sorte que les chefs se sont avancés sur une seule ligne, +lentement, dans le plus grand ordre, sans s'inquiéter de la foule qui +se presse autour d'eux. Jamais les Corbeaux, aux formes athlétiques, +aux figures majestueuses, ne m'ont paru plus solennels. Puis ils se +sont débandés et sont entrés un moment dans la chambre des interprètes. + +Là on n'a pas tardé à les prévenir que la commission les attendait pour +ouvrir la séance. + +La salle où s'est tenu le pow-wow est de grande dimension. Elle est +construite en bois, et peut facilement contenir 250 à 300 personnes; +elle servait précédemment de magasin au quartier-maître du fort. + +Les chefs des Corbeaux, assis ensemble sur des bancs, chacun à la place +que lui assigne son rang, les commissaires, chacun sur un siége isolé, +forment le cercle, de telle sorte que l'on peut dire que l'extrême +civilisation est en face de l'extrême barbarie. C'est au centre de +ce cercle que va se tenir l'orateur. Sur un des côtés, sont les +interprètes et les agents des Indiens; sur l'autre, le sténographe, +le secrétaire de la commission, les rapporteurs des journaux, etc. +Les femmes et les enfants des sachems sont venus, et quelques femmes, +entre autres les plus vieilles matrones, se sont assises sur les mêmes +bancs que les chefs. On voit là l'Eau-qui-court, la Jument-Jaune, et +la Femme-qui-a-tué-l'ours. Les pappooses, tout jeunes et même à la +mamelle, troublent souvent par leurs cris ou leurs pleurs le calme de +l'assemblée, mais personne n'y prend garde, surtout les Corbeaux. + +Les Laramie-Loafers, les trois grands chefs Sioux, guidés par +Pallardie, les officiers, les soldats et les employés du fort, tout +ce monde est venu pour assister aux débats qui vont s'ouvrir. La +commission, paternelle et libérale, n'a fermé la porte à personne. + +Quand le silence s'est établi, le docteur Matthews, agent des +États-Unis auprès des Corbeaux, se lève, et dit en anglais: «J'ai +l'honneur de présenter à la commission de paix les chefs de la nation +des Corbeaux;» et se tournant vers les chefs, il dit en corbeau: + +«Voici les commissaires envoyés de Washington pour faire la paix avec +vous. Écoutez bien ce qu'ils vous diront, et vous verrez si je vous ai +dit des mensonges.» + +L'interprète des Corbeaux, Pierre Chêne, un Canadien, de sang à la fois +irlandais et français, traduit ces paroles en anglais à la commission. +Il est aidé dans ses fonctions par John Richard, fils de ce Français, +à moitié Sioux, qui est venu momentanément installer sa hutte avec +toute sa famille au milieu des Laramie-Loafers, et que vous connaissez +maintenant aussi bien que moi. + +Pierre Chêne et Richard ne brillent pas comme interprètes. Ils +traduisent en mauvais anglais, et sans avoir égard au génie de la +langue des Corbeaux, les éloquents discours qu'on va entendre, et +feront regretter à la commission les vaillants truchements qu'elle +vient de quitter au conseil des cinq nations du Sud[6]. + +[Note 6: Ce conseil, tenu dans le Kansas, au mois d'octobre, sur le +ruisseau de la Hutte à médecine (_Medicine Lodge Creek_), tributaire de +l'Arkansas, s'est terminé par un solennel traité de paix signé par les +Comanches, les Apaches, les Kayoways, les Chayennes et les Arrapahoes. +Tous ont consenti à se rendre dans les cantonnements ou _réserves_ que +leur ont indiqués les commissaires, sur les bords de la rivière Rouge, +au sud du _Territoire indien_, où sont déjà cantonnés depuis de longues +années les Cherokees, les Creeks, les Chactas, les Osages et autres +tribus des États atlantiques.] + +La présentation des Corbeaux à la commission, et de celle-ci aux +Corbeaux, est dans les mœurs américaines, qui tiennent en cela de +celles des Anglais. Aux États-Unis, avant de parler à quelqu'un, il +faut lui avoir été présenté. + +Pendant que cette double présentation a lieu, les Corbeaux font +entendre le cri sourd: _A'hou!_ qui sert à la fois de salut chez +l'Indien des prairies et de signe d'approbation. En même temps, le +calumet circule de bouche en bouche, tandis que les sachems muets, +immobiles, semblent en apparence indifférents. + +A la fin, Dent-d'Ours se lève, tire trois bouffées du calumet, et +le présentant au docteur Matthews: «Fume, et souviens-toi de moi +aujourd'hui et accorde-moi ce que je te demanderai;» puis le passant +au général Harney: «Fume, père, et aie pitié de moi;» au président +Taylor: «Père, fume, et souviens-toi de moi et de mon peuple, parce que +nous sommes pauvres;» et offrant aussi le calumet aux généraux Augur, +Terry, Sanborn, au colonel Tappan: «Et toi de même, père,» dit-il à +chacun d'eux, pendant que chacun des commissaires, approchant le tuyau +de ses lèvres, tire une bouffée de la pipe, puis la rend à Dent-d'Ours, +en inclinant la tête en manière d'assentiment, ou en poussant le cri +guttural _A'hou!_ Cela fait, Dent-d'Ours s'assied, et dit qu'il est +prêt, lui et sa nation, à entendre les discours des blancs. Alors, +au milieu d'un silence profond, le président Taylor se lève et lit +le _speech_ suivant, dont chaque phrase est traduite en corbeau par +l'interprète Chêne, et que pour vous je reproduis ici textuellement en +français: + +«Mes amis, chefs, capitaines et guerriers de la nation des Corbeaux, +le Grand-Esprit a fait tous les hommes, et c'est pourquoi nous sommes +frères. Sur notre invitation, vous avez fait un long chemin au milieu +des plus grandes difficultés pour venir nous voir. Nous avons aussi +parcouru de longues distances pour vous voir et vous serrer la main. +Votre Grand Père à Washington, bien qu'il soit si éloigné de vous, est +informé de votre bon vouloir. Il connaît votre amitié pour ses enfants +blancs. Il sait aussi combien de preuves de paix vous avez données au +gouvernement. Il connaît les obstacles qui vous assiégent. Il nous a +envoyés pour vous voir et apprendre de votre bouche votre situation. +Nous pourrons aviser ainsi aux mesures nécessaires pour éloigner de +vous toute difficulté, et faire bonne route ensemble. Nous apprenons +que de riches mines ont été trouvées dans votre pays, et que dans +certains cas les blancs en ont pris possession. Nous apprenons aussi +que des routes ont été ouvertes à travers votre territoire, que des +établissements y ont été créés, que le buffle que vous chassez est +dispersé au loin et diminue même avec rapidité. Nous savons enfin que +les blancs deviennent de plus en plus nombreux autour de vous, et +s'emparent de vos meilleures terres pour les occuper définitivement. + +«C'est parce que de telles choses ont lieu, que nous sommes envoyés +vers vous par votre Grand Père de Washington. Nous sommes envoyés pour +prendre les mesures qui adouciront le plus possible cette fâcheuse +situation, et vous protégeront en même temps contre tout embarras +à venir. Nous désirons séparer une partie de votre territoire pour +votre nation, où vous puissiez vivre à jamais vous et vos enfants, +et où votre Grand Père de Washington et la commission ne permettront +à aucun blanc de s'établir. Nous désirons que vous nous indiquiez la +section de votre territoire qui pour cela vous conviendrait le mieux. +Et quand vous aurez ainsi marqué cette section, que nous ne pourrons +jamais occuper, nous désirons acheter de vous le reste de vos terres +pour en faire usage, en vous laissant toutefois le droit d'y chasser +aussi longtemps que le buffle y subsistera. Dans la réserve que vous +choisirez, nous entendons bâtir une maison pour votre agent, un +moulin pour scier votre bois, un moulin pour broyer votre grain, une +forge, une maison pour votre fermier, et toutes les autres maisons +qui pourront être nécessaires. Nous voulons aussi vous fournir sur +ces réserves les chevaux et le bétail qui vous permettront d'avoir +des provisions assurées, et de soutenir vos familles quand le buffle +aura disparu. Nous désirons aussi vous envoyer chaque année des habits +chauds qui vous couvrent confortablement, et des instruments agricoles +qui vous rendent capables de gagner votre vie en travaillant la terre. +Pour que vos enfants deviennent aussi intelligents que les blancs, +nous voulons vous envoyer des maîtres qui les élèvent. Vous avez rendu +nos cœurs contents en venant ici nous voir, et vous ne vous en irez +pas les mains vides. Nous avons pour vous des présents en route. Ils +devraient être déjà arrivés. Nous vous serons toujours reconnaissants +des sentiments pacifiques que vous n'avez cessé de témoigner envers +notre peuple, et nous comptons bien à l'avenir vous montrer toute notre +amitié par nos actes. Maintenant, nous désirons entendre de vous tout +ce que vous avez à nous dire. Nous apporterons toute notre attention +à vos paroles et nous vous répondrons animés du meilleur esprit. J'ai +dit.» + +La première partie de ce discours a été reçue de la part des Corbeaux +avec des marques d'approbation générale, et entrecoupée de ces sons +gutturaux qui sont pour les Indiens ce que sont les interjections: +_Bien! très-bien! bravo!_ dans notre Corps législatif. La seconde +partie a été écoutée au contraire avec défiance, au milieu d'un +silence glacial. + +Quand le président a eu fini, le calumet a continué à passer de bouche +en bouche, et les Indiens ont semblé se concerter. Un des commissaires, +le général Sanborn, pour dissiper ce nuage et ramener le calme dans +l'esprit des Corbeaux, prie l'interprète de leur faire entendre que ce +n'est pas tout leur territoire que veulent occuper les blancs, mais +seulement la partie qui est déjà en voie de colonisation. Cela ne +paraît point convaincre les sachems. + +Cependant Dent-d'Ours se lève: «Ce que vous m'avez dit, je l'ai +parfaitement compris. Je suis venu pour vous voir, et je vais vous +dire ce que je pense.» Alors, serrant la main au président Taylor: +«Père, je suis venu de loin pour te voir, fais-moi justice;» puis au +général Harney: «Père, tu m'as envoyé chercher, écoute-moi bien;» +puis au général Augur: «Père, je suis heureux de te rencontrer et de +te serrer la main; fais quelque chose pour moi;» et au général Terry: +«Père, je suis bien fatigué; je suis un homme pauvre; je suis venu de +bien loin pour te voir;» et au général Sanborn: «Père, fais quelque +chose pour moi; j'ai campé, en venant ici, dans des endroits où le bois +et l'herbe manquaient, et où il faisait bien froid; mes chevaux sont +fatigués;» enfin, s'adressant au colonel Tappan: «Père, regarde-moi, +je suis pauvre; aime-moi comme je t'aime et accorde-moi ce que je te +demanderai.» + +Quatre fois Dent-d'Ours fait le tour de l'hémicycle occupé par la +commission, en répétant les mêmes formules, qu'il varie à peine, et +serrant chaque fois la main aux commissaires. On se demande quand +finira cet exorde préparatoire, mais le docteur Matthews a soin +d'avertir l'assemblée que c'est une coutume chez les Corbeaux de +répéter jusqu'à quatre fois la cérémonie du _shake-hands_ (serrement +de mains) avec les gens qu'on veut honorer le plus. A la fin +Dent-d'Ours, prenant une robe de buffle des mains de sa femme qui est +là, la présente au général Harney: «Père, tu as les cheveux blancs, +protége-toi de cette peau, elle garantira ta vieillesse contre le +froid.» Puis l'orateur se rend au centre du cercle occupé d'une part +par les Indiens, de l'autre par les commissaires, et demande la +permission de parler assis. L'interprète traduit phrase par phrase le +discours en anglais, le voici tel qu'il a été prononcé, tel que je +l'ai écrit moi-même et pour ainsi dire sténographié en anglais sous la +dictée de l'interprète: + +«Pères, au printemps dernier, j'étais au pied de la montagne du +Mouflon, et l'un de vos jeunes hommes me dit que vous viendriez +nous visiter. Mon père blanc me demandait de faire une partie du +chemin. J'hésitai, car j'étais loin, bien loin; mais à la fin je me +décidai à me mettre en route. Cet automne, quand les feuilles des +arbres tombaient, les Corbeaux étaient sur les bords du ruisseau de +Pierre Jaune. Votre messager m'apporta dix caisses de tabac, et nous +fit connaître votre désir que nous vinssions à Laramie. En réponse +je dis oui, oui! J'aurais préféré que mon père blanc vînt au fort +Philippe-Kearney, et non à Laramie, et je dis que s'il avait poussé +jusque-là, j'aurais répondu affirmativement à tout ce qu'il m'aurait +demandé; mais dans l'intervalle les mauvais jours sont arrivés, et +j'ai dû venir à Laramie. Il fait froid, et mes chevaux ont piteuse +mine. C'est donc mon père blanc qui va répondre oui, oui, à toutes les +demandes que je vais lui adresser. + +«Pères, j'ai fait une longue route pour venir vous voir. Je suis parti +du fort Smith, je suis très-pauvre; j'ai faim, j'ai froid. Nous n'avons +trouvé en route ni buffle, ni bois, ni eau. Regardez-moi, vous tous +qui m'écoutez. Je suis un homme comme vous. J'ai une tête et un visage +comme vous. Nous sommes tous un seul et même peuple. Je veux que mes +enfants et ma nation prospèrent et vivent de longues années.» + +Et alors se levant, Dent-d'Ours se dirige vers les commissaires Taylor +et Harney, et leur serre convulsivement les mains: + +«Pères, pères, pères, s'écrie-t-il par trois fois, écoutez-moi bien. +Rappelez vos jeunes hommes de la montagne du Mouflon. Ils ont couru par +le pays, ils ont détruit le bois qui poussait et le gazon vert; ils ont +incendié nos terres. Pères, vos jeunes hommes ont dévasté la contrée et +tué mes animaux, l'élan, le daim, l'antilope, mon buffle. Ils ne les +tuent pas pour les manger; ils les laissent pourrir où ils tombent. +Pères, si j'allais dans votre pays tuer votre bétail, que diriez-vous? +N'aurais-je pas tort, et ne me feriez-vous pas la guerre? Eh bien, les +Sioux m'ont offert des centaines de mules et de chevaux pour aller en +guerre avec eux, et je n'y suis pas allé. + +«Il y a de cela longtemps, vous avez fait un traité avec la nation +des Corbeaux; puis vous avez emmené un de nos chefs avec vous dans +les États. Vous entendez bien ce que je veux dire, je le suppose. Ce +chef n'est jamais retourné. Où est-il? Nous ne l'avons plus revu, et +nous sommes fatigués d'attendre. Donnez-nous ce qu'il a laissé. Nous, +ses amis, ses parents, nous sommes venus pour connaître ses dernières +volontés. + +«J'ai appris que vous aviez aussi envoyé des courriers aux Sioux. Vous +avez fait à ceux-ci, comme à nous, des présents de tabac; mais les +Sioux m'ont dit qu'ils ne viendraient pas; car vous les aviez toujours +trompés. Les Sioux nous ont dit: «Ah! les pères blancs vous ont appelés +et vous allez les voir. Ils vous traiteront comme ils nous ont traités. +Allez et voyez, et revenez nous dire ce que vous avez entendu. Les +pères blancs séduiront vos oreilles par d'agréables paroles et de +douces promesses qu'ils ne tiendront jamais. Allez, et voyez-les, et +ils se moqueront de vous.» + +«J'ai laissé dire les Sioux et je suis venu vous visiter. Quand je +retournerai, je m'attends à perdre en route la moitié de mes chevaux. + +«Pères, pères, je ne suis point honteux de parler devant vous. Le +Grand-Esprit nous a faits tous, mais il a mis l'homme rouge au centre, +et les blancs tout autour. Faites de moi un Indien intelligent. Ah! mon +cœur déborde, il est plein d'amertume. Tous les Corbeaux, les vieux +chefs des anciens jours, nos aïeux, nos grands-pères, nos grand'mères, +nous ont dit souvent: «Soyez amis des Visages-Pâles, parce qu'ils sont +puissants.» + +«Nous, leurs enfants, nous avons obéi et voici ce qui est arrivé. + +«Il y a longtemps, il y a plus de quarante ans, les Corbeaux campaient +sur le Missouri. + +«Notre chef reçut à la tête un coup de pistolet d'un chef blanc. (Ici +le général Harney interrompt l'orateur et dit: Le chef blanc était fou, +j'étais là, j'ai vu la chose.) + +«Un jour, sur le ruisseau de Pierre Jaune, il y avait trois fourgons +campés. Il y avait là trois hommes blancs et avec eux une femme +blanche. Quatre Corbeaux vinrent à eux et leur demandèrent un morceau +de pain. Un des hommes blancs prit son fusil et tira. Cheval-Alezan, +un chef, fut atteint et mourut. Nous, nous oubliâmes ce méfait. Et ces +choses, je vous les dis pour vous montrer que les Visages-Pâles ont eu +des torts aussi bien que les Indiens. + +«Il y a quelque temps, j'allai au fort Benton, car nous avions, nous +aussi, eu des torts. Mes jeunes hommes avaient tiré par erreur sur des +blancs. J'en demandai pardon au chef blanc. Je lui donnai neuf mules +et soixante robes de buffle en expiation du mal que nous avions fait. +C'est ainsi que je payai pour nos torts. + +«De là, j'allai au fort Smith, sur le ruisseau du Mouflon, et j'y +trouvai les blancs. Je me présentai pour toucher la main aux officiers, +mais ils me répondirent en me mettant les poings sur la figure et en +me jetant à terre. C'est ainsi que nous sommes traités par vos jeunes +hommes. + +«Pères, vous m'avez parlé de bêcher la terre et d'élever du bétail. Je +ne veux pas qu'on me tienne de tels discours. J'ai été élevé avec le +buffle et je l'aime. Depuis ma naissance, j'ai appris comme vos chefs +à être fort, à lever ma tente quand il en est besoin et à courir à +travers la prairie selon mon bon plaisir. Ayez pitié de nous, je suis +fatigué de parler. + +«Et toi, père,--s'adressant au président Taylor et lui donnant ses +sandales,--prends ces mocassins, et tiens-toi les pieds chauds.» + +Le discours de Dent-d'Ours a été interrompu du côté des Indiens par +de fréquentes marques d'assentiment, et les commissaires eux-mêmes +ont fait entendre, à certains passages, des accents non équivoques +d'approbation. + +L'orateur, qu'aucun signe d'applaudissement n'a influencé, a continué +son discours lentement, s'arrêtant à chaque phrase, pour laisser +l'interprète traduire; puis, reprenant sans peine le fil de son +discours, comme s'il l'eût prononcé tout d'une haleine. Et cependant il +improvisait. + +La langue harmonieuse, bien qu'un peu gutturale, des Corbeaux, langue +musicale, semée de voyelles et d'aspirations comme l'espagnol, qu'elle +rappelle, ainsi que le sioux, cette langue prêtait un charme de plus au +discours de Dent-d'Ours. Il accompagnait ses paroles d'un geste cadencé +et doux, noble et élégant, et qui avait l'avantage d'être en relation +avec l'idée qu'il voulait exprimer. Les gestes composent chez les +Peaux-Rouges une langue universelle, comme les signes des sourds-muets. + +«J'ai compris tout ce qu'ont dit les Corbeaux, dit à Pallardie +l'Ours-Agile, l'un des chefs sioux présents, en sortant de la +conférence, rien qu'aux gestes qu'ils faisaient.» + +Quand Dent-d'Ours a eu fini de parler, Pied-Noir, un autre grand +orateur des Corbeaux, s'est levé et est venu serrer la main à chacun +des commissaires, remerciant ses pères blancs qui sont venus pour +voir les Peaux-Rouges, et confirmant ce qu'a dit Dent-d'Ours, que les +Corbeaux sont pauvres et fatigués; qu'ils ont souffert en route du +froid, de la faim, du manque d'eau, que leurs chevaux font peine à +voir. Pied-Noir supplie chacun des commissaires individuellement de +l'écouter avec patience, d'une oreille attentive, et de faire droit à +ses demandes. + +Enfin, se dépouillant de sa robe de buffle, il en entoure les épaules +du président Taylor, en lui disant: «Garde cette robe, car, en +l'acceptant, tu reconnaîtras que tu es mon frère.» + +Et alors, se rendant au milieu du conseil et rejetant avec ses mains +ses longs cheveux noirs, qui lui tombent jusqu'au milieu du dos: + +«Quand les Corbeaux manquent de flèches, dit-il, ils en font avec des +morceaux de fer; quand ils manquent de feu, ils frottent deux cailloux +l'un contre l'autre et allument ainsi du bois pour se chauffer; quand +ils veulent dépecer les animaux, ils font des couteaux de pierre, et +c'est ainsi qu'ils en usent avec les bêtes qu'ils tuent à la chasse. +Tout cela, les Corbeaux savent bien le faire; mais s'ils allaient sur +les réserves que leur indiquent les blancs, ils ne sauraient conduire +les bœufs ni labourer la terre avec la charrue. C'est pourquoi ils +n'aiment point qu'on leur parle de ces choses. Que leurs pères blancs +leur donnent plutôt des chevaux pour chasser le buffle, et des fusils +pour le tuer, et tout ira bien. Le Grand-Esprit a fait l'homme et +la femme pour vivre ensemble; l'homme pour chasser et la femme pour +travailler. Nous ne voulons rien changer à cette situation. + +«Pères, j'ai toujours été ami des blancs, et je veux continuer à +l'être. J'ai été élevé comme un sauvage, mais je n'ai jamais fait de +tort à personne. Il y a plusieurs années, les blancs vinrent acheter +aux Corbeaux la route de Californie, qui passe au fort Laramie. Pour +cette route, ils devaient payer cinquante années d'indemnités. Les +Corbeaux n'ont reçu ces indemnités que deux ou trois ans. C'est après +avoir signé ce traité qu'un de nos grands chefs est allé dans votre +pays. Nous ne l'avons jamais plus revu. Nous voudrions savoir ce qu'il +est devenu, s'il est monté dans les nuages ou s'il est descendu sous +terre...» + +Pied-Noir fait ensuite l'histoire de sa nation dans le passé. Elle +était alors puissante, aujourd'hui elle est pauvre; on dirait que le +Grand-Esprit s'est retiré d'elle. Revenant à ce propos sur les traités +conclus, et toujours violés par les blancs: «A quoi bon faire des +traités, si c'est de la sorte que les blancs les observent?... + +«Ne nous parlez pas de nous confiner dans un coin de notre territoire; +abandonnez plutôt la route de la rivière à la Poudre. Rappelez vos +jeunes hommes qui sont campés le long de cette route et tous ceux qui +cherchent de l'or. Ce sont ceux qui sont cause de toutes nos guerres +et de tous nos malheurs.» Ici, la voix de l'orateur s'émeut, son +corps tremble, la sueur perle en larges gouttes sur sa face, ses yeux +brillent d'un éclat inusité. Tels devaient paraître devant les rois +de l'Asie les vieux prophètes d'Israël, quand ils venaient leur faire +entendre les plaintes du peuple juif. + +S'arrêtant un instant, Pied-Noir ramène de nouveau ses longs cheveux +en arrière; puis, passant la main sur son front, comme pour rassembler +ses souvenirs, il rappelle, comme Dent-d'Ours, et au milieu des sourds +murmures des Indiens qui l'approuvent, tous les mauvais traitements +des blancs envers les Corbeaux, qui n'ont eu aucun tort. Il signale +les indignes malversations des agents qui leur vendent des farines +avariées, ce dont une fois cinq ou six Indiens sont morts, et leur +donnent des marchandises hors d'emploi pour de bonnes robes de buffle. +Se dressant alors de toute sa hauteur, et élevant fièrement le bras: +«Mais sur tout cela, s'écrie-t-il, mon cœur est de roche; je ne veux +pas me plaindre.» Et rappelant enfin comment on les a frauduleusement +dépouillés de leurs terres: «Bien que je sois pauvre, je ne mourrai +point, dit-il, mon bras est solide, et je puis encore chasser le +buffle comme mes pères l'ont chassé... Vos jeunes hommes sont fous, +rappelez-les. Ils sont comme les enfants; ils ne connaissent pas ce +dont ils ont besoin; ils tuent le buffle pour le seul plaisir de se +distraire, pendant que nous souffrons de la faim et que nous devenons +pauvres. Si vous voulez la paix, renvoyez vos soldats vers l'est, +qu'ils y vivent; mais non chez nous, où ils portent le trouble et la +guerre.» Et alors, frappant de ses deux mains sa large poitrine toute +nue: «Mes grands-pères ont recommandé à la nation des Corbeaux d'être +bonne. Comment pourrions-nous être bons, quand vous prenez nos terres, +en nous promettant en retour tant de choses que vous ne donnez jamais? +Nous ne sommes pas des esclaves, et nous ne sommes pas des chiens. Un +jour, au fort Smith, comme je demandais des provisions aux soldats, ils +m'ont frappé à la tête d'un coup de bâton. Quand je me le rappelle, +je deviens méchant et féroce. Il n'y a donc pas d'hommes dans votre +pays, pour que vous envoyiez ici ces enfants si bien habillés qui +nous imposent ces vexations?» Et sa lèvre est plissée par le mépris, +et il tend vers l'un des commissaires sa main saisie d'un tremblement +convulsif. + +«... Nous voulons vivre comme nous avons été élevés, en chassant les +animaux des prairies. Ne nous parlez donc plus de nous cantonner sur +des réserves et de nous faire cultiver la terre. Laissez-nous aller où +va le buffle. Envoyez vos fermiers, mais que ce ne soit pas pour nous. +Le Corbeau promène son camp à travers la plaine et chasse l'antilope et +le buffle. C'est là ce qu'il aime. Pères, regardez-moi et regardez tous +les Corbeaux: ils sont de la même opinion que moi. Si vous nous donnez +un homme blanc pour agent et pour traitant, je voudrais que ce fût John +Richard, Pierre Chêne, et le docteur Matthews. Ceux-là sont francs et +ne mentent pas (assentiment de tous les Corbeaux). Regardez-moi, et +regardez mon peuple. Je ne suis pas honteux de vous parler.» Et alors, +allant de nouveau serrer la main aux commissaires: «Père, leur dit-il +à chacun d'une voix radoucie, fais quelque chose pour moi; je suis +fatigué d'avoir parlé si longtemps.» Et il va s'asseoir en silence, et +prend le calumet qu'on lui passe, la tête inclinée et le regard pensif. + +Quand Pied-Noir a repris sa place, un vieux Corbeau qui, depuis le +commencement du conseil, tient à la main une longue verge, avec +laquelle il est arrivé le matin, se lève. Le Loup (c'est le nom de +ce troisième orateur), est en même temps le lettré de la bande, ami +des apologues et en racontant au besoin. Après avoir procédé comme +d'usage à la cérémonie du _shake-hands_, il prend sa place au centre +de l'hémicycle, tenant toujours sa longue tige à la main. Elle est en +bois de noyer dur (_hickory_), à dix nœuds. Le Loup appelle chacun de +ces nœuds une génération d'hommes, et montre comment chaque génération +naît, se développe et meurt, faisant place à une autre. Chacune de +ces générations est ensuite assimilée par le Loup à une génération de +Corbeaux. Sa nation a été amie des blancs pendant tout cet espace de +temps. «Pour que la génération actuelle continue de même, s'écrie +alors l'orateur, dont la fin de l'apologue est impatiemment attendue +par les commissaires, n'envoyez plus de fourgons sur la route de la +rivière à la Poudre, surtout n'y envoyez plus de soldats. Rappelez vos +jeunes hommes de notre pays, et alors nous serons heureux et vivrons en +bonne harmonie avec vous, comme nous avons vécu pendant les générations +précédentes.» + +Ce _speech_, aussi humoristique que les premiers ont été sérieux, +prouve aux commissaires que le principe de mêler l'agréable à l'utile +est en faveur même auprès des Indiens. L'heure est d'ailleurs avancée. +Il est une heure d'après midi: depuis plus de trois heures on est en +conférence. Le sténographe, les _reporters_, les commissaires n'en +peuvent plus. Quant aux Indiens, fumant toujours le calumet, ils +restent impassibles sur leur banc, et certainement demeureraient là +jusqu'au soir, si on ne les congédiait. Néanmoins, il est temps de +lever la séance, ce que fait le président Taylor, en ajournant le +conseil au lendemain matin. + +Les chefs s'en sont allés lentement, un à un, suivis de leurs _squaws._ +Ils sont venus toucher la main aux commissaires. Les vieillards et +les matrones ont même embrassé le président et le général Harney, en +frottant leurs joues et leur nez contre les leurs, non sans laisser +un peu de vermillon sur la peau des hommes blancs. L'Américain ne +s'inquiète pas pour si peu, et tous les commissaires se sont livrés +d'aussi bonne grâce aux embrassades des Peaux-Rouges, qu'ils se sont +prêtés à la cérémonie du _shake-hands_ et à celle du calumet. + +Les orateurs et leur bande ne sont pas retournés chez eux sans dîner. +Ils se sont rendus, en sortant du conseil, dans l'appartement des +interprètes, et là ont pris part à un repas que leur ont offert les +commissaires; mais ceux-ci ont dîné ailleurs. Sans couteaux et sans +fourchettes, assis par terre ou sur des lits, les Indiens se sont +emparés de gros quartiers de bœuf ou de mouton rôti. Quand ils y +ont mordu à belles dents, ils les ont passés fraternellement à leur +voisin. La boisson est du café noir, qui circule dans d'énormes tasses +en faïence. On emplit celles-ci à plusieurs reprises dans un vaste +chaudron où fume l'infusion aromatique au milieu de l'appartement. Les +Corbeaux ont fait largement honneur à tous les plats, mais le festin a +été calme, silencieux, et nul n'a disputé à son voisin une place ou un +morceau de choix. Pendant le dîner, quelques femmes sioux, du village +de _Laramie-Loafers_, sont venues en curieuses, et se sont assises sur +le devant de la porte de la salle du festin. Elles se sont rendu entre +elles, pour passer le temps, le même service que se rendent les femmes +du peuple à Naples en fouillant dans leurs cheveux; mais les convives +n'y ont pris garde et ont continué de manger. + +Le soir, des danses ont eu lieu, en plein air, devant la tente du +_père_ Richard. Là encore le café a circulé abondamment. Le feu +était allumé au milieu du rond formé par les danseurs, et ceux-ci en +chantant, et suivis de leurs femmes, ont commencé leur danse de guerre. +Les mouvements sont d'abord très-lents, puis, à la fin, précipités. Les +jambes surtout sont en jeu et l'on pousse des hurlements en cadence. +Tout cela est terrible, quand on prélude ainsi à quelque combat, ou +que l'on danse autour d'un prisonnier que l'on va mettre à mort et +qu'auparavant l'on torture. Devant la tente du vieux Richard, la danse +des Corbeaux n'a pas présenté ces caractères sinistres: elle a fatigué +bien vite les spectateurs, ennuyés de ces mouvements et de ces chants +monotones, qui marquent une ressemblance de plus entre les Peaux-Rouges +et les races asiatiques, dont on les prétend sortis. La race rouge +n'a pas, comme la race noire, le don de la danse et du chant. Les +Corbeaux eux-mêmes ont fini par se lasser de leur musique et de leur +pas cadencé. De bonne heure ils sont allés se coucher et se préparer au +conseil du lendemain. + +Hier, à l'heure indiquée (dix heures du matin), les Corbeaux ne +paraissaient pas. La délibération de la veille n'a pas été tout à fait +amicale, et l'on se demande si les Indiens retourneront au conseil. Ils +ont enfin paru, mais isolément et non plus en une masse compacte comme +la première fois. Dent-d'Ours est absent; il fait dire qu'il est malade +et qu'il éprouve le besoin de retourner chez lui et de manger du buffle +frais. La vérité, c'est qu'il y a eu la veille une dispute entre les +Arrapahoes et les Corbeaux. Ceux-ci ont dû partager avec leurs frères +rouges un bœuf que leur a donné la commission, et s'y sont prêtés de +mauvaise grâce. Cependant, Dent-d'Ours se montre bientôt, et vient, +toujours accompagné de sa femme, prendre sa place dans le conseil, +tandis que la conférence est déjà ouverte. + +Tout a lieu cette fois sans le cérémonial de la veille: les +présentations, la connaissance sont faites, et c'est en quelque sorte +comme la continuation du conseil précédent. + +Le président Taylor ouvre la séance en répliquant aux discours des +Corbeaux. Suivant son habitude, il lit son _speech_, et il le lit +froidement, avec une grande lenteur. Les discours officiels lus, +préparés, sont les mêmes partout, sans animation, sans vie. M. Taylor +ferait mieux d'improviser quelques chaudes paroles devant ces +grands chefs dont les discours de la veille sont de si beaux modèles +d'éloquence, et qui ont en quelque sorte indiqué aux orateurs blancs +la marche qu'ils devraient toujours suivre dans les _pow-wow_ avec les +Indiens. + +Le président remercie les Corbeaux de ne s'être pas vengés de ceux qui +les avaient maltraités, et dit qu'il informera leur Grand Père et de +leur bonne conduite et des méfaits des blancs, qui seront punis. «A +l'avenir, ajoute-t-il, prévenez immédiatement votre agent, qui vous +fera rendre justice... Vous ne vous en irez pas cette fois les mains +vides, et nous remplacerons les chevaux que vous avez perdus... Le chef +que vous aviez envoyé aux États fut bien traité, reçut des présents, +et nous l'avons suivi dans son retour jusque sur le Missouri. Là il a +disparu soudainement, soit qu'il ait été assassiné ou qu'il se soit +noyé dans la rivière, en tombant d'un _steamer._ Nous sommes fort +peinés de cet accident, et nous nous proposons de donner deux chevaux +aux parents de ce chef, comme compensation.» Ici l'interprète fait +remarquer que deux des parents sont présents: c'est Cheval-Blanc et +un autre vieux sachem, qui témoignent d'une grande joie à ce cadeau +inespéré qui leur arrive. + +«Vous dites, continue le président, que vous préférez vivre comme vous +avez toujours vécu, au lieu de vous enfermer dans des _réserves_. +C'est pour votre bien que nous vous indiquons ces cantonnements: le +buffle diminue avec rapidité, et avant peu d'années il aura tout à +fait disparu... Les blancs sont maintenant dans les grandes plaines, +et ont bâti des villes jusque sur les bords de la mer de l'Ouest... +Nous voulons, quand il est encore temps, vous garantir un territoire +qui soit à jamais à vous et à vos enfants. Vous n'avez pas besoin d'y +aller tout de suite. Chassez maintenant où il vous plaira, mais sur ce +territoire, qui vous aura été réservé, les blancs ne pourront mettre +le pied; le Grand Père les en ferait sortir à coups de fusil.» Marques +d'enthousiasme, approbation. Cheval-Blanc se lève, et va toucher la +main aux commissaires. «... Le printemps prochain, nous prendrons une +décision au sujet de l'abandon de la route de la rivière à la Poudre. +La saison est maintenant trop avancée pour que nous quittions les forts +que nous avons sur cette route... Si les Sioux cessent de nous faire +la guerre, il est probable que nous vous rétrocéderons cette partie de +votre territoire... Vous nous avez demandé Pierre Chêne et John Richard +pour traitants, et le docteur J. Matthews pour agent: nous consentons à +vous les donner... Retenez bien ce que je vous ai dit comme venant de +la part de tous les commissaires. Faites-le savoir quand vous serez +retournés chez vous, et gardez-en le souvenir. J'ai dit.» + +Ce _speech_ terminé, le président demande si quelqu'un des +chefs présents a des observations à faire. Pied-Noir se +lève, et dit qu'un chef des Sioux du nord, son beau-frère, +l'Homme-qui-est-effrayé-de-ses-chevaux, lui a dit un jour que les +Sioux faisaient la guerre aux blancs à cause de la route de la rivière +à la Poudre; il vaudrait donc mieux abandonner au plus vite cette +route. «Vous parlez de la disparition du buffle et des autres animaux +des prairies, ajoute Pied-Noir, mais dans mon pays nous avons encore +abondance de buffles, de daims, d'élans, d'antilopes; beaucoup de +castors sur les petits cours d'eau, beaucoup de poissons, de bons +poissons, sur toutes nos rivières. Vous voudriez avoir notre pays pour +rien, cela n'est pas loyal. Moi, je viens vous demander aujourd'hui +le payement d'une partie de mes terres sur lesquelles vous vivez. Et +vous parlez de faire des traités! Vous n'avez pas observé celui que +vous avez signé à Horse-Creek. Payez d'abord ce que vous nous devez, et +vous parlerez ensuite de conclure un autre traité!» Ici, le commissaire +Taylor et les généraux Harney et Sanborn ne peuvent s'empêcher de +déclarer que, pendant dix ans, les indemnités dues aux Indiens ont +été envoyées régulièrement de Washington; si elles ne leur sont pas +parvenues, c'est que les agents les ont volées[7]. «Nous sommes honteux +de cela, disent les commissaires aux Indiens, mais justice sera faite.» + +[Note 7: Non-seulement la plupart des agents volent les objets +qu'on envoie aux tribus, mais encore les revendent aux Indiens au +double et au triple de leur valeur. D'autres fois le gouvernement de +Washington, trompé lui-même par ses commis, envoie des objets hors +d'usage, comme des centaines de douzaines de jarretières élastiques à +des gens qui ne portent pas de chaussettes, ou de fourchettes à des +gens qui mangent avec leurs doigts; ou bien ce sont des caisses de +guimbardes, de petits miroirs, de canifs ébréchés, en un mot tous les +_rossignols_ des bazars de New-York, de Philadelphie ou de Baltimore, +qu'on vend à prix d'or au gouvernement central et dont les Indiens +n'ont que faire. Partout, du nord au sud des États-Unis, de pareilles +indignités ont été signalées non-seulement par les chefs indiens qui +s'en sont plaints amèrement à maintes reprises, mais dans les enquêtes +même du gouvernement.] + +Cependant le Loup succède à Pied-Noir, et dit qu'il serait d'autant +plus facile d'abandonner la route de la rivière à la Poudre, que +les colons qui passent par là pour aller chercher de l'or dans le +territoire du Montana, pourraient prendre ou le Missouri ou la route +qui est de l'autre côté, sur la rive gauche. «Ces deux routes, je vous +les donne, dit le Loup, mais non les autres. Il y a beaucoup d'or dans +mon pays, je sais où il est, mais je ne l'ai jamais dit à personne, +de peur que les blancs n'envahissent l'endroit. Nous n'avons pas +besoin d'or ni d'argent, nous ne les employons pas dans nos échanges. +Ceux qui en ont besoin peuvent prendre une des deux routes que j'ai +indiquées. Je vous les donne. J'ai faim et j'ai besoin d'aller chez moi +manger du buffle... Donnez-moi les cadeaux que vous voulez m'offrir, +peu ou beaucoup, pour que je puisse m'en retourner. J'aime mon pays, +j'aime mon buffle. J'aime ma femme et mes enfants, et je veux aller les +revoir... Vous dites que vous donnerez des chevaux aux parents de ce +chef qui a disparu chez vous, j'espère bien que vous nous en donnerez +à tous, pour que nous puissions tous nous en retourner à cheval. J'ai +dit.» + +A peine le Loup a-t-il fini, qu'un vieux sachem se lève, fait le tour +de l'hémicycle occupé par les commissaires, et leur touchant à chacun +la main, dit qu'il a une longue route à faire pour s'en retourner, et +qu'il ne veut pas partir sans les bons souhaits de ses pères blancs. +Les commissaires lui souhaitent le plus heureux voyage. + +Le traité de paix est alors déroulé et présenté aux Corbeaux pour +qu'ils y apposent leur signature[8], mais aucun d'eux ne veut le +signer. Les uns disent qu'ils ne peuvent le faire sans l'assentiment +des Sioux, qui ne sont pas là; les autres, qu'ils ne signeront que +si l'on abandonne auparavant la route et les forts de la rivière à +la Poudre, objet de toutes les discussions. Le Loup ajoute que tous +les chefs des Corbeaux ne sont pas présents, et qu'ils n'ont pas fait +connaître leur intention. Bref, l'insuccès est complet, alors que les +résultats ont été si décisifs avec les cinq grandes nations du Sud, et +la commission se voit forcée d'ajourner à un moment plus propice et +à une saison plus favorable, la reprise de ses travaux. On se donne +rendez-vous à _sept lunes, quand le gazon sera vert_, ce qui, dans le +calendrier des peuples civilisés, signifie vers le 5 juin 1868. Le +lieu de rendez-vous est cette fois le fort Phil.-Kearney, et non plus +le fort Laramie. Cela satisfait les Corbeaux, qui gagnent sur la route +à faire plusieurs centaines de milles. Enfin, on annonce aux sachems, +impatients de recevoir leurs cadeaux et de repartir, que les cadeaux +vont arriver, et qu'il y en a beaucoup et de beaux, ce à quoi les +Corbeaux répondent par des grognements de joie; et la séance est levée. + +[Note 8: Les Indiens signent en faisant une croix, un trait à +la plume, ou en essayant d'imiter l'animal dont ils portent le nom: +l'ours, le loup, l'élan, la tortue, etc.] + +Hier soir, les commissaires ont tenu aussi un _pow-wow_ avec les deux +chefs des Arrapahoes, Cheval-Alezan et Charbon-Noir. L'interprète était +Vendredi, un Arrapahoe, qui a été trouvé tout enfant dans les prairies +par le major Fitz-Patrick, un des plus célèbres traitants de l'Ouest. +C'était un vendredi que cette rencontre eut lieu; de là le nom donné à +l'enfant, comme au fidèle serviteur de Robinson. Le major a fait élever +Vendredi, puis, quand son fils adoptif a eu vingt ans, il l'a rendu à +sa tribu. Vendredi parle couramment l'anglais, mais ne l'écrit point, +car il n'a guère profité de l'éducation que lui a fait donner le major. +Il est aujourd'hui auprès des Arrapahoes, dont il est l'interprète et +l'agent. Il a le type de sa nation, le regard faux, l'air traître, +et l'on ne saurait établir aucune comparaison entre la physionomie +large, ouverte et majestueuse des Corbeaux, et celle des Arrapahoes. +Ceux-ci ont été, dans ces derniers temps, avec les Chayennes, les plus +sanguinaires des Indiens des prairies, et leur type, à en juger par les +trois que j'ai vus, et qui se ressemblent singulièrement, justifie leur +terrible renom. Ce sont hommes qu'il ne ferait pas bon de rencontrer +tout seul au coin d'un bois. Il n'est pas jusqu'à la langue arrapahoe, +sourde, toute gutturale, et dont il est absolument impossible de +reproduire les sons dans notre langue, qui ne devienne pour le blanc +un objet d'éloignement, je dirai même de répulsion vis-à-vis de cette +affreuse bande de Peaux-Rouges. + +Cheval-Alezan a parlé aux commissaires au nom de toute sa tribu, qui +est campée entre la Plate du nord et celle du sud. Petit-Bouclier, +le grand chef, lui a donné sa procuration. L'air de l'orateur semble +annoncer un discours semé d'invectives, rempli de fiel, comme celui +que Pied-Noir, se plaignant du reste avec tant de raison, a adressé +la veille aux commissaires. Il n'en est rien. Le _speech_ a été des +plus calmes. Cheval-Alezan a parlé assis, et traité avec la commission +des besoins de sa tribu comme on parle tranquillement de ses affaires +en famille, après dîner: «J'ai fait aujourd'hui, a-t-il dit, ce que +je désirais depuis longtemps; j'aime mes pères blancs, et je leur +ai touché la main... Dès que j'ai su que vous me demandiez, je suis +accouru. Nos vieux sachems m'ont envoyé vers vous, et attendent avec +impatience les nouvelles que je leur rapporterai... Au sud de la +Plate, il y a d'excellents terrains, bien arrosés; c'est là que nous +voudrions nous établir et commencer à cultiver le sol. C'est pour +cela que je suis venu. Bâtissez-moi une maison où je puisse passer +ma vie. Apprenez-moi à planter le blé et le maïs... Ce que vous avez +fait avec les Arrapahoes du sud est bien, et je pense que vous ferez +la même chose avec ceux du nord... Petit-Loup et Vieux-Ours, chef des +Chayennes du nord, et l'Homme-effrayé-de-ses-chevaux, qui commande +une bande de Sioux, sont venus me voir, et m'ont félicité sur le +voyage que j'allais faire, disant qu'eux aussi voulaient venir vous +visiter... A la prochaine lune, avec quelques-uns de mes hommes, je +veux aller planter ma tente au sud de la Plate, près du fort Sanders. +Peu m'importe si la neige est épaisse. Ma tribu viendra me rejoindre +au printemps... Je voudrais m'en retourner le plus tôt possible pour +préparer là-bas quelques robes de buffle... J'ai besoin que vous me +donniez quelques provisions, quand je changerai de camp... Il me faut +chasser pour vivre. Je n'ai plus que très-peu de poudre, et vous me +feriez plaisir de m'en donner... Nos vieux sachems me demanderont aussi +du tabac quand je retournerai. J'ai fini.» + +La commission a répondu aux paroles de Cheval-Alezan en lui accordant +tout ce qu'il demandait. Les Arrapahoes sont partis satisfaits, et les +commissaires ne le sont pas moins d'avoir trouvé des Indiens aussi +conciliants. + +Les Sioux et les Chayennes du nord, que l'on attend toujours, ne +paraissant pas, la commission va se débander. Une partie restera à +Laramie pour recevoir les cadeaux qui arrivent et les distribuer aux +Indiens, l'autre retournera à Chayennes et de là à North-Plate, où les +commissaires demeurés à Laramie ne tarderont pas à revenir de leur +côté. + + + + +XVI + +MONÉKA, LA PERLE DES PRAIRIES. + + + Fort Laramie, 15 novembre. + +Dans les moments de loisir que m'ont laissés les conférences, je suis +allé me promener autour du fort. J'aime le calme solennel de ce désert. +Partout, dans la campagne, courent ces lignes de coteaux peu élevés, +formés de grès tendres, de cailloux roulés, et que je vous ai si +souvent dépeints. Au pied d'un de ces coteaux, sont des cotonniers ou +peupliers du Canada qui jalonnent le cours d'un petit ruisseau. Là est +le cimetière des Peaux-Rouges, car dans les branchages de ces arbres +sont ensevelis des Indiens. Le corps est enveloppé de toile ou d'une +peau de buffle cousue, quelquefois d'une couverture de laine. Le mort +est là avec ses plus beaux ornements, ses mocassins ornés de perles, +ses colliers de coquillages ou de verroteries. Les loups et les rapaces +affamés sont venus violer ces sépultures, comme l'on peut s'en assurer +aisément en montant sur ces arbres. Le linceul qui recouvre le mort +a souvent été mis en lambeaux par les bêtes, et les os du squelette +n'occupent plus leur place ordinaire. Cependant quelques corps, +protégés par leur enveloppe extérieure, sont restés bien conservés, +et j'ai vu celui d'une jeune fille dont la peau est intacte, et même +encore colorée. L'air pur des prairies a momifié ce corps délicat. On +dirait que la vie vient à peine de le quitter ou que la jeune Indienne +dort. + +J'ai demandé à l'Ours-Agile pourquoi les Peaux-Rouges ensevelissent +ainsi les leurs en plein air, au lieu de les mettre en terre: «Les +esprits aiment à voyager, m'a-t-il répondu, surtout de nuit; il ne faut +pas y mettre d'obstacle, et la terre que vous jetez sur eux les gêne +pour sortir.» + +C'est sans doute pour faciliter de tels voyages que l'on dépose souvent +sur le cercueil du mort la selle de son cheval. Au milieu de la prairie +on a ainsi enterré, à Laramie, un chef sioux, la Vieille-Fumée, ou, +comme l'appellent les traitants de l'endroit, le _père Laboucane_. +La selle est sur le cercueil, et tant est grand le respect que les +Indiens ont pour les tombes, que personne ne l'a encore volée. + +Les morts dont je viens de vous parler, hôtes silencieux des grandes +plaines, ne sont pas les seuls qui ont été ensevelis auprès du fort +Laramie. D'autres morts dorment dans ces campagnes, et le cimetière du +fort a offert un dernier asile à plus d'un émigrant, à plus d'un soldat +qui a fait sa dernière étape dans les lointaines prairies. Les pierres +parlent et racontent ici plus d'une lamentable histoire. La mort aussi +a rapproché les rangs et les races elles-mêmes, car quelques Indiens +ont été ensevelis, avec leur mode de sépulture, dans le cimetière des +blancs. Les cercueils, portés sur quatre piquets, sont recouverts d'une +couverture de laine rouge. Un d'entre eux attire surtout l'attention. +Une tête de cheval est clouée sur chacun des supports; sur les montants +opposés sont attachées les queues. Devant les têtes, on voit éparses +par terre les douves d'un petit tonneau défoncé. Que signifient ces +emblèmes? Est-ce là le tombeau d'un grand chef, et a-t-on immolé sur +son cercueil, comme autrefois pour les guerriers germains, les deux +poneys qu'il affectionnait le plus? + +Je me suis informé auprès d'un des résidents du fort de l'histoire qui +se rattache à cette tombe. + +--Ce n'est pas la tombe d'un chef, m'a-t-il dit, c'est celle de +Monéka, la fille de la Queue-Bariolée. + +--Je connais bien de réputation la Queue-Bariolée, ai-je répondu. Qui +peut ignorer ici le nom de Sintegeleshka, l'illustre chef des Brûlés? +Cependant je ne l'ai jamais vu. + +--Comment! vous n'avez pas encore vu la Queue-Bariolée, et vous êtes +venu dans les prairies! + +--Je n'ai pas encore vu Sintegeleshka. La première fois que je +parcourais le chemin de fer du Pacifique, il y a quelques semaines, +le grand guerrier était dans les environs du fort Sedgwick, près +la station de Julesburg. On nous avait annoncé qu'il venait de se +brouiller de nouveau avec les blancs, et qu'il arrêterait le train, +comme ses _braves_ (ses lieutenants) l'avaient fait déjà récemment. + +--Et il vous fit dérailler? + +--Il n'en a rien été. La Queue-Bariolée échangea même alors à +North-Plate un _speech_ amical avec les commissaires, et leur promit de +se rendre, accompagné de ses guerriers, aux conférences de Laramie. + +--Vous voyez bien qu'il n'est pas venu. + +--Je ne m'en aperçois que trop. Aussi, ne pouvant entendre de sa bouche +l'histoire de Monéka, je vous prie de me la raconter. + +Mon interlocuteur s'est prêté de bonne grâce à ma demande, et m'a +conté l'histoire de Monéka. + +La voici fidèlement, telle que je l'ai recueillie de sa bouche. + +Monéka (en sioux, la Perle des prairies) était l'unique fille de +la Queue-Bariolée. Il y a trois ans, son père était en guerre avec +les blancs. Monéka avait suivi son père, et campé avec lui dans les +environs du fort Laramie. Elle devint amoureuse d'un officier du fort, +et comme elle avait toujours désiré épouser un Visage-Pâle, elle +demanda à son père la permission d'être la femme de l'officier. Le +sachem, irrité, refusa son consentement, et s'en alla avec ses braves +et tous ses guerriers à l'extrémité des prairies, à 400 milles à l'Est. +Sur sa route il sema partout la désolation et la mort, attaquant +les caravanes, pillant, incendiant les fermes, et tuant sans pitié +les blancs, dont il portait aussitôt les chevelures ou scalps comme +autant de trophées. Cela dura pendant toute une année, et le nom de la +Queue-Bariolée, ou _Spotted-Tail_, comme l'appellent les Américains, +devint la terreur des prairies. + +Cependant Monéka, qui n'avait pas voulu désobéir à son père, était +devenue triste, taciturne. Elle qui d'habitude apportait tant de gaieté +dans le camp des Indiens, elle qui commençait toujours la première +les danses et les chants, était depuis plus d'un an mélancolique, et +n'adressait plus la parole à personne, même à la Queue-Bariolée. Une +maladie de langueur la minait peu à peu. Un jour, sentant ses forces à +bout, elle fit appeler le grand chef. + +«Mon père, lui dit-elle, je vais mourir; vous savez que j'ai toujours +aimé les blancs: je demande à reposer dans leur cimetière. Faites la +paix avec les Visages-Pâles; ils sont plus forts que nous. Déjà ils +sont maîtres de la moitié des prairies, et l'Indien disparaîtra devant +eux. Promettez-moi de faire la paix, et d'aller ensevelir mon corps +dans le cimetière des blancs à Laramie.» + +Ce furent les dernières paroles de Monéka, qui rendit l'âme entre les +bras de son père désolé. + +Toute la tribu pleura sa mort, car chacun l'aimait, et le vieux +traitant Pallardie, qui a connu la jeune princesse, me disait tout à +l'heure dans son langage original: «C'était une brave fille, sensée, et +qui raisonnait bien; quel dommage qu'elle ne vive plus!» + +Le lendemain de la mort de Monéka, la Queue-Bariolée réunissait tous +ses guerriers, et, dans un de ces discours que les Indiens savent si +bien improviser, il racontait avec une éloquence émue les derniers +moments de sa fille. + +«Je veux remplir ses dernières volontés, dit-il, nous allons partir +pour le fort Laramie et y porter le cadavre de Monéka.» + +Et alors tous ces hommes, sans dire un mot, montèrent à cheval et +suivirent leur chef. La Queue-Bariolée portait lui-même le corps de +sa fille. Cinq jours on marcha de la sorte. Le sixième jour on arriva +enfin à Laramie. + +Comme les Peaux-Rouges étaient en guerre avec les blancs, la +Queue-Bariolée fit arrêter sa bande à quelque distance du fort, puis il +demanda une entrevue au commandant, le colonel Maynadier, qui la lui +accorda. + +«Père, lui dit-il, je viens remplir un devoir près de toi. Je t'apporte +le corps de ma fille, qui m'a demandé en mourant d'être enterrée au +fort Laramie.» + +Le commandant, ému, promit à Spotted-Tail de recevoir le corps de +Monéka et de le faire ensevelir avec toutes les cérémonies que +pratiquent les blancs en pareille occasion. Le chapelain du fort fut +immédiatement prévenu, et, le lendemain, au moment où le grand chef de +la bande des Brûlés venait, suivi de tous ses guerriers, remettre le +corps de Monéka entre les mains du commandant, il fut reçu à la porte +du cimetière par le colonel Maynadier lui-même et les officiers en +grand uniforme. A côté étaient le chapelain et les desservants, puis +les divers employés et résidents du fort. Un piquet de soldats formait +la haie. + +Les Indiens étaient venus à cheval, vêtus de leurs plus beaux costumes. + +On entonna le chant des morts d'après les rites des chrétiens, et +l'interprète du fort traduisit chaque verset aux Peaux-Rouges. Ces +enfants du désert, qui jamais dans leur langue n'avaient entendu des +chants d'une poésie si austère et si sombre, étaient profondément émus; +pour la première fois ils versèrent des larmes. + +Puis vint le moment des offrandes. Il est d'usage chez les Indiens, +quand on va ensevelir un mort, de lui dire le dernier adieu et de lui +faire un présent. Le commandant ôta ses gants: + +«Je donne ces gants à la belle Monéka, dit-il, pour qu'elle en recouvre +ses mains et les protége contre le froid dans le grand voyage qu'elle +va faire vers les heureuses plaines.» + +Les Indiens arrivèrent ensuite et offrirent chacun à la Perle des +prairies ce qu'ils avaient de plus précieux. + +Enfin, Monéka fut mise dans un cercueil de bois de cèdre, qu'on éleva +sur quatre poteaux à un angle du cimetière du fort. Au-dessus on jeta +une couverture de laine rouge, la couleur préférée des Indiens. On +immola sur le tombeau de la jeune princesse les deux poneys qu'elle +montait de préférence, et on cloua leur tête sur les poteaux qui +soutenaient la sienne, et leur queue où elle avait ses pieds. Devant +les têtes, on mit un tonnelet rempli d'eau, afin que les chevaux +pussent se désaltérer dans leur longue course vers les heureuses +plaines, vers les prairies où il fait toujours beau, et où l'on chasse +le buffle sans jamais être fatigué. + +Et voilà comment, si vous passez jamais à Laramie, on vous racontera +l'histoire de Monéka, la Perle des prairies, la fille de la +Queue-Bariolée. + + + + +XVII + +LES SAUVAGES. + + + Campement de Chug-Creek, dans les prairies + de Dakota, 16 novembre. + +Nous sommes de retour vers Chayennes, à mi-chemin de cette ville et du +fort Laramie. + +Nous revenons par une voie différente, et cela me remet en mémoire +l'adage d'un vieux voyageur, qui me disait qu'il ne faut jamais passer +deux fois par la même route, si l'on veut voir toujours du nouveau. + +Du nouveau! nous en avons assez vu ces jours-ci, et nous en voyons +encore à souhait. + +J'ai pris Pallardie dans mon fourgon, et il a consenti à quitter un +instant les trois sachems qu'il accompagne pour me donner encore +quelques détails sur les sauvages, les _diables rouges_ des prairies. +Il aime surtout les Sioux, et parmi eux l'Ours-Agile, le plus sage, le +plus respecté des grands chefs. L'Ours-Agile est l'ami des blancs, et +ne manque aucune occasion de conseiller à sa bande de vivre en paix +avec les Visages-Pâles. «Pour un homme qui n'a pas reçu d'éducation, il +leur fait encore de _bonnes prêches_, m'a dit Pallardie. C'est le plus +savant des Sioux, et comme il parle bien!» + +J'ai continué, avec l'aide de ce brave interprète, à remplir mon +vocabulaire français-sioux. Comme bien vous pensez, il y a nombre de +mots qui n'ont pas leur équivalent direct dans les langues des Indiens; +alors ceux-ci usent d'une périphrase. Et comme ces mots généralement se +rapportent à des choses que les sauvages ont de tout temps regardées +comme merveilleuses, dans le principe surtout, où ils ne les avaient +jamais vues, par exemple l'eau-de-vie, le bateau à vapeur, les armes à +feu, etc., les Indiens disent respectivement pour désigner ces choses: +l'eau, le canot, le fer mystérieux. Or savez-vous comment les traitants +ont toujours traduit le mot de mystère? Par celui de _médecine_. +Les premiers coureurs des prairies, des Français du Canada, avaient +imaginé d'appeler _médecins_ les sorciers, les devins, les docteurs +des tribus. Le mot est resté. Il est passé aussi dans l'anglais, et +aujourd'hui, dans les prairies, quand on est au milieu des sauvages, on +n'entend plus parler que de _médecins_ et de _médecine_. Le Manitou, le +Grand-Esprit lui-même, est devenu l'_Homme de médecine_ par excellence. +Le cheval, c'est le chien mystérieux, le _chien de médecine_, pour +parler comme les traitants. Vous pouvez continuer vous-mêmes ces +exemples. + +Les Indiens, qui ne se doutent pas de la façon baroque dont les blancs +ont traduit leurs périphrases, en ont d'autres fort jolies. C'est ainsi +qu'ils appellent la lune, le soleil de la nuit; les feuilles, les +cheveux des arbres; les doigts, les enfants de la main, etc. + +La façon de compter des sauvages est la plus logique qu'il y ait, et +elle ferait la joie de nos professeurs d'arithmétique. Les Sioux et la +plupart des Indiens comptent d'abord jusqu'à dix. Onze, c'est dix et +un; douze, dix et deux, et ainsi de suite jusqu'à vingt, qui s'appelle +deux-dix. Alors on recommence deux-dix et un, deux-dix et deux, etc., +jusqu'à trois-dix, qui est trente, jusqu'à dix-dix, qui est cent. Et +cela continue ainsi indéfiniment. En une minute, le temps d'écrire les +dix premiers chiffres, vous recevez votre leçon de numération parlée, +et tout est dit. Quant à la numération écrite, elle n'existe pas. Les +barbares n'écrivent point; tout au plus tracent-ils quelques dessins +sur des peaux. Ce sont des figures d'hommes, d'animaux, quelques +grossières représentations de batailles. C'est ce que les savants +appellent l'écriture _pictographique_. Comme cette écriture a toujours +un sens, on peut dire que ce sont des espèces d'hiéroglyphes; mais +n'essayez pas de les comparer à ceux des Égyptiens: les caricatures, +les informes croquis que les plus jeunes collégiens tracent sur +leurs cahiers, peuvent seuls donner une idée de la pictographie des +Peaux-Rouges. + +Comme tous les peuples primitifs, les Indiens comptent leurs mois par +lunes. Quant aux années, ils s'en inquiètent peu. + +Ils donnent aux mois des noms qui sont en rapport avec les phénomènes +de la végétation ou du climat, ou encore avec les divers états du +bison, avec lequel ils vivent. + +Janvier, c'est le mois de la lune froide. + +Février, le mois où la femelle du bison est grosse. + +Mars, le mois où la neige fond et où le gazon pousse. + +Avril, la lune du gazon vert. + +Mai, le mois où la femelle du bison met bas. + +Juin, le mois où le petit bison commence à courir. + +Juillet, les baies deviennent rouges. (Nous dirions, dans nos +campagnes, c'est le mois des cerises). + +Août, c'est le mois des fruits. + +Septembre, le bison a toute sa toison. + +Octobre, les jeunes bisons (les veaux sauvages) sont bons à manger. + +Novembre, la toison du bison noircit. + +Décembre, c'est le moment de préparer les peaux de bison. La lune +froide commence. + +J'ai écrit, sous la dictée de Pallardie, les noms de ces mois; ils +varient très-peu suivant les tribus, et sont, comme vous voyez, assez +longs. Mais il n'y a pas ici de calendrier écrit, et l'on n'a pas à +économiser les mots pour des mois d'ailleurs toujours trop courts, +comme le sont les mois lunaires. + +J'ai demandé encore à Pallardie de me donner quelques leçons dans la +mimique des Indiens. + +--Mais c'est la même, à peu près, que celle de vos sourds-muets. + +--Fort bien. Toutefois, je ne connais pas cette dernière, n'étant +moi-même ni sourd ni muet. + +--Eh bien, apprenez que les Indiens en parlant font tous des gestes +qui accompagnent les paroles, et qui se rapportent à l'idée exprimée. +Vous savez que l'Ours-Agile me disait l'autre jour, en sortant de la +conférence de Laramie, qu'il avait compris tout ce qu'avaient dit les +Corbeaux, rien qu'aux gestes dont ils accompagnaient leurs discours. + +--Mais ces gestes, Pallardie, quels sont-ils? + +--Ça, ce serait trop long à vous dire. + +--Enfin prenez quelques exemples, des plus familiers. + +--Vous le voulez, soit. Pour désigner les Sioux, toutes les tribus +font avec la main le signe de couper le cou; les Chayennes, le signe +de couper plusieurs fois le bras. Pour les Arrapahoes, on se serre le +nez avec les doigts (le pouce et l'index), comme si Les Arrapahoes +sentaient mauvais. Pour les Comanches (dont les Serpents font partie), +on remue l'index horizontalement en imitant la marche du serpent. Pour +les Corbeaux, on agite les mains en imitant le vol de l'oiseau; et pour +les Paunies, qui comprennent la bande des Loups, on porte ses mains aux +oreilles en les arrondissant et les dressant comme les oreilles d'un +loup. Vous comprenez que de la sorte, quand des Indiens se rencontrent +dans la prairie, ils savent tout de suite à qui ils ont affaire et +quelle contenance ils doivent garder. + +--Cela est fort bien imaginé. Y a-t-il encore en ce cas quelques autres +signes? + +--Sans doute. Si vous rencontrez, vous, homme blanc, des Indiens qui +viennent à vous, dans la prairie, levez votre main droite, comme si +vous alliez prêter serment. Les Indiens comprendront que vous voulez +leur dire de faire halte. + +--Et ensuite? + +--Ensuite agitez votre main ainsi tendue de droite à gauche et de +gauche à droite. Cela veut dire: Qui êtes-vous? je ne vous connais pas. + +--Je comprends. C'est alors que les Indiens me feront un des signes que +vous m'avez indiqués plus haut. + +--Si vous n'entendez pas leur réponse, vous pouvez lever les deux mains +en l'air, en les tenant ensemble et les secouant comme quand on se +touche la main. Cela veut dire: Êtes-vous des amis? Vous pouvez aussi +lever séparément les deux mains en l'air en les fermant et tenant les +deux index tendus. Ce signe a la même signification. Si les Indiens +sont amis, ils répondront par les mêmes signes que les vôtres. + +--Et s'ils sont ennemis? + +--Alors ils marcheront droit à vous sans faire halte, mettant leur +cheval au galop; ou bien, tenant leur main fermée, ils l'appuieront sur +le front en la tournant successivement du côté de la paume et du côté +du dessus, ce qui veut dire: Garde à vous, nous sommes ennemis et en +guerre. + +--Merci, Pallardie; je ferai à l'occasion usage de ce dictionnaire. + +--Nous, les vieux traitants, nous connaissons tout ça comme notre +_Pater_, de père en fils; il n'y a pas de danger que nous nous +trompions. + +--Maintenant dites-moi, Pallardie, s'il est vrai que les Indiens ont +aussi une langue télégraphique. On m'a raconté qu'ils allumaient des +feux sur les montagnes, quand ils voulaient correspondre entre eux de +loin, comme nos anciens Gaulois. + +--Pour les Gaulois, je ne vous dirai pas, je ne les ai jamais +fréquentés; mais pour les Peaux-Rouges, je sais qu'ils ont un +télégraphe et qu'ils en jouent à l'occasion. + +--Et comment en jouent-ils? + +--Voici: vous savez que l'air est si pur, si transparent dans les +prairies, que l'on voit quelquefois les objets à cent milles de +distance. Sur les éminences, les Indiens allument des feux la nuit, et +se servent de fumées le jour. Le nombre et la disposition des feux, +des fumées, l'intervalle, le temps qu'on laisse entre eux, ont des +significations connues d'avance. Des ennemis, des étrangers ont été +vus dans le pays; les bisons sont arrivés; ou bien c'est une bande qui +revient d'une guerre ou d'une chasse lointaine et qui annonce son +retour, etc., etc. + +--Donnez-moi un exemple. + +--Eh bien, si l'on vient de découvrir l'approche de l'ennemi, supposons +que ce soit de jour, une fumée obtenue deux fois, à quinze minutes +d'intervalle, indiquera que l'ennemi n'est pas en nombre, et trois +fois, avec le même intervalle de temps, que l'ennemi s'avance en force. + +--Et comment obtient-on ces fumées? + +--En allumant du bois sec sur lequel on jette des rameaux verts de +sapins et autres arbres ou plantes résineuses. + +C'est un peu à votre intention que j'ai fait causer Pallardie. J'ai +appris du nouveau avec lui, vous le voyez et je vous envoie mes notes +de notre campement, sans tarder, pour ne pas laisser perdre mes +souvenirs. J'aurais pu vous raconter des Peaux-Rouges ce que tant +d'autres ont dit avant moi, ce que tout le monde sait; j'ai mieux aimé +laisser parler le vieux traitant, le naïf trappeur, et vous écrire en +quelque sorte sous sa dictée. + +Le peu que je sais sur les Peaux-Rouges, c'est Pallardie qui me l'a +presque tout appris. Lui qui a pendant plus de trente ans fréquenté les +sauvages, les barbares, comme il les nomme encore, que ne sait-il pas +sur eux et que n'a-t-il pas appris d'eux? Il a même appris à scalper, +il a même scalpé sur le vif, et vient de me donner à ce sujet une +leçon, bien entendu, théorique. + +--Comment! Pallardie, vous aussi vous avez tonsuré votre prochain? + +--Eh! monsieur, il faut bien hurler avec les loups! J'étais avec les +Sioux, en guerre avec les Chayennes, qui nous avaient tout volé. Je +me suis bien battu. Après le combat, j'ai fait comme les autres, j'ai +scalpé. Oh! c'est bien simple. Vous prenez un bouquet de cheveux +au-dessus de la tête. Vous tenez bien avec votre couteau, vous faites +tout le tour du sinciput, comme vous appelez ça; vous tirez, et ça +vient tout seul. Ce n'est pas plus difficile. + +--Et pourquoi prend-on le scalp de son ennemi? + +--C'est leur décoration à eux, aux sauvages. Quand on a pris beaucoup +de scalps, on a des chances pour être nommé chef de sa tribu, comme on +dirait maire de sa commune. C'est une preuve de courage, car il faut +avoir tué son ennemi avant de le scalper. Dans quelques tribus, on +se rase la tête, mais on a soin de laisser sur le sommet du crâne un +bouquet de cheveux, pour le cas échéant où l'on tomberait à la guerre. +Il ne faut pas là-dessus _flouer_ son vainqueur: c'est une des lois de +la chevalerie des sauvages. + +C'est ainsi que le Canadien m'a mis au courant des mœurs et coutumes +des prairies. + +Faites de toute cette longue dissertation ce que vous voudrez. Pour +moi, je borne là les confessions de Pallardie. J'en frémis encore: «Ça +vient tout seul!...» + + + + +XVIII + +LA QUESTION INDIENNE. + + + Chayennes, 18 novembre. + +Parlons encore des Peaux-Rouges, si vous le voulez bien. + +Le grand _pow-wow_ du fort Laramie définit d'une façon nette et claire +leur situation actuelle vis-à-vis des blancs. Ceux-ci ont reconnu de +tout temps le droit de la race indienne à la possession du sol; mais de +tout temps aussi, pour obéir à cette loi fatale qui pousse les colons +vers l'Ouest, ils ont dû déposséder les Indiens de ces prairies que le +sauvage aime tant. Sans doute des traités ont consacré, légitimé cette +dépossession, et le prix de la terre a été payé à l'Indien en cadeaux +et en argent. Mais on pourrait dire de quelle façon les agents des +États-Unis volent ces cadeaux au passage. Au besoin il serait facile +de citer des noms, et de calculer les fortunes que certains agents, +confinés dans le _Far-West_, ont faites en très-peu d'années. Et +cependant ils sont à peine rétribués, puisqu'ils reçoivent seulement +mille à quinze cents piastres par an, soit de cinq à huit mille francs +au plus, dans ces pays où tout fait défaut, où le vivre est si cher. +Au lieu de réclamer au gouvernement central une paye mieux établie, +ils préfèrent voler l'État et voler en même temps l'Indien. Quand les +cadeaux arrivent jusqu'au Peau-Rouge, c'est qu'ils ont été la plupart +du temps choisis de telle sorte qu'ils sont à peu près sans emploi, ou +composés de marchandises tout à fait avariées. Le Peau-Rouge a-t-il +raison de se plaindre et souvent de se venger de pareilles indignités? + +Mais ce n'est là qu'une première cause de lutte sourde entre le sauvage +indigène et le blanc immigrant. + +On dit au Peau-Rouge: «La colonisation nous pousse vers l'extrême +Ouest, où nous nous avançons chaque jour davantage; il nous faut une +partie de vos terres et vous resterez dans l'autre, dont les limites +seront rigoureusement tracées. Là vous pourrez cultiver le sol.» A +quoi le sauvage, vous l'avez vu, répond avec colère, que les prairies +sont à lui, qu'il est né pour chasser le buffle, et que le travail de +la terre qu'on lui conseille n'est point son fait. C'est une tradition +qui a cours parmi les Indiens que leur race disparaîtra le jour où il +n'y aura plus de buffles. Aussi, quand on veut les confiner dans des +réserves, en les menaçant de les y contraindre par force, quelques-uns +répondent-ils: «Nous aimons mieux mourir d'une balle que de mourir de +faim.» Toutefois vous auriez tort de croire que tous les Indiens sont +aussi rebelles au confinement. + +L'Ours-Agile, le chef sioux, va cet hiver mener la charrue avec ses +hommes, et vous avez entendu Cheval-Alezan, l'Arrapahoe, demander aux +commissaires de l'Union, dans son dernier discours, de lui bâtir une +ferme près de la Plate. Vous savez aussi que les cinq grandes nations +du Sud ont accepté les réserves qu'on leur a récemment indiquées; mais +en retour vous vous rappelez avec quel dédain les Corbeaux ont répondu +à la proposition des commissaires de se confiner dans une partie de +leur territoire, et d'y cultiver le sol. La plupart des bandes dans +lesquelles se subdivise la grande nation des Sioux partagent l'horreur +des Corbeaux pour les travaux paisibles de l'agriculture. Les jeunes +Peaux-Rouges, les guerriers adolescents, se font surtout remarquer par +cette opposition aux vues des blancs. + +«Nous voulons bien, disent souvent les vieux chefs, les anciens des +tribus, dans les conseils tenus avec les commissaires de l'Union, nous +voulons bien aller dans des réserves et vivre en paix avec vous; mais +nous ne pouvons répondre de nos jeunes hommes.» + +C'est une singulière race que celle des Peaux-Rouges à laquelle la +nature a si généreusement départi le plus beau sol qui existe au monde, +sol de riches alluvions, épais et plat, bien arrosé; et cependant cette +race n'est pas encore sortie de l'étape primitive qu'a dû partout +parcourir l'humanité au début de son évolution, celle de peuple +chasseur, nomade, celle de l'âge de pierre! Les Indiens, si les blancs +ne leur avaient pas apporté le fer, auraient encore des armes de silex, +comme l'homme antédiluvien qui peuplait l'Europe il y a cent mille ans, +et s'abritait dans des cavernes. Les Indiens fuient le travail, hors +la chasse et la guerre; chez eux la femme fait toute la besogne. Quel +contraste avec la race qui les entoure, si travailleuse, si occupée, +et où l'on a pour la femme un si profond respect! Cette race les +enserre, les enveloppe entièrement aujourd'hui, et c'en est fait des +Peaux-Rouges s'ils ne consentent à rentrer dans les réserves. + +Et même dans ces réserves, l'industrie et les arts naîtront-ils? La +race rouge est des plus mal douées pour la musique et pour le chant. +Chez elle, les beaux-arts sont restés dans l'enfance. L'écriture, si +ce n'est une grossière représentation pictographique, est complétement +inconnue. On sait à peine, avec des perles, tracer quelques dessins sur +des peaux. Sans doute, ces dessins sont souvent heureusement groupés, +et les couleurs s'y marient dans une certaine harmonie; mais c'est +tout. L'industrie, à part une rudimentaire préparation des viandes, et +le tannage des peaux et des fourrures, est également nulle. L'Indien +est moins avancé que le nègre africain, qui sait au moins tisser et +teindre les étoffes. Les Navajoes du Nouveau-Mexique sont les seuls +Peaux-Rouges qui fabriquent quelques couvertures avec la laine. + +On peut estimer à cent mille environ les Indiens libres des prairies, +disséminés entre le Missouri et les Montagnes-Rocheuses. Le nombre de +tous les Indiens de l'Amérique du Nord, de l'Atlantique au Pacifique, +est estimé à quatre cent mille. Peut-être ces nombres sont-ils un peu +plus faibles. Les statistiques, les renseignements exacts, manquent +complétement. Les Indiens eux-mêmes ne donnent jamais que leur nombre +de tentes ou loges, mais une loge contient un nombre d'individus +différent, suivant les tribus et parfois dans la même tribu: de là +l'impossibilité de calculs exacts. + +Dans le nord des prairies, se fait surtout remarquer la grande nation +des Sioux, qui sont au nombre de trente-cinq mille. Les Corbeaux, +les Gros-Ventres, les Pieds-Noirs, etc., qui occupent surtout les +territoires d'Idaho et de Montana, offrent ensemble un chiffre de +population inférieur à celui des Sioux, peut-être vingt mille. Dans +le Centre et le Sud, les Paunies, les Arrapahoes, les Chayennes, les +Yutes, les Kayoways, les Comanches, les Apaches, etc., dépassent tous +ensemble le chiffre de quarante mille. Les territoires de Nebraska, +Kansas, Colorado, Texas, Nouveau-Mexique, sont ceux que ces bandes +parcourent. Les Paunies sont cantonnés dans le Nebraska, au voisinage +du chemin de fer du Pacifique, et les Yutes dans les parcs du Colorado. +Toutes ces races ont entre elles des caractères communs, elles sont +nomades, c'est-à-dire qu'elles n'occupent aucune place fixe, vivent +de pêche, surtout de chasse, et suivent le buffle dans toutes ses +migrations. + +Un régime absolument démocratique, et une sorte de communauté règlent +toutes les relations des membres d'une même tribu vis-à-vis les uns +des autres. Les chefs sont nommés à l'élection, et pour un temps. Ils +sont cependant quelquefois héréditaires. Le plus courageux, celui qui +a pris le plus de scalps à la guerre, ou qui a tué le plus de buffles, +celui qui a fait quelque action d'éclat, celui qui parle avec une +grande éloquence, tous ceux-là ont des droits pour être chefs. Tant +qu'un chef se conduit bien, il reste en place; pour peu qu'il démérite, +un autre chef est nommé. Les chefs mènent les bandes à la guerre, et +sont consultés dans les occasions difficiles; les vieillards le sont +également. Les lieutenants des chefs, les _braves_, commandent en +second à la guerre. Il n'y a aucun juge dans les tribus; chacun se fait +justice à lui-même et applique la loi à sa guise. + +Toutes les tribus chassent et font la guerre de même façon, à cheval, +avec la lance, l'arc et les flèches, à défaut de revolvers et de +carabines. Pour se défendre des coups de l'ennemi, elles ont le +bouclier. Elles vivent uniquement de buffle et se recouvrent de la peau +de l'animal, qu'elles tannent avec la cervelle. + +Elles scalpent leur ennemi mort et se parent de sa chevelure. Elles +pillent et dévastent ses propriétés, elles emmènent captifs les femmes +et les enfants, et souvent elles soumettent à d'affreuses tortures, +avant de le faire mourir, le vaincu qui tombe vivant entre leurs mains. + +Les _squaws_, auxquelles on abandonne le prisonnier, se montrent +vis-à-vis de lui d'une cruauté révoltante. Je vous ai dit qu'elles +arrachent les yeux, la langue, les ongles au patient; lui brûlent, +lui coupent un jour une main, l'autre jour un pied. Quand on a bien +tourmenté le captif, on allume un feu de charbon sur son ventre, et +l'on danse en rond en hurlant. Presque tous les Peaux-Rouges commettent +froidement ces atrocités envers les blancs, dès qu'ils sont en lutte +avec eux. + +Les tribus se font souvent la guerre sous le moindre prétexte, pour +un troupeau de buffles qu'elles poursuivent, pour une prairie où +elles veulent camper seules. Elles n'ont aucune place réservée, c'est +vrai, mais quelquefois elles veulent en garder une à l'exclusion de +tout autre occupant. Enfin, il n'est pas rare que la même tribu se +débande en deux clans ennemis. Il y a quelques années, les Ogalalas, +pris de whisky, se sont battus entre eux à coups de fusil, et, depuis +lors, se sont séparés en deux bandes, dont celle des Vilaines-Faces +est commandée par la Nuée-Rouge, et l'autre par Grosse-Bouche et +Tueur-de-Paunies. + +Les langues de toutes ces tribus sont différentes; mais peut-être qu'un +linguiste exercé y reconnaîtrait des racines communes, comme on en a +trouvé de nos jours entre les langues européennes et celles de l'Inde. +Ces langues obéissent toutes au même mécanisme grammatical: elles sont +_agglutinatives_ ou _polysynthétiques_, et non _analytiques_ ou à +_flexion_ (veuillez m'excuser d'employer ces termes, que je souligne), +c'est-à-dire, par exemple, que les mots peuvent s'y combiner entre eux +pour former un seul mot exprimant une idée complète dont participe +chacun des mots composants; mais, que les circonstances de relation, de +genre, de nombre, ne sont indiquées par aucune modification, notamment +sur le substantif. Ces langues n'ont ou ne paraissent avoir aucune +affinité dans les différents termes de leur vocabulaire; celui-ci, du +reste, est souvent très-restreint. + +Pour se comprendre entre elles, les tribus ont adopté, d'un commun +accord, le langage par signes et gestes, dont je vous ai déjà parlé. +Par ce moyen tous les Indiens s'entendent, et un Yute, par exemple, +peut causer sans peine pendant plusieurs heures avec un Arrapahoe, +celui-ci avec un Sioux, etc. + +Outre ce langage par signes, les Indiens ont encore une langue +télégraphique à eux, que vous connaissez également. + +D'autres usages sont communs à tous les Peaux-Rouges. Ils pratiquent +la polygamie et battent volontiers leurs femmes, et cependant ils ont +tous le plus grand amour pour leurs enfants. Un jour, un mineur de +Colorado demandait à un Yute de lui vendre sa fille, une jeune enfant à +l'œil vif, et pleine d'intelligence, qui parlait très-bien l'espagnol. + +--Est-ce que l'on vend ses enfants chez toi? répondit le Yute avec +orgueil. + +--Non, dit le blanc, quelque peu surpris. + +--Eh bien, chez moi non plus; garde ton argent. + +Un certain esprit chevaleresque est, comme l'amour des enfants, un des +traits distinctifs du Peau-Rouge. Non pas que le sauvage soit rigide +observateur de sa parole, et ne vous vole pas, ne vous tue pas au +besoin pour s'emparer de ce que vous avez. Mais l'Indien fait preuve +d'un grand courage à la guerre, il aime le combat, il n'a besoin d'y +être excité ni par l'odeur de la poudre, ni par la musique, ni par les +liqueurs fortes. Partout il brave le danger. En outre, les intérêts +matériels ne le préoccupent jamais, il n'a du tien et du mien aucun +souci, et vous avez vu le peu de cas qu'il fait de l'or, dont il n'a, +il est vrai, nul besoin. + +Oublierai-je, parmi les traits communs à tous les Indiens, cette +pratique continuelle de l'art oratoire, qui en fait de si remarquables +et de si éloquents improvisateurs? Oublierai-je encore cette haine +invétérée pour le blanc, qui caractérise la race rouge, au point +que cette haine est partagée par les femmes mêmes, dans toutes les +occasions. Les premières tribus que les blancs rencontrèrent le long +de l'Atlantique ne durent guère les aimer davantage, et vous allez +en juger par le fait suivant: Je rencontrai un jour à New-York une +princesse delaware, mi-partie vêtue à l'européenne, mi-partie à +l'indienne, ce qui ne lui allait point mal. Ses traits étaient indiens, +mais elle parlait si bien l'anglais, que je me permis de lui demander +si elle était de sang mêlé. Elle me regarda avec fierté: «Je suis +Delaware, dit-elle, et je m'en fais gloire. Pas une goutte de sang +étranger ne s'est mêlée au sang des miens. Les blancs ont pris mes +terres et ne m'ont pas payé pour cela le centième de leur valeur. Je +hais les blancs qui m'ont volé mon pays.» Et, découvrant son shall qui +cachait un corset de fourrures, sur lequel était brodé un loup: «Le +loup, c'est l'emblème des Delawares, dit-elle, et je ne l'oublierai +jamais. Le Grand-Esprit nous a punis en amenant les blancs chez nous; +mais moi, je ne perdrai point le souvenir de mon pays et de mes aïeux.» + +Tous les Peaux-Rouges croient à un être supérieur, le Manitou ou le +Grand-Esprit, qui a fait et commande toutes choses. Ils croient aussi +à l'immortalité de l'âme, à la récompense des bons et à la punition des +méchants après cette vie. «Là-bas, vers le soleil levant, s'étendent +les prairies heureuses, me disait l'autre jour un Sioux. Le chemin qui +y mène est long et difficile. Quand on a été juste et bon dans cette +vie, c'est ce chemin qu'on prend. Les mauvais en prennent un autre. Le +point de départ est le même, mais les deux chemins vont de plus en plus +en s'écartant.» + +Suivant la théogonie indienne, fort embrouillée comme vous le pensez, +le Grand-Esprit se manifeste de diverses manières et peut se dédoubler. +Il y a même plusieurs esprits différents, celui du Tonnerre, du Vent, +etc.; enfin, quelques bêtes elles-mêmes, comme le buffle tant aimé, +servent de résidence à des esprits, et ont une âme comme les hommes. + +Les légendes, les traditions que les Peaux-Rouges ont conservées +sur leur venue ou leur apparition en Amérique ne sont guère plus +précises que celles de leur théogonie. Ils disent qu'ils sont venus +du Nord ou de l'Ouest, par mer, mais souvent ils ne le disent pas +d'eux-mêmes, on le leur fait dire. Vous savez que les linguistes et +les anthropologistes, guidés, ceux-ci, par quelques caractères du +crâne, et ceux-là, par quelques termes des langues des Peaux-Rouges, +rattachent volontiers les races de l'Amérique du Nord à celles de +l'Asie. Quelques-uns même, qui ne jurent que par la Bible, livre que +l'on devrait tenir fermé en pareille circonstance, prétendent que les +Peaux-Rouges descendent directement des Juifs et croient le prouver. +Les Juifs, dans un de leurs exodes, auraient parcouru toute l'Asie +centrale, et franchi le détroit de Behring. + +Tandis que certains ethnologistes rattachent les Peaux-Rouges aux races +asiatiques, d'autres les ramènent, au moins pour quelques tribus, aux +races européennes. Cette fois les Peaux-Rouges seraient venus de l'Est, +et toujours par mer. D'aucuns prétendent ainsi que les Mandanes, dont +on suit les traces depuis l'embouchure du Mississipi jusqu'à un point +du haut Missouri où commence leur extinction, ne sont que des Gallois +dégénérés. Ceux-ci auraient émigré du pays de Galles au huitième siècle +de notre ère; d'autres disent quelques siècles plus tard, sous la +conduite de Madoc, un de leurs chefs. Quelques racines communes aux +langues mandane et galloise suffisent-elles pour avancer ce fait? Je ne +m'arrête pas au voyage par mer. Il est prouvé, non-seulement par des +chants et des légendes, mais encore par des inscriptions authentiques, +que les Scandinaves ont découvert l'Amérique du Nord au neuvième ou au +dixième siècle de notre ère: un siècle ici ne fait rien à l'affaire. + +Quoi qu'il en soit de tous ces desiderata, que ni la linguistique ni +l'ethnologie ou l'anthropologie n'ont encore suffisamment débrouillés, +il est certain que tous les Peaux-Rouges ont entre eux des caractères +communs, même dans le type. On ne saurait oublier toutefois qu'il y a +sur nombre de points des différences fort notables. Ainsi l'Indien des +prairies est certainement plus guerroyeur que l'Indien de Californie, +et le type de l'Arrapahoe n'est pas le même que celui du Sioux ou du +Corbeau. En outre, tous les Indiens ne bâtissent pas de même façon leur +hutte, et la forme de celle-ci sert souvent à faire reconnaître une +tribu. + +Je vous ai dit que les traditions des Peaux-Rouges, relativement à +leur venue en Amérique, s'étaient effacées, et qu'ils ne disaient +souvent là-dessus que ce que les savants leur faisaient dire. En voici +une preuve des plus convaincantes: Il y a quelques jours, tandis +que notre caravane était campée à Lone-Tree-Creek, sur la route de +Laramie, qu'on avait allumé les feux, et que, sous la voûte étoilée du +ciel, on laissait aller librement la causerie du bivouac, je surpris +le commissaire Taylor en conférence avec l'Ours-Agile. Ce chef est +certainement un des Indiens les plus intelligents des prairies; en +outre il est bon, humain, et un jour que sa tribu était en guerre avec +les blancs, il a porté lui-même sur ses épaules, jusqu'au fort Laramie, +un soldat blessé, et lui a sauvé la vie. Ce trait de générosité, qui +eût ému les moralistes de la Grèce et de Rome, mérite d'être rappelé, +et complète le portrait de l'Ours-Agile. C'est cet homme, le premier +à tous égards d'entre les Sioux, dont j'ai cherché à sonder les +opinions sur les origines de sa tribu. Je pris part à la causerie du +président Taylor, et je demandai à l'interprète Pallardie d'interroger +l'Ours-Agile sur ce que je désirais connaître. L'Ours répondit qu'il +ne savait rien sur les commencements des Sioux, et que ses anciens ne +lui avaient rien appris, ni rien transmis à ce sujet. La même réponse +m'a été faite par d'autres chefs de tribus, et tous les traitants et +les trappeurs,--dont, il est vrai, il ne faut citer ici l'opinion que +sous toutes réserves, car les traitants s'inquiètent peu des origines +des tribus,--m'ont avancé que les Indiens n'avaient conservé aucune +légende, aucune tradition sur leur histoire primitive. + +Il faut aborder avec non moins de défiance l'étude des prétendues +cosmogonies des Peaux-Rouges, et tout ce qu'on a avancé sur leur +croyance à un déluge universel. Tout au plus quelques tribus ont-elles +conservé quelques vagues légendes se rapportant à des déluges partiels, +du genre de ceux qu'avait consacrés la mythologie grecque. Ici encore +les auteurs ne semblent avoir écrit le plus souvent que sur des +données empruntées à leur seule imagination. En voulez-vous un exemple +entre mille? Le commissaire Taylor, en sa qualité de méthodiste, ne +perd aucune occasion de catéchiser les Indiens, de leur parler de la +création du monde, de la chute d'Adam, de la rédemption de l'homme par +le Christ, et de tant d'autres mystères que la Bible et l'Évangile +enseignent, mais auxquels les Indiens ne comprennent goutte. L'autre +jour, le révérend, parlant de la création du monde, disait aux Sioux +que ce grand fait eut lieu il y a six mille ans. L'Ours-Agile, le +plus savant parmi les Sioux, se recueille un moment et répond du ton +le plus innocent du monde: «D'après mes calculs, il y a six mille +quatre-vingt-dix ans.» Cet homme évidemment voulait rire. Comment, +lui qui ne comptait que par lunes, avait-il fait ses calculs, et +que signifiaient les quatre-vingt-dix ans ajoutés aux six mille du +révérend? Si un savant de cabinet eût par hasard passé par là, il eût +certainement enregistré le fait sur ses tablettes, et écrit à quelque +académie que la chronologie des Sioux n'était pas sans présenter +une remarquable analogie avec celle de la Bible. Vous devinez les +conséquences. + +C'est à peu près de telle sorte que l'histoire des Indiens des prairies +a été jusqu'ici présentée. Et cependant on ne connaît pas, ou l'on +connaît très-mal leurs langues; il est presque impossible d'en écrire +la plupart avec nos caractères et les sons auxquels nous sommes +habitués. + +Il n'y a souvent pour la même langue qu'un seul interprète, parfois +assez mauvais, et comprenant seulement la langue qu'il traduit, ne la +parlant pas. Beaucoup, à plus forte raison, ne savent pas écrire la +langue qu'ils interprètent. Ni le docteur Matthews, ni John Richard +ou Pierre Chêne, n'ont pu m'écrire en caractères anglais les noms des +chefs des Corbeaux. Que serait-ce s'il se fût agi d'Arrapahoes ou +d'Apaches, dont la langue, déjà si gutturale, ne s'accentue que du bout +des lèvres? En tout cela, bien entendu, je ne parle que des tribus +des prairies, et non de celles qui vivaient jadis sur les versants +des montagnes qui regardent l'Atlantique, ou le long du Mississipi. +Vous savez que la plupart de ces dernières tribus sont éteintes, les +Algonquins, les Hurons, les Iroquois, les Natchez, les Mohicans, et +que la France, il faut bien le reconnaître, a contribué pour une large +part à cette disparition. Le restant de ces tribus, que j'appellerai +Atlantiques, les Delawares, les Cherokees, les Seminoles, les Osages, +les Creeks, les Chactas, est aujourd'hui cantonné dans des réserves, +notamment dans l'_Indian Territory_, où les Peaux-Rouges perdent peu +à peu leurs caractères distinctifs[9]. Mais sur toutes ces tribus on +a des histoires, des documents authentiques, tandis que l'on ne sait +encore que fort peu de chose sur celles des prairies. La plupart des +légendes et des traditions qu'on leur prête ont été inventées par les +voyageurs. + +[Note 9: Repoussées de la Floride, des Carolines, de l'Alabama, de +la Géorgie et d'autres États voisins de l'Atlantique et du Mississipi, +ces tribus ont fini par accepter d'être confinées dans ces limites. +Elles y pratiquent aujourd'hui l'agriculture, tandis que les tribus +errantes, restées dans leur état primitif, n'exercent encore que la +chasse; elles ont des maîtres d'école, des prêtres, des médecins, des +meuniers et des forgerons, envoyés d'abord par les États-Unis, et +habitent des maisons couvertes, tandis que les tribus nomades manquent +de tout et campent çà et là sous la hutte. Les Cherokees, les Creeks, +ont même une Chambre haute et une Chambre basse (la Chambre des Rois +et la Chambre des Guerriers chez les Creeks). Ils ont aussi des +journaux et des livres écrits dans leur langue et avec des caractères +particuliers, au moins pour les Cherokees. C'est ainsi que la vie +stable arrive peu à peu à civiliser le Peau-Rouge, si bien que, dans +une seconde génération, on ne désespère pas de faire un État de ce qui +n'est encore que le Territoire indien. Ce jour-là, le drapeau constellé +de l'Union, qui compte déjà tant d'étoiles, comptera une étoile de +plus, et assurément l'une de celles qui feront le plus d'honneur aux +politiques américains. Parmi les Peaux-Rouges du Territoire indien, +beaucoup aujourd'hui savent lire et écrire; quelques-uns ont reçu une +éducation complète à Saint-Louis, à New-York, et sont, pour employer +le terme consacré, de véritables _gentlemen_. Plusieurs sont en outre +de riches propriétaires fonciers, et possèdent un nombre d'hectares +cultivés ou de têtes de bétail qui feraient envie à la plupart de nos +agriculteurs. Avant la guerre de sécession, les Cherokees avaient aussi +des esclaves noirs, comme les blancs. Ce trait indique encore mieux que +tout autre l'état de civilisation auquel sont arrivés les Peaux-Rouges +du Territoire indien. + +Les divers délégués de ce territoire, qu'on rencontre chaque hiver +à Washington, et les principaux chefs qui commandent les _nations_ +cantonnées parlent et écrivent très-couramment l'anglais, et ont tous +d'excellentes manières.] + +Vous avez vu que c'était vers un nouveau territoire, analogue au +précédent et limitrophe de celui-ci, que les commissaires de l'Union +ont récemment refoulé les cinq grandes nations du Sud. C'est le même +genre de réserve qu'elles indiqueront dans le nord du Dakota aux +Corbeaux et aux Sioux, si elles les trouvent bien disposés, comme il +est probable, au mois de juin de cette année. + +Et après, allez-vous me dire, qu'arrivera-t-il des Indiens? Car +c'est la question que chacun adresse, quand il entend parler des +Peaux-Rouges. Si les Indiens des prairies vont dans les réserves, il +leur arrivera ce qui est arrivé à ceux des bords atlantiques: ils +perdront peu à peu leurs coutumes, leurs mœurs sauvages, se plieront +insensiblement à la vie sédentaire agricole, et peu à peu, dernière +phase dont il reste à voir le premier exemple, leur pays passera du +rang de territoire à celui d'État. Arrivé à ce dernier degré, l'Indien +sera tout à fait fondu avec le blanc; il ne s'en distinguera pas plus +peut-être, après quelques générations, que le Franc chez nous ne se +distingue du Gaulois, et le Normand du Saxon, en Angleterre. + +Mais si l'Indien ne se soumet pas, s'il ne consent pas à être cantonné +dans des réserves? Alors, c'est une guerre à mort, entre deux races de +couleur et de mœurs différentes, une guerre impitoyable comme on en a +vu malheureusement tant d'exemples sur le sol même de l'Amérique. Où +sont maintenant les Hurons, les Iroquois, les Natchez, qui ont étonné +nos pères? Les Algonquins qui ne connaissaient pas les limites de +leur empire, où et combien sont-ils aujourd'hui? Tous ont peu à peu +disparu par les maladies, par la guerre. La guerre qui se livrera cette +fois sera courte, et ce sera la dernière, car l'Indien y succombera +fatalement. Il n'a pour lui ni la science ni le nombre. Sans doute, +par ses embûches, par sa fuite, par ses attaques isolées, et tout à +fait imprévues, il déroute la guerre savante, et les plus habiles +stratégistes des États-Unis, le général Sherman en tête, ont été +battus par les Indiens; ceux-ci s'en sont fait assez de gloire auprès +des blancs. Mais cette fois ce sera une guerre de volontaires et non +plus de réguliers. Les pionniers des territoires s'armeront, et si +l'Indien demande dent pour dent, œil pour œil, les blancs à leur tour +lui imposeront l'inflexible loi du talion. Les tribus sont des clans, +et comme chez les Sardes ou les Corses, et autrefois chez les Écossais, +on se venge sur un individu quelconque d'un clan de l'insulte faite +à un membre d'un autre clan. C'est pour cela que l'Indien attaque un +blanc, quel qu'il soit, quand il a à se plaindre des blancs. De même +feront les volontaires. Comme naguère à Sand-Creek, dans le Colorado, +ils poursuivront, ils traqueront l'Indien, ils feront la chasse au +Peau-Rouge, et celui-ci sera anéanti par le nombre, si auparavant il ne +s'est pas soumis. + +Telle se présente la question. On peut dire, quelle qu'en soit l'issue, +qu'elle est arrivée à sa dernière phase, et que, historiquement +parlant, l'Indien a cessé de vivre. Ce que la petite vérole et d'autres +maladies, ce que le _whisky_, l'_eau de feu_, je ne parle pas des +barbaries des blancs, ont mis deux siècles à faire, c'est-à-dire +diminuer de moitié le chiffre de la population indienne, qui est +passé d'un million à moins de cinq cent mille âmes du dix-septième au +dix-neuvième siècle, la civilisation, la colonisation va le faire en +quelques années. Avant une génération il n'y aura plus d'Indiens. Le +buffle disparaît et l'Indien avec lui, l'homme primitif avec l'animal +primitif[10]. + +[Note 10: Le bison représente, dans l'Amérique du Nord, l'urus ou +l'aurochs qui vivait jadis en Europe, comme l'Indien représente, pour +la première de ces contrées, nos ancêtres de l'âge de pierre et des +cavernes.] + +Le chemin de fer du Pacifique s'avance victorieux à travers les +prairies. Dans deux ans il joindra les deux mers; dans deux ans tous +les États, tous les territoires du Grand-Ouest seront entièrement +colonisés. Les scènes que les voyageurs et les romanciers auront +décrites n'existeront plus que dans les livres. L'Indien lui-même se +sera fondu avec le blanc, ou aura été détruit. + +Curieuse destinée que celle de cet enfant des prairies qui, n'ayant pas +voulu se plier à la loi imposée à tous par la nature, celle du travail, +surtout du travail du sol, aura disparu sans laisser de trace dans +l'histoire de l'humanité; curieuse destinée que celle de ce barbare qui +aura été anéanti par l'homme civilisé, alors que dans tant d'autres +pays c'est l'homme civilisé qui a été anéanti, ou, si on veut, absorbé +par le barbare! + + + + +XIX + +L'ÉMANCIPATION DES FEMMES. + + + Pittsburg, _alias_ Fort-Duquesne (État de Pensylvanie), + 24 novembre. + +Je vous écris de l'État de Pensylvanie, et non de chez les Mormons. +Les ouragans que nous avons essuyés dans les Montagnes-Rocheuses m'ont +donné à réfléchir. Je sais combien sont rudes les hivers de l'Utah et +de la Nevada. + +J'aurais trouvé sous la neige et les Mormons et les mines d'argent, +et j'aurais presque perdu mon temps à continuer ma route vers la +Californie, où m'attendaient à leur tour les grandes pluies de l'hiver. +Notez qu'à Chayennes, le colonel Heine, resté mon seul compagnon, m'a +annoncé que pour sa part il n'allait pas plus loin, et retournait +décidément vers l'Est. + +J'ai pris conseil un moment de moi-même, et j'ai fait comme lui, en +présence des raisons que je viens de vous donner. Il ne faut pas +vouloir tout accomplir en une fois. Nous retournerons l'été prochain +pour rendre visite aux _Saints du dernier jour_, et aux mineurs +de Nevada et de Californie. De San Francisco, nous aurons vue sur +l'extrême Orient, et nous pourrons revenir, lors de cette seconde +tournée, voire même dans une troisième, par le Japon, la Chine, l'Inde, +l'Arabie, l'Égypte. Il n'y aura pas grand mérite à cela. Il est plus +facile de faire aujourd'hui le tour du monde que le tour de son parc. +C'est la vapeur qui a tué la poésie et le danger des voyages, et je +comprends que les poëtes en veuillent tant à l'industrie. + +Nous nous contenterons donc, pour ce premier voyage, d'avoir parcouru, +sur toute la longueur construite de 825 kilomètres, le grand chemin +de fer du Pacifique; d'avoir visité le jeune territoire de Colorado +et exploré les mines d'or et d'argent des Montagnes-Rocheuses, enfin, +d'avoir traversé les immenses prairies du Dakota et fait connaissance +avec les Peaux-Rouges. C'est déjà suffisant pour un voyage de moins de +trois mois, et l'excursion des Montagnes-Rocheuses, à 2,500 lieues de +Paris, vaut bien autant qu'un voyage en Suisse. + +Ainsi, me voilà revenu vers des États tout à fait civilisés. + +Pittsburg, que les Français ont fondé, au siècle dernier, sous le nom +de Fort-Duquesne, et que les Anglais nous prirent, est le pays du fer +et du charbon. + +Les faubourgs de cette ville industrielle portent les noms de +Manchester et de Birmingham, et n'ont rien à envier à ces deux villes +anglaises pour la fumée et le brouillard. Mais je ne vous adresse pas +ces lettres pour vous décrire l'industrie américaine; je préfère vous +dire encore un mot de cette jeune société si virile, si audacieuse, au +milieu de laquelle je vis depuis deux mois. + +J'ai rencontré à Chayennes un curieux _yankee_. C'est le grand +agitateur, M. George Francis Train, orateur populaire et fénian, +financier et voyageur[11]. Il est mêlé aux opérations du chemin de fer +du Pacifique. + +[Note 11: Le même dont l'arrestation en Irlande, au mois de janvier +1868, allait causer tant de bruit.] + +Nous sommes allés ensemble de Chayennes à Omaha et à Chicago. A Omaha, +descendant de wagon, longtemps avant que le train n'eût _stoppé_, +l'infatigable excursionniste a couru à l'_office_ des journaux, puis +est revenu à l'hôtel. Ses affiches étaient faites, sa conférence +partout annoncée, que nous arrivions à peine. + +A déjeuner, je le rencontrai en compagnie de plusieurs dames, dont +l'une, déjà âgée, les cheveux tout blancs, avait les traits d'une +rare distinction. M. Train me présenta à elle: «Madame Élisabeth Cady +Stanton,» me dit-il. + +Je m'inclinai. Je connaissais déjà de nom madame Stanton comme l'une +des grandes promotrices de l'émancipation des femmes aux États-Unis, et +j'étais heureux de connaître aussi sa personne. + +Quand je dis émancipation des femmes, vous devinez que je prends le mot +dans le sens le plus moral, le plus élevé. Madame Stanton demande que +les femmes jouissent des mêmes droits que les hommes, et elle a fondé +une association pour arriver à ce but: l'_Equal Rights Association_, +dont il a été tant parlé. + +Madame Stanton n'a rien négligé pour parvenir à ses fins; son +temps, sa fortune, elle a tout donné, et elle soutient aujourd'hui +de ses deniers, de ses fatigues, toutes les démarches, toutes les +publications, toutes les mesures de la grande association. + +Elle parle même de fonder à New-York un journal qui sera destiné à la +défense de la sainte cause, j'entends l'émancipation des femmes[12]. + +[Note 12: Elle a mis depuis son projet à exécution, en fondant une +feuille hebdomadaire qu'elle a bravement intitulée _la Révolution_.] + +Madame Stanton, quand j'ai eu l'honneur de la rencontrer à Omaha, +revenait d'une longue campagne dans le Kansas avec sa digne et +infatigable lieutenante, miss Susann Anthony, qui est en même temps son +secrétaire. Dans le Kansas, elles avaient converti bon nombre de dames +à la théorie nouvelle, et pas mal de messieurs. Entre ces derniers, +madame Stanton m'a cité avec plaisir le nom du gouverneur actuel du +Kansas. + +M. Francis Train s'est, depuis quelque temps, fait l'avocat de la +cause féminine. C'est un des grands conférenciers des États-Unis, et +il revenait, quand je l'ai rencontré à Chayennes, d'une tournée dans +le Colorado et les Montagnes-Rocheuses, où il avait à la fois fait des +conférences, improvisé des vers en public, décrété un grand hôtel à +Chayennes, un embranchement de chemin de fer vers Denver, et chassé le +buffle avec sa jeune fille, qui avait, pour sa part, tué quelques-uns +de ces sauvages animaux. C'est ainsi que les choses se passent en +Amérique, et l'on ne s'en trouve pas plus mal. + +L'association pour l'égalité des droits ne pouvait laisser aller M. +Train, l'homme le plus rapide, le plus prompt des États-Unis, _the +fastest man in America_, comme on le nomme, sans s'assurer cette +puissante recrue. Le grand agitateur a consenti bien vite à ajouter +cette nouvelle corde à son arc, et bientôt on ne l'a plus appelé que +l'_Avocat des femmes_. Tous ses autres surnoms, même celui de _l'Homme +du peuple_, _the people's man_, ont pâli devant celui-là. + +«Voulez-vous parler à Omaha le 19 novembre, à Des-Moines le 21, à +Chicago le 22, à Milwaukee le 23, à Saint-Louis le 26, à Louisville le +27, à Cincinnati le 28, à Cleveland le 29, à Buffalo le 30, à Rochester +le 2 décembre, à Syracuse le 3, à Albany le 4, à Springfield le 6, à +Worcester le 7, à Boston le 9, à Hartford le 10, à Philadelphie le 12, +à New-York le 14? Dites oui, et les femmes seront avec vous! Vive le +droit!» + +Telle était la dépêche que lui avaient envoyée, ces jours passés, les +principaux membres féminins de l'Association pour l'égalité des droits, +qui avaient signé: Mesdames ou mesdemoiselles Stenny, W. A. Starret, +A. Robinson, Sarah Brown, Lucy Stone, Olympia Brown, E. C. Stanton, S. +Anthony. + +A quoi G.-F. Train avait immédiatement riposté par ce télégramme: + +«Aux dames composant le comité pour le vote des femmes: + +«Oui! et que Dieu protége le droit, et qu'il ait pitié de l'âme de ceux +qui refusent de donner leur vote aux femmes. + + «Signé: G.-F. TRAIN.» + +Après tout, de quoi s'agissait-il pour cet intrépide combattant? De +faire dix-huit conférences en 25 jours, et je ne sais combien de +centaines de milles sur les railroads américains; de parcourir un +pays vaste comme la moitié de l'Europe et de s'arrêter et parler dans +dix-huit grandes villes. Ne dort-on pas la nuit en chemin de fer aux +États-Unis? ne se repose-t-on pas le dimanche?--«J'ai fait mieux une +fois, me disait l'autre jour M. Train, j'ai fait trente lectures en +douze jours.» + +Le jour où nous étions à Omaha, il a fait deux lectures, lisez deux +conférences de deux heures chacune, dans la même journée, une dans +l'après-midi, l'autre le soir. + +A Chayennes, une nuit, à neuf heures, au clair de lune, sur la place +publique, je l'ai également entendu parler pendant près de deux heures +devant les rudes pionniers du _Far-West_. Il était monté sur une +caisse, sans plus de façon, et à ses pieds se tenait accroupi M. le +maire de Chayennes, qui l'avait présenté au public. L'orateur aurait +pu se passer, à la rigueur, de cette présentation, car tout le monde le +connaît aux États-Unis. + +Dans ses lectures, M. Train parle de tout, de lui d'abord, de la +politique et de ceux qui en font (les _politiciens_), du chemin de fer +du Pacifique, des sociétés de tempérance, de la prochaine élection +présidentielle, pour laquelle il se propose volontiers candidat, enfin +du droit de suffrage des femmes. C'est par là qu'il aurait dû commencer +sa conférence d'Omaha. Au reste, le public ne partageait pas là-dessus +ses idées. + +Comme il est d'usage aux États-Unis, M. Train a interpellé l'assemblée: +«Voulez-vous que vos femmes, vos filles, vos sœurs, politiquement, +aient moins de droits que les nègres?» Et un grognement significatif, +indiquant que l'assemblée, d'ailleurs presque entièrement composée +d'hommes, ne se souciait point d'accorder aux femmes le droit de +suffrage. M. Train a recommencé deux fois l'épreuve, même insuccès. +Déjà, à Chayennes, il n'avait pas mieux réussi, et partout l'assemblée +avait paru lui dire qu'on tenait la femme pour parfaite, + + Si la capacité de son esprit se hausse + A connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse. + +Madame Stanton a succédé à M. Train. J'ai rarement vu une femme plus +noble et plus digne. + +Madame Stanton a soixante ans passés; ses traits, comme je vous l'ai +dit, sont d'une rare distinction. Les cheveux blancs, fournis, frisés +naturellement, sont peignés avec le plus grand soin. Elle portait +ce jour-là une robe de soie noire montante, retenue au cou par un +magnifique camée. Mademoiselle S. Anthony était également en noir. Elle +a passé la quarantaine, porte des lunettes, et rappelle trait pour +trait le type de ces voyageuses anglaises, grandes, maigres, que nous +voyons passer si souvent à Paris. + +J'ai insisté sur le costume de ces dames pour vous montrer qu'on peut, +en Amérique, défendre le suffrage politique des femmes et demander pour +elles les mêmes droits que pour les hommes, sans pour cela porter des +_pantalettes_, une redingote, un chapeau pointu et une cravache, comme +le font les blooméristes. Le costume masculin a été cependant adopté, +me dit-on, par quelques-unes des adeptes les plus avancées du parti que +dirigent si dignement mesdames Stanton et Anthony. + +Madame Stanton a fait à Omaha une conférence d'une heure. Elle a parlé +debout, sans lire, la main appuyée sur une table, et regardant en face +l'auditoire, mais sans aucune espèce de forfanterie, avec beaucoup de +dignité, de fierté. Elle a parlé lentement et réclamé pour la femme, +un à un, les mêmes droits que pour les hommes, non-seulement le droit +politique, mais encore les droits civils. Elle veut que la femme +mariée puisse commercer, hériter comme son mari, ce que ne permettent +pas partout les lois des États-Unis. Elle a montré par des exemples +nombreux (et elle aurait pu citer le sien) que la femme n'est en rien +inférieure à l'homme. Dans l'histoire, elle a nommé Jeanne d'Arc, +Marie-Thérèse et tant d'autres; dans la littérature américaine, miss +Henriette Beecher Stowe, l'auteur de _la Cabane de l'oncle Tom_; dans +la littérature française, George Sand, etc. + +Parmi les adeptes les plus convaincus des idées qu'elle défend, elle a +rappelé différents noms connus, entre autres celui de John Stuart Mill, +le grand économiste anglais. + +Le public a applaudi à plusieurs reprises, mais on voyait qu'il n'était +pas convaincu, ou, si l'on veut, converti aux opinions de l'orateur, +même dans les rangs féminins. Aussi miss Anthony, qui a succédé à +madame Stanton, n'a-t-elle pas emporté la place. + +J'ai accompagné d'Omaha à Chicago M. Train et ces deux dames. En +route, j'ai fait plus ample connaissance avec madame Stanton. + +Nous avons parlé de Paris. Elle connaît bien notre littérature; elle +a même séjourné assez longtemps à Paris, il y a quelques années. +Notre grand sujet de conversation a toujours été la question de +l'émancipation des femmes. Aux États-Unis, il y a déjà des femmes +médecins, peut-être avocats: c'est bien là leur rôle. Il y en a qui +sont ministres du saint Évangile. Madame Stanton s'est présentée à la +députation à New-York. Assurément elle eût mieux tenu sa place, même au +congrès fédéral, que beaucoup de députés assez mal en renom auprès du +public. + +«Je suppose une femme consul, lui disait un mauvais plaisant. Vous +allez faire viser votre passe-port; on vous répond: Madame est en +couches.--Eh bien, adressez-vous au chancelier, a-t-elle répliqué. Ne +vous répond-on pas de la sorte si M. le consul est malade, s'il a passé +la nuit au jeu ou ailleurs?» + +On ne peut dire encore ce qu'il adviendra aux États-Unis de la question +de l'émancipation politique des femmes. Dans ce pays, toutes les idées +nouvelles se propagent si vite, et passent si rapidement de la théorie +à la pratique que ce qu'on regardait comme une erreur la veille devient +la vérité du lendemain. Ne voit-on pas déjà, dans les États du Nord, +des colléges mixtes où jeunes garçons et jeunes filles apprennent +ensemble le latin, le grec, les mathématiques, et où souvent les jeunes +filles l'emportent sur les garçons? Chez nous on n'oserait, sans doute +pour des motifs de haute moralité, tenter de pareilles épreuves. Là-bas +on ose tout, et les résultats donnent raison à tant de hardiesse. + +Allez-vous dire qu'il n'y a là qu'une affaire de climat? Il y a plus, +c'est une question de liberté bien entendue. _Help yourself_, dit +l'Américain; faites vous-même vos affaires. + +Je reviens à la question spéciale qui nous occupe, celle de l'accession +des femmes à tous les droits dont jouissent les hommes. Je suis +obligé de reconnaître que cette question n'a pas encore fait de +très-grands progrès aux États-Unis, sauf peut-être dans le Kansas et +le Massachusetts. «Pourquoi? me direz-vous. N'est-elle pas assez bien +définie, assez bien présentée?» + +Vous venez de voir quels avocats habiles, éloquents, s'étaient chargés +de la défendre. Je crains bien que M. Dixon n'ait eu raison, lorsqu'en +examinant ce sujet dans son livre sur la Nouvelle Amérique, _New +America_, il cite ce cri d'une jeune Bostonienne: «Eh bien, après, +quand nous aurons les mêmes droits que les hommes, personne ne +s'occupera plus de nous. Voilà pourquoi nous n'en voulons pas.» + +La question est donc encore pendante: elle est loin d'être résolue, +comme vous le voyez, et il faut laisser à l'avenir le soin de dire le +dernier mot sur ce sujet si délicat de l'émancipation des femmes. + + + + +XX + +LA VILLE IMPÉRIALE. + + + New-York, 27 novembre. + +New-York, où je viens d'arriver, a grandi encore depuis mon dernier +passage. C'est bien la _Ville impériale_, comme l'appellent les +Américains, avec une légitime fierté. Il y a deux cent cinquante ans +à peine, l'île de Manhattan était achetée pour quelques écus par +les Hollandais, premiers colons du pays, aux Indiens qui habitaient +ces parages. Les Hollandais jetèrent là les fondements de la +Nouvelle-Amsterdam, que les Anglais appelèrent plus tard New-York. +Aujourd'hui l'île de Manhattan est devenue trop étroite pour les +développements de la grande ville qui renferme presque un million et +demi d'habitants, et en face, le long de ce bras de mer qu'on nomme le +fleuve de l'Est et le long du fleuve de l'Hudson, s'élèvent de riches +cités: Brooklyn, qui compte près de 400,000 habitants, et Jersey City, +qui en a plus de 60,000. + +Il faut voir sur la carte la position de ces trois villes, qui abritent +ensemble deux millions d'âmes, pour bien comprendre non-seulement leurs +progrès actuels, mais encore toute leur importance. Brooklyn et Jersey +City sont au reste les deux satellites de New-York. Elles gravitent +autour d'elle, et prennent leur part de chaque jour dans l'avancement +de la grande métropole, qui comptera à elle seule plusieurs millions +d'habitants avant la fin de ce siècle, car la population y double tous +les quinze ans. + +New-York est assise sur une large baie, mieux garantie, non moins belle +que celle de Naples tant vantée; un étroit goulet la protége contre +les vents et les flots de la haute mer. Jamais nappe d'eau n'offrit un +spectacle pareil: les _steamboats_, les bateaux à voile, s'y croisent +en véritables flottes. De l'autre côté de la baie descend un des plus +magnifiques fleuves du monde, l'Hudson. Sur ses rives taillées à pic +au-dessous de l'eau et formant le port naturel le plus sûr, car elles +sont, à la surface, de niveau avec le sol, ancrent librement tous +les navires; au milieu de ses eaux profondes, peuvent monter jusqu'à +Albany, capitale de l'État et distante de 135 milles de New-York, les +vaisseaux du plus fort tonnage. Tout le long du trajet, le paysage est +ravissant. Ici les _Palissades_, énormes coulées de lave d'une hauteur +qui atteint 500 pieds, s'étendent sur la rive droite du fleuve comme +une véritable fortification; là, les coteaux verdoyants de West-Point +et les montagnes bleues des Kaatskills dominent les méandres que trace +le cours d'eau en s'élargissant tout à coup: on se croirait au milieu +d'un des lacs de la Suisse. Aussi les Américains sont fiers de leur +beau fleuve. «Avez-vous navigué sur l'Hudson?» telle est la première +question qu'ils adressent au voyageur nouvellement débarqué. + +D'immenses steamers, véritables caravansérails flottants, décorés avec +un luxe dont nous n'avons pas l'idée en France, remontent et descendent +l'Hudson à chaque instant. Dans les vastes salons aux lambris dorés, +sont partout étendus de moelleux tapis. Des tables, des siéges de forme +artistique, ornent en outre l'intérieur du navire. On ne prendrait pas +chez nous plus de soin pour un roi en voyage. Ici, le roi, c'est tout +le monde; c'est le peuple, et partout on le gâte et le choie. Les +_misses_ rieuses et coquettes, les _gentlemen_, plus silencieux, se +pressent en foule dans les salons ou autour des galeries extérieures, +tandis que le navire s'avance à toute vapeur. Si un concurrent suit +la même route, souvent une lutte de vitesse s'engage: c'est à qui +arrivera le premier. Dans un défi de ce genre, un capitaine se trouve +un jour à bout de combustible; car, lorsqu'on veut aller deux fois plus +vite, il faut dépenser huit fois plus de charbon: c'est la mécanique +qui le dit. Or notre capitaine voulait gagner la lutte à tout prix. +Il jeta tout le mobilier de son bateau sous ses chaudières, et enfin, +comme la pression de la vapeur augmentait outre mesure, il s'assit +bravement sur la soupape de sûreté, en criant aux chauffeurs: «Allons, +mes enfants, un dernier effort!» Les passagers, si la chaudière avait +fait explosion, auraient certainement sauté avec elle, mais ils +applaudissaient le capitaine, et ne se souciaient que d'une chose: +d'arriver les premiers. Ainsi va le monde en Amérique. Le sentiment de +la sécurité n'y existe guère en voyage; on n'en voyage pas moins, et +généralement on arrive. Tant pis pour ceux qui restent en chemin! C'est +une de ces mauvaises chances qu'on peut rencontrer dans la bataille de +la vie. Cette insouciance des Américains pour le danger fait une partie +de leur force, et donne le secret des merveilleux résultats auxquels +ils arrivent dans leur vaste colonisation. + +Je retourne à la Cité impériale. Voulez-vous y descendre avec moi? +Notre steamer vient de toucher au quai. Les abords de la ville +marchande sont peu séduisants, et les rues sont partout mal pavées, +malpropres, pleines d'abîmes, surtout en hiver. C'est le défaut du +régime libre et démocratique de se reposer sur chacun du soin de +tout faire, de sorte que souvent rien ne se fait, alors que tout se +fait chez nous trop bien, avec un régime fortement centralisé. La +municipalité new-yorkaise ne s'occupe guère de la ville, et laisse +les choses aller à l'avenant. Le marché devant lequel nous passons +est un charnier bourbeux, dont la plus sale bourgade en France ne +voudrait pas. Nous voici dans les rues _Wall_, _Pearl_, _Beaver_. +Quelle activité! quel mouvement! La Cité de Londres elle-même est +dépassée. Les lourdes charrettes vont et viennent, chargées de toutes +les marchandises du globe: balles de coton ou de laine, sacs de +café, caisses de thé, boucauts de sucre ou de tabac, barriques de +vin ou de pétrole. Le charretier, debout sur son véhicule, comme le +triomphateur antique, fouette vigoureusement ses chevaux, et interpelle +les passants qui ne se rangent pas assez vite. A droite, à gauche, +sont les bureaux du commerce. Au rez-de-chaussée, les changeurs, qui +trafiquent des valeurs publiques, et jouent sur la monnaie de papier, +la seule qui ait cours depuis la guerre de sécession. A l'entresol, aux +étages supérieurs, les banquiers, les armateurs, les courtiers, les +négociants. A part quelques bureaux assez convenablement décorés, les +autres _offices_ sont de véritables bouges, comme du reste à Londres, à +Manchester, à Birmingham, à Liverpool. En Amérique comme en Angleterre, +on a son bureau et sa maison: le bureau dans le quartier bruyant des +affaires; la maison dans la partie la plus éloignée et la plus calme de +la ville. Au bureau tout le monde entre librement, même le premier venu +quel qu'il soit; à la maison est le foyer respecté, le _home_. On n'y +reçoit que ses amis, et on les choisit avec un soin scrupuleux, même +dans ce pays démocratique, où l'égalité n'existe qu'à la surface et +n'est pas plus absolue qu'ailleurs. Le cœur humain est le même partout, +et il n'y a pas de système parfait de gouvernement. + +Voulez-vous visiter un de ces offices? Nous sommes dans Wall-street, la +rue par excellence des banquiers, des changeurs. Aux portes de chaque +maison, sont suspendus d'immenses tableaux de bois noir, divisés en +autant de compartiments qu'il y a d'étages, en autant de numéros qu'il +y a de cellules occupées. Devant chaque numéro est inscrit en lettres +d'or le nom de l'occupant ou des occupants, car le prix des loyers est +si cher que l'on trafique quelquefois plusieurs dans la même chambre: +touchante confraternité! Le mobilier de l'appartement est grossier: +chaises de paille, tables du bois le plus commun. Un parquet que le +balai visite rarement, et çà et là d'énormes crachoirs (passez-moi le +mot) en faïence grossière ou en caoutchouc, en forme de moules à pâté. + +En Amérique tout le monde _chique_, même en haut lieu, et le _spittoon_ +est devenu une annexe indispensable du mobilier de tout bon Yankee. + +Entrez avec moi dans cet office. J'ai une lettre qui me recommande au +patron, un grand banquier du pays. Je prononce son nom en entrant. +Un _gentleman_, le chapeau sur la tête, les pieds sur le manteau de +la cheminée, et le corps enfoncé dans son _rocking-chair_ ou chaise +berceuse, tend une main pour prendre la lettre, et de l'autre donne +à son couvre-chef un mouvement qui l'assujettit davantage. Il lit la +lettre, me la rend: «C'est pour mon frère, me dit-il, sans se déranger +aucunement; il sera bien fâché de ne pas vous avoir vu. Il est en ce +moment à Boston.» Et tirant de sa poche une tablette de tabac, il y +taille avec son couteau la dose accoutumée, la reçoit dans le creux de +sa main et, d'un mouvement bien combiné, la jette d'un seul trait dans +sa bouche. Puis me passant le couteau et la tablette: + +--En usez-vous? me dit-il; ne faites pas de cérémonie. + +--Merci, je ne chique pas. Bonjour! + +--Adieu! + +Et je ne le reverrai plus de ma vie, ni lui ni son frère. C'est avec ce +sans-façon que les affaires partout se traitent. + +Le mot d'office, que les Américains et les Anglais appliquent à leur +bureau, a donné lieu un jour à une singulière méprise de la part d'un +de mes amis qui parlait fort peu l'anglais. Il avait, comme moi, une +lettre pour un trafiquant du pays. Au lieu de la porter au bureau du +destinataire, il la remet à sa maison, un matin. Le domestique répond: + +--Monsieur est à l'office. + +--Et jusqu'à quelle heure? demande le voyageur. + +--Jusqu'à trois heures. + +--Voilà un homme bien dévot, réplique mon ami en s'en allant; alors je +reviendrai ce soir. + +Autant l'office est mal tenu, mal situé, autant le home est soigné, +confortable, établi dans les plus beaux quartiers de la ville. Chacun +a sa maison, et l'occupe seul. Je ne sais où tous ces gens gagnent +tant d'argent, pour se payer tous une maison qui, non meublée, coûte au +moins cinq cent mille francs; mais le fait existe, et je le constate. +Et quel bien-être! De l'eau à tous les étages, froide et chaude, +salles de bain, calorifère. La cuisine est confinée dans le sous-sol +avec un escalier séparé. Souvent un jardinet, un arbre à fleurs devant +la maison, à côté de belles marches en pierre. Toutes ces demeures, +principalement dans la _Cinquième Avenue_, le quartier le plus +fashionnable, le plus somptueux de New-York, forment des alignements +magnifiques, et l'on ne peut nier que l'architecture civile ne soit +ici fort avancée. «Mais ce sont là des maisons de carton; ces pierres +si bien taillées, ciselées, ne sont qu'en placages,» me disait un +jour un de ces Français (et ils sont nombreux) qui trouvent tout mal +en Amérique. Et que m'importe, si les lignes sont pures, gracieuses, +élégantes, et si la maison tient bien; surtout si l'intérieur en est +convenablement disposé? + +Il règne, dans quelques-unes de ces demeures, un luxe qu'on peut +qualifier de princier. A New-York, les gens qui ont plusieurs millions +de rente ne sont pas rares, et les marchands américains, comme jadis +ceux de Phénicie, ont des listes civiles de rois. Les tableaux, les +sculptures, les objets d'art, les meubles les plus délicats, les œuvres +les plus renommées des maîtres anciens ou modernes, sont littéralement +entassés dans quelques-uns de ces logis, et l'hiver on y donne des +fêtes splendides. Tout cela se fait souvent sans beaucoup de goût; mais +laissez faire, le progrès viendra. «Nous sommes un peuple jeune, et +nous avons besoin d'apprendre. Voilà pourquoi nous allons en Europe.» +Ainsi vous répondent les Américains quand, familiarisés avec vous, ils +vous permettent de critiquer librement leur pays. Déjà l'on peut dire +que les voyages d'Europe, qu'ils font tous plusieurs fois, leur ont été +des plus profitables. + +A Paris, nous recevons chaque hiver toute une colonie américaine. Vous +les avez vues, ces jeunes _misses_ à l'opulente chevelure, aux yeux +vifs, aux joues tantôt rosées et tantôt un peu pâles, ces _misses_, +à la taille élancée, aux formes bien prises, ces danseuses, ces +causeuses infatigables, vous les avez vues, n'est-ce pas, chaque hiver +à Paris, dans toutes les soirées, mais surtout à celles du général +Dix, qui représente avec tant de dignité le gouvernement américain? +Ces élégantes ont fait la conquête de tous nos jeunes gens, et plus +d'une n'est jamais retournée au pays natal. Celles qui s'en reviennent +apportent à New-York leur contingent de bonnes manières et d'idées +nouvelles, et par elles, par ces délicates messagères, le monde +américain progresse étonnamment. «Chez nous, les femmes valent mieux +que les hommes,» tel est le cri général aux États-Unis. Les hommes, +trop occupés, enlevés trop jeunes à la vie d'école et de famille, n'ont +pas eu le temps de soigner leurs façons. Mais les femmes ne sont-elles +pas les premières partout et les meilleures institutrices des hommes? +Heureux le pays où leur influence domine encore! + +Comme elles sont plus vives, plus gracieuses que les blondes filles +d'Albion, toutes ces jeunes Américaines! J'en demande pardon aux +Anglaises, mais les Américaines vont de pair avec les Françaises +(proclamées partout sans égales), pour la grâce, l'esprit, la manière +de porter une robe. Et comme la beauté américaine est au-dessus de +celle des Anglaises! Elle a je ne sais quoi de plus fort, de plus +énergique, quelque chose de hardi qui ne déplaît pas. Quand on se +promène dans _Broadway_, à l'heure où la foule encombre ces boulevards +de New-York, on n'y rencontre que de jolies femmes. «Comment en +serait-il autrement?» me disait hier une personne qui sait observer. +D'abord tous ces hommes, qui arrivent ou sont arrivés ici, et dont ces +jeunes filles que vous admirez proviennent, n'ont-ils pas été pris à +tous les pays du monde: Anglais, Allemands, Espagnols des Amériques, +Scandinaves, Italiens, Français? Or, le mélange de telles races ne +peut donner que de très-beaux produits. Et puis, tout homme qui vient +aux États-Unis a quelque chose en lui. A part de rares exceptions, ce +n'est ni un paresseux, ni un ignorant, ni un être chétif et malingre. +Il est entreprenant, courageux, il a, comme on dit, bon pied bon œil. +L'accouplement entre de tels êtres a bien des chances de réussir.» + +Je laissai dire mon ami comme nous descendions _Broadway_, et je +trouvai qu'il avait raison. + +Vous parlerai-je maintenant de cette curieuse rue, de plus de deux +lieues de long, que l'on a comparée aux boulevards de Paris, mais qui +est loin de les égaler par l'élégance des boutiques et l'ampleur de la +voie, si elle les dépasse sur certains points par l'animation, et ce je +ne sais quoi de turbulent, de criard, de fébrile, qui révèle partout +l'Américain? vous parlerai-je des immenses magasins qu'on rencontre +tout le long de _Broadway_, et dont quelques-uns sont uniques au monde? +ferai-je le tableau du spectacle qu'offre cette rue à certaines heures +de la journée? Mais tout cela a déjà été dit vingt fois, et vous le +savez par cœur. Vous connaissez aussi les églises, les théâtres, les +hôtels, les squares, le parc de la grande cité, son bel aqueduc, +et tous ses monuments publics ou privés, dont quelques-uns méritent +l'attention. Tout cela a été vingt fois dépeint, et je ne vous écris +pas pour redire ce que d'autres ont dit avant moi, ni ce qu'on trouve +aussi dans tous les guides du voyageur, dans tous les traités de +géographie. + + + + +XXI + +LE PEUPLE AMÉRICAIN. + + + New-York, 1er décembre. + +La fin couronne l'œuvre. Je repars pour l'Europe, et vous reverrai dans +douze jours à Paris. Vous allez traiter mon voyage de télégraphique, +de fantastique. D'autres diront que je ne suis pas parti et me suis +allé cacher quelque part pendant trois mois. Trois mois! c'est en effet +tout ce qu'il m'aura fallu pour faire 5,000 lieues, aller et retour. +C'est là un des signes du temps. C'est grâce à la vapeur qu'il nous +est permis de faire de pareils voyages que vous pouvez à bon droit +qualifier de télégraphiques, car il eût fallu naguère plus d'un an pour +les exécuter, et Dieu sait au prix de quelles fatigues et de quels +dangers! + +Que de choses nous aurons vues pendant ces trois mois: le chemin de fer +du Pacifique, les pionniers du Colorado, les derniers Peaux-Rouges! +Oui! notre voyage aura été fantastique, mais nous n'aurons eu que le +faible mérite de montrer la route à nos successeurs. A vous maintenant +à nous suivre, jeunes compatriotes, qui désirez voir et compléter par +l'étude de ces régions nouvelles l'éducation un peu trop théorique +reçue au pays natal. + +La liberté et le travail, ne l'oublions pas, ont seuls permis de créer +toutes les merveilles que nous avons admirées. Le peuple américain, +dans lequel se résument ces deux choses: la liberté, le travail, +a l'incontestable mérite de les pratiquer partout et toujours. Le +peuple américain, c'est tout le monde; c'est l'Europe aussi bien +que l'Amérique. Chaque année l'Europe envoie aux États-Unis trois +cent mille de ses enfants, et des plus forts et des plus vigoureux, +des producteurs et des reproducteurs, comme les appellerait un +économiste. Alors que chez nous on enrégimente les jeunes hommes pour +les exercices destructifs de la guerre, là-bas on les prend pour les +travaux féconds de la paix. Saisissez-vous la différence? Nos jeunes +gens des campagnes, échus au service militaire, deviennent des valeurs +négatives; ils valent moins que rien, puisqu'on leur enseigne à +détruire. Les jeunes gens qui émigrent aux États-Unis sont au contraire +des valeurs positives, puisqu'on leur apprend à créer. Et savez-vous +à combien on les estime? A 1,000 dollars l'un, 5,000 francs. C'est le +prix fictif que l'on suppose que vaut ici un émigrant dès qu'il met le +pied sur les rivages de l'Union. + +Essayons d'imiter, dans tout ce qu'il a de bon, le peuple américain +qui forme aujourd'hui comme la synthèse des autres peuples. Pratiquons +comme lui le travail et la liberté. Croyez-vous que nous ne serions +plus capables de fonder des colonies, si nous avions moins de +règlements administratifs et des institutions plus libérales? + +Vous savez combien il est difficile à nos colons, en Algérie, par +exemple, de devenir propriétaires, de combien de formalités longues, +minutieuses, vexatoires, est entourée là-bas l'obtention d'une +concession de terre? Vous savez, au contraire, ce qui se passe dans +le _Far-West_. Le premier venu peut y occuper 160 acres (64 hectares) +des terres vierges d'un territoire. Il n'est pas nécessaire qu'il soit +Américain. Fût-il débarqué de la veille aux États-Unis, on suppose +qu'il a l'intention (ceci est textuel) de devenir citoyen de la grande +république, et tout est dit. Il paye une certaine somme au _land +office_, ou bureau des terrains (environ 15 francs par hectare), et +le voilà constitué à jamais propriétaire foncier. Ce sont ces mesures +libérales qui ont fait la prospérité des lointains territoires de +l'Union. + +Vous m'objectez qu'ici la terre n'est à personne, que l'espace est +immense, et que partout l'on peut tailler, comme on dit, en plein drap. +Je vous réponds que dans la plupart de nos colonies, où les mêmes faits +se présentent, nous n'avons jamais obtenu les merveilleux succès des +pionniers américains. Pourquoi? Parce que les mesures administratives +que nous avons si obstinément adoptées n'ont jamais été inspirées que +par des idées étroites, soupçonneuses, fiscales; parce que chez nous la +centralisation tue tout, et que les colonies, même les plus lointaines, +doivent, avant d'agir, recevoir le mot d'ordre de la métropole. Aussi +quel contraste! Chez nos colons, l'indolence, l'inquiétude, l'insuccès; +chez les Américains, l'ardeur, l'activité fiévreuse, la réussite la +plus étonnante. + +Ne me dites pas non plus qu'en Algérie nous avons les Arabes, avec +lesquels il faut composer, lutter. Les pionniers du Grand-Ouest ont +aussi les Peaux-Rouges, leurs Bédouins à eux, et vous savez que ceux-ci +leur ont causé souvent de bien terribles embarras. + +C'est par la liberté, non par des mesures autoritaires, que se fondent +les colonies, et là-dessus le peuple américain nous offre un bel +exemple à imiter. Quand je n'aurais rapporté de tout mon voyage que +ce seul enseignement, à savoir qu'il faut laisser toute latitude à +l'initiative personnelle, et respecter jusqu'aux dernières limites la +liberté de l'individu, surtout sa liberté d'action, mon voyage, bien +que très-court, aurait été des plus profitables. + +Mais j'ai appris aussi à estimer, à aimer davantage un grand peuple +que je connaissais déjà; j'ai mieux compris ses institutions, les plus +libérales, les plus démocratiques que les hommes aient jamais eues. Mon +voyage m'aura donc servi de tous points, et je signale aux touristes +en vacances ce moyen, désormais à leur disposition, d'utiliser leurs +loisirs de l'été. Qu'ils prennent la voie de New-York au lieu de +celle de Bade, et le chemin des Montagnes-Rocheuses au lieu de celui +des Alpes. Les points de vue seront aussi beaux, et les profits +certainement plus grands. + +Nous reparlerons de tout cela; car je veux revenir ici l'année +prochaine pour un plus long voyage. Je veux, avant que le chemin +de fer du Pacifique soit achevé, traverser tout le grand désert +jusqu'à l'Océan, saluer mes amis les Mormons, voir à l'œuvre les +mineurs des filons d'argent de la Nevada comme j'ai vu ceux des +Montagnes-Rocheuses, enfin visiter de nouveau la belle et fertile +Californie, que je n'ai plus parcourue depuis sept ans. Je ferai +tout cela, et je reviendrai peut-être encore une autre fois, car on +s'attache à ce pays, que l'on apprécie d'autant mieux qu'on l'étudie +davantage. Pour aujourd'hui, j'ai mis le cap sur Brest. Dans douze +jours je serai à Paris, et je termine en vous disant, comme Cicéron à +Atticus: _Vale!_ ou, si vous préférez: Au revoir! + + + + +LES COLONS DU PACIFIQUE + + + + +I + +LA DÉCOUVERTE DE L'OR EN CALIFORNIE. + + +La haute ou nouvelle Californie, que l'on connaît plus particulièrement +aujourd'hui sous le nom seul de Californie, fut de bonne heure visitée +par les missionnaires espagnols. Ils entrèrent les premiers, en 1769, +dans la baie de San Francisco, civilisèrent une partie des Indiens, et +donnèrent un certain développement à l'agriculture. + +Une vingtaine de missions florissaient dans le pays, quand la guerre +de l'indépendance éclata dans le Mexique en 1822, et amena la +sécularisation des biens religieux, ainsi que la ruine des missions +californiennes. + +Quelques années après, des pionniers américains, venus des divers États +de l'Union, s'établirent peu à peu dans le pays, et en 1844 un convoi +de visiteurs arriva, commandé par le capitaine Frémont, aujourd'hui +général démissionnaire. Ce célèbre explorateur avait été chargé, par le +gouvernement fédéral, d'étudier les routes qui pourraient conduire par +terre des derniers États de l'Union dans la Californie. Il s'acquitta +de sa mission avec l'intelligence, le courage et le sang-froid qui le +caractérisent. Il faut que le résultat de ses études ait été favorable +au développement américain, car, en 1847, la guerre ne tarda pas à +éclater entre les États-Unis et le Mexique. Quelques difficultés +survenues dans l'État libre du Texas servirent de prétexte aux +hostilités. Le Texas, séparé de la république mexicaine, s'était mis +sous la protection des États-Unis. Les volontaires américains, conduits +par le général Scott, envahirent le Mexique, et entrèrent même dans +Mexico, sa capitale. Pendant ce temps, des troubles éclataient aussi en +Californie. La république mexicaine vaincue demanda la paix. La cession +de toute la haute Californie, qui comprenait alors, avec la Californie +actuelle, l'Orégon et l'Utah, devint une des conditions du traité. Il +fut échangé et ratifié le 30 mai 1848. Les États-Unis y gagnèrent en +outre le territoire du Nouveau-Mexique, plus l'annexion du Texas, qui +demanda à fraterniser avec l'Union. Ainsi, après une lutte de peu de +durée, où elle avait perdu seulement quelques hommes, la république des +États-Unis augmentait son territoire, déjà si vaste, de quatre ou cinq +nouveaux États, dont chacun couvre, en moyenne, une étendue au moins +égale à la superficie de la France. + +Mais là ne devait pas se borner le résultat déjà si favorable pour +l'Union de sa guerre avec le Mexique. Au moment de la cessation des +hostilités, et comme par une sorte de fait providentiel pour les +Américains, l'or était pour la première fois découvert en Californie, à +la scierie du capitaine Sutter. + +L'existence de ce colon avait été des plus agitées. Ancien capitaine +des gardes suisses de Charles X, et Suisse lui-même, il avait quitté +la France après la révolution de Juillet. Il s'était d'abord établi +aux États-Unis. Neuf ans après, pionnier comme tant d'autres, le colon +du _Far-West_ avait traversé les déserts, et était venu se fixer dans +l'intérieur de la Californie. Près du lieu où existe aujourd'hui la +ville de Sacramento, Sutter s'était fait fermier. Il défrichait des +terres et exploitait les bois des environs. Il avait bâti un fort +pour repousser les attaques des Indiens, contre lesquels il montait la +garde avec une centaine de pionniers résolus. Enfin, sur la rivière +qu'on a nommée depuis l'_American-River_, il avait établi une scierie +de bois, à quinze lieues de son fortin. Ce fortin portait le nom de +_Nouvelle-Helvétie_ en l'honneur de la patrie absente, et on peut le +voir encore indiqué sur les cartes de Californie antérieures à l'année +1848. + +C'était alors l'époque du grand déplacement des Mormons, chassés +des États de l'Union comme ennemis du bien public. Une partie +de ces curieux sectaires accomplit son exode en traversant les +Montagnes-Rocheuses, pour aller se fixer vers le grand lac Salé de +l'Utah, tandis qu'une autre portion des fidèles arrivait par mer de +New-York aux Sandwich d'abord, et de là en Californie. Quelques-uns +des Mormons venus par cette voie, étant à bout de ressources, louèrent +leurs bras à Sutter, avant de gagner l'Utah, et c'est à l'un d'eux, +l'Américain Marshall, que revient l'honneur d'avoir mis la main sur la +première pépite. C'est dans le canal amenant les eaux à la scierie de +bois établie sur la rivière américaine que la découverte eut lieu. On +a expliqué le fait de différentes façons. Les uns disent que c'est en +lâchant l'eau pour la première fois dans le canal que l'on venait de +creuser, qu'une pépite se montra à l'œil étonné de Marshall; mais un +récit que j'ai sous les yeux, et qu'on attribue à Marshall lui-même, +raconte d'une façon un peu différente l'apparition de la pépite. +D'après ce digne Mormon, de la découverte duquel ses coreligionnaires +devaient profiter pour une assez bonne part, voici comment la chose se +passa: + +«Comme nous avions, dit-il, l'habitude de détourner tous les soirs +l'eau de la scierie dans le canal de fuite, je descendais d'ordinaire +le matin pour voir si quelques dégâts s'étaient produits pendant +la nuit. Vers sept heures et demie, et, je crois, le 19 de janvier +1848,--car je ne suis pas bien certain du jour, mais c'était du 18 +au 20,--je descendis comme de coutume. Après avoir fermé la vanne, +j'entrai dans le canal de fuite, vers l'extrémité inférieure. Là, sur +la roche, à environ six pouces au-dessous de la surface que l'eau +venait d'occuper, je découvris l'or. J'étais tout à fait seul en +ce moment. Je détachai un ou deux échantillons, et je les examinai +attentivement. Ayant quelque connaissance générale des minéraux, +je m'en rappelais deux, ressemblant de quelque façon à celui que +je tenais: la pyrite de fer, très-brillante et cassante, et l'or, +brillant, mais malléable. J'essayai donc mon échantillon entre deux +pierres. Je m'aperçus qu'il pouvait recevoir, par le battage, +différentes formes sans se briser. Quatre jours après j'allai au fort +pour des provisions, et j'emportai environ trois onces d'or, que le +capitaine Sutter et moi essayâmes avec de l'acide nitrique. Je fis +ensuite un autre essai en présence de Sutter; je pris trois dollars +d'argent, et les équilibrai dans l'air sur une balance avec de la +poudre d'or. J'immergeai ensuite les deux plateaux dans l'eau, et le +poids supérieur de l'or nous édifia à la fois et sur sa nature et sur +sa valeur.» + +Ce passage, que j'ai traduit en entier et textuellement, forme comme +l'entrée en matière du _Miners' own book_, ou _Livre des mineurs_, +petite brochure imprimée à San Francisco en 1858. Le récit qui ouvre ce +livre me paraît avoir un degré d'authenticité suffisant, et je n'hésite +pas à attribuer à Marshall les lignes qu'on vient de lire. On dira bien +qu'il y discute sa découverte comme un membre de l'Institut, et que son +essai à la balance rappelle, trait pour trait, la fameuse expérience +d'Archimède. Mais de pareils faits ne sont pas surprenants chez les +Américains, hommes de grand bon sens et d'instruction pratique. Quoi +qu'il en soit, c'est bien à Marshall qu'est due la découverte de l'or +en Californie. C'est bien ce _Saint du dernier jour_ qu'il faut seul +glorifier de cet événement, qui ne fut du reste, comme on l'a vu, +qu'un pur effet du hasard. + +C'est par cette heureuse découverte que se vérifia la croyance +légendaire des anciens Mexicains, plus tard transmise aux Espagnols, +d'un eldorado situé vers le Nord et sur les rives du Pacifique. On a +prétendu que les anciens missionnaires de Californie, ou les Indiens +eux-mêmes, connaissaient l'existence de l'or, et la tenaient cachée, +pour une raison ou pour une autre; mais le fait n'est nullement prouvé. +Il paraît aussi invraisemblable que d'autres colons, notamment des +Américains, aient eu conscience de la richesse des terres aurifères du +pays, au moins sur toute son étendue. Ce n'est donc qu'à l'année 1848 +et à la série des faits qu'on vient de raconter qu'il faut reporter une +découverte qui eut un si grand retentissement dès l'origine, et qui +allait remuer le monde. + + + + +II + +L'ARRIVÉE DES ÉMIGRANTS. + + +La découverte de l'or, que Sutter et Marshall auraient sans doute voulu +tenir secrète, ne tarda pas à être connue. Elle fut d'abord divulguée +à San Francisco, modeste bourgade qu'on appelait alors _Yerba Buena_. +Quelques centaines de marchands y étaient établis depuis 1836, entre +autres des Américains, prématurément installés dans un pays dont leur +gouvernement préparait la conquête. + +De San Francisco la nouvelle se répandit dans les divers _ranchos_ +ou fermes de Californie, alors aux mains des Mexicains, et dans les +ports du littoral, comme Monterey, qui faisaient un certain commerce. +Partout les Californiens abandonnèrent leurs demeures pour se ruer sur +les _placers_. Puis les mille bouches de la renommée firent connaître +la découverte de l'or à tous les coins de l'univers, d'où sortit une +foule innombrable qui se dirigea vers la Californie. + +Les Mexicains, qui venaient à point nommé de perdre ce sol qu'ils +n'auraient pas su coloniser, se présentèrent les premiers. Beaucoup +arrivèrent par terre, surtout de la Sonora, et, au nombre de dix +à douze mille, fondèrent en Californie le camp des Sonoriens, qui +a conservé leur nom, ou gardé du moins celui de Sonora. Avec eux +accoururent en masse les Américains, auxquels la nature semblait avoir +ménagé la découverte de l'or, au moment précis d'une conquête dont eux +seuls pouvaient tirer parti. Le gouvernement de Washington n'avait été +prévenu qu'à la fin de l'automne de 1848, et beaucoup d'Américains, +pour gagner du temps, passèrent par les Montagnes-Rocheuses. D'autres +traversèrent l'isthme de Panama, ou se décidèrent pour le voyage par +le cap Horn, qui était alors de six mois. En même temps vinrent les +Péruviens et les Chiliens, que leur métier de mineurs et surtout +de laveurs d'or attirait comme les Mexicains. L'Europe, avertie la +dernière, s'ébranla à son tour, et la France, l'Italie, l'Irlande, +l'Allemagne tout entière vomirent leurs flots d'émigrants. Les pays +immobiles de l'Asie s'émurent eux-mêmes, et la Chine vit successivement +partir près de quarante mille de ses industrieux enfants. Enfin, des +peuples qui n'avaient jamais voyagé, curieux pour la première fois, +se confièrent au destin des flots. Resserrés dans leurs îles, qui les +voyaient naître et mourir depuis le commencement du monde, les _Kanaks_ +de l'Océanie passèrent eux aussi les mers, et abordèrent en Californie +pour y prendre part à la curée. Tous les peuples furent en quelque +sorte conviés, et aucun ne manqua à l'appel. + +Les Chinois, les Océaniens, les Espagnols du Mexique, du Pérou et du +Chili arrivèrent par le Pacifique aux eaux si calmes le long des côtes. +L'Américain du Nord vint, comme nous l'avons dit, par terre ou par le +cap Horn, dont il dut, comme l'Européen, affronter les tempêtes et +les froids rigoureux. Mais bientôt une nouvelle voie s'ouvrit à ces +émigrants de l'Atlantique: ce fut celle de l'isthme de Panama, qui +abrégeait les distances de plus des deux tiers. La voie ferrée, que +le génie hardi des Américains a jetée d'un rivage à l'autre des deux +Océans, n'existait pas alors, et ce n'était qu'à force de temps et +d'argent que l'on pouvait traverser l'isthme. Le chemin se faisait +partie en barque sur le fleuve Chagres, partie à dos de mulet jusqu'à +Panama. Le trajet durait quelquefois cinq à six jours, au milieu +d'embarras et de dangers sans nombre. Indiens et nègres de mauvaise +foi, caïmans voraces dans les eaux du Chagres, bêtes venimeuses le +long des rives, moustiques dévorants dans l'air, se partageaient +comme à l'envi la tâche de créer un enfer autour du pauvre voyageur. +Il est vrai qu'une végétation luxuriante, des arbres toujours verts +et d'espèces les plus variées, des fleurs d'une forme et d'un éclat +particuliers à ces contrées, en un mot toutes les beautés dont la +nature se revêt sous les tropiques, venaient à leur tour le distraire. +Mais des pluies torrentielles inondaient le sol pendant plus de six +mois de l'année, et, pour couronner l'œuvre, les fièvres pernicieuses +de l'isthme faisaient des milliers de victimes parmi les émigrants. +Ceux-ci arrivaient souvent à Panama exténués et sans ressources. Mais +qu'importaient tant de misères? La soif de l'or en aurait fait braver +bien d'autres! + +Un service régulier de bateaux à vapeur ne tarda pas à être établi +par les Américains. De New-York à Chagres, ce fut la compagnie de la +malle maritime des États-Unis qui mit la première ses steamers en +mouvement, et de San Francisco, la malle maritime du Pacifique, dont +les deux premiers bateaux à vapeur, _California_ et _Oregon_, doublant +le cap Horn, arrivaient à Panama d'abord, puis à San Francisco, dès +les premiers mois de 1849. Ces demeures flottantes emportèrent, à des +prix fort élevés, jusqu'à plus de 1,000 passagers à la fois. L'isthme +mexicain de Tehuantepec fut aussi abordé, pour diminuer encore la +longueur du voyage; de même que l'isthme de Nicaragua, dont on remonta +une portion du fleuve San Juan, et dont le lac fut traversé en bateau +à vapeur. Chacun put choisir sa route à son gré et sans trop attendre, +car les départs se succédaient rapidement. Les navires anglais qui font +le service de Southampton aux Antilles amenaient aussi à Chagres des +flots d'Européens, qui de là gagnaient Panama. Ils se disputaient une +place, un coin du steamer de San Francisco. Quand le navire, bourré +d'émigrants, en laissait encore sur la plage, beaucoup de ces derniers, +qui avaient hâte d'arriver ou qui craignaient de mourir en route, +durent payer la cession d'un billet au double et au triple de sa valeur. + +Cependant les travaux du chemin de fer de Panama étaient ardemment +poursuivis. Ce hardi railway, projeté dès 1850, fut successivement +livré à une circulation partielle en 1852 et en 1854, et enfin +complétement terminé en janvier 1855. L'esprit si entreprenant des +Américains pouvait seul mener à bonne fin une opération jusque-là +déclarée impossible. Il est fâcheux toutefois que la voie n'ait été +achevée que lorsque l'émigration européenne s'est presque entièrement +arrêtée. + +La ligne ferrée de Chagres ou Aspinwall à Panama mesure environ 80 +kilomètres ou 20 lieues. La dépense a été de près de 32 millions de +francs de notre monnaie, soit 400 francs par mètre. C'est plus que +la dépense moyenne de nos chemins de fer européens. La somme paraît +d'autant plus forte qu'il n'y a pas de gares intermédiaires, et que +les travaux d'art le long de la voie sont très-peu considérables. +Le sol vaseux sur lequel il a fallu s'établir et le prix excessif +de la main-d'œuvre ont seuls occasionné le coût énorme du chemin de +fer de Panama. Mais la dépense ne serait rien encore sans le nombre +incalculable d'ouvriers qui ont succombé sous ce climat pestilentiel. +On a compté les morts par plusieurs milliers à la fois, et la voix +populaire dit que le nombre des traverses du chemin marque presque +le nombre des victimes. C'est ainsi que les batailles de l'industrie +comptent quelquefois leurs morts comme les batailles militaires. + +Pendant que la route ferrée était en cours d'exécution, rien +ne pouvait arrêter l'émigrant: ni les périls de la mer, ni les +incertitudes d'un long voyage, ni les fièvres si dangereuses de +l'isthme ou les tempêtes du cap Horn, ni les frais énormes du parcours. +Rien ne devait mettre obstacle à l'ardeur de s'enrichir qui s'était +emparée des masses. San Francisco, qui n'avait que 500 habitants en +1847, en comptait déjà 1,200 en 1849, dès la première arrivée des +mineurs; et à la fin de cette même année, près de 100,000 chercheurs +d'or arrivaient en Californie, dont plus de 80,000 Américains. En 1852, +époque où le courant européen cessa d'agir, San Francisco ne possédait +pas moins de 35,000 habitants, et la Californie en comptait déjà plus +de 260,000 contre 10 à 15,000 seulement qu'elle en avait, non compris +les Indiens, avant la découverte de l'or. + +Il convient de s'arrêter à cette première étape, et d'assister à +l'enfantement californien de 1849 à 1852, accompli au milieu de +l'affluence toujours croissante des arrivants. + + + + +III + +LES PREMIERS TEMPS DE SAN FRANCISCO. + + +L'enfantement de la Californie a été des plus difficiles. Tous les +peuples se donnèrent rendez-vous sur les rives dorées du Pacifique; +mais à part les Américains, dont beaucoup arrivaient surtout pour +coloniser leur récente conquête, les autres races ne furent amenées que +par la soif immodérée de l'or. Jamais l'_auri sacra fames_ du poëte ne +fut d'une plus saisissante application. + +Les colonies espagnoles, qui fournirent les premières leur contingent +d'émigrants, n'envoyèrent pas ce qu'elles avaient de plus choisi. +L'Espagnol des Amériques, comme celui d'Europe, ne voyage guère, et +tout ce qui vint des républiques mexicaine, péruvienne ou chilienne, +ne tarda pas à donner en Californie un triste échantillon du peu que +vaut parfois l'espèce humaine. + +Les diverses contrées de l'Europe se débarrassèrent également de +types non moins déplorables. La France sortait à peine des journées +de février et de juin 1848, et bon nombre d'émeutiers sans travail se +transformèrent en chercheurs de pépites. Les compagnies ou agences +d'émigration, aux noms pompeux de la _Toison d'or_ ou du _Lingot +d'or_, recrutaient à tout prix des mineurs pour la Californie, et +n'emportaient pas sur leurs navires l'élite de notre population. + +L'Italie, que les récents événements de la Péninsule avaient +bouleversée, donna de son côté un fort contingent à l'immigration +californienne. + +L'Irlande, que l'agitateur O'Connell venait de remuer si profondément, +envoya aussi tous ses mécontents et ses affamés vers les rives du +Pacifique. + +Enfin l'Allemagne, que les troubles politiques de 1848 n'avaient pas +épargnée, entra pour une proportion notable dans le mouvement qui +poussait les peuples à la recherche fiévreuse de l'or. + +Quelques _convicts_, échappés d'Australie, arrivèrent aussi de leur +côté à San Francisco, comme pour compléter le singulier mélange de +l'émigration européenne. + +Tout ce monde ne formait pas un ensemble bien rassurant, car les +Américains venus de l'Union n'étaient pas non plus de petits saints. +Quand un déplacement s'opère aux États-Unis, il est d'usage que les +_gamblers_ ou joueurs de profession, et les _loafers_, chevaliers +d'industrie, vagabonds, oisifs de la pire espèce, se mettent +aussitôt en mouvement. Ils se mêlèrent pour une forte part à la +grande immigration californienne. Cette terrible engeance de fripons +américains n'est pas encore éteinte en Californie. Le public les +connaît, les journaux les désignent par leurs noms et leurs professions +de _gamblers_ ou _loafers_, mais on les souffre, on les tolère. Ils +sont restés fidèles au revolver, et l'on est assuré que dans une +mauvaise affaire l'un d'eux se trouve toujours mêlé. + +Parmi les arrivants des premiers jours, les émigrants honnêtes +étaient-ils en majorité? C'est ce que l'on ne saurait dire. Toujours +est-il, qu'à la fin de 1849, une population de plus de 100,000 âmes, +venue de tous les coins de l'univers, sortie souvent des bas-fonds de +la société, se trouva jetée brusquement dans un pays à peine conquis et +pacifié, et qui ne jouissait encore d'aucune loi. De plus, aucune ville +importante n'était édifiée, aucune disposition prise pour recevoir +tant de gens différents. La Providence veilla sans doute, au moins +dans une certaine mesure, à la naissance de la colonie, et l'énergie +américaine fit le reste. Mais les commencements furent pénibles et même +accompagnés, ainsi qu'on le verra plus loin, de calamités terribles. + +Le plus pressant besoin de l'émigrant, en arrivant, était le soin de +son installation, à moins qu'il ne partît aussitôt pour les mines. Les +premiers qui débarquèrent durent camper sous des tentes, au bord de la +mer, et pourvoir eux-mêmes à tous leurs besoins. Le Pérou et le Chili, +qui reçoivent aujourd'hui des farines de la Californie, lui envoyaient +alors leurs blés. Des navires européens arrivaient aussi, chargés +d'émigrants d'abord, puis de marchandises de toutes sortes, et souvent +de maisons de bois prêtes à être montées sur place. + +Chacun, à cette époque, vivait entièrement à sa guise, en payant tout +au poids de l'or. Un œuf valait jusqu'à 5 francs, une poule jusqu'à +50. Le prix de la journée de l'ouvrier était d'ailleurs en proportion, +et le dernier des manœuvres ne se dérangeait pas à moins de 5 francs +l'heure. Quant à ceux qui avaient un métier, le salaire de leur journée +variait entre 100 et 150 francs. Heureux temps que beaucoup regrettent +aujourd'hui, car on travaillait alors aussi peu que l'on gagnait +beaucoup. + +Il y avait confusion entière dans les monnaies, et le dernier élément +d'appoint était le _quarter_ américain, pièce d'argent qui vaut +vingt-cinq sous. On ne daignait pas s'arrêter au _bit_ ou au _real_, +moitié du quarter, et encore moins regardait-on au _dime_, l'équivalent +de notre pièce de dix sous. La monnaie de cuivre était conspuée, et +n'a pas encore fait, du reste, son apparition officielle dans le monde +californien. On prétend qu'elle amènerait la diminution des salaires +et de l'intérêt de l'argent. La pièce de un franc passait alors pour +un quarter, malgré une différence en moins de vingt pour cent. Avec +certaines pièces allemandes, qui ne représentaient qu'une valeur +inférieure à un franc, la différence était plus grande encore, et +beaucoup de ces pièces étaient en outre de mauvais aloi. Tout a été +réglementé depuis; mais qui s'arrêtait alors à ces écarts et au titre +de la monnaie, sinon quelques banquiers, avant tout hommes d'argent +et avides? Quelques-uns allèrent jusqu'à commander en Europe des +chargements spéciaux de pièces d'infime valeur pour les écouler ensuite +avec prime sur la place de San Francisco. Ils retirèrent de très-gros +bénéfices de cette fraude, eux qui déjà prêtaient leurs capitaux à dix +et quinze pour cent par mois: c'était, au reste, à cette époque, le +taux normal de l'intérêt à San Francisco. + +Bientôt les Californiens frappèrent leur monnaie nationale, l'octogone, +pièce lourde et de forme incommode. Le chiffre de la valeur était gravé +d'un côté; de l'autre, il n'y avait rien. Cette monnaie était faite de +l'or des mines non raffiné, et jouissait de plus ou moins de crédit, +suivant le nom du banquier ou du négociant qui l'émettait. La valeur +nominale était de 50 ou de 100 dollars, suivant le module, c'est-à-dire +de 250 ou de 500 fr. + +L'octogone portait quelquefois sur la face l'aigle américaine, aux +ailes éployées, tenant les foudres dans ses serres, et environnée +de ses fidèles étoiles, dont chacune représente un État de l'Union. +D'autres fois, c'était le phénix, renaissant de ses cendres, en +l'honneur des villes californiennes toujours incendiées, toujours +immédiatement rebâties. Parfois aussi Minerve, sortant tout armée de +la tête de Jupiter, le casque en tête et la lance à la main, venait +rappeler aux Californiens les incroyables progrès de leur État dès sa +naissance. Sur quelques médailles, l'ours de Californie, errant autour +des mines, signifiait l'état sauvage du pays à l'arrivée des premiers +colons. Ces emblèmes, ces allégories ont, du reste, successivement +paru sur le sceau de l'État californien; mais l'hôtel des monnaies de +San Francisco, établi dès 1852, ne les a pas conservés, et la monnaie +qu'on frappe en Californie est la même que celle de tous les autres +États de l'Union. + +J'ai dit que les premiers émigrants qui s'arrêtaient à San Francisco +campaient sous des tentes au bord du rivage, faute de maisons préparées +pour les recevoir. Cet état transitoire ne pouvait durer. Quelques +maisons ne tardèrent pas à s'élever, édifiées par les Américains, qui +bâtissent presque toutes leurs demeures en bois avec tant de rapidité +et d'élégance. Les rues furent jalonnées, et la ville tirée au cordeau +de façon à représenter un damier, comme la plupart des villes des +États-Unis. On vit alors, comme dans toutes les cités naissantes, +des rues sans maison et des maisons sans rue, sauf à tout réunir et +niveler plus tard. Les terrains acquirent une valeur énorme, et les +dunes, les montagnes de sable autour de San Francisco se vendirent +à des prix fabuleux. La plupart des propriétaires n'avaient d'autre +titre que celui de _squatters_ ou de premiers occupants, mais les lois +américaines le respectent dans la formation de chaque nouvel État. + +Les navires qui arrivaient à San Francisco de tous les points du globe +ne trouvaient plus aucun fret de retour; car, à part l'or, le pays ne +produisait encore presque rien. Ces navires restaient inoccupés sur +la mer. Tous les marins avaient d'ailleurs déserté pour courir aux +mines; souvent le capitaine partait le premier à la tête de l'équipage. +Beaucoup de ces navires avaient rapporté bien au delà de leur valeur +par le transport d'une foule compacte d'émigrants, et de marchandises +qui se vendaient très-cher. Ils furent démolis, et une partie des +roufles servit à façonner tout d'une pièce des cabanes improvisées. +On a vu longtemps et peut-être voit-on encore debout aujourd'hui +quelques-unes de ces habitations d'un nouveau genre. + +Les carènes des navires servirent à un autre usage, et avec elles +une foule de caisses toutes pleines de marchandises. On ne savait +que faire de la masse de ballots qui arrivaient tous les jours, et +quelquefois à contre-sens. Les négociants d'outre-mer envoyèrent des +liqueurs et du vin à enivrer des armées entières, et des caisses de +tabac et de cigares à satisfaire plusieurs générations de fumeurs. Les +_auctions_ ou ventes à l'encan avaient beau s'ouvrir tous les jours, +on ne pouvait tout écouler, même au seul prix du port d'envoi. On +avait imaginé que la Californie était un gouffre sans fond qui pouvait +facilement engloutir toutes les marchandises qu'on lui adressait. Il +les engloutit, en effet, mais on va voir de quelle manière. Carènes, +ballots et caisses servaient, avec des remblais en terre, à niveler +le sol, ou étaient immergés dans la mer avec leur contenu, puis on +bâtissait sur ces espèces de fondations jetées entre des pilotis. Ainsi +commencèrent à s'élever les _wharves_ ou quais, qui se prolongeant dans +les eaux au delà du rivage naturel, permirent aux navires d'un fort +tonnage d'aborder directement le port de San Francisco. + +Le pavage ou plutôt le planchéiage des rues fut la dernière chose dont +on s'occupa dans l'organisation rapide de cette ville, qu'on aurait pu +croire sortie du sein des flots. Encore moins s'inquiéta-t-on, dans le +principe, de l'établissement des égouts et du nivellement des rues, +pour ménager un écoulement aux eaux. Aussi dès les premières pluies +de l'hiver, qui souvent sont torrentielles et dont la durée est de +près de six mois, la ville devint bientôt un véritable marécage. On +s'enfonçait dans la vase jusqu'à mi-jambe, et des charrettes embourbées +pourrissaient quelquefois sur place. + +Aucune police, aucun service de voirie urbaine n'étaient organisés. +L'édilité sanfranciscaine n'était pas encore nommée, et le +_self-government_, que les Américains poussent bien plus loin que +les Anglais, laissait à chaque immigrant le soin de se protéger tout +seul. «_Help yourself_: Défends-toi toi-même,» est un adage familier au +Yankee. En vertu de cet adage, plus d'un matelot, plus d'un mineur pris +de vin, disparurent pour jamais dans la mer, à travers le plancher des +quais en bois, bien souvent disjoint par le mouvement journalier des +charrettes et des marchandises. Les trappes d'hommes, _men's traps_, +comme les appellent les journaux californiens, se montrent encore +aujourd'hui béantes sur quelques _wharves_, et il ne serait pas prudent +de trop s'aventurer la nuit sur ces planchers semés d'abîmes. + +L'aspect qu'offraient alors les habitants de San Francisco était des +plus curieux. C'était l'époque des costumes excentriques. Une chemise +de laine, de couleur le plus souvent rouge, comme celles que Garibaldi +et ses volontaires portent si complaisamment en Italie; un _sombrero_ +mexicain aux larges bords, en paille ou en feutre mou; une ceinture +dans laquelle passait le fidèle revolver; enfin une large paire de +bottes, où venait s'engouffrer l'extrémité d'un vaste pantalon fixé à +la ceinture: tel était alors le costume de tout élégant Californien. +Puis venait le mélange bizarre de Mexicains drapés dans leur manteau +bariolé ou _sarape_, de Chiliens dans leur _poncho_, et de Chinois à +la longue queue. + +Cette bigarrure des vêtements ne tarda pas à faire place, au moins chez +la plupart des colons, à l'élégance prosaïque des modes américaines, +empruntées à celles d'Europe. Le chapeau de soie roide et pressant le +front, incommode boisseau, la cravate noire, le faux col, le gilet +serré sur la poitrine, la chemise de toile ou de batiste, enfin les +pantalons plus ou moins collants, et les souliers étroits vinrent +bientôt remplacer, surtout dans les villes, le costume pittoresque des +premiers jours. Bientôt San Francisco et les principaux centres de +population du pays n'eurent plus rien à envier aux autres villes de +l'Amérique où la sévérité du costume est poussée le plus loin. + +San Francisco ne tarda pas, en effet, à s'organiser d'après ce patron +traditionnel, sur lequel est calquée toute ville naissante aux +États-Unis. D'abord un journal fut créé pour répandre les nouvelles +courantes. A côté, fut installé un _bar_ ou buvette, où l'Américain +pût satisfaire à son aise son besoin de spiritueux. L'église vint +la dernière, mais on suppléa par la variété des sectes au retard +qu'on avait mis à répondre au sentiment religieux. Puis, des hôtels +s'élevèrent où, en vertu du principe d'égalité, si cher au Yankee, on +ne paya ni plus ni moins que dans les hôtels de New-York ou de Boston. +En même temps, s'établissaient les banquiers, les négociants et les +marchands, pendant que la plupart des immigrants, dévorés de la soif de +l'or, couraient aux mines et se jetaient sur les placers. + +C'était le temps où le mineur, le pic et la pelle sur l'épaule, la +vaste sébile à laver l'or sous le bras, le couteau et le pistolet à la +ceinture, s'en allait à la découverte, vers un eldorado inconnu. Les +chercheurs d'or partaient en bandes, avec des provisions pour plusieurs +jours. Ils allaient, portant sur leur dos les ustensiles de cuisine, +les couvertures, les outils. Ils descendaient le long des ravins, +bravant la pluie, la chaleur, la fatigue, endurant les privations et +soutenus par l'espoir bien souvent déçu, d'une heureuse découverte. +Quelques-uns recherchaient des endroits jusque-là ignorés, et que +n'avait encore foulés le pied d'aucun Européen. Souvent des tribus +d'Indiens sauvages, surtout dans le Nord, attaquaient la petite bande, +et il fallait à celle-ci lutter d'audace et de vigueur contre le nombre +des assaillants. + +D'abord de simples camps de mineurs s'élevèrent dans l'intérieur du +pays, mais bientôt s'ouvrirent des routes et des villes. Sacramento, +Stockton, Sonora, Nevada, Marysville, Colombia, devenues depuis si +importantes, ne datent que de cette époque. L'élégance actuelle de +ces cités remplace le pittoresque d'un campement improvisé. Avant +ces constructions, c'était sous la tente que couchait le mineur, +et le soir, à l'éclat des feux brillant de toutes parts, dans ces +rues souvent tracées le matin, se mêlaient des voix et des cris +divers. C'était une véritable Babel où l'on entendait toutes les +langues. Souvent aussi les imprécations et les disputes des joueurs +remplissaient le camp de tumulte, et parfois, il faut le dire, la +détonation d'un _revolver_ ou d'un _rifle_ éclatait au milieu d'une +querelle, comme un argument sans appel. + +Le bénéfice des mineurs, avec quelques pelletées de terre, était alors +presque partout fabuleux: 80 ou 100 francs par jour marquaient souvent +le résultat d'un travail moyen, sans compter les découvertes de pépites +qui, quelquefois dans une matinée, rendaient le mineur millionnaire. + +La boisson et le jeu absorbaient vite le produit des placers, et plus +d'un mineur, le sac plein de poudre d'or, perdit dans une nuit le +fruit de tout un mois de recherches. Les mineurs venus des colonies +espagnoles, Mexicains, Péruviens ou Chiliens, se faisaient à la fois +remarquer par leur ardeur infatigable au jeu et par leur calme +impassible et stoïque devant les plus grosses pertes. + +A San Francisco, les maisons de jeu, aujourd'hui disparues et fermées +par ordre, jouissaient d'une vogue immense. Chacun y était admis et +l'ardeur des joueurs était sans exemple. Souvent on ne se donnait pas +la peine de peser la poudre d'or; on équilibrait à la main et à vue +d'œil les deux tas mis en présence. Le baccarat et le lansquenet, le +_monte_ des Espagnols, tous les jeux de carte et de hasard, faciles et +ruineux, étaient à la disposition de tous, et les paris dépassaient +parfois toute limite. Le banquier avait de chaque côté, sur la table, +un revolver armé. La vue de cet instrument, qu'on était si prompt alors +à manier, tenait le public en respect et commandait la réserve aux +tricheurs. De belles dames, à moitié nues, Américaines ou Françaises, +occupaient avec les revolvers la droite et la gauche du banquier, et +servaient d'amorce aux joueurs. D'autres circulaient dans la salle, +y semant d'ardentes œillades. Il fallait, pour résister à leurs +provocations, une vertu à toute épreuve, les femmes étant alors, comme +aujourd'hui encore, très-rares en Californie. Une musique plus ou moins +harmonieuse, mais toujours fort bruyante, car les instruments de cuivre +y dominaient, répandait ses durs accords dans la foule. Elle jetait au +dehors des flots d'harmonie, à travers des fenêtres ouvertes et rouges +de l'éclat des lumières: c'était l'appel au public de la rue. La fumée +des pipes et des cigares s'élevait autour du tapis vert; des liqueurs +et des pâtisseries, distribuées gratuitement, à profusion, permettaient +aux joueurs infortunés et aux fumeurs infatigables de se reposer un +instant. + +En dehors de ces établissements publics, certaines maisons de jeu +particulières, tenues par des dames, étaient ouvertes à un public +choisi. Enfin, quelques théâtres ne tardèrent pas à s'installer, et les +citadins de San Francisco, qui n'avaient ni foyer ni famille, purent +varier quelque peu les émotions de leur soirée. + +Aujourd'hui les maisons de jeu sont fermées, les théâtres californiens +sont ce qu'ont les voit partout, et le calme s'est en tous lieux +rétabli. Il est fâcheux seulement qu'en ces jours, déjà si loin, aucun +romancier n'ait paru pour dépeindre cette société si originale, qu'on +ne connaît plus que par tradition. Il y avait là matière au plus +curieux tableau de mœurs que jamais écrivain pût tracer. Soit qu'on +eût voulu mêler la fiction à la vérité, soit qu'on n'eût dépeint que +la réalité, les types n'eussent pas manqué au récit. Sans nommer ici +une foule de ces existences déclassées qui quittèrent l'Europe pour +la Californie, viveurs ruinés, artistes sans emploi, hommes de lettres +affamés, banquiers ou négociants en faillite, gardes mobiles licenciés, +n'oublions pas que quelques types particuliers apparurent alors sur +l'horizon californien. + +Ce fut d'abord, pour ne citer que des noms français, M. de +Raousset-Boulbon, au cœur si noble et généreux. Il vécut longtemps +de la pêche et de la chasse, se fit aussi portefaix, puis marchand +de bœufs. Il alla chercher son troupeau dans la basse Californie, et +revint à pied jusqu'à San Francisco, traversant plusieurs centaines +de lieues d'un désert aride et sauvage. Tous les métiers se valaient +alors; il fallait vivre, et la plus grande égalité régnait entre tous +les immigrants. L'expédition de la Sonora, qu'entreprit M. de Raousset, +fut d'abord couronnée de succès, mais eut ensuite des résultats +déplorables. On connaît la fin courageuse de ce héros, indignement +trahi et fusillé par le gouvernement mexicain. La France n'a pas vengé +sa mort. + +A côté de celle de M. de Raousset, apparaît la figure de M. de Pindray, +un chasseur déterminé, un vaillant mineur, à la force herculéenne, et +dont la fin fut aussi bien triste. Il disparut dans la Sonora, dévoré, +dit-on, par les loups, d'autres disent surpris par les Indiens, ou tué +peut-être par les Mexicains. + +Citons encore M. de R..., tête aventureuse, aujourd'hui de retour à +Paris. Par son esprit conciliant et ferme, il maintint plus d'une +fois l'harmonie entre deux camps opposés de mineurs, et sut épargner +l'effusion inutile du sang. + +Nommons enfin M. de B..., frère d'un naturaliste célèbre. Oubliant son +nom et ses illusions dorées, il dirigeait, en 1860, une tannerie dans +le comté de Mariposa, et préparait lui-même, à la façon californienne, +la gamelle de ses ouvriers. + +La France, comme on le voit, a fourni largement sa part de héros au +roman californien des premiers temps; mais il faut rappeler aussi, pour +être juste, un nom italien, celui du colonel C..., aujourd'hui général. +Il n'a quitté les rives du Pacifique qu'en 1859, pour se mêler aux +événements de la guerre d'Italie, où il a joué un rôle très-marquant. +Honoré de tous en Californie, et l'un des plus riches propriétaires +du pays, le général C... a déployé dans sa vie de colon une énergie +et une vigueur peu communes. Il a pris aussi sa part à différentes +explorations dans les États atlantiques de l'Union. Un jour enfin, +il est allé chercher un grand troupeau de bœufs sur les bords du +Mississipi, et l'a ramené par terre à San Francisco, à travers plus de +800 lieues de déserts, hantés par les hordes sauvages des Indiens. + +Si le roman des premières années de l'immigration présente des types +si accentués, il ne manque pas non plus d'émotions saisissantes. +C'était le temps des _squatters_, qui venaient, envahisseurs sauvages, +s'établir à main armée sur le terrain d'autrui. Des luttes en règle +s'ensuivaient, et plus d'une fois un terrain ou une mine furent ainsi +successivement perdus et repris à coups de carabines ou de revolvers. +C'était aussi le temps de ces immenses incendies, qui consumaient en +quelques heures des villes entières, que l'on avait mis plusieurs mois +à bâtir. Le feu dévorait, à mesure qu'elles naissaient, les villes +californiennes; mais sur les cendres encore chaudes, les énergiques +Américains se hâtaient de les reconstruire, et, dès le lendemain, comme +par enchantement, une nouvelle cité s'élevait sur les ruines fumantes +de la première. + +Aujourd'hui, le feu exerce encore ses ravages, surtout dans les villes +des mines, souvent dépourvues de pompes, et l'ardeur qu'on met à +rebâtir est presque aussi étonnante qu'aux premiers jours. J'ai vu une +fois la moitié du village de Coulterville disparaître dans une nuit +d'incendie. Dès le lendemain, au milieu du feu à peine éteint, les +maçons plantaient leurs piquets, les architectes crayonnaient leurs +devis. + +Aux premiers temps de l'immigration, les incendies furent d'une +intensité sans égale, et se répétèrent à diverses reprises dans +tous les centres de population. Sacramento, Sonora, Marysville, San +Francisco, furent ainsi plusieurs fois entièrement consumés par les +flammes. Les incendies éclatèrent à San Francisco dès la fin de +décembre 1849, puis le 4 mai 1850, et pendant les mois de juin et +de septembre suivants; enfin (dates fatales et que l'on prévoyait) +le 4 mai et le 22 juin 1851 marquèrent des sinistres sans nom. La +ville était encore dépourvue de pompes, et privée de ce système de +surveillance et d'embrigadement qui la met aujourd'hui à l'abri de +pareils malheurs. Des misérables exploitaient cette situation fâcheuse, +et, brûlant la ville aux quatre coins, profitaient du tumulte de +l'incendie pour se livrer à un pillage effréné. Ces brigands, organisés +en compagnies régulières, pratiquaient aussi le vol et le meurtre au +grand jour. Ils entraient dans un magasin, en plein midi, assommaient +le patron d'un coup de casse-tête, et crochetaient son coffre-fort. +D'autres fois, sous le nom d'_étrangleurs_, se cachant la nuit dans +l'embrasure des portes, ils se jetaient sur le passant attardé, et, lui +coupant la respiration par deux tours de cravate, le dévalisaient à +leur aise. Ces bandits avaient leurs règlements, et leurs noms étaient +connus de tous. Il fallait faire un exemple, frapper un coup d'audace, +mais les juges n'osaient agir. + +Alors s'organisa, en vertu de la loi dite de _Lynch_, ce fameux _comité +de vigilance_ dont on a tant parlé[13]. Il fonctionna pendant toute +l'année 1851, et résigna ensuite ses pouvoirs, après avoir purgé le +pays des misérables qui l'infestaient. En vain les juges essayèrent de +protester, en réclamant le droit d'agir eux-mêmes. On donna l'assaut +à la prison, on enleva de vive force les coupables au geôlier, on +les jugea, on les pendit. Quand le _coroner_, chargé de constater +les décès, reconnut dans son procès-verbal que la mort du pendu +provenait du fait _d'un comité dit de vigilance_, le tribunal n'osa +poursuivre, devant l'attitude imposante prise par le peuple en masse. +Aussi ceux des bandits qui échappèrent à la corde se hâtèrent-ils de +prendre le large devant ce terrible et inflexible comité de salut +public. Les meilleurs citoyens en firent partie, et s'en font gloire +encore aujourd'hui. En 1856, quand San Francisco sembla de nouveau +menacé, pendant le passage aux affaires de l'administration la plus +honteusement vénale qu'on ait vue aux États-Unis, tous les notables de +la ville accoururent de nouveau, en plus grand nombre que la première +fois. Il fallait réprimer des assassinats impunément commis au grand +jour, et l'on faillit pendre le juge lui-même, qui, par peur ou par +corruption, n'avait pas condamné les coupables. + +[Note 13: La loi de Lynch, ainsi nommée du nom de son auteur, +remonte au temps de la guerre de l'indépendance des États-Unis, +c'est-à-dire à l'année 1774. Elle a d'abord été instituée pour suppléer +à l'absence des tribunaux réguliers, et on l'applique souvent dans les +_territoires_ de l'Union qui ne sont pas encore admis comme États. +Le jury est le peuple assemblé, constitué en _comité de vigilance_, +et il est à la fois juge et bourreau. Il faut la majorité des voix +pour condamner le coupable. La peine est la pendaison, et le jugement +s'exécute séance tenante. Une corde et un arbre suffisent. Ceux qui +ont tant crié en France contre la loi de Lynch oublient que, dans nos +troubles publics, on a quelquefois exécuté des voleurs en vertu d'un +jugement populaire bien plus sommaire que celui de Lynch. Cependant +personne n'a réclamé, tout le monde a même applaudi. Soyons donc +conséquents, et reportons-nous à cette société californienne composée +de tant d'aventuriers, venus de tous les coins du globe. Il fallait, +pour avoir le calme, purger cette société de son écume: c'est ce que +fit la loi de Lynch.] + +Les villes de l'intérieur imitèrent l'exemple de San Francisco, et +Marysville, Sacramento, Stockton, eurent aussi, par deux ou trois fois, +leur comité de vigilance. A une époque surtout où le pays n'avait pas +de lois régulières, comme au premier temps de la découverte de l'or, +il fallait bien agir d'une manière vigoureuse contre les misérables +qui exploitaient cette situation. C'est ainsi que le peuple pendit à +Sacramento, en 1850, quatre marins déserteurs qui avaient lâchement +assassiné une famille de huit personnes. + +Devant un pareil déploiement de vigueur, tous les convicts australiens, +tous les gens sans aveu qui, en 1855, avaient peu à peu essayé de +rentrer en Californie, durent enfin décamper sans espoir de retour. Ils +s'empressèrent de quitter à tout jamais un pays où une chasse si bien +montée était organisée contre eux. + +Aujourd'hui le calme est partout et pour toujours rétabli, grâce à +ces mesures énergiques, et au point de vue de la sécurité personnelle +comme de la liberté laissée à chacun, la Californie n'a rien à envier à +aucune autre contrée du monde. + + + + +IV + +L'ÉTABLISSEMENT D'UNE CONSTITUTION. + + +Le besoin de se réglementer et de se donner une constitution est +inhérent à l'Américain, de telle sorte que, si l'ordre chronologique +eût été de rigueur dans cette étude, j'aurais dû parler tout d'abord de +la constitution californienne. + +Dès le mois d'avril 1849, les immigrants arrivaient en grand nombre, et +la Californie renfermait déjà, et bien au delà, le chiffre de 30,000 +habitants fixé par la constitution fédérale pour la formation d'un +État. En outre, le désordre régnait à peu près partout, et l'absence +de lois et de toute direction produisait les plus grands troubles +dans l'administration du pays. En conséquence, dès le 3 août 1849, +le général Riley, gouverneur au nom des États-Unis du territoire +de Californie, fit une proclamation où, exposant la situation +irrégulière et peu stable du pays, il invitait le peuple à déléguer des +représentants à une Assemblée ou _Convention constituante_. Celle-ci +devait se réunir à Monterey le 1er septembre 1849, et promulguer la +constitution de l'État. + +A la date fixée, quarante-huit députés seulement, sur soixante-treize +élus, se rendirent à Monterey et, dès le 4 septembre, le président +et le secrétaire de cette chambre improvisée étaient nommés par les +constituants. + +Il existe un tableau curieux qui, en nous donnant le nom et l'âge des +députés, nous indique de plus leur lieu de naissance, leur profession +et l'époque de leur établissement en Californie. La plupart des députés +étaient Américains, comme on le pense, et l'âge de tous était compris +entre vingt-cinq et cinquante ans, âge où l'on apprend chez nous à +obéir aux lois plutôt qu'à les faire. + +Un nom français et quelques noms espagnols surnagent au milieu des noms +américains, où ils apparaissent comme les représentants clair-semés +de la race latine. Les Espagnols sont nés en Californie, et sont, par +conséquent, de race mexicaine, hormis un seul, venu d'Europe, mais +qu'un séjour de douze ans a suffisamment naturalisé dans le pays. Le +Français, dont on peut citer le nom, M. Sainsevain, résidait depuis +presque aussi longtemps dans la contrée. Un Écossais et un Irlandais +viennent comme à plaisir se perdre avec le Français parmi les noms +américains, et semblent placés là comme pour représenter dans toute +sa pureté cette vigoureuse race gaélique qui n'a pu encore, sur le +continent européen, se fondre avec la race anglo-saxonne. L'Écossais, +fermier, était établi à los Angeles depuis seize ans; l'Irlandais, +homme de loi, venu de New-York, faisait depuis trois ans de la +procédure en Californie. + +Le nom de l'Helvétien Sutter apparaît aussi dans la liste, et c'était +justice, non que la race germanique eût besoin d'être représentée, mais +c'était à lui, ou du moins à son employé Marshall, le Mormon, qu'était +dû tout le mouvement qui s'opérait. + +En dehors des rares exceptions que l'on vient de citer, le reste des +députés était composé d'Américains, installés à peu près tous en +Californie depuis un certain nombre d'années. + +Quelques-uns de ces honorables représentants sont aujourd'hui décédés, +mais c'est le petit nombre: on vit longtemps sous le beau ciel +californien. Tous les autres sont à cette heure encore en Californie. +Ils sont revenus à leurs boutiques, à leur négoce ou à leurs études, +car il y avait comme toujours une quantité considérable d'avocats +et d'hommes de loi parmi eux. Ce n'est pas seulement en Europe que +la profession du barreau porte aux honneurs de la députation et des +ministères; il en est de même aux États-Unis, et l'on peut remarquer +presque toujours que les candidats qui se disputent la succession à la +présidence de la grande république sont devenus avocats, après avoir +commencé autrement. + +Après les avocats, et avant les hommes de banque ou de négoce, +venaient, dans la députation californienne, les fermiers ou colons. Ils +sont paisiblement retournés à leurs champs, où ils ont repris de bonne +grâce, comme Cincinnatus, le manche de la charrue. + +Si l'on désire, du reste, connaître l'exact dénombrement de ces +premiers législateurs californiens, voici comment ils se groupaient: 16 +avocats, représentant sans doute la justice; 14 fermiers, le travail +de la terre; 10 banquiers, négociants et marchands, le commerce; 2 +imprimeurs, la presse ou la pensée; 1 médecin, l'humanité souffrante. +L'armée était, de son côté, représentée par 1 officier des troupes +fédérales et 1 lieutenant de volontaires; la marine, par 1 officier de +vaisseau; enfin, le corps savant du génie, par 1 ingénieur de l'Union +et 1 ingénieur civil. Ce qui formait en tout 48 membres, comme il a +déjà été dit. + +Parmi les vingt-cinq représentants qui n'acceptèrent pas leur mandat, +il y a deux noms français et trois espagnols. Cette négligence +s'explique aisément chez ces hommes de race latine peu empressés de +quitter leurs affaires pour faire acte de souverains. Mais ce qu'on a +peine à comprendre, c'est l'absence des vingt-deux autres constituants, +tous de noms anglo-américains. Il fallait que la soif de l'or fût +bien vive et l'abondance des pépites bien grande dans les districts +où ils furent nommés. La plupart des manquants appartenaient en +effet aux districts de Sacramento et de San Joaquin, que l'on compte +aujourd'hui encore parmi les plus aurifères. Ce n'est jamais qu'à la +dernière extrémité que l'Américain renonce au plaisir de représenter +ses concitoyens. Le suprême bonheur pour lui n'est-ce pas d'être +envoyé à la législature de son État, sinon au congrès fédéral, d'y +voter des lois, et d'y faire surtout de ces _speeches_ sans gêne qui +caractérisent le député anglo-saxon, qu'on l'entende en Angleterre ou +aux États-Unis? + +La convention californienne, réunie à Monterey, s'ajourna _sine die_ +le 13 octobre 1849, après une session de quarante-trois jours. Avant +de se séparer elle promulgua la constitution de l'État de Californie, +travail de grande importance et d'un haut poids, dit un Californien, +et qui fut mené à fin d'une façon aussi honorable pour les députés +que pour leurs commettants. La constitution fut présentée au peuple +appelé à la ratifier ou à la rejeter. Le peuple l'accepta à une immense +majorité. A la suite de cette adoption populaire, elle fut communiquée +officiellement au gouvernement fédéral. Mais l'_Oncle Sam_, comme +on l'appelle, se montra moins empressé que les Californiens. Ce qui +lui donnait à réfléchir, c'est que le nouvel État n'admettait pas +l'esclavage dans son sein, offrant ainsi un exemple à suivre à tous +les futurs États du Pacifique. Aussi l'Oncle Sam n'accorda-t-il son +approbation que dans le courant de l'année 1850. Les Californiens +attendaient cet heureux moment avec la plus vive impatience, et +quand le vapeur, porteur de la nouvelle, entra tout pavoisé à San +Francisco, il y eut une explosion de joie publique. Dès cet instant la +constitution put être mise en vigueur, et l'État de Californie reçut +une existence légale. + +Arrêtons-nous un moment sur cet acte si important dans la vie d'un +peuple, celui par lequel il se donne des lois. Voyons comment les +Californiens, dont on s'occupait alors en France à un tout autre +point de vue, promulguaient une constitution qui vit toujours intacte, +et vivra sans doute encore bien longtemps. N'oublions pas surtout, +avant de commencer cet examen, qu'à la même époque d'autres peuples en +Europe élaboraient avec bien des fatigues des constitutions fragiles +auxquelles leurs auteurs devaient survivre. La constitution de la +Californie, au contraire, n'a subi aucun changement, et l'on ne peut se +dispenser de reconnaître à l'Américain une grande pratique des affaires +de son pays, un sens droit, et un esprit exercé qui suppléent, dans +presque tous les cas, à son manque de connaissances approfondies. + +La constitution de l'État de Californie s'ouvre d'une manière +solennelle: + +«Nous, le peuple de Californie, rendant grâce au Dieu tout-puissant +de notre liberté, et pour en assurer les avantages, établissons cette +constitution.» + +Vient alors l'article 1er, qui contient la _déclaration des droits_. +La fameuse déclaration des droits de l'homme ne fut certes pas plus +explicite. + +«Tous les hommes, dit la constitution californienne, sont par nature +libres et indépendants, et ont certains droits inaliénables, parmi +lesquels sont ceux de jouir de leur vie et de leur liberté et de les +défendre; d'acquérir, de posséder et de protéger leurs propriétés... + +«Tout pouvoir politique réside dans le peuple. Le gouvernement est +institué pour la protection, la sécurité et le bénéfice du peuple, et +le peuple a le droit de changer ou de réformer le gouvernement quand le +bien public le demande. + +«Le droit d'être jugé par un jury spécial est assuré à tous, et demeure +à jamais inviolable. + +«Le libre exercice de toutes les religions, sans distinction ni +préférence de culte, est à tout jamais accordé dans l'État. + +«Tout accusé peut reprendre sa liberté sous caution, excepté dans le +cas d'un crime capital. + +«Tout citoyen peut librement parler, écrire et publier ses opinions sur +tous les sujets, et aucune loi ne pourra restreindre ou supprimer la +liberté de la parole ou de la presse. + +«Le peuple a le droit de s'assembler librement, de délibérer sur le +bien commun, d'instruire les représentants et de pétitionner à la +législature. + +«Le pouvoir militaire sera subordonné au pouvoir civil. Aucune +année permanente ne sera entretenue par l'État en temps de paix. +Aucun soldat ne sera logé dans une maison sans le consentement du +propriétaire.» + +Viennent ensuite une série de paragraphes proscrivant l'emprisonnement +pour dettes et les lois d'exil; assurant aux étrangers résidants tous +les droits des citoyens indigènes; défendant complétement l'esclavage; +reconnaissant le droit inviolable de chacun d'assurer sa personne, ses +biens meubles ou immeubles et ses papiers contre toute recherche ou +saisie illégales. Enfin, comme si cette déclaration des droits n'était +pas assez complète, un dernier paragraphe ajoute que l'énumération +précédente n'infirme et ne diminue en rien tous les autres droits qui +résident dans le peuple. + +Il eût été bon, à côté de cette déclaration des droits du citoyen, +d'inscrire l'énumération de ses devoirs, ce qu'aucune constitution +ne fait. On peut ajouter, il est vrai, que l'Américain se montre +généralement pénétré de ses devoirs politiques, et qu'il sait toujours +les accomplir. + +Le deuxième article de la constitution détermine le _droit de +suffrage_. Tout citoyen mâle et de _race blanche_, âgé de vingt et un +ans, et résidant en Californie depuis six mois, a le droit de voter +à toutes les élections. Sont citoyens, dans ce cas, ceux originaires +des États-Unis, et les Mexicains qui auront déclaré, au moment de +la conquête, leur intention de devenir citoyens américains. Il n'est +question que pour la forme des Indiens, ces maîtres dépossédés du +sol, et c'est sans doute par dérision que la constitution s'occupe +de leur admission possible à la législature. Il y a une injustice +criante dans ce privilége exclusif des droits politiques que s'arroge +la race blanche en Amérique, et je reviendrai, dans le cours de cette +étude, sur l'oppression honteuse et l'espèce de proscription qui, en +Californie comme dans tous les États de l'Union américaine, frappe +encore les races de couleur. + +La constitution s'occupe ensuite de la _distribution des pouvoirs_, qui +sont divisés en trois départements séparés: le pouvoir _législatif_, le +pouvoir _exécutif_ et le pouvoir _judiciaire_. + +Un article spécial fixe les attributions du pouvoir législatif, composé +d'un sénat et d'une assemblée, qui portent collectivement le nom de +législature de l'État. Chaque loi est promulguée par le sénat, au nom +du peuple de Californie, et dans ces termes: + + «Le peuple de l'État de Californie, représenté en sénat et assemblée, + arrête et ordonne ce qui suit.» + +Les sessions de la législature sont annuelles et doivent commencer dans +le mois de janvier. + +Les membres de l'assemblée sont élus tous les ans; ceux du sénat sont +nommés pour deux ans, et le renouvellement s'en fait par moitié chaque +année. + +Pour être élu à la législature, il faut être citoyen américain, résider +depuis un an dans l'État, et avoir vingt et un ans accomplis. + +Le nombre des sénateurs doit être au minimum d'un tiers, au maximum +de la moitié du nombre des membres de l'assemblée. Le nombre de ces +derniers ne doit pas excéder quatre-vingts. + +Chaque chambre nomme ses officiers. Les séances sont publiques, et le +résultat en est publié avec le vote de chaque député. + +Tout projet de loi provenant de l'une des chambres peut être amendé par +l'autre. Chaque _bill_ n'a force de loi qu'après avoir été approuvé par +le gouverneur de l'État; mais si cette approbation est refusée, ce bill +peut néanmoins devenir loi sans la sanction du gouverneur, s'il est +adopté de nouveau par les deux chambres, à la majorité des deux tiers +des membres présents. + +Les membres de la législature reçoivent un traitement, mais ils ne +peuvent être nommés à un autre emploi, ni en exercer aucun pendant +toute la durée de leur mandat. + +La législature ne peut octroyer le divorce, ni autoriser aucune loterie. + +Le chef du pouvoir exécutif prend le titre de gouverneur de l'État de +Californie. Il est nommé pour deux ans à l'élection. Il doit, lors du +vote, résider depuis deux ans dans le pays, et être âgé de plus de +vingt-cinq ans. Le gouverneur est de droit commandant en chef de la +milice et des armées de terre et de mer. Il veille à l'exécution des +lois, convoque la législature dans les cas extraordinaires, et lui +envoie son message au commencement de chaque session. Il a le pouvoir +de diminuer les peines et le droit de grâce. + +Le vice-gouverneur ou lieutenant-gouverneur est aussi nommé à +l'élection, préside le sénat et remplace le gouverneur dans des cas +prévus. + +Un secrétaire d'État assiste le gouverneur. + +Le pouvoir judiciaire, auquel est consacré un article à part de la +constitution, réside dans une cour suprême, dans les cours de district, +dans celles de comté, et dans les justices de paix. C'est, d'ailleurs, +l'importance des affaires qui règle la juridiction à laquelle elles +doivent être soumises, et il ne faudrait pas comparer la cour suprême +de l'État californien à notre cour de cassation, ni ses cours de +district à nos cours d'appel et ses cours de comté à nos tribunaux +de première instance. Enfin, outre les diverses cours de justice de +l'État californien, il y a aussi la cour des États-Unis, dite cour de +_circuit_. Là siégent les juges fédéraux envoyés de Washington pour +appliquer les lois de l'Union et veiller à leur exécution. + +Tous les magistrats sont nommés à l'élection. Ceux de la cour suprême +et les juges des cours de district le sont pour quatre ans, les juges +de paix pour deux. Aucun officier judiciaire, excepté les juges de +paix, ne doit recevoir d'argent des justiciables. + +La justice est rendue «au nom du peuple de l'État de Californie.» + +Les légistes européens verront sans doute, même en tenant compte des +mœurs politiques des États-Unis, un grave inconvénient dans l'élection +temporaire des juges par le peuple. Je ne sais si quelques juges +californiens ne se sont pas montrés quelquefois trop cléments afin +d'être réélus, ou n'ont pas cédé d'autres fois à des intimidations +menaçantes, comme dans les cas où les comités de vigilance ont dû +prendre leur place; mais j'ai entendu dire à San Francisco, même à des +commerçants français qui comptaient plusieurs années de séjour dans le +pays, qu'on était généralement satisfait de la manière dont la justice +était rendue. D'ailleurs, l'opinion publique a une telle force aux +États-Unis, qu'elle s'impose à tous les citoyens, et qu'un mauvais +jugement serait sévèrement censuré par elle. + +Un article de la constitution californienne prévoit l'organisation de +la milice de l'État, véritable garde nationale prête à marcher dans +tout moment de péril, et laisse à la législature le soin d'établir une +loi sur le service militaire que tout citoyen doit à son État. + +Un autre article de la constitution règle la façon dont l'État pourra +contracter une dette. Cet article impose des limites au pouvoir de la +législature de voter des emprunts, et dans certains cas appelle le +peuple en masse à se prononcer. + +Un article spécial est ensuite consacré à cette grande question +d'intérêt public, qui n'est nulle part négligée aux États-Unis: +l'éducation de l'enfance. Un inspecteur de l'instruction publique est +nommé pour trois ans par le peuple. La législature doit encourager, par +tous les moyens convenables, tout ce qui peut exciter les améliorations +et les découvertes dans l'ordre intellectuel, moral, scientifique ou +agricole. Une partie du revenu ou de la vente des terres publiques +est réservée, comme dans tous les États de l'Union, à l'entretien des +écoles. La législature a encore développé ces heureuses dispositions. + +Le mode d'amendement et de révision de la constitution est prévu +par un article _ad hoc_. Un autre article règle, sous le titre de +dispositions diverses, _miscellaneous provisions_, différentes +questions importantes. Ainsi, le premier paragraphe fixe le siége de la +prochaine session de la législature à San José, et non plus à Monterey. +On a transféré, depuis, la législature à Vallejo, à Benicia et à +Sacramento, où elle tient encore aujourd'hui ses séances. En déplaçant +ainsi, de temps en temps, le siége du parlement, aucune ville n'est la +capitale exclusive de l'État, et le mouvement qu'entraînent avec eux +les cent vingt députés ou sénateurs siégeant ensemble profite tour à +tour à différents centres, sans en favoriser aucun au détriment de tous +les autres. Cependant, on incline aujourd'hui à penser que ce système +n'était bon qu'à l'époque de la naissance du pays, et Sacramento paraît +devoir prendre le titre définitif de capitale de la Californie. On y +établit même un capitole. On sait que l'on décore de ce nom romain, aux +États-Unis, le lieu des séances de la législature de chaque État. + +Un paragraphe particulier de la constitution défend le duel. Ceux qui +violeront cette prescription seront déchus du droit de suffrage, et +privés de leurs charges s'ils occupent un emploi public. Malgré ces +peines de déchéance, si sensibles pour tout Américain, on ne se bat pas +moins en duel en Californie, en comptant sur la clémence du jury. + +Il y a eu, à San Francisco des duels nombreux, auxquels une partie de +la population a souvent assisté. Le scandale a quelquefois dépassé +toutes limites. Ainsi, en octobre 1859, le sénateur californien au +congrès de Washington, Broderick, et le juge à la cour suprême de +Californie, David Terry, le même que le comité de vigilance avait +failli pendre en 1856, se battaient dans un duel à mort devant plus de +cent spectateurs, et après avoir été une première fois dispersés par +les _constables_. Le duel eut lieu au pistolet, et Broderick succomba. +Terry, comme on s'y attendait, a été acquitté par le jury, après une +information dérisoire. + +Un autre paragraphe de la constitution fixe la formule du serment pour +les sénateurs, les députés et les employés de l'État. Ils doivent +jurer de défendre la constitution des États-Unis et celle de l'État de +Californie, et de remplir fidèlement les devoirs de leur charge. + +Le dernier article de la constitution marque les limites de l'État de +Californie. + +A la suite, sous le titre d'appendice ou _schedule_, viennent certaines +dispositions applicables à l'état particulier où se trouvait alors le +pays. Il y est dit que la constitution sera soumise à l'approbation +du peuple. En outre, les deux sénateurs qui seront choisis par la +législature, ainsi que les députés qui seront nommés par le peuple pour +représenter la Californie au congrès des États-Unis, seront pourvus +de copies certifiées de la constitution, si elle est ratifiée par le +peuple. Ils les présenteront au congrès de Washington, lui demandant, +au nom du peuple de Californie, l'admission du nouvel État dans l'Union +américaine. Nous avons vu que cette admission fut prononcée par +l'_oncle Sam_ après mûre délibération. La Californie, trente et unième +État de l'Union, qui en compte aujourd'hui trente-six, eut dès lors le +droit d'appeler les autres États ses _sœurs_ (_state-sisters_), suivant +la curieuse dénomination en usage aux États-Unis. + +J'ai cru devoir exposer avec quelque détail la constitution +californienne pour bien faire comprendre ce que sont les mœurs +politiques dans un nouvel État de l'Union. On pourra reprocher à cette +constitution un esprit démocratique trop prononcé; mais nous répondrons +qu'elle est encore observée aujourd'hui comme aux temps où elle a été +faite, et que personne ne songe à la violer. On objectera contre un +système électoral si largement organisé quelques cas particuliers de +fraudes, de corruptions ou même de compétitions par trop vives. Ces +objections sont fondées; mais quand le peuple est appelé en masse +dans ses comices, il n'y a pas lieu de s'étonner que quelques faits +fâcheux se produisent. Toujours est-il qu'à l'époque où l'on ne voyait +dans la Californie qu'une réunion d'aventuriers et de brigands, une +agglomération d'hommes sans gouvernement régulier, sans aucune loi +que la loi de Lynch, avec des juges siégeant armés du revolver, ce +pays offrait pourtant à l'Europe un bel exemple, que celle-ci ne +pouvait apprécier, parce qu'elle était trop loin, et surtout très-mal +informée. La Californie se donnait alors, sans secousse et sans bruit, +une constitution des plus libérales, et dont on peut déjà constater la +solidité. + +Ce n'est pas que je veuille établir le moindre rapprochement entre +l'Amérique et l'Europe. Le parallèle n'est pas possible, et l'on ne +saurait comparer un peuple jeune, un peuple qui peut s'étendre partout, +parce que le terrain s'étend partout devant lui, à des peuples anciens, +condensés et agglomérés, auxquels l'air même manque quelquefois. Enfin, +on ne doit point chercher à opposer un peuple né d'hier et libre de +tout frein aux peuples de l'Europe, qui suivent les traditions de +leur histoire, et dont les mœurs et les coutumes diffèrent autant de +celles des Américains. On ne peut cependant nier que toutes les races +différentes qui se rencontrent en Californie ne s'accommodent très-bien +des institutions libérales qui y règnent, et l'on ne saurait oublier +non plus que ces mêmes institutions ont merveilleusement aidé aux +développements rapides de la colonisation de ce pays. C'est là un point +qu'il ne faut pas perdre de vue. + + + + +V + +LA DÉMOCRATIE CALIFORNIENNE. + + +Il importe de ne point passer légèrement sur l'étude de la constitution +californienne. Des questions de ce genre n'intéressent pas seulement le +législateur, le politique et le philosophe, mais encore l'économiste, +et en général tout homme éclairé que préoccupent l'observation et la +connaissance des phénomènes sociaux. A quelque point de vue qu'on se +place pour la commenter, cette constitution peut offrir, même dans un +examen général, d'utiles enseignements, et dans tous les cas des faits +importants à discuter. + +Nous voyons d'abord que tous les citoyens y sont égaux en droits +politiques, comme, du reste, dans les autres États de l'Union. +Ainsi, tous sont non-seulement aptes à voter, mais encore aptes à +être élus. Il est bien entendu qu'ici, et dans tout ce qui va suivre, +il n'est question que des citoyens de race blanche. L'exclusion des +races de couleur des droits politiques et presque des droits sociaux +est, d'ailleurs, le seul vice peut-être que présente la constitution +californienne; vice honteux à notre époque, il est vrai, honteux +surtout chez une grande république telle que l'Union. Mais tout a une +raison d'être, et je reviendrai sur ce fait, que nous regardons à bon +droit comme une tache pour les États-Unis. + +Toutes les places se donnant à l'élection en Californie, il fallait, +pour que les diverses ambitions fussent tour à tour satisfaites, que +les heureux élus ne s'éternisassent pas dans leur charge. La courte +durée des emplois, deux ans en général, est l'un des principes qui +régissent cet État démocratique; mais le fonctionnaire sortant peut +d'ordinaire être réélu. Le peuple se voit à chaque instant, comme à +Athènes et dans l'ancienne Rome, appelé sur la place publique. Tout +le monde prend part au vote, sauf quelques rares abstentions, le plus +souvent forcées. Le dépouillement des scrutins est loin de présenter, +entre le nombre des votants et le nombre des électeurs inscrits, cette +effrayante disproportion qu'on remarque en France, et qui doit faire +croire à l'étranger que nous ne sommes pas encore mûrs pour la liberté +politique. + +Dans les communes, le peuple nomme tous les officiers municipaux: +l'_assessor_, qui établit l'impôt; le _tax-collector_, qui le perçoit; +le _constable_, chargé de la police; le _recorder_ ou greffier, qui +rédige les actes de l'état civil; le _treasurer_ ou caissier, qui garde +les fonds communaux; le _judge of peace_ ou juge de paix, qui prononce +sur les différends entre les citoyens. + +Dans les comtés, qui ont beaucoup d'analogie avec nos arrondissements +en France, le peuple nomme les membres des cours de justice: le +_district judge_, pour six ans; le _county judge_, pour quatre ans, +et les autres officiers des tribunaux pour deux ans: l'_attorney_ +ou procureur, le _county clerck_ ou greffier, et le _sheriff_, +qui fait exécuter les arrêts. Le peuple nomme aussi pour deux ans +le _superintendent of common schools_, ou surveillant des écoles +communales; le _surveyor_, géomètre ou agent voyer du comté, chargé +de dresser le cadastre; les _supervisors_, ou inspecteurs du comté, +rappelant à la fois nos conseillers municipaux et d'arrondissement; +enfin, le _coroner_, chargé de constater les décès. + +Le peuple élit aussi les députés et les sénateurs; les députés par +comtés, et les sénateurs par districts. + +Enfin la population entière de l'État est appelée à nommer les +membres de la cour suprême, le chef du pouvoir exécutif, et avec +lui tous les officiers qui l'assistent dans ses fonctions, tels +que le vice-gouverneur, le secrétaire d'État, le _controller_, +sorte de ministre de l'intérieur; le _treasurer_, ou directeur des +finances; l'_attorney general_, ou procureur général; le _surveyor +general_, ou inspecteur des travaux publics; le _superintendent of +public instruction_, ou inspecteur de l'instruction publique; le +_quartermaster general_, ou adjudant général. Tous ces officiers +publics reçoivent de l'État un salaire qui ne dépasse pas en moyenne +3,000 dollars ou 15,000 francs par an, à part le gouverneur, qui est +payé 30,000 francs. En tenant compte des différences relatives de la +valeur de l'argent en Europe et en Californie, il faut encore diminuer +ces salaires de moitié, si on veut les comparer à ce qu'ils seraient, +par exemple, en France. Mais les États-Unis, on le sait, ne sont pas +prodigues pour les émoluments attachés aux emplois publics, et c'est +assez naturel dans une république si démocratique. Le président de +l'Union, placé à la tête d'un pays aussi grand que l'Europe, ne reçoit +que 125,000 francs par an pour tout traitement et indemnités. Dans +aucun État les employés ne sont astreints à l'uniforme, à part les +militaires, qui ne le portent que dans les parades, et jamais aucune +décoration, aucun privilége ne distinguent les fonctionnaires des +autres citoyens. + +Quoi qu'on en ait pu dire, les diverses élections se font en Californie +d'une manière fort régulière. On n'y constate aucun de ces scandales +publics que la presse parisienne se plaît quelquefois à raconter, et +dont elle rend responsable le système électoral des États-Unis. S'il +y a parfois, sur toute l'étendue de l'Union, quelques incidents à +regretter, ils n'en sont pas moins fort rares. Ces désordres n'ont +éclaté que dans quelques villes, et de pareils faits ne se sont +jamais, du moins à ma connaissance, passés en Californie. Chacun y +fait valoir, dans les _meetings_ qui précèdent les élections, ses +titres à l'emploi qu'il demande. Chaque parti choisit le candidat +qu'il préfère; et si les voix semblent trop se diviser, plusieurs +partis se réunissent pour reporter tous leurs suffrages sur un candidat +commun. On pourrait peut-être citer quelques cas de corruption ou de +violence; mais la nature humaine est-elle infaillible? n'avons-nous pas +d'ailleurs nous-mêmes, dans des circonstances analogues, encouru les +mêmes reproches? et ne serait-ce pas ici le lieu de renvoyer ceux qui +attaquent toujours l'application du suffrage universel aux États-Unis +à certain passage bien connu de l'Évangile? + +Il ne suffit pas à un peuple de jouir de l'égalité des droits +politiques, il faut encore que tous soient égaux dans les relations +journalières de la vie, et c'est ce qui constitue l'égalité sociale, +peut-être plus chère que la première au cœur des Américains. Sous ce +rapport, la Californie est des mieux partagées, et là, plus qu'en aucun +autre État de l'Union, toutes les classes sont nivelées. Il n'y a pas +de différences de rangs, de castes, pas d'esprit de corps enraciné. Le +niveau est si bien établi, que tous les mariages se font en dehors de +toute considération de position sociale. Ce n'est pas que je veuille +les louer tous, mais je me borne à constater un fait, et à l'opposer +à cette plaie hideuse des mariages d'argent qui ronge notre société +en France. On ne peut trouver parmi les citoyens américains aucun +domestique, et la classe des serviteurs se recrute exclusivement parmi +les nègres ou les étrangers. Quant à l'ouvrier américain, il se regarde +toujours comme l'égal de son patron, et même, renversant les rôles, il +ne consent à le servir que comme un client, et jamais comme un maître. +Il apporte toujours la plus grande dignité dans son travail, et pousse +le respect de sa personne jusqu'au soin de son costume, qui ne révèle +en rien un ouvrier à l'œil surpris de l'Européen. + +Il n'y a dans les hôtels, dans les diligences, les chemins de fer, +qu'une seule espèce de place, et tous les voyageurs indistinctement +payent le même prix. Si l'on fait quelque faveur, c'est pour les dames +seulement. On leur réserve souvent, dans les hôtels et les bateaux à +vapeur, des salons séparés, meublés avec le plus grand luxe. Il est +beau de voir consacrés par l'usage ces égards délicats, ce respect +profond pour la femme. On a dit que les Américains agissaient ainsi, +non par galanterie, mais afin de se livrer plus facilement à tout +leur sans-gêne. Il n'en est pas moins vrai que les femmes se trouvent +très-bien de la réserve dont ils usent à leur égard, et qu'elles +s'embarquent bravement toutes seules pour un long voyage, même en +Californie, ce qu'assurément nos dames n'oseraient jamais faire en +France. + +Les institutions de la Californie, comme celles des autres États de +l'Union, sont dominées par le principe de l'égalité, qui se retrouve +partout, aussi bien dans les lois relatives à l'impôt que dans celles +qui concernent l'instruction publique. + +Tous les citoyens, de vingt et un à cinquante ans, doivent à l'État +le _poll-tax_, sorte de capitation ou cote personnelle, qui est en +Californie de 3 dollars ou 15 francs par tête. Il faut aussi payer +au comté le _road-tax_, ou prestation en nature pour l'entretien +des routes. Ce dernier impôt est de 3 à 4 dollars, ou se paye par +deux journées de travail. L'impôt foncier pèse, en outre, sur ceux +qui possèdent des valeurs mobilières ou immobilières taxables, et la +patente ou _license_ sur ceux qui exercent un état soumis à cette +contribution. L'impôt foncier est de 3 francs par 500 francs, soit 6 +pour 1,000, de la valeur immobilière ou mobilière reconnue. L'impôt +du timbre, _stamp-tax_, frappe seulement les papiers de commerce et +les polices d'assurance. Aucun impôt, aucune redevance ne pèse sur +l'exploitation des mines et des placers, excepté le _mining-tax_, que +payent encore dans quelques comtés les mineurs étrangers. L'impôt des +passe-ports est inconnu, ainsi que celui des permis de chasse. + +Quant à l'instruction primaire, elle est répartie uniformément, et +tous les citoyens apprennent à lire, à écrire et à calculer. On leur +explique aussi dans les écoles, outre la grammaire et l'orthographe, +un peu d'histoire et les rudiments des sciences. La religion est +d'ordinaire soigneusement écartée de l'enseignement scolaire, et c'est +aux parents qu'on laisse la charge de diriger l'éducation religieuse de +leurs enfants. Mais la liberté d'enseigner est complète. Ainsi tous les +professeurs, toutes les sectes peuvent fonder à leur gré des colléges +ou même des séminaires, et imposer leur système particulier à l'élève +qui entre dans un de ces établissements. Aucun monopole n'existe. Aucun +grade, aucune corporation universitaire ne sont reconnus par l'État. + +Le léger bagage intellectuel dont on charge les jeunes citoyens leur +suffit pour remplir tous les emplois, même les plus élevés. On cite +avec orgueil en Californie le gouverneur Weller qui fut, dit-on, +autrefois charretier, et feu le sénateur Broderick, un ex-ouvrier +maçon, envoyé au congrès de Washington par ses compatriotes. Lincoln +n'a-t-il pas commencé aussi par être charpentier? + +L'égalité civile et sociale la plus entière, avec les conséquences qui +en découlent naturellement, ne sont pas les seuls droits qui soient +garantis à tous en Californie. La liberté individuelle y est aussi +entourée de respect. Pas de prison pour dettes, et, pour ainsi dire, +pas de prison préventive, puisqu'on a la faculté de reprendre sa +liberté sous caution, quelle que soit la faute commise, pourvu que ce +ne soit pas un crime capital. Chacun a le droit d'être jugé par un jury +spécial. Chacun peut porter sur soi des armes pour sa défense ou pour +son agrément. La chasse est librement permise à tous; il en est de même +de la pêche. La tracasserie si gênante des passe-ports est inconnue +dans tous les États de l'Union. On peut en dire autant des visites +d'octroi, qui n'existent pas davantage. + +La liberté la plus large est accordée aux transactions, et aucune +loi ne règle l'intérêt de l'argent, qui n'est pas, après tout, une +marchandise si différente des autres. Il n'y a non plus presque aucun +recours contre les faillites qui, dans ces pays de commerçants hardis, +prennent le nom d'affaires malheureuses. Il n'y a aucun monopole, +aucune corporation comme en France, pour les courtiers et les agents +de change, par exemple. Aucun corps n'a de priviléges exclusifs, +comme notre corps des ponts et chaussées et des mines. En matière +d'industrie, il y a liberté complète, et aucune loi restrictive +n'est apportée à l'exploitation des forêts, de la terre, des mines +ou des placers. Cette doctrine du _laissez faire, laissez passer_, +si critiquée chez nous, et si heureusement appliquée à l'industrie +californienne, a produit là-bas les plus merveilleux effets. + +La liberté religieuse et la liberté de la presse sont non moins +pleinement exercées et garanties par la constitution, ainsi qu'on a +pu le voir. L'État ne salarie aucun culte, en les reconnaissant tous, +quels qu'ils soient; l'État n'a aucun journal officiel, et laisse +toutes les feuilles publiques paraître et circuler librement sans +timbre ni cautionnement. Dans chaque comté, l'administration des postes +va même jusqu'à transporter gratuitement tous les journaux qui s'y +publient. + +Une conséquence immédiate de ces deux libertés de la chaire et de +la presse, a été de produire en Californie l'établissement d'une +foule d'Églises de toutes les sectes possibles, y compris celle de +Confucius et peut-être aussi celle de Bouddha, et la fondation d'une +infinité de journaux, politiques, commerciaux, industriels, agricoles, +scientifiques et littéraires. Leur nombre, leur format, les langues +diverses dans lesquelles ils sont rédigés, le soin même qu'on prend +de les bien imprimer, et sur un papier convenable, suivant la coutume +anglaise et américaine, étonneraient vivement la presse parisienne si +elle pouvait porter ses regards jusqu'à cet eldorado des journalistes. + +Voilà bien des libertés, dira-t-on, et l'on nous croit déjà près +de la licence. La licence viendrait peut-être en d'autres pays, +mais aux États-Unis et même en Californie, il faut le reconnaître, +le tempérament froid et pratique de la race anglo-saxonne sait +ordinairement prévenir les excès. Qu'il y ait eu parfois quelques +troubles, qu'il y ait eu même quelques abus de pouvoir, c'est ce que +l'on ne peut nier; mais que l'on cite le lieu du monde où des faits +pareils et même pires ne se soient pas présentés. Quant à ceux qui +m'accuseront d'exagération ou d'enthousiasme, je leur répondrai que +je peins ce que j'ai vu, ce que j'ai mûrement examiné, et que je ne +me laisse entraîner ni par mon caprice, ni par le mirage poétique +d'institutions imaginaires. + +La Californie, comme tous les États de l'Union, n'a aucune armée +permanente en temps de paix. On ne lève de troupes, dans les +États-Unis, que lorsque l'ennemi public menace la fédération. Au reste, +chaque citoyen de race blanche, jouissant d'une bonne constitution, +doit, de 18 à 45 ans, le service militaire à l'État dans lequel il +réside, et il a le devoir de marcher dès qu'il en est requis, à moins +d'être exempté par la loi. Tout se borne le plus souvent à figurer +parmi les membres d'une compagnie de volontaires faisant partie de la +milice, à avoir un uniforme et à parader de temps en temps. Ces soldats +improvisés rappellent un peu, par leurs cheveux longs, leurs favoris et +leurs faux cols, notre garde nationale parisienne, ou mieux encore les +volontaires anglais. + +Bien qu'éloignée de plus de 1,200 lieues, par terre, de la capitale des +États-Unis, la Californie est gardée seulement par 15 à 1,800 soldats +de l'armée fédérale, la plupart étrangers enrôlés. Ils sont casernés +principalement dans les fortifications du port de San Francisco, et +dans les différents forts du pays, qui servent à tenir en respect les +Indiens. Si ces derniers deviennent trop remuants, on fait appel aux +volontaires, et l'on a vu ainsi la milice californienne se porter +quelquefois au secours des territoires et des États voisins ravagés +par les Peaux-Rouges. Quant à la Californie, elle ne songe nullement +à se séparer de la métropole. Grâce à cette heureuse combinaison +politique qui fait de chaque État de l'Union un gouvernement distinct, +absolument maître chez lui, cet État ne sent dès lors l'influence du +gouvernement fédéral que dans les cas d'intérêts généraux ou de défense +nationale, c'est-à-dire lorsque, livré à lui seul, il serait trop +faible pour réussir ou pour résister. Cette situation semble résumer +tous les avantages qu'on peut demander au système fédératif: elle donne +l'assurance de sa vitalité et de sa durée dans l'Amérique du Nord. + +Le peuple américain, par suite des institutions libérales qui le +régissent, a acquis cette patience, ce sang-froid, ce respect religieux +de la loi qui conviennent à un peuple libre. Le type de l'Anglo-Saxon +n'a pas non plus disparu chez lui. La ténacité, la persistance dans +les vues, la hardiesse dans les entreprises, une habitude invétérée +de ne compter jamais que sur ses propres forces, enfin une résignation +stoïque opposée à tout événement difficile ou malheureux, sont autant +de traits distinctifs qui, parmi beaucoup d'autres, font aisément +reconnaître le citoyen de l'Union. Quant à l'esprit de religion et de +famille, à l'amour instinctif du foyer domestique ou du _home_, ces +sentiments se sont un peu effacés, il est vrai, surtout en Californie; +mais ils n'en existent pas moins à l'état latent dans le cœur de tout +Américain. + +Celui-ci mêle peut-être à ses qualités un grand fond d'égoïsme et +un orgueil exagéré, qui, pour être généralement moins bruyant que +l'orgueil traditionnel des fils de la Castille, n'en est que plus +enraciné. Mais on ne doit pas lui contester une très-grande supériorité +de caractère, et c'est cette supériorité qui frappe tout d'abord +l'Européen arrivant pour la première fois aux États-Unis, fût-ce +même en Californie. Il y a bien, en particulier dans ce dernier +État, quelques coutumes fâcheuses qui font tache. L'Américain y est +quelquefois d'une rudesse et d'un sans-façon qui, chez les peuples +élégants et polis, seraient très-certainement hors de mise; San +Francisco d'ailleurs ne brigue pas l'honneur d'être appelé l'Athènes +du Pacifique, et se contente d'en être la reine, suivant le surnom +que les Américains lui ont donné. Il faut donc négliger les détails, +et ne pas oublier que ce ne sont encore que les institutions et les +mœurs politiques qu'on peut louer presque sans restriction chez ces +nations nouvelles. Le reste se fera plus tard: ne savons-nous pas +qu'un progrès en amène un autre? Le peuple américain est plein de séve +et de vie; jeune et vigoureux, il paraît se rajeunir encore à mesure +qu'il colonise de nouveaux déserts. Il serait à désirer que l'Amérique +espagnole eût prospéré comme sa puissante rivale. Mais elle se +décompose tous les jours et se perd dans des révolutions inextricables, +tandis que l'Anglo-Américain, calme et impassible, marche lentement, +et par des voies presque toujours sûres, à une conquête qui lui paraît +fatalement dévolue, celle de toute l'Amérique. + + + + +VI + +L'OPPRESSION DES RACES DE COULEUR. + + +J'arrive au seul point délicat que soulève l'étude de la constitution +californienne, je veux dire l'oppression exercée contre les races de +couleur. + +Bien que la Californie ne soit point un État à esclaves, bien que +l'esclavage soit aujourd'hui partout aboli dans l'Union, les races de +couleur sont proscrites en Californie, ou tout au moins poursuivies par +le mépris public, comme dans tous les États-Unis. L'individu de sang +blanc et sans nul mélange a seul droit au titre de citoyen. Le reste, +nègres, Indiens ou Chinois, n'est pas considéré comme faisant partie +de l'espèce humaine supérieure. La proscription s'étend plus loin, et +une seule goutte du sang de ces races condamnées suffit pour faire +d'un individu, dont les ancêtres étaient de race blanche, un véritable +paria. Privé naguère du droit de voter, il ne pouvait témoigner en +justice; il lui était même interdit de rien posséder. Il se trouvait +mis, en quelque sorte, hors la loi. Les emplois les plus vils lui +étaient seuls attribués. + +Dans les États à esclaves, le nègre ne pouvait voyager avec le blanc, +même en omnibus, et ne devait en aucune occasion se rencontrer auprès +de lui, à table, au théâtre, à l'église. C'est tout au plus si on le +souffrait dans la rue. Quelques États libres, l'État de New-York, par +exemple, maintenaient ces distinctions honteuses pour l'humanité. En +Californie, les nègres sont également voués à l'animadversion publique, +mais ils y sont fort peu nombreux, et c'est aux Chinois que l'Américain +s'attaque de préférence. Tous les individus de race blanche, sans +distinction, ont le droit d'occuper un _claim_ ou portion de placer; +le Chinois seul ne peut posséder cette portion qu'en la louant ou +en l'achetant, et les conditions du marché sont le plus souvent +exorbitantes. Au seul Chinois on fait encore payer le _mining-tax_, +établi dans le principe sur tout mineur étranger. Cette espèce de +patente donnait le droit de travailler sur les placers. Dans quelques +comtés peu bienveillants, elle a été maintenue pour les Chinois au +taux, aujourd'hui fort onéreux, des premiers temps de l'exploitation, +soit à 4 dollars, ou un peu plus de 20 francs par mois. + +Partout, en Californie, le Chinois est relégué dans des quartiers +séparés; on l'isole même entièrement, quand on peut, car il est indigne +de se mêler aux blancs. On l'accuse volontiers de tous les malheurs +publics, et surtout d'incendies et de vols. On le poursuit sans +relâche, on le dépossède, et bien souvent les lois sont impuissantes ou +inactives lorsqu'il s'agit de défendre le faible contre les injustices +du fort. Le Chinois donne cependant aux Californiens un bel exemple +de patience, de soumission et de travail. Il concourt aussi, pour +une très-large part, au bien-être industriel et commercial du pays. +Lui seul entreprend sur les placers certains travaux dont nul autre +ne se chargerait; lui seul vient fouiller le sable et glaner encore +un peu d'or sur des points réputés stériles ou trop pauvres par les +autres mineurs; mais on le violente avec acharnement, et, devant les +incessantes persécutions de ses oppresseurs, il quitte au plus tôt +une contrée si peu hospitalière. C'est ainsi que l'on voit s'arrêter +chaque jour en Californie l'immigration chinoise, qui eût pu rendre à +cet État les services les plus signalés. + +Quelles que fussent les vertus utiles qui plaidaient en leur faveur, +les Chinois ont été, dès leur arrivée, l'objet constant de la +réprobation universelle. On a eu le courage d'invoquer contre eux +une infériorité relative d'intelligence, et l'on a défendu par cette +mauvaise raison les injustices plus que criantes dont on s'est rendu +coupable à leur égard. + +Dès 1852, la législature de Californie faisait une loi pour prévenir +toute immigration ultérieure des races chinoises ou mongoliennes; +toutefois le gouverneur Bigler y opposa son _veto_, et la loi ne passa +pas. En 1858, la législature revint à la charge, et la loi fut alors +non-seulement votée par les deux Chambres, mais encore approuvée par +le gouverneur. Elle passa donc avec la sanction des deux pouvoirs, +législatif et exécutif: cependant, un nouvel échec l'attendait. Elle ne +tarda pas à être déclarée inconstitutionnelle par la cour suprême de +Californie, et dut être rapportée[14]. + +[Note 14: Il y a là, pour nous Européens, un fait politique +curieux; car il semble que lorsque le pouvoir législatif et le pouvoir +exécutif ont sanctionné une loi, le pouvoir judiciaire n'a plus qu'à +l'appliquer. Aux États-Unis il en est autrement. Si nous ouvrons, en +effet, le livre de Tocqueville: _de La Démocratie en Amérique_, nous +y lisons, tome I, chapitre VI, _du Pouvoir judiciaire_, etc..., les +lignes suivantes, qui méritent d'être méditées: «Lorsqu'on invoque, +devant les tribunaux des États-Unis, une loi que le juge estime +contraire à la constitution, il peut refuser de l'appliquer. Ce pouvoir +est le seul qui soit particulier au magistrat américain; mais une +grande influence politique en découle. + +«Il est, en effet, bien peu de lois qui soient de nature à échapper +pendant longtemps à l'analyse judiciaire; car il en est bien peu qui ne +blessent un intérêt individuel, et que des plaideurs ne puissent ou ne +doivent invoquer devant les tribunaux. Or, du jour où le juge refuse +d'appliquer une loi dans un procès, elle perd à l'instant une partie de +sa force morale. Ceux qu'elle a lésés sont alors avertis qu'il existe +un moyen de se soustraire à l'obligation de lui obéir; les procès se +multiplient, et elle tombe dans l'impuissance. Il arrive alors l'une de +ces deux choses: le peuple change sa constitution, ou la législature +rapporte sa loi. + +«Les Américains ont donc confié à leurs tribunaux un immense pouvoir +politique; mais en les obligeant à n'attaquer les lois que par des +moyens judiciaires, ils ont beaucoup diminué les dangers de ce +pouvoir... + +«Resserré dans ses limites, le pouvoir accordé aux tribunaux américains +de prononcer sur l'inconstitutionnalité des lois, forme encore une des +plus puissantes barrières qu'on ait jamais élevées contre la tyrannie +des assemblées politiques.»] + +Depuis, les malheureux Chinois ont été victimes de nouvelles levées de +boucliers. On les a notamment accusés à plusieurs reprises de faire +baisser le taux des salaires en travaillant partout à prix réduits. + +Il semble prouvé, en effet, que la plupart des Chinois, surtout ceux +qu'on nomme des _coolies_, sont de simples esclaves attachés à un +maître qui les a amenés en Californie. Ce maître les loue à d'autres +Chinois, ou les laisse libres de travailler à leur guise, moyennant +une faible redevance journalière. + +La lutte entre les travailleurs chinois et les autres ouvriers +californiens sera d'ailleurs toujours à recommencer. Les Chinois se +contentent du plus modeste salaire; ce sont des ouvriers très-tenaces, +fort industrieux, et ils réussissent presque toujours là où d'autres +échouent. Il n'en faut certes pas davantage pour éveiller contre eux +la jalousie des autres travailleurs, surtout quand la concurrence +vient encore surexciter l'animosité de ceux-ci. Comme les Chinois +ont en outre le malheur d'être de race jaune, ils ont nécessairement +été sacrifiés ou le seront tôt ou tard à la race blanche, la seule à +laquelle reviennent tous les droits, d'après les principes américains. + +Non contents de poursuivre les Chinois, les Américains ont aussi exercé +en Californie leur esprit de proscription contre les Indiens, les +premiers maîtres du pays. Les Peaux-Rouges ont dû céder tous les jours +du terrain devant ces hardis conquérants, qui, les jugeant incapables +d'entrer dans le grand courant de la civilisation, travaillent +désormais à les anéantir. Le sol, par une sorte de loi inexorable, +paraît ainsi destiné à devenir la propriété de celui-là seul qui peut +en tirer profit. Il semble que le progrès ne peut s'opérer qu'à l'aide +de certains sacrifices douloureux, malgré la sympathie, le plus souvent +inutile, qu'on accorde aux malheureux qui en sont les victimes. + +Quand on réfléchit à la dure oppression que les Américains font peser +sur les races de couleur, n'y voit-on pas aussi une sorte de fatalité +qui semble avoir inévitablement voué celles-ci à un asservissement sans +retour? + +On dirait qu'à la plus démocratique des républiques modernes il faut +des ilotes, comme autrefois à Sparte, des esclaves, comme à Athènes +et à Rome. Que la liberté du plus grand nombre, dans beaucoup d'États +du nouveau monde, ne puisse marcher sans l'esclavage de quelques-uns, +n'est-ce pas là un grave sujet de méditations? Les républiques +espagnoles elles-mêmes ne sont pas exemptes du préjugé américain. Bien +qu'on s'y soit allié souvent autrefois, et qu'on s'y allie encore +aujourd'hui, aux races nègre et indienne, on n'en professe pas moins +un profond mépris pour ces races, et les hommes de _sangre azul_ ou de +sang bleu, suivant l'expression espagnole, y sont toujours les plus +honorés. + +Dans la destruction graduelle des Indiens par les Américains, il y a +comme le doigt de Dieu. Si les colonies espagnoles sont si dégénérées +aujourd'hui, c'est peut-être, et elles le sentent instinctivement, +parce qu'elles ont mêlé leur sang avec celui des aborigènes. Il est +fâcheux toutefois qu'un pays libre comme l'Union, qu'une généreuse +république qui admet si noblement et si fraternellement tous les +étrangers dans son sein, ait reçu de la nature la triste mission +d'opprimer, et, suivant les cas, de proscrire, et même d'anéantir les +races de couleur. Les Américains obéissent aveuglément à ce qu'ils +croient leur devoir et leur droit, et l'on ne saurait exercer ce droit +avec un plus grand sang-froid et une plus suprême impassibilité. Mais +aussi ils savent que ce n'est qu'à ce prix qu'ils pourront faire +utilement la conquête des deux Amériques. L'aigle américaine, qui +étend déjà ses serres sur tant de pays divers, doit les étendre encore +davantage, et la devise: _E pluribus unum_ groupera encore bien des +provinces sous la bannière des États-Unis. La doctrine de Monroë, si +hautement proclamée par tous les présidents de la république dans leurs +messages annuels, ne dit-elle pas nettement que l'_Amérique appartient +aux Américains_, et qu'eux seuls ont voix dans leurs affaires? et qui +appelle-t-on aujourd'hui Américains, si ce n'est les citoyens seuls +de l'Union? Les républiques espagnoles, qui offrent presque toutes +le triste spectacle de dissensions intestines sans fin, et d'une +décomposition sociale évidente, ne marcheront au progrès et à la +civilisation que lorsqu'elles seront tombées, au moins jusqu'à Panama, +au pouvoir des Américains. Le Mexique a déjà laissé à ceux-ci plusieurs +lambeaux de son vaste territoire. + +Que serait aujourd'hui la Californie, même avec la découverte de l'or, +si elle fût demeurée aux mains inhabiles de ses premiers possesseurs? + + +FIN. + + + + +TABLE DES MATIÈRES + + + PRÉFACE III + + + LES PIONNIERS ET LES PEAUX-ROUGES. + + I. La Reine des lacs 1 + II. Le Missouri 14 + III. Le pays des hautes herbes 26 + IV. La diligence transcontinentale 38 + V. La cité des plaines 49 + VI. Les fondateurs du Colorado 63 + VII. Les mineurs des Montagnes-Rocheuses 71 + VIII. L'or et l'argent 85 + IX. La naissance d'une ville 97 + X. Les soldats du désert 112 + XI. Une caravane 126 + XII. Le fort Laramie 143 + XIII. Un village Sioux 152 + XIV. Montagnards, trappeurs et traitants 165 + XV. Le grand conseil des Corbeaux 171 + XVI. Monéka, la perle des prairies 208 + XVII. Les sauvages 217 + XVIII. La question indienne 228 + XIX. L'émancipation des femmes 250 + XX. La ville impériale 263 + XXI. Le peuple américain 276 + + + LES COLONS DU PACIFIQUE. + + I. La découverte de l'or en Californie 283 + II. L'arrivée des émigrants 290 + III. Les premiers temps de San Francisco 297 + IV. L'établissement d'une constitution 319 + V. La démocratie californienne 338 + VI. L'oppression des races de couleur 353 + +PARIS.--IMP. SIMON BAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1. + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76624 *** diff --git a/76624-h/76624-h.htm b/76624-h/76624-h.htm new file mode 100644 index 0000000..8418aab --- /dev/null +++ b/76624-h/76624-h.htm @@ -0,0 +1,10625 @@ +<!DOCTYPE html> +<html lang="fr"> +<head> + <meta charset="UTF-8"> + <title> + Le Grand-Ouest des États-unis | Project Gutenberg + </title> + <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover"> + <style> + +body { + margin-left: 10%; + margin-right: 10%; +} + + h1,h2,h3,h4 { + text-align: center; /* all headings centered */ + clear: both; +} + +p { + margin-top: .51em; + text-align: justify; + margin-bottom: .49em; +} + +hr { + width: 33%; + margin-top: 2em; + margin-bottom: 2em; + margin-left: 33.5%; + margin-right: 33.5%; + clear: both; +} + +hr.chap {width: 65%; margin-left: 17.5%; margin-right: 17.5%;} +@media print { hr.chap {display: none; visibility: hidden;} } + + +div.chapter {page-break-before: always;} +h2.nobreak {page-break-before: avoid;} + +table { + margin-left: auto; + margin-right: auto; +} + +.pagenum { /* uncomment the next line for invisible page numbers */ + /* visibility: hidden; */ + position: absolute; + left: 92%; + font-size: small; + text-align: right; + font-style: normal; + font-weight: normal; + font-variant: normal; + text-indent: 0; +} /* page numbers */ + +.blockquot { + margin-left: 5%; + margin-right: 10%; +} + +.center {text-align: center;} + +.right {text-align: right;} + +.smcap {font-variant: small-caps;} + +.allsmcap {font-variant: small-caps; text-transform: lowercase;} + +.caption {font-weight: bold;} + +/* Images */ + +img { + max-width: 100%; + height: auto; +} +img.w100 {width: 100%;} + + +.figcenter { + margin: auto; + text-align: center; + page-break-inside: avoid; + max-width: 100%; +} + +/* Footnotes */ + +.footnote {margin-left: 10%; margin-right: 10%; font-size: 0.9em;} + +.footnote .label {position: absolute; right: 84%; text-align: right;} + +.fnanchor { + vertical-align: super; + font-size: .8em; + text-decoration: + none; +} + +/* Poetry */ +/* uncomment the next line for centered poetry */ +/* .poetry-container {display: flex; justify-content: center;} */ +.poetry-container {text-align: center;} +.poetry {text-align: left; margin-left: 5%; margin-right: 5%;} +.poetry .stanza {margin: 1em auto;} +.poetry .verse {text-indent: -3em; padding-left: 3em;} + +/* Poetry indents */ +.poetry .indent0 {text-indent: -3em;} + +/* Illustration classes */ +.illowp100 {width: 100%;} + + + </style> +</head> +<body> +<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76624 ***</div> + +<h1> +LE +GRAND-OUEST +DES ÉTATS-UNIS +</h1> + + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<h2 class="nobreak" id="PRINCIPAUX_OUVRAGES_DU_MEME_AUTEUR">PRINCIPAUX OUVRAGES DU MÊME AUTEUR</h2> +</div> + + +<p><span class="smcap">La Vie souterraine</span>, ou les Mines et les Mineurs, 2<sup>e</sup> édition. Paris, Hachette, +1867.</p> + +<p><span class="smcap">L'Histoire de la Terre</span>, origines et métamorphoses du globe. 3<sup>e</sup> édition. +Paris, J. Hetzel, 1867.</p> + +<p><span class="smcap">Les Pays lointains</span>, notes de voyage (la Californie, Maurice, Aden, Madagascar). +2<sup>e</sup> édition. Paris, Challamel aîné, 1867.</p> + +<p><span class="smcap">La Toscane et la mer Tyrrhénienne</span>, études et explorations (la Maremme, +Carrare, l'île d'Elbe, les ruines de Chiusi). Paris, Challamel aîné, 1868.</p> + +<p><span class="smcap">Les Merveilles du monde souterrain</span>, 2<sup>e</sup> édition. Paris, Hachette, 1869.</p> + +<p><span class="smcap">Les Pierres</span>, esquisses minéralogiques. Paris, Hachette, 1869.</p> + +<p class="center">PARIS.—IMP. SIMON BAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_I">[Pg I]</span></p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + + +<div class="chapter"> +<h1> +LE +GRAND-OUEST +DES ÉTATS-UNIS +</h1> +<h2 class="nobreak">PAR</h2> +<h1> +L. SIMONIN</h1> +<h3> +LES PIONNIERS ET LES PEAUX-ROUGES</h3> +<h3> +LES COLONS DU PACIFIQUE</h3> +<h4> +PARIS</h4> +<h4>CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR</h4> +<h4>QUAI DU LOUVRE, 28</h4> +<h4> +1869</h4> +<h4> +Tous droits réservés</h4> +</div> + +<p><span class="pagenum" id="Page_II">[Pg II]</span></p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + + +<div class="chapter"> +<h3> +A MON AMI</h3> +<h3> +PAUL DALLOZ +</h3> +</div> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_III">[Pg III]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="PREFACE">PRÉFACE</h2> +</div> + + +<p>L'Exposition de 1867 avait amené à Paris, +entre autres Américains, un actif Bostonien, +M. J.-P. Whitney, commissaire du territoire +de Colorado.</p> + +<p>Nous fîmes connaissance, et M. Whitney +me proposa, de la façon la plus naturelle du +monde, de venir voir ses mines. Il s'agissait +d'entreprendre une course non plus au +champ de Mars, mais aux Montagnes-Rocheuses. +Ce n'était qu'à deux mille cinq +cents lieues de Paris. M. Whitney tombait<span class="pagenum" id="Page_IV">[Pg IV]</span> +bien: j'ai toujours aimé les voyages, et j'en +ai fait de beaucoup plus longs.</p> + +<p>A cette époque, ce n'était cependant ni +le sol ni le sous-sol que j'explorais, c'était +l'atmosphère. J'interrompis mes excursions +aériennes, et je rejoignis en Amérique +M. Whitney et un second compagnon, le +brave colonel (depuis général) Heine, attaché +à la légation des États-Unis à Paris.</p> + +<p>En cours de voyage j'ai écrit à un ami les +lettres qu'on va lire. Je les réunis aujourd'hui +en volume, et je joins à ces lettres, +sous ce titre: <i>les Colons du Pacifique</i>, une +étude sur les premiers temps de la Californie.</p> + +<p>La Californie est la dernière limite du +Grand-Ouest américain, et les troubles qui +y ont suivi la découverte de l'or sont encore +présents à l'esprit de tous. J'ai longuement +visité ce pays à deux reprises, en 1859 et +en 1868. Je montre comment les institutions +républicaines, largement appliquées, ont<span class="pagenum" id="Page_V">[Pg V]</span> +permis au calme de naître, et comment, à +une époque d'effervescence aventureuse, a +succédé bien vite une ère paisible et féconde.</p> + +<p>J'offre ce petit livre à mes compatriotes, +et je désire qu'il leur fasse aimer comme à +moi la liberté, la démocratie américaine.</p> + +<p> +<span class="smcap">L. Simonin.</span><br> +</p> + +<div class="blockquot"> + +<p>Paris, juin 1869.</p> +</div> + +<p><span class="pagenum" id="Page_VI">[Pg VI]</span></p> + +<figure class="figcenter illowp100" id="illu-008" style="max-width: 70em;"> + <img class="w100" src="images/illu-008.jpg" alt=""> + <figcaption class="caption">CARTE DES ÉTATS-UNIS EN 1867.—Routes suivies par M. L. Simonin.</figcaption> +</figure> + + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<h1 class="nobreak" id="LE">LE GRAND-OUEST</h1> +</div> + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<h2 class="nobreak" id="LES_PIONNIERS_ET_LES_PEAUX-ROUGES">LES PIONNIERS ET LES PEAUX-ROUGES</h2> +</div> + + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<h2 class="nobreak" id="I">I</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">LA REINE DES LACS.</h2> + + +<p class="right"> +Chicago, sur le lac Michigan, 30 septembre 1867. +</p> + +<p>On dit que tout chemin mène à Rome; tout chemin +mène aussi vers le Grand-Ouest américain. J'ai +pris le plus court, le plus direct, et voilà pourquoi +je vous écris ma première lettre à deux mille lieues +de Paris, que j'ai laissé il y a seulement quinze +jours.</p> + +<p>Le 13 septembre au soir, un vendredi, j'ai dit<span class="pagenum" id="Page_2">[Pg 2]</span> +adieu pour la dernière fois, en quittant la gare de +Montparnasse, au palais et au jardin de l'Exposition, +tout illuminés, et le lendemain je me suis +réveillé à Brest. Immédiatement je me suis embarqué +sur <i>le Saint-Laurent</i>, un des plus beaux <i>steamers</i> +de la compagnie transatlantique française, +un des plus rapides de sa merveilleuse flotte. Si +vous saviez comme notre pavillon gagne à être +ainsi pacifiquement promené sur les mers!</p> + +<p>Le beau temps et la vigilance du capitaine aidant, +nous avons fait en neuf jours la distance de +plus de 3,000 milles marins (1,400 lieues de 4 kilomètres), +qui sépare Brest de New-York. Il est +vrai que ç'a été le plus beau voyage du <i>Saint-Laurent</i>; +mais la Compagnie transatlantique est volontiers +coutumière du fait.</p> + +<p>Le brave capitaine de Bocandé était tout joyeux +de cette magnifique traversée, et moi je me +disais que, par le temps qui court, on peut bien +se risquer à partir un 13, fût-ce de plus un vendredi.</p> + +<p>J'ai retrouvé à New-York mon excellent compagnon +de voyage le colonel Heine, attaché à la légation +des États-Unis à Paris. Il m'avait précédé de +quinze jours pour venir préparer les voies de notre +grande excursion. Il était prêt, je l'étais également. +Je ne lui demandai qu'une matinée, pour aller<span class="pagenum" id="Page_3">[Pg 3]</span> +présenter mes devoirs à notre bienveillant consul +général, M. le baron Gauldrée Boilleau.</p> + +<p>—Vous voulez donc aller vous faire scalper dans +le <i>Far-West</i>? me dit le baron; les Indiens sont +toujours en guerre avec les États-Unis.</p> + +<p>—J'ai promis de me rendre dans les mines du +Colorado.</p> + +<p>—Les Peaux-Rouges vous arrêteront dans le +désert, sur le chemin de Julesburg à Denver.</p> + +<p>—J'ai une bonne carabine et un excellent revolver.</p> + +<p>—Il est bien tard maintenant pour aller faire +de la géologie dans les Montagnes-Rocheuses; +vous trouverez les mines sous la neige.</p> + +<p>—Ces paroles me donnent à réfléchir, venant +d'un homme aussi sensé, aussi expérimenté que +vous. Je vais me recueillir jusqu'à demain.</p> + +<p>—Au revoir! et si vous partez, revenez avec +vos cheveux.</p> + +<p>Je réfléchis pendant quelques heures à ce que +m'avait dit le baron, et le résultat de mes réflexions +fut que le temps était beau, que l'<i>Indian summer</i>, +l'été indien des prairies qui correspond à notre +été de la Saint-Martin, s'annonçait sous les +auspices les plus favorables, et qu'enfin, si les +Indiens devaient me percer de flèches et me scalper, +comme on ne mourait qu'une fois et pas toujours<span class="pagenum" id="Page_4">[Pg 4]</span> +d'une mort aussi dramatique, je ne serais +pas le plus mal partagé des mourants. Je jetai donc +le cri des Américains: <i>Go ahead</i>, En avant! Le +colonel, impassible, répondit à ce cri de son pays +d'adoption, et le 26 septembre au soir, sans plus +perdre de temps, nous prîmes notre place pour +Omaha, ou plutôt nous montrâmes au contrôle du +<i>railroad</i> les billets que nous avaient gratuitement +délivrés les compagnies des chemins de fer américains, +heureuses d'être agréables à des voyageurs +qui allaient se faire scalper d'aussi bonne +grâce.</p> + +<p>Omaha est situé sur le Missouri, à 1,500 milles +de New-York. Ici, j'ouvre une parenthèse pour +vous dire, si vous n'avez pas de dictionnaire sous +la main, que le mille américain, comme l'anglais, +vaut en nombre rond 1,610 mètres; il est donc environ +deux tiers plus long que notre kilomètre +officiel. Notons encore en passant que le mille +marin, dont j'ai parlé plus haut, est égal à 1,852 +mètres; il y a donc mille et mille, comme il y a +fagots et fagots, ainsi que disait Rabelais.</p> + +<p>De New-York à Albany nous avons suivi la belle +rivière de l'Hudson. D'Albany nous avons poussé +droit sur le lac Ontario, traversant au passage des +villes comme Troie, Utique, Rome et Syracuse, +dont les noms sont faits pour dérouter le voyageur,<span class="pagenum" id="Page_5">[Pg 5]</span> +s'il n'est pas bien éveillé. Par bonheur on rencontre +aussi en chemin des villes comme Rochester, +la grande cité des minotiers, et là, le bruit +des roues et des meules, le mouvement sans +cesse ni trêve rappelle bien qu'on est aux États-Unis.</p> + +<p>Le 27, nous saluons à midi les chutes du Niagara, +et nous franchissons le fleuve sur le pont +suspendu le plus hardi, le plus élevé, le plus long +qui existe au monde; puis nous entrons dans le +Canada, côtoyant tout le jour le lac Érié.</p> + +<p>A Détroit (un nom français, comme tant d'autres +ici, et qui rappelle notre ancienne domination +dans ces parages), un <i>ferry boat</i> ou bac à vapeur +passe tout le train sur le bras d'eau qui relie le lac +Érié au lac Huron, et nous rentrons dans les +États-Unis, dans le Michigan. Là commencent les +grandes plaines du Mississipi, les anciennes prairies, +la plus belle demeure que Dieu ait préparée +pour l'homme, comme l'a écrit, je crois, +Tocqueville.</p> + +<p>Le 28, au matin, nous arrivons à Chicago. Nous +sommes à 1,000 milles de New-York, franchis en +une seule traite, sans fatigue, avec une vitesse qui +atteint presque celle de nos trains express. Nous +avons dormi deux nuits en wagon, dans des lits. +Les siéges, le soir, se transforment en couchettes<span class="pagenum" id="Page_6">[Pg 6]</span> +par un procédé très-ingénieux, et là on dort, je ne +dirai pas comme chez soi, mais aussi bien certainement +que dans une cabine de bateau à vapeur. Les +lits sont étagés, et l'on n'a que la crainte, si, comme +moi, l'on a un massif compagnon couché au-dessus +de sa tête, de le recevoir la nuit sur la +face, avec tout le fourniment, pour peu qu'un +ressort se dérange; mais on m'a dit que cela +n'arrivait jamais.</p> + +<p>Les <i>palace cars</i>, les <i>state rooms</i>, ou wagons-palais, +salons de luxe, que l'on peut occuper seul, +sont encore plus confortables que les wagons à +dormir, et certainement trop luxueux pour un pays +aussi démocratique. Jamais souverain n'a voyagé +avec autant de confort que dans ces compartiments +réserves, que l'on peut se procurer pour +quelques dollars, sur tous les grands chemins de +fer américains.</p> + +<p>Les compartiments à dormir s'appellent des +<i>sleeping cars</i>, comme qui dirait des dortoirs. Vous +connaissez les wagons américains, larges, hauts, +bien aérés, pouvant contenir chacun une cinquantaine +de voyageurs. Les siéges sont disposés sur +deux rangs, et une allée est ménagée au milieu. On +va à volonté en avant ou en arrière, car le siége +peut basculer autour d'un pivot latéral.</p> + +<p>Dans chaque compartiment est un bidon d'eau<span class="pagenum" id="Page_7">[Pg 7]</span> +et un verre à boire, un lavabo, un poêle que l'on +chauffe en hiver; enfin, faut-il le dire?... un <i>water +closet</i>, dont nos wagons auraient tant besoin. Une +corde, qui règne sur toute l'étendue du train, met +chaque compartiment en relation avec le mécanicien +de la locomotive.</p> + +<p>On peut passer à volonté d'un compartiment à +un autre pendant que le train est en marche, et +rester même au dehors, appuyé sur la balustrade, +pour admirer à son aise le pays.</p> + +<p>Chaque wagon est parcouru par un employé qui +vend des journaux, des livres, des fruits, des +comestibles, et de temps en temps le conducteur du +train vérifie les billets, sans vous incommoder, car +l'on a soin de passer son <i>ticket</i> au cordon de son +chapeau.—Mais nous savons tout cela, allez-vous +dire, et il n'est pas nécessaire de nous le répéter.—A +quoi je réponds que nos chemins de fer, en +France, sont encore si peu confortables, que l'on +ne saurait trop rappeler que les Américains là-dessus +nous surpassent et font beaucoup mieux +que nous.</p> + +<p>Il n'est permis que dans quelques compartiments +de fumer; mais on mâche partout du tabac, +et vous savez combien les Américains sont... chiqueurs. +Les dames, pour lesquelles on a ici le plus +grand respect, pourraient être incommodées de ces<span class="pagenum" id="Page_8">[Pg 8]</span> +habitudes; aussi trouvent-elles sur tous les trains +des voitures réservées. Les maris, et ceux qui, +sans jouir de ce titre, accompagnent les dames, +peuvent entrer dans ce compartiment, que j'ai bien +souvent envié. Le <i>bachelor</i>, non pas le bachelier, +comme vous pourriez le croire, mais l'homme +sans femme, ne jouit aux États-Unis d'aucun crédit. +Le ministre d'Angleterre, sir Frederick Bruce, +qui vient de mourir ces jours derniers à Boston, +et qui n'était pas marié (on a vu des ministres +dans ce cas) emmenait toujours sa cuisinière +en voyage. Avec cette <i>lady</i>, il passait partout; +toutes les portes réservées lui étaient ouvertes, et +il échappait à la compagnie, souvent fort peu +tolérable, des fumeurs et des chiqueurs américains. +Quant à la servante, elle suivait son maître, +comme si elle eût été sa femme: aucune délimitation +de rang n'existe aux États-Unis.</p> + +<p>Je vous ai dit que nous étions à Chicago, qu'on +nommait naguère <i>la Reine des prairies</i>. C'est la +merveille de l'Ouest, <i>la Reine des lacs</i>, comme on +l'appelle encore, car les prairies sont maintenant +bien loin; c'est la ville qu'il faut voir entre toutes, +en allant aux États-Unis.</p> + +<p>«Ne visitez que deux choses en Amérique, +disait un homme d'État anglais à son ami qui +partait pour New-York: les chutes du Niagara<span class="pagenum" id="Page_9">[Pg 9]</span> +et Chicago.» L'homme d'État avait raison. Si +les chutes du Niagara sont les plus étonnantes +du monde, Chicago est aussi la ville la plus +merveilleuse que les hommes aient jamais bâtie. +Elle n'avait que 70 habitants en 1830. Il n'y +avait encore là qu'un fort militaire, édifié contre +les Indiens, et un poste de traitants, bâti +par les Astor de New-York, qui y faisaient le +commerce des fourrures. Aujourd'hui Chicago +renferme 225,000 habitants, et sa population +augmente tous les jours. C'est le plus grand marché +de grains du monde entier, et elle laisse bien +loin derrière elle Odessa, Trieste, Marseille. C'est +une des plus belles villes des États-Unis.</p> + +<p>L'hôtel où nous sommes descendus, <i>Sherman-house</i>, +peut loger mille voyageurs. Il est tout construit +en marbre blanc, en <i>marbre d'Athènes</i>, +comme disent les Américains. Il y a à Chicago +plusieurs hôtels de cette importance. Ce n'est +pas la seule curiosité de la ville. Les <i>élévateurs</i>, +où l'on prépare mécaniquement les grains qui +arrivent en chemin de fer et repartent sur des +navires, méritent aussi d'être vus. Le grain +est monté, vanné, purifié, classé, pris sur +les wagons, chargé sur les navires, tout cela +par le moyen de machines, sans que l'acheteur +ou le vendeur s'en soient le moins du<span class="pagenum" id="Page_10">[Pg 10]</span> +monde occupés, et qu'ils aient même vu leur +marchandise.</p> + +<p>La prise d'eau potable, sur le lac Michigan, est +encore une des merveilles de cette cité, et ce tunnel +<i>sous-lacustre</i>, de 2 milles de long, est plus +curieux encore que celui de Londres sous la Tamise. +Vous n'êtes pas aussi sans vous rappeler +les miracles que l'architecture a faits ici, en élevant +les maisons de plusieurs mètres au-dessus +de leur niveau naturel, quand il a fallu exhausser +le plan primitif de la ville. On soutenait aux +quatre angles les édifices par des crics ou des vis +de calage, puis on disposait une rangée de ces +appareils sur toute la longueur et la largeur des +constructions. On tournait la manivelle et en quelques +jours tout était dit. Les habitants n'avaient +pas même quitté leur maison. Voilà un système +qui mérite d'être recommandé à M. Haussmann, +et dont vous pouvez voir le plan au palais de l'Exposition. +«Donnez-moi un levier, disait Archimède, +et je soulèverai le monde.» Le levier, ici, +c'est le cric et la vis, cousins germains du levier, +et mécanismes si vigoureux, parce qu'ils vont +lentement. Ce que l'on gagne en force, on le perd +en vitesse: vous connaissez ce principe de mécanique +qu'on nous a enseigné au lycée.</p> + +<p>Chicago est situé sur le lac Michigan, comme<span class="pagenum" id="Page_11">[Pg 11]</span> +Marseille sur la Méditerranée. De sa mer intérieure, +et par les canaux de l'Érié ou de Weeland, +Chicago peut envoyer des navires jusque sur +l'Atlantique <i>sans rompre charge</i>, c'est-à-dire sans +transbordement. Ils descendent le Saint-Laurent +après avoir franchi les canaux et les lacs. On cite +des navires qui sont ainsi allés du lac Michigan à +Liverpool, et <i>vice versa</i>. Non contents de cela, les +Américains parlent de jeter un canal entre Chicago +et New-York: il n'y a rien d'impossible pour ce +peuple.</p> + +<p>Outre les grains (blé, maïs, avoine, etc.), que +les vastes plaines qu'arrose le Mississipi envoient +à Chicago par les dix-sept chemins de fer qui +rayonnent sur cette ville, elle exporte aussi du +plomb provenant des grandes fonderies du Wisconsin +et de l'Illinois, du charbon, que déversent toutes +les houillères environnantes, du bois fourni en +quantités considérables par les forêts voisines, et +débité en planches et en <i>maisons.</i> Les villes qui se +forment si rapidement tous les jours aux États-Unis +adressent toutes leurs commandes à Chicago. +Chicago expédie aussi des peaux, des fourrures et +du bétail en quantité. Elle fait concurrence à Cincinnati, +et lui dispute le surnom de <i>Porcopolis</i>, ou +la ville des porcs.</p> + +<p>Rassurez-vous, on ne rencontre nulle part dans<span class="pagenum" id="Page_12">[Pg 12]</span> +les rues ces intéressants animaux. Pas plus que +les grains, ils n'y gênent la circulation.</p> + +<p>Comme à Cincinnati, le porc, engraissé à la campagne, +est découpé mécaniquement à la ville en +jambons et en lard; on tire aussi parti des <i>brosses</i>. +Les animaux arrivent à la file par un couloir; une +trappe s'ouvre, ils y descendent un à un, sont +étouffés dans une cuve d'eau bouillante; un couteau +intelligent mû par la vapeur les ouvre, les +découpe, les divise. Bref, les jambons vont se saler +d'eux-mêmes et s'empiler dans des tonneaux. +Quand ils n'ont pas le poids voulu, ils refusent de +prendre place sur le tas. Vous connaissez la curieuse +machine de M. Devinck à fabriquer, peser, +envelopper, entasser les tablettes de chocolat. Cette +machine a fait la joie des visiteurs à toutes les expositions.</p> + +<p>Eh bien, à Porcopolis, on fabrique, on pèse et +on entasse de même les jambons. Reconnaissez +avec moi que cette machine manque à notre grand +concours du champ de Mars.</p> + +<p>Un conférencier, un <i>lecturer</i>, comme on les +nomme ici, parce qu'ils lisent volontiers leur conférence,—c'est +le moyen de ne pas rester court,—un +conférencier développait un jour devant les +Chicagois toutes les merveilles de leur ville. Quand +il fut arrivé à l'article porcs, il supputa, comme<span class="pagenum" id="Page_13">[Pg 13]</span> +un véritable économiste américain qu'il était, la +quantité de maïs exigé pour l'engrais de ces braves +bêtes, et le nombre de jambons que donnait chaque +porc. De ces jambons on envoyait telle quantité en +Angleterre. «C'est donc, s'écria-t-il, comme si +une flotte de tant de navires, chargés de maïs, descendait +le Saint-Laurent, et comme si une armée de +tant de cochons passait l'Atlantique à la nage, et +allait s'arrêter à Londres!» Il fut couvert d'applaudissements.</p> + +<p>Par où saurais-je mieux finir ces quelques lignes +sur Chicago?</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_14">[Pg 14]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="II">II</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">LE MISSOURI.</h2> + + +<p class="right"> +Omaha, sur le Missouri, 1<sup>er</sup> octobre. +</p> + +<p>Avant que le Grand-Ouest ouvre devant moi ses +mystérieuses plaines, je fais une seconde station, +et je vous adresse un souvenir d'Omaha, sur la +rive droite du Missouri. En deçà du fleuve, ou de la +rivière si vous voulez,—car le Mississipi reçoit, au-dessous +de Saint-Louis, les eaux du Missouri, d'un +cours beaucoup plus étendu que le sien,—en deçà +du fleuve, c'est la civilisation, la vie avec les usages +européens; au delà c'est l'inconnu, la vie nomade; +on entre dans le pays des Peaux-Rouges, dans le +<i>Far-West</i> ou Extrême-Ouest, dont les limites reculent +chaque jour devant la marche toujours plus +rapide du pionnier.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_15">[Pg 15]</span></p> + +<p>Déjà le Missouri ne marque plus la ligne où +commence le désert américain. Omaha, sur la rive +droite, est une jolie ville, agréablement située sur +les coteaux qui jalonnent les bords du Missouri, et +peuplée de 15,000 habitants. Elle a d'élégantes +maisons, d'imposants édifices.</p> + +<p>C'est en même temps la tête de ligne du chemin +de fer du Pacifique, qui marche vers les Montagnes-Rocheuses, +qu'il atteint en ce moment. La voie +ferrée entre ensuite dans le pays des Mormons, +dans ce que Humboldt et Frémont ont appelé le +grand bassin ou bassin intérieur, parce que les +eaux n'y ont aucun écoulement vers l'Océan, mais +au contraire vers des lacs salés ou mers intérieures. +Cependant un autre railway, parti de Sacramento, +en Californie, traverse l'État de Nevada, aux mines +d'argent si fécondes, et de là s'avance vers le premier +tronçon. Dans trois ans, deux ans peut-être, +un ruban de fer continu joindra les deux océans, +l'Atlantique au Pacifique. Omaha a profité la première +des bénéfices de ce chemin de fer. Elle avait +3,000 habitants en 1862, quand ce grand travail +fut décidé: elle en a aujourd'hui 15,000.</p> + +<p>Nous sommes venus de Chicago à Omaha en <i>railroad</i>, +traversant les plaines fertiles de l'Illinois, +l'État où est né Lincoln, et celles de l'Iowa, naguère +encore parcourues par les trappeurs du Canada,<span class="pagenum" id="Page_16">[Pg 16]</span> +aujourd'hui définitivement occupées par les fermiers +américains. Les richesses souterraines s'ajoutent +ici à celles du sol, et le long de la route +nous rencontrons plusieurs mines de charbon activement +exploitées.</p> + +<p>En vingt-quatre heures, nous avons franchi les +500 milles qui nous séparaient d'Omaha. La nuit, +nous avons dormi de notre meilleur sommeil de +voyageurs dans les <i>sleeping cars</i>. Un nouveau compagnon +est venu se joindre à nous, c'est M. Whitney, +commissaire du Colorado à l'Exposition universelle +du champ de Mars, d'où il rapporte la +médaille d'or. Le grand prix a été donné aux minerais +de ce riche territoire. M. Whitney sera notre +guide sur les mines d'or et d'argent du Colorado.</p> + +<p>Notre wagon ne renferme guère que des émigrants, +des colons, des pionniers, des hommes du +<i>Far-West</i>, comme on les nomme. Nous différons de +tout ce monde par la tenue, les habitudes, le langage, +le type même. En voyage, l'Américain cause +volontiers. On nous demande qui nous sommes, +où nous allons. M. Whitney parle tout bas du colonel +Heine comme du pape des Mormons, Brigham +Young; nous sommes, lui et moi, des néophytes +de la nouvelle église, des <i>Saints du dernier jour</i> +récemment convertis. Aussitôt la nouvelle se répand +de bouche en bouche. Les dames regardent<span class="pagenum" id="Page_17">[Pg 17]</span> +d'un œil satisfait le grand pontife du lac Salé, ce +mari de trente-deux femmes, et quelques-unes +semblent désirer de faire route avec lui. Un fermier +du Kansas, qui retourne dans son pays, présente +son calepin au colonel, au faux Brigham Young, +pour qu'il y inscrive son nom; mais le prophète +décline cet honneur pour ne pas faire de jaloux. +S'il satisfaisait à une seule de ces demandes, il +lui faudrait le faire à toutes, et ce serait vraiment +trop d'autographes à délivrer.</p> + +<p>Une jeune demoiselle s'approche de moi, et familièrement +entame la conversation:</p> + +<p>—Votre ami est-il bien le pape des Mormons?</p> + +<p>—Il l'est en effet: Brigham Young ne ment +jamais.</p> + +<p>—Il doit être bien heureux d'avoir tant de +femmes!</p> + +<p>—On n'en a jamais trop. Chez l'une on trouve +ce qui manque à l'autre.</p> + +<p>—Il est bien poli et bien civilisé.</p> + +<p>—Croyez-vous que les Mormons soient des +ogres? La polygamie ne peut qu'adoucir les mœurs.</p> + +<p>—Où allez-vous?</p> + +<p>—Dans le Colorado, visiter les mines d'or et +d'argent, et, chemin faisant, faire quelques prosélytes. +Serons-nous arrêtés par les Indiens?</p> + +<p>—Je ne le crois pas. Je vais aussi dans le Colorado<span class="pagenum" id="Page_18">[Pg 18]</span> +trouver mon frère qui est à Denver. On dit +que les Indiens ont récemment arrêté la diligence; +mais j'espère qu'il n'en sera pas de même cette +fois, et que nous ne serons pas scalpés.</p> + +<p>Le calme, le courage de cette femme étaient faits +pour donner du cœur aux plus timides, et je pensais +que décidément j'avais eu raison de faire +quelques étapes vers le Grand-Ouest, de tâter le +terrain devant moi. Plus que jamais je dis: En +avant, <i>Go ahead!</i></p> + +<p>En passant de l'État d'Illinois dans celui +d'Iowa, nous avons franchi le Mississipi sur un +long pont de bois aux poutres branlantes. Du Mississipi +au Missouri, nous avons couru sur un +double ruban de fer en ligne droite, dont les deux +extrémités semblaient se rejoindre à l'horizon. Les +terrassiers, au milieu de ces vastes plaines, n'avaient +pas eu beaucoup à faire pour dresser le sol +de la voie.</p> + +<p>Council-Bluffs était notre dernière station sur +la rive gauche du Missouri. La localité doit le nom +qu'elle porte à ce que les Indiens furent rencontrés +en cet endroit, tenant conseil, par les deux grands +explorateurs Lewis et Clarke, qui, les premiers, +remontèrent le Missouri au commencement de ce +siècle.</p> + +<p>A Council-Bluffs, un omnibus nous mène sur le<span class="pagenum" id="Page_19">[Pg 19]</span> +bord du Missouri, et là un bac à vapeur reçoit à +la fois les voyageurs et les véhicules et les dépose +sur l'autre rive.</p> + +<p>Le fleuve est large; mais les eaux en sont basses, +boueuses, jaunes comme celles du Tibre, le <i>flavum +Tiberim</i> qu'a chanté Horace: Les <i>bluffs</i> ou monticules +d'argile et de grès tendres, qui limitent l'une +et l'autre rive, sont peu à peu entamés par le courant, +et descendent insensiblement dans la rivière. +Les arbres qui couronnent les bluffs tombent avec +eux, et le cours d'eau est souvent barré par ces +radeaux naturels, qui créent un grand obstacle à +la navigation, car ils sont, la plupart du temps, +cachés au fond du fleuve. Sur le Mississipi, le +phénomène a lieu sur une échelle encore plus +vaste; il y a non-seulement des radeaux, mais encore +des îles flottantes. Vous savez que certains +géologues ont invoqué ce fait pour expliquer les +dépôts de charbon fossile, et qu'ils citent volontiers +les forêts charriées par le Mississipi et déposées +vers son delta, entassées là dans le limon +du fleuve, comme un phénomène qui peut rendre +compte des sédiments houillers. C'est une +bonne route que suit souvent la géologie en tentant +d'expliquer par les causes actuelles les phénomènes +du passé, mais ce n'est pas le cas de prolonger +ici une discussion qui nous entraînerait<span class="pagenum" id="Page_20">[Pg 20]</span> +trop loin; je reviens à mes moutons, ou, si vous +voulez, à Omaha.</p> + +<p>Longtemps on n'a employé ici pour tous les +usages domestiques que les eaux boueuses du +fleuve. On cite des voyageurs de passage qui se +fâchaient tout rouge, dans les hôtels, en demandant +qui s'était lavé avant eux dans leur cuvette, +ou bien si l'habitude était à Omaha de verser +l'eau sale dans le pot à eau. D'autres, allant au +bain, marmottaient entre leurs dents, en sortant +de là, le vers que Martial décocha à un garçon des +Thermes de Rome, en lui payant son pourboire: +«Où vont se laver ceux qui se sont lavés ici?»</p> + +<p> +Ubi lavantur qui hic lavantur?<br> +</p> + +<p>Aujourd'hui tout est changé: Omaha a de l'eau +claire, ou filtre celle du Missouri. Le titre oblige +de tête de ligne du chemin de fer du Pacifique.</p> + +<p>C'est une curieuse contrée que le Grand-Ouest +américain. Les pionniers conquièrent peu à peu +le terrain sur le Peau-Rouge, et Omaha ne doit son +nom qu'aux Indiens de la tribu des Omahas, qui +naguère encore campaient aux lieux mêmes où +s'est élevée cette ville. Où sont aujourd'hui les +Omahas? Cantonnés dans quelque <i>réserve</i> que leur +ont imposée les blancs. Là ils meurent peu à peu<span class="pagenum" id="Page_21">[Pg 21]</span> +de la petite vérole, d'ivrognerie provoquée par l'<i>eau +de feu</i>, le <i>whisky</i>, dont ils abusent, et d'autres maladies +encore plus déplorables. C'est ainsi que tant +de tribus ont disparu, et qu'elles disparaîtront +toutes.</p> + +<p>La guerre aussi a largement aidé à l'extermination +des Peaux-Rouges. Où sont les Hurons, les +Iroquois, les Natchez, qui avaient étonné nos pères? +Les Algonquins, qui ne connaissaient pas même +les limites de leur puissant empire, où et combien +sont-ils maintenant?</p> + +<p>Je n'ai rencontré à Omaha que quelques Paunies, +ces ennemis acharnés des Sioux. Ils sont aujourd'hui +cantonnés dans le territoire de Nebraska, au +voisinage du chemin de fer du Pacifique. Ils viennent +souvent à Omaha pour acheter des provisions, +des vêtements. Ils vont flânant par les rues en +groupes de deux ou trois. Une couverture de laine +ou une peau de buffle jetée sur le dos compose +parfois tout leur habillement. Le pantalon, auquel +se reconnaissent particulièrement les nations civilisées, +leur semble gênant, et volontiers ils le +scalpent ou le privent de son siége; il leur paraît +ainsi plus commode à porter. Aux pieds, ils ont les +mocassins ou sandales de peau ornées de dessins; +autour du cou, un collier de perles ou de verroteries; +dans les cheveux, s'ils ont droit au titre de<span class="pagenum" id="Page_22">[Pg 22]</span> +chef, une plume d'aigle ou de... poule. Habituellement +ils portent avec eux le carquois, l'arc et +les flèches, et souvent le calumet, la pipe au long +tuyau orné de clous de laiton, et au fourneau de +terre rouge.</p> + +<p>J'ai acheté d'un de ces Indiens son arc, ses +flèches et son carquois fort élégant, fait de la peau +d'un jeune buffle. Les pointes des flèches sont en +fer acéré, triangulaires; elles ne sont pas empoisonnées. +Le bois est armé à l'autre extrémité de +barbes de plumes. En plusieurs endroits la trace +du sang est visible; j'imagine que ce n'est que +du sang de buffle. La flèche a été retirée de l'animal +tué à la chasse: c'est une économie bien +entendue.</p> + +<p>Le même Indien a consenti à me vendre son +collier de perles, dont le dessin est curieux. J'ai +eu le tout pour 8 dollars (environ 40 francs), +payés, il est vrai, en <i>green-backs</i> ou papier-monnaie, +la seule monnaie qui ait cours depuis la +guerre aux États-Unis, et qui perd en ce moment +40 p. 100 sur le change en or.</p> + +<p>Les Paunies, comme tous les Indiens des prairies, +ont la figure ovale; les cheveux noirs, longs +et roides; le nez aquilin, la bouche fine, les extrémités +des membres délicates; souvent les pommettes +saillantes, les yeux légèrement bridés. Le<span class="pagenum" id="Page_23">[Pg 23]</span> +regard est fixe, mélancolique. La peau est bistrée, +un peu rougeâtre. Il y a là évidemment une race +spéciale, soit indigène, soit émigrée: c'est la race +rouge ou cuivrée. Mais ce n'est pas ici le cas d'entamer +une digression ethnologique. Au reste, qui +découvrira là-dessus la vérité, et le procès ne sera-t-il +pas toujours pendant?</p> + +<p>Le territoire de Nebraska et celui de Kansas, qui +le limite au sud, ne sont pas seulement occupés +par des Indiens soumis, comme les Paunies et les +Omahas; les indomptables Chayennes, les terribles +Arrapahoes, les Sioux sanguinaires, ont répandu +à maintes reprises, et récemment encore, la terreur +dans ces parages.</p> + +<p>Il y a deux mois à peine, quelques employés du +chemin de fer du Pacifique, qui étaient allés réparer +le long de la voie les poteaux télégraphiques, +ont été surpris par une bande d'Indiens et impitoyablement +massacrés. Une seule des victimes, un +Anglais, M. W. T..., a survécu. Atteint d'une +balle, assommé d'un coup de crosse de carabine, +frappé d'un coup de couteau, il est tombé +sans connaissance. L'Indien qui l'avait attaqué l'a +cru mort et l'a scalpé.</p> + +<p>En remontant à cheval, le Peau-Rouge a laissé +tomber son trophée. M. W. T... est revenu à lui, +il a ramassé son scalp, il est rentré à Omaha, où<span class="pagenum" id="Page_24">[Pg 24]</span> +ses malheureux compagnons ont été solennellement +enterrés. Au commencement de septembre, +nos journaux de Paris ont relaté ce fait; mais on +avait peine à croire qu'un homme scalpé vivant ait +pu survivre à celle horrible opération et raconter +lui-même son martyre. Je croyais à un <i>canard</i>, à +un <i>humbug</i>. Le fait est certain, et il faut se rendre +à la réalité: M. W. T... est encore à Omaha. Il +paraît du reste que ce n'est pas le seul cas d'un +homme scalpé vivant. La blessure se cicatrise +vite; toutefois il reste une hideuse tonsure, et l'on +est obligé de porter perruque: il eût mieux valu +commencer par là.</p> + +<p>Les Peaux-Rouges rebelles ne se sont pas bornés +dans ce pays à tuer et scalper les blancs; ils ont +aussi attaqué le train à deux reprises sur le chemin +de fer du Pacifique, l'ont fait dérailler, ont +surpris le mécanicien et ses aides.</p> + +<p>Les Peaux-Rouges n'aiment pas la civilisation +qui s'avance au milieu des prairies, et disperse au +loin le buffle, unique source d'existence de l'enfant +du désert. Si nous allions être entourés par les +Indiens dans le train qui va nous mener d'Omaha +à Julesburg ou dans la diligence qui nous conduira +de Julesburg à Denver! Il n'importe, <i>never mind!</i> +il n'est plus temps de reculer. Il nous reste encore +deux étapes avant d'arriver dans le Colorado, et ces<span class="pagenum" id="Page_25">[Pg 25]</span> +deux étapes, il faut les faire, coûte que coûte. Ma +prochaine lettre sera donc datée de Julesburg, sur +la rivière Plate. C'est en ce moment la dernière +station du chemin de fer du Pacifique. Je vous +parlerai, si Dieu veut, de ce chemin de fer, une des +merveilles de notre temps.</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_26">[Pg 26]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="III">III</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">LE PAYS DES HAUTES HERBES.</h2> + + +<p class="right"> +Julesburg, sur la rivière Plate, 2 octobre. +</p> + +<p>Je l'ai enfin parcouru ce chemin de fer du Pacifique, +ce railroad né d'hier, et qui sera dans quelques +années la grande artère du monde commercial. +Je l'ai parcouru sur une longueur de +380 milles, entre Omaha et Julesburg, entre la tête +de ligne sur le Missouri et le point qui forme +maintenant la station extrême vers les Montagnes-Rocheuses. +Gloire au président-martyr, à +Lincoln, qui, en 1862, décrétait lui-même la +voie, de la même plume qui devait plus tard +signer l'abolition de l'esclavage! Jusque-là l'opposition +jalouse des États du Sud avait seule +empêché l'ouverture de ce chemin de fer, auquel<span class="pagenum" id="Page_27">[Pg 27]</span> +songeaient depuis bien des années les Américains, +surtout depuis qu'ils avaient fait l'acquisition de +la Californie en 1848.</p> + +<p>La voie a été nivelée par la nature, et tout le +temps nous avons roulé à travers la prairie, unie +comme une mer d'alluvions. Les hautes herbes, +qui, l'été, s'élèvent souvent jusqu'à hauteur +d'homme, étaient déjà jaunies, et çà et là quelques +pauvres fleurs élevaient encore leur tête au +milieu du gazon, dernières gemmes d'un écrin si +richement garni au printemps.</p> + +<p>La voilà donc la prairie chantée par Cooper et +par Irving, la prairie que tout voyageur brûle de +voir en Amérique, et où je suis assez heureux pour +être arrivé sans nul encombre!</p> + +<p>Cette nuit, étendu dans une des couchettes du +<i>sleeping car</i>, qu'on retrouve jusqu'à cette distance, +je n'ai dormi que d'un œil. J'ai rêvé aux Indiens, +et il m'a semblé plusieurs fois, quand le train +<i>stoppait</i>, que c'étaient eux qui arrêtaient la locomotive.</p> + +<p>Un moment le colonel m'a hêlé pour me montrer +la prairie en feu; j'ai cru à une fausse alerte +et j'ai mis la main sur mon revolver. Le feu s'étendait +sur un immense espace et se reflétait jusque +dans le ciel.</p> + +<p>Un passant, un Indien, avait allumé la première<span class="pagenum" id="Page_28">[Pg 28]</span> +gerbe par hasard ou le voulant, peut-être aussi +une étincelle échappée de la locomotive. La flamme +avait gagné de proche en proche à travers le gazon +desséché.</p> + +<p>D'énormes taches noires marquent, pendant +tout l'automne, les points qui ont été ainsi brûlés. +Au printemps, l'herbe y repousse et plus drue et +plus haute.</p> + +<p>Les stations que nous traversons ont un nom, +mais pour la plupart n'ont pas encore d'habitants.</p> + +<p>Alors que chez nous nous ne lançons le chemin +de fer que vers des localités populeuses, ici les +Américains, agissant d'une façon inverse, ont jeté +le railroad à travers la prairie déserte pour y +appeler plus tôt le colon.</p> + +<p>Lisons les noms de ces germes de villes futures, +de ces embryons de cités qui seront si grandes dans +l'avenir. C'est, à partir d'Omaha, Frémont, dédiée +au célèbre explorateur qui, l'un des premiers, a +parcouru le grand territoire américain de l'Atlantique +au Pacifique; Columbus, justice tardive rendue +à Colomb; Kearney, près le fort de ce nom, +la station chérie du buffle ou plutôt du bison, le +bœuf sauvage des prairies. Plus loin est Plum-Creek, +dont le nom réveille de tristes souvenirs +chez les coureurs des plaines; c'est là que les<span class="pagenum" id="Page_29">[Pg 29]</span> +Indiens ont commis récemment le plus de déprédations, +c'est là qu'ils ont tué et scalpé, il y a +deux mois, les personnes que je vous citais dans +ma précédente lettre.</p> + +<p>North-Plate, près le fort Mac-Pherson, est une +station importante. Là, la rivière Plate ou de la +Nebraska, que nous avons suivie depuis Omaha, se +divise en deux branches: la Plate du Nord, qui +vient du fort Laramie; la Plate du Sud, qui descend +de Denver, la métropole du Colorado.</p> + +<p>De North-Plate à Julesburg, nous côtoyons la Plate +du Sud. A North-Plate, le matin, nous avons traversé +la rivière sur un magnifique pont de bois. +L'air est pur, transparent, le ciel bleu, sans aucun +nuage. On me dit que c'est le temps dont nous +allons jouir pendant un mois: heureuse aubaine +pour un Parisien qui voit si rarement le soleil. Il +est vrai que nous avons le gaz là-bas, et que nous +pouvons lui donner le nom que les Indiens donnent +à la lune: le soleil de la nuit. Dans les prairies, +le gaz est encore inconnu; mais on a le soleil le +jour et la lune la nuit, quand c'est son heure de se +montrer.</p> + +<p>Je vous disais que d'Omaha à Julesburg nous +avions côtoyé la Plate. C'est sur la rive gauche que +se tient la voie; elle eût pu tout aussi bien choisir la +droite, car la prairie est naturellement nivelée de<span class="pagenum" id="Page_30">[Pg 30]</span> +part et d'autre, et la Plate, aux rives basses, au +lit large et peu profond, mérite bien le nom qu'on +lui a donné.</p> + +<p>J'écris ce nom comme on l'écrit en français et à +dessein. Les Américains l'ont toujours écrit avec +deux <i>t</i>. Ce n'est pas là la bonne orthographe. Le +pays est plein de noms français, imposés par nos +anciens trappeurs, Canadiens ou Louisianais, qui +les premiers ont couru et courent encore les prairies, +du sud au nord, de l'est à l'ouest, chassant +le buffle, tendant des <i>trappes</i> au castor, et faisant le +commerce d'échange avec les Indiens, la <i>traite</i>, +d'où le nom de traitants que l'on donne encore à +ces coureurs des grandes plaines. Ils ont baptisé +bien d'autres endroits que la Plate. La prairie du +Chien, la rivière des Moines, dans l'Iowa; les Mauvaises-Terres, +dans le Nebraska; le fort, le pic, la +rivière Laramie, dans le Dakota; le ruisseau de +Bijou, de Cache-à-la-Poudre, la Fontaine-qui-Bout, +la passe de la Porte, dans le Colorado, sont des +noms français, respectés par les Américains, et +que vous trouverez sur toutes les cartes. Le mot +lui-même de prairies, que l'on donne aux grandes +plaines du <i>Far-West</i>, a été emprunté à notre langue. +De même pour les noms de beaucoup de tribus +indiennes: les Brûlés, les Gros-Ventres, les Pieds-Noirs, +les Corbeaux, les Têtes-Plates, les Nez-Percés,<span class="pagenum" id="Page_31">[Pg 31]</span> +les Cœurs-d'Alène, les Sans-Arcs, les Serpents, +les Chiens, d'où l'on a fait les Chayennes, les Santés, +etc., tous ces noms sont d'origine française, +et ont été acceptés par tous les géographes américains.</p> + +<p>De toute notre ancienne domination dans ces +parages, c'est là tout ce qui reste. Les Louisianais, +les Canadiens, continuent leur métier de trappeurs +et de traitants, mais ceux-ci sont passés sous la +domination anglaise, ceux-là sont devenus des +citoyens américains.</p> + +<p>La France n'envoie plus de colons dans les prairies; +elle a perdu toutes ses possessions en Amérique +depuis le règne honteux de Louis XV. Seule, +sa langue s'y est conservée, avec un certain +nombre d'archaïsmes qui raviraient tous nos vieux +maîtres.</p> + +<p>Le voyage en chemin de fer est trop rapide +quand on parcourt des pays accidentés; alors le +touriste maudit la vitesse du train, et préférerait +volontiers les anciennes diligences, où l'on allait à +l'aise, et où le paysage ne se déroulait que peu à +peu. Dans les prairies, le paysage étant toujours +le même et le sol horizontal, le voyage en chemin +de fer est celui qui convient le mieux. En quelques +heures, de North-Place à Julesburg, toutes +les graminées naturelles, familles, espèces, variétés,<span class="pagenum" id="Page_32">[Pg 32]</span> +nous passent sous les yeux; puis les plantes +odorantes du désert, la sauge, l'artémise, l'immortelle, +avec quelques cactus nains. Les arbres sont +rares, et c'est à peine si, le long des cours d'eau, +on rencontre quelques peupliers, dont une espèce, +le peuplier du Canada (<i>populus monilifera</i>), porte +ici le nom de cotonnier ou cotton-wood, sans doute +parce que les feuilles sont recouvertes en dessous +d'un blanc duvet cotonneux. Le <i>cotton-wood</i> est +l'arbre aimé du coureur des plaines, c'est celui qu'il +salue toujours volontiers, car c'est l'arbre qui +annonce l'eau, comme le palmier dans les oasis +africaines.</p> + +<p>Le long des ruisseaux des bouquets de coudriers +se mêlent aux cotonniers, et ce bois est précieux +pour allumer le feu dans les campements du soir, +quand on traverse la prairie en caravane.</p> + +<p>La faune du grand désert américain n'est pas +plus variée que la flore. C'est partout le buffle ou +bison, le bœuf énorme à grosse tête, à épaisse +toison. L'Indien chasse le buffle pour en manger +la chair et en tanner la peau. La dépouille de l'animal +ou <i>robe</i> sert de paletot et de couverture au +Peau-Rouge, et forme le principal objet de son +commerce avec les blancs. La peau de buffle tannée +s'emploie à couvrir la tente; la chair, étirée +en lanières, en bretelles, desséchée au soleil, se<span class="pagenum" id="Page_33">[Pg 33]</span> +conserve indéfiniment. La langue, fumée, est un +morceau délicat, le seul que mangent volontiers +les blancs.</p> + +<p>Avec les cornes du buffle, l'Indien fait des cuillers, +des poires à poudre; avec les os, des grattoirs +pour racler les peaux qu'il tanne avec la cervelle de +l'animal; avec les tendons des muscles, des cordes, +un revêtement pour son arc, et avec la gélatine +contenue dans les sabots, une glu pour retenir les +pointes de ses flèches. L'Indien trouve donc tout +dans le buffle, à commencer par la plus grande de +ses distractions, la chasse. Aussi le suit-il dans +toutes ses migrations, et un dicton des prairies +est-il le suivant: Là où est le buffle, là est l'Indien. +A son tour, le Peau-Rouge ajoute qu'une tradition +a cours parmi toutes les tribus, c'est qu'il n'y aura +plus d'Indiens le jour où il n'y aura plus de buffles. +Là comme en tant d'autres lieux, l'homme primitif +disparaîtra en même temps que l'animal primitif. +Voilà pourquoi le Peau-Rouge est si rebelle +à la civilisation, qui, en s'introduisant dans les prairies, +disperse au loin le buffle et le fait peu à peu +disparaître.</p> + +<p>Les castors qui, le long des cours d'eau, disposent +leurs digues savantes; les chiens de prairies, +tenant de la marmotte, du lapin et de l'écureuil, et +qui vivent en république dans des villes souterraines<span class="pagenum" id="Page_34">[Pg 34]</span> +occupant d'immenses espaces, sont avec le +buffle les principaux animaux des grandes plaines. +Il faut y ajouter le loup de prairies ou coyote, un +carnassier toujours affamé, et l'antilope gracieuse, +dont les troupeaux passent rapides comme le vent. +L'antilope, comme le buffle, vit des graminées du +désert; le gazon ne manque nulle part, et la prairie +a été nommée à bon droit le paradis terrestre +des bestiaux.</p> + +<p>Quand on arrive près des montagnes, la faune +change ou plutôt s'augmente de familles nouvelles. +Là, le cerf, l'élan, le daim, l'ours, le chat sauvage, +fournissent au chasseur déterminé de quoi exercer +son tir.</p> + +<p>Cette digression sur la zoologie et la botanique +du Grand-Ouest m'a éloigné de Julesburg. J'y reviens. +Cette ville improvisée est en ce moment la +dernière station du chemin de fer du Pacifique, +titre qu'elle va bientôt céder à Chayennes, où la +voie ne va pas tarder d'arriver, à 140 milles plus +à l'ouest. Ici la voie ferrée marche vite. D'abord le +terrain n'appartient à personne, puis la nature a +pris soin de le niveler ou de le disposer en pente +douce, mieux qu'aurait pu faire le plus habile des +ingénieurs. La rampe est graduellement ménagée +du Missouri aux Montagnes-Rocheuses, et l'on pose +jusqu'à plusieurs kilomètres de rails par jour.<span class="pagenum" id="Page_35">[Pg 35]</span> +Tout le monde marche à l'ouest avec la voie; les +habitants eux-mêmes de Julesburg abandonnent +peu à peu cette ville pour Chayennes.</p> + +<p>Tout à l'heure, c'était le chemin de fer qui s'avançait +là où il n'y avait pas de villes; maintenant +ce sont les villes qui, précédant la voie ferrée, s'établissent +au milieu du désert et disent au railway: +Viens à nous! La marche mystérieuse de l'humanité +qui, depuis les premiers temps de l'histoire, +s'est faite toujours à l'ouest, s'est-elle jamais révélée +d'une façon plus vive, plus saisissante? Oui! +il y a dans ce grand travail des États-Unis, à l'heure +où l'on discute sur le percement des isthmes, toute +une révélation. C'est le ruban de fer qui, à notre +époque, perce les isthmes; c'est la voie ferrée du +Pacifique que vont prendre, avant deux ans, ceux +qui voudront faire le tour du monde en trois mois. +L'Asie viendra visiter l'Europe et l'Europe l'Asie +par cette grande voie commerciale, qui passe par +ce qu'on a si bien nommé le centre de gravité des +États-Unis.</p> + +<p>De Paris on ira au Japon ou en Chine en trente +ou quarante jours par le plus court chemin. On +s'écartera peu d'un grand cercle de la sphère terrestre. +Deux lignes de bateaux à vapeur, une ligne +de chemin de fer, et tout sera dit. Le Havre ou +Brest, New-York, San Francisco, seront les grandes<span class="pagenum" id="Page_36">[Pg 36]</span> +étapes du voyage. Mais, en attendant qu'un pareil +trajet se fasse, retournons au nôtre, beaucoup plus +modeste.</p> + +<p>Julesburg, où nous sommes arrivés, est défendue +par le fort Sedgwick. Nous venons de visiter +le fort, et le colonel Heine y a trouvé plusieurs de +ses compagnons d'armes, entre autres le général +Potter, commandant la place. Le général a fait venir +près de lui sa jeune femme et ses enfants. Il faut +un certain courage pour s'exiler ainsi au fond du +désert, mais les femmes américaines ne marchandent +pas leur dévouement, et de plus ce sont de +grandes voyageuses.</p> + +<p>Autour du fort sont campés quelques Indiens +Sioux, de la bande des Ogalalas et des Brûlés. On +voit leurs tentes, de forme conique, se dresser au +milieu de la prairie. La Nuée-Rouge, la Queue-Bariolée, +sont venus avec leurs hommes pour traiter +avec les commissaires de l'Union.</p> + +<p>Pacifiques aujourd'hui, ces bandes entonneront +peut-être de nouveau demain leur terrible chant +de guerre.</p> + +<p>Il y a quelques années, le fort de Sedgwick a été +entouré par les Chayennes, les Sioux, les Arrapahoes +liguées contre les blancs, à l'époque de la guerre +de sécession. Les Peaux-Rouges avaient oublié +leurs vieilles luttes intestines, pour tourner leurs<span class="pagenum" id="Page_37">[Pg 37]</span> +efforts contre l'ennemi commun. Des émigrants, +des pionniers, fuyant épouvantés, s'étaient réfugiés +dans le fort. Aux alentours, la prairie avait été +incendiée. Les Indiens, au nombre de plusieurs +milliers, menaçaient de réduire les assiégés par la +famine. On ne put repousser les assaillants qu'avec +le canon et la mitraille.</p> + +<p>Mais il me faut quitter Julesburg; j'entends la +diligence continentale qui arrive, l'<i>overland mail</i>.</p> + +<p>Il nous reste, à mes compagnons et à moi, une +dernière étape à faire, une étape de 190 milles à +travers le grand désert. Nous emmenons avec nous +une escorte de six soldats, perchés sur la voiture, +d'où ils dominent le terrain. Je vous écrirai de +Denver si nous sommes arrivés sains et saufs, ou +si, scalpés en route par les Chayennes et les Arrapahoes, +dont nous allons traverser le territoire, +nous avons dû aller acheter une perruque pour en +garnir notre occiput.</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_38">[Pg 38]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="IV">IV</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">LA DILIGENCE TRANSCONTINENTALE.</h2> + + +<p class="right"> +Denver, territoire de Colorado, 4 octobre. +</p> + +<p>La fortune seconde l'audace. Nous voici arrivés +sans mauvaise rencontre au terme des difficultés +du voyage. Il était temps. Les Sioux, les Arrapahoes, +les Chayennes, commençaient à me trotter +par la tête et à me faire perdre le sommeil.</p> + +<p>Nous sommes partis de Julesburg le 2 au soir, +et entrés à Denver hier vers minuit. Trente heures +de diligence, 190 milles de parcours, voilà l'actif +et le passif de cette dernière étape.</p> + +<p>Le coche qui nous a conduits se nomme l'<i>overland +mail</i> ou diligence transcontinentale, parce +qu'il parcourt tout le continent américain de Julesburg, +sur la Plate, à Sacramento de Californie. Les<span class="pagenum" id="Page_39">[Pg 39]</span> +lettres et les voyageurs prennent souvent cette +voie au lieu de prendre la voie de mer et l'isthme +de Panama.</p> + +<p>Avant l'ouverture du chemin de fer du Pacifique, +la malle de terre allait du Missouri en Californie, +partant et arrivant à heure fixe, sur un trajet de +800 lieues. La durée du voyage était de vingt +jours. Jamais, aux temps anciens de l'histoire, +les courriers des Césars ou des princes Mogols, +et de nos jours ceux des empereurs de Russie +n'avaient parcouru si rapidement d'aussi longues +distances.</p> + +<p>Voulez-vous que je vous fasse la description du +véhicule qui nous a menés, et qui, nous laissant +à Denver, a continué sa route vers les Montagnes-Rocheuses, +le pays des Mormons, l'État de Nevada +et les placers de l'Eldorado?</p> + +<p>Imaginez une façon de coche à la Louis XIV, car +les voitures américaines n'ont pas changé de forme +depuis les premiers temps de la colonisation anglo-saxonne. +A l'intérieur, il y a neuf places, toutes +égales pour le prix: trois en avant, trois en arrière, +trois au milieu. Les dames, fussent-elles +venues les dernières, ont droit aux premières places. +Aux places du milieu, on n'est soutenu que +par une bretelle en cuir qui, allant d'un côté à +l'autre de la voiture, transversalement, vous prend<span class="pagenum" id="Page_40">[Pg 40]</span> +par le milieu du dos: cela n'est pas tout à fait +commode.</p> + +<p>Des bagages, on en a peu, le moins possible, +quelquefois pas du tout. La chemise est de flanelle; +on la porte longtemps. Le faux col, au besoin les +manchettes, sont en papier; on ne les change que +de temps à autre. Le mouchoir, et une autre partie +du vêtement, faut-il la nommer? les chaussettes, +sont à peu près inconnus du pionnier américain. +A quoi bon alors s'embarrasser d'une malle? +Aussi ne dispose-t-on pour les colis que le derrière +de la voiture, où est un appui à claire-voie sur +lequel se rabat une toile cirée.</p> + +<p>Sur le dessus du véhicule, nous n'avons chargé +que des soldats bien armés, l'œil au guet, ce qui +vaut mieux que des bagages.</p> + +<p>La diligence est traînée par six chevaux conduits +à grandes guides, au galop, à travers la prairie, +unie comme une mer pétrifiée. A côté du postillon +peuvent monter les voyageurs amis du paysage.</p> + +<p>De distance en distance, en moyenne tous les 10 +milles, on relaye.</p> + +<p>La plupart des stations, véritables blockhaus, +sont fortifiées par des ouvrages de terre en <i>adobe</i>, +briques cuites au soleil. Çà et là s'ouvrent des +meurtrières.</p> + +<p>A l'intérieur des stations il y a aussi quelques<span class="pagenum" id="Page_41">[Pg 41]</span> +ouvrages retranchés, pour une défense désespérée, +en cas d'une première défaite. Les Indiens arrivent +volontiers en nombre pour surprendre les pionniers +isolés.</p> + +<p>Le long de la route est inscrite en traits ineffaçables +la lutte du blanc contre le Peau-Rouge. Partout, +des maisons de poste ou des fermes incendiées. +Entre les années 1864-66, la diligence a +cessé plusieurs fois de courir. Les stations ont été +pillées, dévastées, brûlées; les hommes, mis à +mort, scalpés; les femmes, les enfants, conduits +en esclavage. Les blancs se sont cruellement vengés. +Une fois, sur le ruisseau de Sand Creek, dans +le sud du Colorado, le colonel des volontaires, Chivington, +a surpris un village de Chayennes et +d'Arrapahoes. Il a fait charger ses hommes, malgré +le drapeau blanc hissé par les Indiens. «Souvenez-vous, +a-t-il dit à ses soldats, de vos femmes et de +vos enfants massacrés sur la Plate et sur l'Arkansas.» +Et les volontaires ont chargé sans pitié, ne +faisant grâce ni à l'âge ni au sexe. On a éventré +les femmes, brisé contre les pierres la tête des enfants, +coupé les doigts et les oreilles des morts +qui portaient des bijoux, scalpé toutes les têtes, et +commis bien d'autres horreurs que la plume se +refuse à décrire. Plus d'une centaine d'Indiens +ont péri. Le colonel, ivre de sa victoire, a partout<span class="pagenum" id="Page_42">[Pg 42]</span> +célébré ce haut fait d'armes, espérant recevoir les +étoiles ou épaulettes de général.</p> + +<p>Après une sévère et minutieuse enquête, le gouvernement +de l'Union lui a donné tort et l'a destitué; +mais les pionniers se sont tous énergiquement +prononcés en sa faveur. «Encore quelques +affaires comme celle-là, écrivait un journal du +Colorado, une par an, et nous serons à jamais délivrés +de ces coquins de Peaux-Rouges, qui arrêtent +notre colonisation.»</p> + +<p>Le massacre de Chivington (c'est de ce nom que +l'on appelle généralement la rencontre de Sand +Creek) a été plusieurs fois l'objet de nos conversations +dans la diligence qui nous menait à travers +la prairie. M. Whitney, depuis longtemps fixé dans +le Colorado, nous a fait connaître tous les détails +de cette lamentable affaire. Nos autres compagnons +de voyage: l'inspecteur des messageries continentales, +un employé de la grande maison de banque +Wells et Fargo, à laquelle appartient cette vaste +entreprise, un agent des postes fédérales, nous +racontent d'autres histoires d'Indiens. C'est le cas +ou jamais de parler des Peaux-Rouges; nous sommes +du reste en trop bonne et trop nombreuse +compagnie pour qu'ils songent à nous arrêter.</p> + +<p>Un jour, comme la diligence traversait ces solitudes, +un homme nu, perché sur une éminence,<span class="pagenum" id="Page_43">[Pg 43]</span> +faisait des signes au postillon. Celui-ci, croyant +avoir affaire à un Indien, fouettait ses chevaux de +plus belle. Un des voyageurs fit observer que ce +pourrait bien être un blanc. On s'arrêta une minute, +et l'homme accourut essoufflé. Il venait d'être +pris par les Indiens, qui l'avaient dépouillé de tous +ses habits et livré à leurs femmes ou <i>squaws</i>. Celles-ci, +volontiers cruelles envers les visages pâles, se +disposaient à faire subir à leur prisonnier, lentement, +froidement, toutes les tortures qu'elles ont +imaginées. On arrache les yeux, les ongles, la +langue au patient; on lui coupe un pied, une +main; on lui enlève des morceaux de chair; on lui +déchire la peau; enfin, et c'est là le bouquet, on +lie le prisonnier par terre et on lui allume du feu +sur le ventre en dansant autour de lui une ronde +infernale. Notre pauvre captif allait peu à peu subir +tous ces genres de tortures, quand il parvint à +s'échapper. La diligence passait en ce moment et +le recueillit fort à propos.</p> + +<p>Que d'histoires je pourrais vous conter de cette +espèce! C'est près d'une des stations que nous +avons traversées, qu'il y a trois ans, de pauvres +femmes ont été surprises dans une ferme, et emmenées +prisonnières par les Chayennes. L'une +d'elles s'est pendue de désespoir, pour échapper +aux violences qui l'attendaient. L'autre, forcée<span class="pagenum" id="Page_44">[Pg 44]</span> +d'assouvir les passions du chef qui se l'était adjugée, +a été condamnée aux services les plus abjects, +et de plus s'est vue maltraitée, battue par +les femmes de ce chef. Elle a été séparée de ses enfants, +hormis d'un qu'elle allaitait encore, et +presque réduite à mourir de faim. Vendue par +son maître, elle est passée des mains d'un +Chayenne à celle d'un Sioux, de celui-ci aux mains +d'un autre chef. Enfin son premier maître est venu +demander un jour de la racheter pour la brûler +vive avec le jeune enfant encore à son sein. Le +marché heureusement n'a pas été conclu, et après +un an de ces misères sans nom, la pauvre femme +a été échangée par ses bourreaux contre des prisonniers +indiens qu'à leur tour avaient faits les +blancs. La mère était redevenue libre, mais ses +pauvres enfants étaient morts. Les petits êtres n'avaient +pu résister à tous les mauvais traitements +des Indiens!</p> + +<p>Ne croiriez-vous pas entendre un roman, lire +une page de Cooper ou d'Irving? Eh bien, tout cela +s'est passé hier, et si vous demandez à Denver, à +Julesburg, le nom de la malheureuse captive dont +je viens de vous raconter les souffrances, tout le +monde vous le dira.</p> + +<p>A mesure que la malle s'avance rapide sur la +route plane et poudreuse ouverte au milieu de la<span class="pagenum" id="Page_45">[Pg 45]</span> +prairie, et que nous traversons des stations nouvelles, +tous ces récits qu'on vient de me faire se +représentent à mon souvenir. Ce n'est pas pour +moi que j'ai peur, c'est pour ces femmes, c'est +pour ces jeunes enfants que je rencontre à tous les +relais. A côté des maisons de poste, des ruines +d'édifices, des charpentes noircies témoignent de +pillages et d'incendies récents. Le Peau-Rouge +n'est pas loin; nous sommes sur son territoire. +Le Peau-Rouge peut revenir tout à coup. +N'est-il pas d'ailleurs en guerre ouverte avec les +blancs? Et néanmoins le pionnier est toujours là; +souvent il est revenu au même point rebâtir sa +maison détruite! Quelle force fatale, quelle loi +mystérieuse pousse ainsi cet homme en avant, +malgré tous les obstacles? Pionniers du <i>Far-West</i>, +vous êtes l'avant-garde de la civilisation, vous +marchez avec le soleil, gloire à vous! Vous n'êtes +ni des raffinés, ni des lettrés, mais vous êtes des +hommes utiles, virils, de courageux travailleurs, +d'énergiques colons. Devant vous disparaît la sauvagerie, +devant vous le désert se transforme. +Soldats obscurs du progrès, vous ne laisserez pas +de nom dans l'histoire, bien que vous ayez fait de +grandes choses; et néanmoins vous allez toujours +en avant, obéissant au destin qui vous pousse: +gloire à vous!</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_46">[Pg 46]</span></p> + +<p>Excusez, mon cher ami, ce dithyrambe. Peut-être +n'est-il pas à sa place dans une lettre; mais +comment ne pas admirer ces hommes du Grand-Ouest? +Savez-vous ce qu'on me raconte à l'instant? +Dans un de ces relais de la diligence continentale +perdu dans les solitudes, les Indiens se présentent +un jour et demandent impérieusement à manger. +Le maître de la station était seul. Il donne à ses +visiteurs inattendus ce qu'il a de meilleur. Le +repas fini:</p> + +<p>—Maintenant, allume du feu, dit l'un des +sauvages.</p> + +<p>—Pourquoi faire?</p> + +<p>—Nous voulons te faire rôtir. Allons pas de +retards.</p> + +<p>L'homme descend à la cave sous prétexte de +chercher du bois. Les Indiens le suivent. Il tire sur +l'un d'eux un coup de revolver qui le frappe mortellement. +Les autres épouvantés hésitent. +L'homme s'enfuit, se cache aux alentours de sa +maison, dans les broussailles. Il était nuit; on +était en hiver; la neige tombait. Les Indiens +cherchent, ne trouvent rien. Celui qu'on poursuit +n'ose pas sortir de sa cachette; la neige trahirait +ses pas. A la fin, les Indiens, fatigués de ne rien +découvrir, désertent la place. L'homme revient à +la station et continue d'y servir la poste.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_47">[Pg 47]</span></p> + +<p>Au milieu de ces transes quotidiennes, les +femmes font preuve d'autant de sang-froid que les +hommes, et manœuvrent bravement comme eux +la carabine et le revolver. A chaque relais nous +trouvons ces armes sur les tables, aux coins des +appartements. N'avais-je pas raison de vous dire +que ces pionniers du <i>Far-West</i> étaient des gens +de grand cœur, et comprenez-vous maintenant mon +dithyrambe?</p> + +<p>Je n'ose plus vous parler de nous, ni de nos +soldats, que nous avons peu à peu laissés dans les +forts disséminés le long de la route, au fur et à +mesure que nous nous éloignions davantage des +points les plus périlleux. Nous avons traversé le +grand désert américain. Peu à peu la prairie a fait +place à des champs de sable où les fourmis rouges +avaient amoncelé d'énormes tas de graviers siliceux, +leurs pyramides d'Égypte à elles. Çà et là la +prairie a reparu; quelques pauvres fleurs, dont +l'éclat allait s'effaçant, brillaient encore au milieu +des graminées jaunies.</p> + +<p>Le temps était chaud, le ciel d'une limpidité +extrême, et nous avons joui un moment d'un effet +de mirage. Ce phénomène complétait, au milieu +de ces solitudes, la ressemblance qu'elles offrent +sur plus d'un point avec les vastes plaines de +l'Afrique.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_48">[Pg 48]</span></p> + +<p>Nous n'avons pas rencontré d'Indiens hostiles. +Ai-je besoin de vous le dire, puisque je vous écris +de Denver avec tous mes cheveux? C'est vraiment +n'avoir pas de chance; mais qu'y faire? Ainsi l'a +voulu la fatalité. Les aventures émouvantes seront +pour une autre fois. «Postillon! postillon! +arrêtez! voici les Indiens!» On passe une longue-vue +au postillon. C'étaient des muletiers qui couraient +après leurs bêtes, qui avaient jugé bon de +s'éloigner du campement de la nuit. Muletiers et +bouviers, qui s'en vont en longues caravanes sur la +route et qui dorment à la belle étoile autour de +leurs fourgons, sont pour nous des amis. Le postillon +du désert a continué sans crainte son +chemin.</p> + +<p>Je vous ferai dans ma prochaine lettre le récit de +la naissance du Colorado, ce territoire inconnu +hier, populeux et prospère aujourd'hui, et cela +vaudra mieux que des récits d'attaques de Peaux-Rouges, +de scalps arrachés aux brigands des prairies. +Je ne puis pas vous faire de mensonges. +Chaudron-Noir, l'Antilope-Blanche, l'Homme-qui-marche-sous-terre +ont refusé, comme autrefois +Pipelet à Cabrion, de me donner de leurs cheveux, +et n'ont pas voulu prendre des miens. Triste! +triste!</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_49">[Pg 49]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="V">V</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">LA CITÉ DES PLAINES.</h2> + + +<p class="right"> +Denver (Colorado), 6 octobre. +</p> + +<p>C'est assez vous parler des Indiens; ils n'ont +semé ici que la dévastation et la ruine. Parlons +des blancs, des visages pâles, qui ont produit, qui +ont créé. Ils ont transformé comme par enchantement +le désert américain; le pays des herbes +sauvages, colonisé par eux, s'est changé en fertiles +campagnes.</p> + +<p>Escaladant les Montagnes-Rocheuses pour aller +en sonder les filons, ils ont planté leur tente jusqu'aux +dernières hauteurs habitables, porté la civilisation +à des altitudes qu'elle n'avait pas encore +atteintes. Vous savez au milieu de quelles luttes<span class="pagenum" id="Page_50">[Pg 50]</span> +quotidiennes ces merveilleux résultats ont été obtenus.</p> + +<p>Denver, la véritable capitale du Colorado, n'existe +que depuis huit ans; elle a aujourd'hui près de +8,000 habitants; elle en aurait le double sans la +guerre de sécession et la guerre avec les Indiens, +qui ont toutes deux si subitement arrêté l'essor +des colons vers ce lointain pays.</p> + +<p>La ville est bien bâtie; les maisons sont élégantes, +construites en briques, en pierre ou en +bois. Denver a des édifices nombreux, un théâtre, +un hôtel des monnaies, un champ de courses. +Aux États-Unis il n'y a pas, à proprement parler, +de petite ville, et Denver possède aussi un collège, +des écoles, divers journaux.</p> + +<p>Je ne parle pas des églises, dont le chiffre dépasse +déjà la demi-douzaine. M. de Talleyrand +avait raison quand il disait que, dans l'Amérique +du Nord, il n'avait trouvé qu'un seul plat et trente-deux +religions.</p> + +<p>Il n'y a pas de cuisiniers dans ce pays, mais tout +le monde y est un peu révérend.</p> + +<p>Denver a des rues larges, bien ouvertes, arrosées, +plantées d'arbres. Elle est située sur la rivière +Plate (branche du Sud), de part et d'autre du +cours d'eau, sur lequel ont été jetés des ponts en +charpente, comme savent si bien les construire les<span class="pagenum" id="Page_51">[Pg 51]</span> +Américains. Partout sont des magasins, des maisons +de banque, des hôtels, des buvettes. Volontiers, +comme dans toute l'Union, on prend plusieurs +fois par jour le verre sacramentel de +whisky, ou quelqu'un de ces breuvages composites +et glacés, que l'Exposition de 1867 à révélés +aux Parisiens. A son tour, un Français a monté +ici un café et un restaurant, et représente dignement, +au pied des Montagnes-Rocheuses, la cuisine +de notre pays. Il a aussi tous les vins de +France, et les Américains connaissent bien la route +de cette maison.</p> + +<p>Le mouvement et la vie sont partout; on ne +se croirait pas au fond des prairies, à 2,000 +milles de New-York. Partout se croisent les voitures +rapides, ou les lourds fourgons chargés des denrées +de l'Est, et prêts à partir pour les cités minières. +De celles-ci, il ne vient encore que des +lingots d'or et d'argent, marchandises précieuses, +mais qui tiennent fort peu de place.</p> + +<p>Des montagnes ou de la prairie, on rapporte +des peaux, des fourrures, dont Denver fait un assez +grand commerce.</p> + +<p>Des centres agricoles partent des produits plus +encombrants, mais non moins utiles. Le pays se +suffit déjà pour le blé, la farine, les pommes de +terre, qui sont de première qualité.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_52">[Pg 52]</span></p> + +<p>Les produits de jardinage sont aussi de la plus +belle venue et de dimensions formidables. On ne +peut encore citer que la Californie qui ait fourni +des échantillons analogues à ceux du Colorado. Il +est vrai que la terre est vierge et ne demande ici +qu'à produire.</p> + +<p>Si je ne craignais que vous ne me missiez en demeure +de vous fournir la marmite pour le faire +cuire, je vous dirais que j'ai vu à Denver un chou +pesant plus de 50 livres, 20 kilogrammes. Et quel +chou! un chou au cœur serré, aux feuilles tendres +et frisées, d'un vert tournant au blanc; un +chou rond, dodu, de formes majestueuses et d'une +saveur en rapport avec son teint.</p> + +<p>Quand on songe qu'il y a sous ces climats privilégiés +de si bons légumes, et que l'on nous sert +à Paris des herbages aqueux, fibreux, sans nul +goût, c'est vraiment le cas d'être tenté d'aller s'approvisionner +au Colorado. Un jour viendra, n'en +doutons point, où des tubes souterrains parcourront +le globe et où, d'un coup de piston, au moyen +d'une machine pneumatique, on aspirera ses provisions +de ménage d'un bout à l'autre de l'univers. +Alors chaque pays ne produira que ce qu'il peut +produire, et nous en aurons fini avec tous les maraîchers +parisiens.</p> + +<p>Je ne dis pas de mal de cette honorable corporation,<span class="pagenum" id="Page_53">[Pg 53]</span> +mais je dis que les légumes du Colorado +et ceux de la Californie, auxquels j'ai également +goûté, valent mieux que ceux du bassin de la +Seine, à la latitude de Paris. Voilà tout.</p> + +<p>Maintenant je reviens prudemment à Denver, +pour ne me créer d'affaires avec personne.</p> + +<p>Denver n'existait pas en 1859. A cette époque, +des chercheurs d'or, en quête de placers au pied +des Montagnes-Rocheuses, quelque part, entre +Santa-Fé dans le Nouveau-Mexique et le fort Laramie +dans le Dakota, comme qui dirait entre Lisbonne +et Berlin, s'arrêtèrent sur la Plate du Sud. +Ils lavèrent les sables du ruisseau de Cherry, tributaire +de cette rivière, et, à leur grand étonnement, +y trouvèrent des paillettes d'or. On est +toujours un peu étonné lorsqu'on trouve l'or +pour la première fois, quand même on le chercherait.</p> + +<p>La nouvelle de cette heureuse découverte se répandit +bien vite. Les pionniers, les colons des derniers +États de l'Ouest, la plupart mécontents de +leur sort ou croyant l'être, accoururent avec la +foule des <i>squatters</i>, des désespérés, de tous les +aventuriers que les États qu'arrosent le Mississipi +et le Missouri renferment en si grand nombre. +Ce fut, comme cela avait eu lieu sur d'autres +points, un désordre sans nom; mais la loi<span class="pagenum" id="Page_54">[Pg 54]</span> +de Lynch et les comités de vigilance eurent bientôt +fait justice de tous les voleurs, de tous les +assassins, et le calme se rétablit pour ainsi dire +instantanément.</p> + +<p>On me raconte ces débuts si agités. C'était le +temps où, la ville n'existant pas encore, les émigrants +arrivaient en caravane, et campaient dans +leurs fourgons, à défaut d'autre abri. Il fallait +alors plusieurs semaines pour arriver du Mississipi +au pied des Montagnes-Rocheuses. Aucune diligence, +aucun chemin de fer ne passait encore par +là. Des Peaux-Rouges, on n'en rencontrait que trop, +aux aguets sur la route, et il fallait composer avec +eux, payer le droit de passage sur leur territoire, +et au besoin leur disputer sa vie. Cependant +ils n'étaient pas aussi acharnés qu'ils allaient +le devenir, en présence de la colonisation du Colorado, +qui leur enlevait une partie de leurs terres, +et de la guerre de sécession, qui leur donnait +l'espoir, en s'unissant, de vaincre l'ennemi commun +divisé.</p> + +<p>Malgré tous ces obstacles, les émigrants arrivaient +en foule. Des placers nouveaux étaient tous +les jours découverts. Les mines aurifères en filons, +les mines de quartz comme on les nomme, parce +que le quartz ou cristal de roche compacte, dans +lequel nage l'or, en forme la matière principale,<span class="pagenum" id="Page_55">[Pg 55]</span> +les mines de quartz aurifère venaient s'ajouter aux +placers. Des fortunes s'édifiaient du jour au lendemain, +et se perdaient quelquefois avec la même +facilité dans le jeu ou la dissipation; mais on ne +tenait compte que des gagnants, jamais des perdants, +et le Colorado eut sa fièvre, son <i>excitement</i>, +comme l'avait eu la Californie, avec ses gîtes inépuisables; +le lac Supérieur, avec ses mines de +cuivre; la Nevada, avec ses filons d'argent, la +<i>Pétrolie</i>, avec ses sources d'huile de pierre. Dans +ces affaires de colonisation, tout procède aux États-Unis +par fièvre de mines, et l'on en attend une +nouvelle à cette heure, car aucune émotion de ce +genre n'a eu lieu depuis quelques années<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>.</p> + +<div class="footnote"> + +<p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1" class="label">[1]</a> La découverte des mines d'or de Sweet-Water (territoire de +Wyoming), dans les Montagnes-Rocheuses, et surtout celle des +mines d'argent de White-Pine (État de Nevada), sont venues successivement, +dans le courant de l'année 1868, donner raison à ces +pronostics.</p> + +</div> + +<p>L'excitation, dans le Colorado, fut portée à son +comble dès les premiers jours, et tous les banquiers +de New-York, de Boston, de Philadelphie, +prêtèrent à l'envi leur argent à ces entreprises +hasardeuses, quand ils ne purent venir eux-mêmes +opérer sur les lieux. Au début, il y avait eu un +moment de doute, d'hésitation. Les <i>Pike's-pikers</i> +ou les mineurs du pic de Pike (on les appelait ainsi +en jouant sur les mots, parce que la première découverte<span class="pagenum" id="Page_56">[Pg 56]</span> +de l'or avait eu lieu, pour ainsi dire, au +pied du pic de ce nom, un des rares points connus, +en ce temps-là, dans les Montagnes-Rocheuses), +les <i>Pike's-pikers</i> furent un instant regardés comme +des rêveurs, pour ne pas dire plus. J'étais alors en +Californie (1859), et je me rappelle que l'on y traitait +sans façon de <i>humbug</i> la découverte de l'or dans +les plaines de l'Extrême-Ouest. A leur tour, les journaux +des États de l'Ouest prétendaient que les échantillons +des <i>Pike's-pikers</i> n'étaient autres que des +pépites californiennes. A la fin cependant, il fallut +bien ouvrir les yeux, et l'action fut d'autant plus +vive qu'il y avait eu un moment de réaction. Tout +le monde accourut, tout le monde voulut avoir sa +part de la curée.</p> + +<p>Je ne puis songer à de tels faits sans me rappeler +que c'était pour des raisons analogues qu'en +France tournaient toutes les têtes au temps de la +banque de Law. L'économiste écossais, que l'histoire +n'a pas encore jugé comme il le mérite, était +d'autant mieux inspiré dans ses projets de colonisation +des plaines du Mississipi, que ces plaines +nous appartenaient, et que le pays où l'on vient de +découvrir l'or et l'argent, le Colorado, inconnu +hier et qui sera si puissant demain, est précisément +situé dans ce bassin du Mississipi que Law voulait +fertiliser. Le grand homme était venu trop tôt. Son<span class="pagenum" id="Page_57">[Pg 57]</span> +génie avait soupçonné ce qui existait réellement: +les richesses souterraines inépuisables de ces magnifiques +contrées; mais l'heure n'avait pas encore +sonné de leur exploitation, et c'était d'ailleurs +à un autre peuple que le nôtre que la nature avait +réservé le soin de féconder ces déserts. Law n'était +ni un fourbe ni un aventurier; c'était un grand +économiste, disons mieux, un grand homme éclos +avant sa date. C'était un type américain, quand +l'Américain n'était pas encore né.</p> + +<p>Le territoire de Colorado, colonisé principalement +par l'exploitation de l'or, montre bien que +tous les rêves de Law étaient des réalités. Si les +mines d'émeraude dont il avait parlé n'existent +pas ou n'ont pas encore été découvertes le long du +Mississipi, il n'en est pas moins vrai que les mines +de plomb dont il avait obtenu la concession, celles +du Missouri, de l'Illinois, du Wisconsin, font aujourd'hui +en partie la fortune de ces États, et sont +les plus productives du monde; il n'en est pas +moins vrai que les mines d'or du Colorado, par +leur seule exploitation et en moins de huit ans, ont +donné naissance à un territoire heureux et prospère, +où ne seraient point encore accourus les +pionniers sans l'appât du précieux métal qui a +été de tout temps l'agent le plus certain des lointaines +colonisations.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_58">[Pg 58]</span></p> + +<p>Au commencement, personne dans le Colorado. +Le pays n'a pas même de nom. Il fait partie du +territoire de Kansas, et le nom de Colorado est +celui d'un fleuve qui descend de l'autre côté des +Montagnes-Rocheuses pour se jeter dans le golfe de +Californie. Les Espagnols l'ont ainsi nommé parce +que ses rives, sur certains points, sont colorées par +des terres oxydées, ferrugineuses, et que le fleuve +lui-même en est rouge, <i>colorado</i>.</p> + +<p>C'est à peine si quelque rare trappeur, quelque +traitant, parcourt ces contrées pour chasser les +bêtes à fourrures, le bison, le castor, l'ours, ou +faire la troque avec les Indiens. Sur les plateaux +des montagnes, dans les <i>parcs</i>, comme on les appelle, +sont campés les Yutes, tribus toujours en +guerre avec celles des prairies, les Chayennes ou +les Arrapahoes.</p> + +<p>Il faudra des années pour coloniser ces plaines +désertes. Mais voici qu'un heureux hasard fait découvrir +à des aventuriers ce que les savants, les +explorateurs, les géologues, les ingénieurs eux-mêmes, +qui sont passés à plusieurs reprises dans +ces parages, n'ont pas encore signalé, des mines +d'or! Et les colons accourent, et le pays est fondé. +Là où errait le bison, et le Peau-Rouge sur ses +traces, naît une ville, puis une autre. Un nouveau +territoire, et bientôt un nouvel État s'ajoutera à<span class="pagenum" id="Page_59">[Pg 59]</span> +tous ceux que compte déjà l'Union. Demain une +étoile de plus brillera sur le drapeau constellé aux +trois couleurs, une étoile de plus qui ne fera qu'augmenter +la force du pays, sans nuire en rien à son +unité. La devise des Américains n'est-elle pas: <i>E +pluribus unum</i>?</p> + +<p>Savez-vous comment fut baptisé Denver au début +de la colonisation? <i>Auraria</i>, la mine d'or. Depuis, +ce nom a été changé en celui de Denver, pour faire +hommage au gouverneur du Kansas.</p> + +<p>Quelques récalcitrants (où n'en trouve-t-on pas?) +ont voulu un moment appeler Denver la <i>Cité des +plaines</i>, à cause de la position de la ville au milieu +des prairies. Malgré l'heureux choix de ce nom, +ils n'ont pas obtenu gain de cause, et Denver est +resté.</p> + +<p>Comme il ne faut pas oublier l'or, on a reporté +sur la capitale du jeune territoire, sinon le même +baptême d'Auraria, au moins le titre de <i>Golden +City</i>, ou la Ville-d'Or. Golden City est une petite +ville d'un millier d'habitants que j'irai visiter demain, +et d'où peut-être je vous écrirai. Les capitales +sont toujours les villes les moins peuplées aux +États-Unis, contrairement à ce qui a lieu en Europe, +et cela s'explique dans les États purement démocratiques.</p> + +<p>A Golden City est la Chambre des représentants<span class="pagenum" id="Page_60">[Pg 60]</span> +et des sénateurs, et le siége du gouvernement territorial: +c'est là tout; tandis qu'à Denver est réellement +le centre commercial du Colorado.</p> + +<p>Il faut dire un mot de la société de ce pays, telle +qu'elle m'apparaît tout d'abord.</p> + +<p>Denver, vous le savez, a été fondée comme sous +le coup d'une baguette de fée. On a dit que les +pionniers du <i>Far-West</i> s'en allaient dans les prairies +avec un rouleau de ficelle dans la poche et une +douzaine de piquets à la main; qu'arrivés à un +endroit favorable, ils plantaient leurs piquets en +terre, délimitant les rues et les maisons avec la +ficelle, et disant: Ici sera Babylone, Thèbes, Memphis, +etc. Fort bien, mais Babylone, Thèbes, +Memphis, surtout celles des États-Unis, il faut les +peupler. Quels ont donc été, quels sont les habitants +de Denver, née il y a à peine huit ans?</p> + +<p>Rassurez-vous. Ici ce n'a pas été, comme en +d'autres pays, un mélange de tous les peuples, et +en grande partie l'écume de toutes les nations. Les +pionniers seuls des derniers États de l'Ouest sont +venus. Il y a bien eu, comme je vous le disais, +quelques troubles au commencement; mais tout +s'est passé entre Américains et à l'américaine, et +le calme est bien vite revenu. Les bons ayant été +tout d'abord en majorité ont dispersé pour toujours +les méchants. Les pionniers sont arrivés avec leur<span class="pagenum" id="Page_61">[Pg 61]</span> +famille, leur femme, leurs enfants, et dès le +premier jour société a été fondée sur des +bases éternellement durables.</p> + +<p>Le confort, les habitudes de la vie intérieure, +le <i>home</i>, autant chéri de l'Américain que de l'Anglais, +ont bien vite été retrouvés, rétablis, par les +pionniers du Colorado, et vous seriez aujourd'hui +étonné de rencontrer au milieu de ces contrées +tant d'élégance et de bien-être.</p> + +<p>J'ai vu ici des dames qu'envieraient ou que regrettent +New-York et Boston. Nous avons dîné hier +chez M. le sénateur Evans, ancien gouverneur du +Colorado. La société était choisie, pleine d'entrain, +et l'on a causé comme dans un salon de Paris; disons, +si vous le voulez, comme dans un salon d'Américains +des mieux élevés. On a surtout causé de l'Exposition +internationale du champ de Mars, que +l'on suit dans tous ces pays avec une curiosité +émue.</p> + +<p>Notre aimable compagnon, M. Whitney, commissaire +du Colorado à l'Exposition, et qui rapporte +à son pays d'adoption la médaille d'or, est partout +acclamé, fêté. C'est pour lui faire accueil que +M. Evans a réuni à table quelques amis. Les journaux +célèbrent à l'envi la gloire de l'heureux +commissaire, et l'on ne parle plus que de l'envoyer +comme représentant du territoire à Washington.<span class="pagenum" id="Page_62">[Pg 62]</span> +C'est désormais le <i>representative man</i> du +Colorado.</p> + +<p>J'aime déjà ce jeune pays qui se passionne ainsi +pour ses affaires. Aussi vous en parlerai-je plus +au long dans une prochaine lettre, que je daterai +de Golden City.</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_63">[Pg 63]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="VI">VI</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">LES FONDATEURS DU COLORADO.</h2> + + +<p class="right"> +Georgetown, dans les Montagnes-Rocheuses,<br> +23 octobre. +</p> + +<p>Je vous disais dans ma dernière lettre, datée de +Denver, 6 octobre, que je vous parlerais plus au +long du territoire de Colorado, en vous écrivant +de sa capitale, Golden City.</p> + +<p>Ce projet, je n'ai pu le mettre à exécution lors +de mon passage dans la Ville-d'Or, où je n'arrivai +qu'assez tard dans la nuit, de retour d'une visite +aux mines de charbon de Boulder: la nature a tout +donné à ce riche pays.</p> + +<p>Le lendemain nous prîmes dès l'aube la diligence +qui devait nous conduire sur un des plus +hauts lieux habités dans les Montagnes-Rocheuses,<span class="pagenum" id="Page_64">[Pg 64]</span> +à Central City, ville bien nommée pour nous, car +elle a été en quelque sorte le centre d'où nous +avons fait rayonner toutes nos explorations.</p> + +<p>A cheval dès le matin, nous avons parcouru +pendant trois semaines toutes les mines, toutes les +localités alpestres de ce curieux territoire, tantôt +nous élevant sur les plus hauts sommets, tantôt +parcourant les vallées les plus profondes. Bernardins +et bénédictins, s'ils eussent été de la partie, +auraient été également satisfaits, car si les premiers, +à l'exemple de leur maître, aimaient les +vallons, les autres ne dédaignaient pas les collines:</p> + +<div class="blockquot"> + +<p>Bernardus valles, colles Benedictus amabat.</p> +</div> + +<p>J'ai quitté, pendant tout ce temps, la plume +pour le marteau de mineur, et c'est pourquoi vous +n'avez plus reçu de mes nouvelles. Je suis descendu +dans les puits les plus profonds, entré dans +les galeries sinueuses; j'ai parcouru les placers, +visité les usines où l'on traite les minerais d'or et +d'argent, et j'ai rapporté de toutes mes excursions +l'impression la plus favorable de l'activité et de +l'intelligence qu'ont développées en tout les pionniers +du Colorado.</p> + +<p>Nous avons fait nos courses à cheval, chevauchant +entre matin et soir, quelquefois plusieurs +jours de suite. J'ai retrouvé là les excellentes bêtes<span class="pagenum" id="Page_65">[Pg 65]</span> +mexicaines que j'avais déjà montées en Californie, +et qui vont douze heures au trot, au galop, sans +s'arrêter, sans manger, se contentant d'arracher +au passage quelques brins de bruyères, quand il y +en a sur le chemin. Elles veulent aussi boire à +tous les ruisseaux. Laissons-les étancher leur soif, +si tel est leur bon plaisir. Les bonnes bêtes! comme +elles font honneur le soir au repas de l'écurie! +Infatigables, elles fatiguent cependant le cavalier, +et je dois vous avouer qu'hier soir, arrivant à +Georgetown, la ville centrale des mines d'argent, +comme Central City est celle des mines d'or, je me +laissai glisser à bas de ma monture en jetant le cri +du président péruvien Castilla: <i>No puedo mas</i>, Je +n'en puis plus! Le vieux président tomba ainsi, il +y a quelques mois, sur la route d'Arequipa, pour +rendre l'âme et s'en aller dans l'autre monde; je +tombai comme lui devant l'hôtel de Georgetown, +mais pour me relever de suite et m'en aller souper +et dormir.</p> + +<p>Nous sommes allés à cheval comme les Castillans +qui, aujourd'hui encore, ne peuvent parcourir +la plupart des mines de leur pays que de +cette façon; mais ne croyez pas qu'ici les routes +manquent, bien que nous soyons en pays montagneux. +Partout courent des diligences, du type +que vous savez; partout sont disposés des relais,<span class="pagenum" id="Page_66">[Pg 66]</span> +des tables d'hôte, des buvettes. Sur ces chemins +ouverts un peu par la nature, un peu par les +hommes, et très-mal entretenus par ceux-ci; sur +ces chemins, où il est rare de rencontrer un cantonnier, +et sur lesquels ne veille aucun corps officiel +des ponts et chaussées, la poussière s'élève en +épais tourbillons, quand le coche s'avance, rapide, +au galop de ses six chevaux. On est littéralement +poudré, aveuglé, dans ce pays surtout, où il ne tombe +pas une goutte d'eau pendant plus de six mois. Aux +relais de la diligence, une cuvette et un pot à eau +vous attendent, avec du savon et une serviette sans fin +tournant autour d'un rouleau supérieur. Des miroirs, +des peignes, des brosses sont là; des brosses +de toute espèce, même la brosse à dents, retenue +par une longue ficelle, pour que chacun s'en serve +et que nul ne l'emporte. A Paris, vous allez rire de +ces usages démocratiques; ici ils sont acceptés de +tous et sont même les bienvenus, sauf peut-être la +brosse à dents, qu'on regarde d'un œil soupçonneux.</p> + +<p>Que de fois, dans tout le Grand-Ouest, sur +toutes les routes, sur tous les railroads, j'ai béni +cette eau bienfaisante et ces instruments de toilette +si libéralement offerts à tous!</p> + +<p>Reportez-vous à ce qu'on endure en été sur +nos chemins de fer, où certains de ces usages<span class="pagenum" id="Page_67">[Pg 67]</span> +devraient bien être admis dans les principales +de nos stations, accordés généreusement, comme +une chose due, et sans que nul soit obligé de +payer.</p> + +<p>Si la poussière en pays de plaines est ici le plus +grand ennemi du voyageur, en pays de montagnes +il y a les cahots de la diligence, dont vous ne pouvez +vous faire une idée. La voiture roule au grand +galop aux descentes les plus vertigineuses, sur de +gros cailloux, sur des blocs de rocher.</p> + +<p>Impassible à son poste, l'automédon conduit +d'une main assurée les six bucéphales qui lui sont +confiés. On se demande comment il n'est jamais +jeté hors de son siége: on l'y dirait maintenu par +des courroies. A l'intérieur, les voyageurs pâtissent, +moulus, brisés par les cahots. Quelques-uns +ont le mal de mer, par suite de ce roulis et de ce +tangage si nouveaux pour eux.</p> + +<p>Et néanmoins, ce mode d'aller est général dans +tous les États-Unis. Je l'ai retrouvé même en Californie. +On conte qu'il y a quelques années, le grand +journaliste de New-York, M. Horace Greeley, attendu +à San-Francisco pour des conférences ou lectures, +s'y rendait par terre dans la diligence continentale. +Comme il traversait les cols de la Sierra-Nevada, +et que la voiture n'allait pas assez vite à +son gré, il craignit d'arriver en retard. Les affiches<span class="pagenum" id="Page_68">[Pg 68]</span> +étaient déjà faites et les jours indiqués. Il pria +donc le postillon de fouetter ses chevaux, et d'aller +un peu plus vite. «Tenez-vous bien sur votre +siége, répondit l'homme, et je vous amènerai à +temps.» Et lâchant les rênes, excitant vigoureusement +ses bêtes, il lança la voiture au grand galop +sur une descente en précipice. Le journaliste +réclamait, criait, tempêtait, n'en pouvait plus. +«Tenez-vous bien sur votre siége, monsieur +Greeley, et vous arriverez à temps,» lui cria derechef +le postillon, l'œil souriant, la bouche +moqueuse.</p> + +<p>M. Greeley arriva en effet à l'heure, et, oubliant +toute rancune, il récompensa son bourreau en lui +faisant cadeau d'un vêtement tout neuf. L'histoire +est restée légendaire parmi les voyageurs du <i>Far-West</i>, +et le postillon, qui exerce toujours, a fait +graver sur le boîtier de sa montre sa réponse à +M. Greeley: «Tenez-vous bien, monsieur Greeley, +et vous arriverez à temps!» On prétend même +que cette montre a été donnée en souvenir à ce +brave homme, sinon par l'impatient journaliste, +au moins par un voyageur qui avait fait la route +avec le même postillon, à qui il avait entendu +raconter cette histoire.</p> + +<p>Les moyens de locomotion rapides, assurés, ont +toujours été regardés par les Américains comme<span class="pagenum" id="Page_69">[Pg 69]</span> +un des agents les plus certains de leurs vastes +colonisations.</p> + +<p>Vous venez de voir que le Colorado n'a point +failli à ces idées. Dès les premiers jours de la naissance +de ce territoire, l'<i>overland-mail</i> est venu à +lui, changeant sa ligne de parcours à mesure qu'un +pays nouveau se fondait, et ne réclamant du gouvernement +fédéral aucun supplément d'indemnité, +aucun dédommagement.</p> + +<p>Chacun se déplace ici avec les affaires, et ne +reste pas immobile dans le coin qu'il a une fois +choisi.</p> + +<p>Je vous ai déjà parlé assez au long de l'<i>overland-mail</i>. +La merveille la plus étonnante réalisée par +les Américains dans la traversée du Grand-Ouest a +été celle du <i>poney</i>. Ce service est né en Californie +en 1860, et il a fonctionné jusqu'au jour où une +ligne télégraphique continue a relié le Pacifique au +Missouri et de là à l'Atlantique.</p> + +<p>On franchissait en six jours, au moyen d'un +cheval rapide ou poney, la distance de 1,600 milles +ou 650 lieues qui existait alors entre l'extrême +limite télégraphique des États atlantiques et celle +du jeune État du Pacifique. Cheval et cavalier se +renouvelaient à chaque station, et la bête partait au +galop, arrêtée quelquefois en chemin par le Peau-Rouge, +qui guettait le coureur pour le tuer et<span class="pagenum" id="Page_70">[Pg 70]</span> +voler le cheval. Ce service n'en fit pas moins merveille, +et ce fut par ce moyen que le 12 novembre +1860 furent apportées à San-Francisco les dépêches +d'Europe du 21 octobre, c'est-à-dire datant à peine +de vingt jours, et la nouvelle de l'élection présidentielle +du 6 novembre, qui donnait la majorité +au candidat abolitionniste Lincoln. Aujourd'hui +le télégraphe a remplacé le poney, et l'on peut +avoir à San-Francisco une dépêche de Paris avant +l'heure où elle a été envoyée, grâce à la vitesse +du fluide électrique et à la différence des méridiens.</p> + +<p>Les services des diligences, du poney, du télégraphe, +semblaient donc avoir préparé comme à +souhait la colonisation du Colorado, quand les +pionniers sont venus: il fallait l'homme pour +achever cette œuvre à laquelle aidaient déjà tant +d'avantages matériels!</p> + +<p>Le pionnier! je ne l'ai jamais vu ni si grand, +ni si viril, ni si moral. Nous sommes descendus +à Central-City, dans une des plus honorables +familles du pays, celle de M. Whiting, agent des +mines de M. Whitney.</p> + +<p>L'hospitalité la plus cordiale nous a été donnée +par ces braves gens, et l'élégant cottage +qui les abrite s'est encore embelli pour nous recevoir.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_71">[Pg 71]</span></p> + +<p>M. Whiting a auprès de lui sa femme et ses enfants. +Deux de ses filles sont mariées et vivent sous +le même toit que leur père, avec toute leur famille. +Dans cette ruche travailleuse, chacun a son occupation: +les hommes vont le jour aux affaires, les +jeunes filles ou les garçons à l'école, les femmes +soignent la maison. Pas de domestiques, on n'en +trouverait pas, ou ils coûteraient trop cher, 20 +francs par jour!</p> + +<p>Le soir, tout le monde se réunit: on cause, on +lit, on fait de la musique; les dames travaillent +à des ouvrages d'aiguille, les enfants mêlent leurs +jeux bruyants aux distractions plus calmes des +grands-parents. C'est l'honnête et austère famille +du pionnier; chacun a planté là ses pénates pour +jamais, sans aucun esprit de retour.</p> + +<p>Que de bons jours mes compagnons et moi +avons passés dans cette hospitalière demeure! +que d'agréables souvenirs nous en emportons! +Jamais le moindre nuage ne s'est levé au milieu +de toutes ces personnes, d'esprit et de caractère si +divers. Et ce que je dis pour cette famille pourrait +s'appliquer à cent autres que j'ai rencontrées +à Black-Hawk, Nevada, Idaho, Empire, Georgetown, +etc. Je ne parle pas de la société de Denver, +dont je vous ai déjà fait le tableau.</p> + +<p>M. Whiting et les siens sont venus de l'Illinois,<span class="pagenum" id="Page_72">[Pg 72]</span> +dès les premiers jours de la découverte de l'or au +pied des Montagnes-Rocheuses.</p> + +<p>Ils avaient une ferme dans cet État, et ils l'ont +vendue pour venir tenter la fortune plus avant dans +le <i>Far-West</i>. Ils sont tous venus, hommes, femmes, +enfants, comprenant bien qu'il n'y avait de pionniers +et de colons sérieux que ceux qui emportaient +avec eux tous leurs pénates, comme jadis Énée +disant adieu à Ilion.</p> + +<p>Dans des mines éloignées, dans des vallons déserts, +j'ai rencontré aussi de ces courageux émigrés. +Le cottage est au milieu des bois, perdu dans +la montagne ardue ou dans le vallon sombre. Vous +entrez: une femme gracieuse vous accueille; le +mari empressé vous offre un abri sous son toit ou +une part du repas. Le linge est d'une éclatante +blancheur; les mets les plus variés, composés souvent +par des mains délicates, naguère habituées à +d'autres occupations, ornent la table. Partout des +meubles élégants, et des habitudes de luxe, de +confort, qu'on est tout étonné de rencontrer dans +ces lointains déserts.</p> + +<p>Sans doute, le spectacle n'est pas partout le +même. Je voudrais maintenant vous décrire quelques +nouveaux types de pionniers, ceux que j'appellerai +les aventuriers, les coureurs, les enfants +perdus de la colonisation. Mariés ou célibataires,<span class="pagenum" id="Page_73">[Pg 73]</span> +ceux-ci forment une bande à part. Je voudrais +aussi vous dire un mot des mines d'or et d'argent. +Vous froncez le sourcil. N'ayez crainte; je ne ferai +pas trop de géologie. Au reste, je réserve cela pour +une autre lettre. Il ne faut pas traiter deux sujets +à la fois: <i>non bis in idem</i>, comme dit le latin, qu'on +parle même dans ces montagnes.</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_74">[Pg 74]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="VII">VII</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">LES MINEURS DES MONTAGNES-ROCHEUSES.</h2> + + +<p class="right"> +Central City, dans les Montagnes-Rocheuses,<br> +25 octobre.<br> +</p> + +<p>Nous voici revenus chez les hôtes aimables dont +je vous parlais dans ma précédente lettre. Ailleurs +nous n'avons fait que camper, ici nous avons séjourné +quelque temps.</p> + +<p>Tout le monde a été pour nous d'une bienveillance +empressée. Vous savez comment nous avons +été reçus à Denver; à Georgetown, la ville a demandé +à nous traiter elle-même. Quand nous avons +fait appeler l'hôtelier pour solder notre note, il +nous a répondu que c'était le conseil municipal +qui entendait payer. A Central City, la bande musicale +nous a reçus, dès le premier soir de notre<span class="pagenum" id="Page_75">[Pg 75]</span> +arrivée, au son des instruments de cuivre; elle a +joué tout son répertoire, et de plus, pour faire +honneur sans doute au Français qui était là, une +<i>Marseillaise</i>. Il est vrai que celle-ci était tellement +mitigée, que si on l'eût sonnée de la sorte à nos +volontaires de 93, ils n'auraient certes point marché +au feu avec autant d'entrain. Après tout, c'est +peut-être un effet de climat. Les notes comme les +idées changent suivant la latitude, et ce qui est la +<i>Marseillaise</i> au 49<sup>e</sup> parallèle en Europe, peut devenir +une pastorale au 40<sup>e</sup> en Amérique.</p> + +<p>Nous avons dû partout, pour être agréable au +public, faire des conférences, des <i>lectures</i>, comme +on dit aux États-Unis, parce que l'orateur a l'habitude +de lire. Les auditeurs sont venus à nous nombreux, +avides d'apprendre.</p> + +<p>Ici c'est une société qui a mis une salle à notre +disposition; là c'est un révérend qui nous a gracieusement +prêté son église, les salons du <i>Mechanic's +Institute</i> ou de l'Institut des ouvriers +n'étant pas assez grands pour contenir toute la +foule.</p> + +<p>Le colonel Heine a parlé sur le chemin de fer du +Pacifique; M. Whitney, sur notre Exposition du +champ de Mars, et moi j'ai traité devant tous ces +mineurs la question si palpitante pour eux de l'or +et de l'argent.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_76">[Pg 76]</span></p> + +<p>J'aime ces hommes vigoureux et fiers, qui ne +demandent leur bien-être qu'à eux-mêmes et ne +comptent pas sur autrui pour arriver à quelque +chose. Dans le Colorado, comme dans toute l'Union, +on pratique la grande maxime anglo-saxonne: <i>Help +yourself!</i> Aidez-vous vous-mêmes!</p> + +<p>Je vous ai déjà parlé des pionniers venus ici avec +leur famille: on se protége, on se défend mieux +quand on est plusieurs; mais nombre d'émigrés +sont arrivés tout seuls et n'en ont pas pour cela +perdu courage. J'ai rencontré l'autre jour sur les +mines de Trail-Creek, dans un vallon étroit, caché +au milieu des bois de sapins et entouré de cimes +neigeuses, plusieurs de ces intrépides solitaires. +Un, entre autres, le docteur Howland, de Boston +(pourquoi ne le nommerai-je pas?) m'a surpris par +son calme stoïque. D'une excellente famille, ayant +reçu la meilleure éducation, il a quitté le bistouri +du chirurgien pour le pic du mineur. Un des premiers, +il est parti pour les placers du Colorado, +et il dirige aujourd'hui une mine de quartz aurifère +et un moulin mécanique à broyer et amalgamer la +roche.</p> + +<p>La première fois que j'ai vu le docteur, il m'a +montré avec une certaine fierté les beaux échantillons +qu'il a trouvés lui-même. Sur une planche +appendue au mur, dans sa cabane, sont quelques<span class="pagenum" id="Page_77">[Pg 77]</span> +livres de science appliquée: des traités de chimie, +de métallurgie, d'exploitation des mines, un cours +de minéralogie. Quelques-uns de ces livres sont +écrits en français. Il y a, là aussi, souvenir des premières +études, un Galien dans l'original, en latin.</p> + +<p>—Je me distrais par la lecture, m'a dit le docteur.</p> + +<p>Et comme je lui demandais si cet exil au fond +des bois et dans un vallon si triste ne lui était pas +pénible.</p> + +<p>—Je n'aime pas la société, m'a-t-il répondu. Je +suis bien ici et j'y reste.</p> + +<p>—Mais la Bible ne dit-elle pas: Malheur à celui +qui est seul! <i>Væ soli!</i></p> + +<p>—La Bible n'a pas dit cela pour moi.</p> + +<p>La localité qu'habite le docteur, déserte maintenant, +a été naguère plus vivante, plus animée. +Une série de cabanes en ruines, la plupart bâties +de troncs d'arbres et de boue, véritables <i>log-houses</i> +de pauvres pionniers, ont un moment répondu au +nom retentissant d'Oroville. Les placers se sont +bien vite épuisés, et, avec eux, ont disparu les espérances +des chercheurs, qui sont allés, sans se décourager +aucunement, exercer leurs efforts sur +d'autres points. Ils n'ont pu, comme Bias, emporter +leurs maisons sur leurs épaules: Oroville, +à peine née, est déjà une ville en ruines.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_78">[Pg 78]</span></p> + +<p>Quelques rares mineurs, tenaces, infatigables, +découvreurs obstinés, sont restés avec le docteur +Howland. Courant la montagne à mesure que la +vallée leur a fait défaut, ils ont bientôt mis à nu, +sur les flancs tributaires du Trail-Creek, des veines +de quartz aurifère. Grâce aux lois libérales qui régissent +l'exploitation des mines dans toute l'Union, +ils ont pu s'adjuger sur l'heure, moyennant quelques +formalités élémentaires, la propriété pleine +et entière de ces gîtes, sur une certaine longueur +et une profondeur indéfinie.</p> + +<p>Un de ces découvreurs est le Français Chavanne, +que j'ai deux fois rencontré sur les lieux, toujours +à l'œuvre, hardi, entreprenant, et donnant pour +sa part une très-bonne opinion des travailleurs de +notre pays. Et cependant Chavanne n'est pas content: +Franc-Comtois, il désire revoir la Comté.</p> + +<p>—Ah! monsieur l'ingénieur, me disait-il il y a +quelques jours, si vous pouviez monter une compagnie +à Paris pour faire exploiter tous ces filons, +je vous les donnerais pour rien, et j'irais en France +revoir mon vieux père. J'ai bien envie de retourner +au pays.</p> + +<p>—Mais, Chavanne, au pays ou ici, il faut toujours +travailler.</p> + +<p>—C'est vrai, monsieur; mais l'Amérique, +voyez-vous, ce n'est pas la France.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_79">[Pg 79]</span></p> + +<p>—Faites donc comme ces Américains qui viennent +ici sans espoir de retour, et colonisent jusqu'aux +plateaux les plus élevés des Montagnes-Rocheuses.</p> + +<p>—Les Américains sont chez eux; moi, je n'ai +pas eu de chance. J'avais gagné de l'argent à +New-York dans l'étamage des glaces; mais le mercure, +c'est un mauvais métal, et cependant c'est +ce qui m'a donné l'idée de travailler les mines +d'or. J'ai gagné beaucoup au commencement. J'ai +vendu pas mal de filons. A présent les affaires ne +vont plus, et je voudrais bien placer les mines qui +me restent. Si vous pouviez monter une compagnie +à Paris, je vous les donnerais pour rien.</p> + +<p>Et ce disant, Chavanne me faisait les honneurs +de son <i>log-house</i>. Il me montrait, clouée à la muraille, +la carte du district aurifère de Trail-Creek, +couverte d'un réseau de filons, réels ou imaginaires, +découverts par les chercheurs de l'endroit, +les <i>prospecters</i> comme on les appelle.</p> + +<p>Ces coureurs de montagnes, ces chasseurs de +veines métalliques, qui remettent en mémoire les +<i>buscones</i> ou <i>cateadores</i> du Pérou et du Chili, les +<i>gambusinos</i>, les <i>rebuscadores</i> du Mexique, ont eu +dès les premiers temps, dans le Colorado, d'illustres +représentants. C'est l'un d'eux, Gregory, ancien +mineur de l'État aurifère de Georgie, qui a<span class="pagenum" id="Page_80">[Pg 80]</span> +découvert, à Central City, le fameux filon qui porte +son nom. C'était au commencement de l'exploitation. +«Si les ruisseaux aux pieds des Montagnes-Rocheuses +roulent de l'or, s'était dit Gregory, les +montagnes doivent en renfermer.» Et il était +parti, seul, à pied, gravissant les pentes roides des +vallées où nul n'était entré avant lui. Il portait sur +son dos ses vivres, ses outils. Au bout de quelques +jours, il arrive au lieu où est aujourd'hui Central-City, +à plus de 2,500 mètres d'élévation, et, là, +trouve la veine tant cherchée, et des pépites d'or +grosses comme des noix.</p> + +<p>Mais Gregory n'a plus de vivres et un ouragan +de neige s'élève. Comme quelques vainqueurs, +va-t-il périr au milieu même de son triomphe? Il +descend à Auraria, à la Cité des Plaines, aujourd'hui +Denver, et, là, fait confidence à un ami de sa +trouvaille. Tous deux reviennent sur le gîte, +l'exploitent avec activité, et, au bout de quelques +jours, rentrent chargés d'or à la ville. Aussitôt le +bruit de cette découverte se répand, et une armée +de mineurs accourt dans les défilés des Montagnes-Rocheuses.</p> + +<p>Telle a été l'origine de l'exploitation métallifère +à Central City, tels sont les faits qui ont donné +naissance à cette ville et aux cités voisines de +Black-Hawk et de Nevada.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_81">[Pg 81]</span></p> + +<p>La découverte des mines d'argent de Georgetown +est due à des circonstances analogues. Un beau +jour, en 1864, le <i>gouverneur</i> Steele,—que j'ai eu +le plaisir de rencontrer à Georgetown, et qui a +reçu, je crois, le titre qu'il porte, parce qu'il a eu +quelques chances d'être nommé gouverneur du +Colorado,—le gouverneur Steele part avec quelques +amis.</p> + +<p>«Montons sur la cime des montagnes, leur +dit-il; il doit y avoir là-haut des mines d'argent.» +Et les uns se dirigent d'un côté, les autres +d'un autre. On se rejoindra sur le Snake-Range (la +crête du Serpent), à 3,500 mètres de hauteur. On +reste plusieurs jours dans les défilés, sur les cols. +A la fin, un des chasseurs découvre un filon très-riche +en minerai d'argent.</p> + +<p>Quand on a trouvé un filon, on en trouve bientôt +un autre. Bref, un nouveau district métallifère se +fonde, celui d'Argentine, rival de celui de Gregory. +La seule différence est qu'ici on exploite l'or, et là +l'argent.</p> + +<p>C'est avec de tels hommes et par de tels moyens +que le Colorado s'est formé, développé, et que le +travail des mines y a de plus en plus progressé. A +Georgetown, à côté des gouverneurs Steele, Patterson, +etc., j'ai rencontré des chercheurs encore plus +nomades, de vrais aventuriers des montagnes, par<span class="pagenum" id="Page_82">[Pg 82]</span> +exemple l'Américain Brown, qui a découvert sa +bonne part de filons.</p> + +<p>«Je gravis les plus hautes crêtes, me disait-il, +tout seul, portant moi-même mon pic, mon marteau +et des provisions pour plusieurs jours. Je +cherche, je flaire, je gratte le gazon; et sous +l'herbe, peu à peu, je finis par découvrir les têtes +des veines métalliques. Je les reconnais à des +lignes de quartz blanchâtre, décomposé, pourri, +jauni par le fer, quelquefois taché de points brillants +d'un gris d'acier. Enfin je découvre les veines +et c'est là ce que je veux. Alors seulement je +prends la boussole, je <i>claime</i> le gîte, c'est-à-dire +que je définis géométriquement ma propriété. +Comme inventeur, j'ai droit, vous le savez, à +3,000 pieds de filon. Je les fais inscrire chez le +<i>recorder</i> ou greffier du district. Je paye la taxe, +c'est peu de chose: 4 dollars, 20 francs de votre +monnaie, et tout est dit. Mon filon est porté sur le +registre du district avec le nom dont je l'ai baptisé; +j'en suis le seul propriétaire. J'en ai ainsi quelques-uns +à vendre, en voulez-vous?»</p> + +<p>Et Brown me montrait, sur les hauts sommets +de Georgetown, des lignes de filons qui couraient +à perte de vue au pied même des glaciers, +et sur lesquelles il fallait toute une journée pour +grimper.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_83">[Pg 83]</span></p> + +<p>Le prospecteur était vêtu d'un habit de peau de +daim à franges, orné de broderies en forme d'arabesques; +il avait des culottes de cuir comme les +Peaux-Rouges. Il portait les grosses bottes du pionnier, +enfin le chapeau de feutre à larges bords du +trappeur des prairies.</p> + +<p>«—Tout cela m'a bien coûté 200 dollars (1,000 +francs), me dit-il. J'ai depuis longtemps envie d'aller +à Paris. Je veux me promener sur les boulevards +avec mon costume de trappeur. Croyez-vous +que je ferai figure?</p> + +<p>—C'est cette année, Brown, qu'il eût fallu aller +à Paris. A l'Exposition du champ de Mars, vous +auriez attiré la curiosité publique avec les Japonaises +et les petites Chinoises qu'on exhibe là-bas, +à côté des produits de l'industrie.</p> + +<p>—C'est trop tard à présent; mais vous me verrez +un jour sur les boulevards avec mon costume, +sachez-le bien.»</p> + +<p>Que dites-vous de tous ces énergiques travailleurs, +mon cher ami, vous qui lisez tranquillement +cette lettre à Paris? Croyez-vous que tous ces +hommes représentent dignement dans le Grand-Ouest +l'avant-garde de la civilisation? Oui, n'est-ce +pas? et ils la représentent sans distinction de +nationalité. Si j'avais le temps, si je ne craignais +de fatiguer votre attention, je ferais passer devant<span class="pagenum" id="Page_84">[Pg 84]</span> +vos yeux d'autres types de mineurs, de pionniers: +l'Espagnol Dominguez, marié avec une Française; +des capitaines de mines venus du Cornouailles +anglais; des prospecteurs, des exploitants de filons: +Irlandais, Allemands, Italiens, Canadiens, +Français; vous verriez en un mot la légion honnête +et virile des travailleurs passer devant vous, chacun +avec les caractères distinctifs de sa race, et +tous avec un caractère commun, celui de la persistance, +de l'énergie, du sang-froid, qui fait les bons +pionniers et les véritables colons. Mais c'en est +assez pour aujourd'hui; je vous parlerai bientôt +des mines après vous avoir parlé des mineurs.</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_85">[Pg 85]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="VIII">VIII</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">L'OR ET L'ARGENT.</h2> + + +<p class="right"> +Golden City, au pied des Montagnes-Rocheuses,<br> +26 octobre. +</p> + +<p>Au moment de dire adieu au Colorado, où j'ai +passé des jours si bien remplis, je viens vous +reparler de ses mines, j'entends ses mines d'or et +d'argent. Je pourrais vous entretenir aussi du +charbon, que l'on trouve partout à une faible profondeur +sous le sol des prairies; du fer, qui gît à +côté du charbon; du sel, qu'on rencontre en abondance +dans les <i>parcs</i> (c'est ainsi qu'on nomme les +hauts plateaux boisés et gazonnés où habitent les +Yutes); des eaux sulfureuses, alcalines, gazeuses +qui sourdent de terre en tant d'endroits. Mais l'or +et l'argent priment ici toute autre exploitation, et<span class="pagenum" id="Page_86">[Pg 86]</span> +c'est justice. N'ont-ils pas donné naissance au pays, +ne lui ont-ils pas permis de se peupler, de se développer? +Ici, comme dans la formation de toute +société, le travail des mines métalliques est +venu avant tous les autres, avant même l'agriculture; +ici, comme partout, le pic a précédé la +charrue.</p> + +<p>Dès les premiers jours, je vous l'ai déjà écrit, +chacun s'est porté sur les filons avec une ardeur +sans exemple. Il y a eu pour l'extraction de ces richesses +souterraines une véritable fièvre, et tous +les banquiers des États de l'Est ont à l'envi prêté +leurs capitaux, envoyé leurs agents à ce territoire, +où l'on a cru un moment voir naître une seconde +Californie.</p> + +<p>La réaction est venue bien vite, non pas seulement +à cause de la guerre de sécession et de la +guerre avec les Indiens, qui ont toutes les deux +éloigné de cette jeune colonie le flot des émigrants, +mais aussi pour d'autres raisons, peut-être +non moins graves, sur lesquelles je dois maintenant +insister et appeler toute votre attention.</p> + +<p>Dans les placers proprement dits, l'or se retrouve +en paillettes, en pépites, et le métal est +toujours à l'état natif ou de métal pur. A cause de +son grand poids, aucune difficulté n'existe pour le +séparer des sables au milieu desquels on le rencontre;<span class="pagenum" id="Page_87">[Pg 87]</span> +un lavage plus où moins perfectionné +suffit, exécuté par des appareils plus ou moins ingénieux. +Les matières légères s'en vont avec l'eau, +l'or reste. On peut faire usage aussi de l'amalgamation, +c'est-à-dire de l'attaque de l'or par le mercure. +Ce dernier métal jouit, comme vous le savez, +de la propriété de dissoudre l'or, absolument +comme l'eau dissout le sucre, et de le rendre ensuite +par la distillation, si bien que l'on peut en +ce cas dire familièrement que l'or est comme le sucre +candi du mercure.</p> + +<p>Mais voici bien une autre affaire avec les minerais +de filons. Ici l'or n'existe plus à l'état natif, +j'entends dans le Colorado, mais à l'état de <i>sulfuret</i>, +comme on dit en Amérique, ou, si vous voulez, à +l'état de combinaison intime avec des sulfures de +fer, de plomb, de cuivre de zinc, d'où il est très-difficile +de l'extraire entièrement.</p> + +<p>L'argent accompagne très-souvent l'or. Seul ou +allié à ce dernier métal, l'argent n'est jamais pur, +mais toujours à l'état de sulfure, soit simple, soit +multiple, ou à l'état de chlorure, iodure, bromure, +etc., c'est-à-dire de combinaison avec le +chlore, le brome, l'iode. Toutes ces combinaisons +sont généralement très-complexes, et il est presque +aussi difficile que pour l'or de retirer tout l'argent +contenu dans ces minerais.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_88">[Pg 88]</span></p> + +<p>Je ne veux pas vous faire ici de dissertation +métallurgique, pas plus que je ne vous ai fatigué de +géologie, à propos du gisement de ces mines; je +veux seulement vous dire que, par les procédés +les plus délicats de pulvérisation, de calcination +ou de grillage par le feu, en présence ou non de la +vapeur d'eau, d'amalgamation ou de dissolution +dans le mercure, de chloruration ou d'attaque +par le sel marin, le chlore, l'acide chlorhydrique, +qui décomposent les sulfures métalliques, je veux +vous dire que, par tous ces procédés, on n'est +jamais arrivé à retirer plus des trois quarts de l'or +ou de l'argent combinés dans les minerais du Colorado.</p> + +<p>Souvent même le tiers seulement ou la moitié, +quelquefois le quart à peine des métaux précieux +ont été <i>sauvés</i>, comme disent les mineurs.</p> + +<p>Ce fait s'est déjà présenté en Californie, où l'on +est encore à attendre la découverte d'un procédé +définitif de traitement métallurgique; mais nulle +part, comme dans le Colorado, toutes les mines à +la fois n'ont eu à lutter contre la même difficulté, +qui semble presque insurmontable.</p> + +<p>Ici le problème à résoudre est plus que jamais +sérieux; de sa solution dépend en effet en partie +l'avenir de ce territoire. Bien que tout le monde, +dès le premier jour, se soit mis à l'œuvre, chimistes,<span class="pagenum" id="Page_89">[Pg 89]</span> +métallurgistes, ingénieurs, savants (je ne +parle pas des chevaliers d'industrie ou des contrefacteurs), +et que chacun, dans cette espèce de +course au clocher, ait apporté son procédé qu'il +croyait le meilleur, aucun procédé n'a encore +réussi, et le prix est toujours à donner à l'heureux +inventeur du traitement des sulfures naturels +auro-argentifères. Celui qui trouvera le moyen de +retirer <i>par des systèmes pratiques, et non par des +méthodes de laboratoire</i>, des minerais du Colorado, +et subsidiairement de ceux du Montana, de l'Idaho, +de la Nevada, de la Californie, en proie aux mêmes +difficultés, toute la quantité d'or et d'argent qu'ils +renferment et que l'analyse dévoile, celui-là aura +fait sa fortune; il sera, du jour au lendemain, riche +à millions, et, du même coup, il aura donné à +la colonisation des États et des territoires du +Grand-Ouest américain l'impulsion la plus féconde. +Ce sera là une fortune bien acquise. Voilà les +vrais inventeurs et non ceux qui cherchent +péniblement la contrefaçon de procédés déjà +connus.</p> + +<p>Mais, que dis-je? voilà les vrais inventeurs! Celui +qui apportera au Colorado le mode de traitement +métallurgique qu'on attend depuis plusieurs +années, celui-là sera non-seulement le bienfaiteur +de ce territoire et de tous ceux du <i>Far-West</i>; il faudra<span class="pagenum" id="Page_90">[Pg 90]</span> +aussi, tant la nouvelle invention sera fertile +en résultats, le proclamer solennellement un +des bienfaiteurs du genre humain. Allons, métallurgistes, +à l'œuvre! qui de vous va devenir le +grand homme que l'on attend?</p> + +<p>Et vous, qui recevez ces lettres à Paris, dites +donc aux maîtres de la chimie française, et ils sont +nombreux, d'allumer leurs fourneaux pour cette +grande recherche, et de se montrer, cette fois encore, +comme ils l'ont fait en tant d'autres circonstances, +les dignes successeurs des Lavoisier, des +Berthollet, des Thénard.</p> + +<p>C'est une curieuse destinée que celle de l'Amérique +du Nord, d'être, non-seulement le pays de +l'avenir, celui vers lequel gravitent aujourd'hui +tous les émigrants, tous les colons, celui qui, dans +peu de temps, va changer peut-être les lois du +monde politique et commercial, mais d'être aussi +le pays qui produit, à cette heure, le plus d'or et +d'argent sur tout le globe.</p> + +<p>D'un océan à l'autre, soit qu'on suive la chaîne +littorale atlantique, les monts Apalaches, +Alleghanys, etc., soit qu'on parcoure la chaîne +centrale du grand continent, les Montagnes-Rocheuses, +d'où je vous écris en ce moment, ou la +chaîne qui regarde le Pacifique, la Sierra Nevada, +les placers, les filons d'or et d'argent sont partout<span class="pagenum" id="Page_91">[Pg 91]</span> +répandus; partout, au pied, aux flancs, an sommet +des montagnes, courent souterrainement des +veines de ces métaux. Quand on croit les gîtes +épuisés, de nouvelles mines apparaissent. Après +les gîtes d'or de la Californie, les plus féconds, les +plus étendus dont l'histoire fasse mention, on découvre +les mines argentifères de la Nevada, plus +riches à elles seules que toutes celles de l'Amérique +espagnole.</p> + +<p>Puis sont venues les mines d'or et d'argent du +Colorado, de l'Idaho, du Montana, de l'Orégon, de +l'Arizona, dont quelques-unes le disputent aux +précédentes pour la richesse et l'étendue des +veines, pour l'abondance de la production.</p> + +<p>C'est là un fait nouveau dans l'histoire de l'Amérique +du Nord, de fournir aujourd'hui plus de la +moitié dans le milliard de francs en or et en argent +que produit annuellement le globe<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>. Ce fait +ne s'est révélé que depuis peu de temps, mais il +n'a pas échappé aux hommes d'État qui gouvernent +l'Union.</p> + +<div class="footnote"> + +<p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2" class="label">[2]</a> Voici, d'après des renseignements officiels, quelle a dû être +la production d'or et d'argent des États-Unis en 1867, une année +des moins favorisées:</p> + +<table> +<tr><td>Californie </td><td> 125,000,000 fr.</td></tr> +<tr><td>Nevada </td><td> 100,000,000</td></tr> +<tr><td>Montana </td><td> 60,000,000</td></tr> +<tr><td>Idaho </td><td> 30,000,000</td></tr> +<tr><td>Colorado </td><td> 25,000,000</td></tr> +<tr><td>Orégon </td><td> 10,000,000</td></tr> +<tr><td>Autres États ou territoires </td><td> 25,000,000</td></tr> +<tr><td> </td><td> —————- </td></tr> +<tr><td>Total de la production d'or et d'argent <br> +aux États-Unis en 1867</td><td> 375,000,000 fr.</td></tr> +</table> + + +</div> + +<p><span class="pagenum" id="Page_92">[Pg 92]</span></p> + +<p>Chaque année, dans son message, le président +fait connaître les détails statistiques de la production +de l'or et de l'argent, et d'année, en année, il +a généralement lieu de féliciter le pays des résultats +et des progrès obtenus.</p> + +<p>Aux États-Unis, on ne se contente pas de savoir, +on veut voir. Aussi ces mines du Grand-Ouest, dont +le monde s'entretient, sont-elles l'objet de nombreuses +visites, non-seulement de la part des savants, +des ingénieurs, mais aussi des journalistes, +des économistes, des hommes d'État de l'Union. +Un des politiques les plus connus en Amérique et +des plus modérés, M. Colfax, le même que la voix +publique semble désigner aux élections prochaines +pour la vice-présidence, si le général Grant est +nommé président, a raconté dans un de ses nombreux +<i>speeches</i> ses visites aux mines d'or et d'argent +du <i>Far-West</i>, en 1865. Il était alors et il est +encore président (<i>speaker</i>) de la chambre des représentants +à Washington, et il profita des vacances +de la session pour aller voir, dit-il, dans +l'extrême-ouest, de vrais mineurs, de vrais Indiens, +de vrais Mormons. Il partit dans la diligence +transcontinentale, accompagné de quelques<span class="pagenum" id="Page_93">[Pg 93]</span> +amis, entre autres d'un journaliste de Springfield +(Massachusetts), M. Bowles, qui a laissé de ce +voyage une intéressante description.</p> + +<p>La veille de son départ, le 14 avril, M. Colfax +alla prendre congé du président.</p> + +<p>«Je veux, lui dit Lincoln, que vous soyez mon +interprète auprès des mineurs que vous allez visiter. +J'ai la plus large idée de la richesse minérale +de notre pays, je la crois inépuisable. Elle +abonde dans tout l'Ouest, des Montagnes-Rocheuses +au Pacifique, et l'exploitation en est à peine commencée. +Pendant la guerre, alors que nous ajoutions +chaque jour une couple de millions de dollars +à notre dette nationale, je n'avais pas le loisir +d'encourager chez nous la production des métaux +précieux, nous avions d'abord la nation à sauver; +mais à présent que nous connaissons le montant +de notre dette, plus nos mines extrairont d'or et +d'argent, et plus nous effectuerons facilement le +payement de ce que nous devons.</p> + +<p>«Je veux désormais, ajouta-t-il avec une grande +animation, féconder nos exploitations souterraines +par tous les moyens qui sont en mon pouvoir. +Nous comptons par centaines de mille les soldats +congédiés, et l'on craint que le retour dans leurs +foyers d'un si grand nombre d'hommes ne paralyse +l'industrie en lui fournissant tout à coup<span class="pagenum" id="Page_94">[Pg 94]</span> +un plus grand nombre de bras que celui dont +elle a besoin. Je veux essayer d'attirer ces +hommes vers les richesses cachées de nos montagnes, +où il y a assez de place pour tous. L'immigration, +même pendant la guerre, ne s'est pas +arrêtée, et nous recevons sur nos rivages un chiffre +toujours plus imposant chaque année du trop-plein +des habitants de l'Europe. J'ai l'intention de diriger +ces immigrants sur les mines d'or et d'argent +qui gisent pour eux dans l'Ouest.</p> + +<p>«Dites aux mineurs, de ma part, que je prendrai +leurs intérêts autant qu'il sera en moi de le faire, +parce que de leur prospérité dépend celle du pays. +Oui, s'écria-t-il en finissant, tandis que ses yeux +brillaient d'enthousiasme, nous prouverons en +très-peu d'années que nous sommes le trésor du +globe!»</p> + +<p>Ici, je vous entends me dire: «Où donc avez-vous +pris ces paroles de Lincoln?» Je viens de les +traduire textuellement d'un discours que M. Colfax +prononça devant les mineurs du Colorado, à Central +City, le 27 mai 1865. Vous voyez que nous +n'avons pas été les seuls à faire des conférences devant +les braves pionniers des Montagnes-Rocheuses, +et que le président de l'assemblée législative à +Washington nous avait précédé lui-même dans +cette voie.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_95">[Pg 95]</span></p> + +<p>Le soir de ce même jour, 14 avril 1865, M. Colfax +retourna de nouveau vers Lincoln et le trouva +partant pour le théâtre. Lincoln l'invita à l'accompagner. +Ayant pris d'autres engagements pour la +soirée, et devant d'ailleurs quitter Washington le +lendemain matin, M. Colfax ne put accepter cette +invitation. Comme le président franchissait la +porte de la Maison Blanche, et serrait la main au +voyageur:</p> + +<p>«N'oubliez pas, Colfax, lui dit-il, notre conversation +d'aujourd'hui; rapportez à ces mineurs ce +que je vous ai dit pour eux. Bon voyage! je vous +enverrai un télégramme à San-Francisco. Adieu!»</p> + +<p>Ce furent les derniers adieux de Lincoln, et +les dernières paroles qu'il prononça sur les affaires +du pays; c'est peut-être moins d'une +heure après que l'ancien comédien John Booth +le tuait à bout portant, d'un coup de pistolet, +dans une loge d'avant-scène au théâtre Ford.</p> + +<p>Et maintenant je ne vous dis pas adieu, comme +le président martyr à M. Colfax; je vous dis au revoir! +Je repars demain pour Denver, et de là pour +Chayennes. Cette ville naissait à peine lors de mon +arrivée dans les prairies, il y a un mois; aujourd'hui +elle a 3,000 habitants. Il y a un mois, le +chemin de fer du Pacifique s'arrêtait à Julesburg; +aujourd'hui il a gagné Chayennes, qui est à 140<span class="pagenum" id="Page_96">[Pg 96]</span> +milles ou 225 kilomètres plus à l'ouest, au pied +même des Montagnes-Rocheuses. Il faut bien aller +saluer ces merveilles, voir comment poussent les +villes et les chemins de fer aux États-Unis, et de +là aller dire bonjour aux Peaux-Rouges du Dakota, +les Sioux, les Corbeaux, les Gros-Ventres.</p> + +<p>Les touristes de la Méditerranée disent: «Voir +Naples et puis mourir!» Moi, humble excursionniste +des prairies du <i>Far-West</i>, je dis: «Voir les +Peaux-Rouges et se faire scalper, mais au moins +voir les Peaux-Rouges!»</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_97">[Pg 97]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="IX">IX</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">LA NAISSANCE D'UNE VILLE.</h2> + + +<p class="right"> +Chayennes, territoire de Dakota, au fond des<br> +prairies, 1<sup>er</sup> novembre. +</p> + +<p>Nous sommes partis hier matin de Denver, dans +la diligence continentale et par le plus beau temps +du monde. Le coche était plein, dedans, dehors, +non de bagages, mais de voyageurs. Nous +étions neuf dans la boîte intérieure, trois sur +chaque rang: je vous laisse à juger quel supplice!</p> + +<p>J'avais à côté de moi un révérend de gros calibre +qui laissait le Colorado où il n'avait pas fait +ses affaires, pour aller à Chicago diriger un journal +et une imprimerie appartenant à la secte qu'il +défendait.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_98">[Pg 98]</span></p> + +<p>Devant moi était un ingénieur allemand, d'une +corpulence non moins formidable, et qui s'en retournait +dans le Wisconsin pour y reprendre la +direction d'importantes mines de zinc, après être +venu faire une promenade minéralogique de quelques +mois dans les Montagnes-Rocheuses.</p> + +<p>Faut-il parler de mes autres compagnons? Vous +les connaissez en partie: le colonel Heine, +M. Whitney. Un troisième est un journaliste de +Central City, propriétaire de mines dans le Colorado, +et inventeur d'un procédé nouveau pour le +traitement des sulfures aurifères; qui n'a pas inventé +ici son petit procédé? Il se rend dans les +États de l'Est pour tirer parti de sa découverte, +former une compagnie. En Amérique on fait +ainsi 2,000 lieues sous le plus léger prétexte.</p> + +<p>Nous avons cette fois laissé nos armes avec nos +bagages. Pas d'Indiens dévastateurs sur la route. +A la lune d'octobre, la paix a été solennellement +signée dans le Kansas par les commissaires de +l'Union avec les cinq grandes nations du Sud: les +Apaches, les Kayoways, les Comanches, les Arrapahoes, +les Chayennes. Nous pourrons voyager et +dormir tranquilles sur la route du grand désert, +à travers le pays des hautes herbes. Que le Manitou +ou Grand Esprit en soit loué!</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_99">[Pg 99]</span></p> + +<p>A la Porte (encore un nom franco-canadien +respecté par la géographie américaine), nous avons +laissé la diligence continentale poursuivre sa +route vers le pays des Mormons, ces heureux polygames, +et de là vers l'État sauvage de Nevada aux +mines d'argent inépuisables, enfin vers la fertile +Californie. Un coche supplémentaire est venu au-devant +des voyageurs à destination de Chayennes +et des États de l'Est. Nous étions presque tous de +ce nombre, et nous avons remis à une autre fois +notre visite aux <i>Saints du dernier jour</i>, car le +pape des Mormons, Brigham Young, pendant +que nous étions encore dans le Colorado, nous +a écrit qu'il nous attendait.</p> + +<p>Quel beau temps nous avons eu pendant ce +voyage d'une centaine de milles à travers les +grandes plaines! Le trajet a duré vingt-quatre +heures. Le ciel était, comme pendant tout le mois +précédent, sans aucun nuage, aucune vapeur ne +voilait la transparence de l'atmosphère, et l'air, +ainsi qu'il est naturel à ces hauteurs, était d'une +légèreté exceptionnelle. La température était printanière, +et un splendide tableau s'est déroulé +à notre vue tout le long du chemin.</p> + +<p>Le profil des Montagnes-Rocheuses offre un +coup d'œil des plus féeriques. Au Sud, le pic de +Pike porte jusqu'aux nues sa cime neigeuse,<span class="pagenum" id="Page_100">[Pg 100]</span> +haute de plus de 4,200 mètres, et garde le nom du +célèbre explorateur, le capitaine Pike, qui l'a le +premier mesuré en 1806.</p> + +<p>Au nord, le pic de Long, baptisé en 1820, par +un autre hardi voyageur, le colonel Long, élève +à la même hauteur sa cime non moins pittoresque.</p> + +<p>Les deux pics sont séparés par un intervalle de +170 milles, et cependant l'œil les embrasse à la fois.</p> + +<p>Vu sous un certain angle, le pic de Long présente +deux pointes isolées: de là le nom de <i>pic +des deux Oreilles</i> que lui avaient donné les anciens +coureurs des prairies, les trappeurs et les traitants +canadiens. Dès le dix-septième siècle, ceux-ci fréquentaient +ces parages et avaient certainement découvert, +avant le capitaine Pike et le colonel Long, +les pics qui devaient immortaliser ces derniers. +De quelque côté du Missouri ou du Mississipi que +l'on vienne, quand on s'est avancé de quelques +centaines de milles dans les prairies, on ne tarde +pas en effet de découvrir l'un ou l'autre de ces +pics, et souvent tous les deux à la fois. On s'oriente +même sur ces montagnes, comme le marin sur +l'étoile polaire.</p> + +<p>Entre les deux pics est le mont Lincoln, plus +élevé encore que les précédents et plus haut que +notre mont Blanc, puisqu'il dépasse, dit-on, 5,000 +mètres.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_101">[Pg 101]</span></p> + +<p>Le mont Lincoln a été ainsi nommé en l'honneur +du président martyr, qui n'avait pas besoin de +ce baptême pour que son nom, pur entre tous, +passât jusqu'à la plus lointaine prospérité.</p> + +<p>Cette magnifique ligne de montagnes est la plus +belle de l'Amérique du Nord. Dans le Colorado, +qu'elle recoupe le long d'un méridien, elle apparaît, +à travers l'atmosphère transparente et limpide, +comme une masse ondoyante aux tons bleus et violets, +qui rappellent ceux de l'Apennin. Toutefois +les découpures de la montagne péninsulaire, bien +qu'ayant été chantées par Horace et tant d'autres +poëtes, n'ont pas les vives allures de cette partie +des Montagnes-Rocheuses, toute composée de granits +aigus ou de schistes aux lits contournés. Le +ciel du Colorado rappelle aussi le ciel de l'Italie. +Chacun fait ces rapprochements, et le voyageur +venu de l'Europe croit être près de son pays, +tandis que 3,000 lieues l'en séparent.</p> + +<p>Après une aussi douce journée et d'aussi agréables +impressions, quel réveil nous avons eu! +Pascal disait: «Vérité en deçà des Pyrénées, erreur +au delà!» nous aurions pu dire en touchant +au terme de notre route: «Beau temps en deçà +du Colorado, tempête au delà!» Ce matin, en arrivant +à Chayennes, sur ce plateau dont l'altitude +dépasse 2,000 mètres, nous avons essuyé un véritable<span class="pagenum" id="Page_102">[Pg 102]</span> +cyclone comme en plein Océan. Le vent, venant +des montagnes, avait passé sur leurs cimes +glacées. Il était froid comme en hiver, soufflait +avec une épouvantable violence, et soulevait en +épais tourbillons le sable siliceux de la prairie. +Dès novembre, la saison change ici brusquement, +et, de trois en trois jours, des coups de vent, mêlés +de neige, s'élèvent soudainement. Puis le soleil +reprend le dessus, et le ciel offre, comme en été, +une transparence d'azur.</p> + +<p>Nous sommes allés frapper à la maison, si +vous préférez, à l'hôtel du Doge, <i>Dodge house</i>, où +l'on nous a offert, si nous étions fatigués, de nous +reposer dans la chambre commune. Il n'y avait +pas moins de trente lits, la plupart occupés par +deux dormeurs à la fois. Les usages démocratiques +du <i>Far-West</i> autorisent cette fraternité nocturne, +et l'Américain s'y prête de fort bonne grâce.</p> + +<p>Nous avons jugé convenable de ne partager le +lit de personne; mais dans le salon commun, où +chacun faisait sa toilette, il a bien fallu user des +mêmes brosses, des mêmes peignes et, disons-le, +de la même serviette. J'ai fait rouler le lin maculé, +tacheté de marques noirâtres, jusqu'à trouver +une place intacte, et je m'en suis bravement +frotté la face. Qu'y faire? comme disait cet Espagnol: +<i>Es la costumbre del pais</i>. C'est la coutume<span class="pagenum" id="Page_103">[Pg 103]</span> +du pays; il faut s'y plier comme tout le monde, on +serait mal venu de faire ici le délicat.</p> + +<p>Le buvetier de la maison du Doge, qui distribue +à ses nombreux chalands l'<i>ale</i> et le <i>whisky</i>, nous +demande de lui laisser nos armes. Carabines et +revolvers n'ont plus droit, sous peine d'une sévère +amende, de se montrer en ville, et cette décision +a été prise par le conseil municipal de Chayennes, +à la suite de quelques rixes qui ont eu lieu tout récemment. +De plus, on a chassé les délinquants qui +troublaient la paix publique et donnaient le scandale +dans cette ville née d'hier. Bravo! et voilà qui +promet. On sort sans armes et l'on ne se promène +qu'au milieu d'honnêtes gens. Et dire qu'il a fallu +pour cela venir au fond des prairies, au pied des +Montagnes-Rocheuses, à 520 milles à l'ouest du +Missouri!</p> + +<p>J'entends partout le bruit de la scie et du marteau; +partout s'élèvent des maisons de bois, partout +s'alignent les rues, qui se coupent d'équerre et +non sous des angles obliques, à l'européenne. Ces +rues, on n'a pas le temps de leur chercher des +noms. Ce sont les rues n<sup>os</sup> 1, 2, 3, 4..., ou A, B, +C, D..., etc.</p> + +<p>Que Fénelon serait content, si son ombre passait +par ici! il a rêvé une ville idéale, Salente: la +voilà. Voilà Chayennes, la cité magique, la merveille<span class="pagenum" id="Page_104">[Pg 104]</span> +du désert, comme l'appellent déjà les pionniers, +et non la ville venteuse, comme disait ce +matin un des voyageurs qui nous ont quittés, et qui +est reparti pour les États de l'Est.</p> + +<p>Voilà Chayennes: elle n'existait pas au mois de +juillet dernier, et les Indiens dont elle a pris le +nom campaient dans le voisinage. Ils y scalpaient +encore les blancs, témoin deux soldats du fort +Russell, situé à 2 milles de là, qu'ils ont un +jour trouvés seuls et sans défense, et qu'ils ont impitoyablement +tués.</p> + +<p>A la fin du mois de juillet, une compagnie se +fonde pour l'édification de la ville. Tout aussitôt +un maire, un conseil municipal est nommé. Quel +nom donnera-t-on à la cité qui va naître? Eh, mon +Dieu! le nom des Indiens de l'endroit, ne sera-ce +pas dans quelque temps tout ce qui restera de ces +Peaux-Rouges dans les prairies colonisées?</p> + +<p>La voilà donc la moderne Salente! Déjà partout +des magasins, surtout d'habits confectionnés, des +restaurants, des buvettes, des hôtels. Se vêtir, +manger, boire et dormir, dit l'Américain, telles +sont les quatre nécessités à satisfaire dans toute +colonisation naissante. Déjà deux imprimeries, +deux journaux, des boutiques de librairie, des bureaux +de banque, des diligences, puis la poste et +le télégraphe, qui portent si loin et la vie et le<span class="pagenum" id="Page_105">[Pg 105]</span> +mouvement. Et combien d'habitants a cette ville +qui vient de sortir de terre? Plus de 3,000. Elle a +gagné un millier d'habitants chaque mois, et le +chemin de fer ne l'a pas encore rejointe. La dernière +station du grand railroad du Pacifique est +Hill's-Dale, à 20 milles à l'est de Chayennes; mais +déjà les terrassiers, les pontonniers sont là. +Chayennes n'a pas été oubliée; elle n'a fait qu'aller +en avant, <i>go ahead!</i> précédant le chemin de +fer pour que celui-ci ne l'oubliât pas au passage.</p> + +<p>Des maisons, il en arrive par centaines de Chicago, +toutes faites, j'allais dire toutes meublées, +du style, des dimensions et des dispositions que +l'on désire. A Chicago, on confectionne des maisons +comme, à Paris, à la <i>Belle Jardinière</i>, on confectionne +des habits. Entrez! Voulez-vous un palais, +une chaumière, maison de ville ou maison des +champs; voulez-vous du dorique, du toscan ou du +corinthien? voulez-vous un ou deux étages, un +attique, des combles à la Mansart? voilà! vous êtes +servis!</p> + +<p>Il n'y manque que les habitants, n'est-ce pas? +car ceux-là, on ne les vend point; mais les habitants +sont venus. Des États du Missouri et du Mississipi, +du Colorado lui-même, ce jeune territoire, +le grand exode a recommencé. Allons, pionniers<span class="pagenum" id="Page_106">[Pg 106]</span> +de l'Ouest, encore un pas en avant, encore un pas +avec le soleil! Dans tout le Colorado, nous avons +rencontré le long des routes les convois des hardis +émigrants. Hommes, femmes, enfants, avec tous +les meubles, tous les outils du colon, arrivaient +dans des fourgons traînés par les bœufs pesants +ou les mules aux longues oreilles. Le convoi marchait +lentement, et souvent suivait par derrière +une charrette chargée de planches, embryon de la +future maison. Chayennes a eu son <i>excitement</i>, et +un instant le Colorado a eu peur de se voir dépeuplé +par cette ville aux allures envahissantes.</p> + +<p>Qu'ils sont rudes et d'aspect grossier tous ces +hommes de l'Extrême-Ouest, à la longue chevelure, +au chapeau de feutre à larges bords, à la barbe +mal peignée, aux habits de couleur douteuse, aux +grosses bottes de cuir, dans lesquelles s'engouffre +le pantalon! Mais aussi quels caractères virils, +fiers, indomptables! quelle austérité, quelle patience! +Ici personne ne se plaint. Si l'on n'y est +pas mieux, c'est que cela ne se peut pas, et personne +n'y trouve à redire.</p> + +<p>Visitons cette ville âgée de trois mois, et déjà +si vivante, si animée. Voici des maisons qui changent +de place, et se promènent par les rues, portées +sur de lourds véhicules; mécontentes du +premier emplacement qu'elles ont choisi, elles<span class="pagenum" id="Page_107">[Pg 107]</span> +vont s'installer ailleurs. Les habitants n'ont pas +quitté leur demeure, et l'on voit fumer la cheminée +de tôle pendant que la maison marche. Mais +j'ai déjà été témoin de ce spectacle à New-York, à +San-Francisco. Passons.</p> + +<p>Voici le restaurant Ford, le Véfour de l'endroit. +On y fait des affaires à souhait, pour 1,000 piastres +ou 5,000 francs par jour. Calculez plutôt. Les repas +sont d'une piastre, 5 francs. On y sert tous les +jours trois repas, et chaque fois 2 à 300 personnes +prennent place aux différentes tables. Je +passe sous silence les profits de la buvette, les +extra, etc.</p> + +<p>Il y a à Chayennes bien d'autres restaurants, +mais Ford les domine tous. Il y a aussi ce qu'on +nomme pompeusement des parloirs, des salons, +des cabinets, où l'on va boire, le plus souvent +debout, l'<i>ale</i> petillante ou l'alcoolique <i>whisky</i>. Je +ne parle pas des salles de jeux, très-courues, et +qui s'ouvrent surtout la nuit. En quelques endroits +la musique attire les chalands; d'habitude c'est un +orgue de Barbarie, de forte dimension, et jouant +des airs d'opéra à grand orchestre. Cela s'expédie +d'Allemagne à toutes les buvettes un peu +importantes du Grand-Ouest. Les Allemands ici +sont nombreux; ils entendent leur musique, ils +entrent.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_108">[Pg 108]</span></p> + +<p>Quelques buvettes amusent leurs chalands par +d'autres <i>attractions</i>. Voici un diorama gigantesque; +voici un tableau de maître, où vous verrez le colonel +Corcoran conduisant au feu le brave ou, si vous +aimez mieux, le galant 69<sup>e</sup>.</p> + +<p>Les journaux ont déjà annoncé notre arrivée. Ce +n'est pas tous les jours qu'un Parisien passe par +Chayennes. Plus tard cela pourra venir. Allons +remercier ces éditeurs polis. A Chayennes (nous +avions déjà vu la même chose à Georgetown dans +le Colorado), le journaliste est à la fois son auteur, +son compositeur, son correcteur, son imprimeur, +son gérant responsable, et il résume toutes ces +fonctions sous le nom générique d'éditeur. L'<i>Argus</i>, +comme le <i>Leader</i> (le Guide), nous fait une +réception amicale. Ils nous offrent gracieusement +et gratuitement un exemplaire du numéro du jour. +Chez les vendeurs cela coûte 15 <i>cents</i>, 15 sous de +notre monnaie. Les annonces remplissent surtout +ces feuilles, de dimensions maintenant restreintes, +mais qui demain seront si étendues. Les faits divers +sont plaisants.</p> + +<p>«Charles Bell a apporté une provision de +pommes de chez les Mormons. Charley a fait +cadeau de quelques-unes de ces pommes à l'éditeur +du <i>Leader</i>. Que Charley Bell en soit béni. Les +pommes étaient excellentes. C'est le premier fruit<span class="pagenum" id="Page_109">[Pg 109]</span> +qu'on mange à Chayennes. Voilà un son de cloches +(en anglais, cloche se dit <i>bell</i>) qu'il faudra souvent +répéter.»</p> + +<p>«Hier, dit à son tour un libraire, en même +temps marchand de journaux, de cigares et de +bimbeloterie, hier il est venu un quidam dans ma +boutique. Il a tout déplié, tout lu, et le <i>Monthly +Magazine</i>, et le <i>New-York Herald</i> et le <i>Chicago Tribune</i>. +Je ne parle pas du <i>Leader</i> et de l'<i>Argus</i> de +Chayennes. Il a tout déplié et tout lu; puis il est +parti sans dire un mot, sans même remercier. +Honte soit à ce malotru!»</p> + +<p>«Demain, ajoute un révérend, je célébrerai +l'office divin dans le salon que M. A... veut bien +mettre à ma disposition. Nous n'avons pas encore +d'église, mais cela ne tardera pas. En attendant, +ceux qui viendront demain et qui ont des livres de +prières feront bien de les apporter.»</p> + +<p>Ainsi va le monde. Cette petite ville, la plus +jeune sinon la moins peuplée de toutes les villes +du globe, celle qu'aucune géographie ne mentionne +encore, fière de ses hôtels, de ses journaux, +de son merveilleux développement, de sa situation +topographique, rêve déjà le titre de capitale. Elle ne +veut pas s'annexer au Colorado, elle veut que le +Colorado, s'annexe à elle. Comme elle est la seule +ville du Dakota et que ce territoire est encore absolument<span class="pagenum" id="Page_110">[Pg 110]</span> +désert, elle ne veut pas non plus faire partie +du Dakota. Elle rêve de détacher de ce territoire, +de ceux du Colorado et de l'Utah, un lambeau +qui s'appellera le Wyoming, dont elle sera le +centre<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>. Ainsi naît le patriotisme local; ainsi +commencent les questions de clocher, au milieu +même du grand désert. Tous les jours, les premiers +Chayennes du <i>Leader</i> et de l'<i>Argus</i> sont pleins de +ces débats, et la discussion s'envenime avec les +journaux de Denver et de Central City, qui répondent +orgueilleusement à Chayennes en l'appelant +la Ville venteuse ou la Ville de paille. Si Denver +n'était pas si loin, qui sait si quelque coup de +revolver ne serait pas tiré de part ou d'autre pour +appuyer les arguments écrits?</p> + +<div class="footnote"> + +<p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3" class="label">[3]</a> Et Chayennes est arrivée à ses fins. Dès 1868, un acte du Congrès +décrétait la formation de ce territoire de Wyoming.</p> + +</div> + +<p>Cette ville me plaît, et je regrette de n'y pouvoir +passer la nuit; mais il n'y a nulle part de lit disponible, +même dans les dortoirs communs. A la +hâte, je jette cette lettre à la poste, et je me rends +au fort Russell avec mon brave compagnon, le colonel +Heine (M. Whitney est retourné à Boston ce +matin). Au fort, le colonel connaît d'anciens compagnons +d'armes, et nous trouverons bien une +tente pour nous y installer quelques jours.</p> + +<p>Puis nous irons voir les Peaux-Rouges du Dakota,<span class="pagenum" id="Page_111">[Pg 111]</span> +avec la commission de paix indienne qui va se +rendre au fort Laramie pour traiter avec les tribus +du Nord comme elle vient de le faire avec celles du +Sud. Aller au fond des prairies sans voir les sauvages, +ne serait-ce pas aller à Rome sans voir le +pape?</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_112">[Pg 112]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="X">X</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">LES SOLDATS DU DÉSERT.</h2> + + +<p class="right"> +Fort Russell (Dakota), sous la tente,<br> +1<sup>er</sup> novembre. +</p> + +<p>L'hospitalité la plus cordiale nous attendait ici, +et nous avons échangé avec plaisir le dortoir commun +de la <i>maison du Doge</i> contre une tente de +soldat.</p> + +<p>Le général Stevenson, qui commande le fort, le +major, le quartier-maître, tous les officiers nous +ont reçus en amis. Nous sommes allés nous asseoir +à leur <i>mess</i>, nous avons fraternellement trinqué +ensemble, et bu le verre de whisky sacramentel +sans lequel il n'y a pas, aux États-Unis, de bonne +connaissance faite.</p> + +<p>On nous a accueillis avec tous les honneurs possibles.<span class="pagenum" id="Page_113">[Pg 113]</span> +Une sentinelle veille sur notre tente; le +soir nous répondons à son appel pour rentrer chez +nous.</p> + +<p>Le mauvais temps a continué. Avant-hier, un +terrible ouragan de neige s'est levé subitement. En +nous rendant de la tente du général à la nôtre, +nous avons failli, comme Romulus, disparaître au +milieu de la tempête. Le toit de notre tente s'est +gelé, et la neige a couvert le bord de mon lit qui +touchait à la toile.</p> + +<p>Puis le beau temps est revenu, et, en attendant +la commission de paix indienne, nous sommes +allés chasser, le long d'un ruisseau voisin du fort +et bordé de coudriers, les gallinacés sauvages du +désert.</p> + +<p>De bisons, d'antilopes, il n'y en a plus ici, depuis +que les soldats sont arrivés, depuis que le +chemin de fer du Pacifique a lancé vers ces parages +ses poseurs de traverses et de rails. Il ne reste +plus de la prairie que sa flore caractéristique, surtout +les hautes graminées, maintenant desséchées, +jaunies, et qui lui ont valu ce nom. Il lui reste +aussi ce sol alluvial qui la distingue, sol composé +tantôt de terres épaisses, où l'on ne trouve pas +une pierre, mais parfois aussi de graviers siliceux +et de cailloux roulés. Ceux-ci ont dû descendre des +Montagnes-Rocheuses à l'époque où elles ont été<span class="pagenum" id="Page_114">[Pg 114]</span> +soulevées, ou quand les glaciers que portaient les +flancs de ces hautes montagnes, lors des anciens +âges géologiques, se sont tout à coup fondus. Ces +graviers et ces cailloux roulés, y compris ceux des +cours d'eau actuels, sont des échantillons rassemblés +à souhait par la nature sur le même point, +comme pour indiquer d'avance au géologue qui se +dirige vers la grande chaîne de l'Extrême-Ouest +les roches qu'il y rencontrera.</p> + +<p>Ici se montrent des galets de granits roses, de porphyres +verts, d'ardoises lustrées, feuilletées, et des +silex de toutes les couleurs, surtout le silex rouge, +dont les lits de quelques ruisseaux sont pavés.</p> + +<p>Les seules roches que l'on rencontre en place +dans la prairie sont des grès tendres, d'âge très-moderne, +et dont les stratifications, labourées, +déchiquetées par les éléments, offrent quelquefois +des aspects fort curieux, et ressemblent même à des +villes en ruine quand l'étendue des assises est considérable. +Ce sont ces roches, ou des amas de cailloux +roulés, qui forment ordinairement les monticules +que l'on nomme les <i>bluffs</i>, et qui donnent +alors à la prairie cette apparence ondulée qui lui +a valu, chez les Américains, le nom de <i>rolling +prairie</i>.</p> + +<p>Les silex rouges, descendus des flancs des Montagnes-Rocheuses, +et divisés par les eaux courantes<span class="pagenum" id="Page_115">[Pg 115]</span> +en menus morceaux, forment en plusieurs +endroits le sous-sol de la prairie. Dans ce cas, les +fourmis entassent quelquefois autour de leur trou +d'énormes monticules de ces graviers, de plus +de 2 pieds de hauteur et de 12 à 15 de pourtour. +Que sont les Pyramides d'Égypte à côté de +celles-ci?</p> + +<p>Ces dépôts de gravier siliceux et ferrugineux, +fouillés ou non par les fourmis, sont si répandus +dans certaines régions, surtout celles qui s'étendent +à l'est et au nord du territoire de Colorado, et +sur une partie du chemin de fer du Pacifique, qu'on +a donné à ces régions le nom de <i>grand désert américain</i>. +En d'autres endroits des prairies, le sol présente +un autre phénomène: les eaux y sont tellement +saturées d'alcali ou carbonate de soude, que +le sel se dépose en efflorescences blanchâtres à la +surface du terrain. Une des stations du chemin de +fer du Pacifique porte le nom significatif d'Alkali. +Malheur aux hommes, malheur aux bêtes qui +boivent de ces eaux! Inutile d'ajouter que le sol, +sur tous ces points, est entièrement stérile, car les +jeunes pousses y sont brûlées par le sel. Certaines +régions du grand désert américain sont parsemées +de terres alcalines, et semblent la continuation, +dans le centre et le sud des prairies, de ce qu'on +nomme, dans le nord, les <i>Mauvaises Terres</i>,<span class="pagenum" id="Page_116">[Pg 116]</span> +qui sont si répandues dans le Dakota et le Nebraska.</p> + +<p>Dans toutes ces localités, le relief du sol est +d'ailleurs le même, car dans les Mauvaises Terres +on rencontre aussi des étendues considérables de +ces coteaux de grès tendre simulant des édifices +ruinés.</p> + +<p>La course à travers les prairies est loin d'être +monotone, et chacun trouve à y glaner, chasseur +ou naturaliste. Sans doute, le touriste qui prend +maintenant le chemin de fer du Pacifique va trop +vite pour jouir complétement du grand spectacle +du <i>Far-West</i>; mais, arrivé à la dernière station, il +voyage en caravane comme autrefois, à la garde de +Dieu et de son revolver. Qui remplacerait, dans ces +poétiques courses, les haltes dans les hautes +herbes, quand on n'a souvent d'autre combustible, +pour faire cuire son repas, que la fiente +des bisons, le <i>bois de vache</i>, comme l'appellent +les trappeurs? qui remplacerait les longues méditations +du soir, quand on n'a pour abri que la +tente sous le ciel couvert d'étoiles et sur la terre +gazonnée, quand rien ne borne l'horizon, et que +libre, indépendant, n'ayant d'autre maître que +soi, on se retrouve seul en face de la grande +nature?</p> + +<p>Le niveau des prairies monte insensiblement<span class="pagenum" id="Page_117">[Pg 117]</span> +des bords du Missouri aux Montagnes-Rocheuses. +Omaha est à 300 mètres d'altitude au-dessus des +eaux de l'Océan; Chayennes, située à 515 milles +d'Omaha, est à la cote de près de 2,000 mètres. Le +chemin de fer du Pacifique a très-heureusement +profité de ces pentes naturelles.</p> + +<p>Le climat de toutes ces régions est, pendant +l'été, un des plus beaux de l'Amérique du Nord. +L'élévation du sol au-dessus du niveau de la mer +n'empêche pas cependant que les chaleurs ne +soient à certains moments excessives, mais les +brises qui viennent des Montagnes-Rocheuses +rafraîchissent bientôt l'atmosphère. Jamais il ne +pleut. Sur la fin de l'automne, le climat est parfois +rigoureux, je l'ai appris à mes dépens; mais, +après un ouragan de quelques jours, souvent le +ciel redevient serein, sans un seul nuage qui le +voile.</p> + +<p>L'hiver, les mêmes alternatives de beau et de +mauvais temps se représentent; la neige tombe +avec abondance, mais ne persiste pas. Le froid +seul se fait sentir vivement, et le thermomètre se +maintient quelquefois aux degrés de la Sibérie, +25 et 30 divisions sous zéro du thermomètre centigrade. +En été, il monte par moments aux degrés +du Sénégal, et c'est ainsi que les deux extrêmes +se touchent.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_118">[Pg 118]</span></p> + +<p>Toute l'année, l'atmosphère est d'une pureté, +d'une sécheresse exceptionnelle, en même temps +que d'une grande légèreté. La viande de boucherie +se conserve très-bien à l'air. Le bétail reste en +liberté au dehors, sans aucun abri.</p> + +<p>Ce climat convient particulièrement, surtout +pendant le printemps et l'été, aux personnes +faibles, qui reprennent leurs forces à cet air vivifiant +et sec, et qui, arrivées malades dans les prairies, +s'en retournent guéries après une saison. Un +bain d'air vaut, dans ces cas-là, beaucoup mieux +qu'un bain d'eau minérale et produit des effets +plus certains.</p> + +<p>Tel est, dans ses traits principaux, le grand désert +américain, d'où je vous écris en ce moment. +En attendant la commission de paix, je vis au milieu +de soldats qui ne ressemblent guère à ceux de +notre pays.</p> + +<p>Une partie des officiers ont fait leurs études à +West-Point, le Saint-Cyr des États-Unis; d'autres +sont des soldats de fortune auxquels la guerre de +sécession a mis le mousquet dans les mains, et +qui ont préféré le garder, plutôt que d'aller se +faire avocats ou négociants, comme tant d'autres. +Chez tous on rencontre une grande aménité et des +habitudes polies, civiles, qui viennent fort heureusement +tempérer la rigidité militaire.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_119">[Pg 119]</span></p> + +<p>Il y a une bibliothèque au fort, mais on lit peu. +Plus souvent on chasse, on joue au billard, on +boit. Le commandant mêle la pratique des affaires +à celle du métier des armes. Il a acheté à +Chayennes, ce qu'on appelle un <i>corner-lot</i> (un lot +de coin), un de ces emplacements donnant à la +fois sur deux rues, comme ceux qu'occupent si +volontiers à Paris les marchands de vin. Je vous +laisse à penser si ces lots de terrain sont disputés à +Chayennes et ailleurs. Dans toutes les villes naissantes, +c'est à qui en aura un, et l'on joue, on +spécule là-dessus.</p> + +<p>Le général Stevenson, non content de ses +lots, a de plus fait bâtir à Chayennes un vaste +magasin, un véritable <i>dock</i>, en pierre, s'il vous +plaît, et non en bois. Il espère y loger les marchandises +de l'un et l'autre monde, quand le chemin de +fer du Pacifique unira les deux océans, et sera devenu +la grande voie commerciale du globe. Chaque +jour, le général, sur son <i>bughy</i> (nous écrivons +en français boguet) traîné par deux fringants +chevaux, va visiter ses domaines naissants, et +suppute, comme Perrette, ce qu'ils pourront lui +rapporter.</p> + +<p>Comme Perrette, il a manqué voir l'autre jour +tous ses rêves s'évanouir, non pas qu'il ait cassé +comme elle son pot au lait; mais ses chevaux, revenant<span class="pagenum" id="Page_120">[Pg 120]</span> +de Chayennes, se sont emportés, et le général, +jeté à bas de son véhicule, a failli rester en +chemin. A d'autres eussent passé et le dock et les +lots de terrain.</p> + +<p>Le verre de whisky a ici de nombreux adeptes; +car que faire au désert à moins que l'on n'y boive? +Chaque officier est propriétaire d'une petite caisse +à compartiments, avec laquelle il voyage. On dirait +une caisse de livres, une bibliothèque de touriste +amateur. Dans cette caisse sont disposés +avec art et des verres et des flacons. <i>Will you take +a drink?</i> Voulez-vous boire quelque chose? est la +première parole qu'on vous adresse, dès que vous +pénétrez dans une tente. Vous seriez mal venu de +refuser. Vous dites oui, et le <i>old Borbon whisky</i>, le +vieux whisky de Bourbon (Kentucky), est immédiatement +débouché en votre honneur. Les verres +circulent à la ronde. Quel bouquet, mon ami, et +quelle liqueur traîtresse que cet <i>old Kentuck</i>! +Notre vieux cognac n'est rien en comparaison. +Comme on se laisse prendre à ce goût, et comme +je conçois que le whisky compte parmi les officiers +américains de si nombreux partisans! Pour ne +pas se laisser tenter, le mieux est de n'y pas +goûter, comme disait le singe de la fable, qui, +d'une praline à l'autre, avait fini par vider tout le +sac.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_121">[Pg 121]</span></p> + +<p>Quelques officiers mariés ont fait venir leur +femme avec eux. Les courageuses Américaines +ont dit adieu à New-York, à Boston, et sont venues, +sans un mot de plainte, s'installer au fond +du désert avec leur mari et leurs enfants. Après +tout, elles ne sont qu'à 1,000 lieues de leur pays +natal.</p> + +<p>Les simples soldats méritent moins d'éloges que +les officiers.</p> + +<p>Vous savez que l'armée régulière américaine est +réduite à rien en temps de paix. C'est à peine +65,000 hommes, en ce moment, pour garder un +pays grand comme toute l'Europe centrale; et encore, +sur ces 65,000 hommes, y en a-t-il un +sur quatre qui déserte, ainsi que le dernier +rapport du général Grant le constate.</p> + +<p>Ces soldats sont surtout disséminés dans quelques +forts de l'Atlantique et du Pacifique, puis dans +les forts, les postes, les stations de l'Extrême-Ouest, +pour tenir en respect les Indiens. Le fort Russell répond +à cette destination: c'est un des principaux +postes militaires des États-Unis, bien qu'il n'ait d'un +fort que le nom, et ne possède ni casemates ni retranchements, +comme presque tous les forts des +prairies. Quant aux remparts et aux savants ouvrages +du génie militaire, ils sont ici partout absents. +A quoi serviraient-ils? Il n'est pas besoin<span class="pagenum" id="Page_122">[Pg 122]</span> +de tant d'art pour venir à bout de l'Indien, et le +chemin de fer du Pacifique, à lui seul, fera plus +contre le Peau-Rouge que tous les forts réunis. +C'est surtout par les armes de la civilisation qu'il +faut combattre la sauvagerie.</p> + +<p>Que cette armée régulière est différente de nos +troupes européennes, si bien enrégimentées et disciplinées! +Ces soldats, ils sont de tous les pays, +excepté des États-Unis. Il y a là des Canadiens, des +Irlandais, des Allemands, des Belges, des +Français, des licenciés de la légion mexicaine, et +tous peuvent dire certainement que ce qu'ils +trouvent de plus curieux dans cette armée cosmopolite, +c'est de s'y voir. Tous se sont engagés +dans l'armée américaine avec l'espoir de devenir +bientôt généraux, et tous sont restés simples soldats. +«C'est la faute de l'anglais, me disait tout à +l'heure l'un d'eux, un Breton mécontent; ce coquin +d'anglais, je le comprends, mais ne le parle +pas.»</p> + +<p>Cet autre, un Canadien, qui parlait encore le +français du temps de Louis XIV (ce n'est pas d'ailleurs +le plus mauvais), prétend qu'il n'a jamais eu +que de la <i>male chance</i>. Il aimerait mieux servir +ailleurs. Il est né d'une mère française, quoique +son père fût <i>Écossois</i>. Un troisième, un Belge, qui +est venu aux États-Unis avec l'espoir d'y faire<span class="pagenum" id="Page_123">[Pg 123]</span> +bientôt fortune, a perdu le peu qu'il avait, s'est +engagé et se trouve encore simple fantassin, après +quatorze ans de service.</p> + +<p>Et cependant tous ces soldats du désert, ces +pionniers d'une nouvelle espèce font à l'occasion +bravement leur devoir. En maintes rencontres, ils +se sont bien battus contre les Peaux-Rouges, et +eux aussi ont concouru pour leur part à la colonisation +des grandes plaines. Mais rien ne remplace +le volontaire, le soldat libre des territoires ou le +citoyen armé des États, quand la patrie est en danger. +Voilà les véritables gardes de la nation; ils +me remettent en mémoire ces belles paroles de +Machiavel, que la poitrine des citoyens est la meilleure +frontière d'un pays.</p> + +<p>Dans la lutte contre les Peaux-Rouges, au milieu +des territoires naissants, dans la grande guerre +qui a divisé récemment le Nord et le Sud, ce sont +surtout les braves volontaires qui ont sauvé +l'Union.</p> + +<p>On nous annonce pour demain l'arrivée de la +commission de paix indienne, <i>Indian peace commission</i>. +Elle est composée de M. Taylor, commissaire +des affaires indiennes à Washington; de +M. Henderson, sénateur, président du comité des +affaires indiennes au sénat; des généraux de l'armée +régulière Harney, Sherman, Terry, du<span class="pagenum" id="Page_124">[Pg 124]</span> +général et du colonel des volontaires du Colorado, +Sanborn et Tappan. M. White, attaché au bureau +indien à Washington, est secrétaire de la +commission, dont M. Taylor a été élu président.</p> + +<p>Un artiste dessinateur, un sténographe, des +guides, des interprètes, divers agents accompagnent +la commission, et aussi, comme bien vous +pensez, des <i>reporters</i> de divers journaux de New-York, +Chicago, Saint-Louis, etc.</p> + +<p>Le général Stevenson a fait déjà préparer le +nombre de fourgons nécessaires à la caravane officielle, +et désigné quatre-vingts soldats pour lui +servir d'escorte. Il veut bien nous donner aussi un +fourgon, à mon compagnon et à moi, avec les +quatre mules et le muletier de rigueur.</p> + +<p>Demain matin nous partons pour Hill's-Dale, la +dernière station du chemin de fer du Pacifique, où +nous rejoindrons la commission, qui revient de +chez les tribus du Sud. De là, à travers les vastes +solitudes de la prairie, et sans crainte de mauvaise +rencontre, puisque nous avons quatre-vingts +soldats avec nous, notre longue caravane prendra +la route du fort Laramie. Il nous faudra trois jours +pour y arriver, en trottant douze heures par jour et +campant la nuit à la belle étoile. La distance n'est +pas moindre de 100 milles ou 160 kilomètres.</p> + +<p>Au fort Laramie, nous trouverons les Corbeaux,<span class="pagenum" id="Page_125">[Pg 125]</span> +les Sioux, les Arrapahoes du Nord, auxquels les +commissaires ont depuis longtemps donné rendez-vous.</p> + +<p>Nous allons enfin voir des Peaux-Rouges, non +pas deux, le mari et la femme, comme ceux qu'on +vous a montrés cet été à l'Exposition, mais des +tribus entières. Nous fumerons le calumet de +paix avec eux, et nous leur dirons de nous donner +quelques leçons théoriques dans l'art délicat de +scalper.</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_126">[Pg 126]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="XI">XI</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">UNE CARAVANE.</h2> + + +<p class="right"> +Lone Tree Creek (Dakota), sous la tente,<br> +9 novembre. +</p> + +<p>De bonne heure, il y a trois jours, nous avons +quitté le fort Russell. Une trentaine de fourgons, +traînés en tout par cent cinquante bêtes, trente-cinq +muletiers et agents divers, enfin nos quatre-vingts +soldats, composaient le gros de l'expédition. +Les soldats étaient montés dans les fourgons avec +tout leur attirail de campement. A la tête du convoi +caracolaient les officiers. Le temps était redevenu +épouvantable, comme il l'est quelquefois pendant +l'automne dans les prairies, à une altitude de +2,000 mètres. Dès les premiers jours du mois, je +vous l'ai dit, un ouragan terrible, accompagné de +neige, a passé sur le fort Russell; et si la neige a<span class="pagenum" id="Page_127">[Pg 127]</span> +bientôt fondu aux rayons du soleil, la tempête, +après un jour ou deux de calme, s'est remise à +souffler comme un véritable cyclone. La poussière, +soulevée en épais tourbillons, entrait dans nos +fourgons, ouverts sur le devant, et aveuglait littéralement +ceux qui étaient à l'intérieur. Le froid +était piquant; le thermomètre se tenait au-dessous +du point de congélation de l'eau; car le vent, venant +des Montagnes-Rocheuses, avait passé sur +leurs cimes glacées.</p> + +<p>C'est dans de telles conditions que, partis du +fort Russell le matin, nous sommes arrivés vers +l'après-midi à Hill's-Dale (vallon de la Montagne). +Cette localité est la dernière station du chemin de +fer du Pacifique, titre qu'elle a abandonné à +Chayennes, qui, à son tour, le cédera bientôt à sa +voisine de l'Ouest.</p> + +<p>Hill's-Dale manquait d'eau et de bois, et le vent +des prairies y soufflait avec une violence qui semblait +s'être encore accrue. En outre, les commissaires +qui devaient arriver par le chemin de fer du +Pacifique n'étaient pas même signalés. Que faire? +le long de la voie, tout près de la station, on creuse +un puits artésien, mais l'ouragan dérange les manœuvres, +et nous ne pouvons attendre que la nappe +d'eau soit atteinte pour abreuver nos mules et nos +chevaux.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_128">[Pg 128]</span></p> + +<p>La localité fait peine à voir. Quelques buvettes +seules restent debout: tout le monde, marchant +à l'Ouest, comme la voie ferrée, a émigré à Chayennes. +Il fut donc décidé que l'on irait camper dans +la prairie, à quelques milles de Hill's-Dale. Là on +trouverait, dans un endroit bien connu des caravanes, +de l'eau vive et du bois, deux choses indispensables +dans le désert.</p> + +<p>Pole-Creek (le ruisseau de la Perche), où nous +arrivâmes vers quatre heures, était déjà occupé +par les muletiers partis le matin de fort Russell, +et délégués pour charger les cadeaux que les commissaires +apportaient aux Indiens. Nos hommes +prirent place à côté de ceux qui étaient venus les +premiers. Les soldats installèrent prestement leurs +tentes, et bientôt les feux du camp brillèrent au +milieu de la nuit. Les muletiers, creusant un trou +en terre, y allumèrent du bois, établirent là leurs +fourneaux. Ils firent cuire sans perdre de temps +les <i>flat-jacks</i>, sortes de beignets ou de crêpes, le +jambon ou le lard découpé en tranches, pendant +que, sur un coin du foyer, une immense bouilloire +recevait le thé ou le café, formant la boisson habituelle +de tout souper américain. Les muletiers, +dans les excursions du Grand-Ouest, sont toujours +les premiers et les mieux servis, et nos hommes +avaient déjà fini leur souper, que les soldats commençaient<span class="pagenum" id="Page_129">[Pg 129]</span> +à peine le leur, et que le maître coq des +officiers, au mess desquels nous étions conviés, +n'avait pas même dressé son fourneau. Il est vrai +que c'est un poêle en fonte et en tôle de fer, et que +son installation seule demandait, par le vent qui +régnait, plus de temps qu'il n'en fallait pour faire +cuire le repas.</p> + +<p>Le coucher, comme pour le souper, a laissé pour +nous beaucoup à désirer. Notre fourgon nous a +servi d'abri. Une peau d'ours a été notre lit, et +une peau de buffle notre couverture. Les bagages, +disposés sur le devant du véhicule, nous ont protégé +en partie contre le vent et le froid, et nous +avons dormi tant bien que mal.</p> + +<p>Le coup d'œil de notre camp était des plus pittoresques. +Les mules, dételées, s'étaient réunies +par groupes isolés. Ayant bien vite épuisé leur +maigre ration de maïs, elles tondaient le gazon des +prairies, jauni par le froid de l'automne. Les fourgons, +alignés, formaient comme un rempart.</p> + +<p>Du côté opposé, vers le Pole-Creek, étaient dressées +les tentes des soldats. En retour d'équerre, +venaient celles des officiers. L'eau du ruisseau +était gelée sur les bords, et çà et là, en bouquets +touffus, se dressaient le long des rives les coudriers +et les joncs. Un talus naturel de roches +tendres et d'alluvions formait un des versants<span class="pagenum" id="Page_130">[Pg 130]</span> +du ruisseau. Partout ailleurs s'étendait jusqu'à +l'horizon la plaine immense, à peine ondulée. Le +ciel était resplendissant d'étoiles, la lune éclairait +la prairie et l'on entendait au loin les sourds +aboiements des loups ou des coyotes affamés. Les +derniers feux allaient s'éteignant et le silence du +camp n'était plus troublé que par la marche de +quelque veilleur attardé regagnant sa tente, ou +par le hennissement de quelque mule disputant à +sa voisine une touffe d'herbe ou l'abri protecteur +d'un fourgon. Bientôt un grand calme se fit, et +l'on n'entendit plus que les sifflements de la tempête +au milieu de la solennité de la nuit.</p> + +<p>Le lendemain, 7, le soleil s'est levé sur le camp +de Pole-Creek sans y ramener le beau temps. L'ouragan +a même redoublé de violence. On a vu des +fourgons, poussés par le vent, s'avancer seuls de +plusieurs mètres en courant sur leurs roues. Quelques +tentes ont été jetées à bas. La promenade au +dehors est devenue impossible. Pour comble d'infortune, +les commissaires n'arrivaient pas, et il a +fallu les attendre encore tout un long jour. Hier +matin, de très-bonne heure, on a signalé enfin +leur arrivée, et le camp a été levé à la grande joie +de chacun.</p> + +<p>Le général Sherman et le sénateur Henderson, +rappelés à Washington par leurs fonctions et par<span class="pagenum" id="Page_131">[Pg 131]</span> +la date rapprochée de l'ouverture de la session +législative, n'ont pu se joindre à la commission, +dont ils étaient les principaux membres. Le général +Sherman a été remplacé par le général Augur, +commandant le district de la Plate, dont le +chef-lieu est à Omaha. Le général Augur, comme +le général Terry, un autre des commissaires et +commandant le territoire de Dakota, est l'un des +officiers qui se sont le plus distingués pendant la +guerre de sécession. Tous deux apportent dans +leurs manières cette pratique des habitudes civiles +qui tempère la rigidité militaire, et qui crée entre +les soldats de l'Union et ceux d'autres pays une +différence qui est toute en faveur des premiers.</p> + +<p>Le vieux général Harney, devenu le meilleur +ami des Peaux-Rouges, après les avoir battus sans +merci, se distingue entre tous les commissaires +par ses façons douces et paternelles. Malgré ses +soixante-huit ans, il a accepté de prendre la part +la plus active à tous les travaux qu'on vient de lui +confier si inopinément, à lui vieux militaire retraité, +vétéran des forts de l'Ouest, et il n'a jamais +faibli un instant, ni dans les péripéties du voyage +ni dans les longueurs du conseil. Il porte invariablement +l'uniforme de général, et il est beau de +voir ce soldat, droit et fier, à la moustache et aux +cheveux blancs, resté jeune malgré les années. Un<span class="pagenum" id="Page_132">[Pg 132]</span> +noir fidèle, à la livrée verte et au chapeau de feutre +pointu, orné du galon et des glands d'or, lui sert +de domestique, et veille seul sur sa tente. A côté +du général vient le président de la commission, +l'honorable M. Taylor, commissaire des affaires +indiennes à Washington. Vêtu d'un sévère costume +bourgeois, il offre dans ses traits quelque chose +du révérend, et par ses allures pacifiques, je dirai +même évangéliques, il répond bien à la mission +de paix dont il a été élu le chef.</p> + +<p>Le général et le colonel des volontaires Sanborn +et Tappan, qui se sont récemment distingués dans +maintes rencontres contre les Indiens du Colorado, +ont l'air peut-être plus martial que leurs collègues +les généraux de l'armée régulière, et montrent +que la milice et la garde nationale sont prises au +sérieux aux États-Unis.</p> + +<p>M. White, secrétaire de la commission, M. Howland, +artiste peintre, M. Wallace, sténographe, +enfin les <i>reporters</i> de quelques journaux de Saint-Louis, +de Chicago et New-York, représentent la +partie jeune et bruyante de l'expédition, et mêlent +leurs <i>lazzi</i> aux discussions graves des commissaires.</p> + +<p>Tout ce monde a reçu avec la plus grande affabilité +le <i>Parisien</i> qui demandait la faveur de suivre +la commission, et je n'ai compté bientôt que des<span class="pagenum" id="Page_133">[Pg 133]</span> +amis, au milieu de tant de personnes qui ne me +connaissaient pas la veille. Dès qu'on a été <i>introduit</i> +près d'un Américain, c'est-à-dire qu'on lui a +été présenté, dès qu'on a serré, <i>secoué</i>, comme on +dit, sa main, <i>shake hands</i>, la connaissance est +faite, l'Américain est devenu votre ami. C'est là +un des bons côtés des mœurs simples et démocratiques +des États-Unis.</p> + +<p>Le Canadien Léon Pallardie, interprète pour la +langue des Sioux, accompagne la commission. Il +sert en même temps de cicérone à trois chefs de +la nation des Sioux, Mato-Looza ou l'Ours-Agile, +Mato-O-Ken-Ko ou l'Ours-Vif et Ish-Tà-Skâ ou l'Œil-Blanc. +Ce sont du moins les appellations sous lesquelles +les commissaires sont convenus de reconnaître +ces sachems, car les deux premiers ont des +noms absolument intraduisibles dans notre langue +si pudique. On ne pourrait les écrire qu'en latin, +et encore!</p> + +<p>Ces trois chefs portent pour tout vêtement une +couverture de laine et des guêtres avec des mocassins +en cuir. L'un d'eux a cependant un pantalon; +mais, d'après la mode en usage chez les Peaux-Rouges, +il en a coupé le fond. Celui-ci porte l'arc +et les flèches, dont le guerrier des plaines se sépare +si difficilement; cet autre tient le calumet, qui +joue un si grand rôle dans toutes les délibérations<span class="pagenum" id="Page_134">[Pg 134]</span> +des Indiens. C'est une pipe au long fourneau +rouge, d'où part un tuyau de buis ou de cerisier, +enjolivé de clous en cuivre jaune. Une douzaine +de fumeurs usent à la fois de la même pipe, et +chacun tire une bouffée, en tendant la pipe au +voisin.</p> + +<p>Hier, au moment du départ, je m'approchais de +ces grands chefs. Suivant la coutume de tous les +Indiens, qui ont pour principe de ne jamais s'émouvoir, +les Sioux restèrent impassibles. J'essayai +d'engager la conversation; mais ils ne parlaient +pas un mot d'anglais. Accroupis, serrés dans leur +couverture, ils ne me jetèrent que ces mots: <i>Soux! +Soux! Cold! cold!</i> Ce qui voulait dire qu'ils étaient +Sioux, et qu'ils avaient grand froid; ce qu'il était +facile de deviner à la température extérieure et à +la façon dont les pauvres gens grelottaient.</p> + +<p>Pallardie vint à moi: «C'est des bons sauvages, +me dit-il, nous les menons au fort Laramie pour +les montrer aux autres. L'Ours-Vif, avec ses hommes, +va conduire la charrue cet hiver. Il consent à +se rendre dans les réserves et à cultiver la terre. +Ça ne l'amuse pas beaucoup, mais il aime les +blancs, et il tient à leur faire plaisir.»</p> + +<p>Ce commencement de conversation a rompu +bien vite la glace entre Pallardie et moi. Le Canadien +est charmé de voir un compatriote, et moi de<span class="pagenum" id="Page_135">[Pg 135]</span> +faire route avec un homme qui connaît si bien les +Sioux, et qui a parmi eux de si hautes relations. +Pallardie est de petite taille, bien pris, vigoureux, +aux traits accentués, et réalise de tous points le +type du traitant ou du chasseur des prairies, tel +qu'on aime à se le figurer.</p> + +<p>«J'étais marié depuis huit jours quand la commission +est venue me chercher, me dit-il; j'ai +laissé ma femme et l'hôtel que j'ai bâti à la station +de North-Plate; il m'a bien coûté quinze mille +piastres (soixante-quinze mille francs). J'ai laissé +tout cela, pour aller avec la commission. J'aime +la vie des prairies, qui me rappelle mon premier +métier de traitant. Je ne suis allé à <i>la ville</i> (c'est +ainsi que les traitants appellent Saint-Louis) que +trois fois en vingt ans. Je suis malade quand j'y +vais. A North-Plate, à la station du chemin de fer +du Pacifique, j'ai monté un beau buffet où s'arrête +le train. Venez me voir quand vous y passerez. Je +vous présenterai à ma femme; elle a bien pleuré +quand je suis parti.»</p> + +<p>Cependant notre longue caravane a quitté le +camp de Pole-Creek, et s'avance à travers la plaine +sans fin. Les fourgons viennent à la file les uns +des autres. En tête, vont à cheval les officiers commandant +l'escorte, puis ce sont les voitures des +divers membres de la commission, et derrière<span class="pagenum" id="Page_136">[Pg 136]</span> +celles-ci les fourgons des personnes qui sont attachées +à l'expédition par devoir ou par curiosité. +Là on voit les <i>reporters</i> des journaux de l'Est, +quelques parents ou amis des commissaires, Pallardie +avec ses trois sachems, un munitionnaire +d'armée qui s'en sa vendre des bœufs au fort +Laramie, et plusieurs autres <i>excursionnistes</i>. Un +intrus qui s'est faufilé dans le convoi, que personne +ne connaît, qui suit la commission depuis un mois +sous prétexte de faire des affaires, <i>to make some +business</i>, est là aussi, maugréant contre le mauvais +temps, contre la lenteur des mules; contre le peu +d'abondance et le défaut de qualité des vivres. +Tant est grande la patience américaine, et tel est +le respect qu'on a ici pour l'individu, que personne +ne relève cet homme et ne songe à le renvoyer. +Enfin, derrière la caravane marchent les fourgons +des soldats et les véhicules qui portent les malles +et les provisions.</p> + +<p>Les muletiers ont soin de garder leur rang, et +fouettent vigoureusement leurs bêtes, avec force +jurons, si elles menacent de ralentir le pas.</p> + +<p>Hier, on a marché ainsi toute la journée, malgré +le froid, la bise, et dans l'après-midi on est arrivé +à Horse-Creek (le ruisseau du Cheval), où l'on a +campé pour dîner et passer la nuit. Là coulait un +ruisseau d'eau vive, là se trouvait du bois en abondance.<span class="pagenum" id="Page_137">[Pg 137]</span> +Ce camp était protégé par un monticule de +stalactites, témoins de sources incrustantes qui +jadis ont arrosé ces lieux. Les éléments ont peu à +peu désagrégé la roche, et le sol est recouvert d'un +sable siliceux épais.</p> + +<p>Aujourd'hui, de bonne heure, on a levé le camp, +et l'on s'est remis en route plus gaiement que la +veille, car l'ouragan a cessé enfin, et le froid cédé +la place à une température un peu plus clémente.</p> + +<p>Le lieu où nous sommes campés ce soir est le plus +pittoresque de tout le Grand-Ouest. Il a nom Lone-Tree-Creek, +ou le ruisseau de l'Arbre solitaire. +Qu'on imagine un rempart de roches sableuses +couronnant un vaste plateau de roches déchiquetées, +rongées par les éléments, la pluie, le vent, +la glace, la neige, et cela de tout temps, depuis +l'époque mille fois séculaire où les roches se sont +déposées. Elles ont pris de cette sorte des formes +étranges, saisissantes, et l'œil même y est trompé. +Ici c'est une tour en ruines, là une longue muraille +où plus d'une brèche est ouverte. Plus loin +est une porte donnant accès dans la ville que protègent +ces forts; au-dessus semble veiller une +forme humaine, un guetteur prêt à donner l'alarme. +Et l'illusion se continue, car en face est un autre +plateau couronné des mêmes murs, des mêmes +bastions. On dirait deux villes rivales. Seule, la<span class="pagenum" id="Page_138">[Pg 138]</span> +vallée profonde les sépare. A mi-hauteur ont poussé +des cèdres nains et des cyprès dont la ligne sombre, +vue de loin, ressemble à la bouche béante +d'autant de cavernes, creusées dans ces murs pour +les faire sauter. Ce sont là les <i>Scott's-bluffs</i> ou les +remparts de Scott, ainsi nommés, sans doute, en +souvenir du trappeur qui les a le premier signalés. +Ils s'étendent sur d'immenses espaces, et longtemps +avant d'arriver au camp nous les avons +découverts à l'horizon. Le ciel était un peu voilé, +quelques nuages noirs y disputaient leur place au +soleil. Le soleil, en se jouant dans les nuées, tantôt +éclairait et tantôt obscurcissait les <i>bluffs</i>, de sorte +que le sable grisâtre dont sont formés ces remparts, +tantôt apparaissait comme blanchi par la +neige, et tantôt s'assombrissait peu à peu au point +de disparaître entièrement. Cet effet d'optique, se +répétant à intervalles réguliers, était surprenant; +aucun de nous ne pouvait détacher ses yeux de ce +grand spectacle. L'image changeait, d'ailleurs, à +mesure qu'on approchait davantage. Quand on est +arrivé au pied des <i>bluffs</i>, ç'a été bien autre chose. +Les muletiers ont arrêté d'eux-mêmes leurs bêtes, +et chacun, pendant quelques secondes, est resté +muet d'étonnement. Ceux-ci comparaient ces +ruines géologiques aux ruines des plus anciennes +villes de l'Asie; ceux-là évoquaient le déluge.<span class="pagenum" id="Page_139">[Pg 139]</span> +L'histoire et la fable ont eu beau jeu, et la discussion +s'est prolongée d'autant plus aisément, que +l'on a côtoyé ces merveilleuses roches jusqu'au +lieu choisi pour le campement. Là, une circonvallation +complète, interrompue seulement par l'étroit +passage que s'est ouvert le ruisseau de Lone-Tree, +entourait la plaine, et semblait la protéger +à la fois et contre le vent et contre les +Indiens.</p> + +<p>Ces murs naturels de grès tendre, rappelant, +même de très-près, d'anciennes villes fortes ruinées, +ne sont pas rares dans les prairies. Sur les +points que nous parcourons, l'étendue en est +considérable, et occupe peut-être, avec de très-longues +solutions de continuité il est vrai, un +cercle de 50 à 60 milles de rayon. Dans le Colorado, +les roches de Monument-Creek et celles +du Jardin des Dieux, dans le Nebraska celles +des Mauvaises-Terres, sont aussi de la même +nature.</p> + +<p>Ce sont, sans doute, ces ruines d'un nouveau +genre qui ont provoqué dans l'esprit des premiers +trappeurs ces légendes d'anciennes villes, veuves +d'habitants, rencontrées au milieu des prairies, +avec leurs murs et leurs forteresses encore debout, +légendes qui ont longtemps eu cours parmi les +émigrants du <i>Far-West</i>.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_140">[Pg 140]</span></p> + +<p>De Lone-Tree Creek, demain une nouvelle étape +nous conduira directement au fort Laramie, entre +matin et soir.</p> + +<p>Nous nous arrêterons seulement vers le milieu +de la journée, pour laisser les mules boire et se +reposer un instant, pendant que l'on prendra le +<i>lunch</i>. Nous arriverons au fort avant la nuit, après +avoir parcouru en trois jours, à partir de Pole-Creek, +une distance de 100 milles ou 160 kilomètres. +La route que nous avons suivie est bien +connue des traitants et des anciens trappeurs. +Elle a été indiquée à la commission par Pallardie +qui l'a lui-même souvent fréquentée quelques années +auparavant, à l'époque où il trafiquait avec +les Indiens.</p> + +<p>«C'était alors le beau temps, me disait-il tout +à l'heure. A l'automne, tous les sauvages, les +Sioux, les Pieds-Noirs, les Corbeaux, les Gros-Ventres, +se réunissaient sur le plateau de Lone-Tree-Creek, +là même où nous campons. Pour une +tasse de sucre, pour un paquet de tabac à fumer, +on avait une <i>robe</i> de buffle, ou plusieurs peaux de +castor. Le sauvage était bon, nous aimait, et nous +gagnions beaucoup d'argent.</p> + +<p>«Aujourd'hui les blancs sont venus, le bison +est parti ou il a disparu. Les Indiens se méfient de +nous, et sont devenus méchants. On paye dix et<span class="pagenum" id="Page_141">[Pg 141]</span> +vingt piastres une robe de buffle, cinq piastres une +peau de castor, et les affaires ne vont plus<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>.»</p> + +<div class="footnote"> + +<p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4" class="label">[4]</a> Les traitants des prairies étaient jadis plus nombreux qu'à +présent. Ils faisaient avec les Indiens un commerce d'échange, +et prenaient des peaux de buffle et d'autres fourrures en donnant +en retour du sucre, du café, de la farine, du tabac, de la toile, +des couvertures. L'eau-de-vie et les armes étaient prohibées, mais +c'étaient surtout les principaux objets d'échange. Comme tous +les commerces de troque, ce trafic enrichissait bien vite les traitants +qui gagnaient gros des deux côtés. De grandes maisons de +Saint-Louis commanditaient ce commerce, et les caravanes partaient +dans la belle saison. La poudre et les armes tentaient surtout +les Indiens. Aujourd'hui c'est encore la première chose qu'ils +demandent aux commissaires de l'Union quand ils tiennent des +conseils avec eux.</p> + +</div> + +<p>Qu'aurait donc pensé Pallardie s'il avait pu tout +à coup se reporter à ces temps primitifs où quelques +rares trappeurs connaissaient seuls la prairie, +et où un traitant allait sans plus de façon, dans la +même année, du Mexique ou de la Louisiane au +Canada? C'était souvent pour échanger des produits +du sol contre des fourrures, et parfois aussi, +comme c'était le cas des Français qui faisaient +plusieurs centaines de milles, en se rendant du fond +des prairies à la Nouvelle-Orléans, ou des grands +lacs à Saint-Louis, pour <i>aller causer un moment à +la ville</i>.</p> + +<p>La route que suivaient ces coureurs de prairies +porte encore chez les Américains le nom de <i>Spanish-trail</i>, +comme qui dirait le sentier espagnol ou +mexicain. Le fort Laramie est aujourd'hui la principale<span class="pagenum" id="Page_142">[Pg 142]</span> +étape de cette route. Il est situé au confluent +de la rivière Laramie avec la Plate du nord, dans +une plaine ondulée (<i>rolling prairie</i>). C'est là que +demain nous saluerons le drapeau étoilé de l'Union, +et que les Américains retrouveront la patrie +au cœur même du grand désert.</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_143">[Pg 143]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="XII">XII</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">LE FORT LARAMIE.</h2> + + +<p class="right"> +Fort Laramie (Dakota), 11 novembre. +</p> + +<p>Le fort où nous sommes campés est l'un des +principaux postes militaires de l'Ouest. Il a été +bâti, il y a une trentaine d'années, sur l'emplacement +même d'un poste de traitants qui y faisaient, +pour une grande maison de Saint-Louis, les Chouteau, +le commerce des fourrures avec les Indiens. +Laramie ou Laramée, qui a donné son nom au fort +et à la localité, était un chasseur canadien qui fut +tué à cette place par les Sioux, pendant qu'il tendait +ses trappes au castor. Ce fait eut lieu vers +1830, et les blancs en perpétuèrent le souvenir +en unissant le nom de Laramie à la géographie du +pays. La rivière qui passe au fort et va se joindre<span class="pagenum" id="Page_144">[Pg 144]</span> +à la Plate du nord, le piton élevé qui, à quelques +milles de là, jalonne la ligne de faîte des Montagnes-Rocheuses, +les plaines au delà de ce piton, ont +reçu, comme le fort lui-même, le nom de Laramie. +Bien des voyageurs, trop oubliés dans les +baptêmes géographiques, ont été moins heureux +que le pauvre chasseur.</p> + +<p>Vu de la route que nous avons suivie, le fort +ressemble plutôt à une ville hispano-américaine +qu'à un poste militaire des États-Unis. Les casernes, +les magasins, les bureaux, les logements des +officiers, tout est construit en maçonnerie et badigeonné +à la chaux. Sur un des côtés de la grande +place des manœuvres, est la résidence du général +commandant le fort. Avec sa <i>veranda</i> ou galerie +extérieure couverte, à deux étages, on la prendrait +pour un hôtel de Panama ou de l'Amérique centrale. +Non loin est une maison d'un style encore +plus étrange pour ces pays, une sorte de chalet +suisse, que le <i>sutler</i> ou fournisseur du poste s'est +bâtie de ses propres deniers. L'élégance de cette +habitation fait honte à la mesquine apparence de +la cantine, sombre et basse. A côté du chalet s'élève +le seul arbre qu'on voit autour du fort. Les nouvelles +<i>baraques</i>, ou casernes des soldats, les nouveaux +magasins sont construits en bois.</p> + +<p>Le long de la rivière Laramie, est le <i>corral</i> ou<span class="pagenum" id="Page_145">[Pg 145]</span> +parc, vaste emplacement quadrangulaire fermé +d'une haie. C'est là que l'on serre les foins et que +l'on parque les mules. Les angles du corral sont +chacun défendus, du côté opposé à la rivière, par +une batterie octogone en adobe ou pisé (briques +cuites au soleil). Ces batteries ont été édifiées, à +l'origine, pour résister aux incursions des Indiens, +qui commencent avant tout, quand ils surprennent +les convois d'émigrants ou les postes militaires, +par faire main basse sur les mules et les chevaux, +auxquels ils attachent tant de prix. Aujourd'hui +les Indiens sont loin, et les forts du corral ont été +transformés en réfectoires à l'usage des muletiers. +Au lieu de batteries blindées, on n'y voit plus que +des batteries de cuisine.</p> + +<p>Un pont de bois, dont les piles sont jointes par +des planches branlantes, unit les deux bords de la +rivière. Sur la rive gauche est le fort avec toutes +ses dépendances; sur la rive droite, l'unique hôtel +du pays, où les officiers ont leur mess. En hiver, +les grandes crues emportent le tablier du pont, et +alors un bateau ancré à la rive sert à passer les +pensionnaires. L'hôtel est bâti de pisé et de gros +rondins de bois, comme un <i>log-house</i> de pionnier +américain. Il n'a qu'un rez-de-chaussée, mais il +est des plus confortables, tant pour le vivre que +pour le couvert, surtout si l'on réfléchit à la nécessité<span class="pagenum" id="Page_146">[Pg 146]</span> +où l'on est de tout faire venir des États, situés +à plus de 500 ou 600 milles de distance. A +côté de l'hôtel est la buvette de rigueur, où l'on +débite principalement la bière piquante et l'eau-de-vie +de grains, l'<i>ale</i> et le <i>whisky.</i> Comme pour +tempérer l'effet de ces boissons, le liquoriste vend +également des livres, mais ses habitués s'adressent +plutôt à ses tonneaux qu'à sa bibliothèque. Il est +vrai que la poste du fort lui fait là-dessus concurrence. +Elle vend des romans et des journaux dans +l'intervalle qui sépare les arrivées et les départs +des courriers. Ceux-ci n'ont lieu que chaque quinzaine, +et encore sauf le bon vouloir de la Nuée-Rouge +et de sa bande, ainsi que le directeur du +bureau a pris soin de l'annoncer sur sa pancarte.</p> + +<p>Les résidents du fort Laramie sont au nombre +de cinq à six cents: officiers, commis d'administration, +soldats, muletiers d'armée. Comme au fort +Russell, une partie des officiers ont fait leurs études +à West-Point, l'école militaire des États-Unis. +West-Point est situé dans l'État de New-York, +sur les bords du fleuve Hudson.</p> + +<p>Le séjour de Laramie est peu agréable, et le climat +fort rigoureux en hiver, où l'on reste souvent +privé de nouvelles pendant plusieurs mois. On +combat surtout par la chasse les ennuis de +ce séjour lointain et isolé: dans les prairies, le<span class="pagenum" id="Page_147">[Pg 147]</span> +buffle et l'antilope, l'écureuil, le loup; dans les +montagnes, le cerf, l'élan, le daim, le chat sauvage, +l'ours, dont quelques espèces sont fort dangereuses, +offrent au chasseur les émotions et les +périls qu'il ambitionne. Dans quelques maisons, +on rencontre d'élégants trophées, indices de nombreuses +victoires. Suivant l'habitude, quelques officiers +mariés ont appelé leur femme auprès d'eux. +Comme toutes les Américaines, celles-ci sont arrivées +dans le désert sans un mot de plainte, et ont +mêlé les douces joies de la vie de famille aux rigueurs +d'un exil forcé. Quant aux soldats, ils sont, +comme dans toute l'armée, le ramassis de la population +des États-Unis. Il y a parmi eux des réfractaires +de tous pays, hormis de vrais Américains.</p> + +<p>La garnison du fort Laramie comprend quatre +compagnies d'infanterie et deux de cavalerie. On +sait avec quelle facilité tous ces soldats désertent. +«Dès que je verrai une <i>embellie</i>, me disait l'un d'eux, +un Canadien qui parlait la vieille langue française, je +passerai au large.» Tous ces soldats sont mécontents +et disent pis que pendre des camarades. Il n'y a +de satisfait que Macaron, un autre Canadien, de +soldat passé cuisinier et que les officiers du fort +Russell ont amené avec eux. Jamais il ne se lave +ni le visage ni les mains, qu'il garde noircis de +fumée. Jamais non plus il n'est prêt à l'heure,<span class="pagenum" id="Page_148">[Pg 148]</span> +surtout pour le déjeuner; il est vrai qu'il rejette +alors la faute sur les officiers. «Ces messieurs se +lèvent toujours les derniers, dit-il, et je ne puis +rien avoir d'eux.»</p> + +<p>Le fort Laramie, gardé par d'aussi pauvres soldats, +n'a d'un fort que le nom. Aucune circonvallation, +aucun mur ne l'entoure. Du côté opposé à +la rivière est seulement une sorte de fossé où les +terres extraites ont été jetées en talus, et qui présente +à l'un de ses angles un vaste tracé circulaire: +on dirait les fondations pour une tour. C'est là le +seul ouvrage de défense élevé contre les Indiens. +N'ayant jamais été attaqué depuis l'établissement +du fort, il n'a jamais été entretenu. Au delà du +fossé est le cimetière, où dorment fraternellement +de leur dernier sommeil les Indiens et les blancs; +puis vient la prairie, bientôt bornée par des monticules +de cailloux roulés. Ces monticules sont semés +de pins comme des dunes qu'on aurait voulu +fixer sur place; mais les pins ont ici poussé naturellement. +Gravissant ces coteaux, on jouit d'une +belle vue sur la Plate, dont la rive gauche est marquée +par une ligne de remparts naturels de grès +sableux, analogues à ceux de Lone-Tree-Creek, +dont je vous ai déjà parlé. Du pied de ces remparts, +la Plate ne tarde pas à rejoindre son confluent +avec la rivière Laramie, et de là elle se rend<span class="pagenum" id="Page_149">[Pg 149]</span> +à North-Plate, la principale station du chemin de +fer du Pacifique à partir d'Omaha, où elle s'unit à +la Plate du sud.</p> + +<p>Si, du haut des rives de la Plate du nord, on regarde +au couchant, on aperçoit à l'horizon un piton +élevé, de forme conique, comme les puys volcaniques +de l'Auvergne; c'est le pic Laramie, isolé +au milieu de la plaine, et qui sert de point de repère +aux émigrants et aux Indiens nomades qui +traversent cette contrée. Le pic est aligné sur la +direction des Montagnes-Rocheuses, dont il forme +le prolongement et comme le dernier piton vers le +nord. Il est élevé de 1,200 mètres au-dessus +du niveau du terrain environnant et on l'aperçoit +de très-loin, de plus de 80 milles. L'air de la +prairie est si pur, si transparent, si sec, que +la vue du pic est encore claire à cette énorme +distance. Il dresse fièrement sa masse bleue au-dessus +du plan de l'horizon, et l'œil se repose avec +plaisir sur ce piton de roches massives, le seul +qu'on aperçoive en parcourant le pays. Plus au +sud viennent les Montagnes-Noires, les <i>Black-Hills</i>, +fertiles en bois résineux, en pins, en cèdres, en +sapins, et sillonnées, dit-on, de veines métallifères +très-riches. Enfin, dans le territoire de Colorado, +qu'ils jalonnent sur tout un méridien, sont les +fameux pics de Long et de Pike, que vous connaissez,<span class="pagenum" id="Page_150">[Pg 150]</span> +points culminants des Montagnes-Rocheuses, +et qui portent jusqu'à 5,000 mètres de hauteur +leurs cimes ardues et neigeuses, saluées par tous +les émigrants des prairies.</p> + +<p>Le chemin qui mène du fort au pic Laramie était +naguère très-fréquenté. C'est par là que passaient +les néophytes Mormons pour se rendre dans l'Utah, +à leur capitale du lac Salé; c'est par là aussi qu'arrivaient +les émigrants qui, par terre, à pied ou en +charrette, se rendaient en Californie. Ce chemin +était encore parcouru par la fameuse diligence +transcontinentale. Aujourd'hui la fièvre de l'or s'est +éteinte, au moins dans l'Eldorado, et bien peu d'émigrants +sont assez pauvres pour aller en Californie +par les plaines; les Mormons ont vu leurs caisses +se remplir et leurs recrues prennent le chemin de +fer du Pacifique; enfin la diligence transcontinentale +elle-même a dû déplacer ses stations et les +déplace encore chaque jour devant les étonnants +progrès de la civilisation du <i>Far-West.</i> La voie ferrée +lui fait d'ailleurs perdre de plus en plus du +terrain. Avant trois ans, vous le savez, la malle +<i>overland</i> n'existera plus, et un double ruban de fer +unira les deux océans, l'Atlantique et le Pacifique. +Le fort Laramie aura été le premier atteint par +cette marche incessante du progrès. La découverte +des mines d'or dans les Montagnes-Rocheuses et<span class="pagenum" id="Page_151">[Pg 151]</span> +les développements rapides du territoire de Colorado +ont reporté plus au sud tout le mouvement +des plaines. La seule chose qui reste à Laramie et +qui rappelle encore la civilisation au milieu du +désert, c'est le télégraphe électrique.</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_152">[Pg 152]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="XIII">XIII</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">UN VILLAGE SIOUX.</h2> + + +<p class="right"> +Fort Laramie (Dakota), 12 novembre. +</p> + +<p>A 3 milles à l'ouest du fort Laramie est installé +un campement de Sioux. Quelques-uns +des enfants de la prairie sont aussi rassemblés +autour du fort et composent avec les premiers ce +qu'on nomme la bande des <i>Laramie-Loafers</i>, ou +vagabonds de Laramie. On les appelle ainsi parce +qu'ils vivent d'aumônes, de secours que leur donne +le gouvernement.</p> + +<p>Le village sioux est à droite de la route qui +mène au pic Laramie, et près de la rivière. Il comprend +une centaine de huttes ou <i>loges</i>, ce que l'on +est convenu d'appeler aussi un <i>wigwam.</i> On calcule +que chaque hutte peut recevoir à peu près cinq ou<span class="pagenum" id="Page_153">[Pg 153]</span> +six individus, et cette observation est à noter, car +on donne ordinairement en loges le chiffre de +population d'une tribu.</p> + +<p>La hutte indienne est composée d'un certain +nombre de perches effilées, que l'on dispose +d'abord à terre autour d'un centre commun, +comme les rayons d'un même cercle, et que l'on +élève ensuite en les tenant inclinées; de cette façon +toutes les perches s'enchevêtrent les unes +dans les autres et se soutiennent mutuellement +au sommet, où elles sont d'ailleurs liées par une +corde. L'autre extrémité, qui s'écarte au contraire +de sa voisine, touche le sol. Le pourtour conique +de la hutte est recouvert de peaux de bison ou +de pièces de toile cousues. Le sommet reste ouvert. +Sur les côtés, une entrée basse, étroite, +où l'on ne peut passer qu'en rampant, forme la +porte. Une peau de castor ou une pièce de toile, +retenue par un clou, une charnière, ou cousue +dans le haut, se rabat sur cette ouverture et la +tient d'habitude fermée. Au centre de la hutte +est du feu toujours allumé, et sur ce feu ou alentour +sont les marmites et les chaudrons pour les +repas. Souvent la crémaillère qui tient le chaudron +descend du sommet même de la hutte. L'ouverture +supérieure permet seule à la fumée de +sortir et à la lumière d'entrer; c'est dire que le<span class="pagenum" id="Page_154">[Pg 154]</span> +séjour de la loge est intolérable à ceux qui n'y sont +pas accoutumés.</p> + +<p>Sur le pourtour, intérieurement, sont les lits, +les robes de bison entassées qui servent de couvertures +et de matelas, les hardes de toutes sortes qui +composent les vêtements, puis les malles et les boîtes +en cuir dans lesquelles on serre les objets précieux. +En un coin sont les ustensiles de cuisine, +quand on en a. Çà et là pend un quartier de bison +cru, desséché au soleil ou fumé, ou bien de la viande +étirée en lanières. C'est partout un désordre indescriptible, +et cependant il paraît que l'Indien s'y +retrouve et que chaque habitant de la loge a sa +place irrévocablement fixée.</p> + +<p>Un vieux traitant, qui vit avec les Sioux depuis +plusieurs années (il a même épousé une femme de +cette tribu), le <i>père Richard</i>, a été l'un des premiers +qui m'ont reçu dans leur hutte, car il est venu +momentanément s'installer près des <i>Laramie-Loafers</i>.</p> + +<p>A la vue de cet homme enfumé, aux cheveux grisonnants, +tombant abondamment sur ses épaules:</p> + +<p>—Vous êtes Sioux? lui ai-je demandé sans +trop de réflexion.</p> + +<p>—Je suis Français, m'a-t-il répondu de l'air +le plus tranquille du monde et avec le meilleur +accent.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_155">[Pg 155]</span></p> + +<p>—Comment! vous êtes Français, et vous vivez +sous la hutte comme les sauvages!</p> + +<p>—Je le préfère, c'est plus commode.»</p> + +<p>Ç'a été sa seule réponse. Il m'a présenté à sa +femme et à sa fille, qui sont venues timidement me +donner la main, puis nous avons fumé ensemble +le calumet et causé de Paris, où il projette depuis +longtemps de faire un voyage. Paris est la première +ville dont parle toujours l'étranger, qui ne rêve que +d'en connaître les plaisirs. Le père Richard a un +autre motif en désirant d'aller voir la grande capitale. +Sa famille a émigré en Amérique lors de la +première révolution, et il se sent attiré vers la +France comme vers la patrie de ses pères.</p> + +<p>Le village sioux, où je ne m'attendais guère à retrouver +un compatriote, a bien d'autres curiosités +à m'offrir. Autour des huttes courent les enfants +à moitié nus, garçons ou jeunes filles. Ils s'amusent +à bâtir de petites loges ou jouent au <i>poney</i>, +c'est-à-dire qu'ils chargent l'un d'eux de deux +longs bâtons traînants, un à droite, l'autre à +gauche, puis mettent en travers sur ces bâtons +ce qui est censé représenter les effets domestiques, +vêtements, peaux de buffle, ustensiles de cuisine, +que les Indiens emportent quand ils émigrent, en +chargeant ainsi leurs chevaux ou poneys. Enfants +des Peaux-Rouges, enfants des peuples civilisés,<span class="pagenum" id="Page_156">[Pg 156]</span> +ce sont toujours les mêmes jeux: l'imitation de ce +que voit l'enfant. Ici la poupée qui rappelle la +grande dame, ou bien le ménage, les chevaux de +bois, les théâtres, les maisons de carton; là le +poney et la petite loge.</p> + +<p>Les chiens sont nombreux autour des huttes. Les +Indiens possèdent des bataillons de ces animaux, +et le chien est pour eux à la fois un défenseur, +une sentinelle vigilante et un moyen de nourriture.</p> + +<p>Comme je parcourais le camp des Sioux, ces +gardiens attentifs, insoucieux du sort qui leur +était réservé, ont aboyé à ma présence; mais je les +ai calmés de la voix et j'ai continué mon exploration. +Je suis entré dans beaucoup de huttes. Ici +des guerriers en rond jouent aux cartes et des +balles de plomb servent d'enjeu. Tous les joueurs +sont silencieux et ne laissent paraître leur émotion +ni au gain ni à la perte; encore moins s'avisent-ils +de jeter un regard sur celui qui les visite. Là +d'autres jouent le <i>jeu des mains</i>, une sorte +de <i>morra</i> italienne, et des flèches, piquées en terre, +marquent les points. Cette fois les joueurs s'accompagnent +de chants discordants et de la musique +assourdissante de battements de casseroles et de +tambours de basque.</p> + +<p>Je ne puis pas pénétrer dans toutes les huttes.<span class="pagenum" id="Page_157">[Pg 157]</span> +Quelques-unes sont sévèrement gardées et l'on en +éloigne les profanes. C'est là qu'on fait la <i>grande +médecine</i>, ou que les devins soumettent leurs malades +à l'épreuve des bains de vapeur.</p> + +<p>Autour de quelques loges, les femmes, assises en +rond, travaillent à des ouvrages d'aiguille, ornent +de perles des colliers, des mocassins, ou tracent +un dessin sur un cuir de bison. Elles vont avec +lenteur, calculant, réfléchissant, comptant les +lignes et les points et prenant garde de se tromper. +De vieilles matrones préparent des peaux tendues +autour de piquets. Avec un caillou de grès siliceux, +elles raclent la peau, en enlèvent toutes +les bavures, puis la polissent avec une espèce de +ciseau d'acier emmanché au bout d'un os. Autrefois +la hache de pierre tranchante, en silex ou +en diorite, servait à faire cet ouvrage avant que +le fer eût été apporté au sauvage par l'homme +civilisé.</p> + +<p>Après avoir été ainsi préparée, la peau de bison +est tannée avec la cervelle même de l'animal.</p> + +<p>Les femmes sont loin d'être belles. Si la plupart +des Indiens ont un type fier et noble, les <i>squaws</i> +ne présentent sur leur figure rien qui révèle la +femme comme les nations civilisées la comprennent. +Timides, honteuses, elles baissent les yeux +devant le blanc, se cachent. La fatigue, le dur travail<span class="pagenum" id="Page_158">[Pg 158]</span> +ont altéré leurs traits. A elles incombent tous +les soins domestiques.</p> + +<p>Ce sont elles qui nettoient la maison, étrillent +les chevaux, préparent les repas, élèvent les enfants +ou <i>pappooses</i>, dressent la hutte, et en voyage +portent à pied tout le matériel de la loge. L'homme +suit, à cheval, n'ayant que son arc et ses flèches. +Pour surcroît d'agrément, les femmes sont souvent +battues. Elles sont regardées comme des esclaves +par leur mari, qui épouse autant de femmes qu'il +veut. Pour un cheval, pour quelques peaux de +bison, les parents donnent volontiers leur consentement, +et tout est dit. La chasteté n'est pas de +rigueur, mais souvent le mari coupe le nez ou les +oreilles à la femme infidèle. Chez les Peaux-Rouges, +chacun est ainsi son propre juge et applique +la loi à sa façon.</p> + +<p>D'autres fois la femme est vendue dès que le +mari est dégoûté d'elle. Les femmes des blancs, +quand les Indiens les amènent prisonnières et les +conduisent dans leur loge, ne sont pas mieux traitées. +Toutefois, dans quelques tribus, on les respecte +et il faut croire que, dans ce cas, c'est la +peau blanche qui répugne au Peau-Rouge. Vous +comprenez maintenant pourquoi l'Indien, toujours +à cheval, en guerre ou en chasse, est beau, bien +fait, et comment les <i>squaws</i>, soumises à tant d'épreuves,<span class="pagenum" id="Page_159">[Pg 159]</span> +sont chez eux, contrairement à ce qui a +lieu ailleurs, la plus vilaine moitié de l'espèce humaine.</p> + +<p>Il est juste de dire que, dans le village des Sioux, +toutes les femmes ne répondent pas également à +cette description; un certain nombre sont même +jolies, et se rapprochent du type blanc; il est facile +de voir qu'elles sont de sang mêlé.</p> + +<p>La bande des <i>Laramies-Loafers</i> n'est pas seule +campée ici. Les Corbeaux, prévenus depuis plus +d'un mois que la commission se rendrait au fort +Laramie vers le 10 novembre, à l'époque de la +pleine lune, sont récemment arrivés. Ils ont +quitté, pour se rendre à l'appel des commissaires, +l'extrême nord du Dakota, les bords du ruisseau +de Pierre-Jaune, où ils étaient alors en chasse. +Ils sont venus une vingtaine de chefs avec leurs +femmes, leurs enfants et quelques <i>braves</i> (les lieutenants +des chefs), et cela malgré la neige et la +distance, malgré les Sioux, avec lesquels ils sont +en guerre. Ceux-ci pouvaient les arrêter au passage, +car il a fallu traverser le territoire ennemi +pour arriver au lieu du rendez-vous.</p> + +<p>En hommes qui comprennent leur valeur, les +Corbeaux ont campé à une certaine distance des +Indiens <i>loafers</i>, mais on peut aisément confondre +les tentes, dont le style est le même. Le type des<span class="pagenum" id="Page_160">[Pg 160]</span> +hommes seul est différent, et les Corbeaux sont +certainement les plus fiers des Indiens des prairies, +au moins des Indiens du Nord. Les traits sont largement +accentués, de grandes proportions, la stature +gigantesque, les formes athlétiques. La +figure, majestueuse, rappelle les types des Césars +romains, comme on les voit gravés sur les médailles.</p> + +<p>Je suis entré dans la hutte des chefs. «Touchez-leur +la main à tous, m'a dit un officier du fort qui +avait déjà pénétré dans la tente, ce sont tous de +grands chefs.» J'ai obéi à ces paroles et touché +successivement la main à ces seize sachems +assis en rond, en faisant à chaque fois entendre +ce son guttural: <i>A'hou!</i> qui sert de salutation +auprès des Peaux-Rouges. Chacun a répété à +son tour mon salut, et quelques-uns m'ont serré la +main jusqu'à faire craquer les os. Ce vif témoignage +d'amitié, chez l'Indien ordinairement si impassible, +m'a surpris. Sans doute ces braves gens +ont cru avoir affaire à quelque membre influent +de la commission, dont ils attendent force concessions +et force cadeaux. La cérémonie de salutation +terminée, nous avons fumé le calumet. Chaque Corbeau +tirait quelques bouffées de la pipe et la passait +indifféremment à son voisin. Nul ne parlait.</p> + +<p>J'ai profité de ce silence pour examiner à loisir<span class="pagenum" id="Page_161">[Pg 161]</span> +ces hommes. Je vous ai déjà dit leurs formes athlétiques. +Leur figure est tatouée, sur les joues, de +rouge vermillon. Ils sont à peine vêtus, celui-ci +d'une couverture de laine, celui-là d'une peau de +buffle ou d'un uniforme incomplet d'officier; cet +autre a le torse tout nu. Beaucoup portent des colliers +ou des pendants d'oreilles en coquillages ou +en dents d'animaux. L'un a autour du cou une +médaille d'argent à l'effigie d'un président des +États-Unis (Pierce), cadeau qu'il a reçu à Washington +lorsqu'il s'y est rendu en mission en 1853. +L'autre porte sur la poitrine un cheval d'argent +assez grossièrement travaillé et doit à cet ornement +le sobriquet de Cheval-Blanc, sous lequel on le désigne. +Un vieux chef, blessé, la jambe percée de +deux balles et maintenue dans un appareil installé +par les Indiens eux-mêmes, gît dans un coin de la +hutte. Il me rend mon salut en jetant vers moi un +regard triste, et en me montrant son membre malade +qui l'empêche de se lever.</p> + +<p>Les Corbeaux ne sont pas les seuls Indiens nomades +que j'ai rencontrés à Laramie. Sur un petit +îlot, au milieu de la rivière, sont campés deux +chefs Arrapahoes, arrivés de la Porte (frontière du +Colorado), et représentant les <i>tatoués</i> du nord<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>. Ils<span class="pagenum" id="Page_162">[Pg 162]</span> +sont venus à Laramie pour prendre part aux conférences +en même temps que les Corbeaux, dont +ces nouveaux Indiens se différencient nettement +par leur type hagard et sombre.</p> + +<div class="footnote"> + +<p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5" class="label">[5]</a> Arrapahoes, en indien, signifie, dit-on, les tatoués.</p> + +</div> + +<p>Les diverses tribus du nord, surtout celles qui +composent par leur agrégation la grande nation +des Sioux, étaient celles qui attendaient le plus +impatiemment les commissaires; mais les Corbeaux +seuls sont venus. M. Beauvais, agent principal +de la commission, dépêché depuis plusieurs +mois de Saint-Louis à Laramie, avait promis d'amener +les Sioux, et les Sioux ne sont point venus. +Ils sont en ce moment en chasse, loin, bien loin, +et ne veulent pas se déranger. On leur a envoyé +estafettes sur estafettes, à quoi quelques-uns ont +répondu qu'il faisait trop froid pour entreprendre +ce grand voyage, d'autres que les blancs les ont +toujours trompés et qu'ils ne veulent plus se rendre +à leur appel. Certains d'entre eux, se montrant +insolents, ont envoyé à tous les diables la +commission des États-Unis. «Que le Grand-Père +(le président des États-Unis) rappelle ses jeunes +hommes (ses soldats) de notre pays,—a répondu +la Nuée-Rouge, chef de la bande des Vilaines-Faces, +aux envoyés des commissaires,—et alors +nous signerons un traité dont on ne verra pas la +fin.» Tous les chefs présents, et entre tous le<span class="pagenum" id="Page_163">[Pg 163]</span> +lieutenant Grosses-Côtes, ont applaudi hautement +à ces paroles de la Nuée-Rouge.</p> + +<p>Les Chayennes du Nord ne se sont montrés ni +plus polis ni plus empressés que les Sioux. Le +pauvre M. Beauvais, que les Indiens appellent +Gros-Ventre à cause de sa corpulence, n'en peut +mais, et il irait volontiers lui-même à pied chez +les Sioux, fût-ce vers la bande de la Nuée-Rouge, +pour les amener de vive force.</p> + +<p>Lassée d'attendre, la commission a décidé +qu'elle ouvrirait les conférences avec les Corbeaux +demain 12 novembre, à dix heures du matin, et +qu'elle entendrait également les chefs Arrapahoes, +qui sont venus de la Porte. Dans l'intervalle, elle +a reçu officiellement les dépositions de quelques +traitants du territoire de Montana. Ceux-ci ont +parlé des dévastations commises par les Indiens +dans cette région, récemment colonisée par les +Américains, qui en exploitent les mines d'or et +d'argent. Les déposants n'ont pas d'ailleurs laissé +ignorer à la commission les sujets de plainte que +pouvaient avoir les Indiens contre les blancs.</p> + +<p>Le gouverneur du Colorado, l'honorable M. Hunt, +a été également entendu et a fait aux commissaires +le récit des pillages récents des Chayennes et des +Arrapahoes.</p> + +<p>C'est par ces préliminaires que la commission<span class="pagenum" id="Page_164">[Pg 164]</span> +des États-Unis, accomplissant sévèrement son mandat +et ne laissant pencher la balance ni en faveur +des blancs ni en faveur des Peaux-Rouges, prélude +à la grande conférence ou <i>pow-wow</i> qu'elle va ouvrir +avec les sauvages.</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_165">[Pg 165]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="XIV">XIV</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">MONTAGNARDS, TRAPPEURS ET TRAITANTS.</h2> + + +<p class="right"> +Fort Laramie (Dakota), 13 novembre. +</p> + +<p>A la nouvelle de notre arrivée, tous les coureurs +du Grand-Ouest, les trappeurs qui chassent le +bison et le castor, les traitants qui font le commerce +avec les tribus, tous ces énergiques aventuriers +des Montagnes-Rocheuses que les Américains +désignent sous le nom de montagnards +(<i>mountainers</i>), sont accourus à Laramie. Ils savaient +que la commission devait venir, ils arrivaient au-devant +d'elle. J'ai vu là le <i>père</i> Bissonnette, un +vieux traitant louisianais, d'origine française. Il +vit aujourd'hui dans une ferme aux environs de +Laramie. Il a du reste toujours fréquenté ces parages, +car le fort Laramie, avant d'être une station<span class="pagenum" id="Page_166">[Pg 166]</span> +militaire, était, je vous l'ai dit, un poste de +traitants, appartenant à la célèbre maison Chouteau +de Saint-Louis. Si vous avez lu le récit du +voyage de Frémont dans l'Extrême-Ouest, vous +aurez vu qu'il y est fait mention de Bissonnette, +quand Frémont s'arrête à Laramie.</p> + +<p>«Il a gagné de l'argent gros comme le bras, +m'a dit Pallardie. Beauvais et moi, nous avons été +ses agents, nous avons travaillé sous lui. Aujourd'hui +c'est nous qui sommes riches et lui qui est +pauvre. Que voulez-vous? dans le désert, pour +passer le temps, on joue, on s'amuse. Les femmes, +la bonne chère, ça mène loin! Bissonnette a tout +perdu, mais il est resté bon garçon.»</p> + +<p>Un autre traitant, un Français de pure origine, +car il est arrivé du Havre, nous a invités aujourd'hui +dans sa tente à un repas de chien; ceci soit +dit sans jeu de mots. Nous avons mangé un jeune +chien, engraissé et tué à notre intention. La chair +du meilleur mouton ne peut se comparer à celle-là, +et je conçois l'usage des Peaux-Rouges de réserver +le chien pour les repas de fête, surtout ceux où +ils veulent faire les honneurs aux blancs.</p> + +<p>—Comment trouvez-vous cette viande? m'a demandé +le général Harney, qui a vieilli au milieu +des guerres indiennes, et qui, pour la centième +fois peut-être, s'asseyait à un repas de ce genre.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_167">[Pg 167]</span></p> + +<p>—Excellente, général.</p> + +<p>—Avez-vous mangé du cheval à Paris? car on +dit que vous êtes devenus hippophages.</p> + +<p>—Pas encore; mais, dès mon retour, je goûterai +certainement du cheval, ne fût-ce que pour comparer +avec le chien.</p> + +<p>La vérité est que je n'ai jamais mangé de meilleur +mouton que ce jeune chien de Laramie.</p> + +<p>Notre hôte s'appelle Guérut. Il est parti du +Havre, il y a quelque vingt ans, pour faire fortune +aux États-Unis (c'est toujours pour faire fortune +qu'on arrive dans ce pays), et il est venu se +perdre, après maintes vicissitudes, au fond de l'Extrême-Ouest. +Il est aujourd'hui interprète du fort +auprès des Laramie-Loafers.</p> + +<p>Parmi les traitants venus à Laramie est encore +le père Richard, que je vous ai déjà présenté. Je +vais de temps en temps fumer le calumet avec +lui, le vrai calumet des Peaux-Rouges.</p> + +<p>«J'ai gagné beaucoup d'argent avec les Sioux; +me disait-il tout à l'heure; mais un jour les Chayennes, +ces coquins de sauvages, en guerre avec mes +amis les Sioux, m'ont tout pris. Ils m'ont volé tous +mes chevaux, toutes mes belles robes de buffle, +toutes les peaux de castors que j'avais préparées. +Il me reste bien encore quelques piastres, et je ne +suis pas tout à fait pauvre. Cet hiver, je veux aller<span class="pagenum" id="Page_168">[Pg 168]</span> +dans les Montagnes-Noires couper des traverses +pour le chemin de fer. Il y a là des dollars à gagner. +Je sais des bois de cèdres et de sapins qui +n'appartiennent à personne; j'en profiterai pour +les exploiter.»</p> + +<p>Le meilleur type, entre tous ces coureurs des +grandes plaines, tous ces vieux trappeurs, qui me +rappellent tous la France, soit l'ancienne, celle +du Canada et de la Louisiane, soit la France contemporaine, +le meilleur type est encore celui de +notre guide et interprète Pallardie.</p> + +<p>Et cependant que de choses il ignore encore sur +les sauvages. J'ai essayé de le consulter sur les +origines, les légendes, les traditions des Peaux-Rouges, +au milieu desquels il a si longtemps vécu. +Un soir, autour du feu du bivouac, quand nous +allions ces jours derniers de Hill's-Dale à Laramie, +pensant que le Canadien serait communicatif, je +lui demandai si les Sioux, qu'il connaissait si bien, +dont il parlait si bien la langue, n'avaient pas conservé +quelque tradition sur leur première venue +en Amérique.</p> + +<p>«Je ne me suis jamais occupé de ça, m'a répondu +Pallardie. Demandez-moi le prix des peaux +de buffle ou des peaux de castor, là-dessus je puis +vous répondre; mais les légendes, les origines, +comme vous les appelez, ça ne m'intéresse pas.»</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_169">[Pg 169]</span></p> + +<p>Et je n'ai rien pu tirer de lui.</p> + +<p>Sur le Sioux, j'en ai su davantage. Grâce à lui, +j'ai pu apprendre à compter dans cette langue, à +la fois gutturale et harmonieuse, qui, à l'entendre +parler, rappelle beaucoup l'espagnol. J'ai composé +aussi un petit dictionnaire de mots usuels sioux +que je vous montrerai à Paris.</p> + +<p>Enfin Pallardie m'a initié au langage par signes, +que parlent entre eux tous les Peaux-Rouges pour +se comprendre d'une tribu à l'autre, et qui a beaucoup +d'analogie avec celui de nos sourds-muets.</p> + +<p>Quant au corbeau et à l'arrapahoe, personne +n'a pu me donner de leçons de ces langues. Elles +sont des plus gutturales et ne se prononcent, du +moins l'arrapahoe, que du bout des lèvres. Aucun +interprète n'est capable de les écrire et souvent, +tout en les comprenant, ne peut les parler que +par signes. L'arabe le plus renforcé n'est rien à +côté de ces langues diaboliques.</p> + +<p>Les linguistes, les anthropologistes, les ethnologistes +devraient bien nous dire pourquoi toutes +ces tribus, voisines les unes des autres, ont des +langues si dissemblables et présentent des types +si divers. Le problème se pose plein de difficultés +devant les partisans de l'unité de l'espèce humaine, +mais ce n'est pas ici le cas de le résoudre, il suffit +de l'indiquer en passant.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_170">[Pg 170]</span></p> + +<p>J'aime mieux finir par un dernier mot sur ces +vigoureux trappeurs, sur ces braves traitants, qui +continuent si courageusement dans les prairies les +habitudes de chasse, de commerce et d'excursion +au milieu de tribus indiennes, habitudes que la +première a introduites la France, et que ses enfants +n'ont pas oubliées. Ces coureurs des grandes +plaines sont des pionniers à leur façon, et je m'en +voudrais si, après avoir vécu un moment au milieu +d'eux, après avoir partagé leur tente, leurs repas, +je ne leur avais pas consacré quelques lignes. Honneur +donc à ces enfants lointains de la vieille +France! je suis sûr que vous les aimez déjà comme +moi.</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_171">[Pg 171]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="XV">XV</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">LE GRAND CONSEIL DES CORBEAUX.</h2> + + +<p class="right"> +Fort Laramie (Dakota), 14 novembre. +</p> + +<p>Voulez-vous que je vous raconte tout au long la +conférence des Peaux-Rouges avec les commissaires +de paix? Cela peut-être vous intéressera. Cela me +fera passer le temps, car que faire de mieux en +ce fort?</p> + +<p>Vous savez que c'est avant-hier que les grands +chefs des Corbeaux étaient convoqués à une solennelle +entrevue par les commissaires de l'Union.</p> + +<p>Ce jour-là, le soleil s'est levé radieux, le ciel +était sans nuage, le temps d'une douceur exceptionnelle.</p> + +<p>En comparant la température à celle des jours +précédents, où ils avaient tant souffert pour venir<span class="pagenum" id="Page_172">[Pg 172]</span> +à cheval du fond du Dakota, les vieux sachems ont +dû penser que le Grand-Esprit se montrait enfin +favorable. Si le soleil, une de leurs divinités, consentait +à leur sourire, c'est qu'ils allaient sans +doute avoir gain de cause dans le grand pow-wow +avec les blancs.</p> + +<p>L'heure indiquée pour l'ouverture du palabre était +dix heures du matin. Les Indiens, qui ne sont jamais +pressés et ne lisent l'heure qu'au soleil, se sont +fait un peu attendre; peut-être terminaient-ils +aussi leurs cérémonies de grande médecine. Enfin, +ils ont paru, ornés de leurs plus beaux habits. +Quelques-uns étaient à cheval; ils ont traversé à +gué la rivière Laramie, pendant que les autres, +suivis des femmes et des enfants, les squaws et les +pappooses, qui venaient aussi assister à la conférence, +arrivaient par le pont. La femme de Dent-d'Ours, +un des principaux orateurs, était à cheval +comme son mari, qu'elle ne quitte jamais. Les +Indiennes enfourchent la bête comme les hommes.</p> + +<p>Le grand chef Pied-Noir, ayant mis pied à terre, +a fait signe aux braves ou guerriers de s'aligner. +Chacun a un costume différent, celui-ci une peau +de buffle sur une chemise de toile; cet autre une +couverture de laine et une jaquette de peau de +daim, rehaussée de franges, mais privée d'ornements +en cheveux, dont les Indiens n'osent guère<span class="pagenum" id="Page_173">[Pg 173]</span> +se parer devant les blancs. Les scalps, pour ce +jour-là, sont restés à la maison. L'un porte un +habit d'officier et un pantalon veuf de son siége; +les basques de l'habit sont heureusement assez +longues.</p> + +<p>Plusieurs ont le chef couvert d'un chapeau de +feutre noir, à forme calabraise, comme ceux des +généraux américains. Le tour du chapeau est orné, +sur toute la hauteur, d'une série de rubans multicolores. +Quelques chefs sont chaussés de bas et de +mocassins de cuir. Le cou, les oreilles de tous sont +chargés de colliers, de pendants faits de coquillages +ou de dents d'animaux. Non content de tous ces +ornements, un Corbeau a ajouté à sa chevelure +une chevelure postiche, de sorte qu'il a une queue +allant de l'occiput à la plante des pieds. Cette +queue n'est pas bariolée comme celle du grand +chef des Brûlés, mais elle est semée de plaques +d'argent, rondes, de peu d'épaisseur, obtenues par +le battage patient de dollars américains ou d'autres +pièces de peu de valeur. Les ronds vont en diminuant +régulièrement de la tête aux pieds, et l'on +devine, à l'orgueil que montre le sachem porteur +de cette parure, qu'il ne la donnerait pas pour un +empire. Il faut que les Indiens attachent un grand +prix à cet ornement, très-cher d'ailleurs, puisqu'on +le retrouve chez toutes les tribus.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_174">[Pg 174]</span></p> + +<p>Le chef à la longue chevelure n'est pas le seul +qui attire les regards. Un Corbeau porte avec fierté +une large médaille, reçue naguère à Washington +des mains du président. Un autre, à défaut de +médaille officielle, a pris une piastre mexicaine. +A son tour, Cheval-Blanc n'a pas oublié de se parer +du cheval d'argent qui lui a valu son nom, et +qui pend comme une décoration sur sa poitrine. +Il y a joint un sachet carré de toile grise et fort +peu propre, dans lequel il a soigneusement enfermé +son miroir. Comme la plupart des Peaux-Rouges, +il est très-inquiet de sa toilette et de la +figure qu'il fait.</p> + +<p>A côté de lui, marchent Bout-de-piquet-de-hutte, +l'Homme-qui-a-reçu-un-coup-de-fusil-à-la-face et +l'Oiseau-dans-son-nid, trois chefs ou guerriers en +grande réputation chez les Corbeaux. La plupart +des visages sont tatoués de rouge vermillon, de +jaune, de bleu. Au milieu de l'assemblée, on distingue +le pauvre blessé que vous connaissez, la +jambe roidie dans l'appareil qui la maintient. Le +vieux chef a voulu venir à toute force: on l'a +hissé à cheval et fait descendre de là à grand'peine, +et il suit de son mieux clopin clopant.</p> + +<p>Après s'être mis en ligne, les sachems ont entonné +un chant de leur nation, grave, sombre, +mêlé de cris discordants et parfois d'aboiements<span class="pagenum" id="Page_175">[Pg 175]</span> +aigus. Les basses, les barytons et les ténors n'observent +dans ce chœur aucune mesure, et cependant +cette musique primitive, sauvage, va bien +avec le type des chanteurs et avec le milieu qui +encadre cette scène.</p> + +<p>C'est de la sorte que les chefs se sont avancés +sur une seule ligne, lentement, dans le plus grand +ordre, sans s'inquiéter de la foule qui se presse +autour d'eux. Jamais les Corbeaux, aux formes +athlétiques, aux figures majestueuses, ne m'ont +paru plus solennels. Puis ils se sont débandés et +sont entrés un moment dans la chambre des interprètes.</p> + +<p>Là on n'a pas tardé à les prévenir que la commission +les attendait pour ouvrir la séance.</p> + +<p>La salle où s'est tenu le pow-wow est de grande +dimension. Elle est construite en bois, et peut +facilement contenir 250 à 300 personnes; elle +servait précédemment de magasin au quartier-maître +du fort.</p> + +<p>Les chefs des Corbeaux, assis ensemble sur des +bancs, chacun à la place que lui assigne son rang, +les commissaires, chacun sur un siége isolé, forment +le cercle, de telle sorte que l'on peut dire +que l'extrême civilisation est en face de l'extrême +barbarie. C'est au centre de ce cercle que va se +tenir l'orateur. Sur un des côtés, sont les interprètes<span class="pagenum" id="Page_176">[Pg 176]</span> +et les agents des Indiens; sur l'autre, le +sténographe, le secrétaire de la commission, les +rapporteurs des journaux, etc. Les femmes et les +enfants des sachems sont venus, et quelques femmes, +entre autres les plus vieilles matrones, se +sont assises sur les mêmes bancs que les chefs. On +voit là l'Eau-qui-court, la Jument-Jaune, et la +Femme-qui-a-tué-l'ours. Les pappooses, tout jeunes +et même à la mamelle, troublent souvent par leurs +cris ou leurs pleurs le calme de l'assemblée, mais +personne n'y prend garde, surtout les Corbeaux.</p> + +<p>Les Laramie-Loafers, les trois grands chefs +Sioux, guidés par Pallardie, les officiers, les soldats +et les employés du fort, tout ce monde est +venu pour assister aux débats qui vont s'ouvrir. La +commission, paternelle et libérale, n'a fermé la +porte à personne.</p> + +<p>Quand le silence s'est établi, le docteur Matthews, +agent des États-Unis auprès des Corbeaux, +se lève, et dit en anglais: «J'ai l'honneur de présenter +à la commission de paix les chefs de la +nation des Corbeaux;» et se tournant vers les +chefs, il dit en corbeau:</p> + +<p>«Voici les commissaires envoyés de Washington +pour faire la paix avec vous. Écoutez bien ce qu'ils +vous diront, et vous verrez si je vous ai dit des +mensonges.»</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_177">[Pg 177]</span></p> + +<p>L'interprète des Corbeaux, Pierre Chêne, un Canadien, +de sang à la fois irlandais et français, traduit +ces paroles en anglais à la commission. Il +est aidé dans ses fonctions par John Richard, fils +de ce Français, à moitié Sioux, qui est venu momentanément +installer sa hutte avec toute sa famille +au milieu des Laramie-Loafers, et que vous +connaissez maintenant aussi bien que moi.</p> + +<p>Pierre Chêne et Richard ne brillent pas comme +interprètes. Ils traduisent en mauvais anglais, et +sans avoir égard au génie de la langue des Corbeaux, +les éloquents discours qu'on va entendre, +et feront regretter à la commission les vaillants +truchements qu'elle vient de quitter au conseil des +cinq nations du Sud<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>.</p> + +<div class="footnote"> + +<p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6" class="label">[6]</a> Ce conseil, tenu dans le Kansas, au mois d'octobre, sur le +ruisseau de la Hutte à médecine (<i>Medicine Lodge Creek</i>), tributaire +de l'Arkansas, s'est terminé par un solennel traité de paix +signé par les Comanches, les Apaches, les Kayoways, les Chayennes +et les Arrapahoes. Tous ont consenti à se rendre dans les cantonnements +ou <i>réserves</i> que leur ont indiqués les commissaires, +sur les bords de la rivière Rouge, au sud du <i>Territoire indien</i>, +où sont déjà cantonnés depuis de longues années les Cherokees, les +Creeks, les Chactas, les Osages et autres tribus des États atlantiques.</p> + +</div> + +<p>La présentation des Corbeaux à la commission, +et de celle-ci aux Corbeaux, est dans les mœurs +américaines, qui tiennent en cela de celles des Anglais. +Aux États-Unis, avant de parler à quelqu'un, +il faut lui avoir été présenté.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_178">[Pg 178]</span></p> + +<p>Pendant que cette double présentation a lieu, les +Corbeaux font entendre le cri sourd: <i>A'hou!</i> qui +sert à la fois de salut chez l'Indien des prairies et +de signe d'approbation. En même temps, le calumet +circule de bouche en bouche, tandis que les +sachems muets, immobiles, semblent en apparence +indifférents.</p> + +<p>A la fin, Dent-d'Ours se lève, tire trois bouffées +du calumet, et le présentant au docteur Matthews: +«Fume, et souviens-toi de moi aujourd'hui et accorde-moi +ce que je te demanderai;» puis le passant +au général Harney: «Fume, père, et aie pitié +de moi;» au président Taylor: «Père, fume, et +souviens-toi de moi et de mon peuple, parce que +nous sommes pauvres;» et offrant aussi le calumet +aux généraux Augur, Terry, Sanborn, au colonel +Tappan: «Et toi de même, père,» dit-il à +chacun d'eux, pendant que chacun des commissaires, +approchant le tuyau de ses lèvres, tire une +bouffée de la pipe, puis la rend à Dent-d'Ours, en +inclinant la tête en manière d'assentiment, ou en +poussant le cri guttural <i>A'hou!</i> Cela fait, Dent-d'Ours +s'assied, et dit qu'il est prêt, lui et sa nation, +à entendre les discours des blancs. Alors, au +milieu d'un silence profond, le président Taylor se +lève et lit le <i>speech</i> suivant, dont chaque phrase est +traduite en corbeau par l'interprète Chêne, et que<span class="pagenum" id="Page_179">[Pg 179]</span> +pour vous je reproduis ici textuellement en français:</p> + +<p>«Mes amis, chefs, capitaines et guerriers de la +nation des Corbeaux, le Grand-Esprit a fait tous +les hommes, et c'est pourquoi nous sommes frères. +Sur notre invitation, vous avez fait un long chemin +au milieu des plus grandes difficultés pour +venir nous voir. Nous avons aussi parcouru de +longues distances pour vous voir et vous serrer la +main. Votre Grand Père à Washington, bien qu'il +soit si éloigné de vous, est informé de votre bon +vouloir. Il connaît votre amitié pour ses enfants +blancs. Il sait aussi combien de preuves de paix +vous avez données au gouvernement. Il connaît +les obstacles qui vous assiégent. Il nous a envoyés +pour vous voir et apprendre de votre bouche votre +situation. Nous pourrons aviser ainsi aux mesures +nécessaires pour éloigner de vous toute difficulté, +et faire bonne route ensemble. Nous apprenons +que de riches mines ont été trouvées dans votre +pays, et que dans certains cas les blancs en ont +pris possession. Nous apprenons aussi que des +routes ont été ouvertes à travers votre territoire, +que des établissements y ont été créés, que le buffle +que vous chassez est dispersé au loin et diminue +même avec rapidité. Nous savons enfin que +les blancs deviennent de plus en plus nombreux<span class="pagenum" id="Page_180">[Pg 180]</span> +autour de vous, et s'emparent de vos meilleures +terres pour les occuper définitivement.</p> + +<p>«C'est parce que de telles choses ont lieu, que +nous sommes envoyés vers vous par votre Grand +Père de Washington. Nous sommes envoyés pour +prendre les mesures qui adouciront le plus possible +cette fâcheuse situation, et vous protégeront +en même temps contre tout embarras à venir. +Nous désirons séparer une partie de votre territoire +pour votre nation, où vous puissiez vivre à +jamais vous et vos enfants, et où votre Grand Père +de Washington et la commission ne permettront à +aucun blanc de s'établir. Nous désirons que vous +nous indiquiez la section de votre territoire qui +pour cela vous conviendrait le mieux. Et quand +vous aurez ainsi marqué cette section, que nous ne +pourrons jamais occuper, nous désirons acheter +de vous le reste de vos terres pour en faire usage, +en vous laissant toutefois le droit d'y chasser aussi +longtemps que le buffle y subsistera. Dans la réserve +que vous choisirez, nous entendons bâtir +une maison pour votre agent, un moulin pour +scier votre bois, un moulin pour broyer votre +grain, une forge, une maison pour votre fermier, +et toutes les autres maisons qui pourront être nécessaires. +Nous voulons aussi vous fournir sur ces +réserves les chevaux et le bétail qui vous permettront<span class="pagenum" id="Page_181">[Pg 181]</span> +d'avoir des provisions assurées, et de soutenir +vos familles quand le buffle aura disparu. +Nous désirons aussi vous envoyer chaque année +des habits chauds qui vous couvrent confortablement, +et des instruments agricoles qui vous rendent +capables de gagner votre vie en travaillant +la terre. Pour que vos enfants deviennent aussi intelligents +que les blancs, nous voulons vous envoyer +des maîtres qui les élèvent. Vous avez rendu +nos cœurs contents en venant ici nous voir, et +vous ne vous en irez pas les mains vides. Nous +avons pour vous des présents en route. Ils devraient +être déjà arrivés. Nous vous serons toujours +reconnaissants des sentiments pacifiques que +vous n'avez cessé de témoigner envers notre peuple, +et nous comptons bien à l'avenir vous montrer +toute notre amitié par nos actes. Maintenant, nous +désirons entendre de vous tout ce que vous avez à +nous dire. Nous apporterons toute notre attention +à vos paroles et nous vous répondrons animés du +meilleur esprit. J'ai dit.»</p> + +<p>La première partie de ce discours a été reçue de +la part des Corbeaux avec des marques d'approbation +générale, et entrecoupée de ces sons gutturaux +qui sont pour les Indiens ce que sont les +interjections: <i>Bien! très-bien! bravo!</i> dans notre +Corps législatif. La seconde partie a été écoutée<span class="pagenum" id="Page_182">[Pg 182]</span> +au contraire avec défiance, au milieu d'un silence +glacial.</p> + +<p>Quand le président a eu fini, le calumet a continué +à passer de bouche en bouche, et les Indiens +ont semblé se concerter. Un des commissaires, le +général Sanborn, pour dissiper ce nuage et ramener +le calme dans l'esprit des Corbeaux, prie l'interprète +de leur faire entendre que ce n'est pas +tout leur territoire que veulent occuper les blancs, +mais seulement la partie qui est déjà en voie de +colonisation. Cela ne paraît point convaincre les +sachems.</p> + +<p>Cependant Dent-d'Ours se lève: «Ce que vous +m'avez dit, je l'ai parfaitement compris. Je suis +venu pour vous voir, et je vais vous dire ce que +je pense.» Alors, serrant la main au président +Taylor: «Père, je suis venu de loin pour te voir, +fais-moi justice;» puis au général Harney: «Père, +tu m'as envoyé chercher, écoute-moi bien;» puis +au général Augur: «Père, je suis heureux de te +rencontrer et de te serrer la main; fais quelque +chose pour moi;» et au général Terry: «Père, +je suis bien fatigué; je suis un homme pauvre; je +suis venu de bien loin pour te voir;» et au général +Sanborn: «Père, fais quelque chose pour moi; +j'ai campé, en venant ici, dans des endroits où le +bois et l'herbe manquaient, et où il faisait bien<span class="pagenum" id="Page_183">[Pg 183]</span> +froid; mes chevaux sont fatigués;» enfin, s'adressant +au colonel Tappan: «Père, regarde-moi, je +suis pauvre; aime-moi comme je t'aime et accorde-moi +ce que je te demanderai.»</p> + +<p>Quatre fois Dent-d'Ours fait le tour de l'hémicycle +occupé par la commission, en répétant les +mêmes formules, qu'il varie à peine, et serrant +chaque fois la main aux commissaires. On se demande +quand finira cet exorde préparatoire, mais +le docteur Matthews a soin d'avertir l'assemblée +que c'est une coutume chez les Corbeaux de répéter +jusqu'à quatre fois la cérémonie du <i>shake-hands</i> +(serrement de mains) avec les gens qu'on veut +honorer le plus. A la fin Dent-d'Ours, prenant une +robe de buffle des mains de sa femme qui est là, la +présente au général Harney: «Père, tu as les +cheveux blancs, protége-toi de cette peau, elle +garantira ta vieillesse contre le froid.» Puis l'orateur +se rend au centre du cercle occupé d'une part +par les Indiens, de l'autre par les commissaires, et +demande la permission de parler assis. L'interprète +traduit phrase par phrase le discours en anglais, +le voici tel qu'il a été prononcé, tel que je l'ai +écrit moi-même et pour ainsi dire sténographié +en anglais sous la dictée de l'interprète:</p> + +<p>«Pères, au printemps dernier, j'étais au pied +de la montagne du Mouflon, et l'un de vos jeunes<span class="pagenum" id="Page_184">[Pg 184]</span> +hommes me dit que vous viendriez nous visiter. +Mon père blanc me demandait de faire une partie du +chemin. J'hésitai, car j'étais loin, bien loin; mais à +la fin je me décidai à me mettre en route. Cet automne, +quand les feuilles des arbres tombaient, +les Corbeaux étaient sur les bords du ruisseau de +Pierre Jaune. Votre messager m'apporta dix caisses +de tabac, et nous fit connaître votre désir que +nous vinssions à Laramie. En réponse je dis oui, +oui! J'aurais préféré que mon père blanc vînt au +fort Philippe-Kearney, et non à Laramie, et je dis +que s'il avait poussé jusque-là, j'aurais répondu +affirmativement à tout ce qu'il m'aurait demandé; +mais dans l'intervalle les mauvais jours sont arrivés, +et j'ai dû venir à Laramie. Il fait froid, et mes +chevaux ont piteuse mine. C'est donc mon père +blanc qui va répondre oui, oui, à toutes les demandes +que je vais lui adresser.</p> + +<p>«Pères, j'ai fait une longue route pour venir +vous voir. Je suis parti du fort Smith, je suis très-pauvre; +j'ai faim, j'ai froid. Nous n'avons trouvé +en route ni buffle, ni bois, ni eau. Regardez-moi, +vous tous qui m'écoutez. Je suis un homme comme +vous. J'ai une tête et un visage comme vous. Nous +sommes tous un seul et même peuple. Je veux que +mes enfants et ma nation prospèrent et vivent de +longues années.»</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_185">[Pg 185]</span></p> + +<p>Et alors se levant, Dent-d'Ours se dirige vers les +commissaires Taylor et Harney, et leur serre convulsivement +les mains:</p> + +<p>«Pères, pères, pères, s'écrie-t-il par trois fois, +écoutez-moi bien. Rappelez vos jeunes hommes de +la montagne du Mouflon. Ils ont couru par le pays, +ils ont détruit le bois qui poussait et le gazon vert; +ils ont incendié nos terres. Pères, vos jeunes hommes +ont dévasté la contrée et tué mes animaux, +l'élan, le daim, l'antilope, mon buffle. Ils ne les +tuent pas pour les manger; ils les laissent pourrir +où ils tombent. Pères, si j'allais dans votre pays +tuer votre bétail, que diriez-vous? N'aurais-je pas +tort, et ne me feriez-vous pas la guerre? Eh bien, +les Sioux m'ont offert des centaines de mules et de +chevaux pour aller en guerre avec eux, et je n'y +suis pas allé.</p> + +<p>«Il y a de cela longtemps, vous avez fait un +traité avec la nation des Corbeaux; puis vous avez +emmené un de nos chefs avec vous dans les États. +Vous entendez bien ce que je veux dire, je le suppose. +Ce chef n'est jamais retourné. Où est-il? +Nous ne l'avons plus revu, et nous sommes fatigués +d'attendre. Donnez-nous ce qu'il a laissé. +Nous, ses amis, ses parents, nous sommes venus +pour connaître ses dernières volontés.</p> + +<p>«J'ai appris que vous aviez aussi envoyé des<span class="pagenum" id="Page_186">[Pg 186]</span> +courriers aux Sioux. Vous avez fait à ceux-ci, +comme à nous, des présents de tabac; mais les +Sioux m'ont dit qu'ils ne viendraient pas; car vous +les aviez toujours trompés. Les Sioux nous ont +dit: «Ah! les pères blancs vous ont appelés et +vous allez les voir. Ils vous traiteront comme +ils nous ont traités. Allez et voyez, et revenez +nous dire ce que vous avez entendu. Les pères +blancs séduiront vos oreilles par d'agréables +paroles et de douces promesses qu'ils ne tiendront +jamais. Allez, et voyez-les, et ils se moqueront +de vous.»</p> + +<p>«J'ai laissé dire les Sioux et je suis venu vous +visiter. Quand je retournerai, je m'attends à perdre +en route la moitié de mes chevaux.</p> + +<p>«Pères, pères, je ne suis point honteux de parler +devant vous. Le Grand-Esprit nous a faits tous, +mais il a mis l'homme rouge au centre, et les +blancs tout autour. Faites de moi un Indien intelligent. +Ah! mon cœur déborde, il est plein d'amertume. +Tous les Corbeaux, les vieux chefs des +anciens jours, nos aïeux, nos grands-pères, nos +grand'mères, nous ont dit souvent: «Soyez +amis des Visages-Pâles, parce qu'ils sont puissants.»</p> + +<p>«Nous, leurs enfants, nous avons obéi et voici +ce qui est arrivé.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_187">[Pg 187]</span></p> + +<p>«Il y a longtemps, il y a plus de quarante ans, +les Corbeaux campaient sur le Missouri.</p> + +<p>«Notre chef reçut à la tête un coup de pistolet +d'un chef blanc. (Ici le général Harney interrompt +l'orateur et dit: Le chef blanc était fou, j'étais là, +j'ai vu la chose.)</p> + +<p>«Un jour, sur le ruisseau de Pierre Jaune, il y +avait trois fourgons campés. Il y avait là trois hommes +blancs et avec eux une femme blanche. Quatre +Corbeaux vinrent à eux et leur demandèrent un +morceau de pain. Un des hommes blancs prit son +fusil et tira. Cheval-Alezan, un chef, fut atteint et +mourut. Nous, nous oubliâmes ce méfait. Et ces +choses, je vous les dis pour vous montrer que les +Visages-Pâles ont eu des torts aussi bien que les +Indiens.</p> + +<p>«Il y a quelque temps, j'allai au fort Benton, +car nous avions, nous aussi, eu des torts. Mes +jeunes hommes avaient tiré par erreur sur des +blancs. J'en demandai pardon au chef blanc. Je lui +donnai neuf mules et soixante robes de buffle en +expiation du mal que nous avions fait. C'est ainsi +que je payai pour nos torts.</p> + +<p>«De là, j'allai au fort Smith, sur le ruisseau du +Mouflon, et j'y trouvai les blancs. Je me présentai +pour toucher la main aux officiers, mais ils me +répondirent en me mettant les poings sur la figure<span class="pagenum" id="Page_188">[Pg 188]</span> +et en me jetant à terre. C'est ainsi que nous sommes +traités par vos jeunes hommes.</p> + +<p>«Pères, vous m'avez parlé de bêcher la terre et +d'élever du bétail. Je ne veux pas qu'on me tienne +de tels discours. J'ai été élevé avec le buffle et je +l'aime. Depuis ma naissance, j'ai appris comme +vos chefs à être fort, à lever ma tente quand il en +est besoin et à courir à travers la prairie selon +mon bon plaisir. Ayez pitié de nous, je suis fatigué +de parler.</p> + +<p>«Et toi, père,—s'adressant au président Taylor +et lui donnant ses sandales,—prends ces mocassins, +et tiens-toi les pieds chauds.»</p> + +<p>Le discours de Dent-d'Ours a été interrompu du +côté des Indiens par de fréquentes marques d'assentiment, +et les commissaires eux-mêmes ont +fait entendre, à certains passages, des accents non +équivoques d'approbation.</p> + +<p>L'orateur, qu'aucun signe d'applaudissement +n'a influencé, a continué son discours lentement, +s'arrêtant à chaque phrase, pour laisser l'interprète +traduire; puis, reprenant sans peine le fil de son +discours, comme s'il l'eût prononcé tout d'une +haleine. Et cependant il improvisait.</p> + +<p>La langue harmonieuse, bien qu'un peu gutturale, +des Corbeaux, langue musicale, semée de +voyelles et d'aspirations comme l'espagnol, qu'elle<span class="pagenum" id="Page_189">[Pg 189]</span> +rappelle, ainsi que le sioux, cette langue prêtait un +charme de plus au discours de Dent-d'Ours. Il accompagnait +ses paroles d'un geste cadencé et doux, +noble et élégant, et qui avait l'avantage d'être en relation +avec l'idée qu'il voulait exprimer. Les gestes +composent chez les Peaux-Rouges une langue universelle, +comme les signes des sourds-muets.</p> + +<p>«J'ai compris tout ce qu'ont dit les Corbeaux, +dit à Pallardie l'Ours-Agile, l'un des chefs sioux +présents, en sortant de la conférence, rien qu'aux +gestes qu'ils faisaient.»</p> + +<p>Quand Dent-d'Ours a eu fini de parler, Pied-Noir, +un autre grand orateur des Corbeaux, s'est +levé et est venu serrer la main à chacun des commissaires, +remerciant ses pères blancs qui sont +venus pour voir les Peaux-Rouges, et confirmant +ce qu'a dit Dent-d'Ours, que les Corbeaux sont +pauvres et fatigués; qu'ils ont souffert en route du +froid, de la faim, du manque d'eau, que leurs +chevaux font peine à voir. Pied-Noir supplie chacun +des commissaires individuellement de l'écouter +avec patience, d'une oreille attentive, et de faire +droit à ses demandes.</p> + +<p>Enfin, se dépouillant de sa robe de buffle, il en +entoure les épaules du président Taylor, en lui +disant: «Garde cette robe, car, en l'acceptant, tu +reconnaîtras que tu es mon frère.»</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_190">[Pg 190]</span></p> + +<p>Et alors, se rendant au milieu du conseil et rejetant +avec ses mains ses longs cheveux noirs, qui +lui tombent jusqu'au milieu du dos:</p> + +<p>«Quand les Corbeaux manquent de flèches, dit-il, +ils en font avec des morceaux de fer; quand ils +manquent de feu, ils frottent deux cailloux l'un +contre l'autre et allument ainsi du bois pour se +chauffer; quand ils veulent dépecer les animaux, +ils font des couteaux de pierre, et c'est ainsi qu'ils +en usent avec les bêtes qu'ils tuent à la chasse. +Tout cela, les Corbeaux savent bien le faire; mais +s'ils allaient sur les réserves que leur indiquent +les blancs, ils ne sauraient conduire les bœufs ni +labourer la terre avec la charrue. C'est pourquoi +ils n'aiment point qu'on leur parle de ces choses. +Que leurs pères blancs leur donnent plutôt des +chevaux pour chasser le buffle, et des fusils pour +le tuer, et tout ira bien. Le Grand-Esprit a fait +l'homme et la femme pour vivre ensemble; l'homme +pour chasser et la femme pour travailler. Nous +ne voulons rien changer à cette situation.</p> + +<p>«Pères, j'ai toujours été ami des blancs, et je +veux continuer à l'être. J'ai été élevé comme un +sauvage, mais je n'ai jamais fait de tort à personne. +Il y a plusieurs années, les blancs vinrent acheter +aux Corbeaux la route de Californie, qui passe au +fort Laramie. Pour cette route, ils devaient payer<span class="pagenum" id="Page_191">[Pg 191]</span> +cinquante années d'indemnités. Les Corbeaux n'ont +reçu ces indemnités que deux ou trois ans. C'est +après avoir signé ce traité qu'un de nos grands +chefs est allé dans votre pays. Nous ne l'avons jamais +plus revu. Nous voudrions savoir ce qu'il est +devenu, s'il est monté dans les nuages ou s'il est +descendu sous terre...»</p> + +<p>Pied-Noir fait ensuite l'histoire de sa nation dans +le passé. Elle était alors puissante, aujourd'hui elle +est pauvre; on dirait que le Grand-Esprit s'est retiré +d'elle. Revenant à ce propos sur les traités +conclus, et toujours violés par les blancs: «A +quoi bon faire des traités, si c'est de la sorte que +les blancs les observent?...</p> + +<p>«Ne nous parlez pas de nous confiner dans un +coin de notre territoire; abandonnez plutôt la route +de la rivière à la Poudre. Rappelez vos jeunes hommes +qui sont campés le long de cette route et tous +ceux qui cherchent de l'or. Ce sont ceux qui sont +cause de toutes nos guerres et de tous nos malheurs.» +Ici, la voix de l'orateur s'émeut, son +corps tremble, la sueur perle en larges gouttes sur +sa face, ses yeux brillent d'un éclat inusité. Tels +devaient paraître devant les rois de l'Asie les vieux +prophètes d'Israël, quand ils venaient leur faire +entendre les plaintes du peuple juif.</p> + +<p>S'arrêtant un instant, Pied-Noir ramène de nouveau<span class="pagenum" id="Page_192">[Pg 192]</span> +ses longs cheveux en arrière; puis, passant +la main sur son front, comme pour rassembler ses +souvenirs, il rappelle, comme Dent-d'Ours, et au +milieu des sourds murmures des Indiens qui l'approuvent, +tous les mauvais traitements des blancs +envers les Corbeaux, qui n'ont eu aucun tort. Il +signale les indignes malversations des agents qui +leur vendent des farines avariées, ce dont une fois +cinq ou six Indiens sont morts, et leur donnent +des marchandises hors d'emploi pour de bonnes +robes de buffle. Se dressant alors de toute sa hauteur, +et élevant fièrement le bras: «Mais sur tout +cela, s'écrie-t-il, mon cœur est de roche; je ne +veux pas me plaindre.» Et rappelant enfin comment +on les a frauduleusement dépouillés de leurs +terres: «Bien que je sois pauvre, je ne mourrai +point, dit-il, mon bras est solide, et je puis encore +chasser le buffle comme mes pères l'ont chassé... +Vos jeunes hommes sont fous, rappelez-les. Ils +sont comme les enfants; ils ne connaissent pas ce +dont ils ont besoin; ils tuent le buffle pour le seul +plaisir de se distraire, pendant que nous souffrons +de la faim et que nous devenons pauvres. Si vous +voulez la paix, renvoyez vos soldats vers l'est, +qu'ils y vivent; mais non chez nous, où ils portent +le trouble et la guerre.» Et alors, frappant de ses +deux mains sa large poitrine toute nue: «Mes<span class="pagenum" id="Page_193">[Pg 193]</span> +grands-pères ont recommandé à la nation des Corbeaux +d'être bonne. Comment pourrions-nous être +bons, quand vous prenez nos terres, en nous promettant +en retour tant de choses que vous ne donnez +jamais? Nous ne sommes pas des esclaves, et +nous ne sommes pas des chiens. Un jour, au fort +Smith, comme je demandais des provisions aux +soldats, ils m'ont frappé à la tête d'un coup de +bâton. Quand je me le rappelle, je deviens méchant +et féroce. Il n'y a donc pas d'hommes dans votre +pays, pour que vous envoyiez ici ces enfants si bien +habillés qui nous imposent ces vexations?» Et sa +lèvre est plissée par le mépris, et il tend vers +l'un des commissaires sa main saisie d'un tremblement +convulsif.</p> + +<p>«... Nous voulons vivre comme nous avons été +élevés, en chassant les animaux des prairies. Ne +nous parlez donc plus de nous cantonner sur des +réserves et de nous faire cultiver la terre. Laissez-nous +aller où va le buffle. Envoyez vos fermiers, +mais que ce ne soit pas pour nous. Le Corbeau +promène son camp à travers la plaine et chasse +l'antilope et le buffle. C'est là ce qu'il aime. Pères, +regardez-moi et regardez tous les Corbeaux: ils +sont de la même opinion que moi. Si vous nous +donnez un homme blanc pour agent et pour traitant, +je voudrais que ce fût John Richard, Pierre<span class="pagenum" id="Page_194">[Pg 194]</span> +Chêne, et le docteur Matthews. Ceux-là sont francs +et ne mentent pas (assentiment de tous les Corbeaux). +Regardez-moi, et regardez mon peuple. Je +ne suis pas honteux de vous parler.» Et alors, +allant de nouveau serrer la main aux commissaires: +«Père, leur dit-il à chacun d'une voix radoucie, +fais quelque chose pour moi; je suis fatigué +d'avoir parlé si longtemps.» Et il va s'asseoir +en silence, et prend le calumet qu'on lui passe, la +tête inclinée et le regard pensif.</p> + +<p>Quand Pied-Noir a repris sa place, un vieux +Corbeau qui, depuis le commencement du conseil, +tient à la main une longue verge, avec laquelle il +est arrivé le matin, se lève. Le Loup (c'est le nom +de ce troisième orateur), est en même temps le +lettré de la bande, ami des apologues et en racontant +au besoin. Après avoir procédé comme d'usage +à la cérémonie du <i>shake-hands</i>, il prend sa place +au centre de l'hémicycle, tenant toujours sa longue +tige à la main. Elle est en bois de noyer dur +(<i>hickory</i>), à dix nœuds. Le Loup appelle chacun de +ces nœuds une génération d'hommes, et montre +comment chaque génération naît, se développe et +meurt, faisant place à une autre. Chacune de ces +générations est ensuite assimilée par le Loup à une +génération de Corbeaux. Sa nation a été amie des +blancs pendant tout cet espace de temps. «Pour<span class="pagenum" id="Page_195">[Pg 195]</span> +que la génération actuelle continue de même, s'écrie +alors l'orateur, dont la fin de l'apologue est +impatiemment attendue par les commissaires, +n'envoyez plus de fourgons sur la route de la rivière +à la Poudre, surtout n'y envoyez plus de soldats. +Rappelez vos jeunes hommes de notre pays, +et alors nous serons heureux et vivrons en bonne +harmonie avec vous, comme nous avons vécu pendant +les générations précédentes.»</p> + +<p>Ce <i>speech</i>, aussi humoristique que les premiers +ont été sérieux, prouve aux commissaires que le +principe de mêler l'agréable à l'utile est en faveur +même auprès des Indiens. L'heure est d'ailleurs +avancée. Il est une heure d'après midi: depuis +plus de trois heures on est en conférence. Le sténographe, +les <i>reporters</i>, les commissaires n'en +peuvent plus. Quant aux Indiens, fumant toujours +le calumet, ils restent impassibles sur leur banc, +et certainement demeureraient là jusqu'au soir, si +on ne les congédiait. Néanmoins, il est temps de +lever la séance, ce que fait le président Taylor, en +ajournant le conseil au lendemain matin.</p> + +<p>Les chefs s'en sont allés lentement, un à un, +suivis de leurs <i>squaws.</i> Ils sont venus toucher la +main aux commissaires. Les vieillards et les matrones +ont même embrassé le président et le général +Harney, en frottant leurs joues et leur nez contre<span class="pagenum" id="Page_196">[Pg 196]</span> +les leurs, non sans laisser un peu de vermillon +sur la peau des hommes blancs. L'Américain ne +s'inquiète pas pour si peu, et tous les commissaires +se sont livrés d'aussi bonne grâce aux embrassades +des Peaux-Rouges, qu'ils se sont prêtés à la +cérémonie du <i>shake-hands</i> et à celle du calumet.</p> + +<p>Les orateurs et leur bande ne sont pas retournés +chez eux sans dîner. Ils se sont rendus, en sortant +du conseil, dans l'appartement des interprètes, et +là ont pris part à un repas que leur ont offert les +commissaires; mais ceux-ci ont dîné ailleurs. +Sans couteaux et sans fourchettes, assis par terre +ou sur des lits, les Indiens se sont emparés de gros +quartiers de bœuf ou de mouton rôti. Quand ils y +ont mordu à belles dents, ils les ont passés fraternellement +à leur voisin. La boisson est du café +noir, qui circule dans d'énormes tasses en faïence. +On emplit celles-ci à plusieurs reprises dans un vaste +chaudron où fume l'infusion aromatique au milieu +de l'appartement. Les Corbeaux ont fait largement +honneur à tous les plats, mais le festin a été +calme, silencieux, et nul n'a disputé à son voisin +une place ou un morceau de choix. Pendant le dîner, +quelques femmes sioux, du village de <i>Laramie-Loafers</i>, +sont venues en curieuses, et se sont +assises sur le devant de la porte de la salle du festin. +Elles se sont rendu entre elles, pour passer le<span class="pagenum" id="Page_197">[Pg 197]</span> +temps, le même service que se rendent les femmes +du peuple à Naples en fouillant dans leurs cheveux; +mais les convives n'y ont pris garde et ont +continué de manger.</p> + +<p>Le soir, des danses ont eu lieu, en plein air, devant +la tente du <i>père</i> Richard. Là encore le café a +circulé abondamment. Le feu était allumé au +milieu du rond formé par les danseurs, et ceux-ci +en chantant, et suivis de leurs femmes, ont commencé +leur danse de guerre. Les mouvements sont +d'abord très-lents, puis, à la fin, précipités. Les +jambes surtout sont en jeu et l'on pousse des hurlements +en cadence. Tout cela est terrible, quand +on prélude ainsi à quelque combat, ou que l'on +danse autour d'un prisonnier que l'on va mettre à +mort et qu'auparavant l'on torture. Devant la tente +du vieux Richard, la danse des Corbeaux n'a pas +présenté ces caractères sinistres: elle a fatigué +bien vite les spectateurs, ennuyés de ces mouvements +et de ces chants monotones, qui marquent +une ressemblance de plus entre les Peaux-Rouges +et les races asiatiques, dont on les prétend sortis. La +race rouge n'a pas, comme la race noire, le don de la +danse et du chant. Les Corbeaux eux-mêmes ont +fini par se lasser de leur musique et de leur pas +cadencé. De bonne heure ils sont allés se coucher +et se préparer au conseil du lendemain.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_198">[Pg 198]</span></p> + +<p>Hier, à l'heure indiquée (dix heures du matin), +les Corbeaux ne paraissaient pas. La délibération +de la veille n'a pas été tout à fait amicale, et l'on se +demande si les Indiens retourneront au conseil. +Ils ont enfin paru, mais isolément et non plus en +une masse compacte comme la première fois. +Dent-d'Ours est absent; il fait dire qu'il est malade +et qu'il éprouve le besoin de retourner chez lui et +de manger du buffle frais. La vérité, c'est qu'il y +a eu la veille une dispute entre les Arrapahoes +et les Corbeaux. Ceux-ci ont dû partager avec +leurs frères rouges un bœuf que leur a donné la +commission, et s'y sont prêtés de mauvaise grâce. +Cependant, Dent-d'Ours se montre bientôt, et vient, +toujours accompagné de sa femme, prendre sa +place dans le conseil, tandis que la conférence est +déjà ouverte.</p> + +<p>Tout a lieu cette fois sans le cérémonial de la +veille: les présentations, la connaissance sont +faites, et c'est en quelque sorte comme la continuation +du conseil précédent.</p> + +<p>Le président Taylor ouvre la séance en répliquant +aux discours des Corbeaux. Suivant son habitude, +il lit son <i>speech</i>, et il le lit froidement, avec une +grande lenteur. Les discours officiels lus, préparés, +sont les mêmes partout, sans animation, sans +vie. M. Taylor ferait mieux d'improviser quelques<span class="pagenum" id="Page_199">[Pg 199]</span> +chaudes paroles devant ces grands chefs dont les +discours de la veille sont de si beaux modèles d'éloquence, +et qui ont en quelque sorte indiqué aux +orateurs blancs la marche qu'ils devraient toujours +suivre dans les <i>pow-wow</i> avec les Indiens.</p> + +<p>Le président remercie les Corbeaux de ne s'être +pas vengés de ceux qui les avaient maltraités, et +dit qu'il informera leur Grand Père et de leur bonne +conduite et des méfaits des blancs, qui seront punis. +«A l'avenir, ajoute-t-il, prévenez immédiatement +votre agent, qui vous fera rendre justice... +Vous ne vous en irez pas cette fois les mains vides, +et nous remplacerons les chevaux que vous avez +perdus... Le chef que vous aviez envoyé aux États +fut bien traité, reçut des présents, et nous l'avons +suivi dans son retour jusque sur le Missouri. Là +il a disparu soudainement, soit qu'il ait été assassiné +ou qu'il se soit noyé dans la rivière, en tombant +d'un <i>steamer.</i> Nous sommes fort peinés de cet +accident, et nous nous proposons de donner deux +chevaux aux parents de ce chef, comme compensation.» +Ici l'interprète fait remarquer que deux +des parents sont présents: c'est Cheval-Blanc et +un autre vieux sachem, qui témoignent d'une +grande joie à ce cadeau inespéré qui leur arrive.</p> + +<p>«Vous dites, continue le président, que vous +préférez vivre comme vous avez toujours vécu, au<span class="pagenum" id="Page_200">[Pg 200]</span> +lieu de vous enfermer dans des <i>réserves</i>. C'est pour +votre bien que nous vous indiquons ces cantonnements: +le buffle diminue avec rapidité, et avant peu +d'années il aura tout à fait disparu... Les blancs +sont maintenant dans les grandes plaines, et ont +bâti des villes jusque sur les bords de la mer de +l'Ouest... Nous voulons, quand il est encore temps, +vous garantir un territoire qui soit à jamais à vous +et à vos enfants. Vous n'avez pas besoin d'y aller +tout de suite. Chassez maintenant où il vous plaira, +mais sur ce territoire, qui vous aura été réservé, +les blancs ne pourront mettre le pied; le Grand +Père les en ferait sortir à coups de fusil.» Marques +d'enthousiasme, approbation. Cheval-Blanc se lève, +et va toucher la main aux commissaires. «... Le +printemps prochain, nous prendrons une décision +au sujet de l'abandon de la route de la rivière à la +Poudre. La saison est maintenant trop avancée pour +que nous quittions les forts que nous avons sur +cette route... Si les Sioux cessent de nous faire la +guerre, il est probable que nous vous rétrocéderons +cette partie de votre territoire... Vous nous avez +demandé Pierre Chêne et John Richard pour traitants, +et le docteur J. Matthews pour agent: nous +consentons à vous les donner... Retenez bien ce +que je vous ai dit comme venant de la part de tous +les commissaires. Faites-le savoir quand vous<span class="pagenum" id="Page_201">[Pg 201]</span> +serez retournés chez vous, et gardez-en le souvenir. +J'ai dit.»</p> + +<p>Ce <i>speech</i> terminé, le président demande si quelqu'un +des chefs présents a des observations à faire. +Pied-Noir se lève, et dit qu'un chef des Sioux du +nord, son beau-frère, l'Homme-qui-est-effrayé-de-ses-chevaux, +lui a dit un jour que les Sioux faisaient +la guerre aux blancs à cause de la route de +la rivière à la Poudre; il vaudrait donc mieux abandonner +au plus vite cette route. «Vous parlez de +la disparition du buffle et des autres animaux des +prairies, ajoute Pied-Noir, mais dans mon pays +nous avons encore abondance de buffles, de daims, +d'élans, d'antilopes; beaucoup de castors sur les +petits cours d'eau, beaucoup de poissons, de bons +poissons, sur toutes nos rivières. Vous voudriez +avoir notre pays pour rien, cela n'est pas loyal. +Moi, je viens vous demander aujourd'hui le payement +d'une partie de mes terres sur lesquelles +vous vivez. Et vous parlez de faire des traités! Vous +n'avez pas observé celui que vous avez signé à +Horse-Creek. Payez d'abord ce que vous nous devez, +et vous parlerez ensuite de conclure un autre +traité!» Ici, le commissaire Taylor et les généraux +Harney et Sanborn ne peuvent s'empêcher de déclarer +que, pendant dix ans, les indemnités dues +aux Indiens ont été envoyées régulièrement de<span class="pagenum" id="Page_202">[Pg 202]</span> +Washington; si elles ne leur sont pas parvenues, +c'est que les agents les ont volées<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>. «Nous sommes +honteux de cela, disent les commissaires aux Indiens, +mais justice sera faite.»</p> + +<div class="footnote"> + +<p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7" class="label">[7]</a> Non-seulement la plupart des agents volent les objets qu'on +envoie aux tribus, mais encore les revendent aux Indiens au +double et au triple de leur valeur. D'autres fois le gouvernement +de Washington, trompé lui-même par ses commis, envoie des +objets hors d'usage, comme des centaines de douzaines de jarretières +élastiques à des gens qui ne portent pas de chaussettes, ou de fourchettes +à des gens qui mangent avec leurs doigts; ou bien ce sont +des caisses de guimbardes, de petits miroirs, de canifs ébréchés, +en un mot tous les <i>rossignols</i> des bazars de New-York, de Philadelphie +ou de Baltimore, qu'on vend à prix d'or au gouvernement +central et dont les Indiens n'ont que faire. Partout, du nord +au sud des États-Unis, de pareilles indignités ont été signalées +non-seulement par les chefs indiens qui s'en sont plaints amèrement +à maintes reprises, mais dans les enquêtes même du gouvernement.</p> + +</div> + +<p>Cependant le Loup succède à Pied-Noir, et dit +qu'il serait d'autant plus facile d'abandonner la +route de la rivière à la Poudre, que les colons qui +passent par là pour aller chercher de l'or dans le +territoire du Montana, pourraient prendre ou le +Missouri ou la route qui est de l'autre côté, sur la rive +gauche. «Ces deux routes, je vous les donne, dit le +Loup, mais non les autres. Il y a beaucoup d'or dans +mon pays, je sais où il est, mais je ne l'ai jamais dit à +personne, de peur que les blancs n'envahissent +l'endroit. Nous n'avons pas besoin d'or ni d'argent, +nous ne les employons pas dans nos échanges.<span class="pagenum" id="Page_203">[Pg 203]</span> +Ceux qui en ont besoin peuvent prendre une des +deux routes que j'ai indiquées. Je vous les donne. +J'ai faim et j'ai besoin d'aller chez moi manger du +buffle... Donnez-moi les cadeaux que vous voulez +m'offrir, peu ou beaucoup, pour que je puisse +m'en retourner. J'aime mon pays, j'aime mon +buffle. J'aime ma femme et mes enfants, et je veux +aller les revoir... Vous dites que vous donnerez +des chevaux aux parents de ce chef qui a disparu +chez vous, j'espère bien que vous nous en donnerez +à tous, pour que nous puissions tous nous en +retourner à cheval. J'ai dit.»</p> + +<p>A peine le Loup a-t-il fini, qu'un vieux sachem +se lève, fait le tour de l'hémicycle occupé par les +commissaires, et leur touchant à chacun la main, +dit qu'il a une longue route à faire pour s'en retourner, +et qu'il ne veut pas partir sans les bons +souhaits de ses pères blancs. Les commissaires lui +souhaitent le plus heureux voyage.</p> + +<p>Le traité de paix est alors déroulé et présenté +aux Corbeaux pour qu'ils y apposent leur signature<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>, +mais aucun d'eux ne veut le signer. Les +uns disent qu'ils ne peuvent le faire sans l'assentiment +des Sioux, qui ne sont pas là; les autres,<span class="pagenum" id="Page_204">[Pg 204]</span> +qu'ils ne signeront que si l'on abandonne auparavant +la route et les forts de la rivière à la Poudre, +objet de toutes les discussions. Le Loup ajoute que +tous les chefs des Corbeaux ne sont pas présents, +et qu'ils n'ont pas fait connaître leur intention. +Bref, l'insuccès est complet, alors que les résultats +ont été si décisifs avec les cinq grandes nations +du Sud, et la commission se voit forcée d'ajourner +à un moment plus propice et à une saison plus +favorable, la reprise de ses travaux. On se donne +rendez-vous à <i>sept lunes, quand le gazon sera vert</i>, +ce qui, dans le calendrier des peuples civilisés, +signifie vers le 5 juin 1868. Le lieu de rendez-vous +est cette fois le fort Phil.-Kearney, et non plus le +fort Laramie. Cela satisfait les Corbeaux, qui gagnent +sur la route à faire plusieurs centaines de +milles. Enfin, on annonce aux sachems, impatients +de recevoir leurs cadeaux et de repartir, que les +cadeaux vont arriver, et qu'il y en a beaucoup et +de beaux, ce à quoi les Corbeaux répondent par +des grognements de joie; et la séance est levée.</p> + +<div class="footnote"> + +<p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8" class="label">[8]</a> Les Indiens signent en faisant une croix, un trait à la plume, +ou en essayant d'imiter l'animal dont ils portent le nom: l'ours, +le loup, l'élan, la tortue, etc.</p> + +</div> + +<p>Hier soir, les commissaires ont tenu aussi un +<i>pow-wow</i> avec les deux chefs des Arrapahoes, Cheval-Alezan +et Charbon-Noir. L'interprète était Vendredi, +un Arrapahoe, qui a été trouvé tout enfant +dans les prairies par le major Fitz-Patrick, un des +plus célèbres traitants de l'Ouest. C'était un vendredi<span class="pagenum" id="Page_205">[Pg 205]</span> +que cette rencontre eut lieu; de là le nom +donné à l'enfant, comme au fidèle serviteur de +Robinson. Le major a fait élever Vendredi, puis, +quand son fils adoptif a eu vingt ans, il l'a rendu +à sa tribu. Vendredi parle couramment l'anglais, +mais ne l'écrit point, car il n'a guère profité de +l'éducation que lui a fait donner le major. Il est +aujourd'hui auprès des Arrapahoes, dont il est +l'interprète et l'agent. Il a le type de sa nation, le +regard faux, l'air traître, et l'on ne saurait établir +aucune comparaison entre la physionomie large, +ouverte et majestueuse des Corbeaux, et celle des +Arrapahoes. Ceux-ci ont été, dans ces derniers +temps, avec les Chayennes, les plus sanguinaires +des Indiens des prairies, et leur type, à en juger +par les trois que j'ai vus, et qui se ressemblent +singulièrement, justifie leur terrible renom. Ce +sont hommes qu'il ne ferait pas bon de rencontrer +tout seul au coin d'un bois. Il n'est pas jusqu'à la +langue arrapahoe, sourde, toute gutturale, et dont +il est absolument impossible de reproduire les sons +dans notre langue, qui ne devienne pour le blanc +un objet d'éloignement, je dirai même de répulsion +vis-à-vis de cette affreuse bande de Peaux-Rouges.</p> + +<p>Cheval-Alezan a parlé aux commissaires au nom +de toute sa tribu, qui est campée entre la Plate du<span class="pagenum" id="Page_206">[Pg 206]</span> +nord et celle du sud. Petit-Bouclier, le grand chef, +lui a donné sa procuration. L'air de l'orateur semble +annoncer un discours semé d'invectives, rempli +de fiel, comme celui que Pied-Noir, se plaignant +du reste avec tant de raison, a adressé la +veille aux commissaires. Il n'en est rien. Le <i>speech</i> +a été des plus calmes. Cheval-Alezan a parlé assis, +et traité avec la commission des besoins de sa +tribu comme on parle tranquillement de ses affaires +en famille, après dîner: «J'ai fait aujourd'hui, +a-t-il dit, ce que je désirais depuis longtemps; +j'aime mes pères blancs, et je leur ai touché la +main... Dès que j'ai su que vous me demandiez, +je suis accouru. Nos vieux sachems m'ont envoyé +vers vous, et attendent avec impatience les nouvelles +que je leur rapporterai... Au sud de la Plate, +il y a d'excellents terrains, bien arrosés; c'est là +que nous voudrions nous établir et commencer à +cultiver le sol. C'est pour cela que je suis venu. +Bâtissez-moi une maison où je puisse passer ma +vie. Apprenez-moi à planter le blé et le maïs... Ce +que vous avez fait avec les Arrapahoes du sud est +bien, et je pense que vous ferez la même chose +avec ceux du nord... Petit-Loup et Vieux-Ours, +chef des Chayennes du nord, et l'Homme-effrayé-de-ses-chevaux, +qui commande une bande de +Sioux, sont venus me voir, et m'ont félicité sur<span class="pagenum" id="Page_207">[Pg 207]</span> +le voyage que j'allais faire, disant qu'eux aussi +voulaient venir vous visiter... A la prochaine lune, +avec quelques-uns de mes hommes, je veux aller +planter ma tente au sud de la Plate, près du fort +Sanders. Peu m'importe si la neige est épaisse. +Ma tribu viendra me rejoindre au printemps... Je +voudrais m'en retourner le plus tôt possible pour +préparer là-bas quelques robes de buffle... J'ai +besoin que vous me donniez quelques provisions, +quand je changerai de camp... Il me faut chasser +pour vivre. Je n'ai plus que très-peu de poudre, +et vous me feriez plaisir de m'en donner... Nos +vieux sachems me demanderont aussi du tabac +quand je retournerai. J'ai fini.»</p> + +<p>La commission a répondu aux paroles de Cheval-Alezan +en lui accordant tout ce qu'il demandait. +Les Arrapahoes sont partis satisfaits, et les commissaires +ne le sont pas moins d'avoir trouvé des +Indiens aussi conciliants.</p> + +<p>Les Sioux et les Chayennes du nord, que l'on +attend toujours, ne paraissant pas, la commission +va se débander. Une partie restera à Laramie pour +recevoir les cadeaux qui arrivent et les distribuer +aux Indiens, l'autre retournera à Chayennes et de +là à North-Plate, où les commissaires demeurés +à Laramie ne tarderont pas à revenir de leur côté.</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_208">[Pg 208]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="XVI">XVI</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">MONÉKA, LA PERLE DES PRAIRIES.</h2> + + +<p class="right"> +Fort Laramie, 15 novembre. +</p> + +<p>Dans les moments de loisir que m'ont laissés les +conférences, je suis allé me promener autour du +fort. J'aime le calme solennel de ce désert. Partout, +dans la campagne, courent ces lignes de +coteaux peu élevés, formés de grès tendres, de +cailloux roulés, et que je vous ai si souvent dépeints. +Au pied d'un de ces coteaux, sont des cotonniers +ou peupliers du Canada qui jalonnent le +cours d'un petit ruisseau. Là est le cimetière des +Peaux-Rouges, car dans les branchages de ces arbres +sont ensevelis des Indiens. Le corps est enveloppé +de toile ou d'une peau de buffle cousue, +quelquefois d'une couverture de laine. Le mort<span class="pagenum" id="Page_209">[Pg 209]</span> +est là avec ses plus beaux ornements, ses mocassins +ornés de perles, ses colliers de coquillages +ou de verroteries. Les loups et les rapaces affamés +sont venus violer ces sépultures, comme l'on peut +s'en assurer aisément en montant sur ces arbres. +Le linceul qui recouvre le mort a souvent été mis +en lambeaux par les bêtes, et les os du squelette +n'occupent plus leur place ordinaire. Cependant +quelques corps, protégés par leur enveloppe extérieure, +sont restés bien conservés, et j'ai vu celui +d'une jeune fille dont la peau est intacte, et même +encore colorée. L'air pur des prairies a momifié ce +corps délicat. On dirait que la vie vient à peine de +le quitter ou que la jeune Indienne dort.</p> + +<p>J'ai demandé à l'Ours-Agile pourquoi les Peaux-Rouges +ensevelissent ainsi les leurs en plein air, +au lieu de les mettre en terre: «Les esprits aiment +à voyager, m'a-t-il répondu, surtout de nuit; +il ne faut pas y mettre d'obstacle, et la terre que +vous jetez sur eux les gêne pour sortir.»</p> + +<p>C'est sans doute pour faciliter de tels voyages +que l'on dépose souvent sur le cercueil du mort +la selle de son cheval. Au milieu de la prairie on +a ainsi enterré, à Laramie, un chef sioux, la +Vieille-Fumée, ou, comme l'appellent les traitants +de l'endroit, le <i>père Laboucane</i>. La selle est sur le +cercueil, et tant est grand le respect que les Indiens<span class="pagenum" id="Page_210">[Pg 210]</span> +ont pour les tombes, que personne ne l'a encore +volée.</p> + +<p>Les morts dont je viens de vous parler, hôtes +silencieux des grandes plaines, ne sont pas les seuls +qui ont été ensevelis auprès du fort Laramie. D'autres +morts dorment dans ces campagnes, et le cimetière +du fort a offert un dernier asile à plus d'un +émigrant, à plus d'un soldat qui a fait sa dernière +étape dans les lointaines prairies. Les pierres parlent +et racontent ici plus d'une lamentable histoire. +La mort aussi a rapproché les rangs et les races +elles-mêmes, car quelques Indiens ont été ensevelis, +avec leur mode de sépulture, dans le cimetière +des blancs. Les cercueils, portés sur quatre piquets, +sont recouverts d'une couverture de laine +rouge. Un d'entre eux attire surtout l'attention. +Une tête de cheval est clouée sur chacun des supports; +sur les montants opposés sont attachées les +queues. Devant les têtes, on voit éparses par terre +les douves d'un petit tonneau défoncé. Que signifient +ces emblèmes? Est-ce là le tombeau d'un +grand chef, et a-t-on immolé sur son cercueil, +comme autrefois pour les guerriers germains, les +deux poneys qu'il affectionnait le plus?</p> + +<p>Je me suis informé auprès d'un des résidents +du fort de l'histoire qui se rattache à cette tombe.</p> + +<p>—Ce n'est pas la tombe d'un chef, m'a-t-il<span class="pagenum" id="Page_211">[Pg 211]</span> +dit, c'est celle de Monéka, la fille de la Queue-Bariolée.</p> + +<p>—Je connais bien de réputation la Queue-Bariolée, +ai-je répondu. Qui peut ignorer ici le nom +de Sintegeleshka, l'illustre chef des Brûlés? Cependant +je ne l'ai jamais vu.</p> + +<p>—Comment! vous n'avez pas encore vu la Queue-Bariolée, +et vous êtes venu dans les prairies!</p> + +<p>—Je n'ai pas encore vu Sintegeleshka. La première +fois que je parcourais le chemin de fer du +Pacifique, il y a quelques semaines, le grand guerrier +était dans les environs du fort Sedgwick, près +la station de Julesburg. On nous avait annoncé qu'il +venait de se brouiller de nouveau avec les blancs, +et qu'il arrêterait le train, comme ses <i>braves</i> (ses +lieutenants) l'avaient fait déjà récemment.</p> + +<p>—Et il vous fit dérailler?</p> + +<p>—Il n'en a rien été. La Queue-Bariolée échangea +même alors à North-Plate un <i>speech</i> amical +avec les commissaires, et leur promit de se rendre, +accompagné de ses guerriers, aux conférences de +Laramie.</p> + +<p>—Vous voyez bien qu'il n'est pas venu.</p> + +<p>—Je ne m'en aperçois que trop. Aussi, ne pouvant +entendre de sa bouche l'histoire de Monéka, +je vous prie de me la raconter.</p> + +<p>Mon interlocuteur s'est prêté de bonne grâce à<span class="pagenum" id="Page_212">[Pg 212]</span> +ma demande, et m'a conté l'histoire de Monéka.</p> + +<p>La voici fidèlement, telle que je l'ai recueillie de +sa bouche.</p> + +<p>Monéka (en sioux, la Perle des prairies) était +l'unique fille de la Queue-Bariolée. Il y a trois ans, +son père était en guerre avec les blancs. Monéka +avait suivi son père, et campé avec lui dans les environs +du fort Laramie. Elle devint amoureuse d'un +officier du fort, et comme elle avait toujours désiré +épouser un Visage-Pâle, elle demanda à son père +la permission d'être la femme de l'officier. Le sachem, +irrité, refusa son consentement, et s'en +alla avec ses braves et tous ses guerriers à l'extrémité +des prairies, à 400 milles à l'Est. Sur sa +route il sema partout la désolation et la mort, attaquant +les caravanes, pillant, incendiant les fermes, +et tuant sans pitié les blancs, dont il portait +aussitôt les chevelures ou scalps comme autant de +trophées. Cela dura pendant toute une année, et le +nom de la Queue-Bariolée, ou <i>Spotted-Tail</i>, comme +l'appellent les Américains, devint la terreur des +prairies.</p> + +<p>Cependant Monéka, qui n'avait pas voulu désobéir +à son père, était devenue triste, taciturne. +Elle qui d'habitude apportait tant de gaieté dans +le camp des Indiens, elle qui commençait toujours +la première les danses et les chants, était depuis<span class="pagenum" id="Page_213">[Pg 213]</span> +plus d'un an mélancolique, et n'adressait plus la +parole à personne, même à la Queue-Bariolée. Une +maladie de langueur la minait peu à peu. Un jour, +sentant ses forces à bout, elle fit appeler le grand +chef.</p> + +<p>«Mon père, lui dit-elle, je vais mourir; vous +savez que j'ai toujours aimé les blancs: je demande +à reposer dans leur cimetière. Faites la paix avec +les Visages-Pâles; ils sont plus forts que nous. Déjà +ils sont maîtres de la moitié des prairies, et l'Indien +disparaîtra devant eux. Promettez-moi de +faire la paix, et d'aller ensevelir mon corps dans +le cimetière des blancs à Laramie.»</p> + +<p>Ce furent les dernières paroles de Monéka, qui +rendit l'âme entre les bras de son père désolé.</p> + +<p>Toute la tribu pleura sa mort, car chacun l'aimait, +et le vieux traitant Pallardie, qui a connu la +jeune princesse, me disait tout à l'heure dans son +langage original: «C'était une brave fille, sensée, +et qui raisonnait bien; quel dommage qu'elle ne +vive plus!»</p> + +<p>Le lendemain de la mort de Monéka, la Queue-Bariolée +réunissait tous ses guerriers, et, dans un +de ces discours que les Indiens savent si bien improviser, +il racontait avec une éloquence émue les +derniers moments de sa fille.</p> + +<p>«Je veux remplir ses dernières volontés, dit-il,<span class="pagenum" id="Page_214">[Pg 214]</span> +nous allons partir pour le fort Laramie et y porter +le cadavre de Monéka.»</p> + +<p>Et alors tous ces hommes, sans dire un mot, +montèrent à cheval et suivirent leur chef. La +Queue-Bariolée portait lui-même le corps de sa +fille. Cinq jours on marcha de la sorte. Le sixième +jour on arriva enfin à Laramie.</p> + +<p>Comme les Peaux-Rouges étaient en guerre avec +les blancs, la Queue-Bariolée fit arrêter sa bande à +quelque distance du fort, puis il demanda une +entrevue au commandant, le colonel Maynadier, +qui la lui accorda.</p> + +<p>«Père, lui dit-il, je viens remplir un devoir près +de toi. Je t'apporte le corps de ma fille, qui m'a +demandé en mourant d'être enterrée au fort Laramie.»</p> + +<p>Le commandant, ému, promit à Spotted-Tail de +recevoir le corps de Monéka et de le faire ensevelir +avec toutes les cérémonies que pratiquent les +blancs en pareille occasion. Le chapelain du fort +fut immédiatement prévenu, et, le lendemain, au +moment où le grand chef de la bande des Brûlés +venait, suivi de tous ses guerriers, remettre le +corps de Monéka entre les mains du commandant, +il fut reçu à la porte du cimetière par le colonel +Maynadier lui-même et les officiers en grand uniforme. +A côté étaient le chapelain et les desservants,<span class="pagenum" id="Page_215">[Pg 215]</span> +puis les divers employés et résidents du fort. +Un piquet de soldats formait la haie.</p> + +<p>Les Indiens étaient venus à cheval, vêtus de leurs +plus beaux costumes.</p> + +<p>On entonna le chant des morts d'après les rites +des chrétiens, et l'interprète du fort traduisit +chaque verset aux Peaux-Rouges. Ces enfants du +désert, qui jamais dans leur langue n'avaient entendu +des chants d'une poésie si austère et si +sombre, étaient profondément émus; pour la première +fois ils versèrent des larmes.</p> + +<p>Puis vint le moment des offrandes. Il est d'usage +chez les Indiens, quand on va ensevelir un mort, +de lui dire le dernier adieu et de lui faire un présent. +Le commandant ôta ses gants:</p> + +<p>«Je donne ces gants à la belle Monéka, dit-il, +pour qu'elle en recouvre ses mains et les protége +contre le froid dans le grand voyage qu'elle va +faire vers les heureuses plaines.»</p> + +<p>Les Indiens arrivèrent ensuite et offrirent chacun +à la Perle des prairies ce qu'ils avaient de +plus précieux.</p> + +<p>Enfin, Monéka fut mise dans un cercueil de bois +de cèdre, qu'on éleva sur quatre poteaux à un +angle du cimetière du fort. Au-dessus on jeta une +couverture de laine rouge, la couleur préférée des +Indiens. On immola sur le tombeau de la jeune<span class="pagenum" id="Page_216">[Pg 216]</span> +princesse les deux poneys qu'elle montait de préférence, +et on cloua leur tête sur les poteaux qui +soutenaient la sienne, et leur queue où elle avait +ses pieds. Devant les têtes, on mit un tonnelet +rempli d'eau, afin que les chevaux pussent se désaltérer +dans leur longue course vers les heureuses +plaines, vers les prairies où il fait toujours +beau, et où l'on chasse le buffle sans jamais être +fatigué.</p> + +<p>Et voilà comment, si vous passez jamais à +Laramie, on vous racontera l'histoire de Monéka, +la Perle des prairies, la fille de la Queue-Bariolée.</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_217">[Pg 217]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="XVII">XVII</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">LES SAUVAGES.</h2> + + +<p class="right"> +Campement de Chug-Creek, dans les prairies<br> +de Dakota, 16 novembre. +</p> + +<p>Nous sommes de retour vers Chayennes, à mi-chemin +de cette ville et du fort Laramie.</p> + +<p>Nous revenons par une voie différente, et cela +me remet en mémoire l'adage d'un vieux voyageur, +qui me disait qu'il ne faut jamais passer deux fois +par la même route, si l'on veut voir toujours du +nouveau.</p> + +<p>Du nouveau! nous en avons assez vu ces jours-ci, +et nous en voyons encore à souhait.</p> + +<p>J'ai pris Pallardie dans mon fourgon, et il a consenti +à quitter un instant les trois sachems qu'il +accompagne pour me donner encore quelques<span class="pagenum" id="Page_218">[Pg 218]</span> +détails sur les sauvages, les <i>diables rouges</i> des prairies. +Il aime surtout les Sioux, et parmi eux l'Ours-Agile, +le plus sage, le plus respecté des grands chefs. +L'Ours-Agile est l'ami des blancs, et ne manque aucune +occasion de conseiller à sa bande de vivre en +paix avec les Visages-Pâles. «Pour un homme qui +n'a pas reçu d'éducation, il leur fait encore de +<i>bonnes prêches</i>, m'a dit Pallardie. C'est le plus +savant des Sioux, et comme il parle bien!»</p> + +<p>J'ai continué, avec l'aide de ce brave interprète, +à remplir mon vocabulaire français-sioux. Comme +bien vous pensez, il y a nombre de mots qui n'ont +pas leur équivalent direct dans les langues des +Indiens; alors ceux-ci usent d'une périphrase. Et +comme ces mots généralement se rapportent à des +choses que les sauvages ont de tout temps regardées +comme merveilleuses, dans le principe surtout, +où ils ne les avaient jamais vues, par +exemple l'eau-de-vie, le bateau à vapeur, les armes +à feu, etc., les Indiens disent respectivement pour +désigner ces choses: l'eau, le canot, le fer mystérieux. +Or savez-vous comment les traitants ont +toujours traduit le mot de mystère? Par celui de +<i>médecine</i>. Les premiers coureurs des prairies, des +Français du Canada, avaient imaginé d'appeler +<i>médecins</i> les sorciers, les devins, les docteurs des +tribus. Le mot est resté. Il est passé aussi dans<span class="pagenum" id="Page_219">[Pg 219]</span> +l'anglais, et aujourd'hui, dans les prairies, quand +on est au milieu des sauvages, on n'entend plus +parler que de <i>médecins</i> et de <i>médecine</i>. Le Manitou, +le Grand-Esprit lui-même, est devenu l'<i>Homme de +médecine</i> par excellence. Le cheval, c'est le chien +mystérieux, le <i>chien de médecine</i>, pour parler +comme les traitants. Vous pouvez continuer vous-mêmes +ces exemples.</p> + +<p>Les Indiens, qui ne se doutent pas de la façon +baroque dont les blancs ont traduit leurs périphrases, +en ont d'autres fort jolies. C'est ainsi +qu'ils appellent la lune, le soleil de la nuit; les +feuilles, les cheveux des arbres; les doigts, les enfants +de la main, etc.</p> + +<p>La façon de compter des sauvages est la plus +logique qu'il y ait, et elle ferait la joie de nos professeurs +d'arithmétique. Les Sioux et la plupart +des Indiens comptent d'abord jusqu'à dix. Onze, +c'est dix et un; douze, dix et deux, et ainsi de +suite jusqu'à vingt, qui s'appelle deux-dix. Alors +on recommence deux-dix et un, deux-dix et +deux, etc., jusqu'à trois-dix, qui est trente, jusqu'à +dix-dix, qui est cent. Et cela continue ainsi +indéfiniment. En une minute, le temps d'écrire les +dix premiers chiffres, vous recevez votre leçon de +numération parlée, et tout est dit. Quant à la numération +écrite, elle n'existe pas. Les barbares<span class="pagenum" id="Page_220">[Pg 220]</span> +n'écrivent point; tout au plus tracent-ils quelques +dessins sur des peaux. Ce sont des figures d'hommes, +d'animaux, quelques grossières représentations +de batailles. C'est ce que les savants appellent +l'écriture <i>pictographique</i>. Comme cette écriture a +toujours un sens, on peut dire que ce sont des +espèces d'hiéroglyphes; mais n'essayez pas de les +comparer à ceux des Égyptiens: les caricatures, +les informes croquis que les plus jeunes collégiens +tracent sur leurs cahiers, peuvent seuls donner +une idée de la pictographie des Peaux-Rouges.</p> + +<p>Comme tous les peuples primitifs, les Indiens +comptent leurs mois par lunes. Quant aux années, +ils s'en inquiètent peu.</p> + +<p>Ils donnent aux mois des noms qui sont en rapport +avec les phénomènes de la végétation ou du +climat, ou encore avec les divers états du bison, +avec lequel ils vivent.</p> + +<p>Janvier, c'est le mois de la lune froide.</p> + +<p>Février, le mois où la femelle du bison est +grosse.</p> + +<p>Mars, le mois où la neige fond et où le gazon +pousse.</p> + +<p>Avril, la lune du gazon vert.</p> + +<p>Mai, le mois où la femelle du bison met bas.</p> + +<p>Juin, le mois où le petit bison commence à +courir.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_221">[Pg 221]</span></p> + +<p>Juillet, les baies deviennent rouges. (Nous +dirions, dans nos campagnes, c'est le mois des +cerises).</p> + +<p>Août, c'est le mois des fruits.</p> + +<p>Septembre, le bison a toute sa toison.</p> + +<p>Octobre, les jeunes bisons (les veaux sauvages) +sont bons à manger.</p> + +<p>Novembre, la toison du bison noircit.</p> + +<p>Décembre, c'est le moment de préparer les peaux +de bison. La lune froide commence.</p> + +<p>J'ai écrit, sous la dictée de Pallardie, les noms +de ces mois; ils varient très-peu suivant les tribus, +et sont, comme vous voyez, assez longs. Mais +il n'y a pas ici de calendrier écrit, et l'on n'a +pas à économiser les mots pour des mois d'ailleurs +toujours trop courts, comme le sont les mois +lunaires.</p> + +<p>J'ai demandé encore à Pallardie de me donner +quelques leçons dans la mimique des Indiens.</p> + +<p>—Mais c'est la même, à peu près, que celle de +vos sourds-muets.</p> + +<p>—Fort bien. Toutefois, je ne connais pas +cette dernière, n'étant moi-même ni sourd ni +muet.</p> + +<p>—Eh bien, apprenez que les Indiens en parlant +font tous des gestes qui accompagnent les paroles, +et qui se rapportent à l'idée exprimée. Vous<span class="pagenum" id="Page_222">[Pg 222]</span> +savez que l'Ours-Agile me disait l'autre jour, en +sortant de la conférence de Laramie, qu'il avait compris +tout ce qu'avaient dit les Corbeaux, rien qu'aux +gestes dont ils accompagnaient leurs discours.</p> + +<p>—Mais ces gestes, Pallardie, quels sont-ils?</p> + +<p>—Ça, ce serait trop long à vous dire.</p> + +<p>—Enfin prenez quelques exemples, des plus +familiers.</p> + +<p>—Vous le voulez, soit. Pour désigner les Sioux, +toutes les tribus font avec la main le signe de couper +le cou; les Chayennes, le signe de couper plusieurs +fois le bras. Pour les Arrapahoes, on se +serre le nez avec les doigts (le pouce et l'index), +comme si Les Arrapahoes sentaient mauvais. Pour +les Comanches (dont les Serpents font partie), on +remue l'index horizontalement en imitant la marche +du serpent. Pour les Corbeaux, on agite les +mains en imitant le vol de l'oiseau; et pour les +Paunies, qui comprennent la bande des Loups, on +porte ses mains aux oreilles en les arrondissant et +les dressant comme les oreilles d'un loup. Vous +comprenez que de la sorte, quand des Indiens se +rencontrent dans la prairie, ils savent tout de suite +à qui ils ont affaire et quelle contenance ils doivent +garder.</p> + +<p>—Cela est fort bien imaginé. Y a-t-il encore en +ce cas quelques autres signes?</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_223">[Pg 223]</span></p> + +<p>—Sans doute. Si vous rencontrez, vous, homme +blanc, des Indiens qui viennent à vous, dans la +prairie, levez votre main droite, comme si vous +alliez prêter serment. Les Indiens comprendront +que vous voulez leur dire de faire halte.</p> + +<p>—Et ensuite?</p> + +<p>—Ensuite agitez votre main ainsi tendue de +droite à gauche et de gauche à droite. Cela veut +dire: Qui êtes-vous? je ne vous connais pas.</p> + +<p>—Je comprends. C'est alors que les Indiens me +feront un des signes que vous m'avez indiqués +plus haut.</p> + +<p>—Si vous n'entendez pas leur réponse, vous +pouvez lever les deux mains en l'air, en les tenant ensemble +et les secouant comme quand on se touche +la main. Cela veut dire: Êtes-vous des amis? Vous +pouvez aussi lever séparément les deux mains en +l'air en les fermant et tenant les deux index tendus. +Ce signe a la même signification. Si les Indiens +sont amis, ils répondront par les mêmes signes que +les vôtres.</p> + +<p>—Et s'ils sont ennemis?</p> + +<p>—Alors ils marcheront droit à vous sans faire +halte, mettant leur cheval au galop; ou bien, +tenant leur main fermée, ils l'appuieront sur +le front en la tournant successivement du côté +de la paume et du côté du dessus, ce qui veut<span class="pagenum" id="Page_224">[Pg 224]</span> +dire: Garde à vous, nous sommes ennemis et en +guerre.</p> + +<p>—Merci, Pallardie; je ferai à l'occasion usage +de ce dictionnaire.</p> + +<p>—Nous, les vieux traitants, nous connaissons +tout ça comme notre <i>Pater</i>, de père en fils; il n'y +a pas de danger que nous nous trompions.</p> + +<p>—Maintenant dites-moi, Pallardie, s'il est vrai +que les Indiens ont aussi une langue télégraphique. +On m'a raconté qu'ils allumaient des feux sur les +montagnes, quand ils voulaient correspondre entre +eux de loin, comme nos anciens Gaulois.</p> + +<p>—Pour les Gaulois, je ne vous dirai pas, je ne +les ai jamais fréquentés; mais pour les Peaux-Rouges, +je sais qu'ils ont un télégraphe et qu'ils +en jouent à l'occasion.</p> + +<p>—Et comment en jouent-ils?</p> + +<p>—Voici: vous savez que l'air est si pur, si +transparent dans les prairies, que l'on voit quelquefois +les objets à cent milles de distance. Sur +les éminences, les Indiens allument des feux la +nuit, et se servent de fumées le jour. Le nombre +et la disposition des feux, des fumées, l'intervalle, +le temps qu'on laisse entre eux, ont des significations +connues d'avance. Des ennemis, des étrangers +ont été vus dans le pays; les bisons sont +arrivés; ou bien c'est une bande qui revient d'une<span class="pagenum" id="Page_225">[Pg 225]</span> +guerre ou d'une chasse lointaine et qui annonce +son retour, etc., etc.</p> + +<p>—Donnez-moi un exemple.</p> + +<p>—Eh bien, si l'on vient de découvrir l'approche +de l'ennemi, supposons que ce soit de jour, une +fumée obtenue deux fois, à quinze minutes d'intervalle, +indiquera que l'ennemi n'est pas en nombre, +et trois fois, avec le même intervalle de +temps, que l'ennemi s'avance en force.</p> + +<p>—Et comment obtient-on ces fumées?</p> + +<p>—En allumant du bois sec sur lequel on jette +des rameaux verts de sapins et autres arbres ou +plantes résineuses.</p> + +<p>C'est un peu à votre intention que j'ai fait causer +Pallardie. J'ai appris du nouveau avec lui, +vous le voyez et je vous envoie mes notes de +notre campement, sans tarder, pour ne pas laisser +perdre mes souvenirs. J'aurais pu vous raconter +des Peaux-Rouges ce que tant d'autres +ont dit avant moi, ce que tout le monde sait; +j'ai mieux aimé laisser parler le vieux traitant, +le naïf trappeur, et vous écrire en quelque sorte +sous sa dictée.</p> + +<p>Le peu que je sais sur les Peaux-Rouges, c'est +Pallardie qui me l'a presque tout appris. Lui qui +a pendant plus de trente ans fréquenté les sauvages, +les barbares, comme il les nomme encore,<span class="pagenum" id="Page_226">[Pg 226]</span> +que ne sait-il pas sur eux et que n'a-t-il pas appris +d'eux? Il a même appris à scalper, il a même +scalpé sur le vif, et vient de me donner à ce sujet +une leçon, bien entendu, théorique.</p> + +<p>—Comment! Pallardie, vous aussi vous avez +tonsuré votre prochain?</p> + +<p>—Eh! monsieur, il faut bien hurler avec les +loups! J'étais avec les Sioux, en guerre avec les +Chayennes, qui nous avaient tout volé. Je me suis +bien battu. Après le combat, j'ai fait comme les +autres, j'ai scalpé. Oh! c'est bien simple. Vous +prenez un bouquet de cheveux au-dessus de la +tête. Vous tenez bien avec votre couteau, vous +faites tout le tour du sinciput, comme vous appelez +ça; vous tirez, et ça vient tout seul. Ce n'est +pas plus difficile.</p> + +<p>—Et pourquoi prend-on le scalp de son +ennemi?</p> + +<p>—C'est leur décoration à eux, aux sauvages. +Quand on a pris beaucoup de scalps, on a des +chances pour être nommé chef de sa tribu, comme +on dirait maire de sa commune. C'est une preuve +de courage, car il faut avoir tué son ennemi avant +de le scalper. Dans quelques tribus, on se rase la +tête, mais on a soin de laisser sur le sommet du +crâne un bouquet de cheveux, pour le cas échéant +où l'on tomberait à la guerre. Il ne faut pas là-dessus<span class="pagenum" id="Page_227">[Pg 227]</span> +<i>flouer</i> son vainqueur: c'est une des lois de +la chevalerie des sauvages.</p> + +<p>C'est ainsi que le Canadien m'a mis au courant +des mœurs et coutumes des prairies.</p> + +<p>Faites de toute cette longue dissertation ce que +vous voudrez. Pour moi, je borne là les confessions +de Pallardie. J'en frémis encore: «Ça vient tout +seul!...»</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_228">[Pg 228]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="XVIII">XVIII</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">LA QUESTION INDIENNE.</h2> + + +<p class="right"> +Chayennes, 18 novembre. +</p> + +<p>Parlons encore des Peaux-Rouges, si vous le +voulez bien.</p> + +<p>Le grand <i>pow-wow</i> du fort Laramie définit d'une +façon nette et claire leur situation actuelle vis-à-vis +des blancs. Ceux-ci ont reconnu de tout temps le +droit de la race indienne à la possession du sol; +mais de tout temps aussi, pour obéir à cette loi +fatale qui pousse les colons vers l'Ouest, ils ont dû +déposséder les Indiens de ces prairies que le sauvage +aime tant. Sans doute des traités ont consacré, +légitimé cette dépossession, et le prix de la +terre a été payé à l'Indien en cadeaux et en argent.<span class="pagenum" id="Page_229">[Pg 229]</span> +Mais on pourrait dire de quelle façon les agents +des États-Unis volent ces cadeaux au passage. Au +besoin il serait facile de citer des noms, et de calculer +les fortunes que certains agents, confinés dans +le <i>Far-West</i>, ont faites en très-peu d'années. Et cependant +ils sont à peine rétribués, puisqu'ils reçoivent +seulement mille à quinze cents piastres par +an, soit de cinq à huit mille francs au plus, dans +ces pays où tout fait défaut, où le vivre est si cher. +Au lieu de réclamer au gouvernement central une +paye mieux établie, ils préfèrent voler l'État et +voler en même temps l'Indien. Quand les cadeaux +arrivent jusqu'au Peau-Rouge, c'est qu'ils ont été +la plupart du temps choisis de telle sorte qu'ils +sont à peu près sans emploi, ou composés de marchandises +tout à fait avariées. Le Peau-Rouge a-t-il +raison de se plaindre et souvent de se venger de +pareilles indignités?</p> + +<p>Mais ce n'est là qu'une première cause de lutte +sourde entre le sauvage indigène et le blanc immigrant.</p> + +<p>On dit au Peau-Rouge: «La colonisation nous +pousse vers l'extrême Ouest, où nous nous avançons +chaque jour davantage; il nous faut une partie +de vos terres et vous resterez dans l'autre, dont +les limites seront rigoureusement tracées. Là vous +pourrez cultiver le sol.» A quoi le sauvage, vous<span class="pagenum" id="Page_230">[Pg 230]</span> +l'avez vu, répond avec colère, que les prairies sont +à lui, qu'il est né pour chasser le buffle, et que le +travail de la terre qu'on lui conseille n'est point +son fait. C'est une tradition qui a cours parmi les +Indiens que leur race disparaîtra le jour où il n'y +aura plus de buffles. Aussi, quand on veut les confiner +dans des réserves, en les menaçant de les y +contraindre par force, quelques-uns répondent-ils: +«Nous aimons mieux mourir d'une balle que +de mourir de faim.» Toutefois vous auriez tort de +croire que tous les Indiens sont aussi rebelles au +confinement.</p> + +<p>L'Ours-Agile, le chef sioux, va cet hiver mener +la charrue avec ses hommes, et vous avez entendu +Cheval-Alezan, l'Arrapahoe, demander aux commissaires +de l'Union, dans son dernier discours, de +lui bâtir une ferme près de la Plate. Vous savez aussi +que les cinq grandes nations du Sud ont accepté +les réserves qu'on leur a récemment indiquées; +mais en retour vous vous rappelez avec quel dédain +les Corbeaux ont répondu à la proposition des +commissaires de se confiner dans une partie de +leur territoire, et d'y cultiver le sol. La plupart +des bandes dans lesquelles se subdivise la grande +nation des Sioux partagent l'horreur des Corbeaux +pour les travaux paisibles de l'agriculture. +Les jeunes Peaux-Rouges, les guerriers adolescents,<span class="pagenum" id="Page_231">[Pg 231]</span> +se font surtout remarquer par cette opposition aux +vues des blancs.</p> + +<p>«Nous voulons bien, disent souvent les vieux +chefs, les anciens des tribus, dans les conseils +tenus avec les commissaires de l'Union, nous voulons +bien aller dans des réserves et vivre en paix +avec vous; mais nous ne pouvons répondre de nos +jeunes hommes.»</p> + +<p>C'est une singulière race que celle des Peaux-Rouges +à laquelle la nature a si généreusement +départi le plus beau sol qui existe au monde, +sol de riches alluvions, épais et plat, bien arrosé; +et cependant cette race n'est pas encore +sortie de l'étape primitive qu'a dû partout parcourir +l'humanité au début de son évolution, +celle de peuple chasseur, nomade, celle de l'âge +de pierre! Les Indiens, si les blancs ne leur +avaient pas apporté le fer, auraient encore des +armes de silex, comme l'homme antédiluvien +qui peuplait l'Europe il y a cent mille ans, et +s'abritait dans des cavernes. Les Indiens fuient le +travail, hors la chasse et la guerre; chez eux +la femme fait toute la besogne. Quel contraste +avec la race qui les entoure, si travailleuse, si +occupée, et où l'on a pour la femme un si profond +respect! Cette race les enserre, les enveloppe +entièrement aujourd'hui, et c'en est fait des<span class="pagenum" id="Page_232">[Pg 232]</span> +Peaux-Rouges s'ils ne consentent à rentrer dans +les réserves.</p> + +<p>Et même dans ces réserves, l'industrie et les +arts naîtront-ils? La race rouge est des plus mal +douées pour la musique et pour le chant. Chez +elle, les beaux-arts sont restés dans l'enfance. L'écriture, +si ce n'est une grossière représentation +pictographique, est complétement inconnue. On sait +à peine, avec des perles, tracer quelques dessins +sur des peaux. Sans doute, ces dessins sont souvent +heureusement groupés, et les couleurs s'y +marient dans une certaine harmonie; mais c'est +tout. L'industrie, à part une rudimentaire préparation +des viandes, et le tannage des peaux et des +fourrures, est également nulle. L'Indien est moins +avancé que le nègre africain, qui sait au moins +tisser et teindre les étoffes. Les Navajoes du +Nouveau-Mexique sont les seuls Peaux-Rouges +qui fabriquent quelques couvertures avec la +laine.</p> + +<p>On peut estimer à cent mille environ les Indiens +libres des prairies, disséminés entre le Missouri et +les Montagnes-Rocheuses. Le nombre de tous les +Indiens de l'Amérique du Nord, de l'Atlantique au +Pacifique, est estimé à quatre cent mille. Peut-être +ces nombres sont-ils un peu plus faibles. Les statistiques, +les renseignements exacts, manquent<span class="pagenum" id="Page_233">[Pg 233]</span> +complétement. Les Indiens eux-mêmes ne donnent +jamais que leur nombre de tentes ou loges, mais +une loge contient un nombre d'individus différent, +suivant les tribus et parfois dans la même +tribu: de là l'impossibilité de calculs exacts.</p> + +<p>Dans le nord des prairies, se fait surtout remarquer +la grande nation des Sioux, qui sont au nombre +de trente-cinq mille. Les Corbeaux, les Gros-Ventres, +les Pieds-Noirs, etc., qui occupent surtout +les territoires d'Idaho et de Montana, offrent ensemble +un chiffre de population inférieur à celui +des Sioux, peut-être vingt mille. Dans le Centre et +le Sud, les Paunies, les Arrapahoes, les Chayennes, +les Yutes, les Kayoways, les Comanches, les Apaches, +etc., dépassent tous ensemble le chiffre de +quarante mille. Les territoires de Nebraska, Kansas, +Colorado, Texas, Nouveau-Mexique, sont ceux +que ces bandes parcourent. Les Paunies sont cantonnés +dans le Nebraska, au voisinage du chemin +de fer du Pacifique, et les Yutes dans les parcs du +Colorado. Toutes ces races ont entre elles des caractères +communs, elles sont nomades, c'est-à-dire +qu'elles n'occupent aucune place fixe, vivent de +pêche, surtout de chasse, et suivent le buffle dans +toutes ses migrations.</p> + +<p>Un régime absolument démocratique, et une +sorte de communauté règlent toutes les relations<span class="pagenum" id="Page_234">[Pg 234]</span> +des membres d'une même tribu vis-à-vis les uns +des autres. Les chefs sont nommés à l'élection, et +pour un temps. Ils sont cependant quelquefois héréditaires. +Le plus courageux, celui qui a pris le +plus de scalps à la guerre, ou qui a tué le plus de +buffles, celui qui a fait quelque action d'éclat, celui +qui parle avec une grande éloquence, tous ceux-là +ont des droits pour être chefs. Tant qu'un chef se +conduit bien, il reste en place; pour peu qu'il démérite, +un autre chef est nommé. Les chefs mènent +les bandes à la guerre, et sont consultés dans les +occasions difficiles; les vieillards le sont également. +Les lieutenants des chefs, les <i>braves</i>, commandent +en second à la guerre. Il n'y a aucun juge +dans les tribus; chacun se fait justice à lui-même +et applique la loi à sa guise.</p> + +<p>Toutes les tribus chassent et font la guerre de +même façon, à cheval, avec la lance, l'arc et les +flèches, à défaut de revolvers et de carabines. Pour +se défendre des coups de l'ennemi, elles ont le +bouclier. Elles vivent uniquement de buffle et se +recouvrent de la peau de l'animal, qu'elles tannent +avec la cervelle.</p> + +<p>Elles scalpent leur ennemi mort et se parent de +sa chevelure. Elles pillent et dévastent ses propriétés, +elles emmènent captifs les femmes et les +enfants, et souvent elles soumettent à d'affreuses<span class="pagenum" id="Page_235">[Pg 235]</span> +tortures, avant de le faire mourir, le vaincu qui +tombe vivant entre leurs mains.</p> + +<p>Les <i>squaws</i>, auxquelles on abandonne le prisonnier, +se montrent vis-à-vis de lui d'une cruauté +révoltante. Je vous ai dit qu'elles arrachent les +yeux, la langue, les ongles au patient; lui brûlent, +lui coupent un jour une main, l'autre jour un pied. +Quand on a bien tourmenté le captif, on allume un +feu de charbon sur son ventre, et l'on danse en +rond en hurlant. Presque tous les Peaux-Rouges +commettent froidement ces atrocités envers les +blancs, dès qu'ils sont en lutte avec eux.</p> + +<p>Les tribus se font souvent la guerre sous le +moindre prétexte, pour un troupeau de buffles +qu'elles poursuivent, pour une prairie où elles +veulent camper seules. Elles n'ont aucune place +réservée, c'est vrai, mais quelquefois elles veulent +en garder une à l'exclusion de tout autre occupant. +Enfin, il n'est pas rare que la même tribu se débande +en deux clans ennemis. Il y a quelques +années, les Ogalalas, pris de whisky, se sont battus +entre eux à coups de fusil, et, depuis lors, se sont +séparés en deux bandes, dont celle des Vilaines-Faces +est commandée par la Nuée-Rouge, et l'autre +par Grosse-Bouche et Tueur-de-Paunies.</p> + +<p>Les langues de toutes ces tribus sont différentes; +mais peut-être qu'un linguiste exercé y reconnaîtrait<span class="pagenum" id="Page_236">[Pg 236]</span> +des racines communes, comme on en a trouvé +de nos jours entre les langues européennes et celles +de l'Inde. Ces langues obéissent toutes au même +mécanisme grammatical: elles sont <i>agglutinatives</i> +ou <i>polysynthétiques</i>, et non <i>analytiques</i> ou à <i>flexion</i> +(veuillez m'excuser d'employer ces termes, que je +souligne), c'est-à-dire, par exemple, que les mots +peuvent s'y combiner entre eux pour former un +seul mot exprimant une idée complète dont participe +chacun des mots composants; mais, que les +circonstances de relation, de genre, de nombre, +ne sont indiquées par aucune modification, notamment +sur le substantif. Ces langues n'ont ou ne +paraissent avoir aucune affinité dans les différents +termes de leur vocabulaire; celui-ci, du reste, est +souvent très-restreint.</p> + +<p>Pour se comprendre entre elles, les tribus ont +adopté, d'un commun accord, le langage par signes +et gestes, dont je vous ai déjà parlé. Par ce moyen +tous les Indiens s'entendent, et un Yute, par exemple, +peut causer sans peine pendant plusieurs heures +avec un Arrapahoe, celui-ci avec un Sioux, etc.</p> + +<p>Outre ce langage par signes, les Indiens ont encore +une langue télégraphique à eux, que vous +connaissez également.</p> + +<p>D'autres usages sont communs à tous les Peaux-Rouges. +Ils pratiquent la polygamie et battent volontiers<span class="pagenum" id="Page_237">[Pg 237]</span> +leurs femmes, et cependant ils ont tous le +plus grand amour pour leurs enfants. Un jour, un +mineur de Colorado demandait à un Yute de lui +vendre sa fille, une jeune enfant à l'œil vif, et +pleine d'intelligence, qui parlait très-bien l'espagnol.</p> + +<p>—Est-ce que l'on vend ses enfants chez toi? +répondit le Yute avec orgueil.</p> + +<p>—Non, dit le blanc, quelque peu surpris.</p> + +<p>—Eh bien, chez moi non plus; garde ton argent.</p> + +<p>Un certain esprit chevaleresque est, comme l'amour +des enfants, un des traits distinctifs du +Peau-Rouge. Non pas que le sauvage soit rigide +observateur de sa parole, et ne vous vole pas, ne +vous tue pas au besoin pour s'emparer de ce que +vous avez. Mais l'Indien fait preuve d'un grand +courage à la guerre, il aime le combat, il n'a besoin +d'y être excité ni par l'odeur de la poudre, ni +par la musique, ni par les liqueurs fortes. Partout +il brave le danger. En outre, les intérêts matériels +ne le préoccupent jamais, il n'a du tien et du mien +aucun souci, et vous avez vu le peu de cas qu'il +fait de l'or, dont il n'a, il est vrai, nul besoin.</p> + +<p>Oublierai-je, parmi les traits communs à tous +les Indiens, cette pratique continuelle de l'art oratoire, +qui en fait de si remarquables et de si éloquents<span class="pagenum" id="Page_238">[Pg 238]</span> +improvisateurs? Oublierai-je encore cette +haine invétérée pour le blanc, qui caractérise la +race rouge, au point que cette haine est partagée +par les femmes mêmes, dans toutes les occasions. +Les premières tribus que les blancs rencontrèrent +le long de l'Atlantique ne durent guère les aimer +davantage, et vous allez en juger par le fait suivant: +Je rencontrai un jour à New-York une princesse delaware, +mi-partie vêtue à l'européenne, mi-partie à +l'indienne, ce qui ne lui allait point mal. Ses traits +étaient indiens, mais elle parlait si bien l'anglais, +que je me permis de lui demander si elle était de +sang mêlé. Elle me regarda avec fierté: «Je suis +Delaware, dit-elle, et je m'en fais gloire. Pas une +goutte de sang étranger ne s'est mêlée au sang des +miens. Les blancs ont pris mes terres et ne m'ont +pas payé pour cela le centième de leur valeur. Je +hais les blancs qui m'ont volé mon pays.» Et, découvrant +son shall qui cachait un corset de fourrures, +sur lequel était brodé un loup: «Le loup, +c'est l'emblème des Delawares, dit-elle, et je ne +l'oublierai jamais. Le Grand-Esprit nous a punis +en amenant les blancs chez nous; mais moi, je ne +perdrai point le souvenir de mon pays et de mes +aïeux.»</p> + +<p>Tous les Peaux-Rouges croient à un être supérieur, +le Manitou ou le Grand-Esprit, qui a fait et<span class="pagenum" id="Page_239">[Pg 239]</span> +commande toutes choses. Ils croient aussi à l'immortalité +de l'âme, à la récompense des bons et +à la punition des méchants après cette vie. «Là-bas, +vers le soleil levant, s'étendent les prairies +heureuses, me disait l'autre jour un Sioux. Le chemin +qui y mène est long et difficile. Quand on a +été juste et bon dans cette vie, c'est ce chemin +qu'on prend. Les mauvais en prennent un autre. +Le point de départ est le même, mais les deux chemins +vont de plus en plus en s'écartant.»</p> + +<p>Suivant la théogonie indienne, fort embrouillée +comme vous le pensez, le Grand-Esprit se manifeste +de diverses manières et peut se dédoubler. Il y a +même plusieurs esprits différents, celui du Tonnerre, +du Vent, etc.; enfin, quelques bêtes elles-mêmes, +comme le buffle tant aimé, servent de +résidence à des esprits, et ont une âme comme les +hommes.</p> + +<p>Les légendes, les traditions que les Peaux-Rouges +ont conservées sur leur venue ou leur apparition +en Amérique ne sont guère plus précises que celles +de leur théogonie. Ils disent qu'ils sont venus du +Nord ou de l'Ouest, par mer, mais souvent ils ne +le disent pas d'eux-mêmes, on le leur fait dire. +Vous savez que les linguistes et les anthropologistes, +guidés, ceux-ci, par quelques caractères du crâne, +et ceux-là, par quelques termes des langues des<span class="pagenum" id="Page_240">[Pg 240]</span> +Peaux-Rouges, rattachent volontiers les races de +l'Amérique du Nord à celles de l'Asie. Quelques-uns +même, qui ne jurent que par la Bible, livre que +l'on devrait tenir fermé en pareille circonstance, +prétendent que les Peaux-Rouges descendent directement +des Juifs et croient le prouver. Les Juifs, +dans un de leurs exodes, auraient parcouru toute +l'Asie centrale, et franchi le détroit de Behring.</p> + +<p>Tandis que certains ethnologistes rattachent les +Peaux-Rouges aux races asiatiques, d'autres les +ramènent, au moins pour quelques tribus, aux +races européennes. Cette fois les Peaux-Rouges seraient +venus de l'Est, et toujours par mer. D'aucuns +prétendent ainsi que les Mandanes, dont on +suit les traces depuis l'embouchure du Mississipi +jusqu'à un point du haut Missouri où commence +leur extinction, ne sont que des Gallois dégénérés. +Ceux-ci auraient émigré du pays de Galles au huitième +siècle de notre ère; d'autres disent quelques +siècles plus tard, sous la conduite de Madoc, un +de leurs chefs. Quelques racines communes aux +langues mandane et galloise suffisent-elles pour +avancer ce fait? Je ne m'arrête pas au voyage par +mer. Il est prouvé, non-seulement par des chants +et des légendes, mais encore par des inscriptions +authentiques, que les Scandinaves ont découvert +l'Amérique du Nord au neuvième ou au dixième<span class="pagenum" id="Page_241">[Pg 241]</span> +siècle de notre ère: un siècle ici ne fait rien à +l'affaire.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit de tous ces desiderata, que +ni la linguistique ni l'ethnologie ou l'anthropologie +n'ont encore suffisamment débrouillés, il est +certain que tous les Peaux-Rouges ont entre eux +des caractères communs, même dans le type. On ne +saurait oublier toutefois qu'il y a sur nombre de +points des différences fort notables. Ainsi l'Indien +des prairies est certainement plus guerroyeur que +l'Indien de Californie, et le type de l'Arrapahoe +n'est pas le même que celui du Sioux ou du Corbeau. +En outre, tous les Indiens ne bâtissent pas +de même façon leur hutte, et la forme de celle-ci +sert souvent à faire reconnaître une tribu.</p> + +<p>Je vous ai dit que les traditions des Peaux-Rouges, +relativement à leur venue en Amérique, +s'étaient effacées, et qu'ils ne disaient souvent là-dessus +que ce que les savants leur faisaient dire. En +voici une preuve des plus convaincantes: Il y a quelques +jours, tandis que notre caravane était campée à +Lone-Tree-Creek, sur la route de Laramie, qu'on +avait allumé les feux, et que, sous la voûte étoilée +du ciel, on laissait aller librement la causerie du +bivouac, je surpris le commissaire Taylor en conférence +avec l'Ours-Agile. Ce chef est certainement +un des Indiens les plus intelligents des prairies;<span class="pagenum" id="Page_242">[Pg 242]</span> +en outre il est bon, humain, et un jour que sa +tribu était en guerre avec les blancs, il a porté +lui-même sur ses épaules, jusqu'au fort Laramie, +un soldat blessé, et lui a sauvé la vie. Ce trait de +générosité, qui eût ému les moralistes de la Grèce +et de Rome, mérite d'être rappelé, et complète le +portrait de l'Ours-Agile. C'est cet homme, le premier +à tous égards d'entre les Sioux, dont j'ai +cherché à sonder les opinions sur les origines de +sa tribu. Je pris part à la causerie du président +Taylor, et je demandai à l'interprète Pallardie d'interroger +l'Ours-Agile sur ce que je désirais connaître. +L'Ours répondit qu'il ne savait rien sur les +commencements des Sioux, et que ses anciens ne +lui avaient rien appris, ni rien transmis à ce sujet. +La même réponse m'a été faite par d'autres chefs +de tribus, et tous les traitants et les trappeurs,—dont, +il est vrai, il ne faut citer ici l'opinion +que sous toutes réserves, car les traitants s'inquiètent +peu des origines des tribus,—m'ont +avancé que les Indiens n'avaient conservé aucune +légende, aucune tradition sur leur histoire primitive.</p> + +<p>Il faut aborder avec non moins de défiance l'étude +des prétendues cosmogonies des Peaux-Rouges, +et tout ce qu'on a avancé sur leur croyance à +un déluge universel. Tout au plus quelques tribus<span class="pagenum" id="Page_243">[Pg 243]</span> +ont-elles conservé quelques vagues légendes se +rapportant à des déluges partiels, du genre de ceux +qu'avait consacrés la mythologie grecque. Ici encore +les auteurs ne semblent avoir écrit le plus +souvent que sur des données empruntées à leur +seule imagination. En voulez-vous un exemple +entre mille? Le commissaire Taylor, en sa qualité +de méthodiste, ne perd aucune occasion de catéchiser +les Indiens, de leur parler de la création +du monde, de la chute d'Adam, de la rédemption +de l'homme par le Christ, et de tant d'autres mystères +que la Bible et l'Évangile enseignent, mais +auxquels les Indiens ne comprennent goutte. L'autre +jour, le révérend, parlant de la création du +monde, disait aux Sioux que ce grand fait eut lieu +il y a six mille ans. L'Ours-Agile, le plus savant +parmi les Sioux, se recueille un moment et répond +du ton le plus innocent du monde: «D'après mes +calculs, il y a six mille quatre-vingt-dix ans.» Cet +homme évidemment voulait rire. Comment, lui +qui ne comptait que par lunes, avait-il fait ses calculs, +et que signifiaient les quatre-vingt-dix ans +ajoutés aux six mille du révérend? Si un savant +de cabinet eût par hasard passé par là, il eût certainement +enregistré le fait sur ses tablettes, et +écrit à quelque académie que la chronologie des +Sioux n'était pas sans présenter une remarquable<span class="pagenum" id="Page_244">[Pg 244]</span> +analogie avec celle de la Bible. Vous devinez les +conséquences.</p> + +<p>C'est à peu près de telle sorte que l'histoire des +Indiens des prairies a été jusqu'ici présentée. Et +cependant on ne connaît pas, ou l'on connaît très-mal +leurs langues; il est presque impossible d'en +écrire la plupart avec nos caractères et les sons +auxquels nous sommes habitués.</p> + +<p>Il n'y a souvent pour la même langue qu'un seul +interprète, parfois assez mauvais, et comprenant +seulement la langue qu'il traduit, ne la parlant pas. +Beaucoup, à plus forte raison, ne savent pas écrire la +langue qu'ils interprètent. Ni le docteur Matthews, +ni John Richard ou Pierre Chêne, n'ont pu m'écrire +en caractères anglais les noms des chefs des Corbeaux. +Que serait-ce s'il se fût agi d'Arrapahoes ou +d'Apaches, dont la langue, déjà si gutturale, ne +s'accentue que du bout des lèvres? En tout cela, +bien entendu, je ne parle que des tribus des prairies, +et non de celles qui vivaient jadis sur les versants +des montagnes qui regardent l'Atlantique, ou +le long du Mississipi. Vous savez que la plupart de +ces dernières tribus sont éteintes, les Algonquins, +les Hurons, les Iroquois, les Natchez, les Mohicans, +et que la France, il faut bien le reconnaître, a contribué +pour une large part à cette disparition. Le +restant de ces tribus, que j'appellerai Atlantiques,<span class="pagenum" id="Page_245">[Pg 245]</span> +les Delawares, les Cherokees, les Seminoles, les +Osages, les Creeks, les Chactas, est aujourd'hui +cantonné dans des réserves, notamment dans l'<i>Indian +Territory</i>, où les Peaux-Rouges perdent peu à +peu leurs caractères distinctifs<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>. Mais sur toutes +ces tribus on a des histoires, des documents authentiques,<span class="pagenum" id="Page_246">[Pg 246]</span> +tandis que l'on ne sait encore que fort +peu de chose sur celles des prairies. La plupart des +légendes et des traditions qu'on leur prête ont été +inventées par les voyageurs.</p> + +<div class="footnote"> + +<p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9" class="label">[9]</a> Repoussées de la Floride, des Carolines, de l'Alabama, de la +Géorgie et d'autres États voisins de l'Atlantique et du Mississipi, +ces tribus ont fini par accepter d'être confinées dans ces limites. +Elles y pratiquent aujourd'hui l'agriculture, tandis que les tribus +errantes, restées dans leur état primitif, n'exercent encore que la +chasse; elles ont des maîtres d'école, des prêtres, des médecins, +des meuniers et des forgerons, envoyés d'abord par les États-Unis, +et habitent des maisons couvertes, tandis que les tribus nomades +manquent de tout et campent çà et là sous la hutte. Les Cherokees, +les Creeks, ont même une Chambre haute et une Chambre basse +(la Chambre des Rois et la Chambre des Guerriers chez les Creeks). +Ils ont aussi des journaux et des livres écrits dans leur langue +et avec des caractères particuliers, au moins pour les Cherokees. +C'est ainsi que la vie stable arrive peu à peu à civiliser le Peau-Rouge, +si bien que, dans une seconde génération, on ne désespère +pas de faire un État de ce qui n'est encore que le Territoire +indien. Ce jour-là, le drapeau constellé de l'Union, qui compte +déjà tant d'étoiles, comptera une étoile de plus, et assurément +l'une de celles qui feront le plus d'honneur aux politiques américains. +Parmi les Peaux-Rouges du Territoire indien, beaucoup +aujourd'hui savent lire et écrire; quelques-uns ont reçu une +éducation complète à Saint-Louis, à New-York, et sont, pour +employer le terme consacré, de véritables <i>gentlemen</i>. Plusieurs +sont en outre de riches propriétaires fonciers, et possèdent un +nombre d'hectares cultivés ou de têtes de bétail qui feraient envie +à la plupart de nos agriculteurs. Avant la guerre de sécession, +les Cherokees avaient aussi des esclaves noirs, comme les blancs. +Ce trait indique encore mieux que tout autre l'état de civilisation +auquel sont arrivés les Peaux-Rouges du Territoire indien.</p> + +<p>Les divers délégués de ce territoire, qu'on rencontre chaque +hiver à Washington, et les principaux chefs qui commandent les +<i>nations</i> cantonnées parlent et écrivent très-couramment l'anglais, +et ont tous d'excellentes manières.</p> + +</div> + +<p>Vous avez vu que c'était vers un nouveau territoire, +analogue au précédent et limitrophe de celui-ci, +que les commissaires de l'Union ont récemment +refoulé les cinq grandes nations du Sud. C'est le +même genre de réserve qu'elles indiqueront dans +le nord du Dakota aux Corbeaux et aux Sioux, si +elles les trouvent bien disposés, comme il est probable, +au mois de juin de cette année.</p> + +<p>Et après, allez-vous me dire, qu'arrivera-t-il des +Indiens? Car c'est la question que chacun adresse, +quand il entend parler des Peaux-Rouges. Si les +Indiens des prairies vont dans les réserves, il leur +arrivera ce qui est arrivé à ceux des bords atlantiques: +ils perdront peu à peu leurs coutumes, +leurs mœurs sauvages, se plieront insensiblement +à la vie sédentaire agricole, et peu à peu, dernière +phase dont il reste à voir le premier exemple, leur +pays passera du rang de territoire à celui d'État. +Arrivé à ce dernier degré, l'Indien sera tout à fait +fondu avec le blanc; il ne s'en distinguera pas +plus peut-être, après quelques générations, que le +Franc chez nous ne se distingue du Gaulois, et le +Normand du Saxon, en Angleterre.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_247">[Pg 247]</span></p> + +<p>Mais si l'Indien ne se soumet pas, s'il ne consent +pas à être cantonné dans des réserves? Alors, +c'est une guerre à mort, entre deux races de couleur +et de mœurs différentes, une guerre impitoyable +comme on en a vu malheureusement tant +d'exemples sur le sol même de l'Amérique. Où +sont maintenant les Hurons, les Iroquois, les Natchez, +qui ont étonné nos pères? Les Algonquins +qui ne connaissaient pas les limites de leur empire, +où et combien sont-ils aujourd'hui? Tous ont +peu à peu disparu par les maladies, par la guerre. +La guerre qui se livrera cette fois sera courte, et +ce sera la dernière, car l'Indien y succombera fatalement. +Il n'a pour lui ni la science ni le nombre. +Sans doute, par ses embûches, par sa fuite, par +ses attaques isolées, et tout à fait imprévues, il +déroute la guerre savante, et les plus habiles stratégistes +des États-Unis, le général Sherman en +tête, ont été battus par les Indiens; ceux-ci s'en +sont fait assez de gloire auprès des blancs. Mais +cette fois ce sera une guerre de volontaires et non +plus de réguliers. Les pionniers des territoires +s'armeront, et si l'Indien demande dent pour dent, +œil pour œil, les blancs à leur tour lui imposeront +l'inflexible loi du talion. Les tribus sont des clans, +et comme chez les Sardes ou les Corses, et autrefois +chez les Écossais, on se venge sur un individu<span class="pagenum" id="Page_248">[Pg 248]</span> +quelconque d'un clan de l'insulte faite à un membre +d'un autre clan. C'est pour cela que l'Indien +attaque un blanc, quel qu'il soit, quand il a à se +plaindre des blancs. De même feront les volontaires. +Comme naguère à Sand-Creek, dans le Colorado, +ils poursuivront, ils traqueront l'Indien, ils +feront la chasse au Peau-Rouge, et celui-ci sera +anéanti par le nombre, si auparavant il ne s'est +pas soumis.</p> + +<p>Telle se présente la question. On peut dire, +quelle qu'en soit l'issue, qu'elle est arrivée à sa +dernière phase, et que, historiquement parlant, +l'Indien a cessé de vivre. Ce que la petite vérole et +d'autres maladies, ce que le <i>whisky</i>, l'<i>eau de feu</i>, +je ne parle pas des barbaries des blancs, ont mis +deux siècles à faire, c'est-à-dire diminuer de moitié +le chiffre de la population indienne, qui est +passé d'un million à moins de cinq cent mille âmes +du dix-septième au dix-neuvième siècle, la civilisation, +la colonisation va le faire en quelques années. +Avant une génération il n'y aura plus d'Indiens. +Le buffle disparaît et l'Indien avec lui, +l'homme primitif avec l'animal primitif<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>.</p> + +<div class="footnote"> + +<p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10" class="label">[10]</a> Le bison représente, dans l'Amérique du Nord, l'urus ou +l'aurochs qui vivait jadis en Europe, comme l'Indien représente, +pour la première de ces contrées, nos ancêtres de l'âge de pierre +et des cavernes.</p> + +</div> + +<p>Le chemin de fer du Pacifique s'avance victorieux<span class="pagenum" id="Page_249">[Pg 249]</span> +à travers les prairies. Dans deux ans il joindra +les deux mers; dans deux ans tous les États, +tous les territoires du Grand-Ouest seront entièrement +colonisés. Les scènes que les voyageurs et +les romanciers auront décrites n'existeront plus +que dans les livres. L'Indien lui-même se sera +fondu avec le blanc, ou aura été détruit.</p> + +<p>Curieuse destinée que celle de cet enfant des +prairies qui, n'ayant pas voulu se plier à la loi imposée +à tous par la nature, celle du travail, surtout +du travail du sol, aura disparu sans laisser de +trace dans l'histoire de l'humanité; curieuse destinée +que celle de ce barbare qui aura été anéanti +par l'homme civilisé, alors que dans tant d'autres +pays c'est l'homme civilisé qui a été anéanti, ou, +si on veut, absorbé par le barbare!</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_250">[Pg 250]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="XIX">XIX</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">L'ÉMANCIPATION DES FEMMES.</h2> + + +<p class="right"> +Pittsburg, <i>alias</i> Fort-Duquesne (État de Pensylvanie),<br> +24 novembre. +</p> + +<p>Je vous écris de l'État de Pensylvanie, et non de +chez les Mormons. Les ouragans que nous avons +essuyés dans les Montagnes-Rocheuses m'ont donné +à réfléchir. Je sais combien sont rudes les hivers +de l'Utah et de la Nevada.</p> + +<p>J'aurais trouvé sous la neige et les Mormons et +les mines d'argent, et j'aurais presque perdu mon +temps à continuer ma route vers la Californie, où +m'attendaient à leur tour les grandes pluies de +l'hiver. Notez qu'à Chayennes, le colonel Heine, +resté mon seul compagnon, m'a annoncé que pour<span class="pagenum" id="Page_251">[Pg 251]</span> +sa part il n'allait pas plus loin, et retournait décidément +vers l'Est.</p> + +<p>J'ai pris conseil un moment de moi-même, et +j'ai fait comme lui, en présence des raisons que je +viens de vous donner. Il ne faut pas vouloir tout +accomplir en une fois. Nous retournerons l'été +prochain pour rendre visite aux <i>Saints du dernier +jour</i>, et aux mineurs de Nevada et de Californie. +De San Francisco, nous aurons vue sur l'extrême +Orient, et nous pourrons revenir, lors de cette seconde +tournée, voire même dans une troisième, +par le Japon, la Chine, l'Inde, l'Arabie, l'Égypte. +Il n'y aura pas grand mérite à cela. Il est plus +facile de faire aujourd'hui le tour du monde +que le tour de son parc. C'est la vapeur qui a +tué la poésie et le danger des voyages, et je comprends +que les poëtes en veuillent tant à l'industrie.</p> + +<p>Nous nous contenterons donc, pour ce premier +voyage, d'avoir parcouru, sur toute la longueur +construite de 825 kilomètres, le grand chemin de +fer du Pacifique; d'avoir visité le jeune territoire +de Colorado et exploré les mines d'or et d'argent +des Montagnes-Rocheuses, enfin, d'avoir traversé +les immenses prairies du Dakota et fait connaissance +avec les Peaux-Rouges. C'est déjà suffisant +pour un voyage de moins de trois mois, et l'excursion<span class="pagenum" id="Page_252">[Pg 252]</span> +des Montagnes-Rocheuses, à 2,500 lieues +de Paris, vaut bien autant qu'un voyage en Suisse.</p> + +<p>Ainsi, me voilà revenu vers des États tout à fait +civilisés.</p> + +<p>Pittsburg, que les Français ont fondé, au siècle +dernier, sous le nom de Fort-Duquesne, et que les +Anglais nous prirent, est le pays du fer et du +charbon.</p> + +<p>Les faubourgs de cette ville industrielle portent +les noms de Manchester et de Birmingham, et n'ont +rien à envier à ces deux villes anglaises pour la +fumée et le brouillard. Mais je ne vous adresse pas +ces lettres pour vous décrire l'industrie américaine; +je préfère vous dire encore un mot de cette +jeune société si virile, si audacieuse, au milieu de +laquelle je vis depuis deux mois.</p> + +<p>J'ai rencontré à Chayennes un curieux <i>yankee</i>. +C'est le grand agitateur, M. George Francis Train, +orateur populaire et fénian, financier et voyageur<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>. +Il est mêlé aux opérations du chemin de +fer du Pacifique.</p> + +<div class="footnote"> + +<p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11" class="label">[11]</a> Le même dont l'arrestation en Irlande, au mois de janvier 1868, +allait causer tant de bruit.</p> + +</div> + +<p>Nous sommes allés ensemble de Chayennes à +Omaha et à Chicago. A Omaha, descendant de wagon, +longtemps avant que le train n'eût <i>stoppé</i>, l'infatigable +excursionniste a couru à l'<i>office</i> des<span class="pagenum" id="Page_253">[Pg 253]</span> +journaux, puis est revenu à l'hôtel. Ses affiches +étaient faites, sa conférence partout annoncée, que +nous arrivions à peine.</p> + +<p>A déjeuner, je le rencontrai en compagnie de +plusieurs dames, dont l'une, déjà âgée, les cheveux +tout blancs, avait les traits d'une rare distinction. +M. Train me présenta à elle: «Madame Élisabeth +Cady Stanton,» me dit-il.</p> + +<p>Je m'inclinai. Je connaissais déjà de nom madame +Stanton comme l'une des grandes promotrices +de l'émancipation des femmes aux États-Unis, +et j'étais heureux de connaître aussi sa personne.</p> + +<p>Quand je dis émancipation des femmes, vous +devinez que je prends le mot dans le sens le plus +moral, le plus élevé. Madame Stanton demande que +les femmes jouissent des mêmes droits que les +hommes, et elle a fondé une association pour arriver +à ce but: l'<i>Equal Rights Association</i>, dont il a +été tant parlé.</p> + +<p>Madame Stanton n'a rien négligé pour parvenir +à ses fins; son temps, sa fortune, elle a tout donné, +et elle soutient aujourd'hui de ses deniers, de ses +fatigues, toutes les démarches, toutes les publications, +toutes les mesures de la grande association.</p> + +<p>Elle parle même de fonder à New-York un journal<span class="pagenum" id="Page_254">[Pg 254]</span> +qui sera destiné à la défense de la sainte cause, +j'entends l'émancipation des femmes<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a>.</p> + +<div class="footnote"> + +<p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12" class="label">[12]</a> Elle a mis depuis son projet à exécution, en fondant une +feuille hebdomadaire qu'elle a bravement intitulée <i>la Révolution</i>.</p> + +</div> + +<p>Madame Stanton, quand j'ai eu l'honneur de la +rencontrer à Omaha, revenait d'une longue campagne +dans le Kansas avec sa digne et infatigable +lieutenante, miss Susann Anthony, qui est en +même temps son secrétaire. Dans le Kansas, elles +avaient converti bon nombre de dames à la théorie +nouvelle, et pas mal de messieurs. Entre ces derniers, +madame Stanton m'a cité avec plaisir le +nom du gouverneur actuel du Kansas.</p> + +<p>M. Francis Train s'est, depuis quelque temps, +fait l'avocat de la cause féminine. C'est un des +grands conférenciers des États-Unis, et il revenait, +quand je l'ai rencontré à Chayennes, d'une tournée +dans le Colorado et les Montagnes-Rocheuses, où +il avait à la fois fait des conférences, improvisé des +vers en public, décrété un grand hôtel à Chayennes, +un embranchement de chemin de fer vers +Denver, et chassé le buffle avec sa jeune fille, qui +avait, pour sa part, tué quelques-uns de ces sauvages +animaux. C'est ainsi que les choses se passent +en Amérique, et l'on ne s'en trouve pas plus +mal.</p> + +<p>L'association pour l'égalité des droits ne pouvait<span class="pagenum" id="Page_255">[Pg 255]</span> +laisser aller M. Train, l'homme le plus rapide, le +plus prompt des États-Unis, <i>the fastest man in +America</i>, comme on le nomme, sans s'assurer cette +puissante recrue. Le grand agitateur a consenti +bien vite à ajouter cette nouvelle corde à son arc, +et bientôt on ne l'a plus appelé que l'<i>Avocat des +femmes</i>. Tous ses autres surnoms, même celui de +<i>l'Homme du peuple</i>, <i>the people's man</i>, ont pâli devant +celui-là.</p> + +<p>«Voulez-vous parler à Omaha le 19 novembre, +à Des-Moines le 21, à Chicago le 22, à Milwaukee +le 23, à Saint-Louis le 26, à Louisville le 27, à +Cincinnati le 28, à Cleveland le 29, à Buffalo le 30, +à Rochester le 2 décembre, à Syracuse le 3, à Albany +le 4, à Springfield le 6, à Worcester le 7, à +Boston le 9, à Hartford le 10, à Philadelphie le 12, +à New-York le 14? Dites oui, et les femmes seront +avec vous! Vive le droit!»</p> + +<p>Telle était la dépêche que lui avaient envoyée, +ces jours passés, les principaux membres féminins +de l'Association pour l'égalité des droits, +qui avaient signé: Mesdames ou mesdemoiselles +Stenny, W. A. Starret, A. Robinson, Sarah +Brown, Lucy Stone, Olympia Brown, E. C. Stanton, +S. Anthony.</p> + +<p>A quoi G.-F. Train avait immédiatement riposté +par ce télégramme:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_256">[Pg 256]</span></p> + +<p>«Aux dames composant le comité pour le vote +des femmes:</p> + +<p>«Oui! et que Dieu protége le droit, et qu'il ait +pitié de l'âme de ceux qui refusent de donner leur +vote aux femmes.</p> + +<p> +«Signé: <span class="smcap">G.-F. Train</span>.»<br> +</p> + +<p>Après tout, de quoi s'agissait-il pour cet intrépide +combattant? De faire dix-huit conférences en +25 jours, et je ne sais combien de centaines de +milles sur les railroads américains; de parcourir +un pays vaste comme la moitié de l'Europe et de +s'arrêter et parler dans dix-huit grandes villes. Ne +dort-on pas la nuit en chemin de fer aux États-Unis? +ne se repose-t-on pas le dimanche?—«J'ai +fait mieux une fois, me disait l'autre jour M. Train, +j'ai fait trente lectures en douze jours.»</p> + +<p>Le jour où nous étions à Omaha, il a fait deux +lectures, lisez deux conférences de deux heures +chacune, dans la même journée, une dans l'après-midi, +l'autre le soir.</p> + +<p>A Chayennes, une nuit, à neuf heures, au clair +de lune, sur la place publique, je l'ai également +entendu parler pendant près de deux heures devant +les rudes pionniers du <i>Far-West</i>. Il était +monté sur une caisse, sans plus de façon, et à ses +pieds se tenait accroupi M. le maire de Chayennes,<span class="pagenum" id="Page_257">[Pg 257]</span> +qui l'avait présenté au public. L'orateur aurait pu +se passer, à la rigueur, de cette présentation, car +tout le monde le connaît aux États-Unis.</p> + +<p>Dans ses lectures, M. Train parle de tout, de lui +d'abord, de la politique et de ceux qui en font +(les <i>politiciens</i>), du chemin de fer du Pacifique, +des sociétés de tempérance, de la prochaine élection +présidentielle, pour laquelle il se propose volontiers +candidat, enfin du droit de suffrage des +femmes. C'est par là qu'il aurait dû commencer +sa conférence d'Omaha. Au reste, le public ne +partageait pas là-dessus ses idées.</p> + +<p>Comme il est d'usage aux États-Unis, M. Train a +interpellé l'assemblée: «Voulez-vous que vos +femmes, vos filles, vos sœurs, politiquement, aient +moins de droits que les nègres?» Et un grognement +significatif, indiquant que l'assemblée, d'ailleurs +presque entièrement composée d'hommes, ne +se souciait point d'accorder aux femmes le droit de +suffrage. M. Train a recommencé deux fois l'épreuve, +même insuccès. Déjà, à Chayennes, il +n'avait pas mieux réussi, et partout l'assemblée +avait paru lui dire qu'on tenait la femme pour parfaite,</p> + +<div class="poetry-container"> +<div class="poetry"> + <div class="stanza"> + <div class="verse indent0">Si la capacité de son esprit se hausse</div> + <div class="verse indent0">A connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse.</div> + </div> +</div> +</div> +<p><span class="pagenum" id="Page_258">[Pg 258]</span></p> +<p>Madame Stanton a succédé à M. Train. J'ai +rarement vu une femme plus noble et plus +digne.</p> + +<p>Madame Stanton a soixante ans passés; ses +traits, comme je vous l'ai dit, sont d'une rare distinction. +Les cheveux blancs, fournis, frisés naturellement, +sont peignés avec le plus grand soin. +Elle portait ce jour-là une robe de soie noire montante, +retenue au cou par un magnifique camée. +Mademoiselle S. Anthony était également en noir. +Elle a passé la quarantaine, porte des lunettes, et +rappelle trait pour trait le type de ces voyageuses +anglaises, grandes, maigres, que nous voyons passer +si souvent à Paris.</p> + +<p>J'ai insisté sur le costume de ces dames pour +vous montrer qu'on peut, en Amérique, défendre +le suffrage politique des femmes et demander +pour elles les mêmes droits que pour les hommes, +sans pour cela porter des <i>pantalettes</i>, une redingote, +un chapeau pointu et une cravache, comme +le font les blooméristes. Le costume masculin a +été cependant adopté, me dit-on, par quelques-unes +des adeptes les plus avancées du parti que +dirigent si dignement mesdames Stanton et Anthony.</p> + +<p>Madame Stanton a fait à Omaha une conférence +d'une heure. Elle a parlé debout, sans lire, la<span class="pagenum" id="Page_259">[Pg 259]</span> +main appuyée sur une table, et regardant en face +l'auditoire, mais sans aucune espèce de forfanterie, +avec beaucoup de dignité, de fierté. Elle a parlé +lentement et réclamé pour la femme, un à un, les +mêmes droits que pour les hommes, non-seulement +le droit politique, mais encore les droits civils. +Elle veut que la femme mariée puisse commercer, +hériter comme son mari, ce que ne permettent pas +partout les lois des États-Unis. Elle a montré par +des exemples nombreux (et elle aurait pu citer +le sien) que la femme n'est en rien inférieure à +l'homme. Dans l'histoire, elle a nommé Jeanne +d'Arc, Marie-Thérèse et tant d'autres; dans la +littérature américaine, miss Henriette Beecher +Stowe, l'auteur de <i>la Cabane de l'oncle Tom</i>; dans +la littérature française, George Sand, etc.</p> + +<p>Parmi les adeptes les plus convaincus des idées +qu'elle défend, elle a rappelé différents noms connus, +entre autres celui de John Stuart Mill, le +grand économiste anglais.</p> + +<p>Le public a applaudi à plusieurs reprises, mais +on voyait qu'il n'était pas convaincu, ou, si l'on +veut, converti aux opinions de l'orateur, même +dans les rangs féminins. Aussi miss Anthony, qui +a succédé à madame Stanton, n'a-t-elle pas emporté +la place.</p> + +<p>J'ai accompagné d'Omaha à Chicago M. Train et<span class="pagenum" id="Page_260">[Pg 260]</span> +ces deux dames. En route, j'ai fait plus ample +connaissance avec madame Stanton.</p> + +<p>Nous avons parlé de Paris. Elle connaît bien +notre littérature; elle a même séjourné assez longtemps +à Paris, il y a quelques années. Notre grand +sujet de conversation a toujours été la question de +l'émancipation des femmes. Aux États-Unis, il y a +déjà des femmes médecins, peut-être avocats: c'est +bien là leur rôle. Il y en a qui sont ministres du +saint Évangile. Madame Stanton s'est présentée à +la députation à New-York. Assurément elle eût +mieux tenu sa place, même au congrès fédéral, que +beaucoup de députés assez mal en renom auprès +du public.</p> + +<p>«Je suppose une femme consul, lui disait un +mauvais plaisant. Vous allez faire viser votre +passe-port; on vous répond: Madame est en +couches.—Eh bien, adressez-vous au chancelier, +a-t-elle répliqué. Ne vous répond-on pas de la +sorte si M. le consul est malade, s'il a passé la nuit +au jeu ou ailleurs?»</p> + +<p>On ne peut dire encore ce qu'il adviendra aux +États-Unis de la question de l'émancipation politique +des femmes. Dans ce pays, toutes les idées +nouvelles se propagent si vite, et passent si rapidement +de la théorie à la pratique que ce qu'on +regardait comme une erreur la veille devient la<span class="pagenum" id="Page_261">[Pg 261]</span> +vérité du lendemain. Ne voit-on pas déjà, dans les +États du Nord, des colléges mixtes où jeunes +garçons et jeunes filles apprennent ensemble le +latin, le grec, les mathématiques, et où souvent +les jeunes filles l'emportent sur les garçons? Chez +nous on n'oserait, sans doute pour des motifs de +haute moralité, tenter de pareilles épreuves. Là-bas +on ose tout, et les résultats donnent raison à +tant de hardiesse.</p> + +<p>Allez-vous dire qu'il n'y a là qu'une affaire de +climat? Il y a plus, c'est une question de liberté +bien entendue. <i>Help yourself</i>, dit l'Américain; +faites vous-même vos affaires.</p> + +<p>Je reviens à la question spéciale qui nous occupe, +celle de l'accession des femmes à tous les droits +dont jouissent les hommes. Je suis obligé de reconnaître +que cette question n'a pas encore fait de +très-grands progrès aux États-Unis, sauf peut-être +dans le Kansas et le Massachusetts. «Pourquoi? +me direz-vous. N'est-elle pas assez bien définie, +assez bien présentée?»</p> + +<p>Vous venez de voir quels avocats habiles, éloquents, +s'étaient chargés de la défendre. Je crains +bien que M. Dixon n'ait eu raison, lorsqu'en examinant +ce sujet dans son livre sur la Nouvelle +Amérique, <i>New America</i>, il cite ce cri d'une jeune +Bostonienne: «Eh bien, après, quand nous aurons<span class="pagenum" id="Page_262">[Pg 262]</span> +les mêmes droits que les hommes, personne +ne s'occupera plus de nous. Voilà pourquoi nous +n'en voulons pas.»</p> + +<p>La question est donc encore pendante: elle est +loin d'être résolue, comme vous le voyez, et +il faut laisser à l'avenir le soin de dire le dernier +mot sur ce sujet si délicat de l'émancipation des +femmes.</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_263">[Pg 263]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="XX">XX</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">LA VILLE IMPÉRIALE.</h2> + + +<p class="right"> +New-York, 27 novembre. +</p> + +<p>New-York, où je viens d'arriver, a grandi +encore depuis mon dernier passage. C'est bien +la <i>Ville impériale</i>, comme l'appellent les Américains, +avec une légitime fierté. Il y a deux cent +cinquante ans à peine, l'île de Manhattan était +achetée pour quelques écus par les Hollandais, +premiers colons du pays, aux Indiens qui habitaient +ces parages. Les Hollandais jetèrent là les +fondements de la Nouvelle-Amsterdam, que les +Anglais appelèrent plus tard New-York. Aujourd'hui +l'île de Manhattan est devenue trop étroite +pour les développements de la grande ville qui<span class="pagenum" id="Page_264">[Pg 264]</span> +renferme presque un million et demi d'habitants, +et en face, le long de ce bras de mer qu'on nomme +le fleuve de l'Est et le long du fleuve de l'Hudson, +s'élèvent de riches cités: Brooklyn, qui compte +près de 400,000 habitants, et Jersey City, qui en a +plus de 60,000.</p> + +<p>Il faut voir sur la carte la position de ces trois +villes, qui abritent ensemble deux millions d'âmes, +pour bien comprendre non-seulement leurs progrès +actuels, mais encore toute leur importance. +Brooklyn et Jersey City sont au reste les deux satellites +de New-York. Elles gravitent autour d'elle, +et prennent leur part de chaque jour dans l'avancement +de la grande métropole, qui comptera à +elle seule plusieurs millions d'habitants avant la +fin de ce siècle, car la population y double tous les +quinze ans.</p> + +<p>New-York est assise sur une large baie, mieux +garantie, non moins belle que celle de Naples tant +vantée; un étroit goulet la protége contre les +vents et les flots de la haute mer. Jamais nappe +d'eau n'offrit un spectacle pareil: les <i>steamboats</i>, +les bateaux à voile, s'y croisent en véritables flottes. +De l'autre côté de la baie descend un des plus magnifiques +fleuves du monde, l'Hudson. Sur ses rives +taillées à pic au-dessous de l'eau et formant le port +naturel le plus sûr, car elles sont, à la surface, de<span class="pagenum" id="Page_265">[Pg 265]</span> +niveau avec le sol, ancrent librement tous les navires; +au milieu de ses eaux profondes, peuvent +monter jusqu'à Albany, capitale de l'État et distante +de 135 milles de New-York, les vaisseaux du plus +fort tonnage. Tout le long du trajet, le paysage est +ravissant. Ici les <i>Palissades</i>, énormes coulées de +lave d'une hauteur qui atteint 500 pieds, s'étendent +sur la rive droite du fleuve comme une véritable +fortification; là, les coteaux verdoyants de +West-Point et les montagnes bleues des Kaatskills +dominent les méandres que trace le cours d'eau en +s'élargissant tout à coup: on se croirait au milieu +d'un des lacs de la Suisse. Aussi les Américains +sont fiers de leur beau fleuve. «Avez-vous navigué +sur l'Hudson?» telle est la première question +qu'ils adressent au voyageur nouvellement débarqué.</p> + +<p>D'immenses steamers, véritables caravansérails +flottants, décorés avec un luxe dont nous n'avons +pas l'idée en France, remontent et descendent +l'Hudson à chaque instant. Dans les vastes salons +aux lambris dorés, sont partout étendus de moelleux +tapis. Des tables, des siéges de forme artistique, +ornent en outre l'intérieur du navire. On +ne prendrait pas chez nous plus de soin pour un +roi en voyage. Ici, le roi, c'est tout le monde; +c'est le peuple, et partout on le gâte et le choie. Les<span class="pagenum" id="Page_266">[Pg 266]</span> +<i>misses</i> rieuses et coquettes, les <i>gentlemen</i>, plus +silencieux, se pressent en foule dans les salons +ou autour des galeries extérieures, tandis que le +navire s'avance à toute vapeur. Si un concurrent +suit la même route, souvent une lutte de vitesse +s'engage: c'est à qui arrivera le premier. Dans un +défi de ce genre, un capitaine se trouve un jour à +bout de combustible; car, lorsqu'on veut aller +deux fois plus vite, il faut dépenser huit fois plus +de charbon: c'est la mécanique qui le dit. Or +notre capitaine voulait gagner la lutte à tout prix. +Il jeta tout le mobilier de son bateau sous ses chaudières, +et enfin, comme la pression de la vapeur +augmentait outre mesure, il s'assit bravement sur +la soupape de sûreté, en criant aux chauffeurs: +«Allons, mes enfants, un dernier effort!» Les +passagers, si la chaudière avait fait explosion, auraient +certainement sauté avec elle, mais ils applaudissaient +le capitaine, et ne se souciaient que d'une +chose: d'arriver les premiers. Ainsi va le monde +en Amérique. Le sentiment de la sécurité n'y existe +guère en voyage; on n'en voyage pas moins, et +généralement on arrive. Tant pis pour ceux qui +restent en chemin! C'est une de ces mauvaises +chances qu'on peut rencontrer dans la bataille de +la vie. Cette insouciance des Américains pour le +danger fait une partie de leur force, et donne le<span class="pagenum" id="Page_267">[Pg 267]</span> +secret des merveilleux résultats auxquels ils arrivent +dans leur vaste colonisation.</p> + +<p>Je retourne à la Cité impériale. Voulez-vous y +descendre avec moi? Notre steamer vient de toucher +au quai. Les abords de la ville marchande +sont peu séduisants, et les rues sont partout mal +pavées, malpropres, pleines d'abîmes, surtout en +hiver. C'est le défaut du régime libre et démocratique +de se reposer sur chacun du soin de tout +faire, de sorte que souvent rien ne se fait, alors +que tout se fait chez nous trop bien, avec un régime +fortement centralisé. La municipalité new-yorkaise +ne s'occupe guère de la ville, et laisse les +choses aller à l'avenant. Le marché devant lequel +nous passons est un charnier bourbeux, dont la +plus sale bourgade en France ne voudrait pas. +Nous voici dans les rues <i>Wall</i>, <i>Pearl</i>, <i>Beaver</i>. Quelle +activité! quel mouvement! La Cité de Londres elle-même +est dépassée. Les lourdes charrettes vont et +viennent, chargées de toutes les marchandises du +globe: balles de coton ou de laine, sacs de café, +caisses de thé, boucauts de sucre ou de tabac, barriques +de vin ou de pétrole. Le charretier, debout +sur son véhicule, comme le triomphateur antique, +fouette vigoureusement ses chevaux, et interpelle +les passants qui ne se rangent pas assez vite. A +droite, à gauche, sont les bureaux du commerce.<span class="pagenum" id="Page_268">[Pg 268]</span> +Au rez-de-chaussée, les changeurs, qui trafiquent +des valeurs publiques, et jouent sur la monnaie +de papier, la seule qui ait cours depuis la guerre +de sécession. A l'entresol, aux étages supérieurs, +les banquiers, les armateurs, les courtiers, les négociants. +A part quelques bureaux assez convenablement +décorés, les autres <i>offices</i> sont de véritables +bouges, comme du reste à Londres, à Manchester, +à Birmingham, à Liverpool. En Amérique +comme en Angleterre, on a son bureau et sa maison: +le bureau dans le quartier bruyant des affaires; +la maison dans la partie la plus éloignée et +la plus calme de la ville. Au bureau tout le monde +entre librement, même le premier venu quel qu'il +soit; à la maison est le foyer respecté, le <i>home</i>. +On n'y reçoit que ses amis, et on les choisit avec +un soin scrupuleux, même dans ce pays démocratique, +où l'égalité n'existe qu'à la surface et n'est +pas plus absolue qu'ailleurs. Le cœur humain est +le même partout, et il n'y a pas de système parfait +de gouvernement.</p> + +<p>Voulez-vous visiter un de ces offices? Nous sommes +dans Wall-street, la rue par excellence des +banquiers, des changeurs. Aux portes de chaque +maison, sont suspendus d'immenses tableaux de +bois noir, divisés en autant de compartiments qu'il +y a d'étages, en autant de numéros qu'il y a de<span class="pagenum" id="Page_269">[Pg 269]</span> +cellules occupées. Devant chaque numéro est inscrit +en lettres d'or le nom de l'occupant ou des +occupants, car le prix des loyers est si cher que +l'on trafique quelquefois plusieurs dans la même +chambre: touchante confraternité! Le mobilier de +l'appartement est grossier: chaises de paille, tables +du bois le plus commun. Un parquet que le +balai visite rarement, et çà et là d'énormes crachoirs +(passez-moi le mot) en faïence grossière ou +en caoutchouc, en forme de moules à pâté.</p> + +<p>En Amérique tout le monde <i>chique</i>, même en +haut lieu, et le <i>spittoon</i> est devenu une annexe indispensable +du mobilier de tout bon Yankee.</p> + +<p>Entrez avec moi dans cet office. J'ai une lettre +qui me recommande au patron, un grand banquier +du pays. Je prononce son nom en entrant. Un +<i>gentleman</i>, le chapeau sur la tête, les pieds sur le +manteau de la cheminée, et le corps enfoncé dans +son <i>rocking-chair</i> ou chaise berceuse, tend une +main pour prendre la lettre, et de l'autre donne à +son couvre-chef un mouvement qui l'assujettit +davantage. Il lit la lettre, me la rend: «C'est pour +mon frère, me dit-il, sans se déranger aucunement; +il sera bien fâché de ne pas vous avoir vu. +Il est en ce moment à Boston.» Et tirant de sa +poche une tablette de tabac, il y taille avec son +couteau la dose accoutumée, la reçoit dans le<span class="pagenum" id="Page_270">[Pg 270]</span> +creux de sa main et, d'un mouvement bien combiné, +la jette d'un seul trait dans sa bouche. Puis +me passant le couteau et la tablette:</p> + +<p>—En usez-vous? me dit-il; ne faites pas de cérémonie.</p> + +<p>—Merci, je ne chique pas. Bonjour!</p> + +<p>—Adieu!</p> + +<p>Et je ne le reverrai plus de ma vie, ni lui ni son +frère. C'est avec ce sans-façon que les affaires +partout se traitent.</p> + +<p>Le mot d'office, que les Américains et les Anglais +appliquent à leur bureau, a donné lieu un +jour à une singulière méprise de la part d'un de +mes amis qui parlait fort peu l'anglais. Il avait, +comme moi, une lettre pour un trafiquant du pays. +Au lieu de la porter au bureau du destinataire, il +la remet à sa maison, un matin. Le domestique +répond:</p> + +<p>—Monsieur est à l'office.</p> + +<p>—Et jusqu'à quelle heure? demande le voyageur.</p> + +<p>—Jusqu'à trois heures.</p> + +<p>—Voilà un homme bien dévot, réplique mon +ami en s'en allant; alors je reviendrai ce soir.</p> + +<p>Autant l'office est mal tenu, mal situé, autant +le home est soigné, confortable, établi dans les plus +beaux quartiers de la ville. Chacun a sa maison,<span class="pagenum" id="Page_271">[Pg 271]</span> +et l'occupe seul. Je ne sais où tous ces gens gagnent +tant d'argent, pour se payer tous une maison qui, +non meublée, coûte au moins cinq cent mille francs; +mais le fait existe, et je le constate. Et quel bien-être! +De l'eau à tous les étages, froide et chaude, +salles de bain, calorifère. La cuisine est confinée +dans le sous-sol avec un escalier séparé. Souvent +un jardinet, un arbre à fleurs devant la maison, à +côté de belles marches en pierre. Toutes ces demeures, +principalement dans la <i>Cinquième Avenue</i>, +le quartier le plus fashionnable, le plus somptueux +de New-York, forment des alignements magnifiques, +et l'on ne peut nier que l'architecture +civile ne soit ici fort avancée. «Mais ce +sont là des maisons de carton; ces pierres si +bien taillées, ciselées, ne sont qu'en placages,» +me disait un jour un de ces Français (et ils sont +nombreux) qui trouvent tout mal en Amérique. +Et que m'importe, si les lignes sont pures, gracieuses, +élégantes, et si la maison tient bien; +surtout si l'intérieur en est convenablement disposé?</p> + +<p>Il règne, dans quelques-unes de ces demeures, +un luxe qu'on peut qualifier de princier. A New-York, +les gens qui ont plusieurs millions de rente +ne sont pas rares, et les marchands américains, +comme jadis ceux de Phénicie, ont des listes civiles<span class="pagenum" id="Page_272">[Pg 272]</span> +de rois. Les tableaux, les sculptures, les objets +d'art, les meubles les plus délicats, les œuvres les +plus renommées des maîtres anciens ou modernes, +sont littéralement entassés dans quelques-uns de +ces logis, et l'hiver on y donne des fêtes splendides. +Tout cela se fait souvent sans beaucoup de +goût; mais laissez faire, le progrès viendra. «Nous +sommes un peuple jeune, et nous avons besoin +d'apprendre. Voilà pourquoi nous allons en Europe.» +Ainsi vous répondent les Américains quand, +familiarisés avec vous, ils vous permettent de critiquer +librement leur pays. Déjà l'on peut dire que +les voyages d'Europe, qu'ils font tous plusieurs +fois, leur ont été des plus profitables.</p> + +<p>A Paris, nous recevons chaque hiver toute une +colonie américaine. Vous les avez vues, ces jeunes +<i>misses</i> à l'opulente chevelure, aux yeux vifs, aux +joues tantôt rosées et tantôt un peu pâles, ces <i>misses</i>, +à la taille élancée, aux formes bien prises, +ces danseuses, ces causeuses infatigables, vous les +avez vues, n'est-ce pas, chaque hiver à Paris, dans +toutes les soirées, mais surtout à celles du général +Dix, qui représente avec tant de dignité le gouvernement +américain? Ces élégantes ont fait la conquête +de tous nos jeunes gens, et plus d'une n'est +jamais retournée au pays natal. Celles qui s'en +reviennent apportent à New-York leur contingent<span class="pagenum" id="Page_273">[Pg 273]</span> +de bonnes manières et d'idées nouvelles, et par +elles, par ces délicates messagères, le monde américain +progresse étonnamment. «Chez nous, les +femmes valent mieux que les hommes,» tel est le +cri général aux États-Unis. Les hommes, trop occupés, +enlevés trop jeunes à la vie d'école et de famille, +n'ont pas eu le temps de soigner leurs +façons. Mais les femmes ne sont-elles pas les premières +partout et les meilleures institutrices des +hommes? Heureux le pays où leur influence domine +encore!</p> + +<p>Comme elles sont plus vives, plus gracieuses +que les blondes filles d'Albion, toutes ces jeunes +Américaines! J'en demande pardon aux Anglaises, +mais les Américaines vont de pair avec les Françaises +(proclamées partout sans égales), pour la +grâce, l'esprit, la manière de porter une robe. Et +comme la beauté américaine est au-dessus de celle +des Anglaises! Elle a je ne sais quoi de plus fort, +de plus énergique, quelque chose de hardi qui ne +déplaît pas. Quand on se promène dans <i>Broadway</i>, +à l'heure où la foule encombre ces boulevards de +New-York, on n'y rencontre que de jolies femmes. +«Comment en serait-il autrement?» me disait hier +une personne qui sait observer. D'abord tous ces +hommes, qui arrivent ou sont arrivés ici, et dont +ces jeunes filles que vous admirez proviennent,<span class="pagenum" id="Page_274">[Pg 274]</span> +n'ont-ils pas été pris à tous les pays du monde: +Anglais, Allemands, Espagnols des Amériques, +Scandinaves, Italiens, Français? Or, le mélange de +telles races ne peut donner que de très-beaux produits. +Et puis, tout homme qui vient aux États-Unis +a quelque chose en lui. A part de rares exceptions, +ce n'est ni un paresseux, ni un ignorant, ni +un être chétif et malingre. Il est entreprenant, +courageux, il a, comme on dit, bon pied bon œil. +L'accouplement entre de tels êtres a bien des +chances de réussir.»</p> + +<p>Je laissai dire mon ami comme nous descendions +<i>Broadway</i>, et je trouvai qu'il avait raison.</p> + +<p>Vous parlerai-je maintenant de cette curieuse +rue, de plus de deux lieues de long, que l'on a +comparée aux boulevards de Paris, mais qui est +loin de les égaler par l'élégance des boutiques et +l'ampleur de la voie, si elle les dépasse sur certains +points par l'animation, et ce je ne sais quoi de turbulent, +de criard, de fébrile, qui révèle partout +l'Américain? vous parlerai-je des immenses magasins +qu'on rencontre tout le long de <i>Broadway</i>, et +dont quelques-uns sont uniques au monde? ferai-je +le tableau du spectacle qu'offre cette rue à certaines +heures de la journée? Mais tout cela a déjà +été dit vingt fois, et vous le savez par cœur. Vous +connaissez aussi les églises, les théâtres, les hôtels,<span class="pagenum" id="Page_275">[Pg 275]</span> +les squares, le parc de la grande cité, son bel +aqueduc, et tous ses monuments publics ou privés, +dont quelques-uns méritent l'attention. Tout +cela a été vingt fois dépeint, et je ne vous écris pas +pour redire ce que d'autres ont dit avant moi, ni +ce qu'on trouve aussi dans tous les guides du voyageur, +dans tous les traités de géographie.</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_276">[Pg 276]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="XXI">XXI</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">LE PEUPLE AMÉRICAIN.</h2> + + +<p class="right"> +New-York, 1<sup>er</sup> décembre. +</p> + +<p>La fin couronne l'œuvre. Je repars pour l'Europe, +et vous reverrai dans douze jours à Paris. +Vous allez traiter mon voyage de télégraphique, +de fantastique. D'autres diront que je ne suis pas +parti et me suis allé cacher quelque part pendant +trois mois. Trois mois! c'est en effet tout ce qu'il +m'aura fallu pour faire 5,000 lieues, aller et retour. +C'est là un des signes du temps. C'est grâce à +la vapeur qu'il nous est permis de faire de pareils +voyages que vous pouvez à bon droit qualifier de +télégraphiques, car il eût fallu naguère plus d'un +an pour les exécuter, et Dieu sait au prix de quelles +fatigues et de quels dangers!</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_277">[Pg 277]</span></p> + +<p>Que de choses nous aurons vues pendant ces +trois mois: le chemin de fer du Pacifique, les +pionniers du Colorado, les derniers Peaux-Rouges! +Oui! notre voyage aura été fantastique, mais nous +n'aurons eu que le faible mérite de montrer la +route à nos successeurs. A vous maintenant à nous +suivre, jeunes compatriotes, qui désirez voir et +compléter par l'étude de ces régions nouvelles +l'éducation un peu trop théorique reçue au pays +natal.</p> + +<p>La liberté et le travail, ne l'oublions pas, ont +seuls permis de créer toutes les merveilles que +nous avons admirées. Le peuple américain, dans lequel +se résument ces deux choses: la liberté, le +travail, a l'incontestable mérite de les pratiquer +partout et toujours. Le peuple américain, c'est tout +le monde; c'est l'Europe aussi bien que l'Amérique. +Chaque année l'Europe envoie aux États-Unis +trois cent mille de ses enfants, et des plus +forts et des plus vigoureux, des producteurs et des +reproducteurs, comme les appellerait un économiste. +Alors que chez nous on enrégimente les +jeunes hommes pour les exercices destructifs de +la guerre, là-bas on les prend pour les travaux +féconds de la paix. Saisissez-vous la différence? +Nos jeunes gens des campagnes, échus au service +militaire, deviennent des valeurs négatives; ils<span class="pagenum" id="Page_278">[Pg 278]</span> +valent moins que rien, puisqu'on leur enseigne +à détruire. Les jeunes gens qui émigrent aux États-Unis +sont au contraire des valeurs positives, puisqu'on +leur apprend à créer. Et savez-vous à combien +on les estime? A 1,000 dollars l'un, 5,000 +francs. C'est le prix fictif que l'on suppose que vaut +ici un émigrant dès qu'il met le pied sur les rivages +de l'Union.</p> + +<p>Essayons d'imiter, dans tout ce qu'il a de bon, +le peuple américain qui forme aujourd'hui comme +la synthèse des autres peuples. Pratiquons comme +lui le travail et la liberté. Croyez-vous que nous +ne serions plus capables de fonder des colonies, si +nous avions moins de règlements administratifs et +des institutions plus libérales?</p> + +<p>Vous savez combien il est difficile à nos colons, +en Algérie, par exemple, de devenir propriétaires, +de combien de formalités longues, minutieuses, +vexatoires, est entourée là-bas l'obtention d'une +concession de terre? Vous savez, au contraire, ce +qui se passe dans le <i>Far-West</i>. Le premier venu +peut y occuper 160 acres (64 hectares) des terres +vierges d'un territoire. Il n'est pas nécessaire +qu'il soit Américain. Fût-il débarqué de la veille +aux États-Unis, on suppose qu'il a l'intention (ceci +est textuel) de devenir citoyen de la grande république, +et tout est dit. Il paye une certaine<span class="pagenum" id="Page_279">[Pg 279]</span> +somme au <i>land office</i>, ou bureau des terrains +(environ 15 francs par hectare), et le voilà constitué +à jamais propriétaire foncier. Ce sont ces +mesures libérales qui ont fait la prospérité des +lointains territoires de l'Union.</p> + +<p>Vous m'objectez qu'ici la terre n'est à personne, +que l'espace est immense, et que partout l'on peut +tailler, comme on dit, en plein drap. Je vous réponds +que dans la plupart de nos colonies, où les +mêmes faits se présentent, nous n'avons jamais +obtenu les merveilleux succès des pionniers américains. +Pourquoi? Parce que les mesures administratives +que nous avons si obstinément adoptées +n'ont jamais été inspirées que par des idées +étroites, soupçonneuses, fiscales; parce que chez +nous la centralisation tue tout, et que les colonies, +même les plus lointaines, doivent, avant d'agir, +recevoir le mot d'ordre de la métropole. Aussi quel +contraste! Chez nos colons, l'indolence, l'inquiétude, +l'insuccès; chez les Américains, l'ardeur, +l'activité fiévreuse, la réussite la plus étonnante.</p> + +<p>Ne me dites pas non plus qu'en Algérie nous +avons les Arabes, avec lesquels il faut composer, +lutter. Les pionniers du Grand-Ouest ont aussi les +Peaux-Rouges, leurs Bédouins à eux, et vous savez +que ceux-ci leur ont causé souvent de bien terribles +embarras.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_280">[Pg 280]</span></p> + +<p>C'est par la liberté, non par des mesures autoritaires, +que se fondent les colonies, et là-dessus le +peuple américain nous offre un bel exemple à imiter. +Quand je n'aurais rapporté de tout mon +voyage que ce seul enseignement, à savoir qu'il +faut laisser toute latitude à l'initiative personnelle, +et respecter jusqu'aux dernières limites la liberté +de l'individu, surtout sa liberté d'action, mon +voyage, bien que très-court, aurait été des plus +profitables.</p> + +<p>Mais j'ai appris aussi à estimer, à aimer davantage +un grand peuple que je connaissais déjà; j'ai +mieux compris ses institutions, les plus libérales, +les plus démocratiques que les hommes aient jamais +eues. Mon voyage m'aura donc servi de tous +points, et je signale aux touristes en vacances ce +moyen, désormais à leur disposition, d'utiliser +leurs loisirs de l'été. Qu'ils prennent la voie de +New-York au lieu de celle de Bade, et le chemin +des Montagnes-Rocheuses au lieu de celui des Alpes. +Les points de vue seront aussi beaux, et les +profits certainement plus grands.</p> + +<p>Nous reparlerons de tout cela; car je veux revenir +ici l'année prochaine pour un plus long voyage. +Je veux, avant que le chemin de fer du Pacifique +soit achevé, traverser tout le grand désert jusqu'à +l'Océan, saluer mes amis les Mormons, voir à<span class="pagenum" id="Page_281">[Pg 281]</span> +l'œuvre les mineurs des filons d'argent de la Nevada +comme j'ai vu ceux des Montagnes-Rocheuses, +enfin visiter de nouveau la belle et fertile Californie, +que je n'ai plus parcourue depuis sept ans. Je +ferai tout cela, et je reviendrai peut-être encore +une autre fois, car on s'attache à ce pays, que l'on +apprécie d'autant mieux qu'on l'étudie davantage. +Pour aujourd'hui, j'ai mis le cap sur Brest. Dans +douze jours je serai à Paris, et je termine en vous +disant, comme Cicéron à Atticus: <i>Vale!</i> ou, si +vous préférez: Au revoir!</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_283">[Pg 283]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="LES_COLONS_DU_PACIFIQUE">LES COLONS DU PACIFIQUE</h2> +</div> + + +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<h2 class="nobreak" id="II_I">I</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">LA DÉCOUVERTE DE L'OR EN CALIFORNIE.</h2> + + +<p>La haute ou nouvelle Californie, que l'on connaît +plus particulièrement aujourd'hui sous le +nom seul de Californie, fut de bonne heure visitée +par les missionnaires espagnols. Ils entrèrent les +premiers, en 1769, dans la baie de San Francisco, +civilisèrent une partie des Indiens, et donnèrent +un certain développement à l'agriculture.</p> + +<p>Une vingtaine de missions florissaient dans le +pays, quand la guerre de l'indépendance éclata +dans le Mexique en 1822, et amena la sécularisation<span class="pagenum" id="Page_284">[Pg 284]</span> +des biens religieux, ainsi que la ruine des +missions californiennes.</p> + +<p>Quelques années après, des pionniers américains, +venus des divers États de l'Union, s'établirent +peu à peu dans le pays, et en 1844 un +convoi de visiteurs arriva, commandé par le capitaine +Frémont, aujourd'hui général démissionnaire. +Ce célèbre explorateur avait été chargé, par +le gouvernement fédéral, d'étudier les routes qui +pourraient conduire par terre des derniers États +de l'Union dans la Californie. Il s'acquitta de sa +mission avec l'intelligence, le courage et le sang-froid +qui le caractérisent. Il faut que le résultat de +ses études ait été favorable au développement américain, +car, en 1847, la guerre ne tarda pas à éclater +entre les États-Unis et le Mexique. Quelques difficultés +survenues dans l'État libre du Texas servirent +de prétexte aux hostilités. Le Texas, séparé +de la république mexicaine, s'était mis sous la +protection des États-Unis. Les volontaires américains, +conduits par le général Scott, envahirent le +Mexique, et entrèrent même dans Mexico, sa capitale. +Pendant ce temps, des troubles éclataient +aussi en Californie. La république mexicaine vaincue +demanda la paix. La cession de toute la haute +Californie, qui comprenait alors, avec la Californie +actuelle, l'Orégon et l'Utah, devint une des conditions<span class="pagenum" id="Page_285">[Pg 285]</span> +du traité. Il fut échangé et ratifié le 30 mai +1848. Les États-Unis y gagnèrent en outre le territoire +du Nouveau-Mexique, plus l'annexion du +Texas, qui demanda à fraterniser avec l'Union. +Ainsi, après une lutte de peu de durée, où elle +avait perdu seulement quelques hommes, la république +des États-Unis augmentait son territoire, +déjà si vaste, de quatre ou cinq nouveaux États, +dont chacun couvre, en moyenne, une étendue au +moins égale à la superficie de la France.</p> + +<p>Mais là ne devait pas se borner le résultat déjà +si favorable pour l'Union de sa guerre avec le +Mexique. Au moment de la cessation des hostilités, +et comme par une sorte de fait providentiel pour +les Américains, l'or était pour la première fois découvert +en Californie, à la scierie du capitaine +Sutter.</p> + +<p>L'existence de ce colon avait été des plus agitées. +Ancien capitaine des gardes suisses de Charles X, +et Suisse lui-même, il avait quitté la France après +la révolution de Juillet. Il s'était d'abord établi aux +États-Unis. Neuf ans après, pionnier comme tant +d'autres, le colon du <i>Far-West</i> avait traversé les +déserts, et était venu se fixer dans l'intérieur de +la Californie. Près du lieu où existe aujourd'hui la +ville de Sacramento, Sutter s'était fait fermier. Il +défrichait des terres et exploitait les bois des environs.<span class="pagenum" id="Page_286">[Pg 286]</span> +Il avait bâti un fort pour repousser les +attaques des Indiens, contre lesquels il montait la +garde avec une centaine de pionniers résolus. Enfin, +sur la rivière qu'on a nommée depuis l'<i>American-River</i>, +il avait établi une scierie de bois, à +quinze lieues de son fortin. Ce fortin portait le +nom de <i>Nouvelle-Helvétie</i> en l'honneur de la patrie +absente, et on peut le voir encore indiqué sur les +cartes de Californie antérieures à l'année 1848.</p> + +<p>C'était alors l'époque du grand déplacement des +Mormons, chassés des États de l'Union comme ennemis +du bien public. Une partie de ces curieux +sectaires accomplit son exode en traversant les +Montagnes-Rocheuses, pour aller se fixer vers le +grand lac Salé de l'Utah, tandis qu'une autre portion +des fidèles arrivait par mer de New-York aux +Sandwich d'abord, et de là en Californie. Quelques-uns +des Mormons venus par cette voie, étant +à bout de ressources, louèrent leurs bras à Sutter, +avant de gagner l'Utah, et c'est à l'un d'eux, l'Américain +Marshall, que revient l'honneur d'avoir +mis la main sur la première pépite. C'est dans le +canal amenant les eaux à la scierie de bois établie +sur la rivière américaine que la découverte eut +lieu. On a expliqué le fait de différentes façons. +Les uns disent que c'est en lâchant l'eau pour la +première fois dans le canal que l'on venait de<span class="pagenum" id="Page_287">[Pg 287]</span> +creuser, qu'une pépite se montra à l'œil étonné de +Marshall; mais un récit que j'ai sous les yeux, et +qu'on attribue à Marshall lui-même, raconte d'une +façon un peu différente l'apparition de la pépite. +D'après ce digne Mormon, de la découverte duquel +ses coreligionnaires devaient profiter pour +une assez bonne part, voici comment la chose se +passa:</p> + +<p>«Comme nous avions, dit-il, l'habitude de détourner +tous les soirs l'eau de la scierie dans le +canal de fuite, je descendais d'ordinaire le matin +pour voir si quelques dégâts s'étaient produits +pendant la nuit. Vers sept heures et demie, et, je +crois, le 19 de janvier 1848,—car je ne suis pas +bien certain du jour, mais c'était du 18 au 20,—je +descendis comme de coutume. Après avoir fermé +la vanne, j'entrai dans le canal de fuite, vers l'extrémité +inférieure. Là, sur la roche, à environ six +pouces au-dessous de la surface que l'eau venait +d'occuper, je découvris l'or. J'étais tout à fait seul +en ce moment. Je détachai un ou deux échantillons, +et je les examinai attentivement. Ayant quelque +connaissance générale des minéraux, je m'en +rappelais deux, ressemblant de quelque façon +à celui que je tenais: la pyrite de fer, très-brillante +et cassante, et l'or, brillant, mais malléable. +J'essayai donc mon échantillon entre deux pierres.<span class="pagenum" id="Page_288">[Pg 288]</span> +Je m'aperçus qu'il pouvait recevoir, par le battage, +différentes formes sans se briser. Quatre jours +après j'allai au fort pour des provisions, et j'emportai +environ trois onces d'or, que le capitaine +Sutter et moi essayâmes avec de l'acide nitrique. Je +fis ensuite un autre essai en présence de Sutter; +je pris trois dollars d'argent, et les équilibrai dans +l'air sur une balance avec de la poudre d'or. J'immergeai +ensuite les deux plateaux dans l'eau, et +le poids supérieur de l'or nous édifia à la fois et +sur sa nature et sur sa valeur.»</p> + +<p>Ce passage, que j'ai traduit en entier et textuellement, +forme comme l'entrée en matière du +<i>Miners' own book</i>, ou <i>Livre des mineurs</i>, petite brochure +imprimée à San Francisco en 1858. Le récit +qui ouvre ce livre me paraît avoir un degré d'authenticité +suffisant, et je n'hésite pas à attribuer à +Marshall les lignes qu'on vient de lire. On dira +bien qu'il y discute sa découverte comme un membre +de l'Institut, et que son essai à la balance rappelle, +trait pour trait, la fameuse expérience +d'Archimède. Mais de pareils faits ne sont pas surprenants +chez les Américains, hommes de grand +bon sens et d'instruction pratique. Quoi qu'il en +soit, c'est bien à Marshall qu'est due la découverte +de l'or en Californie. C'est bien ce <i>Saint du dernier +jour</i> qu'il faut seul glorifier de cet événement, qui<span class="pagenum" id="Page_289">[Pg 289]</span> +ne fut du reste, comme on l'a vu, qu'un pur effet +du hasard.</p> + +<p>C'est par cette heureuse découverte que se vérifia +la croyance légendaire des anciens Mexicains, +plus tard transmise aux Espagnols, d'un eldorado +situé vers le Nord et sur les rives du Pacifique. On +a prétendu que les anciens missionnaires de Californie, +ou les Indiens eux-mêmes, connaissaient +l'existence de l'or, et la tenaient cachée, pour une +raison ou pour une autre; mais le fait n'est nullement +prouvé. Il paraît aussi invraisemblable que +d'autres colons, notamment des Américains, aient +eu conscience de la richesse des terres aurifères du +pays, au moins sur toute son étendue. Ce n'est +donc qu'à l'année 1848 et à la série des faits qu'on +vient de raconter qu'il faut reporter une découverte +qui eut un si grand retentissement dès +l'origine, et qui allait remuer le monde.</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_290">[Pg 290]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="II_II">II</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">L'ARRIVÉE DES ÉMIGRANTS.</h2> + + +<p>La découverte de l'or, que Sutter et Marshall +auraient sans doute voulu tenir secrète, ne tarda +pas à être connue. Elle fut d'abord divulguée à +San Francisco, modeste bourgade qu'on appelait +alors <i>Yerba Buena</i>. Quelques centaines de marchands +y étaient établis depuis 1836, entre autres +des Américains, prématurément installés dans un +pays dont leur gouvernement préparait la conquête.</p> + +<p>De San Francisco la nouvelle se répandit dans +les divers <i>ranchos</i> ou fermes de Californie, alors +aux mains des Mexicains, et dans les ports du littoral, +comme Monterey, qui faisaient un certain<span class="pagenum" id="Page_291">[Pg 291]</span> +commerce. Partout les Californiens abandonnèrent +leurs demeures pour se ruer sur les <i>placers</i>. Puis +les mille bouches de la renommée firent connaître +la découverte de l'or à tous les coins de l'univers, +d'où sortit une foule innombrable qui se dirigea +vers la Californie.</p> + +<p>Les Mexicains, qui venaient à point nommé de +perdre ce sol qu'ils n'auraient pas su coloniser, +se présentèrent les premiers. Beaucoup arrivèrent +par terre, surtout de la Sonora, et, au nombre de +dix à douze mille, fondèrent en Californie le camp +des Sonoriens, qui a conservé leur nom, ou gardé +du moins celui de Sonora. Avec eux accoururent +en masse les Américains, auxquels la nature semblait +avoir ménagé la découverte de l'or, au moment +précis d'une conquête dont eux seuls +pouvaient tirer parti. Le gouvernement de Washington +n'avait été prévenu qu'à la fin de l'automne +de 1848, et beaucoup d'Américains, pour +gagner du temps, passèrent par les Montagnes-Rocheuses. +D'autres traversèrent l'isthme de Panama, +ou se décidèrent pour le voyage par le cap +Horn, qui était alors de six mois. En même temps +vinrent les Péruviens et les Chiliens, que leur +métier de mineurs et surtout de laveurs d'or attirait +comme les Mexicains. L'Europe, avertie la +dernière, s'ébranla à son tour, et la France, l'Italie,<span class="pagenum" id="Page_292">[Pg 292]</span> +l'Irlande, l'Allemagne tout entière vomirent +leurs flots d'émigrants. Les pays immobiles de +l'Asie s'émurent eux-mêmes, et la Chine vit successivement +partir près de quarante mille de ses +industrieux enfants. Enfin, des peuples qui +n'avaient jamais voyagé, curieux pour la première +fois, se confièrent au destin des flots. Resserrés +dans leurs îles, qui les voyaient naître et mourir +depuis le commencement du monde, les <i>Kanaks</i> de +l'Océanie passèrent eux aussi les mers, et abordèrent +en Californie pour y prendre part à la +curée. Tous les peuples furent en quelque sorte +conviés, et aucun ne manqua à l'appel.</p> + +<p>Les Chinois, les Océaniens, les Espagnols du +Mexique, du Pérou et du Chili arrivèrent par le +Pacifique aux eaux si calmes le long des côtes. +L'Américain du Nord vint, comme nous l'avons +dit, par terre ou par le cap Horn, dont il dut, +comme l'Européen, affronter les tempêtes et les +froids rigoureux. Mais bientôt une nouvelle voie +s'ouvrit à ces émigrants de l'Atlantique: ce fut +celle de l'isthme de Panama, qui abrégeait les distances +de plus des deux tiers. La voie ferrée, que +le génie hardi des Américains a jetée d'un rivage +à l'autre des deux Océans, n'existait pas alors, et +ce n'était qu'à force de temps et d'argent que l'on +pouvait traverser l'isthme. Le chemin se faisait<span class="pagenum" id="Page_293">[Pg 293]</span> +partie en barque sur le fleuve Chagres, partie +à dos de mulet jusqu'à Panama. Le trajet durait +quelquefois cinq à six jours, au milieu d'embarras +et de dangers sans nombre. Indiens et nègres +de mauvaise foi, caïmans voraces dans les eaux du +Chagres, bêtes venimeuses le long des rives, +moustiques dévorants dans l'air, se partageaient +comme à l'envi la tâche de créer un enfer autour +du pauvre voyageur. Il est vrai qu'une végétation +luxuriante, des arbres toujours verts et d'espèces +les plus variées, des fleurs d'une forme et d'un +éclat particuliers à ces contrées, en un mot toutes +les beautés dont la nature se revêt sous les +tropiques, venaient à leur tour le distraire. Mais +des pluies torrentielles inondaient le sol pendant +plus de six mois de l'année, et, pour couronner +l'œuvre, les fièvres pernicieuses de l'isthme faisaient +des milliers de victimes parmi les émigrants. +Ceux-ci arrivaient souvent à Panama exténués +et sans ressources. Mais qu'importaient tant +de misères? La soif de l'or en aurait fait braver +bien d'autres!</p> + +<p>Un service régulier de bateaux à vapeur ne tarda +pas à être établi par les Américains. De New-York à +Chagres, ce fut la compagnie de la malle maritime +des États-Unis qui mit la première ses steamers +en mouvement, et de San Francisco, la malle maritime<span class="pagenum" id="Page_294">[Pg 294]</span> +du Pacifique, dont les deux premiers bateaux +à vapeur, <i>California</i> et <i>Oregon</i>, doublant le cap +Horn, arrivaient à Panama d'abord, puis à San +Francisco, dès les premiers mois de 1849. Ces demeures +flottantes emportèrent, à des prix fort +élevés, jusqu'à plus de 1,000 passagers à la fois. +L'isthme mexicain de Tehuantepec fut aussi abordé, +pour diminuer encore la longueur du voyage; de +même que l'isthme de Nicaragua, dont on remonta +une portion du fleuve San Juan, et dont le lac fut +traversé en bateau à vapeur. Chacun put choisir sa +route à son gré et sans trop attendre, car les départs +se succédaient rapidement. Les navires anglais +qui font le service de Southampton aux +Antilles amenaient aussi à Chagres des flots d'Européens, +qui de là gagnaient Panama. Ils se disputaient +une place, un coin du steamer de San +Francisco. Quand le navire, bourré d'émigrants, +en laissait encore sur la plage, beaucoup de ces +derniers, qui avaient hâte d'arriver ou qui craignaient +de mourir en route, durent payer la +cession d'un billet au double et au triple de sa +valeur.</p> + +<p>Cependant les travaux du chemin de fer de Panama +étaient ardemment poursuivis. Ce hardi +railway, projeté dès 1850, fut successivement livré +à une circulation partielle en 1852 et en 1854, et<span class="pagenum" id="Page_295">[Pg 295]</span> +enfin complétement terminé en janvier 1855. +L'esprit si entreprenant des Américains pouvait +seul mener à bonne fin une opération jusque-là +déclarée impossible. Il est fâcheux toutefois que +la voie n'ait été achevée que lorsque l'émigration +européenne s'est presque entièrement arrêtée.</p> + +<p>La ligne ferrée de Chagres ou Aspinwall à Panama +mesure environ 80 kilomètres ou 20 lieues. La dépense +a été de près de 32 millions de francs de +notre monnaie, soit 400 francs par mètre. C'est +plus que la dépense moyenne de nos chemins de +fer européens. La somme paraît d'autant plus forte +qu'il n'y a pas de gares intermédiaires, et que les +travaux d'art le long de la voie sont très-peu considérables. +Le sol vaseux sur lequel il a fallu +s'établir et le prix excessif de la main-d'œuvre ont +seuls occasionné le coût énorme du chemin de fer +de Panama. Mais la dépense ne serait rien encore +sans le nombre incalculable d'ouvriers qui ont +succombé sous ce climat pestilentiel. On a compté +les morts par plusieurs milliers à la fois, et la voix +populaire dit que le nombre des traverses du chemin +marque presque le nombre des victimes. C'est +ainsi que les batailles de l'industrie comptent +quelquefois leurs morts comme les batailles militaires.</p> + +<p>Pendant que la route ferrée était en cours d'exécution,<span class="pagenum" id="Page_296">[Pg 296]</span> +rien ne pouvait arrêter l'émigrant: ni les +périls de la mer, ni les incertitudes d'un long +voyage, ni les fièvres si dangereuses de l'isthme ou +les tempêtes du cap Horn, ni les frais énormes du +parcours. Rien ne devait mettre obstacle à l'ardeur +de s'enrichir qui s'était emparée des masses. San +Francisco, qui n'avait que 500 habitants en 1847, +en comptait déjà 1,200 en 1849, dès la première +arrivée des mineurs; et à la fin de cette même +année, près de 100,000 chercheurs d'or arrivaient +en Californie, dont plus de 80,000 Américains. +En 1852, époque où le courant européen cessa +d'agir, San Francisco ne possédait pas moins de +35,000 habitants, et la Californie en comptait déjà +plus de 260,000 contre 10 à 15,000 seulement +qu'elle en avait, non compris les Indiens, avant la +découverte de l'or.</p> + +<p>Il convient de s'arrêter à cette première étape, +et d'assister à l'enfantement californien de 1849 à +1852, accompli au milieu de l'affluence toujours +croissante des arrivants.</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_297">[Pg 297]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="II_III">III</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">LES PREMIERS TEMPS DE SAN FRANCISCO.</h2> + + +<p>L'enfantement de la Californie a été des plus +difficiles. Tous les peuples se donnèrent rendez-vous +sur les rives dorées du Pacifique; mais à part +les Américains, dont beaucoup arrivaient surtout +pour coloniser leur récente conquête, les +autres races ne furent amenées que par la soif immodérée +de l'or. Jamais l'<i>auri sacra fames</i> du poëte +ne fut d'une plus saisissante application.</p> + +<p>Les colonies espagnoles, qui fournirent les premières +leur contingent d'émigrants, n'envoyèrent +pas ce qu'elles avaient de plus choisi. L'Espagnol +des Amériques, comme celui d'Europe, ne voyage +guère, et tout ce qui vint des républiques mexicaine,<span class="pagenum" id="Page_298">[Pg 298]</span> +péruvienne ou chilienne, ne tarda pas à donner en +Californie un triste échantillon du peu que vaut +parfois l'espèce humaine.</p> + +<p>Les diverses contrées de l'Europe se débarrassèrent +également de types non moins déplorables. +La France sortait à peine des journées de février +et de juin 1848, et bon nombre d'émeutiers sans +travail se transformèrent en chercheurs de pépites. +Les compagnies ou agences d'émigration, aux noms +pompeux de la <i>Toison d'or</i> ou du <i>Lingot d'or</i>, recrutaient +à tout prix des mineurs pour la Californie, +et n'emportaient pas sur leurs navires l'élite +de notre population.</p> + +<p>L'Italie, que les récents événements de la Péninsule +avaient bouleversée, donna de son côté un +fort contingent à l'immigration californienne.</p> + +<p>L'Irlande, que l'agitateur O'Connell venait de +remuer si profondément, envoya aussi tous ses +mécontents et ses affamés vers les rives du Pacifique.</p> + +<p>Enfin l'Allemagne, que les troubles politiques +de 1848 n'avaient pas épargnée, entra pour +une proportion notable dans le mouvement qui +poussait les peuples à la recherche fiévreuse +de l'or.</p> + +<p>Quelques <i>convicts</i>, échappés d'Australie, arrivèrent +aussi de leur côté à San Francisco, comme<span class="pagenum" id="Page_299">[Pg 299]</span> +pour compléter le singulier mélange de l'émigration +européenne.</p> + +<p>Tout ce monde ne formait pas un ensemble bien +rassurant, car les Américains venus de l'Union +n'étaient pas non plus de petits saints. Quand un +déplacement s'opère aux États-Unis, il est d'usage +que les <i>gamblers</i> ou joueurs de profession, et les +<i>loafers</i>, chevaliers d'industrie, vagabonds, oisifs de +la pire espèce, se mettent aussitôt en mouvement. +Ils se mêlèrent pour une forte part à la grande +immigration californienne. Cette terrible engeance +de fripons américains n'est pas encore éteinte en +Californie. Le public les connaît, les journaux les +désignent par leurs noms et leurs professions de +<i>gamblers</i> ou <i>loafers</i>, mais on les souffre, on les tolère. +Ils sont restés fidèles au revolver, et l'on est +assuré que dans une mauvaise affaire l'un d'eux +se trouve toujours mêlé.</p> + +<p>Parmi les arrivants des premiers jours, les émigrants +honnêtes étaient-ils en majorité? C'est ce +que l'on ne saurait dire. Toujours est-il, qu'à la fin +de 1849, une population de plus de 100,000 âmes, +venue de tous les coins de l'univers, sortie souvent +des bas-fonds de la société, se trouva jetée +brusquement dans un pays à peine conquis et pacifié, +et qui ne jouissait encore d'aucune loi. De +plus, aucune ville importante n'était édifiée, aucune<span class="pagenum" id="Page_300">[Pg 300]</span> +disposition prise pour recevoir tant de gens +différents. La Providence veilla sans doute, au +moins dans une certaine mesure, à la naissance +de la colonie, et l'énergie américaine fit le reste. +Mais les commencements furent pénibles et même +accompagnés, ainsi qu'on le verra plus loin, de +calamités terribles.</p> + +<p>Le plus pressant besoin de l'émigrant, en arrivant, +était le soin de son installation, à moins qu'il +ne partît aussitôt pour les mines. Les premiers +qui débarquèrent durent camper sous des tentes, +au bord de la mer, et pourvoir eux-mêmes à tous +leurs besoins. Le Pérou et le Chili, qui reçoivent +aujourd'hui des farines de la Californie, lui envoyaient +alors leurs blés. Des navires européens +arrivaient aussi, chargés d'émigrants d'abord, +puis de marchandises de toutes sortes, et souvent +de maisons de bois prêtes à être montées sur +place.</p> + +<p>Chacun, à cette époque, vivait entièrement à +sa guise, en payant tout au poids de l'or. Un +œuf valait jusqu'à 5 francs, une poule jusqu'à +50. Le prix de la journée de l'ouvrier était +d'ailleurs en proportion, et le dernier des manœuvres +ne se dérangeait pas à moins de 5 francs +l'heure. Quant à ceux qui avaient un métier, le +salaire de leur journée variait entre 100 et<span class="pagenum" id="Page_301">[Pg 301]</span> +150 francs. Heureux temps que beaucoup regrettent +aujourd'hui, car on travaillait alors aussi peu +que l'on gagnait beaucoup.</p> + +<p>Il y avait confusion entière dans les monnaies, +et le dernier élément d'appoint était le <i>quarter</i> +américain, pièce d'argent qui vaut vingt-cinq sous. +On ne daignait pas s'arrêter au <i>bit</i> ou au <i>real</i>, +moitié du quarter, et encore moins regardait-on +au <i>dime</i>, l'équivalent de notre pièce de dix sous. +La monnaie de cuivre était conspuée, et n'a pas +encore fait, du reste, son apparition officielle dans +le monde californien. On prétend qu'elle amènerait +la diminution des salaires et de l'intérêt de l'argent. +La pièce de un franc passait alors pour un +quarter, malgré une différence en moins de vingt +pour cent. Avec certaines pièces allemandes, qui +ne représentaient qu'une valeur inférieure à +un franc, la différence était plus grande encore, +et beaucoup de ces pièces étaient en outre de mauvais +aloi. Tout a été réglementé depuis; mais +qui s'arrêtait alors à ces écarts et au titre de la +monnaie, sinon quelques banquiers, avant tout +hommes d'argent et avides? Quelques-uns allèrent +jusqu'à commander en Europe des chargements +spéciaux de pièces d'infime valeur pour les écouler +ensuite avec prime sur la place de San Francisco. +Ils retirèrent de très-gros bénéfices de cette fraude,<span class="pagenum" id="Page_302">[Pg 302]</span> +eux qui déjà prêtaient leurs capitaux à dix et quinze +pour cent par mois: c'était, au reste, à cette époque, +le taux normal de l'intérêt à San Francisco.</p> + +<p>Bientôt les Californiens frappèrent leur monnaie +nationale, l'octogone, pièce lourde et de forme +incommode. Le chiffre de la valeur était gravé +d'un côté; de l'autre, il n'y avait rien. Cette monnaie +était faite de l'or des mines non raffiné, et +jouissait de plus ou moins de crédit, suivant le nom +du banquier ou du négociant qui l'émettait. La +valeur nominale était de 50 ou de 100 dollars, +suivant le module, c'est-à-dire de 250 ou de 500 fr.</p> + +<p>L'octogone portait quelquefois sur la face l'aigle +américaine, aux ailes éployées, tenant les foudres +dans ses serres, et environnée de ses fidèles étoiles, +dont chacune représente un État de l'Union. D'autres +fois, c'était le phénix, renaissant de ses cendres, +en l'honneur des villes californiennes +toujours incendiées, toujours immédiatement rebâties. +Parfois aussi Minerve, sortant tout armée +de la tête de Jupiter, le casque en tête et la lance +à la main, venait rappeler aux Californiens les +incroyables progrès de leur État dès sa naissance. +Sur quelques médailles, l'ours de Californie, errant +autour des mines, signifiait l'état sauvage du +pays à l'arrivée des premiers colons. Ces emblèmes, +ces allégories ont, du reste, successivement<span class="pagenum" id="Page_303">[Pg 303]</span> +paru sur le sceau de l'État californien; mais +l'hôtel des monnaies de San Francisco, établi dès +1852, ne les a pas conservés, et la monnaie qu'on +frappe en Californie est la même que celle de tous +les autres États de l'Union.</p> + +<p>J'ai dit que les premiers émigrants qui s'arrêtaient +à San Francisco campaient sous des tentes +au bord du rivage, faute de maisons préparées +pour les recevoir. Cet état transitoire ne pouvait +durer. Quelques maisons ne tardèrent pas à s'élever, +édifiées par les Américains, qui bâtissent +presque toutes leurs demeures en bois avec tant +de rapidité et d'élégance. Les rues furent jalonnées, +et la ville tirée au cordeau de façon à représenter +un damier, comme la plupart des villes +des États-Unis. On vit alors, comme dans toutes +les cités naissantes, des rues sans maison et des +maisons sans rue, sauf à tout réunir et niveler +plus tard. Les terrains acquirent une valeur +énorme, et les dunes, les montagnes de sable autour +de San Francisco se vendirent à des prix +fabuleux. La plupart des propriétaires n'avaient +d'autre titre que celui de <i>squatters</i> ou de premiers +occupants, mais les lois américaines le respectent +dans la formation de chaque nouvel État.</p> + +<p>Les navires qui arrivaient à San Francisco de +tous les points du globe ne trouvaient plus aucun<span class="pagenum" id="Page_304">[Pg 304]</span> +fret de retour; car, à part l'or, le pays ne produisait +encore presque rien. Ces navires restaient +inoccupés sur la mer. Tous les marins avaient +d'ailleurs déserté pour courir aux mines; souvent +le capitaine partait le premier à la tête de l'équipage. +Beaucoup de ces navires avaient rapporté +bien au delà de leur valeur par le transport d'une +foule compacte d'émigrants, et de marchandises +qui se vendaient très-cher. Ils furent démolis, et +une partie des roufles servit à façonner tout d'une +pièce des cabanes improvisées. On a vu longtemps +et peut-être voit-on encore debout aujourd'hui +quelques-unes de ces habitations d'un nouveau +genre.</p> + +<p>Les carènes des navires servirent à un autre +usage, et avec elles une foule de caisses toutes +pleines de marchandises. On ne savait que faire +de la masse de ballots qui arrivaient tous les jours, +et quelquefois à contre-sens. Les négociants d'outre-mer +envoyèrent des liqueurs et du vin à enivrer +des armées entières, et des caisses de tabac +et de cigares à satisfaire plusieurs générations de +fumeurs. Les <i>auctions</i> ou ventes à l'encan avaient +beau s'ouvrir tous les jours, on ne pouvait tout +écouler, même au seul prix du port d'envoi. On +avait imaginé que la Californie était un gouffre +sans fond qui pouvait facilement engloutir toutes<span class="pagenum" id="Page_305">[Pg 305]</span> +les marchandises qu'on lui adressait. Il les engloutit, +en effet, mais on va voir de quelle manière. +Carènes, ballots et caisses servaient, avec des remblais +en terre, à niveler le sol, ou étaient immergés +dans la mer avec leur contenu, puis on bâtissait +sur ces espèces de fondations jetées entre des +pilotis. Ainsi commencèrent à s'élever les <i>wharves</i> +ou quais, qui se prolongeant dans les eaux au +delà du rivage naturel, permirent aux navires d'un +fort tonnage d'aborder directement le port de San +Francisco.</p> + +<p>Le pavage ou plutôt le planchéiage des rues fut +la dernière chose dont on s'occupa dans l'organisation +rapide de cette ville, qu'on aurait pu croire +sortie du sein des flots. Encore moins s'inquiéta-t-on, +dans le principe, de l'établissement des +égouts et du nivellement des rues, pour ménager +un écoulement aux eaux. Aussi dès les premières +pluies de l'hiver, qui souvent sont torrentielles et +dont la durée est de près de six mois, la ville +devint bientôt un véritable marécage. On s'enfonçait +dans la vase jusqu'à mi-jambe, et des charrettes +embourbées pourrissaient quelquefois sur +place.</p> + +<p>Aucune police, aucun service de voirie urbaine +n'étaient organisés. L'édilité sanfranciscaine n'était +pas encore nommée, et le <i>self-government</i>, que<span class="pagenum" id="Page_306">[Pg 306]</span> +les Américains poussent bien plus loin que les +Anglais, laissait à chaque immigrant le soin de se +protéger tout seul. «<i>Help yourself</i>: Défends-toi toi-même,» +est un adage familier au Yankee. En vertu +de cet adage, plus d'un matelot, plus d'un mineur +pris de vin, disparurent pour jamais dans la mer, +à travers le plancher des quais en bois, bien souvent +disjoint par le mouvement journalier des +charrettes et des marchandises. Les trappes +d'hommes, <i>men's traps</i>, comme les appellent +les journaux californiens, se montrent encore +aujourd'hui béantes sur quelques <i>wharves</i>, et il +ne serait pas prudent de trop s'aventurer la nuit +sur ces planchers semés d'abîmes.</p> + +<p>L'aspect qu'offraient alors les habitants de San +Francisco était des plus curieux. C'était l'époque +des costumes excentriques. Une chemise de laine, +de couleur le plus souvent rouge, comme celles +que Garibaldi et ses volontaires portent si complaisamment +en Italie; un <i>sombrero</i> mexicain aux +larges bords, en paille ou en feutre mou; une +ceinture dans laquelle passait le fidèle revolver; +enfin une large paire de bottes, où venait s'engouffrer +l'extrémité d'un vaste pantalon fixé à la +ceinture: tel était alors le costume de tout élégant +Californien. Puis venait le mélange bizarre de +Mexicains drapés dans leur manteau bariolé ou<span class="pagenum" id="Page_307">[Pg 307]</span> +<i>sarape</i>, de Chiliens dans leur <i>poncho</i>, et de Chinois +à la longue queue.</p> + +<p>Cette bigarrure des vêtements ne tarda pas +à faire place, au moins chez la plupart des colons, +à l'élégance prosaïque des modes américaines, +empruntées à celles d'Europe. Le chapeau +de soie roide et pressant le front, incommode boisseau, +la cravate noire, le faux col, le gilet serré +sur la poitrine, la chemise de toile ou de batiste, +enfin les pantalons plus ou moins collants, et les +souliers étroits vinrent bientôt remplacer, surtout +dans les villes, le costume pittoresque des premiers +jours. Bientôt San Francisco et les principaux +centres de population du pays n'eurent plus +rien à envier aux autres villes de l'Amérique où +la sévérité du costume est poussée le plus loin.</p> + +<p>San Francisco ne tarda pas, en effet, à s'organiser +d'après ce patron traditionnel, sur lequel est +calquée toute ville naissante aux États-Unis. D'abord +un journal fut créé pour répandre les nouvelles +courantes. A côté, fut installé un <i>bar</i> ou +buvette, où l'Américain pût satisfaire à son aise +son besoin de spiritueux. L'église vint la dernière, +mais on suppléa par la variété des sectes au retard +qu'on avait mis à répondre au sentiment religieux. +Puis, des hôtels s'élevèrent où, en vertu du principe +d'égalité, si cher au Yankee, on ne paya ni<span class="pagenum" id="Page_308">[Pg 308]</span> +plus ni moins que dans les hôtels de New-York ou +de Boston. En même temps, s'établissaient les +banquiers, les négociants et les marchands, pendant +que la plupart des immigrants, dévorés de la +soif de l'or, couraient aux mines et se jetaient sur +les placers.</p> + +<p>C'était le temps où le mineur, le pic et la pelle +sur l'épaule, la vaste sébile à laver l'or sous le +bras, le couteau et le pistolet à la ceinture, s'en +allait à la découverte, vers un eldorado inconnu. +Les chercheurs d'or partaient en bandes, avec des +provisions pour plusieurs jours. Ils allaient, portant +sur leur dos les ustensiles de cuisine, les couvertures, +les outils. Ils descendaient le long des +ravins, bravant la pluie, la chaleur, la fatigue, +endurant les privations et soutenus par l'espoir +bien souvent déçu, d'une heureuse découverte. +Quelques-uns recherchaient des endroits jusque-là +ignorés, et que n'avait encore foulés le pied d'aucun +Européen. Souvent des tribus d'Indiens sauvages, +surtout dans le Nord, attaquaient la petite bande, +et il fallait à celle-ci lutter d'audace et de vigueur +contre le nombre des assaillants.</p> + +<p>D'abord de simples camps de mineurs s'élevèrent +dans l'intérieur du pays, mais bientôt s'ouvrirent +des routes et des villes. Sacramento, +Stockton, Sonora, Nevada, Marysville, Colombia,<span class="pagenum" id="Page_309">[Pg 309]</span> +devenues depuis si importantes, ne datent que de +cette époque. L'élégance actuelle de ces cités remplace +le pittoresque d'un campement improvisé. +Avant ces constructions, c'était sous la tente que +couchait le mineur, et le soir, à l'éclat des feux +brillant de toutes parts, dans ces rues souvent +tracées le matin, se mêlaient des voix et des cris +divers. C'était une véritable Babel où l'on entendait +toutes les langues. Souvent aussi les imprécations +et les disputes des joueurs remplissaient +le camp de tumulte, et parfois, il faut le dire, la +détonation d'un <i>revolver</i> ou d'un <i>rifle</i> éclatait au +milieu d'une querelle, comme un argument sans +appel.</p> + +<p>Le bénéfice des mineurs, avec quelques pelletées +de terre, était alors presque partout fabuleux: +80 ou 100 francs par jour marquaient souvent +le résultat d'un travail moyen, sans compter +les découvertes de pépites qui, quelquefois +dans une matinée, rendaient le mineur millionnaire.</p> + +<p>La boisson et le jeu absorbaient vite le produit +des placers, et plus d'un mineur, le sac plein de +poudre d'or, perdit dans une nuit le fruit de tout +un mois de recherches. Les mineurs venus des +colonies espagnoles, Mexicains, Péruviens ou Chiliens, +se faisaient à la fois remarquer par leur ardeur<span class="pagenum" id="Page_310">[Pg 310]</span> +infatigable au jeu et par leur calme impassible +et stoïque devant les plus grosses pertes.</p> + +<p>A San Francisco, les maisons de jeu, aujourd'hui +disparues et fermées par ordre, jouissaient d'une +vogue immense. Chacun y était admis et l'ardeur +des joueurs était sans exemple. Souvent on ne se +donnait pas la peine de peser la poudre d'or; on +équilibrait à la main et à vue d'œil les deux tas +mis en présence. Le baccarat et le lansquenet, le +<i>monte</i> des Espagnols, tous les jeux de carte et de +hasard, faciles et ruineux, étaient à la disposition +de tous, et les paris dépassaient parfois toute limite. +Le banquier avait de chaque côté, sur la table, un +revolver armé. La vue de cet instrument, qu'on +était si prompt alors à manier, tenait le public en +respect et commandait la réserve aux tricheurs. +De belles dames, à moitié nues, Américaines ou +Françaises, occupaient avec les revolvers la droite +et la gauche du banquier, et servaient d'amorce +aux joueurs. D'autres circulaient dans la salle, y +semant d'ardentes œillades. Il fallait, pour résister +à leurs provocations, une vertu à toute épreuve, +les femmes étant alors, comme aujourd'hui encore, +très-rares en Californie. Une musique plus +ou moins harmonieuse, mais toujours fort +bruyante, car les instruments de cuivre y dominaient, +répandait ses durs accords dans la foule. Elle<span class="pagenum" id="Page_311">[Pg 311]</span> +jetait au dehors des flots d'harmonie, à travers des +fenêtres ouvertes et rouges de l'éclat des lumières: +c'était l'appel au public de la rue. La fumée des +pipes et des cigares s'élevait autour du tapis vert; +des liqueurs et des pâtisseries, distribuées gratuitement, +à profusion, permettaient aux joueurs infortunés +et aux fumeurs infatigables de se reposer +un instant.</p> + +<p>En dehors de ces établissements publics, certaines +maisons de jeu particulières, tenues par des +dames, étaient ouvertes à un public choisi. Enfin, +quelques théâtres ne tardèrent pas à s'installer, et +les citadins de San Francisco, qui n'avaient ni foyer +ni famille, purent varier quelque peu les émotions +de leur soirée.</p> + +<p>Aujourd'hui les maisons de jeu sont fermées, +les théâtres californiens sont ce qu'ont les voit +partout, et le calme s'est en tous lieux rétabli. Il +est fâcheux seulement qu'en ces jours, déjà si loin, +aucun romancier n'ait paru pour dépeindre cette +société si originale, qu'on ne connaît plus que par +tradition. Il y avait là matière au plus curieux tableau +de mœurs que jamais écrivain pût tracer. +Soit qu'on eût voulu mêler la fiction à la vérité, +soit qu'on n'eût dépeint que la réalité, les types +n'eussent pas manqué au récit. Sans nommer ici +une foule de ces existences déclassées qui quittèrent<span class="pagenum" id="Page_312">[Pg 312]</span> +l'Europe pour la Californie, viveurs ruinés, +artistes sans emploi, hommes de lettres affamés, +banquiers ou négociants en faillite, gardes mobiles +licenciés, n'oublions pas que quelques types +particuliers apparurent alors sur l'horizon californien.</p> + +<p>Ce fut d'abord, pour ne citer que des noms français, +M. de Raousset-Boulbon, au cœur si noble et +généreux. Il vécut longtemps de la pêche et de la +chasse, se fit aussi portefaix, puis marchand de +bœufs. Il alla chercher son troupeau dans la basse +Californie, et revint à pied jusqu'à San Francisco, +traversant plusieurs centaines de lieues d'un désert +aride et sauvage. Tous les métiers se valaient +alors; il fallait vivre, et la plus grande égalité régnait +entre tous les immigrants. L'expédition de la +Sonora, qu'entreprit M. de Raousset, fut d'abord +couronnée de succès, mais eut ensuite des résultats +déplorables. On connaît la fin courageuse de ce +héros, indignement trahi et fusillé par le gouvernement +mexicain. La France n'a pas vengé sa +mort.</p> + +<p>A côté de celle de M. de Raousset, apparaît la +figure de M. de Pindray, un chasseur déterminé, +un vaillant mineur, à la force herculéenne, et dont +la fin fut aussi bien triste. Il disparut dans la Sonora, +dévoré, dit-on, par les loups, d'autres disent<span class="pagenum" id="Page_313">[Pg 313]</span> +surpris par les Indiens, ou tué peut-être par les +Mexicains.</p> + +<p>Citons encore M. de R..., tête aventureuse, aujourd'hui +de retour à Paris. Par son esprit conciliant +et ferme, il maintint plus d'une fois l'harmonie +entre deux camps opposés de mineurs, et sut +épargner l'effusion inutile du sang.</p> + +<p>Nommons enfin M. de B..., frère d'un naturaliste +célèbre. Oubliant son nom et ses illusions dorées, +il dirigeait, en 1860, une tannerie dans le comté +de Mariposa, et préparait lui-même, à la façon californienne, +la gamelle de ses ouvriers.</p> + +<p>La France, comme on le voit, a fourni largement +sa part de héros au roman californien des premiers +temps; mais il faut rappeler aussi, pour être juste, +un nom italien, celui du colonel C..., aujourd'hui +général. Il n'a quitté les rives du Pacifique qu'en +1859, pour se mêler aux événements de la guerre +d'Italie, où il a joué un rôle très-marquant. Honoré +de tous en Californie, et l'un des plus riches propriétaires +du pays, le général C... a déployé dans sa +vie de colon une énergie et une vigueur peu communes. +Il a pris aussi sa part à différentes explorations +dans les États atlantiques de l'Union. Un +jour enfin, il est allé chercher un grand troupeau +de bœufs sur les bords du Mississipi, et l'a ramené +par terre à San Francisco, à travers plus de 800<span class="pagenum" id="Page_314">[Pg 314]</span> +lieues de déserts, hantés par les hordes sauvages +des Indiens.</p> + +<p>Si le roman des premières années de l'immigration +présente des types si accentués, il ne manque +pas non plus d'émotions saisissantes. C'était le +temps des <i>squatters</i>, qui venaient, envahisseurs +sauvages, s'établir à main armée sur le terrain +d'autrui. Des luttes en règle s'ensuivaient, et plus +d'une fois un terrain ou une mine furent ainsi +successivement perdus et repris à coups de carabines +ou de revolvers. C'était aussi le temps de ces +immenses incendies, qui consumaient en quelques +heures des villes entières, que l'on avait mis plusieurs +mois à bâtir. Le feu dévorait, à mesure +qu'elles naissaient, les villes californiennes; mais +sur les cendres encore chaudes, les énergiques +Américains se hâtaient de les reconstruire, et, dès +le lendemain, comme par enchantement, une nouvelle +cité s'élevait sur les ruines fumantes de la +première.</p> + +<p>Aujourd'hui, le feu exerce encore ses ravages, +surtout dans les villes des mines, souvent dépourvues +de pompes, et l'ardeur qu'on met à rebâtir +est presque aussi étonnante qu'aux premiers jours. +J'ai vu une fois la moitié du village de Coulterville +disparaître dans une nuit d'incendie. Dès le lendemain, +au milieu du feu à peine éteint, les maçons<span class="pagenum" id="Page_315">[Pg 315]</span> +plantaient leurs piquets, les architectes crayonnaient +leurs devis.</p> + +<p>Aux premiers temps de l'immigration, les incendies +furent d'une intensité sans égale, et se +répétèrent à diverses reprises dans tous les centres +de population. Sacramento, Sonora, Marysville, +San Francisco, furent ainsi plusieurs fois entièrement +consumés par les flammes. Les incendies +éclatèrent à San Francisco dès la fin de décembre +1849, puis le 4 mai 1850, et pendant les mois de +juin et de septembre suivants; enfin (dates fatales +et que l'on prévoyait) le 4 mai et le 22 juin 1851 +marquèrent des sinistres sans nom. La ville était +encore dépourvue de pompes, et privée de ce système +de surveillance et d'embrigadement qui la +met aujourd'hui à l'abri de pareils malheurs. Des +misérables exploitaient cette situation fâcheuse, et, +brûlant la ville aux quatre coins, profitaient du +tumulte de l'incendie pour se livrer à un pillage +effréné. Ces brigands, organisés en compagnies +régulières, pratiquaient aussi le vol et le meurtre +au grand jour. Ils entraient dans un magasin, en +plein midi, assommaient le patron d'un coup de +casse-tête, et crochetaient son coffre-fort. D'autres +fois, sous le nom d'<i>étrangleurs</i>, se cachant la nuit +dans l'embrasure des portes, ils se jetaient sur le +passant attardé, et, lui coupant la respiration par<span class="pagenum" id="Page_316">[Pg 316]</span> +deux tours de cravate, le dévalisaient à leur aise. +Ces bandits avaient leurs règlements, et leurs noms +étaient connus de tous. Il fallait faire un exemple, +frapper un coup d'audace, mais les juges n'osaient +agir.</p> + +<p>Alors s'organisa, en vertu de la loi dite de +<i>Lynch</i>, ce fameux <i>comité de vigilance</i> dont on a +tant parlé<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a>. Il fonctionna pendant toute l'année +1851, et résigna ensuite ses pouvoirs, après avoir +purgé le pays des misérables qui l'infestaient. En +vain les juges essayèrent de protester, en réclamant +le droit d'agir eux-mêmes. On donna +l'assaut à la prison, on enleva de vive force +les coupables au geôlier, on les jugea, on les +pendit. Quand le <i>coroner</i>, chargé de constater<span class="pagenum" id="Page_317">[Pg 317]</span> +les décès, reconnut dans son procès-verbal +que la mort du pendu provenait du fait <i>d'un +comité dit de vigilance</i>, le tribunal n'osa poursuivre, +devant l'attitude imposante prise par le +peuple en masse. Aussi ceux des bandits qui +échappèrent à la corde se hâtèrent-ils de prendre +le large devant ce terrible et inflexible comité +de salut public. Les meilleurs citoyens en firent +partie, et s'en font gloire encore aujourd'hui. En +1856, quand San Francisco sembla de nouveau menacé, +pendant le passage aux affaires de l'administration +la plus honteusement vénale qu'on ait vue +aux États-Unis, tous les notables de la ville accoururent +de nouveau, en plus grand nombre que la +première fois. Il fallait réprimer des assassinats +impunément commis au grand jour, et l'on faillit +pendre le juge lui-même, qui, par peur ou +par corruption, n'avait pas condamné les coupables.</p> + +<div class="footnote"> + +<p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13" class="label">[13]</a> La loi de Lynch, ainsi nommée du nom de son auteur, remonte +au temps de la guerre de l'indépendance des États-Unis, +c'est-à-dire à l'année 1774. Elle a d'abord été instituée pour suppléer +à l'absence des tribunaux réguliers, et on l'applique souvent +dans les <i>territoires</i> de l'Union qui ne sont pas encore admis +comme États. Le jury est le peuple assemblé, constitué en <i>comité +de vigilance</i>, et il est à la fois juge et bourreau. Il faut la majorité +des voix pour condamner le coupable. La peine est la pendaison, +et le jugement s'exécute séance tenante. Une corde et un +arbre suffisent. Ceux qui ont tant crié en France contre la loi de +Lynch oublient que, dans nos troubles publics, on a quelquefois +exécuté des voleurs en vertu d'un jugement populaire bien plus +sommaire que celui de Lynch. Cependant personne n'a réclamé, +tout le monde a même applaudi. Soyons donc conséquents, et reportons-nous +à cette société californienne composée de tant d'aventuriers, +venus de tous les coins du globe. Il fallait, pour avoir le +calme, purger cette société de son écume: c'est ce que fit la loi +de Lynch.</p> + +</div> + +<p>Les villes de l'intérieur imitèrent l'exemple de +San Francisco, et Marysville, Sacramento, Stockton, +eurent aussi, par deux ou trois fois, leur +comité de vigilance. A une époque surtout où le +pays n'avait pas de lois régulières, comme au +premier temps de la découverte de l'or, il fallait +bien agir d'une manière vigoureuse contre les misérables +qui exploitaient cette situation. C'est ainsi<span class="pagenum" id="Page_318">[Pg 318]</span> +que le peuple pendit à Sacramento, en 1850, quatre +marins déserteurs qui avaient lâchement assassiné +une famille de huit personnes.</p> + +<p>Devant un pareil déploiement de vigueur, tous +les convicts australiens, tous les gens sans aveu +qui, en 1855, avaient peu à peu essayé de rentrer +en Californie, durent enfin décamper sans espoir +de retour. Ils s'empressèrent de quitter à tout +jamais un pays où une chasse si bien montée était +organisée contre eux.</p> + +<p>Aujourd'hui le calme est partout et pour toujours +rétabli, grâce à ces mesures énergiques, et +au point de vue de la sécurité personnelle comme +de la liberté laissée à chacun, la Californie n'a rien +à envier à aucune autre contrée du monde.</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_319">[Pg 319]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="II_IV">IV</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">L'ÉTABLISSEMENT D'UNE CONSTITUTION.</h2> + + +<p>Le besoin de se réglementer et de se donner une +constitution est inhérent à l'Américain, de telle +sorte que, si l'ordre chronologique eût été de rigueur +dans cette étude, j'aurais dû parler tout +d'abord de la constitution californienne.</p> + +<p>Dès le mois d'avril 1849, les immigrants arrivaient +en grand nombre, et la Californie renfermait +déjà, et bien au delà, le chiffre de 30,000 habitants +fixé par la constitution fédérale pour la formation +d'un État. En outre, le désordre régnait à +peu près partout, et l'absence de lois et de toute +direction produisait les plus grands troubles dans +l'administration du pays. En conséquence, dès le 3<span class="pagenum" id="Page_320">[Pg 320]</span> +août 1849, le général Riley, gouverneur au nom +des États-Unis du territoire de Californie, fit +une proclamation où, exposant la situation irrégulière +et peu stable du pays, il invitait le peuple à +déléguer des représentants à une Assemblée ou +<i>Convention constituante</i>. Celle-ci devait se réunir à +Monterey le 1<sup>er</sup> septembre 1849, et promulguer la +constitution de l'État.</p> + +<p>A la date fixée, quarante-huit députés seulement, +sur soixante-treize élus, se rendirent à Monterey +et, dès le 4 septembre, le président et le secrétaire +de cette chambre improvisée étaient nommés +par les constituants.</p> + +<p>Il existe un tableau curieux qui, en nous donnant +le nom et l'âge des députés, nous indique de +plus leur lieu de naissance, leur profession et +l'époque de leur établissement en Californie. La +plupart des députés étaient Américains, comme on +le pense, et l'âge de tous était compris entre vingt-cinq +et cinquante ans, âge où l'on apprend chez +nous à obéir aux lois plutôt qu'à les faire.</p> + +<p>Un nom français et quelques noms espagnols +surnagent au milieu des noms américains, où ils +apparaissent comme les représentants clair-semés +de la race latine. Les Espagnols sont nés en Californie, +et sont, par conséquent, de race mexicaine, +hormis un seul, venu d'Europe, mais qu'un séjour<span class="pagenum" id="Page_321">[Pg 321]</span> +de douze ans a suffisamment naturalisé dans le pays. +Le Français, dont on peut citer le nom, M. Sainsevain, +résidait depuis presque aussi longtemps dans +la contrée. Un Écossais et un Irlandais viennent +comme à plaisir se perdre avec le Français parmi +les noms américains, et semblent placés là comme +pour représenter dans toute sa pureté cette vigoureuse +race gaélique qui n'a pu encore, sur le continent +européen, se fondre avec la race anglo-saxonne. +L'Écossais, fermier, était établi à los +Angeles depuis seize ans; l'Irlandais, homme +de loi, venu de New-York, faisait depuis trois +ans de la procédure en Californie.</p> + +<p>Le nom de l'Helvétien Sutter apparaît aussi +dans la liste, et c'était justice, non que la race +germanique eût besoin d'être représentée, mais +c'était à lui, ou du moins à son employé Marshall, +le Mormon, qu'était dû tout le mouvement +qui s'opérait.</p> + +<p>En dehors des rares exceptions que l'on vient +de citer, le reste des députés était composé +d'Américains, installés à peu près tous en Californie +depuis un certain nombre d'années.</p> + +<p>Quelques-uns de ces honorables représentants +sont aujourd'hui décédés, mais c'est le petit nombre: +on vit longtemps sous le beau ciel californien. +Tous les autres sont à cette heure encore en<span class="pagenum" id="Page_322">[Pg 322]</span> +Californie. Ils sont revenus à leurs boutiques, +à leur négoce ou à leurs études, car il y avait +comme toujours une quantité considérable d'avocats +et d'hommes de loi parmi eux. Ce n'est pas +seulement en Europe que la profession du barreau +porte aux honneurs de la députation et des ministères; +il en est de même aux États-Unis, et l'on +peut remarquer presque toujours que les candidats +qui se disputent la succession à la présidence +de la grande république sont devenus avocats, +après avoir commencé autrement.</p> + +<p>Après les avocats, et avant les hommes de +banque ou de négoce, venaient, dans la députation +californienne, les fermiers ou colons. Ils sont +paisiblement retournés à leurs champs, où ils ont +repris de bonne grâce, comme Cincinnatus, le +manche de la charrue.</p> + +<p>Si l'on désire, du reste, connaître l'exact dénombrement +de ces premiers législateurs californiens, +voici comment ils se groupaient: 16 +avocats, représentant sans doute la justice; 14 +fermiers, le travail de la terre; 10 banquiers, +négociants et marchands, le commerce; 2 imprimeurs, +la presse ou la pensée; 1 médecin, l'humanité +souffrante. L'armée était, de son côté, +représentée par 1 officier des troupes fédérales et +1 lieutenant de volontaires; la marine, par 1 officier<span class="pagenum" id="Page_323">[Pg 323]</span> +de vaisseau; enfin, le corps savant du génie, +par 1 ingénieur de l'Union et 1 ingénieur civil. Ce +qui formait en tout 48 membres, comme il a déjà +été dit.</p> + +<p>Parmi les vingt-cinq représentants qui n'acceptèrent +pas leur mandat, il y a deux noms français +et trois espagnols. Cette négligence s'explique +aisément chez ces hommes de race latine peu empressés +de quitter leurs affaires pour faire acte de +souverains. Mais ce qu'on a peine à comprendre, +c'est l'absence des vingt-deux autres constituants, +tous de noms anglo-américains. Il fallait que la +soif de l'or fût bien vive et l'abondance des pépites +bien grande dans les districts où ils furent nommés. +La plupart des manquants appartenaient en +effet aux districts de Sacramento et de San Joaquin, +que l'on compte aujourd'hui encore parmi +les plus aurifères. Ce n'est jamais qu'à la dernière +extrémité que l'Américain renonce au plaisir de +représenter ses concitoyens. Le suprême bonheur +pour lui n'est-ce pas d'être envoyé à la législature +de son État, sinon au congrès fédéral, d'y voter +des lois, et d'y faire surtout de ces <i>speeches</i> sans +gêne qui caractérisent le député anglo-saxon, +qu'on l'entende en Angleterre ou aux États-Unis?</p> + +<p>La convention californienne, réunie à Monterey, +s'ajourna <i>sine die</i> le 13 octobre 1849, après une session<span class="pagenum" id="Page_324">[Pg 324]</span> +de quarante-trois jours. Avant de se séparer elle +promulgua la constitution de l'État de Californie, +travail de grande importance et d'un haut poids, +dit un Californien, et qui fut mené à fin d'une façon +aussi honorable pour les députés que pour +leurs commettants. La constitution fut présentée +au peuple appelé à la ratifier ou à la rejeter. Le +peuple l'accepta à une immense majorité. A la suite +de cette adoption populaire, elle fut communiquée +officiellement au gouvernement fédéral. Mais +l'<i>Oncle Sam</i>, comme on l'appelle, se montra moins +empressé que les Californiens. Ce qui lui donnait +à réfléchir, c'est que le nouvel État n'admettait +pas l'esclavage dans son sein, offrant ainsi un +exemple à suivre à tous les futurs États du Pacifique. +Aussi l'Oncle Sam n'accorda-t-il son approbation +que dans le courant de l'année 1850. Les +Californiens attendaient cet heureux moment avec +la plus vive impatience, et quand le vapeur, porteur +de la nouvelle, entra tout pavoisé à San Francisco, +il y eut une explosion de joie publique. Dès +cet instant la constitution put être mise en vigueur, +et l'État de Californie reçut une existence légale.</p> + +<p>Arrêtons-nous un moment sur cet acte si important +dans la vie d'un peuple, celui par lequel il +se donne des lois. Voyons comment les Californiens, +dont on s'occupait alors en France à un tout<span class="pagenum" id="Page_325">[Pg 325]</span> +autre point de vue, promulguaient une constitution +qui vit toujours intacte, et vivra sans doute +encore bien longtemps. N'oublions pas surtout, +avant de commencer cet examen, qu'à la même +époque d'autres peuples en Europe élaboraient +avec bien des fatigues des constitutions fragiles +auxquelles leurs auteurs devaient survivre. La +constitution de la Californie, au contraire, n'a +subi aucun changement, et l'on ne peut se dispenser +de reconnaître à l'Américain une grande +pratique des affaires de son pays, un sens droit, +et un esprit exercé qui suppléent, dans presque +tous les cas, à son manque de connaissances approfondies.</p> + +<p>La constitution de l'État de Californie s'ouvre +d'une manière solennelle:</p> + +<p>«Nous, le peuple de Californie, rendant grâce +au Dieu tout-puissant de notre liberté, et pour en +assurer les avantages, établissons cette constitution.»</p> + +<p>Vient alors l'article 1<sup>er</sup>, qui contient la <i>déclaration +des droits</i>. La fameuse déclaration des droits +de l'homme ne fut certes pas plus explicite.</p> + +<p>«Tous les hommes, dit la constitution californienne, +sont par nature libres et indépendants, et<span class="pagenum" id="Page_326">[Pg 326]</span> +ont certains droits inaliénables, parmi lesquels +sont ceux de jouir de leur vie et de leur liberté et +de les défendre; d'acquérir, de posséder et de protéger +leurs propriétés...</p> + +<p>«Tout pouvoir politique réside dans le peuple. +Le gouvernement est institué pour la protection, +la sécurité et le bénéfice du peuple, et le peuple a +le droit de changer ou de réformer le gouvernement +quand le bien public le demande.</p> + +<p>«Le droit d'être jugé par un jury spécial est assuré +à tous, et demeure à jamais inviolable.</p> + +<p>«Le libre exercice de toutes les religions, sans +distinction ni préférence de culte, est à tout jamais +accordé dans l'État.</p> + +<p>«Tout accusé peut reprendre sa liberté sous +caution, excepté dans le cas d'un crime capital.</p> + +<p>«Tout citoyen peut librement parler, écrire et +publier ses opinions sur tous les sujets, et aucune +loi ne pourra restreindre ou supprimer la liberté +de la parole ou de la presse.</p> + +<p>«Le peuple a le droit de s'assembler librement, +de délibérer sur le bien commun, d'instruire +les représentants et de pétitionner à la +législature.</p> + +<p>«Le pouvoir militaire sera subordonné au pouvoir +civil. Aucune année permanente ne sera entretenue +par l'État en temps de paix. Aucun soldat<span class="pagenum" id="Page_327">[Pg 327]</span> +ne sera logé dans une maison sans le consentement +du propriétaire.»</p> + +<p>Viennent ensuite une série de paragraphes proscrivant +l'emprisonnement pour dettes et les lois +d'exil; assurant aux étrangers résidants tous les +droits des citoyens indigènes; défendant complétement +l'esclavage; reconnaissant le droit inviolable +de chacun d'assurer sa personne, ses biens +meubles ou immeubles et ses papiers contre toute +recherche ou saisie illégales. Enfin, comme si cette +déclaration des droits n'était pas assez complète, +un dernier paragraphe ajoute que l'énumération +précédente n'infirme et ne diminue en rien tous +les autres droits qui résident dans le peuple.</p> + +<p>Il eût été bon, à côté de cette déclaration des +droits du citoyen, d'inscrire l'énumération de ses +devoirs, ce qu'aucune constitution ne fait. On peut +ajouter, il est vrai, que l'Américain se montre généralement +pénétré de ses devoirs politiques, et +qu'il sait toujours les accomplir.</p> + +<p>Le deuxième article de la constitution détermine +le <i>droit de suffrage</i>. Tout citoyen mâle et de <i>race +blanche</i>, âgé de vingt et un ans, et résidant en Californie +depuis six mois, a le droit de voter à toutes +les élections. Sont citoyens, dans ce cas, ceux originaires +des États-Unis, et les Mexicains qui auront<span class="pagenum" id="Page_328">[Pg 328]</span> +déclaré, au moment de la conquête, leur intention +de devenir citoyens américains. Il n'est +question que pour la forme des Indiens, ces maîtres +dépossédés du sol, et c'est sans doute par dérision +que la constitution s'occupe de leur admission +possible à la législature. Il y a une injustice +criante dans ce privilége exclusif des droits politiques +que s'arroge la race blanche en Amérique, +et je reviendrai, dans le cours de cette étude, sur +l'oppression honteuse et l'espèce de proscription +qui, en Californie comme dans tous les États de +l'Union américaine, frappe encore les races de +couleur.</p> + +<p>La constitution s'occupe ensuite de la <i>distribution +des pouvoirs</i>, qui sont divisés en trois départements +séparés: le pouvoir <i>législatif</i>, le pouvoir +<i>exécutif</i> et le pouvoir <i>judiciaire</i>.</p> + +<p>Un article spécial fixe les attributions du pouvoir +législatif, composé d'un sénat et d'une assemblée, +qui portent collectivement le nom de législature +de l'État. Chaque loi est promulguée par le +sénat, au nom du peuple de Californie, et dans ces +termes:</p> + +<div class="blockquot"> + +<p>«Le peuple de l'État de Californie, représenté +en sénat et assemblée, arrête et ordonne ce qui +suit.»</p> +</div> + +<p><span class="pagenum" id="Page_329">[Pg 329]</span></p> + +<p>Les sessions de la législature sont annuelles et +doivent commencer dans le mois de janvier.</p> + +<p>Les membres de l'assemblée sont élus tous les +ans; ceux du sénat sont nommés pour deux ans, et +le renouvellement s'en fait par moitié chaque année.</p> + +<p>Pour être élu à la législature, il faut être citoyen +américain, résider depuis un an dans l'État, et +avoir vingt et un ans accomplis.</p> + +<p>Le nombre des sénateurs doit être au minimum +d'un tiers, au maximum de la moitié du nombre +des membres de l'assemblée. Le nombre de ces +derniers ne doit pas excéder quatre-vingts.</p> + +<p>Chaque chambre nomme ses officiers. Les +séances sont publiques, et le résultat en est publié +avec le vote de chaque député.</p> + +<p>Tout projet de loi provenant de l'une des chambres +peut être amendé par l'autre. Chaque <i>bill</i> n'a +force de loi qu'après avoir été approuvé par le +gouverneur de l'État; mais si cette approbation +est refusée, ce bill peut néanmoins devenir loi +sans la sanction du gouverneur, s'il est adopté de +nouveau par les deux chambres, à la majorité des +deux tiers des membres présents.</p> + +<p>Les membres de la législature reçoivent un traitement, +mais ils ne peuvent être nommés à un autre +emploi, ni en exercer aucun pendant toute la +durée de leur mandat.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_330">[Pg 330]</span></p> + +<p>La législature ne peut octroyer le divorce, ni autoriser +aucune loterie.</p> + +<p>Le chef du pouvoir exécutif prend le titre de gouverneur +de l'État de Californie. Il est nommé pour +deux ans à l'élection. Il doit, lors du vote, résider +depuis deux ans dans le pays, et être âgé de +plus de vingt-cinq ans. Le gouverneur est de +droit commandant en chef de la milice et des armées +de terre et de mer. Il veille à l'exécution des +lois, convoque la législature dans les cas extraordinaires, +et lui envoie son message au commencement +de chaque session. Il a le pouvoir de diminuer +les peines et le droit de grâce.</p> + +<p>Le vice-gouverneur ou lieutenant-gouverneur +est aussi nommé à l'élection, préside le sénat et +remplace le gouverneur dans des cas prévus.</p> + +<p>Un secrétaire d'État assiste le gouverneur.</p> + +<p>Le pouvoir judiciaire, auquel est consacré un article +à part de la constitution, réside dans une cour +suprême, dans les cours de district, dans celles +de comté, et dans les justices de paix. C'est, d'ailleurs, +l'importance des affaires qui règle la juridiction +à laquelle elles doivent être soumises, et il +ne faudrait pas comparer la cour suprême de +l'État californien à notre cour de cassation, ni ses +cours de district à nos cours d'appel et ses cours +de comté à nos tribunaux de première instance.<span class="pagenum" id="Page_331">[Pg 331]</span> +Enfin, outre les diverses cours de justice de l'État +californien, il y a aussi la cour des États-Unis, dite +cour de <i>circuit</i>. Là siégent les juges fédéraux envoyés +de Washington pour appliquer les lois de +l'Union et veiller à leur exécution.</p> + +<p>Tous les magistrats sont nommés à l'élection. +Ceux de la cour suprême et les juges des cours de +district le sont pour quatre ans, les juges de paix +pour deux. Aucun officier judiciaire, excepté les +juges de paix, ne doit recevoir d'argent des justiciables.</p> + +<p>La justice est rendue «au nom du peuple de +l'État de Californie.»</p> + +<p>Les légistes européens verront sans doute, même +en tenant compte des mœurs politiques des États-Unis, +un grave inconvénient dans l'élection temporaire +des juges par le peuple. Je ne sais si +quelques juges californiens ne se sont pas montrés +quelquefois trop cléments afin d'être réélus, ou +n'ont pas cédé d'autres fois à des intimidations +menaçantes, comme dans les cas où les comités de +vigilance ont dû prendre leur place; mais j'ai entendu +dire à San Francisco, même à des commerçants +français qui comptaient plusieurs années de +séjour dans le pays, qu'on était généralement satisfait +de la manière dont la justice était rendue. +D'ailleurs, l'opinion publique a une telle force aux<span class="pagenum" id="Page_332">[Pg 332]</span> +États-Unis, qu'elle s'impose à tous les citoyens, +et qu'un mauvais jugement serait sévèrement censuré +par elle.</p> + +<p>Un article de la constitution californienne prévoit +l'organisation de la milice de l'État, véritable +garde nationale prête à marcher dans tout moment +de péril, et laisse à la législature le soin d'établir +une loi sur le service militaire que tout citoyen +doit à son État.</p> + +<p>Un autre article de la constitution règle la façon +dont l'État pourra contracter une dette. Cet article +impose des limites au pouvoir de la législature de +voter des emprunts, et dans certains cas appelle le +peuple en masse à se prononcer.</p> + +<p>Un article spécial est ensuite consacré à cette +grande question d'intérêt public, qui n'est nulle +part négligée aux États-Unis: l'éducation de l'enfance. +Un inspecteur de l'instruction publique est +nommé pour trois ans par le peuple. La législature +doit encourager, par tous les moyens convenables, +tout ce qui peut exciter les améliorations et les +découvertes dans l'ordre intellectuel, moral, scientifique +ou agricole. Une partie du revenu ou de la +vente des terres publiques est réservée, comme +dans tous les États de l'Union, à l'entretien des +écoles. La législature a encore développé ces heureuses +dispositions.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_333">[Pg 333]</span></p> + +<p>Le mode d'amendement et de révision de la +constitution est prévu par un article <i>ad hoc</i>. Un +autre article règle, sous le titre de dispositions +diverses, <i>miscellaneous provisions</i>, différentes questions +importantes. Ainsi, le premier paragraphe +fixe le siége de la prochaine session de la législature +à San José, et non plus à Monterey. On a +transféré, depuis, la législature à Vallejo, à Benicia +et à Sacramento, où elle tient encore aujourd'hui +ses séances. En déplaçant ainsi, de temps en +temps, le siége du parlement, aucune ville n'est la +capitale exclusive de l'État, et le mouvement qu'entraînent +avec eux les cent vingt députés ou sénateurs +siégeant ensemble profite tour à tour à différents +centres, sans en favoriser aucun au détriment +de tous les autres. Cependant, on incline aujourd'hui +à penser que ce système n'était bon qu'à +l'époque de la naissance du pays, et Sacramento +paraît devoir prendre le titre définitif de capitale +de la Californie. On y établit même un capitole. +On sait que l'on décore de ce nom romain, aux +États-Unis, le lieu des séances de la législature de +chaque État.</p> + +<p>Un paragraphe particulier de la constitution +défend le duel. Ceux qui violeront cette prescription +seront déchus du droit de suffrage, et privés +de leurs charges s'ils occupent un emploi public.<span class="pagenum" id="Page_334">[Pg 334]</span> +Malgré ces peines de déchéance, si sensibles +pour tout Américain, on ne se bat pas moins en +duel en Californie, en comptant sur la clémence du +jury.</p> + +<p>Il y a eu, à San Francisco des duels nombreux, +auxquels une partie de la population a souvent +assisté. Le scandale a quelquefois dépassé toutes +limites. Ainsi, en octobre 1859, le sénateur californien +au congrès de Washington, Broderick, et le +juge à la cour suprême de Californie, David Terry, +le même que le comité de vigilance avait failli +pendre en 1856, se battaient dans un duel à mort +devant plus de cent spectateurs, et après avoir été +une première fois dispersés par les <i>constables</i>. +Le duel eut lieu au pistolet, et Broderick succomba. +Terry, comme on s'y attendait, a été acquitté par +le jury, après une information dérisoire.</p> + +<p>Un autre paragraphe de la constitution fixe la +formule du serment pour les sénateurs, les députés +et les employés de l'État. Ils doivent jurer de +défendre la constitution des États-Unis et celle de +l'État de Californie, et de remplir fidèlement les +devoirs de leur charge.</p> + +<p>Le dernier article de la constitution marque les +limites de l'État de Californie.</p> + +<p>A la suite, sous le titre d'appendice ou <i>schedule</i>, +viennent certaines dispositions applicables à l'état<span class="pagenum" id="Page_335">[Pg 335]</span> +particulier où se trouvait alors le pays. Il y est dit +que la constitution sera soumise à l'approbation du +peuple. En outre, les deux sénateurs qui seront +choisis par la législature, ainsi que les députés qui +seront nommés par le peuple pour représenter la +Californie au congrès des États-Unis, seront pourvus +de copies certifiées de la constitution, si elle est ratifiée +par le peuple. Ils les présenteront au congrès +de Washington, lui demandant, au nom du peuple +de Californie, l'admission du nouvel État dans +l'Union américaine. Nous avons vu que cette admission +fut prononcée par l'<i>oncle Sam</i> après mûre +délibération. La Californie, trente et unième État +de l'Union, qui en compte aujourd'hui trente-six, +eut dès lors le droit d'appeler les autres États ses +<i>sœurs</i> (<i>state-sisters</i>), suivant la curieuse dénomination +en usage aux États-Unis.</p> + +<p>J'ai cru devoir exposer avec quelque détail la +constitution californienne pour bien faire comprendre +ce que sont les mœurs politiques dans un +nouvel État de l'Union. On pourra reprocher à cette +constitution un esprit démocratique trop prononcé; +mais nous répondrons qu'elle est encore observée +aujourd'hui comme aux temps où elle a été faite, +et que personne ne songe à la violer. On objectera +contre un système électoral si largement organisé +quelques cas particuliers de fraudes, de corruptions<span class="pagenum" id="Page_336">[Pg 336]</span> +ou même de compétitions par trop vives. +Ces objections sont fondées; mais quand le peuple +est appelé en masse dans ses comices, il n'y a pas +lieu de s'étonner que quelques faits fâcheux se produisent. +Toujours est-il qu'à l'époque où l'on ne +voyait dans la Californie qu'une réunion d'aventuriers +et de brigands, une agglomération d'hommes +sans gouvernement régulier, sans aucune loi que +la loi de Lynch, avec des juges siégeant armés du +revolver, ce pays offrait pourtant à l'Europe un bel +exemple, que celle-ci ne pouvait apprécier, parce +qu'elle était trop loin, et surtout très-mal informée. +La Californie se donnait alors, sans secousse et +sans bruit, une constitution des plus libérales, et +dont on peut déjà constater la solidité.</p> + +<p>Ce n'est pas que je veuille établir le moindre +rapprochement entre l'Amérique et l'Europe. +Le parallèle n'est pas possible, et l'on ne saurait +comparer un peuple jeune, un peuple qui peut +s'étendre partout, parce que le terrain s'étend partout +devant lui, à des peuples anciens, condensés +et agglomérés, auxquels l'air même manque quelquefois. +Enfin, on ne doit point chercher à opposer +un peuple né d'hier et libre de tout frein aux +peuples de l'Europe, qui suivent les traditions de +leur histoire, et dont les mœurs et les coutumes +diffèrent autant de celles des Américains. On ne<span class="pagenum" id="Page_337">[Pg 337]</span> +peut cependant nier que toutes les races différentes +qui se rencontrent en Californie ne s'accommodent +très-bien des institutions libérales qui y règnent, +et l'on ne saurait oublier non plus que ces mêmes +institutions ont merveilleusement aidé aux développements +rapides de la colonisation de ce pays. +C'est là un point qu'il ne faut pas perdre de vue.</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_338">[Pg 338]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="II_V">V</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">LA DÉMOCRATIE CALIFORNIENNE.</h2> + + +<p>Il importe de ne point passer légèrement sur +l'étude de la constitution californienne. Des questions +de ce genre n'intéressent pas seulement le +législateur, le politique et le philosophe, mais encore +l'économiste, et en général tout homme +éclairé que préoccupent l'observation et la connaissance +des phénomènes sociaux. A quelque point de +vue qu'on se place pour la commenter, cette constitution +peut offrir, même dans un examen général, +d'utiles enseignements, et dans tous les cas +des faits importants à discuter.</p> + +<p>Nous voyons d'abord que tous les citoyens y +sont égaux en droits politiques, comme, du reste,<span class="pagenum" id="Page_339">[Pg 339]</span> +dans les autres États de l'Union. Ainsi, tous sont +non-seulement aptes à voter, mais encore aptes à +être élus. Il est bien entendu qu'ici, et dans tout ce +qui va suivre, il n'est question que des citoyens de +race blanche. L'exclusion des races de couleur des +droits politiques et presque des droits sociaux est, +d'ailleurs, le seul vice peut-être que présente la +constitution californienne; vice honteux à notre +époque, il est vrai, honteux surtout chez une +grande république telle que l'Union. Mais tout a +une raison d'être, et je reviendrai sur ce fait, que +nous regardons à bon droit comme une tache pour +les États-Unis.</p> + +<p>Toutes les places se donnant à l'élection en Californie, +il fallait, pour que les diverses ambitions +fussent tour à tour satisfaites, que les heureux élus +ne s'éternisassent pas dans leur charge. La courte +durée des emplois, deux ans en général, est l'un +des principes qui régissent cet État démocratique; +mais le fonctionnaire sortant peut d'ordinaire +être réélu. Le peuple se voit à chaque instant, +comme à Athènes et dans l'ancienne Rome, appelé +sur la place publique. Tout le monde prend part au +vote, sauf quelques rares abstentions, le plus souvent +forcées. Le dépouillement des scrutins est +loin de présenter, entre le nombre des votants et le +nombre des électeurs inscrits, cette effrayante<span class="pagenum" id="Page_340">[Pg 340]</span> +disproportion qu'on remarque en France, et qui +doit faire croire à l'étranger que nous ne sommes +pas encore mûrs pour la liberté politique.</p> + +<p>Dans les communes, le peuple nomme tous les +officiers municipaux: l'<i>assessor</i>, qui établit l'impôt; +le <i>tax-collector</i>, qui le perçoit; le <i>constable</i>, +chargé de la police; le <i>recorder</i> ou greffier, qui +rédige les actes de l'état civil; le <i>treasurer</i> ou caissier, +qui garde les fonds communaux; le <i>judge of +peace</i> ou juge de paix, qui prononce sur les différends +entre les citoyens.</p> + +<p>Dans les comtés, qui ont beaucoup d'analogie +avec nos arrondissements en France, le peuple +nomme les membres des cours de justice: le <i>district +judge</i>, pour six ans; le <i>county judge</i>, pour +quatre ans, et les autres officiers des tribunaux +pour deux ans: l'<i>attorney</i> ou procureur, le <i>county +clerck</i> ou greffier, et le <i>sheriff</i>, qui fait exécuter +les arrêts. Le peuple nomme aussi pour deux ans +le <i>superintendent of common schools</i>, ou surveillant +des écoles communales; le <i>surveyor</i>, géomètre ou +agent voyer du comté, chargé de dresser le cadastre; +les <i>supervisors</i>, ou inspecteurs du comté, +rappelant à la fois nos conseillers municipaux et +d'arrondissement; enfin, le <i>coroner</i>, chargé de +constater les décès.</p> + +<p>Le peuple élit aussi les députés et les sénateurs;<span class="pagenum" id="Page_341">[Pg 341]</span> +les députés par comtés, et les sénateurs par +districts.</p> + +<p>Enfin la population entière de l'État est appelée +à nommer les membres de la cour suprême, le +chef du pouvoir exécutif, et avec lui tous les officiers +qui l'assistent dans ses fonctions, tels que le +vice-gouverneur, le secrétaire d'État, le <i>controller</i>, +sorte de ministre de l'intérieur; le <i>treasurer</i>, ou +directeur des finances; l'<i>attorney general</i>, ou procureur +général; le <i>surveyor general</i>, ou inspecteur +des travaux publics; le <i>superintendent of public instruction</i>, +ou inspecteur de l'instruction publique; +le <i>quartermaster general</i>, ou adjudant général. Tous +ces officiers publics reçoivent de l'État un salaire +qui ne dépasse pas en moyenne 3,000 dollars ou +15,000 francs par an, à part le gouverneur, qui +est payé 30,000 francs. En tenant compte des différences +relatives de la valeur de l'argent en Europe +et en Californie, il faut encore diminuer ces +salaires de moitié, si on veut les comparer à ce +qu'ils seraient, par exemple, en France. Mais les +États-Unis, on le sait, ne sont pas prodigues pour +les émoluments attachés aux emplois publics, et +c'est assez naturel dans une république si démocratique. +Le président de l'Union, placé à la tête +d'un pays aussi grand que l'Europe, ne reçoit que +125,000 francs par an pour tout traitement et indemnités.<span class="pagenum" id="Page_342">[Pg 342]</span> +Dans aucun État les employés ne sont +astreints à l'uniforme, à part les militaires, qui +ne le portent que dans les parades, et jamais aucune +décoration, aucun privilége ne distinguent +les fonctionnaires des autres citoyens.</p> + +<p>Quoi qu'on en ait pu dire, les diverses élections +se font en Californie d'une manière fort régulière. +On n'y constate aucun de ces scandales publics que +la presse parisienne se plaît quelquefois à raconter, +et dont elle rend responsable le système électoral +des États-Unis. S'il y a parfois, sur toute l'étendue +de l'Union, quelques incidents à regretter, +ils n'en sont pas moins fort rares. Ces désordres +n'ont éclaté que dans quelques villes, et de pareils +faits ne se sont jamais, du moins à ma connaissance, +passés en Californie. Chacun y fait valoir, +dans les <i>meetings</i> qui précèdent les élections, ses +titres à l'emploi qu'il demande. Chaque parti choisit +le candidat qu'il préfère; et si les voix semblent +trop se diviser, plusieurs partis se réunissent pour +reporter tous leurs suffrages sur un candidat commun. +On pourrait peut-être citer quelques cas de +corruption ou de violence; mais la nature humaine +est-elle infaillible? n'avons-nous pas d'ailleurs +nous-mêmes, dans des circonstances analogues, +encouru les mêmes reproches? et ne serait-ce pas +ici le lieu de renvoyer ceux qui attaquent toujours<span class="pagenum" id="Page_343">[Pg 343]</span> +l'application du suffrage universel aux États-Unis +à certain passage bien connu de l'Évangile?</p> + +<p>Il ne suffit pas à un peuple de jouir de l'égalité +des droits politiques, il faut encore que tous soient +égaux dans les relations journalières de la vie, et +c'est ce qui constitue l'égalité sociale, peut-être +plus chère que la première au cœur des Américains. +Sous ce rapport, la Californie est des mieux +partagées, et là, plus qu'en aucun autre État de +l'Union, toutes les classes sont nivelées. Il n'y a +pas de différences de rangs, de castes, pas d'esprit +de corps enraciné. Le niveau est si bien établi, que +tous les mariages se font en dehors de toute considération +de position sociale. Ce n'est pas que je +veuille les louer tous, mais je me borne à constater +un fait, et à l'opposer à cette plaie hideuse +des mariages d'argent qui ronge notre société en +France. On ne peut trouver parmi les citoyens +américains aucun domestique, et la classe des serviteurs +se recrute exclusivement parmi les nègres +ou les étrangers. Quant à l'ouvrier américain, il +se regarde toujours comme l'égal de son patron, +et même, renversant les rôles, il ne consent à le +servir que comme un client, et jamais comme un +maître. Il apporte toujours la plus grande dignité +dans son travail, et pousse le respect de sa personne +jusqu'au soin de son costume, qui ne révèle<span class="pagenum" id="Page_344">[Pg 344]</span> +en rien un ouvrier à l'œil surpris de l'Européen.</p> + +<p>Il n'y a dans les hôtels, dans les diligences, les +chemins de fer, qu'une seule espèce de place, +et tous les voyageurs indistinctement payent le +même prix. Si l'on fait quelque faveur, c'est pour +les dames seulement. On leur réserve souvent, +dans les hôtels et les bateaux à vapeur, des salons +séparés, meublés avec le plus grand luxe. Il est +beau de voir consacrés par l'usage ces égards délicats, +ce respect profond pour la femme. On a dit +que les Américains agissaient ainsi, non par galanterie, +mais afin de se livrer plus facilement à tout +leur sans-gêne. Il n'en est pas moins vrai que les +femmes se trouvent très-bien de la réserve dont +ils usent à leur égard, et qu'elles s'embarquent +bravement toutes seules pour un long voyage, +même en Californie, ce qu'assurément nos dames +n'oseraient jamais faire en France.</p> + +<p>Les institutions de la Californie, comme celles +des autres États de l'Union, sont dominées par le +principe de l'égalité, qui se retrouve partout, aussi +bien dans les lois relatives à l'impôt que dans +celles qui concernent l'instruction publique.</p> + +<p>Tous les citoyens, de vingt et un à cinquante +ans, doivent à l'État le <i>poll-tax</i>, sorte de capitation +ou cote personnelle, qui est en Californie de 3 dollars +ou 15 francs par tête. Il faut aussi payer au<span class="pagenum" id="Page_345">[Pg 345]</span> +comté le <i>road-tax</i>, ou prestation en nature pour +l'entretien des routes. Ce dernier impôt est de 3 à +4 dollars, ou se paye par deux journées de travail. +L'impôt foncier pèse, en outre, sur ceux qui +possèdent des valeurs mobilières ou immobilières +taxables, et la patente ou <i>license</i> sur ceux qui +exercent un état soumis à cette contribution. L'impôt +foncier est de 3 francs par 500 francs, soit 6 +pour 1,000, de la valeur immobilière ou mobilière +reconnue. L'impôt du timbre, <i>stamp-tax</i>, frappe +seulement les papiers de commerce et les polices +d'assurance. Aucun impôt, aucune redevance ne +pèse sur l'exploitation des mines et des placers, +excepté le <i>mining-tax</i>, que payent encore dans +quelques comtés les mineurs étrangers. L'impôt +des passe-ports est inconnu, ainsi que celui des +permis de chasse.</p> + +<p>Quant à l'instruction primaire, elle est répartie +uniformément, et tous les citoyens apprennent à +lire, à écrire et à calculer. On leur explique aussi +dans les écoles, outre la grammaire et l'orthographe, +un peu d'histoire et les rudiments des +sciences. La religion est d'ordinaire soigneusement +écartée de l'enseignement scolaire, et c'est aux +parents qu'on laisse la charge de diriger l'éducation +religieuse de leurs enfants. Mais la liberté +d'enseigner est complète. Ainsi tous les professeurs,<span class="pagenum" id="Page_346">[Pg 346]</span> +toutes les sectes peuvent fonder à leur gré +des colléges ou même des séminaires, et imposer +leur système particulier à l'élève qui entre dans +un de ces établissements. Aucun monopole n'existe. +Aucun grade, aucune corporation universitaire ne +sont reconnus par l'État.</p> + +<p>Le léger bagage intellectuel dont on charge les +jeunes citoyens leur suffit pour remplir tous les +emplois, même les plus élevés. On cite avec orgueil +en Californie le gouverneur Weller qui fut, dit-on, +autrefois charretier, et feu le sénateur Broderick, +un ex-ouvrier maçon, envoyé au congrès de Washington +par ses compatriotes. Lincoln n'a-t-il pas +commencé aussi par être charpentier?</p> + +<p>L'égalité civile et sociale la plus entière, avec +les conséquences qui en découlent naturellement, +ne sont pas les seuls droits qui soient garantis à +tous en Californie. La liberté individuelle y est +aussi entourée de respect. Pas de prison pour +dettes, et, pour ainsi dire, pas de prison préventive, +puisqu'on a la faculté de reprendre sa liberté +sous caution, quelle que soit la faute commise, +pourvu que ce ne soit pas un crime capital. +Chacun a le droit d'être jugé par un jury spécial. +Chacun peut porter sur soi des armes pour sa +défense ou pour son agrément. La chasse est librement +permise à tous; il en est de même de la<span class="pagenum" id="Page_347">[Pg 347]</span> +pêche. La tracasserie si gênante des passe-ports +est inconnue dans tous les États de l'Union. On +peut en dire autant des visites d'octroi, qui n'existent +pas davantage.</p> + +<p>La liberté la plus large est accordée aux transactions, +et aucune loi ne règle l'intérêt de l'argent, +qui n'est pas, après tout, une marchandise si différente +des autres. Il n'y a non plus presque aucun +recours contre les faillites qui, dans ces pays de +commerçants hardis, prennent le nom d'affaires +malheureuses. Il n'y a aucun monopole, aucune +corporation comme en France, pour les courtiers +et les agents de change, par exemple. Aucun corps +n'a de priviléges exclusifs, comme notre corps des +ponts et chaussées et des mines. En matière d'industrie, +il y a liberté complète, et aucune loi restrictive +n'est apportée à l'exploitation des forêts, +de la terre, des mines ou des placers. Cette doctrine +du <i>laissez faire, laissez passer</i>, si critiquée chez +nous, et si heureusement appliquée à l'industrie +californienne, a produit là-bas les plus merveilleux +effets.</p> + +<p>La liberté religieuse et la liberté de la presse +sont non moins pleinement exercées et garanties +par la constitution, ainsi qu'on a pu le voir. +L'État ne salarie aucun culte, en les reconnaissant +tous, quels qu'ils soient; l'État n'a aucun journal<span class="pagenum" id="Page_348">[Pg 348]</span> +officiel, et laisse toutes les feuilles publiques paraître +et circuler librement sans timbre ni cautionnement. +Dans chaque comté, l'administration +des postes va même jusqu'à transporter gratuitement +tous les journaux qui s'y publient.</p> + +<p>Une conséquence immédiate de ces deux libertés +de la chaire et de la presse, a été de produire en +Californie l'établissement d'une foule d'Églises de +toutes les sectes possibles, y compris celle de Confucius +et peut-être aussi celle de Bouddha, et la +fondation d'une infinité de journaux, politiques, +commerciaux, industriels, agricoles, scientifiques +et littéraires. Leur nombre, leur format, les langues +diverses dans lesquelles ils sont rédigés, le soin +même qu'on prend de les bien imprimer, et sur un +papier convenable, suivant la coutume anglaise et +américaine, étonneraient vivement la presse parisienne +si elle pouvait porter ses regards jusqu'à +cet eldorado des journalistes.</p> + +<p>Voilà bien des libertés, dira-t-on, et l'on nous +croit déjà près de la licence. La licence viendrait +peut-être en d'autres pays, mais aux États-Unis et +même en Californie, il faut le reconnaître, le tempérament +froid et pratique de la race anglo-saxonne +sait ordinairement prévenir les excès. +Qu'il y ait eu parfois quelques troubles, qu'il y ait +eu même quelques abus de pouvoir, c'est ce que<span class="pagenum" id="Page_349">[Pg 349]</span> +l'on ne peut nier; mais que l'on cite le lieu du +monde où des faits pareils et même pires ne se soient +pas présentés. Quant à ceux qui m'accuseront +d'exagération ou d'enthousiasme, je leur répondrai +que je peins ce que j'ai vu, ce que j'ai mûrement +examiné, et que je ne me laisse entraîner ni +par mon caprice, ni par le mirage poétique d'institutions +imaginaires.</p> + +<p>La Californie, comme tous les États de l'Union, +n'a aucune armée permanente en temps de paix. +On ne lève de troupes, dans les États-Unis, que +lorsque l'ennemi public menace la fédération. +Au reste, chaque citoyen de race blanche, jouissant +d'une bonne constitution, doit, de 18 à 45 ans, +le service militaire à l'État dans lequel il réside, +et il a le devoir de marcher dès qu'il en est requis, +à moins d'être exempté par la loi. Tout se borne +le plus souvent à figurer parmi les membres d'une +compagnie de volontaires faisant partie de la milice, +à avoir un uniforme et à parader de temps en +temps. Ces soldats improvisés rappellent un peu, +par leurs cheveux longs, leurs favoris et leurs +faux cols, notre garde nationale parisienne, ou +mieux encore les volontaires anglais.</p> + +<p>Bien qu'éloignée de plus de 1,200 lieues, par +terre, de la capitale des États-Unis, la Californie +est gardée seulement par 15 à 1,800 soldats de<span class="pagenum" id="Page_350">[Pg 350]</span> +l'armée fédérale, la plupart étrangers enrôlés. +Ils sont casernés principalement dans les fortifications +du port de San Francisco, et dans les différents +forts du pays, qui servent à tenir en +respect les Indiens. Si ces derniers deviennent +trop remuants, on fait appel aux volontaires, et +l'on a vu ainsi la milice californienne se porter +quelquefois au secours des territoires et des États +voisins ravagés par les Peaux-Rouges. Quant à la +Californie, elle ne songe nullement à se séparer +de la métropole. Grâce à cette heureuse combinaison +politique qui fait de chaque État de l'Union un +gouvernement distinct, absolument maître chez +lui, cet État ne sent dès lors l'influence du gouvernement +fédéral que dans les cas d'intérêts généraux +ou de défense nationale, c'est-à-dire +lorsque, livré à lui seul, il serait trop faible pour +réussir ou pour résister. Cette situation semble +résumer tous les avantages qu'on peut demander +au système fédératif: elle donne l'assurance de sa +vitalité et de sa durée dans l'Amérique du Nord.</p> + +<p>Le peuple américain, par suite des institutions +libérales qui le régissent, a acquis cette patience, +ce sang-froid, ce respect religieux de la loi qui +conviennent à un peuple libre. Le type de l'Anglo-Saxon +n'a pas non plus disparu chez lui. La ténacité, +la persistance dans les vues, la hardiesse<span class="pagenum" id="Page_351">[Pg 351]</span> +dans les entreprises, une habitude invétérée de ne +compter jamais que sur ses propres forces, enfin +une résignation stoïque opposée à tout événement +difficile ou malheureux, sont autant de traits distinctifs +qui, parmi beaucoup d'autres, font aisément +reconnaître le citoyen de l'Union. Quant à +l'esprit de religion et de famille, à l'amour instinctif +du foyer domestique ou du <i>home</i>, ces sentiments +se sont un peu effacés, il est vrai, surtout +en Californie; mais ils n'en existent pas moins à +l'état latent dans le cœur de tout Américain.</p> + +<p>Celui-ci mêle peut-être à ses qualités un grand +fond d'égoïsme et un orgueil exagéré, qui, pour +être généralement moins bruyant que l'orgueil +traditionnel des fils de la Castille, n'en est que +plus enraciné. Mais on ne doit pas lui contester +une très-grande supériorité de caractère, et +c'est cette supériorité qui frappe tout d'abord +l'Européen arrivant pour la première fois aux +États-Unis, fût-ce même en Californie. Il y a bien, +en particulier dans ce dernier État, quelques +coutumes fâcheuses qui font tache. L'Américain y +est quelquefois d'une rudesse et d'un sans-façon +qui, chez les peuples élégants et polis, seraient +très-certainement hors de mise; San Francisco +d'ailleurs ne brigue pas l'honneur d'être appelé +l'Athènes du Pacifique, et se contente d'en être la<span class="pagenum" id="Page_352">[Pg 352]</span> +reine, suivant le surnom que les Américains lui +ont donné. Il faut donc négliger les détails, et ne +pas oublier que ce ne sont encore que les institutions +et les mœurs politiques qu'on peut louer +presque sans restriction chez ces nations nouvelles. +Le reste se fera plus tard: ne savons-nous pas +qu'un progrès en amène un autre? Le peuple américain +est plein de séve et de vie; jeune et vigoureux, +il paraît se rajeunir encore à mesure qu'il +colonise de nouveaux déserts. Il serait à désirer +que l'Amérique espagnole eût prospéré comme sa +puissante rivale. Mais elle se décompose tous les +jours et se perd dans des révolutions inextricables, +tandis que l'Anglo-Américain, calme et impassible, +marche lentement, et par des voies presque toujours +sûres, à une conquête qui lui paraît fatalement +dévolue, celle de toute l'Amérique.</p> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_353">[Pg 353]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="II_VI">VI</h2> +</div> + +<h2 class="nobreak">L'OPPRESSION DES RACES DE COULEUR.</h2> + + +<p>J'arrive au seul point délicat que soulève l'étude +de la constitution californienne, je veux +dire l'oppression exercée contre les races de couleur.</p> + +<p>Bien que la Californie ne soit point un État à +esclaves, bien que l'esclavage soit aujourd'hui +partout aboli dans l'Union, les races de couleur +sont proscrites en Californie, ou tout au moins +poursuivies par le mépris public, comme dans +tous les États-Unis. L'individu de sang blanc et +sans nul mélange a seul droit au titre de citoyen. +Le reste, nègres, Indiens ou Chinois, n'est pas considéré<span class="pagenum" id="Page_354">[Pg 354]</span> +comme faisant partie de l'espèce humaine +supérieure. La proscription s'étend plus loin, et +une seule goutte du sang de ces races condamnées +suffit pour faire d'un individu, dont les ancêtres +étaient de race blanche, un véritable paria. Privé +naguère du droit de voter, il ne pouvait témoigner +en justice; il lui était même interdit de +rien posséder. Il se trouvait mis, en quelque sorte, +hors la loi. Les emplois les plus vils lui étaient +seuls attribués.</p> + +<p>Dans les États à esclaves, le nègre ne pouvait +voyager avec le blanc, même en omnibus, +et ne devait en aucune occasion se rencontrer +auprès de lui, à table, au théâtre, à l'église. C'est +tout au plus si on le souffrait dans la rue. Quelques +États libres, l'État de New-York, par exemple, +maintenaient ces distinctions honteuses pour l'humanité. +En Californie, les nègres sont également +voués à l'animadversion publique, mais ils y sont +fort peu nombreux, et c'est aux Chinois que l'Américain +s'attaque de préférence. Tous les individus +de race blanche, sans distinction, ont le droit d'occuper +un <i>claim</i> ou portion de placer; le Chinois +seul ne peut posséder cette portion qu'en la louant +ou en l'achetant, et les conditions du marché sont +le plus souvent exorbitantes. Au seul Chinois on +fait encore payer le <i>mining-tax</i>, établi dans le principe<span class="pagenum" id="Page_355">[Pg 355]</span> +sur tout mineur étranger. Cette espèce de patente +donnait le droit de travailler sur les placers. +Dans quelques comtés peu bienveillants, elle a été +maintenue pour les Chinois au taux, aujourd'hui +fort onéreux, des premiers temps de l'exploitation, +soit à 4 dollars, ou un peu plus de 20 francs par +mois.</p> + +<p>Partout, en Californie, le Chinois est relégué +dans des quartiers séparés; on l'isole même entièrement, +quand on peut, car il est indigne de se +mêler aux blancs. On l'accuse volontiers de tous +les malheurs publics, et surtout d'incendies et de +vols. On le poursuit sans relâche, on le dépossède, +et bien souvent les lois sont impuissantes ou inactives +lorsqu'il s'agit de défendre le faible contre les +injustices du fort. Le Chinois donne cependant aux +Californiens un bel exemple de patience, de soumission +et de travail. Il concourt aussi, pour une +très-large part, au bien-être industriel et commercial +du pays. Lui seul entreprend sur les placers +certains travaux dont nul autre ne se chargerait; +lui seul vient fouiller le sable et glaner encore un +peu d'or sur des points réputés stériles ou trop +pauvres par les autres mineurs; mais on le violente +avec acharnement, et, devant les incessantes persécutions +de ses oppresseurs, il quitte au plus tôt +une contrée si peu hospitalière. C'est ainsi que<span class="pagenum" id="Page_356">[Pg 356]</span> +l'on voit s'arrêter chaque jour en Californie l'immigration +chinoise, qui eût pu rendre à cet État +les services les plus signalés.</p> + +<p>Quelles que fussent les vertus utiles qui plaidaient +en leur faveur, les Chinois ont été, dès leur +arrivée, l'objet constant de la réprobation universelle. +On a eu le courage d'invoquer contre eux +une infériorité relative d'intelligence, et l'on a +défendu par cette mauvaise raison les injustices +plus que criantes dont on s'est rendu coupable à +leur égard.</p> + +<p>Dès 1852, la législature de Californie faisait +une loi pour prévenir toute immigration ultérieure +des races chinoises ou mongoliennes; toutefois +le gouverneur Bigler y opposa son <i>veto</i>, et +la loi ne passa pas. En 1858, la législature revint +à la charge, et la loi fut alors non-seulement +votée par les deux Chambres, mais encore approuvée +par le gouverneur. Elle passa donc avec la +sanction des deux pouvoirs, législatif et exécutif: +cependant, un nouvel échec l'attendait. Elle ne +tarda pas à être déclarée inconstitutionnelle par +la cour suprême de Californie, et dut être rapportée<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a>.</p> + +<div class="footnote"> + +<p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14" class="label">[14]</a> Il y a là, pour nous Européens, un fait politique curieux; car +il semble que lorsque le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif +ont sanctionné une loi, le pouvoir judiciaire n'a plus qu'à l'appliquer. +Aux États-Unis il en est autrement. Si nous ouvrons, en +effet, le livre de Tocqueville: <i>de La Démocratie en Amérique</i>, nous +y lisons, tome I, chapitre <span class="allsmcap">VI</span>, <i>du Pouvoir judiciaire</i>, etc..., les +lignes suivantes, qui méritent d'être méditées: «Lorsqu'on invoque, +devant les tribunaux des États-Unis, une loi que le juge estime +contraire à la constitution, il peut refuser de l'appliquer. Ce +pouvoir est le seul qui soit particulier au magistrat américain; +mais une grande influence politique en découle.</p> + +<p>«Il est, en effet, bien peu de lois qui soient de nature à échapper +pendant longtemps à l'analyse judiciaire; car il en est bien peu +qui ne blessent un intérêt individuel, et que des plaideurs ne +puissent ou ne doivent invoquer devant les tribunaux. Or, du jour +où le juge refuse d'appliquer une loi dans un procès, elle perd à +l'instant une partie de sa force morale. Ceux qu'elle a lésés sont +alors avertis qu'il existe un moyen de se soustraire à l'obligation +de lui obéir; les procès se multiplient, et elle tombe dans l'impuissance. +Il arrive alors l'une de ces deux choses: le peuple +change sa constitution, ou la législature rapporte sa loi.</p> + +<p>«Les Américains ont donc confié à leurs tribunaux un immense +pouvoir politique; mais en les obligeant à n'attaquer les lois que +par des moyens judiciaires, ils ont beaucoup diminué les dangers +de ce pouvoir...</p> + +<p>«Resserré dans ses limites, le pouvoir accordé aux tribunaux +américains de prononcer sur l'inconstitutionnalité des lois, forme +encore une des plus puissantes barrières qu'on ait jamais élevées +contre la tyrannie des assemblées politiques.»</p> + +</div> + +<p><span class="pagenum" id="Page_357">[Pg 357]</span></p> + +<p>Depuis, les malheureux Chinois ont été victimes +de nouvelles levées de boucliers. On les a notamment +accusés à plusieurs reprises de faire baisser +le taux des salaires en travaillant partout à prix +réduits.</p> + +<p>Il semble prouvé, en effet, que la plupart des +Chinois, surtout ceux qu'on nomme des <i>coolies</i>, +sont de simples esclaves attachés à un maître qui +les a amenés en Californie. Ce maître les loue à +d'autres Chinois, ou les laisse libres de travailler<span class="pagenum" id="Page_358">[Pg 358]</span> +à leur guise, moyennant une faible redevance journalière.</p> + +<p>La lutte entre les travailleurs chinois et les +autres ouvriers californiens sera d'ailleurs toujours +à recommencer. Les Chinois se contentent du plus +modeste salaire; ce sont des ouvriers très-tenaces, +fort industrieux, et ils réussissent presque toujours +là où d'autres échouent. Il n'en faut certes +pas davantage pour éveiller contre eux la jalousie +des autres travailleurs, surtout quand la concurrence +vient encore surexciter l'animosité de ceux-ci. +Comme les Chinois ont en outre le malheur d'être +de race jaune, ils ont nécessairement été sacrifiés +ou le seront tôt ou tard à la race blanche, la seule +à laquelle reviennent tous les droits, d'après les +principes américains.</p> + +<p>Non contents de poursuivre les Chinois, les +Américains ont aussi exercé en Californie leur esprit +de proscription contre les Indiens, les premiers +maîtres du pays. Les Peaux-Rouges ont dû +céder tous les jours du terrain devant ces +hardis conquérants, qui, les jugeant incapables +d'entrer dans le grand courant de la civilisation, +travaillent désormais à les anéantir. Le sol, par +une sorte de loi inexorable, paraît ainsi destiné +à devenir la propriété de celui-là seul qui peut en +tirer profit. Il semble que le progrès ne peut<span class="pagenum" id="Page_359">[Pg 359]</span> +s'opérer qu'à l'aide de certains sacrifices douloureux, +malgré la sympathie, le plus souvent +inutile, qu'on accorde aux malheureux qui en +sont les victimes.</p> + +<p>Quand on réfléchit à la dure oppression que les +Américains font peser sur les races de couleur, +n'y voit-on pas aussi une sorte de fatalité qui semble +avoir inévitablement voué celles-ci à un asservissement +sans retour?</p> + +<p>On dirait qu'à la plus démocratique des républiques +modernes il faut des ilotes, comme autrefois +à Sparte, des esclaves, comme à Athènes et à +Rome. Que la liberté du plus grand nombre, dans +beaucoup d'États du nouveau monde, ne puisse +marcher sans l'esclavage de quelques-uns, n'est-ce +pas là un grave sujet de méditations? Les républiques +espagnoles elles-mêmes ne sont pas exemptes +du préjugé américain. Bien qu'on s'y soit allié +souvent autrefois, et qu'on s'y allie encore aujourd'hui, +aux races nègre et indienne, on n'en professe +pas moins un profond mépris pour ces races, et +les hommes de <i>sangre azul</i> ou de sang bleu, suivant +l'expression espagnole, y sont toujours les +plus honorés.</p> + +<p>Dans la destruction graduelle des Indiens par +les Américains, il y a comme le doigt de Dieu. Si +les colonies espagnoles sont si dégénérées aujourd'hui,<span class="pagenum" id="Page_360">[Pg 360]</span> +c'est peut-être, et elles le sentent instinctivement, +parce qu'elles ont mêlé leur sang avec +celui des aborigènes. Il est fâcheux toutefois qu'un +pays libre comme l'Union, qu'une généreuse république +qui admet si noblement et si fraternellement +tous les étrangers dans son sein, ait reçu de la +nature la triste mission d'opprimer, et, suivant les +cas, de proscrire, et même d'anéantir les races de +couleur. Les Américains obéissent aveuglément à +ce qu'ils croient leur devoir et leur droit, et l'on +ne saurait exercer ce droit avec un plus grand +sang-froid et une plus suprême impassibilité. Mais +aussi ils savent que ce n'est qu'à ce prix qu'ils +pourront faire utilement la conquête des deux +Amériques. L'aigle américaine, qui étend déjà ses +serres sur tant de pays divers, doit les étendre encore +davantage, et la devise: <i>E pluribus unum</i> groupera +encore bien des provinces sous la bannière des +États-Unis. La doctrine de Monroë, si hautement +proclamée par tous les présidents de la république +dans leurs messages annuels, ne dit-elle pas nettement +que l'<i>Amérique appartient aux Américains</i>, +et qu'eux seuls ont voix dans leurs affaires? et +qui appelle-t-on aujourd'hui Américains, si ce n'est +les citoyens seuls de l'Union? Les républiques +espagnoles, qui offrent presque toutes le triste +spectacle de dissensions intestines sans fin, et d'une<span class="pagenum" id="Page_361">[Pg 361]</span> +décomposition sociale évidente, ne marcheront au +progrès et à la civilisation que lorsqu'elles seront +tombées, au moins jusqu'à Panama, au pouvoir +des Américains. Le Mexique a déjà laissé à ceux-ci +plusieurs lambeaux de son vaste territoire.</p> + +<p>Que serait aujourd'hui la Californie, même avec +la découverte de l'or, si elle fût demeurée aux +mains inhabiles de ses premiers possesseurs?</p> + + +<h3>FIN.</h3> +<hr class="chap x-ebookmaker-drop"> + +<div class="chapter"> +<p><span class="pagenum" id="Page_363">[Pg 363]</span></p> + +<h2 class="nobreak" id="TABLE_DES_MATIERES">TABLE DES MATIÈRES</h2> +</div> + + +<table> +<tr><td><span class="smcap">Préface</span> </td><td> <a href="#PREFACE"> <span class="allsmcap">III</span></a></td></tr> + +<tr><td><b>LES PIONNIERS ET LES PEAUX-ROUGES.</b> </td><td> </td></tr> + +<tr><td>I. La Reine des lacs </td><td> <a href="#I">1</a></td></tr> +<tr><td>II. Le Missouri </td><td> <a href="#II">14</a></td></tr> +<tr><td>III. Le pays des hautes herbes </td><td> <a href="#III"> 26</a></td></tr> +<tr><td>IV. La diligence transcontinentale </td><td> <a href="#IV"> 38</a></td></tr> +<tr><td>V. La cité des plaines </td><td> <a href="#V"> 49</a></td></tr> +<tr><td>VI. Les fondateurs du Colorado </td><td> <a href="#VI">63</a></td></tr> +<tr><td>VII. Les mineurs des Montagnes-Rocheuses </td><td> <a href="#VII"> 71</a></td></tr> +<tr><td>VIII. L'or et l'argent </td><td> <a href="#VIII"> 85</a></td></tr> +<tr><td>IX. La naissance d'une ville </td><td> <a href="#IX">97</a></td></tr> +<tr><td>X. Les soldats du désert </td><td> <a href="#X"> 112</a></td></tr> +<tr><td>XI. Une caravane </td><td> <a href="#XI"> 126</a></td></tr> +<tr><td>XII. Le fort Laramie </td><td> <a href="#XII"> 143</a></td></tr> +<tr><td>XIII. Un village Sioux </td><td> <a href="#XIII"> 152</a></td></tr> +<tr><td>XIV. Montagnards, trappeurs et traitants </td><td> <a href="#XIV"> 165</a></td></tr> +<tr><td>XV. Le grand conseil des Corbeaux </td><td> <a href="#XV">171</a></td></tr> +<tr><td>XVI. Monéka, la perle des prairies </td><td> <a href="#XVI"> 208</a></td></tr> +<tr><td>XVII. Les sauvages </td><td> <a href="#XVII"> 217</a></td></tr> +<tr><td>XVIII. La question indienne </td><td> <a href="#XVIII"> 228 </a></td></tr> +<tr><td>XIX. L'émancipation des femmes </td><td> <a href="#XIX"> 250</a></td></tr> +<tr><td>XX. La ville impériale </td><td> <a href="#XX"> 263</a></td></tr> +<tr><td>XXI. Le peuple américain </td><td> <a href="#XXI"> 276</a></td></tr> + + +<tr><td><b>LES COLONS DU PACIFIQUE.</b></td> <td> </td> </tr> + +<tr><td>I. La découverte de l'or en Californie </td><td> <a href="#II_I"> 283</a></td></tr> +<tr><td>II. L'arrivée des émigrants </td><td> <a href="#II_II"> 290</a></td></tr> +<tr><td>III. Les premiers temps de San Francisco </td><td> <a href="#II_III"> 297</a></td></tr> +<tr><td>IV. L'établissement d'une constitution </td><td> <a href="#II_IV"> 319</a></td></tr> +<tr><td>V. La démocratie californienne </td><td> <a href="#II_V"> 338</a></td></tr> +<tr><td>VI. L'oppression des races de couleur </td><td> <a href="#II_VI"> 353</a></td></tr> +</table> + +<p class="center">PARIS.—IMP. SIMON BAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1. +</p> +<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76624 ***</div> +</body> +</html> + diff --git a/76624-h/images/cover.jpg b/76624-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..b5e364f --- /dev/null +++ b/76624-h/images/cover.jpg diff --git a/76624-h/images/illu-008.jpg b/76624-h/images/illu-008.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..fa01028 --- /dev/null +++ b/76624-h/images/illu-008.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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