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+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76624 ***
+
+
+
+
+
+ LE
+ GRAND-OUEST
+ DES ÉTATS-UNIS
+
+
+
+
+PRINCIPAUX OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
+
+
+LA VIE SOUTERRAINE, ou les Mines et les Mineurs, 2e édition. Paris,
+Hachette, 1867.
+
+L'HISTOIRE DE LA TERRE, origines et métamorphoses du globe. 3e édition.
+Paris, J. Hetzel, 1867.
+
+LES PAYS LOINTAINS, notes de voyage (la Californie, Maurice, Aden,
+Madagascar). 2e édition. Paris, Challamel aîné, 1867.
+
+LA TOSCANE ET LA MER TYRRHÉNIENNE, études et explorations (la Maremme,
+Carrare, l'île d'Elbe, les ruines de Chiusi). Paris, Challamel aîné,
+1868.
+
+LES MERVEILLES DU MONDE SOUTERRAIN, 2e édition. Paris, Hachette, 1869.
+
+LES PIERRES, esquisses minéralogiques. Paris, Hachette, 1869.
+
+PARIS.--IMP. SIMON BAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1.
+
+
+
+
+ LE
+ GRAND-OUEST
+ DES ÉTATS-UNIS
+
+ PAR
+
+ L. SIMONIN
+
+
+ LES PIONNIERS ET LES PEAUX-ROUGES
+
+ LES COLONS DU PACIFIQUE
+
+
+ PARIS
+ CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR
+ QUAI DU LOUVRE, 28
+
+ 1869
+ Tous droits réservés
+
+
+
+
+ A MON AMI
+
+ PAUL DALLOZ
+
+
+
+
+PRÉFACE
+
+
+L'Exposition de 1867 avait amené à Paris, entre autres Américains,
+un actif Bostonien, M. J.-P. Whitney, commissaire du territoire de
+Colorado.
+
+Nous fîmes connaissance, et M. Whitney me proposa, de la façon la
+plus naturelle du monde, de venir voir ses mines. Il s'agissait
+d'entreprendre une course non plus au champ de Mars, mais aux
+Montagnes-Rocheuses. Ce n'était qu'à deux mille cinq cents lieues de
+Paris. M. Whitney tombait bien: j'ai toujours aimé les voyages, et
+j'en ai fait de beaucoup plus longs.
+
+A cette époque, ce n'était cependant ni le sol ni le sous-sol que
+j'explorais, c'était l'atmosphère. J'interrompis mes excursions
+aériennes, et je rejoignis en Amérique M. Whitney et un second
+compagnon, le brave colonel (depuis général) Heine, attaché à la
+légation des États-Unis à Paris.
+
+En cours de voyage j'ai écrit à un ami les lettres qu'on va lire. Je
+les réunis aujourd'hui en volume, et je joins à ces lettres, sous ce
+titre: _les Colons du Pacifique_, une étude sur les premiers temps de
+la Californie.
+
+La Californie est la dernière limite du Grand-Ouest américain, et les
+troubles qui y ont suivi la découverte de l'or sont encore présents
+à l'esprit de tous. J'ai longuement visité ce pays à deux reprises,
+en 1859 et en 1868. Je montre comment les institutions républicaines,
+largement appliquées, ont permis au calme de naître, et comment, à
+une époque d'effervescence aventureuse, a succédé bien vite une ère
+paisible et féconde.
+
+J'offre ce petit livre à mes compatriotes, et je désire qu'il leur
+fasse aimer comme à moi la liberté, la démocratie américaine.
+
+ L. SIMONIN.
+
+ Paris, juin 1869.
+
+[Illustration: CARTE DES ÉTATS-UNIS EN 1867.--Routes suivies par M. L.
+Simonin.]
+
+
+
+
+LE
+
+GRAND-OUEST
+
+
+
+
+LES PIONNIERS ET LES PEAUX-ROUGES
+
+
+
+
+I
+
+LA REINE DES LACS.
+
+
+ Chicago, sur le lac Michigan, 30 septembre 1867.
+
+On dit que tout chemin mène à Rome; tout chemin mène aussi vers le
+Grand-Ouest américain. J'ai pris le plus court, le plus direct, et
+voilà pourquoi je vous écris ma première lettre à deux mille lieues de
+Paris, que j'ai laissé il y a seulement quinze jours.
+
+Le 13 septembre au soir, un vendredi, j'ai dit adieu pour la dernière
+fois, en quittant la gare de Montparnasse, au palais et au jardin de
+l'Exposition, tout illuminés, et le lendemain je me suis réveillé à
+Brest. Immédiatement je me suis embarqué sur _le Saint-Laurent_, un des
+plus beaux _steamers_ de la compagnie transatlantique française, un
+des plus rapides de sa merveilleuse flotte. Si vous saviez comme notre
+pavillon gagne à être ainsi pacifiquement promené sur les mers!
+
+Le beau temps et la vigilance du capitaine aidant, nous avons fait en
+neuf jours la distance de plus de 3,000 milles marins (1,400 lieues de
+4 kilomètres), qui sépare Brest de New-York. Il est vrai que ç'a été le
+plus beau voyage du _Saint-Laurent_; mais la Compagnie transatlantique
+est volontiers coutumière du fait.
+
+Le brave capitaine de Bocandé était tout joyeux de cette magnifique
+traversée, et moi je me disais que, par le temps qui court, on peut
+bien se risquer à partir un 13, fût-ce de plus un vendredi.
+
+J'ai retrouvé à New-York mon excellent compagnon de voyage le colonel
+Heine, attaché à la légation des États-Unis à Paris. Il m'avait
+précédé de quinze jours pour venir préparer les voies de notre grande
+excursion. Il était prêt, je l'étais également. Je ne lui demandai
+qu'une matinée, pour aller présenter mes devoirs à notre bienveillant
+consul général, M. le baron Gauldrée Boilleau.
+
+--Vous voulez donc aller vous faire scalper dans le _Far-West_? me dit
+le baron; les Indiens sont toujours en guerre avec les États-Unis.
+
+--J'ai promis de me rendre dans les mines du Colorado.
+
+--Les Peaux-Rouges vous arrêteront dans le désert, sur le chemin de
+Julesburg à Denver.
+
+--J'ai une bonne carabine et un excellent revolver.
+
+--Il est bien tard maintenant pour aller faire de la géologie dans les
+Montagnes-Rocheuses; vous trouverez les mines sous la neige.
+
+--Ces paroles me donnent à réfléchir, venant d'un homme aussi sensé,
+aussi expérimenté que vous. Je vais me recueillir jusqu'à demain.
+
+--Au revoir! et si vous partez, revenez avec vos cheveux.
+
+Je réfléchis pendant quelques heures à ce que m'avait dit le baron,
+et le résultat de mes réflexions fut que le temps était beau, que
+l'_Indian summer_, l'été indien des prairies qui correspond à notre
+été de la Saint-Martin, s'annonçait sous les auspices les plus
+favorables, et qu'enfin, si les Indiens devaient me percer de flèches
+et me scalper, comme on ne mourait qu'une fois et pas toujours d'une
+mort aussi dramatique, je ne serais pas le plus mal partagé des
+mourants. Je jetai donc le cri des Américains: _Go ahead_, En avant!
+Le colonel, impassible, répondit à ce cri de son pays d'adoption, et
+le 26 septembre au soir, sans plus perdre de temps, nous prîmes notre
+place pour Omaha, ou plutôt nous montrâmes au contrôle du _railroad_
+les billets que nous avaient gratuitement délivrés les compagnies des
+chemins de fer américains, heureuses d'être agréables à des voyageurs
+qui allaient se faire scalper d'aussi bonne grâce.
+
+Omaha est situé sur le Missouri, à 1,500 milles de New-York. Ici,
+j'ouvre une parenthèse pour vous dire, si vous n'avez pas de
+dictionnaire sous la main, que le mille américain, comme l'anglais,
+vaut en nombre rond 1,610 mètres; il est donc environ deux tiers plus
+long que notre kilomètre officiel. Notons encore en passant que le
+mille marin, dont j'ai parlé plus haut, est égal à 1,852 mètres; il y
+a donc mille et mille, comme il y a fagots et fagots, ainsi que disait
+Rabelais.
+
+De New-York à Albany nous avons suivi la belle rivière de l'Hudson.
+D'Albany nous avons poussé droit sur le lac Ontario, traversant au
+passage des villes comme Troie, Utique, Rome et Syracuse, dont les noms
+sont faits pour dérouter le voyageur, s'il n'est pas bien éveillé. Par
+bonheur on rencontre aussi en chemin des villes comme Rochester, la
+grande cité des minotiers, et là, le bruit des roues et des meules, le
+mouvement sans cesse ni trêve rappelle bien qu'on est aux États-Unis.
+
+Le 27, nous saluons à midi les chutes du Niagara, et nous franchissons
+le fleuve sur le pont suspendu le plus hardi, le plus élevé, le plus
+long qui existe au monde; puis nous entrons dans le Canada, côtoyant
+tout le jour le lac Érié.
+
+A Détroit (un nom français, comme tant d'autres ici, et qui rappelle
+notre ancienne domination dans ces parages), un _ferry boat_ ou bac à
+vapeur passe tout le train sur le bras d'eau qui relie le lac Érié au
+lac Huron, et nous rentrons dans les États-Unis, dans le Michigan. Là
+commencent les grandes plaines du Mississipi, les anciennes prairies,
+la plus belle demeure que Dieu ait préparée pour l'homme, comme l'a
+écrit, je crois, Tocqueville.
+
+Le 28, au matin, nous arrivons à Chicago. Nous sommes à 1,000 milles de
+New-York, franchis en une seule traite, sans fatigue, avec une vitesse
+qui atteint presque celle de nos trains express. Nous avons dormi deux
+nuits en wagon, dans des lits. Les siéges, le soir, se transforment en
+couchettes par un procédé très-ingénieux, et là on dort, je ne dirai
+pas comme chez soi, mais aussi bien certainement que dans une cabine
+de bateau à vapeur. Les lits sont étagés, et l'on n'a que la crainte,
+si, comme moi, l'on a un massif compagnon couché au-dessus de sa tête,
+de le recevoir la nuit sur la face, avec tout le fourniment, pour peu
+qu'un ressort se dérange; mais on m'a dit que cela n'arrivait jamais.
+
+Les _palace cars_, les _state rooms_, ou wagons-palais, salons de
+luxe, que l'on peut occuper seul, sont encore plus confortables que
+les wagons à dormir, et certainement trop luxueux pour un pays aussi
+démocratique. Jamais souverain n'a voyagé avec autant de confort
+que dans ces compartiments réserves, que l'on peut se procurer pour
+quelques dollars, sur tous les grands chemins de fer américains.
+
+Les compartiments à dormir s'appellent des _sleeping cars_, comme qui
+dirait des dortoirs. Vous connaissez les wagons américains, larges,
+hauts, bien aérés, pouvant contenir chacun une cinquantaine de
+voyageurs. Les siéges sont disposés sur deux rangs, et une allée est
+ménagée au milieu. On va à volonté en avant ou en arrière, car le siége
+peut basculer autour d'un pivot latéral.
+
+Dans chaque compartiment est un bidon d'eau et un verre à boire, un
+lavabo, un poêle que l'on chauffe en hiver; enfin, faut-il le dire?...
+un _water closet_, dont nos wagons auraient tant besoin. Une corde, qui
+règne sur toute l'étendue du train, met chaque compartiment en relation
+avec le mécanicien de la locomotive.
+
+On peut passer à volonté d'un compartiment à un autre pendant que
+le train est en marche, et rester même au dehors, appuyé sur la
+balustrade, pour admirer à son aise le pays.
+
+Chaque wagon est parcouru par un employé qui vend des journaux, des
+livres, des fruits, des comestibles, et de temps en temps le conducteur
+du train vérifie les billets, sans vous incommoder, car l'on a soin
+de passer son _ticket_ au cordon de son chapeau.--Mais nous savons
+tout cela, allez-vous dire, et il n'est pas nécessaire de nous le
+répéter.--A quoi je réponds que nos chemins de fer, en France, sont
+encore si peu confortables, que l'on ne saurait trop rappeler que les
+Américains là-dessus nous surpassent et font beaucoup mieux que nous.
+
+Il n'est permis que dans quelques compartiments de fumer; mais on
+mâche partout du tabac, et vous savez combien les Américains sont...
+chiqueurs. Les dames, pour lesquelles on a ici le plus grand respect,
+pourraient être incommodées de ces habitudes; aussi trouvent-elles
+sur tous les trains des voitures réservées. Les maris, et ceux qui,
+sans jouir de ce titre, accompagnent les dames, peuvent entrer dans
+ce compartiment, que j'ai bien souvent envié. Le _bachelor_, non pas
+le bachelier, comme vous pourriez le croire, mais l'homme sans femme,
+ne jouit aux États-Unis d'aucun crédit. Le ministre d'Angleterre, sir
+Frederick Bruce, qui vient de mourir ces jours derniers à Boston, et
+qui n'était pas marié (on a vu des ministres dans ce cas) emmenait
+toujours sa cuisinière en voyage. Avec cette _lady_, il passait
+partout; toutes les portes réservées lui étaient ouvertes, et il
+échappait à la compagnie, souvent fort peu tolérable, des fumeurs et
+des chiqueurs américains. Quant à la servante, elle suivait son maître,
+comme si elle eût été sa femme: aucune délimitation de rang n'existe
+aux États-Unis.
+
+Je vous ai dit que nous étions à Chicago, qu'on nommait naguère _la
+Reine des prairies_. C'est la merveille de l'Ouest, _la Reine des
+lacs_, comme on l'appelle encore, car les prairies sont maintenant
+bien loin; c'est la ville qu'il faut voir entre toutes, en allant aux
+États-Unis.
+
+«Ne visitez que deux choses en Amérique, disait un homme d'État
+anglais à son ami qui partait pour New-York: les chutes du Niagara
+et Chicago.» L'homme d'État avait raison. Si les chutes du Niagara
+sont les plus étonnantes du monde, Chicago est aussi la ville la plus
+merveilleuse que les hommes aient jamais bâtie. Elle n'avait que 70
+habitants en 1830. Il n'y avait encore là qu'un fort militaire, édifié
+contre les Indiens, et un poste de traitants, bâti par les Astor de
+New-York, qui y faisaient le commerce des fourrures. Aujourd'hui
+Chicago renferme 225,000 habitants, et sa population augmente tous les
+jours. C'est le plus grand marché de grains du monde entier, et elle
+laisse bien loin derrière elle Odessa, Trieste, Marseille. C'est une
+des plus belles villes des États-Unis.
+
+L'hôtel où nous sommes descendus, _Sherman-house_, peut loger
+mille voyageurs. Il est tout construit en marbre blanc, en _marbre
+d'Athènes_, comme disent les Américains. Il y a à Chicago plusieurs
+hôtels de cette importance. Ce n'est pas la seule curiosité de la
+ville. Les _élévateurs_, où l'on prépare mécaniquement les grains qui
+arrivent en chemin de fer et repartent sur des navires, méritent aussi
+d'être vus. Le grain est monté, vanné, purifié, classé, pris sur les
+wagons, chargé sur les navires, tout cela par le moyen de machines,
+sans que l'acheteur ou le vendeur s'en soient le moins du monde
+occupés, et qu'ils aient même vu leur marchandise.
+
+La prise d'eau potable, sur le lac Michigan, est encore une des
+merveilles de cette cité, et ce tunnel _sous-lacustre_, de 2 milles de
+long, est plus curieux encore que celui de Londres sous la Tamise. Vous
+n'êtes pas aussi sans vous rappeler les miracles que l'architecture
+a faits ici, en élevant les maisons de plusieurs mètres au-dessus de
+leur niveau naturel, quand il a fallu exhausser le plan primitif de la
+ville. On soutenait aux quatre angles les édifices par des crics ou des
+vis de calage, puis on disposait une rangée de ces appareils sur toute
+la longueur et la largeur des constructions. On tournait la manivelle
+et en quelques jours tout était dit. Les habitants n'avaient pas même
+quitté leur maison. Voilà un système qui mérite d'être recommandé à M.
+Haussmann, et dont vous pouvez voir le plan au palais de l'Exposition.
+«Donnez-moi un levier, disait Archimède, et je soulèverai le monde.»
+Le levier, ici, c'est le cric et la vis, cousins germains du levier,
+et mécanismes si vigoureux, parce qu'ils vont lentement. Ce que l'on
+gagne en force, on le perd en vitesse: vous connaissez ce principe de
+mécanique qu'on nous a enseigné au lycée.
+
+Chicago est situé sur le lac Michigan, comme Marseille sur la
+Méditerranée. De sa mer intérieure, et par les canaux de l'Érié ou
+de Weeland, Chicago peut envoyer des navires jusque sur l'Atlantique
+_sans rompre charge_, c'est-à-dire sans transbordement. Ils descendent
+le Saint-Laurent après avoir franchi les canaux et les lacs. On cite
+des navires qui sont ainsi allés du lac Michigan à Liverpool, et _vice
+versa_. Non contents de cela, les Américains parlent de jeter un canal
+entre Chicago et New-York: il n'y a rien d'impossible pour ce peuple.
+
+Outre les grains (blé, maïs, avoine, etc.), que les vastes plaines
+qu'arrose le Mississipi envoient à Chicago par les dix-sept chemins
+de fer qui rayonnent sur cette ville, elle exporte aussi du plomb
+provenant des grandes fonderies du Wisconsin et de l'Illinois, du
+charbon, que déversent toutes les houillères environnantes, du bois
+fourni en quantités considérables par les forêts voisines, et débité
+en planches et en _maisons._ Les villes qui se forment si rapidement
+tous les jours aux États-Unis adressent toutes leurs commandes à
+Chicago. Chicago expédie aussi des peaux, des fourrures et du bétail en
+quantité. Elle fait concurrence à Cincinnati, et lui dispute le surnom
+de _Porcopolis_, ou la ville des porcs.
+
+Rassurez-vous, on ne rencontre nulle part dans les rues ces
+intéressants animaux. Pas plus que les grains, ils n'y gênent la
+circulation.
+
+Comme à Cincinnati, le porc, engraissé à la campagne, est découpé
+mécaniquement à la ville en jambons et en lard; on tire aussi parti
+des _brosses_. Les animaux arrivent à la file par un couloir; une
+trappe s'ouvre, ils y descendent un à un, sont étouffés dans une cuve
+d'eau bouillante; un couteau intelligent mû par la vapeur les ouvre,
+les découpe, les divise. Bref, les jambons vont se saler d'eux-mêmes
+et s'empiler dans des tonneaux. Quand ils n'ont pas le poids voulu,
+ils refusent de prendre place sur le tas. Vous connaissez la curieuse
+machine de M. Devinck à fabriquer, peser, envelopper, entasser les
+tablettes de chocolat. Cette machine a fait la joie des visiteurs à
+toutes les expositions.
+
+Eh bien, à Porcopolis, on fabrique, on pèse et on entasse de même les
+jambons. Reconnaissez avec moi que cette machine manque à notre grand
+concours du champ de Mars.
+
+Un conférencier, un _lecturer_, comme on les nomme ici, parce qu'ils
+lisent volontiers leur conférence,--c'est le moyen de ne pas rester
+court,--un conférencier développait un jour devant les Chicagois toutes
+les merveilles de leur ville. Quand il fut arrivé à l'article porcs,
+il supputa, comme un véritable économiste américain qu'il était, la
+quantité de maïs exigé pour l'engrais de ces braves bêtes, et le nombre
+de jambons que donnait chaque porc. De ces jambons on envoyait telle
+quantité en Angleterre. «C'est donc, s'écria-t-il, comme si une flotte
+de tant de navires, chargés de maïs, descendait le Saint-Laurent, et
+comme si une armée de tant de cochons passait l'Atlantique à la nage,
+et allait s'arrêter à Londres!» Il fut couvert d'applaudissements.
+
+Par où saurais-je mieux finir ces quelques lignes sur Chicago?
+
+
+
+
+II
+
+LE MISSOURI.
+
+
+ Omaha, sur le Missouri, 1er octobre.
+
+Avant que le Grand-Ouest ouvre devant moi ses mystérieuses plaines,
+je fais une seconde station, et je vous adresse un souvenir d'Omaha,
+sur la rive droite du Missouri. En deçà du fleuve, ou de la rivière si
+vous voulez,--car le Mississipi reçoit, au-dessous de Saint-Louis, les
+eaux du Missouri, d'un cours beaucoup plus étendu que le sien,--en deçà
+du fleuve, c'est la civilisation, la vie avec les usages européens;
+au delà c'est l'inconnu, la vie nomade; on entre dans le pays des
+Peaux-Rouges, dans le _Far-West_ ou Extrême-Ouest, dont les limites
+reculent chaque jour devant la marche toujours plus rapide du pionnier.
+
+Déjà le Missouri ne marque plus la ligne où commence le désert
+américain. Omaha, sur la rive droite, est une jolie ville, agréablement
+située sur les coteaux qui jalonnent les bords du Missouri, et peuplée
+de 15,000 habitants. Elle a d'élégantes maisons, d'imposants édifices.
+
+C'est en même temps la tête de ligne du chemin de fer du Pacifique,
+qui marche vers les Montagnes-Rocheuses, qu'il atteint en ce moment.
+La voie ferrée entre ensuite dans le pays des Mormons, dans ce que
+Humboldt et Frémont ont appelé le grand bassin ou bassin intérieur,
+parce que les eaux n'y ont aucun écoulement vers l'Océan, mais au
+contraire vers des lacs salés ou mers intérieures. Cependant un autre
+railway, parti de Sacramento, en Californie, traverse l'État de Nevada,
+aux mines d'argent si fécondes, et de là s'avance vers le premier
+tronçon. Dans trois ans, deux ans peut-être, un ruban de fer continu
+joindra les deux océans, l'Atlantique au Pacifique. Omaha a profité la
+première des bénéfices de ce chemin de fer. Elle avait 3,000 habitants
+en 1862, quand ce grand travail fut décidé: elle en a aujourd'hui
+15,000.
+
+Nous sommes venus de Chicago à Omaha en _railroad_, traversant les
+plaines fertiles de l'Illinois, l'État où est né Lincoln, et celles
+de l'Iowa, naguère encore parcourues par les trappeurs du Canada,
+aujourd'hui définitivement occupées par les fermiers américains. Les
+richesses souterraines s'ajoutent ici à celles du sol, et le long de la
+route nous rencontrons plusieurs mines de charbon activement exploitées.
+
+En vingt-quatre heures, nous avons franchi les 500 milles qui nous
+séparaient d'Omaha. La nuit, nous avons dormi de notre meilleur sommeil
+de voyageurs dans les _sleeping cars_. Un nouveau compagnon est
+venu se joindre à nous, c'est M. Whitney, commissaire du Colorado à
+l'Exposition universelle du champ de Mars, d'où il rapporte la médaille
+d'or. Le grand prix a été donné aux minerais de ce riche territoire. M.
+Whitney sera notre guide sur les mines d'or et d'argent du Colorado.
+
+Notre wagon ne renferme guère que des émigrants, des colons, des
+pionniers, des hommes du _Far-West_, comme on les nomme. Nous différons
+de tout ce monde par la tenue, les habitudes, le langage, le type même.
+En voyage, l'Américain cause volontiers. On nous demande qui nous
+sommes, où nous allons. M. Whitney parle tout bas du colonel Heine
+comme du pape des Mormons, Brigham Young; nous sommes, lui et moi, des
+néophytes de la nouvelle église, des _Saints du dernier jour_ récemment
+convertis. Aussitôt la nouvelle se répand de bouche en bouche. Les
+dames regardent d'un œil satisfait le grand pontife du lac Salé, ce
+mari de trente-deux femmes, et quelques-unes semblent désirer de faire
+route avec lui. Un fermier du Kansas, qui retourne dans son pays,
+présente son calepin au colonel, au faux Brigham Young, pour qu'il y
+inscrive son nom; mais le prophète décline cet honneur pour ne pas
+faire de jaloux. S'il satisfaisait à une seule de ces demandes, il lui
+faudrait le faire à toutes, et ce serait vraiment trop d'autographes à
+délivrer.
+
+Une jeune demoiselle s'approche de moi, et familièrement entame la
+conversation:
+
+--Votre ami est-il bien le pape des Mormons?
+
+--Il l'est en effet: Brigham Young ne ment jamais.
+
+--Il doit être bien heureux d'avoir tant de femmes!
+
+--On n'en a jamais trop. Chez l'une on trouve ce qui manque à l'autre.
+
+--Il est bien poli et bien civilisé.
+
+--Croyez-vous que les Mormons soient des ogres? La polygamie ne peut
+qu'adoucir les mœurs.
+
+--Où allez-vous?
+
+--Dans le Colorado, visiter les mines d'or et d'argent, et, chemin
+faisant, faire quelques prosélytes. Serons-nous arrêtés par les Indiens?
+
+--Je ne le crois pas. Je vais aussi dans le Colorado trouver mon
+frère qui est à Denver. On dit que les Indiens ont récemment arrêté la
+diligence; mais j'espère qu'il n'en sera pas de même cette fois, et que
+nous ne serons pas scalpés.
+
+Le calme, le courage de cette femme étaient faits pour donner du cœur
+aux plus timides, et je pensais que décidément j'avais eu raison de
+faire quelques étapes vers le Grand-Ouest, de tâter le terrain devant
+moi. Plus que jamais je dis: En avant, _Go ahead!_
+
+En passant de l'État d'Illinois dans celui d'Iowa, nous avons franchi
+le Mississipi sur un long pont de bois aux poutres branlantes. Du
+Mississipi au Missouri, nous avons couru sur un double ruban de fer
+en ligne droite, dont les deux extrémités semblaient se rejoindre à
+l'horizon. Les terrassiers, au milieu de ces vastes plaines, n'avaient
+pas eu beaucoup à faire pour dresser le sol de la voie.
+
+Council-Bluffs était notre dernière station sur la rive gauche du
+Missouri. La localité doit le nom qu'elle porte à ce que les Indiens
+furent rencontrés en cet endroit, tenant conseil, par les deux grands
+explorateurs Lewis et Clarke, qui, les premiers, remontèrent le
+Missouri au commencement de ce siècle.
+
+A Council-Bluffs, un omnibus nous mène sur le bord du Missouri, et là
+un bac à vapeur reçoit à la fois les voyageurs et les véhicules et les
+dépose sur l'autre rive.
+
+Le fleuve est large; mais les eaux en sont basses, boueuses, jaunes
+comme celles du Tibre, le _flavum Tiberim_ qu'a chanté Horace: Les
+_bluffs_ ou monticules d'argile et de grès tendres, qui limitent
+l'une et l'autre rive, sont peu à peu entamés par le courant, et
+descendent insensiblement dans la rivière. Les arbres qui couronnent
+les bluffs tombent avec eux, et le cours d'eau est souvent barré par
+ces radeaux naturels, qui créent un grand obstacle à la navigation,
+car ils sont, la plupart du temps, cachés au fond du fleuve. Sur le
+Mississipi, le phénomène a lieu sur une échelle encore plus vaste;
+il y a non-seulement des radeaux, mais encore des îles flottantes.
+Vous savez que certains géologues ont invoqué ce fait pour expliquer
+les dépôts de charbon fossile, et qu'ils citent volontiers les forêts
+charriées par le Mississipi et déposées vers son delta, entassées là
+dans le limon du fleuve, comme un phénomène qui peut rendre compte
+des sédiments houillers. C'est une bonne route que suit souvent la
+géologie en tentant d'expliquer par les causes actuelles les phénomènes
+du passé, mais ce n'est pas le cas de prolonger ici une discussion qui
+nous entraînerait trop loin; je reviens à mes moutons, ou, si vous
+voulez, à Omaha.
+
+Longtemps on n'a employé ici pour tous les usages domestiques que
+les eaux boueuses du fleuve. On cite des voyageurs de passage qui
+se fâchaient tout rouge, dans les hôtels, en demandant qui s'était
+lavé avant eux dans leur cuvette, ou bien si l'habitude était à Omaha
+de verser l'eau sale dans le pot à eau. D'autres, allant au bain,
+marmottaient entre leurs dents, en sortant de là, le vers que Martial
+décocha à un garçon des Thermes de Rome, en lui payant son pourboire:
+«Où vont se laver ceux qui se sont lavés ici?»
+
+ Ubi lavantur qui hic lavantur?
+
+Aujourd'hui tout est changé: Omaha a de l'eau claire, ou filtre celle
+du Missouri. Le titre oblige de tête de ligne du chemin de fer du
+Pacifique.
+
+C'est une curieuse contrée que le Grand-Ouest américain. Les pionniers
+conquièrent peu à peu le terrain sur le Peau-Rouge, et Omaha ne doit
+son nom qu'aux Indiens de la tribu des Omahas, qui naguère encore
+campaient aux lieux mêmes où s'est élevée cette ville. Où sont
+aujourd'hui les Omahas? Cantonnés dans quelque _réserve_ que leur ont
+imposée les blancs. Là ils meurent peu à peu de la petite vérole,
+d'ivrognerie provoquée par l'_eau de feu_, le _whisky_, dont ils
+abusent, et d'autres maladies encore plus déplorables. C'est ainsi que
+tant de tribus ont disparu, et qu'elles disparaîtront toutes.
+
+La guerre aussi a largement aidé à l'extermination des Peaux-Rouges.
+Où sont les Hurons, les Iroquois, les Natchez, qui avaient étonné nos
+pères? Les Algonquins, qui ne connaissaient pas même les limites de
+leur puissant empire, où et combien sont-ils maintenant?
+
+Je n'ai rencontré à Omaha que quelques Paunies, ces ennemis acharnés
+des Sioux. Ils sont aujourd'hui cantonnés dans le territoire de
+Nebraska, au voisinage du chemin de fer du Pacifique. Ils viennent
+souvent à Omaha pour acheter des provisions, des vêtements. Ils vont
+flânant par les rues en groupes de deux ou trois. Une couverture de
+laine ou une peau de buffle jetée sur le dos compose parfois tout leur
+habillement. Le pantalon, auquel se reconnaissent particulièrement les
+nations civilisées, leur semble gênant, et volontiers ils le scalpent
+ou le privent de son siége; il leur paraît ainsi plus commode à porter.
+Aux pieds, ils ont les mocassins ou sandales de peau ornées de dessins;
+autour du cou, un collier de perles ou de verroteries; dans les
+cheveux, s'ils ont droit au titre de chef, une plume d'aigle ou de...
+poule. Habituellement ils portent avec eux le carquois, l'arc et les
+flèches, et souvent le calumet, la pipe au long tuyau orné de clous de
+laiton, et au fourneau de terre rouge.
+
+J'ai acheté d'un de ces Indiens son arc, ses flèches et son carquois
+fort élégant, fait de la peau d'un jeune buffle. Les pointes
+des flèches sont en fer acéré, triangulaires; elles ne sont pas
+empoisonnées. Le bois est armé à l'autre extrémité de barbes de plumes.
+En plusieurs endroits la trace du sang est visible; j'imagine que ce
+n'est que du sang de buffle. La flèche a été retirée de l'animal tué à
+la chasse: c'est une économie bien entendue.
+
+Le même Indien a consenti à me vendre son collier de perles, dont le
+dessin est curieux. J'ai eu le tout pour 8 dollars (environ 40 francs),
+payés, il est vrai, en _green-backs_ ou papier-monnaie, la seule
+monnaie qui ait cours depuis la guerre aux États-Unis, et qui perd en
+ce moment 40 p. 100 sur le change en or.
+
+Les Paunies, comme tous les Indiens des prairies, ont la figure ovale;
+les cheveux noirs, longs et roides; le nez aquilin, la bouche fine, les
+extrémités des membres délicates; souvent les pommettes saillantes, les
+yeux légèrement bridés. Le regard est fixe, mélancolique. La peau est
+bistrée, un peu rougeâtre. Il y a là évidemment une race spéciale, soit
+indigène, soit émigrée: c'est la race rouge ou cuivrée. Mais ce n'est
+pas ici le cas d'entamer une digression ethnologique. Au reste, qui
+découvrira là-dessus la vérité, et le procès ne sera-t-il pas toujours
+pendant?
+
+Le territoire de Nebraska et celui de Kansas, qui le limite au sud, ne
+sont pas seulement occupés par des Indiens soumis, comme les Paunies
+et les Omahas; les indomptables Chayennes, les terribles Arrapahoes,
+les Sioux sanguinaires, ont répandu à maintes reprises, et récemment
+encore, la terreur dans ces parages.
+
+Il y a deux mois à peine, quelques employés du chemin de fer
+du Pacifique, qui étaient allés réparer le long de la voie les
+poteaux télégraphiques, ont été surpris par une bande d'Indiens et
+impitoyablement massacrés. Une seule des victimes, un Anglais, M. W.
+T..., a survécu. Atteint d'une balle, assommé d'un coup de crosse de
+carabine, frappé d'un coup de couteau, il est tombé sans connaissance.
+L'Indien qui l'avait attaqué l'a cru mort et l'a scalpé.
+
+En remontant à cheval, le Peau-Rouge a laissé tomber son trophée. M. W.
+T... est revenu à lui, il a ramassé son scalp, il est rentré à Omaha,
+où ses malheureux compagnons ont été solennellement enterrés. Au
+commencement de septembre, nos journaux de Paris ont relaté ce fait;
+mais on avait peine à croire qu'un homme scalpé vivant ait pu survivre
+à celle horrible opération et raconter lui-même son martyre. Je croyais
+à un _canard_, à un _humbug_. Le fait est certain, et il faut se rendre
+à la réalité: M. W. T... est encore à Omaha. Il paraît du reste que
+ce n'est pas le seul cas d'un homme scalpé vivant. La blessure se
+cicatrise vite; toutefois il reste une hideuse tonsure, et l'on est
+obligé de porter perruque: il eût mieux valu commencer par là.
+
+Les Peaux-Rouges rebelles ne se sont pas bornés dans ce pays à tuer et
+scalper les blancs; ils ont aussi attaqué le train à deux reprises sur
+le chemin de fer du Pacifique, l'ont fait dérailler, ont surpris le
+mécanicien et ses aides.
+
+Les Peaux-Rouges n'aiment pas la civilisation qui s'avance au milieu
+des prairies, et disperse au loin le buffle, unique source d'existence
+de l'enfant du désert. Si nous allions être entourés par les Indiens
+dans le train qui va nous mener d'Omaha à Julesburg ou dans la
+diligence qui nous conduira de Julesburg à Denver! Il n'importe, _never
+mind!_ il n'est plus temps de reculer. Il nous reste encore deux
+étapes avant d'arriver dans le Colorado, et ces deux étapes, il faut
+les faire, coûte que coûte. Ma prochaine lettre sera donc datée de
+Julesburg, sur la rivière Plate. C'est en ce moment la dernière station
+du chemin de fer du Pacifique. Je vous parlerai, si Dieu veut, de ce
+chemin de fer, une des merveilles de notre temps.
+
+
+
+
+III
+
+LE PAYS DES HAUTES HERBES.
+
+
+ Julesburg, sur la rivière Plate, 2 octobre.
+
+Je l'ai enfin parcouru ce chemin de fer du Pacifique, ce railroad né
+d'hier, et qui sera dans quelques années la grande artère du monde
+commercial. Je l'ai parcouru sur une longueur de 380 milles, entre
+Omaha et Julesburg, entre la tête de ligne sur le Missouri et le point
+qui forme maintenant la station extrême vers les Montagnes-Rocheuses.
+Gloire au président-martyr, à Lincoln, qui, en 1862, décrétait lui-même
+la voie, de la même plume qui devait plus tard signer l'abolition de
+l'esclavage! Jusque-là l'opposition jalouse des États du Sud avait
+seule empêché l'ouverture de ce chemin de fer, auquel songeaient
+depuis bien des années les Américains, surtout depuis qu'ils avaient
+fait l'acquisition de la Californie en 1848.
+
+La voie a été nivelée par la nature, et tout le temps nous avons roulé
+à travers la prairie, unie comme une mer d'alluvions. Les hautes
+herbes, qui, l'été, s'élèvent souvent jusqu'à hauteur d'homme, étaient
+déjà jaunies, et çà et là quelques pauvres fleurs élevaient encore leur
+tête au milieu du gazon, dernières gemmes d'un écrin si richement garni
+au printemps.
+
+La voilà donc la prairie chantée par Cooper et par Irving, la prairie
+que tout voyageur brûle de voir en Amérique, et où je suis assez
+heureux pour être arrivé sans nul encombre!
+
+Cette nuit, étendu dans une des couchettes du _sleeping car_, qu'on
+retrouve jusqu'à cette distance, je n'ai dormi que d'un œil. J'ai
+rêvé aux Indiens, et il m'a semblé plusieurs fois, quand le train
+_stoppait_, que c'étaient eux qui arrêtaient la locomotive.
+
+Un moment le colonel m'a hêlé pour me montrer la prairie en feu; j'ai
+cru à une fausse alerte et j'ai mis la main sur mon revolver. Le feu
+s'étendait sur un immense espace et se reflétait jusque dans le ciel.
+
+Un passant, un Indien, avait allumé la première gerbe par hasard ou le
+voulant, peut-être aussi une étincelle échappée de la locomotive. La
+flamme avait gagné de proche en proche à travers le gazon desséché.
+
+D'énormes taches noires marquent, pendant tout l'automne, les points
+qui ont été ainsi brûlés. Au printemps, l'herbe y repousse et plus drue
+et plus haute.
+
+Les stations que nous traversons ont un nom, mais pour la plupart n'ont
+pas encore d'habitants.
+
+Alors que chez nous nous ne lançons le chemin de fer que vers des
+localités populeuses, ici les Américains, agissant d'une façon inverse,
+ont jeté le railroad à travers la prairie déserte pour y appeler plus
+tôt le colon.
+
+Lisons les noms de ces germes de villes futures, de ces embryons de
+cités qui seront si grandes dans l'avenir. C'est, à partir d'Omaha,
+Frémont, dédiée au célèbre explorateur qui, l'un des premiers, a
+parcouru le grand territoire américain de l'Atlantique au Pacifique;
+Columbus, justice tardive rendue à Colomb; Kearney, près le fort de ce
+nom, la station chérie du buffle ou plutôt du bison, le bœuf sauvage
+des prairies. Plus loin est Plum-Creek, dont le nom réveille de tristes
+souvenirs chez les coureurs des plaines; c'est là que les Indiens
+ont commis récemment le plus de déprédations, c'est là qu'ils ont tué
+et scalpé, il y a deux mois, les personnes que je vous citais dans ma
+précédente lettre.
+
+North-Plate, près le fort Mac-Pherson, est une station importante.
+Là, la rivière Plate ou de la Nebraska, que nous avons suivie depuis
+Omaha, se divise en deux branches: la Plate du Nord, qui vient du
+fort Laramie; la Plate du Sud, qui descend de Denver, la métropole du
+Colorado.
+
+De North-Plate à Julesburg, nous côtoyons la Plate du Sud. A
+North-Plate, le matin, nous avons traversé la rivière sur un magnifique
+pont de bois. L'air est pur, transparent, le ciel bleu, sans aucun
+nuage. On me dit que c'est le temps dont nous allons jouir pendant un
+mois: heureuse aubaine pour un Parisien qui voit si rarement le soleil.
+Il est vrai que nous avons le gaz là-bas, et que nous pouvons lui
+donner le nom que les Indiens donnent à la lune: le soleil de la nuit.
+Dans les prairies, le gaz est encore inconnu; mais on a le soleil le
+jour et la lune la nuit, quand c'est son heure de se montrer.
+
+Je vous disais que d'Omaha à Julesburg nous avions côtoyé la Plate.
+C'est sur la rive gauche que se tient la voie; elle eût pu tout aussi
+bien choisir la droite, car la prairie est naturellement nivelée de
+part et d'autre, et la Plate, aux rives basses, au lit large et peu
+profond, mérite bien le nom qu'on lui a donné.
+
+J'écris ce nom comme on l'écrit en français et à dessein. Les
+Américains l'ont toujours écrit avec deux _t_. Ce n'est pas là la
+bonne orthographe. Le pays est plein de noms français, imposés par nos
+anciens trappeurs, Canadiens ou Louisianais, qui les premiers ont couru
+et courent encore les prairies, du sud au nord, de l'est à l'ouest,
+chassant le buffle, tendant des _trappes_ au castor, et faisant le
+commerce d'échange avec les Indiens, la _traite_, d'où le nom de
+traitants que l'on donne encore à ces coureurs des grandes plaines.
+Ils ont baptisé bien d'autres endroits que la Plate. La prairie du
+Chien, la rivière des Moines, dans l'Iowa; les Mauvaises-Terres, dans
+le Nebraska; le fort, le pic, la rivière Laramie, dans le Dakota; le
+ruisseau de Bijou, de Cache-à-la-Poudre, la Fontaine-qui-Bout, la passe
+de la Porte, dans le Colorado, sont des noms français, respectés par
+les Américains, et que vous trouverez sur toutes les cartes. Le mot
+lui-même de prairies, que l'on donne aux grandes plaines du _Far-West_,
+a été emprunté à notre langue. De même pour les noms de beaucoup de
+tribus indiennes: les Brûlés, les Gros-Ventres, les Pieds-Noirs, les
+Corbeaux, les Têtes-Plates, les Nez-Percés, les Cœurs-d'Alène, les
+Sans-Arcs, les Serpents, les Chiens, d'où l'on a fait les Chayennes,
+les Santés, etc., tous ces noms sont d'origine française, et ont été
+acceptés par tous les géographes américains.
+
+De toute notre ancienne domination dans ces parages, c'est là tout ce
+qui reste. Les Louisianais, les Canadiens, continuent leur métier de
+trappeurs et de traitants, mais ceux-ci sont passés sous la domination
+anglaise, ceux-là sont devenus des citoyens américains.
+
+La France n'envoie plus de colons dans les prairies; elle a perdu
+toutes ses possessions en Amérique depuis le règne honteux de Louis XV.
+Seule, sa langue s'y est conservée, avec un certain nombre d'archaïsmes
+qui raviraient tous nos vieux maîtres.
+
+Le voyage en chemin de fer est trop rapide quand on parcourt des
+pays accidentés; alors le touriste maudit la vitesse du train, et
+préférerait volontiers les anciennes diligences, où l'on allait à
+l'aise, et où le paysage ne se déroulait que peu à peu. Dans les
+prairies, le paysage étant toujours le même et le sol horizontal, le
+voyage en chemin de fer est celui qui convient le mieux. En quelques
+heures, de North-Place à Julesburg, toutes les graminées naturelles,
+familles, espèces, variétés, nous passent sous les yeux; puis les
+plantes odorantes du désert, la sauge, l'artémise, l'immortelle, avec
+quelques cactus nains. Les arbres sont rares, et c'est à peine si,
+le long des cours d'eau, on rencontre quelques peupliers, dont une
+espèce, le peuplier du Canada (_populus monilifera_), porte ici le nom
+de cotonnier ou cotton-wood, sans doute parce que les feuilles sont
+recouvertes en dessous d'un blanc duvet cotonneux. Le _cotton-wood_ est
+l'arbre aimé du coureur des plaines, c'est celui qu'il salue toujours
+volontiers, car c'est l'arbre qui annonce l'eau, comme le palmier dans
+les oasis africaines.
+
+Le long des ruisseaux des bouquets de coudriers se mêlent aux
+cotonniers, et ce bois est précieux pour allumer le feu dans les
+campements du soir, quand on traverse la prairie en caravane.
+
+La faune du grand désert américain n'est pas plus variée que la flore.
+C'est partout le buffle ou bison, le bœuf énorme à grosse tête, à
+épaisse toison. L'Indien chasse le buffle pour en manger la chair et
+en tanner la peau. La dépouille de l'animal ou _robe_ sert de paletot
+et de couverture au Peau-Rouge, et forme le principal objet de son
+commerce avec les blancs. La peau de buffle tannée s'emploie à couvrir
+la tente; la chair, étirée en lanières, en bretelles, desséchée au
+soleil, se conserve indéfiniment. La langue, fumée, est un morceau
+délicat, le seul que mangent volontiers les blancs.
+
+Avec les cornes du buffle, l'Indien fait des cuillers, des poires à
+poudre; avec les os, des grattoirs pour racler les peaux qu'il tanne
+avec la cervelle de l'animal; avec les tendons des muscles, des cordes,
+un revêtement pour son arc, et avec la gélatine contenue dans les
+sabots, une glu pour retenir les pointes de ses flèches. L'Indien
+trouve donc tout dans le buffle, à commencer par la plus grande de ses
+distractions, la chasse. Aussi le suit-il dans toutes ses migrations,
+et un dicton des prairies est-il le suivant: Là où est le buffle, là
+est l'Indien. A son tour, le Peau-Rouge ajoute qu'une tradition a
+cours parmi toutes les tribus, c'est qu'il n'y aura plus d'Indiens le
+jour où il n'y aura plus de buffles. Là comme en tant d'autres lieux,
+l'homme primitif disparaîtra en même temps que l'animal primitif.
+Voilà pourquoi le Peau-Rouge est si rebelle à la civilisation, qui, en
+s'introduisant dans les prairies, disperse au loin le buffle et le fait
+peu à peu disparaître.
+
+Les castors qui, le long des cours d'eau, disposent leurs digues
+savantes; les chiens de prairies, tenant de la marmotte, du lapin et de
+l'écureuil, et qui vivent en république dans des villes souterraines
+occupant d'immenses espaces, sont avec le buffle les principaux animaux
+des grandes plaines. Il faut y ajouter le loup de prairies ou coyote,
+un carnassier toujours affamé, et l'antilope gracieuse, dont les
+troupeaux passent rapides comme le vent. L'antilope, comme le buffle,
+vit des graminées du désert; le gazon ne manque nulle part, et la
+prairie a été nommée à bon droit le paradis terrestre des bestiaux.
+
+Quand on arrive près des montagnes, la faune change ou plutôt
+s'augmente de familles nouvelles. Là, le cerf, l'élan, le daim, l'ours,
+le chat sauvage, fournissent au chasseur déterminé de quoi exercer son
+tir.
+
+Cette digression sur la zoologie et la botanique du Grand-Ouest m'a
+éloigné de Julesburg. J'y reviens. Cette ville improvisée est en ce
+moment la dernière station du chemin de fer du Pacifique, titre qu'elle
+va bientôt céder à Chayennes, où la voie ne va pas tarder d'arriver,
+à 140 milles plus à l'ouest. Ici la voie ferrée marche vite. D'abord
+le terrain n'appartient à personne, puis la nature a pris soin de le
+niveler ou de le disposer en pente douce, mieux qu'aurait pu faire
+le plus habile des ingénieurs. La rampe est graduellement ménagée
+du Missouri aux Montagnes-Rocheuses, et l'on pose jusqu'à plusieurs
+kilomètres de rails par jour. Tout le monde marche à l'ouest avec la
+voie; les habitants eux-mêmes de Julesburg abandonnent peu à peu cette
+ville pour Chayennes.
+
+Tout à l'heure, c'était le chemin de fer qui s'avançait là où il n'y
+avait pas de villes; maintenant ce sont les villes qui, précédant la
+voie ferrée, s'établissent au milieu du désert et disent au railway:
+Viens à nous! La marche mystérieuse de l'humanité qui, depuis les
+premiers temps de l'histoire, s'est faite toujours à l'ouest,
+s'est-elle jamais révélée d'une façon plus vive, plus saisissante? Oui!
+il y a dans ce grand travail des États-Unis, à l'heure où l'on discute
+sur le percement des isthmes, toute une révélation. C'est le ruban de
+fer qui, à notre époque, perce les isthmes; c'est la voie ferrée du
+Pacifique que vont prendre, avant deux ans, ceux qui voudront faire
+le tour du monde en trois mois. L'Asie viendra visiter l'Europe et
+l'Europe l'Asie par cette grande voie commerciale, qui passe par ce
+qu'on a si bien nommé le centre de gravité des États-Unis.
+
+De Paris on ira au Japon ou en Chine en trente ou quarante jours par
+le plus court chemin. On s'écartera peu d'un grand cercle de la sphère
+terrestre. Deux lignes de bateaux à vapeur, une ligne de chemin de fer,
+et tout sera dit. Le Havre ou Brest, New-York, San Francisco, seront
+les grandes étapes du voyage. Mais, en attendant qu'un pareil trajet
+se fasse, retournons au nôtre, beaucoup plus modeste.
+
+Julesburg, où nous sommes arrivés, est défendue par le fort Sedgwick.
+Nous venons de visiter le fort, et le colonel Heine y a trouvé
+plusieurs de ses compagnons d'armes, entre autres le général Potter,
+commandant la place. Le général a fait venir près de lui sa jeune
+femme et ses enfants. Il faut un certain courage pour s'exiler ainsi
+au fond du désert, mais les femmes américaines ne marchandent pas leur
+dévouement, et de plus ce sont de grandes voyageuses.
+
+Autour du fort sont campés quelques Indiens Sioux, de la bande des
+Ogalalas et des Brûlés. On voit leurs tentes, de forme conique, se
+dresser au milieu de la prairie. La Nuée-Rouge, la Queue-Bariolée, sont
+venus avec leurs hommes pour traiter avec les commissaires de l'Union.
+
+Pacifiques aujourd'hui, ces bandes entonneront peut-être de nouveau
+demain leur terrible chant de guerre.
+
+Il y a quelques années, le fort de Sedgwick a été entouré par les
+Chayennes, les Sioux, les Arrapahoes liguées contre les blancs, à
+l'époque de la guerre de sécession. Les Peaux-Rouges avaient oublié
+leurs vieilles luttes intestines, pour tourner leurs efforts contre
+l'ennemi commun. Des émigrants, des pionniers, fuyant épouvantés,
+s'étaient réfugiés dans le fort. Aux alentours, la prairie avait été
+incendiée. Les Indiens, au nombre de plusieurs milliers, menaçaient de
+réduire les assiégés par la famine. On ne put repousser les assaillants
+qu'avec le canon et la mitraille.
+
+Mais il me faut quitter Julesburg; j'entends la diligence continentale
+qui arrive, l'_overland mail_.
+
+Il nous reste, à mes compagnons et à moi, une dernière étape à faire,
+une étape de 190 milles à travers le grand désert. Nous emmenons avec
+nous une escorte de six soldats, perchés sur la voiture, d'où ils
+dominent le terrain. Je vous écrirai de Denver si nous sommes arrivés
+sains et saufs, ou si, scalpés en route par les Chayennes et les
+Arrapahoes, dont nous allons traverser le territoire, nous avons dû
+aller acheter une perruque pour en garnir notre occiput.
+
+
+
+
+IV
+
+LA DILIGENCE TRANSCONTINENTALE.
+
+
+ Denver, territoire de Colorado, 4 octobre.
+
+La fortune seconde l'audace. Nous voici arrivés sans mauvaise rencontre
+au terme des difficultés du voyage. Il était temps. Les Sioux, les
+Arrapahoes, les Chayennes, commençaient à me trotter par la tête et à
+me faire perdre le sommeil.
+
+Nous sommes partis de Julesburg le 2 au soir, et entrés à Denver hier
+vers minuit. Trente heures de diligence, 190 milles de parcours, voilà
+l'actif et le passif de cette dernière étape.
+
+Le coche qui nous a conduits se nomme l'_overland mail_ ou diligence
+transcontinentale, parce qu'il parcourt tout le continent américain de
+Julesburg, sur la Plate, à Sacramento de Californie. Les lettres et
+les voyageurs prennent souvent cette voie au lieu de prendre la voie de
+mer et l'isthme de Panama.
+
+Avant l'ouverture du chemin de fer du Pacifique, la malle de terre
+allait du Missouri en Californie, partant et arrivant à heure fixe,
+sur un trajet de 800 lieues. La durée du voyage était de vingt jours.
+Jamais, aux temps anciens de l'histoire, les courriers des Césars
+ou des princes Mogols, et de nos jours ceux des empereurs de Russie
+n'avaient parcouru si rapidement d'aussi longues distances.
+
+Voulez-vous que je vous fasse la description du véhicule qui nous a
+menés, et qui, nous laissant à Denver, a continué sa route vers les
+Montagnes-Rocheuses, le pays des Mormons, l'État de Nevada et les
+placers de l'Eldorado?
+
+Imaginez une façon de coche à la Louis XIV, car les voitures
+américaines n'ont pas changé de forme depuis les premiers temps de la
+colonisation anglo-saxonne. A l'intérieur, il y a neuf places, toutes
+égales pour le prix: trois en avant, trois en arrière, trois au milieu.
+Les dames, fussent-elles venues les dernières, ont droit aux premières
+places. Aux places du milieu, on n'est soutenu que par une bretelle en
+cuir qui, allant d'un côté à l'autre de la voiture, transversalement,
+vous prend par le milieu du dos: cela n'est pas tout à fait commode.
+
+Des bagages, on en a peu, le moins possible, quelquefois pas du tout.
+La chemise est de flanelle; on la porte longtemps. Le faux col, au
+besoin les manchettes, sont en papier; on ne les change que de temps à
+autre. Le mouchoir, et une autre partie du vêtement, faut-il la nommer?
+les chaussettes, sont à peu près inconnus du pionnier américain. A quoi
+bon alors s'embarrasser d'une malle? Aussi ne dispose-t-on pour les
+colis que le derrière de la voiture, où est un appui à claire-voie sur
+lequel se rabat une toile cirée.
+
+Sur le dessus du véhicule, nous n'avons chargé que des soldats bien
+armés, l'œil au guet, ce qui vaut mieux que des bagages.
+
+La diligence est traînée par six chevaux conduits à grandes guides, au
+galop, à travers la prairie, unie comme une mer pétrifiée. A côté du
+postillon peuvent monter les voyageurs amis du paysage.
+
+De distance en distance, en moyenne tous les 10 milles, on relaye.
+
+La plupart des stations, véritables blockhaus, sont fortifiées par
+des ouvrages de terre en _adobe_, briques cuites au soleil. Çà et là
+s'ouvrent des meurtrières.
+
+A l'intérieur des stations il y a aussi quelques ouvrages retranchés,
+pour une défense désespérée, en cas d'une première défaite. Les Indiens
+arrivent volontiers en nombre pour surprendre les pionniers isolés.
+
+Le long de la route est inscrite en traits ineffaçables la lutte du
+blanc contre le Peau-Rouge. Partout, des maisons de poste ou des
+fermes incendiées. Entre les années 1864-66, la diligence a cessé
+plusieurs fois de courir. Les stations ont été pillées, dévastées,
+brûlées; les hommes, mis à mort, scalpés; les femmes, les enfants,
+conduits en esclavage. Les blancs se sont cruellement vengés. Une fois,
+sur le ruisseau de Sand Creek, dans le sud du Colorado, le colonel
+des volontaires, Chivington, a surpris un village de Chayennes et
+d'Arrapahoes. Il a fait charger ses hommes, malgré le drapeau blanc
+hissé par les Indiens. «Souvenez-vous, a-t-il dit à ses soldats, de vos
+femmes et de vos enfants massacrés sur la Plate et sur l'Arkansas.»
+Et les volontaires ont chargé sans pitié, ne faisant grâce ni à l'âge
+ni au sexe. On a éventré les femmes, brisé contre les pierres la tête
+des enfants, coupé les doigts et les oreilles des morts qui portaient
+des bijoux, scalpé toutes les têtes, et commis bien d'autres horreurs
+que la plume se refuse à décrire. Plus d'une centaine d'Indiens ont
+péri. Le colonel, ivre de sa victoire, a partout célébré ce haut fait
+d'armes, espérant recevoir les étoiles ou épaulettes de général.
+
+Après une sévère et minutieuse enquête, le gouvernement de l'Union
+lui a donné tort et l'a destitué; mais les pionniers se sont tous
+énergiquement prononcés en sa faveur. «Encore quelques affaires comme
+celle-là, écrivait un journal du Colorado, une par an, et nous serons
+à jamais délivrés de ces coquins de Peaux-Rouges, qui arrêtent notre
+colonisation.»
+
+Le massacre de Chivington (c'est de ce nom que l'on appelle
+généralement la rencontre de Sand Creek) a été plusieurs fois l'objet
+de nos conversations dans la diligence qui nous menait à travers la
+prairie. M. Whitney, depuis longtemps fixé dans le Colorado, nous a
+fait connaître tous les détails de cette lamentable affaire. Nos autres
+compagnons de voyage: l'inspecteur des messageries continentales,
+un employé de la grande maison de banque Wells et Fargo, à laquelle
+appartient cette vaste entreprise, un agent des postes fédérales, nous
+racontent d'autres histoires d'Indiens. C'est le cas ou jamais de
+parler des Peaux-Rouges; nous sommes du reste en trop bonne et trop
+nombreuse compagnie pour qu'ils songent à nous arrêter.
+
+Un jour, comme la diligence traversait ces solitudes, un homme nu,
+perché sur une éminence, faisait des signes au postillon. Celui-ci,
+croyant avoir affaire à un Indien, fouettait ses chevaux de plus belle.
+Un des voyageurs fit observer que ce pourrait bien être un blanc. On
+s'arrêta une minute, et l'homme accourut essoufflé. Il venait d'être
+pris par les Indiens, qui l'avaient dépouillé de tous ses habits et
+livré à leurs femmes ou _squaws_. Celles-ci, volontiers cruelles envers
+les visages pâles, se disposaient à faire subir à leur prisonnier,
+lentement, froidement, toutes les tortures qu'elles ont imaginées. On
+arrache les yeux, les ongles, la langue au patient; on lui coupe un
+pied, une main; on lui enlève des morceaux de chair; on lui déchire la
+peau; enfin, et c'est là le bouquet, on lie le prisonnier par terre et
+on lui allume du feu sur le ventre en dansant autour de lui une ronde
+infernale. Notre pauvre captif allait peu à peu subir tous ces genres
+de tortures, quand il parvint à s'échapper. La diligence passait en ce
+moment et le recueillit fort à propos.
+
+Que d'histoires je pourrais vous conter de cette espèce! C'est près
+d'une des stations que nous avons traversées, qu'il y a trois ans,
+de pauvres femmes ont été surprises dans une ferme, et emmenées
+prisonnières par les Chayennes. L'une d'elles s'est pendue de
+désespoir, pour échapper aux violences qui l'attendaient. L'autre,
+forcée d'assouvir les passions du chef qui se l'était adjugée, a
+été condamnée aux services les plus abjects, et de plus s'est vue
+maltraitée, battue par les femmes de ce chef. Elle a été séparée de
+ses enfants, hormis d'un qu'elle allaitait encore, et presque réduite
+à mourir de faim. Vendue par son maître, elle est passée des mains
+d'un Chayenne à celle d'un Sioux, de celui-ci aux mains d'un autre
+chef. Enfin son premier maître est venu demander un jour de la racheter
+pour la brûler vive avec le jeune enfant encore à son sein. Le marché
+heureusement n'a pas été conclu, et après un an de ces misères sans
+nom, la pauvre femme a été échangée par ses bourreaux contre des
+prisonniers indiens qu'à leur tour avaient faits les blancs. La mère
+était redevenue libre, mais ses pauvres enfants étaient morts. Les
+petits êtres n'avaient pu résister à tous les mauvais traitements des
+Indiens!
+
+Ne croiriez-vous pas entendre un roman, lire une page de Cooper ou
+d'Irving? Eh bien, tout cela s'est passé hier, et si vous demandez à
+Denver, à Julesburg, le nom de la malheureuse captive dont je viens de
+vous raconter les souffrances, tout le monde vous le dira.
+
+A mesure que la malle s'avance rapide sur la route plane et poudreuse
+ouverte au milieu de la prairie, et que nous traversons des stations
+nouvelles, tous ces récits qu'on vient de me faire se représentent
+à mon souvenir. Ce n'est pas pour moi que j'ai peur, c'est pour ces
+femmes, c'est pour ces jeunes enfants que je rencontre à tous les
+relais. A côté des maisons de poste, des ruines d'édifices, des
+charpentes noircies témoignent de pillages et d'incendies récents.
+Le Peau-Rouge n'est pas loin; nous sommes sur son territoire. Le
+Peau-Rouge peut revenir tout à coup. N'est-il pas d'ailleurs en
+guerre ouverte avec les blancs? Et néanmoins le pionnier est toujours
+là; souvent il est revenu au même point rebâtir sa maison détruite!
+Quelle force fatale, quelle loi mystérieuse pousse ainsi cet homme en
+avant, malgré tous les obstacles? Pionniers du _Far-West_, vous êtes
+l'avant-garde de la civilisation, vous marchez avec le soleil, gloire
+à vous! Vous n'êtes ni des raffinés, ni des lettrés, mais vous êtes
+des hommes utiles, virils, de courageux travailleurs, d'énergiques
+colons. Devant vous disparaît la sauvagerie, devant vous le désert
+se transforme. Soldats obscurs du progrès, vous ne laisserez pas de
+nom dans l'histoire, bien que vous ayez fait de grandes choses; et
+néanmoins vous allez toujours en avant, obéissant au destin qui vous
+pousse: gloire à vous!
+
+Excusez, mon cher ami, ce dithyrambe. Peut-être n'est-il pas à sa place
+dans une lettre; mais comment ne pas admirer ces hommes du Grand-Ouest?
+Savez-vous ce qu'on me raconte à l'instant? Dans un de ces relais de
+la diligence continentale perdu dans les solitudes, les Indiens se
+présentent un jour et demandent impérieusement à manger. Le maître de
+la station était seul. Il donne à ses visiteurs inattendus ce qu'il a
+de meilleur. Le repas fini:
+
+--Maintenant, allume du feu, dit l'un des sauvages.
+
+--Pourquoi faire?
+
+--Nous voulons te faire rôtir. Allons pas de retards.
+
+L'homme descend à la cave sous prétexte de chercher du bois. Les
+Indiens le suivent. Il tire sur l'un d'eux un coup de revolver qui le
+frappe mortellement. Les autres épouvantés hésitent. L'homme s'enfuit,
+se cache aux alentours de sa maison, dans les broussailles. Il était
+nuit; on était en hiver; la neige tombait. Les Indiens cherchent, ne
+trouvent rien. Celui qu'on poursuit n'ose pas sortir de sa cachette;
+la neige trahirait ses pas. A la fin, les Indiens, fatigués de ne rien
+découvrir, désertent la place. L'homme revient à la station et continue
+d'y servir la poste.
+
+Au milieu de ces transes quotidiennes, les femmes font preuve d'autant
+de sang-froid que les hommes, et manœuvrent bravement comme eux la
+carabine et le revolver. A chaque relais nous trouvons ces armes sur
+les tables, aux coins des appartements. N'avais-je pas raison de vous
+dire que ces pionniers du _Far-West_ étaient des gens de grand cœur, et
+comprenez-vous maintenant mon dithyrambe?
+
+Je n'ose plus vous parler de nous, ni de nos soldats, que nous avons
+peu à peu laissés dans les forts disséminés le long de la route, au
+fur et à mesure que nous nous éloignions davantage des points les plus
+périlleux. Nous avons traversé le grand désert américain. Peu à peu
+la prairie a fait place à des champs de sable où les fourmis rouges
+avaient amoncelé d'énormes tas de graviers siliceux, leurs pyramides
+d'Égypte à elles. Çà et là la prairie a reparu; quelques pauvres
+fleurs, dont l'éclat allait s'effaçant, brillaient encore au milieu des
+graminées jaunies.
+
+Le temps était chaud, le ciel d'une limpidité extrême, et nous avons
+joui un moment d'un effet de mirage. Ce phénomène complétait, au milieu
+de ces solitudes, la ressemblance qu'elles offrent sur plus d'un point
+avec les vastes plaines de l'Afrique.
+
+Nous n'avons pas rencontré d'Indiens hostiles. Ai-je besoin de vous
+le dire, puisque je vous écris de Denver avec tous mes cheveux? C'est
+vraiment n'avoir pas de chance; mais qu'y faire? Ainsi l'a voulu
+la fatalité. Les aventures émouvantes seront pour une autre fois.
+«Postillon! postillon! arrêtez! voici les Indiens!» On passe une
+longue-vue au postillon. C'étaient des muletiers qui couraient après
+leurs bêtes, qui avaient jugé bon de s'éloigner du campement de la
+nuit. Muletiers et bouviers, qui s'en vont en longues caravanes sur la
+route et qui dorment à la belle étoile autour de leurs fourgons, sont
+pour nous des amis. Le postillon du désert a continué sans crainte son
+chemin.
+
+Je vous ferai dans ma prochaine lettre le récit de la naissance
+du Colorado, ce territoire inconnu hier, populeux et prospère
+aujourd'hui, et cela vaudra mieux que des récits d'attaques de
+Peaux-Rouges, de scalps arrachés aux brigands des prairies. Je ne
+puis pas vous faire de mensonges. Chaudron-Noir, l'Antilope-Blanche,
+l'Homme-qui-marche-sous-terre ont refusé, comme autrefois Pipelet à
+Cabrion, de me donner de leurs cheveux, et n'ont pas voulu prendre des
+miens. Triste! triste!
+
+
+
+
+V
+
+LA CITÉ DES PLAINES.
+
+
+ Denver (Colorado), 6 octobre.
+
+C'est assez vous parler des Indiens; ils n'ont semé ici que la
+dévastation et la ruine. Parlons des blancs, des visages pâles, qui ont
+produit, qui ont créé. Ils ont transformé comme par enchantement le
+désert américain; le pays des herbes sauvages, colonisé par eux, s'est
+changé en fertiles campagnes.
+
+Escaladant les Montagnes-Rocheuses pour aller en sonder les filons, ils
+ont planté leur tente jusqu'aux dernières hauteurs habitables, porté
+la civilisation à des altitudes qu'elle n'avait pas encore atteintes.
+Vous savez au milieu de quelles luttes quotidiennes ces merveilleux
+résultats ont été obtenus.
+
+Denver, la véritable capitale du Colorado, n'existe que depuis huit
+ans; elle a aujourd'hui près de 8,000 habitants; elle en aurait le
+double sans la guerre de sécession et la guerre avec les Indiens,
+qui ont toutes deux si subitement arrêté l'essor des colons vers ce
+lointain pays.
+
+La ville est bien bâtie; les maisons sont élégantes, construites en
+briques, en pierre ou en bois. Denver a des édifices nombreux, un
+théâtre, un hôtel des monnaies, un champ de courses. Aux États-Unis
+il n'y a pas, à proprement parler, de petite ville, et Denver possède
+aussi un collège, des écoles, divers journaux.
+
+Je ne parle pas des églises, dont le chiffre dépasse déjà la
+demi-douzaine. M. de Talleyrand avait raison quand il disait que, dans
+l'Amérique du Nord, il n'avait trouvé qu'un seul plat et trente-deux
+religions.
+
+Il n'y a pas de cuisiniers dans ce pays, mais tout le monde y est un
+peu révérend.
+
+Denver a des rues larges, bien ouvertes, arrosées, plantées d'arbres.
+Elle est située sur la rivière Plate (branche du Sud), de part
+et d'autre du cours d'eau, sur lequel ont été jetés des ponts en
+charpente, comme savent si bien les construire les Américains. Partout
+sont des magasins, des maisons de banque, des hôtels, des buvettes.
+Volontiers, comme dans toute l'Union, on prend plusieurs fois par
+jour le verre sacramentel de whisky, ou quelqu'un de ces breuvages
+composites et glacés, que l'Exposition de 1867 à révélés aux Parisiens.
+A son tour, un Français a monté ici un café et un restaurant, et
+représente dignement, au pied des Montagnes-Rocheuses, la cuisine de
+notre pays. Il a aussi tous les vins de France, et les Américains
+connaissent bien la route de cette maison.
+
+Le mouvement et la vie sont partout; on ne se croirait pas au fond des
+prairies, à 2,000 milles de New-York. Partout se croisent les voitures
+rapides, ou les lourds fourgons chargés des denrées de l'Est, et prêts
+à partir pour les cités minières. De celles-ci, il ne vient encore
+que des lingots d'or et d'argent, marchandises précieuses, mais qui
+tiennent fort peu de place.
+
+Des montagnes ou de la prairie, on rapporte des peaux, des fourrures,
+dont Denver fait un assez grand commerce.
+
+Des centres agricoles partent des produits plus encombrants, mais non
+moins utiles. Le pays se suffit déjà pour le blé, la farine, les pommes
+de terre, qui sont de première qualité.
+
+Les produits de jardinage sont aussi de la plus belle venue et de
+dimensions formidables. On ne peut encore citer que la Californie qui
+ait fourni des échantillons analogues à ceux du Colorado. Il est vrai
+que la terre est vierge et ne demande ici qu'à produire.
+
+Si je ne craignais que vous ne me missiez en demeure de vous fournir
+la marmite pour le faire cuire, je vous dirais que j'ai vu à Denver un
+chou pesant plus de 50 livres, 20 kilogrammes. Et quel chou! un chou
+au cœur serré, aux feuilles tendres et frisées, d'un vert tournant au
+blanc; un chou rond, dodu, de formes majestueuses et d'une saveur en
+rapport avec son teint.
+
+Quand on songe qu'il y a sous ces climats privilégiés de si bons
+légumes, et que l'on nous sert à Paris des herbages aqueux,
+fibreux, sans nul goût, c'est vraiment le cas d'être tenté d'aller
+s'approvisionner au Colorado. Un jour viendra, n'en doutons point, où
+des tubes souterrains parcourront le globe et où, d'un coup de piston,
+au moyen d'une machine pneumatique, on aspirera ses provisions de
+ménage d'un bout à l'autre de l'univers. Alors chaque pays ne produira
+que ce qu'il peut produire, et nous en aurons fini avec tous les
+maraîchers parisiens.
+
+Je ne dis pas de mal de cette honorable corporation, mais je dis
+que les légumes du Colorado et ceux de la Californie, auxquels j'ai
+également goûté, valent mieux que ceux du bassin de la Seine, à la
+latitude de Paris. Voilà tout.
+
+Maintenant je reviens prudemment à Denver, pour ne me créer d'affaires
+avec personne.
+
+Denver n'existait pas en 1859. A cette époque, des chercheurs d'or, en
+quête de placers au pied des Montagnes-Rocheuses, quelque part, entre
+Santa-Fé dans le Nouveau-Mexique et le fort Laramie dans le Dakota,
+comme qui dirait entre Lisbonne et Berlin, s'arrêtèrent sur la Plate du
+Sud. Ils lavèrent les sables du ruisseau de Cherry, tributaire de cette
+rivière, et, à leur grand étonnement, y trouvèrent des paillettes d'or.
+On est toujours un peu étonné lorsqu'on trouve l'or pour la première
+fois, quand même on le chercherait.
+
+La nouvelle de cette heureuse découverte se répandit bien vite. Les
+pionniers, les colons des derniers États de l'Ouest, la plupart
+mécontents de leur sort ou croyant l'être, accoururent avec la foule
+des _squatters_, des désespérés, de tous les aventuriers que les États
+qu'arrosent le Mississipi et le Missouri renferment en si grand nombre.
+Ce fut, comme cela avait eu lieu sur d'autres points, un désordre sans
+nom; mais la loi de Lynch et les comités de vigilance eurent bientôt
+fait justice de tous les voleurs, de tous les assassins, et le calme se
+rétablit pour ainsi dire instantanément.
+
+On me raconte ces débuts si agités. C'était le temps où, la ville
+n'existant pas encore, les émigrants arrivaient en caravane, et
+campaient dans leurs fourgons, à défaut d'autre abri. Il fallait
+alors plusieurs semaines pour arriver du Mississipi au pied des
+Montagnes-Rocheuses. Aucune diligence, aucun chemin de fer ne passait
+encore par là. Des Peaux-Rouges, on n'en rencontrait que trop, aux
+aguets sur la route, et il fallait composer avec eux, payer le droit
+de passage sur leur territoire, et au besoin leur disputer sa vie.
+Cependant ils n'étaient pas aussi acharnés qu'ils allaient le devenir,
+en présence de la colonisation du Colorado, qui leur enlevait une
+partie de leurs terres, et de la guerre de sécession, qui leur donnait
+l'espoir, en s'unissant, de vaincre l'ennemi commun divisé.
+
+Malgré tous ces obstacles, les émigrants arrivaient en foule. Des
+placers nouveaux étaient tous les jours découverts. Les mines
+aurifères en filons, les mines de quartz comme on les nomme, parce
+que le quartz ou cristal de roche compacte, dans lequel nage l'or, en
+forme la matière principale, les mines de quartz aurifère venaient
+s'ajouter aux placers. Des fortunes s'édifiaient du jour au lendemain,
+et se perdaient quelquefois avec la même facilité dans le jeu ou la
+dissipation; mais on ne tenait compte que des gagnants, jamais des
+perdants, et le Colorado eut sa fièvre, son _excitement_, comme l'avait
+eu la Californie, avec ses gîtes inépuisables; le lac Supérieur,
+avec ses mines de cuivre; la Nevada, avec ses filons d'argent, la
+_Pétrolie_, avec ses sources d'huile de pierre. Dans ces affaires de
+colonisation, tout procède aux États-Unis par fièvre de mines, et l'on
+en attend une nouvelle à cette heure, car aucune émotion de ce genre
+n'a eu lieu depuis quelques années[1].
+
+[Note 1: La découverte des mines d'or de Sweet-Water (territoire
+de Wyoming), dans les Montagnes-Rocheuses, et surtout celle des mines
+d'argent de White-Pine (État de Nevada), sont venues successivement,
+dans le courant de l'année 1868, donner raison à ces pronostics.]
+
+L'excitation, dans le Colorado, fut portée à son comble dès les
+premiers jours, et tous les banquiers de New-York, de Boston, de
+Philadelphie, prêtèrent à l'envi leur argent à ces entreprises
+hasardeuses, quand ils ne purent venir eux-mêmes opérer sur les
+lieux. Au début, il y avait eu un moment de doute, d'hésitation. Les
+_Pike's-pikers_ ou les mineurs du pic de Pike (on les appelait ainsi
+en jouant sur les mots, parce que la première découverte de l'or
+avait eu lieu, pour ainsi dire, au pied du pic de ce nom, un des rares
+points connus, en ce temps-là, dans les Montagnes-Rocheuses), les
+_Pike's-pikers_ furent un instant regardés comme des rêveurs, pour ne
+pas dire plus. J'étais alors en Californie (1859), et je me rappelle
+que l'on y traitait sans façon de _humbug_ la découverte de l'or dans
+les plaines de l'Extrême-Ouest. A leur tour, les journaux des États de
+l'Ouest prétendaient que les échantillons des _Pike's-pikers_ n'étaient
+autres que des pépites californiennes. A la fin cependant, il fallut
+bien ouvrir les yeux, et l'action fut d'autant plus vive qu'il y avait
+eu un moment de réaction. Tout le monde accourut, tout le monde voulut
+avoir sa part de la curée.
+
+Je ne puis songer à de tels faits sans me rappeler que c'était pour
+des raisons analogues qu'en France tournaient toutes les têtes au
+temps de la banque de Law. L'économiste écossais, que l'histoire n'a
+pas encore jugé comme il le mérite, était d'autant mieux inspiré
+dans ses projets de colonisation des plaines du Mississipi, que ces
+plaines nous appartenaient, et que le pays où l'on vient de découvrir
+l'or et l'argent, le Colorado, inconnu hier et qui sera si puissant
+demain, est précisément situé dans ce bassin du Mississipi que Law
+voulait fertiliser. Le grand homme était venu trop tôt. Son génie
+avait soupçonné ce qui existait réellement: les richesses souterraines
+inépuisables de ces magnifiques contrées; mais l'heure n'avait pas
+encore sonné de leur exploitation, et c'était d'ailleurs à un autre
+peuple que le nôtre que la nature avait réservé le soin de féconder ces
+déserts. Law n'était ni un fourbe ni un aventurier; c'était un grand
+économiste, disons mieux, un grand homme éclos avant sa date. C'était
+un type américain, quand l'Américain n'était pas encore né.
+
+Le territoire de Colorado, colonisé principalement par l'exploitation
+de l'or, montre bien que tous les rêves de Law étaient des réalités.
+Si les mines d'émeraude dont il avait parlé n'existent pas ou n'ont
+pas encore été découvertes le long du Mississipi, il n'en est pas
+moins vrai que les mines de plomb dont il avait obtenu la concession,
+celles du Missouri, de l'Illinois, du Wisconsin, font aujourd'hui en
+partie la fortune de ces États, et sont les plus productives du monde;
+il n'en est pas moins vrai que les mines d'or du Colorado, par leur
+seule exploitation et en moins de huit ans, ont donné naissance à un
+territoire heureux et prospère, où ne seraient point encore accourus
+les pionniers sans l'appât du précieux métal qui a été de tout temps
+l'agent le plus certain des lointaines colonisations.
+
+Au commencement, personne dans le Colorado. Le pays n'a pas même de
+nom. Il fait partie du territoire de Kansas, et le nom de Colorado est
+celui d'un fleuve qui descend de l'autre côté des Montagnes-Rocheuses
+pour se jeter dans le golfe de Californie. Les Espagnols l'ont ainsi
+nommé parce que ses rives, sur certains points, sont colorées par des
+terres oxydées, ferrugineuses, et que le fleuve lui-même en est rouge,
+_colorado_.
+
+C'est à peine si quelque rare trappeur, quelque traitant, parcourt
+ces contrées pour chasser les bêtes à fourrures, le bison, le castor,
+l'ours, ou faire la troque avec les Indiens. Sur les plateaux des
+montagnes, dans les _parcs_, comme on les appelle, sont campés les
+Yutes, tribus toujours en guerre avec celles des prairies, les
+Chayennes ou les Arrapahoes.
+
+Il faudra des années pour coloniser ces plaines désertes. Mais voici
+qu'un heureux hasard fait découvrir à des aventuriers ce que les
+savants, les explorateurs, les géologues, les ingénieurs eux-mêmes, qui
+sont passés à plusieurs reprises dans ces parages, n'ont pas encore
+signalé, des mines d'or! Et les colons accourent, et le pays est fondé.
+Là où errait le bison, et le Peau-Rouge sur ses traces, naît une ville,
+puis une autre. Un nouveau territoire, et bientôt un nouvel État
+s'ajoutera à tous ceux que compte déjà l'Union. Demain une étoile de
+plus brillera sur le drapeau constellé aux trois couleurs, une étoile
+de plus qui ne fera qu'augmenter la force du pays, sans nuire en rien à
+son unité. La devise des Américains n'est-elle pas: _E pluribus unum_?
+
+Savez-vous comment fut baptisé Denver au début de la colonisation?
+_Auraria_, la mine d'or. Depuis, ce nom a été changé en celui de
+Denver, pour faire hommage au gouverneur du Kansas.
+
+Quelques récalcitrants (où n'en trouve-t-on pas?) ont voulu un moment
+appeler Denver la _Cité des plaines_, à cause de la position de la
+ville au milieu des prairies. Malgré l'heureux choix de ce nom, ils
+n'ont pas obtenu gain de cause, et Denver est resté.
+
+Comme il ne faut pas oublier l'or, on a reporté sur la capitale du
+jeune territoire, sinon le même baptême d'Auraria, au moins le titre de
+_Golden City_, ou la Ville-d'Or. Golden City est une petite ville d'un
+millier d'habitants que j'irai visiter demain, et d'où peut-être je
+vous écrirai. Les capitales sont toujours les villes les moins peuplées
+aux États-Unis, contrairement à ce qui a lieu en Europe, et cela
+s'explique dans les États purement démocratiques.
+
+A Golden City est la Chambre des représentants et des sénateurs, et le
+siége du gouvernement territorial: c'est là tout; tandis qu'à Denver
+est réellement le centre commercial du Colorado.
+
+Il faut dire un mot de la société de ce pays, telle qu'elle m'apparaît
+tout d'abord.
+
+Denver, vous le savez, a été fondée comme sous le coup d'une baguette
+de fée. On a dit que les pionniers du _Far-West_ s'en allaient dans les
+prairies avec un rouleau de ficelle dans la poche et une douzaine de
+piquets à la main; qu'arrivés à un endroit favorable, ils plantaient
+leurs piquets en terre, délimitant les rues et les maisons avec la
+ficelle, et disant: Ici sera Babylone, Thèbes, Memphis, etc. Fort bien,
+mais Babylone, Thèbes, Memphis, surtout celles des États-Unis, il faut
+les peupler. Quels ont donc été, quels sont les habitants de Denver,
+née il y a à peine huit ans?
+
+Rassurez-vous. Ici ce n'a pas été, comme en d'autres pays, un mélange
+de tous les peuples, et en grande partie l'écume de toutes les nations.
+Les pionniers seuls des derniers États de l'Ouest sont venus. Il y a
+bien eu, comme je vous le disais, quelques troubles au commencement;
+mais tout s'est passé entre Américains et à l'américaine, et le calme
+est bien vite revenu. Les bons ayant été tout d'abord en majorité
+ont dispersé pour toujours les méchants. Les pionniers sont arrivés
+avec leur famille, leur femme, leurs enfants, et dès le premier jour
+société a été fondée sur des bases éternellement durables.
+
+Le confort, les habitudes de la vie intérieure, le _home_, autant chéri
+de l'Américain que de l'Anglais, ont bien vite été retrouvés, rétablis,
+par les pionniers du Colorado, et vous seriez aujourd'hui étonné de
+rencontrer au milieu de ces contrées tant d'élégance et de bien-être.
+
+J'ai vu ici des dames qu'envieraient ou que regrettent New-York
+et Boston. Nous avons dîné hier chez M. le sénateur Evans, ancien
+gouverneur du Colorado. La société était choisie, pleine d'entrain, et
+l'on a causé comme dans un salon de Paris; disons, si vous le voulez,
+comme dans un salon d'Américains des mieux élevés. On a surtout causé
+de l'Exposition internationale du champ de Mars, que l'on suit dans
+tous ces pays avec une curiosité émue.
+
+Notre aimable compagnon, M. Whitney, commissaire du Colorado à
+l'Exposition, et qui rapporte à son pays d'adoption la médaille d'or,
+est partout acclamé, fêté. C'est pour lui faire accueil que M. Evans
+a réuni à table quelques amis. Les journaux célèbrent à l'envi la
+gloire de l'heureux commissaire, et l'on ne parle plus que de l'envoyer
+comme représentant du territoire à Washington. C'est désormais le
+_representative man_ du Colorado.
+
+J'aime déjà ce jeune pays qui se passionne ainsi pour ses affaires.
+Aussi vous en parlerai-je plus au long dans une prochaine lettre, que
+je daterai de Golden City.
+
+
+
+
+VI
+
+LES FONDATEURS DU COLORADO.
+
+
+ Georgetown, dans les Montagnes-Rocheuses,
+ 23 octobre.
+
+Je vous disais dans ma dernière lettre, datée de Denver, 6 octobre,
+que je vous parlerais plus au long du territoire de Colorado, en vous
+écrivant de sa capitale, Golden City.
+
+Ce projet, je n'ai pu le mettre à exécution lors de mon passage dans la
+Ville-d'Or, où je n'arrivai qu'assez tard dans la nuit, de retour d'une
+visite aux mines de charbon de Boulder: la nature a tout donné à ce
+riche pays.
+
+Le lendemain nous prîmes dès l'aube la diligence qui devait
+nous conduire sur un des plus hauts lieux habités dans les
+Montagnes-Rocheuses, à Central City, ville bien nommée pour nous, car
+elle a été en quelque sorte le centre d'où nous avons fait rayonner
+toutes nos explorations.
+
+A cheval dès le matin, nous avons parcouru pendant trois semaines
+toutes les mines, toutes les localités alpestres de ce curieux
+territoire, tantôt nous élevant sur les plus hauts sommets, tantôt
+parcourant les vallées les plus profondes. Bernardins et bénédictins,
+s'ils eussent été de la partie, auraient été également satisfaits, car
+si les premiers, à l'exemple de leur maître, aimaient les vallons, les
+autres ne dédaignaient pas les collines:
+
+ Bernardus valles, colles Benedictus amabat.
+
+J'ai quitté, pendant tout ce temps, la plume pour le marteau de
+mineur, et c'est pourquoi vous n'avez plus reçu de mes nouvelles.
+Je suis descendu dans les puits les plus profonds, entré dans les
+galeries sinueuses; j'ai parcouru les placers, visité les usines où
+l'on traite les minerais d'or et d'argent, et j'ai rapporté de toutes
+mes excursions l'impression la plus favorable de l'activité et de
+l'intelligence qu'ont développées en tout les pionniers du Colorado.
+
+Nous avons fait nos courses à cheval, chevauchant entre matin et soir,
+quelquefois plusieurs jours de suite. J'ai retrouvé là les excellentes
+bêtes mexicaines que j'avais déjà montées en Californie, et qui
+vont douze heures au trot, au galop, sans s'arrêter, sans manger, se
+contentant d'arracher au passage quelques brins de bruyères, quand il
+y en a sur le chemin. Elles veulent aussi boire à tous les ruisseaux.
+Laissons-les étancher leur soif, si tel est leur bon plaisir. Les
+bonnes bêtes! comme elles font honneur le soir au repas de l'écurie!
+Infatigables, elles fatiguent cependant le cavalier, et je dois vous
+avouer qu'hier soir, arrivant à Georgetown, la ville centrale des mines
+d'argent, comme Central City est celle des mines d'or, je me laissai
+glisser à bas de ma monture en jetant le cri du président péruvien
+Castilla: _No puedo mas_, Je n'en puis plus! Le vieux président tomba
+ainsi, il y a quelques mois, sur la route d'Arequipa, pour rendre l'âme
+et s'en aller dans l'autre monde; je tombai comme lui devant l'hôtel
+de Georgetown, mais pour me relever de suite et m'en aller souper et
+dormir.
+
+Nous sommes allés à cheval comme les Castillans qui, aujourd'hui
+encore, ne peuvent parcourir la plupart des mines de leur pays que de
+cette façon; mais ne croyez pas qu'ici les routes manquent, bien que
+nous soyons en pays montagneux. Partout courent des diligences, du type
+que vous savez; partout sont disposés des relais, des tables d'hôte,
+des buvettes. Sur ces chemins ouverts un peu par la nature, un peu
+par les hommes, et très-mal entretenus par ceux-ci; sur ces chemins,
+où il est rare de rencontrer un cantonnier, et sur lesquels ne veille
+aucun corps officiel des ponts et chaussées, la poussière s'élève en
+épais tourbillons, quand le coche s'avance, rapide, au galop de ses six
+chevaux. On est littéralement poudré, aveuglé, dans ce pays surtout, où
+il ne tombe pas une goutte d'eau pendant plus de six mois. Aux relais
+de la diligence, une cuvette et un pot à eau vous attendent, avec du
+savon et une serviette sans fin tournant autour d'un rouleau supérieur.
+Des miroirs, des peignes, des brosses sont là; des brosses de toute
+espèce, même la brosse à dents, retenue par une longue ficelle, pour
+que chacun s'en serve et que nul ne l'emporte. A Paris, vous allez rire
+de ces usages démocratiques; ici ils sont acceptés de tous et sont même
+les bienvenus, sauf peut-être la brosse à dents, qu'on regarde d'un œil
+soupçonneux.
+
+Que de fois, dans tout le Grand-Ouest, sur toutes les routes, sur tous
+les railroads, j'ai béni cette eau bienfaisante et ces instruments de
+toilette si libéralement offerts à tous!
+
+Reportez-vous à ce qu'on endure en été sur nos chemins de fer, où
+certains de ces usages devraient bien être admis dans les principales
+de nos stations, accordés généreusement, comme une chose due, et sans
+que nul soit obligé de payer.
+
+Si la poussière en pays de plaines est ici le plus grand ennemi du
+voyageur, en pays de montagnes il y a les cahots de la diligence, dont
+vous ne pouvez vous faire une idée. La voiture roule au grand galop aux
+descentes les plus vertigineuses, sur de gros cailloux, sur des blocs
+de rocher.
+
+Impassible à son poste, l'automédon conduit d'une main assurée les six
+bucéphales qui lui sont confiés. On se demande comment il n'est jamais
+jeté hors de son siége: on l'y dirait maintenu par des courroies. A
+l'intérieur, les voyageurs pâtissent, moulus, brisés par les cahots.
+Quelques-uns ont le mal de mer, par suite de ce roulis et de ce tangage
+si nouveaux pour eux.
+
+Et néanmoins, ce mode d'aller est général dans tous les États-Unis.
+Je l'ai retrouvé même en Californie. On conte qu'il y a quelques
+années, le grand journaliste de New-York, M. Horace Greeley, attendu à
+San-Francisco pour des conférences ou lectures, s'y rendait par terre
+dans la diligence continentale. Comme il traversait les cols de la
+Sierra-Nevada, et que la voiture n'allait pas assez vite à son gré, il
+craignit d'arriver en retard. Les affiches étaient déjà faites et les
+jours indiqués. Il pria donc le postillon de fouetter ses chevaux, et
+d'aller un peu plus vite. «Tenez-vous bien sur votre siége, répondit
+l'homme, et je vous amènerai à temps.» Et lâchant les rênes, excitant
+vigoureusement ses bêtes, il lança la voiture au grand galop sur une
+descente en précipice. Le journaliste réclamait, criait, tempêtait,
+n'en pouvait plus. «Tenez-vous bien sur votre siége, monsieur Greeley,
+et vous arriverez à temps,» lui cria derechef le postillon, l'œil
+souriant, la bouche moqueuse.
+
+M. Greeley arriva en effet à l'heure, et, oubliant toute rancune, il
+récompensa son bourreau en lui faisant cadeau d'un vêtement tout neuf.
+L'histoire est restée légendaire parmi les voyageurs du _Far-West_, et
+le postillon, qui exerce toujours, a fait graver sur le boîtier de sa
+montre sa réponse à M. Greeley: «Tenez-vous bien, monsieur Greeley, et
+vous arriverez à temps!» On prétend même que cette montre a été donnée
+en souvenir à ce brave homme, sinon par l'impatient journaliste, au
+moins par un voyageur qui avait fait la route avec le même postillon, à
+qui il avait entendu raconter cette histoire.
+
+Les moyens de locomotion rapides, assurés, ont toujours été regardés
+par les Américains comme un des agents les plus certains de leurs
+vastes colonisations.
+
+Vous venez de voir que le Colorado n'a point failli à ces idées. Dès
+les premiers jours de la naissance de ce territoire, l'_overland-mail_
+est venu à lui, changeant sa ligne de parcours à mesure qu'un pays
+nouveau se fondait, et ne réclamant du gouvernement fédéral aucun
+supplément d'indemnité, aucun dédommagement.
+
+Chacun se déplace ici avec les affaires, et ne reste pas immobile dans
+le coin qu'il a une fois choisi.
+
+Je vous ai déjà parlé assez au long de l'_overland-mail_. La merveille
+la plus étonnante réalisée par les Américains dans la traversée du
+Grand-Ouest a été celle du _poney_. Ce service est né en Californie
+en 1860, et il a fonctionné jusqu'au jour où une ligne télégraphique
+continue a relié le Pacifique au Missouri et de là à l'Atlantique.
+
+On franchissait en six jours, au moyen d'un cheval rapide ou poney,
+la distance de 1,600 milles ou 650 lieues qui existait alors entre
+l'extrême limite télégraphique des États atlantiques et celle du
+jeune État du Pacifique. Cheval et cavalier se renouvelaient à chaque
+station, et la bête partait au galop, arrêtée quelquefois en chemin
+par le Peau-Rouge, qui guettait le coureur pour le tuer et voler le
+cheval. Ce service n'en fit pas moins merveille, et ce fut par ce moyen
+que le 12 novembre 1860 furent apportées à San-Francisco les dépêches
+d'Europe du 21 octobre, c'est-à-dire datant à peine de vingt jours, et
+la nouvelle de l'élection présidentielle du 6 novembre, qui donnait la
+majorité au candidat abolitionniste Lincoln. Aujourd'hui le télégraphe
+a remplacé le poney, et l'on peut avoir à San-Francisco une dépêche de
+Paris avant l'heure où elle a été envoyée, grâce à la vitesse du fluide
+électrique et à la différence des méridiens.
+
+Les services des diligences, du poney, du télégraphe, semblaient donc
+avoir préparé comme à souhait la colonisation du Colorado, quand les
+pionniers sont venus: il fallait l'homme pour achever cette œuvre à
+laquelle aidaient déjà tant d'avantages matériels!
+
+Le pionnier! je ne l'ai jamais vu ni si grand, ni si viril, ni si
+moral. Nous sommes descendus à Central-City, dans une des plus
+honorables familles du pays, celle de M. Whiting, agent des mines de M.
+Whitney.
+
+L'hospitalité la plus cordiale nous a été donnée par ces braves gens,
+et l'élégant cottage qui les abrite s'est encore embelli pour nous
+recevoir.
+
+M. Whiting a auprès de lui sa femme et ses enfants. Deux de ses filles
+sont mariées et vivent sous le même toit que leur père, avec toute leur
+famille. Dans cette ruche travailleuse, chacun a son occupation: les
+hommes vont le jour aux affaires, les jeunes filles ou les garçons à
+l'école, les femmes soignent la maison. Pas de domestiques, on n'en
+trouverait pas, ou ils coûteraient trop cher, 20 francs par jour!
+
+Le soir, tout le monde se réunit: on cause, on lit, on fait de
+la musique; les dames travaillent à des ouvrages d'aiguille, les
+enfants mêlent leurs jeux bruyants aux distractions plus calmes des
+grands-parents. C'est l'honnête et austère famille du pionnier; chacun
+a planté là ses pénates pour jamais, sans aucun esprit de retour.
+
+Que de bons jours mes compagnons et moi avons passés dans cette
+hospitalière demeure! que d'agréables souvenirs nous en emportons!
+Jamais le moindre nuage ne s'est levé au milieu de toutes ces
+personnes, d'esprit et de caractère si divers. Et ce que je dis pour
+cette famille pourrait s'appliquer à cent autres que j'ai rencontrées à
+Black-Hawk, Nevada, Idaho, Empire, Georgetown, etc. Je ne parle pas de
+la société de Denver, dont je vous ai déjà fait le tableau.
+
+M. Whiting et les siens sont venus de l'Illinois, dès les premiers
+jours de la découverte de l'or au pied des Montagnes-Rocheuses.
+
+Ils avaient une ferme dans cet État, et ils l'ont vendue pour venir
+tenter la fortune plus avant dans le _Far-West_. Ils sont tous venus,
+hommes, femmes, enfants, comprenant bien qu'il n'y avait de pionniers
+et de colons sérieux que ceux qui emportaient avec eux tous leurs
+pénates, comme jadis Énée disant adieu à Ilion.
+
+Dans des mines éloignées, dans des vallons déserts, j'ai rencontré
+aussi de ces courageux émigrés. Le cottage est au milieu des bois,
+perdu dans la montagne ardue ou dans le vallon sombre. Vous entrez:
+une femme gracieuse vous accueille; le mari empressé vous offre un
+abri sous son toit ou une part du repas. Le linge est d'une éclatante
+blancheur; les mets les plus variés, composés souvent par des mains
+délicates, naguère habituées à d'autres occupations, ornent la table.
+Partout des meubles élégants, et des habitudes de luxe, de confort,
+qu'on est tout étonné de rencontrer dans ces lointains déserts.
+
+Sans doute, le spectacle n'est pas partout le même. Je voudrais
+maintenant vous décrire quelques nouveaux types de pionniers, ceux
+que j'appellerai les aventuriers, les coureurs, les enfants perdus de
+la colonisation. Mariés ou célibataires, ceux-ci forment une bande à
+part. Je voudrais aussi vous dire un mot des mines d'or et d'argent.
+Vous froncez le sourcil. N'ayez crainte; je ne ferai pas trop de
+géologie. Au reste, je réserve cela pour une autre lettre. Il ne faut
+pas traiter deux sujets à la fois: _non bis in idem_, comme dit le
+latin, qu'on parle même dans ces montagnes.
+
+
+
+
+VII
+
+LES MINEURS DES MONTAGNES-ROCHEUSES.
+
+
+ Central City, dans les Montagnes-Rocheuses,
+ 25 octobre.
+
+Nous voici revenus chez les hôtes aimables dont je vous parlais dans
+ma précédente lettre. Ailleurs nous n'avons fait que camper, ici nous
+avons séjourné quelque temps.
+
+Tout le monde a été pour nous d'une bienveillance empressée. Vous savez
+comment nous avons été reçus à Denver; à Georgetown, la ville a demandé
+à nous traiter elle-même. Quand nous avons fait appeler l'hôtelier
+pour solder notre note, il nous a répondu que c'était le conseil
+municipal qui entendait payer. A Central City, la bande musicale nous
+a reçus, dès le premier soir de notre arrivée, au son des instruments
+de cuivre; elle a joué tout son répertoire, et de plus, pour faire
+honneur sans doute au Français qui était là, une _Marseillaise_. Il est
+vrai que celle-ci était tellement mitigée, que si on l'eût sonnée de
+la sorte à nos volontaires de 93, ils n'auraient certes point marché
+au feu avec autant d'entrain. Après tout, c'est peut-être un effet de
+climat. Les notes comme les idées changent suivant la latitude, et ce
+qui est la _Marseillaise_ au 49e parallèle en Europe, peut devenir une
+pastorale au 40e en Amérique.
+
+Nous avons dû partout, pour être agréable au public, faire des
+conférences, des _lectures_, comme on dit aux États-Unis, parce que
+l'orateur a l'habitude de lire. Les auditeurs sont venus à nous
+nombreux, avides d'apprendre.
+
+Ici c'est une société qui a mis une salle à notre disposition; là c'est
+un révérend qui nous a gracieusement prêté son église, les salons du
+_Mechanic's Institute_ ou de l'Institut des ouvriers n'étant pas assez
+grands pour contenir toute la foule.
+
+Le colonel Heine a parlé sur le chemin de fer du Pacifique; M. Whitney,
+sur notre Exposition du champ de Mars, et moi j'ai traité devant tous
+ces mineurs la question si palpitante pour eux de l'or et de l'argent.
+
+J'aime ces hommes vigoureux et fiers, qui ne demandent leur bien-être
+qu'à eux-mêmes et ne comptent pas sur autrui pour arriver à quelque
+chose. Dans le Colorado, comme dans toute l'Union, on pratique la
+grande maxime anglo-saxonne: _Help yourself!_ Aidez-vous vous-mêmes!
+
+Je vous ai déjà parlé des pionniers venus ici avec leur famille: on
+se protége, on se défend mieux quand on est plusieurs; mais nombre
+d'émigrés sont arrivés tout seuls et n'en ont pas pour cela perdu
+courage. J'ai rencontré l'autre jour sur les mines de Trail-Creek,
+dans un vallon étroit, caché au milieu des bois de sapins et entouré
+de cimes neigeuses, plusieurs de ces intrépides solitaires. Un, entre
+autres, le docteur Howland, de Boston (pourquoi ne le nommerai-je pas?)
+m'a surpris par son calme stoïque. D'une excellente famille, ayant reçu
+la meilleure éducation, il a quitté le bistouri du chirurgien pour
+le pic du mineur. Un des premiers, il est parti pour les placers du
+Colorado, et il dirige aujourd'hui une mine de quartz aurifère et un
+moulin mécanique à broyer et amalgamer la roche.
+
+La première fois que j'ai vu le docteur, il m'a montré avec une
+certaine fierté les beaux échantillons qu'il a trouvés lui-même.
+Sur une planche appendue au mur, dans sa cabane, sont quelques
+livres de science appliquée: des traités de chimie, de métallurgie,
+d'exploitation des mines, un cours de minéralogie. Quelques-uns de
+ces livres sont écrits en français. Il y a, là aussi, souvenir des
+premières études, un Galien dans l'original, en latin.
+
+--Je me distrais par la lecture, m'a dit le docteur.
+
+Et comme je lui demandais si cet exil au fond des bois et dans un
+vallon si triste ne lui était pas pénible.
+
+--Je n'aime pas la société, m'a-t-il répondu. Je suis bien ici et j'y
+reste.
+
+--Mais la Bible ne dit-elle pas: Malheur à celui qui est seul! _Væ
+soli!_
+
+--La Bible n'a pas dit cela pour moi.
+
+La localité qu'habite le docteur, déserte maintenant, a été naguère
+plus vivante, plus animée. Une série de cabanes en ruines, la plupart
+bâties de troncs d'arbres et de boue, véritables _log-houses_
+de pauvres pionniers, ont un moment répondu au nom retentissant
+d'Oroville. Les placers se sont bien vite épuisés, et, avec eux,
+ont disparu les espérances des chercheurs, qui sont allés, sans se
+décourager aucunement, exercer leurs efforts sur d'autres points.
+Ils n'ont pu, comme Bias, emporter leurs maisons sur leurs épaules:
+Oroville, à peine née, est déjà une ville en ruines.
+
+Quelques rares mineurs, tenaces, infatigables, découvreurs obstinés,
+sont restés avec le docteur Howland. Courant la montagne à mesure
+que la vallée leur a fait défaut, ils ont bientôt mis à nu, sur les
+flancs tributaires du Trail-Creek, des veines de quartz aurifère.
+Grâce aux lois libérales qui régissent l'exploitation des mines dans
+toute l'Union, ils ont pu s'adjuger sur l'heure, moyennant quelques
+formalités élémentaires, la propriété pleine et entière de ces gîtes,
+sur une certaine longueur et une profondeur indéfinie.
+
+Un de ces découvreurs est le Français Chavanne, que j'ai deux fois
+rencontré sur les lieux, toujours à l'œuvre, hardi, entreprenant, et
+donnant pour sa part une très-bonne opinion des travailleurs de notre
+pays. Et cependant Chavanne n'est pas content: Franc-Comtois, il désire
+revoir la Comté.
+
+--Ah! monsieur l'ingénieur, me disait-il il y a quelques jours, si vous
+pouviez monter une compagnie à Paris pour faire exploiter tous ces
+filons, je vous les donnerais pour rien, et j'irais en France revoir
+mon vieux père. J'ai bien envie de retourner au pays.
+
+--Mais, Chavanne, au pays ou ici, il faut toujours travailler.
+
+--C'est vrai, monsieur; mais l'Amérique, voyez-vous, ce n'est pas la
+France.
+
+--Faites donc comme ces Américains qui viennent ici sans espoir
+de retour, et colonisent jusqu'aux plateaux les plus élevés des
+Montagnes-Rocheuses.
+
+--Les Américains sont chez eux; moi, je n'ai pas eu de chance.
+J'avais gagné de l'argent à New-York dans l'étamage des glaces; mais
+le mercure, c'est un mauvais métal, et cependant c'est ce qui m'a
+donné l'idée de travailler les mines d'or. J'ai gagné beaucoup au
+commencement. J'ai vendu pas mal de filons. A présent les affaires ne
+vont plus, et je voudrais bien placer les mines qui me restent. Si vous
+pouviez monter une compagnie à Paris, je vous les donnerais pour rien.
+
+Et ce disant, Chavanne me faisait les honneurs de son _log-house_. Il
+me montrait, clouée à la muraille, la carte du district aurifère de
+Trail-Creek, couverte d'un réseau de filons, réels ou imaginaires,
+découverts par les chercheurs de l'endroit, les _prospecters_ comme on
+les appelle.
+
+Ces coureurs de montagnes, ces chasseurs de veines métalliques, qui
+remettent en mémoire les _buscones_ ou _cateadores_ du Pérou et du
+Chili, les _gambusinos_, les _rebuscadores_ du Mexique, ont eu dès les
+premiers temps, dans le Colorado, d'illustres représentants. C'est l'un
+d'eux, Gregory, ancien mineur de l'État aurifère de Georgie, qui a
+découvert, à Central City, le fameux filon qui porte son nom. C'était
+au commencement de l'exploitation. «Si les ruisseaux aux pieds des
+Montagnes-Rocheuses roulent de l'or, s'était dit Gregory, les montagnes
+doivent en renfermer.» Et il était parti, seul, à pied, gravissant les
+pentes roides des vallées où nul n'était entré avant lui. Il portait
+sur son dos ses vivres, ses outils. Au bout de quelques jours, il
+arrive au lieu où est aujourd'hui Central-City, à plus de 2,500 mètres
+d'élévation, et, là, trouve la veine tant cherchée, et des pépites d'or
+grosses comme des noix.
+
+Mais Gregory n'a plus de vivres et un ouragan de neige s'élève. Comme
+quelques vainqueurs, va-t-il périr au milieu même de son triomphe? Il
+descend à Auraria, à la Cité des Plaines, aujourd'hui Denver, et, là,
+fait confidence à un ami de sa trouvaille. Tous deux reviennent sur
+le gîte, l'exploitent avec activité, et, au bout de quelques jours,
+rentrent chargés d'or à la ville. Aussitôt le bruit de cette découverte
+se répand, et une armée de mineurs accourt dans les défilés des
+Montagnes-Rocheuses.
+
+Telle a été l'origine de l'exploitation métallifère à Central City,
+tels sont les faits qui ont donné naissance à cette ville et aux cités
+voisines de Black-Hawk et de Nevada.
+
+La découverte des mines d'argent de Georgetown est due à des
+circonstances analogues. Un beau jour, en 1864, le _gouverneur_
+Steele,--que j'ai eu le plaisir de rencontrer à Georgetown, et qui a
+reçu, je crois, le titre qu'il porte, parce qu'il a eu quelques chances
+d'être nommé gouverneur du Colorado,--le gouverneur Steele part avec
+quelques amis.
+
+«Montons sur la cime des montagnes, leur dit-il; il doit y avoir
+là-haut des mines d'argent.» Et les uns se dirigent d'un côté, les
+autres d'un autre. On se rejoindra sur le Snake-Range (la crête du
+Serpent), à 3,500 mètres de hauteur. On reste plusieurs jours dans les
+défilés, sur les cols. A la fin, un des chasseurs découvre un filon
+très-riche en minerai d'argent.
+
+Quand on a trouvé un filon, on en trouve bientôt un autre. Bref, un
+nouveau district métallifère se fonde, celui d'Argentine, rival de
+celui de Gregory. La seule différence est qu'ici on exploite l'or, et
+là l'argent.
+
+C'est avec de tels hommes et par de tels moyens que le Colorado s'est
+formé, développé, et que le travail des mines y a de plus en plus
+progressé. A Georgetown, à côté des gouverneurs Steele, Patterson,
+etc., j'ai rencontré des chercheurs encore plus nomades, de vrais
+aventuriers des montagnes, par exemple l'Américain Brown, qui a
+découvert sa bonne part de filons.
+
+«Je gravis les plus hautes crêtes, me disait-il, tout seul, portant
+moi-même mon pic, mon marteau et des provisions pour plusieurs jours.
+Je cherche, je flaire, je gratte le gazon; et sous l'herbe, peu à
+peu, je finis par découvrir les têtes des veines métalliques. Je
+les reconnais à des lignes de quartz blanchâtre, décomposé, pourri,
+jauni par le fer, quelquefois taché de points brillants d'un gris
+d'acier. Enfin je découvre les veines et c'est là ce que je veux. Alors
+seulement je prends la boussole, je _claime_ le gîte, c'est-à-dire
+que je définis géométriquement ma propriété. Comme inventeur, j'ai
+droit, vous le savez, à 3,000 pieds de filon. Je les fais inscrire
+chez le _recorder_ ou greffier du district. Je paye la taxe, c'est peu
+de chose: 4 dollars, 20 francs de votre monnaie, et tout est dit. Mon
+filon est porté sur le registre du district avec le nom dont je l'ai
+baptisé; j'en suis le seul propriétaire. J'en ai ainsi quelques-uns à
+vendre, en voulez-vous?»
+
+Et Brown me montrait, sur les hauts sommets de Georgetown, des lignes
+de filons qui couraient à perte de vue au pied même des glaciers, et
+sur lesquelles il fallait toute une journée pour grimper.
+
+Le prospecteur était vêtu d'un habit de peau de daim à franges, orné de
+broderies en forme d'arabesques; il avait des culottes de cuir comme
+les Peaux-Rouges. Il portait les grosses bottes du pionnier, enfin le
+chapeau de feutre à larges bords du trappeur des prairies.
+
+«--Tout cela m'a bien coûté 200 dollars (1,000 francs), me dit-il.
+J'ai depuis longtemps envie d'aller à Paris. Je veux me promener sur
+les boulevards avec mon costume de trappeur. Croyez-vous que je ferai
+figure?
+
+--C'est cette année, Brown, qu'il eût fallu aller à Paris. A
+l'Exposition du champ de Mars, vous auriez attiré la curiosité publique
+avec les Japonaises et les petites Chinoises qu'on exhibe là-bas, à
+côté des produits de l'industrie.
+
+--C'est trop tard à présent; mais vous me verrez un jour sur les
+boulevards avec mon costume, sachez-le bien.»
+
+Que dites-vous de tous ces énergiques travailleurs, mon cher ami, vous
+qui lisez tranquillement cette lettre à Paris? Croyez-vous que tous
+ces hommes représentent dignement dans le Grand-Ouest l'avant-garde
+de la civilisation? Oui, n'est-ce pas? et ils la représentent sans
+distinction de nationalité. Si j'avais le temps, si je ne craignais de
+fatiguer votre attention, je ferais passer devant vos yeux d'autres
+types de mineurs, de pionniers: l'Espagnol Dominguez, marié avec une
+Française; des capitaines de mines venus du Cornouailles anglais;
+des prospecteurs, des exploitants de filons: Irlandais, Allemands,
+Italiens, Canadiens, Français; vous verriez en un mot la légion
+honnête et virile des travailleurs passer devant vous, chacun avec les
+caractères distinctifs de sa race, et tous avec un caractère commun,
+celui de la persistance, de l'énergie, du sang-froid, qui fait les
+bons pionniers et les véritables colons. Mais c'en est assez pour
+aujourd'hui; je vous parlerai bientôt des mines après vous avoir parlé
+des mineurs.
+
+
+
+
+VIII
+
+L'OR ET L'ARGENT.
+
+
+ Golden City, au pied des Montagnes-Rocheuses,
+ 26 octobre.
+
+Au moment de dire adieu au Colorado, où j'ai passé des jours si bien
+remplis, je viens vous reparler de ses mines, j'entends ses mines d'or
+et d'argent. Je pourrais vous entretenir aussi du charbon, que l'on
+trouve partout à une faible profondeur sous le sol des prairies; du
+fer, qui gît à côté du charbon; du sel, qu'on rencontre en abondance
+dans les _parcs_ (c'est ainsi qu'on nomme les hauts plateaux boisés
+et gazonnés où habitent les Yutes); des eaux sulfureuses, alcalines,
+gazeuses qui sourdent de terre en tant d'endroits. Mais l'or et
+l'argent priment ici toute autre exploitation, et c'est justice.
+N'ont-ils pas donné naissance au pays, ne lui ont-ils pas permis de
+se peupler, de se développer? Ici, comme dans la formation de toute
+société, le travail des mines métalliques est venu avant tous les
+autres, avant même l'agriculture; ici, comme partout, le pic a précédé
+la charrue.
+
+Dès les premiers jours, je vous l'ai déjà écrit, chacun s'est porté sur
+les filons avec une ardeur sans exemple. Il y a eu pour l'extraction de
+ces richesses souterraines une véritable fièvre, et tous les banquiers
+des États de l'Est ont à l'envi prêté leurs capitaux, envoyé leurs
+agents à ce territoire, où l'on a cru un moment voir naître une seconde
+Californie.
+
+La réaction est venue bien vite, non pas seulement à cause de la guerre
+de sécession et de la guerre avec les Indiens, qui ont toutes les deux
+éloigné de cette jeune colonie le flot des émigrants, mais aussi pour
+d'autres raisons, peut-être non moins graves, sur lesquelles je dois
+maintenant insister et appeler toute votre attention.
+
+Dans les placers proprement dits, l'or se retrouve en paillettes, en
+pépites, et le métal est toujours à l'état natif ou de métal pur. A
+cause de son grand poids, aucune difficulté n'existe pour le séparer
+des sables au milieu desquels on le rencontre; un lavage plus où moins
+perfectionné suffit, exécuté par des appareils plus ou moins ingénieux.
+Les matières légères s'en vont avec l'eau, l'or reste. On peut faire
+usage aussi de l'amalgamation, c'est-à-dire de l'attaque de l'or par le
+mercure. Ce dernier métal jouit, comme vous le savez, de la propriété
+de dissoudre l'or, absolument comme l'eau dissout le sucre, et de le
+rendre ensuite par la distillation, si bien que l'on peut en ce cas
+dire familièrement que l'or est comme le sucre candi du mercure.
+
+Mais voici bien une autre affaire avec les minerais de filons. Ici l'or
+n'existe plus à l'état natif, j'entends dans le Colorado, mais à l'état
+de _sulfuret_, comme on dit en Amérique, ou, si vous voulez, à l'état
+de combinaison intime avec des sulfures de fer, de plomb, de cuivre de
+zinc, d'où il est très-difficile de l'extraire entièrement.
+
+L'argent accompagne très-souvent l'or. Seul ou allié à ce dernier
+métal, l'argent n'est jamais pur, mais toujours à l'état de sulfure,
+soit simple, soit multiple, ou à l'état de chlorure, iodure, bromure,
+etc., c'est-à-dire de combinaison avec le chlore, le brome, l'iode.
+Toutes ces combinaisons sont généralement très-complexes, et il est
+presque aussi difficile que pour l'or de retirer tout l'argent contenu
+dans ces minerais.
+
+Je ne veux pas vous faire ici de dissertation métallurgique, pas
+plus que je ne vous ai fatigué de géologie, à propos du gisement de
+ces mines; je veux seulement vous dire que, par les procédés les
+plus délicats de pulvérisation, de calcination ou de grillage par
+le feu, en présence ou non de la vapeur d'eau, d'amalgamation ou de
+dissolution dans le mercure, de chloruration ou d'attaque par le sel
+marin, le chlore, l'acide chlorhydrique, qui décomposent les sulfures
+métalliques, je veux vous dire que, par tous ces procédés, on n'est
+jamais arrivé à retirer plus des trois quarts de l'or ou de l'argent
+combinés dans les minerais du Colorado.
+
+Souvent même le tiers seulement ou la moitié, quelquefois le quart à
+peine des métaux précieux ont été _sauvés_, comme disent les mineurs.
+
+Ce fait s'est déjà présenté en Californie, où l'on est encore
+à attendre la découverte d'un procédé définitif de traitement
+métallurgique; mais nulle part, comme dans le Colorado, toutes les
+mines à la fois n'ont eu à lutter contre la même difficulté, qui semble
+presque insurmontable.
+
+Ici le problème à résoudre est plus que jamais sérieux; de sa solution
+dépend en effet en partie l'avenir de ce territoire. Bien que tout
+le monde, dès le premier jour, se soit mis à l'œuvre, chimistes,
+métallurgistes, ingénieurs, savants (je ne parle pas des chevaliers
+d'industrie ou des contrefacteurs), et que chacun, dans cette espèce
+de course au clocher, ait apporté son procédé qu'il croyait le
+meilleur, aucun procédé n'a encore réussi, et le prix est toujours
+à donner à l'heureux inventeur du traitement des sulfures naturels
+auro-argentifères. Celui qui trouvera le moyen de retirer _par
+des systèmes pratiques, et non par des méthodes de laboratoire_,
+des minerais du Colorado, et subsidiairement de ceux du Montana,
+de l'Idaho, de la Nevada, de la Californie, en proie aux mêmes
+difficultés, toute la quantité d'or et d'argent qu'ils renferment et
+que l'analyse dévoile, celui-là aura fait sa fortune; il sera, du jour
+au lendemain, riche à millions, et, du même coup, il aura donné à la
+colonisation des États et des territoires du Grand-Ouest américain
+l'impulsion la plus féconde. Ce sera là une fortune bien acquise.
+Voilà les vrais inventeurs et non ceux qui cherchent péniblement la
+contrefaçon de procédés déjà connus.
+
+Mais, que dis-je? voilà les vrais inventeurs! Celui qui apportera
+au Colorado le mode de traitement métallurgique qu'on attend depuis
+plusieurs années, celui-là sera non-seulement le bienfaiteur de
+ce territoire et de tous ceux du _Far-West_; il faudra aussi,
+tant la nouvelle invention sera fertile en résultats, le proclamer
+solennellement un des bienfaiteurs du genre humain. Allons,
+métallurgistes, à l'œuvre! qui de vous va devenir le grand homme que
+l'on attend?
+
+Et vous, qui recevez ces lettres à Paris, dites donc aux maîtres de la
+chimie française, et ils sont nombreux, d'allumer leurs fourneaux pour
+cette grande recherche, et de se montrer, cette fois encore, comme ils
+l'ont fait en tant d'autres circonstances, les dignes successeurs des
+Lavoisier, des Berthollet, des Thénard.
+
+C'est une curieuse destinée que celle de l'Amérique du Nord, d'être,
+non-seulement le pays de l'avenir, celui vers lequel gravitent
+aujourd'hui tous les émigrants, tous les colons, celui qui, dans peu de
+temps, va changer peut-être les lois du monde politique et commercial,
+mais d'être aussi le pays qui produit, à cette heure, le plus d'or et
+d'argent sur tout le globe.
+
+D'un océan à l'autre, soit qu'on suive la chaîne littorale atlantique,
+les monts Apalaches, Alleghanys, etc., soit qu'on parcoure la chaîne
+centrale du grand continent, les Montagnes-Rocheuses, d'où je vous
+écris en ce moment, ou la chaîne qui regarde le Pacifique, la Sierra
+Nevada, les placers, les filons d'or et d'argent sont partout
+répandus; partout, au pied, aux flancs, an sommet des montagnes,
+courent souterrainement des veines de ces métaux. Quand on croit les
+gîtes épuisés, de nouvelles mines apparaissent. Après les gîtes d'or de
+la Californie, les plus féconds, les plus étendus dont l'histoire fasse
+mention, on découvre les mines argentifères de la Nevada, plus riches à
+elles seules que toutes celles de l'Amérique espagnole.
+
+Puis sont venues les mines d'or et d'argent du Colorado, de l'Idaho, du
+Montana, de l'Orégon, de l'Arizona, dont quelques-unes le disputent aux
+précédentes pour la richesse et l'étendue des veines, pour l'abondance
+de la production.
+
+C'est là un fait nouveau dans l'histoire de l'Amérique du Nord, de
+fournir aujourd'hui plus de la moitié dans le milliard de francs en or
+et en argent que produit annuellement le globe[2]. Ce fait ne s'est
+révélé que depuis peu de temps, mais il n'a pas échappé aux hommes
+d'État qui gouvernent l'Union.
+
+[Note 2: Voici, d'après des renseignements officiels, quelle a dû
+être la production d'or et d'argent des États-Unis en 1867, une année
+des moins favorisées:
+
+ Californie 125,000,000 fr.
+ Nevada 100,000,000
+ Montana 60,000,000
+ Idaho 30,000,000
+ Colorado 25,000,000
+ Orégon 10,000,000
+ Autres États ou territoires 25,000,000
+ -----------
+ Total de la production d'or et d'argent
+ aux États-Unis en 1867 375,000,000 fr.
+]
+
+Chaque année, dans son message, le président fait connaître les détails
+statistiques de la production de l'or et de l'argent, et d'année, en
+année, il a généralement lieu de féliciter le pays des résultats et des
+progrès obtenus.
+
+Aux États-Unis, on ne se contente pas de savoir, on veut voir. Aussi
+ces mines du Grand-Ouest, dont le monde s'entretient, sont-elles
+l'objet de nombreuses visites, non-seulement de la part des savants,
+des ingénieurs, mais aussi des journalistes, des économistes, des
+hommes d'État de l'Union. Un des politiques les plus connus en Amérique
+et des plus modérés, M. Colfax, le même que la voix publique semble
+désigner aux élections prochaines pour la vice-présidence, si le
+général Grant est nommé président, a raconté dans un de ses nombreux
+_speeches_ ses visites aux mines d'or et d'argent du _Far-West_, en
+1865. Il était alors et il est encore président (_speaker_) de la
+chambre des représentants à Washington, et il profita des vacances
+de la session pour aller voir, dit-il, dans l'extrême-ouest, de
+vrais mineurs, de vrais Indiens, de vrais Mormons. Il partit dans la
+diligence transcontinentale, accompagné de quelques amis, entre autres
+d'un journaliste de Springfield (Massachusetts), M. Bowles, qui a
+laissé de ce voyage une intéressante description.
+
+La veille de son départ, le 14 avril, M. Colfax alla prendre congé du
+président.
+
+«Je veux, lui dit Lincoln, que vous soyez mon interprète auprès des
+mineurs que vous allez visiter. J'ai la plus large idée de la richesse
+minérale de notre pays, je la crois inépuisable. Elle abonde dans tout
+l'Ouest, des Montagnes-Rocheuses au Pacifique, et l'exploitation en est
+à peine commencée. Pendant la guerre, alors que nous ajoutions chaque
+jour une couple de millions de dollars à notre dette nationale, je
+n'avais pas le loisir d'encourager chez nous la production des métaux
+précieux, nous avions d'abord la nation à sauver; mais à présent que
+nous connaissons le montant de notre dette, plus nos mines extrairont
+d'or et d'argent, et plus nous effectuerons facilement le payement de
+ce que nous devons.
+
+«Je veux désormais, ajouta-t-il avec une grande animation, féconder nos
+exploitations souterraines par tous les moyens qui sont en mon pouvoir.
+Nous comptons par centaines de mille les soldats congédiés, et l'on
+craint que le retour dans leurs foyers d'un si grand nombre d'hommes
+ne paralyse l'industrie en lui fournissant tout à coup un plus grand
+nombre de bras que celui dont elle a besoin. Je veux essayer d'attirer
+ces hommes vers les richesses cachées de nos montagnes, où il y a assez
+de place pour tous. L'immigration, même pendant la guerre, ne s'est
+pas arrêtée, et nous recevons sur nos rivages un chiffre toujours plus
+imposant chaque année du trop-plein des habitants de l'Europe. J'ai
+l'intention de diriger ces immigrants sur les mines d'or et d'argent
+qui gisent pour eux dans l'Ouest.
+
+«Dites aux mineurs, de ma part, que je prendrai leurs intérêts autant
+qu'il sera en moi de le faire, parce que de leur prospérité dépend
+celle du pays. Oui, s'écria-t-il en finissant, tandis que ses yeux
+brillaient d'enthousiasme, nous prouverons en très-peu d'années que
+nous sommes le trésor du globe!»
+
+Ici, je vous entends me dire: «Où donc avez-vous pris ces paroles de
+Lincoln?» Je viens de les traduire textuellement d'un discours que M.
+Colfax prononça devant les mineurs du Colorado, à Central City, le 27
+mai 1865. Vous voyez que nous n'avons pas été les seuls à faire des
+conférences devant les braves pionniers des Montagnes-Rocheuses, et que
+le président de l'assemblée législative à Washington nous avait précédé
+lui-même dans cette voie.
+
+Le soir de ce même jour, 14 avril 1865, M. Colfax retourna de nouveau
+vers Lincoln et le trouva partant pour le théâtre. Lincoln l'invita
+à l'accompagner. Ayant pris d'autres engagements pour la soirée, et
+devant d'ailleurs quitter Washington le lendemain matin, M. Colfax ne
+put accepter cette invitation. Comme le président franchissait la porte
+de la Maison Blanche, et serrait la main au voyageur:
+
+«N'oubliez pas, Colfax, lui dit-il, notre conversation d'aujourd'hui;
+rapportez à ces mineurs ce que je vous ai dit pour eux. Bon voyage! je
+vous enverrai un télégramme à San-Francisco. Adieu!»
+
+Ce furent les derniers adieux de Lincoln, et les dernières paroles
+qu'il prononça sur les affaires du pays; c'est peut-être moins d'une
+heure après que l'ancien comédien John Booth le tuait à bout portant,
+d'un coup de pistolet, dans une loge d'avant-scène au théâtre Ford.
+
+Et maintenant je ne vous dis pas adieu, comme le président martyr
+à M. Colfax; je vous dis au revoir! Je repars demain pour Denver,
+et de là pour Chayennes. Cette ville naissait à peine lors de mon
+arrivée dans les prairies, il y a un mois; aujourd'hui elle a 3,000
+habitants. Il y a un mois, le chemin de fer du Pacifique s'arrêtait à
+Julesburg; aujourd'hui il a gagné Chayennes, qui est à 140 milles ou
+225 kilomètres plus à l'ouest, au pied même des Montagnes-Rocheuses. Il
+faut bien aller saluer ces merveilles, voir comment poussent les villes
+et les chemins de fer aux États-Unis, et de là aller dire bonjour aux
+Peaux-Rouges du Dakota, les Sioux, les Corbeaux, les Gros-Ventres.
+
+Les touristes de la Méditerranée disent: «Voir Naples et puis mourir!»
+Moi, humble excursionniste des prairies du _Far-West_, je dis:
+«Voir les Peaux-Rouges et se faire scalper, mais au moins voir les
+Peaux-Rouges!»
+
+
+
+
+IX
+
+LA NAISSANCE D'UNE VILLE.
+
+
+ Chayennes, territoire de Dakota, au fond des
+ prairies, 1er novembre.
+
+Nous sommes partis hier matin de Denver, dans la diligence continentale
+et par le plus beau temps du monde. Le coche était plein, dedans,
+dehors, non de bagages, mais de voyageurs. Nous étions neuf dans la
+boîte intérieure, trois sur chaque rang: je vous laisse à juger quel
+supplice!
+
+J'avais à côté de moi un révérend de gros calibre qui laissait le
+Colorado où il n'avait pas fait ses affaires, pour aller à Chicago
+diriger un journal et une imprimerie appartenant à la secte qu'il
+défendait.
+
+Devant moi était un ingénieur allemand, d'une corpulence non moins
+formidable, et qui s'en retournait dans le Wisconsin pour y reprendre
+la direction d'importantes mines de zinc, après être venu faire une
+promenade minéralogique de quelques mois dans les Montagnes-Rocheuses.
+
+Faut-il parler de mes autres compagnons? Vous les connaissez en partie:
+le colonel Heine, M. Whitney. Un troisième est un journaliste de
+Central City, propriétaire de mines dans le Colorado, et inventeur d'un
+procédé nouveau pour le traitement des sulfures aurifères; qui n'a pas
+inventé ici son petit procédé? Il se rend dans les États de l'Est pour
+tirer parti de sa découverte, former une compagnie. En Amérique on fait
+ainsi 2,000 lieues sous le plus léger prétexte.
+
+Nous avons cette fois laissé nos armes avec nos bagages. Pas d'Indiens
+dévastateurs sur la route. A la lune d'octobre, la paix a été
+solennellement signée dans le Kansas par les commissaires de l'Union
+avec les cinq grandes nations du Sud: les Apaches, les Kayoways, les
+Comanches, les Arrapahoes, les Chayennes. Nous pourrons voyager et
+dormir tranquilles sur la route du grand désert, à travers le pays des
+hautes herbes. Que le Manitou ou Grand Esprit en soit loué!
+
+A la Porte (encore un nom franco-canadien respecté par la géographie
+américaine), nous avons laissé la diligence continentale poursuivre sa
+route vers le pays des Mormons, ces heureux polygames, et de là vers
+l'État sauvage de Nevada aux mines d'argent inépuisables, enfin vers
+la fertile Californie. Un coche supplémentaire est venu au-devant des
+voyageurs à destination de Chayennes et des États de l'Est. Nous étions
+presque tous de ce nombre, et nous avons remis à une autre fois notre
+visite aux _Saints du dernier jour_, car le pape des Mormons, Brigham
+Young, pendant que nous étions encore dans le Colorado, nous a écrit
+qu'il nous attendait.
+
+Quel beau temps nous avons eu pendant ce voyage d'une centaine de
+milles à travers les grandes plaines! Le trajet a duré vingt-quatre
+heures. Le ciel était, comme pendant tout le mois précédent, sans aucun
+nuage, aucune vapeur ne voilait la transparence de l'atmosphère, et
+l'air, ainsi qu'il est naturel à ces hauteurs, était d'une légèreté
+exceptionnelle. La température était printanière, et un splendide
+tableau s'est déroulé à notre vue tout le long du chemin.
+
+Le profil des Montagnes-Rocheuses offre un coup d'œil des plus
+féeriques. Au Sud, le pic de Pike porte jusqu'aux nues sa cime
+neigeuse, haute de plus de 4,200 mètres, et garde le nom du célèbre
+explorateur, le capitaine Pike, qui l'a le premier mesuré en 1806.
+
+Au nord, le pic de Long, baptisé en 1820, par un autre hardi voyageur,
+le colonel Long, élève à la même hauteur sa cime non moins pittoresque.
+
+Les deux pics sont séparés par un intervalle de 170 milles, et
+cependant l'œil les embrasse à la fois.
+
+Vu sous un certain angle, le pic de Long présente deux pointes
+isolées: de là le nom de _pic des deux Oreilles_ que lui avaient donné
+les anciens coureurs des prairies, les trappeurs et les traitants
+canadiens. Dès le dix-septième siècle, ceux-ci fréquentaient ces
+parages et avaient certainement découvert, avant le capitaine Pike et
+le colonel Long, les pics qui devaient immortaliser ces derniers. De
+quelque côté du Missouri ou du Mississipi que l'on vienne, quand on
+s'est avancé de quelques centaines de milles dans les prairies, on ne
+tarde pas en effet de découvrir l'un ou l'autre de ces pics, et souvent
+tous les deux à la fois. On s'oriente même sur ces montagnes, comme le
+marin sur l'étoile polaire.
+
+Entre les deux pics est le mont Lincoln, plus élevé encore que les
+précédents et plus haut que notre mont Blanc, puisqu'il dépasse,
+dit-on, 5,000 mètres.
+
+Le mont Lincoln a été ainsi nommé en l'honneur du président martyr,
+qui n'avait pas besoin de ce baptême pour que son nom, pur entre tous,
+passât jusqu'à la plus lointaine prospérité.
+
+Cette magnifique ligne de montagnes est la plus belle de l'Amérique
+du Nord. Dans le Colorado, qu'elle recoupe le long d'un méridien,
+elle apparaît, à travers l'atmosphère transparente et limpide, comme
+une masse ondoyante aux tons bleus et violets, qui rappellent ceux
+de l'Apennin. Toutefois les découpures de la montagne péninsulaire,
+bien qu'ayant été chantées par Horace et tant d'autres poëtes, n'ont
+pas les vives allures de cette partie des Montagnes-Rocheuses, toute
+composée de granits aigus ou de schistes aux lits contournés. Le
+ciel du Colorado rappelle aussi le ciel de l'Italie. Chacun fait ces
+rapprochements, et le voyageur venu de l'Europe croit être près de son
+pays, tandis que 3,000 lieues l'en séparent.
+
+Après une aussi douce journée et d'aussi agréables impressions, quel
+réveil nous avons eu! Pascal disait: «Vérité en deçà des Pyrénées,
+erreur au delà!» nous aurions pu dire en touchant au terme de notre
+route: «Beau temps en deçà du Colorado, tempête au delà!» Ce matin,
+en arrivant à Chayennes, sur ce plateau dont l'altitude dépasse 2,000
+mètres, nous avons essuyé un véritable cyclone comme en plein Océan.
+Le vent, venant des montagnes, avait passé sur leurs cimes glacées. Il
+était froid comme en hiver, soufflait avec une épouvantable violence,
+et soulevait en épais tourbillons le sable siliceux de la prairie.
+Dès novembre, la saison change ici brusquement, et, de trois en trois
+jours, des coups de vent, mêlés de neige, s'élèvent soudainement.
+Puis le soleil reprend le dessus, et le ciel offre, comme en été, une
+transparence d'azur.
+
+Nous sommes allés frapper à la maison, si vous préférez, à l'hôtel du
+Doge, _Dodge house_, où l'on nous a offert, si nous étions fatigués,
+de nous reposer dans la chambre commune. Il n'y avait pas moins de
+trente lits, la plupart occupés par deux dormeurs à la fois. Les usages
+démocratiques du _Far-West_ autorisent cette fraternité nocturne, et
+l'Américain s'y prête de fort bonne grâce.
+
+Nous avons jugé convenable de ne partager le lit de personne; mais
+dans le salon commun, où chacun faisait sa toilette, il a bien fallu
+user des mêmes brosses, des mêmes peignes et, disons-le, de la
+même serviette. J'ai fait rouler le lin maculé, tacheté de marques
+noirâtres, jusqu'à trouver une place intacte, et je m'en suis bravement
+frotté la face. Qu'y faire? comme disait cet Espagnol: _Es la costumbre
+del pais_. C'est la coutume du pays; il faut s'y plier comme tout le
+monde, on serait mal venu de faire ici le délicat.
+
+Le buvetier de la maison du Doge, qui distribue à ses nombreux chalands
+l'_ale_ et le _whisky_, nous demande de lui laisser nos armes.
+Carabines et revolvers n'ont plus droit, sous peine d'une sévère
+amende, de se montrer en ville, et cette décision a été prise par
+le conseil municipal de Chayennes, à la suite de quelques rixes qui
+ont eu lieu tout récemment. De plus, on a chassé les délinquants qui
+troublaient la paix publique et donnaient le scandale dans cette ville
+née d'hier. Bravo! et voilà qui promet. On sort sans armes et l'on ne
+se promène qu'au milieu d'honnêtes gens. Et dire qu'il a fallu pour
+cela venir au fond des prairies, au pied des Montagnes-Rocheuses, à 520
+milles à l'ouest du Missouri!
+
+J'entends partout le bruit de la scie et du marteau; partout s'élèvent
+des maisons de bois, partout s'alignent les rues, qui se coupent
+d'équerre et non sous des angles obliques, à l'européenne. Ces rues, on
+n'a pas le temps de leur chercher des noms. Ce sont les rues nos 1, 2,
+3, 4..., ou A, B, C, D..., etc.
+
+Que Fénelon serait content, si son ombre passait par ici! il a rêvé
+une ville idéale, Salente: la voilà. Voilà Chayennes, la cité magique,
+la merveille du désert, comme l'appellent déjà les pionniers, et non
+la ville venteuse, comme disait ce matin un des voyageurs qui nous ont
+quittés, et qui est reparti pour les États de l'Est.
+
+Voilà Chayennes: elle n'existait pas au mois de juillet dernier, et
+les Indiens dont elle a pris le nom campaient dans le voisinage. Ils
+y scalpaient encore les blancs, témoin deux soldats du fort Russell,
+situé à 2 milles de là, qu'ils ont un jour trouvés seuls et sans
+défense, et qu'ils ont impitoyablement tués.
+
+A la fin du mois de juillet, une compagnie se fonde pour l'édification
+de la ville. Tout aussitôt un maire, un conseil municipal est nommé.
+Quel nom donnera-t-on à la cité qui va naître? Eh, mon Dieu! le nom des
+Indiens de l'endroit, ne sera-ce pas dans quelque temps tout ce qui
+restera de ces Peaux-Rouges dans les prairies colonisées?
+
+La voilà donc la moderne Salente! Déjà partout des magasins, surtout
+d'habits confectionnés, des restaurants, des buvettes, des hôtels.
+Se vêtir, manger, boire et dormir, dit l'Américain, telles sont les
+quatre nécessités à satisfaire dans toute colonisation naissante.
+Déjà deux imprimeries, deux journaux, des boutiques de librairie, des
+bureaux de banque, des diligences, puis la poste et le télégraphe, qui
+portent si loin et la vie et le mouvement. Et combien d'habitants a
+cette ville qui vient de sortir de terre? Plus de 3,000. Elle a gagné
+un millier d'habitants chaque mois, et le chemin de fer ne l'a pas
+encore rejointe. La dernière station du grand railroad du Pacifique
+est Hill's-Dale, à 20 milles à l'est de Chayennes; mais déjà les
+terrassiers, les pontonniers sont là. Chayennes n'a pas été oubliée;
+elle n'a fait qu'aller en avant, _go ahead!_ précédant le chemin de fer
+pour que celui-ci ne l'oubliât pas au passage.
+
+Des maisons, il en arrive par centaines de Chicago, toutes faites,
+j'allais dire toutes meublées, du style, des dimensions et des
+dispositions que l'on désire. A Chicago, on confectionne des maisons
+comme, à Paris, à la _Belle Jardinière_, on confectionne des habits.
+Entrez! Voulez-vous un palais, une chaumière, maison de ville ou
+maison des champs; voulez-vous du dorique, du toscan ou du corinthien?
+voulez-vous un ou deux étages, un attique, des combles à la Mansart?
+voilà! vous êtes servis!
+
+Il n'y manque que les habitants, n'est-ce pas? car ceux-là, on ne les
+vend point; mais les habitants sont venus. Des États du Missouri et
+du Mississipi, du Colorado lui-même, ce jeune territoire, le grand
+exode a recommencé. Allons, pionniers de l'Ouest, encore un pas en
+avant, encore un pas avec le soleil! Dans tout le Colorado, nous avons
+rencontré le long des routes les convois des hardis émigrants. Hommes,
+femmes, enfants, avec tous les meubles, tous les outils du colon,
+arrivaient dans des fourgons traînés par les bœufs pesants ou les mules
+aux longues oreilles. Le convoi marchait lentement, et souvent suivait
+par derrière une charrette chargée de planches, embryon de la future
+maison. Chayennes a eu son _excitement_, et un instant le Colorado a eu
+peur de se voir dépeuplé par cette ville aux allures envahissantes.
+
+Qu'ils sont rudes et d'aspect grossier tous ces hommes de
+l'Extrême-Ouest, à la longue chevelure, au chapeau de feutre à larges
+bords, à la barbe mal peignée, aux habits de couleur douteuse, aux
+grosses bottes de cuir, dans lesquelles s'engouffre le pantalon! Mais
+aussi quels caractères virils, fiers, indomptables! quelle austérité,
+quelle patience! Ici personne ne se plaint. Si l'on n'y est pas mieux,
+c'est que cela ne se peut pas, et personne n'y trouve à redire.
+
+Visitons cette ville âgée de trois mois, et déjà si vivante, si animée.
+Voici des maisons qui changent de place, et se promènent par les rues,
+portées sur de lourds véhicules; mécontentes du premier emplacement
+qu'elles ont choisi, elles vont s'installer ailleurs. Les habitants
+n'ont pas quitté leur demeure, et l'on voit fumer la cheminée de tôle
+pendant que la maison marche. Mais j'ai déjà été témoin de ce spectacle
+à New-York, à San-Francisco. Passons.
+
+Voici le restaurant Ford, le Véfour de l'endroit. On y fait des
+affaires à souhait, pour 1,000 piastres ou 5,000 francs par jour.
+Calculez plutôt. Les repas sont d'une piastre, 5 francs. On y sert
+tous les jours trois repas, et chaque fois 2 à 300 personnes prennent
+place aux différentes tables. Je passe sous silence les profits de la
+buvette, les extra, etc.
+
+Il y a à Chayennes bien d'autres restaurants, mais Ford les domine
+tous. Il y a aussi ce qu'on nomme pompeusement des parloirs, des
+salons, des cabinets, où l'on va boire, le plus souvent debout, l'_ale_
+petillante ou l'alcoolique _whisky_. Je ne parle pas des salles de
+jeux, très-courues, et qui s'ouvrent surtout la nuit. En quelques
+endroits la musique attire les chalands; d'habitude c'est un orgue
+de Barbarie, de forte dimension, et jouant des airs d'opéra à grand
+orchestre. Cela s'expédie d'Allemagne à toutes les buvettes un peu
+importantes du Grand-Ouest. Les Allemands ici sont nombreux; ils
+entendent leur musique, ils entrent.
+
+Quelques buvettes amusent leurs chalands par d'autres _attractions_.
+Voici un diorama gigantesque; voici un tableau de maître, où vous
+verrez le colonel Corcoran conduisant au feu le brave ou, si vous aimez
+mieux, le galant 69e.
+
+Les journaux ont déjà annoncé notre arrivée. Ce n'est pas tous les
+jours qu'un Parisien passe par Chayennes. Plus tard cela pourra venir.
+Allons remercier ces éditeurs polis. A Chayennes (nous avions déjà vu
+la même chose à Georgetown dans le Colorado), le journaliste est à
+la fois son auteur, son compositeur, son correcteur, son imprimeur,
+son gérant responsable, et il résume toutes ces fonctions sous le nom
+générique d'éditeur. L'_Argus_, comme le _Leader_ (le Guide), nous fait
+une réception amicale. Ils nous offrent gracieusement et gratuitement
+un exemplaire du numéro du jour. Chez les vendeurs cela coûte 15
+_cents_, 15 sous de notre monnaie. Les annonces remplissent surtout ces
+feuilles, de dimensions maintenant restreintes, mais qui demain seront
+si étendues. Les faits divers sont plaisants.
+
+«Charles Bell a apporté une provision de pommes de chez les Mormons.
+Charley a fait cadeau de quelques-unes de ces pommes à l'éditeur
+du _Leader_. Que Charley Bell en soit béni. Les pommes étaient
+excellentes. C'est le premier fruit qu'on mange à Chayennes. Voilà un
+son de cloches (en anglais, cloche se dit _bell_) qu'il faudra souvent
+répéter.»
+
+«Hier, dit à son tour un libraire, en même temps marchand de journaux,
+de cigares et de bimbeloterie, hier il est venu un quidam dans ma
+boutique. Il a tout déplié, tout lu, et le _Monthly Magazine_, et le
+_New-York Herald_ et le _Chicago Tribune_. Je ne parle pas du _Leader_
+et de l'_Argus_ de Chayennes. Il a tout déplié et tout lu; puis il est
+parti sans dire un mot, sans même remercier. Honte soit à ce malotru!»
+
+«Demain, ajoute un révérend, je célébrerai l'office divin dans le salon
+que M. A... veut bien mettre à ma disposition. Nous n'avons pas encore
+d'église, mais cela ne tardera pas. En attendant, ceux qui viendront
+demain et qui ont des livres de prières feront bien de les apporter.»
+
+Ainsi va le monde. Cette petite ville, la plus jeune sinon la moins
+peuplée de toutes les villes du globe, celle qu'aucune géographie
+ne mentionne encore, fière de ses hôtels, de ses journaux, de son
+merveilleux développement, de sa situation topographique, rêve déjà
+le titre de capitale. Elle ne veut pas s'annexer au Colorado, elle
+veut que le Colorado, s'annexe à elle. Comme elle est la seule ville
+du Dakota et que ce territoire est encore absolument désert, elle
+ne veut pas non plus faire partie du Dakota. Elle rêve de détacher
+de ce territoire, de ceux du Colorado et de l'Utah, un lambeau qui
+s'appellera le Wyoming, dont elle sera le centre[3]. Ainsi naît le
+patriotisme local; ainsi commencent les questions de clocher, au
+milieu même du grand désert. Tous les jours, les premiers Chayennes du
+_Leader_ et de l'_Argus_ sont pleins de ces débats, et la discussion
+s'envenime avec les journaux de Denver et de Central City, qui
+répondent orgueilleusement à Chayennes en l'appelant la Ville venteuse
+ou la Ville de paille. Si Denver n'était pas si loin, qui sait si
+quelque coup de revolver ne serait pas tiré de part ou d'autre pour
+appuyer les arguments écrits?
+
+[Note 3: Et Chayennes est arrivée à ses fins. Dès 1868, un acte du
+Congrès décrétait la formation de ce territoire de Wyoming.]
+
+Cette ville me plaît, et je regrette de n'y pouvoir passer la nuit;
+mais il n'y a nulle part de lit disponible, même dans les dortoirs
+communs. A la hâte, je jette cette lettre à la poste, et je me rends
+au fort Russell avec mon brave compagnon, le colonel Heine (M. Whitney
+est retourné à Boston ce matin). Au fort, le colonel connaît d'anciens
+compagnons d'armes, et nous trouverons bien une tente pour nous y
+installer quelques jours.
+
+Puis nous irons voir les Peaux-Rouges du Dakota, avec la commission de
+paix indienne qui va se rendre au fort Laramie pour traiter avec les
+tribus du Nord comme elle vient de le faire avec celles du Sud. Aller
+au fond des prairies sans voir les sauvages, ne serait-ce pas aller à
+Rome sans voir le pape?
+
+
+
+
+X
+
+LES SOLDATS DU DÉSERT.
+
+
+ Fort Russell (Dakota), sous la tente,
+ 1er novembre.
+
+L'hospitalité la plus cordiale nous attendait ici, et nous avons
+échangé avec plaisir le dortoir commun de la _maison du Doge_ contre
+une tente de soldat.
+
+Le général Stevenson, qui commande le fort, le major, le
+quartier-maître, tous les officiers nous ont reçus en amis. Nous sommes
+allés nous asseoir à leur _mess_, nous avons fraternellement trinqué
+ensemble, et bu le verre de whisky sacramentel sans lequel il n'y a
+pas, aux États-Unis, de bonne connaissance faite.
+
+On nous a accueillis avec tous les honneurs possibles. Une sentinelle
+veille sur notre tente; le soir nous répondons à son appel pour rentrer
+chez nous.
+
+Le mauvais temps a continué. Avant-hier, un terrible ouragan de neige
+s'est levé subitement. En nous rendant de la tente du général à la
+nôtre, nous avons failli, comme Romulus, disparaître au milieu de la
+tempête. Le toit de notre tente s'est gelé, et la neige a couvert le
+bord de mon lit qui touchait à la toile.
+
+Puis le beau temps est revenu, et, en attendant la commission de paix
+indienne, nous sommes allés chasser, le long d'un ruisseau voisin du
+fort et bordé de coudriers, les gallinacés sauvages du désert.
+
+De bisons, d'antilopes, il n'y en a plus ici, depuis que les soldats
+sont arrivés, depuis que le chemin de fer du Pacifique a lancé vers
+ces parages ses poseurs de traverses et de rails. Il ne reste plus de
+la prairie que sa flore caractéristique, surtout les hautes graminées,
+maintenant desséchées, jaunies, et qui lui ont valu ce nom. Il lui
+reste aussi ce sol alluvial qui la distingue, sol composé tantôt de
+terres épaisses, où l'on ne trouve pas une pierre, mais parfois aussi
+de graviers siliceux et de cailloux roulés. Ceux-ci ont dû descendre
+des Montagnes-Rocheuses à l'époque où elles ont été soulevées, ou
+quand les glaciers que portaient les flancs de ces hautes montagnes,
+lors des anciens âges géologiques, se sont tout à coup fondus. Ces
+graviers et ces cailloux roulés, y compris ceux des cours d'eau
+actuels, sont des échantillons rassemblés à souhait par la nature sur
+le même point, comme pour indiquer d'avance au géologue qui se dirige
+vers la grande chaîne de l'Extrême-Ouest les roches qu'il y rencontrera.
+
+Ici se montrent des galets de granits roses, de porphyres verts,
+d'ardoises lustrées, feuilletées, et des silex de toutes les couleurs,
+surtout le silex rouge, dont les lits de quelques ruisseaux sont pavés.
+
+Les seules roches que l'on rencontre en place dans la prairie sont
+des grès tendres, d'âge très-moderne, et dont les stratifications,
+labourées, déchiquetées par les éléments, offrent quelquefois des
+aspects fort curieux, et ressemblent même à des villes en ruine quand
+l'étendue des assises est considérable. Ce sont ces roches, ou des amas
+de cailloux roulés, qui forment ordinairement les monticules que l'on
+nomme les _bluffs_, et qui donnent alors à la prairie cette apparence
+ondulée qui lui a valu, chez les Américains, le nom de _rolling
+prairie_.
+
+Les silex rouges, descendus des flancs des Montagnes-Rocheuses, et
+divisés par les eaux courantes en menus morceaux, forment en plusieurs
+endroits le sous-sol de la prairie. Dans ce cas, les fourmis entassent
+quelquefois autour de leur trou d'énormes monticules de ces graviers,
+de plus de 2 pieds de hauteur et de 12 à 15 de pourtour. Que sont les
+Pyramides d'Égypte à côté de celles-ci?
+
+Ces dépôts de gravier siliceux et ferrugineux, fouillés ou non par les
+fourmis, sont si répandus dans certaines régions, surtout celles qui
+s'étendent à l'est et au nord du territoire de Colorado, et sur une
+partie du chemin de fer du Pacifique, qu'on a donné à ces régions le
+nom de _grand désert américain_. En d'autres endroits des prairies, le
+sol présente un autre phénomène: les eaux y sont tellement saturées
+d'alcali ou carbonate de soude, que le sel se dépose en efflorescences
+blanchâtres à la surface du terrain. Une des stations du chemin de
+fer du Pacifique porte le nom significatif d'Alkali. Malheur aux
+hommes, malheur aux bêtes qui boivent de ces eaux! Inutile d'ajouter
+que le sol, sur tous ces points, est entièrement stérile, car les
+jeunes pousses y sont brûlées par le sel. Certaines régions du grand
+désert américain sont parsemées de terres alcalines, et semblent la
+continuation, dans le centre et le sud des prairies, de ce qu'on nomme,
+dans le nord, les _Mauvaises Terres_, qui sont si répandues dans le
+Dakota et le Nebraska.
+
+Dans toutes ces localités, le relief du sol est d'ailleurs le même, car
+dans les Mauvaises Terres on rencontre aussi des étendues considérables
+de ces coteaux de grès tendre simulant des édifices ruinés.
+
+La course à travers les prairies est loin d'être monotone, et chacun
+trouve à y glaner, chasseur ou naturaliste. Sans doute, le touriste
+qui prend maintenant le chemin de fer du Pacifique va trop vite pour
+jouir complétement du grand spectacle du _Far-West_; mais, arrivé à la
+dernière station, il voyage en caravane comme autrefois, à la garde de
+Dieu et de son revolver. Qui remplacerait, dans ces poétiques courses,
+les haltes dans les hautes herbes, quand on n'a souvent d'autre
+combustible, pour faire cuire son repas, que la fiente des bisons, le
+_bois de vache_, comme l'appellent les trappeurs? qui remplacerait les
+longues méditations du soir, quand on n'a pour abri que la tente sous
+le ciel couvert d'étoiles et sur la terre gazonnée, quand rien ne borne
+l'horizon, et que libre, indépendant, n'ayant d'autre maître que soi,
+on se retrouve seul en face de la grande nature?
+
+Le niveau des prairies monte insensiblement des bords du Missouri
+aux Montagnes-Rocheuses. Omaha est à 300 mètres d'altitude au-dessus
+des eaux de l'Océan; Chayennes, située à 515 milles d'Omaha, est à
+la cote de près de 2,000 mètres. Le chemin de fer du Pacifique a
+très-heureusement profité de ces pentes naturelles.
+
+Le climat de toutes ces régions est, pendant l'été, un des plus beaux
+de l'Amérique du Nord. L'élévation du sol au-dessus du niveau de la mer
+n'empêche pas cependant que les chaleurs ne soient à certains moments
+excessives, mais les brises qui viennent des Montagnes-Rocheuses
+rafraîchissent bientôt l'atmosphère. Jamais il ne pleut. Sur la fin
+de l'automne, le climat est parfois rigoureux, je l'ai appris à mes
+dépens; mais, après un ouragan de quelques jours, souvent le ciel
+redevient serein, sans un seul nuage qui le voile.
+
+L'hiver, les mêmes alternatives de beau et de mauvais temps se
+représentent; la neige tombe avec abondance, mais ne persiste pas. Le
+froid seul se fait sentir vivement, et le thermomètre se maintient
+quelquefois aux degrés de la Sibérie, 25 et 30 divisions sous zéro du
+thermomètre centigrade. En été, il monte par moments aux degrés du
+Sénégal, et c'est ainsi que les deux extrêmes se touchent.
+
+Toute l'année, l'atmosphère est d'une pureté, d'une sécheresse
+exceptionnelle, en même temps que d'une grande légèreté. La viande de
+boucherie se conserve très-bien à l'air. Le bétail reste en liberté au
+dehors, sans aucun abri.
+
+Ce climat convient particulièrement, surtout pendant le printemps et
+l'été, aux personnes faibles, qui reprennent leurs forces à cet air
+vivifiant et sec, et qui, arrivées malades dans les prairies, s'en
+retournent guéries après une saison. Un bain d'air vaut, dans ces
+cas-là, beaucoup mieux qu'un bain d'eau minérale et produit des effets
+plus certains.
+
+Tel est, dans ses traits principaux, le grand désert américain, d'où je
+vous écris en ce moment. En attendant la commission de paix, je vis au
+milieu de soldats qui ne ressemblent guère à ceux de notre pays.
+
+Une partie des officiers ont fait leurs études à West-Point, le
+Saint-Cyr des États-Unis; d'autres sont des soldats de fortune auxquels
+la guerre de sécession a mis le mousquet dans les mains, et qui ont
+préféré le garder, plutôt que d'aller se faire avocats ou négociants,
+comme tant d'autres. Chez tous on rencontre une grande aménité et des
+habitudes polies, civiles, qui viennent fort heureusement tempérer la
+rigidité militaire.
+
+Il y a une bibliothèque au fort, mais on lit peu. Plus souvent on
+chasse, on joue au billard, on boit. Le commandant mêle la pratique
+des affaires à celle du métier des armes. Il a acheté à Chayennes, ce
+qu'on appelle un _corner-lot_ (un lot de coin), un de ces emplacements
+donnant à la fois sur deux rues, comme ceux qu'occupent si volontiers
+à Paris les marchands de vin. Je vous laisse à penser si ces lots de
+terrain sont disputés à Chayennes et ailleurs. Dans toutes les villes
+naissantes, c'est à qui en aura un, et l'on joue, on spécule là-dessus.
+
+Le général Stevenson, non content de ses lots, a de plus fait bâtir
+à Chayennes un vaste magasin, un véritable _dock_, en pierre, s'il
+vous plaît, et non en bois. Il espère y loger les marchandises de l'un
+et l'autre monde, quand le chemin de fer du Pacifique unira les deux
+océans, et sera devenu la grande voie commerciale du globe. Chaque
+jour, le général, sur son _bughy_ (nous écrivons en français boguet)
+traîné par deux fringants chevaux, va visiter ses domaines naissants,
+et suppute, comme Perrette, ce qu'ils pourront lui rapporter.
+
+Comme Perrette, il a manqué voir l'autre jour tous ses rêves
+s'évanouir, non pas qu'il ait cassé comme elle son pot au lait; mais
+ses chevaux, revenant de Chayennes, se sont emportés, et le général,
+jeté à bas de son véhicule, a failli rester en chemin. A d'autres
+eussent passé et le dock et les lots de terrain.
+
+Le verre de whisky a ici de nombreux adeptes; car que faire au désert
+à moins que l'on n'y boive? Chaque officier est propriétaire d'une
+petite caisse à compartiments, avec laquelle il voyage. On dirait une
+caisse de livres, une bibliothèque de touriste amateur. Dans cette
+caisse sont disposés avec art et des verres et des flacons. _Will you
+take a drink?_ Voulez-vous boire quelque chose? est la première parole
+qu'on vous adresse, dès que vous pénétrez dans une tente. Vous seriez
+mal venu de refuser. Vous dites oui, et le _old Borbon whisky_, le
+vieux whisky de Bourbon (Kentucky), est immédiatement débouché en votre
+honneur. Les verres circulent à la ronde. Quel bouquet, mon ami, et
+quelle liqueur traîtresse que cet _old Kentuck_! Notre vieux cognac
+n'est rien en comparaison. Comme on se laisse prendre à ce goût, et
+comme je conçois que le whisky compte parmi les officiers américains de
+si nombreux partisans! Pour ne pas se laisser tenter, le mieux est de
+n'y pas goûter, comme disait le singe de la fable, qui, d'une praline à
+l'autre, avait fini par vider tout le sac.
+
+Quelques officiers mariés ont fait venir leur femme avec eux. Les
+courageuses Américaines ont dit adieu à New-York, à Boston, et sont
+venues, sans un mot de plainte, s'installer au fond du désert avec leur
+mari et leurs enfants. Après tout, elles ne sont qu'à 1,000 lieues de
+leur pays natal.
+
+Les simples soldats méritent moins d'éloges que les officiers.
+
+Vous savez que l'armée régulière américaine est réduite à rien en temps
+de paix. C'est à peine 65,000 hommes, en ce moment, pour garder un pays
+grand comme toute l'Europe centrale; et encore, sur ces 65,000 hommes,
+y en a-t-il un sur quatre qui déserte, ainsi que le dernier rapport du
+général Grant le constate.
+
+Ces soldats sont surtout disséminés dans quelques forts de l'Atlantique
+et du Pacifique, puis dans les forts, les postes, les stations de
+l'Extrême-Ouest, pour tenir en respect les Indiens. Le fort Russell
+répond à cette destination: c'est un des principaux postes militaires
+des États-Unis, bien qu'il n'ait d'un fort que le nom, et ne possède ni
+casemates ni retranchements, comme presque tous les forts des prairies.
+Quant aux remparts et aux savants ouvrages du génie militaire, ils
+sont ici partout absents. A quoi serviraient-ils? Il n'est pas besoin
+de tant d'art pour venir à bout de l'Indien, et le chemin de fer du
+Pacifique, à lui seul, fera plus contre le Peau-Rouge que tous les
+forts réunis. C'est surtout par les armes de la civilisation qu'il faut
+combattre la sauvagerie.
+
+Que cette armée régulière est différente de nos troupes européennes, si
+bien enrégimentées et disciplinées! Ces soldats, ils sont de tous les
+pays, excepté des États-Unis. Il y a là des Canadiens, des Irlandais,
+des Allemands, des Belges, des Français, des licenciés de la légion
+mexicaine, et tous peuvent dire certainement que ce qu'ils trouvent de
+plus curieux dans cette armée cosmopolite, c'est de s'y voir. Tous se
+sont engagés dans l'armée américaine avec l'espoir de devenir bientôt
+généraux, et tous sont restés simples soldats. «C'est la faute de
+l'anglais, me disait tout à l'heure l'un d'eux, un Breton mécontent; ce
+coquin d'anglais, je le comprends, mais ne le parle pas.»
+
+Cet autre, un Canadien, qui parlait encore le français du temps de
+Louis XIV (ce n'est pas d'ailleurs le plus mauvais), prétend qu'il n'a
+jamais eu que de la _male chance_. Il aimerait mieux servir ailleurs.
+Il est né d'une mère française, quoique son père fût _Écossois_. Un
+troisième, un Belge, qui est venu aux États-Unis avec l'espoir d'y
+faire bientôt fortune, a perdu le peu qu'il avait, s'est engagé et se
+trouve encore simple fantassin, après quatorze ans de service.
+
+Et cependant tous ces soldats du désert, ces pionniers d'une nouvelle
+espèce font à l'occasion bravement leur devoir. En maintes rencontres,
+ils se sont bien battus contre les Peaux-Rouges, et eux aussi ont
+concouru pour leur part à la colonisation des grandes plaines. Mais
+rien ne remplace le volontaire, le soldat libre des territoires ou
+le citoyen armé des États, quand la patrie est en danger. Voilà les
+véritables gardes de la nation; ils me remettent en mémoire ces belles
+paroles de Machiavel, que la poitrine des citoyens est la meilleure
+frontière d'un pays.
+
+Dans la lutte contre les Peaux-Rouges, au milieu des territoires
+naissants, dans la grande guerre qui a divisé récemment le Nord et le
+Sud, ce sont surtout les braves volontaires qui ont sauvé l'Union.
+
+On nous annonce pour demain l'arrivée de la commission de paix
+indienne, _Indian peace commission_. Elle est composée de M. Taylor,
+commissaire des affaires indiennes à Washington; de M. Henderson,
+sénateur, président du comité des affaires indiennes au sénat; des
+généraux de l'armée régulière Harney, Sherman, Terry, du général et
+du colonel des volontaires du Colorado, Sanborn et Tappan. M. White,
+attaché au bureau indien à Washington, est secrétaire de la commission,
+dont M. Taylor a été élu président.
+
+Un artiste dessinateur, un sténographe, des guides, des interprètes,
+divers agents accompagnent la commission, et aussi, comme bien vous
+pensez, des _reporters_ de divers journaux de New-York, Chicago,
+Saint-Louis, etc.
+
+Le général Stevenson a fait déjà préparer le nombre de fourgons
+nécessaires à la caravane officielle, et désigné quatre-vingts soldats
+pour lui servir d'escorte. Il veut bien nous donner aussi un fourgon, à
+mon compagnon et à moi, avec les quatre mules et le muletier de rigueur.
+
+Demain matin nous partons pour Hill's-Dale, la dernière station
+du chemin de fer du Pacifique, où nous rejoindrons la commission,
+qui revient de chez les tribus du Sud. De là, à travers les vastes
+solitudes de la prairie, et sans crainte de mauvaise rencontre, puisque
+nous avons quatre-vingts soldats avec nous, notre longue caravane
+prendra la route du fort Laramie. Il nous faudra trois jours pour
+y arriver, en trottant douze heures par jour et campant la nuit à
+la belle étoile. La distance n'est pas moindre de 100 milles ou 160
+kilomètres.
+
+Au fort Laramie, nous trouverons les Corbeaux, les Sioux, les
+Arrapahoes du Nord, auxquels les commissaires ont depuis longtemps
+donné rendez-vous.
+
+Nous allons enfin voir des Peaux-Rouges, non pas deux, le mari et la
+femme, comme ceux qu'on vous a montrés cet été à l'Exposition, mais
+des tribus entières. Nous fumerons le calumet de paix avec eux, et
+nous leur dirons de nous donner quelques leçons théoriques dans l'art
+délicat de scalper.
+
+
+
+
+XI
+
+UNE CARAVANE.
+
+
+ Lone Tree Creek (Dakota), sous la tente,
+ 9 novembre.
+
+De bonne heure, il y a trois jours, nous avons quitté le fort Russell.
+Une trentaine de fourgons, traînés en tout par cent cinquante bêtes,
+trente-cinq muletiers et agents divers, enfin nos quatre-vingts
+soldats, composaient le gros de l'expédition. Les soldats étaient
+montés dans les fourgons avec tout leur attirail de campement. A la
+tête du convoi caracolaient les officiers. Le temps était redevenu
+épouvantable, comme il l'est quelquefois pendant l'automne dans les
+prairies, à une altitude de 2,000 mètres. Dès les premiers jours du
+mois, je vous l'ai dit, un ouragan terrible, accompagné de neige, a
+passé sur le fort Russell; et si la neige a bientôt fondu aux rayons
+du soleil, la tempête, après un jour ou deux de calme, s'est remise à
+souffler comme un véritable cyclone. La poussière, soulevée en épais
+tourbillons, entrait dans nos fourgons, ouverts sur le devant, et
+aveuglait littéralement ceux qui étaient à l'intérieur. Le froid était
+piquant; le thermomètre se tenait au-dessous du point de congélation
+de l'eau; car le vent, venant des Montagnes-Rocheuses, avait passé sur
+leurs cimes glacées.
+
+C'est dans de telles conditions que, partis du fort Russell le matin,
+nous sommes arrivés vers l'après-midi à Hill's-Dale (vallon de la
+Montagne). Cette localité est la dernière station du chemin de fer du
+Pacifique, titre qu'elle a abandonné à Chayennes, qui, à son tour, le
+cédera bientôt à sa voisine de l'Ouest.
+
+Hill's-Dale manquait d'eau et de bois, et le vent des prairies y
+soufflait avec une violence qui semblait s'être encore accrue. En
+outre, les commissaires qui devaient arriver par le chemin de fer du
+Pacifique n'étaient pas même signalés. Que faire? le long de la voie,
+tout près de la station, on creuse un puits artésien, mais l'ouragan
+dérange les manœuvres, et nous ne pouvons attendre que la nappe d'eau
+soit atteinte pour abreuver nos mules et nos chevaux.
+
+La localité fait peine à voir. Quelques buvettes seules restent debout:
+tout le monde, marchant à l'Ouest, comme la voie ferrée, a émigré à
+Chayennes. Il fut donc décidé que l'on irait camper dans la prairie,
+à quelques milles de Hill's-Dale. Là on trouverait, dans un endroit
+bien connu des caravanes, de l'eau vive et du bois, deux choses
+indispensables dans le désert.
+
+Pole-Creek (le ruisseau de la Perche), où nous arrivâmes vers quatre
+heures, était déjà occupé par les muletiers partis le matin de fort
+Russell, et délégués pour charger les cadeaux que les commissaires
+apportaient aux Indiens. Nos hommes prirent place à côté de ceux
+qui étaient venus les premiers. Les soldats installèrent prestement
+leurs tentes, et bientôt les feux du camp brillèrent au milieu de
+la nuit. Les muletiers, creusant un trou en terre, y allumèrent du
+bois, établirent là leurs fourneaux. Ils firent cuire sans perdre de
+temps les _flat-jacks_, sortes de beignets ou de crêpes, le jambon
+ou le lard découpé en tranches, pendant que, sur un coin du foyer,
+une immense bouilloire recevait le thé ou le café, formant la boisson
+habituelle de tout souper américain. Les muletiers, dans les excursions
+du Grand-Ouest, sont toujours les premiers et les mieux servis, et nos
+hommes avaient déjà fini leur souper, que les soldats commençaient à
+peine le leur, et que le maître coq des officiers, au mess desquels
+nous étions conviés, n'avait pas même dressé son fourneau. Il est vrai
+que c'est un poêle en fonte et en tôle de fer, et que son installation
+seule demandait, par le vent qui régnait, plus de temps qu'il n'en
+fallait pour faire cuire le repas.
+
+Le coucher, comme pour le souper, a laissé pour nous beaucoup à
+désirer. Notre fourgon nous a servi d'abri. Une peau d'ours a été notre
+lit, et une peau de buffle notre couverture. Les bagages, disposés sur
+le devant du véhicule, nous ont protégé en partie contre le vent et le
+froid, et nous avons dormi tant bien que mal.
+
+Le coup d'œil de notre camp était des plus pittoresques. Les mules,
+dételées, s'étaient réunies par groupes isolés. Ayant bien vite épuisé
+leur maigre ration de maïs, elles tondaient le gazon des prairies,
+jauni par le froid de l'automne. Les fourgons, alignés, formaient comme
+un rempart.
+
+Du côté opposé, vers le Pole-Creek, étaient dressées les tentes des
+soldats. En retour d'équerre, venaient celles des officiers. L'eau du
+ruisseau était gelée sur les bords, et çà et là, en bouquets touffus,
+se dressaient le long des rives les coudriers et les joncs. Un talus
+naturel de roches tendres et d'alluvions formait un des versants du
+ruisseau. Partout ailleurs s'étendait jusqu'à l'horizon la plaine
+immense, à peine ondulée. Le ciel était resplendissant d'étoiles,
+la lune éclairait la prairie et l'on entendait au loin les sourds
+aboiements des loups ou des coyotes affamés. Les derniers feux allaient
+s'éteignant et le silence du camp n'était plus troublé que par la
+marche de quelque veilleur attardé regagnant sa tente, ou par le
+hennissement de quelque mule disputant à sa voisine une touffe d'herbe
+ou l'abri protecteur d'un fourgon. Bientôt un grand calme se fit, et
+l'on n'entendit plus que les sifflements de la tempête au milieu de la
+solennité de la nuit.
+
+Le lendemain, 7, le soleil s'est levé sur le camp de Pole-Creek sans y
+ramener le beau temps. L'ouragan a même redoublé de violence. On a vu
+des fourgons, poussés par le vent, s'avancer seuls de plusieurs mètres
+en courant sur leurs roues. Quelques tentes ont été jetées à bas. La
+promenade au dehors est devenue impossible. Pour comble d'infortune,
+les commissaires n'arrivaient pas, et il a fallu les attendre encore
+tout un long jour. Hier matin, de très-bonne heure, on a signalé enfin
+leur arrivée, et le camp a été levé à la grande joie de chacun.
+
+Le général Sherman et le sénateur Henderson, rappelés à Washington
+par leurs fonctions et par la date rapprochée de l'ouverture de la
+session législative, n'ont pu se joindre à la commission, dont ils
+étaient les principaux membres. Le général Sherman a été remplacé
+par le général Augur, commandant le district de la Plate, dont le
+chef-lieu est à Omaha. Le général Augur, comme le général Terry, un
+autre des commissaires et commandant le territoire de Dakota, est l'un
+des officiers qui se sont le plus distingués pendant la guerre de
+sécession. Tous deux apportent dans leurs manières cette pratique des
+habitudes civiles qui tempère la rigidité militaire, et qui crée entre
+les soldats de l'Union et ceux d'autres pays une différence qui est
+toute en faveur des premiers.
+
+Le vieux général Harney, devenu le meilleur ami des Peaux-Rouges, après
+les avoir battus sans merci, se distingue entre tous les commissaires
+par ses façons douces et paternelles. Malgré ses soixante-huit ans, il
+a accepté de prendre la part la plus active à tous les travaux qu'on
+vient de lui confier si inopinément, à lui vieux militaire retraité,
+vétéran des forts de l'Ouest, et il n'a jamais faibli un instant, ni
+dans les péripéties du voyage ni dans les longueurs du conseil. Il
+porte invariablement l'uniforme de général, et il est beau de voir ce
+soldat, droit et fier, à la moustache et aux cheveux blancs, resté
+jeune malgré les années. Un noir fidèle, à la livrée verte et au
+chapeau de feutre pointu, orné du galon et des glands d'or, lui sert
+de domestique, et veille seul sur sa tente. A côté du général vient
+le président de la commission, l'honorable M. Taylor, commissaire des
+affaires indiennes à Washington. Vêtu d'un sévère costume bourgeois,
+il offre dans ses traits quelque chose du révérend, et par ses allures
+pacifiques, je dirai même évangéliques, il répond bien à la mission de
+paix dont il a été élu le chef.
+
+Le général et le colonel des volontaires Sanborn et Tappan, qui se
+sont récemment distingués dans maintes rencontres contre les Indiens
+du Colorado, ont l'air peut-être plus martial que leurs collègues les
+généraux de l'armée régulière, et montrent que la milice et la garde
+nationale sont prises au sérieux aux États-Unis.
+
+M. White, secrétaire de la commission, M. Howland, artiste peintre,
+M. Wallace, sténographe, enfin les _reporters_ de quelques journaux
+de Saint-Louis, de Chicago et New-York, représentent la partie jeune
+et bruyante de l'expédition, et mêlent leurs _lazzi_ aux discussions
+graves des commissaires.
+
+Tout ce monde a reçu avec la plus grande affabilité le _Parisien_ qui
+demandait la faveur de suivre la commission, et je n'ai compté bientôt
+que des amis, au milieu de tant de personnes qui ne me connaissaient
+pas la veille. Dès qu'on a été _introduit_ près d'un Américain,
+c'est-à-dire qu'on lui a été présenté, dès qu'on a serré, _secoué_,
+comme on dit, sa main, _shake hands_, la connaissance est faite,
+l'Américain est devenu votre ami. C'est là un des bons côtés des mœurs
+simples et démocratiques des États-Unis.
+
+Le Canadien Léon Pallardie, interprète pour la langue des Sioux,
+accompagne la commission. Il sert en même temps de cicérone à trois
+chefs de la nation des Sioux, Mato-Looza ou l'Ours-Agile, Mato-O-Ken-Ko
+ou l'Ours-Vif et Ish-Tà-Skâ ou l'Œil-Blanc. Ce sont du moins les
+appellations sous lesquelles les commissaires sont convenus de
+reconnaître ces sachems, car les deux premiers ont des noms absolument
+intraduisibles dans notre langue si pudique. On ne pourrait les écrire
+qu'en latin, et encore!
+
+Ces trois chefs portent pour tout vêtement une couverture de laine
+et des guêtres avec des mocassins en cuir. L'un d'eux a cependant un
+pantalon; mais, d'après la mode en usage chez les Peaux-Rouges, il en
+a coupé le fond. Celui-ci porte l'arc et les flèches, dont le guerrier
+des plaines se sépare si difficilement; cet autre tient le calumet,
+qui joue un si grand rôle dans toutes les délibérations des Indiens.
+C'est une pipe au long fourneau rouge, d'où part un tuyau de buis ou de
+cerisier, enjolivé de clous en cuivre jaune. Une douzaine de fumeurs
+usent à la fois de la même pipe, et chacun tire une bouffée, en tendant
+la pipe au voisin.
+
+Hier, au moment du départ, je m'approchais de ces grands chefs. Suivant
+la coutume de tous les Indiens, qui ont pour principe de ne jamais
+s'émouvoir, les Sioux restèrent impassibles. J'essayai d'engager la
+conversation; mais ils ne parlaient pas un mot d'anglais. Accroupis,
+serrés dans leur couverture, ils ne me jetèrent que ces mots: _Soux!
+Soux! Cold! cold!_ Ce qui voulait dire qu'ils étaient Sioux, et qu'ils
+avaient grand froid; ce qu'il était facile de deviner à la température
+extérieure et à la façon dont les pauvres gens grelottaient.
+
+Pallardie vint à moi: «C'est des bons sauvages, me dit-il, nous les
+menons au fort Laramie pour les montrer aux autres. L'Ours-Vif, avec
+ses hommes, va conduire la charrue cet hiver. Il consent à se rendre
+dans les réserves et à cultiver la terre. Ça ne l'amuse pas beaucoup,
+mais il aime les blancs, et il tient à leur faire plaisir.»
+
+Ce commencement de conversation a rompu bien vite la glace entre
+Pallardie et moi. Le Canadien est charmé de voir un compatriote, et moi
+de faire route avec un homme qui connaît si bien les Sioux, et qui a
+parmi eux de si hautes relations. Pallardie est de petite taille, bien
+pris, vigoureux, aux traits accentués, et réalise de tous points le
+type du traitant ou du chasseur des prairies, tel qu'on aime à se le
+figurer.
+
+«J'étais marié depuis huit jours quand la commission est venue me
+chercher, me dit-il; j'ai laissé ma femme et l'hôtel que j'ai bâti à
+la station de North-Plate; il m'a bien coûté quinze mille piastres
+(soixante-quinze mille francs). J'ai laissé tout cela, pour aller avec
+la commission. J'aime la vie des prairies, qui me rappelle mon premier
+métier de traitant. Je ne suis allé à _la ville_ (c'est ainsi que les
+traitants appellent Saint-Louis) que trois fois en vingt ans. Je suis
+malade quand j'y vais. A North-Plate, à la station du chemin de fer du
+Pacifique, j'ai monté un beau buffet où s'arrête le train. Venez me
+voir quand vous y passerez. Je vous présenterai à ma femme; elle a bien
+pleuré quand je suis parti.»
+
+Cependant notre longue caravane a quitté le camp de Pole-Creek,
+et s'avance à travers la plaine sans fin. Les fourgons viennent à
+la file les uns des autres. En tête, vont à cheval les officiers
+commandant l'escorte, puis ce sont les voitures des divers membres
+de la commission, et derrière celles-ci les fourgons des personnes
+qui sont attachées à l'expédition par devoir ou par curiosité. Là on
+voit les _reporters_ des journaux de l'Est, quelques parents ou amis
+des commissaires, Pallardie avec ses trois sachems, un munitionnaire
+d'armée qui s'en sa vendre des bœufs au fort Laramie, et plusieurs
+autres _excursionnistes_. Un intrus qui s'est faufilé dans le convoi,
+que personne ne connaît, qui suit la commission depuis un mois sous
+prétexte de faire des affaires, _to make some business_, est là aussi,
+maugréant contre le mauvais temps, contre la lenteur des mules; contre
+le peu d'abondance et le défaut de qualité des vivres. Tant est
+grande la patience américaine, et tel est le respect qu'on a ici pour
+l'individu, que personne ne relève cet homme et ne songe à le renvoyer.
+Enfin, derrière la caravane marchent les fourgons des soldats et les
+véhicules qui portent les malles et les provisions.
+
+Les muletiers ont soin de garder leur rang, et fouettent vigoureusement
+leurs bêtes, avec force jurons, si elles menacent de ralentir le pas.
+
+Hier, on a marché ainsi toute la journée, malgré le froid, la bise, et
+dans l'après-midi on est arrivé à Horse-Creek (le ruisseau du Cheval),
+où l'on a campé pour dîner et passer la nuit. Là coulait un ruisseau
+d'eau vive, là se trouvait du bois en abondance. Ce camp était protégé
+par un monticule de stalactites, témoins de sources incrustantes qui
+jadis ont arrosé ces lieux. Les éléments ont peu à peu désagrégé la
+roche, et le sol est recouvert d'un sable siliceux épais.
+
+Aujourd'hui, de bonne heure, on a levé le camp, et l'on s'est remis en
+route plus gaiement que la veille, car l'ouragan a cessé enfin, et le
+froid cédé la place à une température un peu plus clémente.
+
+Le lieu où nous sommes campés ce soir est le plus pittoresque de tout
+le Grand-Ouest. Il a nom Lone-Tree-Creek, ou le ruisseau de l'Arbre
+solitaire. Qu'on imagine un rempart de roches sableuses couronnant
+un vaste plateau de roches déchiquetées, rongées par les éléments,
+la pluie, le vent, la glace, la neige, et cela de tout temps, depuis
+l'époque mille fois séculaire où les roches se sont déposées. Elles ont
+pris de cette sorte des formes étranges, saisissantes, et l'œil même
+y est trompé. Ici c'est une tour en ruines, là une longue muraille où
+plus d'une brèche est ouverte. Plus loin est une porte donnant accès
+dans la ville que protègent ces forts; au-dessus semble veiller une
+forme humaine, un guetteur prêt à donner l'alarme. Et l'illusion se
+continue, car en face est un autre plateau couronné des mêmes murs,
+des mêmes bastions. On dirait deux villes rivales. Seule, la vallée
+profonde les sépare. A mi-hauteur ont poussé des cèdres nains et des
+cyprès dont la ligne sombre, vue de loin, ressemble à la bouche béante
+d'autant de cavernes, creusées dans ces murs pour les faire sauter. Ce
+sont là les _Scott's-bluffs_ ou les remparts de Scott, ainsi nommés,
+sans doute, en souvenir du trappeur qui les a le premier signalés. Ils
+s'étendent sur d'immenses espaces, et longtemps avant d'arriver au camp
+nous les avons découverts à l'horizon. Le ciel était un peu voilé,
+quelques nuages noirs y disputaient leur place au soleil. Le soleil,
+en se jouant dans les nuées, tantôt éclairait et tantôt obscurcissait
+les _bluffs_, de sorte que le sable grisâtre dont sont formés ces
+remparts, tantôt apparaissait comme blanchi par la neige, et tantôt
+s'assombrissait peu à peu au point de disparaître entièrement. Cet
+effet d'optique, se répétant à intervalles réguliers, était surprenant;
+aucun de nous ne pouvait détacher ses yeux de ce grand spectacle.
+L'image changeait, d'ailleurs, à mesure qu'on approchait davantage.
+Quand on est arrivé au pied des _bluffs_, ç'a été bien autre chose.
+Les muletiers ont arrêté d'eux-mêmes leurs bêtes, et chacun, pendant
+quelques secondes, est resté muet d'étonnement. Ceux-ci comparaient
+ces ruines géologiques aux ruines des plus anciennes villes de l'Asie;
+ceux-là évoquaient le déluge. L'histoire et la fable ont eu beau jeu,
+et la discussion s'est prolongée d'autant plus aisément, que l'on a
+côtoyé ces merveilleuses roches jusqu'au lieu choisi pour le campement.
+Là, une circonvallation complète, interrompue seulement par l'étroit
+passage que s'est ouvert le ruisseau de Lone-Tree, entourait la plaine,
+et semblait la protéger à la fois et contre le vent et contre les
+Indiens.
+
+Ces murs naturels de grès tendre, rappelant, même de très-près,
+d'anciennes villes fortes ruinées, ne sont pas rares dans les prairies.
+Sur les points que nous parcourons, l'étendue en est considérable,
+et occupe peut-être, avec de très-longues solutions de continuité il
+est vrai, un cercle de 50 à 60 milles de rayon. Dans le Colorado,
+les roches de Monument-Creek et celles du Jardin des Dieux, dans le
+Nebraska celles des Mauvaises-Terres, sont aussi de la même nature.
+
+Ce sont, sans doute, ces ruines d'un nouveau genre qui ont provoqué
+dans l'esprit des premiers trappeurs ces légendes d'anciennes villes,
+veuves d'habitants, rencontrées au milieu des prairies, avec leurs murs
+et leurs forteresses encore debout, légendes qui ont longtemps eu cours
+parmi les émigrants du _Far-West_.
+
+De Lone-Tree Creek, demain une nouvelle étape nous conduira directement
+au fort Laramie, entre matin et soir.
+
+Nous nous arrêterons seulement vers le milieu de la journée, pour
+laisser les mules boire et se reposer un instant, pendant que l'on
+prendra le _lunch_. Nous arriverons au fort avant la nuit, après avoir
+parcouru en trois jours, à partir de Pole-Creek, une distance de 100
+milles ou 160 kilomètres. La route que nous avons suivie est bien
+connue des traitants et des anciens trappeurs. Elle a été indiquée à la
+commission par Pallardie qui l'a lui-même souvent fréquentée quelques
+années auparavant, à l'époque où il trafiquait avec les Indiens.
+
+«C'était alors le beau temps, me disait-il tout à l'heure. A l'automne,
+tous les sauvages, les Sioux, les Pieds-Noirs, les Corbeaux, les
+Gros-Ventres, se réunissaient sur le plateau de Lone-Tree-Creek, là
+même où nous campons. Pour une tasse de sucre, pour un paquet de tabac
+à fumer, on avait une _robe_ de buffle, ou plusieurs peaux de castor.
+Le sauvage était bon, nous aimait, et nous gagnions beaucoup d'argent.
+
+«Aujourd'hui les blancs sont venus, le bison est parti ou il a disparu.
+Les Indiens se méfient de nous, et sont devenus méchants. On paye
+dix et vingt piastres une robe de buffle, cinq piastres une peau de
+castor, et les affaires ne vont plus[4].»
+
+[Note 4: Les traitants des prairies étaient jadis plus nombreux
+qu'à présent. Ils faisaient avec les Indiens un commerce d'échange,
+et prenaient des peaux de buffle et d'autres fourrures en donnant
+en retour du sucre, du café, de la farine, du tabac, de la toile,
+des couvertures. L'eau-de-vie et les armes étaient prohibées, mais
+c'étaient surtout les principaux objets d'échange. Comme tous les
+commerces de troque, ce trafic enrichissait bien vite les traitants
+qui gagnaient gros des deux côtés. De grandes maisons de Saint-Louis
+commanditaient ce commerce, et les caravanes partaient dans la
+belle saison. La poudre et les armes tentaient surtout les Indiens.
+Aujourd'hui c'est encore la première chose qu'ils demandent aux
+commissaires de l'Union quand ils tiennent des conseils avec eux.]
+
+Qu'aurait donc pensé Pallardie s'il avait pu tout à coup se reporter
+à ces temps primitifs où quelques rares trappeurs connaissaient seuls
+la prairie, et où un traitant allait sans plus de façon, dans la même
+année, du Mexique ou de la Louisiane au Canada? C'était souvent pour
+échanger des produits du sol contre des fourrures, et parfois aussi,
+comme c'était le cas des Français qui faisaient plusieurs centaines de
+milles, en se rendant du fond des prairies à la Nouvelle-Orléans, ou
+des grands lacs à Saint-Louis, pour _aller causer un moment à la ville_.
+
+La route que suivaient ces coureurs de prairies porte encore chez les
+Américains le nom de _Spanish-trail_, comme qui dirait le sentier
+espagnol ou mexicain. Le fort Laramie est aujourd'hui la principale
+étape de cette route. Il est situé au confluent de la rivière Laramie
+avec la Plate du nord, dans une plaine ondulée (_rolling prairie_).
+C'est là que demain nous saluerons le drapeau étoilé de l'Union, et que
+les Américains retrouveront la patrie au cœur même du grand désert.
+
+
+
+
+XII
+
+LE FORT LARAMIE.
+
+
+ Fort Laramie (Dakota), 11 novembre.
+
+Le fort où nous sommes campés est l'un des principaux postes militaires
+de l'Ouest. Il a été bâti, il y a une trentaine d'années, sur
+l'emplacement même d'un poste de traitants qui y faisaient, pour une
+grande maison de Saint-Louis, les Chouteau, le commerce des fourrures
+avec les Indiens. Laramie ou Laramée, qui a donné son nom au fort et à
+la localité, était un chasseur canadien qui fut tué à cette place par
+les Sioux, pendant qu'il tendait ses trappes au castor. Ce fait eut
+lieu vers 1830, et les blancs en perpétuèrent le souvenir en unissant
+le nom de Laramie à la géographie du pays. La rivière qui passe au fort
+et va se joindre à la Plate du nord, le piton élevé qui, à quelques
+milles de là, jalonne la ligne de faîte des Montagnes-Rocheuses, les
+plaines au delà de ce piton, ont reçu, comme le fort lui-même, le
+nom de Laramie. Bien des voyageurs, trop oubliés dans les baptêmes
+géographiques, ont été moins heureux que le pauvre chasseur.
+
+Vu de la route que nous avons suivie, le fort ressemble plutôt à une
+ville hispano-américaine qu'à un poste militaire des États-Unis. Les
+casernes, les magasins, les bureaux, les logements des officiers,
+tout est construit en maçonnerie et badigeonné à la chaux. Sur un des
+côtés de la grande place des manœuvres, est la résidence du général
+commandant le fort. Avec sa _veranda_ ou galerie extérieure couverte, à
+deux étages, on la prendrait pour un hôtel de Panama ou de l'Amérique
+centrale. Non loin est une maison d'un style encore plus étrange pour
+ces pays, une sorte de chalet suisse, que le _sutler_ ou fournisseur
+du poste s'est bâtie de ses propres deniers. L'élégance de cette
+habitation fait honte à la mesquine apparence de la cantine, sombre
+et basse. A côté du chalet s'élève le seul arbre qu'on voit autour du
+fort. Les nouvelles _baraques_, ou casernes des soldats, les nouveaux
+magasins sont construits en bois.
+
+Le long de la rivière Laramie, est le _corral_ ou parc, vaste
+emplacement quadrangulaire fermé d'une haie. C'est là que l'on serre
+les foins et que l'on parque les mules. Les angles du corral sont
+chacun défendus, du côté opposé à la rivière, par une batterie octogone
+en adobe ou pisé (briques cuites au soleil). Ces batteries ont été
+édifiées, à l'origine, pour résister aux incursions des Indiens, qui
+commencent avant tout, quand ils surprennent les convois d'émigrants
+ou les postes militaires, par faire main basse sur les mules et les
+chevaux, auxquels ils attachent tant de prix. Aujourd'hui les Indiens
+sont loin, et les forts du corral ont été transformés en réfectoires à
+l'usage des muletiers. Au lieu de batteries blindées, on n'y voit plus
+que des batteries de cuisine.
+
+Un pont de bois, dont les piles sont jointes par des planches
+branlantes, unit les deux bords de la rivière. Sur la rive gauche est
+le fort avec toutes ses dépendances; sur la rive droite, l'unique
+hôtel du pays, où les officiers ont leur mess. En hiver, les grandes
+crues emportent le tablier du pont, et alors un bateau ancré à la rive
+sert à passer les pensionnaires. L'hôtel est bâti de pisé et de gros
+rondins de bois, comme un _log-house_ de pionnier américain. Il n'a
+qu'un rez-de-chaussée, mais il est des plus confortables, tant pour le
+vivre que pour le couvert, surtout si l'on réfléchit à la nécessité
+où l'on est de tout faire venir des États, situés à plus de 500 ou 600
+milles de distance. A côté de l'hôtel est la buvette de rigueur, où
+l'on débite principalement la bière piquante et l'eau-de-vie de grains,
+l'_ale_ et le _whisky._ Comme pour tempérer l'effet de ces boissons,
+le liquoriste vend également des livres, mais ses habitués s'adressent
+plutôt à ses tonneaux qu'à sa bibliothèque. Il est vrai que la poste
+du fort lui fait là-dessus concurrence. Elle vend des romans et des
+journaux dans l'intervalle qui sépare les arrivées et les départs des
+courriers. Ceux-ci n'ont lieu que chaque quinzaine, et encore sauf le
+bon vouloir de la Nuée-Rouge et de sa bande, ainsi que le directeur du
+bureau a pris soin de l'annoncer sur sa pancarte.
+
+Les résidents du fort Laramie sont au nombre de cinq à six cents:
+officiers, commis d'administration, soldats, muletiers d'armée. Comme
+au fort Russell, une partie des officiers ont fait leurs études à
+West-Point, l'école militaire des États-Unis. West-Point est situé dans
+l'État de New-York, sur les bords du fleuve Hudson.
+
+Le séjour de Laramie est peu agréable, et le climat fort rigoureux
+en hiver, où l'on reste souvent privé de nouvelles pendant plusieurs
+mois. On combat surtout par la chasse les ennuis de ce séjour lointain
+et isolé: dans les prairies, le buffle et l'antilope, l'écureuil, le
+loup; dans les montagnes, le cerf, l'élan, le daim, le chat sauvage,
+l'ours, dont quelques espèces sont fort dangereuses, offrent au
+chasseur les émotions et les périls qu'il ambitionne. Dans quelques
+maisons, on rencontre d'élégants trophées, indices de nombreuses
+victoires. Suivant l'habitude, quelques officiers mariés ont appelé
+leur femme auprès d'eux. Comme toutes les Américaines, celles-ci
+sont arrivées dans le désert sans un mot de plainte, et ont mêlé les
+douces joies de la vie de famille aux rigueurs d'un exil forcé. Quant
+aux soldats, ils sont, comme dans toute l'armée, le ramassis de la
+population des États-Unis. Il y a parmi eux des réfractaires de tous
+pays, hormis de vrais Américains.
+
+La garnison du fort Laramie comprend quatre compagnies d'infanterie
+et deux de cavalerie. On sait avec quelle facilité tous ces soldats
+désertent. «Dès que je verrai une _embellie_, me disait l'un d'eux,
+un Canadien qui parlait la vieille langue française, je passerai au
+large.» Tous ces soldats sont mécontents et disent pis que pendre des
+camarades. Il n'y a de satisfait que Macaron, un autre Canadien, de
+soldat passé cuisinier et que les officiers du fort Russell ont amené
+avec eux. Jamais il ne se lave ni le visage ni les mains, qu'il garde
+noircis de fumée. Jamais non plus il n'est prêt à l'heure, surtout
+pour le déjeuner; il est vrai qu'il rejette alors la faute sur les
+officiers. «Ces messieurs se lèvent toujours les derniers, dit-il, et
+je ne puis rien avoir d'eux.»
+
+Le fort Laramie, gardé par d'aussi pauvres soldats, n'a d'un fort que
+le nom. Aucune circonvallation, aucun mur ne l'entoure. Du côté opposé
+à la rivière est seulement une sorte de fossé où les terres extraites
+ont été jetées en talus, et qui présente à l'un de ses angles un vaste
+tracé circulaire: on dirait les fondations pour une tour. C'est là le
+seul ouvrage de défense élevé contre les Indiens. N'ayant jamais été
+attaqué depuis l'établissement du fort, il n'a jamais été entretenu.
+Au delà du fossé est le cimetière, où dorment fraternellement de leur
+dernier sommeil les Indiens et les blancs; puis vient la prairie,
+bientôt bornée par des monticules de cailloux roulés. Ces monticules
+sont semés de pins comme des dunes qu'on aurait voulu fixer sur place;
+mais les pins ont ici poussé naturellement. Gravissant ces coteaux, on
+jouit d'une belle vue sur la Plate, dont la rive gauche est marquée par
+une ligne de remparts naturels de grès sableux, analogues à ceux de
+Lone-Tree-Creek, dont je vous ai déjà parlé. Du pied de ces remparts,
+la Plate ne tarde pas à rejoindre son confluent avec la rivière
+Laramie, et de là elle se rend à North-Plate, la principale station du
+chemin de fer du Pacifique à partir d'Omaha, où elle s'unit à la Plate
+du sud.
+
+Si, du haut des rives de la Plate du nord, on regarde au couchant,
+on aperçoit à l'horizon un piton élevé, de forme conique, comme les
+puys volcaniques de l'Auvergne; c'est le pic Laramie, isolé au milieu
+de la plaine, et qui sert de point de repère aux émigrants et aux
+Indiens nomades qui traversent cette contrée. Le pic est aligné sur
+la direction des Montagnes-Rocheuses, dont il forme le prolongement
+et comme le dernier piton vers le nord. Il est élevé de 1,200 mètres
+au-dessus du niveau du terrain environnant et on l'aperçoit de
+très-loin, de plus de 80 milles. L'air de la prairie est si pur, si
+transparent, si sec, que la vue du pic est encore claire à cette
+énorme distance. Il dresse fièrement sa masse bleue au-dessus du
+plan de l'horizon, et l'œil se repose avec plaisir sur ce piton de
+roches massives, le seul qu'on aperçoive en parcourant le pays. Plus
+au sud viennent les Montagnes-Noires, les _Black-Hills_, fertiles en
+bois résineux, en pins, en cèdres, en sapins, et sillonnées, dit-on,
+de veines métallifères très-riches. Enfin, dans le territoire de
+Colorado, qu'ils jalonnent sur tout un méridien, sont les fameux
+pics de Long et de Pike, que vous connaissez, points culminants des
+Montagnes-Rocheuses, et qui portent jusqu'à 5,000 mètres de hauteur
+leurs cimes ardues et neigeuses, saluées par tous les émigrants des
+prairies.
+
+Le chemin qui mène du fort au pic Laramie était naguère très-fréquenté.
+C'est par là que passaient les néophytes Mormons pour se rendre dans
+l'Utah, à leur capitale du lac Salé; c'est par là aussi qu'arrivaient
+les émigrants qui, par terre, à pied ou en charrette, se rendaient en
+Californie. Ce chemin était encore parcouru par la fameuse diligence
+transcontinentale. Aujourd'hui la fièvre de l'or s'est éteinte, au
+moins dans l'Eldorado, et bien peu d'émigrants sont assez pauvres
+pour aller en Californie par les plaines; les Mormons ont vu leurs
+caisses se remplir et leurs recrues prennent le chemin de fer du
+Pacifique; enfin la diligence transcontinentale elle-même a dû déplacer
+ses stations et les déplace encore chaque jour devant les étonnants
+progrès de la civilisation du _Far-West._ La voie ferrée lui fait
+d'ailleurs perdre de plus en plus du terrain. Avant trois ans, vous le
+savez, la malle _overland_ n'existera plus, et un double ruban de fer
+unira les deux océans, l'Atlantique et le Pacifique. Le fort Laramie
+aura été le premier atteint par cette marche incessante du progrès.
+La découverte des mines d'or dans les Montagnes-Rocheuses et les
+développements rapides du territoire de Colorado ont reporté plus au
+sud tout le mouvement des plaines. La seule chose qui reste à Laramie
+et qui rappelle encore la civilisation au milieu du désert, c'est le
+télégraphe électrique.
+
+
+
+
+XIII
+
+UN VILLAGE SIOUX.
+
+
+ Fort Laramie (Dakota), 12 novembre.
+
+A 3 milles à l'ouest du fort Laramie est installé un campement de
+Sioux. Quelques-uns des enfants de la prairie sont aussi rassemblés
+autour du fort et composent avec les premiers ce qu'on nomme la
+bande des _Laramie-Loafers_, ou vagabonds de Laramie. On les appelle
+ainsi parce qu'ils vivent d'aumônes, de secours que leur donne le
+gouvernement.
+
+Le village sioux est à droite de la route qui mène au pic Laramie, et
+près de la rivière. Il comprend une centaine de huttes ou _loges_,
+ce que l'on est convenu d'appeler aussi un _wigwam._ On calcule que
+chaque hutte peut recevoir à peu près cinq ou six individus, et cette
+observation est à noter, car on donne ordinairement en loges le chiffre
+de population d'une tribu.
+
+La hutte indienne est composée d'un certain nombre de perches effilées,
+que l'on dispose d'abord à terre autour d'un centre commun, comme
+les rayons d'un même cercle, et que l'on élève ensuite en les tenant
+inclinées; de cette façon toutes les perches s'enchevêtrent les unes
+dans les autres et se soutiennent mutuellement au sommet, où elles
+sont d'ailleurs liées par une corde. L'autre extrémité, qui s'écarte
+au contraire de sa voisine, touche le sol. Le pourtour conique de la
+hutte est recouvert de peaux de bison ou de pièces de toile cousues. Le
+sommet reste ouvert. Sur les côtés, une entrée basse, étroite, où l'on
+ne peut passer qu'en rampant, forme la porte. Une peau de castor ou
+une pièce de toile, retenue par un clou, une charnière, ou cousue dans
+le haut, se rabat sur cette ouverture et la tient d'habitude fermée.
+Au centre de la hutte est du feu toujours allumé, et sur ce feu ou
+alentour sont les marmites et les chaudrons pour les repas. Souvent
+la crémaillère qui tient le chaudron descend du sommet même de la
+hutte. L'ouverture supérieure permet seule à la fumée de sortir et à la
+lumière d'entrer; c'est dire que le séjour de la loge est intolérable
+à ceux qui n'y sont pas accoutumés.
+
+Sur le pourtour, intérieurement, sont les lits, les robes de bison
+entassées qui servent de couvertures et de matelas, les hardes de
+toutes sortes qui composent les vêtements, puis les malles et les
+boîtes en cuir dans lesquelles on serre les objets précieux. En un
+coin sont les ustensiles de cuisine, quand on en a. Çà et là pend
+un quartier de bison cru, desséché au soleil ou fumé, ou bien de la
+viande étirée en lanières. C'est partout un désordre indescriptible, et
+cependant il paraît que l'Indien s'y retrouve et que chaque habitant de
+la loge a sa place irrévocablement fixée.
+
+Un vieux traitant, qui vit avec les Sioux depuis plusieurs années (il
+a même épousé une femme de cette tribu), le _père Richard_, a été
+l'un des premiers qui m'ont reçu dans leur hutte, car il est venu
+momentanément s'installer près des _Laramie-Loafers_.
+
+A la vue de cet homme enfumé, aux cheveux grisonnants, tombant
+abondamment sur ses épaules:
+
+--Vous êtes Sioux? lui ai-je demandé sans trop de réflexion.
+
+--Je suis Français, m'a-t-il répondu de l'air le plus tranquille du
+monde et avec le meilleur accent.
+
+--Comment! vous êtes Français, et vous vivez sous la hutte comme les
+sauvages!
+
+--Je le préfère, c'est plus commode.»
+
+Ç'a été sa seule réponse. Il m'a présenté à sa femme et à sa fille, qui
+sont venues timidement me donner la main, puis nous avons fumé ensemble
+le calumet et causé de Paris, où il projette depuis longtemps de faire
+un voyage. Paris est la première ville dont parle toujours l'étranger,
+qui ne rêve que d'en connaître les plaisirs. Le père Richard a un autre
+motif en désirant d'aller voir la grande capitale. Sa famille a émigré
+en Amérique lors de la première révolution, et il se sent attiré vers
+la France comme vers la patrie de ses pères.
+
+Le village sioux, où je ne m'attendais guère à retrouver un
+compatriote, a bien d'autres curiosités à m'offrir. Autour des huttes
+courent les enfants à moitié nus, garçons ou jeunes filles. Ils
+s'amusent à bâtir de petites loges ou jouent au _poney_, c'est-à-dire
+qu'ils chargent l'un d'eux de deux longs bâtons traînants, un à droite,
+l'autre à gauche, puis mettent en travers sur ces bâtons ce qui est
+censé représenter les effets domestiques, vêtements, peaux de buffle,
+ustensiles de cuisine, que les Indiens emportent quand ils émigrent,
+en chargeant ainsi leurs chevaux ou poneys. Enfants des Peaux-Rouges,
+enfants des peuples civilisés, ce sont toujours les mêmes jeux:
+l'imitation de ce que voit l'enfant. Ici la poupée qui rappelle la
+grande dame, ou bien le ménage, les chevaux de bois, les théâtres, les
+maisons de carton; là le poney et la petite loge.
+
+Les chiens sont nombreux autour des huttes. Les Indiens possèdent
+des bataillons de ces animaux, et le chien est pour eux à la fois un
+défenseur, une sentinelle vigilante et un moyen de nourriture.
+
+Comme je parcourais le camp des Sioux, ces gardiens attentifs,
+insoucieux du sort qui leur était réservé, ont aboyé à ma présence;
+mais je les ai calmés de la voix et j'ai continué mon exploration. Je
+suis entré dans beaucoup de huttes. Ici des guerriers en rond jouent
+aux cartes et des balles de plomb servent d'enjeu. Tous les joueurs
+sont silencieux et ne laissent paraître leur émotion ni au gain ni à
+la perte; encore moins s'avisent-ils de jeter un regard sur celui qui
+les visite. Là d'autres jouent le _jeu des mains_, une sorte de _morra_
+italienne, et des flèches, piquées en terre, marquent les points. Cette
+fois les joueurs s'accompagnent de chants discordants et de la musique
+assourdissante de battements de casseroles et de tambours de basque.
+
+Je ne puis pas pénétrer dans toutes les huttes. Quelques-unes sont
+sévèrement gardées et l'on en éloigne les profanes. C'est là qu'on fait
+la _grande médecine_, ou que les devins soumettent leurs malades à
+l'épreuve des bains de vapeur.
+
+Autour de quelques loges, les femmes, assises en rond, travaillent à
+des ouvrages d'aiguille, ornent de perles des colliers, des mocassins,
+ou tracent un dessin sur un cuir de bison. Elles vont avec lenteur,
+calculant, réfléchissant, comptant les lignes et les points et prenant
+garde de se tromper. De vieilles matrones préparent des peaux tendues
+autour de piquets. Avec un caillou de grès siliceux, elles raclent la
+peau, en enlèvent toutes les bavures, puis la polissent avec une espèce
+de ciseau d'acier emmanché au bout d'un os. Autrefois la hache de
+pierre tranchante, en silex ou en diorite, servait à faire cet ouvrage
+avant que le fer eût été apporté au sauvage par l'homme civilisé.
+
+Après avoir été ainsi préparée, la peau de bison est tannée avec la
+cervelle même de l'animal.
+
+Les femmes sont loin d'être belles. Si la plupart des Indiens ont un
+type fier et noble, les _squaws_ ne présentent sur leur figure rien qui
+révèle la femme comme les nations civilisées la comprennent. Timides,
+honteuses, elles baissent les yeux devant le blanc, se cachent. La
+fatigue, le dur travail ont altéré leurs traits. A elles incombent
+tous les soins domestiques.
+
+Ce sont elles qui nettoient la maison, étrillent les chevaux, préparent
+les repas, élèvent les enfants ou _pappooses_, dressent la hutte, et
+en voyage portent à pied tout le matériel de la loge. L'homme suit, à
+cheval, n'ayant que son arc et ses flèches. Pour surcroît d'agrément,
+les femmes sont souvent battues. Elles sont regardées comme des
+esclaves par leur mari, qui épouse autant de femmes qu'il veut. Pour un
+cheval, pour quelques peaux de bison, les parents donnent volontiers
+leur consentement, et tout est dit. La chasteté n'est pas de rigueur,
+mais souvent le mari coupe le nez ou les oreilles à la femme infidèle.
+Chez les Peaux-Rouges, chacun est ainsi son propre juge et applique la
+loi à sa façon.
+
+D'autres fois la femme est vendue dès que le mari est dégoûté d'elle.
+Les femmes des blancs, quand les Indiens les amènent prisonnières et
+les conduisent dans leur loge, ne sont pas mieux traitées. Toutefois,
+dans quelques tribus, on les respecte et il faut croire que, dans ce
+cas, c'est la peau blanche qui répugne au Peau-Rouge. Vous comprenez
+maintenant pourquoi l'Indien, toujours à cheval, en guerre ou en
+chasse, est beau, bien fait, et comment les _squaws_, soumises à tant
+d'épreuves, sont chez eux, contrairement à ce qui a lieu ailleurs, la
+plus vilaine moitié de l'espèce humaine.
+
+Il est juste de dire que, dans le village des Sioux, toutes les femmes
+ne répondent pas également à cette description; un certain nombre sont
+même jolies, et se rapprochent du type blanc; il est facile de voir
+qu'elles sont de sang mêlé.
+
+La bande des _Laramies-Loafers_ n'est pas seule campée ici. Les
+Corbeaux, prévenus depuis plus d'un mois que la commission se rendrait
+au fort Laramie vers le 10 novembre, à l'époque de la pleine lune,
+sont récemment arrivés. Ils ont quitté, pour se rendre à l'appel
+des commissaires, l'extrême nord du Dakota, les bords du ruisseau
+de Pierre-Jaune, où ils étaient alors en chasse. Ils sont venus une
+vingtaine de chefs avec leurs femmes, leurs enfants et quelques
+_braves_ (les lieutenants des chefs), et cela malgré la neige et
+la distance, malgré les Sioux, avec lesquels ils sont en guerre.
+Ceux-ci pouvaient les arrêter au passage, car il a fallu traverser le
+territoire ennemi pour arriver au lieu du rendez-vous.
+
+En hommes qui comprennent leur valeur, les Corbeaux ont campé à
+une certaine distance des Indiens _loafers_, mais on peut aisément
+confondre les tentes, dont le style est le même. Le type des hommes
+seul est différent, et les Corbeaux sont certainement les plus fiers
+des Indiens des prairies, au moins des Indiens du Nord. Les traits sont
+largement accentués, de grandes proportions, la stature gigantesque,
+les formes athlétiques. La figure, majestueuse, rappelle les types des
+Césars romains, comme on les voit gravés sur les médailles.
+
+Je suis entré dans la hutte des chefs. «Touchez-leur la main à tous,
+m'a dit un officier du fort qui avait déjà pénétré dans la tente,
+ce sont tous de grands chefs.» J'ai obéi à ces paroles et touché
+successivement la main à ces seize sachems assis en rond, en faisant à
+chaque fois entendre ce son guttural: _A'hou!_ qui sert de salutation
+auprès des Peaux-Rouges. Chacun a répété à son tour mon salut, et
+quelques-uns m'ont serré la main jusqu'à faire craquer les os. Ce vif
+témoignage d'amitié, chez l'Indien ordinairement si impassible, m'a
+surpris. Sans doute ces braves gens ont cru avoir affaire à quelque
+membre influent de la commission, dont ils attendent force concessions
+et force cadeaux. La cérémonie de salutation terminée, nous avons fumé
+le calumet. Chaque Corbeau tirait quelques bouffées de la pipe et la
+passait indifféremment à son voisin. Nul ne parlait.
+
+J'ai profité de ce silence pour examiner à loisir ces hommes. Je vous
+ai déjà dit leurs formes athlétiques. Leur figure est tatouée, sur
+les joues, de rouge vermillon. Ils sont à peine vêtus, celui-ci d'une
+couverture de laine, celui-là d'une peau de buffle ou d'un uniforme
+incomplet d'officier; cet autre a le torse tout nu. Beaucoup portent
+des colliers ou des pendants d'oreilles en coquillages ou en dents
+d'animaux. L'un a autour du cou une médaille d'argent à l'effigie d'un
+président des États-Unis (Pierce), cadeau qu'il a reçu à Washington
+lorsqu'il s'y est rendu en mission en 1853. L'autre porte sur la
+poitrine un cheval d'argent assez grossièrement travaillé et doit à cet
+ornement le sobriquet de Cheval-Blanc, sous lequel on le désigne. Un
+vieux chef, blessé, la jambe percée de deux balles et maintenue dans
+un appareil installé par les Indiens eux-mêmes, gît dans un coin de la
+hutte. Il me rend mon salut en jetant vers moi un regard triste, et en
+me montrant son membre malade qui l'empêche de se lever.
+
+Les Corbeaux ne sont pas les seuls Indiens nomades que j'ai rencontrés
+à Laramie. Sur un petit îlot, au milieu de la rivière, sont campés
+deux chefs Arrapahoes, arrivés de la Porte (frontière du Colorado), et
+représentant les _tatoués_ du nord[5]. Ils sont venus à Laramie pour
+prendre part aux conférences en même temps que les Corbeaux, dont ces
+nouveaux Indiens se différencient nettement par leur type hagard et
+sombre.
+
+[Note 5: Arrapahoes, en indien, signifie, dit-on, les tatoués.]
+
+Les diverses tribus du nord, surtout celles qui composent par leur
+agrégation la grande nation des Sioux, étaient celles qui attendaient
+le plus impatiemment les commissaires; mais les Corbeaux seuls sont
+venus. M. Beauvais, agent principal de la commission, dépêché depuis
+plusieurs mois de Saint-Louis à Laramie, avait promis d'amener les
+Sioux, et les Sioux ne sont point venus. Ils sont en ce moment en
+chasse, loin, bien loin, et ne veulent pas se déranger. On leur a
+envoyé estafettes sur estafettes, à quoi quelques-uns ont répondu qu'il
+faisait trop froid pour entreprendre ce grand voyage, d'autres que les
+blancs les ont toujours trompés et qu'ils ne veulent plus se rendre à
+leur appel. Certains d'entre eux, se montrant insolents, ont envoyé à
+tous les diables la commission des États-Unis. «Que le Grand-Père (le
+président des États-Unis) rappelle ses jeunes hommes (ses soldats)
+de notre pays,--a répondu la Nuée-Rouge, chef de la bande des
+Vilaines-Faces, aux envoyés des commissaires,--et alors nous signerons
+un traité dont on ne verra pas la fin.» Tous les chefs présents, et
+entre tous le lieutenant Grosses-Côtes, ont applaudi hautement à ces
+paroles de la Nuée-Rouge.
+
+Les Chayennes du Nord ne se sont montrés ni plus polis ni plus
+empressés que les Sioux. Le pauvre M. Beauvais, que les Indiens
+appellent Gros-Ventre à cause de sa corpulence, n'en peut mais, et il
+irait volontiers lui-même à pied chez les Sioux, fût-ce vers la bande
+de la Nuée-Rouge, pour les amener de vive force.
+
+Lassée d'attendre, la commission a décidé qu'elle ouvrirait les
+conférences avec les Corbeaux demain 12 novembre, à dix heures du
+matin, et qu'elle entendrait également les chefs Arrapahoes, qui sont
+venus de la Porte. Dans l'intervalle, elle a reçu officiellement les
+dépositions de quelques traitants du territoire de Montana. Ceux-ci
+ont parlé des dévastations commises par les Indiens dans cette région,
+récemment colonisée par les Américains, qui en exploitent les mines
+d'or et d'argent. Les déposants n'ont pas d'ailleurs laissé ignorer à
+la commission les sujets de plainte que pouvaient avoir les Indiens
+contre les blancs.
+
+Le gouverneur du Colorado, l'honorable M. Hunt, a été également entendu
+et a fait aux commissaires le récit des pillages récents des Chayennes
+et des Arrapahoes.
+
+C'est par ces préliminaires que la commission des États-Unis,
+accomplissant sévèrement son mandat et ne laissant pencher la balance
+ni en faveur des blancs ni en faveur des Peaux-Rouges, prélude à la
+grande conférence ou _pow-wow_ qu'elle va ouvrir avec les sauvages.
+
+
+
+
+XIV
+
+MONTAGNARDS, TRAPPEURS ET TRAITANTS.
+
+
+ Fort Laramie (Dakota), 13 novembre.
+
+A la nouvelle de notre arrivée, tous les coureurs du Grand-Ouest,
+les trappeurs qui chassent le bison et le castor, les traitants qui
+font le commerce avec les tribus, tous ces énergiques aventuriers
+des Montagnes-Rocheuses que les Américains désignent sous le nom de
+montagnards (_mountainers_), sont accourus à Laramie. Ils savaient
+que la commission devait venir, ils arrivaient au-devant d'elle. J'ai
+vu là le _père_ Bissonnette, un vieux traitant louisianais, d'origine
+française. Il vit aujourd'hui dans une ferme aux environs de Laramie.
+Il a du reste toujours fréquenté ces parages, car le fort Laramie,
+avant d'être une station militaire, était, je vous l'ai dit, un poste
+de traitants, appartenant à la célèbre maison Chouteau de Saint-Louis.
+Si vous avez lu le récit du voyage de Frémont dans l'Extrême-Ouest,
+vous aurez vu qu'il y est fait mention de Bissonnette, quand Frémont
+s'arrête à Laramie.
+
+«Il a gagné de l'argent gros comme le bras, m'a dit Pallardie. Beauvais
+et moi, nous avons été ses agents, nous avons travaillé sous lui.
+Aujourd'hui c'est nous qui sommes riches et lui qui est pauvre. Que
+voulez-vous? dans le désert, pour passer le temps, on joue, on s'amuse.
+Les femmes, la bonne chère, ça mène loin! Bissonnette a tout perdu,
+mais il est resté bon garçon.»
+
+Un autre traitant, un Français de pure origine, car il est arrivé du
+Havre, nous a invités aujourd'hui dans sa tente à un repas de chien;
+ceci soit dit sans jeu de mots. Nous avons mangé un jeune chien,
+engraissé et tué à notre intention. La chair du meilleur mouton ne
+peut se comparer à celle-là, et je conçois l'usage des Peaux-Rouges de
+réserver le chien pour les repas de fête, surtout ceux où ils veulent
+faire les honneurs aux blancs.
+
+--Comment trouvez-vous cette viande? m'a demandé le général Harney, qui
+a vieilli au milieu des guerres indiennes, et qui, pour la centième
+fois peut-être, s'asseyait à un repas de ce genre.
+
+--Excellente, général.
+
+--Avez-vous mangé du cheval à Paris? car on dit que vous êtes devenus
+hippophages.
+
+--Pas encore; mais, dès mon retour, je goûterai certainement du cheval,
+ne fût-ce que pour comparer avec le chien.
+
+La vérité est que je n'ai jamais mangé de meilleur mouton que ce jeune
+chien de Laramie.
+
+Notre hôte s'appelle Guérut. Il est parti du Havre, il y a quelque
+vingt ans, pour faire fortune aux États-Unis (c'est toujours pour faire
+fortune qu'on arrive dans ce pays), et il est venu se perdre, après
+maintes vicissitudes, au fond de l'Extrême-Ouest. Il est aujourd'hui
+interprète du fort auprès des Laramie-Loafers.
+
+Parmi les traitants venus à Laramie est encore le père Richard, que je
+vous ai déjà présenté. Je vais de temps en temps fumer le calumet avec
+lui, le vrai calumet des Peaux-Rouges.
+
+«J'ai gagné beaucoup d'argent avec les Sioux; me disait-il tout à
+l'heure; mais un jour les Chayennes, ces coquins de sauvages, en guerre
+avec mes amis les Sioux, m'ont tout pris. Ils m'ont volé tous mes
+chevaux, toutes mes belles robes de buffle, toutes les peaux de castors
+que j'avais préparées. Il me reste bien encore quelques piastres, et
+je ne suis pas tout à fait pauvre. Cet hiver, je veux aller dans les
+Montagnes-Noires couper des traverses pour le chemin de fer. Il y a
+là des dollars à gagner. Je sais des bois de cèdres et de sapins qui
+n'appartiennent à personne; j'en profiterai pour les exploiter.»
+
+Le meilleur type, entre tous ces coureurs des grandes plaines, tous ces
+vieux trappeurs, qui me rappellent tous la France, soit l'ancienne,
+celle du Canada et de la Louisiane, soit la France contemporaine, le
+meilleur type est encore celui de notre guide et interprète Pallardie.
+
+Et cependant que de choses il ignore encore sur les sauvages. J'ai
+essayé de le consulter sur les origines, les légendes, les traditions
+des Peaux-Rouges, au milieu desquels il a si longtemps vécu. Un soir,
+autour du feu du bivouac, quand nous allions ces jours derniers de
+Hill's-Dale à Laramie, pensant que le Canadien serait communicatif, je
+lui demandai si les Sioux, qu'il connaissait si bien, dont il parlait
+si bien la langue, n'avaient pas conservé quelque tradition sur leur
+première venue en Amérique.
+
+«Je ne me suis jamais occupé de ça, m'a répondu Pallardie. Demandez-moi
+le prix des peaux de buffle ou des peaux de castor, là-dessus je puis
+vous répondre; mais les légendes, les origines, comme vous les appelez,
+ça ne m'intéresse pas.»
+
+Et je n'ai rien pu tirer de lui.
+
+Sur le Sioux, j'en ai su davantage. Grâce à lui, j'ai pu apprendre à
+compter dans cette langue, à la fois gutturale et harmonieuse, qui, à
+l'entendre parler, rappelle beaucoup l'espagnol. J'ai composé aussi un
+petit dictionnaire de mots usuels sioux que je vous montrerai à Paris.
+
+Enfin Pallardie m'a initié au langage par signes, que parlent entre eux
+tous les Peaux-Rouges pour se comprendre d'une tribu à l'autre, et qui
+a beaucoup d'analogie avec celui de nos sourds-muets.
+
+Quant au corbeau et à l'arrapahoe, personne n'a pu me donner de leçons
+de ces langues. Elles sont des plus gutturales et ne se prononcent,
+du moins l'arrapahoe, que du bout des lèvres. Aucun interprète n'est
+capable de les écrire et souvent, tout en les comprenant, ne peut les
+parler que par signes. L'arabe le plus renforcé n'est rien à côté de
+ces langues diaboliques.
+
+Les linguistes, les anthropologistes, les ethnologistes devraient bien
+nous dire pourquoi toutes ces tribus, voisines les unes des autres,
+ont des langues si dissemblables et présentent des types si divers. Le
+problème se pose plein de difficultés devant les partisans de l'unité
+de l'espèce humaine, mais ce n'est pas ici le cas de le résoudre, il
+suffit de l'indiquer en passant.
+
+J'aime mieux finir par un dernier mot sur ces vigoureux trappeurs,
+sur ces braves traitants, qui continuent si courageusement dans les
+prairies les habitudes de chasse, de commerce et d'excursion au milieu
+de tribus indiennes, habitudes que la première a introduites la France,
+et que ses enfants n'ont pas oubliées. Ces coureurs des grandes plaines
+sont des pionniers à leur façon, et je m'en voudrais si, après avoir
+vécu un moment au milieu d'eux, après avoir partagé leur tente, leurs
+repas, je ne leur avais pas consacré quelques lignes. Honneur donc à
+ces enfants lointains de la vieille France! je suis sûr que vous les
+aimez déjà comme moi.
+
+
+
+
+XV
+
+LE GRAND CONSEIL DES CORBEAUX.
+
+
+ Fort Laramie (Dakota), 14 novembre.
+
+Voulez-vous que je vous raconte tout au long la conférence des
+Peaux-Rouges avec les commissaires de paix? Cela peut-être vous
+intéressera. Cela me fera passer le temps, car que faire de mieux en ce
+fort?
+
+Vous savez que c'est avant-hier que les grands chefs des Corbeaux
+étaient convoqués à une solennelle entrevue par les commissaires de
+l'Union.
+
+Ce jour-là, le soleil s'est levé radieux, le ciel était sans nuage, le
+temps d'une douceur exceptionnelle.
+
+En comparant la température à celle des jours précédents, où ils
+avaient tant souffert pour venir à cheval du fond du Dakota, les vieux
+sachems ont dû penser que le Grand-Esprit se montrait enfin favorable.
+Si le soleil, une de leurs divinités, consentait à leur sourire, c'est
+qu'ils allaient sans doute avoir gain de cause dans le grand pow-wow
+avec les blancs.
+
+L'heure indiquée pour l'ouverture du palabre était dix heures du
+matin. Les Indiens, qui ne sont jamais pressés et ne lisent l'heure
+qu'au soleil, se sont fait un peu attendre; peut-être terminaient-ils
+aussi leurs cérémonies de grande médecine. Enfin, ils ont paru, ornés
+de leurs plus beaux habits. Quelques-uns étaient à cheval; ils ont
+traversé à gué la rivière Laramie, pendant que les autres, suivis
+des femmes et des enfants, les squaws et les pappooses, qui venaient
+aussi assister à la conférence, arrivaient par le pont. La femme de
+Dent-d'Ours, un des principaux orateurs, était à cheval comme son mari,
+qu'elle ne quitte jamais. Les Indiennes enfourchent la bête comme les
+hommes.
+
+Le grand chef Pied-Noir, ayant mis pied à terre, a fait signe aux
+braves ou guerriers de s'aligner. Chacun a un costume différent,
+celui-ci une peau de buffle sur une chemise de toile; cet autre une
+couverture de laine et une jaquette de peau de daim, rehaussée de
+franges, mais privée d'ornements en cheveux, dont les Indiens n'osent
+guère se parer devant les blancs. Les scalps, pour ce jour-là, sont
+restés à la maison. L'un porte un habit d'officier et un pantalon veuf
+de son siége; les basques de l'habit sont heureusement assez longues.
+
+Plusieurs ont le chef couvert d'un chapeau de feutre noir, à forme
+calabraise, comme ceux des généraux américains. Le tour du chapeau
+est orné, sur toute la hauteur, d'une série de rubans multicolores.
+Quelques chefs sont chaussés de bas et de mocassins de cuir. Le cou,
+les oreilles de tous sont chargés de colliers, de pendants faits de
+coquillages ou de dents d'animaux. Non content de tous ces ornements,
+un Corbeau a ajouté à sa chevelure une chevelure postiche, de sorte
+qu'il a une queue allant de l'occiput à la plante des pieds. Cette
+queue n'est pas bariolée comme celle du grand chef des Brûlés, mais
+elle est semée de plaques d'argent, rondes, de peu d'épaisseur,
+obtenues par le battage patient de dollars américains ou d'autres
+pièces de peu de valeur. Les ronds vont en diminuant régulièrement de
+la tête aux pieds, et l'on devine, à l'orgueil que montre le sachem
+porteur de cette parure, qu'il ne la donnerait pas pour un empire. Il
+faut que les Indiens attachent un grand prix à cet ornement, très-cher
+d'ailleurs, puisqu'on le retrouve chez toutes les tribus.
+
+Le chef à la longue chevelure n'est pas le seul qui attire les regards.
+Un Corbeau porte avec fierté une large médaille, reçue naguère à
+Washington des mains du président. Un autre, à défaut de médaille
+officielle, a pris une piastre mexicaine. A son tour, Cheval-Blanc
+n'a pas oublié de se parer du cheval d'argent qui lui a valu son
+nom, et qui pend comme une décoration sur sa poitrine. Il y a joint
+un sachet carré de toile grise et fort peu propre, dans lequel il a
+soigneusement enfermé son miroir. Comme la plupart des Peaux-Rouges, il
+est très-inquiet de sa toilette et de la figure qu'il fait.
+
+A côté de lui, marchent Bout-de-piquet-de-hutte,
+l'Homme-qui-a-reçu-un-coup-de-fusil-à-la-face et l'Oiseau-dans-son-nid,
+trois chefs ou guerriers en grande réputation chez les Corbeaux. La
+plupart des visages sont tatoués de rouge vermillon, de jaune, de
+bleu. Au milieu de l'assemblée, on distingue le pauvre blessé que
+vous connaissez, la jambe roidie dans l'appareil qui la maintient. Le
+vieux chef a voulu venir à toute force: on l'a hissé à cheval et fait
+descendre de là à grand'peine, et il suit de son mieux clopin clopant.
+
+Après s'être mis en ligne, les sachems ont entonné un chant de
+leur nation, grave, sombre, mêlé de cris discordants et parfois
+d'aboiements aigus. Les basses, les barytons et les ténors n'observent
+dans ce chœur aucune mesure, et cependant cette musique primitive,
+sauvage, va bien avec le type des chanteurs et avec le milieu qui
+encadre cette scène.
+
+C'est de la sorte que les chefs se sont avancés sur une seule ligne,
+lentement, dans le plus grand ordre, sans s'inquiéter de la foule qui
+se presse autour d'eux. Jamais les Corbeaux, aux formes athlétiques,
+aux figures majestueuses, ne m'ont paru plus solennels. Puis ils se
+sont débandés et sont entrés un moment dans la chambre des interprètes.
+
+Là on n'a pas tardé à les prévenir que la commission les attendait pour
+ouvrir la séance.
+
+La salle où s'est tenu le pow-wow est de grande dimension. Elle est
+construite en bois, et peut facilement contenir 250 à 300 personnes;
+elle servait précédemment de magasin au quartier-maître du fort.
+
+Les chefs des Corbeaux, assis ensemble sur des bancs, chacun à la place
+que lui assigne son rang, les commissaires, chacun sur un siége isolé,
+forment le cercle, de telle sorte que l'on peut dire que l'extrême
+civilisation est en face de l'extrême barbarie. C'est au centre de
+ce cercle que va se tenir l'orateur. Sur un des côtés, sont les
+interprètes et les agents des Indiens; sur l'autre, le sténographe,
+le secrétaire de la commission, les rapporteurs des journaux, etc.
+Les femmes et les enfants des sachems sont venus, et quelques femmes,
+entre autres les plus vieilles matrones, se sont assises sur les mêmes
+bancs que les chefs. On voit là l'Eau-qui-court, la Jument-Jaune, et
+la Femme-qui-a-tué-l'ours. Les pappooses, tout jeunes et même à la
+mamelle, troublent souvent par leurs cris ou leurs pleurs le calme de
+l'assemblée, mais personne n'y prend garde, surtout les Corbeaux.
+
+Les Laramie-Loafers, les trois grands chefs Sioux, guidés par
+Pallardie, les officiers, les soldats et les employés du fort, tout
+ce monde est venu pour assister aux débats qui vont s'ouvrir. La
+commission, paternelle et libérale, n'a fermé la porte à personne.
+
+Quand le silence s'est établi, le docteur Matthews, agent des
+États-Unis auprès des Corbeaux, se lève, et dit en anglais: «J'ai
+l'honneur de présenter à la commission de paix les chefs de la nation
+des Corbeaux;» et se tournant vers les chefs, il dit en corbeau:
+
+«Voici les commissaires envoyés de Washington pour faire la paix avec
+vous. Écoutez bien ce qu'ils vous diront, et vous verrez si je vous ai
+dit des mensonges.»
+
+L'interprète des Corbeaux, Pierre Chêne, un Canadien, de sang à la fois
+irlandais et français, traduit ces paroles en anglais à la commission.
+Il est aidé dans ses fonctions par John Richard, fils de ce Français,
+à moitié Sioux, qui est venu momentanément installer sa hutte avec
+toute sa famille au milieu des Laramie-Loafers, et que vous connaissez
+maintenant aussi bien que moi.
+
+Pierre Chêne et Richard ne brillent pas comme interprètes. Ils
+traduisent en mauvais anglais, et sans avoir égard au génie de la
+langue des Corbeaux, les éloquents discours qu'on va entendre, et
+feront regretter à la commission les vaillants truchements qu'elle
+vient de quitter au conseil des cinq nations du Sud[6].
+
+[Note 6: Ce conseil, tenu dans le Kansas, au mois d'octobre, sur le
+ruisseau de la Hutte à médecine (_Medicine Lodge Creek_), tributaire de
+l'Arkansas, s'est terminé par un solennel traité de paix signé par les
+Comanches, les Apaches, les Kayoways, les Chayennes et les Arrapahoes.
+Tous ont consenti à se rendre dans les cantonnements ou _réserves_ que
+leur ont indiqués les commissaires, sur les bords de la rivière Rouge,
+au sud du _Territoire indien_, où sont déjà cantonnés depuis de longues
+années les Cherokees, les Creeks, les Chactas, les Osages et autres
+tribus des États atlantiques.]
+
+La présentation des Corbeaux à la commission, et de celle-ci aux
+Corbeaux, est dans les mœurs américaines, qui tiennent en cela de
+celles des Anglais. Aux États-Unis, avant de parler à quelqu'un, il
+faut lui avoir été présenté.
+
+Pendant que cette double présentation a lieu, les Corbeaux font
+entendre le cri sourd: _A'hou!_ qui sert à la fois de salut chez
+l'Indien des prairies et de signe d'approbation. En même temps, le
+calumet circule de bouche en bouche, tandis que les sachems muets,
+immobiles, semblent en apparence indifférents.
+
+A la fin, Dent-d'Ours se lève, tire trois bouffées du calumet, et
+le présentant au docteur Matthews: «Fume, et souviens-toi de moi
+aujourd'hui et accorde-moi ce que je te demanderai;» puis le passant
+au général Harney: «Fume, père, et aie pitié de moi;» au président
+Taylor: «Père, fume, et souviens-toi de moi et de mon peuple, parce que
+nous sommes pauvres;» et offrant aussi le calumet aux généraux Augur,
+Terry, Sanborn, au colonel Tappan: «Et toi de même, père,» dit-il à
+chacun d'eux, pendant que chacun des commissaires, approchant le tuyau
+de ses lèvres, tire une bouffée de la pipe, puis la rend à Dent-d'Ours,
+en inclinant la tête en manière d'assentiment, ou en poussant le cri
+guttural _A'hou!_ Cela fait, Dent-d'Ours s'assied, et dit qu'il est
+prêt, lui et sa nation, à entendre les discours des blancs. Alors,
+au milieu d'un silence profond, le président Taylor se lève et lit
+le _speech_ suivant, dont chaque phrase est traduite en corbeau par
+l'interprète Chêne, et que pour vous je reproduis ici textuellement en
+français:
+
+«Mes amis, chefs, capitaines et guerriers de la nation des Corbeaux,
+le Grand-Esprit a fait tous les hommes, et c'est pourquoi nous sommes
+frères. Sur notre invitation, vous avez fait un long chemin au milieu
+des plus grandes difficultés pour venir nous voir. Nous avons aussi
+parcouru de longues distances pour vous voir et vous serrer la main.
+Votre Grand Père à Washington, bien qu'il soit si éloigné de vous, est
+informé de votre bon vouloir. Il connaît votre amitié pour ses enfants
+blancs. Il sait aussi combien de preuves de paix vous avez données au
+gouvernement. Il connaît les obstacles qui vous assiégent. Il nous a
+envoyés pour vous voir et apprendre de votre bouche votre situation.
+Nous pourrons aviser ainsi aux mesures nécessaires pour éloigner de
+vous toute difficulté, et faire bonne route ensemble. Nous apprenons
+que de riches mines ont été trouvées dans votre pays, et que dans
+certains cas les blancs en ont pris possession. Nous apprenons aussi
+que des routes ont été ouvertes à travers votre territoire, que des
+établissements y ont été créés, que le buffle que vous chassez est
+dispersé au loin et diminue même avec rapidité. Nous savons enfin que
+les blancs deviennent de plus en plus nombreux autour de vous, et
+s'emparent de vos meilleures terres pour les occuper définitivement.
+
+«C'est parce que de telles choses ont lieu, que nous sommes envoyés
+vers vous par votre Grand Père de Washington. Nous sommes envoyés pour
+prendre les mesures qui adouciront le plus possible cette fâcheuse
+situation, et vous protégeront en même temps contre tout embarras
+à venir. Nous désirons séparer une partie de votre territoire pour
+votre nation, où vous puissiez vivre à jamais vous et vos enfants,
+et où votre Grand Père de Washington et la commission ne permettront
+à aucun blanc de s'établir. Nous désirons que vous nous indiquiez la
+section de votre territoire qui pour cela vous conviendrait le mieux.
+Et quand vous aurez ainsi marqué cette section, que nous ne pourrons
+jamais occuper, nous désirons acheter de vous le reste de vos terres
+pour en faire usage, en vous laissant toutefois le droit d'y chasser
+aussi longtemps que le buffle y subsistera. Dans la réserve que vous
+choisirez, nous entendons bâtir une maison pour votre agent, un
+moulin pour scier votre bois, un moulin pour broyer votre grain, une
+forge, une maison pour votre fermier, et toutes les autres maisons
+qui pourront être nécessaires. Nous voulons aussi vous fournir sur
+ces réserves les chevaux et le bétail qui vous permettront d'avoir
+des provisions assurées, et de soutenir vos familles quand le buffle
+aura disparu. Nous désirons aussi vous envoyer chaque année des habits
+chauds qui vous couvrent confortablement, et des instruments agricoles
+qui vous rendent capables de gagner votre vie en travaillant la terre.
+Pour que vos enfants deviennent aussi intelligents que les blancs,
+nous voulons vous envoyer des maîtres qui les élèvent. Vous avez rendu
+nos cœurs contents en venant ici nous voir, et vous ne vous en irez
+pas les mains vides. Nous avons pour vous des présents en route. Ils
+devraient être déjà arrivés. Nous vous serons toujours reconnaissants
+des sentiments pacifiques que vous n'avez cessé de témoigner envers
+notre peuple, et nous comptons bien à l'avenir vous montrer toute notre
+amitié par nos actes. Maintenant, nous désirons entendre de vous tout
+ce que vous avez à nous dire. Nous apporterons toute notre attention
+à vos paroles et nous vous répondrons animés du meilleur esprit. J'ai
+dit.»
+
+La première partie de ce discours a été reçue de la part des Corbeaux
+avec des marques d'approbation générale, et entrecoupée de ces sons
+gutturaux qui sont pour les Indiens ce que sont les interjections:
+_Bien! très-bien! bravo!_ dans notre Corps législatif. La seconde
+partie a été écoutée au contraire avec défiance, au milieu d'un
+silence glacial.
+
+Quand le président a eu fini, le calumet a continué à passer de bouche
+en bouche, et les Indiens ont semblé se concerter. Un des commissaires,
+le général Sanborn, pour dissiper ce nuage et ramener le calme dans
+l'esprit des Corbeaux, prie l'interprète de leur faire entendre que ce
+n'est pas tout leur territoire que veulent occuper les blancs, mais
+seulement la partie qui est déjà en voie de colonisation. Cela ne
+paraît point convaincre les sachems.
+
+Cependant Dent-d'Ours se lève: «Ce que vous m'avez dit, je l'ai
+parfaitement compris. Je suis venu pour vous voir, et je vais vous
+dire ce que je pense.» Alors, serrant la main au président Taylor:
+«Père, je suis venu de loin pour te voir, fais-moi justice;» puis au
+général Harney: «Père, tu m'as envoyé chercher, écoute-moi bien;»
+puis au général Augur: «Père, je suis heureux de te rencontrer et de
+te serrer la main; fais quelque chose pour moi;» et au général Terry:
+«Père, je suis bien fatigué; je suis un homme pauvre; je suis venu de
+bien loin pour te voir;» et au général Sanborn: «Père, fais quelque
+chose pour moi; j'ai campé, en venant ici, dans des endroits où le bois
+et l'herbe manquaient, et où il faisait bien froid; mes chevaux sont
+fatigués;» enfin, s'adressant au colonel Tappan: «Père, regarde-moi,
+je suis pauvre; aime-moi comme je t'aime et accorde-moi ce que je te
+demanderai.»
+
+Quatre fois Dent-d'Ours fait le tour de l'hémicycle occupé par la
+commission, en répétant les mêmes formules, qu'il varie à peine, et
+serrant chaque fois la main aux commissaires. On se demande quand
+finira cet exorde préparatoire, mais le docteur Matthews a soin
+d'avertir l'assemblée que c'est une coutume chez les Corbeaux de
+répéter jusqu'à quatre fois la cérémonie du _shake-hands_ (serrement
+de mains) avec les gens qu'on veut honorer le plus. A la fin
+Dent-d'Ours, prenant une robe de buffle des mains de sa femme qui est
+là, la présente au général Harney: «Père, tu as les cheveux blancs,
+protége-toi de cette peau, elle garantira ta vieillesse contre le
+froid.» Puis l'orateur se rend au centre du cercle occupé d'une part
+par les Indiens, de l'autre par les commissaires, et demande la
+permission de parler assis. L'interprète traduit phrase par phrase le
+discours en anglais, le voici tel qu'il a été prononcé, tel que je
+l'ai écrit moi-même et pour ainsi dire sténographié en anglais sous la
+dictée de l'interprète:
+
+«Pères, au printemps dernier, j'étais au pied de la montagne du
+Mouflon, et l'un de vos jeunes hommes me dit que vous viendriez
+nous visiter. Mon père blanc me demandait de faire une partie du
+chemin. J'hésitai, car j'étais loin, bien loin; mais à la fin je me
+décidai à me mettre en route. Cet automne, quand les feuilles des
+arbres tombaient, les Corbeaux étaient sur les bords du ruisseau de
+Pierre Jaune. Votre messager m'apporta dix caisses de tabac, et nous
+fit connaître votre désir que nous vinssions à Laramie. En réponse
+je dis oui, oui! J'aurais préféré que mon père blanc vînt au fort
+Philippe-Kearney, et non à Laramie, et je dis que s'il avait poussé
+jusque-là, j'aurais répondu affirmativement à tout ce qu'il m'aurait
+demandé; mais dans l'intervalle les mauvais jours sont arrivés, et
+j'ai dû venir à Laramie. Il fait froid, et mes chevaux ont piteuse
+mine. C'est donc mon père blanc qui va répondre oui, oui, à toutes les
+demandes que je vais lui adresser.
+
+«Pères, j'ai fait une longue route pour venir vous voir. Je suis parti
+du fort Smith, je suis très-pauvre; j'ai faim, j'ai froid. Nous n'avons
+trouvé en route ni buffle, ni bois, ni eau. Regardez-moi, vous tous
+qui m'écoutez. Je suis un homme comme vous. J'ai une tête et un visage
+comme vous. Nous sommes tous un seul et même peuple. Je veux que mes
+enfants et ma nation prospèrent et vivent de longues années.»
+
+Et alors se levant, Dent-d'Ours se dirige vers les commissaires Taylor
+et Harney, et leur serre convulsivement les mains:
+
+«Pères, pères, pères, s'écrie-t-il par trois fois, écoutez-moi bien.
+Rappelez vos jeunes hommes de la montagne du Mouflon. Ils ont couru par
+le pays, ils ont détruit le bois qui poussait et le gazon vert; ils ont
+incendié nos terres. Pères, vos jeunes hommes ont dévasté la contrée et
+tué mes animaux, l'élan, le daim, l'antilope, mon buffle. Ils ne les
+tuent pas pour les manger; ils les laissent pourrir où ils tombent.
+Pères, si j'allais dans votre pays tuer votre bétail, que diriez-vous?
+N'aurais-je pas tort, et ne me feriez-vous pas la guerre? Eh bien, les
+Sioux m'ont offert des centaines de mules et de chevaux pour aller en
+guerre avec eux, et je n'y suis pas allé.
+
+«Il y a de cela longtemps, vous avez fait un traité avec la nation
+des Corbeaux; puis vous avez emmené un de nos chefs avec vous dans
+les États. Vous entendez bien ce que je veux dire, je le suppose. Ce
+chef n'est jamais retourné. Où est-il? Nous ne l'avons plus revu, et
+nous sommes fatigués d'attendre. Donnez-nous ce qu'il a laissé. Nous,
+ses amis, ses parents, nous sommes venus pour connaître ses dernières
+volontés.
+
+«J'ai appris que vous aviez aussi envoyé des courriers aux Sioux. Vous
+avez fait à ceux-ci, comme à nous, des présents de tabac; mais les
+Sioux m'ont dit qu'ils ne viendraient pas; car vous les aviez toujours
+trompés. Les Sioux nous ont dit: «Ah! les pères blancs vous ont appelés
+et vous allez les voir. Ils vous traiteront comme ils nous ont traités.
+Allez et voyez, et revenez nous dire ce que vous avez entendu. Les
+pères blancs séduiront vos oreilles par d'agréables paroles et de
+douces promesses qu'ils ne tiendront jamais. Allez, et voyez-les, et
+ils se moqueront de vous.»
+
+«J'ai laissé dire les Sioux et je suis venu vous visiter. Quand je
+retournerai, je m'attends à perdre en route la moitié de mes chevaux.
+
+«Pères, pères, je ne suis point honteux de parler devant vous. Le
+Grand-Esprit nous a faits tous, mais il a mis l'homme rouge au centre,
+et les blancs tout autour. Faites de moi un Indien intelligent. Ah! mon
+cœur déborde, il est plein d'amertume. Tous les Corbeaux, les vieux
+chefs des anciens jours, nos aïeux, nos grands-pères, nos grand'mères,
+nous ont dit souvent: «Soyez amis des Visages-Pâles, parce qu'ils sont
+puissants.»
+
+«Nous, leurs enfants, nous avons obéi et voici ce qui est arrivé.
+
+«Il y a longtemps, il y a plus de quarante ans, les Corbeaux campaient
+sur le Missouri.
+
+«Notre chef reçut à la tête un coup de pistolet d'un chef blanc. (Ici
+le général Harney interrompt l'orateur et dit: Le chef blanc était fou,
+j'étais là, j'ai vu la chose.)
+
+«Un jour, sur le ruisseau de Pierre Jaune, il y avait trois fourgons
+campés. Il y avait là trois hommes blancs et avec eux une femme
+blanche. Quatre Corbeaux vinrent à eux et leur demandèrent un morceau
+de pain. Un des hommes blancs prit son fusil et tira. Cheval-Alezan,
+un chef, fut atteint et mourut. Nous, nous oubliâmes ce méfait. Et ces
+choses, je vous les dis pour vous montrer que les Visages-Pâles ont eu
+des torts aussi bien que les Indiens.
+
+«Il y a quelque temps, j'allai au fort Benton, car nous avions, nous
+aussi, eu des torts. Mes jeunes hommes avaient tiré par erreur sur des
+blancs. J'en demandai pardon au chef blanc. Je lui donnai neuf mules
+et soixante robes de buffle en expiation du mal que nous avions fait.
+C'est ainsi que je payai pour nos torts.
+
+«De là, j'allai au fort Smith, sur le ruisseau du Mouflon, et j'y
+trouvai les blancs. Je me présentai pour toucher la main aux officiers,
+mais ils me répondirent en me mettant les poings sur la figure et en
+me jetant à terre. C'est ainsi que nous sommes traités par vos jeunes
+hommes.
+
+«Pères, vous m'avez parlé de bêcher la terre et d'élever du bétail. Je
+ne veux pas qu'on me tienne de tels discours. J'ai été élevé avec le
+buffle et je l'aime. Depuis ma naissance, j'ai appris comme vos chefs
+à être fort, à lever ma tente quand il en est besoin et à courir à
+travers la prairie selon mon bon plaisir. Ayez pitié de nous, je suis
+fatigué de parler.
+
+«Et toi, père,--s'adressant au président Taylor et lui donnant ses
+sandales,--prends ces mocassins, et tiens-toi les pieds chauds.»
+
+Le discours de Dent-d'Ours a été interrompu du côté des Indiens par
+de fréquentes marques d'assentiment, et les commissaires eux-mêmes
+ont fait entendre, à certains passages, des accents non équivoques
+d'approbation.
+
+L'orateur, qu'aucun signe d'applaudissement n'a influencé, a continué
+son discours lentement, s'arrêtant à chaque phrase, pour laisser
+l'interprète traduire; puis, reprenant sans peine le fil de son
+discours, comme s'il l'eût prononcé tout d'une haleine. Et cependant il
+improvisait.
+
+La langue harmonieuse, bien qu'un peu gutturale, des Corbeaux, langue
+musicale, semée de voyelles et d'aspirations comme l'espagnol, qu'elle
+rappelle, ainsi que le sioux, cette langue prêtait un charme de plus au
+discours de Dent-d'Ours. Il accompagnait ses paroles d'un geste cadencé
+et doux, noble et élégant, et qui avait l'avantage d'être en relation
+avec l'idée qu'il voulait exprimer. Les gestes composent chez les
+Peaux-Rouges une langue universelle, comme les signes des sourds-muets.
+
+«J'ai compris tout ce qu'ont dit les Corbeaux, dit à Pallardie
+l'Ours-Agile, l'un des chefs sioux présents, en sortant de la
+conférence, rien qu'aux gestes qu'ils faisaient.»
+
+Quand Dent-d'Ours a eu fini de parler, Pied-Noir, un autre grand
+orateur des Corbeaux, s'est levé et est venu serrer la main à chacun
+des commissaires, remerciant ses pères blancs qui sont venus pour
+voir les Peaux-Rouges, et confirmant ce qu'a dit Dent-d'Ours, que les
+Corbeaux sont pauvres et fatigués; qu'ils ont souffert en route du
+froid, de la faim, du manque d'eau, que leurs chevaux font peine à
+voir. Pied-Noir supplie chacun des commissaires individuellement de
+l'écouter avec patience, d'une oreille attentive, et de faire droit à
+ses demandes.
+
+Enfin, se dépouillant de sa robe de buffle, il en entoure les épaules
+du président Taylor, en lui disant: «Garde cette robe, car, en
+l'acceptant, tu reconnaîtras que tu es mon frère.»
+
+Et alors, se rendant au milieu du conseil et rejetant avec ses mains
+ses longs cheveux noirs, qui lui tombent jusqu'au milieu du dos:
+
+«Quand les Corbeaux manquent de flèches, dit-il, ils en font avec des
+morceaux de fer; quand ils manquent de feu, ils frottent deux cailloux
+l'un contre l'autre et allument ainsi du bois pour se chauffer; quand
+ils veulent dépecer les animaux, ils font des couteaux de pierre, et
+c'est ainsi qu'ils en usent avec les bêtes qu'ils tuent à la chasse.
+Tout cela, les Corbeaux savent bien le faire; mais s'ils allaient sur
+les réserves que leur indiquent les blancs, ils ne sauraient conduire
+les bœufs ni labourer la terre avec la charrue. C'est pourquoi ils
+n'aiment point qu'on leur parle de ces choses. Que leurs pères blancs
+leur donnent plutôt des chevaux pour chasser le buffle, et des fusils
+pour le tuer, et tout ira bien. Le Grand-Esprit a fait l'homme et
+la femme pour vivre ensemble; l'homme pour chasser et la femme pour
+travailler. Nous ne voulons rien changer à cette situation.
+
+«Pères, j'ai toujours été ami des blancs, et je veux continuer à
+l'être. J'ai été élevé comme un sauvage, mais je n'ai jamais fait de
+tort à personne. Il y a plusieurs années, les blancs vinrent acheter
+aux Corbeaux la route de Californie, qui passe au fort Laramie. Pour
+cette route, ils devaient payer cinquante années d'indemnités. Les
+Corbeaux n'ont reçu ces indemnités que deux ou trois ans. C'est après
+avoir signé ce traité qu'un de nos grands chefs est allé dans votre
+pays. Nous ne l'avons jamais plus revu. Nous voudrions savoir ce qu'il
+est devenu, s'il est monté dans les nuages ou s'il est descendu sous
+terre...»
+
+Pied-Noir fait ensuite l'histoire de sa nation dans le passé. Elle
+était alors puissante, aujourd'hui elle est pauvre; on dirait que le
+Grand-Esprit s'est retiré d'elle. Revenant à ce propos sur les traités
+conclus, et toujours violés par les blancs: «A quoi bon faire des
+traités, si c'est de la sorte que les blancs les observent?...
+
+«Ne nous parlez pas de nous confiner dans un coin de notre territoire;
+abandonnez plutôt la route de la rivière à la Poudre. Rappelez vos
+jeunes hommes qui sont campés le long de cette route et tous ceux qui
+cherchent de l'or. Ce sont ceux qui sont cause de toutes nos guerres
+et de tous nos malheurs.» Ici, la voix de l'orateur s'émeut, son
+corps tremble, la sueur perle en larges gouttes sur sa face, ses yeux
+brillent d'un éclat inusité. Tels devaient paraître devant les rois
+de l'Asie les vieux prophètes d'Israël, quand ils venaient leur faire
+entendre les plaintes du peuple juif.
+
+S'arrêtant un instant, Pied-Noir ramène de nouveau ses longs cheveux
+en arrière; puis, passant la main sur son front, comme pour rassembler
+ses souvenirs, il rappelle, comme Dent-d'Ours, et au milieu des sourds
+murmures des Indiens qui l'approuvent, tous les mauvais traitements
+des blancs envers les Corbeaux, qui n'ont eu aucun tort. Il signale
+les indignes malversations des agents qui leur vendent des farines
+avariées, ce dont une fois cinq ou six Indiens sont morts, et leur
+donnent des marchandises hors d'emploi pour de bonnes robes de buffle.
+Se dressant alors de toute sa hauteur, et élevant fièrement le bras:
+«Mais sur tout cela, s'écrie-t-il, mon cœur est de roche; je ne veux
+pas me plaindre.» Et rappelant enfin comment on les a frauduleusement
+dépouillés de leurs terres: «Bien que je sois pauvre, je ne mourrai
+point, dit-il, mon bras est solide, et je puis encore chasser le
+buffle comme mes pères l'ont chassé... Vos jeunes hommes sont fous,
+rappelez-les. Ils sont comme les enfants; ils ne connaissent pas ce
+dont ils ont besoin; ils tuent le buffle pour le seul plaisir de se
+distraire, pendant que nous souffrons de la faim et que nous devenons
+pauvres. Si vous voulez la paix, renvoyez vos soldats vers l'est,
+qu'ils y vivent; mais non chez nous, où ils portent le trouble et la
+guerre.» Et alors, frappant de ses deux mains sa large poitrine toute
+nue: «Mes grands-pères ont recommandé à la nation des Corbeaux d'être
+bonne. Comment pourrions-nous être bons, quand vous prenez nos terres,
+en nous promettant en retour tant de choses que vous ne donnez jamais?
+Nous ne sommes pas des esclaves, et nous ne sommes pas des chiens. Un
+jour, au fort Smith, comme je demandais des provisions aux soldats, ils
+m'ont frappé à la tête d'un coup de bâton. Quand je me le rappelle,
+je deviens méchant et féroce. Il n'y a donc pas d'hommes dans votre
+pays, pour que vous envoyiez ici ces enfants si bien habillés qui
+nous imposent ces vexations?» Et sa lèvre est plissée par le mépris,
+et il tend vers l'un des commissaires sa main saisie d'un tremblement
+convulsif.
+
+«... Nous voulons vivre comme nous avons été élevés, en chassant les
+animaux des prairies. Ne nous parlez donc plus de nous cantonner sur
+des réserves et de nous faire cultiver la terre. Laissez-nous aller où
+va le buffle. Envoyez vos fermiers, mais que ce ne soit pas pour nous.
+Le Corbeau promène son camp à travers la plaine et chasse l'antilope et
+le buffle. C'est là ce qu'il aime. Pères, regardez-moi et regardez tous
+les Corbeaux: ils sont de la même opinion que moi. Si vous nous donnez
+un homme blanc pour agent et pour traitant, je voudrais que ce fût John
+Richard, Pierre Chêne, et le docteur Matthews. Ceux-là sont francs et
+ne mentent pas (assentiment de tous les Corbeaux). Regardez-moi, et
+regardez mon peuple. Je ne suis pas honteux de vous parler.» Et alors,
+allant de nouveau serrer la main aux commissaires: «Père, leur dit-il
+à chacun d'une voix radoucie, fais quelque chose pour moi; je suis
+fatigué d'avoir parlé si longtemps.» Et il va s'asseoir en silence, et
+prend le calumet qu'on lui passe, la tête inclinée et le regard pensif.
+
+Quand Pied-Noir a repris sa place, un vieux Corbeau qui, depuis le
+commencement du conseil, tient à la main une longue verge, avec
+laquelle il est arrivé le matin, se lève. Le Loup (c'est le nom de
+ce troisième orateur), est en même temps le lettré de la bande, ami
+des apologues et en racontant au besoin. Après avoir procédé comme
+d'usage à la cérémonie du _shake-hands_, il prend sa place au centre
+de l'hémicycle, tenant toujours sa longue tige à la main. Elle est en
+bois de noyer dur (_hickory_), à dix nœuds. Le Loup appelle chacun de
+ces nœuds une génération d'hommes, et montre comment chaque génération
+naît, se développe et meurt, faisant place à une autre. Chacune de
+ces générations est ensuite assimilée par le Loup à une génération de
+Corbeaux. Sa nation a été amie des blancs pendant tout cet espace de
+temps. «Pour que la génération actuelle continue de même, s'écrie
+alors l'orateur, dont la fin de l'apologue est impatiemment attendue
+par les commissaires, n'envoyez plus de fourgons sur la route de la
+rivière à la Poudre, surtout n'y envoyez plus de soldats. Rappelez vos
+jeunes hommes de notre pays, et alors nous serons heureux et vivrons en
+bonne harmonie avec vous, comme nous avons vécu pendant les générations
+précédentes.»
+
+Ce _speech_, aussi humoristique que les premiers ont été sérieux,
+prouve aux commissaires que le principe de mêler l'agréable à l'utile
+est en faveur même auprès des Indiens. L'heure est d'ailleurs avancée.
+Il est une heure d'après midi: depuis plus de trois heures on est en
+conférence. Le sténographe, les _reporters_, les commissaires n'en
+peuvent plus. Quant aux Indiens, fumant toujours le calumet, ils
+restent impassibles sur leur banc, et certainement demeureraient là
+jusqu'au soir, si on ne les congédiait. Néanmoins, il est temps de
+lever la séance, ce que fait le président Taylor, en ajournant le
+conseil au lendemain matin.
+
+Les chefs s'en sont allés lentement, un à un, suivis de leurs _squaws._
+Ils sont venus toucher la main aux commissaires. Les vieillards et
+les matrones ont même embrassé le président et le général Harney, en
+frottant leurs joues et leur nez contre les leurs, non sans laisser
+un peu de vermillon sur la peau des hommes blancs. L'Américain ne
+s'inquiète pas pour si peu, et tous les commissaires se sont livrés
+d'aussi bonne grâce aux embrassades des Peaux-Rouges, qu'ils se sont
+prêtés à la cérémonie du _shake-hands_ et à celle du calumet.
+
+Les orateurs et leur bande ne sont pas retournés chez eux sans dîner.
+Ils se sont rendus, en sortant du conseil, dans l'appartement des
+interprètes, et là ont pris part à un repas que leur ont offert les
+commissaires; mais ceux-ci ont dîné ailleurs. Sans couteaux et sans
+fourchettes, assis par terre ou sur des lits, les Indiens se sont
+emparés de gros quartiers de bœuf ou de mouton rôti. Quand ils y
+ont mordu à belles dents, ils les ont passés fraternellement à leur
+voisin. La boisson est du café noir, qui circule dans d'énormes tasses
+en faïence. On emplit celles-ci à plusieurs reprises dans un vaste
+chaudron où fume l'infusion aromatique au milieu de l'appartement. Les
+Corbeaux ont fait largement honneur à tous les plats, mais le festin a
+été calme, silencieux, et nul n'a disputé à son voisin une place ou un
+morceau de choix. Pendant le dîner, quelques femmes sioux, du village
+de _Laramie-Loafers_, sont venues en curieuses, et se sont assises sur
+le devant de la porte de la salle du festin. Elles se sont rendu entre
+elles, pour passer le temps, le même service que se rendent les femmes
+du peuple à Naples en fouillant dans leurs cheveux; mais les convives
+n'y ont pris garde et ont continué de manger.
+
+Le soir, des danses ont eu lieu, en plein air, devant la tente du
+_père_ Richard. Là encore le café a circulé abondamment. Le feu
+était allumé au milieu du rond formé par les danseurs, et ceux-ci en
+chantant, et suivis de leurs femmes, ont commencé leur danse de guerre.
+Les mouvements sont d'abord très-lents, puis, à la fin, précipités. Les
+jambes surtout sont en jeu et l'on pousse des hurlements en cadence.
+Tout cela est terrible, quand on prélude ainsi à quelque combat, ou
+que l'on danse autour d'un prisonnier que l'on va mettre à mort et
+qu'auparavant l'on torture. Devant la tente du vieux Richard, la danse
+des Corbeaux n'a pas présenté ces caractères sinistres: elle a fatigué
+bien vite les spectateurs, ennuyés de ces mouvements et de ces chants
+monotones, qui marquent une ressemblance de plus entre les Peaux-Rouges
+et les races asiatiques, dont on les prétend sortis. La race rouge
+n'a pas, comme la race noire, le don de la danse et du chant. Les
+Corbeaux eux-mêmes ont fini par se lasser de leur musique et de leur
+pas cadencé. De bonne heure ils sont allés se coucher et se préparer au
+conseil du lendemain.
+
+Hier, à l'heure indiquée (dix heures du matin), les Corbeaux ne
+paraissaient pas. La délibération de la veille n'a pas été tout à fait
+amicale, et l'on se demande si les Indiens retourneront au conseil. Ils
+ont enfin paru, mais isolément et non plus en une masse compacte comme
+la première fois. Dent-d'Ours est absent; il fait dire qu'il est malade
+et qu'il éprouve le besoin de retourner chez lui et de manger du buffle
+frais. La vérité, c'est qu'il y a eu la veille une dispute entre les
+Arrapahoes et les Corbeaux. Ceux-ci ont dû partager avec leurs frères
+rouges un bœuf que leur a donné la commission, et s'y sont prêtés de
+mauvaise grâce. Cependant, Dent-d'Ours se montre bientôt, et vient,
+toujours accompagné de sa femme, prendre sa place dans le conseil,
+tandis que la conférence est déjà ouverte.
+
+Tout a lieu cette fois sans le cérémonial de la veille: les
+présentations, la connaissance sont faites, et c'est en quelque sorte
+comme la continuation du conseil précédent.
+
+Le président Taylor ouvre la séance en répliquant aux discours des
+Corbeaux. Suivant son habitude, il lit son _speech_, et il le lit
+froidement, avec une grande lenteur. Les discours officiels lus,
+préparés, sont les mêmes partout, sans animation, sans vie. M. Taylor
+ferait mieux d'improviser quelques chaudes paroles devant ces
+grands chefs dont les discours de la veille sont de si beaux modèles
+d'éloquence, et qui ont en quelque sorte indiqué aux orateurs blancs
+la marche qu'ils devraient toujours suivre dans les _pow-wow_ avec les
+Indiens.
+
+Le président remercie les Corbeaux de ne s'être pas vengés de ceux qui
+les avaient maltraités, et dit qu'il informera leur Grand Père et de
+leur bonne conduite et des méfaits des blancs, qui seront punis. «A
+l'avenir, ajoute-t-il, prévenez immédiatement votre agent, qui vous
+fera rendre justice... Vous ne vous en irez pas cette fois les mains
+vides, et nous remplacerons les chevaux que vous avez perdus... Le chef
+que vous aviez envoyé aux États fut bien traité, reçut des présents,
+et nous l'avons suivi dans son retour jusque sur le Missouri. Là il a
+disparu soudainement, soit qu'il ait été assassiné ou qu'il se soit
+noyé dans la rivière, en tombant d'un _steamer._ Nous sommes fort
+peinés de cet accident, et nous nous proposons de donner deux chevaux
+aux parents de ce chef, comme compensation.» Ici l'interprète fait
+remarquer que deux des parents sont présents: c'est Cheval-Blanc et
+un autre vieux sachem, qui témoignent d'une grande joie à ce cadeau
+inespéré qui leur arrive.
+
+«Vous dites, continue le président, que vous préférez vivre comme vous
+avez toujours vécu, au lieu de vous enfermer dans des _réserves_.
+C'est pour votre bien que nous vous indiquons ces cantonnements: le
+buffle diminue avec rapidité, et avant peu d'années il aura tout à
+fait disparu... Les blancs sont maintenant dans les grandes plaines,
+et ont bâti des villes jusque sur les bords de la mer de l'Ouest...
+Nous voulons, quand il est encore temps, vous garantir un territoire
+qui soit à jamais à vous et à vos enfants. Vous n'avez pas besoin d'y
+aller tout de suite. Chassez maintenant où il vous plaira, mais sur ce
+territoire, qui vous aura été réservé, les blancs ne pourront mettre
+le pied; le Grand Père les en ferait sortir à coups de fusil.» Marques
+d'enthousiasme, approbation. Cheval-Blanc se lève, et va toucher la
+main aux commissaires. «... Le printemps prochain, nous prendrons une
+décision au sujet de l'abandon de la route de la rivière à la Poudre.
+La saison est maintenant trop avancée pour que nous quittions les forts
+que nous avons sur cette route... Si les Sioux cessent de nous faire
+la guerre, il est probable que nous vous rétrocéderons cette partie de
+votre territoire... Vous nous avez demandé Pierre Chêne et John Richard
+pour traitants, et le docteur J. Matthews pour agent: nous consentons à
+vous les donner... Retenez bien ce que je vous ai dit comme venant de
+la part de tous les commissaires. Faites-le savoir quand vous serez
+retournés chez vous, et gardez-en le souvenir. J'ai dit.»
+
+Ce _speech_ terminé, le président demande si quelqu'un des
+chefs présents a des observations à faire. Pied-Noir se
+lève, et dit qu'un chef des Sioux du nord, son beau-frère,
+l'Homme-qui-est-effrayé-de-ses-chevaux, lui a dit un jour que les
+Sioux faisaient la guerre aux blancs à cause de la route de la rivière
+à la Poudre; il vaudrait donc mieux abandonner au plus vite cette
+route. «Vous parlez de la disparition du buffle et des autres animaux
+des prairies, ajoute Pied-Noir, mais dans mon pays nous avons encore
+abondance de buffles, de daims, d'élans, d'antilopes; beaucoup de
+castors sur les petits cours d'eau, beaucoup de poissons, de bons
+poissons, sur toutes nos rivières. Vous voudriez avoir notre pays pour
+rien, cela n'est pas loyal. Moi, je viens vous demander aujourd'hui
+le payement d'une partie de mes terres sur lesquelles vous vivez. Et
+vous parlez de faire des traités! Vous n'avez pas observé celui que
+vous avez signé à Horse-Creek. Payez d'abord ce que vous nous devez, et
+vous parlerez ensuite de conclure un autre traité!» Ici, le commissaire
+Taylor et les généraux Harney et Sanborn ne peuvent s'empêcher de
+déclarer que, pendant dix ans, les indemnités dues aux Indiens ont
+été envoyées régulièrement de Washington; si elles ne leur sont pas
+parvenues, c'est que les agents les ont volées[7]. «Nous sommes honteux
+de cela, disent les commissaires aux Indiens, mais justice sera faite.»
+
+[Note 7: Non-seulement la plupart des agents volent les objets
+qu'on envoie aux tribus, mais encore les revendent aux Indiens au
+double et au triple de leur valeur. D'autres fois le gouvernement de
+Washington, trompé lui-même par ses commis, envoie des objets hors
+d'usage, comme des centaines de douzaines de jarretières élastiques à
+des gens qui ne portent pas de chaussettes, ou de fourchettes à des
+gens qui mangent avec leurs doigts; ou bien ce sont des caisses de
+guimbardes, de petits miroirs, de canifs ébréchés, en un mot tous les
+_rossignols_ des bazars de New-York, de Philadelphie ou de Baltimore,
+qu'on vend à prix d'or au gouvernement central et dont les Indiens
+n'ont que faire. Partout, du nord au sud des États-Unis, de pareilles
+indignités ont été signalées non-seulement par les chefs indiens qui
+s'en sont plaints amèrement à maintes reprises, mais dans les enquêtes
+même du gouvernement.]
+
+Cependant le Loup succède à Pied-Noir, et dit qu'il serait d'autant
+plus facile d'abandonner la route de la rivière à la Poudre, que
+les colons qui passent par là pour aller chercher de l'or dans le
+territoire du Montana, pourraient prendre ou le Missouri ou la route
+qui est de l'autre côté, sur la rive gauche. «Ces deux routes, je vous
+les donne, dit le Loup, mais non les autres. Il y a beaucoup d'or dans
+mon pays, je sais où il est, mais je ne l'ai jamais dit à personne,
+de peur que les blancs n'envahissent l'endroit. Nous n'avons pas
+besoin d'or ni d'argent, nous ne les employons pas dans nos échanges.
+Ceux qui en ont besoin peuvent prendre une des deux routes que j'ai
+indiquées. Je vous les donne. J'ai faim et j'ai besoin d'aller chez moi
+manger du buffle... Donnez-moi les cadeaux que vous voulez m'offrir,
+peu ou beaucoup, pour que je puisse m'en retourner. J'aime mon pays,
+j'aime mon buffle. J'aime ma femme et mes enfants, et je veux aller les
+revoir... Vous dites que vous donnerez des chevaux aux parents de ce
+chef qui a disparu chez vous, j'espère bien que vous nous en donnerez
+à tous, pour que nous puissions tous nous en retourner à cheval. J'ai
+dit.»
+
+A peine le Loup a-t-il fini, qu'un vieux sachem se lève, fait le tour
+de l'hémicycle occupé par les commissaires, et leur touchant à chacun
+la main, dit qu'il a une longue route à faire pour s'en retourner, et
+qu'il ne veut pas partir sans les bons souhaits de ses pères blancs.
+Les commissaires lui souhaitent le plus heureux voyage.
+
+Le traité de paix est alors déroulé et présenté aux Corbeaux pour
+qu'ils y apposent leur signature[8], mais aucun d'eux ne veut le
+signer. Les uns disent qu'ils ne peuvent le faire sans l'assentiment
+des Sioux, qui ne sont pas là; les autres, qu'ils ne signeront que
+si l'on abandonne auparavant la route et les forts de la rivière à
+la Poudre, objet de toutes les discussions. Le Loup ajoute que tous
+les chefs des Corbeaux ne sont pas présents, et qu'ils n'ont pas fait
+connaître leur intention. Bref, l'insuccès est complet, alors que les
+résultats ont été si décisifs avec les cinq grandes nations du Sud, et
+la commission se voit forcée d'ajourner à un moment plus propice et
+à une saison plus favorable, la reprise de ses travaux. On se donne
+rendez-vous à _sept lunes, quand le gazon sera vert_, ce qui, dans le
+calendrier des peuples civilisés, signifie vers le 5 juin 1868. Le
+lieu de rendez-vous est cette fois le fort Phil.-Kearney, et non plus
+le fort Laramie. Cela satisfait les Corbeaux, qui gagnent sur la route
+à faire plusieurs centaines de milles. Enfin, on annonce aux sachems,
+impatients de recevoir leurs cadeaux et de repartir, que les cadeaux
+vont arriver, et qu'il y en a beaucoup et de beaux, ce à quoi les
+Corbeaux répondent par des grognements de joie; et la séance est levée.
+
+[Note 8: Les Indiens signent en faisant une croix, un trait à
+la plume, ou en essayant d'imiter l'animal dont ils portent le nom:
+l'ours, le loup, l'élan, la tortue, etc.]
+
+Hier soir, les commissaires ont tenu aussi un _pow-wow_ avec les deux
+chefs des Arrapahoes, Cheval-Alezan et Charbon-Noir. L'interprète était
+Vendredi, un Arrapahoe, qui a été trouvé tout enfant dans les prairies
+par le major Fitz-Patrick, un des plus célèbres traitants de l'Ouest.
+C'était un vendredi que cette rencontre eut lieu; de là le nom donné à
+l'enfant, comme au fidèle serviteur de Robinson. Le major a fait élever
+Vendredi, puis, quand son fils adoptif a eu vingt ans, il l'a rendu à
+sa tribu. Vendredi parle couramment l'anglais, mais ne l'écrit point,
+car il n'a guère profité de l'éducation que lui a fait donner le major.
+Il est aujourd'hui auprès des Arrapahoes, dont il est l'interprète et
+l'agent. Il a le type de sa nation, le regard faux, l'air traître,
+et l'on ne saurait établir aucune comparaison entre la physionomie
+large, ouverte et majestueuse des Corbeaux, et celle des Arrapahoes.
+Ceux-ci ont été, dans ces derniers temps, avec les Chayennes, les plus
+sanguinaires des Indiens des prairies, et leur type, à en juger par les
+trois que j'ai vus, et qui se ressemblent singulièrement, justifie leur
+terrible renom. Ce sont hommes qu'il ne ferait pas bon de rencontrer
+tout seul au coin d'un bois. Il n'est pas jusqu'à la langue arrapahoe,
+sourde, toute gutturale, et dont il est absolument impossible de
+reproduire les sons dans notre langue, qui ne devienne pour le blanc
+un objet d'éloignement, je dirai même de répulsion vis-à-vis de cette
+affreuse bande de Peaux-Rouges.
+
+Cheval-Alezan a parlé aux commissaires au nom de toute sa tribu, qui
+est campée entre la Plate du nord et celle du sud. Petit-Bouclier,
+le grand chef, lui a donné sa procuration. L'air de l'orateur semble
+annoncer un discours semé d'invectives, rempli de fiel, comme celui
+que Pied-Noir, se plaignant du reste avec tant de raison, a adressé
+la veille aux commissaires. Il n'en est rien. Le _speech_ a été des
+plus calmes. Cheval-Alezan a parlé assis, et traité avec la commission
+des besoins de sa tribu comme on parle tranquillement de ses affaires
+en famille, après dîner: «J'ai fait aujourd'hui, a-t-il dit, ce que
+je désirais depuis longtemps; j'aime mes pères blancs, et je leur
+ai touché la main... Dès que j'ai su que vous me demandiez, je suis
+accouru. Nos vieux sachems m'ont envoyé vers vous, et attendent avec
+impatience les nouvelles que je leur rapporterai... Au sud de la
+Plate, il y a d'excellents terrains, bien arrosés; c'est là que nous
+voudrions nous établir et commencer à cultiver le sol. C'est pour
+cela que je suis venu. Bâtissez-moi une maison où je puisse passer
+ma vie. Apprenez-moi à planter le blé et le maïs... Ce que vous avez
+fait avec les Arrapahoes du sud est bien, et je pense que vous ferez
+la même chose avec ceux du nord... Petit-Loup et Vieux-Ours, chef des
+Chayennes du nord, et l'Homme-effrayé-de-ses-chevaux, qui commande
+une bande de Sioux, sont venus me voir, et m'ont félicité sur le
+voyage que j'allais faire, disant qu'eux aussi voulaient venir vous
+visiter... A la prochaine lune, avec quelques-uns de mes hommes, je
+veux aller planter ma tente au sud de la Plate, près du fort Sanders.
+Peu m'importe si la neige est épaisse. Ma tribu viendra me rejoindre
+au printemps... Je voudrais m'en retourner le plus tôt possible pour
+préparer là-bas quelques robes de buffle... J'ai besoin que vous me
+donniez quelques provisions, quand je changerai de camp... Il me faut
+chasser pour vivre. Je n'ai plus que très-peu de poudre, et vous me
+feriez plaisir de m'en donner... Nos vieux sachems me demanderont aussi
+du tabac quand je retournerai. J'ai fini.»
+
+La commission a répondu aux paroles de Cheval-Alezan en lui accordant
+tout ce qu'il demandait. Les Arrapahoes sont partis satisfaits, et les
+commissaires ne le sont pas moins d'avoir trouvé des Indiens aussi
+conciliants.
+
+Les Sioux et les Chayennes du nord, que l'on attend toujours, ne
+paraissant pas, la commission va se débander. Une partie restera à
+Laramie pour recevoir les cadeaux qui arrivent et les distribuer aux
+Indiens, l'autre retournera à Chayennes et de là à North-Plate, où les
+commissaires demeurés à Laramie ne tarderont pas à revenir de leur
+côté.
+
+
+
+
+XVI
+
+MONÉKA, LA PERLE DES PRAIRIES.
+
+
+ Fort Laramie, 15 novembre.
+
+Dans les moments de loisir que m'ont laissés les conférences, je suis
+allé me promener autour du fort. J'aime le calme solennel de ce désert.
+Partout, dans la campagne, courent ces lignes de coteaux peu élevés,
+formés de grès tendres, de cailloux roulés, et que je vous ai si
+souvent dépeints. Au pied d'un de ces coteaux, sont des cotonniers ou
+peupliers du Canada qui jalonnent le cours d'un petit ruisseau. Là est
+le cimetière des Peaux-Rouges, car dans les branchages de ces arbres
+sont ensevelis des Indiens. Le corps est enveloppé de toile ou d'une
+peau de buffle cousue, quelquefois d'une couverture de laine. Le mort
+est là avec ses plus beaux ornements, ses mocassins ornés de perles,
+ses colliers de coquillages ou de verroteries. Les loups et les rapaces
+affamés sont venus violer ces sépultures, comme l'on peut s'en assurer
+aisément en montant sur ces arbres. Le linceul qui recouvre le mort
+a souvent été mis en lambeaux par les bêtes, et les os du squelette
+n'occupent plus leur place ordinaire. Cependant quelques corps,
+protégés par leur enveloppe extérieure, sont restés bien conservés,
+et j'ai vu celui d'une jeune fille dont la peau est intacte, et même
+encore colorée. L'air pur des prairies a momifié ce corps délicat. On
+dirait que la vie vient à peine de le quitter ou que la jeune Indienne
+dort.
+
+J'ai demandé à l'Ours-Agile pourquoi les Peaux-Rouges ensevelissent
+ainsi les leurs en plein air, au lieu de les mettre en terre: «Les
+esprits aiment à voyager, m'a-t-il répondu, surtout de nuit; il ne faut
+pas y mettre d'obstacle, et la terre que vous jetez sur eux les gêne
+pour sortir.»
+
+C'est sans doute pour faciliter de tels voyages que l'on dépose souvent
+sur le cercueil du mort la selle de son cheval. Au milieu de la prairie
+on a ainsi enterré, à Laramie, un chef sioux, la Vieille-Fumée, ou,
+comme l'appellent les traitants de l'endroit, le _père Laboucane_.
+La selle est sur le cercueil, et tant est grand le respect que les
+Indiens ont pour les tombes, que personne ne l'a encore volée.
+
+Les morts dont je viens de vous parler, hôtes silencieux des grandes
+plaines, ne sont pas les seuls qui ont été ensevelis auprès du fort
+Laramie. D'autres morts dorment dans ces campagnes, et le cimetière du
+fort a offert un dernier asile à plus d'un émigrant, à plus d'un soldat
+qui a fait sa dernière étape dans les lointaines prairies. Les pierres
+parlent et racontent ici plus d'une lamentable histoire. La mort aussi
+a rapproché les rangs et les races elles-mêmes, car quelques Indiens
+ont été ensevelis, avec leur mode de sépulture, dans le cimetière des
+blancs. Les cercueils, portés sur quatre piquets, sont recouverts d'une
+couverture de laine rouge. Un d'entre eux attire surtout l'attention.
+Une tête de cheval est clouée sur chacun des supports; sur les montants
+opposés sont attachées les queues. Devant les têtes, on voit éparses
+par terre les douves d'un petit tonneau défoncé. Que signifient ces
+emblèmes? Est-ce là le tombeau d'un grand chef, et a-t-on immolé sur
+son cercueil, comme autrefois pour les guerriers germains, les deux
+poneys qu'il affectionnait le plus?
+
+Je me suis informé auprès d'un des résidents du fort de l'histoire qui
+se rattache à cette tombe.
+
+--Ce n'est pas la tombe d'un chef, m'a-t-il dit, c'est celle de
+Monéka, la fille de la Queue-Bariolée.
+
+--Je connais bien de réputation la Queue-Bariolée, ai-je répondu. Qui
+peut ignorer ici le nom de Sintegeleshka, l'illustre chef des Brûlés?
+Cependant je ne l'ai jamais vu.
+
+--Comment! vous n'avez pas encore vu la Queue-Bariolée, et vous êtes
+venu dans les prairies!
+
+--Je n'ai pas encore vu Sintegeleshka. La première fois que je
+parcourais le chemin de fer du Pacifique, il y a quelques semaines,
+le grand guerrier était dans les environs du fort Sedgwick, près
+la station de Julesburg. On nous avait annoncé qu'il venait de se
+brouiller de nouveau avec les blancs, et qu'il arrêterait le train,
+comme ses _braves_ (ses lieutenants) l'avaient fait déjà récemment.
+
+--Et il vous fit dérailler?
+
+--Il n'en a rien été. La Queue-Bariolée échangea même alors à
+North-Plate un _speech_ amical avec les commissaires, et leur promit de
+se rendre, accompagné de ses guerriers, aux conférences de Laramie.
+
+--Vous voyez bien qu'il n'est pas venu.
+
+--Je ne m'en aperçois que trop. Aussi, ne pouvant entendre de sa bouche
+l'histoire de Monéka, je vous prie de me la raconter.
+
+Mon interlocuteur s'est prêté de bonne grâce à ma demande, et m'a
+conté l'histoire de Monéka.
+
+La voici fidèlement, telle que je l'ai recueillie de sa bouche.
+
+Monéka (en sioux, la Perle des prairies) était l'unique fille de
+la Queue-Bariolée. Il y a trois ans, son père était en guerre avec
+les blancs. Monéka avait suivi son père, et campé avec lui dans les
+environs du fort Laramie. Elle devint amoureuse d'un officier du fort,
+et comme elle avait toujours désiré épouser un Visage-Pâle, elle
+demanda à son père la permission d'être la femme de l'officier. Le
+sachem, irrité, refusa son consentement, et s'en alla avec ses braves
+et tous ses guerriers à l'extrémité des prairies, à 400 milles à l'Est.
+Sur sa route il sema partout la désolation et la mort, attaquant
+les caravanes, pillant, incendiant les fermes, et tuant sans pitié
+les blancs, dont il portait aussitôt les chevelures ou scalps comme
+autant de trophées. Cela dura pendant toute une année, et le nom de la
+Queue-Bariolée, ou _Spotted-Tail_, comme l'appellent les Américains,
+devint la terreur des prairies.
+
+Cependant Monéka, qui n'avait pas voulu désobéir à son père, était
+devenue triste, taciturne. Elle qui d'habitude apportait tant de gaieté
+dans le camp des Indiens, elle qui commençait toujours la première
+les danses et les chants, était depuis plus d'un an mélancolique, et
+n'adressait plus la parole à personne, même à la Queue-Bariolée. Une
+maladie de langueur la minait peu à peu. Un jour, sentant ses forces à
+bout, elle fit appeler le grand chef.
+
+«Mon père, lui dit-elle, je vais mourir; vous savez que j'ai toujours
+aimé les blancs: je demande à reposer dans leur cimetière. Faites la
+paix avec les Visages-Pâles; ils sont plus forts que nous. Déjà ils
+sont maîtres de la moitié des prairies, et l'Indien disparaîtra devant
+eux. Promettez-moi de faire la paix, et d'aller ensevelir mon corps
+dans le cimetière des blancs à Laramie.»
+
+Ce furent les dernières paroles de Monéka, qui rendit l'âme entre les
+bras de son père désolé.
+
+Toute la tribu pleura sa mort, car chacun l'aimait, et le vieux
+traitant Pallardie, qui a connu la jeune princesse, me disait tout à
+l'heure dans son langage original: «C'était une brave fille, sensée, et
+qui raisonnait bien; quel dommage qu'elle ne vive plus!»
+
+Le lendemain de la mort de Monéka, la Queue-Bariolée réunissait tous
+ses guerriers, et, dans un de ces discours que les Indiens savent si
+bien improviser, il racontait avec une éloquence émue les derniers
+moments de sa fille.
+
+«Je veux remplir ses dernières volontés, dit-il, nous allons partir
+pour le fort Laramie et y porter le cadavre de Monéka.»
+
+Et alors tous ces hommes, sans dire un mot, montèrent à cheval et
+suivirent leur chef. La Queue-Bariolée portait lui-même le corps de
+sa fille. Cinq jours on marcha de la sorte. Le sixième jour on arriva
+enfin à Laramie.
+
+Comme les Peaux-Rouges étaient en guerre avec les blancs, la
+Queue-Bariolée fit arrêter sa bande à quelque distance du fort, puis il
+demanda une entrevue au commandant, le colonel Maynadier, qui la lui
+accorda.
+
+«Père, lui dit-il, je viens remplir un devoir près de toi. Je t'apporte
+le corps de ma fille, qui m'a demandé en mourant d'être enterrée au
+fort Laramie.»
+
+Le commandant, ému, promit à Spotted-Tail de recevoir le corps de
+Monéka et de le faire ensevelir avec toutes les cérémonies que
+pratiquent les blancs en pareille occasion. Le chapelain du fort fut
+immédiatement prévenu, et, le lendemain, au moment où le grand chef de
+la bande des Brûlés venait, suivi de tous ses guerriers, remettre le
+corps de Monéka entre les mains du commandant, il fut reçu à la porte
+du cimetière par le colonel Maynadier lui-même et les officiers en
+grand uniforme. A côté étaient le chapelain et les desservants, puis
+les divers employés et résidents du fort. Un piquet de soldats formait
+la haie.
+
+Les Indiens étaient venus à cheval, vêtus de leurs plus beaux costumes.
+
+On entonna le chant des morts d'après les rites des chrétiens, et
+l'interprète du fort traduisit chaque verset aux Peaux-Rouges. Ces
+enfants du désert, qui jamais dans leur langue n'avaient entendu des
+chants d'une poésie si austère et si sombre, étaient profondément émus;
+pour la première fois ils versèrent des larmes.
+
+Puis vint le moment des offrandes. Il est d'usage chez les Indiens,
+quand on va ensevelir un mort, de lui dire le dernier adieu et de lui
+faire un présent. Le commandant ôta ses gants:
+
+«Je donne ces gants à la belle Monéka, dit-il, pour qu'elle en recouvre
+ses mains et les protége contre le froid dans le grand voyage qu'elle
+va faire vers les heureuses plaines.»
+
+Les Indiens arrivèrent ensuite et offrirent chacun à la Perle des
+prairies ce qu'ils avaient de plus précieux.
+
+Enfin, Monéka fut mise dans un cercueil de bois de cèdre, qu'on éleva
+sur quatre poteaux à un angle du cimetière du fort. Au-dessus on jeta
+une couverture de laine rouge, la couleur préférée des Indiens. On
+immola sur le tombeau de la jeune princesse les deux poneys qu'elle
+montait de préférence, et on cloua leur tête sur les poteaux qui
+soutenaient la sienne, et leur queue où elle avait ses pieds. Devant
+les têtes, on mit un tonnelet rempli d'eau, afin que les chevaux
+pussent se désaltérer dans leur longue course vers les heureuses
+plaines, vers les prairies où il fait toujours beau, et où l'on chasse
+le buffle sans jamais être fatigué.
+
+Et voilà comment, si vous passez jamais à Laramie, on vous racontera
+l'histoire de Monéka, la Perle des prairies, la fille de la
+Queue-Bariolée.
+
+
+
+
+XVII
+
+LES SAUVAGES.
+
+
+ Campement de Chug-Creek, dans les prairies
+ de Dakota, 16 novembre.
+
+Nous sommes de retour vers Chayennes, à mi-chemin de cette ville et du
+fort Laramie.
+
+Nous revenons par une voie différente, et cela me remet en mémoire
+l'adage d'un vieux voyageur, qui me disait qu'il ne faut jamais passer
+deux fois par la même route, si l'on veut voir toujours du nouveau.
+
+Du nouveau! nous en avons assez vu ces jours-ci, et nous en voyons
+encore à souhait.
+
+J'ai pris Pallardie dans mon fourgon, et il a consenti à quitter un
+instant les trois sachems qu'il accompagne pour me donner encore
+quelques détails sur les sauvages, les _diables rouges_ des prairies.
+Il aime surtout les Sioux, et parmi eux l'Ours-Agile, le plus sage, le
+plus respecté des grands chefs. L'Ours-Agile est l'ami des blancs, et
+ne manque aucune occasion de conseiller à sa bande de vivre en paix
+avec les Visages-Pâles. «Pour un homme qui n'a pas reçu d'éducation, il
+leur fait encore de _bonnes prêches_, m'a dit Pallardie. C'est le plus
+savant des Sioux, et comme il parle bien!»
+
+J'ai continué, avec l'aide de ce brave interprète, à remplir mon
+vocabulaire français-sioux. Comme bien vous pensez, il y a nombre de
+mots qui n'ont pas leur équivalent direct dans les langues des Indiens;
+alors ceux-ci usent d'une périphrase. Et comme ces mots généralement se
+rapportent à des choses que les sauvages ont de tout temps regardées
+comme merveilleuses, dans le principe surtout, où ils ne les avaient
+jamais vues, par exemple l'eau-de-vie, le bateau à vapeur, les armes à
+feu, etc., les Indiens disent respectivement pour désigner ces choses:
+l'eau, le canot, le fer mystérieux. Or savez-vous comment les traitants
+ont toujours traduit le mot de mystère? Par celui de _médecine_.
+Les premiers coureurs des prairies, des Français du Canada, avaient
+imaginé d'appeler _médecins_ les sorciers, les devins, les docteurs
+des tribus. Le mot est resté. Il est passé aussi dans l'anglais, et
+aujourd'hui, dans les prairies, quand on est au milieu des sauvages, on
+n'entend plus parler que de _médecins_ et de _médecine_. Le Manitou, le
+Grand-Esprit lui-même, est devenu l'_Homme de médecine_ par excellence.
+Le cheval, c'est le chien mystérieux, le _chien de médecine_, pour
+parler comme les traitants. Vous pouvez continuer vous-mêmes ces
+exemples.
+
+Les Indiens, qui ne se doutent pas de la façon baroque dont les blancs
+ont traduit leurs périphrases, en ont d'autres fort jolies. C'est ainsi
+qu'ils appellent la lune, le soleil de la nuit; les feuilles, les
+cheveux des arbres; les doigts, les enfants de la main, etc.
+
+La façon de compter des sauvages est la plus logique qu'il y ait, et
+elle ferait la joie de nos professeurs d'arithmétique. Les Sioux et la
+plupart des Indiens comptent d'abord jusqu'à dix. Onze, c'est dix et
+un; douze, dix et deux, et ainsi de suite jusqu'à vingt, qui s'appelle
+deux-dix. Alors on recommence deux-dix et un, deux-dix et deux, etc.,
+jusqu'à trois-dix, qui est trente, jusqu'à dix-dix, qui est cent. Et
+cela continue ainsi indéfiniment. En une minute, le temps d'écrire les
+dix premiers chiffres, vous recevez votre leçon de numération parlée,
+et tout est dit. Quant à la numération écrite, elle n'existe pas. Les
+barbares n'écrivent point; tout au plus tracent-ils quelques dessins
+sur des peaux. Ce sont des figures d'hommes, d'animaux, quelques
+grossières représentations de batailles. C'est ce que les savants
+appellent l'écriture _pictographique_. Comme cette écriture a toujours
+un sens, on peut dire que ce sont des espèces d'hiéroglyphes; mais
+n'essayez pas de les comparer à ceux des Égyptiens: les caricatures,
+les informes croquis que les plus jeunes collégiens tracent sur
+leurs cahiers, peuvent seuls donner une idée de la pictographie des
+Peaux-Rouges.
+
+Comme tous les peuples primitifs, les Indiens comptent leurs mois par
+lunes. Quant aux années, ils s'en inquiètent peu.
+
+Ils donnent aux mois des noms qui sont en rapport avec les phénomènes
+de la végétation ou du climat, ou encore avec les divers états du
+bison, avec lequel ils vivent.
+
+Janvier, c'est le mois de la lune froide.
+
+Février, le mois où la femelle du bison est grosse.
+
+Mars, le mois où la neige fond et où le gazon pousse.
+
+Avril, la lune du gazon vert.
+
+Mai, le mois où la femelle du bison met bas.
+
+Juin, le mois où le petit bison commence à courir.
+
+Juillet, les baies deviennent rouges. (Nous dirions, dans nos
+campagnes, c'est le mois des cerises).
+
+Août, c'est le mois des fruits.
+
+Septembre, le bison a toute sa toison.
+
+Octobre, les jeunes bisons (les veaux sauvages) sont bons à manger.
+
+Novembre, la toison du bison noircit.
+
+Décembre, c'est le moment de préparer les peaux de bison. La lune
+froide commence.
+
+J'ai écrit, sous la dictée de Pallardie, les noms de ces mois; ils
+varient très-peu suivant les tribus, et sont, comme vous voyez, assez
+longs. Mais il n'y a pas ici de calendrier écrit, et l'on n'a pas à
+économiser les mots pour des mois d'ailleurs toujours trop courts,
+comme le sont les mois lunaires.
+
+J'ai demandé encore à Pallardie de me donner quelques leçons dans la
+mimique des Indiens.
+
+--Mais c'est la même, à peu près, que celle de vos sourds-muets.
+
+--Fort bien. Toutefois, je ne connais pas cette dernière, n'étant
+moi-même ni sourd ni muet.
+
+--Eh bien, apprenez que les Indiens en parlant font tous des gestes
+qui accompagnent les paroles, et qui se rapportent à l'idée exprimée.
+Vous savez que l'Ours-Agile me disait l'autre jour, en sortant de la
+conférence de Laramie, qu'il avait compris tout ce qu'avaient dit les
+Corbeaux, rien qu'aux gestes dont ils accompagnaient leurs discours.
+
+--Mais ces gestes, Pallardie, quels sont-ils?
+
+--Ça, ce serait trop long à vous dire.
+
+--Enfin prenez quelques exemples, des plus familiers.
+
+--Vous le voulez, soit. Pour désigner les Sioux, toutes les tribus
+font avec la main le signe de couper le cou; les Chayennes, le signe
+de couper plusieurs fois le bras. Pour les Arrapahoes, on se serre le
+nez avec les doigts (le pouce et l'index), comme si Les Arrapahoes
+sentaient mauvais. Pour les Comanches (dont les Serpents font partie),
+on remue l'index horizontalement en imitant la marche du serpent. Pour
+les Corbeaux, on agite les mains en imitant le vol de l'oiseau; et pour
+les Paunies, qui comprennent la bande des Loups, on porte ses mains aux
+oreilles en les arrondissant et les dressant comme les oreilles d'un
+loup. Vous comprenez que de la sorte, quand des Indiens se rencontrent
+dans la prairie, ils savent tout de suite à qui ils ont affaire et
+quelle contenance ils doivent garder.
+
+--Cela est fort bien imaginé. Y a-t-il encore en ce cas quelques autres
+signes?
+
+--Sans doute. Si vous rencontrez, vous, homme blanc, des Indiens qui
+viennent à vous, dans la prairie, levez votre main droite, comme si
+vous alliez prêter serment. Les Indiens comprendront que vous voulez
+leur dire de faire halte.
+
+--Et ensuite?
+
+--Ensuite agitez votre main ainsi tendue de droite à gauche et de
+gauche à droite. Cela veut dire: Qui êtes-vous? je ne vous connais pas.
+
+--Je comprends. C'est alors que les Indiens me feront un des signes que
+vous m'avez indiqués plus haut.
+
+--Si vous n'entendez pas leur réponse, vous pouvez lever les deux mains
+en l'air, en les tenant ensemble et les secouant comme quand on se
+touche la main. Cela veut dire: Êtes-vous des amis? Vous pouvez aussi
+lever séparément les deux mains en l'air en les fermant et tenant les
+deux index tendus. Ce signe a la même signification. Si les Indiens
+sont amis, ils répondront par les mêmes signes que les vôtres.
+
+--Et s'ils sont ennemis?
+
+--Alors ils marcheront droit à vous sans faire halte, mettant leur
+cheval au galop; ou bien, tenant leur main fermée, ils l'appuieront sur
+le front en la tournant successivement du côté de la paume et du côté
+du dessus, ce qui veut dire: Garde à vous, nous sommes ennemis et en
+guerre.
+
+--Merci, Pallardie; je ferai à l'occasion usage de ce dictionnaire.
+
+--Nous, les vieux traitants, nous connaissons tout ça comme notre
+_Pater_, de père en fils; il n'y a pas de danger que nous nous
+trompions.
+
+--Maintenant dites-moi, Pallardie, s'il est vrai que les Indiens ont
+aussi une langue télégraphique. On m'a raconté qu'ils allumaient des
+feux sur les montagnes, quand ils voulaient correspondre entre eux de
+loin, comme nos anciens Gaulois.
+
+--Pour les Gaulois, je ne vous dirai pas, je ne les ai jamais
+fréquentés; mais pour les Peaux-Rouges, je sais qu'ils ont un
+télégraphe et qu'ils en jouent à l'occasion.
+
+--Et comment en jouent-ils?
+
+--Voici: vous savez que l'air est si pur, si transparent dans les
+prairies, que l'on voit quelquefois les objets à cent milles de
+distance. Sur les éminences, les Indiens allument des feux la nuit, et
+se servent de fumées le jour. Le nombre et la disposition des feux,
+des fumées, l'intervalle, le temps qu'on laisse entre eux, ont des
+significations connues d'avance. Des ennemis, des étrangers ont été
+vus dans le pays; les bisons sont arrivés; ou bien c'est une bande qui
+revient d'une guerre ou d'une chasse lointaine et qui annonce son
+retour, etc., etc.
+
+--Donnez-moi un exemple.
+
+--Eh bien, si l'on vient de découvrir l'approche de l'ennemi, supposons
+que ce soit de jour, une fumée obtenue deux fois, à quinze minutes
+d'intervalle, indiquera que l'ennemi n'est pas en nombre, et trois
+fois, avec le même intervalle de temps, que l'ennemi s'avance en force.
+
+--Et comment obtient-on ces fumées?
+
+--En allumant du bois sec sur lequel on jette des rameaux verts de
+sapins et autres arbres ou plantes résineuses.
+
+C'est un peu à votre intention que j'ai fait causer Pallardie. J'ai
+appris du nouveau avec lui, vous le voyez et je vous envoie mes notes
+de notre campement, sans tarder, pour ne pas laisser perdre mes
+souvenirs. J'aurais pu vous raconter des Peaux-Rouges ce que tant
+d'autres ont dit avant moi, ce que tout le monde sait; j'ai mieux aimé
+laisser parler le vieux traitant, le naïf trappeur, et vous écrire en
+quelque sorte sous sa dictée.
+
+Le peu que je sais sur les Peaux-Rouges, c'est Pallardie qui me l'a
+presque tout appris. Lui qui a pendant plus de trente ans fréquenté les
+sauvages, les barbares, comme il les nomme encore, que ne sait-il pas
+sur eux et que n'a-t-il pas appris d'eux? Il a même appris à scalper,
+il a même scalpé sur le vif, et vient de me donner à ce sujet une
+leçon, bien entendu, théorique.
+
+--Comment! Pallardie, vous aussi vous avez tonsuré votre prochain?
+
+--Eh! monsieur, il faut bien hurler avec les loups! J'étais avec les
+Sioux, en guerre avec les Chayennes, qui nous avaient tout volé. Je
+me suis bien battu. Après le combat, j'ai fait comme les autres, j'ai
+scalpé. Oh! c'est bien simple. Vous prenez un bouquet de cheveux
+au-dessus de la tête. Vous tenez bien avec votre couteau, vous faites
+tout le tour du sinciput, comme vous appelez ça; vous tirez, et ça
+vient tout seul. Ce n'est pas plus difficile.
+
+--Et pourquoi prend-on le scalp de son ennemi?
+
+--C'est leur décoration à eux, aux sauvages. Quand on a pris beaucoup
+de scalps, on a des chances pour être nommé chef de sa tribu, comme on
+dirait maire de sa commune. C'est une preuve de courage, car il faut
+avoir tué son ennemi avant de le scalper. Dans quelques tribus, on
+se rase la tête, mais on a soin de laisser sur le sommet du crâne un
+bouquet de cheveux, pour le cas échéant où l'on tomberait à la guerre.
+Il ne faut pas là-dessus _flouer_ son vainqueur: c'est une des lois de
+la chevalerie des sauvages.
+
+C'est ainsi que le Canadien m'a mis au courant des mœurs et coutumes
+des prairies.
+
+Faites de toute cette longue dissertation ce que vous voudrez. Pour
+moi, je borne là les confessions de Pallardie. J'en frémis encore: «Ça
+vient tout seul!...»
+
+
+
+
+XVIII
+
+LA QUESTION INDIENNE.
+
+
+ Chayennes, 18 novembre.
+
+Parlons encore des Peaux-Rouges, si vous le voulez bien.
+
+Le grand _pow-wow_ du fort Laramie définit d'une façon nette et claire
+leur situation actuelle vis-à-vis des blancs. Ceux-ci ont reconnu de
+tout temps le droit de la race indienne à la possession du sol; mais de
+tout temps aussi, pour obéir à cette loi fatale qui pousse les colons
+vers l'Ouest, ils ont dû déposséder les Indiens de ces prairies que le
+sauvage aime tant. Sans doute des traités ont consacré, légitimé cette
+dépossession, et le prix de la terre a été payé à l'Indien en cadeaux
+et en argent. Mais on pourrait dire de quelle façon les agents des
+États-Unis volent ces cadeaux au passage. Au besoin il serait facile
+de citer des noms, et de calculer les fortunes que certains agents,
+confinés dans le _Far-West_, ont faites en très-peu d'années. Et
+cependant ils sont à peine rétribués, puisqu'ils reçoivent seulement
+mille à quinze cents piastres par an, soit de cinq à huit mille francs
+au plus, dans ces pays où tout fait défaut, où le vivre est si cher.
+Au lieu de réclamer au gouvernement central une paye mieux établie,
+ils préfèrent voler l'État et voler en même temps l'Indien. Quand les
+cadeaux arrivent jusqu'au Peau-Rouge, c'est qu'ils ont été la plupart
+du temps choisis de telle sorte qu'ils sont à peu près sans emploi, ou
+composés de marchandises tout à fait avariées. Le Peau-Rouge a-t-il
+raison de se plaindre et souvent de se venger de pareilles indignités?
+
+Mais ce n'est là qu'une première cause de lutte sourde entre le sauvage
+indigène et le blanc immigrant.
+
+On dit au Peau-Rouge: «La colonisation nous pousse vers l'extrême
+Ouest, où nous nous avançons chaque jour davantage; il nous faut une
+partie de vos terres et vous resterez dans l'autre, dont les limites
+seront rigoureusement tracées. Là vous pourrez cultiver le sol.» A
+quoi le sauvage, vous l'avez vu, répond avec colère, que les prairies
+sont à lui, qu'il est né pour chasser le buffle, et que le travail de
+la terre qu'on lui conseille n'est point son fait. C'est une tradition
+qui a cours parmi les Indiens que leur race disparaîtra le jour où il
+n'y aura plus de buffles. Aussi, quand on veut les confiner dans des
+réserves, en les menaçant de les y contraindre par force, quelques-uns
+répondent-ils: «Nous aimons mieux mourir d'une balle que de mourir de
+faim.» Toutefois vous auriez tort de croire que tous les Indiens sont
+aussi rebelles au confinement.
+
+L'Ours-Agile, le chef sioux, va cet hiver mener la charrue avec ses
+hommes, et vous avez entendu Cheval-Alezan, l'Arrapahoe, demander aux
+commissaires de l'Union, dans son dernier discours, de lui bâtir une
+ferme près de la Plate. Vous savez aussi que les cinq grandes nations
+du Sud ont accepté les réserves qu'on leur a récemment indiquées; mais
+en retour vous vous rappelez avec quel dédain les Corbeaux ont répondu
+à la proposition des commissaires de se confiner dans une partie de
+leur territoire, et d'y cultiver le sol. La plupart des bandes dans
+lesquelles se subdivise la grande nation des Sioux partagent l'horreur
+des Corbeaux pour les travaux paisibles de l'agriculture. Les jeunes
+Peaux-Rouges, les guerriers adolescents, se font surtout remarquer par
+cette opposition aux vues des blancs.
+
+«Nous voulons bien, disent souvent les vieux chefs, les anciens des
+tribus, dans les conseils tenus avec les commissaires de l'Union, nous
+voulons bien aller dans des réserves et vivre en paix avec vous; mais
+nous ne pouvons répondre de nos jeunes hommes.»
+
+C'est une singulière race que celle des Peaux-Rouges à laquelle la
+nature a si généreusement départi le plus beau sol qui existe au monde,
+sol de riches alluvions, épais et plat, bien arrosé; et cependant cette
+race n'est pas encore sortie de l'étape primitive qu'a dû partout
+parcourir l'humanité au début de son évolution, celle de peuple
+chasseur, nomade, celle de l'âge de pierre! Les Indiens, si les blancs
+ne leur avaient pas apporté le fer, auraient encore des armes de silex,
+comme l'homme antédiluvien qui peuplait l'Europe il y a cent mille ans,
+et s'abritait dans des cavernes. Les Indiens fuient le travail, hors
+la chasse et la guerre; chez eux la femme fait toute la besogne. Quel
+contraste avec la race qui les entoure, si travailleuse, si occupée,
+et où l'on a pour la femme un si profond respect! Cette race les
+enserre, les enveloppe entièrement aujourd'hui, et c'en est fait des
+Peaux-Rouges s'ils ne consentent à rentrer dans les réserves.
+
+Et même dans ces réserves, l'industrie et les arts naîtront-ils? La
+race rouge est des plus mal douées pour la musique et pour le chant.
+Chez elle, les beaux-arts sont restés dans l'enfance. L'écriture, si
+ce n'est une grossière représentation pictographique, est complétement
+inconnue. On sait à peine, avec des perles, tracer quelques dessins sur
+des peaux. Sans doute, ces dessins sont souvent heureusement groupés,
+et les couleurs s'y marient dans une certaine harmonie; mais c'est
+tout. L'industrie, à part une rudimentaire préparation des viandes, et
+le tannage des peaux et des fourrures, est également nulle. L'Indien
+est moins avancé que le nègre africain, qui sait au moins tisser et
+teindre les étoffes. Les Navajoes du Nouveau-Mexique sont les seuls
+Peaux-Rouges qui fabriquent quelques couvertures avec la laine.
+
+On peut estimer à cent mille environ les Indiens libres des prairies,
+disséminés entre le Missouri et les Montagnes-Rocheuses. Le nombre de
+tous les Indiens de l'Amérique du Nord, de l'Atlantique au Pacifique,
+est estimé à quatre cent mille. Peut-être ces nombres sont-ils un peu
+plus faibles. Les statistiques, les renseignements exacts, manquent
+complétement. Les Indiens eux-mêmes ne donnent jamais que leur nombre
+de tentes ou loges, mais une loge contient un nombre d'individus
+différent, suivant les tribus et parfois dans la même tribu: de là
+l'impossibilité de calculs exacts.
+
+Dans le nord des prairies, se fait surtout remarquer la grande nation
+des Sioux, qui sont au nombre de trente-cinq mille. Les Corbeaux,
+les Gros-Ventres, les Pieds-Noirs, etc., qui occupent surtout les
+territoires d'Idaho et de Montana, offrent ensemble un chiffre de
+population inférieur à celui des Sioux, peut-être vingt mille. Dans
+le Centre et le Sud, les Paunies, les Arrapahoes, les Chayennes, les
+Yutes, les Kayoways, les Comanches, les Apaches, etc., dépassent tous
+ensemble le chiffre de quarante mille. Les territoires de Nebraska,
+Kansas, Colorado, Texas, Nouveau-Mexique, sont ceux que ces bandes
+parcourent. Les Paunies sont cantonnés dans le Nebraska, au voisinage
+du chemin de fer du Pacifique, et les Yutes dans les parcs du Colorado.
+Toutes ces races ont entre elles des caractères communs, elles sont
+nomades, c'est-à-dire qu'elles n'occupent aucune place fixe, vivent
+de pêche, surtout de chasse, et suivent le buffle dans toutes ses
+migrations.
+
+Un régime absolument démocratique, et une sorte de communauté règlent
+toutes les relations des membres d'une même tribu vis-à-vis les uns
+des autres. Les chefs sont nommés à l'élection, et pour un temps. Ils
+sont cependant quelquefois héréditaires. Le plus courageux, celui qui
+a pris le plus de scalps à la guerre, ou qui a tué le plus de buffles,
+celui qui a fait quelque action d'éclat, celui qui parle avec une
+grande éloquence, tous ceux-là ont des droits pour être chefs. Tant
+qu'un chef se conduit bien, il reste en place; pour peu qu'il démérite,
+un autre chef est nommé. Les chefs mènent les bandes à la guerre, et
+sont consultés dans les occasions difficiles; les vieillards le sont
+également. Les lieutenants des chefs, les _braves_, commandent en
+second à la guerre. Il n'y a aucun juge dans les tribus; chacun se fait
+justice à lui-même et applique la loi à sa guise.
+
+Toutes les tribus chassent et font la guerre de même façon, à cheval,
+avec la lance, l'arc et les flèches, à défaut de revolvers et de
+carabines. Pour se défendre des coups de l'ennemi, elles ont le
+bouclier. Elles vivent uniquement de buffle et se recouvrent de la peau
+de l'animal, qu'elles tannent avec la cervelle.
+
+Elles scalpent leur ennemi mort et se parent de sa chevelure. Elles
+pillent et dévastent ses propriétés, elles emmènent captifs les femmes
+et les enfants, et souvent elles soumettent à d'affreuses tortures,
+avant de le faire mourir, le vaincu qui tombe vivant entre leurs mains.
+
+Les _squaws_, auxquelles on abandonne le prisonnier, se montrent
+vis-à-vis de lui d'une cruauté révoltante. Je vous ai dit qu'elles
+arrachent les yeux, la langue, les ongles au patient; lui brûlent,
+lui coupent un jour une main, l'autre jour un pied. Quand on a bien
+tourmenté le captif, on allume un feu de charbon sur son ventre, et
+l'on danse en rond en hurlant. Presque tous les Peaux-Rouges commettent
+froidement ces atrocités envers les blancs, dès qu'ils sont en lutte
+avec eux.
+
+Les tribus se font souvent la guerre sous le moindre prétexte, pour
+un troupeau de buffles qu'elles poursuivent, pour une prairie où
+elles veulent camper seules. Elles n'ont aucune place réservée, c'est
+vrai, mais quelquefois elles veulent en garder une à l'exclusion de
+tout autre occupant. Enfin, il n'est pas rare que la même tribu se
+débande en deux clans ennemis. Il y a quelques années, les Ogalalas,
+pris de whisky, se sont battus entre eux à coups de fusil, et, depuis
+lors, se sont séparés en deux bandes, dont celle des Vilaines-Faces
+est commandée par la Nuée-Rouge, et l'autre par Grosse-Bouche et
+Tueur-de-Paunies.
+
+Les langues de toutes ces tribus sont différentes; mais peut-être qu'un
+linguiste exercé y reconnaîtrait des racines communes, comme on en a
+trouvé de nos jours entre les langues européennes et celles de l'Inde.
+Ces langues obéissent toutes au même mécanisme grammatical: elles sont
+_agglutinatives_ ou _polysynthétiques_, et non _analytiques_ ou à
+_flexion_ (veuillez m'excuser d'employer ces termes, que je souligne),
+c'est-à-dire, par exemple, que les mots peuvent s'y combiner entre eux
+pour former un seul mot exprimant une idée complète dont participe
+chacun des mots composants; mais, que les circonstances de relation, de
+genre, de nombre, ne sont indiquées par aucune modification, notamment
+sur le substantif. Ces langues n'ont ou ne paraissent avoir aucune
+affinité dans les différents termes de leur vocabulaire; celui-ci, du
+reste, est souvent très-restreint.
+
+Pour se comprendre entre elles, les tribus ont adopté, d'un commun
+accord, le langage par signes et gestes, dont je vous ai déjà parlé.
+Par ce moyen tous les Indiens s'entendent, et un Yute, par exemple,
+peut causer sans peine pendant plusieurs heures avec un Arrapahoe,
+celui-ci avec un Sioux, etc.
+
+Outre ce langage par signes, les Indiens ont encore une langue
+télégraphique à eux, que vous connaissez également.
+
+D'autres usages sont communs à tous les Peaux-Rouges. Ils pratiquent
+la polygamie et battent volontiers leurs femmes, et cependant ils ont
+tous le plus grand amour pour leurs enfants. Un jour, un mineur de
+Colorado demandait à un Yute de lui vendre sa fille, une jeune enfant à
+l'œil vif, et pleine d'intelligence, qui parlait très-bien l'espagnol.
+
+--Est-ce que l'on vend ses enfants chez toi? répondit le Yute avec
+orgueil.
+
+--Non, dit le blanc, quelque peu surpris.
+
+--Eh bien, chez moi non plus; garde ton argent.
+
+Un certain esprit chevaleresque est, comme l'amour des enfants, un des
+traits distinctifs du Peau-Rouge. Non pas que le sauvage soit rigide
+observateur de sa parole, et ne vous vole pas, ne vous tue pas au
+besoin pour s'emparer de ce que vous avez. Mais l'Indien fait preuve
+d'un grand courage à la guerre, il aime le combat, il n'a besoin d'y
+être excité ni par l'odeur de la poudre, ni par la musique, ni par les
+liqueurs fortes. Partout il brave le danger. En outre, les intérêts
+matériels ne le préoccupent jamais, il n'a du tien et du mien aucun
+souci, et vous avez vu le peu de cas qu'il fait de l'or, dont il n'a,
+il est vrai, nul besoin.
+
+Oublierai-je, parmi les traits communs à tous les Indiens, cette
+pratique continuelle de l'art oratoire, qui en fait de si remarquables
+et de si éloquents improvisateurs? Oublierai-je encore cette haine
+invétérée pour le blanc, qui caractérise la race rouge, au point
+que cette haine est partagée par les femmes mêmes, dans toutes les
+occasions. Les premières tribus que les blancs rencontrèrent le long
+de l'Atlantique ne durent guère les aimer davantage, et vous allez
+en juger par le fait suivant: Je rencontrai un jour à New-York une
+princesse delaware, mi-partie vêtue à l'européenne, mi-partie à
+l'indienne, ce qui ne lui allait point mal. Ses traits étaient indiens,
+mais elle parlait si bien l'anglais, que je me permis de lui demander
+si elle était de sang mêlé. Elle me regarda avec fierté: «Je suis
+Delaware, dit-elle, et je m'en fais gloire. Pas une goutte de sang
+étranger ne s'est mêlée au sang des miens. Les blancs ont pris mes
+terres et ne m'ont pas payé pour cela le centième de leur valeur. Je
+hais les blancs qui m'ont volé mon pays.» Et, découvrant son shall qui
+cachait un corset de fourrures, sur lequel était brodé un loup: «Le
+loup, c'est l'emblème des Delawares, dit-elle, et je ne l'oublierai
+jamais. Le Grand-Esprit nous a punis en amenant les blancs chez nous;
+mais moi, je ne perdrai point le souvenir de mon pays et de mes aïeux.»
+
+Tous les Peaux-Rouges croient à un être supérieur, le Manitou ou le
+Grand-Esprit, qui a fait et commande toutes choses. Ils croient aussi
+à l'immortalité de l'âme, à la récompense des bons et à la punition des
+méchants après cette vie. «Là-bas, vers le soleil levant, s'étendent
+les prairies heureuses, me disait l'autre jour un Sioux. Le chemin qui
+y mène est long et difficile. Quand on a été juste et bon dans cette
+vie, c'est ce chemin qu'on prend. Les mauvais en prennent un autre. Le
+point de départ est le même, mais les deux chemins vont de plus en plus
+en s'écartant.»
+
+Suivant la théogonie indienne, fort embrouillée comme vous le pensez,
+le Grand-Esprit se manifeste de diverses manières et peut se dédoubler.
+Il y a même plusieurs esprits différents, celui du Tonnerre, du Vent,
+etc.; enfin, quelques bêtes elles-mêmes, comme le buffle tant aimé,
+servent de résidence à des esprits, et ont une âme comme les hommes.
+
+Les légendes, les traditions que les Peaux-Rouges ont conservées
+sur leur venue ou leur apparition en Amérique ne sont guère plus
+précises que celles de leur théogonie. Ils disent qu'ils sont venus
+du Nord ou de l'Ouest, par mer, mais souvent ils ne le disent pas
+d'eux-mêmes, on le leur fait dire. Vous savez que les linguistes et
+les anthropologistes, guidés, ceux-ci, par quelques caractères du
+crâne, et ceux-là, par quelques termes des langues des Peaux-Rouges,
+rattachent volontiers les races de l'Amérique du Nord à celles de
+l'Asie. Quelques-uns même, qui ne jurent que par la Bible, livre que
+l'on devrait tenir fermé en pareille circonstance, prétendent que les
+Peaux-Rouges descendent directement des Juifs et croient le prouver.
+Les Juifs, dans un de leurs exodes, auraient parcouru toute l'Asie
+centrale, et franchi le détroit de Behring.
+
+Tandis que certains ethnologistes rattachent les Peaux-Rouges aux races
+asiatiques, d'autres les ramènent, au moins pour quelques tribus, aux
+races européennes. Cette fois les Peaux-Rouges seraient venus de l'Est,
+et toujours par mer. D'aucuns prétendent ainsi que les Mandanes, dont
+on suit les traces depuis l'embouchure du Mississipi jusqu'à un point
+du haut Missouri où commence leur extinction, ne sont que des Gallois
+dégénérés. Ceux-ci auraient émigré du pays de Galles au huitième siècle
+de notre ère; d'autres disent quelques siècles plus tard, sous la
+conduite de Madoc, un de leurs chefs. Quelques racines communes aux
+langues mandane et galloise suffisent-elles pour avancer ce fait? Je ne
+m'arrête pas au voyage par mer. Il est prouvé, non-seulement par des
+chants et des légendes, mais encore par des inscriptions authentiques,
+que les Scandinaves ont découvert l'Amérique du Nord au neuvième ou au
+dixième siècle de notre ère: un siècle ici ne fait rien à l'affaire.
+
+Quoi qu'il en soit de tous ces desiderata, que ni la linguistique ni
+l'ethnologie ou l'anthropologie n'ont encore suffisamment débrouillés,
+il est certain que tous les Peaux-Rouges ont entre eux des caractères
+communs, même dans le type. On ne saurait oublier toutefois qu'il y a
+sur nombre de points des différences fort notables. Ainsi l'Indien des
+prairies est certainement plus guerroyeur que l'Indien de Californie,
+et le type de l'Arrapahoe n'est pas le même que celui du Sioux ou du
+Corbeau. En outre, tous les Indiens ne bâtissent pas de même façon leur
+hutte, et la forme de celle-ci sert souvent à faire reconnaître une
+tribu.
+
+Je vous ai dit que les traditions des Peaux-Rouges, relativement à
+leur venue en Amérique, s'étaient effacées, et qu'ils ne disaient
+souvent là-dessus que ce que les savants leur faisaient dire. En voici
+une preuve des plus convaincantes: Il y a quelques jours, tandis
+que notre caravane était campée à Lone-Tree-Creek, sur la route de
+Laramie, qu'on avait allumé les feux, et que, sous la voûte étoilée du
+ciel, on laissait aller librement la causerie du bivouac, je surpris
+le commissaire Taylor en conférence avec l'Ours-Agile. Ce chef est
+certainement un des Indiens les plus intelligents des prairies; en
+outre il est bon, humain, et un jour que sa tribu était en guerre avec
+les blancs, il a porté lui-même sur ses épaules, jusqu'au fort Laramie,
+un soldat blessé, et lui a sauvé la vie. Ce trait de générosité, qui
+eût ému les moralistes de la Grèce et de Rome, mérite d'être rappelé,
+et complète le portrait de l'Ours-Agile. C'est cet homme, le premier
+à tous égards d'entre les Sioux, dont j'ai cherché à sonder les
+opinions sur les origines de sa tribu. Je pris part à la causerie du
+président Taylor, et je demandai à l'interprète Pallardie d'interroger
+l'Ours-Agile sur ce que je désirais connaître. L'Ours répondit qu'il
+ne savait rien sur les commencements des Sioux, et que ses anciens ne
+lui avaient rien appris, ni rien transmis à ce sujet. La même réponse
+m'a été faite par d'autres chefs de tribus, et tous les traitants et
+les trappeurs,--dont, il est vrai, il ne faut citer ici l'opinion que
+sous toutes réserves, car les traitants s'inquiètent peu des origines
+des tribus,--m'ont avancé que les Indiens n'avaient conservé aucune
+légende, aucune tradition sur leur histoire primitive.
+
+Il faut aborder avec non moins de défiance l'étude des prétendues
+cosmogonies des Peaux-Rouges, et tout ce qu'on a avancé sur leur
+croyance à un déluge universel. Tout au plus quelques tribus ont-elles
+conservé quelques vagues légendes se rapportant à des déluges partiels,
+du genre de ceux qu'avait consacrés la mythologie grecque. Ici encore
+les auteurs ne semblent avoir écrit le plus souvent que sur des
+données empruntées à leur seule imagination. En voulez-vous un exemple
+entre mille? Le commissaire Taylor, en sa qualité de méthodiste, ne
+perd aucune occasion de catéchiser les Indiens, de leur parler de la
+création du monde, de la chute d'Adam, de la rédemption de l'homme par
+le Christ, et de tant d'autres mystères que la Bible et l'Évangile
+enseignent, mais auxquels les Indiens ne comprennent goutte. L'autre
+jour, le révérend, parlant de la création du monde, disait aux Sioux
+que ce grand fait eut lieu il y a six mille ans. L'Ours-Agile, le
+plus savant parmi les Sioux, se recueille un moment et répond du ton
+le plus innocent du monde: «D'après mes calculs, il y a six mille
+quatre-vingt-dix ans.» Cet homme évidemment voulait rire. Comment,
+lui qui ne comptait que par lunes, avait-il fait ses calculs, et
+que signifiaient les quatre-vingt-dix ans ajoutés aux six mille du
+révérend? Si un savant de cabinet eût par hasard passé par là, il eût
+certainement enregistré le fait sur ses tablettes, et écrit à quelque
+académie que la chronologie des Sioux n'était pas sans présenter
+une remarquable analogie avec celle de la Bible. Vous devinez les
+conséquences.
+
+C'est à peu près de telle sorte que l'histoire des Indiens des prairies
+a été jusqu'ici présentée. Et cependant on ne connaît pas, ou l'on
+connaît très-mal leurs langues; il est presque impossible d'en écrire
+la plupart avec nos caractères et les sons auxquels nous sommes
+habitués.
+
+Il n'y a souvent pour la même langue qu'un seul interprète, parfois
+assez mauvais, et comprenant seulement la langue qu'il traduit, ne la
+parlant pas. Beaucoup, à plus forte raison, ne savent pas écrire la
+langue qu'ils interprètent. Ni le docteur Matthews, ni John Richard
+ou Pierre Chêne, n'ont pu m'écrire en caractères anglais les noms des
+chefs des Corbeaux. Que serait-ce s'il se fût agi d'Arrapahoes ou
+d'Apaches, dont la langue, déjà si gutturale, ne s'accentue que du bout
+des lèvres? En tout cela, bien entendu, je ne parle que des tribus
+des prairies, et non de celles qui vivaient jadis sur les versants
+des montagnes qui regardent l'Atlantique, ou le long du Mississipi.
+Vous savez que la plupart de ces dernières tribus sont éteintes, les
+Algonquins, les Hurons, les Iroquois, les Natchez, les Mohicans, et
+que la France, il faut bien le reconnaître, a contribué pour une large
+part à cette disparition. Le restant de ces tribus, que j'appellerai
+Atlantiques, les Delawares, les Cherokees, les Seminoles, les Osages,
+les Creeks, les Chactas, est aujourd'hui cantonné dans des réserves,
+notamment dans l'_Indian Territory_, où les Peaux-Rouges perdent peu
+à peu leurs caractères distinctifs[9]. Mais sur toutes ces tribus on
+a des histoires, des documents authentiques, tandis que l'on ne sait
+encore que fort peu de chose sur celles des prairies. La plupart des
+légendes et des traditions qu'on leur prête ont été inventées par les
+voyageurs.
+
+[Note 9: Repoussées de la Floride, des Carolines, de l'Alabama, de
+la Géorgie et d'autres États voisins de l'Atlantique et du Mississipi,
+ces tribus ont fini par accepter d'être confinées dans ces limites.
+Elles y pratiquent aujourd'hui l'agriculture, tandis que les tribus
+errantes, restées dans leur état primitif, n'exercent encore que la
+chasse; elles ont des maîtres d'école, des prêtres, des médecins, des
+meuniers et des forgerons, envoyés d'abord par les États-Unis, et
+habitent des maisons couvertes, tandis que les tribus nomades manquent
+de tout et campent çà et là sous la hutte. Les Cherokees, les Creeks,
+ont même une Chambre haute et une Chambre basse (la Chambre des Rois
+et la Chambre des Guerriers chez les Creeks). Ils ont aussi des
+journaux et des livres écrits dans leur langue et avec des caractères
+particuliers, au moins pour les Cherokees. C'est ainsi que la vie
+stable arrive peu à peu à civiliser le Peau-Rouge, si bien que, dans
+une seconde génération, on ne désespère pas de faire un État de ce qui
+n'est encore que le Territoire indien. Ce jour-là, le drapeau constellé
+de l'Union, qui compte déjà tant d'étoiles, comptera une étoile de
+plus, et assurément l'une de celles qui feront le plus d'honneur aux
+politiques américains. Parmi les Peaux-Rouges du Territoire indien,
+beaucoup aujourd'hui savent lire et écrire; quelques-uns ont reçu une
+éducation complète à Saint-Louis, à New-York, et sont, pour employer
+le terme consacré, de véritables _gentlemen_. Plusieurs sont en outre
+de riches propriétaires fonciers, et possèdent un nombre d'hectares
+cultivés ou de têtes de bétail qui feraient envie à la plupart de nos
+agriculteurs. Avant la guerre de sécession, les Cherokees avaient aussi
+des esclaves noirs, comme les blancs. Ce trait indique encore mieux que
+tout autre l'état de civilisation auquel sont arrivés les Peaux-Rouges
+du Territoire indien.
+
+Les divers délégués de ce territoire, qu'on rencontre chaque hiver
+à Washington, et les principaux chefs qui commandent les _nations_
+cantonnées parlent et écrivent très-couramment l'anglais, et ont tous
+d'excellentes manières.]
+
+Vous avez vu que c'était vers un nouveau territoire, analogue au
+précédent et limitrophe de celui-ci, que les commissaires de l'Union
+ont récemment refoulé les cinq grandes nations du Sud. C'est le même
+genre de réserve qu'elles indiqueront dans le nord du Dakota aux
+Corbeaux et aux Sioux, si elles les trouvent bien disposés, comme il
+est probable, au mois de juin de cette année.
+
+Et après, allez-vous me dire, qu'arrivera-t-il des Indiens? Car
+c'est la question que chacun adresse, quand il entend parler des
+Peaux-Rouges. Si les Indiens des prairies vont dans les réserves, il
+leur arrivera ce qui est arrivé à ceux des bords atlantiques: ils
+perdront peu à peu leurs coutumes, leurs mœurs sauvages, se plieront
+insensiblement à la vie sédentaire agricole, et peu à peu, dernière
+phase dont il reste à voir le premier exemple, leur pays passera du
+rang de territoire à celui d'État. Arrivé à ce dernier degré, l'Indien
+sera tout à fait fondu avec le blanc; il ne s'en distinguera pas plus
+peut-être, après quelques générations, que le Franc chez nous ne se
+distingue du Gaulois, et le Normand du Saxon, en Angleterre.
+
+Mais si l'Indien ne se soumet pas, s'il ne consent pas à être cantonné
+dans des réserves? Alors, c'est une guerre à mort, entre deux races de
+couleur et de mœurs différentes, une guerre impitoyable comme on en a
+vu malheureusement tant d'exemples sur le sol même de l'Amérique. Où
+sont maintenant les Hurons, les Iroquois, les Natchez, qui ont étonné
+nos pères? Les Algonquins qui ne connaissaient pas les limites de
+leur empire, où et combien sont-ils aujourd'hui? Tous ont peu à peu
+disparu par les maladies, par la guerre. La guerre qui se livrera cette
+fois sera courte, et ce sera la dernière, car l'Indien y succombera
+fatalement. Il n'a pour lui ni la science ni le nombre. Sans doute,
+par ses embûches, par sa fuite, par ses attaques isolées, et tout à
+fait imprévues, il déroute la guerre savante, et les plus habiles
+stratégistes des États-Unis, le général Sherman en tête, ont été
+battus par les Indiens; ceux-ci s'en sont fait assez de gloire auprès
+des blancs. Mais cette fois ce sera une guerre de volontaires et non
+plus de réguliers. Les pionniers des territoires s'armeront, et si
+l'Indien demande dent pour dent, œil pour œil, les blancs à leur tour
+lui imposeront l'inflexible loi du talion. Les tribus sont des clans,
+et comme chez les Sardes ou les Corses, et autrefois chez les Écossais,
+on se venge sur un individu quelconque d'un clan de l'insulte faite
+à un membre d'un autre clan. C'est pour cela que l'Indien attaque un
+blanc, quel qu'il soit, quand il a à se plaindre des blancs. De même
+feront les volontaires. Comme naguère à Sand-Creek, dans le Colorado,
+ils poursuivront, ils traqueront l'Indien, ils feront la chasse au
+Peau-Rouge, et celui-ci sera anéanti par le nombre, si auparavant il ne
+s'est pas soumis.
+
+Telle se présente la question. On peut dire, quelle qu'en soit l'issue,
+qu'elle est arrivée à sa dernière phase, et que, historiquement
+parlant, l'Indien a cessé de vivre. Ce que la petite vérole et d'autres
+maladies, ce que le _whisky_, l'_eau de feu_, je ne parle pas des
+barbaries des blancs, ont mis deux siècles à faire, c'est-à-dire
+diminuer de moitié le chiffre de la population indienne, qui est
+passé d'un million à moins de cinq cent mille âmes du dix-septième au
+dix-neuvième siècle, la civilisation, la colonisation va le faire en
+quelques années. Avant une génération il n'y aura plus d'Indiens. Le
+buffle disparaît et l'Indien avec lui, l'homme primitif avec l'animal
+primitif[10].
+
+[Note 10: Le bison représente, dans l'Amérique du Nord, l'urus ou
+l'aurochs qui vivait jadis en Europe, comme l'Indien représente, pour
+la première de ces contrées, nos ancêtres de l'âge de pierre et des
+cavernes.]
+
+Le chemin de fer du Pacifique s'avance victorieux à travers les
+prairies. Dans deux ans il joindra les deux mers; dans deux ans tous
+les États, tous les territoires du Grand-Ouest seront entièrement
+colonisés. Les scènes que les voyageurs et les romanciers auront
+décrites n'existeront plus que dans les livres. L'Indien lui-même se
+sera fondu avec le blanc, ou aura été détruit.
+
+Curieuse destinée que celle de cet enfant des prairies qui, n'ayant pas
+voulu se plier à la loi imposée à tous par la nature, celle du travail,
+surtout du travail du sol, aura disparu sans laisser de trace dans
+l'histoire de l'humanité; curieuse destinée que celle de ce barbare qui
+aura été anéanti par l'homme civilisé, alors que dans tant d'autres
+pays c'est l'homme civilisé qui a été anéanti, ou, si on veut, absorbé
+par le barbare!
+
+
+
+
+XIX
+
+L'ÉMANCIPATION DES FEMMES.
+
+
+ Pittsburg, _alias_ Fort-Duquesne (État de Pensylvanie),
+ 24 novembre.
+
+Je vous écris de l'État de Pensylvanie, et non de chez les Mormons.
+Les ouragans que nous avons essuyés dans les Montagnes-Rocheuses m'ont
+donné à réfléchir. Je sais combien sont rudes les hivers de l'Utah et
+de la Nevada.
+
+J'aurais trouvé sous la neige et les Mormons et les mines d'argent,
+et j'aurais presque perdu mon temps à continuer ma route vers la
+Californie, où m'attendaient à leur tour les grandes pluies de l'hiver.
+Notez qu'à Chayennes, le colonel Heine, resté mon seul compagnon, m'a
+annoncé que pour sa part il n'allait pas plus loin, et retournait
+décidément vers l'Est.
+
+J'ai pris conseil un moment de moi-même, et j'ai fait comme lui, en
+présence des raisons que je viens de vous donner. Il ne faut pas
+vouloir tout accomplir en une fois. Nous retournerons l'été prochain
+pour rendre visite aux _Saints du dernier jour_, et aux mineurs
+de Nevada et de Californie. De San Francisco, nous aurons vue sur
+l'extrême Orient, et nous pourrons revenir, lors de cette seconde
+tournée, voire même dans une troisième, par le Japon, la Chine, l'Inde,
+l'Arabie, l'Égypte. Il n'y aura pas grand mérite à cela. Il est plus
+facile de faire aujourd'hui le tour du monde que le tour de son parc.
+C'est la vapeur qui a tué la poésie et le danger des voyages, et je
+comprends que les poëtes en veuillent tant à l'industrie.
+
+Nous nous contenterons donc, pour ce premier voyage, d'avoir parcouru,
+sur toute la longueur construite de 825 kilomètres, le grand chemin
+de fer du Pacifique; d'avoir visité le jeune territoire de Colorado
+et exploré les mines d'or et d'argent des Montagnes-Rocheuses, enfin,
+d'avoir traversé les immenses prairies du Dakota et fait connaissance
+avec les Peaux-Rouges. C'est déjà suffisant pour un voyage de moins de
+trois mois, et l'excursion des Montagnes-Rocheuses, à 2,500 lieues de
+Paris, vaut bien autant qu'un voyage en Suisse.
+
+Ainsi, me voilà revenu vers des États tout à fait civilisés.
+
+Pittsburg, que les Français ont fondé, au siècle dernier, sous le nom
+de Fort-Duquesne, et que les Anglais nous prirent, est le pays du fer
+et du charbon.
+
+Les faubourgs de cette ville industrielle portent les noms de
+Manchester et de Birmingham, et n'ont rien à envier à ces deux villes
+anglaises pour la fumée et le brouillard. Mais je ne vous adresse pas
+ces lettres pour vous décrire l'industrie américaine; je préfère vous
+dire encore un mot de cette jeune société si virile, si audacieuse, au
+milieu de laquelle je vis depuis deux mois.
+
+J'ai rencontré à Chayennes un curieux _yankee_. C'est le grand
+agitateur, M. George Francis Train, orateur populaire et fénian,
+financier et voyageur[11]. Il est mêlé aux opérations du chemin de fer
+du Pacifique.
+
+[Note 11: Le même dont l'arrestation en Irlande, au mois de janvier
+1868, allait causer tant de bruit.]
+
+Nous sommes allés ensemble de Chayennes à Omaha et à Chicago. A Omaha,
+descendant de wagon, longtemps avant que le train n'eût _stoppé_,
+l'infatigable excursionniste a couru à l'_office_ des journaux, puis
+est revenu à l'hôtel. Ses affiches étaient faites, sa conférence
+partout annoncée, que nous arrivions à peine.
+
+A déjeuner, je le rencontrai en compagnie de plusieurs dames, dont
+l'une, déjà âgée, les cheveux tout blancs, avait les traits d'une
+rare distinction. M. Train me présenta à elle: «Madame Élisabeth Cady
+Stanton,» me dit-il.
+
+Je m'inclinai. Je connaissais déjà de nom madame Stanton comme l'une
+des grandes promotrices de l'émancipation des femmes aux États-Unis, et
+j'étais heureux de connaître aussi sa personne.
+
+Quand je dis émancipation des femmes, vous devinez que je prends le mot
+dans le sens le plus moral, le plus élevé. Madame Stanton demande que
+les femmes jouissent des mêmes droits que les hommes, et elle a fondé
+une association pour arriver à ce but: l'_Equal Rights Association_,
+dont il a été tant parlé.
+
+Madame Stanton n'a rien négligé pour parvenir à ses fins; son
+temps, sa fortune, elle a tout donné, et elle soutient aujourd'hui
+de ses deniers, de ses fatigues, toutes les démarches, toutes les
+publications, toutes les mesures de la grande association.
+
+Elle parle même de fonder à New-York un journal qui sera destiné à la
+défense de la sainte cause, j'entends l'émancipation des femmes[12].
+
+[Note 12: Elle a mis depuis son projet à exécution, en fondant une
+feuille hebdomadaire qu'elle a bravement intitulée _la Révolution_.]
+
+Madame Stanton, quand j'ai eu l'honneur de la rencontrer à Omaha,
+revenait d'une longue campagne dans le Kansas avec sa digne et
+infatigable lieutenante, miss Susann Anthony, qui est en même temps son
+secrétaire. Dans le Kansas, elles avaient converti bon nombre de dames
+à la théorie nouvelle, et pas mal de messieurs. Entre ces derniers,
+madame Stanton m'a cité avec plaisir le nom du gouverneur actuel du
+Kansas.
+
+M. Francis Train s'est, depuis quelque temps, fait l'avocat de la
+cause féminine. C'est un des grands conférenciers des États-Unis, et
+il revenait, quand je l'ai rencontré à Chayennes, d'une tournée dans
+le Colorado et les Montagnes-Rocheuses, où il avait à la fois fait des
+conférences, improvisé des vers en public, décrété un grand hôtel à
+Chayennes, un embranchement de chemin de fer vers Denver, et chassé le
+buffle avec sa jeune fille, qui avait, pour sa part, tué quelques-uns
+de ces sauvages animaux. C'est ainsi que les choses se passent en
+Amérique, et l'on ne s'en trouve pas plus mal.
+
+L'association pour l'égalité des droits ne pouvait laisser aller M.
+Train, l'homme le plus rapide, le plus prompt des États-Unis, _the
+fastest man in America_, comme on le nomme, sans s'assurer cette
+puissante recrue. Le grand agitateur a consenti bien vite à ajouter
+cette nouvelle corde à son arc, et bientôt on ne l'a plus appelé que
+l'_Avocat des femmes_. Tous ses autres surnoms, même celui de _l'Homme
+du peuple_, _the people's man_, ont pâli devant celui-là.
+
+«Voulez-vous parler à Omaha le 19 novembre, à Des-Moines le 21, à
+Chicago le 22, à Milwaukee le 23, à Saint-Louis le 26, à Louisville le
+27, à Cincinnati le 28, à Cleveland le 29, à Buffalo le 30, à Rochester
+le 2 décembre, à Syracuse le 3, à Albany le 4, à Springfield le 6, à
+Worcester le 7, à Boston le 9, à Hartford le 10, à Philadelphie le 12,
+à New-York le 14? Dites oui, et les femmes seront avec vous! Vive le
+droit!»
+
+Telle était la dépêche que lui avaient envoyée, ces jours passés, les
+principaux membres féminins de l'Association pour l'égalité des droits,
+qui avaient signé: Mesdames ou mesdemoiselles Stenny, W. A. Starret,
+A. Robinson, Sarah Brown, Lucy Stone, Olympia Brown, E. C. Stanton, S.
+Anthony.
+
+A quoi G.-F. Train avait immédiatement riposté par ce télégramme:
+
+«Aux dames composant le comité pour le vote des femmes:
+
+«Oui! et que Dieu protége le droit, et qu'il ait pitié de l'âme de ceux
+qui refusent de donner leur vote aux femmes.
+
+ «Signé: G.-F. TRAIN.»
+
+Après tout, de quoi s'agissait-il pour cet intrépide combattant? De
+faire dix-huit conférences en 25 jours, et je ne sais combien de
+centaines de milles sur les railroads américains; de parcourir un
+pays vaste comme la moitié de l'Europe et de s'arrêter et parler dans
+dix-huit grandes villes. Ne dort-on pas la nuit en chemin de fer aux
+États-Unis? ne se repose-t-on pas le dimanche?--«J'ai fait mieux une
+fois, me disait l'autre jour M. Train, j'ai fait trente lectures en
+douze jours.»
+
+Le jour où nous étions à Omaha, il a fait deux lectures, lisez deux
+conférences de deux heures chacune, dans la même journée, une dans
+l'après-midi, l'autre le soir.
+
+A Chayennes, une nuit, à neuf heures, au clair de lune, sur la place
+publique, je l'ai également entendu parler pendant près de deux heures
+devant les rudes pionniers du _Far-West_. Il était monté sur une
+caisse, sans plus de façon, et à ses pieds se tenait accroupi M. le
+maire de Chayennes, qui l'avait présenté au public. L'orateur aurait
+pu se passer, à la rigueur, de cette présentation, car tout le monde le
+connaît aux États-Unis.
+
+Dans ses lectures, M. Train parle de tout, de lui d'abord, de la
+politique et de ceux qui en font (les _politiciens_), du chemin de fer
+du Pacifique, des sociétés de tempérance, de la prochaine élection
+présidentielle, pour laquelle il se propose volontiers candidat, enfin
+du droit de suffrage des femmes. C'est par là qu'il aurait dû commencer
+sa conférence d'Omaha. Au reste, le public ne partageait pas là-dessus
+ses idées.
+
+Comme il est d'usage aux États-Unis, M. Train a interpellé l'assemblée:
+«Voulez-vous que vos femmes, vos filles, vos sœurs, politiquement,
+aient moins de droits que les nègres?» Et un grognement significatif,
+indiquant que l'assemblée, d'ailleurs presque entièrement composée
+d'hommes, ne se souciait point d'accorder aux femmes le droit de
+suffrage. M. Train a recommencé deux fois l'épreuve, même insuccès.
+Déjà, à Chayennes, il n'avait pas mieux réussi, et partout l'assemblée
+avait paru lui dire qu'on tenait la femme pour parfaite,
+
+ Si la capacité de son esprit se hausse
+ A connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse.
+
+Madame Stanton a succédé à M. Train. J'ai rarement vu une femme plus
+noble et plus digne.
+
+Madame Stanton a soixante ans passés; ses traits, comme je vous l'ai
+dit, sont d'une rare distinction. Les cheveux blancs, fournis, frisés
+naturellement, sont peignés avec le plus grand soin. Elle portait
+ce jour-là une robe de soie noire montante, retenue au cou par un
+magnifique camée. Mademoiselle S. Anthony était également en noir. Elle
+a passé la quarantaine, porte des lunettes, et rappelle trait pour
+trait le type de ces voyageuses anglaises, grandes, maigres, que nous
+voyons passer si souvent à Paris.
+
+J'ai insisté sur le costume de ces dames pour vous montrer qu'on peut,
+en Amérique, défendre le suffrage politique des femmes et demander pour
+elles les mêmes droits que pour les hommes, sans pour cela porter des
+_pantalettes_, une redingote, un chapeau pointu et une cravache, comme
+le font les blooméristes. Le costume masculin a été cependant adopté,
+me dit-on, par quelques-unes des adeptes les plus avancées du parti que
+dirigent si dignement mesdames Stanton et Anthony.
+
+Madame Stanton a fait à Omaha une conférence d'une heure. Elle a parlé
+debout, sans lire, la main appuyée sur une table, et regardant en face
+l'auditoire, mais sans aucune espèce de forfanterie, avec beaucoup de
+dignité, de fierté. Elle a parlé lentement et réclamé pour la femme,
+un à un, les mêmes droits que pour les hommes, non-seulement le droit
+politique, mais encore les droits civils. Elle veut que la femme
+mariée puisse commercer, hériter comme son mari, ce que ne permettent
+pas partout les lois des États-Unis. Elle a montré par des exemples
+nombreux (et elle aurait pu citer le sien) que la femme n'est en rien
+inférieure à l'homme. Dans l'histoire, elle a nommé Jeanne d'Arc,
+Marie-Thérèse et tant d'autres; dans la littérature américaine, miss
+Henriette Beecher Stowe, l'auteur de _la Cabane de l'oncle Tom_; dans
+la littérature française, George Sand, etc.
+
+Parmi les adeptes les plus convaincus des idées qu'elle défend, elle a
+rappelé différents noms connus, entre autres celui de John Stuart Mill,
+le grand économiste anglais.
+
+Le public a applaudi à plusieurs reprises, mais on voyait qu'il n'était
+pas convaincu, ou, si l'on veut, converti aux opinions de l'orateur,
+même dans les rangs féminins. Aussi miss Anthony, qui a succédé à
+madame Stanton, n'a-t-elle pas emporté la place.
+
+J'ai accompagné d'Omaha à Chicago M. Train et ces deux dames. En
+route, j'ai fait plus ample connaissance avec madame Stanton.
+
+Nous avons parlé de Paris. Elle connaît bien notre littérature; elle
+a même séjourné assez longtemps à Paris, il y a quelques années.
+Notre grand sujet de conversation a toujours été la question de
+l'émancipation des femmes. Aux États-Unis, il y a déjà des femmes
+médecins, peut-être avocats: c'est bien là leur rôle. Il y en a qui
+sont ministres du saint Évangile. Madame Stanton s'est présentée à la
+députation à New-York. Assurément elle eût mieux tenu sa place, même au
+congrès fédéral, que beaucoup de députés assez mal en renom auprès du
+public.
+
+«Je suppose une femme consul, lui disait un mauvais plaisant. Vous
+allez faire viser votre passe-port; on vous répond: Madame est en
+couches.--Eh bien, adressez-vous au chancelier, a-t-elle répliqué. Ne
+vous répond-on pas de la sorte si M. le consul est malade, s'il a passé
+la nuit au jeu ou ailleurs?»
+
+On ne peut dire encore ce qu'il adviendra aux États-Unis de la question
+de l'émancipation politique des femmes. Dans ce pays, toutes les idées
+nouvelles se propagent si vite, et passent si rapidement de la théorie
+à la pratique que ce qu'on regardait comme une erreur la veille devient
+la vérité du lendemain. Ne voit-on pas déjà, dans les États du Nord,
+des colléges mixtes où jeunes garçons et jeunes filles apprennent
+ensemble le latin, le grec, les mathématiques, et où souvent les jeunes
+filles l'emportent sur les garçons? Chez nous on n'oserait, sans doute
+pour des motifs de haute moralité, tenter de pareilles épreuves. Là-bas
+on ose tout, et les résultats donnent raison à tant de hardiesse.
+
+Allez-vous dire qu'il n'y a là qu'une affaire de climat? Il y a plus,
+c'est une question de liberté bien entendue. _Help yourself_, dit
+l'Américain; faites vous-même vos affaires.
+
+Je reviens à la question spéciale qui nous occupe, celle de l'accession
+des femmes à tous les droits dont jouissent les hommes. Je suis
+obligé de reconnaître que cette question n'a pas encore fait de
+très-grands progrès aux États-Unis, sauf peut-être dans le Kansas et
+le Massachusetts. «Pourquoi? me direz-vous. N'est-elle pas assez bien
+définie, assez bien présentée?»
+
+Vous venez de voir quels avocats habiles, éloquents, s'étaient chargés
+de la défendre. Je crains bien que M. Dixon n'ait eu raison, lorsqu'en
+examinant ce sujet dans son livre sur la Nouvelle Amérique, _New
+America_, il cite ce cri d'une jeune Bostonienne: «Eh bien, après,
+quand nous aurons les mêmes droits que les hommes, personne ne
+s'occupera plus de nous. Voilà pourquoi nous n'en voulons pas.»
+
+La question est donc encore pendante: elle est loin d'être résolue,
+comme vous le voyez, et il faut laisser à l'avenir le soin de dire le
+dernier mot sur ce sujet si délicat de l'émancipation des femmes.
+
+
+
+
+XX
+
+LA VILLE IMPÉRIALE.
+
+
+ New-York, 27 novembre.
+
+New-York, où je viens d'arriver, a grandi encore depuis mon dernier
+passage. C'est bien la _Ville impériale_, comme l'appellent les
+Américains, avec une légitime fierté. Il y a deux cent cinquante ans
+à peine, l'île de Manhattan était achetée pour quelques écus par
+les Hollandais, premiers colons du pays, aux Indiens qui habitaient
+ces parages. Les Hollandais jetèrent là les fondements de la
+Nouvelle-Amsterdam, que les Anglais appelèrent plus tard New-York.
+Aujourd'hui l'île de Manhattan est devenue trop étroite pour les
+développements de la grande ville qui renferme presque un million et
+demi d'habitants, et en face, le long de ce bras de mer qu'on nomme le
+fleuve de l'Est et le long du fleuve de l'Hudson, s'élèvent de riches
+cités: Brooklyn, qui compte près de 400,000 habitants, et Jersey City,
+qui en a plus de 60,000.
+
+Il faut voir sur la carte la position de ces trois villes, qui abritent
+ensemble deux millions d'âmes, pour bien comprendre non-seulement leurs
+progrès actuels, mais encore toute leur importance. Brooklyn et Jersey
+City sont au reste les deux satellites de New-York. Elles gravitent
+autour d'elle, et prennent leur part de chaque jour dans l'avancement
+de la grande métropole, qui comptera à elle seule plusieurs millions
+d'habitants avant la fin de ce siècle, car la population y double tous
+les quinze ans.
+
+New-York est assise sur une large baie, mieux garantie, non moins belle
+que celle de Naples tant vantée; un étroit goulet la protége contre
+les vents et les flots de la haute mer. Jamais nappe d'eau n'offrit un
+spectacle pareil: les _steamboats_, les bateaux à voile, s'y croisent
+en véritables flottes. De l'autre côté de la baie descend un des plus
+magnifiques fleuves du monde, l'Hudson. Sur ses rives taillées à pic
+au-dessous de l'eau et formant le port naturel le plus sûr, car elles
+sont, à la surface, de niveau avec le sol, ancrent librement tous
+les navires; au milieu de ses eaux profondes, peuvent monter jusqu'à
+Albany, capitale de l'État et distante de 135 milles de New-York, les
+vaisseaux du plus fort tonnage. Tout le long du trajet, le paysage est
+ravissant. Ici les _Palissades_, énormes coulées de lave d'une hauteur
+qui atteint 500 pieds, s'étendent sur la rive droite du fleuve comme
+une véritable fortification; là, les coteaux verdoyants de West-Point
+et les montagnes bleues des Kaatskills dominent les méandres que trace
+le cours d'eau en s'élargissant tout à coup: on se croirait au milieu
+d'un des lacs de la Suisse. Aussi les Américains sont fiers de leur
+beau fleuve. «Avez-vous navigué sur l'Hudson?» telle est la première
+question qu'ils adressent au voyageur nouvellement débarqué.
+
+D'immenses steamers, véritables caravansérails flottants, décorés avec
+un luxe dont nous n'avons pas l'idée en France, remontent et descendent
+l'Hudson à chaque instant. Dans les vastes salons aux lambris dorés,
+sont partout étendus de moelleux tapis. Des tables, des siéges de forme
+artistique, ornent en outre l'intérieur du navire. On ne prendrait pas
+chez nous plus de soin pour un roi en voyage. Ici, le roi, c'est tout
+le monde; c'est le peuple, et partout on le gâte et le choie. Les
+_misses_ rieuses et coquettes, les _gentlemen_, plus silencieux, se
+pressent en foule dans les salons ou autour des galeries extérieures,
+tandis que le navire s'avance à toute vapeur. Si un concurrent suit
+la même route, souvent une lutte de vitesse s'engage: c'est à qui
+arrivera le premier. Dans un défi de ce genre, un capitaine se trouve
+un jour à bout de combustible; car, lorsqu'on veut aller deux fois plus
+vite, il faut dépenser huit fois plus de charbon: c'est la mécanique
+qui le dit. Or notre capitaine voulait gagner la lutte à tout prix.
+Il jeta tout le mobilier de son bateau sous ses chaudières, et enfin,
+comme la pression de la vapeur augmentait outre mesure, il s'assit
+bravement sur la soupape de sûreté, en criant aux chauffeurs: «Allons,
+mes enfants, un dernier effort!» Les passagers, si la chaudière avait
+fait explosion, auraient certainement sauté avec elle, mais ils
+applaudissaient le capitaine, et ne se souciaient que d'une chose:
+d'arriver les premiers. Ainsi va le monde en Amérique. Le sentiment de
+la sécurité n'y existe guère en voyage; on n'en voyage pas moins, et
+généralement on arrive. Tant pis pour ceux qui restent en chemin! C'est
+une de ces mauvaises chances qu'on peut rencontrer dans la bataille de
+la vie. Cette insouciance des Américains pour le danger fait une partie
+de leur force, et donne le secret des merveilleux résultats auxquels
+ils arrivent dans leur vaste colonisation.
+
+Je retourne à la Cité impériale. Voulez-vous y descendre avec moi?
+Notre steamer vient de toucher au quai. Les abords de la ville
+marchande sont peu séduisants, et les rues sont partout mal pavées,
+malpropres, pleines d'abîmes, surtout en hiver. C'est le défaut du
+régime libre et démocratique de se reposer sur chacun du soin de
+tout faire, de sorte que souvent rien ne se fait, alors que tout se
+fait chez nous trop bien, avec un régime fortement centralisé. La
+municipalité new-yorkaise ne s'occupe guère de la ville, et laisse
+les choses aller à l'avenant. Le marché devant lequel nous passons
+est un charnier bourbeux, dont la plus sale bourgade en France ne
+voudrait pas. Nous voici dans les rues _Wall_, _Pearl_, _Beaver_.
+Quelle activité! quel mouvement! La Cité de Londres elle-même est
+dépassée. Les lourdes charrettes vont et viennent, chargées de toutes
+les marchandises du globe: balles de coton ou de laine, sacs de
+café, caisses de thé, boucauts de sucre ou de tabac, barriques de
+vin ou de pétrole. Le charretier, debout sur son véhicule, comme le
+triomphateur antique, fouette vigoureusement ses chevaux, et interpelle
+les passants qui ne se rangent pas assez vite. A droite, à gauche,
+sont les bureaux du commerce. Au rez-de-chaussée, les changeurs, qui
+trafiquent des valeurs publiques, et jouent sur la monnaie de papier,
+la seule qui ait cours depuis la guerre de sécession. A l'entresol, aux
+étages supérieurs, les banquiers, les armateurs, les courtiers, les
+négociants. A part quelques bureaux assez convenablement décorés, les
+autres _offices_ sont de véritables bouges, comme du reste à Londres, à
+Manchester, à Birmingham, à Liverpool. En Amérique comme en Angleterre,
+on a son bureau et sa maison: le bureau dans le quartier bruyant des
+affaires; la maison dans la partie la plus éloignée et la plus calme de
+la ville. Au bureau tout le monde entre librement, même le premier venu
+quel qu'il soit; à la maison est le foyer respecté, le _home_. On n'y
+reçoit que ses amis, et on les choisit avec un soin scrupuleux, même
+dans ce pays démocratique, où l'égalité n'existe qu'à la surface et
+n'est pas plus absolue qu'ailleurs. Le cœur humain est le même partout,
+et il n'y a pas de système parfait de gouvernement.
+
+Voulez-vous visiter un de ces offices? Nous sommes dans Wall-street, la
+rue par excellence des banquiers, des changeurs. Aux portes de chaque
+maison, sont suspendus d'immenses tableaux de bois noir, divisés en
+autant de compartiments qu'il y a d'étages, en autant de numéros qu'il
+y a de cellules occupées. Devant chaque numéro est inscrit en lettres
+d'or le nom de l'occupant ou des occupants, car le prix des loyers est
+si cher que l'on trafique quelquefois plusieurs dans la même chambre:
+touchante confraternité! Le mobilier de l'appartement est grossier:
+chaises de paille, tables du bois le plus commun. Un parquet que le
+balai visite rarement, et çà et là d'énormes crachoirs (passez-moi le
+mot) en faïence grossière ou en caoutchouc, en forme de moules à pâté.
+
+En Amérique tout le monde _chique_, même en haut lieu, et le _spittoon_
+est devenu une annexe indispensable du mobilier de tout bon Yankee.
+
+Entrez avec moi dans cet office. J'ai une lettre qui me recommande au
+patron, un grand banquier du pays. Je prononce son nom en entrant.
+Un _gentleman_, le chapeau sur la tête, les pieds sur le manteau de
+la cheminée, et le corps enfoncé dans son _rocking-chair_ ou chaise
+berceuse, tend une main pour prendre la lettre, et de l'autre donne
+à son couvre-chef un mouvement qui l'assujettit davantage. Il lit la
+lettre, me la rend: «C'est pour mon frère, me dit-il, sans se déranger
+aucunement; il sera bien fâché de ne pas vous avoir vu. Il est en ce
+moment à Boston.» Et tirant de sa poche une tablette de tabac, il y
+taille avec son couteau la dose accoutumée, la reçoit dans le creux de
+sa main et, d'un mouvement bien combiné, la jette d'un seul trait dans
+sa bouche. Puis me passant le couteau et la tablette:
+
+--En usez-vous? me dit-il; ne faites pas de cérémonie.
+
+--Merci, je ne chique pas. Bonjour!
+
+--Adieu!
+
+Et je ne le reverrai plus de ma vie, ni lui ni son frère. C'est avec ce
+sans-façon que les affaires partout se traitent.
+
+Le mot d'office, que les Américains et les Anglais appliquent à leur
+bureau, a donné lieu un jour à une singulière méprise de la part d'un
+de mes amis qui parlait fort peu l'anglais. Il avait, comme moi, une
+lettre pour un trafiquant du pays. Au lieu de la porter au bureau du
+destinataire, il la remet à sa maison, un matin. Le domestique répond:
+
+--Monsieur est à l'office.
+
+--Et jusqu'à quelle heure? demande le voyageur.
+
+--Jusqu'à trois heures.
+
+--Voilà un homme bien dévot, réplique mon ami en s'en allant; alors je
+reviendrai ce soir.
+
+Autant l'office est mal tenu, mal situé, autant le home est soigné,
+confortable, établi dans les plus beaux quartiers de la ville. Chacun
+a sa maison, et l'occupe seul. Je ne sais où tous ces gens gagnent
+tant d'argent, pour se payer tous une maison qui, non meublée, coûte au
+moins cinq cent mille francs; mais le fait existe, et je le constate.
+Et quel bien-être! De l'eau à tous les étages, froide et chaude,
+salles de bain, calorifère. La cuisine est confinée dans le sous-sol
+avec un escalier séparé. Souvent un jardinet, un arbre à fleurs devant
+la maison, à côté de belles marches en pierre. Toutes ces demeures,
+principalement dans la _Cinquième Avenue_, le quartier le plus
+fashionnable, le plus somptueux de New-York, forment des alignements
+magnifiques, et l'on ne peut nier que l'architecture civile ne soit
+ici fort avancée. «Mais ce sont là des maisons de carton; ces pierres
+si bien taillées, ciselées, ne sont qu'en placages,» me disait un
+jour un de ces Français (et ils sont nombreux) qui trouvent tout mal
+en Amérique. Et que m'importe, si les lignes sont pures, gracieuses,
+élégantes, et si la maison tient bien; surtout si l'intérieur en est
+convenablement disposé?
+
+Il règne, dans quelques-unes de ces demeures, un luxe qu'on peut
+qualifier de princier. A New-York, les gens qui ont plusieurs millions
+de rente ne sont pas rares, et les marchands américains, comme jadis
+ceux de Phénicie, ont des listes civiles de rois. Les tableaux, les
+sculptures, les objets d'art, les meubles les plus délicats, les œuvres
+les plus renommées des maîtres anciens ou modernes, sont littéralement
+entassés dans quelques-uns de ces logis, et l'hiver on y donne des
+fêtes splendides. Tout cela se fait souvent sans beaucoup de goût; mais
+laissez faire, le progrès viendra. «Nous sommes un peuple jeune, et
+nous avons besoin d'apprendre. Voilà pourquoi nous allons en Europe.»
+Ainsi vous répondent les Américains quand, familiarisés avec vous, ils
+vous permettent de critiquer librement leur pays. Déjà l'on peut dire
+que les voyages d'Europe, qu'ils font tous plusieurs fois, leur ont été
+des plus profitables.
+
+A Paris, nous recevons chaque hiver toute une colonie américaine. Vous
+les avez vues, ces jeunes _misses_ à l'opulente chevelure, aux yeux
+vifs, aux joues tantôt rosées et tantôt un peu pâles, ces _misses_,
+à la taille élancée, aux formes bien prises, ces danseuses, ces
+causeuses infatigables, vous les avez vues, n'est-ce pas, chaque hiver
+à Paris, dans toutes les soirées, mais surtout à celles du général
+Dix, qui représente avec tant de dignité le gouvernement américain?
+Ces élégantes ont fait la conquête de tous nos jeunes gens, et plus
+d'une n'est jamais retournée au pays natal. Celles qui s'en reviennent
+apportent à New-York leur contingent de bonnes manières et d'idées
+nouvelles, et par elles, par ces délicates messagères, le monde
+américain progresse étonnamment. «Chez nous, les femmes valent mieux
+que les hommes,» tel est le cri général aux États-Unis. Les hommes,
+trop occupés, enlevés trop jeunes à la vie d'école et de famille, n'ont
+pas eu le temps de soigner leurs façons. Mais les femmes ne sont-elles
+pas les premières partout et les meilleures institutrices des hommes?
+Heureux le pays où leur influence domine encore!
+
+Comme elles sont plus vives, plus gracieuses que les blondes filles
+d'Albion, toutes ces jeunes Américaines! J'en demande pardon aux
+Anglaises, mais les Américaines vont de pair avec les Françaises
+(proclamées partout sans égales), pour la grâce, l'esprit, la manière
+de porter une robe. Et comme la beauté américaine est au-dessus de
+celle des Anglaises! Elle a je ne sais quoi de plus fort, de plus
+énergique, quelque chose de hardi qui ne déplaît pas. Quand on se
+promène dans _Broadway_, à l'heure où la foule encombre ces boulevards
+de New-York, on n'y rencontre que de jolies femmes. «Comment en
+serait-il autrement?» me disait hier une personne qui sait observer.
+D'abord tous ces hommes, qui arrivent ou sont arrivés ici, et dont ces
+jeunes filles que vous admirez proviennent, n'ont-ils pas été pris à
+tous les pays du monde: Anglais, Allemands, Espagnols des Amériques,
+Scandinaves, Italiens, Français? Or, le mélange de telles races ne
+peut donner que de très-beaux produits. Et puis, tout homme qui vient
+aux États-Unis a quelque chose en lui. A part de rares exceptions, ce
+n'est ni un paresseux, ni un ignorant, ni un être chétif et malingre.
+Il est entreprenant, courageux, il a, comme on dit, bon pied bon œil.
+L'accouplement entre de tels êtres a bien des chances de réussir.»
+
+Je laissai dire mon ami comme nous descendions _Broadway_, et je
+trouvai qu'il avait raison.
+
+Vous parlerai-je maintenant de cette curieuse rue, de plus de deux
+lieues de long, que l'on a comparée aux boulevards de Paris, mais qui
+est loin de les égaler par l'élégance des boutiques et l'ampleur de la
+voie, si elle les dépasse sur certains points par l'animation, et ce je
+ne sais quoi de turbulent, de criard, de fébrile, qui révèle partout
+l'Américain? vous parlerai-je des immenses magasins qu'on rencontre
+tout le long de _Broadway_, et dont quelques-uns sont uniques au monde?
+ferai-je le tableau du spectacle qu'offre cette rue à certaines heures
+de la journée? Mais tout cela a déjà été dit vingt fois, et vous le
+savez par cœur. Vous connaissez aussi les églises, les théâtres, les
+hôtels, les squares, le parc de la grande cité, son bel aqueduc,
+et tous ses monuments publics ou privés, dont quelques-uns méritent
+l'attention. Tout cela a été vingt fois dépeint, et je ne vous écris
+pas pour redire ce que d'autres ont dit avant moi, ni ce qu'on trouve
+aussi dans tous les guides du voyageur, dans tous les traités de
+géographie.
+
+
+
+
+XXI
+
+LE PEUPLE AMÉRICAIN.
+
+
+ New-York, 1er décembre.
+
+La fin couronne l'œuvre. Je repars pour l'Europe, et vous reverrai dans
+douze jours à Paris. Vous allez traiter mon voyage de télégraphique,
+de fantastique. D'autres diront que je ne suis pas parti et me suis
+allé cacher quelque part pendant trois mois. Trois mois! c'est en effet
+tout ce qu'il m'aura fallu pour faire 5,000 lieues, aller et retour.
+C'est là un des signes du temps. C'est grâce à la vapeur qu'il nous
+est permis de faire de pareils voyages que vous pouvez à bon droit
+qualifier de télégraphiques, car il eût fallu naguère plus d'un an pour
+les exécuter, et Dieu sait au prix de quelles fatigues et de quels
+dangers!
+
+Que de choses nous aurons vues pendant ces trois mois: le chemin de fer
+du Pacifique, les pionniers du Colorado, les derniers Peaux-Rouges!
+Oui! notre voyage aura été fantastique, mais nous n'aurons eu que le
+faible mérite de montrer la route à nos successeurs. A vous maintenant
+à nous suivre, jeunes compatriotes, qui désirez voir et compléter par
+l'étude de ces régions nouvelles l'éducation un peu trop théorique
+reçue au pays natal.
+
+La liberté et le travail, ne l'oublions pas, ont seuls permis de créer
+toutes les merveilles que nous avons admirées. Le peuple américain,
+dans lequel se résument ces deux choses: la liberté, le travail,
+a l'incontestable mérite de les pratiquer partout et toujours. Le
+peuple américain, c'est tout le monde; c'est l'Europe aussi bien
+que l'Amérique. Chaque année l'Europe envoie aux États-Unis trois
+cent mille de ses enfants, et des plus forts et des plus vigoureux,
+des producteurs et des reproducteurs, comme les appellerait un
+économiste. Alors que chez nous on enrégimente les jeunes hommes pour
+les exercices destructifs de la guerre, là-bas on les prend pour les
+travaux féconds de la paix. Saisissez-vous la différence? Nos jeunes
+gens des campagnes, échus au service militaire, deviennent des valeurs
+négatives; ils valent moins que rien, puisqu'on leur enseigne à
+détruire. Les jeunes gens qui émigrent aux États-Unis sont au contraire
+des valeurs positives, puisqu'on leur apprend à créer. Et savez-vous
+à combien on les estime? A 1,000 dollars l'un, 5,000 francs. C'est le
+prix fictif que l'on suppose que vaut ici un émigrant dès qu'il met le
+pied sur les rivages de l'Union.
+
+Essayons d'imiter, dans tout ce qu'il a de bon, le peuple américain
+qui forme aujourd'hui comme la synthèse des autres peuples. Pratiquons
+comme lui le travail et la liberté. Croyez-vous que nous ne serions
+plus capables de fonder des colonies, si nous avions moins de
+règlements administratifs et des institutions plus libérales?
+
+Vous savez combien il est difficile à nos colons, en Algérie, par
+exemple, de devenir propriétaires, de combien de formalités longues,
+minutieuses, vexatoires, est entourée là-bas l'obtention d'une
+concession de terre? Vous savez, au contraire, ce qui se passe dans
+le _Far-West_. Le premier venu peut y occuper 160 acres (64 hectares)
+des terres vierges d'un territoire. Il n'est pas nécessaire qu'il soit
+Américain. Fût-il débarqué de la veille aux États-Unis, on suppose
+qu'il a l'intention (ceci est textuel) de devenir citoyen de la grande
+république, et tout est dit. Il paye une certaine somme au _land
+office_, ou bureau des terrains (environ 15 francs par hectare), et
+le voilà constitué à jamais propriétaire foncier. Ce sont ces mesures
+libérales qui ont fait la prospérité des lointains territoires de
+l'Union.
+
+Vous m'objectez qu'ici la terre n'est à personne, que l'espace est
+immense, et que partout l'on peut tailler, comme on dit, en plein drap.
+Je vous réponds que dans la plupart de nos colonies, où les mêmes faits
+se présentent, nous n'avons jamais obtenu les merveilleux succès des
+pionniers américains. Pourquoi? Parce que les mesures administratives
+que nous avons si obstinément adoptées n'ont jamais été inspirées que
+par des idées étroites, soupçonneuses, fiscales; parce que chez nous la
+centralisation tue tout, et que les colonies, même les plus lointaines,
+doivent, avant d'agir, recevoir le mot d'ordre de la métropole. Aussi
+quel contraste! Chez nos colons, l'indolence, l'inquiétude, l'insuccès;
+chez les Américains, l'ardeur, l'activité fiévreuse, la réussite la
+plus étonnante.
+
+Ne me dites pas non plus qu'en Algérie nous avons les Arabes, avec
+lesquels il faut composer, lutter. Les pionniers du Grand-Ouest ont
+aussi les Peaux-Rouges, leurs Bédouins à eux, et vous savez que ceux-ci
+leur ont causé souvent de bien terribles embarras.
+
+C'est par la liberté, non par des mesures autoritaires, que se fondent
+les colonies, et là-dessus le peuple américain nous offre un bel
+exemple à imiter. Quand je n'aurais rapporté de tout mon voyage que
+ce seul enseignement, à savoir qu'il faut laisser toute latitude à
+l'initiative personnelle, et respecter jusqu'aux dernières limites la
+liberté de l'individu, surtout sa liberté d'action, mon voyage, bien
+que très-court, aurait été des plus profitables.
+
+Mais j'ai appris aussi à estimer, à aimer davantage un grand peuple
+que je connaissais déjà; j'ai mieux compris ses institutions, les plus
+libérales, les plus démocratiques que les hommes aient jamais eues. Mon
+voyage m'aura donc servi de tous points, et je signale aux touristes
+en vacances ce moyen, désormais à leur disposition, d'utiliser leurs
+loisirs de l'été. Qu'ils prennent la voie de New-York au lieu de
+celle de Bade, et le chemin des Montagnes-Rocheuses au lieu de celui
+des Alpes. Les points de vue seront aussi beaux, et les profits
+certainement plus grands.
+
+Nous reparlerons de tout cela; car je veux revenir ici l'année
+prochaine pour un plus long voyage. Je veux, avant que le chemin
+de fer du Pacifique soit achevé, traverser tout le grand désert
+jusqu'à l'Océan, saluer mes amis les Mormons, voir à l'œuvre les
+mineurs des filons d'argent de la Nevada comme j'ai vu ceux des
+Montagnes-Rocheuses, enfin visiter de nouveau la belle et fertile
+Californie, que je n'ai plus parcourue depuis sept ans. Je ferai
+tout cela, et je reviendrai peut-être encore une autre fois, car on
+s'attache à ce pays, que l'on apprécie d'autant mieux qu'on l'étudie
+davantage. Pour aujourd'hui, j'ai mis le cap sur Brest. Dans douze
+jours je serai à Paris, et je termine en vous disant, comme Cicéron à
+Atticus: _Vale!_ ou, si vous préférez: Au revoir!
+
+
+
+
+LES COLONS DU PACIFIQUE
+
+
+
+
+I
+
+LA DÉCOUVERTE DE L'OR EN CALIFORNIE.
+
+
+La haute ou nouvelle Californie, que l'on connaît plus particulièrement
+aujourd'hui sous le nom seul de Californie, fut de bonne heure visitée
+par les missionnaires espagnols. Ils entrèrent les premiers, en 1769,
+dans la baie de San Francisco, civilisèrent une partie des Indiens, et
+donnèrent un certain développement à l'agriculture.
+
+Une vingtaine de missions florissaient dans le pays, quand la guerre
+de l'indépendance éclata dans le Mexique en 1822, et amena la
+sécularisation des biens religieux, ainsi que la ruine des missions
+californiennes.
+
+Quelques années après, des pionniers américains, venus des divers États
+de l'Union, s'établirent peu à peu dans le pays, et en 1844 un convoi
+de visiteurs arriva, commandé par le capitaine Frémont, aujourd'hui
+général démissionnaire. Ce célèbre explorateur avait été chargé, par le
+gouvernement fédéral, d'étudier les routes qui pourraient conduire par
+terre des derniers États de l'Union dans la Californie. Il s'acquitta
+de sa mission avec l'intelligence, le courage et le sang-froid qui le
+caractérisent. Il faut que le résultat de ses études ait été favorable
+au développement américain, car, en 1847, la guerre ne tarda pas à
+éclater entre les États-Unis et le Mexique. Quelques difficultés
+survenues dans l'État libre du Texas servirent de prétexte aux
+hostilités. Le Texas, séparé de la république mexicaine, s'était mis
+sous la protection des États-Unis. Les volontaires américains, conduits
+par le général Scott, envahirent le Mexique, et entrèrent même dans
+Mexico, sa capitale. Pendant ce temps, des troubles éclataient aussi en
+Californie. La république mexicaine vaincue demanda la paix. La cession
+de toute la haute Californie, qui comprenait alors, avec la Californie
+actuelle, l'Orégon et l'Utah, devint une des conditions du traité. Il
+fut échangé et ratifié le 30 mai 1848. Les États-Unis y gagnèrent en
+outre le territoire du Nouveau-Mexique, plus l'annexion du Texas, qui
+demanda à fraterniser avec l'Union. Ainsi, après une lutte de peu de
+durée, où elle avait perdu seulement quelques hommes, la république des
+États-Unis augmentait son territoire, déjà si vaste, de quatre ou cinq
+nouveaux États, dont chacun couvre, en moyenne, une étendue au moins
+égale à la superficie de la France.
+
+Mais là ne devait pas se borner le résultat déjà si favorable pour
+l'Union de sa guerre avec le Mexique. Au moment de la cessation des
+hostilités, et comme par une sorte de fait providentiel pour les
+Américains, l'or était pour la première fois découvert en Californie, à
+la scierie du capitaine Sutter.
+
+L'existence de ce colon avait été des plus agitées. Ancien capitaine
+des gardes suisses de Charles X, et Suisse lui-même, il avait quitté
+la France après la révolution de Juillet. Il s'était d'abord établi
+aux États-Unis. Neuf ans après, pionnier comme tant d'autres, le colon
+du _Far-West_ avait traversé les déserts, et était venu se fixer dans
+l'intérieur de la Californie. Près du lieu où existe aujourd'hui la
+ville de Sacramento, Sutter s'était fait fermier. Il défrichait des
+terres et exploitait les bois des environs. Il avait bâti un fort
+pour repousser les attaques des Indiens, contre lesquels il montait la
+garde avec une centaine de pionniers résolus. Enfin, sur la rivière
+qu'on a nommée depuis l'_American-River_, il avait établi une scierie
+de bois, à quinze lieues de son fortin. Ce fortin portait le nom de
+_Nouvelle-Helvétie_ en l'honneur de la patrie absente, et on peut le
+voir encore indiqué sur les cartes de Californie antérieures à l'année
+1848.
+
+C'était alors l'époque du grand déplacement des Mormons, chassés
+des États de l'Union comme ennemis du bien public. Une partie
+de ces curieux sectaires accomplit son exode en traversant les
+Montagnes-Rocheuses, pour aller se fixer vers le grand lac Salé de
+l'Utah, tandis qu'une autre portion des fidèles arrivait par mer de
+New-York aux Sandwich d'abord, et de là en Californie. Quelques-uns
+des Mormons venus par cette voie, étant à bout de ressources, louèrent
+leurs bras à Sutter, avant de gagner l'Utah, et c'est à l'un d'eux,
+l'Américain Marshall, que revient l'honneur d'avoir mis la main sur la
+première pépite. C'est dans le canal amenant les eaux à la scierie de
+bois établie sur la rivière américaine que la découverte eut lieu. On
+a expliqué le fait de différentes façons. Les uns disent que c'est en
+lâchant l'eau pour la première fois dans le canal que l'on venait de
+creuser, qu'une pépite se montra à l'œil étonné de Marshall; mais un
+récit que j'ai sous les yeux, et qu'on attribue à Marshall lui-même,
+raconte d'une façon un peu différente l'apparition de la pépite.
+D'après ce digne Mormon, de la découverte duquel ses coreligionnaires
+devaient profiter pour une assez bonne part, voici comment la chose se
+passa:
+
+«Comme nous avions, dit-il, l'habitude de détourner tous les soirs
+l'eau de la scierie dans le canal de fuite, je descendais d'ordinaire
+le matin pour voir si quelques dégâts s'étaient produits pendant
+la nuit. Vers sept heures et demie, et, je crois, le 19 de janvier
+1848,--car je ne suis pas bien certain du jour, mais c'était du 18
+au 20,--je descendis comme de coutume. Après avoir fermé la vanne,
+j'entrai dans le canal de fuite, vers l'extrémité inférieure. Là, sur
+la roche, à environ six pouces au-dessous de la surface que l'eau
+venait d'occuper, je découvris l'or. J'étais tout à fait seul en
+ce moment. Je détachai un ou deux échantillons, et je les examinai
+attentivement. Ayant quelque connaissance générale des minéraux,
+je m'en rappelais deux, ressemblant de quelque façon à celui que
+je tenais: la pyrite de fer, très-brillante et cassante, et l'or,
+brillant, mais malléable. J'essayai donc mon échantillon entre deux
+pierres. Je m'aperçus qu'il pouvait recevoir, par le battage,
+différentes formes sans se briser. Quatre jours après j'allai au fort
+pour des provisions, et j'emportai environ trois onces d'or, que le
+capitaine Sutter et moi essayâmes avec de l'acide nitrique. Je fis
+ensuite un autre essai en présence de Sutter; je pris trois dollars
+d'argent, et les équilibrai dans l'air sur une balance avec de la
+poudre d'or. J'immergeai ensuite les deux plateaux dans l'eau, et le
+poids supérieur de l'or nous édifia à la fois et sur sa nature et sur
+sa valeur.»
+
+Ce passage, que j'ai traduit en entier et textuellement, forme comme
+l'entrée en matière du _Miners' own book_, ou _Livre des mineurs_,
+petite brochure imprimée à San Francisco en 1858. Le récit qui ouvre ce
+livre me paraît avoir un degré d'authenticité suffisant, et je n'hésite
+pas à attribuer à Marshall les lignes qu'on vient de lire. On dira bien
+qu'il y discute sa découverte comme un membre de l'Institut, et que son
+essai à la balance rappelle, trait pour trait, la fameuse expérience
+d'Archimède. Mais de pareils faits ne sont pas surprenants chez les
+Américains, hommes de grand bon sens et d'instruction pratique. Quoi
+qu'il en soit, c'est bien à Marshall qu'est due la découverte de l'or
+en Californie. C'est bien ce _Saint du dernier jour_ qu'il faut seul
+glorifier de cet événement, qui ne fut du reste, comme on l'a vu,
+qu'un pur effet du hasard.
+
+C'est par cette heureuse découverte que se vérifia la croyance
+légendaire des anciens Mexicains, plus tard transmise aux Espagnols,
+d'un eldorado situé vers le Nord et sur les rives du Pacifique. On a
+prétendu que les anciens missionnaires de Californie, ou les Indiens
+eux-mêmes, connaissaient l'existence de l'or, et la tenaient cachée,
+pour une raison ou pour une autre; mais le fait n'est nullement prouvé.
+Il paraît aussi invraisemblable que d'autres colons, notamment des
+Américains, aient eu conscience de la richesse des terres aurifères du
+pays, au moins sur toute son étendue. Ce n'est donc qu'à l'année 1848
+et à la série des faits qu'on vient de raconter qu'il faut reporter une
+découverte qui eut un si grand retentissement dès l'origine, et qui
+allait remuer le monde.
+
+
+
+
+II
+
+L'ARRIVÉE DES ÉMIGRANTS.
+
+
+La découverte de l'or, que Sutter et Marshall auraient sans doute voulu
+tenir secrète, ne tarda pas à être connue. Elle fut d'abord divulguée
+à San Francisco, modeste bourgade qu'on appelait alors _Yerba Buena_.
+Quelques centaines de marchands y étaient établis depuis 1836, entre
+autres des Américains, prématurément installés dans un pays dont leur
+gouvernement préparait la conquête.
+
+De San Francisco la nouvelle se répandit dans les divers _ranchos_
+ou fermes de Californie, alors aux mains des Mexicains, et dans les
+ports du littoral, comme Monterey, qui faisaient un certain commerce.
+Partout les Californiens abandonnèrent leurs demeures pour se ruer sur
+les _placers_. Puis les mille bouches de la renommée firent connaître
+la découverte de l'or à tous les coins de l'univers, d'où sortit une
+foule innombrable qui se dirigea vers la Californie.
+
+Les Mexicains, qui venaient à point nommé de perdre ce sol qu'ils
+n'auraient pas su coloniser, se présentèrent les premiers. Beaucoup
+arrivèrent par terre, surtout de la Sonora, et, au nombre de dix
+à douze mille, fondèrent en Californie le camp des Sonoriens, qui
+a conservé leur nom, ou gardé du moins celui de Sonora. Avec eux
+accoururent en masse les Américains, auxquels la nature semblait avoir
+ménagé la découverte de l'or, au moment précis d'une conquête dont eux
+seuls pouvaient tirer parti. Le gouvernement de Washington n'avait été
+prévenu qu'à la fin de l'automne de 1848, et beaucoup d'Américains,
+pour gagner du temps, passèrent par les Montagnes-Rocheuses. D'autres
+traversèrent l'isthme de Panama, ou se décidèrent pour le voyage par
+le cap Horn, qui était alors de six mois. En même temps vinrent les
+Péruviens et les Chiliens, que leur métier de mineurs et surtout
+de laveurs d'or attirait comme les Mexicains. L'Europe, avertie la
+dernière, s'ébranla à son tour, et la France, l'Italie, l'Irlande,
+l'Allemagne tout entière vomirent leurs flots d'émigrants. Les pays
+immobiles de l'Asie s'émurent eux-mêmes, et la Chine vit successivement
+partir près de quarante mille de ses industrieux enfants. Enfin, des
+peuples qui n'avaient jamais voyagé, curieux pour la première fois,
+se confièrent au destin des flots. Resserrés dans leurs îles, qui les
+voyaient naître et mourir depuis le commencement du monde, les _Kanaks_
+de l'Océanie passèrent eux aussi les mers, et abordèrent en Californie
+pour y prendre part à la curée. Tous les peuples furent en quelque
+sorte conviés, et aucun ne manqua à l'appel.
+
+Les Chinois, les Océaniens, les Espagnols du Mexique, du Pérou et du
+Chili arrivèrent par le Pacifique aux eaux si calmes le long des côtes.
+L'Américain du Nord vint, comme nous l'avons dit, par terre ou par le
+cap Horn, dont il dut, comme l'Européen, affronter les tempêtes et
+les froids rigoureux. Mais bientôt une nouvelle voie s'ouvrit à ces
+émigrants de l'Atlantique: ce fut celle de l'isthme de Panama, qui
+abrégeait les distances de plus des deux tiers. La voie ferrée, que
+le génie hardi des Américains a jetée d'un rivage à l'autre des deux
+Océans, n'existait pas alors, et ce n'était qu'à force de temps et
+d'argent que l'on pouvait traverser l'isthme. Le chemin se faisait
+partie en barque sur le fleuve Chagres, partie à dos de mulet jusqu'à
+Panama. Le trajet durait quelquefois cinq à six jours, au milieu
+d'embarras et de dangers sans nombre. Indiens et nègres de mauvaise
+foi, caïmans voraces dans les eaux du Chagres, bêtes venimeuses le
+long des rives, moustiques dévorants dans l'air, se partageaient
+comme à l'envi la tâche de créer un enfer autour du pauvre voyageur.
+Il est vrai qu'une végétation luxuriante, des arbres toujours verts
+et d'espèces les plus variées, des fleurs d'une forme et d'un éclat
+particuliers à ces contrées, en un mot toutes les beautés dont la
+nature se revêt sous les tropiques, venaient à leur tour le distraire.
+Mais des pluies torrentielles inondaient le sol pendant plus de six
+mois de l'année, et, pour couronner l'œuvre, les fièvres pernicieuses
+de l'isthme faisaient des milliers de victimes parmi les émigrants.
+Ceux-ci arrivaient souvent à Panama exténués et sans ressources. Mais
+qu'importaient tant de misères? La soif de l'or en aurait fait braver
+bien d'autres!
+
+Un service régulier de bateaux à vapeur ne tarda pas à être établi
+par les Américains. De New-York à Chagres, ce fut la compagnie de la
+malle maritime des États-Unis qui mit la première ses steamers en
+mouvement, et de San Francisco, la malle maritime du Pacifique, dont
+les deux premiers bateaux à vapeur, _California_ et _Oregon_, doublant
+le cap Horn, arrivaient à Panama d'abord, puis à San Francisco, dès
+les premiers mois de 1849. Ces demeures flottantes emportèrent, à des
+prix fort élevés, jusqu'à plus de 1,000 passagers à la fois. L'isthme
+mexicain de Tehuantepec fut aussi abordé, pour diminuer encore la
+longueur du voyage; de même que l'isthme de Nicaragua, dont on remonta
+une portion du fleuve San Juan, et dont le lac fut traversé en bateau
+à vapeur. Chacun put choisir sa route à son gré et sans trop attendre,
+car les départs se succédaient rapidement. Les navires anglais qui font
+le service de Southampton aux Antilles amenaient aussi à Chagres des
+flots d'Européens, qui de là gagnaient Panama. Ils se disputaient une
+place, un coin du steamer de San Francisco. Quand le navire, bourré
+d'émigrants, en laissait encore sur la plage, beaucoup de ces derniers,
+qui avaient hâte d'arriver ou qui craignaient de mourir en route,
+durent payer la cession d'un billet au double et au triple de sa valeur.
+
+Cependant les travaux du chemin de fer de Panama étaient ardemment
+poursuivis. Ce hardi railway, projeté dès 1850, fut successivement
+livré à une circulation partielle en 1852 et en 1854, et enfin
+complétement terminé en janvier 1855. L'esprit si entreprenant des
+Américains pouvait seul mener à bonne fin une opération jusque-là
+déclarée impossible. Il est fâcheux toutefois que la voie n'ait été
+achevée que lorsque l'émigration européenne s'est presque entièrement
+arrêtée.
+
+La ligne ferrée de Chagres ou Aspinwall à Panama mesure environ 80
+kilomètres ou 20 lieues. La dépense a été de près de 32 millions de
+francs de notre monnaie, soit 400 francs par mètre. C'est plus que
+la dépense moyenne de nos chemins de fer européens. La somme paraît
+d'autant plus forte qu'il n'y a pas de gares intermédiaires, et que
+les travaux d'art le long de la voie sont très-peu considérables.
+Le sol vaseux sur lequel il a fallu s'établir et le prix excessif
+de la main-d'œuvre ont seuls occasionné le coût énorme du chemin de
+fer de Panama. Mais la dépense ne serait rien encore sans le nombre
+incalculable d'ouvriers qui ont succombé sous ce climat pestilentiel.
+On a compté les morts par plusieurs milliers à la fois, et la voix
+populaire dit que le nombre des traverses du chemin marque presque
+le nombre des victimes. C'est ainsi que les batailles de l'industrie
+comptent quelquefois leurs morts comme les batailles militaires.
+
+Pendant que la route ferrée était en cours d'exécution, rien
+ne pouvait arrêter l'émigrant: ni les périls de la mer, ni les
+incertitudes d'un long voyage, ni les fièvres si dangereuses de
+l'isthme ou les tempêtes du cap Horn, ni les frais énormes du parcours.
+Rien ne devait mettre obstacle à l'ardeur de s'enrichir qui s'était
+emparée des masses. San Francisco, qui n'avait que 500 habitants en
+1847, en comptait déjà 1,200 en 1849, dès la première arrivée des
+mineurs; et à la fin de cette même année, près de 100,000 chercheurs
+d'or arrivaient en Californie, dont plus de 80,000 Américains. En 1852,
+époque où le courant européen cessa d'agir, San Francisco ne possédait
+pas moins de 35,000 habitants, et la Californie en comptait déjà plus
+de 260,000 contre 10 à 15,000 seulement qu'elle en avait, non compris
+les Indiens, avant la découverte de l'or.
+
+Il convient de s'arrêter à cette première étape, et d'assister à
+l'enfantement californien de 1849 à 1852, accompli au milieu de
+l'affluence toujours croissante des arrivants.
+
+
+
+
+III
+
+LES PREMIERS TEMPS DE SAN FRANCISCO.
+
+
+L'enfantement de la Californie a été des plus difficiles. Tous les
+peuples se donnèrent rendez-vous sur les rives dorées du Pacifique;
+mais à part les Américains, dont beaucoup arrivaient surtout pour
+coloniser leur récente conquête, les autres races ne furent amenées que
+par la soif immodérée de l'or. Jamais l'_auri sacra fames_ du poëte ne
+fut d'une plus saisissante application.
+
+Les colonies espagnoles, qui fournirent les premières leur contingent
+d'émigrants, n'envoyèrent pas ce qu'elles avaient de plus choisi.
+L'Espagnol des Amériques, comme celui d'Europe, ne voyage guère, et
+tout ce qui vint des républiques mexicaine, péruvienne ou chilienne,
+ne tarda pas à donner en Californie un triste échantillon du peu que
+vaut parfois l'espèce humaine.
+
+Les diverses contrées de l'Europe se débarrassèrent également de
+types non moins déplorables. La France sortait à peine des journées
+de février et de juin 1848, et bon nombre d'émeutiers sans travail se
+transformèrent en chercheurs de pépites. Les compagnies ou agences
+d'émigration, aux noms pompeux de la _Toison d'or_ ou du _Lingot
+d'or_, recrutaient à tout prix des mineurs pour la Californie, et
+n'emportaient pas sur leurs navires l'élite de notre population.
+
+L'Italie, que les récents événements de la Péninsule avaient
+bouleversée, donna de son côté un fort contingent à l'immigration
+californienne.
+
+L'Irlande, que l'agitateur O'Connell venait de remuer si profondément,
+envoya aussi tous ses mécontents et ses affamés vers les rives du
+Pacifique.
+
+Enfin l'Allemagne, que les troubles politiques de 1848 n'avaient pas
+épargnée, entra pour une proportion notable dans le mouvement qui
+poussait les peuples à la recherche fiévreuse de l'or.
+
+Quelques _convicts_, échappés d'Australie, arrivèrent aussi de leur
+côté à San Francisco, comme pour compléter le singulier mélange de
+l'émigration européenne.
+
+Tout ce monde ne formait pas un ensemble bien rassurant, car les
+Américains venus de l'Union n'étaient pas non plus de petits saints.
+Quand un déplacement s'opère aux États-Unis, il est d'usage que les
+_gamblers_ ou joueurs de profession, et les _loafers_, chevaliers
+d'industrie, vagabonds, oisifs de la pire espèce, se mettent
+aussitôt en mouvement. Ils se mêlèrent pour une forte part à la
+grande immigration californienne. Cette terrible engeance de fripons
+américains n'est pas encore éteinte en Californie. Le public les
+connaît, les journaux les désignent par leurs noms et leurs professions
+de _gamblers_ ou _loafers_, mais on les souffre, on les tolère. Ils
+sont restés fidèles au revolver, et l'on est assuré que dans une
+mauvaise affaire l'un d'eux se trouve toujours mêlé.
+
+Parmi les arrivants des premiers jours, les émigrants honnêtes
+étaient-ils en majorité? C'est ce que l'on ne saurait dire. Toujours
+est-il, qu'à la fin de 1849, une population de plus de 100,000 âmes,
+venue de tous les coins de l'univers, sortie souvent des bas-fonds de
+la société, se trouva jetée brusquement dans un pays à peine conquis et
+pacifié, et qui ne jouissait encore d'aucune loi. De plus, aucune ville
+importante n'était édifiée, aucune disposition prise pour recevoir
+tant de gens différents. La Providence veilla sans doute, au moins
+dans une certaine mesure, à la naissance de la colonie, et l'énergie
+américaine fit le reste. Mais les commencements furent pénibles et même
+accompagnés, ainsi qu'on le verra plus loin, de calamités terribles.
+
+Le plus pressant besoin de l'émigrant, en arrivant, était le soin de
+son installation, à moins qu'il ne partît aussitôt pour les mines. Les
+premiers qui débarquèrent durent camper sous des tentes, au bord de la
+mer, et pourvoir eux-mêmes à tous leurs besoins. Le Pérou et le Chili,
+qui reçoivent aujourd'hui des farines de la Californie, lui envoyaient
+alors leurs blés. Des navires européens arrivaient aussi, chargés
+d'émigrants d'abord, puis de marchandises de toutes sortes, et souvent
+de maisons de bois prêtes à être montées sur place.
+
+Chacun, à cette époque, vivait entièrement à sa guise, en payant tout
+au poids de l'or. Un œuf valait jusqu'à 5 francs, une poule jusqu'à
+50. Le prix de la journée de l'ouvrier était d'ailleurs en proportion,
+et le dernier des manœuvres ne se dérangeait pas à moins de 5 francs
+l'heure. Quant à ceux qui avaient un métier, le salaire de leur journée
+variait entre 100 et 150 francs. Heureux temps que beaucoup regrettent
+aujourd'hui, car on travaillait alors aussi peu que l'on gagnait
+beaucoup.
+
+Il y avait confusion entière dans les monnaies, et le dernier élément
+d'appoint était le _quarter_ américain, pièce d'argent qui vaut
+vingt-cinq sous. On ne daignait pas s'arrêter au _bit_ ou au _real_,
+moitié du quarter, et encore moins regardait-on au _dime_, l'équivalent
+de notre pièce de dix sous. La monnaie de cuivre était conspuée, et
+n'a pas encore fait, du reste, son apparition officielle dans le monde
+californien. On prétend qu'elle amènerait la diminution des salaires
+et de l'intérêt de l'argent. La pièce de un franc passait alors pour
+un quarter, malgré une différence en moins de vingt pour cent. Avec
+certaines pièces allemandes, qui ne représentaient qu'une valeur
+inférieure à un franc, la différence était plus grande encore, et
+beaucoup de ces pièces étaient en outre de mauvais aloi. Tout a été
+réglementé depuis; mais qui s'arrêtait alors à ces écarts et au titre
+de la monnaie, sinon quelques banquiers, avant tout hommes d'argent
+et avides? Quelques-uns allèrent jusqu'à commander en Europe des
+chargements spéciaux de pièces d'infime valeur pour les écouler ensuite
+avec prime sur la place de San Francisco. Ils retirèrent de très-gros
+bénéfices de cette fraude, eux qui déjà prêtaient leurs capitaux à dix
+et quinze pour cent par mois: c'était, au reste, à cette époque, le
+taux normal de l'intérêt à San Francisco.
+
+Bientôt les Californiens frappèrent leur monnaie nationale, l'octogone,
+pièce lourde et de forme incommode. Le chiffre de la valeur était gravé
+d'un côté; de l'autre, il n'y avait rien. Cette monnaie était faite de
+l'or des mines non raffiné, et jouissait de plus ou moins de crédit,
+suivant le nom du banquier ou du négociant qui l'émettait. La valeur
+nominale était de 50 ou de 100 dollars, suivant le module, c'est-à-dire
+de 250 ou de 500 fr.
+
+L'octogone portait quelquefois sur la face l'aigle américaine, aux
+ailes éployées, tenant les foudres dans ses serres, et environnée
+de ses fidèles étoiles, dont chacune représente un État de l'Union.
+D'autres fois, c'était le phénix, renaissant de ses cendres, en
+l'honneur des villes californiennes toujours incendiées, toujours
+immédiatement rebâties. Parfois aussi Minerve, sortant tout armée de
+la tête de Jupiter, le casque en tête et la lance à la main, venait
+rappeler aux Californiens les incroyables progrès de leur État dès sa
+naissance. Sur quelques médailles, l'ours de Californie, errant autour
+des mines, signifiait l'état sauvage du pays à l'arrivée des premiers
+colons. Ces emblèmes, ces allégories ont, du reste, successivement
+paru sur le sceau de l'État californien; mais l'hôtel des monnaies de
+San Francisco, établi dès 1852, ne les a pas conservés, et la monnaie
+qu'on frappe en Californie est la même que celle de tous les autres
+États de l'Union.
+
+J'ai dit que les premiers émigrants qui s'arrêtaient à San Francisco
+campaient sous des tentes au bord du rivage, faute de maisons préparées
+pour les recevoir. Cet état transitoire ne pouvait durer. Quelques
+maisons ne tardèrent pas à s'élever, édifiées par les Américains, qui
+bâtissent presque toutes leurs demeures en bois avec tant de rapidité
+et d'élégance. Les rues furent jalonnées, et la ville tirée au cordeau
+de façon à représenter un damier, comme la plupart des villes des
+États-Unis. On vit alors, comme dans toutes les cités naissantes,
+des rues sans maison et des maisons sans rue, sauf à tout réunir et
+niveler plus tard. Les terrains acquirent une valeur énorme, et les
+dunes, les montagnes de sable autour de San Francisco se vendirent
+à des prix fabuleux. La plupart des propriétaires n'avaient d'autre
+titre que celui de _squatters_ ou de premiers occupants, mais les lois
+américaines le respectent dans la formation de chaque nouvel État.
+
+Les navires qui arrivaient à San Francisco de tous les points du globe
+ne trouvaient plus aucun fret de retour; car, à part l'or, le pays ne
+produisait encore presque rien. Ces navires restaient inoccupés sur
+la mer. Tous les marins avaient d'ailleurs déserté pour courir aux
+mines; souvent le capitaine partait le premier à la tête de l'équipage.
+Beaucoup de ces navires avaient rapporté bien au delà de leur valeur
+par le transport d'une foule compacte d'émigrants, et de marchandises
+qui se vendaient très-cher. Ils furent démolis, et une partie des
+roufles servit à façonner tout d'une pièce des cabanes improvisées.
+On a vu longtemps et peut-être voit-on encore debout aujourd'hui
+quelques-unes de ces habitations d'un nouveau genre.
+
+Les carènes des navires servirent à un autre usage, et avec elles
+une foule de caisses toutes pleines de marchandises. On ne savait
+que faire de la masse de ballots qui arrivaient tous les jours, et
+quelquefois à contre-sens. Les négociants d'outre-mer envoyèrent des
+liqueurs et du vin à enivrer des armées entières, et des caisses de
+tabac et de cigares à satisfaire plusieurs générations de fumeurs. Les
+_auctions_ ou ventes à l'encan avaient beau s'ouvrir tous les jours,
+on ne pouvait tout écouler, même au seul prix du port d'envoi. On
+avait imaginé que la Californie était un gouffre sans fond qui pouvait
+facilement engloutir toutes les marchandises qu'on lui adressait. Il
+les engloutit, en effet, mais on va voir de quelle manière. Carènes,
+ballots et caisses servaient, avec des remblais en terre, à niveler
+le sol, ou étaient immergés dans la mer avec leur contenu, puis on
+bâtissait sur ces espèces de fondations jetées entre des pilotis. Ainsi
+commencèrent à s'élever les _wharves_ ou quais, qui se prolongeant dans
+les eaux au delà du rivage naturel, permirent aux navires d'un fort
+tonnage d'aborder directement le port de San Francisco.
+
+Le pavage ou plutôt le planchéiage des rues fut la dernière chose dont
+on s'occupa dans l'organisation rapide de cette ville, qu'on aurait pu
+croire sortie du sein des flots. Encore moins s'inquiéta-t-on, dans le
+principe, de l'établissement des égouts et du nivellement des rues,
+pour ménager un écoulement aux eaux. Aussi dès les premières pluies
+de l'hiver, qui souvent sont torrentielles et dont la durée est de
+près de six mois, la ville devint bientôt un véritable marécage. On
+s'enfonçait dans la vase jusqu'à mi-jambe, et des charrettes embourbées
+pourrissaient quelquefois sur place.
+
+Aucune police, aucun service de voirie urbaine n'étaient organisés.
+L'édilité sanfranciscaine n'était pas encore nommée, et le
+_self-government_, que les Américains poussent bien plus loin que
+les Anglais, laissait à chaque immigrant le soin de se protéger tout
+seul. «_Help yourself_: Défends-toi toi-même,» est un adage familier au
+Yankee. En vertu de cet adage, plus d'un matelot, plus d'un mineur pris
+de vin, disparurent pour jamais dans la mer, à travers le plancher des
+quais en bois, bien souvent disjoint par le mouvement journalier des
+charrettes et des marchandises. Les trappes d'hommes, _men's traps_,
+comme les appellent les journaux californiens, se montrent encore
+aujourd'hui béantes sur quelques _wharves_, et il ne serait pas prudent
+de trop s'aventurer la nuit sur ces planchers semés d'abîmes.
+
+L'aspect qu'offraient alors les habitants de San Francisco était des
+plus curieux. C'était l'époque des costumes excentriques. Une chemise
+de laine, de couleur le plus souvent rouge, comme celles que Garibaldi
+et ses volontaires portent si complaisamment en Italie; un _sombrero_
+mexicain aux larges bords, en paille ou en feutre mou; une ceinture
+dans laquelle passait le fidèle revolver; enfin une large paire de
+bottes, où venait s'engouffrer l'extrémité d'un vaste pantalon fixé à
+la ceinture: tel était alors le costume de tout élégant Californien.
+Puis venait le mélange bizarre de Mexicains drapés dans leur manteau
+bariolé ou _sarape_, de Chiliens dans leur _poncho_, et de Chinois à
+la longue queue.
+
+Cette bigarrure des vêtements ne tarda pas à faire place, au moins chez
+la plupart des colons, à l'élégance prosaïque des modes américaines,
+empruntées à celles d'Europe. Le chapeau de soie roide et pressant le
+front, incommode boisseau, la cravate noire, le faux col, le gilet
+serré sur la poitrine, la chemise de toile ou de batiste, enfin les
+pantalons plus ou moins collants, et les souliers étroits vinrent
+bientôt remplacer, surtout dans les villes, le costume pittoresque des
+premiers jours. Bientôt San Francisco et les principaux centres de
+population du pays n'eurent plus rien à envier aux autres villes de
+l'Amérique où la sévérité du costume est poussée le plus loin.
+
+San Francisco ne tarda pas, en effet, à s'organiser d'après ce patron
+traditionnel, sur lequel est calquée toute ville naissante aux
+États-Unis. D'abord un journal fut créé pour répandre les nouvelles
+courantes. A côté, fut installé un _bar_ ou buvette, où l'Américain
+pût satisfaire à son aise son besoin de spiritueux. L'église vint
+la dernière, mais on suppléa par la variété des sectes au retard
+qu'on avait mis à répondre au sentiment religieux. Puis, des hôtels
+s'élevèrent où, en vertu du principe d'égalité, si cher au Yankee, on
+ne paya ni plus ni moins que dans les hôtels de New-York ou de Boston.
+En même temps, s'établissaient les banquiers, les négociants et les
+marchands, pendant que la plupart des immigrants, dévorés de la soif de
+l'or, couraient aux mines et se jetaient sur les placers.
+
+C'était le temps où le mineur, le pic et la pelle sur l'épaule, la
+vaste sébile à laver l'or sous le bras, le couteau et le pistolet à la
+ceinture, s'en allait à la découverte, vers un eldorado inconnu. Les
+chercheurs d'or partaient en bandes, avec des provisions pour plusieurs
+jours. Ils allaient, portant sur leur dos les ustensiles de cuisine,
+les couvertures, les outils. Ils descendaient le long des ravins,
+bravant la pluie, la chaleur, la fatigue, endurant les privations et
+soutenus par l'espoir bien souvent déçu, d'une heureuse découverte.
+Quelques-uns recherchaient des endroits jusque-là ignorés, et que
+n'avait encore foulés le pied d'aucun Européen. Souvent des tribus
+d'Indiens sauvages, surtout dans le Nord, attaquaient la petite bande,
+et il fallait à celle-ci lutter d'audace et de vigueur contre le nombre
+des assaillants.
+
+D'abord de simples camps de mineurs s'élevèrent dans l'intérieur du
+pays, mais bientôt s'ouvrirent des routes et des villes. Sacramento,
+Stockton, Sonora, Nevada, Marysville, Colombia, devenues depuis si
+importantes, ne datent que de cette époque. L'élégance actuelle de
+ces cités remplace le pittoresque d'un campement improvisé. Avant
+ces constructions, c'était sous la tente que couchait le mineur,
+et le soir, à l'éclat des feux brillant de toutes parts, dans ces
+rues souvent tracées le matin, se mêlaient des voix et des cris
+divers. C'était une véritable Babel où l'on entendait toutes les
+langues. Souvent aussi les imprécations et les disputes des joueurs
+remplissaient le camp de tumulte, et parfois, il faut le dire, la
+détonation d'un _revolver_ ou d'un _rifle_ éclatait au milieu d'une
+querelle, comme un argument sans appel.
+
+Le bénéfice des mineurs, avec quelques pelletées de terre, était alors
+presque partout fabuleux: 80 ou 100 francs par jour marquaient souvent
+le résultat d'un travail moyen, sans compter les découvertes de pépites
+qui, quelquefois dans une matinée, rendaient le mineur millionnaire.
+
+La boisson et le jeu absorbaient vite le produit des placers, et plus
+d'un mineur, le sac plein de poudre d'or, perdit dans une nuit le
+fruit de tout un mois de recherches. Les mineurs venus des colonies
+espagnoles, Mexicains, Péruviens ou Chiliens, se faisaient à la fois
+remarquer par leur ardeur infatigable au jeu et par leur calme
+impassible et stoïque devant les plus grosses pertes.
+
+A San Francisco, les maisons de jeu, aujourd'hui disparues et fermées
+par ordre, jouissaient d'une vogue immense. Chacun y était admis et
+l'ardeur des joueurs était sans exemple. Souvent on ne se donnait pas
+la peine de peser la poudre d'or; on équilibrait à la main et à vue
+d'œil les deux tas mis en présence. Le baccarat et le lansquenet, le
+_monte_ des Espagnols, tous les jeux de carte et de hasard, faciles et
+ruineux, étaient à la disposition de tous, et les paris dépassaient
+parfois toute limite. Le banquier avait de chaque côté, sur la table,
+un revolver armé. La vue de cet instrument, qu'on était si prompt alors
+à manier, tenait le public en respect et commandait la réserve aux
+tricheurs. De belles dames, à moitié nues, Américaines ou Françaises,
+occupaient avec les revolvers la droite et la gauche du banquier, et
+servaient d'amorce aux joueurs. D'autres circulaient dans la salle,
+y semant d'ardentes œillades. Il fallait, pour résister à leurs
+provocations, une vertu à toute épreuve, les femmes étant alors, comme
+aujourd'hui encore, très-rares en Californie. Une musique plus ou moins
+harmonieuse, mais toujours fort bruyante, car les instruments de cuivre
+y dominaient, répandait ses durs accords dans la foule. Elle jetait au
+dehors des flots d'harmonie, à travers des fenêtres ouvertes et rouges
+de l'éclat des lumières: c'était l'appel au public de la rue. La fumée
+des pipes et des cigares s'élevait autour du tapis vert; des liqueurs
+et des pâtisseries, distribuées gratuitement, à profusion, permettaient
+aux joueurs infortunés et aux fumeurs infatigables de se reposer un
+instant.
+
+En dehors de ces établissements publics, certaines maisons de jeu
+particulières, tenues par des dames, étaient ouvertes à un public
+choisi. Enfin, quelques théâtres ne tardèrent pas à s'installer, et les
+citadins de San Francisco, qui n'avaient ni foyer ni famille, purent
+varier quelque peu les émotions de leur soirée.
+
+Aujourd'hui les maisons de jeu sont fermées, les théâtres californiens
+sont ce qu'ont les voit partout, et le calme s'est en tous lieux
+rétabli. Il est fâcheux seulement qu'en ces jours, déjà si loin, aucun
+romancier n'ait paru pour dépeindre cette société si originale, qu'on
+ne connaît plus que par tradition. Il y avait là matière au plus
+curieux tableau de mœurs que jamais écrivain pût tracer. Soit qu'on
+eût voulu mêler la fiction à la vérité, soit qu'on n'eût dépeint que
+la réalité, les types n'eussent pas manqué au récit. Sans nommer ici
+une foule de ces existences déclassées qui quittèrent l'Europe pour
+la Californie, viveurs ruinés, artistes sans emploi, hommes de lettres
+affamés, banquiers ou négociants en faillite, gardes mobiles licenciés,
+n'oublions pas que quelques types particuliers apparurent alors sur
+l'horizon californien.
+
+Ce fut d'abord, pour ne citer que des noms français, M. de
+Raousset-Boulbon, au cœur si noble et généreux. Il vécut longtemps
+de la pêche et de la chasse, se fit aussi portefaix, puis marchand
+de bœufs. Il alla chercher son troupeau dans la basse Californie, et
+revint à pied jusqu'à San Francisco, traversant plusieurs centaines
+de lieues d'un désert aride et sauvage. Tous les métiers se valaient
+alors; il fallait vivre, et la plus grande égalité régnait entre tous
+les immigrants. L'expédition de la Sonora, qu'entreprit M. de Raousset,
+fut d'abord couronnée de succès, mais eut ensuite des résultats
+déplorables. On connaît la fin courageuse de ce héros, indignement
+trahi et fusillé par le gouvernement mexicain. La France n'a pas vengé
+sa mort.
+
+A côté de celle de M. de Raousset, apparaît la figure de M. de Pindray,
+un chasseur déterminé, un vaillant mineur, à la force herculéenne, et
+dont la fin fut aussi bien triste. Il disparut dans la Sonora, dévoré,
+dit-on, par les loups, d'autres disent surpris par les Indiens, ou tué
+peut-être par les Mexicains.
+
+Citons encore M. de R..., tête aventureuse, aujourd'hui de retour à
+Paris. Par son esprit conciliant et ferme, il maintint plus d'une
+fois l'harmonie entre deux camps opposés de mineurs, et sut épargner
+l'effusion inutile du sang.
+
+Nommons enfin M. de B..., frère d'un naturaliste célèbre. Oubliant son
+nom et ses illusions dorées, il dirigeait, en 1860, une tannerie dans
+le comté de Mariposa, et préparait lui-même, à la façon californienne,
+la gamelle de ses ouvriers.
+
+La France, comme on le voit, a fourni largement sa part de héros au
+roman californien des premiers temps; mais il faut rappeler aussi, pour
+être juste, un nom italien, celui du colonel C..., aujourd'hui général.
+Il n'a quitté les rives du Pacifique qu'en 1859, pour se mêler aux
+événements de la guerre d'Italie, où il a joué un rôle très-marquant.
+Honoré de tous en Californie, et l'un des plus riches propriétaires
+du pays, le général C... a déployé dans sa vie de colon une énergie
+et une vigueur peu communes. Il a pris aussi sa part à différentes
+explorations dans les États atlantiques de l'Union. Un jour enfin,
+il est allé chercher un grand troupeau de bœufs sur les bords du
+Mississipi, et l'a ramené par terre à San Francisco, à travers plus de
+800 lieues de déserts, hantés par les hordes sauvages des Indiens.
+
+Si le roman des premières années de l'immigration présente des types
+si accentués, il ne manque pas non plus d'émotions saisissantes.
+C'était le temps des _squatters_, qui venaient, envahisseurs sauvages,
+s'établir à main armée sur le terrain d'autrui. Des luttes en règle
+s'ensuivaient, et plus d'une fois un terrain ou une mine furent ainsi
+successivement perdus et repris à coups de carabines ou de revolvers.
+C'était aussi le temps de ces immenses incendies, qui consumaient en
+quelques heures des villes entières, que l'on avait mis plusieurs mois
+à bâtir. Le feu dévorait, à mesure qu'elles naissaient, les villes
+californiennes; mais sur les cendres encore chaudes, les énergiques
+Américains se hâtaient de les reconstruire, et, dès le lendemain, comme
+par enchantement, une nouvelle cité s'élevait sur les ruines fumantes
+de la première.
+
+Aujourd'hui, le feu exerce encore ses ravages, surtout dans les villes
+des mines, souvent dépourvues de pompes, et l'ardeur qu'on met à
+rebâtir est presque aussi étonnante qu'aux premiers jours. J'ai vu une
+fois la moitié du village de Coulterville disparaître dans une nuit
+d'incendie. Dès le lendemain, au milieu du feu à peine éteint, les
+maçons plantaient leurs piquets, les architectes crayonnaient leurs
+devis.
+
+Aux premiers temps de l'immigration, les incendies furent d'une
+intensité sans égale, et se répétèrent à diverses reprises dans
+tous les centres de population. Sacramento, Sonora, Marysville, San
+Francisco, furent ainsi plusieurs fois entièrement consumés par les
+flammes. Les incendies éclatèrent à San Francisco dès la fin de
+décembre 1849, puis le 4 mai 1850, et pendant les mois de juin et
+de septembre suivants; enfin (dates fatales et que l'on prévoyait)
+le 4 mai et le 22 juin 1851 marquèrent des sinistres sans nom. La
+ville était encore dépourvue de pompes, et privée de ce système de
+surveillance et d'embrigadement qui la met aujourd'hui à l'abri de
+pareils malheurs. Des misérables exploitaient cette situation fâcheuse,
+et, brûlant la ville aux quatre coins, profitaient du tumulte de
+l'incendie pour se livrer à un pillage effréné. Ces brigands, organisés
+en compagnies régulières, pratiquaient aussi le vol et le meurtre au
+grand jour. Ils entraient dans un magasin, en plein midi, assommaient
+le patron d'un coup de casse-tête, et crochetaient son coffre-fort.
+D'autres fois, sous le nom d'_étrangleurs_, se cachant la nuit dans
+l'embrasure des portes, ils se jetaient sur le passant attardé, et, lui
+coupant la respiration par deux tours de cravate, le dévalisaient à
+leur aise. Ces bandits avaient leurs règlements, et leurs noms étaient
+connus de tous. Il fallait faire un exemple, frapper un coup d'audace,
+mais les juges n'osaient agir.
+
+Alors s'organisa, en vertu de la loi dite de _Lynch_, ce fameux _comité
+de vigilance_ dont on a tant parlé[13]. Il fonctionna pendant toute
+l'année 1851, et résigna ensuite ses pouvoirs, après avoir purgé le
+pays des misérables qui l'infestaient. En vain les juges essayèrent de
+protester, en réclamant le droit d'agir eux-mêmes. On donna l'assaut
+à la prison, on enleva de vive force les coupables au geôlier, on
+les jugea, on les pendit. Quand le _coroner_, chargé de constater
+les décès, reconnut dans son procès-verbal que la mort du pendu
+provenait du fait _d'un comité dit de vigilance_, le tribunal n'osa
+poursuivre, devant l'attitude imposante prise par le peuple en masse.
+Aussi ceux des bandits qui échappèrent à la corde se hâtèrent-ils de
+prendre le large devant ce terrible et inflexible comité de salut
+public. Les meilleurs citoyens en firent partie, et s'en font gloire
+encore aujourd'hui. En 1856, quand San Francisco sembla de nouveau
+menacé, pendant le passage aux affaires de l'administration la plus
+honteusement vénale qu'on ait vue aux États-Unis, tous les notables de
+la ville accoururent de nouveau, en plus grand nombre que la première
+fois. Il fallait réprimer des assassinats impunément commis au grand
+jour, et l'on faillit pendre le juge lui-même, qui, par peur ou par
+corruption, n'avait pas condamné les coupables.
+
+[Note 13: La loi de Lynch, ainsi nommée du nom de son auteur,
+remonte au temps de la guerre de l'indépendance des États-Unis,
+c'est-à-dire à l'année 1774. Elle a d'abord été instituée pour suppléer
+à l'absence des tribunaux réguliers, et on l'applique souvent dans les
+_territoires_ de l'Union qui ne sont pas encore admis comme États.
+Le jury est le peuple assemblé, constitué en _comité de vigilance_,
+et il est à la fois juge et bourreau. Il faut la majorité des voix
+pour condamner le coupable. La peine est la pendaison, et le jugement
+s'exécute séance tenante. Une corde et un arbre suffisent. Ceux qui
+ont tant crié en France contre la loi de Lynch oublient que, dans nos
+troubles publics, on a quelquefois exécuté des voleurs en vertu d'un
+jugement populaire bien plus sommaire que celui de Lynch. Cependant
+personne n'a réclamé, tout le monde a même applaudi. Soyons donc
+conséquents, et reportons-nous à cette société californienne composée
+de tant d'aventuriers, venus de tous les coins du globe. Il fallait,
+pour avoir le calme, purger cette société de son écume: c'est ce que
+fit la loi de Lynch.]
+
+Les villes de l'intérieur imitèrent l'exemple de San Francisco, et
+Marysville, Sacramento, Stockton, eurent aussi, par deux ou trois fois,
+leur comité de vigilance. A une époque surtout où le pays n'avait pas
+de lois régulières, comme au premier temps de la découverte de l'or,
+il fallait bien agir d'une manière vigoureuse contre les misérables
+qui exploitaient cette situation. C'est ainsi que le peuple pendit à
+Sacramento, en 1850, quatre marins déserteurs qui avaient lâchement
+assassiné une famille de huit personnes.
+
+Devant un pareil déploiement de vigueur, tous les convicts australiens,
+tous les gens sans aveu qui, en 1855, avaient peu à peu essayé de
+rentrer en Californie, durent enfin décamper sans espoir de retour. Ils
+s'empressèrent de quitter à tout jamais un pays où une chasse si bien
+montée était organisée contre eux.
+
+Aujourd'hui le calme est partout et pour toujours rétabli, grâce à
+ces mesures énergiques, et au point de vue de la sécurité personnelle
+comme de la liberté laissée à chacun, la Californie n'a rien à envier à
+aucune autre contrée du monde.
+
+
+
+
+IV
+
+L'ÉTABLISSEMENT D'UNE CONSTITUTION.
+
+
+Le besoin de se réglementer et de se donner une constitution est
+inhérent à l'Américain, de telle sorte que, si l'ordre chronologique
+eût été de rigueur dans cette étude, j'aurais dû parler tout d'abord de
+la constitution californienne.
+
+Dès le mois d'avril 1849, les immigrants arrivaient en grand nombre, et
+la Californie renfermait déjà, et bien au delà, le chiffre de 30,000
+habitants fixé par la constitution fédérale pour la formation d'un
+État. En outre, le désordre régnait à peu près partout, et l'absence
+de lois et de toute direction produisait les plus grands troubles
+dans l'administration du pays. En conséquence, dès le 3 août 1849,
+le général Riley, gouverneur au nom des États-Unis du territoire
+de Californie, fit une proclamation où, exposant la situation
+irrégulière et peu stable du pays, il invitait le peuple à déléguer des
+représentants à une Assemblée ou _Convention constituante_. Celle-ci
+devait se réunir à Monterey le 1er septembre 1849, et promulguer la
+constitution de l'État.
+
+A la date fixée, quarante-huit députés seulement, sur soixante-treize
+élus, se rendirent à Monterey et, dès le 4 septembre, le président
+et le secrétaire de cette chambre improvisée étaient nommés par les
+constituants.
+
+Il existe un tableau curieux qui, en nous donnant le nom et l'âge des
+députés, nous indique de plus leur lieu de naissance, leur profession
+et l'époque de leur établissement en Californie. La plupart des députés
+étaient Américains, comme on le pense, et l'âge de tous était compris
+entre vingt-cinq et cinquante ans, âge où l'on apprend chez nous à
+obéir aux lois plutôt qu'à les faire.
+
+Un nom français et quelques noms espagnols surnagent au milieu des noms
+américains, où ils apparaissent comme les représentants clair-semés
+de la race latine. Les Espagnols sont nés en Californie, et sont, par
+conséquent, de race mexicaine, hormis un seul, venu d'Europe, mais
+qu'un séjour de douze ans a suffisamment naturalisé dans le pays. Le
+Français, dont on peut citer le nom, M. Sainsevain, résidait depuis
+presque aussi longtemps dans la contrée. Un Écossais et un Irlandais
+viennent comme à plaisir se perdre avec le Français parmi les noms
+américains, et semblent placés là comme pour représenter dans toute
+sa pureté cette vigoureuse race gaélique qui n'a pu encore, sur le
+continent européen, se fondre avec la race anglo-saxonne. L'Écossais,
+fermier, était établi à los Angeles depuis seize ans; l'Irlandais,
+homme de loi, venu de New-York, faisait depuis trois ans de la
+procédure en Californie.
+
+Le nom de l'Helvétien Sutter apparaît aussi dans la liste, et c'était
+justice, non que la race germanique eût besoin d'être représentée, mais
+c'était à lui, ou du moins à son employé Marshall, le Mormon, qu'était
+dû tout le mouvement qui s'opérait.
+
+En dehors des rares exceptions que l'on vient de citer, le reste des
+députés était composé d'Américains, installés à peu près tous en
+Californie depuis un certain nombre d'années.
+
+Quelques-uns de ces honorables représentants sont aujourd'hui décédés,
+mais c'est le petit nombre: on vit longtemps sous le beau ciel
+californien. Tous les autres sont à cette heure encore en Californie.
+Ils sont revenus à leurs boutiques, à leur négoce ou à leurs études,
+car il y avait comme toujours une quantité considérable d'avocats
+et d'hommes de loi parmi eux. Ce n'est pas seulement en Europe que
+la profession du barreau porte aux honneurs de la députation et des
+ministères; il en est de même aux États-Unis, et l'on peut remarquer
+presque toujours que les candidats qui se disputent la succession à la
+présidence de la grande république sont devenus avocats, après avoir
+commencé autrement.
+
+Après les avocats, et avant les hommes de banque ou de négoce,
+venaient, dans la députation californienne, les fermiers ou colons. Ils
+sont paisiblement retournés à leurs champs, où ils ont repris de bonne
+grâce, comme Cincinnatus, le manche de la charrue.
+
+Si l'on désire, du reste, connaître l'exact dénombrement de ces
+premiers législateurs californiens, voici comment ils se groupaient: 16
+avocats, représentant sans doute la justice; 14 fermiers, le travail
+de la terre; 10 banquiers, négociants et marchands, le commerce; 2
+imprimeurs, la presse ou la pensée; 1 médecin, l'humanité souffrante.
+L'armée était, de son côté, représentée par 1 officier des troupes
+fédérales et 1 lieutenant de volontaires; la marine, par 1 officier de
+vaisseau; enfin, le corps savant du génie, par 1 ingénieur de l'Union
+et 1 ingénieur civil. Ce qui formait en tout 48 membres, comme il a
+déjà été dit.
+
+Parmi les vingt-cinq représentants qui n'acceptèrent pas leur mandat,
+il y a deux noms français et trois espagnols. Cette négligence
+s'explique aisément chez ces hommes de race latine peu empressés de
+quitter leurs affaires pour faire acte de souverains. Mais ce qu'on a
+peine à comprendre, c'est l'absence des vingt-deux autres constituants,
+tous de noms anglo-américains. Il fallait que la soif de l'or fût
+bien vive et l'abondance des pépites bien grande dans les districts
+où ils furent nommés. La plupart des manquants appartenaient en
+effet aux districts de Sacramento et de San Joaquin, que l'on compte
+aujourd'hui encore parmi les plus aurifères. Ce n'est jamais qu'à la
+dernière extrémité que l'Américain renonce au plaisir de représenter
+ses concitoyens. Le suprême bonheur pour lui n'est-ce pas d'être
+envoyé à la législature de son État, sinon au congrès fédéral, d'y
+voter des lois, et d'y faire surtout de ces _speeches_ sans gêne qui
+caractérisent le député anglo-saxon, qu'on l'entende en Angleterre ou
+aux États-Unis?
+
+La convention californienne, réunie à Monterey, s'ajourna _sine die_
+le 13 octobre 1849, après une session de quarante-trois jours. Avant
+de se séparer elle promulgua la constitution de l'État de Californie,
+travail de grande importance et d'un haut poids, dit un Californien,
+et qui fut mené à fin d'une façon aussi honorable pour les députés
+que pour leurs commettants. La constitution fut présentée au peuple
+appelé à la ratifier ou à la rejeter. Le peuple l'accepta à une immense
+majorité. A la suite de cette adoption populaire, elle fut communiquée
+officiellement au gouvernement fédéral. Mais l'_Oncle Sam_, comme
+on l'appelle, se montra moins empressé que les Californiens. Ce qui
+lui donnait à réfléchir, c'est que le nouvel État n'admettait pas
+l'esclavage dans son sein, offrant ainsi un exemple à suivre à tous
+les futurs États du Pacifique. Aussi l'Oncle Sam n'accorda-t-il son
+approbation que dans le courant de l'année 1850. Les Californiens
+attendaient cet heureux moment avec la plus vive impatience, et
+quand le vapeur, porteur de la nouvelle, entra tout pavoisé à San
+Francisco, il y eut une explosion de joie publique. Dès cet instant la
+constitution put être mise en vigueur, et l'État de Californie reçut
+une existence légale.
+
+Arrêtons-nous un moment sur cet acte si important dans la vie d'un
+peuple, celui par lequel il se donne des lois. Voyons comment les
+Californiens, dont on s'occupait alors en France à un tout autre
+point de vue, promulguaient une constitution qui vit toujours intacte,
+et vivra sans doute encore bien longtemps. N'oublions pas surtout,
+avant de commencer cet examen, qu'à la même époque d'autres peuples en
+Europe élaboraient avec bien des fatigues des constitutions fragiles
+auxquelles leurs auteurs devaient survivre. La constitution de la
+Californie, au contraire, n'a subi aucun changement, et l'on ne peut se
+dispenser de reconnaître à l'Américain une grande pratique des affaires
+de son pays, un sens droit, et un esprit exercé qui suppléent, dans
+presque tous les cas, à son manque de connaissances approfondies.
+
+La constitution de l'État de Californie s'ouvre d'une manière
+solennelle:
+
+«Nous, le peuple de Californie, rendant grâce au Dieu tout-puissant
+de notre liberté, et pour en assurer les avantages, établissons cette
+constitution.»
+
+Vient alors l'article 1er, qui contient la _déclaration des droits_.
+La fameuse déclaration des droits de l'homme ne fut certes pas plus
+explicite.
+
+«Tous les hommes, dit la constitution californienne, sont par nature
+libres et indépendants, et ont certains droits inaliénables, parmi
+lesquels sont ceux de jouir de leur vie et de leur liberté et de les
+défendre; d'acquérir, de posséder et de protéger leurs propriétés...
+
+«Tout pouvoir politique réside dans le peuple. Le gouvernement est
+institué pour la protection, la sécurité et le bénéfice du peuple, et
+le peuple a le droit de changer ou de réformer le gouvernement quand le
+bien public le demande.
+
+«Le droit d'être jugé par un jury spécial est assuré à tous, et demeure
+à jamais inviolable.
+
+«Le libre exercice de toutes les religions, sans distinction ni
+préférence de culte, est à tout jamais accordé dans l'État.
+
+«Tout accusé peut reprendre sa liberté sous caution, excepté dans le
+cas d'un crime capital.
+
+«Tout citoyen peut librement parler, écrire et publier ses opinions sur
+tous les sujets, et aucune loi ne pourra restreindre ou supprimer la
+liberté de la parole ou de la presse.
+
+«Le peuple a le droit de s'assembler librement, de délibérer sur le
+bien commun, d'instruire les représentants et de pétitionner à la
+législature.
+
+«Le pouvoir militaire sera subordonné au pouvoir civil. Aucune
+année permanente ne sera entretenue par l'État en temps de paix.
+Aucun soldat ne sera logé dans une maison sans le consentement du
+propriétaire.»
+
+Viennent ensuite une série de paragraphes proscrivant l'emprisonnement
+pour dettes et les lois d'exil; assurant aux étrangers résidants tous
+les droits des citoyens indigènes; défendant complétement l'esclavage;
+reconnaissant le droit inviolable de chacun d'assurer sa personne, ses
+biens meubles ou immeubles et ses papiers contre toute recherche ou
+saisie illégales. Enfin, comme si cette déclaration des droits n'était
+pas assez complète, un dernier paragraphe ajoute que l'énumération
+précédente n'infirme et ne diminue en rien tous les autres droits qui
+résident dans le peuple.
+
+Il eût été bon, à côté de cette déclaration des droits du citoyen,
+d'inscrire l'énumération de ses devoirs, ce qu'aucune constitution
+ne fait. On peut ajouter, il est vrai, que l'Américain se montre
+généralement pénétré de ses devoirs politiques, et qu'il sait toujours
+les accomplir.
+
+Le deuxième article de la constitution détermine le _droit de
+suffrage_. Tout citoyen mâle et de _race blanche_, âgé de vingt et un
+ans, et résidant en Californie depuis six mois, a le droit de voter
+à toutes les élections. Sont citoyens, dans ce cas, ceux originaires
+des États-Unis, et les Mexicains qui auront déclaré, au moment de
+la conquête, leur intention de devenir citoyens américains. Il n'est
+question que pour la forme des Indiens, ces maîtres dépossédés du
+sol, et c'est sans doute par dérision que la constitution s'occupe
+de leur admission possible à la législature. Il y a une injustice
+criante dans ce privilége exclusif des droits politiques que s'arroge
+la race blanche en Amérique, et je reviendrai, dans le cours de cette
+étude, sur l'oppression honteuse et l'espèce de proscription qui, en
+Californie comme dans tous les États de l'Union américaine, frappe
+encore les races de couleur.
+
+La constitution s'occupe ensuite de la _distribution des pouvoirs_, qui
+sont divisés en trois départements séparés: le pouvoir _législatif_, le
+pouvoir _exécutif_ et le pouvoir _judiciaire_.
+
+Un article spécial fixe les attributions du pouvoir législatif, composé
+d'un sénat et d'une assemblée, qui portent collectivement le nom de
+législature de l'État. Chaque loi est promulguée par le sénat, au nom
+du peuple de Californie, et dans ces termes:
+
+ «Le peuple de l'État de Californie, représenté en sénat et assemblée,
+ arrête et ordonne ce qui suit.»
+
+Les sessions de la législature sont annuelles et doivent commencer dans
+le mois de janvier.
+
+Les membres de l'assemblée sont élus tous les ans; ceux du sénat sont
+nommés pour deux ans, et le renouvellement s'en fait par moitié chaque
+année.
+
+Pour être élu à la législature, il faut être citoyen américain, résider
+depuis un an dans l'État, et avoir vingt et un ans accomplis.
+
+Le nombre des sénateurs doit être au minimum d'un tiers, au maximum
+de la moitié du nombre des membres de l'assemblée. Le nombre de ces
+derniers ne doit pas excéder quatre-vingts.
+
+Chaque chambre nomme ses officiers. Les séances sont publiques, et le
+résultat en est publié avec le vote de chaque député.
+
+Tout projet de loi provenant de l'une des chambres peut être amendé par
+l'autre. Chaque _bill_ n'a force de loi qu'après avoir été approuvé par
+le gouverneur de l'État; mais si cette approbation est refusée, ce bill
+peut néanmoins devenir loi sans la sanction du gouverneur, s'il est
+adopté de nouveau par les deux chambres, à la majorité des deux tiers
+des membres présents.
+
+Les membres de la législature reçoivent un traitement, mais ils ne
+peuvent être nommés à un autre emploi, ni en exercer aucun pendant
+toute la durée de leur mandat.
+
+La législature ne peut octroyer le divorce, ni autoriser aucune loterie.
+
+Le chef du pouvoir exécutif prend le titre de gouverneur de l'État de
+Californie. Il est nommé pour deux ans à l'élection. Il doit, lors du
+vote, résider depuis deux ans dans le pays, et être âgé de plus de
+vingt-cinq ans. Le gouverneur est de droit commandant en chef de la
+milice et des armées de terre et de mer. Il veille à l'exécution des
+lois, convoque la législature dans les cas extraordinaires, et lui
+envoie son message au commencement de chaque session. Il a le pouvoir
+de diminuer les peines et le droit de grâce.
+
+Le vice-gouverneur ou lieutenant-gouverneur est aussi nommé à
+l'élection, préside le sénat et remplace le gouverneur dans des cas
+prévus.
+
+Un secrétaire d'État assiste le gouverneur.
+
+Le pouvoir judiciaire, auquel est consacré un article à part de la
+constitution, réside dans une cour suprême, dans les cours de district,
+dans celles de comté, et dans les justices de paix. C'est, d'ailleurs,
+l'importance des affaires qui règle la juridiction à laquelle elles
+doivent être soumises, et il ne faudrait pas comparer la cour suprême
+de l'État californien à notre cour de cassation, ni ses cours de
+district à nos cours d'appel et ses cours de comté à nos tribunaux
+de première instance. Enfin, outre les diverses cours de justice de
+l'État californien, il y a aussi la cour des États-Unis, dite cour de
+_circuit_. Là siégent les juges fédéraux envoyés de Washington pour
+appliquer les lois de l'Union et veiller à leur exécution.
+
+Tous les magistrats sont nommés à l'élection. Ceux de la cour suprême
+et les juges des cours de district le sont pour quatre ans, les juges
+de paix pour deux. Aucun officier judiciaire, excepté les juges de
+paix, ne doit recevoir d'argent des justiciables.
+
+La justice est rendue «au nom du peuple de l'État de Californie.»
+
+Les légistes européens verront sans doute, même en tenant compte des
+mœurs politiques des États-Unis, un grave inconvénient dans l'élection
+temporaire des juges par le peuple. Je ne sais si quelques juges
+californiens ne se sont pas montrés quelquefois trop cléments afin
+d'être réélus, ou n'ont pas cédé d'autres fois à des intimidations
+menaçantes, comme dans les cas où les comités de vigilance ont dû
+prendre leur place; mais j'ai entendu dire à San Francisco, même à des
+commerçants français qui comptaient plusieurs années de séjour dans le
+pays, qu'on était généralement satisfait de la manière dont la justice
+était rendue. D'ailleurs, l'opinion publique a une telle force aux
+États-Unis, qu'elle s'impose à tous les citoyens, et qu'un mauvais
+jugement serait sévèrement censuré par elle.
+
+Un article de la constitution californienne prévoit l'organisation de
+la milice de l'État, véritable garde nationale prête à marcher dans
+tout moment de péril, et laisse à la législature le soin d'établir une
+loi sur le service militaire que tout citoyen doit à son État.
+
+Un autre article de la constitution règle la façon dont l'État pourra
+contracter une dette. Cet article impose des limites au pouvoir de la
+législature de voter des emprunts, et dans certains cas appelle le
+peuple en masse à se prononcer.
+
+Un article spécial est ensuite consacré à cette grande question
+d'intérêt public, qui n'est nulle part négligée aux États-Unis:
+l'éducation de l'enfance. Un inspecteur de l'instruction publique est
+nommé pour trois ans par le peuple. La législature doit encourager, par
+tous les moyens convenables, tout ce qui peut exciter les améliorations
+et les découvertes dans l'ordre intellectuel, moral, scientifique ou
+agricole. Une partie du revenu ou de la vente des terres publiques
+est réservée, comme dans tous les États de l'Union, à l'entretien des
+écoles. La législature a encore développé ces heureuses dispositions.
+
+Le mode d'amendement et de révision de la constitution est prévu
+par un article _ad hoc_. Un autre article règle, sous le titre de
+dispositions diverses, _miscellaneous provisions_, différentes
+questions importantes. Ainsi, le premier paragraphe fixe le siége de la
+prochaine session de la législature à San José, et non plus à Monterey.
+On a transféré, depuis, la législature à Vallejo, à Benicia et à
+Sacramento, où elle tient encore aujourd'hui ses séances. En déplaçant
+ainsi, de temps en temps, le siége du parlement, aucune ville n'est la
+capitale exclusive de l'État, et le mouvement qu'entraînent avec eux
+les cent vingt députés ou sénateurs siégeant ensemble profite tour à
+tour à différents centres, sans en favoriser aucun au détriment de tous
+les autres. Cependant, on incline aujourd'hui à penser que ce système
+n'était bon qu'à l'époque de la naissance du pays, et Sacramento paraît
+devoir prendre le titre définitif de capitale de la Californie. On y
+établit même un capitole. On sait que l'on décore de ce nom romain, aux
+États-Unis, le lieu des séances de la législature de chaque État.
+
+Un paragraphe particulier de la constitution défend le duel. Ceux qui
+violeront cette prescription seront déchus du droit de suffrage, et
+privés de leurs charges s'ils occupent un emploi public. Malgré ces
+peines de déchéance, si sensibles pour tout Américain, on ne se bat pas
+moins en duel en Californie, en comptant sur la clémence du jury.
+
+Il y a eu, à San Francisco des duels nombreux, auxquels une partie de
+la population a souvent assisté. Le scandale a quelquefois dépassé
+toutes limites. Ainsi, en octobre 1859, le sénateur californien au
+congrès de Washington, Broderick, et le juge à la cour suprême de
+Californie, David Terry, le même que le comité de vigilance avait
+failli pendre en 1856, se battaient dans un duel à mort devant plus de
+cent spectateurs, et après avoir été une première fois dispersés par
+les _constables_. Le duel eut lieu au pistolet, et Broderick succomba.
+Terry, comme on s'y attendait, a été acquitté par le jury, après une
+information dérisoire.
+
+Un autre paragraphe de la constitution fixe la formule du serment pour
+les sénateurs, les députés et les employés de l'État. Ils doivent
+jurer de défendre la constitution des États-Unis et celle de l'État de
+Californie, et de remplir fidèlement les devoirs de leur charge.
+
+Le dernier article de la constitution marque les limites de l'État de
+Californie.
+
+A la suite, sous le titre d'appendice ou _schedule_, viennent certaines
+dispositions applicables à l'état particulier où se trouvait alors le
+pays. Il y est dit que la constitution sera soumise à l'approbation
+du peuple. En outre, les deux sénateurs qui seront choisis par la
+législature, ainsi que les députés qui seront nommés par le peuple pour
+représenter la Californie au congrès des États-Unis, seront pourvus
+de copies certifiées de la constitution, si elle est ratifiée par le
+peuple. Ils les présenteront au congrès de Washington, lui demandant,
+au nom du peuple de Californie, l'admission du nouvel État dans l'Union
+américaine. Nous avons vu que cette admission fut prononcée par
+l'_oncle Sam_ après mûre délibération. La Californie, trente et unième
+État de l'Union, qui en compte aujourd'hui trente-six, eut dès lors le
+droit d'appeler les autres États ses _sœurs_ (_state-sisters_), suivant
+la curieuse dénomination en usage aux États-Unis.
+
+J'ai cru devoir exposer avec quelque détail la constitution
+californienne pour bien faire comprendre ce que sont les mœurs
+politiques dans un nouvel État de l'Union. On pourra reprocher à cette
+constitution un esprit démocratique trop prononcé; mais nous répondrons
+qu'elle est encore observée aujourd'hui comme aux temps où elle a été
+faite, et que personne ne songe à la violer. On objectera contre un
+système électoral si largement organisé quelques cas particuliers de
+fraudes, de corruptions ou même de compétitions par trop vives. Ces
+objections sont fondées; mais quand le peuple est appelé en masse
+dans ses comices, il n'y a pas lieu de s'étonner que quelques faits
+fâcheux se produisent. Toujours est-il qu'à l'époque où l'on ne voyait
+dans la Californie qu'une réunion d'aventuriers et de brigands, une
+agglomération d'hommes sans gouvernement régulier, sans aucune loi
+que la loi de Lynch, avec des juges siégeant armés du revolver, ce
+pays offrait pourtant à l'Europe un bel exemple, que celle-ci ne
+pouvait apprécier, parce qu'elle était trop loin, et surtout très-mal
+informée. La Californie se donnait alors, sans secousse et sans bruit,
+une constitution des plus libérales, et dont on peut déjà constater la
+solidité.
+
+Ce n'est pas que je veuille établir le moindre rapprochement entre
+l'Amérique et l'Europe. Le parallèle n'est pas possible, et l'on ne
+saurait comparer un peuple jeune, un peuple qui peut s'étendre partout,
+parce que le terrain s'étend partout devant lui, à des peuples anciens,
+condensés et agglomérés, auxquels l'air même manque quelquefois. Enfin,
+on ne doit point chercher à opposer un peuple né d'hier et libre de
+tout frein aux peuples de l'Europe, qui suivent les traditions de
+leur histoire, et dont les mœurs et les coutumes diffèrent autant de
+celles des Américains. On ne peut cependant nier que toutes les races
+différentes qui se rencontrent en Californie ne s'accommodent très-bien
+des institutions libérales qui y règnent, et l'on ne saurait oublier
+non plus que ces mêmes institutions ont merveilleusement aidé aux
+développements rapides de la colonisation de ce pays. C'est là un point
+qu'il ne faut pas perdre de vue.
+
+
+
+
+V
+
+LA DÉMOCRATIE CALIFORNIENNE.
+
+
+Il importe de ne point passer légèrement sur l'étude de la constitution
+californienne. Des questions de ce genre n'intéressent pas seulement le
+législateur, le politique et le philosophe, mais encore l'économiste,
+et en général tout homme éclairé que préoccupent l'observation et la
+connaissance des phénomènes sociaux. A quelque point de vue qu'on se
+place pour la commenter, cette constitution peut offrir, même dans un
+examen général, d'utiles enseignements, et dans tous les cas des faits
+importants à discuter.
+
+Nous voyons d'abord que tous les citoyens y sont égaux en droits
+politiques, comme, du reste, dans les autres États de l'Union.
+Ainsi, tous sont non-seulement aptes à voter, mais encore aptes à
+être élus. Il est bien entendu qu'ici, et dans tout ce qui va suivre,
+il n'est question que des citoyens de race blanche. L'exclusion des
+races de couleur des droits politiques et presque des droits sociaux
+est, d'ailleurs, le seul vice peut-être que présente la constitution
+californienne; vice honteux à notre époque, il est vrai, honteux
+surtout chez une grande république telle que l'Union. Mais tout a une
+raison d'être, et je reviendrai sur ce fait, que nous regardons à bon
+droit comme une tache pour les États-Unis.
+
+Toutes les places se donnant à l'élection en Californie, il fallait,
+pour que les diverses ambitions fussent tour à tour satisfaites, que
+les heureux élus ne s'éternisassent pas dans leur charge. La courte
+durée des emplois, deux ans en général, est l'un des principes qui
+régissent cet État démocratique; mais le fonctionnaire sortant peut
+d'ordinaire être réélu. Le peuple se voit à chaque instant, comme à
+Athènes et dans l'ancienne Rome, appelé sur la place publique. Tout
+le monde prend part au vote, sauf quelques rares abstentions, le plus
+souvent forcées. Le dépouillement des scrutins est loin de présenter,
+entre le nombre des votants et le nombre des électeurs inscrits, cette
+effrayante disproportion qu'on remarque en France, et qui doit faire
+croire à l'étranger que nous ne sommes pas encore mûrs pour la liberté
+politique.
+
+Dans les communes, le peuple nomme tous les officiers municipaux:
+l'_assessor_, qui établit l'impôt; le _tax-collector_, qui le perçoit;
+le _constable_, chargé de la police; le _recorder_ ou greffier, qui
+rédige les actes de l'état civil; le _treasurer_ ou caissier, qui garde
+les fonds communaux; le _judge of peace_ ou juge de paix, qui prononce
+sur les différends entre les citoyens.
+
+Dans les comtés, qui ont beaucoup d'analogie avec nos arrondissements
+en France, le peuple nomme les membres des cours de justice: le
+_district judge_, pour six ans; le _county judge_, pour quatre ans,
+et les autres officiers des tribunaux pour deux ans: l'_attorney_
+ou procureur, le _county clerck_ ou greffier, et le _sheriff_,
+qui fait exécuter les arrêts. Le peuple nomme aussi pour deux ans
+le _superintendent of common schools_, ou surveillant des écoles
+communales; le _surveyor_, géomètre ou agent voyer du comté, chargé
+de dresser le cadastre; les _supervisors_, ou inspecteurs du comté,
+rappelant à la fois nos conseillers municipaux et d'arrondissement;
+enfin, le _coroner_, chargé de constater les décès.
+
+Le peuple élit aussi les députés et les sénateurs; les députés par
+comtés, et les sénateurs par districts.
+
+Enfin la population entière de l'État est appelée à nommer les
+membres de la cour suprême, le chef du pouvoir exécutif, et avec
+lui tous les officiers qui l'assistent dans ses fonctions, tels
+que le vice-gouverneur, le secrétaire d'État, le _controller_,
+sorte de ministre de l'intérieur; le _treasurer_, ou directeur des
+finances; l'_attorney general_, ou procureur général; le _surveyor
+general_, ou inspecteur des travaux publics; le _superintendent of
+public instruction_, ou inspecteur de l'instruction publique; le
+_quartermaster general_, ou adjudant général. Tous ces officiers
+publics reçoivent de l'État un salaire qui ne dépasse pas en moyenne
+3,000 dollars ou 15,000 francs par an, à part le gouverneur, qui est
+payé 30,000 francs. En tenant compte des différences relatives de la
+valeur de l'argent en Europe et en Californie, il faut encore diminuer
+ces salaires de moitié, si on veut les comparer à ce qu'ils seraient,
+par exemple, en France. Mais les États-Unis, on le sait, ne sont pas
+prodigues pour les émoluments attachés aux emplois publics, et c'est
+assez naturel dans une république si démocratique. Le président de
+l'Union, placé à la tête d'un pays aussi grand que l'Europe, ne reçoit
+que 125,000 francs par an pour tout traitement et indemnités. Dans
+aucun État les employés ne sont astreints à l'uniforme, à part les
+militaires, qui ne le portent que dans les parades, et jamais aucune
+décoration, aucun privilége ne distinguent les fonctionnaires des
+autres citoyens.
+
+Quoi qu'on en ait pu dire, les diverses élections se font en Californie
+d'une manière fort régulière. On n'y constate aucun de ces scandales
+publics que la presse parisienne se plaît quelquefois à raconter, et
+dont elle rend responsable le système électoral des États-Unis. S'il
+y a parfois, sur toute l'étendue de l'Union, quelques incidents à
+regretter, ils n'en sont pas moins fort rares. Ces désordres n'ont
+éclaté que dans quelques villes, et de pareils faits ne se sont
+jamais, du moins à ma connaissance, passés en Californie. Chacun y
+fait valoir, dans les _meetings_ qui précèdent les élections, ses
+titres à l'emploi qu'il demande. Chaque parti choisit le candidat
+qu'il préfère; et si les voix semblent trop se diviser, plusieurs
+partis se réunissent pour reporter tous leurs suffrages sur un candidat
+commun. On pourrait peut-être citer quelques cas de corruption ou de
+violence; mais la nature humaine est-elle infaillible? n'avons-nous pas
+d'ailleurs nous-mêmes, dans des circonstances analogues, encouru les
+mêmes reproches? et ne serait-ce pas ici le lieu de renvoyer ceux qui
+attaquent toujours l'application du suffrage universel aux États-Unis
+à certain passage bien connu de l'Évangile?
+
+Il ne suffit pas à un peuple de jouir de l'égalité des droits
+politiques, il faut encore que tous soient égaux dans les relations
+journalières de la vie, et c'est ce qui constitue l'égalité sociale,
+peut-être plus chère que la première au cœur des Américains. Sous ce
+rapport, la Californie est des mieux partagées, et là, plus qu'en aucun
+autre État de l'Union, toutes les classes sont nivelées. Il n'y a pas
+de différences de rangs, de castes, pas d'esprit de corps enraciné. Le
+niveau est si bien établi, que tous les mariages se font en dehors de
+toute considération de position sociale. Ce n'est pas que je veuille
+les louer tous, mais je me borne à constater un fait, et à l'opposer
+à cette plaie hideuse des mariages d'argent qui ronge notre société
+en France. On ne peut trouver parmi les citoyens américains aucun
+domestique, et la classe des serviteurs se recrute exclusivement parmi
+les nègres ou les étrangers. Quant à l'ouvrier américain, il se regarde
+toujours comme l'égal de son patron, et même, renversant les rôles, il
+ne consent à le servir que comme un client, et jamais comme un maître.
+Il apporte toujours la plus grande dignité dans son travail, et pousse
+le respect de sa personne jusqu'au soin de son costume, qui ne révèle
+en rien un ouvrier à l'œil surpris de l'Européen.
+
+Il n'y a dans les hôtels, dans les diligences, les chemins de fer,
+qu'une seule espèce de place, et tous les voyageurs indistinctement
+payent le même prix. Si l'on fait quelque faveur, c'est pour les dames
+seulement. On leur réserve souvent, dans les hôtels et les bateaux à
+vapeur, des salons séparés, meublés avec le plus grand luxe. Il est
+beau de voir consacrés par l'usage ces égards délicats, ce respect
+profond pour la femme. On a dit que les Américains agissaient ainsi,
+non par galanterie, mais afin de se livrer plus facilement à tout
+leur sans-gêne. Il n'en est pas moins vrai que les femmes se trouvent
+très-bien de la réserve dont ils usent à leur égard, et qu'elles
+s'embarquent bravement toutes seules pour un long voyage, même en
+Californie, ce qu'assurément nos dames n'oseraient jamais faire en
+France.
+
+Les institutions de la Californie, comme celles des autres États de
+l'Union, sont dominées par le principe de l'égalité, qui se retrouve
+partout, aussi bien dans les lois relatives à l'impôt que dans celles
+qui concernent l'instruction publique.
+
+Tous les citoyens, de vingt et un à cinquante ans, doivent à l'État
+le _poll-tax_, sorte de capitation ou cote personnelle, qui est en
+Californie de 3 dollars ou 15 francs par tête. Il faut aussi payer
+au comté le _road-tax_, ou prestation en nature pour l'entretien
+des routes. Ce dernier impôt est de 3 à 4 dollars, ou se paye par
+deux journées de travail. L'impôt foncier pèse, en outre, sur ceux
+qui possèdent des valeurs mobilières ou immobilières taxables, et la
+patente ou _license_ sur ceux qui exercent un état soumis à cette
+contribution. L'impôt foncier est de 3 francs par 500 francs, soit 6
+pour 1,000, de la valeur immobilière ou mobilière reconnue. L'impôt
+du timbre, _stamp-tax_, frappe seulement les papiers de commerce et
+les polices d'assurance. Aucun impôt, aucune redevance ne pèse sur
+l'exploitation des mines et des placers, excepté le _mining-tax_, que
+payent encore dans quelques comtés les mineurs étrangers. L'impôt des
+passe-ports est inconnu, ainsi que celui des permis de chasse.
+
+Quant à l'instruction primaire, elle est répartie uniformément, et
+tous les citoyens apprennent à lire, à écrire et à calculer. On leur
+explique aussi dans les écoles, outre la grammaire et l'orthographe,
+un peu d'histoire et les rudiments des sciences. La religion est
+d'ordinaire soigneusement écartée de l'enseignement scolaire, et c'est
+aux parents qu'on laisse la charge de diriger l'éducation religieuse de
+leurs enfants. Mais la liberté d'enseigner est complète. Ainsi tous les
+professeurs, toutes les sectes peuvent fonder à leur gré des colléges
+ou même des séminaires, et imposer leur système particulier à l'élève
+qui entre dans un de ces établissements. Aucun monopole n'existe. Aucun
+grade, aucune corporation universitaire ne sont reconnus par l'État.
+
+Le léger bagage intellectuel dont on charge les jeunes citoyens leur
+suffit pour remplir tous les emplois, même les plus élevés. On cite
+avec orgueil en Californie le gouverneur Weller qui fut, dit-on,
+autrefois charretier, et feu le sénateur Broderick, un ex-ouvrier
+maçon, envoyé au congrès de Washington par ses compatriotes. Lincoln
+n'a-t-il pas commencé aussi par être charpentier?
+
+L'égalité civile et sociale la plus entière, avec les conséquences qui
+en découlent naturellement, ne sont pas les seuls droits qui soient
+garantis à tous en Californie. La liberté individuelle y est aussi
+entourée de respect. Pas de prison pour dettes, et, pour ainsi dire,
+pas de prison préventive, puisqu'on a la faculté de reprendre sa
+liberté sous caution, quelle que soit la faute commise, pourvu que ce
+ne soit pas un crime capital. Chacun a le droit d'être jugé par un jury
+spécial. Chacun peut porter sur soi des armes pour sa défense ou pour
+son agrément. La chasse est librement permise à tous; il en est de même
+de la pêche. La tracasserie si gênante des passe-ports est inconnue
+dans tous les États de l'Union. On peut en dire autant des visites
+d'octroi, qui n'existent pas davantage.
+
+La liberté la plus large est accordée aux transactions, et aucune
+loi ne règle l'intérêt de l'argent, qui n'est pas, après tout, une
+marchandise si différente des autres. Il n'y a non plus presque aucun
+recours contre les faillites qui, dans ces pays de commerçants hardis,
+prennent le nom d'affaires malheureuses. Il n'y a aucun monopole,
+aucune corporation comme en France, pour les courtiers et les agents
+de change, par exemple. Aucun corps n'a de priviléges exclusifs,
+comme notre corps des ponts et chaussées et des mines. En matière
+d'industrie, il y a liberté complète, et aucune loi restrictive
+n'est apportée à l'exploitation des forêts, de la terre, des mines
+ou des placers. Cette doctrine du _laissez faire, laissez passer_,
+si critiquée chez nous, et si heureusement appliquée à l'industrie
+californienne, a produit là-bas les plus merveilleux effets.
+
+La liberté religieuse et la liberté de la presse sont non moins
+pleinement exercées et garanties par la constitution, ainsi qu'on a
+pu le voir. L'État ne salarie aucun culte, en les reconnaissant tous,
+quels qu'ils soient; l'État n'a aucun journal officiel, et laisse
+toutes les feuilles publiques paraître et circuler librement sans
+timbre ni cautionnement. Dans chaque comté, l'administration des postes
+va même jusqu'à transporter gratuitement tous les journaux qui s'y
+publient.
+
+Une conséquence immédiate de ces deux libertés de la chaire et de
+la presse, a été de produire en Californie l'établissement d'une
+foule d'Églises de toutes les sectes possibles, y compris celle de
+Confucius et peut-être aussi celle de Bouddha, et la fondation d'une
+infinité de journaux, politiques, commerciaux, industriels, agricoles,
+scientifiques et littéraires. Leur nombre, leur format, les langues
+diverses dans lesquelles ils sont rédigés, le soin même qu'on prend
+de les bien imprimer, et sur un papier convenable, suivant la coutume
+anglaise et américaine, étonneraient vivement la presse parisienne si
+elle pouvait porter ses regards jusqu'à cet eldorado des journalistes.
+
+Voilà bien des libertés, dira-t-on, et l'on nous croit déjà près
+de la licence. La licence viendrait peut-être en d'autres pays,
+mais aux États-Unis et même en Californie, il faut le reconnaître,
+le tempérament froid et pratique de la race anglo-saxonne sait
+ordinairement prévenir les excès. Qu'il y ait eu parfois quelques
+troubles, qu'il y ait eu même quelques abus de pouvoir, c'est ce que
+l'on ne peut nier; mais que l'on cite le lieu du monde où des faits
+pareils et même pires ne se soient pas présentés. Quant à ceux qui
+m'accuseront d'exagération ou d'enthousiasme, je leur répondrai que
+je peins ce que j'ai vu, ce que j'ai mûrement examiné, et que je ne
+me laisse entraîner ni par mon caprice, ni par le mirage poétique
+d'institutions imaginaires.
+
+La Californie, comme tous les États de l'Union, n'a aucune armée
+permanente en temps de paix. On ne lève de troupes, dans les
+États-Unis, que lorsque l'ennemi public menace la fédération. Au reste,
+chaque citoyen de race blanche, jouissant d'une bonne constitution,
+doit, de 18 à 45 ans, le service militaire à l'État dans lequel il
+réside, et il a le devoir de marcher dès qu'il en est requis, à moins
+d'être exempté par la loi. Tout se borne le plus souvent à figurer
+parmi les membres d'une compagnie de volontaires faisant partie de la
+milice, à avoir un uniforme et à parader de temps en temps. Ces soldats
+improvisés rappellent un peu, par leurs cheveux longs, leurs favoris et
+leurs faux cols, notre garde nationale parisienne, ou mieux encore les
+volontaires anglais.
+
+Bien qu'éloignée de plus de 1,200 lieues, par terre, de la capitale des
+États-Unis, la Californie est gardée seulement par 15 à 1,800 soldats
+de l'armée fédérale, la plupart étrangers enrôlés. Ils sont casernés
+principalement dans les fortifications du port de San Francisco, et
+dans les différents forts du pays, qui servent à tenir en respect les
+Indiens. Si ces derniers deviennent trop remuants, on fait appel aux
+volontaires, et l'on a vu ainsi la milice californienne se porter
+quelquefois au secours des territoires et des États voisins ravagés
+par les Peaux-Rouges. Quant à la Californie, elle ne songe nullement
+à se séparer de la métropole. Grâce à cette heureuse combinaison
+politique qui fait de chaque État de l'Union un gouvernement distinct,
+absolument maître chez lui, cet État ne sent dès lors l'influence du
+gouvernement fédéral que dans les cas d'intérêts généraux ou de défense
+nationale, c'est-à-dire lorsque, livré à lui seul, il serait trop
+faible pour réussir ou pour résister. Cette situation semble résumer
+tous les avantages qu'on peut demander au système fédératif: elle donne
+l'assurance de sa vitalité et de sa durée dans l'Amérique du Nord.
+
+Le peuple américain, par suite des institutions libérales qui le
+régissent, a acquis cette patience, ce sang-froid, ce respect religieux
+de la loi qui conviennent à un peuple libre. Le type de l'Anglo-Saxon
+n'a pas non plus disparu chez lui. La ténacité, la persistance dans
+les vues, la hardiesse dans les entreprises, une habitude invétérée
+de ne compter jamais que sur ses propres forces, enfin une résignation
+stoïque opposée à tout événement difficile ou malheureux, sont autant
+de traits distinctifs qui, parmi beaucoup d'autres, font aisément
+reconnaître le citoyen de l'Union. Quant à l'esprit de religion et de
+famille, à l'amour instinctif du foyer domestique ou du _home_, ces
+sentiments se sont un peu effacés, il est vrai, surtout en Californie;
+mais ils n'en existent pas moins à l'état latent dans le cœur de tout
+Américain.
+
+Celui-ci mêle peut-être à ses qualités un grand fond d'égoïsme et
+un orgueil exagéré, qui, pour être généralement moins bruyant que
+l'orgueil traditionnel des fils de la Castille, n'en est que plus
+enraciné. Mais on ne doit pas lui contester une très-grande supériorité
+de caractère, et c'est cette supériorité qui frappe tout d'abord
+l'Européen arrivant pour la première fois aux États-Unis, fût-ce
+même en Californie. Il y a bien, en particulier dans ce dernier
+État, quelques coutumes fâcheuses qui font tache. L'Américain y est
+quelquefois d'une rudesse et d'un sans-façon qui, chez les peuples
+élégants et polis, seraient très-certainement hors de mise; San
+Francisco d'ailleurs ne brigue pas l'honneur d'être appelé l'Athènes
+du Pacifique, et se contente d'en être la reine, suivant le surnom
+que les Américains lui ont donné. Il faut donc négliger les détails,
+et ne pas oublier que ce ne sont encore que les institutions et les
+mœurs politiques qu'on peut louer presque sans restriction chez ces
+nations nouvelles. Le reste se fera plus tard: ne savons-nous pas
+qu'un progrès en amène un autre? Le peuple américain est plein de séve
+et de vie; jeune et vigoureux, il paraît se rajeunir encore à mesure
+qu'il colonise de nouveaux déserts. Il serait à désirer que l'Amérique
+espagnole eût prospéré comme sa puissante rivale. Mais elle se
+décompose tous les jours et se perd dans des révolutions inextricables,
+tandis que l'Anglo-Américain, calme et impassible, marche lentement,
+et par des voies presque toujours sûres, à une conquête qui lui paraît
+fatalement dévolue, celle de toute l'Amérique.
+
+
+
+
+VI
+
+L'OPPRESSION DES RACES DE COULEUR.
+
+
+J'arrive au seul point délicat que soulève l'étude de la constitution
+californienne, je veux dire l'oppression exercée contre les races de
+couleur.
+
+Bien que la Californie ne soit point un État à esclaves, bien que
+l'esclavage soit aujourd'hui partout aboli dans l'Union, les races de
+couleur sont proscrites en Californie, ou tout au moins poursuivies par
+le mépris public, comme dans tous les États-Unis. L'individu de sang
+blanc et sans nul mélange a seul droit au titre de citoyen. Le reste,
+nègres, Indiens ou Chinois, n'est pas considéré comme faisant partie
+de l'espèce humaine supérieure. La proscription s'étend plus loin, et
+une seule goutte du sang de ces races condamnées suffit pour faire
+d'un individu, dont les ancêtres étaient de race blanche, un véritable
+paria. Privé naguère du droit de voter, il ne pouvait témoigner en
+justice; il lui était même interdit de rien posséder. Il se trouvait
+mis, en quelque sorte, hors la loi. Les emplois les plus vils lui
+étaient seuls attribués.
+
+Dans les États à esclaves, le nègre ne pouvait voyager avec le blanc,
+même en omnibus, et ne devait en aucune occasion se rencontrer auprès
+de lui, à table, au théâtre, à l'église. C'est tout au plus si on le
+souffrait dans la rue. Quelques États libres, l'État de New-York, par
+exemple, maintenaient ces distinctions honteuses pour l'humanité. En
+Californie, les nègres sont également voués à l'animadversion publique,
+mais ils y sont fort peu nombreux, et c'est aux Chinois que l'Américain
+s'attaque de préférence. Tous les individus de race blanche, sans
+distinction, ont le droit d'occuper un _claim_ ou portion de placer;
+le Chinois seul ne peut posséder cette portion qu'en la louant ou
+en l'achetant, et les conditions du marché sont le plus souvent
+exorbitantes. Au seul Chinois on fait encore payer le _mining-tax_,
+établi dans le principe sur tout mineur étranger. Cette espèce de
+patente donnait le droit de travailler sur les placers. Dans quelques
+comtés peu bienveillants, elle a été maintenue pour les Chinois au
+taux, aujourd'hui fort onéreux, des premiers temps de l'exploitation,
+soit à 4 dollars, ou un peu plus de 20 francs par mois.
+
+Partout, en Californie, le Chinois est relégué dans des quartiers
+séparés; on l'isole même entièrement, quand on peut, car il est indigne
+de se mêler aux blancs. On l'accuse volontiers de tous les malheurs
+publics, et surtout d'incendies et de vols. On le poursuit sans
+relâche, on le dépossède, et bien souvent les lois sont impuissantes ou
+inactives lorsqu'il s'agit de défendre le faible contre les injustices
+du fort. Le Chinois donne cependant aux Californiens un bel exemple
+de patience, de soumission et de travail. Il concourt aussi, pour
+une très-large part, au bien-être industriel et commercial du pays.
+Lui seul entreprend sur les placers certains travaux dont nul autre
+ne se chargerait; lui seul vient fouiller le sable et glaner encore
+un peu d'or sur des points réputés stériles ou trop pauvres par les
+autres mineurs; mais on le violente avec acharnement, et, devant les
+incessantes persécutions de ses oppresseurs, il quitte au plus tôt
+une contrée si peu hospitalière. C'est ainsi que l'on voit s'arrêter
+chaque jour en Californie l'immigration chinoise, qui eût pu rendre à
+cet État les services les plus signalés.
+
+Quelles que fussent les vertus utiles qui plaidaient en leur faveur,
+les Chinois ont été, dès leur arrivée, l'objet constant de la
+réprobation universelle. On a eu le courage d'invoquer contre eux
+une infériorité relative d'intelligence, et l'on a défendu par cette
+mauvaise raison les injustices plus que criantes dont on s'est rendu
+coupable à leur égard.
+
+Dès 1852, la législature de Californie faisait une loi pour prévenir
+toute immigration ultérieure des races chinoises ou mongoliennes;
+toutefois le gouverneur Bigler y opposa son _veto_, et la loi ne passa
+pas. En 1858, la législature revint à la charge, et la loi fut alors
+non-seulement votée par les deux Chambres, mais encore approuvée par
+le gouverneur. Elle passa donc avec la sanction des deux pouvoirs,
+législatif et exécutif: cependant, un nouvel échec l'attendait. Elle ne
+tarda pas à être déclarée inconstitutionnelle par la cour suprême de
+Californie, et dut être rapportée[14].
+
+[Note 14: Il y a là, pour nous Européens, un fait politique
+curieux; car il semble que lorsque le pouvoir législatif et le pouvoir
+exécutif ont sanctionné une loi, le pouvoir judiciaire n'a plus qu'à
+l'appliquer. Aux États-Unis il en est autrement. Si nous ouvrons, en
+effet, le livre de Tocqueville: _de La Démocratie en Amérique_, nous
+y lisons, tome I, chapitre VI, _du Pouvoir judiciaire_, etc..., les
+lignes suivantes, qui méritent d'être méditées: «Lorsqu'on invoque,
+devant les tribunaux des États-Unis, une loi que le juge estime
+contraire à la constitution, il peut refuser de l'appliquer. Ce pouvoir
+est le seul qui soit particulier au magistrat américain; mais une
+grande influence politique en découle.
+
+«Il est, en effet, bien peu de lois qui soient de nature à échapper
+pendant longtemps à l'analyse judiciaire; car il en est bien peu qui ne
+blessent un intérêt individuel, et que des plaideurs ne puissent ou ne
+doivent invoquer devant les tribunaux. Or, du jour où le juge refuse
+d'appliquer une loi dans un procès, elle perd à l'instant une partie de
+sa force morale. Ceux qu'elle a lésés sont alors avertis qu'il existe
+un moyen de se soustraire à l'obligation de lui obéir; les procès se
+multiplient, et elle tombe dans l'impuissance. Il arrive alors l'une de
+ces deux choses: le peuple change sa constitution, ou la législature
+rapporte sa loi.
+
+«Les Américains ont donc confié à leurs tribunaux un immense pouvoir
+politique; mais en les obligeant à n'attaquer les lois que par des
+moyens judiciaires, ils ont beaucoup diminué les dangers de ce
+pouvoir...
+
+«Resserré dans ses limites, le pouvoir accordé aux tribunaux américains
+de prononcer sur l'inconstitutionnalité des lois, forme encore une des
+plus puissantes barrières qu'on ait jamais élevées contre la tyrannie
+des assemblées politiques.»]
+
+Depuis, les malheureux Chinois ont été victimes de nouvelles levées de
+boucliers. On les a notamment accusés à plusieurs reprises de faire
+baisser le taux des salaires en travaillant partout à prix réduits.
+
+Il semble prouvé, en effet, que la plupart des Chinois, surtout ceux
+qu'on nomme des _coolies_, sont de simples esclaves attachés à un
+maître qui les a amenés en Californie. Ce maître les loue à d'autres
+Chinois, ou les laisse libres de travailler à leur guise, moyennant
+une faible redevance journalière.
+
+La lutte entre les travailleurs chinois et les autres ouvriers
+californiens sera d'ailleurs toujours à recommencer. Les Chinois se
+contentent du plus modeste salaire; ce sont des ouvriers très-tenaces,
+fort industrieux, et ils réussissent presque toujours là où d'autres
+échouent. Il n'en faut certes pas davantage pour éveiller contre eux
+la jalousie des autres travailleurs, surtout quand la concurrence
+vient encore surexciter l'animosité de ceux-ci. Comme les Chinois
+ont en outre le malheur d'être de race jaune, ils ont nécessairement
+été sacrifiés ou le seront tôt ou tard à la race blanche, la seule à
+laquelle reviennent tous les droits, d'après les principes américains.
+
+Non contents de poursuivre les Chinois, les Américains ont aussi exercé
+en Californie leur esprit de proscription contre les Indiens, les
+premiers maîtres du pays. Les Peaux-Rouges ont dû céder tous les jours
+du terrain devant ces hardis conquérants, qui, les jugeant incapables
+d'entrer dans le grand courant de la civilisation, travaillent
+désormais à les anéantir. Le sol, par une sorte de loi inexorable,
+paraît ainsi destiné à devenir la propriété de celui-là seul qui peut
+en tirer profit. Il semble que le progrès ne peut s'opérer qu'à l'aide
+de certains sacrifices douloureux, malgré la sympathie, le plus souvent
+inutile, qu'on accorde aux malheureux qui en sont les victimes.
+
+Quand on réfléchit à la dure oppression que les Américains font peser
+sur les races de couleur, n'y voit-on pas aussi une sorte de fatalité
+qui semble avoir inévitablement voué celles-ci à un asservissement sans
+retour?
+
+On dirait qu'à la plus démocratique des républiques modernes il faut
+des ilotes, comme autrefois à Sparte, des esclaves, comme à Athènes
+et à Rome. Que la liberté du plus grand nombre, dans beaucoup d'États
+du nouveau monde, ne puisse marcher sans l'esclavage de quelques-uns,
+n'est-ce pas là un grave sujet de méditations? Les républiques
+espagnoles elles-mêmes ne sont pas exemptes du préjugé américain. Bien
+qu'on s'y soit allié souvent autrefois, et qu'on s'y allie encore
+aujourd'hui, aux races nègre et indienne, on n'en professe pas moins
+un profond mépris pour ces races, et les hommes de _sangre azul_ ou de
+sang bleu, suivant l'expression espagnole, y sont toujours les plus
+honorés.
+
+Dans la destruction graduelle des Indiens par les Américains, il y a
+comme le doigt de Dieu. Si les colonies espagnoles sont si dégénérées
+aujourd'hui, c'est peut-être, et elles le sentent instinctivement,
+parce qu'elles ont mêlé leur sang avec celui des aborigènes. Il est
+fâcheux toutefois qu'un pays libre comme l'Union, qu'une généreuse
+république qui admet si noblement et si fraternellement tous les
+étrangers dans son sein, ait reçu de la nature la triste mission
+d'opprimer, et, suivant les cas, de proscrire, et même d'anéantir les
+races de couleur. Les Américains obéissent aveuglément à ce qu'ils
+croient leur devoir et leur droit, et l'on ne saurait exercer ce droit
+avec un plus grand sang-froid et une plus suprême impassibilité. Mais
+aussi ils savent que ce n'est qu'à ce prix qu'ils pourront faire
+utilement la conquête des deux Amériques. L'aigle américaine, qui
+étend déjà ses serres sur tant de pays divers, doit les étendre encore
+davantage, et la devise: _E pluribus unum_ groupera encore bien des
+provinces sous la bannière des États-Unis. La doctrine de Monroë, si
+hautement proclamée par tous les présidents de la république dans leurs
+messages annuels, ne dit-elle pas nettement que l'_Amérique appartient
+aux Américains_, et qu'eux seuls ont voix dans leurs affaires? et qui
+appelle-t-on aujourd'hui Américains, si ce n'est les citoyens seuls
+de l'Union? Les républiques espagnoles, qui offrent presque toutes
+le triste spectacle de dissensions intestines sans fin, et d'une
+décomposition sociale évidente, ne marcheront au progrès et à la
+civilisation que lorsqu'elles seront tombées, au moins jusqu'à Panama,
+au pouvoir des Américains. Le Mexique a déjà laissé à ceux-ci plusieurs
+lambeaux de son vaste territoire.
+
+Que serait aujourd'hui la Californie, même avec la découverte de l'or,
+si elle fût demeurée aux mains inhabiles de ses premiers possesseurs?
+
+
+FIN.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+
+ PRÉFACE III
+
+
+ LES PIONNIERS ET LES PEAUX-ROUGES.
+
+ I. La Reine des lacs 1
+ II. Le Missouri 14
+ III. Le pays des hautes herbes 26
+ IV. La diligence transcontinentale 38
+ V. La cité des plaines 49
+ VI. Les fondateurs du Colorado 63
+ VII. Les mineurs des Montagnes-Rocheuses 71
+ VIII. L'or et l'argent 85
+ IX. La naissance d'une ville 97
+ X. Les soldats du désert 112
+ XI. Une caravane 126
+ XII. Le fort Laramie 143
+ XIII. Un village Sioux 152
+ XIV. Montagnards, trappeurs et traitants 165
+ XV. Le grand conseil des Corbeaux 171
+ XVI. Monéka, la perle des prairies 208
+ XVII. Les sauvages 217
+ XVIII. La question indienne 228
+ XIX. L'émancipation des femmes 250
+ XX. La ville impériale 263
+ XXI. Le peuple américain 276
+
+
+ LES COLONS DU PACIFIQUE.
+
+ I. La découverte de l'or en Californie 283
+ II. L'arrivée des émigrants 290
+ III. Les premiers temps de San Francisco 297
+ IV. L'établissement d'une constitution 319
+ V. La démocratie californienne 338
+ VI. L'oppression des races de couleur 353
+
+PARIS.--IMP. SIMON BAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1.
+
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76624 ***
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+ Le Grand-Ouest des États-unis | Project Gutenberg
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+
+<h1>
+LE
+GRAND-OUEST
+DES ÉTATS-UNIS
+</h1>
+
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<h2 class="nobreak" id="PRINCIPAUX_OUVRAGES_DU_MEME_AUTEUR">PRINCIPAUX OUVRAGES DU MÊME AUTEUR</h2>
+</div>
+
+
+<p><span class="smcap">La Vie souterraine</span>, ou les Mines et les Mineurs, 2<sup>e</sup> édition. Paris, Hachette,
+1867.</p>
+
+<p><span class="smcap">L'Histoire de la Terre</span>, origines et métamorphoses du globe. 3<sup>e</sup> édition.
+Paris, J. Hetzel, 1867.</p>
+
+<p><span class="smcap">Les Pays lointains</span>, notes de voyage (la Californie, Maurice, Aden, Madagascar).
+2<sup>e</sup> édition. Paris, Challamel aîné, 1867.</p>
+
+<p><span class="smcap">La Toscane et la mer Tyrrhénienne</span>, études et explorations (la Maremme,
+Carrare, l'île d'Elbe, les ruines de Chiusi). Paris, Challamel aîné, 1868.</p>
+
+<p><span class="smcap">Les Merveilles du monde souterrain</span>, 2<sup>e</sup> édition. Paris, Hachette, 1869.</p>
+
+<p><span class="smcap">Les Pierres</span>, esquisses minéralogiques. Paris, Hachette, 1869.</p>
+
+<p class="center">PARIS.—IMP. SIMON BAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_I">[Pg I]</span></p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+
+<div class="chapter">
+<h1>
+LE
+GRAND-OUEST
+DES ÉTATS-UNIS
+</h1>
+<h2 class="nobreak">PAR</h2>
+<h1>
+L. SIMONIN</h1>
+<h3>
+LES PIONNIERS ET LES PEAUX-ROUGES</h3>
+<h3>
+LES COLONS DU PACIFIQUE</h3>
+<h4>
+PARIS</h4>
+<h4>CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR</h4>
+<h4>QUAI DU LOUVRE, 28</h4>
+<h4>
+1869</h4>
+<h4>
+Tous droits réservés</h4>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_II">[Pg II]</span></p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+
+<div class="chapter">
+<h3>
+A MON AMI</h3>
+<h3>
+PAUL DALLOZ
+</h3>
+</div>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_III">[Pg III]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="PREFACE">PRÉFACE</h2>
+</div>
+
+
+<p>L'Exposition de 1867 avait amené à Paris,
+entre autres Américains, un actif Bostonien,
+M. J.-P. Whitney, commissaire du territoire
+de Colorado.</p>
+
+<p>Nous fîmes connaissance, et M. Whitney
+me proposa, de la façon la plus naturelle du
+monde, de venir voir ses mines. Il s'agissait
+d'entreprendre une course non plus au
+champ de Mars, mais aux Montagnes-Rocheuses.
+Ce n'était qu'à deux mille cinq
+cents lieues de Paris. M. Whitney tombait<span class="pagenum" id="Page_IV">[Pg IV]</span>
+bien: j'ai toujours aimé les voyages, et j'en
+ai fait de beaucoup plus longs.</p>
+
+<p>A cette époque, ce n'était cependant ni
+le sol ni le sous-sol que j'explorais, c'était
+l'atmosphère. J'interrompis mes excursions
+aériennes, et je rejoignis en Amérique
+M. Whitney et un second compagnon, le
+brave colonel (depuis général) Heine, attaché
+à la légation des États-Unis à Paris.</p>
+
+<p>En cours de voyage j'ai écrit à un ami les
+lettres qu'on va lire. Je les réunis aujourd'hui
+en volume, et je joins à ces lettres,
+sous ce titre: <i>les Colons du Pacifique</i>, une
+étude sur les premiers temps de la Californie.</p>
+
+<p>La Californie est la dernière limite du
+Grand-Ouest américain, et les troubles qui
+y ont suivi la découverte de l'or sont encore
+présents à l'esprit de tous. J'ai longuement
+visité ce pays à deux reprises, en 1859 et
+en 1868. Je montre comment les institutions
+républicaines, largement appliquées, ont<span class="pagenum" id="Page_V">[Pg V]</span>
+permis au calme de naître, et comment, à
+une époque d'effervescence aventureuse, a
+succédé bien vite une ère paisible et féconde.</p>
+
+<p>J'offre ce petit livre à mes compatriotes,
+et je désire qu'il leur fasse aimer comme à
+moi la liberté, la démocratie américaine.</p>
+
+<p>
+<span class="smcap">L. Simonin.</span><br>
+</p>
+
+<div class="blockquot">
+
+<p>Paris, juin 1869.</p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_VI">[Pg VI]</span></p>
+
+<figure class="figcenter illowp100" id="illu-008" style="max-width: 70em;">
+ <img class="w100" src="images/illu-008.jpg" alt="">
+ <figcaption class="caption">CARTE DES ÉTATS-UNIS EN 1867.—Routes suivies par M. L. Simonin.</figcaption>
+</figure>
+
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<h1 class="nobreak" id="LE">LE GRAND-OUEST</h1>
+</div>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<h2 class="nobreak" id="LES_PIONNIERS_ET_LES_PEAUX-ROUGES">LES PIONNIERS ET LES PEAUX-ROUGES</h2>
+</div>
+
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<h2 class="nobreak" id="I">I</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LA REINE DES LACS.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Chicago, sur le lac Michigan, 30 septembre 1867.
+</p>
+
+<p>On dit que tout chemin mène à Rome; tout chemin
+mène aussi vers le Grand-Ouest américain. J'ai
+pris le plus court, le plus direct, et voilà pourquoi
+je vous écris ma première lettre à deux mille lieues
+de Paris, que j'ai laissé il y a seulement quinze
+jours.</p>
+
+<p>Le 13 septembre au soir, un vendredi, j'ai dit<span class="pagenum" id="Page_2">[Pg 2]</span>
+adieu pour la dernière fois, en quittant la gare de
+Montparnasse, au palais et au jardin de l'Exposition,
+tout illuminés, et le lendemain je me suis
+réveillé à Brest. Immédiatement je me suis embarqué
+sur <i>le Saint-Laurent</i>, un des plus beaux <i>steamers</i>
+de la compagnie transatlantique française,
+un des plus rapides de sa merveilleuse flotte. Si
+vous saviez comme notre pavillon gagne à être
+ainsi pacifiquement promené sur les mers!</p>
+
+<p>Le beau temps et la vigilance du capitaine aidant,
+nous avons fait en neuf jours la distance de
+plus de 3,000 milles marins (1,400 lieues de 4 kilomètres),
+qui sépare Brest de New-York. Il est
+vrai que ç'a été le plus beau voyage du <i>Saint-Laurent</i>;
+mais la Compagnie transatlantique est volontiers
+coutumière du fait.</p>
+
+<p>Le brave capitaine de Bocandé était tout joyeux
+de cette magnifique traversée, et moi je me
+disais que, par le temps qui court, on peut bien
+se risquer à partir un 13, fût-ce de plus un vendredi.</p>
+
+<p>J'ai retrouvé à New-York mon excellent compagnon
+de voyage le colonel Heine, attaché à la légation
+des États-Unis à Paris. Il m'avait précédé de
+quinze jours pour venir préparer les voies de notre
+grande excursion. Il était prêt, je l'étais également.
+Je ne lui demandai qu'une matinée, pour aller<span class="pagenum" id="Page_3">[Pg 3]</span>
+présenter mes devoirs à notre bienveillant consul
+général, M. le baron Gauldrée Boilleau.</p>
+
+<p>—Vous voulez donc aller vous faire scalper dans
+le <i>Far-West</i>? me dit le baron; les Indiens sont
+toujours en guerre avec les États-Unis.</p>
+
+<p>—J'ai promis de me rendre dans les mines du
+Colorado.</p>
+
+<p>—Les Peaux-Rouges vous arrêteront dans le
+désert, sur le chemin de Julesburg à Denver.</p>
+
+<p>—J'ai une bonne carabine et un excellent revolver.</p>
+
+<p>—Il est bien tard maintenant pour aller faire
+de la géologie dans les Montagnes-Rocheuses;
+vous trouverez les mines sous la neige.</p>
+
+<p>—Ces paroles me donnent à réfléchir, venant
+d'un homme aussi sensé, aussi expérimenté que
+vous. Je vais me recueillir jusqu'à demain.</p>
+
+<p>—Au revoir! et si vous partez, revenez avec
+vos cheveux.</p>
+
+<p>Je réfléchis pendant quelques heures à ce que
+m'avait dit le baron, et le résultat de mes réflexions
+fut que le temps était beau, que l'<i>Indian summer</i>,
+l'été indien des prairies qui correspond à notre
+été de la Saint-Martin, s'annonçait sous les
+auspices les plus favorables, et qu'enfin, si les
+Indiens devaient me percer de flèches et me scalper,
+comme on ne mourait qu'une fois et pas toujours<span class="pagenum" id="Page_4">[Pg 4]</span>
+d'une mort aussi dramatique, je ne serais
+pas le plus mal partagé des mourants. Je jetai donc
+le cri des Américains: <i>Go ahead</i>, En avant! Le
+colonel, impassible, répondit à ce cri de son pays
+d'adoption, et le 26 septembre au soir, sans plus
+perdre de temps, nous prîmes notre place pour
+Omaha, ou plutôt nous montrâmes au contrôle du
+<i>railroad</i> les billets que nous avaient gratuitement
+délivrés les compagnies des chemins de fer américains,
+heureuses d'être agréables à des voyageurs
+qui allaient se faire scalper d'aussi bonne
+grâce.</p>
+
+<p>Omaha est situé sur le Missouri, à 1,500 milles
+de New-York. Ici, j'ouvre une parenthèse pour
+vous dire, si vous n'avez pas de dictionnaire sous
+la main, que le mille américain, comme l'anglais,
+vaut en nombre rond 1,610 mètres; il est donc environ
+deux tiers plus long que notre kilomètre
+officiel. Notons encore en passant que le mille
+marin, dont j'ai parlé plus haut, est égal à 1,852
+mètres; il y a donc mille et mille, comme il y a
+fagots et fagots, ainsi que disait Rabelais.</p>
+
+<p>De New-York à Albany nous avons suivi la belle
+rivière de l'Hudson. D'Albany nous avons poussé
+droit sur le lac Ontario, traversant au passage des
+villes comme Troie, Utique, Rome et Syracuse,
+dont les noms sont faits pour dérouter le voyageur,<span class="pagenum" id="Page_5">[Pg 5]</span>
+s'il n'est pas bien éveillé. Par bonheur on rencontre
+aussi en chemin des villes comme Rochester,
+la grande cité des minotiers, et là, le bruit
+des roues et des meules, le mouvement sans
+cesse ni trêve rappelle bien qu'on est aux États-Unis.</p>
+
+<p>Le 27, nous saluons à midi les chutes du Niagara,
+et nous franchissons le fleuve sur le pont
+suspendu le plus hardi, le plus élevé, le plus long
+qui existe au monde; puis nous entrons dans le
+Canada, côtoyant tout le jour le lac Érié.</p>
+
+<p>A Détroit (un nom français, comme tant d'autres
+ici, et qui rappelle notre ancienne domination
+dans ces parages), un <i>ferry boat</i> ou bac à vapeur
+passe tout le train sur le bras d'eau qui relie le lac
+Érié au lac Huron, et nous rentrons dans les
+États-Unis, dans le Michigan. Là commencent les
+grandes plaines du Mississipi, les anciennes prairies,
+la plus belle demeure que Dieu ait préparée
+pour l'homme, comme l'a écrit, je crois,
+Tocqueville.</p>
+
+<p>Le 28, au matin, nous arrivons à Chicago. Nous
+sommes à 1,000 milles de New-York, franchis en
+une seule traite, sans fatigue, avec une vitesse qui
+atteint presque celle de nos trains express. Nous
+avons dormi deux nuits en wagon, dans des lits.
+Les siéges, le soir, se transforment en couchettes<span class="pagenum" id="Page_6">[Pg 6]</span>
+par un procédé très-ingénieux, et là on dort, je ne
+dirai pas comme chez soi, mais aussi bien certainement
+que dans une cabine de bateau à vapeur. Les
+lits sont étagés, et l'on n'a que la crainte, si, comme
+moi, l'on a un massif compagnon couché au-dessus
+de sa tête, de le recevoir la nuit sur la
+face, avec tout le fourniment, pour peu qu'un
+ressort se dérange; mais on m'a dit que cela
+n'arrivait jamais.</p>
+
+<p>Les <i>palace cars</i>, les <i>state rooms</i>, ou wagons-palais,
+salons de luxe, que l'on peut occuper seul,
+sont encore plus confortables que les wagons à
+dormir, et certainement trop luxueux pour un pays
+aussi démocratique. Jamais souverain n'a voyagé
+avec autant de confort que dans ces compartiments
+réserves, que l'on peut se procurer pour
+quelques dollars, sur tous les grands chemins de
+fer américains.</p>
+
+<p>Les compartiments à dormir s'appellent des
+<i>sleeping cars</i>, comme qui dirait des dortoirs. Vous
+connaissez les wagons américains, larges, hauts,
+bien aérés, pouvant contenir chacun une cinquantaine
+de voyageurs. Les siéges sont disposés sur
+deux rangs, et une allée est ménagée au milieu. On
+va à volonté en avant ou en arrière, car le siége
+peut basculer autour d'un pivot latéral.</p>
+
+<p>Dans chaque compartiment est un bidon d'eau<span class="pagenum" id="Page_7">[Pg 7]</span>
+et un verre à boire, un lavabo, un poêle que l'on
+chauffe en hiver; enfin, faut-il le dire?... un <i>water
+closet</i>, dont nos wagons auraient tant besoin. Une
+corde, qui règne sur toute l'étendue du train, met
+chaque compartiment en relation avec le mécanicien
+de la locomotive.</p>
+
+<p>On peut passer à volonté d'un compartiment à
+un autre pendant que le train est en marche, et
+rester même au dehors, appuyé sur la balustrade,
+pour admirer à son aise le pays.</p>
+
+<p>Chaque wagon est parcouru par un employé qui
+vend des journaux, des livres, des fruits, des
+comestibles, et de temps en temps le conducteur du
+train vérifie les billets, sans vous incommoder, car
+l'on a soin de passer son <i>ticket</i> au cordon de son
+chapeau.—Mais nous savons tout cela, allez-vous
+dire, et il n'est pas nécessaire de nous le répéter.—A
+quoi je réponds que nos chemins de fer, en
+France, sont encore si peu confortables, que l'on
+ne saurait trop rappeler que les Américains là-dessus
+nous surpassent et font beaucoup mieux
+que nous.</p>
+
+<p>Il n'est permis que dans quelques compartiments
+de fumer; mais on mâche partout du tabac,
+et vous savez combien les Américains sont... chiqueurs.
+Les dames, pour lesquelles on a ici le plus
+grand respect, pourraient être incommodées de ces<span class="pagenum" id="Page_8">[Pg 8]</span>
+habitudes; aussi trouvent-elles sur tous les trains
+des voitures réservées. Les maris, et ceux qui,
+sans jouir de ce titre, accompagnent les dames,
+peuvent entrer dans ce compartiment, que j'ai bien
+souvent envié. Le <i>bachelor</i>, non pas le bachelier,
+comme vous pourriez le croire, mais l'homme
+sans femme, ne jouit aux États-Unis d'aucun crédit.
+Le ministre d'Angleterre, sir Frederick Bruce,
+qui vient de mourir ces jours derniers à Boston,
+et qui n'était pas marié (on a vu des ministres
+dans ce cas) emmenait toujours sa cuisinière
+en voyage. Avec cette <i>lady</i>, il passait partout;
+toutes les portes réservées lui étaient ouvertes, et
+il échappait à la compagnie, souvent fort peu
+tolérable, des fumeurs et des chiqueurs américains.
+Quant à la servante, elle suivait son maître,
+comme si elle eût été sa femme: aucune délimitation
+de rang n'existe aux États-Unis.</p>
+
+<p>Je vous ai dit que nous étions à Chicago, qu'on
+nommait naguère <i>la Reine des prairies</i>. C'est la
+merveille de l'Ouest, <i>la Reine des lacs</i>, comme on
+l'appelle encore, car les prairies sont maintenant
+bien loin; c'est la ville qu'il faut voir entre toutes,
+en allant aux États-Unis.</p>
+
+<p>«Ne visitez que deux choses en Amérique,
+disait un homme d'État anglais à son ami qui
+partait pour New-York: les chutes du Niagara<span class="pagenum" id="Page_9">[Pg 9]</span>
+et Chicago.» L'homme d'État avait raison. Si
+les chutes du Niagara sont les plus étonnantes
+du monde, Chicago est aussi la ville la plus
+merveilleuse que les hommes aient jamais bâtie.
+Elle n'avait que 70 habitants en 1830. Il n'y
+avait encore là qu'un fort militaire, édifié contre
+les Indiens, et un poste de traitants, bâti
+par les Astor de New-York, qui y faisaient le
+commerce des fourrures. Aujourd'hui Chicago
+renferme 225,000 habitants, et sa population
+augmente tous les jours. C'est le plus grand marché
+de grains du monde entier, et elle laisse bien
+loin derrière elle Odessa, Trieste, Marseille. C'est
+une des plus belles villes des États-Unis.</p>
+
+<p>L'hôtel où nous sommes descendus, <i>Sherman-house</i>,
+peut loger mille voyageurs. Il est tout construit
+en marbre blanc, en <i>marbre d'Athènes</i>,
+comme disent les Américains. Il y a à Chicago
+plusieurs hôtels de cette importance. Ce n'est
+pas la seule curiosité de la ville. Les <i>élévateurs</i>,
+où l'on prépare mécaniquement les grains qui
+arrivent en chemin de fer et repartent sur des
+navires, méritent aussi d'être vus. Le grain
+est monté, vanné, purifié, classé, pris sur
+les wagons, chargé sur les navires, tout cela
+par le moyen de machines, sans que l'acheteur
+ou le vendeur s'en soient le moins du<span class="pagenum" id="Page_10">[Pg 10]</span>
+monde occupés, et qu'ils aient même vu leur
+marchandise.</p>
+
+<p>La prise d'eau potable, sur le lac Michigan, est
+encore une des merveilles de cette cité, et ce tunnel
+<i>sous-lacustre</i>, de 2 milles de long, est plus
+curieux encore que celui de Londres sous la Tamise.
+Vous n'êtes pas aussi sans vous rappeler
+les miracles que l'architecture a faits ici, en élevant
+les maisons de plusieurs mètres au-dessus
+de leur niveau naturel, quand il a fallu exhausser
+le plan primitif de la ville. On soutenait aux
+quatre angles les édifices par des crics ou des vis
+de calage, puis on disposait une rangée de ces
+appareils sur toute la longueur et la largeur des
+constructions. On tournait la manivelle et en quelques
+jours tout était dit. Les habitants n'avaient
+pas même quitté leur maison. Voilà un système
+qui mérite d'être recommandé à M. Haussmann,
+et dont vous pouvez voir le plan au palais de l'Exposition.
+«Donnez-moi un levier, disait Archimède,
+et je soulèverai le monde.» Le levier, ici,
+c'est le cric et la vis, cousins germains du levier,
+et mécanismes si vigoureux, parce qu'ils vont
+lentement. Ce que l'on gagne en force, on le perd
+en vitesse: vous connaissez ce principe de mécanique
+qu'on nous a enseigné au lycée.</p>
+
+<p>Chicago est situé sur le lac Michigan, comme<span class="pagenum" id="Page_11">[Pg 11]</span>
+Marseille sur la Méditerranée. De sa mer intérieure,
+et par les canaux de l'Érié ou de Weeland,
+Chicago peut envoyer des navires jusque sur
+l'Atlantique <i>sans rompre charge</i>, c'est-à-dire sans
+transbordement. Ils descendent le Saint-Laurent
+après avoir franchi les canaux et les lacs. On cite
+des navires qui sont ainsi allés du lac Michigan à
+Liverpool, et <i>vice versa</i>. Non contents de cela, les
+Américains parlent de jeter un canal entre Chicago
+et New-York: il n'y a rien d'impossible pour ce
+peuple.</p>
+
+<p>Outre les grains (blé, maïs, avoine, etc.), que
+les vastes plaines qu'arrose le Mississipi envoient
+à Chicago par les dix-sept chemins de fer qui
+rayonnent sur cette ville, elle exporte aussi du
+plomb provenant des grandes fonderies du Wisconsin
+et de l'Illinois, du charbon, que déversent toutes
+les houillères environnantes, du bois fourni en
+quantités considérables par les forêts voisines, et
+débité en planches et en <i>maisons.</i> Les villes qui se
+forment si rapidement tous les jours aux États-Unis
+adressent toutes leurs commandes à Chicago.
+Chicago expédie aussi des peaux, des fourrures et
+du bétail en quantité. Elle fait concurrence à Cincinnati,
+et lui dispute le surnom de <i>Porcopolis</i>, ou
+la ville des porcs.</p>
+
+<p>Rassurez-vous, on ne rencontre nulle part dans<span class="pagenum" id="Page_12">[Pg 12]</span>
+les rues ces intéressants animaux. Pas plus que
+les grains, ils n'y gênent la circulation.</p>
+
+<p>Comme à Cincinnati, le porc, engraissé à la campagne,
+est découpé mécaniquement à la ville en
+jambons et en lard; on tire aussi parti des <i>brosses</i>.
+Les animaux arrivent à la file par un couloir; une
+trappe s'ouvre, ils y descendent un à un, sont
+étouffés dans une cuve d'eau bouillante; un couteau
+intelligent mû par la vapeur les ouvre, les
+découpe, les divise. Bref, les jambons vont se saler
+d'eux-mêmes et s'empiler dans des tonneaux.
+Quand ils n'ont pas le poids voulu, ils refusent de
+prendre place sur le tas. Vous connaissez la curieuse
+machine de M. Devinck à fabriquer, peser,
+envelopper, entasser les tablettes de chocolat. Cette
+machine a fait la joie des visiteurs à toutes les expositions.</p>
+
+<p>Eh bien, à Porcopolis, on fabrique, on pèse et
+on entasse de même les jambons. Reconnaissez
+avec moi que cette machine manque à notre grand
+concours du champ de Mars.</p>
+
+<p>Un conférencier, un <i>lecturer</i>, comme on les
+nomme ici, parce qu'ils lisent volontiers leur conférence,—c'est
+le moyen de ne pas rester court,—un
+conférencier développait un jour devant les
+Chicagois toutes les merveilles de leur ville. Quand
+il fut arrivé à l'article porcs, il supputa, comme<span class="pagenum" id="Page_13">[Pg 13]</span>
+un véritable économiste américain qu'il était, la
+quantité de maïs exigé pour l'engrais de ces braves
+bêtes, et le nombre de jambons que donnait chaque
+porc. De ces jambons on envoyait telle quantité en
+Angleterre. «C'est donc, s'écria-t-il, comme si
+une flotte de tant de navires, chargés de maïs, descendait
+le Saint-Laurent, et comme si une armée de
+tant de cochons passait l'Atlantique à la nage, et
+allait s'arrêter à Londres!» Il fut couvert d'applaudissements.</p>
+
+<p>Par où saurais-je mieux finir ces quelques lignes
+sur Chicago?</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_14">[Pg 14]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="II">II</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LE MISSOURI.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Omaha, sur le Missouri, 1<sup>er</sup> octobre.
+</p>
+
+<p>Avant que le Grand-Ouest ouvre devant moi ses
+mystérieuses plaines, je fais une seconde station,
+et je vous adresse un souvenir d'Omaha, sur la
+rive droite du Missouri. En deçà du fleuve, ou de la
+rivière si vous voulez,—car le Mississipi reçoit, au-dessous
+de Saint-Louis, les eaux du Missouri, d'un
+cours beaucoup plus étendu que le sien,—en deçà
+du fleuve, c'est la civilisation, la vie avec les usages
+européens; au delà c'est l'inconnu, la vie nomade;
+on entre dans le pays des Peaux-Rouges, dans le
+<i>Far-West</i> ou Extrême-Ouest, dont les limites reculent
+chaque jour devant la marche toujours plus
+rapide du pionnier.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_15">[Pg 15]</span></p>
+
+<p>Déjà le Missouri ne marque plus la ligne où
+commence le désert américain. Omaha, sur la rive
+droite, est une jolie ville, agréablement située sur
+les coteaux qui jalonnent les bords du Missouri, et
+peuplée de 15,000 habitants. Elle a d'élégantes
+maisons, d'imposants édifices.</p>
+
+<p>C'est en même temps la tête de ligne du chemin
+de fer du Pacifique, qui marche vers les Montagnes-Rocheuses,
+qu'il atteint en ce moment. La voie
+ferrée entre ensuite dans le pays des Mormons,
+dans ce que Humboldt et Frémont ont appelé le
+grand bassin ou bassin intérieur, parce que les
+eaux n'y ont aucun écoulement vers l'Océan, mais
+au contraire vers des lacs salés ou mers intérieures.
+Cependant un autre railway, parti de Sacramento,
+en Californie, traverse l'État de Nevada, aux mines
+d'argent si fécondes, et de là s'avance vers le premier
+tronçon. Dans trois ans, deux ans peut-être,
+un ruban de fer continu joindra les deux océans,
+l'Atlantique au Pacifique. Omaha a profité la première
+des bénéfices de ce chemin de fer. Elle avait
+3,000 habitants en 1862, quand ce grand travail
+fut décidé: elle en a aujourd'hui 15,000.</p>
+
+<p>Nous sommes venus de Chicago à Omaha en <i>railroad</i>,
+traversant les plaines fertiles de l'Illinois,
+l'État où est né Lincoln, et celles de l'Iowa, naguère
+encore parcourues par les trappeurs du Canada,<span class="pagenum" id="Page_16">[Pg 16]</span>
+aujourd'hui définitivement occupées par les fermiers
+américains. Les richesses souterraines s'ajoutent
+ici à celles du sol, et le long de la route
+nous rencontrons plusieurs mines de charbon activement
+exploitées.</p>
+
+<p>En vingt-quatre heures, nous avons franchi les
+500 milles qui nous séparaient d'Omaha. La nuit,
+nous avons dormi de notre meilleur sommeil de
+voyageurs dans les <i>sleeping cars</i>. Un nouveau compagnon
+est venu se joindre à nous, c'est M. Whitney,
+commissaire du Colorado à l'Exposition universelle
+du champ de Mars, d'où il rapporte la
+médaille d'or. Le grand prix a été donné aux minerais
+de ce riche territoire. M. Whitney sera notre
+guide sur les mines d'or et d'argent du Colorado.</p>
+
+<p>Notre wagon ne renferme guère que des émigrants,
+des colons, des pionniers, des hommes du
+<i>Far-West</i>, comme on les nomme. Nous différons de
+tout ce monde par la tenue, les habitudes, le langage,
+le type même. En voyage, l'Américain cause
+volontiers. On nous demande qui nous sommes,
+où nous allons. M. Whitney parle tout bas du colonel
+Heine comme du pape des Mormons, Brigham
+Young; nous sommes, lui et moi, des néophytes
+de la nouvelle église, des <i>Saints du dernier jour</i>
+récemment convertis. Aussitôt la nouvelle se répand
+de bouche en bouche. Les dames regardent<span class="pagenum" id="Page_17">[Pg 17]</span>
+d'un œil satisfait le grand pontife du lac Salé, ce
+mari de trente-deux femmes, et quelques-unes
+semblent désirer de faire route avec lui. Un fermier
+du Kansas, qui retourne dans son pays, présente
+son calepin au colonel, au faux Brigham Young,
+pour qu'il y inscrive son nom; mais le prophète
+décline cet honneur pour ne pas faire de jaloux.
+S'il satisfaisait à une seule de ces demandes, il
+lui faudrait le faire à toutes, et ce serait vraiment
+trop d'autographes à délivrer.</p>
+
+<p>Une jeune demoiselle s'approche de moi, et familièrement
+entame la conversation:</p>
+
+<p>—Votre ami est-il bien le pape des Mormons?</p>
+
+<p>—Il l'est en effet: Brigham Young ne ment
+jamais.</p>
+
+<p>—Il doit être bien heureux d'avoir tant de
+femmes!</p>
+
+<p>—On n'en a jamais trop. Chez l'une on trouve
+ce qui manque à l'autre.</p>
+
+<p>—Il est bien poli et bien civilisé.</p>
+
+<p>—Croyez-vous que les Mormons soient des
+ogres? La polygamie ne peut qu'adoucir les mœurs.</p>
+
+<p>—Où allez-vous?</p>
+
+<p>—Dans le Colorado, visiter les mines d'or et
+d'argent, et, chemin faisant, faire quelques prosélytes.
+Serons-nous arrêtés par les Indiens?</p>
+
+<p>—Je ne le crois pas. Je vais aussi dans le Colorado<span class="pagenum" id="Page_18">[Pg 18]</span>
+trouver mon frère qui est à Denver. On dit
+que les Indiens ont récemment arrêté la diligence;
+mais j'espère qu'il n'en sera pas de même cette
+fois, et que nous ne serons pas scalpés.</p>
+
+<p>Le calme, le courage de cette femme étaient faits
+pour donner du cœur aux plus timides, et je pensais
+que décidément j'avais eu raison de faire
+quelques étapes vers le Grand-Ouest, de tâter le
+terrain devant moi. Plus que jamais je dis: En
+avant, <i>Go ahead!</i></p>
+
+<p>En passant de l'État d'Illinois dans celui
+d'Iowa, nous avons franchi le Mississipi sur un
+long pont de bois aux poutres branlantes. Du Mississipi
+au Missouri, nous avons couru sur un
+double ruban de fer en ligne droite, dont les deux
+extrémités semblaient se rejoindre à l'horizon. Les
+terrassiers, au milieu de ces vastes plaines, n'avaient
+pas eu beaucoup à faire pour dresser le sol
+de la voie.</p>
+
+<p>Council-Bluffs était notre dernière station sur
+la rive gauche du Missouri. La localité doit le nom
+qu'elle porte à ce que les Indiens furent rencontrés
+en cet endroit, tenant conseil, par les deux grands
+explorateurs Lewis et Clarke, qui, les premiers,
+remontèrent le Missouri au commencement de ce
+siècle.</p>
+
+<p>A Council-Bluffs, un omnibus nous mène sur le<span class="pagenum" id="Page_19">[Pg 19]</span>
+bord du Missouri, et là un bac à vapeur reçoit à
+la fois les voyageurs et les véhicules et les dépose
+sur l'autre rive.</p>
+
+<p>Le fleuve est large; mais les eaux en sont basses,
+boueuses, jaunes comme celles du Tibre, le <i>flavum
+Tiberim</i> qu'a chanté Horace: Les <i>bluffs</i> ou monticules
+d'argile et de grès tendres, qui limitent l'une
+et l'autre rive, sont peu à peu entamés par le courant,
+et descendent insensiblement dans la rivière.
+Les arbres qui couronnent les bluffs tombent avec
+eux, et le cours d'eau est souvent barré par ces
+radeaux naturels, qui créent un grand obstacle à
+la navigation, car ils sont, la plupart du temps,
+cachés au fond du fleuve. Sur le Mississipi, le
+phénomène a lieu sur une échelle encore plus
+vaste; il y a non-seulement des radeaux, mais encore
+des îles flottantes. Vous savez que certains
+géologues ont invoqué ce fait pour expliquer les
+dépôts de charbon fossile, et qu'ils citent volontiers
+les forêts charriées par le Mississipi et déposées
+vers son delta, entassées là dans le limon
+du fleuve, comme un phénomène qui peut rendre
+compte des sédiments houillers. C'est une
+bonne route que suit souvent la géologie en tentant
+d'expliquer par les causes actuelles les phénomènes
+du passé, mais ce n'est pas le cas de prolonger
+ici une discussion qui nous entraînerait<span class="pagenum" id="Page_20">[Pg 20]</span>
+trop loin; je reviens à mes moutons, ou, si vous
+voulez, à Omaha.</p>
+
+<p>Longtemps on n'a employé ici pour tous les
+usages domestiques que les eaux boueuses du
+fleuve. On cite des voyageurs de passage qui se
+fâchaient tout rouge, dans les hôtels, en demandant
+qui s'était lavé avant eux dans leur cuvette,
+ou bien si l'habitude était à Omaha de verser
+l'eau sale dans le pot à eau. D'autres, allant au
+bain, marmottaient entre leurs dents, en sortant
+de là, le vers que Martial décocha à un garçon des
+Thermes de Rome, en lui payant son pourboire:
+«Où vont se laver ceux qui se sont lavés ici?»</p>
+
+<p>
+Ubi lavantur qui hic lavantur?<br>
+</p>
+
+<p>Aujourd'hui tout est changé: Omaha a de l'eau
+claire, ou filtre celle du Missouri. Le titre oblige
+de tête de ligne du chemin de fer du Pacifique.</p>
+
+<p>C'est une curieuse contrée que le Grand-Ouest
+américain. Les pionniers conquièrent peu à peu
+le terrain sur le Peau-Rouge, et Omaha ne doit son
+nom qu'aux Indiens de la tribu des Omahas, qui
+naguère encore campaient aux lieux mêmes où
+s'est élevée cette ville. Où sont aujourd'hui les
+Omahas? Cantonnés dans quelque <i>réserve</i> que leur
+ont imposée les blancs. Là ils meurent peu à peu<span class="pagenum" id="Page_21">[Pg 21]</span>
+de la petite vérole, d'ivrognerie provoquée par l'<i>eau
+de feu</i>, le <i>whisky</i>, dont ils abusent, et d'autres maladies
+encore plus déplorables. C'est ainsi que tant
+de tribus ont disparu, et qu'elles disparaîtront
+toutes.</p>
+
+<p>La guerre aussi a largement aidé à l'extermination
+des Peaux-Rouges. Où sont les Hurons, les
+Iroquois, les Natchez, qui avaient étonné nos pères?
+Les Algonquins, qui ne connaissaient pas même
+les limites de leur puissant empire, où et combien
+sont-ils maintenant?</p>
+
+<p>Je n'ai rencontré à Omaha que quelques Paunies,
+ces ennemis acharnés des Sioux. Ils sont aujourd'hui
+cantonnés dans le territoire de Nebraska, au
+voisinage du chemin de fer du Pacifique. Ils viennent
+souvent à Omaha pour acheter des provisions,
+des vêtements. Ils vont flânant par les rues en
+groupes de deux ou trois. Une couverture de laine
+ou une peau de buffle jetée sur le dos compose
+parfois tout leur habillement. Le pantalon, auquel
+se reconnaissent particulièrement les nations civilisées,
+leur semble gênant, et volontiers ils le
+scalpent ou le privent de son siége; il leur paraît
+ainsi plus commode à porter. Aux pieds, ils ont les
+mocassins ou sandales de peau ornées de dessins;
+autour du cou, un collier de perles ou de verroteries;
+dans les cheveux, s'ils ont droit au titre de<span class="pagenum" id="Page_22">[Pg 22]</span>
+chef, une plume d'aigle ou de... poule. Habituellement
+ils portent avec eux le carquois, l'arc et
+les flèches, et souvent le calumet, la pipe au long
+tuyau orné de clous de laiton, et au fourneau de
+terre rouge.</p>
+
+<p>J'ai acheté d'un de ces Indiens son arc, ses
+flèches et son carquois fort élégant, fait de la peau
+d'un jeune buffle. Les pointes des flèches sont en
+fer acéré, triangulaires; elles ne sont pas empoisonnées.
+Le bois est armé à l'autre extrémité de
+barbes de plumes. En plusieurs endroits la trace
+du sang est visible; j'imagine que ce n'est que
+du sang de buffle. La flèche a été retirée de l'animal
+tué à la chasse: c'est une économie bien
+entendue.</p>
+
+<p>Le même Indien a consenti à me vendre son
+collier de perles, dont le dessin est curieux. J'ai
+eu le tout pour 8 dollars (environ 40 francs),
+payés, il est vrai, en <i>green-backs</i> ou papier-monnaie,
+la seule monnaie qui ait cours depuis la
+guerre aux États-Unis, et qui perd en ce moment
+40 p. 100 sur le change en or.</p>
+
+<p>Les Paunies, comme tous les Indiens des prairies,
+ont la figure ovale; les cheveux noirs, longs
+et roides; le nez aquilin, la bouche fine, les extrémités
+des membres délicates; souvent les pommettes
+saillantes, les yeux légèrement bridés. Le<span class="pagenum" id="Page_23">[Pg 23]</span>
+regard est fixe, mélancolique. La peau est bistrée,
+un peu rougeâtre. Il y a là évidemment une race
+spéciale, soit indigène, soit émigrée: c'est la race
+rouge ou cuivrée. Mais ce n'est pas ici le cas d'entamer
+une digression ethnologique. Au reste, qui
+découvrira là-dessus la vérité, et le procès ne sera-t-il
+pas toujours pendant?</p>
+
+<p>Le territoire de Nebraska et celui de Kansas, qui
+le limite au sud, ne sont pas seulement occupés
+par des Indiens soumis, comme les Paunies et les
+Omahas; les indomptables Chayennes, les terribles
+Arrapahoes, les Sioux sanguinaires, ont répandu
+à maintes reprises, et récemment encore, la terreur
+dans ces parages.</p>
+
+<p>Il y a deux mois à peine, quelques employés du
+chemin de fer du Pacifique, qui étaient allés réparer
+le long de la voie les poteaux télégraphiques,
+ont été surpris par une bande d'Indiens et impitoyablement
+massacrés. Une seule des victimes, un
+Anglais, M. W. T..., a survécu. Atteint d'une
+balle, assommé d'un coup de crosse de carabine,
+frappé d'un coup de couteau, il est tombé
+sans connaissance. L'Indien qui l'avait attaqué l'a
+cru mort et l'a scalpé.</p>
+
+<p>En remontant à cheval, le Peau-Rouge a laissé
+tomber son trophée. M. W. T... est revenu à lui,
+il a ramassé son scalp, il est rentré à Omaha, où<span class="pagenum" id="Page_24">[Pg 24]</span>
+ses malheureux compagnons ont été solennellement
+enterrés. Au commencement de septembre,
+nos journaux de Paris ont relaté ce fait; mais on
+avait peine à croire qu'un homme scalpé vivant ait
+pu survivre à celle horrible opération et raconter
+lui-même son martyre. Je croyais à un <i>canard</i>, à
+un <i>humbug</i>. Le fait est certain, et il faut se rendre
+à la réalité: M. W. T... est encore à Omaha. Il
+paraît du reste que ce n'est pas le seul cas d'un
+homme scalpé vivant. La blessure se cicatrise
+vite; toutefois il reste une hideuse tonsure, et l'on
+est obligé de porter perruque: il eût mieux valu
+commencer par là.</p>
+
+<p>Les Peaux-Rouges rebelles ne se sont pas bornés
+dans ce pays à tuer et scalper les blancs; ils ont
+aussi attaqué le train à deux reprises sur le chemin
+de fer du Pacifique, l'ont fait dérailler, ont
+surpris le mécanicien et ses aides.</p>
+
+<p>Les Peaux-Rouges n'aiment pas la civilisation
+qui s'avance au milieu des prairies, et disperse au
+loin le buffle, unique source d'existence de l'enfant
+du désert. Si nous allions être entourés par les
+Indiens dans le train qui va nous mener d'Omaha
+à Julesburg ou dans la diligence qui nous conduira
+de Julesburg à Denver! Il n'importe, <i>never mind!</i>
+il n'est plus temps de reculer. Il nous reste encore
+deux étapes avant d'arriver dans le Colorado, et ces<span class="pagenum" id="Page_25">[Pg 25]</span>
+deux étapes, il faut les faire, coûte que coûte. Ma
+prochaine lettre sera donc datée de Julesburg, sur
+la rivière Plate. C'est en ce moment la dernière
+station du chemin de fer du Pacifique. Je vous
+parlerai, si Dieu veut, de ce chemin de fer, une des
+merveilles de notre temps.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_26">[Pg 26]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="III">III</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LE PAYS DES HAUTES HERBES.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Julesburg, sur la rivière Plate, 2 octobre.
+</p>
+
+<p>Je l'ai enfin parcouru ce chemin de fer du Pacifique,
+ce railroad né d'hier, et qui sera dans quelques
+années la grande artère du monde commercial.
+Je l'ai parcouru sur une longueur de
+380 milles, entre Omaha et Julesburg, entre la tête
+de ligne sur le Missouri et le point qui forme
+maintenant la station extrême vers les Montagnes-Rocheuses.
+Gloire au président-martyr, à
+Lincoln, qui, en 1862, décrétait lui-même la
+voie, de la même plume qui devait plus tard
+signer l'abolition de l'esclavage! Jusque-là l'opposition
+jalouse des États du Sud avait seule
+empêché l'ouverture de ce chemin de fer, auquel<span class="pagenum" id="Page_27">[Pg 27]</span>
+songeaient depuis bien des années les Américains,
+surtout depuis qu'ils avaient fait l'acquisition de
+la Californie en 1848.</p>
+
+<p>La voie a été nivelée par la nature, et tout le
+temps nous avons roulé à travers la prairie, unie
+comme une mer d'alluvions. Les hautes herbes,
+qui, l'été, s'élèvent souvent jusqu'à hauteur
+d'homme, étaient déjà jaunies, et çà et là quelques
+pauvres fleurs élevaient encore leur tête au
+milieu du gazon, dernières gemmes d'un écrin si
+richement garni au printemps.</p>
+
+<p>La voilà donc la prairie chantée par Cooper et
+par Irving, la prairie que tout voyageur brûle de
+voir en Amérique, et où je suis assez heureux pour
+être arrivé sans nul encombre!</p>
+
+<p>Cette nuit, étendu dans une des couchettes du
+<i>sleeping car</i>, qu'on retrouve jusqu'à cette distance,
+je n'ai dormi que d'un œil. J'ai rêvé aux Indiens,
+et il m'a semblé plusieurs fois, quand le train
+<i>stoppait</i>, que c'étaient eux qui arrêtaient la locomotive.</p>
+
+<p>Un moment le colonel m'a hêlé pour me montrer
+la prairie en feu; j'ai cru à une fausse alerte
+et j'ai mis la main sur mon revolver. Le feu s'étendait
+sur un immense espace et se reflétait jusque
+dans le ciel.</p>
+
+<p>Un passant, un Indien, avait allumé la première<span class="pagenum" id="Page_28">[Pg 28]</span>
+gerbe par hasard ou le voulant, peut-être aussi
+une étincelle échappée de la locomotive. La flamme
+avait gagné de proche en proche à travers le gazon
+desséché.</p>
+
+<p>D'énormes taches noires marquent, pendant
+tout l'automne, les points qui ont été ainsi brûlés.
+Au printemps, l'herbe y repousse et plus drue et
+plus haute.</p>
+
+<p>Les stations que nous traversons ont un nom,
+mais pour la plupart n'ont pas encore d'habitants.</p>
+
+<p>Alors que chez nous nous ne lançons le chemin
+de fer que vers des localités populeuses, ici les
+Américains, agissant d'une façon inverse, ont jeté
+le railroad à travers la prairie déserte pour y
+appeler plus tôt le colon.</p>
+
+<p>Lisons les noms de ces germes de villes futures,
+de ces embryons de cités qui seront si grandes dans
+l'avenir. C'est, à partir d'Omaha, Frémont, dédiée
+au célèbre explorateur qui, l'un des premiers, a
+parcouru le grand territoire américain de l'Atlantique
+au Pacifique; Columbus, justice tardive rendue
+à Colomb; Kearney, près le fort de ce nom,
+la station chérie du buffle ou plutôt du bison, le
+bœuf sauvage des prairies. Plus loin est Plum-Creek,
+dont le nom réveille de tristes souvenirs
+chez les coureurs des plaines; c'est là que les<span class="pagenum" id="Page_29">[Pg 29]</span>
+Indiens ont commis récemment le plus de déprédations,
+c'est là qu'ils ont tué et scalpé, il y a
+deux mois, les personnes que je vous citais dans
+ma précédente lettre.</p>
+
+<p>North-Plate, près le fort Mac-Pherson, est une
+station importante. Là, la rivière Plate ou de la
+Nebraska, que nous avons suivie depuis Omaha, se
+divise en deux branches: la Plate du Nord, qui
+vient du fort Laramie; la Plate du Sud, qui descend
+de Denver, la métropole du Colorado.</p>
+
+<p>De North-Plate à Julesburg, nous côtoyons la Plate
+du Sud. A North-Plate, le matin, nous avons traversé
+la rivière sur un magnifique pont de bois.
+L'air est pur, transparent, le ciel bleu, sans aucun
+nuage. On me dit que c'est le temps dont nous
+allons jouir pendant un mois: heureuse aubaine
+pour un Parisien qui voit si rarement le soleil. Il
+est vrai que nous avons le gaz là-bas, et que nous
+pouvons lui donner le nom que les Indiens donnent
+à la lune: le soleil de la nuit. Dans les prairies,
+le gaz est encore inconnu; mais on a le soleil le
+jour et la lune la nuit, quand c'est son heure de se
+montrer.</p>
+
+<p>Je vous disais que d'Omaha à Julesburg nous
+avions côtoyé la Plate. C'est sur la rive gauche que
+se tient la voie; elle eût pu tout aussi bien choisir la
+droite, car la prairie est naturellement nivelée de<span class="pagenum" id="Page_30">[Pg 30]</span>
+part et d'autre, et la Plate, aux rives basses, au
+lit large et peu profond, mérite bien le nom qu'on
+lui a donné.</p>
+
+<p>J'écris ce nom comme on l'écrit en français et à
+dessein. Les Américains l'ont toujours écrit avec
+deux <i>t</i>. Ce n'est pas là la bonne orthographe. Le
+pays est plein de noms français, imposés par nos
+anciens trappeurs, Canadiens ou Louisianais, qui
+les premiers ont couru et courent encore les prairies,
+du sud au nord, de l'est à l'ouest, chassant
+le buffle, tendant des <i>trappes</i> au castor, et faisant le
+commerce d'échange avec les Indiens, la <i>traite</i>,
+d'où le nom de traitants que l'on donne encore à
+ces coureurs des grandes plaines. Ils ont baptisé
+bien d'autres endroits que la Plate. La prairie du
+Chien, la rivière des Moines, dans l'Iowa; les Mauvaises-Terres,
+dans le Nebraska; le fort, le pic, la
+rivière Laramie, dans le Dakota; le ruisseau de
+Bijou, de Cache-à-la-Poudre, la Fontaine-qui-Bout,
+la passe de la Porte, dans le Colorado, sont des
+noms français, respectés par les Américains, et
+que vous trouverez sur toutes les cartes. Le mot
+lui-même de prairies, que l'on donne aux grandes
+plaines du <i>Far-West</i>, a été emprunté à notre langue.
+De même pour les noms de beaucoup de tribus
+indiennes: les Brûlés, les Gros-Ventres, les Pieds-Noirs,
+les Corbeaux, les Têtes-Plates, les Nez-Percés,<span class="pagenum" id="Page_31">[Pg 31]</span>
+les Cœurs-d'Alène, les Sans-Arcs, les Serpents,
+les Chiens, d'où l'on a fait les Chayennes, les Santés,
+etc., tous ces noms sont d'origine française,
+et ont été acceptés par tous les géographes américains.</p>
+
+<p>De toute notre ancienne domination dans ces
+parages, c'est là tout ce qui reste. Les Louisianais,
+les Canadiens, continuent leur métier de trappeurs
+et de traitants, mais ceux-ci sont passés sous la
+domination anglaise, ceux-là sont devenus des
+citoyens américains.</p>
+
+<p>La France n'envoie plus de colons dans les prairies;
+elle a perdu toutes ses possessions en Amérique
+depuis le règne honteux de Louis XV. Seule,
+sa langue s'y est conservée, avec un certain
+nombre d'archaïsmes qui raviraient tous nos vieux
+maîtres.</p>
+
+<p>Le voyage en chemin de fer est trop rapide
+quand on parcourt des pays accidentés; alors le
+touriste maudit la vitesse du train, et préférerait
+volontiers les anciennes diligences, où l'on allait à
+l'aise, et où le paysage ne se déroulait que peu à
+peu. Dans les prairies, le paysage étant toujours
+le même et le sol horizontal, le voyage en chemin
+de fer est celui qui convient le mieux. En quelques
+heures, de North-Place à Julesburg, toutes
+les graminées naturelles, familles, espèces, variétés,<span class="pagenum" id="Page_32">[Pg 32]</span>
+nous passent sous les yeux; puis les plantes
+odorantes du désert, la sauge, l'artémise, l'immortelle,
+avec quelques cactus nains. Les arbres sont
+rares, et c'est à peine si, le long des cours d'eau,
+on rencontre quelques peupliers, dont une espèce,
+le peuplier du Canada (<i>populus monilifera</i>), porte
+ici le nom de cotonnier ou cotton-wood, sans doute
+parce que les feuilles sont recouvertes en dessous
+d'un blanc duvet cotonneux. Le <i>cotton-wood</i> est
+l'arbre aimé du coureur des plaines, c'est celui qu'il
+salue toujours volontiers, car c'est l'arbre qui
+annonce l'eau, comme le palmier dans les oasis
+africaines.</p>
+
+<p>Le long des ruisseaux des bouquets de coudriers
+se mêlent aux cotonniers, et ce bois est précieux
+pour allumer le feu dans les campements du soir,
+quand on traverse la prairie en caravane.</p>
+
+<p>La faune du grand désert américain n'est pas
+plus variée que la flore. C'est partout le buffle ou
+bison, le bœuf énorme à grosse tête, à épaisse
+toison. L'Indien chasse le buffle pour en manger
+la chair et en tanner la peau. La dépouille de l'animal
+ou <i>robe</i> sert de paletot et de couverture au
+Peau-Rouge, et forme le principal objet de son
+commerce avec les blancs. La peau de buffle tannée
+s'emploie à couvrir la tente; la chair, étirée
+en lanières, en bretelles, desséchée au soleil, se<span class="pagenum" id="Page_33">[Pg 33]</span>
+conserve indéfiniment. La langue, fumée, est un
+morceau délicat, le seul que mangent volontiers
+les blancs.</p>
+
+<p>Avec les cornes du buffle, l'Indien fait des cuillers,
+des poires à poudre; avec les os, des grattoirs
+pour racler les peaux qu'il tanne avec la cervelle de
+l'animal; avec les tendons des muscles, des cordes,
+un revêtement pour son arc, et avec la gélatine
+contenue dans les sabots, une glu pour retenir les
+pointes de ses flèches. L'Indien trouve donc tout
+dans le buffle, à commencer par la plus grande de
+ses distractions, la chasse. Aussi le suit-il dans
+toutes ses migrations, et un dicton des prairies
+est-il le suivant: Là où est le buffle, là est l'Indien.
+A son tour, le Peau-Rouge ajoute qu'une tradition
+a cours parmi toutes les tribus, c'est qu'il n'y aura
+plus d'Indiens le jour où il n'y aura plus de buffles.
+Là comme en tant d'autres lieux, l'homme primitif
+disparaîtra en même temps que l'animal primitif.
+Voilà pourquoi le Peau-Rouge est si rebelle
+à la civilisation, qui, en s'introduisant dans les prairies,
+disperse au loin le buffle et le fait peu à peu
+disparaître.</p>
+
+<p>Les castors qui, le long des cours d'eau, disposent
+leurs digues savantes; les chiens de prairies,
+tenant de la marmotte, du lapin et de l'écureuil, et
+qui vivent en république dans des villes souterraines<span class="pagenum" id="Page_34">[Pg 34]</span>
+occupant d'immenses espaces, sont avec le
+buffle les principaux animaux des grandes plaines.
+Il faut y ajouter le loup de prairies ou coyote, un
+carnassier toujours affamé, et l'antilope gracieuse,
+dont les troupeaux passent rapides comme le vent.
+L'antilope, comme le buffle, vit des graminées du
+désert; le gazon ne manque nulle part, et la prairie
+a été nommée à bon droit le paradis terrestre
+des bestiaux.</p>
+
+<p>Quand on arrive près des montagnes, la faune
+change ou plutôt s'augmente de familles nouvelles.
+Là, le cerf, l'élan, le daim, l'ours, le chat sauvage,
+fournissent au chasseur déterminé de quoi exercer
+son tir.</p>
+
+<p>Cette digression sur la zoologie et la botanique
+du Grand-Ouest m'a éloigné de Julesburg. J'y reviens.
+Cette ville improvisée est en ce moment la
+dernière station du chemin de fer du Pacifique,
+titre qu'elle va bientôt céder à Chayennes, où la
+voie ne va pas tarder d'arriver, à 140 milles plus
+à l'ouest. Ici la voie ferrée marche vite. D'abord le
+terrain n'appartient à personne, puis la nature a
+pris soin de le niveler ou de le disposer en pente
+douce, mieux qu'aurait pu faire le plus habile des
+ingénieurs. La rampe est graduellement ménagée
+du Missouri aux Montagnes-Rocheuses, et l'on pose
+jusqu'à plusieurs kilomètres de rails par jour.<span class="pagenum" id="Page_35">[Pg 35]</span>
+Tout le monde marche à l'ouest avec la voie; les
+habitants eux-mêmes de Julesburg abandonnent
+peu à peu cette ville pour Chayennes.</p>
+
+<p>Tout à l'heure, c'était le chemin de fer qui s'avançait
+là où il n'y avait pas de villes; maintenant
+ce sont les villes qui, précédant la voie ferrée, s'établissent
+au milieu du désert et disent au railway:
+Viens à nous! La marche mystérieuse de l'humanité
+qui, depuis les premiers temps de l'histoire,
+s'est faite toujours à l'ouest, s'est-elle jamais révélée
+d'une façon plus vive, plus saisissante? Oui!
+il y a dans ce grand travail des États-Unis, à l'heure
+où l'on discute sur le percement des isthmes, toute
+une révélation. C'est le ruban de fer qui, à notre
+époque, perce les isthmes; c'est la voie ferrée du
+Pacifique que vont prendre, avant deux ans, ceux
+qui voudront faire le tour du monde en trois mois.
+L'Asie viendra visiter l'Europe et l'Europe l'Asie
+par cette grande voie commerciale, qui passe par
+ce qu'on a si bien nommé le centre de gravité des
+États-Unis.</p>
+
+<p>De Paris on ira au Japon ou en Chine en trente
+ou quarante jours par le plus court chemin. On
+s'écartera peu d'un grand cercle de la sphère terrestre.
+Deux lignes de bateaux à vapeur, une ligne
+de chemin de fer, et tout sera dit. Le Havre ou
+Brest, New-York, San Francisco, seront les grandes<span class="pagenum" id="Page_36">[Pg 36]</span>
+étapes du voyage. Mais, en attendant qu'un pareil
+trajet se fasse, retournons au nôtre, beaucoup plus
+modeste.</p>
+
+<p>Julesburg, où nous sommes arrivés, est défendue
+par le fort Sedgwick. Nous venons de visiter
+le fort, et le colonel Heine y a trouvé plusieurs de
+ses compagnons d'armes, entre autres le général
+Potter, commandant la place. Le général a fait venir
+près de lui sa jeune femme et ses enfants. Il faut
+un certain courage pour s'exiler ainsi au fond du
+désert, mais les femmes américaines ne marchandent
+pas leur dévouement, et de plus ce sont de
+grandes voyageuses.</p>
+
+<p>Autour du fort sont campés quelques Indiens
+Sioux, de la bande des Ogalalas et des Brûlés. On
+voit leurs tentes, de forme conique, se dresser au
+milieu de la prairie. La Nuée-Rouge, la Queue-Bariolée,
+sont venus avec leurs hommes pour traiter
+avec les commissaires de l'Union.</p>
+
+<p>Pacifiques aujourd'hui, ces bandes entonneront
+peut-être de nouveau demain leur terrible chant
+de guerre.</p>
+
+<p>Il y a quelques années, le fort de Sedgwick a été
+entouré par les Chayennes, les Sioux, les Arrapahoes
+liguées contre les blancs, à l'époque de la guerre
+de sécession. Les Peaux-Rouges avaient oublié
+leurs vieilles luttes intestines, pour tourner leurs<span class="pagenum" id="Page_37">[Pg 37]</span>
+efforts contre l'ennemi commun. Des émigrants,
+des pionniers, fuyant épouvantés, s'étaient réfugiés
+dans le fort. Aux alentours, la prairie avait été
+incendiée. Les Indiens, au nombre de plusieurs
+milliers, menaçaient de réduire les assiégés par la
+famine. On ne put repousser les assaillants qu'avec
+le canon et la mitraille.</p>
+
+<p>Mais il me faut quitter Julesburg; j'entends la
+diligence continentale qui arrive, l'<i>overland mail</i>.</p>
+
+<p>Il nous reste, à mes compagnons et à moi, une
+dernière étape à faire, une étape de 190 milles à
+travers le grand désert. Nous emmenons avec nous
+une escorte de six soldats, perchés sur la voiture,
+d'où ils dominent le terrain. Je vous écrirai de
+Denver si nous sommes arrivés sains et saufs, ou
+si, scalpés en route par les Chayennes et les Arrapahoes,
+dont nous allons traverser le territoire,
+nous avons dû aller acheter une perruque pour en
+garnir notre occiput.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_38">[Pg 38]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="IV">IV</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LA DILIGENCE TRANSCONTINENTALE.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Denver, territoire de Colorado, 4 octobre.
+</p>
+
+<p>La fortune seconde l'audace. Nous voici arrivés
+sans mauvaise rencontre au terme des difficultés
+du voyage. Il était temps. Les Sioux, les Arrapahoes,
+les Chayennes, commençaient à me trotter
+par la tête et à me faire perdre le sommeil.</p>
+
+<p>Nous sommes partis de Julesburg le 2 au soir,
+et entrés à Denver hier vers minuit. Trente heures
+de diligence, 190 milles de parcours, voilà l'actif
+et le passif de cette dernière étape.</p>
+
+<p>Le coche qui nous a conduits se nomme l'<i>overland
+mail</i> ou diligence transcontinentale, parce
+qu'il parcourt tout le continent américain de Julesburg,
+sur la Plate, à Sacramento de Californie. Les<span class="pagenum" id="Page_39">[Pg 39]</span>
+lettres et les voyageurs prennent souvent cette
+voie au lieu de prendre la voie de mer et l'isthme
+de Panama.</p>
+
+<p>Avant l'ouverture du chemin de fer du Pacifique,
+la malle de terre allait du Missouri en Californie,
+partant et arrivant à heure fixe, sur un trajet de
+800 lieues. La durée du voyage était de vingt
+jours. Jamais, aux temps anciens de l'histoire,
+les courriers des Césars ou des princes Mogols,
+et de nos jours ceux des empereurs de Russie
+n'avaient parcouru si rapidement d'aussi longues
+distances.</p>
+
+<p>Voulez-vous que je vous fasse la description du
+véhicule qui nous a menés, et qui, nous laissant
+à Denver, a continué sa route vers les Montagnes-Rocheuses,
+le pays des Mormons, l'État de Nevada
+et les placers de l'Eldorado?</p>
+
+<p>Imaginez une façon de coche à la Louis XIV, car
+les voitures américaines n'ont pas changé de forme
+depuis les premiers temps de la colonisation anglo-saxonne.
+A l'intérieur, il y a neuf places, toutes
+égales pour le prix: trois en avant, trois en arrière,
+trois au milieu. Les dames, fussent-elles
+venues les dernières, ont droit aux premières places.
+Aux places du milieu, on n'est soutenu que
+par une bretelle en cuir qui, allant d'un côté à
+l'autre de la voiture, transversalement, vous prend<span class="pagenum" id="Page_40">[Pg 40]</span>
+par le milieu du dos: cela n'est pas tout à fait
+commode.</p>
+
+<p>Des bagages, on en a peu, le moins possible,
+quelquefois pas du tout. La chemise est de flanelle;
+on la porte longtemps. Le faux col, au besoin les
+manchettes, sont en papier; on ne les change que
+de temps à autre. Le mouchoir, et une autre partie
+du vêtement, faut-il la nommer? les chaussettes,
+sont à peu près inconnus du pionnier américain.
+A quoi bon alors s'embarrasser d'une malle?
+Aussi ne dispose-t-on pour les colis que le derrière
+de la voiture, où est un appui à claire-voie sur
+lequel se rabat une toile cirée.</p>
+
+<p>Sur le dessus du véhicule, nous n'avons chargé
+que des soldats bien armés, l'œil au guet, ce qui
+vaut mieux que des bagages.</p>
+
+<p>La diligence est traînée par six chevaux conduits
+à grandes guides, au galop, à travers la prairie,
+unie comme une mer pétrifiée. A côté du postillon
+peuvent monter les voyageurs amis du paysage.</p>
+
+<p>De distance en distance, en moyenne tous les 10
+milles, on relaye.</p>
+
+<p>La plupart des stations, véritables blockhaus,
+sont fortifiées par des ouvrages de terre en <i>adobe</i>,
+briques cuites au soleil. Çà et là s'ouvrent des
+meurtrières.</p>
+
+<p>A l'intérieur des stations il y a aussi quelques<span class="pagenum" id="Page_41">[Pg 41]</span>
+ouvrages retranchés, pour une défense désespérée,
+en cas d'une première défaite. Les Indiens arrivent
+volontiers en nombre pour surprendre les pionniers
+isolés.</p>
+
+<p>Le long de la route est inscrite en traits ineffaçables
+la lutte du blanc contre le Peau-Rouge. Partout,
+des maisons de poste ou des fermes incendiées.
+Entre les années 1864-66, la diligence a
+cessé plusieurs fois de courir. Les stations ont été
+pillées, dévastées, brûlées; les hommes, mis à
+mort, scalpés; les femmes, les enfants, conduits
+en esclavage. Les blancs se sont cruellement vengés.
+Une fois, sur le ruisseau de Sand Creek, dans
+le sud du Colorado, le colonel des volontaires, Chivington,
+a surpris un village de Chayennes et
+d'Arrapahoes. Il a fait charger ses hommes, malgré
+le drapeau blanc hissé par les Indiens. «Souvenez-vous,
+a-t-il dit à ses soldats, de vos femmes et de
+vos enfants massacrés sur la Plate et sur l'Arkansas.»
+Et les volontaires ont chargé sans pitié, ne
+faisant grâce ni à l'âge ni au sexe. On a éventré
+les femmes, brisé contre les pierres la tête des enfants,
+coupé les doigts et les oreilles des morts
+qui portaient des bijoux, scalpé toutes les têtes, et
+commis bien d'autres horreurs que la plume se
+refuse à décrire. Plus d'une centaine d'Indiens
+ont péri. Le colonel, ivre de sa victoire, a partout<span class="pagenum" id="Page_42">[Pg 42]</span>
+célébré ce haut fait d'armes, espérant recevoir les
+étoiles ou épaulettes de général.</p>
+
+<p>Après une sévère et minutieuse enquête, le gouvernement
+de l'Union lui a donné tort et l'a destitué;
+mais les pionniers se sont tous énergiquement
+prononcés en sa faveur. «Encore quelques
+affaires comme celle-là, écrivait un journal du
+Colorado, une par an, et nous serons à jamais délivrés
+de ces coquins de Peaux-Rouges, qui arrêtent
+notre colonisation.»</p>
+
+<p>Le massacre de Chivington (c'est de ce nom que
+l'on appelle généralement la rencontre de Sand
+Creek) a été plusieurs fois l'objet de nos conversations
+dans la diligence qui nous menait à travers
+la prairie. M. Whitney, depuis longtemps fixé dans
+le Colorado, nous a fait connaître tous les détails
+de cette lamentable affaire. Nos autres compagnons
+de voyage: l'inspecteur des messageries continentales,
+un employé de la grande maison de banque
+Wells et Fargo, à laquelle appartient cette vaste
+entreprise, un agent des postes fédérales, nous
+racontent d'autres histoires d'Indiens. C'est le cas
+ou jamais de parler des Peaux-Rouges; nous sommes
+du reste en trop bonne et trop nombreuse
+compagnie pour qu'ils songent à nous arrêter.</p>
+
+<p>Un jour, comme la diligence traversait ces solitudes,
+un homme nu, perché sur une éminence,<span class="pagenum" id="Page_43">[Pg 43]</span>
+faisait des signes au postillon. Celui-ci, croyant
+avoir affaire à un Indien, fouettait ses chevaux de
+plus belle. Un des voyageurs fit observer que ce
+pourrait bien être un blanc. On s'arrêta une minute,
+et l'homme accourut essoufflé. Il venait d'être
+pris par les Indiens, qui l'avaient dépouillé de tous
+ses habits et livré à leurs femmes ou <i>squaws</i>. Celles-ci,
+volontiers cruelles envers les visages pâles, se
+disposaient à faire subir à leur prisonnier, lentement,
+froidement, toutes les tortures qu'elles ont
+imaginées. On arrache les yeux, les ongles, la
+langue au patient; on lui coupe un pied, une
+main; on lui enlève des morceaux de chair; on lui
+déchire la peau; enfin, et c'est là le bouquet, on
+lie le prisonnier par terre et on lui allume du feu
+sur le ventre en dansant autour de lui une ronde
+infernale. Notre pauvre captif allait peu à peu subir
+tous ces genres de tortures, quand il parvint à
+s'échapper. La diligence passait en ce moment et
+le recueillit fort à propos.</p>
+
+<p>Que d'histoires je pourrais vous conter de cette
+espèce! C'est près d'une des stations que nous
+avons traversées, qu'il y a trois ans, de pauvres
+femmes ont été surprises dans une ferme, et emmenées
+prisonnières par les Chayennes. L'une
+d'elles s'est pendue de désespoir, pour échapper
+aux violences qui l'attendaient. L'autre, forcée<span class="pagenum" id="Page_44">[Pg 44]</span>
+d'assouvir les passions du chef qui se l'était adjugée,
+a été condamnée aux services les plus abjects,
+et de plus s'est vue maltraitée, battue par
+les femmes de ce chef. Elle a été séparée de ses enfants,
+hormis d'un qu'elle allaitait encore, et
+presque réduite à mourir de faim. Vendue par
+son maître, elle est passée des mains d'un
+Chayenne à celle d'un Sioux, de celui-ci aux mains
+d'un autre chef. Enfin son premier maître est venu
+demander un jour de la racheter pour la brûler
+vive avec le jeune enfant encore à son sein. Le
+marché heureusement n'a pas été conclu, et après
+un an de ces misères sans nom, la pauvre femme
+a été échangée par ses bourreaux contre des prisonniers
+indiens qu'à leur tour avaient faits les
+blancs. La mère était redevenue libre, mais ses
+pauvres enfants étaient morts. Les petits êtres n'avaient
+pu résister à tous les mauvais traitements
+des Indiens!</p>
+
+<p>Ne croiriez-vous pas entendre un roman, lire
+une page de Cooper ou d'Irving? Eh bien, tout cela
+s'est passé hier, et si vous demandez à Denver, à
+Julesburg, le nom de la malheureuse captive dont
+je viens de vous raconter les souffrances, tout le
+monde vous le dira.</p>
+
+<p>A mesure que la malle s'avance rapide sur la
+route plane et poudreuse ouverte au milieu de la<span class="pagenum" id="Page_45">[Pg 45]</span>
+prairie, et que nous traversons des stations nouvelles,
+tous ces récits qu'on vient de me faire se
+représentent à mon souvenir. Ce n'est pas pour
+moi que j'ai peur, c'est pour ces femmes, c'est
+pour ces jeunes enfants que je rencontre à tous les
+relais. A côté des maisons de poste, des ruines
+d'édifices, des charpentes noircies témoignent de
+pillages et d'incendies récents. Le Peau-Rouge
+n'est pas loin; nous sommes sur son territoire.
+Le Peau-Rouge peut revenir tout à coup.
+N'est-il pas d'ailleurs en guerre ouverte avec les
+blancs? Et néanmoins le pionnier est toujours là;
+souvent il est revenu au même point rebâtir sa
+maison détruite! Quelle force fatale, quelle loi
+mystérieuse pousse ainsi cet homme en avant,
+malgré tous les obstacles? Pionniers du <i>Far-West</i>,
+vous êtes l'avant-garde de la civilisation, vous
+marchez avec le soleil, gloire à vous! Vous n'êtes
+ni des raffinés, ni des lettrés, mais vous êtes des
+hommes utiles, virils, de courageux travailleurs,
+d'énergiques colons. Devant vous disparaît la sauvagerie,
+devant vous le désert se transforme.
+Soldats obscurs du progrès, vous ne laisserez pas
+de nom dans l'histoire, bien que vous ayez fait de
+grandes choses; et néanmoins vous allez toujours
+en avant, obéissant au destin qui vous pousse:
+gloire à vous!</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_46">[Pg 46]</span></p>
+
+<p>Excusez, mon cher ami, ce dithyrambe. Peut-être
+n'est-il pas à sa place dans une lettre; mais
+comment ne pas admirer ces hommes du Grand-Ouest?
+Savez-vous ce qu'on me raconte à l'instant?
+Dans un de ces relais de la diligence continentale
+perdu dans les solitudes, les Indiens se présentent
+un jour et demandent impérieusement à manger.
+Le maître de la station était seul. Il donne à ses
+visiteurs inattendus ce qu'il a de meilleur. Le
+repas fini:</p>
+
+<p>—Maintenant, allume du feu, dit l'un des
+sauvages.</p>
+
+<p>—Pourquoi faire?</p>
+
+<p>—Nous voulons te faire rôtir. Allons pas de
+retards.</p>
+
+<p>L'homme descend à la cave sous prétexte de
+chercher du bois. Les Indiens le suivent. Il tire sur
+l'un d'eux un coup de revolver qui le frappe mortellement.
+Les autres épouvantés hésitent.
+L'homme s'enfuit, se cache aux alentours de sa
+maison, dans les broussailles. Il était nuit; on
+était en hiver; la neige tombait. Les Indiens
+cherchent, ne trouvent rien. Celui qu'on poursuit
+n'ose pas sortir de sa cachette; la neige trahirait
+ses pas. A la fin, les Indiens, fatigués de ne rien
+découvrir, désertent la place. L'homme revient à
+la station et continue d'y servir la poste.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_47">[Pg 47]</span></p>
+
+<p>Au milieu de ces transes quotidiennes, les
+femmes font preuve d'autant de sang-froid que les
+hommes, et manœuvrent bravement comme eux
+la carabine et le revolver. A chaque relais nous
+trouvons ces armes sur les tables, aux coins des
+appartements. N'avais-je pas raison de vous dire
+que ces pionniers du <i>Far-West</i> étaient des gens
+de grand cœur, et comprenez-vous maintenant mon
+dithyrambe?</p>
+
+<p>Je n'ose plus vous parler de nous, ni de nos
+soldats, que nous avons peu à peu laissés dans les
+forts disséminés le long de la route, au fur et à
+mesure que nous nous éloignions davantage des
+points les plus périlleux. Nous avons traversé le
+grand désert américain. Peu à peu la prairie a fait
+place à des champs de sable où les fourmis rouges
+avaient amoncelé d'énormes tas de graviers siliceux,
+leurs pyramides d'Égypte à elles. Çà et là la
+prairie a reparu; quelques pauvres fleurs, dont
+l'éclat allait s'effaçant, brillaient encore au milieu
+des graminées jaunies.</p>
+
+<p>Le temps était chaud, le ciel d'une limpidité
+extrême, et nous avons joui un moment d'un effet
+de mirage. Ce phénomène complétait, au milieu
+de ces solitudes, la ressemblance qu'elles offrent
+sur plus d'un point avec les vastes plaines de
+l'Afrique.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_48">[Pg 48]</span></p>
+
+<p>Nous n'avons pas rencontré d'Indiens hostiles.
+Ai-je besoin de vous le dire, puisque je vous écris
+de Denver avec tous mes cheveux? C'est vraiment
+n'avoir pas de chance; mais qu'y faire? Ainsi l'a
+voulu la fatalité. Les aventures émouvantes seront
+pour une autre fois. «Postillon! postillon!
+arrêtez! voici les Indiens!» On passe une longue-vue
+au postillon. C'étaient des muletiers qui couraient
+après leurs bêtes, qui avaient jugé bon de
+s'éloigner du campement de la nuit. Muletiers et
+bouviers, qui s'en vont en longues caravanes sur la
+route et qui dorment à la belle étoile autour de
+leurs fourgons, sont pour nous des amis. Le postillon
+du désert a continué sans crainte son
+chemin.</p>
+
+<p>Je vous ferai dans ma prochaine lettre le récit de
+la naissance du Colorado, ce territoire inconnu
+hier, populeux et prospère aujourd'hui, et cela
+vaudra mieux que des récits d'attaques de Peaux-Rouges,
+de scalps arrachés aux brigands des prairies.
+Je ne puis pas vous faire de mensonges.
+Chaudron-Noir, l'Antilope-Blanche, l'Homme-qui-marche-sous-terre
+ont refusé, comme autrefois
+Pipelet à Cabrion, de me donner de leurs cheveux,
+et n'ont pas voulu prendre des miens. Triste!
+triste!</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_49">[Pg 49]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="V">V</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LA CITÉ DES PLAINES.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Denver (Colorado), 6 octobre.
+</p>
+
+<p>C'est assez vous parler des Indiens; ils n'ont
+semé ici que la dévastation et la ruine. Parlons
+des blancs, des visages pâles, qui ont produit, qui
+ont créé. Ils ont transformé comme par enchantement
+le désert américain; le pays des herbes
+sauvages, colonisé par eux, s'est changé en fertiles
+campagnes.</p>
+
+<p>Escaladant les Montagnes-Rocheuses pour aller
+en sonder les filons, ils ont planté leur tente jusqu'aux
+dernières hauteurs habitables, porté la civilisation
+à des altitudes qu'elle n'avait pas encore
+atteintes. Vous savez au milieu de quelles luttes<span class="pagenum" id="Page_50">[Pg 50]</span>
+quotidiennes ces merveilleux résultats ont été obtenus.</p>
+
+<p>Denver, la véritable capitale du Colorado, n'existe
+que depuis huit ans; elle a aujourd'hui près de
+8,000 habitants; elle en aurait le double sans la
+guerre de sécession et la guerre avec les Indiens,
+qui ont toutes deux si subitement arrêté l'essor
+des colons vers ce lointain pays.</p>
+
+<p>La ville est bien bâtie; les maisons sont élégantes,
+construites en briques, en pierre ou en
+bois. Denver a des édifices nombreux, un théâtre,
+un hôtel des monnaies, un champ de courses.
+Aux États-Unis il n'y a pas, à proprement parler,
+de petite ville, et Denver possède aussi un collège,
+des écoles, divers journaux.</p>
+
+<p>Je ne parle pas des églises, dont le chiffre dépasse
+déjà la demi-douzaine. M. de Talleyrand
+avait raison quand il disait que, dans l'Amérique
+du Nord, il n'avait trouvé qu'un seul plat et trente-deux
+religions.</p>
+
+<p>Il n'y a pas de cuisiniers dans ce pays, mais tout
+le monde y est un peu révérend.</p>
+
+<p>Denver a des rues larges, bien ouvertes, arrosées,
+plantées d'arbres. Elle est située sur la rivière
+Plate (branche du Sud), de part et d'autre du
+cours d'eau, sur lequel ont été jetés des ponts en
+charpente, comme savent si bien les construire les<span class="pagenum" id="Page_51">[Pg 51]</span>
+Américains. Partout sont des magasins, des maisons
+de banque, des hôtels, des buvettes. Volontiers,
+comme dans toute l'Union, on prend plusieurs
+fois par jour le verre sacramentel de
+whisky, ou quelqu'un de ces breuvages composites
+et glacés, que l'Exposition de 1867 à révélés
+aux Parisiens. A son tour, un Français a monté
+ici un café et un restaurant, et représente dignement,
+au pied des Montagnes-Rocheuses, la cuisine
+de notre pays. Il a aussi tous les vins de
+France, et les Américains connaissent bien la route
+de cette maison.</p>
+
+<p>Le mouvement et la vie sont partout; on ne
+se croirait pas au fond des prairies, à 2,000
+milles de New-York. Partout se croisent les voitures
+rapides, ou les lourds fourgons chargés des denrées
+de l'Est, et prêts à partir pour les cités minières.
+De celles-ci, il ne vient encore que des
+lingots d'or et d'argent, marchandises précieuses,
+mais qui tiennent fort peu de place.</p>
+
+<p>Des montagnes ou de la prairie, on rapporte
+des peaux, des fourrures, dont Denver fait un assez
+grand commerce.</p>
+
+<p>Des centres agricoles partent des produits plus
+encombrants, mais non moins utiles. Le pays se
+suffit déjà pour le blé, la farine, les pommes de
+terre, qui sont de première qualité.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_52">[Pg 52]</span></p>
+
+<p>Les produits de jardinage sont aussi de la plus
+belle venue et de dimensions formidables. On ne
+peut encore citer que la Californie qui ait fourni
+des échantillons analogues à ceux du Colorado. Il
+est vrai que la terre est vierge et ne demande ici
+qu'à produire.</p>
+
+<p>Si je ne craignais que vous ne me missiez en demeure
+de vous fournir la marmite pour le faire
+cuire, je vous dirais que j'ai vu à Denver un chou
+pesant plus de 50 livres, 20 kilogrammes. Et quel
+chou! un chou au cœur serré, aux feuilles tendres
+et frisées, d'un vert tournant au blanc; un
+chou rond, dodu, de formes majestueuses et d'une
+saveur en rapport avec son teint.</p>
+
+<p>Quand on songe qu'il y a sous ces climats privilégiés
+de si bons légumes, et que l'on nous sert
+à Paris des herbages aqueux, fibreux, sans nul
+goût, c'est vraiment le cas d'être tenté d'aller s'approvisionner
+au Colorado. Un jour viendra, n'en
+doutons point, où des tubes souterrains parcourront
+le globe et où, d'un coup de piston, au moyen
+d'une machine pneumatique, on aspirera ses provisions
+de ménage d'un bout à l'autre de l'univers.
+Alors chaque pays ne produira que ce qu'il peut
+produire, et nous en aurons fini avec tous les maraîchers
+parisiens.</p>
+
+<p>Je ne dis pas de mal de cette honorable corporation,<span class="pagenum" id="Page_53">[Pg 53]</span>
+mais je dis que les légumes du Colorado
+et ceux de la Californie, auxquels j'ai également
+goûté, valent mieux que ceux du bassin de la
+Seine, à la latitude de Paris. Voilà tout.</p>
+
+<p>Maintenant je reviens prudemment à Denver,
+pour ne me créer d'affaires avec personne.</p>
+
+<p>Denver n'existait pas en 1859. A cette époque,
+des chercheurs d'or, en quête de placers au pied
+des Montagnes-Rocheuses, quelque part, entre
+Santa-Fé dans le Nouveau-Mexique et le fort Laramie
+dans le Dakota, comme qui dirait entre Lisbonne
+et Berlin, s'arrêtèrent sur la Plate du Sud.
+Ils lavèrent les sables du ruisseau de Cherry, tributaire
+de cette rivière, et, à leur grand étonnement,
+y trouvèrent des paillettes d'or. On est
+toujours un peu étonné lorsqu'on trouve l'or
+pour la première fois, quand même on le chercherait.</p>
+
+<p>La nouvelle de cette heureuse découverte se répandit
+bien vite. Les pionniers, les colons des derniers
+États de l'Ouest, la plupart mécontents de
+leur sort ou croyant l'être, accoururent avec la
+foule des <i>squatters</i>, des désespérés, de tous les
+aventuriers que les États qu'arrosent le Mississipi
+et le Missouri renferment en si grand nombre.
+Ce fut, comme cela avait eu lieu sur d'autres
+points, un désordre sans nom; mais la loi<span class="pagenum" id="Page_54">[Pg 54]</span>
+de Lynch et les comités de vigilance eurent bientôt
+fait justice de tous les voleurs, de tous les
+assassins, et le calme se rétablit pour ainsi dire
+instantanément.</p>
+
+<p>On me raconte ces débuts si agités. C'était le
+temps où, la ville n'existant pas encore, les émigrants
+arrivaient en caravane, et campaient dans
+leurs fourgons, à défaut d'autre abri. Il fallait
+alors plusieurs semaines pour arriver du Mississipi
+au pied des Montagnes-Rocheuses. Aucune diligence,
+aucun chemin de fer ne passait encore par
+là. Des Peaux-Rouges, on n'en rencontrait que trop,
+aux aguets sur la route, et il fallait composer avec
+eux, payer le droit de passage sur leur territoire,
+et au besoin leur disputer sa vie. Cependant
+ils n'étaient pas aussi acharnés qu'ils allaient
+le devenir, en présence de la colonisation du Colorado,
+qui leur enlevait une partie de leurs terres,
+et de la guerre de sécession, qui leur donnait
+l'espoir, en s'unissant, de vaincre l'ennemi commun
+divisé.</p>
+
+<p>Malgré tous ces obstacles, les émigrants arrivaient
+en foule. Des placers nouveaux étaient tous
+les jours découverts. Les mines aurifères en filons,
+les mines de quartz comme on les nomme, parce
+que le quartz ou cristal de roche compacte, dans
+lequel nage l'or, en forme la matière principale,<span class="pagenum" id="Page_55">[Pg 55]</span>
+les mines de quartz aurifère venaient s'ajouter aux
+placers. Des fortunes s'édifiaient du jour au lendemain,
+et se perdaient quelquefois avec la même
+facilité dans le jeu ou la dissipation; mais on ne
+tenait compte que des gagnants, jamais des perdants,
+et le Colorado eut sa fièvre, son <i>excitement</i>,
+comme l'avait eu la Californie, avec ses gîtes inépuisables;
+le lac Supérieur, avec ses mines de
+cuivre; la Nevada, avec ses filons d'argent, la
+<i>Pétrolie</i>, avec ses sources d'huile de pierre. Dans
+ces affaires de colonisation, tout procède aux États-Unis
+par fièvre de mines, et l'on en attend une
+nouvelle à cette heure, car aucune émotion de ce
+genre n'a eu lieu depuis quelques années<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1" class="label">[1]</a> La découverte des mines d'or de Sweet-Water (territoire de
+Wyoming), dans les Montagnes-Rocheuses, et surtout celle des
+mines d'argent de White-Pine (État de Nevada), sont venues successivement,
+dans le courant de l'année 1868, donner raison à ces
+pronostics.</p>
+
+</div>
+
+<p>L'excitation, dans le Colorado, fut portée à son
+comble dès les premiers jours, et tous les banquiers
+de New-York, de Boston, de Philadelphie,
+prêtèrent à l'envi leur argent à ces entreprises
+hasardeuses, quand ils ne purent venir eux-mêmes
+opérer sur les lieux. Au début, il y avait eu un
+moment de doute, d'hésitation. Les <i>Pike's-pikers</i>
+ou les mineurs du pic de Pike (on les appelait ainsi
+en jouant sur les mots, parce que la première découverte<span class="pagenum" id="Page_56">[Pg 56]</span>
+de l'or avait eu lieu, pour ainsi dire, au
+pied du pic de ce nom, un des rares points connus,
+en ce temps-là, dans les Montagnes-Rocheuses),
+les <i>Pike's-pikers</i> furent un instant regardés comme
+des rêveurs, pour ne pas dire plus. J'étais alors en
+Californie (1859), et je me rappelle que l'on y traitait
+sans façon de <i>humbug</i> la découverte de l'or dans
+les plaines de l'Extrême-Ouest. A leur tour, les journaux
+des États de l'Ouest prétendaient que les échantillons
+des <i>Pike's-pikers</i> n'étaient autres que des
+pépites californiennes. A la fin cependant, il fallut
+bien ouvrir les yeux, et l'action fut d'autant plus
+vive qu'il y avait eu un moment de réaction. Tout
+le monde accourut, tout le monde voulut avoir sa
+part de la curée.</p>
+
+<p>Je ne puis songer à de tels faits sans me rappeler
+que c'était pour des raisons analogues qu'en
+France tournaient toutes les têtes au temps de la
+banque de Law. L'économiste écossais, que l'histoire
+n'a pas encore jugé comme il le mérite, était
+d'autant mieux inspiré dans ses projets de colonisation
+des plaines du Mississipi, que ces plaines
+nous appartenaient, et que le pays où l'on vient de
+découvrir l'or et l'argent, le Colorado, inconnu
+hier et qui sera si puissant demain, est précisément
+situé dans ce bassin du Mississipi que Law voulait
+fertiliser. Le grand homme était venu trop tôt. Son<span class="pagenum" id="Page_57">[Pg 57]</span>
+génie avait soupçonné ce qui existait réellement:
+les richesses souterraines inépuisables de ces magnifiques
+contrées; mais l'heure n'avait pas encore
+sonné de leur exploitation, et c'était d'ailleurs
+à un autre peuple que le nôtre que la nature avait
+réservé le soin de féconder ces déserts. Law n'était
+ni un fourbe ni un aventurier; c'était un grand
+économiste, disons mieux, un grand homme éclos
+avant sa date. C'était un type américain, quand
+l'Américain n'était pas encore né.</p>
+
+<p>Le territoire de Colorado, colonisé principalement
+par l'exploitation de l'or, montre bien que
+tous les rêves de Law étaient des réalités. Si les
+mines d'émeraude dont il avait parlé n'existent
+pas ou n'ont pas encore été découvertes le long du
+Mississipi, il n'en est pas moins vrai que les mines
+de plomb dont il avait obtenu la concession, celles
+du Missouri, de l'Illinois, du Wisconsin, font aujourd'hui
+en partie la fortune de ces États, et sont
+les plus productives du monde; il n'en est pas
+moins vrai que les mines d'or du Colorado, par
+leur seule exploitation et en moins de huit ans, ont
+donné naissance à un territoire heureux et prospère,
+où ne seraient point encore accourus les
+pionniers sans l'appât du précieux métal qui a
+été de tout temps l'agent le plus certain des lointaines
+colonisations.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_58">[Pg 58]</span></p>
+
+<p>Au commencement, personne dans le Colorado.
+Le pays n'a pas même de nom. Il fait partie du
+territoire de Kansas, et le nom de Colorado est
+celui d'un fleuve qui descend de l'autre côté des
+Montagnes-Rocheuses pour se jeter dans le golfe de
+Californie. Les Espagnols l'ont ainsi nommé parce
+que ses rives, sur certains points, sont colorées par
+des terres oxydées, ferrugineuses, et que le fleuve
+lui-même en est rouge, <i>colorado</i>.</p>
+
+<p>C'est à peine si quelque rare trappeur, quelque
+traitant, parcourt ces contrées pour chasser les
+bêtes à fourrures, le bison, le castor, l'ours, ou
+faire la troque avec les Indiens. Sur les plateaux
+des montagnes, dans les <i>parcs</i>, comme on les appelle,
+sont campés les Yutes, tribus toujours en
+guerre avec celles des prairies, les Chayennes ou
+les Arrapahoes.</p>
+
+<p>Il faudra des années pour coloniser ces plaines
+désertes. Mais voici qu'un heureux hasard fait découvrir
+à des aventuriers ce que les savants, les
+explorateurs, les géologues, les ingénieurs eux-mêmes,
+qui sont passés à plusieurs reprises dans
+ces parages, n'ont pas encore signalé, des mines
+d'or! Et les colons accourent, et le pays est fondé.
+Là où errait le bison, et le Peau-Rouge sur ses
+traces, naît une ville, puis une autre. Un nouveau
+territoire, et bientôt un nouvel État s'ajoutera à<span class="pagenum" id="Page_59">[Pg 59]</span>
+tous ceux que compte déjà l'Union. Demain une
+étoile de plus brillera sur le drapeau constellé aux
+trois couleurs, une étoile de plus qui ne fera qu'augmenter
+la force du pays, sans nuire en rien à son
+unité. La devise des Américains n'est-elle pas: <i>E
+pluribus unum</i>?</p>
+
+<p>Savez-vous comment fut baptisé Denver au début
+de la colonisation? <i>Auraria</i>, la mine d'or. Depuis,
+ce nom a été changé en celui de Denver, pour faire
+hommage au gouverneur du Kansas.</p>
+
+<p>Quelques récalcitrants (où n'en trouve-t-on pas?)
+ont voulu un moment appeler Denver la <i>Cité des
+plaines</i>, à cause de la position de la ville au milieu
+des prairies. Malgré l'heureux choix de ce nom,
+ils n'ont pas obtenu gain de cause, et Denver est
+resté.</p>
+
+<p>Comme il ne faut pas oublier l'or, on a reporté
+sur la capitale du jeune territoire, sinon le même
+baptême d'Auraria, au moins le titre de <i>Golden
+City</i>, ou la Ville-d'Or. Golden City est une petite
+ville d'un millier d'habitants que j'irai visiter demain,
+et d'où peut-être je vous écrirai. Les capitales
+sont toujours les villes les moins peuplées aux
+États-Unis, contrairement à ce qui a lieu en Europe,
+et cela s'explique dans les États purement démocratiques.</p>
+
+<p>A Golden City est la Chambre des représentants<span class="pagenum" id="Page_60">[Pg 60]</span>
+et des sénateurs, et le siége du gouvernement territorial:
+c'est là tout; tandis qu'à Denver est réellement
+le centre commercial du Colorado.</p>
+
+<p>Il faut dire un mot de la société de ce pays, telle
+qu'elle m'apparaît tout d'abord.</p>
+
+<p>Denver, vous le savez, a été fondée comme sous
+le coup d'une baguette de fée. On a dit que les
+pionniers du <i>Far-West</i> s'en allaient dans les prairies
+avec un rouleau de ficelle dans la poche et une
+douzaine de piquets à la main; qu'arrivés à un
+endroit favorable, ils plantaient leurs piquets en
+terre, délimitant les rues et les maisons avec la
+ficelle, et disant: Ici sera Babylone, Thèbes, Memphis,
+etc. Fort bien, mais Babylone, Thèbes,
+Memphis, surtout celles des États-Unis, il faut les
+peupler. Quels ont donc été, quels sont les habitants
+de Denver, née il y a à peine huit ans?</p>
+
+<p>Rassurez-vous. Ici ce n'a pas été, comme en
+d'autres pays, un mélange de tous les peuples, et
+en grande partie l'écume de toutes les nations. Les
+pionniers seuls des derniers États de l'Ouest sont
+venus. Il y a bien eu, comme je vous le disais,
+quelques troubles au commencement; mais tout
+s'est passé entre Américains et à l'américaine, et
+le calme est bien vite revenu. Les bons ayant été
+tout d'abord en majorité ont dispersé pour toujours
+les méchants. Les pionniers sont arrivés avec leur<span class="pagenum" id="Page_61">[Pg 61]</span>
+famille, leur femme, leurs enfants, et dès le
+premier jour société a été fondée sur des
+bases éternellement durables.</p>
+
+<p>Le confort, les habitudes de la vie intérieure,
+le <i>home</i>, autant chéri de l'Américain que de l'Anglais,
+ont bien vite été retrouvés, rétablis, par les
+pionniers du Colorado, et vous seriez aujourd'hui
+étonné de rencontrer au milieu de ces contrées
+tant d'élégance et de bien-être.</p>
+
+<p>J'ai vu ici des dames qu'envieraient ou que regrettent
+New-York et Boston. Nous avons dîné hier
+chez M. le sénateur Evans, ancien gouverneur du
+Colorado. La société était choisie, pleine d'entrain,
+et l'on a causé comme dans un salon de Paris; disons,
+si vous le voulez, comme dans un salon d'Américains
+des mieux élevés. On a surtout causé de l'Exposition
+internationale du champ de Mars, que
+l'on suit dans tous ces pays avec une curiosité
+émue.</p>
+
+<p>Notre aimable compagnon, M. Whitney, commissaire
+du Colorado à l'Exposition, et qui rapporte
+à son pays d'adoption la médaille d'or, est partout
+acclamé, fêté. C'est pour lui faire accueil que
+M. Evans a réuni à table quelques amis. Les journaux
+célèbrent à l'envi la gloire de l'heureux
+commissaire, et l'on ne parle plus que de l'envoyer
+comme représentant du territoire à Washington.<span class="pagenum" id="Page_62">[Pg 62]</span>
+C'est désormais le <i>representative man</i> du
+Colorado.</p>
+
+<p>J'aime déjà ce jeune pays qui se passionne ainsi
+pour ses affaires. Aussi vous en parlerai-je plus
+au long dans une prochaine lettre, que je daterai
+de Golden City.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_63">[Pg 63]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="VI">VI</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LES FONDATEURS DU COLORADO.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Georgetown, dans les Montagnes-Rocheuses,<br>
+23 octobre.
+</p>
+
+<p>Je vous disais dans ma dernière lettre, datée de
+Denver, 6 octobre, que je vous parlerais plus au
+long du territoire de Colorado, en vous écrivant
+de sa capitale, Golden City.</p>
+
+<p>Ce projet, je n'ai pu le mettre à exécution lors
+de mon passage dans la Ville-d'Or, où je n'arrivai
+qu'assez tard dans la nuit, de retour d'une visite
+aux mines de charbon de Boulder: la nature a tout
+donné à ce riche pays.</p>
+
+<p>Le lendemain nous prîmes dès l'aube la diligence
+qui devait nous conduire sur un des plus
+hauts lieux habités dans les Montagnes-Rocheuses,<span class="pagenum" id="Page_64">[Pg 64]</span>
+à Central City, ville bien nommée pour nous, car
+elle a été en quelque sorte le centre d'où nous
+avons fait rayonner toutes nos explorations.</p>
+
+<p>A cheval dès le matin, nous avons parcouru
+pendant trois semaines toutes les mines, toutes les
+localités alpestres de ce curieux territoire, tantôt
+nous élevant sur les plus hauts sommets, tantôt
+parcourant les vallées les plus profondes. Bernardins
+et bénédictins, s'ils eussent été de la partie,
+auraient été également satisfaits, car si les premiers,
+à l'exemple de leur maître, aimaient les
+vallons, les autres ne dédaignaient pas les collines:</p>
+
+<div class="blockquot">
+
+<p>Bernardus valles, colles Benedictus amabat.</p>
+</div>
+
+<p>J'ai quitté, pendant tout ce temps, la plume
+pour le marteau de mineur, et c'est pourquoi vous
+n'avez plus reçu de mes nouvelles. Je suis descendu
+dans les puits les plus profonds, entré dans
+les galeries sinueuses; j'ai parcouru les placers,
+visité les usines où l'on traite les minerais d'or et
+d'argent, et j'ai rapporté de toutes mes excursions
+l'impression la plus favorable de l'activité et de
+l'intelligence qu'ont développées en tout les pionniers
+du Colorado.</p>
+
+<p>Nous avons fait nos courses à cheval, chevauchant
+entre matin et soir, quelquefois plusieurs
+jours de suite. J'ai retrouvé là les excellentes bêtes<span class="pagenum" id="Page_65">[Pg 65]</span>
+mexicaines que j'avais déjà montées en Californie,
+et qui vont douze heures au trot, au galop, sans
+s'arrêter, sans manger, se contentant d'arracher
+au passage quelques brins de bruyères, quand il y
+en a sur le chemin. Elles veulent aussi boire à
+tous les ruisseaux. Laissons-les étancher leur soif,
+si tel est leur bon plaisir. Les bonnes bêtes! comme
+elles font honneur le soir au repas de l'écurie!
+Infatigables, elles fatiguent cependant le cavalier,
+et je dois vous avouer qu'hier soir, arrivant à
+Georgetown, la ville centrale des mines d'argent,
+comme Central City est celle des mines d'or, je me
+laissai glisser à bas de ma monture en jetant le cri
+du président péruvien Castilla: <i>No puedo mas</i>, Je
+n'en puis plus! Le vieux président tomba ainsi, il
+y a quelques mois, sur la route d'Arequipa, pour
+rendre l'âme et s'en aller dans l'autre monde; je
+tombai comme lui devant l'hôtel de Georgetown,
+mais pour me relever de suite et m'en aller souper
+et dormir.</p>
+
+<p>Nous sommes allés à cheval comme les Castillans
+qui, aujourd'hui encore, ne peuvent parcourir
+la plupart des mines de leur pays que de
+cette façon; mais ne croyez pas qu'ici les routes
+manquent, bien que nous soyons en pays montagneux.
+Partout courent des diligences, du type
+que vous savez; partout sont disposés des relais,<span class="pagenum" id="Page_66">[Pg 66]</span>
+des tables d'hôte, des buvettes. Sur ces chemins
+ouverts un peu par la nature, un peu par les
+hommes, et très-mal entretenus par ceux-ci; sur
+ces chemins, où il est rare de rencontrer un cantonnier,
+et sur lesquels ne veille aucun corps officiel
+des ponts et chaussées, la poussière s'élève en
+épais tourbillons, quand le coche s'avance, rapide,
+au galop de ses six chevaux. On est littéralement
+poudré, aveuglé, dans ce pays surtout, où il ne tombe
+pas une goutte d'eau pendant plus de six mois. Aux
+relais de la diligence, une cuvette et un pot à eau
+vous attendent, avec du savon et une serviette sans fin
+tournant autour d'un rouleau supérieur. Des miroirs,
+des peignes, des brosses sont là; des brosses
+de toute espèce, même la brosse à dents, retenue
+par une longue ficelle, pour que chacun s'en serve
+et que nul ne l'emporte. A Paris, vous allez rire de
+ces usages démocratiques; ici ils sont acceptés de
+tous et sont même les bienvenus, sauf peut-être la
+brosse à dents, qu'on regarde d'un œil soupçonneux.</p>
+
+<p>Que de fois, dans tout le Grand-Ouest, sur
+toutes les routes, sur tous les railroads, j'ai béni
+cette eau bienfaisante et ces instruments de toilette
+si libéralement offerts à tous!</p>
+
+<p>Reportez-vous à ce qu'on endure en été sur
+nos chemins de fer, où certains de ces usages<span class="pagenum" id="Page_67">[Pg 67]</span>
+devraient bien être admis dans les principales
+de nos stations, accordés généreusement, comme
+une chose due, et sans que nul soit obligé de
+payer.</p>
+
+<p>Si la poussière en pays de plaines est ici le plus
+grand ennemi du voyageur, en pays de montagnes
+il y a les cahots de la diligence, dont vous ne pouvez
+vous faire une idée. La voiture roule au grand
+galop aux descentes les plus vertigineuses, sur de
+gros cailloux, sur des blocs de rocher.</p>
+
+<p>Impassible à son poste, l'automédon conduit
+d'une main assurée les six bucéphales qui lui sont
+confiés. On se demande comment il n'est jamais
+jeté hors de son siége: on l'y dirait maintenu par
+des courroies. A l'intérieur, les voyageurs pâtissent,
+moulus, brisés par les cahots. Quelques-uns
+ont le mal de mer, par suite de ce roulis et de ce
+tangage si nouveaux pour eux.</p>
+
+<p>Et néanmoins, ce mode d'aller est général dans
+tous les États-Unis. Je l'ai retrouvé même en Californie.
+On conte qu'il y a quelques années, le grand
+journaliste de New-York, M. Horace Greeley, attendu
+à San-Francisco pour des conférences ou lectures,
+s'y rendait par terre dans la diligence continentale.
+Comme il traversait les cols de la Sierra-Nevada,
+et que la voiture n'allait pas assez vite à
+son gré, il craignit d'arriver en retard. Les affiches<span class="pagenum" id="Page_68">[Pg 68]</span>
+étaient déjà faites et les jours indiqués. Il pria
+donc le postillon de fouetter ses chevaux, et d'aller
+un peu plus vite. «Tenez-vous bien sur votre
+siége, répondit l'homme, et je vous amènerai à
+temps.» Et lâchant les rênes, excitant vigoureusement
+ses bêtes, il lança la voiture au grand galop
+sur une descente en précipice. Le journaliste
+réclamait, criait, tempêtait, n'en pouvait plus.
+«Tenez-vous bien sur votre siége, monsieur
+Greeley, et vous arriverez à temps,» lui cria derechef
+le postillon, l'œil souriant, la bouche
+moqueuse.</p>
+
+<p>M. Greeley arriva en effet à l'heure, et, oubliant
+toute rancune, il récompensa son bourreau en lui
+faisant cadeau d'un vêtement tout neuf. L'histoire
+est restée légendaire parmi les voyageurs du <i>Far-West</i>,
+et le postillon, qui exerce toujours, a fait
+graver sur le boîtier de sa montre sa réponse à
+M. Greeley: «Tenez-vous bien, monsieur Greeley,
+et vous arriverez à temps!» On prétend même
+que cette montre a été donnée en souvenir à ce
+brave homme, sinon par l'impatient journaliste,
+au moins par un voyageur qui avait fait la route
+avec le même postillon, à qui il avait entendu
+raconter cette histoire.</p>
+
+<p>Les moyens de locomotion rapides, assurés, ont
+toujours été regardés par les Américains comme<span class="pagenum" id="Page_69">[Pg 69]</span>
+un des agents les plus certains de leurs vastes
+colonisations.</p>
+
+<p>Vous venez de voir que le Colorado n'a point
+failli à ces idées. Dès les premiers jours de la naissance
+de ce territoire, l'<i>overland-mail</i> est venu à
+lui, changeant sa ligne de parcours à mesure qu'un
+pays nouveau se fondait, et ne réclamant du gouvernement
+fédéral aucun supplément d'indemnité,
+aucun dédommagement.</p>
+
+<p>Chacun se déplace ici avec les affaires, et ne
+reste pas immobile dans le coin qu'il a une fois
+choisi.</p>
+
+<p>Je vous ai déjà parlé assez au long de l'<i>overland-mail</i>.
+La merveille la plus étonnante réalisée par
+les Américains dans la traversée du Grand-Ouest a
+été celle du <i>poney</i>. Ce service est né en Californie
+en 1860, et il a fonctionné jusqu'au jour où une
+ligne télégraphique continue a relié le Pacifique au
+Missouri et de là à l'Atlantique.</p>
+
+<p>On franchissait en six jours, au moyen d'un
+cheval rapide ou poney, la distance de 1,600 milles
+ou 650 lieues qui existait alors entre l'extrême
+limite télégraphique des États atlantiques et celle
+du jeune État du Pacifique. Cheval et cavalier se
+renouvelaient à chaque station, et la bête partait au
+galop, arrêtée quelquefois en chemin par le Peau-Rouge,
+qui guettait le coureur pour le tuer et<span class="pagenum" id="Page_70">[Pg 70]</span>
+voler le cheval. Ce service n'en fit pas moins merveille,
+et ce fut par ce moyen que le 12 novembre
+1860 furent apportées à San-Francisco les dépêches
+d'Europe du 21 octobre, c'est-à-dire datant à peine
+de vingt jours, et la nouvelle de l'élection présidentielle
+du 6 novembre, qui donnait la majorité
+au candidat abolitionniste Lincoln. Aujourd'hui
+le télégraphe a remplacé le poney, et l'on peut
+avoir à San-Francisco une dépêche de Paris avant
+l'heure où elle a été envoyée, grâce à la vitesse
+du fluide électrique et à la différence des méridiens.</p>
+
+<p>Les services des diligences, du poney, du télégraphe,
+semblaient donc avoir préparé comme à
+souhait la colonisation du Colorado, quand les
+pionniers sont venus: il fallait l'homme pour
+achever cette œuvre à laquelle aidaient déjà tant
+d'avantages matériels!</p>
+
+<p>Le pionnier! je ne l'ai jamais vu ni si grand,
+ni si viril, ni si moral. Nous sommes descendus
+à Central-City, dans une des plus honorables
+familles du pays, celle de M. Whiting, agent des
+mines de M. Whitney.</p>
+
+<p>L'hospitalité la plus cordiale nous a été donnée
+par ces braves gens, et l'élégant cottage
+qui les abrite s'est encore embelli pour nous recevoir.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_71">[Pg 71]</span></p>
+
+<p>M. Whiting a auprès de lui sa femme et ses enfants.
+Deux de ses filles sont mariées et vivent sous
+le même toit que leur père, avec toute leur famille.
+Dans cette ruche travailleuse, chacun a son occupation:
+les hommes vont le jour aux affaires, les
+jeunes filles ou les garçons à l'école, les femmes
+soignent la maison. Pas de domestiques, on n'en
+trouverait pas, ou ils coûteraient trop cher, 20
+francs par jour!</p>
+
+<p>Le soir, tout le monde se réunit: on cause, on
+lit, on fait de la musique; les dames travaillent
+à des ouvrages d'aiguille, les enfants mêlent leurs
+jeux bruyants aux distractions plus calmes des
+grands-parents. C'est l'honnête et austère famille
+du pionnier; chacun a planté là ses pénates pour
+jamais, sans aucun esprit de retour.</p>
+
+<p>Que de bons jours mes compagnons et moi
+avons passés dans cette hospitalière demeure!
+que d'agréables souvenirs nous en emportons!
+Jamais le moindre nuage ne s'est levé au milieu
+de toutes ces personnes, d'esprit et de caractère si
+divers. Et ce que je dis pour cette famille pourrait
+s'appliquer à cent autres que j'ai rencontrées
+à Black-Hawk, Nevada, Idaho, Empire, Georgetown,
+etc. Je ne parle pas de la société de Denver,
+dont je vous ai déjà fait le tableau.</p>
+
+<p>M. Whiting et les siens sont venus de l'Illinois,<span class="pagenum" id="Page_72">[Pg 72]</span>
+dès les premiers jours de la découverte de l'or au
+pied des Montagnes-Rocheuses.</p>
+
+<p>Ils avaient une ferme dans cet État, et ils l'ont
+vendue pour venir tenter la fortune plus avant dans
+le <i>Far-West</i>. Ils sont tous venus, hommes, femmes,
+enfants, comprenant bien qu'il n'y avait de pionniers
+et de colons sérieux que ceux qui emportaient
+avec eux tous leurs pénates, comme jadis Énée
+disant adieu à Ilion.</p>
+
+<p>Dans des mines éloignées, dans des vallons déserts,
+j'ai rencontré aussi de ces courageux émigrés.
+Le cottage est au milieu des bois, perdu dans
+la montagne ardue ou dans le vallon sombre. Vous
+entrez: une femme gracieuse vous accueille; le
+mari empressé vous offre un abri sous son toit ou
+une part du repas. Le linge est d'une éclatante
+blancheur; les mets les plus variés, composés souvent
+par des mains délicates, naguère habituées à
+d'autres occupations, ornent la table. Partout des
+meubles élégants, et des habitudes de luxe, de
+confort, qu'on est tout étonné de rencontrer dans
+ces lointains déserts.</p>
+
+<p>Sans doute, le spectacle n'est pas partout le
+même. Je voudrais maintenant vous décrire quelques
+nouveaux types de pionniers, ceux que j'appellerai
+les aventuriers, les coureurs, les enfants
+perdus de la colonisation. Mariés ou célibataires,<span class="pagenum" id="Page_73">[Pg 73]</span>
+ceux-ci forment une bande à part. Je voudrais
+aussi vous dire un mot des mines d'or et d'argent.
+Vous froncez le sourcil. N'ayez crainte; je ne ferai
+pas trop de géologie. Au reste, je réserve cela pour
+une autre lettre. Il ne faut pas traiter deux sujets
+à la fois: <i>non bis in idem</i>, comme dit le latin, qu'on
+parle même dans ces montagnes.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_74">[Pg 74]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="VII">VII</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LES MINEURS DES MONTAGNES-ROCHEUSES.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Central City, dans les Montagnes-Rocheuses,<br>
+25 octobre.<br>
+</p>
+
+<p>Nous voici revenus chez les hôtes aimables dont
+je vous parlais dans ma précédente lettre. Ailleurs
+nous n'avons fait que camper, ici nous avons séjourné
+quelque temps.</p>
+
+<p>Tout le monde a été pour nous d'une bienveillance
+empressée. Vous savez comment nous avons
+été reçus à Denver; à Georgetown, la ville a demandé
+à nous traiter elle-même. Quand nous avons
+fait appeler l'hôtelier pour solder notre note, il
+nous a répondu que c'était le conseil municipal
+qui entendait payer. A Central City, la bande musicale
+nous a reçus, dès le premier soir de notre<span class="pagenum" id="Page_75">[Pg 75]</span>
+arrivée, au son des instruments de cuivre; elle a
+joué tout son répertoire, et de plus, pour faire
+honneur sans doute au Français qui était là, une
+<i>Marseillaise</i>. Il est vrai que celle-ci était tellement
+mitigée, que si on l'eût sonnée de la sorte à nos
+volontaires de 93, ils n'auraient certes point marché
+au feu avec autant d'entrain. Après tout, c'est
+peut-être un effet de climat. Les notes comme les
+idées changent suivant la latitude, et ce qui est la
+<i>Marseillaise</i> au 49<sup>e</sup> parallèle en Europe, peut devenir
+une pastorale au 40<sup>e</sup> en Amérique.</p>
+
+<p>Nous avons dû partout, pour être agréable au
+public, faire des conférences, des <i>lectures</i>, comme
+on dit aux États-Unis, parce que l'orateur a l'habitude
+de lire. Les auditeurs sont venus à nous nombreux,
+avides d'apprendre.</p>
+
+<p>Ici c'est une société qui a mis une salle à notre
+disposition; là c'est un révérend qui nous a gracieusement
+prêté son église, les salons du <i>Mechanic's
+Institute</i> ou de l'Institut des ouvriers
+n'étant pas assez grands pour contenir toute la
+foule.</p>
+
+<p>Le colonel Heine a parlé sur le chemin de fer du
+Pacifique; M. Whitney, sur notre Exposition du
+champ de Mars, et moi j'ai traité devant tous ces
+mineurs la question si palpitante pour eux de l'or
+et de l'argent.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_76">[Pg 76]</span></p>
+
+<p>J'aime ces hommes vigoureux et fiers, qui ne
+demandent leur bien-être qu'à eux-mêmes et ne
+comptent pas sur autrui pour arriver à quelque
+chose. Dans le Colorado, comme dans toute l'Union,
+on pratique la grande maxime anglo-saxonne: <i>Help
+yourself!</i> Aidez-vous vous-mêmes!</p>
+
+<p>Je vous ai déjà parlé des pionniers venus ici avec
+leur famille: on se protége, on se défend mieux
+quand on est plusieurs; mais nombre d'émigrés
+sont arrivés tout seuls et n'en ont pas pour cela
+perdu courage. J'ai rencontré l'autre jour sur les
+mines de Trail-Creek, dans un vallon étroit, caché
+au milieu des bois de sapins et entouré de cimes
+neigeuses, plusieurs de ces intrépides solitaires.
+Un, entre autres, le docteur Howland, de Boston
+(pourquoi ne le nommerai-je pas?) m'a surpris par
+son calme stoïque. D'une excellente famille, ayant
+reçu la meilleure éducation, il a quitté le bistouri
+du chirurgien pour le pic du mineur. Un des premiers,
+il est parti pour les placers du Colorado,
+et il dirige aujourd'hui une mine de quartz aurifère
+et un moulin mécanique à broyer et amalgamer la
+roche.</p>
+
+<p>La première fois que j'ai vu le docteur, il m'a
+montré avec une certaine fierté les beaux échantillons
+qu'il a trouvés lui-même. Sur une planche
+appendue au mur, dans sa cabane, sont quelques<span class="pagenum" id="Page_77">[Pg 77]</span>
+livres de science appliquée: des traités de chimie,
+de métallurgie, d'exploitation des mines, un cours
+de minéralogie. Quelques-uns de ces livres sont
+écrits en français. Il y a, là aussi, souvenir des premières
+études, un Galien dans l'original, en latin.</p>
+
+<p>—Je me distrais par la lecture, m'a dit le docteur.</p>
+
+<p>Et comme je lui demandais si cet exil au fond
+des bois et dans un vallon si triste ne lui était pas
+pénible.</p>
+
+<p>—Je n'aime pas la société, m'a-t-il répondu. Je
+suis bien ici et j'y reste.</p>
+
+<p>—Mais la Bible ne dit-elle pas: Malheur à celui
+qui est seul! <i>Væ soli!</i></p>
+
+<p>—La Bible n'a pas dit cela pour moi.</p>
+
+<p>La localité qu'habite le docteur, déserte maintenant,
+a été naguère plus vivante, plus animée.
+Une série de cabanes en ruines, la plupart bâties
+de troncs d'arbres et de boue, véritables <i>log-houses</i>
+de pauvres pionniers, ont un moment répondu au
+nom retentissant d'Oroville. Les placers se sont
+bien vite épuisés, et, avec eux, ont disparu les espérances
+des chercheurs, qui sont allés, sans se décourager
+aucunement, exercer leurs efforts sur
+d'autres points. Ils n'ont pu, comme Bias, emporter
+leurs maisons sur leurs épaules: Oroville,
+à peine née, est déjà une ville en ruines.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_78">[Pg 78]</span></p>
+
+<p>Quelques rares mineurs, tenaces, infatigables,
+découvreurs obstinés, sont restés avec le docteur
+Howland. Courant la montagne à mesure que la
+vallée leur a fait défaut, ils ont bientôt mis à nu,
+sur les flancs tributaires du Trail-Creek, des veines
+de quartz aurifère. Grâce aux lois libérales qui régissent
+l'exploitation des mines dans toute l'Union,
+ils ont pu s'adjuger sur l'heure, moyennant quelques
+formalités élémentaires, la propriété pleine
+et entière de ces gîtes, sur une certaine longueur
+et une profondeur indéfinie.</p>
+
+<p>Un de ces découvreurs est le Français Chavanne,
+que j'ai deux fois rencontré sur les lieux, toujours
+à l'œuvre, hardi, entreprenant, et donnant pour
+sa part une très-bonne opinion des travailleurs de
+notre pays. Et cependant Chavanne n'est pas content:
+Franc-Comtois, il désire revoir la Comté.</p>
+
+<p>—Ah! monsieur l'ingénieur, me disait-il il y a
+quelques jours, si vous pouviez monter une compagnie
+à Paris pour faire exploiter tous ces filons,
+je vous les donnerais pour rien, et j'irais en France
+revoir mon vieux père. J'ai bien envie de retourner
+au pays.</p>
+
+<p>—Mais, Chavanne, au pays ou ici, il faut toujours
+travailler.</p>
+
+<p>—C'est vrai, monsieur; mais l'Amérique,
+voyez-vous, ce n'est pas la France.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_79">[Pg 79]</span></p>
+
+<p>—Faites donc comme ces Américains qui viennent
+ici sans espoir de retour, et colonisent jusqu'aux
+plateaux les plus élevés des Montagnes-Rocheuses.</p>
+
+<p>—Les Américains sont chez eux; moi, je n'ai
+pas eu de chance. J'avais gagné de l'argent à
+New-York dans l'étamage des glaces; mais le mercure,
+c'est un mauvais métal, et cependant c'est
+ce qui m'a donné l'idée de travailler les mines
+d'or. J'ai gagné beaucoup au commencement. J'ai
+vendu pas mal de filons. A présent les affaires ne
+vont plus, et je voudrais bien placer les mines qui
+me restent. Si vous pouviez monter une compagnie
+à Paris, je vous les donnerais pour rien.</p>
+
+<p>Et ce disant, Chavanne me faisait les honneurs
+de son <i>log-house</i>. Il me montrait, clouée à la muraille,
+la carte du district aurifère de Trail-Creek,
+couverte d'un réseau de filons, réels ou imaginaires,
+découverts par les chercheurs de l'endroit,
+les <i>prospecters</i> comme on les appelle.</p>
+
+<p>Ces coureurs de montagnes, ces chasseurs de
+veines métalliques, qui remettent en mémoire les
+<i>buscones</i> ou <i>cateadores</i> du Pérou et du Chili, les
+<i>gambusinos</i>, les <i>rebuscadores</i> du Mexique, ont eu
+dès les premiers temps, dans le Colorado, d'illustres
+représentants. C'est l'un d'eux, Gregory, ancien
+mineur de l'État aurifère de Georgie, qui a<span class="pagenum" id="Page_80">[Pg 80]</span>
+découvert, à Central City, le fameux filon qui porte
+son nom. C'était au commencement de l'exploitation.
+«Si les ruisseaux aux pieds des Montagnes-Rocheuses
+roulent de l'or, s'était dit Gregory, les
+montagnes doivent en renfermer.» Et il était
+parti, seul, à pied, gravissant les pentes roides des
+vallées où nul n'était entré avant lui. Il portait sur
+son dos ses vivres, ses outils. Au bout de quelques
+jours, il arrive au lieu où est aujourd'hui Central-City,
+à plus de 2,500 mètres d'élévation, et, là,
+trouve la veine tant cherchée, et des pépites d'or
+grosses comme des noix.</p>
+
+<p>Mais Gregory n'a plus de vivres et un ouragan
+de neige s'élève. Comme quelques vainqueurs,
+va-t-il périr au milieu même de son triomphe? Il
+descend à Auraria, à la Cité des Plaines, aujourd'hui
+Denver, et, là, fait confidence à un ami de sa
+trouvaille. Tous deux reviennent sur le gîte,
+l'exploitent avec activité, et, au bout de quelques
+jours, rentrent chargés d'or à la ville. Aussitôt le
+bruit de cette découverte se répand, et une armée
+de mineurs accourt dans les défilés des Montagnes-Rocheuses.</p>
+
+<p>Telle a été l'origine de l'exploitation métallifère
+à Central City, tels sont les faits qui ont donné
+naissance à cette ville et aux cités voisines de
+Black-Hawk et de Nevada.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_81">[Pg 81]</span></p>
+
+<p>La découverte des mines d'argent de Georgetown
+est due à des circonstances analogues. Un beau
+jour, en 1864, le <i>gouverneur</i> Steele,—que j'ai eu
+le plaisir de rencontrer à Georgetown, et qui a
+reçu, je crois, le titre qu'il porte, parce qu'il a eu
+quelques chances d'être nommé gouverneur du
+Colorado,—le gouverneur Steele part avec quelques
+amis.</p>
+
+<p>«Montons sur la cime des montagnes, leur
+dit-il; il doit y avoir là-haut des mines d'argent.»
+Et les uns se dirigent d'un côté, les autres
+d'un autre. On se rejoindra sur le Snake-Range (la
+crête du Serpent), à 3,500 mètres de hauteur. On
+reste plusieurs jours dans les défilés, sur les cols.
+A la fin, un des chasseurs découvre un filon très-riche
+en minerai d'argent.</p>
+
+<p>Quand on a trouvé un filon, on en trouve bientôt
+un autre. Bref, un nouveau district métallifère se
+fonde, celui d'Argentine, rival de celui de Gregory.
+La seule différence est qu'ici on exploite l'or, et là
+l'argent.</p>
+
+<p>C'est avec de tels hommes et par de tels moyens
+que le Colorado s'est formé, développé, et que le
+travail des mines y a de plus en plus progressé. A
+Georgetown, à côté des gouverneurs Steele, Patterson,
+etc., j'ai rencontré des chercheurs encore plus
+nomades, de vrais aventuriers des montagnes, par<span class="pagenum" id="Page_82">[Pg 82]</span>
+exemple l'Américain Brown, qui a découvert sa
+bonne part de filons.</p>
+
+<p>«Je gravis les plus hautes crêtes, me disait-il,
+tout seul, portant moi-même mon pic, mon marteau
+et des provisions pour plusieurs jours. Je
+cherche, je flaire, je gratte le gazon; et sous
+l'herbe, peu à peu, je finis par découvrir les têtes
+des veines métalliques. Je les reconnais à des
+lignes de quartz blanchâtre, décomposé, pourri,
+jauni par le fer, quelquefois taché de points brillants
+d'un gris d'acier. Enfin je découvre les veines
+et c'est là ce que je veux. Alors seulement je
+prends la boussole, je <i>claime</i> le gîte, c'est-à-dire
+que je définis géométriquement ma propriété.
+Comme inventeur, j'ai droit, vous le savez, à
+3,000 pieds de filon. Je les fais inscrire chez le
+<i>recorder</i> ou greffier du district. Je paye la taxe,
+c'est peu de chose: 4 dollars, 20 francs de votre
+monnaie, et tout est dit. Mon filon est porté sur le
+registre du district avec le nom dont je l'ai baptisé;
+j'en suis le seul propriétaire. J'en ai ainsi quelques-uns
+à vendre, en voulez-vous?»</p>
+
+<p>Et Brown me montrait, sur les hauts sommets
+de Georgetown, des lignes de filons qui couraient
+à perte de vue au pied même des glaciers,
+et sur lesquelles il fallait toute une journée pour
+grimper.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_83">[Pg 83]</span></p>
+
+<p>Le prospecteur était vêtu d'un habit de peau de
+daim à franges, orné de broderies en forme d'arabesques;
+il avait des culottes de cuir comme les
+Peaux-Rouges. Il portait les grosses bottes du pionnier,
+enfin le chapeau de feutre à larges bords du
+trappeur des prairies.</p>
+
+<p>«—Tout cela m'a bien coûté 200 dollars (1,000
+francs), me dit-il. J'ai depuis longtemps envie d'aller
+à Paris. Je veux me promener sur les boulevards
+avec mon costume de trappeur. Croyez-vous
+que je ferai figure?</p>
+
+<p>—C'est cette année, Brown, qu'il eût fallu aller
+à Paris. A l'Exposition du champ de Mars, vous
+auriez attiré la curiosité publique avec les Japonaises
+et les petites Chinoises qu'on exhibe là-bas,
+à côté des produits de l'industrie.</p>
+
+<p>—C'est trop tard à présent; mais vous me verrez
+un jour sur les boulevards avec mon costume,
+sachez-le bien.»</p>
+
+<p>Que dites-vous de tous ces énergiques travailleurs,
+mon cher ami, vous qui lisez tranquillement
+cette lettre à Paris? Croyez-vous que tous ces
+hommes représentent dignement dans le Grand-Ouest
+l'avant-garde de la civilisation? Oui, n'est-ce
+pas? et ils la représentent sans distinction de
+nationalité. Si j'avais le temps, si je ne craignais
+de fatiguer votre attention, je ferais passer devant<span class="pagenum" id="Page_84">[Pg 84]</span>
+vos yeux d'autres types de mineurs, de pionniers:
+l'Espagnol Dominguez, marié avec une Française;
+des capitaines de mines venus du Cornouailles
+anglais; des prospecteurs, des exploitants de filons:
+Irlandais, Allemands, Italiens, Canadiens,
+Français; vous verriez en un mot la légion honnête
+et virile des travailleurs passer devant vous, chacun
+avec les caractères distinctifs de sa race, et
+tous avec un caractère commun, celui de la persistance,
+de l'énergie, du sang-froid, qui fait les bons
+pionniers et les véritables colons. Mais c'en est
+assez pour aujourd'hui; je vous parlerai bientôt
+des mines après vous avoir parlé des mineurs.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_85">[Pg 85]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="VIII">VIII</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">L'OR ET L'ARGENT.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Golden City, au pied des Montagnes-Rocheuses,<br>
+26 octobre.
+</p>
+
+<p>Au moment de dire adieu au Colorado, où j'ai
+passé des jours si bien remplis, je viens vous
+reparler de ses mines, j'entends ses mines d'or et
+d'argent. Je pourrais vous entretenir aussi du
+charbon, que l'on trouve partout à une faible profondeur
+sous le sol des prairies; du fer, qui gît à
+côté du charbon; du sel, qu'on rencontre en abondance
+dans les <i>parcs</i> (c'est ainsi qu'on nomme les
+hauts plateaux boisés et gazonnés où habitent les
+Yutes); des eaux sulfureuses, alcalines, gazeuses
+qui sourdent de terre en tant d'endroits. Mais l'or
+et l'argent priment ici toute autre exploitation, et<span class="pagenum" id="Page_86">[Pg 86]</span>
+c'est justice. N'ont-ils pas donné naissance au pays,
+ne lui ont-ils pas permis de se peupler, de se développer?
+Ici, comme dans la formation de toute
+société, le travail des mines métalliques est
+venu avant tous les autres, avant même l'agriculture;
+ici, comme partout, le pic a précédé la
+charrue.</p>
+
+<p>Dès les premiers jours, je vous l'ai déjà écrit,
+chacun s'est porté sur les filons avec une ardeur
+sans exemple. Il y a eu pour l'extraction de ces richesses
+souterraines une véritable fièvre, et tous
+les banquiers des États de l'Est ont à l'envi prêté
+leurs capitaux, envoyé leurs agents à ce territoire,
+où l'on a cru un moment voir naître une seconde
+Californie.</p>
+
+<p>La réaction est venue bien vite, non pas seulement
+à cause de la guerre de sécession et de la
+guerre avec les Indiens, qui ont toutes les deux
+éloigné de cette jeune colonie le flot des émigrants,
+mais aussi pour d'autres raisons, peut-être
+non moins graves, sur lesquelles je dois maintenant
+insister et appeler toute votre attention.</p>
+
+<p>Dans les placers proprement dits, l'or se retrouve
+en paillettes, en pépites, et le métal est
+toujours à l'état natif ou de métal pur. A cause de
+son grand poids, aucune difficulté n'existe pour le
+séparer des sables au milieu desquels on le rencontre;<span class="pagenum" id="Page_87">[Pg 87]</span>
+un lavage plus où moins perfectionné
+suffit, exécuté par des appareils plus ou moins ingénieux.
+Les matières légères s'en vont avec l'eau,
+l'or reste. On peut faire usage aussi de l'amalgamation,
+c'est-à-dire de l'attaque de l'or par le mercure.
+Ce dernier métal jouit, comme vous le savez,
+de la propriété de dissoudre l'or, absolument
+comme l'eau dissout le sucre, et de le rendre ensuite
+par la distillation, si bien que l'on peut en
+ce cas dire familièrement que l'or est comme le sucre
+candi du mercure.</p>
+
+<p>Mais voici bien une autre affaire avec les minerais
+de filons. Ici l'or n'existe plus à l'état natif,
+j'entends dans le Colorado, mais à l'état de <i>sulfuret</i>,
+comme on dit en Amérique, ou, si vous voulez, à
+l'état de combinaison intime avec des sulfures de
+fer, de plomb, de cuivre de zinc, d'où il est très-difficile
+de l'extraire entièrement.</p>
+
+<p>L'argent accompagne très-souvent l'or. Seul ou
+allié à ce dernier métal, l'argent n'est jamais pur,
+mais toujours à l'état de sulfure, soit simple, soit
+multiple, ou à l'état de chlorure, iodure, bromure,
+etc., c'est-à-dire de combinaison avec le
+chlore, le brome, l'iode. Toutes ces combinaisons
+sont généralement très-complexes, et il est presque
+aussi difficile que pour l'or de retirer tout l'argent
+contenu dans ces minerais.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_88">[Pg 88]</span></p>
+
+<p>Je ne veux pas vous faire ici de dissertation
+métallurgique, pas plus que je ne vous ai fatigué de
+géologie, à propos du gisement de ces mines; je
+veux seulement vous dire que, par les procédés
+les plus délicats de pulvérisation, de calcination
+ou de grillage par le feu, en présence ou non de la
+vapeur d'eau, d'amalgamation ou de dissolution
+dans le mercure, de chloruration ou d'attaque
+par le sel marin, le chlore, l'acide chlorhydrique,
+qui décomposent les sulfures métalliques, je veux
+vous dire que, par tous ces procédés, on n'est
+jamais arrivé à retirer plus des trois quarts de l'or
+ou de l'argent combinés dans les minerais du Colorado.</p>
+
+<p>Souvent même le tiers seulement ou la moitié,
+quelquefois le quart à peine des métaux précieux
+ont été <i>sauvés</i>, comme disent les mineurs.</p>
+
+<p>Ce fait s'est déjà présenté en Californie, où l'on
+est encore à attendre la découverte d'un procédé
+définitif de traitement métallurgique; mais nulle
+part, comme dans le Colorado, toutes les mines à
+la fois n'ont eu à lutter contre la même difficulté,
+qui semble presque insurmontable.</p>
+
+<p>Ici le problème à résoudre est plus que jamais
+sérieux; de sa solution dépend en effet en partie
+l'avenir de ce territoire. Bien que tout le monde,
+dès le premier jour, se soit mis à l'œuvre, chimistes,<span class="pagenum" id="Page_89">[Pg 89]</span>
+métallurgistes, ingénieurs, savants (je ne
+parle pas des chevaliers d'industrie ou des contrefacteurs),
+et que chacun, dans cette espèce de
+course au clocher, ait apporté son procédé qu'il
+croyait le meilleur, aucun procédé n'a encore
+réussi, et le prix est toujours à donner à l'heureux
+inventeur du traitement des sulfures naturels
+auro-argentifères. Celui qui trouvera le moyen de
+retirer <i>par des systèmes pratiques, et non par des
+méthodes de laboratoire</i>, des minerais du Colorado,
+et subsidiairement de ceux du Montana, de l'Idaho,
+de la Nevada, de la Californie, en proie aux mêmes
+difficultés, toute la quantité d'or et d'argent qu'ils
+renferment et que l'analyse dévoile, celui-là aura
+fait sa fortune; il sera, du jour au lendemain, riche
+à millions, et, du même coup, il aura donné à
+la colonisation des États et des territoires du
+Grand-Ouest américain l'impulsion la plus féconde.
+Ce sera là une fortune bien acquise. Voilà les
+vrais inventeurs et non ceux qui cherchent
+péniblement la contrefaçon de procédés déjà
+connus.</p>
+
+<p>Mais, que dis-je? voilà les vrais inventeurs! Celui
+qui apportera au Colorado le mode de traitement
+métallurgique qu'on attend depuis plusieurs
+années, celui-là sera non-seulement le bienfaiteur
+de ce territoire et de tous ceux du <i>Far-West</i>; il faudra<span class="pagenum" id="Page_90">[Pg 90]</span>
+aussi, tant la nouvelle invention sera fertile
+en résultats, le proclamer solennellement un
+des bienfaiteurs du genre humain. Allons, métallurgistes,
+à l'œuvre! qui de vous va devenir le
+grand homme que l'on attend?</p>
+
+<p>Et vous, qui recevez ces lettres à Paris, dites
+donc aux maîtres de la chimie française, et ils sont
+nombreux, d'allumer leurs fourneaux pour cette
+grande recherche, et de se montrer, cette fois encore,
+comme ils l'ont fait en tant d'autres circonstances,
+les dignes successeurs des Lavoisier, des
+Berthollet, des Thénard.</p>
+
+<p>C'est une curieuse destinée que celle de l'Amérique
+du Nord, d'être, non-seulement le pays de
+l'avenir, celui vers lequel gravitent aujourd'hui
+tous les émigrants, tous les colons, celui qui, dans
+peu de temps, va changer peut-être les lois du
+monde politique et commercial, mais d'être aussi
+le pays qui produit, à cette heure, le plus d'or et
+d'argent sur tout le globe.</p>
+
+<p>D'un océan à l'autre, soit qu'on suive la chaîne
+littorale atlantique, les monts Apalaches,
+Alleghanys, etc., soit qu'on parcoure la chaîne
+centrale du grand continent, les Montagnes-Rocheuses,
+d'où je vous écris en ce moment, ou la
+chaîne qui regarde le Pacifique, la Sierra Nevada,
+les placers, les filons d'or et d'argent sont partout<span class="pagenum" id="Page_91">[Pg 91]</span>
+répandus; partout, au pied, aux flancs, an sommet
+des montagnes, courent souterrainement des
+veines de ces métaux. Quand on croit les gîtes
+épuisés, de nouvelles mines apparaissent. Après
+les gîtes d'or de la Californie, les plus féconds, les
+plus étendus dont l'histoire fasse mention, on découvre
+les mines argentifères de la Nevada, plus
+riches à elles seules que toutes celles de l'Amérique
+espagnole.</p>
+
+<p>Puis sont venues les mines d'or et d'argent du
+Colorado, de l'Idaho, du Montana, de l'Orégon, de
+l'Arizona, dont quelques-unes le disputent aux
+précédentes pour la richesse et l'étendue des
+veines, pour l'abondance de la production.</p>
+
+<p>C'est là un fait nouveau dans l'histoire de l'Amérique
+du Nord, de fournir aujourd'hui plus de la
+moitié dans le milliard de francs en or et en argent
+que produit annuellement le globe<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>. Ce fait
+ne s'est révélé que depuis peu de temps, mais il
+n'a pas échappé aux hommes d'État qui gouvernent
+l'Union.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2" class="label">[2]</a> Voici, d'après des renseignements officiels, quelle a dû être
+la production d'or et d'argent des États-Unis en 1867, une année
+des moins favorisées:</p>
+
+<table>
+<tr><td>Californie </td><td> 125,000,000 fr.</td></tr>
+<tr><td>Nevada </td><td> 100,000,000</td></tr>
+<tr><td>Montana </td><td> 60,000,000</td></tr>
+<tr><td>Idaho </td><td> 30,000,000</td></tr>
+<tr><td>Colorado </td><td> 25,000,000</td></tr>
+<tr><td>Orégon </td><td> 10,000,000</td></tr>
+<tr><td>Autres États ou territoires </td><td> 25,000,000</td></tr>
+<tr><td> </td><td> —————- </td></tr>
+<tr><td>Total de la production d'or et d'argent <br>
+aux États-Unis en 1867</td><td> 375,000,000 fr.</td></tr>
+</table>
+
+
+</div>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_92">[Pg 92]</span></p>
+
+<p>Chaque année, dans son message, le président
+fait connaître les détails statistiques de la production
+de l'or et de l'argent, et d'année, en année, il
+a généralement lieu de féliciter le pays des résultats
+et des progrès obtenus.</p>
+
+<p>Aux États-Unis, on ne se contente pas de savoir,
+on veut voir. Aussi ces mines du Grand-Ouest, dont
+le monde s'entretient, sont-elles l'objet de nombreuses
+visites, non-seulement de la part des savants,
+des ingénieurs, mais aussi des journalistes,
+des économistes, des hommes d'État de l'Union.
+Un des politiques les plus connus en Amérique et
+des plus modérés, M. Colfax, le même que la voix
+publique semble désigner aux élections prochaines
+pour la vice-présidence, si le général Grant est
+nommé président, a raconté dans un de ses nombreux
+<i>speeches</i> ses visites aux mines d'or et d'argent
+du <i>Far-West</i>, en 1865. Il était alors et il est
+encore président (<i>speaker</i>) de la chambre des représentants
+à Washington, et il profita des vacances
+de la session pour aller voir, dit-il, dans
+l'extrême-ouest, de vrais mineurs, de vrais Indiens,
+de vrais Mormons. Il partit dans la diligence
+transcontinentale, accompagné de quelques<span class="pagenum" id="Page_93">[Pg 93]</span>
+amis, entre autres d'un journaliste de Springfield
+(Massachusetts), M. Bowles, qui a laissé de ce
+voyage une intéressante description.</p>
+
+<p>La veille de son départ, le 14 avril, M. Colfax
+alla prendre congé du président.</p>
+
+<p>«Je veux, lui dit Lincoln, que vous soyez mon
+interprète auprès des mineurs que vous allez visiter.
+J'ai la plus large idée de la richesse minérale
+de notre pays, je la crois inépuisable. Elle
+abonde dans tout l'Ouest, des Montagnes-Rocheuses
+au Pacifique, et l'exploitation en est à peine commencée.
+Pendant la guerre, alors que nous ajoutions
+chaque jour une couple de millions de dollars
+à notre dette nationale, je n'avais pas le loisir
+d'encourager chez nous la production des métaux
+précieux, nous avions d'abord la nation à sauver;
+mais à présent que nous connaissons le montant
+de notre dette, plus nos mines extrairont d'or et
+d'argent, et plus nous effectuerons facilement le
+payement de ce que nous devons.</p>
+
+<p>«Je veux désormais, ajouta-t-il avec une grande
+animation, féconder nos exploitations souterraines
+par tous les moyens qui sont en mon pouvoir.
+Nous comptons par centaines de mille les soldats
+congédiés, et l'on craint que le retour dans leurs
+foyers d'un si grand nombre d'hommes ne paralyse
+l'industrie en lui fournissant tout à coup<span class="pagenum" id="Page_94">[Pg 94]</span>
+un plus grand nombre de bras que celui dont
+elle a besoin. Je veux essayer d'attirer ces
+hommes vers les richesses cachées de nos montagnes,
+où il y a assez de place pour tous. L'immigration,
+même pendant la guerre, ne s'est pas
+arrêtée, et nous recevons sur nos rivages un chiffre
+toujours plus imposant chaque année du trop-plein
+des habitants de l'Europe. J'ai l'intention de diriger
+ces immigrants sur les mines d'or et d'argent
+qui gisent pour eux dans l'Ouest.</p>
+
+<p>«Dites aux mineurs, de ma part, que je prendrai
+leurs intérêts autant qu'il sera en moi de le faire,
+parce que de leur prospérité dépend celle du pays.
+Oui, s'écria-t-il en finissant, tandis que ses yeux
+brillaient d'enthousiasme, nous prouverons en
+très-peu d'années que nous sommes le trésor du
+globe!»</p>
+
+<p>Ici, je vous entends me dire: «Où donc avez-vous
+pris ces paroles de Lincoln?» Je viens de les
+traduire textuellement d'un discours que M. Colfax
+prononça devant les mineurs du Colorado, à Central
+City, le 27 mai 1865. Vous voyez que nous
+n'avons pas été les seuls à faire des conférences devant
+les braves pionniers des Montagnes-Rocheuses,
+et que le président de l'assemblée législative à
+Washington nous avait précédé lui-même dans
+cette voie.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_95">[Pg 95]</span></p>
+
+<p>Le soir de ce même jour, 14 avril 1865, M. Colfax
+retourna de nouveau vers Lincoln et le trouva
+partant pour le théâtre. Lincoln l'invita à l'accompagner.
+Ayant pris d'autres engagements pour la
+soirée, et devant d'ailleurs quitter Washington le
+lendemain matin, M. Colfax ne put accepter cette
+invitation. Comme le président franchissait la
+porte de la Maison Blanche, et serrait la main au
+voyageur:</p>
+
+<p>«N'oubliez pas, Colfax, lui dit-il, notre conversation
+d'aujourd'hui; rapportez à ces mineurs ce
+que je vous ai dit pour eux. Bon voyage! je vous
+enverrai un télégramme à San-Francisco. Adieu!»</p>
+
+<p>Ce furent les derniers adieux de Lincoln, et
+les dernières paroles qu'il prononça sur les affaires
+du pays; c'est peut-être moins d'une
+heure après que l'ancien comédien John Booth
+le tuait à bout portant, d'un coup de pistolet,
+dans une loge d'avant-scène au théâtre Ford.</p>
+
+<p>Et maintenant je ne vous dis pas adieu, comme
+le président martyr à M. Colfax; je vous dis au revoir!
+Je repars demain pour Denver, et de là pour
+Chayennes. Cette ville naissait à peine lors de mon
+arrivée dans les prairies, il y a un mois; aujourd'hui
+elle a 3,000 habitants. Il y a un mois, le
+chemin de fer du Pacifique s'arrêtait à Julesburg;
+aujourd'hui il a gagné Chayennes, qui est à 140<span class="pagenum" id="Page_96">[Pg 96]</span>
+milles ou 225 kilomètres plus à l'ouest, au pied
+même des Montagnes-Rocheuses. Il faut bien aller
+saluer ces merveilles, voir comment poussent les
+villes et les chemins de fer aux États-Unis, et de
+là aller dire bonjour aux Peaux-Rouges du Dakota,
+les Sioux, les Corbeaux, les Gros-Ventres.</p>
+
+<p>Les touristes de la Méditerranée disent: «Voir
+Naples et puis mourir!» Moi, humble excursionniste
+des prairies du <i>Far-West</i>, je dis: «Voir les
+Peaux-Rouges et se faire scalper, mais au moins
+voir les Peaux-Rouges!»</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_97">[Pg 97]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="IX">IX</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LA NAISSANCE D'UNE VILLE.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Chayennes, territoire de Dakota, au fond des<br>
+prairies, 1<sup>er</sup> novembre.
+</p>
+
+<p>Nous sommes partis hier matin de Denver, dans
+la diligence continentale et par le plus beau temps
+du monde. Le coche était plein, dedans, dehors,
+non de bagages, mais de voyageurs. Nous
+étions neuf dans la boîte intérieure, trois sur
+chaque rang: je vous laisse à juger quel supplice!</p>
+
+<p>J'avais à côté de moi un révérend de gros calibre
+qui laissait le Colorado où il n'avait pas fait
+ses affaires, pour aller à Chicago diriger un journal
+et une imprimerie appartenant à la secte qu'il
+défendait.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_98">[Pg 98]</span></p>
+
+<p>Devant moi était un ingénieur allemand, d'une
+corpulence non moins formidable, et qui s'en retournait
+dans le Wisconsin pour y reprendre la
+direction d'importantes mines de zinc, après être
+venu faire une promenade minéralogique de quelques
+mois dans les Montagnes-Rocheuses.</p>
+
+<p>Faut-il parler de mes autres compagnons? Vous
+les connaissez en partie: le colonel Heine,
+M. Whitney. Un troisième est un journaliste de
+Central City, propriétaire de mines dans le Colorado,
+et inventeur d'un procédé nouveau pour le
+traitement des sulfures aurifères; qui n'a pas inventé
+ici son petit procédé? Il se rend dans les
+États de l'Est pour tirer parti de sa découverte,
+former une compagnie. En Amérique on fait
+ainsi 2,000 lieues sous le plus léger prétexte.</p>
+
+<p>Nous avons cette fois laissé nos armes avec nos
+bagages. Pas d'Indiens dévastateurs sur la route.
+A la lune d'octobre, la paix a été solennellement
+signée dans le Kansas par les commissaires de
+l'Union avec les cinq grandes nations du Sud: les
+Apaches, les Kayoways, les Comanches, les Arrapahoes,
+les Chayennes. Nous pourrons voyager et
+dormir tranquilles sur la route du grand désert,
+à travers le pays des hautes herbes. Que le Manitou
+ou Grand Esprit en soit loué!</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_99">[Pg 99]</span></p>
+
+<p>A la Porte (encore un nom franco-canadien
+respecté par la géographie américaine), nous avons
+laissé la diligence continentale poursuivre sa
+route vers le pays des Mormons, ces heureux polygames,
+et de là vers l'État sauvage de Nevada aux
+mines d'argent inépuisables, enfin vers la fertile
+Californie. Un coche supplémentaire est venu au-devant
+des voyageurs à destination de Chayennes
+et des États de l'Est. Nous étions presque tous de
+ce nombre, et nous avons remis à une autre fois
+notre visite aux <i>Saints du dernier jour</i>, car le
+pape des Mormons, Brigham Young, pendant
+que nous étions encore dans le Colorado, nous
+a écrit qu'il nous attendait.</p>
+
+<p>Quel beau temps nous avons eu pendant ce
+voyage d'une centaine de milles à travers les
+grandes plaines! Le trajet a duré vingt-quatre
+heures. Le ciel était, comme pendant tout le mois
+précédent, sans aucun nuage, aucune vapeur ne
+voilait la transparence de l'atmosphère, et l'air,
+ainsi qu'il est naturel à ces hauteurs, était d'une
+légèreté exceptionnelle. La température était printanière,
+et un splendide tableau s'est déroulé
+à notre vue tout le long du chemin.</p>
+
+<p>Le profil des Montagnes-Rocheuses offre un
+coup d'œil des plus féeriques. Au Sud, le pic de
+Pike porte jusqu'aux nues sa cime neigeuse,<span class="pagenum" id="Page_100">[Pg 100]</span>
+haute de plus de 4,200 mètres, et garde le nom du
+célèbre explorateur, le capitaine Pike, qui l'a le
+premier mesuré en 1806.</p>
+
+<p>Au nord, le pic de Long, baptisé en 1820, par
+un autre hardi voyageur, le colonel Long, élève
+à la même hauteur sa cime non moins pittoresque.</p>
+
+<p>Les deux pics sont séparés par un intervalle de
+170 milles, et cependant l'œil les embrasse à la fois.</p>
+
+<p>Vu sous un certain angle, le pic de Long présente
+deux pointes isolées: de là le nom de <i>pic
+des deux Oreilles</i> que lui avaient donné les anciens
+coureurs des prairies, les trappeurs et les traitants
+canadiens. Dès le dix-septième siècle, ceux-ci fréquentaient
+ces parages et avaient certainement découvert,
+avant le capitaine Pike et le colonel Long,
+les pics qui devaient immortaliser ces derniers.
+De quelque côté du Missouri ou du Mississipi que
+l'on vienne, quand on s'est avancé de quelques
+centaines de milles dans les prairies, on ne tarde
+pas en effet de découvrir l'un ou l'autre de ces
+pics, et souvent tous les deux à la fois. On s'oriente
+même sur ces montagnes, comme le marin sur
+l'étoile polaire.</p>
+
+<p>Entre les deux pics est le mont Lincoln, plus
+élevé encore que les précédents et plus haut que
+notre mont Blanc, puisqu'il dépasse, dit-on, 5,000
+mètres.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_101">[Pg 101]</span></p>
+
+<p>Le mont Lincoln a été ainsi nommé en l'honneur
+du président martyr, qui n'avait pas besoin de
+ce baptême pour que son nom, pur entre tous,
+passât jusqu'à la plus lointaine prospérité.</p>
+
+<p>Cette magnifique ligne de montagnes est la plus
+belle de l'Amérique du Nord. Dans le Colorado,
+qu'elle recoupe le long d'un méridien, elle apparaît,
+à travers l'atmosphère transparente et limpide,
+comme une masse ondoyante aux tons bleus et violets,
+qui rappellent ceux de l'Apennin. Toutefois
+les découpures de la montagne péninsulaire, bien
+qu'ayant été chantées par Horace et tant d'autres
+poëtes, n'ont pas les vives allures de cette partie
+des Montagnes-Rocheuses, toute composée de granits
+aigus ou de schistes aux lits contournés. Le
+ciel du Colorado rappelle aussi le ciel de l'Italie.
+Chacun fait ces rapprochements, et le voyageur
+venu de l'Europe croit être près de son pays,
+tandis que 3,000 lieues l'en séparent.</p>
+
+<p>Après une aussi douce journée et d'aussi agréables
+impressions, quel réveil nous avons eu!
+Pascal disait: «Vérité en deçà des Pyrénées, erreur
+au delà!» nous aurions pu dire en touchant
+au terme de notre route: «Beau temps en deçà
+du Colorado, tempête au delà!» Ce matin, en arrivant
+à Chayennes, sur ce plateau dont l'altitude
+dépasse 2,000 mètres, nous avons essuyé un véritable<span class="pagenum" id="Page_102">[Pg 102]</span>
+cyclone comme en plein Océan. Le vent, venant
+des montagnes, avait passé sur leurs cimes
+glacées. Il était froid comme en hiver, soufflait
+avec une épouvantable violence, et soulevait en
+épais tourbillons le sable siliceux de la prairie.
+Dès novembre, la saison change ici brusquement,
+et, de trois en trois jours, des coups de vent, mêlés
+de neige, s'élèvent soudainement. Puis le soleil
+reprend le dessus, et le ciel offre, comme en été,
+une transparence d'azur.</p>
+
+<p>Nous sommes allés frapper à la maison, si
+vous préférez, à l'hôtel du Doge, <i>Dodge house</i>, où
+l'on nous a offert, si nous étions fatigués, de nous
+reposer dans la chambre commune. Il n'y avait
+pas moins de trente lits, la plupart occupés par
+deux dormeurs à la fois. Les usages démocratiques
+du <i>Far-West</i> autorisent cette fraternité nocturne,
+et l'Américain s'y prête de fort bonne grâce.</p>
+
+<p>Nous avons jugé convenable de ne partager le
+lit de personne; mais dans le salon commun, où
+chacun faisait sa toilette, il a bien fallu user des
+mêmes brosses, des mêmes peignes et, disons-le,
+de la même serviette. J'ai fait rouler le lin maculé,
+tacheté de marques noirâtres, jusqu'à trouver
+une place intacte, et je m'en suis bravement
+frotté la face. Qu'y faire? comme disait cet Espagnol:
+<i>Es la costumbre del pais</i>. C'est la coutume<span class="pagenum" id="Page_103">[Pg 103]</span>
+du pays; il faut s'y plier comme tout le monde, on
+serait mal venu de faire ici le délicat.</p>
+
+<p>Le buvetier de la maison du Doge, qui distribue
+à ses nombreux chalands l'<i>ale</i> et le <i>whisky</i>, nous
+demande de lui laisser nos armes. Carabines et
+revolvers n'ont plus droit, sous peine d'une sévère
+amende, de se montrer en ville, et cette décision
+a été prise par le conseil municipal de Chayennes,
+à la suite de quelques rixes qui ont eu lieu tout récemment.
+De plus, on a chassé les délinquants qui
+troublaient la paix publique et donnaient le scandale
+dans cette ville née d'hier. Bravo! et voilà qui
+promet. On sort sans armes et l'on ne se promène
+qu'au milieu d'honnêtes gens. Et dire qu'il a fallu
+pour cela venir au fond des prairies, au pied des
+Montagnes-Rocheuses, à 520 milles à l'ouest du
+Missouri!</p>
+
+<p>J'entends partout le bruit de la scie et du marteau;
+partout s'élèvent des maisons de bois, partout
+s'alignent les rues, qui se coupent d'équerre et
+non sous des angles obliques, à l'européenne. Ces
+rues, on n'a pas le temps de leur chercher des
+noms. Ce sont les rues n<sup>os</sup> 1, 2, 3, 4..., ou A, B,
+C, D..., etc.</p>
+
+<p>Que Fénelon serait content, si son ombre passait
+par ici! il a rêvé une ville idéale, Salente: la
+voilà. Voilà Chayennes, la cité magique, la merveille<span class="pagenum" id="Page_104">[Pg 104]</span>
+du désert, comme l'appellent déjà les pionniers,
+et non la ville venteuse, comme disait ce
+matin un des voyageurs qui nous ont quittés, et qui
+est reparti pour les États de l'Est.</p>
+
+<p>Voilà Chayennes: elle n'existait pas au mois de
+juillet dernier, et les Indiens dont elle a pris le
+nom campaient dans le voisinage. Ils y scalpaient
+encore les blancs, témoin deux soldats du fort
+Russell, situé à 2 milles de là, qu'ils ont un
+jour trouvés seuls et sans défense, et qu'ils ont impitoyablement
+tués.</p>
+
+<p>A la fin du mois de juillet, une compagnie se
+fonde pour l'édification de la ville. Tout aussitôt
+un maire, un conseil municipal est nommé. Quel
+nom donnera-t-on à la cité qui va naître? Eh, mon
+Dieu! le nom des Indiens de l'endroit, ne sera-ce
+pas dans quelque temps tout ce qui restera de ces
+Peaux-Rouges dans les prairies colonisées?</p>
+
+<p>La voilà donc la moderne Salente! Déjà partout
+des magasins, surtout d'habits confectionnés, des
+restaurants, des buvettes, des hôtels. Se vêtir,
+manger, boire et dormir, dit l'Américain, telles
+sont les quatre nécessités à satisfaire dans toute
+colonisation naissante. Déjà deux imprimeries,
+deux journaux, des boutiques de librairie, des bureaux
+de banque, des diligences, puis la poste et
+le télégraphe, qui portent si loin et la vie et le<span class="pagenum" id="Page_105">[Pg 105]</span>
+mouvement. Et combien d'habitants a cette ville
+qui vient de sortir de terre? Plus de 3,000. Elle a
+gagné un millier d'habitants chaque mois, et le
+chemin de fer ne l'a pas encore rejointe. La dernière
+station du grand railroad du Pacifique est
+Hill's-Dale, à 20 milles à l'est de Chayennes; mais
+déjà les terrassiers, les pontonniers sont là.
+Chayennes n'a pas été oubliée; elle n'a fait qu'aller
+en avant, <i>go ahead!</i> précédant le chemin de
+fer pour que celui-ci ne l'oubliât pas au passage.</p>
+
+<p>Des maisons, il en arrive par centaines de Chicago,
+toutes faites, j'allais dire toutes meublées,
+du style, des dimensions et des dispositions que
+l'on désire. A Chicago, on confectionne des maisons
+comme, à Paris, à la <i>Belle Jardinière</i>, on confectionne
+des habits. Entrez! Voulez-vous un palais,
+une chaumière, maison de ville ou maison des
+champs; voulez-vous du dorique, du toscan ou du
+corinthien? voulez-vous un ou deux étages, un
+attique, des combles à la Mansart? voilà! vous êtes
+servis!</p>
+
+<p>Il n'y manque que les habitants, n'est-ce pas?
+car ceux-là, on ne les vend point; mais les habitants
+sont venus. Des États du Missouri et du Mississipi,
+du Colorado lui-même, ce jeune territoire,
+le grand exode a recommencé. Allons, pionniers<span class="pagenum" id="Page_106">[Pg 106]</span>
+de l'Ouest, encore un pas en avant, encore un pas
+avec le soleil! Dans tout le Colorado, nous avons
+rencontré le long des routes les convois des hardis
+émigrants. Hommes, femmes, enfants, avec tous
+les meubles, tous les outils du colon, arrivaient
+dans des fourgons traînés par les bœufs pesants
+ou les mules aux longues oreilles. Le convoi marchait
+lentement, et souvent suivait par derrière
+une charrette chargée de planches, embryon de la
+future maison. Chayennes a eu son <i>excitement</i>, et
+un instant le Colorado a eu peur de se voir dépeuplé
+par cette ville aux allures envahissantes.</p>
+
+<p>Qu'ils sont rudes et d'aspect grossier tous ces
+hommes de l'Extrême-Ouest, à la longue chevelure,
+au chapeau de feutre à larges bords, à la barbe
+mal peignée, aux habits de couleur douteuse, aux
+grosses bottes de cuir, dans lesquelles s'engouffre
+le pantalon! Mais aussi quels caractères virils,
+fiers, indomptables! quelle austérité, quelle patience!
+Ici personne ne se plaint. Si l'on n'y est
+pas mieux, c'est que cela ne se peut pas, et personne
+n'y trouve à redire.</p>
+
+<p>Visitons cette ville âgée de trois mois, et déjà
+si vivante, si animée. Voici des maisons qui changent
+de place, et se promènent par les rues, portées
+sur de lourds véhicules; mécontentes du
+premier emplacement qu'elles ont choisi, elles<span class="pagenum" id="Page_107">[Pg 107]</span>
+vont s'installer ailleurs. Les habitants n'ont pas
+quitté leur demeure, et l'on voit fumer la cheminée
+de tôle pendant que la maison marche. Mais
+j'ai déjà été témoin de ce spectacle à New-York, à
+San-Francisco. Passons.</p>
+
+<p>Voici le restaurant Ford, le Véfour de l'endroit.
+On y fait des affaires à souhait, pour 1,000 piastres
+ou 5,000 francs par jour. Calculez plutôt. Les repas
+sont d'une piastre, 5 francs. On y sert tous les
+jours trois repas, et chaque fois 2 à 300 personnes
+prennent place aux différentes tables. Je
+passe sous silence les profits de la buvette, les
+extra, etc.</p>
+
+<p>Il y a à Chayennes bien d'autres restaurants,
+mais Ford les domine tous. Il y a aussi ce qu'on
+nomme pompeusement des parloirs, des salons,
+des cabinets, où l'on va boire, le plus souvent
+debout, l'<i>ale</i> petillante ou l'alcoolique <i>whisky</i>. Je
+ne parle pas des salles de jeux, très-courues, et
+qui s'ouvrent surtout la nuit. En quelques endroits
+la musique attire les chalands; d'habitude c'est un
+orgue de Barbarie, de forte dimension, et jouant
+des airs d'opéra à grand orchestre. Cela s'expédie
+d'Allemagne à toutes les buvettes un peu
+importantes du Grand-Ouest. Les Allemands ici
+sont nombreux; ils entendent leur musique, ils
+entrent.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_108">[Pg 108]</span></p>
+
+<p>Quelques buvettes amusent leurs chalands par
+d'autres <i>attractions</i>. Voici un diorama gigantesque;
+voici un tableau de maître, où vous verrez le colonel
+Corcoran conduisant au feu le brave ou, si vous
+aimez mieux, le galant 69<sup>e</sup>.</p>
+
+<p>Les journaux ont déjà annoncé notre arrivée. Ce
+n'est pas tous les jours qu'un Parisien passe par
+Chayennes. Plus tard cela pourra venir. Allons
+remercier ces éditeurs polis. A Chayennes (nous
+avions déjà vu la même chose à Georgetown dans
+le Colorado), le journaliste est à la fois son auteur,
+son compositeur, son correcteur, son imprimeur,
+son gérant responsable, et il résume toutes ces
+fonctions sous le nom générique d'éditeur. L'<i>Argus</i>,
+comme le <i>Leader</i> (le Guide), nous fait une
+réception amicale. Ils nous offrent gracieusement
+et gratuitement un exemplaire du numéro du jour.
+Chez les vendeurs cela coûte 15 <i>cents</i>, 15 sous de
+notre monnaie. Les annonces remplissent surtout
+ces feuilles, de dimensions maintenant restreintes,
+mais qui demain seront si étendues. Les faits divers
+sont plaisants.</p>
+
+<p>«Charles Bell a apporté une provision de
+pommes de chez les Mormons. Charley a fait
+cadeau de quelques-unes de ces pommes à l'éditeur
+du <i>Leader</i>. Que Charley Bell en soit béni. Les
+pommes étaient excellentes. C'est le premier fruit<span class="pagenum" id="Page_109">[Pg 109]</span>
+qu'on mange à Chayennes. Voilà un son de cloches
+(en anglais, cloche se dit <i>bell</i>) qu'il faudra souvent
+répéter.»</p>
+
+<p>«Hier, dit à son tour un libraire, en même
+temps marchand de journaux, de cigares et de
+bimbeloterie, hier il est venu un quidam dans ma
+boutique. Il a tout déplié, tout lu, et le <i>Monthly
+Magazine</i>, et le <i>New-York Herald</i> et le <i>Chicago Tribune</i>.
+Je ne parle pas du <i>Leader</i> et de l'<i>Argus</i> de
+Chayennes. Il a tout déplié et tout lu; puis il est
+parti sans dire un mot, sans même remercier.
+Honte soit à ce malotru!»</p>
+
+<p>«Demain, ajoute un révérend, je célébrerai
+l'office divin dans le salon que M. A... veut bien
+mettre à ma disposition. Nous n'avons pas encore
+d'église, mais cela ne tardera pas. En attendant,
+ceux qui viendront demain et qui ont des livres de
+prières feront bien de les apporter.»</p>
+
+<p>Ainsi va le monde. Cette petite ville, la plus
+jeune sinon la moins peuplée de toutes les villes
+du globe, celle qu'aucune géographie ne mentionne
+encore, fière de ses hôtels, de ses journaux,
+de son merveilleux développement, de sa situation
+topographique, rêve déjà le titre de capitale. Elle ne
+veut pas s'annexer au Colorado, elle veut que le
+Colorado, s'annexe à elle. Comme elle est la seule
+ville du Dakota et que ce territoire est encore absolument<span class="pagenum" id="Page_110">[Pg 110]</span>
+désert, elle ne veut pas non plus faire partie
+du Dakota. Elle rêve de détacher de ce territoire,
+de ceux du Colorado et de l'Utah, un lambeau
+qui s'appellera le Wyoming, dont elle sera le
+centre<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>. Ainsi naît le patriotisme local; ainsi
+commencent les questions de clocher, au milieu
+même du grand désert. Tous les jours, les premiers
+Chayennes du <i>Leader</i> et de l'<i>Argus</i> sont pleins de
+ces débats, et la discussion s'envenime avec les
+journaux de Denver et de Central City, qui répondent
+orgueilleusement à Chayennes en l'appelant
+la Ville venteuse ou la Ville de paille. Si Denver
+n'était pas si loin, qui sait si quelque coup de
+revolver ne serait pas tiré de part ou d'autre pour
+appuyer les arguments écrits?</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3" class="label">[3]</a> Et Chayennes est arrivée à ses fins. Dès 1868, un acte du Congrès
+décrétait la formation de ce territoire de Wyoming.</p>
+
+</div>
+
+<p>Cette ville me plaît, et je regrette de n'y pouvoir
+passer la nuit; mais il n'y a nulle part de lit disponible,
+même dans les dortoirs communs. A la
+hâte, je jette cette lettre à la poste, et je me rends
+au fort Russell avec mon brave compagnon, le colonel
+Heine (M. Whitney est retourné à Boston ce
+matin). Au fort, le colonel connaît d'anciens compagnons
+d'armes, et nous trouverons bien une
+tente pour nous y installer quelques jours.</p>
+
+<p>Puis nous irons voir les Peaux-Rouges du Dakota,<span class="pagenum" id="Page_111">[Pg 111]</span>
+avec la commission de paix indienne qui va se
+rendre au fort Laramie pour traiter avec les tribus
+du Nord comme elle vient de le faire avec celles du
+Sud. Aller au fond des prairies sans voir les sauvages,
+ne serait-ce pas aller à Rome sans voir le
+pape?</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_112">[Pg 112]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="X">X</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LES SOLDATS DU DÉSERT.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Fort Russell (Dakota), sous la tente,<br>
+1<sup>er</sup> novembre.
+</p>
+
+<p>L'hospitalité la plus cordiale nous attendait ici,
+et nous avons échangé avec plaisir le dortoir commun
+de la <i>maison du Doge</i> contre une tente de
+soldat.</p>
+
+<p>Le général Stevenson, qui commande le fort, le
+major, le quartier-maître, tous les officiers nous
+ont reçus en amis. Nous sommes allés nous asseoir
+à leur <i>mess</i>, nous avons fraternellement trinqué
+ensemble, et bu le verre de whisky sacramentel
+sans lequel il n'y a pas, aux États-Unis, de bonne
+connaissance faite.</p>
+
+<p>On nous a accueillis avec tous les honneurs possibles.<span class="pagenum" id="Page_113">[Pg 113]</span>
+Une sentinelle veille sur notre tente; le
+soir nous répondons à son appel pour rentrer chez
+nous.</p>
+
+<p>Le mauvais temps a continué. Avant-hier, un
+terrible ouragan de neige s'est levé subitement. En
+nous rendant de la tente du général à la nôtre,
+nous avons failli, comme Romulus, disparaître au
+milieu de la tempête. Le toit de notre tente s'est
+gelé, et la neige a couvert le bord de mon lit qui
+touchait à la toile.</p>
+
+<p>Puis le beau temps est revenu, et, en attendant
+la commission de paix indienne, nous sommes
+allés chasser, le long d'un ruisseau voisin du fort
+et bordé de coudriers, les gallinacés sauvages du
+désert.</p>
+
+<p>De bisons, d'antilopes, il n'y en a plus ici, depuis
+que les soldats sont arrivés, depuis que le
+chemin de fer du Pacifique a lancé vers ces parages
+ses poseurs de traverses et de rails. Il ne reste
+plus de la prairie que sa flore caractéristique, surtout
+les hautes graminées, maintenant desséchées,
+jaunies, et qui lui ont valu ce nom. Il lui reste
+aussi ce sol alluvial qui la distingue, sol composé
+tantôt de terres épaisses, où l'on ne trouve pas
+une pierre, mais parfois aussi de graviers siliceux
+et de cailloux roulés. Ceux-ci ont dû descendre des
+Montagnes-Rocheuses à l'époque où elles ont été<span class="pagenum" id="Page_114">[Pg 114]</span>
+soulevées, ou quand les glaciers que portaient les
+flancs de ces hautes montagnes, lors des anciens
+âges géologiques, se sont tout à coup fondus. Ces
+graviers et ces cailloux roulés, y compris ceux des
+cours d'eau actuels, sont des échantillons rassemblés
+à souhait par la nature sur le même point,
+comme pour indiquer d'avance au géologue qui se
+dirige vers la grande chaîne de l'Extrême-Ouest
+les roches qu'il y rencontrera.</p>
+
+<p>Ici se montrent des galets de granits roses, de porphyres
+verts, d'ardoises lustrées, feuilletées, et des
+silex de toutes les couleurs, surtout le silex rouge,
+dont les lits de quelques ruisseaux sont pavés.</p>
+
+<p>Les seules roches que l'on rencontre en place
+dans la prairie sont des grès tendres, d'âge très-moderne,
+et dont les stratifications, labourées,
+déchiquetées par les éléments, offrent quelquefois
+des aspects fort curieux, et ressemblent même à des
+villes en ruine quand l'étendue des assises est considérable.
+Ce sont ces roches, ou des amas de cailloux
+roulés, qui forment ordinairement les monticules
+que l'on nomme les <i>bluffs</i>, et qui donnent
+alors à la prairie cette apparence ondulée qui lui
+a valu, chez les Américains, le nom de <i>rolling
+prairie</i>.</p>
+
+<p>Les silex rouges, descendus des flancs des Montagnes-Rocheuses,
+et divisés par les eaux courantes<span class="pagenum" id="Page_115">[Pg 115]</span>
+en menus morceaux, forment en plusieurs
+endroits le sous-sol de la prairie. Dans ce cas, les
+fourmis entassent quelquefois autour de leur trou
+d'énormes monticules de ces graviers, de plus
+de 2 pieds de hauteur et de 12 à 15 de pourtour.
+Que sont les Pyramides d'Égypte à côté de
+celles-ci?</p>
+
+<p>Ces dépôts de gravier siliceux et ferrugineux,
+fouillés ou non par les fourmis, sont si répandus
+dans certaines régions, surtout celles qui s'étendent
+à l'est et au nord du territoire de Colorado, et
+sur une partie du chemin de fer du Pacifique, qu'on
+a donné à ces régions le nom de <i>grand désert américain</i>.
+En d'autres endroits des prairies, le sol présente
+un autre phénomène: les eaux y sont tellement
+saturées d'alcali ou carbonate de soude, que
+le sel se dépose en efflorescences blanchâtres à la
+surface du terrain. Une des stations du chemin de
+fer du Pacifique porte le nom significatif d'Alkali.
+Malheur aux hommes, malheur aux bêtes qui
+boivent de ces eaux! Inutile d'ajouter que le sol,
+sur tous ces points, est entièrement stérile, car les
+jeunes pousses y sont brûlées par le sel. Certaines
+régions du grand désert américain sont parsemées
+de terres alcalines, et semblent la continuation,
+dans le centre et le sud des prairies, de ce qu'on
+nomme, dans le nord, les <i>Mauvaises Terres</i>,<span class="pagenum" id="Page_116">[Pg 116]</span>
+qui sont si répandues dans le Dakota et le Nebraska.</p>
+
+<p>Dans toutes ces localités, le relief du sol est
+d'ailleurs le même, car dans les Mauvaises Terres
+on rencontre aussi des étendues considérables de
+ces coteaux de grès tendre simulant des édifices
+ruinés.</p>
+
+<p>La course à travers les prairies est loin d'être
+monotone, et chacun trouve à y glaner, chasseur
+ou naturaliste. Sans doute, le touriste qui prend
+maintenant le chemin de fer du Pacifique va trop
+vite pour jouir complétement du grand spectacle
+du <i>Far-West</i>; mais, arrivé à la dernière station, il
+voyage en caravane comme autrefois, à la garde de
+Dieu et de son revolver. Qui remplacerait, dans ces
+poétiques courses, les haltes dans les hautes
+herbes, quand on n'a souvent d'autre combustible,
+pour faire cuire son repas, que la fiente
+des bisons, le <i>bois de vache</i>, comme l'appellent
+les trappeurs? qui remplacerait les longues méditations
+du soir, quand on n'a pour abri que la
+tente sous le ciel couvert d'étoiles et sur la terre
+gazonnée, quand rien ne borne l'horizon, et que
+libre, indépendant, n'ayant d'autre maître que
+soi, on se retrouve seul en face de la grande
+nature?</p>
+
+<p>Le niveau des prairies monte insensiblement<span class="pagenum" id="Page_117">[Pg 117]</span>
+des bords du Missouri aux Montagnes-Rocheuses.
+Omaha est à 300 mètres d'altitude au-dessus des
+eaux de l'Océan; Chayennes, située à 515 milles
+d'Omaha, est à la cote de près de 2,000 mètres. Le
+chemin de fer du Pacifique a très-heureusement
+profité de ces pentes naturelles.</p>
+
+<p>Le climat de toutes ces régions est, pendant
+l'été, un des plus beaux de l'Amérique du Nord.
+L'élévation du sol au-dessus du niveau de la mer
+n'empêche pas cependant que les chaleurs ne
+soient à certains moments excessives, mais les
+brises qui viennent des Montagnes-Rocheuses
+rafraîchissent bientôt l'atmosphère. Jamais il ne
+pleut. Sur la fin de l'automne, le climat est parfois
+rigoureux, je l'ai appris à mes dépens; mais,
+après un ouragan de quelques jours, souvent le
+ciel redevient serein, sans un seul nuage qui le
+voile.</p>
+
+<p>L'hiver, les mêmes alternatives de beau et de
+mauvais temps se représentent; la neige tombe
+avec abondance, mais ne persiste pas. Le froid
+seul se fait sentir vivement, et le thermomètre se
+maintient quelquefois aux degrés de la Sibérie,
+25 et 30 divisions sous zéro du thermomètre centigrade.
+En été, il monte par moments aux degrés
+du Sénégal, et c'est ainsi que les deux extrêmes
+se touchent.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_118">[Pg 118]</span></p>
+
+<p>Toute l'année, l'atmosphère est d'une pureté,
+d'une sécheresse exceptionnelle, en même temps
+que d'une grande légèreté. La viande de boucherie
+se conserve très-bien à l'air. Le bétail reste en
+liberté au dehors, sans aucun abri.</p>
+
+<p>Ce climat convient particulièrement, surtout
+pendant le printemps et l'été, aux personnes
+faibles, qui reprennent leurs forces à cet air vivifiant
+et sec, et qui, arrivées malades dans les prairies,
+s'en retournent guéries après une saison. Un
+bain d'air vaut, dans ces cas-là, beaucoup mieux
+qu'un bain d'eau minérale et produit des effets
+plus certains.</p>
+
+<p>Tel est, dans ses traits principaux, le grand désert
+américain, d'où je vous écris en ce moment.
+En attendant la commission de paix, je vis au milieu
+de soldats qui ne ressemblent guère à ceux de
+notre pays.</p>
+
+<p>Une partie des officiers ont fait leurs études à
+West-Point, le Saint-Cyr des États-Unis; d'autres
+sont des soldats de fortune auxquels la guerre de
+sécession a mis le mousquet dans les mains, et
+qui ont préféré le garder, plutôt que d'aller se
+faire avocats ou négociants, comme tant d'autres.
+Chez tous on rencontre une grande aménité et des
+habitudes polies, civiles, qui viennent fort heureusement
+tempérer la rigidité militaire.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_119">[Pg 119]</span></p>
+
+<p>Il y a une bibliothèque au fort, mais on lit peu.
+Plus souvent on chasse, on joue au billard, on
+boit. Le commandant mêle la pratique des affaires
+à celle du métier des armes. Il a acheté à
+Chayennes, ce qu'on appelle un <i>corner-lot</i> (un lot
+de coin), un de ces emplacements donnant à la
+fois sur deux rues, comme ceux qu'occupent si
+volontiers à Paris les marchands de vin. Je vous
+laisse à penser si ces lots de terrain sont disputés à
+Chayennes et ailleurs. Dans toutes les villes naissantes,
+c'est à qui en aura un, et l'on joue, on
+spécule là-dessus.</p>
+
+<p>Le général Stevenson, non content de ses
+lots, a de plus fait bâtir à Chayennes un vaste
+magasin, un véritable <i>dock</i>, en pierre, s'il vous
+plaît, et non en bois. Il espère y loger les marchandises
+de l'un et l'autre monde, quand le chemin de
+fer du Pacifique unira les deux océans, et sera devenu
+la grande voie commerciale du globe. Chaque
+jour, le général, sur son <i>bughy</i> (nous écrivons
+en français boguet) traîné par deux fringants
+chevaux, va visiter ses domaines naissants, et
+suppute, comme Perrette, ce qu'ils pourront lui
+rapporter.</p>
+
+<p>Comme Perrette, il a manqué voir l'autre jour
+tous ses rêves s'évanouir, non pas qu'il ait cassé
+comme elle son pot au lait; mais ses chevaux, revenant<span class="pagenum" id="Page_120">[Pg 120]</span>
+de Chayennes, se sont emportés, et le général,
+jeté à bas de son véhicule, a failli rester en
+chemin. A d'autres eussent passé et le dock et les
+lots de terrain.</p>
+
+<p>Le verre de whisky a ici de nombreux adeptes;
+car que faire au désert à moins que l'on n'y boive?
+Chaque officier est propriétaire d'une petite caisse
+à compartiments, avec laquelle il voyage. On dirait
+une caisse de livres, une bibliothèque de touriste
+amateur. Dans cette caisse sont disposés
+avec art et des verres et des flacons. <i>Will you take
+a drink?</i> Voulez-vous boire quelque chose? est la
+première parole qu'on vous adresse, dès que vous
+pénétrez dans une tente. Vous seriez mal venu de
+refuser. Vous dites oui, et le <i>old Borbon whisky</i>, le
+vieux whisky de Bourbon (Kentucky), est immédiatement
+débouché en votre honneur. Les verres
+circulent à la ronde. Quel bouquet, mon ami, et
+quelle liqueur traîtresse que cet <i>old Kentuck</i>!
+Notre vieux cognac n'est rien en comparaison.
+Comme on se laisse prendre à ce goût, et comme
+je conçois que le whisky compte parmi les officiers
+américains de si nombreux partisans! Pour ne
+pas se laisser tenter, le mieux est de n'y pas
+goûter, comme disait le singe de la fable, qui,
+d'une praline à l'autre, avait fini par vider tout le
+sac.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_121">[Pg 121]</span></p>
+
+<p>Quelques officiers mariés ont fait venir leur
+femme avec eux. Les courageuses Américaines
+ont dit adieu à New-York, à Boston, et sont venues,
+sans un mot de plainte, s'installer au fond
+du désert avec leur mari et leurs enfants. Après
+tout, elles ne sont qu'à 1,000 lieues de leur pays
+natal.</p>
+
+<p>Les simples soldats méritent moins d'éloges que
+les officiers.</p>
+
+<p>Vous savez que l'armée régulière américaine est
+réduite à rien en temps de paix. C'est à peine
+65,000 hommes, en ce moment, pour garder un
+pays grand comme toute l'Europe centrale; et encore,
+sur ces 65,000 hommes, y en a-t-il un
+sur quatre qui déserte, ainsi que le dernier
+rapport du général Grant le constate.</p>
+
+<p>Ces soldats sont surtout disséminés dans quelques
+forts de l'Atlantique et du Pacifique, puis dans
+les forts, les postes, les stations de l'Extrême-Ouest,
+pour tenir en respect les Indiens. Le fort Russell répond
+à cette destination: c'est un des principaux
+postes militaires des États-Unis, bien qu'il n'ait d'un
+fort que le nom, et ne possède ni casemates ni retranchements,
+comme presque tous les forts des
+prairies. Quant aux remparts et aux savants ouvrages
+du génie militaire, ils sont ici partout absents.
+A quoi serviraient-ils? Il n'est pas besoin<span class="pagenum" id="Page_122">[Pg 122]</span>
+de tant d'art pour venir à bout de l'Indien, et le
+chemin de fer du Pacifique, à lui seul, fera plus
+contre le Peau-Rouge que tous les forts réunis.
+C'est surtout par les armes de la civilisation qu'il
+faut combattre la sauvagerie.</p>
+
+<p>Que cette armée régulière est différente de nos
+troupes européennes, si bien enrégimentées et disciplinées!
+Ces soldats, ils sont de tous les pays,
+excepté des États-Unis. Il y a là des Canadiens, des
+Irlandais, des Allemands, des Belges, des
+Français, des licenciés de la légion mexicaine, et
+tous peuvent dire certainement que ce qu'ils
+trouvent de plus curieux dans cette armée cosmopolite,
+c'est de s'y voir. Tous se sont engagés
+dans l'armée américaine avec l'espoir de devenir
+bientôt généraux, et tous sont restés simples soldats.
+«C'est la faute de l'anglais, me disait tout à
+l'heure l'un d'eux, un Breton mécontent; ce coquin
+d'anglais, je le comprends, mais ne le parle
+pas.»</p>
+
+<p>Cet autre, un Canadien, qui parlait encore le
+français du temps de Louis XIV (ce n'est pas d'ailleurs
+le plus mauvais), prétend qu'il n'a jamais eu
+que de la <i>male chance</i>. Il aimerait mieux servir
+ailleurs. Il est né d'une mère française, quoique
+son père fût <i>Écossois</i>. Un troisième, un Belge, qui
+est venu aux États-Unis avec l'espoir d'y faire<span class="pagenum" id="Page_123">[Pg 123]</span>
+bientôt fortune, a perdu le peu qu'il avait, s'est
+engagé et se trouve encore simple fantassin, après
+quatorze ans de service.</p>
+
+<p>Et cependant tous ces soldats du désert, ces
+pionniers d'une nouvelle espèce font à l'occasion
+bravement leur devoir. En maintes rencontres, ils
+se sont bien battus contre les Peaux-Rouges, et
+eux aussi ont concouru pour leur part à la colonisation
+des grandes plaines. Mais rien ne remplace
+le volontaire, le soldat libre des territoires ou le
+citoyen armé des États, quand la patrie est en danger.
+Voilà les véritables gardes de la nation; ils
+me remettent en mémoire ces belles paroles de
+Machiavel, que la poitrine des citoyens est la meilleure
+frontière d'un pays.</p>
+
+<p>Dans la lutte contre les Peaux-Rouges, au milieu
+des territoires naissants, dans la grande guerre
+qui a divisé récemment le Nord et le Sud, ce sont
+surtout les braves volontaires qui ont sauvé
+l'Union.</p>
+
+<p>On nous annonce pour demain l'arrivée de la
+commission de paix indienne, <i>Indian peace commission</i>.
+Elle est composée de M. Taylor, commissaire
+des affaires indiennes à Washington; de
+M. Henderson, sénateur, président du comité des
+affaires indiennes au sénat; des généraux de l'armée
+régulière Harney, Sherman, Terry, du<span class="pagenum" id="Page_124">[Pg 124]</span>
+général et du colonel des volontaires du Colorado,
+Sanborn et Tappan. M. White, attaché au bureau
+indien à Washington, est secrétaire de la
+commission, dont M. Taylor a été élu président.</p>
+
+<p>Un artiste dessinateur, un sténographe, des
+guides, des interprètes, divers agents accompagnent
+la commission, et aussi, comme bien vous
+pensez, des <i>reporters</i> de divers journaux de New-York,
+Chicago, Saint-Louis, etc.</p>
+
+<p>Le général Stevenson a fait déjà préparer le
+nombre de fourgons nécessaires à la caravane officielle,
+et désigné quatre-vingts soldats pour lui
+servir d'escorte. Il veut bien nous donner aussi un
+fourgon, à mon compagnon et à moi, avec les
+quatre mules et le muletier de rigueur.</p>
+
+<p>Demain matin nous partons pour Hill's-Dale, la
+dernière station du chemin de fer du Pacifique, où
+nous rejoindrons la commission, qui revient de
+chez les tribus du Sud. De là, à travers les vastes
+solitudes de la prairie, et sans crainte de mauvaise
+rencontre, puisque nous avons quatre-vingts
+soldats avec nous, notre longue caravane prendra
+la route du fort Laramie. Il nous faudra trois jours
+pour y arriver, en trottant douze heures par jour et
+campant la nuit à la belle étoile. La distance n'est
+pas moindre de 100 milles ou 160 kilomètres.</p>
+
+<p>Au fort Laramie, nous trouverons les Corbeaux,<span class="pagenum" id="Page_125">[Pg 125]</span>
+les Sioux, les Arrapahoes du Nord, auxquels les
+commissaires ont depuis longtemps donné rendez-vous.</p>
+
+<p>Nous allons enfin voir des Peaux-Rouges, non
+pas deux, le mari et la femme, comme ceux qu'on
+vous a montrés cet été à l'Exposition, mais des
+tribus entières. Nous fumerons le calumet de
+paix avec eux, et nous leur dirons de nous donner
+quelques leçons théoriques dans l'art délicat de
+scalper.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_126">[Pg 126]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="XI">XI</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">UNE CARAVANE.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Lone Tree Creek (Dakota), sous la tente,<br>
+9 novembre.
+</p>
+
+<p>De bonne heure, il y a trois jours, nous avons
+quitté le fort Russell. Une trentaine de fourgons,
+traînés en tout par cent cinquante bêtes, trente-cinq
+muletiers et agents divers, enfin nos quatre-vingts
+soldats, composaient le gros de l'expédition.
+Les soldats étaient montés dans les fourgons avec
+tout leur attirail de campement. A la tête du convoi
+caracolaient les officiers. Le temps était redevenu
+épouvantable, comme il l'est quelquefois pendant
+l'automne dans les prairies, à une altitude de
+2,000 mètres. Dès les premiers jours du mois, je
+vous l'ai dit, un ouragan terrible, accompagné de
+neige, a passé sur le fort Russell; et si la neige a<span class="pagenum" id="Page_127">[Pg 127]</span>
+bientôt fondu aux rayons du soleil, la tempête,
+après un jour ou deux de calme, s'est remise à
+souffler comme un véritable cyclone. La poussière,
+soulevée en épais tourbillons, entrait dans nos
+fourgons, ouverts sur le devant, et aveuglait littéralement
+ceux qui étaient à l'intérieur. Le froid
+était piquant; le thermomètre se tenait au-dessous
+du point de congélation de l'eau; car le vent, venant
+des Montagnes-Rocheuses, avait passé sur
+leurs cimes glacées.</p>
+
+<p>C'est dans de telles conditions que, partis du
+fort Russell le matin, nous sommes arrivés vers
+l'après-midi à Hill's-Dale (vallon de la Montagne).
+Cette localité est la dernière station du chemin de
+fer du Pacifique, titre qu'elle a abandonné à
+Chayennes, qui, à son tour, le cédera bientôt à sa
+voisine de l'Ouest.</p>
+
+<p>Hill's-Dale manquait d'eau et de bois, et le vent
+des prairies y soufflait avec une violence qui semblait
+s'être encore accrue. En outre, les commissaires
+qui devaient arriver par le chemin de fer du
+Pacifique n'étaient pas même signalés. Que faire?
+le long de la voie, tout près de la station, on creuse
+un puits artésien, mais l'ouragan dérange les manœuvres,
+et nous ne pouvons attendre que la nappe
+d'eau soit atteinte pour abreuver nos mules et nos
+chevaux.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_128">[Pg 128]</span></p>
+
+<p>La localité fait peine à voir. Quelques buvettes
+seules restent debout: tout le monde, marchant
+à l'Ouest, comme la voie ferrée, a émigré à Chayennes.
+Il fut donc décidé que l'on irait camper dans
+la prairie, à quelques milles de Hill's-Dale. Là on
+trouverait, dans un endroit bien connu des caravanes,
+de l'eau vive et du bois, deux choses indispensables
+dans le désert.</p>
+
+<p>Pole-Creek (le ruisseau de la Perche), où nous
+arrivâmes vers quatre heures, était déjà occupé
+par les muletiers partis le matin de fort Russell,
+et délégués pour charger les cadeaux que les commissaires
+apportaient aux Indiens. Nos hommes
+prirent place à côté de ceux qui étaient venus les
+premiers. Les soldats installèrent prestement leurs
+tentes, et bientôt les feux du camp brillèrent au
+milieu de la nuit. Les muletiers, creusant un trou
+en terre, y allumèrent du bois, établirent là leurs
+fourneaux. Ils firent cuire sans perdre de temps
+les <i>flat-jacks</i>, sortes de beignets ou de crêpes, le
+jambon ou le lard découpé en tranches, pendant
+que, sur un coin du foyer, une immense bouilloire
+recevait le thé ou le café, formant la boisson habituelle
+de tout souper américain. Les muletiers,
+dans les excursions du Grand-Ouest, sont toujours
+les premiers et les mieux servis, et nos hommes
+avaient déjà fini leur souper, que les soldats commençaient<span class="pagenum" id="Page_129">[Pg 129]</span>
+à peine le leur, et que le maître coq des
+officiers, au mess desquels nous étions conviés,
+n'avait pas même dressé son fourneau. Il est vrai
+que c'est un poêle en fonte et en tôle de fer, et que
+son installation seule demandait, par le vent qui
+régnait, plus de temps qu'il n'en fallait pour faire
+cuire le repas.</p>
+
+<p>Le coucher, comme pour le souper, a laissé pour
+nous beaucoup à désirer. Notre fourgon nous a
+servi d'abri. Une peau d'ours a été notre lit, et
+une peau de buffle notre couverture. Les bagages,
+disposés sur le devant du véhicule, nous ont protégé
+en partie contre le vent et le froid, et nous
+avons dormi tant bien que mal.</p>
+
+<p>Le coup d'œil de notre camp était des plus pittoresques.
+Les mules, dételées, s'étaient réunies
+par groupes isolés. Ayant bien vite épuisé leur
+maigre ration de maïs, elles tondaient le gazon des
+prairies, jauni par le froid de l'automne. Les fourgons,
+alignés, formaient comme un rempart.</p>
+
+<p>Du côté opposé, vers le Pole-Creek, étaient dressées
+les tentes des soldats. En retour d'équerre,
+venaient celles des officiers. L'eau du ruisseau
+était gelée sur les bords, et çà et là, en bouquets
+touffus, se dressaient le long des rives les coudriers
+et les joncs. Un talus naturel de roches
+tendres et d'alluvions formait un des versants<span class="pagenum" id="Page_130">[Pg 130]</span>
+du ruisseau. Partout ailleurs s'étendait jusqu'à
+l'horizon la plaine immense, à peine ondulée. Le
+ciel était resplendissant d'étoiles, la lune éclairait
+la prairie et l'on entendait au loin les sourds
+aboiements des loups ou des coyotes affamés. Les
+derniers feux allaient s'éteignant et le silence du
+camp n'était plus troublé que par la marche de
+quelque veilleur attardé regagnant sa tente, ou
+par le hennissement de quelque mule disputant à
+sa voisine une touffe d'herbe ou l'abri protecteur
+d'un fourgon. Bientôt un grand calme se fit, et
+l'on n'entendit plus que les sifflements de la tempête
+au milieu de la solennité de la nuit.</p>
+
+<p>Le lendemain, 7, le soleil s'est levé sur le camp
+de Pole-Creek sans y ramener le beau temps. L'ouragan
+a même redoublé de violence. On a vu des
+fourgons, poussés par le vent, s'avancer seuls de
+plusieurs mètres en courant sur leurs roues. Quelques
+tentes ont été jetées à bas. La promenade au
+dehors est devenue impossible. Pour comble d'infortune,
+les commissaires n'arrivaient pas, et il a
+fallu les attendre encore tout un long jour. Hier
+matin, de très-bonne heure, on a signalé enfin
+leur arrivée, et le camp a été levé à la grande joie
+de chacun.</p>
+
+<p>Le général Sherman et le sénateur Henderson,
+rappelés à Washington par leurs fonctions et par<span class="pagenum" id="Page_131">[Pg 131]</span>
+la date rapprochée de l'ouverture de la session
+législative, n'ont pu se joindre à la commission,
+dont ils étaient les principaux membres. Le général
+Sherman a été remplacé par le général Augur,
+commandant le district de la Plate, dont le
+chef-lieu est à Omaha. Le général Augur, comme
+le général Terry, un autre des commissaires et
+commandant le territoire de Dakota, est l'un des
+officiers qui se sont le plus distingués pendant la
+guerre de sécession. Tous deux apportent dans
+leurs manières cette pratique des habitudes civiles
+qui tempère la rigidité militaire, et qui crée entre
+les soldats de l'Union et ceux d'autres pays une
+différence qui est toute en faveur des premiers.</p>
+
+<p>Le vieux général Harney, devenu le meilleur
+ami des Peaux-Rouges, après les avoir battus sans
+merci, se distingue entre tous les commissaires
+par ses façons douces et paternelles. Malgré ses
+soixante-huit ans, il a accepté de prendre la part
+la plus active à tous les travaux qu'on vient de lui
+confier si inopinément, à lui vieux militaire retraité,
+vétéran des forts de l'Ouest, et il n'a jamais
+faibli un instant, ni dans les péripéties du voyage
+ni dans les longueurs du conseil. Il porte invariablement
+l'uniforme de général, et il est beau de
+voir ce soldat, droit et fier, à la moustache et aux
+cheveux blancs, resté jeune malgré les années. Un<span class="pagenum" id="Page_132">[Pg 132]</span>
+noir fidèle, à la livrée verte et au chapeau de feutre
+pointu, orné du galon et des glands d'or, lui sert
+de domestique, et veille seul sur sa tente. A côté
+du général vient le président de la commission,
+l'honorable M. Taylor, commissaire des affaires
+indiennes à Washington. Vêtu d'un sévère costume
+bourgeois, il offre dans ses traits quelque chose
+du révérend, et par ses allures pacifiques, je dirai
+même évangéliques, il répond bien à la mission
+de paix dont il a été élu le chef.</p>
+
+<p>Le général et le colonel des volontaires Sanborn
+et Tappan, qui se sont récemment distingués dans
+maintes rencontres contre les Indiens du Colorado,
+ont l'air peut-être plus martial que leurs collègues
+les généraux de l'armée régulière, et montrent
+que la milice et la garde nationale sont prises au
+sérieux aux États-Unis.</p>
+
+<p>M. White, secrétaire de la commission, M. Howland,
+artiste peintre, M. Wallace, sténographe,
+enfin les <i>reporters</i> de quelques journaux de Saint-Louis,
+de Chicago et New-York, représentent la
+partie jeune et bruyante de l'expédition, et mêlent
+leurs <i>lazzi</i> aux discussions graves des commissaires.</p>
+
+<p>Tout ce monde a reçu avec la plus grande affabilité
+le <i>Parisien</i> qui demandait la faveur de suivre
+la commission, et je n'ai compté bientôt que des<span class="pagenum" id="Page_133">[Pg 133]</span>
+amis, au milieu de tant de personnes qui ne me
+connaissaient pas la veille. Dès qu'on a été <i>introduit</i>
+près d'un Américain, c'est-à-dire qu'on lui a
+été présenté, dès qu'on a serré, <i>secoué</i>, comme on
+dit, sa main, <i>shake hands</i>, la connaissance est
+faite, l'Américain est devenu votre ami. C'est là
+un des bons côtés des mœurs simples et démocratiques
+des États-Unis.</p>
+
+<p>Le Canadien Léon Pallardie, interprète pour la
+langue des Sioux, accompagne la commission. Il
+sert en même temps de cicérone à trois chefs de
+la nation des Sioux, Mato-Looza ou l'Ours-Agile,
+Mato-O-Ken-Ko ou l'Ours-Vif et Ish-Tà-Skâ ou l'Œil-Blanc.
+Ce sont du moins les appellations sous lesquelles
+les commissaires sont convenus de reconnaître
+ces sachems, car les deux premiers ont des
+noms absolument intraduisibles dans notre langue
+si pudique. On ne pourrait les écrire qu'en latin,
+et encore!</p>
+
+<p>Ces trois chefs portent pour tout vêtement une
+couverture de laine et des guêtres avec des mocassins
+en cuir. L'un d'eux a cependant un pantalon;
+mais, d'après la mode en usage chez les Peaux-Rouges,
+il en a coupé le fond. Celui-ci porte l'arc
+et les flèches, dont le guerrier des plaines se sépare
+si difficilement; cet autre tient le calumet, qui
+joue un si grand rôle dans toutes les délibérations<span class="pagenum" id="Page_134">[Pg 134]</span>
+des Indiens. C'est une pipe au long fourneau
+rouge, d'où part un tuyau de buis ou de cerisier,
+enjolivé de clous en cuivre jaune. Une douzaine
+de fumeurs usent à la fois de la même pipe, et
+chacun tire une bouffée, en tendant la pipe au
+voisin.</p>
+
+<p>Hier, au moment du départ, je m'approchais de
+ces grands chefs. Suivant la coutume de tous les
+Indiens, qui ont pour principe de ne jamais s'émouvoir,
+les Sioux restèrent impassibles. J'essayai
+d'engager la conversation; mais ils ne parlaient
+pas un mot d'anglais. Accroupis, serrés dans leur
+couverture, ils ne me jetèrent que ces mots: <i>Soux!
+Soux! Cold! cold!</i> Ce qui voulait dire qu'ils étaient
+Sioux, et qu'ils avaient grand froid; ce qu'il était
+facile de deviner à la température extérieure et à
+la façon dont les pauvres gens grelottaient.</p>
+
+<p>Pallardie vint à moi: «C'est des bons sauvages,
+me dit-il, nous les menons au fort Laramie pour
+les montrer aux autres. L'Ours-Vif, avec ses hommes,
+va conduire la charrue cet hiver. Il consent à
+se rendre dans les réserves et à cultiver la terre.
+Ça ne l'amuse pas beaucoup, mais il aime les
+blancs, et il tient à leur faire plaisir.»</p>
+
+<p>Ce commencement de conversation a rompu
+bien vite la glace entre Pallardie et moi. Le Canadien
+est charmé de voir un compatriote, et moi de<span class="pagenum" id="Page_135">[Pg 135]</span>
+faire route avec un homme qui connaît si bien les
+Sioux, et qui a parmi eux de si hautes relations.
+Pallardie est de petite taille, bien pris, vigoureux,
+aux traits accentués, et réalise de tous points le
+type du traitant ou du chasseur des prairies, tel
+qu'on aime à se le figurer.</p>
+
+<p>«J'étais marié depuis huit jours quand la commission
+est venue me chercher, me dit-il; j'ai
+laissé ma femme et l'hôtel que j'ai bâti à la station
+de North-Plate; il m'a bien coûté quinze mille
+piastres (soixante-quinze mille francs). J'ai laissé
+tout cela, pour aller avec la commission. J'aime
+la vie des prairies, qui me rappelle mon premier
+métier de traitant. Je ne suis allé à <i>la ville</i> (c'est
+ainsi que les traitants appellent Saint-Louis) que
+trois fois en vingt ans. Je suis malade quand j'y
+vais. A North-Plate, à la station du chemin de fer
+du Pacifique, j'ai monté un beau buffet où s'arrête
+le train. Venez me voir quand vous y passerez. Je
+vous présenterai à ma femme; elle a bien pleuré
+quand je suis parti.»</p>
+
+<p>Cependant notre longue caravane a quitté le
+camp de Pole-Creek, et s'avance à travers la plaine
+sans fin. Les fourgons viennent à la file les uns
+des autres. En tête, vont à cheval les officiers commandant
+l'escorte, puis ce sont les voitures des
+divers membres de la commission, et derrière<span class="pagenum" id="Page_136">[Pg 136]</span>
+celles-ci les fourgons des personnes qui sont attachées
+à l'expédition par devoir ou par curiosité.
+Là on voit les <i>reporters</i> des journaux de l'Est,
+quelques parents ou amis des commissaires, Pallardie
+avec ses trois sachems, un munitionnaire
+d'armée qui s'en sa vendre des bœufs au fort
+Laramie, et plusieurs autres <i>excursionnistes</i>. Un
+intrus qui s'est faufilé dans le convoi, que personne
+ne connaît, qui suit la commission depuis un mois
+sous prétexte de faire des affaires, <i>to make some
+business</i>, est là aussi, maugréant contre le mauvais
+temps, contre la lenteur des mules; contre le peu
+d'abondance et le défaut de qualité des vivres.
+Tant est grande la patience américaine, et tel est
+le respect qu'on a ici pour l'individu, que personne
+ne relève cet homme et ne songe à le renvoyer.
+Enfin, derrière la caravane marchent les fourgons
+des soldats et les véhicules qui portent les malles
+et les provisions.</p>
+
+<p>Les muletiers ont soin de garder leur rang, et
+fouettent vigoureusement leurs bêtes, avec force
+jurons, si elles menacent de ralentir le pas.</p>
+
+<p>Hier, on a marché ainsi toute la journée, malgré
+le froid, la bise, et dans l'après-midi on est arrivé
+à Horse-Creek (le ruisseau du Cheval), où l'on a
+campé pour dîner et passer la nuit. Là coulait un
+ruisseau d'eau vive, là se trouvait du bois en abondance.<span class="pagenum" id="Page_137">[Pg 137]</span>
+Ce camp était protégé par un monticule de
+stalactites, témoins de sources incrustantes qui
+jadis ont arrosé ces lieux. Les éléments ont peu à
+peu désagrégé la roche, et le sol est recouvert d'un
+sable siliceux épais.</p>
+
+<p>Aujourd'hui, de bonne heure, on a levé le camp,
+et l'on s'est remis en route plus gaiement que la
+veille, car l'ouragan a cessé enfin, et le froid cédé
+la place à une température un peu plus clémente.</p>
+
+<p>Le lieu où nous sommes campés ce soir est le plus
+pittoresque de tout le Grand-Ouest. Il a nom Lone-Tree-Creek,
+ou le ruisseau de l'Arbre solitaire.
+Qu'on imagine un rempart de roches sableuses
+couronnant un vaste plateau de roches déchiquetées,
+rongées par les éléments, la pluie, le vent,
+la glace, la neige, et cela de tout temps, depuis
+l'époque mille fois séculaire où les roches se sont
+déposées. Elles ont pris de cette sorte des formes
+étranges, saisissantes, et l'œil même y est trompé.
+Ici c'est une tour en ruines, là une longue muraille
+où plus d'une brèche est ouverte. Plus loin
+est une porte donnant accès dans la ville que protègent
+ces forts; au-dessus semble veiller une
+forme humaine, un guetteur prêt à donner l'alarme.
+Et l'illusion se continue, car en face est un autre
+plateau couronné des mêmes murs, des mêmes
+bastions. On dirait deux villes rivales. Seule, la<span class="pagenum" id="Page_138">[Pg 138]</span>
+vallée profonde les sépare. A mi-hauteur ont poussé
+des cèdres nains et des cyprès dont la ligne sombre,
+vue de loin, ressemble à la bouche béante
+d'autant de cavernes, creusées dans ces murs pour
+les faire sauter. Ce sont là les <i>Scott's-bluffs</i> ou les
+remparts de Scott, ainsi nommés, sans doute, en
+souvenir du trappeur qui les a le premier signalés.
+Ils s'étendent sur d'immenses espaces, et longtemps
+avant d'arriver au camp nous les avons
+découverts à l'horizon. Le ciel était un peu voilé,
+quelques nuages noirs y disputaient leur place au
+soleil. Le soleil, en se jouant dans les nuées, tantôt
+éclairait et tantôt obscurcissait les <i>bluffs</i>, de sorte
+que le sable grisâtre dont sont formés ces remparts,
+tantôt apparaissait comme blanchi par la
+neige, et tantôt s'assombrissait peu à peu au point
+de disparaître entièrement. Cet effet d'optique, se
+répétant à intervalles réguliers, était surprenant;
+aucun de nous ne pouvait détacher ses yeux de ce
+grand spectacle. L'image changeait, d'ailleurs, à
+mesure qu'on approchait davantage. Quand on est
+arrivé au pied des <i>bluffs</i>, ç'a été bien autre chose.
+Les muletiers ont arrêté d'eux-mêmes leurs bêtes,
+et chacun, pendant quelques secondes, est resté
+muet d'étonnement. Ceux-ci comparaient ces
+ruines géologiques aux ruines des plus anciennes
+villes de l'Asie; ceux-là évoquaient le déluge.<span class="pagenum" id="Page_139">[Pg 139]</span>
+L'histoire et la fable ont eu beau jeu, et la discussion
+s'est prolongée d'autant plus aisément, que
+l'on a côtoyé ces merveilleuses roches jusqu'au
+lieu choisi pour le campement. Là, une circonvallation
+complète, interrompue seulement par l'étroit
+passage que s'est ouvert le ruisseau de Lone-Tree,
+entourait la plaine, et semblait la protéger
+à la fois et contre le vent et contre les
+Indiens.</p>
+
+<p>Ces murs naturels de grès tendre, rappelant,
+même de très-près, d'anciennes villes fortes ruinées,
+ne sont pas rares dans les prairies. Sur les
+points que nous parcourons, l'étendue en est
+considérable, et occupe peut-être, avec de très-longues
+solutions de continuité il est vrai, un
+cercle de 50 à 60 milles de rayon. Dans le Colorado,
+les roches de Monument-Creek et celles
+du Jardin des Dieux, dans le Nebraska celles
+des Mauvaises-Terres, sont aussi de la même
+nature.</p>
+
+<p>Ce sont, sans doute, ces ruines d'un nouveau
+genre qui ont provoqué dans l'esprit des premiers
+trappeurs ces légendes d'anciennes villes, veuves
+d'habitants, rencontrées au milieu des prairies,
+avec leurs murs et leurs forteresses encore debout,
+légendes qui ont longtemps eu cours parmi les
+émigrants du <i>Far-West</i>.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_140">[Pg 140]</span></p>
+
+<p>De Lone-Tree Creek, demain une nouvelle étape
+nous conduira directement au fort Laramie, entre
+matin et soir.</p>
+
+<p>Nous nous arrêterons seulement vers le milieu
+de la journée, pour laisser les mules boire et se
+reposer un instant, pendant que l'on prendra le
+<i>lunch</i>. Nous arriverons au fort avant la nuit, après
+avoir parcouru en trois jours, à partir de Pole-Creek,
+une distance de 100 milles ou 160 kilomètres.
+La route que nous avons suivie est bien
+connue des traitants et des anciens trappeurs.
+Elle a été indiquée à la commission par Pallardie
+qui l'a lui-même souvent fréquentée quelques années
+auparavant, à l'époque où il trafiquait avec
+les Indiens.</p>
+
+<p>«C'était alors le beau temps, me disait-il tout
+à l'heure. A l'automne, tous les sauvages, les
+Sioux, les Pieds-Noirs, les Corbeaux, les Gros-Ventres,
+se réunissaient sur le plateau de Lone-Tree-Creek,
+là même où nous campons. Pour une
+tasse de sucre, pour un paquet de tabac à fumer,
+on avait une <i>robe</i> de buffle, ou plusieurs peaux de
+castor. Le sauvage était bon, nous aimait, et nous
+gagnions beaucoup d'argent.</p>
+
+<p>«Aujourd'hui les blancs sont venus, le bison
+est parti ou il a disparu. Les Indiens se méfient de
+nous, et sont devenus méchants. On paye dix et<span class="pagenum" id="Page_141">[Pg 141]</span>
+vingt piastres une robe de buffle, cinq piastres une
+peau de castor, et les affaires ne vont plus<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>.»</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4" class="label">[4]</a> Les traitants des prairies étaient jadis plus nombreux qu'à
+présent. Ils faisaient avec les Indiens un commerce d'échange,
+et prenaient des peaux de buffle et d'autres fourrures en donnant
+en retour du sucre, du café, de la farine, du tabac, de la toile,
+des couvertures. L'eau-de-vie et les armes étaient prohibées, mais
+c'étaient surtout les principaux objets d'échange. Comme tous
+les commerces de troque, ce trafic enrichissait bien vite les traitants
+qui gagnaient gros des deux côtés. De grandes maisons de
+Saint-Louis commanditaient ce commerce, et les caravanes partaient
+dans la belle saison. La poudre et les armes tentaient surtout
+les Indiens. Aujourd'hui c'est encore la première chose qu'ils
+demandent aux commissaires de l'Union quand ils tiennent des
+conseils avec eux.</p>
+
+</div>
+
+<p>Qu'aurait donc pensé Pallardie s'il avait pu tout
+à coup se reporter à ces temps primitifs où quelques
+rares trappeurs connaissaient seuls la prairie,
+et où un traitant allait sans plus de façon, dans la
+même année, du Mexique ou de la Louisiane au
+Canada? C'était souvent pour échanger des produits
+du sol contre des fourrures, et parfois aussi,
+comme c'était le cas des Français qui faisaient
+plusieurs centaines de milles, en se rendant du fond
+des prairies à la Nouvelle-Orléans, ou des grands
+lacs à Saint-Louis, pour <i>aller causer un moment à
+la ville</i>.</p>
+
+<p>La route que suivaient ces coureurs de prairies
+porte encore chez les Américains le nom de <i>Spanish-trail</i>,
+comme qui dirait le sentier espagnol ou
+mexicain. Le fort Laramie est aujourd'hui la principale<span class="pagenum" id="Page_142">[Pg 142]</span>
+étape de cette route. Il est situé au confluent
+de la rivière Laramie avec la Plate du nord, dans
+une plaine ondulée (<i>rolling prairie</i>). C'est là que
+demain nous saluerons le drapeau étoilé de l'Union,
+et que les Américains retrouveront la patrie
+au cœur même du grand désert.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_143">[Pg 143]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="XII">XII</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LE FORT LARAMIE.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Fort Laramie (Dakota), 11 novembre.
+</p>
+
+<p>Le fort où nous sommes campés est l'un des
+principaux postes militaires de l'Ouest. Il a été
+bâti, il y a une trentaine d'années, sur l'emplacement
+même d'un poste de traitants qui y faisaient,
+pour une grande maison de Saint-Louis, les Chouteau,
+le commerce des fourrures avec les Indiens.
+Laramie ou Laramée, qui a donné son nom au fort
+et à la localité, était un chasseur canadien qui fut
+tué à cette place par les Sioux, pendant qu'il tendait
+ses trappes au castor. Ce fait eut lieu vers
+1830, et les blancs en perpétuèrent le souvenir
+en unissant le nom de Laramie à la géographie du
+pays. La rivière qui passe au fort et va se joindre<span class="pagenum" id="Page_144">[Pg 144]</span>
+à la Plate du nord, le piton élevé qui, à quelques
+milles de là, jalonne la ligne de faîte des Montagnes-Rocheuses,
+les plaines au delà de ce piton, ont
+reçu, comme le fort lui-même, le nom de Laramie.
+Bien des voyageurs, trop oubliés dans les
+baptêmes géographiques, ont été moins heureux
+que le pauvre chasseur.</p>
+
+<p>Vu de la route que nous avons suivie, le fort
+ressemble plutôt à une ville hispano-américaine
+qu'à un poste militaire des États-Unis. Les casernes,
+les magasins, les bureaux, les logements des
+officiers, tout est construit en maçonnerie et badigeonné
+à la chaux. Sur un des côtés de la grande
+place des manœuvres, est la résidence du général
+commandant le fort. Avec sa <i>veranda</i> ou galerie
+extérieure couverte, à deux étages, on la prendrait
+pour un hôtel de Panama ou de l'Amérique centrale.
+Non loin est une maison d'un style encore
+plus étrange pour ces pays, une sorte de chalet
+suisse, que le <i>sutler</i> ou fournisseur du poste s'est
+bâtie de ses propres deniers. L'élégance de cette
+habitation fait honte à la mesquine apparence de
+la cantine, sombre et basse. A côté du chalet s'élève
+le seul arbre qu'on voit autour du fort. Les nouvelles
+<i>baraques</i>, ou casernes des soldats, les nouveaux
+magasins sont construits en bois.</p>
+
+<p>Le long de la rivière Laramie, est le <i>corral</i> ou<span class="pagenum" id="Page_145">[Pg 145]</span>
+parc, vaste emplacement quadrangulaire fermé
+d'une haie. C'est là que l'on serre les foins et que
+l'on parque les mules. Les angles du corral sont
+chacun défendus, du côté opposé à la rivière, par
+une batterie octogone en adobe ou pisé (briques
+cuites au soleil). Ces batteries ont été édifiées, à
+l'origine, pour résister aux incursions des Indiens,
+qui commencent avant tout, quand ils surprennent
+les convois d'émigrants ou les postes militaires,
+par faire main basse sur les mules et les chevaux,
+auxquels ils attachent tant de prix. Aujourd'hui
+les Indiens sont loin, et les forts du corral ont été
+transformés en réfectoires à l'usage des muletiers.
+Au lieu de batteries blindées, on n'y voit plus que
+des batteries de cuisine.</p>
+
+<p>Un pont de bois, dont les piles sont jointes par
+des planches branlantes, unit les deux bords de la
+rivière. Sur la rive gauche est le fort avec toutes
+ses dépendances; sur la rive droite, l'unique hôtel
+du pays, où les officiers ont leur mess. En hiver,
+les grandes crues emportent le tablier du pont, et
+alors un bateau ancré à la rive sert à passer les
+pensionnaires. L'hôtel est bâti de pisé et de gros
+rondins de bois, comme un <i>log-house</i> de pionnier
+américain. Il n'a qu'un rez-de-chaussée, mais il
+est des plus confortables, tant pour le vivre que
+pour le couvert, surtout si l'on réfléchit à la nécessité<span class="pagenum" id="Page_146">[Pg 146]</span>
+où l'on est de tout faire venir des États, situés
+à plus de 500 ou 600 milles de distance. A
+côté de l'hôtel est la buvette de rigueur, où l'on
+débite principalement la bière piquante et l'eau-de-vie
+de grains, l'<i>ale</i> et le <i>whisky.</i> Comme pour
+tempérer l'effet de ces boissons, le liquoriste vend
+également des livres, mais ses habitués s'adressent
+plutôt à ses tonneaux qu'à sa bibliothèque. Il est
+vrai que la poste du fort lui fait là-dessus concurrence.
+Elle vend des romans et des journaux dans
+l'intervalle qui sépare les arrivées et les départs
+des courriers. Ceux-ci n'ont lieu que chaque quinzaine,
+et encore sauf le bon vouloir de la Nuée-Rouge
+et de sa bande, ainsi que le directeur du
+bureau a pris soin de l'annoncer sur sa pancarte.</p>
+
+<p>Les résidents du fort Laramie sont au nombre
+de cinq à six cents: officiers, commis d'administration,
+soldats, muletiers d'armée. Comme au fort
+Russell, une partie des officiers ont fait leurs études
+à West-Point, l'école militaire des États-Unis.
+West-Point est situé dans l'État de New-York,
+sur les bords du fleuve Hudson.</p>
+
+<p>Le séjour de Laramie est peu agréable, et le climat
+fort rigoureux en hiver, où l'on reste souvent
+privé de nouvelles pendant plusieurs mois. On
+combat surtout par la chasse les ennuis de
+ce séjour lointain et isolé: dans les prairies, le<span class="pagenum" id="Page_147">[Pg 147]</span>
+buffle et l'antilope, l'écureuil, le loup; dans les
+montagnes, le cerf, l'élan, le daim, le chat sauvage,
+l'ours, dont quelques espèces sont fort dangereuses,
+offrent au chasseur les émotions et les
+périls qu'il ambitionne. Dans quelques maisons,
+on rencontre d'élégants trophées, indices de nombreuses
+victoires. Suivant l'habitude, quelques officiers
+mariés ont appelé leur femme auprès d'eux.
+Comme toutes les Américaines, celles-ci sont arrivées
+dans le désert sans un mot de plainte, et ont
+mêlé les douces joies de la vie de famille aux rigueurs
+d'un exil forcé. Quant aux soldats, ils sont,
+comme dans toute l'armée, le ramassis de la population
+des États-Unis. Il y a parmi eux des réfractaires
+de tous pays, hormis de vrais Américains.</p>
+
+<p>La garnison du fort Laramie comprend quatre
+compagnies d'infanterie et deux de cavalerie. On
+sait avec quelle facilité tous ces soldats désertent.
+«Dès que je verrai une <i>embellie</i>, me disait l'un d'eux,
+un Canadien qui parlait la vieille langue française, je
+passerai au large.» Tous ces soldats sont mécontents
+et disent pis que pendre des camarades. Il n'y a
+de satisfait que Macaron, un autre Canadien, de
+soldat passé cuisinier et que les officiers du fort
+Russell ont amené avec eux. Jamais il ne se lave
+ni le visage ni les mains, qu'il garde noircis de
+fumée. Jamais non plus il n'est prêt à l'heure,<span class="pagenum" id="Page_148">[Pg 148]</span>
+surtout pour le déjeuner; il est vrai qu'il rejette
+alors la faute sur les officiers. «Ces messieurs se
+lèvent toujours les derniers, dit-il, et je ne puis
+rien avoir d'eux.»</p>
+
+<p>Le fort Laramie, gardé par d'aussi pauvres soldats,
+n'a d'un fort que le nom. Aucune circonvallation,
+aucun mur ne l'entoure. Du côté opposé à
+la rivière est seulement une sorte de fossé où les
+terres extraites ont été jetées en talus, et qui présente
+à l'un de ses angles un vaste tracé circulaire:
+on dirait les fondations pour une tour. C'est là le
+seul ouvrage de défense élevé contre les Indiens.
+N'ayant jamais été attaqué depuis l'établissement
+du fort, il n'a jamais été entretenu. Au delà du
+fossé est le cimetière, où dorment fraternellement
+de leur dernier sommeil les Indiens et les blancs;
+puis vient la prairie, bientôt bornée par des monticules
+de cailloux roulés. Ces monticules sont semés
+de pins comme des dunes qu'on aurait voulu
+fixer sur place; mais les pins ont ici poussé naturellement.
+Gravissant ces coteaux, on jouit d'une
+belle vue sur la Plate, dont la rive gauche est marquée
+par une ligne de remparts naturels de grès
+sableux, analogues à ceux de Lone-Tree-Creek,
+dont je vous ai déjà parlé. Du pied de ces remparts,
+la Plate ne tarde pas à rejoindre son confluent
+avec la rivière Laramie, et de là elle se rend<span class="pagenum" id="Page_149">[Pg 149]</span>
+à North-Plate, la principale station du chemin de
+fer du Pacifique à partir d'Omaha, où elle s'unit à
+la Plate du sud.</p>
+
+<p>Si, du haut des rives de la Plate du nord, on regarde
+au couchant, on aperçoit à l'horizon un piton
+élevé, de forme conique, comme les puys volcaniques
+de l'Auvergne; c'est le pic Laramie, isolé
+au milieu de la plaine, et qui sert de point de repère
+aux émigrants et aux Indiens nomades qui
+traversent cette contrée. Le pic est aligné sur la
+direction des Montagnes-Rocheuses, dont il forme
+le prolongement et comme le dernier piton vers le
+nord. Il est élevé de 1,200 mètres au-dessus
+du niveau du terrain environnant et on l'aperçoit
+de très-loin, de plus de 80 milles. L'air de la
+prairie est si pur, si transparent, si sec, que
+la vue du pic est encore claire à cette énorme
+distance. Il dresse fièrement sa masse bleue au-dessus
+du plan de l'horizon, et l'œil se repose avec
+plaisir sur ce piton de roches massives, le seul
+qu'on aperçoive en parcourant le pays. Plus au
+sud viennent les Montagnes-Noires, les <i>Black-Hills</i>,
+fertiles en bois résineux, en pins, en cèdres, en
+sapins, et sillonnées, dit-on, de veines métallifères
+très-riches. Enfin, dans le territoire de Colorado,
+qu'ils jalonnent sur tout un méridien, sont les
+fameux pics de Long et de Pike, que vous connaissez,<span class="pagenum" id="Page_150">[Pg 150]</span>
+points culminants des Montagnes-Rocheuses,
+et qui portent jusqu'à 5,000 mètres de hauteur
+leurs cimes ardues et neigeuses, saluées par tous
+les émigrants des prairies.</p>
+
+<p>Le chemin qui mène du fort au pic Laramie était
+naguère très-fréquenté. C'est par là que passaient
+les néophytes Mormons pour se rendre dans l'Utah,
+à leur capitale du lac Salé; c'est par là aussi qu'arrivaient
+les émigrants qui, par terre, à pied ou en
+charrette, se rendaient en Californie. Ce chemin
+était encore parcouru par la fameuse diligence
+transcontinentale. Aujourd'hui la fièvre de l'or s'est
+éteinte, au moins dans l'Eldorado, et bien peu d'émigrants
+sont assez pauvres pour aller en Californie
+par les plaines; les Mormons ont vu leurs caisses
+se remplir et leurs recrues prennent le chemin de
+fer du Pacifique; enfin la diligence transcontinentale
+elle-même a dû déplacer ses stations et les
+déplace encore chaque jour devant les étonnants
+progrès de la civilisation du <i>Far-West.</i> La voie ferrée
+lui fait d'ailleurs perdre de plus en plus du
+terrain. Avant trois ans, vous le savez, la malle
+<i>overland</i> n'existera plus, et un double ruban de fer
+unira les deux océans, l'Atlantique et le Pacifique.
+Le fort Laramie aura été le premier atteint par
+cette marche incessante du progrès. La découverte
+des mines d'or dans les Montagnes-Rocheuses et<span class="pagenum" id="Page_151">[Pg 151]</span>
+les développements rapides du territoire de Colorado
+ont reporté plus au sud tout le mouvement
+des plaines. La seule chose qui reste à Laramie et
+qui rappelle encore la civilisation au milieu du
+désert, c'est le télégraphe électrique.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_152">[Pg 152]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="XIII">XIII</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">UN VILLAGE SIOUX.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Fort Laramie (Dakota), 12 novembre.
+</p>
+
+<p>A 3 milles à l'ouest du fort Laramie est installé
+un campement de Sioux. Quelques-uns
+des enfants de la prairie sont aussi rassemblés
+autour du fort et composent avec les premiers ce
+qu'on nomme la bande des <i>Laramie-Loafers</i>, ou
+vagabonds de Laramie. On les appelle ainsi parce
+qu'ils vivent d'aumônes, de secours que leur donne
+le gouvernement.</p>
+
+<p>Le village sioux est à droite de la route qui
+mène au pic Laramie, et près de la rivière. Il comprend
+une centaine de huttes ou <i>loges</i>, ce que l'on
+est convenu d'appeler aussi un <i>wigwam.</i> On calcule
+que chaque hutte peut recevoir à peu près cinq ou<span class="pagenum" id="Page_153">[Pg 153]</span>
+six individus, et cette observation est à noter, car
+on donne ordinairement en loges le chiffre de
+population d'une tribu.</p>
+
+<p>La hutte indienne est composée d'un certain
+nombre de perches effilées, que l'on dispose
+d'abord à terre autour d'un centre commun,
+comme les rayons d'un même cercle, et que l'on
+élève ensuite en les tenant inclinées; de cette façon
+toutes les perches s'enchevêtrent les unes
+dans les autres et se soutiennent mutuellement
+au sommet, où elles sont d'ailleurs liées par une
+corde. L'autre extrémité, qui s'écarte au contraire
+de sa voisine, touche le sol. Le pourtour conique
+de la hutte est recouvert de peaux de bison ou
+de pièces de toile cousues. Le sommet reste ouvert.
+Sur les côtés, une entrée basse, étroite,
+où l'on ne peut passer qu'en rampant, forme la
+porte. Une peau de castor ou une pièce de toile,
+retenue par un clou, une charnière, ou cousue
+dans le haut, se rabat sur cette ouverture et la
+tient d'habitude fermée. Au centre de la hutte
+est du feu toujours allumé, et sur ce feu ou alentour
+sont les marmites et les chaudrons pour les
+repas. Souvent la crémaillère qui tient le chaudron
+descend du sommet même de la hutte. L'ouverture
+supérieure permet seule à la fumée de
+sortir et à la lumière d'entrer; c'est dire que le<span class="pagenum" id="Page_154">[Pg 154]</span>
+séjour de la loge est intolérable à ceux qui n'y sont
+pas accoutumés.</p>
+
+<p>Sur le pourtour, intérieurement, sont les lits,
+les robes de bison entassées qui servent de couvertures
+et de matelas, les hardes de toutes sortes qui
+composent les vêtements, puis les malles et les boîtes
+en cuir dans lesquelles on serre les objets précieux.
+En un coin sont les ustensiles de cuisine,
+quand on en a. Çà et là pend un quartier de bison
+cru, desséché au soleil ou fumé, ou bien de la viande
+étirée en lanières. C'est partout un désordre indescriptible,
+et cependant il paraît que l'Indien s'y
+retrouve et que chaque habitant de la loge a sa
+place irrévocablement fixée.</p>
+
+<p>Un vieux traitant, qui vit avec les Sioux depuis
+plusieurs années (il a même épousé une femme de
+cette tribu), le <i>père Richard</i>, a été l'un des premiers
+qui m'ont reçu dans leur hutte, car il est venu
+momentanément s'installer près des <i>Laramie-Loafers</i>.</p>
+
+<p>A la vue de cet homme enfumé, aux cheveux grisonnants,
+tombant abondamment sur ses épaules:</p>
+
+<p>—Vous êtes Sioux? lui ai-je demandé sans
+trop de réflexion.</p>
+
+<p>—Je suis Français, m'a-t-il répondu de l'air
+le plus tranquille du monde et avec le meilleur
+accent.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_155">[Pg 155]</span></p>
+
+<p>—Comment! vous êtes Français, et vous vivez
+sous la hutte comme les sauvages!</p>
+
+<p>—Je le préfère, c'est plus commode.»</p>
+
+<p>Ç'a été sa seule réponse. Il m'a présenté à sa
+femme et à sa fille, qui sont venues timidement me
+donner la main, puis nous avons fumé ensemble
+le calumet et causé de Paris, où il projette depuis
+longtemps de faire un voyage. Paris est la première
+ville dont parle toujours l'étranger, qui ne rêve que
+d'en connaître les plaisirs. Le père Richard a un
+autre motif en désirant d'aller voir la grande capitale.
+Sa famille a émigré en Amérique lors de la
+première révolution, et il se sent attiré vers la
+France comme vers la patrie de ses pères.</p>
+
+<p>Le village sioux, où je ne m'attendais guère à retrouver
+un compatriote, a bien d'autres curiosités
+à m'offrir. Autour des huttes courent les enfants
+à moitié nus, garçons ou jeunes filles. Ils s'amusent
+à bâtir de petites loges ou jouent au <i>poney</i>,
+c'est-à-dire qu'ils chargent l'un d'eux de deux
+longs bâtons traînants, un à droite, l'autre à
+gauche, puis mettent en travers sur ces bâtons
+ce qui est censé représenter les effets domestiques,
+vêtements, peaux de buffle, ustensiles de cuisine,
+que les Indiens emportent quand ils émigrent, en
+chargeant ainsi leurs chevaux ou poneys. Enfants
+des Peaux-Rouges, enfants des peuples civilisés,<span class="pagenum" id="Page_156">[Pg 156]</span>
+ce sont toujours les mêmes jeux: l'imitation de ce
+que voit l'enfant. Ici la poupée qui rappelle la
+grande dame, ou bien le ménage, les chevaux de
+bois, les théâtres, les maisons de carton; là le
+poney et la petite loge.</p>
+
+<p>Les chiens sont nombreux autour des huttes. Les
+Indiens possèdent des bataillons de ces animaux,
+et le chien est pour eux à la fois un défenseur,
+une sentinelle vigilante et un moyen de nourriture.</p>
+
+<p>Comme je parcourais le camp des Sioux, ces
+gardiens attentifs, insoucieux du sort qui leur
+était réservé, ont aboyé à ma présence; mais je les
+ai calmés de la voix et j'ai continué mon exploration.
+Je suis entré dans beaucoup de huttes. Ici
+des guerriers en rond jouent aux cartes et des
+balles de plomb servent d'enjeu. Tous les joueurs
+sont silencieux et ne laissent paraître leur émotion
+ni au gain ni à la perte; encore moins s'avisent-ils
+de jeter un regard sur celui qui les visite. Là
+d'autres jouent le <i>jeu des mains</i>, une sorte
+de <i>morra</i> italienne, et des flèches, piquées en terre,
+marquent les points. Cette fois les joueurs s'accompagnent
+de chants discordants et de la musique
+assourdissante de battements de casseroles et de
+tambours de basque.</p>
+
+<p>Je ne puis pas pénétrer dans toutes les huttes.<span class="pagenum" id="Page_157">[Pg 157]</span>
+Quelques-unes sont sévèrement gardées et l'on en
+éloigne les profanes. C'est là qu'on fait la <i>grande
+médecine</i>, ou que les devins soumettent leurs malades
+à l'épreuve des bains de vapeur.</p>
+
+<p>Autour de quelques loges, les femmes, assises en
+rond, travaillent à des ouvrages d'aiguille, ornent
+de perles des colliers, des mocassins, ou tracent
+un dessin sur un cuir de bison. Elles vont avec
+lenteur, calculant, réfléchissant, comptant les
+lignes et les points et prenant garde de se tromper.
+De vieilles matrones préparent des peaux tendues
+autour de piquets. Avec un caillou de grès siliceux,
+elles raclent la peau, en enlèvent toutes
+les bavures, puis la polissent avec une espèce de
+ciseau d'acier emmanché au bout d'un os. Autrefois
+la hache de pierre tranchante, en silex ou
+en diorite, servait à faire cet ouvrage avant que
+le fer eût été apporté au sauvage par l'homme
+civilisé.</p>
+
+<p>Après avoir été ainsi préparée, la peau de bison
+est tannée avec la cervelle même de l'animal.</p>
+
+<p>Les femmes sont loin d'être belles. Si la plupart
+des Indiens ont un type fier et noble, les <i>squaws</i>
+ne présentent sur leur figure rien qui révèle la
+femme comme les nations civilisées la comprennent.
+Timides, honteuses, elles baissent les yeux
+devant le blanc, se cachent. La fatigue, le dur travail<span class="pagenum" id="Page_158">[Pg 158]</span>
+ont altéré leurs traits. A elles incombent tous
+les soins domestiques.</p>
+
+<p>Ce sont elles qui nettoient la maison, étrillent
+les chevaux, préparent les repas, élèvent les enfants
+ou <i>pappooses</i>, dressent la hutte, et en voyage
+portent à pied tout le matériel de la loge. L'homme
+suit, à cheval, n'ayant que son arc et ses flèches.
+Pour surcroît d'agrément, les femmes sont souvent
+battues. Elles sont regardées comme des esclaves
+par leur mari, qui épouse autant de femmes qu'il
+veut. Pour un cheval, pour quelques peaux de
+bison, les parents donnent volontiers leur consentement,
+et tout est dit. La chasteté n'est pas de
+rigueur, mais souvent le mari coupe le nez ou les
+oreilles à la femme infidèle. Chez les Peaux-Rouges,
+chacun est ainsi son propre juge et applique
+la loi à sa façon.</p>
+
+<p>D'autres fois la femme est vendue dès que le
+mari est dégoûté d'elle. Les femmes des blancs,
+quand les Indiens les amènent prisonnières et les
+conduisent dans leur loge, ne sont pas mieux traitées.
+Toutefois, dans quelques tribus, on les respecte
+et il faut croire que, dans ce cas, c'est la
+peau blanche qui répugne au Peau-Rouge. Vous
+comprenez maintenant pourquoi l'Indien, toujours
+à cheval, en guerre ou en chasse, est beau, bien
+fait, et comment les <i>squaws</i>, soumises à tant d'épreuves,<span class="pagenum" id="Page_159">[Pg 159]</span>
+sont chez eux, contrairement à ce qui a
+lieu ailleurs, la plus vilaine moitié de l'espèce humaine.</p>
+
+<p>Il est juste de dire que, dans le village des Sioux,
+toutes les femmes ne répondent pas également à
+cette description; un certain nombre sont même
+jolies, et se rapprochent du type blanc; il est facile
+de voir qu'elles sont de sang mêlé.</p>
+
+<p>La bande des <i>Laramies-Loafers</i> n'est pas seule
+campée ici. Les Corbeaux, prévenus depuis plus
+d'un mois que la commission se rendrait au fort
+Laramie vers le 10 novembre, à l'époque de la
+pleine lune, sont récemment arrivés. Ils ont
+quitté, pour se rendre à l'appel des commissaires,
+l'extrême nord du Dakota, les bords du ruisseau
+de Pierre-Jaune, où ils étaient alors en chasse.
+Ils sont venus une vingtaine de chefs avec leurs
+femmes, leurs enfants et quelques <i>braves</i> (les lieutenants
+des chefs), et cela malgré la neige et la
+distance, malgré les Sioux, avec lesquels ils sont
+en guerre. Ceux-ci pouvaient les arrêter au passage,
+car il a fallu traverser le territoire ennemi
+pour arriver au lieu du rendez-vous.</p>
+
+<p>En hommes qui comprennent leur valeur, les
+Corbeaux ont campé à une certaine distance des
+Indiens <i>loafers</i>, mais on peut aisément confondre
+les tentes, dont le style est le même. Le type des<span class="pagenum" id="Page_160">[Pg 160]</span>
+hommes seul est différent, et les Corbeaux sont
+certainement les plus fiers des Indiens des prairies,
+au moins des Indiens du Nord. Les traits sont largement
+accentués, de grandes proportions, la stature
+gigantesque, les formes athlétiques. La
+figure, majestueuse, rappelle les types des Césars
+romains, comme on les voit gravés sur les médailles.</p>
+
+<p>Je suis entré dans la hutte des chefs. «Touchez-leur
+la main à tous, m'a dit un officier du fort qui
+avait déjà pénétré dans la tente, ce sont tous de
+grands chefs.» J'ai obéi à ces paroles et touché
+successivement la main à ces seize sachems
+assis en rond, en faisant à chaque fois entendre
+ce son guttural: <i>A'hou!</i> qui sert de salutation
+auprès des Peaux-Rouges. Chacun a répété à
+son tour mon salut, et quelques-uns m'ont serré la
+main jusqu'à faire craquer les os. Ce vif témoignage
+d'amitié, chez l'Indien ordinairement si impassible,
+m'a surpris. Sans doute ces braves gens
+ont cru avoir affaire à quelque membre influent
+de la commission, dont ils attendent force concessions
+et force cadeaux. La cérémonie de salutation
+terminée, nous avons fumé le calumet. Chaque Corbeau
+tirait quelques bouffées de la pipe et la passait
+indifféremment à son voisin. Nul ne parlait.</p>
+
+<p>J'ai profité de ce silence pour examiner à loisir<span class="pagenum" id="Page_161">[Pg 161]</span>
+ces hommes. Je vous ai déjà dit leurs formes athlétiques.
+Leur figure est tatouée, sur les joues, de
+rouge vermillon. Ils sont à peine vêtus, celui-ci
+d'une couverture de laine, celui-là d'une peau de
+buffle ou d'un uniforme incomplet d'officier; cet
+autre a le torse tout nu. Beaucoup portent des colliers
+ou des pendants d'oreilles en coquillages ou
+en dents d'animaux. L'un a autour du cou une
+médaille d'argent à l'effigie d'un président des
+États-Unis (Pierce), cadeau qu'il a reçu à Washington
+lorsqu'il s'y est rendu en mission en 1853.
+L'autre porte sur la poitrine un cheval d'argent
+assez grossièrement travaillé et doit à cet ornement
+le sobriquet de Cheval-Blanc, sous lequel on le désigne.
+Un vieux chef, blessé, la jambe percée de
+deux balles et maintenue dans un appareil installé
+par les Indiens eux-mêmes, gît dans un coin de la
+hutte. Il me rend mon salut en jetant vers moi un
+regard triste, et en me montrant son membre malade
+qui l'empêche de se lever.</p>
+
+<p>Les Corbeaux ne sont pas les seuls Indiens nomades
+que j'ai rencontrés à Laramie. Sur un petit
+îlot, au milieu de la rivière, sont campés deux
+chefs Arrapahoes, arrivés de la Porte (frontière du
+Colorado), et représentant les <i>tatoués</i> du nord<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>. Ils<span class="pagenum" id="Page_162">[Pg 162]</span>
+sont venus à Laramie pour prendre part aux conférences
+en même temps que les Corbeaux, dont
+ces nouveaux Indiens se différencient nettement
+par leur type hagard et sombre.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5" class="label">[5]</a> Arrapahoes, en indien, signifie, dit-on, les tatoués.</p>
+
+</div>
+
+<p>Les diverses tribus du nord, surtout celles qui
+composent par leur agrégation la grande nation
+des Sioux, étaient celles qui attendaient le plus
+impatiemment les commissaires; mais les Corbeaux
+seuls sont venus. M. Beauvais, agent principal
+de la commission, dépêché depuis plusieurs
+mois de Saint-Louis à Laramie, avait promis d'amener
+les Sioux, et les Sioux ne sont point venus.
+Ils sont en ce moment en chasse, loin, bien loin,
+et ne veulent pas se déranger. On leur a envoyé
+estafettes sur estafettes, à quoi quelques-uns ont
+répondu qu'il faisait trop froid pour entreprendre
+ce grand voyage, d'autres que les blancs les ont
+toujours trompés et qu'ils ne veulent plus se rendre
+à leur appel. Certains d'entre eux, se montrant
+insolents, ont envoyé à tous les diables la
+commission des États-Unis. «Que le Grand-Père
+(le président des États-Unis) rappelle ses jeunes
+hommes (ses soldats) de notre pays,—a répondu
+la Nuée-Rouge, chef de la bande des Vilaines-Faces,
+aux envoyés des commissaires,—et alors
+nous signerons un traité dont on ne verra pas la
+fin.» Tous les chefs présents, et entre tous le<span class="pagenum" id="Page_163">[Pg 163]</span>
+lieutenant Grosses-Côtes, ont applaudi hautement
+à ces paroles de la Nuée-Rouge.</p>
+
+<p>Les Chayennes du Nord ne se sont montrés ni
+plus polis ni plus empressés que les Sioux. Le
+pauvre M. Beauvais, que les Indiens appellent
+Gros-Ventre à cause de sa corpulence, n'en peut
+mais, et il irait volontiers lui-même à pied chez
+les Sioux, fût-ce vers la bande de la Nuée-Rouge,
+pour les amener de vive force.</p>
+
+<p>Lassée d'attendre, la commission a décidé
+qu'elle ouvrirait les conférences avec les Corbeaux
+demain 12 novembre, à dix heures du matin, et
+qu'elle entendrait également les chefs Arrapahoes,
+qui sont venus de la Porte. Dans l'intervalle, elle
+a reçu officiellement les dépositions de quelques
+traitants du territoire de Montana. Ceux-ci ont
+parlé des dévastations commises par les Indiens
+dans cette région, récemment colonisée par les
+Américains, qui en exploitent les mines d'or et
+d'argent. Les déposants n'ont pas d'ailleurs laissé
+ignorer à la commission les sujets de plainte que
+pouvaient avoir les Indiens contre les blancs.</p>
+
+<p>Le gouverneur du Colorado, l'honorable M. Hunt,
+a été également entendu et a fait aux commissaires
+le récit des pillages récents des Chayennes et des
+Arrapahoes.</p>
+
+<p>C'est par ces préliminaires que la commission<span class="pagenum" id="Page_164">[Pg 164]</span>
+des États-Unis, accomplissant sévèrement son mandat
+et ne laissant pencher la balance ni en faveur
+des blancs ni en faveur des Peaux-Rouges, prélude
+à la grande conférence ou <i>pow-wow</i> qu'elle va ouvrir
+avec les sauvages.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_165">[Pg 165]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="XIV">XIV</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">MONTAGNARDS, TRAPPEURS ET TRAITANTS.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Fort Laramie (Dakota), 13 novembre.
+</p>
+
+<p>A la nouvelle de notre arrivée, tous les coureurs
+du Grand-Ouest, les trappeurs qui chassent le
+bison et le castor, les traitants qui font le commerce
+avec les tribus, tous ces énergiques aventuriers
+des Montagnes-Rocheuses que les Américains
+désignent sous le nom de montagnards
+(<i>mountainers</i>), sont accourus à Laramie. Ils savaient
+que la commission devait venir, ils arrivaient au-devant
+d'elle. J'ai vu là le <i>père</i> Bissonnette, un
+vieux traitant louisianais, d'origine française. Il
+vit aujourd'hui dans une ferme aux environs de
+Laramie. Il a du reste toujours fréquenté ces parages,
+car le fort Laramie, avant d'être une station<span class="pagenum" id="Page_166">[Pg 166]</span>
+militaire, était, je vous l'ai dit, un poste de
+traitants, appartenant à la célèbre maison Chouteau
+de Saint-Louis. Si vous avez lu le récit du
+voyage de Frémont dans l'Extrême-Ouest, vous
+aurez vu qu'il y est fait mention de Bissonnette,
+quand Frémont s'arrête à Laramie.</p>
+
+<p>«Il a gagné de l'argent gros comme le bras,
+m'a dit Pallardie. Beauvais et moi, nous avons été
+ses agents, nous avons travaillé sous lui. Aujourd'hui
+c'est nous qui sommes riches et lui qui est
+pauvre. Que voulez-vous? dans le désert, pour
+passer le temps, on joue, on s'amuse. Les femmes,
+la bonne chère, ça mène loin! Bissonnette a tout
+perdu, mais il est resté bon garçon.»</p>
+
+<p>Un autre traitant, un Français de pure origine,
+car il est arrivé du Havre, nous a invités aujourd'hui
+dans sa tente à un repas de chien; ceci soit
+dit sans jeu de mots. Nous avons mangé un jeune
+chien, engraissé et tué à notre intention. La chair
+du meilleur mouton ne peut se comparer à celle-là,
+et je conçois l'usage des Peaux-Rouges de réserver
+le chien pour les repas de fête, surtout ceux où
+ils veulent faire les honneurs aux blancs.</p>
+
+<p>—Comment trouvez-vous cette viande? m'a demandé
+le général Harney, qui a vieilli au milieu
+des guerres indiennes, et qui, pour la centième
+fois peut-être, s'asseyait à un repas de ce genre.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_167">[Pg 167]</span></p>
+
+<p>—Excellente, général.</p>
+
+<p>—Avez-vous mangé du cheval à Paris? car on
+dit que vous êtes devenus hippophages.</p>
+
+<p>—Pas encore; mais, dès mon retour, je goûterai
+certainement du cheval, ne fût-ce que pour comparer
+avec le chien.</p>
+
+<p>La vérité est que je n'ai jamais mangé de meilleur
+mouton que ce jeune chien de Laramie.</p>
+
+<p>Notre hôte s'appelle Guérut. Il est parti du
+Havre, il y a quelque vingt ans, pour faire fortune
+aux États-Unis (c'est toujours pour faire fortune
+qu'on arrive dans ce pays), et il est venu se
+perdre, après maintes vicissitudes, au fond de l'Extrême-Ouest.
+Il est aujourd'hui interprète du fort
+auprès des Laramie-Loafers.</p>
+
+<p>Parmi les traitants venus à Laramie est encore
+le père Richard, que je vous ai déjà présenté. Je
+vais de temps en temps fumer le calumet avec
+lui, le vrai calumet des Peaux-Rouges.</p>
+
+<p>«J'ai gagné beaucoup d'argent avec les Sioux;
+me disait-il tout à l'heure; mais un jour les Chayennes,
+ces coquins de sauvages, en guerre avec mes
+amis les Sioux, m'ont tout pris. Ils m'ont volé tous
+mes chevaux, toutes mes belles robes de buffle,
+toutes les peaux de castors que j'avais préparées.
+Il me reste bien encore quelques piastres, et je ne
+suis pas tout à fait pauvre. Cet hiver, je veux aller<span class="pagenum" id="Page_168">[Pg 168]</span>
+dans les Montagnes-Noires couper des traverses
+pour le chemin de fer. Il y a là des dollars à gagner.
+Je sais des bois de cèdres et de sapins qui
+n'appartiennent à personne; j'en profiterai pour
+les exploiter.»</p>
+
+<p>Le meilleur type, entre tous ces coureurs des
+grandes plaines, tous ces vieux trappeurs, qui me
+rappellent tous la France, soit l'ancienne, celle
+du Canada et de la Louisiane, soit la France contemporaine,
+le meilleur type est encore celui de
+notre guide et interprète Pallardie.</p>
+
+<p>Et cependant que de choses il ignore encore sur
+les sauvages. J'ai essayé de le consulter sur les
+origines, les légendes, les traditions des Peaux-Rouges,
+au milieu desquels il a si longtemps vécu.
+Un soir, autour du feu du bivouac, quand nous
+allions ces jours derniers de Hill's-Dale à Laramie,
+pensant que le Canadien serait communicatif, je
+lui demandai si les Sioux, qu'il connaissait si bien,
+dont il parlait si bien la langue, n'avaient pas conservé
+quelque tradition sur leur première venue
+en Amérique.</p>
+
+<p>«Je ne me suis jamais occupé de ça, m'a répondu
+Pallardie. Demandez-moi le prix des peaux
+de buffle ou des peaux de castor, là-dessus je puis
+vous répondre; mais les légendes, les origines,
+comme vous les appelez, ça ne m'intéresse pas.»</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_169">[Pg 169]</span></p>
+
+<p>Et je n'ai rien pu tirer de lui.</p>
+
+<p>Sur le Sioux, j'en ai su davantage. Grâce à lui,
+j'ai pu apprendre à compter dans cette langue, à
+la fois gutturale et harmonieuse, qui, à l'entendre
+parler, rappelle beaucoup l'espagnol. J'ai composé
+aussi un petit dictionnaire de mots usuels sioux
+que je vous montrerai à Paris.</p>
+
+<p>Enfin Pallardie m'a initié au langage par signes,
+que parlent entre eux tous les Peaux-Rouges pour
+se comprendre d'une tribu à l'autre, et qui a beaucoup
+d'analogie avec celui de nos sourds-muets.</p>
+
+<p>Quant au corbeau et à l'arrapahoe, personne
+n'a pu me donner de leçons de ces langues. Elles
+sont des plus gutturales et ne se prononcent, du
+moins l'arrapahoe, que du bout des lèvres. Aucun
+interprète n'est capable de les écrire et souvent,
+tout en les comprenant, ne peut les parler que
+par signes. L'arabe le plus renforcé n'est rien à
+côté de ces langues diaboliques.</p>
+
+<p>Les linguistes, les anthropologistes, les ethnologistes
+devraient bien nous dire pourquoi toutes
+ces tribus, voisines les unes des autres, ont des
+langues si dissemblables et présentent des types
+si divers. Le problème se pose plein de difficultés
+devant les partisans de l'unité de l'espèce humaine,
+mais ce n'est pas ici le cas de le résoudre, il suffit
+de l'indiquer en passant.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_170">[Pg 170]</span></p>
+
+<p>J'aime mieux finir par un dernier mot sur ces
+vigoureux trappeurs, sur ces braves traitants, qui
+continuent si courageusement dans les prairies les
+habitudes de chasse, de commerce et d'excursion
+au milieu de tribus indiennes, habitudes que la
+première a introduites la France, et que ses enfants
+n'ont pas oubliées. Ces coureurs des grandes
+plaines sont des pionniers à leur façon, et je m'en
+voudrais si, après avoir vécu un moment au milieu
+d'eux, après avoir partagé leur tente, leurs repas,
+je ne leur avais pas consacré quelques lignes. Honneur
+donc à ces enfants lointains de la vieille
+France! je suis sûr que vous les aimez déjà comme
+moi.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_171">[Pg 171]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="XV">XV</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LE GRAND CONSEIL DES CORBEAUX.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Fort Laramie (Dakota), 14 novembre.
+</p>
+
+<p>Voulez-vous que je vous raconte tout au long la
+conférence des Peaux-Rouges avec les commissaires
+de paix? Cela peut-être vous intéressera. Cela me
+fera passer le temps, car que faire de mieux en
+ce fort?</p>
+
+<p>Vous savez que c'est avant-hier que les grands
+chefs des Corbeaux étaient convoqués à une solennelle
+entrevue par les commissaires de l'Union.</p>
+
+<p>Ce jour-là, le soleil s'est levé radieux, le ciel
+était sans nuage, le temps d'une douceur exceptionnelle.</p>
+
+<p>En comparant la température à celle des jours
+précédents, où ils avaient tant souffert pour venir<span class="pagenum" id="Page_172">[Pg 172]</span>
+à cheval du fond du Dakota, les vieux sachems ont
+dû penser que le Grand-Esprit se montrait enfin
+favorable. Si le soleil, une de leurs divinités, consentait
+à leur sourire, c'est qu'ils allaient sans
+doute avoir gain de cause dans le grand pow-wow
+avec les blancs.</p>
+
+<p>L'heure indiquée pour l'ouverture du palabre était
+dix heures du matin. Les Indiens, qui ne sont jamais
+pressés et ne lisent l'heure qu'au soleil, se sont
+fait un peu attendre; peut-être terminaient-ils
+aussi leurs cérémonies de grande médecine. Enfin,
+ils ont paru, ornés de leurs plus beaux habits.
+Quelques-uns étaient à cheval; ils ont traversé à
+gué la rivière Laramie, pendant que les autres,
+suivis des femmes et des enfants, les squaws et les
+pappooses, qui venaient aussi assister à la conférence,
+arrivaient par le pont. La femme de Dent-d'Ours,
+un des principaux orateurs, était à cheval
+comme son mari, qu'elle ne quitte jamais. Les
+Indiennes enfourchent la bête comme les hommes.</p>
+
+<p>Le grand chef Pied-Noir, ayant mis pied à terre,
+a fait signe aux braves ou guerriers de s'aligner.
+Chacun a un costume différent, celui-ci une peau
+de buffle sur une chemise de toile; cet autre une
+couverture de laine et une jaquette de peau de
+daim, rehaussée de franges, mais privée d'ornements
+en cheveux, dont les Indiens n'osent guère<span class="pagenum" id="Page_173">[Pg 173]</span>
+se parer devant les blancs. Les scalps, pour ce
+jour-là, sont restés à la maison. L'un porte un
+habit d'officier et un pantalon veuf de son siége;
+les basques de l'habit sont heureusement assez
+longues.</p>
+
+<p>Plusieurs ont le chef couvert d'un chapeau de
+feutre noir, à forme calabraise, comme ceux des
+généraux américains. Le tour du chapeau est orné,
+sur toute la hauteur, d'une série de rubans multicolores.
+Quelques chefs sont chaussés de bas et de
+mocassins de cuir. Le cou, les oreilles de tous sont
+chargés de colliers, de pendants faits de coquillages
+ou de dents d'animaux. Non content de tous ces
+ornements, un Corbeau a ajouté à sa chevelure
+une chevelure postiche, de sorte qu'il a une queue
+allant de l'occiput à la plante des pieds. Cette
+queue n'est pas bariolée comme celle du grand
+chef des Brûlés, mais elle est semée de plaques
+d'argent, rondes, de peu d'épaisseur, obtenues par
+le battage patient de dollars américains ou d'autres
+pièces de peu de valeur. Les ronds vont en diminuant
+régulièrement de la tête aux pieds, et l'on
+devine, à l'orgueil que montre le sachem porteur
+de cette parure, qu'il ne la donnerait pas pour un
+empire. Il faut que les Indiens attachent un grand
+prix à cet ornement, très-cher d'ailleurs, puisqu'on
+le retrouve chez toutes les tribus.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_174">[Pg 174]</span></p>
+
+<p>Le chef à la longue chevelure n'est pas le seul
+qui attire les regards. Un Corbeau porte avec fierté
+une large médaille, reçue naguère à Washington
+des mains du président. Un autre, à défaut de
+médaille officielle, a pris une piastre mexicaine.
+A son tour, Cheval-Blanc n'a pas oublié de se parer
+du cheval d'argent qui lui a valu son nom, et
+qui pend comme une décoration sur sa poitrine.
+Il y a joint un sachet carré de toile grise et fort
+peu propre, dans lequel il a soigneusement enfermé
+son miroir. Comme la plupart des Peaux-Rouges,
+il est très-inquiet de sa toilette et de la
+figure qu'il fait.</p>
+
+<p>A côté de lui, marchent Bout-de-piquet-de-hutte,
+l'Homme-qui-a-reçu-un-coup-de-fusil-à-la-face et
+l'Oiseau-dans-son-nid, trois chefs ou guerriers en
+grande réputation chez les Corbeaux. La plupart
+des visages sont tatoués de rouge vermillon, de
+jaune, de bleu. Au milieu de l'assemblée, on distingue
+le pauvre blessé que vous connaissez, la
+jambe roidie dans l'appareil qui la maintient. Le
+vieux chef a voulu venir à toute force: on l'a
+hissé à cheval et fait descendre de là à grand'peine,
+et il suit de son mieux clopin clopant.</p>
+
+<p>Après s'être mis en ligne, les sachems ont entonné
+un chant de leur nation, grave, sombre,
+mêlé de cris discordants et parfois d'aboiements<span class="pagenum" id="Page_175">[Pg 175]</span>
+aigus. Les basses, les barytons et les ténors n'observent
+dans ce chœur aucune mesure, et cependant
+cette musique primitive, sauvage, va bien
+avec le type des chanteurs et avec le milieu qui
+encadre cette scène.</p>
+
+<p>C'est de la sorte que les chefs se sont avancés
+sur une seule ligne, lentement, dans le plus grand
+ordre, sans s'inquiéter de la foule qui se presse
+autour d'eux. Jamais les Corbeaux, aux formes
+athlétiques, aux figures majestueuses, ne m'ont
+paru plus solennels. Puis ils se sont débandés et
+sont entrés un moment dans la chambre des interprètes.</p>
+
+<p>Là on n'a pas tardé à les prévenir que la commission
+les attendait pour ouvrir la séance.</p>
+
+<p>La salle où s'est tenu le pow-wow est de grande
+dimension. Elle est construite en bois, et peut
+facilement contenir 250 à 300 personnes; elle
+servait précédemment de magasin au quartier-maître
+du fort.</p>
+
+<p>Les chefs des Corbeaux, assis ensemble sur des
+bancs, chacun à la place que lui assigne son rang,
+les commissaires, chacun sur un siége isolé, forment
+le cercle, de telle sorte que l'on peut dire
+que l'extrême civilisation est en face de l'extrême
+barbarie. C'est au centre de ce cercle que va se
+tenir l'orateur. Sur un des côtés, sont les interprètes<span class="pagenum" id="Page_176">[Pg 176]</span>
+et les agents des Indiens; sur l'autre, le
+sténographe, le secrétaire de la commission, les
+rapporteurs des journaux, etc. Les femmes et les
+enfants des sachems sont venus, et quelques femmes,
+entre autres les plus vieilles matrones, se
+sont assises sur les mêmes bancs que les chefs. On
+voit là l'Eau-qui-court, la Jument-Jaune, et la
+Femme-qui-a-tué-l'ours. Les pappooses, tout jeunes
+et même à la mamelle, troublent souvent par leurs
+cris ou leurs pleurs le calme de l'assemblée, mais
+personne n'y prend garde, surtout les Corbeaux.</p>
+
+<p>Les Laramie-Loafers, les trois grands chefs
+Sioux, guidés par Pallardie, les officiers, les soldats
+et les employés du fort, tout ce monde est
+venu pour assister aux débats qui vont s'ouvrir. La
+commission, paternelle et libérale, n'a fermé la
+porte à personne.</p>
+
+<p>Quand le silence s'est établi, le docteur Matthews,
+agent des États-Unis auprès des Corbeaux,
+se lève, et dit en anglais: «J'ai l'honneur de présenter
+à la commission de paix les chefs de la
+nation des Corbeaux;» et se tournant vers les
+chefs, il dit en corbeau:</p>
+
+<p>«Voici les commissaires envoyés de Washington
+pour faire la paix avec vous. Écoutez bien ce qu'ils
+vous diront, et vous verrez si je vous ai dit des
+mensonges.»</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_177">[Pg 177]</span></p>
+
+<p>L'interprète des Corbeaux, Pierre Chêne, un Canadien,
+de sang à la fois irlandais et français, traduit
+ces paroles en anglais à la commission. Il
+est aidé dans ses fonctions par John Richard, fils
+de ce Français, à moitié Sioux, qui est venu momentanément
+installer sa hutte avec toute sa famille
+au milieu des Laramie-Loafers, et que vous
+connaissez maintenant aussi bien que moi.</p>
+
+<p>Pierre Chêne et Richard ne brillent pas comme
+interprètes. Ils traduisent en mauvais anglais, et
+sans avoir égard au génie de la langue des Corbeaux,
+les éloquents discours qu'on va entendre,
+et feront regretter à la commission les vaillants
+truchements qu'elle vient de quitter au conseil des
+cinq nations du Sud<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6" class="label">[6]</a> Ce conseil, tenu dans le Kansas, au mois d'octobre, sur le
+ruisseau de la Hutte à médecine (<i>Medicine Lodge Creek</i>), tributaire
+de l'Arkansas, s'est terminé par un solennel traité de paix
+signé par les Comanches, les Apaches, les Kayoways, les Chayennes
+et les Arrapahoes. Tous ont consenti à se rendre dans les cantonnements
+ou <i>réserves</i> que leur ont indiqués les commissaires,
+sur les bords de la rivière Rouge, au sud du <i>Territoire indien</i>,
+où sont déjà cantonnés depuis de longues années les Cherokees, les
+Creeks, les Chactas, les Osages et autres tribus des États atlantiques.</p>
+
+</div>
+
+<p>La présentation des Corbeaux à la commission,
+et de celle-ci aux Corbeaux, est dans les mœurs
+américaines, qui tiennent en cela de celles des Anglais.
+Aux États-Unis, avant de parler à quelqu'un,
+il faut lui avoir été présenté.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_178">[Pg 178]</span></p>
+
+<p>Pendant que cette double présentation a lieu, les
+Corbeaux font entendre le cri sourd: <i>A'hou!</i> qui
+sert à la fois de salut chez l'Indien des prairies et
+de signe d'approbation. En même temps, le calumet
+circule de bouche en bouche, tandis que les
+sachems muets, immobiles, semblent en apparence
+indifférents.</p>
+
+<p>A la fin, Dent-d'Ours se lève, tire trois bouffées
+du calumet, et le présentant au docteur Matthews:
+«Fume, et souviens-toi de moi aujourd'hui et accorde-moi
+ce que je te demanderai;» puis le passant
+au général Harney: «Fume, père, et aie pitié
+de moi;» au président Taylor: «Père, fume, et
+souviens-toi de moi et de mon peuple, parce que
+nous sommes pauvres;» et offrant aussi le calumet
+aux généraux Augur, Terry, Sanborn, au colonel
+Tappan: «Et toi de même, père,» dit-il à
+chacun d'eux, pendant que chacun des commissaires,
+approchant le tuyau de ses lèvres, tire une
+bouffée de la pipe, puis la rend à Dent-d'Ours, en
+inclinant la tête en manière d'assentiment, ou en
+poussant le cri guttural <i>A'hou!</i> Cela fait, Dent-d'Ours
+s'assied, et dit qu'il est prêt, lui et sa nation,
+à entendre les discours des blancs. Alors, au
+milieu d'un silence profond, le président Taylor se
+lève et lit le <i>speech</i> suivant, dont chaque phrase est
+traduite en corbeau par l'interprète Chêne, et que<span class="pagenum" id="Page_179">[Pg 179]</span>
+pour vous je reproduis ici textuellement en français:</p>
+
+<p>«Mes amis, chefs, capitaines et guerriers de la
+nation des Corbeaux, le Grand-Esprit a fait tous
+les hommes, et c'est pourquoi nous sommes frères.
+Sur notre invitation, vous avez fait un long chemin
+au milieu des plus grandes difficultés pour
+venir nous voir. Nous avons aussi parcouru de
+longues distances pour vous voir et vous serrer la
+main. Votre Grand Père à Washington, bien qu'il
+soit si éloigné de vous, est informé de votre bon
+vouloir. Il connaît votre amitié pour ses enfants
+blancs. Il sait aussi combien de preuves de paix
+vous avez données au gouvernement. Il connaît
+les obstacles qui vous assiégent. Il nous a envoyés
+pour vous voir et apprendre de votre bouche votre
+situation. Nous pourrons aviser ainsi aux mesures
+nécessaires pour éloigner de vous toute difficulté,
+et faire bonne route ensemble. Nous apprenons
+que de riches mines ont été trouvées dans votre
+pays, et que dans certains cas les blancs en ont
+pris possession. Nous apprenons aussi que des
+routes ont été ouvertes à travers votre territoire,
+que des établissements y ont été créés, que le buffle
+que vous chassez est dispersé au loin et diminue
+même avec rapidité. Nous savons enfin que
+les blancs deviennent de plus en plus nombreux<span class="pagenum" id="Page_180">[Pg 180]</span>
+autour de vous, et s'emparent de vos meilleures
+terres pour les occuper définitivement.</p>
+
+<p>«C'est parce que de telles choses ont lieu, que
+nous sommes envoyés vers vous par votre Grand
+Père de Washington. Nous sommes envoyés pour
+prendre les mesures qui adouciront le plus possible
+cette fâcheuse situation, et vous protégeront
+en même temps contre tout embarras à venir.
+Nous désirons séparer une partie de votre territoire
+pour votre nation, où vous puissiez vivre à
+jamais vous et vos enfants, et où votre Grand Père
+de Washington et la commission ne permettront à
+aucun blanc de s'établir. Nous désirons que vous
+nous indiquiez la section de votre territoire qui
+pour cela vous conviendrait le mieux. Et quand
+vous aurez ainsi marqué cette section, que nous ne
+pourrons jamais occuper, nous désirons acheter
+de vous le reste de vos terres pour en faire usage,
+en vous laissant toutefois le droit d'y chasser aussi
+longtemps que le buffle y subsistera. Dans la réserve
+que vous choisirez, nous entendons bâtir
+une maison pour votre agent, un moulin pour
+scier votre bois, un moulin pour broyer votre
+grain, une forge, une maison pour votre fermier,
+et toutes les autres maisons qui pourront être nécessaires.
+Nous voulons aussi vous fournir sur ces
+réserves les chevaux et le bétail qui vous permettront<span class="pagenum" id="Page_181">[Pg 181]</span>
+d'avoir des provisions assurées, et de soutenir
+vos familles quand le buffle aura disparu.
+Nous désirons aussi vous envoyer chaque année
+des habits chauds qui vous couvrent confortablement,
+et des instruments agricoles qui vous rendent
+capables de gagner votre vie en travaillant
+la terre. Pour que vos enfants deviennent aussi intelligents
+que les blancs, nous voulons vous envoyer
+des maîtres qui les élèvent. Vous avez rendu
+nos cœurs contents en venant ici nous voir, et
+vous ne vous en irez pas les mains vides. Nous
+avons pour vous des présents en route. Ils devraient
+être déjà arrivés. Nous vous serons toujours
+reconnaissants des sentiments pacifiques que
+vous n'avez cessé de témoigner envers notre peuple,
+et nous comptons bien à l'avenir vous montrer
+toute notre amitié par nos actes. Maintenant, nous
+désirons entendre de vous tout ce que vous avez à
+nous dire. Nous apporterons toute notre attention
+à vos paroles et nous vous répondrons animés du
+meilleur esprit. J'ai dit.»</p>
+
+<p>La première partie de ce discours a été reçue de
+la part des Corbeaux avec des marques d'approbation
+générale, et entrecoupée de ces sons gutturaux
+qui sont pour les Indiens ce que sont les
+interjections: <i>Bien! très-bien! bravo!</i> dans notre
+Corps législatif. La seconde partie a été écoutée<span class="pagenum" id="Page_182">[Pg 182]</span>
+au contraire avec défiance, au milieu d'un silence
+glacial.</p>
+
+<p>Quand le président a eu fini, le calumet a continué
+à passer de bouche en bouche, et les Indiens
+ont semblé se concerter. Un des commissaires, le
+général Sanborn, pour dissiper ce nuage et ramener
+le calme dans l'esprit des Corbeaux, prie l'interprète
+de leur faire entendre que ce n'est pas
+tout leur territoire que veulent occuper les blancs,
+mais seulement la partie qui est déjà en voie de
+colonisation. Cela ne paraît point convaincre les
+sachems.</p>
+
+<p>Cependant Dent-d'Ours se lève: «Ce que vous
+m'avez dit, je l'ai parfaitement compris. Je suis
+venu pour vous voir, et je vais vous dire ce que
+je pense.» Alors, serrant la main au président
+Taylor: «Père, je suis venu de loin pour te voir,
+fais-moi justice;» puis au général Harney: «Père,
+tu m'as envoyé chercher, écoute-moi bien;» puis
+au général Augur: «Père, je suis heureux de te
+rencontrer et de te serrer la main; fais quelque
+chose pour moi;» et au général Terry: «Père,
+je suis bien fatigué; je suis un homme pauvre; je
+suis venu de bien loin pour te voir;» et au général
+Sanborn: «Père, fais quelque chose pour moi;
+j'ai campé, en venant ici, dans des endroits où le
+bois et l'herbe manquaient, et où il faisait bien<span class="pagenum" id="Page_183">[Pg 183]</span>
+froid; mes chevaux sont fatigués;» enfin, s'adressant
+au colonel Tappan: «Père, regarde-moi, je
+suis pauvre; aime-moi comme je t'aime et accorde-moi
+ce que je te demanderai.»</p>
+
+<p>Quatre fois Dent-d'Ours fait le tour de l'hémicycle
+occupé par la commission, en répétant les
+mêmes formules, qu'il varie à peine, et serrant
+chaque fois la main aux commissaires. On se demande
+quand finira cet exorde préparatoire, mais
+le docteur Matthews a soin d'avertir l'assemblée
+que c'est une coutume chez les Corbeaux de répéter
+jusqu'à quatre fois la cérémonie du <i>shake-hands</i>
+(serrement de mains) avec les gens qu'on veut
+honorer le plus. A la fin Dent-d'Ours, prenant une
+robe de buffle des mains de sa femme qui est là, la
+présente au général Harney: «Père, tu as les
+cheveux blancs, protége-toi de cette peau, elle
+garantira ta vieillesse contre le froid.» Puis l'orateur
+se rend au centre du cercle occupé d'une part
+par les Indiens, de l'autre par les commissaires, et
+demande la permission de parler assis. L'interprète
+traduit phrase par phrase le discours en anglais,
+le voici tel qu'il a été prononcé, tel que je l'ai
+écrit moi-même et pour ainsi dire sténographié
+en anglais sous la dictée de l'interprète:</p>
+
+<p>«Pères, au printemps dernier, j'étais au pied
+de la montagne du Mouflon, et l'un de vos jeunes<span class="pagenum" id="Page_184">[Pg 184]</span>
+hommes me dit que vous viendriez nous visiter.
+Mon père blanc me demandait de faire une partie du
+chemin. J'hésitai, car j'étais loin, bien loin; mais à
+la fin je me décidai à me mettre en route. Cet automne,
+quand les feuilles des arbres tombaient,
+les Corbeaux étaient sur les bords du ruisseau de
+Pierre Jaune. Votre messager m'apporta dix caisses
+de tabac, et nous fit connaître votre désir que
+nous vinssions à Laramie. En réponse je dis oui,
+oui! J'aurais préféré que mon père blanc vînt au
+fort Philippe-Kearney, et non à Laramie, et je dis
+que s'il avait poussé jusque-là, j'aurais répondu
+affirmativement à tout ce qu'il m'aurait demandé;
+mais dans l'intervalle les mauvais jours sont arrivés,
+et j'ai dû venir à Laramie. Il fait froid, et mes
+chevaux ont piteuse mine. C'est donc mon père
+blanc qui va répondre oui, oui, à toutes les demandes
+que je vais lui adresser.</p>
+
+<p>«Pères, j'ai fait une longue route pour venir
+vous voir. Je suis parti du fort Smith, je suis très-pauvre;
+j'ai faim, j'ai froid. Nous n'avons trouvé
+en route ni buffle, ni bois, ni eau. Regardez-moi,
+vous tous qui m'écoutez. Je suis un homme comme
+vous. J'ai une tête et un visage comme vous. Nous
+sommes tous un seul et même peuple. Je veux que
+mes enfants et ma nation prospèrent et vivent de
+longues années.»</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_185">[Pg 185]</span></p>
+
+<p>Et alors se levant, Dent-d'Ours se dirige vers les
+commissaires Taylor et Harney, et leur serre convulsivement
+les mains:</p>
+
+<p>«Pères, pères, pères, s'écrie-t-il par trois fois,
+écoutez-moi bien. Rappelez vos jeunes hommes de
+la montagne du Mouflon. Ils ont couru par le pays,
+ils ont détruit le bois qui poussait et le gazon vert;
+ils ont incendié nos terres. Pères, vos jeunes hommes
+ont dévasté la contrée et tué mes animaux,
+l'élan, le daim, l'antilope, mon buffle. Ils ne les
+tuent pas pour les manger; ils les laissent pourrir
+où ils tombent. Pères, si j'allais dans votre pays
+tuer votre bétail, que diriez-vous? N'aurais-je pas
+tort, et ne me feriez-vous pas la guerre? Eh bien,
+les Sioux m'ont offert des centaines de mules et de
+chevaux pour aller en guerre avec eux, et je n'y
+suis pas allé.</p>
+
+<p>«Il y a de cela longtemps, vous avez fait un
+traité avec la nation des Corbeaux; puis vous avez
+emmené un de nos chefs avec vous dans les États.
+Vous entendez bien ce que je veux dire, je le suppose.
+Ce chef n'est jamais retourné. Où est-il?
+Nous ne l'avons plus revu, et nous sommes fatigués
+d'attendre. Donnez-nous ce qu'il a laissé.
+Nous, ses amis, ses parents, nous sommes venus
+pour connaître ses dernières volontés.</p>
+
+<p>«J'ai appris que vous aviez aussi envoyé des<span class="pagenum" id="Page_186">[Pg 186]</span>
+courriers aux Sioux. Vous avez fait à ceux-ci,
+comme à nous, des présents de tabac; mais les
+Sioux m'ont dit qu'ils ne viendraient pas; car vous
+les aviez toujours trompés. Les Sioux nous ont
+dit: «Ah! les pères blancs vous ont appelés et
+vous allez les voir. Ils vous traiteront comme
+ils nous ont traités. Allez et voyez, et revenez
+nous dire ce que vous avez entendu. Les pères
+blancs séduiront vos oreilles par d'agréables
+paroles et de douces promesses qu'ils ne tiendront
+jamais. Allez, et voyez-les, et ils se moqueront
+de vous.»</p>
+
+<p>«J'ai laissé dire les Sioux et je suis venu vous
+visiter. Quand je retournerai, je m'attends à perdre
+en route la moitié de mes chevaux.</p>
+
+<p>«Pères, pères, je ne suis point honteux de parler
+devant vous. Le Grand-Esprit nous a faits tous,
+mais il a mis l'homme rouge au centre, et les
+blancs tout autour. Faites de moi un Indien intelligent.
+Ah! mon cœur déborde, il est plein d'amertume.
+Tous les Corbeaux, les vieux chefs des
+anciens jours, nos aïeux, nos grands-pères, nos
+grand'mères, nous ont dit souvent: «Soyez
+amis des Visages-Pâles, parce qu'ils sont puissants.»</p>
+
+<p>«Nous, leurs enfants, nous avons obéi et voici
+ce qui est arrivé.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_187">[Pg 187]</span></p>
+
+<p>«Il y a longtemps, il y a plus de quarante ans,
+les Corbeaux campaient sur le Missouri.</p>
+
+<p>«Notre chef reçut à la tête un coup de pistolet
+d'un chef blanc. (Ici le général Harney interrompt
+l'orateur et dit: Le chef blanc était fou, j'étais là,
+j'ai vu la chose.)</p>
+
+<p>«Un jour, sur le ruisseau de Pierre Jaune, il y
+avait trois fourgons campés. Il y avait là trois hommes
+blancs et avec eux une femme blanche. Quatre
+Corbeaux vinrent à eux et leur demandèrent un
+morceau de pain. Un des hommes blancs prit son
+fusil et tira. Cheval-Alezan, un chef, fut atteint et
+mourut. Nous, nous oubliâmes ce méfait. Et ces
+choses, je vous les dis pour vous montrer que les
+Visages-Pâles ont eu des torts aussi bien que les
+Indiens.</p>
+
+<p>«Il y a quelque temps, j'allai au fort Benton,
+car nous avions, nous aussi, eu des torts. Mes
+jeunes hommes avaient tiré par erreur sur des
+blancs. J'en demandai pardon au chef blanc. Je lui
+donnai neuf mules et soixante robes de buffle en
+expiation du mal que nous avions fait. C'est ainsi
+que je payai pour nos torts.</p>
+
+<p>«De là, j'allai au fort Smith, sur le ruisseau du
+Mouflon, et j'y trouvai les blancs. Je me présentai
+pour toucher la main aux officiers, mais ils me
+répondirent en me mettant les poings sur la figure<span class="pagenum" id="Page_188">[Pg 188]</span>
+et en me jetant à terre. C'est ainsi que nous sommes
+traités par vos jeunes hommes.</p>
+
+<p>«Pères, vous m'avez parlé de bêcher la terre et
+d'élever du bétail. Je ne veux pas qu'on me tienne
+de tels discours. J'ai été élevé avec le buffle et je
+l'aime. Depuis ma naissance, j'ai appris comme
+vos chefs à être fort, à lever ma tente quand il en
+est besoin et à courir à travers la prairie selon
+mon bon plaisir. Ayez pitié de nous, je suis fatigué
+de parler.</p>
+
+<p>«Et toi, père,—s'adressant au président Taylor
+et lui donnant ses sandales,—prends ces mocassins,
+et tiens-toi les pieds chauds.»</p>
+
+<p>Le discours de Dent-d'Ours a été interrompu du
+côté des Indiens par de fréquentes marques d'assentiment,
+et les commissaires eux-mêmes ont
+fait entendre, à certains passages, des accents non
+équivoques d'approbation.</p>
+
+<p>L'orateur, qu'aucun signe d'applaudissement
+n'a influencé, a continué son discours lentement,
+s'arrêtant à chaque phrase, pour laisser l'interprète
+traduire; puis, reprenant sans peine le fil de son
+discours, comme s'il l'eût prononcé tout d'une
+haleine. Et cependant il improvisait.</p>
+
+<p>La langue harmonieuse, bien qu'un peu gutturale,
+des Corbeaux, langue musicale, semée de
+voyelles et d'aspirations comme l'espagnol, qu'elle<span class="pagenum" id="Page_189">[Pg 189]</span>
+rappelle, ainsi que le sioux, cette langue prêtait un
+charme de plus au discours de Dent-d'Ours. Il accompagnait
+ses paroles d'un geste cadencé et doux,
+noble et élégant, et qui avait l'avantage d'être en relation
+avec l'idée qu'il voulait exprimer. Les gestes
+composent chez les Peaux-Rouges une langue universelle,
+comme les signes des sourds-muets.</p>
+
+<p>«J'ai compris tout ce qu'ont dit les Corbeaux,
+dit à Pallardie l'Ours-Agile, l'un des chefs sioux
+présents, en sortant de la conférence, rien qu'aux
+gestes qu'ils faisaient.»</p>
+
+<p>Quand Dent-d'Ours a eu fini de parler, Pied-Noir,
+un autre grand orateur des Corbeaux, s'est
+levé et est venu serrer la main à chacun des commissaires,
+remerciant ses pères blancs qui sont
+venus pour voir les Peaux-Rouges, et confirmant
+ce qu'a dit Dent-d'Ours, que les Corbeaux sont
+pauvres et fatigués; qu'ils ont souffert en route du
+froid, de la faim, du manque d'eau, que leurs
+chevaux font peine à voir. Pied-Noir supplie chacun
+des commissaires individuellement de l'écouter
+avec patience, d'une oreille attentive, et de faire
+droit à ses demandes.</p>
+
+<p>Enfin, se dépouillant de sa robe de buffle, il en
+entoure les épaules du président Taylor, en lui
+disant: «Garde cette robe, car, en l'acceptant, tu
+reconnaîtras que tu es mon frère.»</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_190">[Pg 190]</span></p>
+
+<p>Et alors, se rendant au milieu du conseil et rejetant
+avec ses mains ses longs cheveux noirs, qui
+lui tombent jusqu'au milieu du dos:</p>
+
+<p>«Quand les Corbeaux manquent de flèches, dit-il,
+ils en font avec des morceaux de fer; quand ils
+manquent de feu, ils frottent deux cailloux l'un
+contre l'autre et allument ainsi du bois pour se
+chauffer; quand ils veulent dépecer les animaux,
+ils font des couteaux de pierre, et c'est ainsi qu'ils
+en usent avec les bêtes qu'ils tuent à la chasse.
+Tout cela, les Corbeaux savent bien le faire; mais
+s'ils allaient sur les réserves que leur indiquent
+les blancs, ils ne sauraient conduire les bœufs ni
+labourer la terre avec la charrue. C'est pourquoi
+ils n'aiment point qu'on leur parle de ces choses.
+Que leurs pères blancs leur donnent plutôt des
+chevaux pour chasser le buffle, et des fusils pour
+le tuer, et tout ira bien. Le Grand-Esprit a fait
+l'homme et la femme pour vivre ensemble; l'homme
+pour chasser et la femme pour travailler. Nous
+ne voulons rien changer à cette situation.</p>
+
+<p>«Pères, j'ai toujours été ami des blancs, et je
+veux continuer à l'être. J'ai été élevé comme un
+sauvage, mais je n'ai jamais fait de tort à personne.
+Il y a plusieurs années, les blancs vinrent acheter
+aux Corbeaux la route de Californie, qui passe au
+fort Laramie. Pour cette route, ils devaient payer<span class="pagenum" id="Page_191">[Pg 191]</span>
+cinquante années d'indemnités. Les Corbeaux n'ont
+reçu ces indemnités que deux ou trois ans. C'est
+après avoir signé ce traité qu'un de nos grands
+chefs est allé dans votre pays. Nous ne l'avons jamais
+plus revu. Nous voudrions savoir ce qu'il est
+devenu, s'il est monté dans les nuages ou s'il est
+descendu sous terre...»</p>
+
+<p>Pied-Noir fait ensuite l'histoire de sa nation dans
+le passé. Elle était alors puissante, aujourd'hui elle
+est pauvre; on dirait que le Grand-Esprit s'est retiré
+d'elle. Revenant à ce propos sur les traités
+conclus, et toujours violés par les blancs: «A
+quoi bon faire des traités, si c'est de la sorte que
+les blancs les observent?...</p>
+
+<p>«Ne nous parlez pas de nous confiner dans un
+coin de notre territoire; abandonnez plutôt la route
+de la rivière à la Poudre. Rappelez vos jeunes hommes
+qui sont campés le long de cette route et tous
+ceux qui cherchent de l'or. Ce sont ceux qui sont
+cause de toutes nos guerres et de tous nos malheurs.»
+Ici, la voix de l'orateur s'émeut, son
+corps tremble, la sueur perle en larges gouttes sur
+sa face, ses yeux brillent d'un éclat inusité. Tels
+devaient paraître devant les rois de l'Asie les vieux
+prophètes d'Israël, quand ils venaient leur faire
+entendre les plaintes du peuple juif.</p>
+
+<p>S'arrêtant un instant, Pied-Noir ramène de nouveau<span class="pagenum" id="Page_192">[Pg 192]</span>
+ses longs cheveux en arrière; puis, passant
+la main sur son front, comme pour rassembler ses
+souvenirs, il rappelle, comme Dent-d'Ours, et au
+milieu des sourds murmures des Indiens qui l'approuvent,
+tous les mauvais traitements des blancs
+envers les Corbeaux, qui n'ont eu aucun tort. Il
+signale les indignes malversations des agents qui
+leur vendent des farines avariées, ce dont une fois
+cinq ou six Indiens sont morts, et leur donnent
+des marchandises hors d'emploi pour de bonnes
+robes de buffle. Se dressant alors de toute sa hauteur,
+et élevant fièrement le bras: «Mais sur tout
+cela, s'écrie-t-il, mon cœur est de roche; je ne
+veux pas me plaindre.» Et rappelant enfin comment
+on les a frauduleusement dépouillés de leurs
+terres: «Bien que je sois pauvre, je ne mourrai
+point, dit-il, mon bras est solide, et je puis encore
+chasser le buffle comme mes pères l'ont chassé...
+Vos jeunes hommes sont fous, rappelez-les. Ils
+sont comme les enfants; ils ne connaissent pas ce
+dont ils ont besoin; ils tuent le buffle pour le seul
+plaisir de se distraire, pendant que nous souffrons
+de la faim et que nous devenons pauvres. Si vous
+voulez la paix, renvoyez vos soldats vers l'est,
+qu'ils y vivent; mais non chez nous, où ils portent
+le trouble et la guerre.» Et alors, frappant de ses
+deux mains sa large poitrine toute nue: «Mes<span class="pagenum" id="Page_193">[Pg 193]</span>
+grands-pères ont recommandé à la nation des Corbeaux
+d'être bonne. Comment pourrions-nous être
+bons, quand vous prenez nos terres, en nous promettant
+en retour tant de choses que vous ne donnez
+jamais? Nous ne sommes pas des esclaves, et
+nous ne sommes pas des chiens. Un jour, au fort
+Smith, comme je demandais des provisions aux
+soldats, ils m'ont frappé à la tête d'un coup de
+bâton. Quand je me le rappelle, je deviens méchant
+et féroce. Il n'y a donc pas d'hommes dans votre
+pays, pour que vous envoyiez ici ces enfants si bien
+habillés qui nous imposent ces vexations?» Et sa
+lèvre est plissée par le mépris, et il tend vers
+l'un des commissaires sa main saisie d'un tremblement
+convulsif.</p>
+
+<p>«... Nous voulons vivre comme nous avons été
+élevés, en chassant les animaux des prairies. Ne
+nous parlez donc plus de nous cantonner sur des
+réserves et de nous faire cultiver la terre. Laissez-nous
+aller où va le buffle. Envoyez vos fermiers,
+mais que ce ne soit pas pour nous. Le Corbeau
+promène son camp à travers la plaine et chasse
+l'antilope et le buffle. C'est là ce qu'il aime. Pères,
+regardez-moi et regardez tous les Corbeaux: ils
+sont de la même opinion que moi. Si vous nous
+donnez un homme blanc pour agent et pour traitant,
+je voudrais que ce fût John Richard, Pierre<span class="pagenum" id="Page_194">[Pg 194]</span>
+Chêne, et le docteur Matthews. Ceux-là sont francs
+et ne mentent pas (assentiment de tous les Corbeaux).
+Regardez-moi, et regardez mon peuple. Je
+ne suis pas honteux de vous parler.» Et alors,
+allant de nouveau serrer la main aux commissaires:
+«Père, leur dit-il à chacun d'une voix radoucie,
+fais quelque chose pour moi; je suis fatigué
+d'avoir parlé si longtemps.» Et il va s'asseoir
+en silence, et prend le calumet qu'on lui passe, la
+tête inclinée et le regard pensif.</p>
+
+<p>Quand Pied-Noir a repris sa place, un vieux
+Corbeau qui, depuis le commencement du conseil,
+tient à la main une longue verge, avec laquelle il
+est arrivé le matin, se lève. Le Loup (c'est le nom
+de ce troisième orateur), est en même temps le
+lettré de la bande, ami des apologues et en racontant
+au besoin. Après avoir procédé comme d'usage
+à la cérémonie du <i>shake-hands</i>, il prend sa place
+au centre de l'hémicycle, tenant toujours sa longue
+tige à la main. Elle est en bois de noyer dur
+(<i>hickory</i>), à dix nœuds. Le Loup appelle chacun de
+ces nœuds une génération d'hommes, et montre
+comment chaque génération naît, se développe et
+meurt, faisant place à une autre. Chacune de ces
+générations est ensuite assimilée par le Loup à une
+génération de Corbeaux. Sa nation a été amie des
+blancs pendant tout cet espace de temps. «Pour<span class="pagenum" id="Page_195">[Pg 195]</span>
+que la génération actuelle continue de même, s'écrie
+alors l'orateur, dont la fin de l'apologue est
+impatiemment attendue par les commissaires,
+n'envoyez plus de fourgons sur la route de la rivière
+à la Poudre, surtout n'y envoyez plus de soldats.
+Rappelez vos jeunes hommes de notre pays,
+et alors nous serons heureux et vivrons en bonne
+harmonie avec vous, comme nous avons vécu pendant
+les générations précédentes.»</p>
+
+<p>Ce <i>speech</i>, aussi humoristique que les premiers
+ont été sérieux, prouve aux commissaires que le
+principe de mêler l'agréable à l'utile est en faveur
+même auprès des Indiens. L'heure est d'ailleurs
+avancée. Il est une heure d'après midi: depuis
+plus de trois heures on est en conférence. Le sténographe,
+les <i>reporters</i>, les commissaires n'en
+peuvent plus. Quant aux Indiens, fumant toujours
+le calumet, ils restent impassibles sur leur banc,
+et certainement demeureraient là jusqu'au soir, si
+on ne les congédiait. Néanmoins, il est temps de
+lever la séance, ce que fait le président Taylor, en
+ajournant le conseil au lendemain matin.</p>
+
+<p>Les chefs s'en sont allés lentement, un à un,
+suivis de leurs <i>squaws.</i> Ils sont venus toucher la
+main aux commissaires. Les vieillards et les matrones
+ont même embrassé le président et le général
+Harney, en frottant leurs joues et leur nez contre<span class="pagenum" id="Page_196">[Pg 196]</span>
+les leurs, non sans laisser un peu de vermillon
+sur la peau des hommes blancs. L'Américain ne
+s'inquiète pas pour si peu, et tous les commissaires
+se sont livrés d'aussi bonne grâce aux embrassades
+des Peaux-Rouges, qu'ils se sont prêtés à la
+cérémonie du <i>shake-hands</i> et à celle du calumet.</p>
+
+<p>Les orateurs et leur bande ne sont pas retournés
+chez eux sans dîner. Ils se sont rendus, en sortant
+du conseil, dans l'appartement des interprètes, et
+là ont pris part à un repas que leur ont offert les
+commissaires; mais ceux-ci ont dîné ailleurs.
+Sans couteaux et sans fourchettes, assis par terre
+ou sur des lits, les Indiens se sont emparés de gros
+quartiers de bœuf ou de mouton rôti. Quand ils y
+ont mordu à belles dents, ils les ont passés fraternellement
+à leur voisin. La boisson est du café
+noir, qui circule dans d'énormes tasses en faïence.
+On emplit celles-ci à plusieurs reprises dans un vaste
+chaudron où fume l'infusion aromatique au milieu
+de l'appartement. Les Corbeaux ont fait largement
+honneur à tous les plats, mais le festin a été
+calme, silencieux, et nul n'a disputé à son voisin
+une place ou un morceau de choix. Pendant le dîner,
+quelques femmes sioux, du village de <i>Laramie-Loafers</i>,
+sont venues en curieuses, et se sont
+assises sur le devant de la porte de la salle du festin.
+Elles se sont rendu entre elles, pour passer le<span class="pagenum" id="Page_197">[Pg 197]</span>
+temps, le même service que se rendent les femmes
+du peuple à Naples en fouillant dans leurs cheveux;
+mais les convives n'y ont pris garde et ont
+continué de manger.</p>
+
+<p>Le soir, des danses ont eu lieu, en plein air, devant
+la tente du <i>père</i> Richard. Là encore le café a
+circulé abondamment. Le feu était allumé au
+milieu du rond formé par les danseurs, et ceux-ci
+en chantant, et suivis de leurs femmes, ont commencé
+leur danse de guerre. Les mouvements sont
+d'abord très-lents, puis, à la fin, précipités. Les
+jambes surtout sont en jeu et l'on pousse des hurlements
+en cadence. Tout cela est terrible, quand
+on prélude ainsi à quelque combat, ou que l'on
+danse autour d'un prisonnier que l'on va mettre à
+mort et qu'auparavant l'on torture. Devant la tente
+du vieux Richard, la danse des Corbeaux n'a pas
+présenté ces caractères sinistres: elle a fatigué
+bien vite les spectateurs, ennuyés de ces mouvements
+et de ces chants monotones, qui marquent
+une ressemblance de plus entre les Peaux-Rouges
+et les races asiatiques, dont on les prétend sortis. La
+race rouge n'a pas, comme la race noire, le don de la
+danse et du chant. Les Corbeaux eux-mêmes ont
+fini par se lasser de leur musique et de leur pas
+cadencé. De bonne heure ils sont allés se coucher
+et se préparer au conseil du lendemain.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_198">[Pg 198]</span></p>
+
+<p>Hier, à l'heure indiquée (dix heures du matin),
+les Corbeaux ne paraissaient pas. La délibération
+de la veille n'a pas été tout à fait amicale, et l'on se
+demande si les Indiens retourneront au conseil.
+Ils ont enfin paru, mais isolément et non plus en
+une masse compacte comme la première fois.
+Dent-d'Ours est absent; il fait dire qu'il est malade
+et qu'il éprouve le besoin de retourner chez lui et
+de manger du buffle frais. La vérité, c'est qu'il y
+a eu la veille une dispute entre les Arrapahoes
+et les Corbeaux. Ceux-ci ont dû partager avec
+leurs frères rouges un bœuf que leur a donné la
+commission, et s'y sont prêtés de mauvaise grâce.
+Cependant, Dent-d'Ours se montre bientôt, et vient,
+toujours accompagné de sa femme, prendre sa
+place dans le conseil, tandis que la conférence est
+déjà ouverte.</p>
+
+<p>Tout a lieu cette fois sans le cérémonial de la
+veille: les présentations, la connaissance sont
+faites, et c'est en quelque sorte comme la continuation
+du conseil précédent.</p>
+
+<p>Le président Taylor ouvre la séance en répliquant
+aux discours des Corbeaux. Suivant son habitude,
+il lit son <i>speech</i>, et il le lit froidement, avec une
+grande lenteur. Les discours officiels lus, préparés,
+sont les mêmes partout, sans animation, sans
+vie. M. Taylor ferait mieux d'improviser quelques<span class="pagenum" id="Page_199">[Pg 199]</span>
+chaudes paroles devant ces grands chefs dont les
+discours de la veille sont de si beaux modèles d'éloquence,
+et qui ont en quelque sorte indiqué aux
+orateurs blancs la marche qu'ils devraient toujours
+suivre dans les <i>pow-wow</i> avec les Indiens.</p>
+
+<p>Le président remercie les Corbeaux de ne s'être
+pas vengés de ceux qui les avaient maltraités, et
+dit qu'il informera leur Grand Père et de leur bonne
+conduite et des méfaits des blancs, qui seront punis.
+«A l'avenir, ajoute-t-il, prévenez immédiatement
+votre agent, qui vous fera rendre justice...
+Vous ne vous en irez pas cette fois les mains vides,
+et nous remplacerons les chevaux que vous avez
+perdus... Le chef que vous aviez envoyé aux États
+fut bien traité, reçut des présents, et nous l'avons
+suivi dans son retour jusque sur le Missouri. Là
+il a disparu soudainement, soit qu'il ait été assassiné
+ou qu'il se soit noyé dans la rivière, en tombant
+d'un <i>steamer.</i> Nous sommes fort peinés de cet
+accident, et nous nous proposons de donner deux
+chevaux aux parents de ce chef, comme compensation.»
+Ici l'interprète fait remarquer que deux
+des parents sont présents: c'est Cheval-Blanc et
+un autre vieux sachem, qui témoignent d'une
+grande joie à ce cadeau inespéré qui leur arrive.</p>
+
+<p>«Vous dites, continue le président, que vous
+préférez vivre comme vous avez toujours vécu, au<span class="pagenum" id="Page_200">[Pg 200]</span>
+lieu de vous enfermer dans des <i>réserves</i>. C'est pour
+votre bien que nous vous indiquons ces cantonnements:
+le buffle diminue avec rapidité, et avant peu
+d'années il aura tout à fait disparu... Les blancs
+sont maintenant dans les grandes plaines, et ont
+bâti des villes jusque sur les bords de la mer de
+l'Ouest... Nous voulons, quand il est encore temps,
+vous garantir un territoire qui soit à jamais à vous
+et à vos enfants. Vous n'avez pas besoin d'y aller
+tout de suite. Chassez maintenant où il vous plaira,
+mais sur ce territoire, qui vous aura été réservé,
+les blancs ne pourront mettre le pied; le Grand
+Père les en ferait sortir à coups de fusil.» Marques
+d'enthousiasme, approbation. Cheval-Blanc se lève,
+et va toucher la main aux commissaires. «... Le
+printemps prochain, nous prendrons une décision
+au sujet de l'abandon de la route de la rivière à la
+Poudre. La saison est maintenant trop avancée pour
+que nous quittions les forts que nous avons sur
+cette route... Si les Sioux cessent de nous faire la
+guerre, il est probable que nous vous rétrocéderons
+cette partie de votre territoire... Vous nous avez
+demandé Pierre Chêne et John Richard pour traitants,
+et le docteur J. Matthews pour agent: nous
+consentons à vous les donner... Retenez bien ce
+que je vous ai dit comme venant de la part de tous
+les commissaires. Faites-le savoir quand vous<span class="pagenum" id="Page_201">[Pg 201]</span>
+serez retournés chez vous, et gardez-en le souvenir.
+J'ai dit.»</p>
+
+<p>Ce <i>speech</i> terminé, le président demande si quelqu'un
+des chefs présents a des observations à faire.
+Pied-Noir se lève, et dit qu'un chef des Sioux du
+nord, son beau-frère, l'Homme-qui-est-effrayé-de-ses-chevaux,
+lui a dit un jour que les Sioux faisaient
+la guerre aux blancs à cause de la route de
+la rivière à la Poudre; il vaudrait donc mieux abandonner
+au plus vite cette route. «Vous parlez de
+la disparition du buffle et des autres animaux des
+prairies, ajoute Pied-Noir, mais dans mon pays
+nous avons encore abondance de buffles, de daims,
+d'élans, d'antilopes; beaucoup de castors sur les
+petits cours d'eau, beaucoup de poissons, de bons
+poissons, sur toutes nos rivières. Vous voudriez
+avoir notre pays pour rien, cela n'est pas loyal.
+Moi, je viens vous demander aujourd'hui le payement
+d'une partie de mes terres sur lesquelles
+vous vivez. Et vous parlez de faire des traités! Vous
+n'avez pas observé celui que vous avez signé à
+Horse-Creek. Payez d'abord ce que vous nous devez,
+et vous parlerez ensuite de conclure un autre
+traité!» Ici, le commissaire Taylor et les généraux
+Harney et Sanborn ne peuvent s'empêcher de déclarer
+que, pendant dix ans, les indemnités dues
+aux Indiens ont été envoyées régulièrement de<span class="pagenum" id="Page_202">[Pg 202]</span>
+Washington; si elles ne leur sont pas parvenues,
+c'est que les agents les ont volées<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>. «Nous sommes
+honteux de cela, disent les commissaires aux Indiens,
+mais justice sera faite.»</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7" class="label">[7]</a> Non-seulement la plupart des agents volent les objets qu'on
+envoie aux tribus, mais encore les revendent aux Indiens au
+double et au triple de leur valeur. D'autres fois le gouvernement
+de Washington, trompé lui-même par ses commis, envoie des
+objets hors d'usage, comme des centaines de douzaines de jarretières
+élastiques à des gens qui ne portent pas de chaussettes, ou de fourchettes
+à des gens qui mangent avec leurs doigts; ou bien ce sont
+des caisses de guimbardes, de petits miroirs, de canifs ébréchés,
+en un mot tous les <i>rossignols</i> des bazars de New-York, de Philadelphie
+ou de Baltimore, qu'on vend à prix d'or au gouvernement
+central et dont les Indiens n'ont que faire. Partout, du nord
+au sud des États-Unis, de pareilles indignités ont été signalées
+non-seulement par les chefs indiens qui s'en sont plaints amèrement
+à maintes reprises, mais dans les enquêtes même du gouvernement.</p>
+
+</div>
+
+<p>Cependant le Loup succède à Pied-Noir, et dit
+qu'il serait d'autant plus facile d'abandonner la
+route de la rivière à la Poudre, que les colons qui
+passent par là pour aller chercher de l'or dans le
+territoire du Montana, pourraient prendre ou le
+Missouri ou la route qui est de l'autre côté, sur la rive
+gauche. «Ces deux routes, je vous les donne, dit le
+Loup, mais non les autres. Il y a beaucoup d'or dans
+mon pays, je sais où il est, mais je ne l'ai jamais dit à
+personne, de peur que les blancs n'envahissent
+l'endroit. Nous n'avons pas besoin d'or ni d'argent,
+nous ne les employons pas dans nos échanges.<span class="pagenum" id="Page_203">[Pg 203]</span>
+Ceux qui en ont besoin peuvent prendre une des
+deux routes que j'ai indiquées. Je vous les donne.
+J'ai faim et j'ai besoin d'aller chez moi manger du
+buffle... Donnez-moi les cadeaux que vous voulez
+m'offrir, peu ou beaucoup, pour que je puisse
+m'en retourner. J'aime mon pays, j'aime mon
+buffle. J'aime ma femme et mes enfants, et je veux
+aller les revoir... Vous dites que vous donnerez
+des chevaux aux parents de ce chef qui a disparu
+chez vous, j'espère bien que vous nous en donnerez
+à tous, pour que nous puissions tous nous en
+retourner à cheval. J'ai dit.»</p>
+
+<p>A peine le Loup a-t-il fini, qu'un vieux sachem
+se lève, fait le tour de l'hémicycle occupé par les
+commissaires, et leur touchant à chacun la main,
+dit qu'il a une longue route à faire pour s'en retourner,
+et qu'il ne veut pas partir sans les bons
+souhaits de ses pères blancs. Les commissaires lui
+souhaitent le plus heureux voyage.</p>
+
+<p>Le traité de paix est alors déroulé et présenté
+aux Corbeaux pour qu'ils y apposent leur signature<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>,
+mais aucun d'eux ne veut le signer. Les
+uns disent qu'ils ne peuvent le faire sans l'assentiment
+des Sioux, qui ne sont pas là; les autres,<span class="pagenum" id="Page_204">[Pg 204]</span>
+qu'ils ne signeront que si l'on abandonne auparavant
+la route et les forts de la rivière à la Poudre,
+objet de toutes les discussions. Le Loup ajoute que
+tous les chefs des Corbeaux ne sont pas présents,
+et qu'ils n'ont pas fait connaître leur intention.
+Bref, l'insuccès est complet, alors que les résultats
+ont été si décisifs avec les cinq grandes nations
+du Sud, et la commission se voit forcée d'ajourner
+à un moment plus propice et à une saison plus
+favorable, la reprise de ses travaux. On se donne
+rendez-vous à <i>sept lunes, quand le gazon sera vert</i>,
+ce qui, dans le calendrier des peuples civilisés,
+signifie vers le 5 juin 1868. Le lieu de rendez-vous
+est cette fois le fort Phil.-Kearney, et non plus le
+fort Laramie. Cela satisfait les Corbeaux, qui gagnent
+sur la route à faire plusieurs centaines de
+milles. Enfin, on annonce aux sachems, impatients
+de recevoir leurs cadeaux et de repartir, que les
+cadeaux vont arriver, et qu'il y en a beaucoup et
+de beaux, ce à quoi les Corbeaux répondent par
+des grognements de joie; et la séance est levée.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8" class="label">[8]</a> Les Indiens signent en faisant une croix, un trait à la plume,
+ou en essayant d'imiter l'animal dont ils portent le nom: l'ours,
+le loup, l'élan, la tortue, etc.</p>
+
+</div>
+
+<p>Hier soir, les commissaires ont tenu aussi un
+<i>pow-wow</i> avec les deux chefs des Arrapahoes, Cheval-Alezan
+et Charbon-Noir. L'interprète était Vendredi,
+un Arrapahoe, qui a été trouvé tout enfant
+dans les prairies par le major Fitz-Patrick, un des
+plus célèbres traitants de l'Ouest. C'était un vendredi<span class="pagenum" id="Page_205">[Pg 205]</span>
+que cette rencontre eut lieu; de là le nom
+donné à l'enfant, comme au fidèle serviteur de
+Robinson. Le major a fait élever Vendredi, puis,
+quand son fils adoptif a eu vingt ans, il l'a rendu
+à sa tribu. Vendredi parle couramment l'anglais,
+mais ne l'écrit point, car il n'a guère profité de
+l'éducation que lui a fait donner le major. Il est
+aujourd'hui auprès des Arrapahoes, dont il est
+l'interprète et l'agent. Il a le type de sa nation, le
+regard faux, l'air traître, et l'on ne saurait établir
+aucune comparaison entre la physionomie large,
+ouverte et majestueuse des Corbeaux, et celle des
+Arrapahoes. Ceux-ci ont été, dans ces derniers
+temps, avec les Chayennes, les plus sanguinaires
+des Indiens des prairies, et leur type, à en juger
+par les trois que j'ai vus, et qui se ressemblent
+singulièrement, justifie leur terrible renom. Ce
+sont hommes qu'il ne ferait pas bon de rencontrer
+tout seul au coin d'un bois. Il n'est pas jusqu'à la
+langue arrapahoe, sourde, toute gutturale, et dont
+il est absolument impossible de reproduire les sons
+dans notre langue, qui ne devienne pour le blanc
+un objet d'éloignement, je dirai même de répulsion
+vis-à-vis de cette affreuse bande de Peaux-Rouges.</p>
+
+<p>Cheval-Alezan a parlé aux commissaires au nom
+de toute sa tribu, qui est campée entre la Plate du<span class="pagenum" id="Page_206">[Pg 206]</span>
+nord et celle du sud. Petit-Bouclier, le grand chef,
+lui a donné sa procuration. L'air de l'orateur semble
+annoncer un discours semé d'invectives, rempli
+de fiel, comme celui que Pied-Noir, se plaignant
+du reste avec tant de raison, a adressé la
+veille aux commissaires. Il n'en est rien. Le <i>speech</i>
+a été des plus calmes. Cheval-Alezan a parlé assis,
+et traité avec la commission des besoins de sa
+tribu comme on parle tranquillement de ses affaires
+en famille, après dîner: «J'ai fait aujourd'hui,
+a-t-il dit, ce que je désirais depuis longtemps;
+j'aime mes pères blancs, et je leur ai touché la
+main... Dès que j'ai su que vous me demandiez,
+je suis accouru. Nos vieux sachems m'ont envoyé
+vers vous, et attendent avec impatience les nouvelles
+que je leur rapporterai... Au sud de la Plate,
+il y a d'excellents terrains, bien arrosés; c'est là
+que nous voudrions nous établir et commencer à
+cultiver le sol. C'est pour cela que je suis venu.
+Bâtissez-moi une maison où je puisse passer ma
+vie. Apprenez-moi à planter le blé et le maïs... Ce
+que vous avez fait avec les Arrapahoes du sud est
+bien, et je pense que vous ferez la même chose
+avec ceux du nord... Petit-Loup et Vieux-Ours,
+chef des Chayennes du nord, et l'Homme-effrayé-de-ses-chevaux,
+qui commande une bande de
+Sioux, sont venus me voir, et m'ont félicité sur<span class="pagenum" id="Page_207">[Pg 207]</span>
+le voyage que j'allais faire, disant qu'eux aussi
+voulaient venir vous visiter... A la prochaine lune,
+avec quelques-uns de mes hommes, je veux aller
+planter ma tente au sud de la Plate, près du fort
+Sanders. Peu m'importe si la neige est épaisse.
+Ma tribu viendra me rejoindre au printemps... Je
+voudrais m'en retourner le plus tôt possible pour
+préparer là-bas quelques robes de buffle... J'ai
+besoin que vous me donniez quelques provisions,
+quand je changerai de camp... Il me faut chasser
+pour vivre. Je n'ai plus que très-peu de poudre,
+et vous me feriez plaisir de m'en donner... Nos
+vieux sachems me demanderont aussi du tabac
+quand je retournerai. J'ai fini.»</p>
+
+<p>La commission a répondu aux paroles de Cheval-Alezan
+en lui accordant tout ce qu'il demandait.
+Les Arrapahoes sont partis satisfaits, et les commissaires
+ne le sont pas moins d'avoir trouvé des
+Indiens aussi conciliants.</p>
+
+<p>Les Sioux et les Chayennes du nord, que l'on
+attend toujours, ne paraissant pas, la commission
+va se débander. Une partie restera à Laramie pour
+recevoir les cadeaux qui arrivent et les distribuer
+aux Indiens, l'autre retournera à Chayennes et de
+là à North-Plate, où les commissaires demeurés
+à Laramie ne tarderont pas à revenir de leur côté.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_208">[Pg 208]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="XVI">XVI</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">MONÉKA, LA PERLE DES PRAIRIES.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Fort Laramie, 15 novembre.
+</p>
+
+<p>Dans les moments de loisir que m'ont laissés les
+conférences, je suis allé me promener autour du
+fort. J'aime le calme solennel de ce désert. Partout,
+dans la campagne, courent ces lignes de
+coteaux peu élevés, formés de grès tendres, de
+cailloux roulés, et que je vous ai si souvent dépeints.
+Au pied d'un de ces coteaux, sont des cotonniers
+ou peupliers du Canada qui jalonnent le
+cours d'un petit ruisseau. Là est le cimetière des
+Peaux-Rouges, car dans les branchages de ces arbres
+sont ensevelis des Indiens. Le corps est enveloppé
+de toile ou d'une peau de buffle cousue,
+quelquefois d'une couverture de laine. Le mort<span class="pagenum" id="Page_209">[Pg 209]</span>
+est là avec ses plus beaux ornements, ses mocassins
+ornés de perles, ses colliers de coquillages
+ou de verroteries. Les loups et les rapaces affamés
+sont venus violer ces sépultures, comme l'on peut
+s'en assurer aisément en montant sur ces arbres.
+Le linceul qui recouvre le mort a souvent été mis
+en lambeaux par les bêtes, et les os du squelette
+n'occupent plus leur place ordinaire. Cependant
+quelques corps, protégés par leur enveloppe extérieure,
+sont restés bien conservés, et j'ai vu celui
+d'une jeune fille dont la peau est intacte, et même
+encore colorée. L'air pur des prairies a momifié ce
+corps délicat. On dirait que la vie vient à peine de
+le quitter ou que la jeune Indienne dort.</p>
+
+<p>J'ai demandé à l'Ours-Agile pourquoi les Peaux-Rouges
+ensevelissent ainsi les leurs en plein air,
+au lieu de les mettre en terre: «Les esprits aiment
+à voyager, m'a-t-il répondu, surtout de nuit;
+il ne faut pas y mettre d'obstacle, et la terre que
+vous jetez sur eux les gêne pour sortir.»</p>
+
+<p>C'est sans doute pour faciliter de tels voyages
+que l'on dépose souvent sur le cercueil du mort
+la selle de son cheval. Au milieu de la prairie on
+a ainsi enterré, à Laramie, un chef sioux, la
+Vieille-Fumée, ou, comme l'appellent les traitants
+de l'endroit, le <i>père Laboucane</i>. La selle est sur le
+cercueil, et tant est grand le respect que les Indiens<span class="pagenum" id="Page_210">[Pg 210]</span>
+ont pour les tombes, que personne ne l'a encore
+volée.</p>
+
+<p>Les morts dont je viens de vous parler, hôtes
+silencieux des grandes plaines, ne sont pas les seuls
+qui ont été ensevelis auprès du fort Laramie. D'autres
+morts dorment dans ces campagnes, et le cimetière
+du fort a offert un dernier asile à plus d'un
+émigrant, à plus d'un soldat qui a fait sa dernière
+étape dans les lointaines prairies. Les pierres parlent
+et racontent ici plus d'une lamentable histoire.
+La mort aussi a rapproché les rangs et les races
+elles-mêmes, car quelques Indiens ont été ensevelis,
+avec leur mode de sépulture, dans le cimetière
+des blancs. Les cercueils, portés sur quatre piquets,
+sont recouverts d'une couverture de laine
+rouge. Un d'entre eux attire surtout l'attention.
+Une tête de cheval est clouée sur chacun des supports;
+sur les montants opposés sont attachées les
+queues. Devant les têtes, on voit éparses par terre
+les douves d'un petit tonneau défoncé. Que signifient
+ces emblèmes? Est-ce là le tombeau d'un
+grand chef, et a-t-on immolé sur son cercueil,
+comme autrefois pour les guerriers germains, les
+deux poneys qu'il affectionnait le plus?</p>
+
+<p>Je me suis informé auprès d'un des résidents
+du fort de l'histoire qui se rattache à cette tombe.</p>
+
+<p>—Ce n'est pas la tombe d'un chef, m'a-t-il<span class="pagenum" id="Page_211">[Pg 211]</span>
+dit, c'est celle de Monéka, la fille de la Queue-Bariolée.</p>
+
+<p>—Je connais bien de réputation la Queue-Bariolée,
+ai-je répondu. Qui peut ignorer ici le nom
+de Sintegeleshka, l'illustre chef des Brûlés? Cependant
+je ne l'ai jamais vu.</p>
+
+<p>—Comment! vous n'avez pas encore vu la Queue-Bariolée,
+et vous êtes venu dans les prairies!</p>
+
+<p>—Je n'ai pas encore vu Sintegeleshka. La première
+fois que je parcourais le chemin de fer du
+Pacifique, il y a quelques semaines, le grand guerrier
+était dans les environs du fort Sedgwick, près
+la station de Julesburg. On nous avait annoncé qu'il
+venait de se brouiller de nouveau avec les blancs,
+et qu'il arrêterait le train, comme ses <i>braves</i> (ses
+lieutenants) l'avaient fait déjà récemment.</p>
+
+<p>—Et il vous fit dérailler?</p>
+
+<p>—Il n'en a rien été. La Queue-Bariolée échangea
+même alors à North-Plate un <i>speech</i> amical
+avec les commissaires, et leur promit de se rendre,
+accompagné de ses guerriers, aux conférences de
+Laramie.</p>
+
+<p>—Vous voyez bien qu'il n'est pas venu.</p>
+
+<p>—Je ne m'en aperçois que trop. Aussi, ne pouvant
+entendre de sa bouche l'histoire de Monéka,
+je vous prie de me la raconter.</p>
+
+<p>Mon interlocuteur s'est prêté de bonne grâce à<span class="pagenum" id="Page_212">[Pg 212]</span>
+ma demande, et m'a conté l'histoire de Monéka.</p>
+
+<p>La voici fidèlement, telle que je l'ai recueillie de
+sa bouche.</p>
+
+<p>Monéka (en sioux, la Perle des prairies) était
+l'unique fille de la Queue-Bariolée. Il y a trois ans,
+son père était en guerre avec les blancs. Monéka
+avait suivi son père, et campé avec lui dans les environs
+du fort Laramie. Elle devint amoureuse d'un
+officier du fort, et comme elle avait toujours désiré
+épouser un Visage-Pâle, elle demanda à son père
+la permission d'être la femme de l'officier. Le sachem,
+irrité, refusa son consentement, et s'en
+alla avec ses braves et tous ses guerriers à l'extrémité
+des prairies, à 400 milles à l'Est. Sur sa
+route il sema partout la désolation et la mort, attaquant
+les caravanes, pillant, incendiant les fermes,
+et tuant sans pitié les blancs, dont il portait
+aussitôt les chevelures ou scalps comme autant de
+trophées. Cela dura pendant toute une année, et le
+nom de la Queue-Bariolée, ou <i>Spotted-Tail</i>, comme
+l'appellent les Américains, devint la terreur des
+prairies.</p>
+
+<p>Cependant Monéka, qui n'avait pas voulu désobéir
+à son père, était devenue triste, taciturne.
+Elle qui d'habitude apportait tant de gaieté dans
+le camp des Indiens, elle qui commençait toujours
+la première les danses et les chants, était depuis<span class="pagenum" id="Page_213">[Pg 213]</span>
+plus d'un an mélancolique, et n'adressait plus la
+parole à personne, même à la Queue-Bariolée. Une
+maladie de langueur la minait peu à peu. Un jour,
+sentant ses forces à bout, elle fit appeler le grand
+chef.</p>
+
+<p>«Mon père, lui dit-elle, je vais mourir; vous
+savez que j'ai toujours aimé les blancs: je demande
+à reposer dans leur cimetière. Faites la paix avec
+les Visages-Pâles; ils sont plus forts que nous. Déjà
+ils sont maîtres de la moitié des prairies, et l'Indien
+disparaîtra devant eux. Promettez-moi de
+faire la paix, et d'aller ensevelir mon corps dans
+le cimetière des blancs à Laramie.»</p>
+
+<p>Ce furent les dernières paroles de Monéka, qui
+rendit l'âme entre les bras de son père désolé.</p>
+
+<p>Toute la tribu pleura sa mort, car chacun l'aimait,
+et le vieux traitant Pallardie, qui a connu la
+jeune princesse, me disait tout à l'heure dans son
+langage original: «C'était une brave fille, sensée,
+et qui raisonnait bien; quel dommage qu'elle ne
+vive plus!»</p>
+
+<p>Le lendemain de la mort de Monéka, la Queue-Bariolée
+réunissait tous ses guerriers, et, dans un
+de ces discours que les Indiens savent si bien improviser,
+il racontait avec une éloquence émue les
+derniers moments de sa fille.</p>
+
+<p>«Je veux remplir ses dernières volontés, dit-il,<span class="pagenum" id="Page_214">[Pg 214]</span>
+nous allons partir pour le fort Laramie et y porter
+le cadavre de Monéka.»</p>
+
+<p>Et alors tous ces hommes, sans dire un mot,
+montèrent à cheval et suivirent leur chef. La
+Queue-Bariolée portait lui-même le corps de sa
+fille. Cinq jours on marcha de la sorte. Le sixième
+jour on arriva enfin à Laramie.</p>
+
+<p>Comme les Peaux-Rouges étaient en guerre avec
+les blancs, la Queue-Bariolée fit arrêter sa bande à
+quelque distance du fort, puis il demanda une
+entrevue au commandant, le colonel Maynadier,
+qui la lui accorda.</p>
+
+<p>«Père, lui dit-il, je viens remplir un devoir près
+de toi. Je t'apporte le corps de ma fille, qui m'a
+demandé en mourant d'être enterrée au fort Laramie.»</p>
+
+<p>Le commandant, ému, promit à Spotted-Tail de
+recevoir le corps de Monéka et de le faire ensevelir
+avec toutes les cérémonies que pratiquent les
+blancs en pareille occasion. Le chapelain du fort
+fut immédiatement prévenu, et, le lendemain, au
+moment où le grand chef de la bande des Brûlés
+venait, suivi de tous ses guerriers, remettre le
+corps de Monéka entre les mains du commandant,
+il fut reçu à la porte du cimetière par le colonel
+Maynadier lui-même et les officiers en grand uniforme.
+A côté étaient le chapelain et les desservants,<span class="pagenum" id="Page_215">[Pg 215]</span>
+puis les divers employés et résidents du fort.
+Un piquet de soldats formait la haie.</p>
+
+<p>Les Indiens étaient venus à cheval, vêtus de leurs
+plus beaux costumes.</p>
+
+<p>On entonna le chant des morts d'après les rites
+des chrétiens, et l'interprète du fort traduisit
+chaque verset aux Peaux-Rouges. Ces enfants du
+désert, qui jamais dans leur langue n'avaient entendu
+des chants d'une poésie si austère et si
+sombre, étaient profondément émus; pour la première
+fois ils versèrent des larmes.</p>
+
+<p>Puis vint le moment des offrandes. Il est d'usage
+chez les Indiens, quand on va ensevelir un mort,
+de lui dire le dernier adieu et de lui faire un présent.
+Le commandant ôta ses gants:</p>
+
+<p>«Je donne ces gants à la belle Monéka, dit-il,
+pour qu'elle en recouvre ses mains et les protége
+contre le froid dans le grand voyage qu'elle va
+faire vers les heureuses plaines.»</p>
+
+<p>Les Indiens arrivèrent ensuite et offrirent chacun
+à la Perle des prairies ce qu'ils avaient de
+plus précieux.</p>
+
+<p>Enfin, Monéka fut mise dans un cercueil de bois
+de cèdre, qu'on éleva sur quatre poteaux à un
+angle du cimetière du fort. Au-dessus on jeta une
+couverture de laine rouge, la couleur préférée des
+Indiens. On immola sur le tombeau de la jeune<span class="pagenum" id="Page_216">[Pg 216]</span>
+princesse les deux poneys qu'elle montait de préférence,
+et on cloua leur tête sur les poteaux qui
+soutenaient la sienne, et leur queue où elle avait
+ses pieds. Devant les têtes, on mit un tonnelet
+rempli d'eau, afin que les chevaux pussent se désaltérer
+dans leur longue course vers les heureuses
+plaines, vers les prairies où il fait toujours
+beau, et où l'on chasse le buffle sans jamais être
+fatigué.</p>
+
+<p>Et voilà comment, si vous passez jamais à
+Laramie, on vous racontera l'histoire de Monéka,
+la Perle des prairies, la fille de la Queue-Bariolée.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_217">[Pg 217]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="XVII">XVII</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LES SAUVAGES.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Campement de Chug-Creek, dans les prairies<br>
+de Dakota, 16 novembre.
+</p>
+
+<p>Nous sommes de retour vers Chayennes, à mi-chemin
+de cette ville et du fort Laramie.</p>
+
+<p>Nous revenons par une voie différente, et cela
+me remet en mémoire l'adage d'un vieux voyageur,
+qui me disait qu'il ne faut jamais passer deux fois
+par la même route, si l'on veut voir toujours du
+nouveau.</p>
+
+<p>Du nouveau! nous en avons assez vu ces jours-ci,
+et nous en voyons encore à souhait.</p>
+
+<p>J'ai pris Pallardie dans mon fourgon, et il a consenti
+à quitter un instant les trois sachems qu'il
+accompagne pour me donner encore quelques<span class="pagenum" id="Page_218">[Pg 218]</span>
+détails sur les sauvages, les <i>diables rouges</i> des prairies.
+Il aime surtout les Sioux, et parmi eux l'Ours-Agile,
+le plus sage, le plus respecté des grands chefs.
+L'Ours-Agile est l'ami des blancs, et ne manque aucune
+occasion de conseiller à sa bande de vivre en
+paix avec les Visages-Pâles. «Pour un homme qui
+n'a pas reçu d'éducation, il leur fait encore de
+<i>bonnes prêches</i>, m'a dit Pallardie. C'est le plus
+savant des Sioux, et comme il parle bien!»</p>
+
+<p>J'ai continué, avec l'aide de ce brave interprète,
+à remplir mon vocabulaire français-sioux. Comme
+bien vous pensez, il y a nombre de mots qui n'ont
+pas leur équivalent direct dans les langues des
+Indiens; alors ceux-ci usent d'une périphrase. Et
+comme ces mots généralement se rapportent à des
+choses que les sauvages ont de tout temps regardées
+comme merveilleuses, dans le principe surtout,
+où ils ne les avaient jamais vues, par
+exemple l'eau-de-vie, le bateau à vapeur, les armes
+à feu, etc., les Indiens disent respectivement pour
+désigner ces choses: l'eau, le canot, le fer mystérieux.
+Or savez-vous comment les traitants ont
+toujours traduit le mot de mystère? Par celui de
+<i>médecine</i>. Les premiers coureurs des prairies, des
+Français du Canada, avaient imaginé d'appeler
+<i>médecins</i> les sorciers, les devins, les docteurs des
+tribus. Le mot est resté. Il est passé aussi dans<span class="pagenum" id="Page_219">[Pg 219]</span>
+l'anglais, et aujourd'hui, dans les prairies, quand
+on est au milieu des sauvages, on n'entend plus
+parler que de <i>médecins</i> et de <i>médecine</i>. Le Manitou,
+le Grand-Esprit lui-même, est devenu l'<i>Homme de
+médecine</i> par excellence. Le cheval, c'est le chien
+mystérieux, le <i>chien de médecine</i>, pour parler
+comme les traitants. Vous pouvez continuer vous-mêmes
+ces exemples.</p>
+
+<p>Les Indiens, qui ne se doutent pas de la façon
+baroque dont les blancs ont traduit leurs périphrases,
+en ont d'autres fort jolies. C'est ainsi
+qu'ils appellent la lune, le soleil de la nuit; les
+feuilles, les cheveux des arbres; les doigts, les enfants
+de la main, etc.</p>
+
+<p>La façon de compter des sauvages est la plus
+logique qu'il y ait, et elle ferait la joie de nos professeurs
+d'arithmétique. Les Sioux et la plupart
+des Indiens comptent d'abord jusqu'à dix. Onze,
+c'est dix et un; douze, dix et deux, et ainsi de
+suite jusqu'à vingt, qui s'appelle deux-dix. Alors
+on recommence deux-dix et un, deux-dix et
+deux, etc., jusqu'à trois-dix, qui est trente, jusqu'à
+dix-dix, qui est cent. Et cela continue ainsi
+indéfiniment. En une minute, le temps d'écrire les
+dix premiers chiffres, vous recevez votre leçon de
+numération parlée, et tout est dit. Quant à la numération
+écrite, elle n'existe pas. Les barbares<span class="pagenum" id="Page_220">[Pg 220]</span>
+n'écrivent point; tout au plus tracent-ils quelques
+dessins sur des peaux. Ce sont des figures d'hommes,
+d'animaux, quelques grossières représentations
+de batailles. C'est ce que les savants appellent
+l'écriture <i>pictographique</i>. Comme cette écriture a
+toujours un sens, on peut dire que ce sont des
+espèces d'hiéroglyphes; mais n'essayez pas de les
+comparer à ceux des Égyptiens: les caricatures,
+les informes croquis que les plus jeunes collégiens
+tracent sur leurs cahiers, peuvent seuls donner
+une idée de la pictographie des Peaux-Rouges.</p>
+
+<p>Comme tous les peuples primitifs, les Indiens
+comptent leurs mois par lunes. Quant aux années,
+ils s'en inquiètent peu.</p>
+
+<p>Ils donnent aux mois des noms qui sont en rapport
+avec les phénomènes de la végétation ou du
+climat, ou encore avec les divers états du bison,
+avec lequel ils vivent.</p>
+
+<p>Janvier, c'est le mois de la lune froide.</p>
+
+<p>Février, le mois où la femelle du bison est
+grosse.</p>
+
+<p>Mars, le mois où la neige fond et où le gazon
+pousse.</p>
+
+<p>Avril, la lune du gazon vert.</p>
+
+<p>Mai, le mois où la femelle du bison met bas.</p>
+
+<p>Juin, le mois où le petit bison commence à
+courir.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_221">[Pg 221]</span></p>
+
+<p>Juillet, les baies deviennent rouges. (Nous
+dirions, dans nos campagnes, c'est le mois des
+cerises).</p>
+
+<p>Août, c'est le mois des fruits.</p>
+
+<p>Septembre, le bison a toute sa toison.</p>
+
+<p>Octobre, les jeunes bisons (les veaux sauvages)
+sont bons à manger.</p>
+
+<p>Novembre, la toison du bison noircit.</p>
+
+<p>Décembre, c'est le moment de préparer les peaux
+de bison. La lune froide commence.</p>
+
+<p>J'ai écrit, sous la dictée de Pallardie, les noms
+de ces mois; ils varient très-peu suivant les tribus,
+et sont, comme vous voyez, assez longs. Mais
+il n'y a pas ici de calendrier écrit, et l'on n'a
+pas à économiser les mots pour des mois d'ailleurs
+toujours trop courts, comme le sont les mois
+lunaires.</p>
+
+<p>J'ai demandé encore à Pallardie de me donner
+quelques leçons dans la mimique des Indiens.</p>
+
+<p>—Mais c'est la même, à peu près, que celle de
+vos sourds-muets.</p>
+
+<p>—Fort bien. Toutefois, je ne connais pas
+cette dernière, n'étant moi-même ni sourd ni
+muet.</p>
+
+<p>—Eh bien, apprenez que les Indiens en parlant
+font tous des gestes qui accompagnent les paroles,
+et qui se rapportent à l'idée exprimée. Vous<span class="pagenum" id="Page_222">[Pg 222]</span>
+savez que l'Ours-Agile me disait l'autre jour, en
+sortant de la conférence de Laramie, qu'il avait compris
+tout ce qu'avaient dit les Corbeaux, rien qu'aux
+gestes dont ils accompagnaient leurs discours.</p>
+
+<p>—Mais ces gestes, Pallardie, quels sont-ils?</p>
+
+<p>—Ça, ce serait trop long à vous dire.</p>
+
+<p>—Enfin prenez quelques exemples, des plus
+familiers.</p>
+
+<p>—Vous le voulez, soit. Pour désigner les Sioux,
+toutes les tribus font avec la main le signe de couper
+le cou; les Chayennes, le signe de couper plusieurs
+fois le bras. Pour les Arrapahoes, on se
+serre le nez avec les doigts (le pouce et l'index),
+comme si Les Arrapahoes sentaient mauvais. Pour
+les Comanches (dont les Serpents font partie), on
+remue l'index horizontalement en imitant la marche
+du serpent. Pour les Corbeaux, on agite les
+mains en imitant le vol de l'oiseau; et pour les
+Paunies, qui comprennent la bande des Loups, on
+porte ses mains aux oreilles en les arrondissant et
+les dressant comme les oreilles d'un loup. Vous
+comprenez que de la sorte, quand des Indiens se
+rencontrent dans la prairie, ils savent tout de suite
+à qui ils ont affaire et quelle contenance ils doivent
+garder.</p>
+
+<p>—Cela est fort bien imaginé. Y a-t-il encore en
+ce cas quelques autres signes?</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_223">[Pg 223]</span></p>
+
+<p>—Sans doute. Si vous rencontrez, vous, homme
+blanc, des Indiens qui viennent à vous, dans la
+prairie, levez votre main droite, comme si vous
+alliez prêter serment. Les Indiens comprendront
+que vous voulez leur dire de faire halte.</p>
+
+<p>—Et ensuite?</p>
+
+<p>—Ensuite agitez votre main ainsi tendue de
+droite à gauche et de gauche à droite. Cela veut
+dire: Qui êtes-vous? je ne vous connais pas.</p>
+
+<p>—Je comprends. C'est alors que les Indiens me
+feront un des signes que vous m'avez indiqués
+plus haut.</p>
+
+<p>—Si vous n'entendez pas leur réponse, vous
+pouvez lever les deux mains en l'air, en les tenant ensemble
+et les secouant comme quand on se touche
+la main. Cela veut dire: Êtes-vous des amis? Vous
+pouvez aussi lever séparément les deux mains en
+l'air en les fermant et tenant les deux index tendus.
+Ce signe a la même signification. Si les Indiens
+sont amis, ils répondront par les mêmes signes que
+les vôtres.</p>
+
+<p>—Et s'ils sont ennemis?</p>
+
+<p>—Alors ils marcheront droit à vous sans faire
+halte, mettant leur cheval au galop; ou bien,
+tenant leur main fermée, ils l'appuieront sur
+le front en la tournant successivement du côté
+de la paume et du côté du dessus, ce qui veut<span class="pagenum" id="Page_224">[Pg 224]</span>
+dire: Garde à vous, nous sommes ennemis et en
+guerre.</p>
+
+<p>—Merci, Pallardie; je ferai à l'occasion usage
+de ce dictionnaire.</p>
+
+<p>—Nous, les vieux traitants, nous connaissons
+tout ça comme notre <i>Pater</i>, de père en fils; il n'y
+a pas de danger que nous nous trompions.</p>
+
+<p>—Maintenant dites-moi, Pallardie, s'il est vrai
+que les Indiens ont aussi une langue télégraphique.
+On m'a raconté qu'ils allumaient des feux sur les
+montagnes, quand ils voulaient correspondre entre
+eux de loin, comme nos anciens Gaulois.</p>
+
+<p>—Pour les Gaulois, je ne vous dirai pas, je ne
+les ai jamais fréquentés; mais pour les Peaux-Rouges,
+je sais qu'ils ont un télégraphe et qu'ils
+en jouent à l'occasion.</p>
+
+<p>—Et comment en jouent-ils?</p>
+
+<p>—Voici: vous savez que l'air est si pur, si
+transparent dans les prairies, que l'on voit quelquefois
+les objets à cent milles de distance. Sur
+les éminences, les Indiens allument des feux la
+nuit, et se servent de fumées le jour. Le nombre
+et la disposition des feux, des fumées, l'intervalle,
+le temps qu'on laisse entre eux, ont des significations
+connues d'avance. Des ennemis, des étrangers
+ont été vus dans le pays; les bisons sont
+arrivés; ou bien c'est une bande qui revient d'une<span class="pagenum" id="Page_225">[Pg 225]</span>
+guerre ou d'une chasse lointaine et qui annonce
+son retour, etc., etc.</p>
+
+<p>—Donnez-moi un exemple.</p>
+
+<p>—Eh bien, si l'on vient de découvrir l'approche
+de l'ennemi, supposons que ce soit de jour, une
+fumée obtenue deux fois, à quinze minutes d'intervalle,
+indiquera que l'ennemi n'est pas en nombre,
+et trois fois, avec le même intervalle de
+temps, que l'ennemi s'avance en force.</p>
+
+<p>—Et comment obtient-on ces fumées?</p>
+
+<p>—En allumant du bois sec sur lequel on jette
+des rameaux verts de sapins et autres arbres ou
+plantes résineuses.</p>
+
+<p>C'est un peu à votre intention que j'ai fait causer
+Pallardie. J'ai appris du nouveau avec lui,
+vous le voyez et je vous envoie mes notes de
+notre campement, sans tarder, pour ne pas laisser
+perdre mes souvenirs. J'aurais pu vous raconter
+des Peaux-Rouges ce que tant d'autres
+ont dit avant moi, ce que tout le monde sait;
+j'ai mieux aimé laisser parler le vieux traitant,
+le naïf trappeur, et vous écrire en quelque sorte
+sous sa dictée.</p>
+
+<p>Le peu que je sais sur les Peaux-Rouges, c'est
+Pallardie qui me l'a presque tout appris. Lui qui
+a pendant plus de trente ans fréquenté les sauvages,
+les barbares, comme il les nomme encore,<span class="pagenum" id="Page_226">[Pg 226]</span>
+que ne sait-il pas sur eux et que n'a-t-il pas appris
+d'eux? Il a même appris à scalper, il a même
+scalpé sur le vif, et vient de me donner à ce sujet
+une leçon, bien entendu, théorique.</p>
+
+<p>—Comment! Pallardie, vous aussi vous avez
+tonsuré votre prochain?</p>
+
+<p>—Eh! monsieur, il faut bien hurler avec les
+loups! J'étais avec les Sioux, en guerre avec les
+Chayennes, qui nous avaient tout volé. Je me suis
+bien battu. Après le combat, j'ai fait comme les
+autres, j'ai scalpé. Oh! c'est bien simple. Vous
+prenez un bouquet de cheveux au-dessus de la
+tête. Vous tenez bien avec votre couteau, vous
+faites tout le tour du sinciput, comme vous appelez
+ça; vous tirez, et ça vient tout seul. Ce n'est
+pas plus difficile.</p>
+
+<p>—Et pourquoi prend-on le scalp de son
+ennemi?</p>
+
+<p>—C'est leur décoration à eux, aux sauvages.
+Quand on a pris beaucoup de scalps, on a des
+chances pour être nommé chef de sa tribu, comme
+on dirait maire de sa commune. C'est une preuve
+de courage, car il faut avoir tué son ennemi avant
+de le scalper. Dans quelques tribus, on se rase la
+tête, mais on a soin de laisser sur le sommet du
+crâne un bouquet de cheveux, pour le cas échéant
+où l'on tomberait à la guerre. Il ne faut pas là-dessus<span class="pagenum" id="Page_227">[Pg 227]</span>
+<i>flouer</i> son vainqueur: c'est une des lois de
+la chevalerie des sauvages.</p>
+
+<p>C'est ainsi que le Canadien m'a mis au courant
+des mœurs et coutumes des prairies.</p>
+
+<p>Faites de toute cette longue dissertation ce que
+vous voudrez. Pour moi, je borne là les confessions
+de Pallardie. J'en frémis encore: «Ça vient tout
+seul!...»</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_228">[Pg 228]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="XVIII">XVIII</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LA QUESTION INDIENNE.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Chayennes, 18 novembre.
+</p>
+
+<p>Parlons encore des Peaux-Rouges, si vous le
+voulez bien.</p>
+
+<p>Le grand <i>pow-wow</i> du fort Laramie définit d'une
+façon nette et claire leur situation actuelle vis-à-vis
+des blancs. Ceux-ci ont reconnu de tout temps le
+droit de la race indienne à la possession du sol;
+mais de tout temps aussi, pour obéir à cette loi
+fatale qui pousse les colons vers l'Ouest, ils ont dû
+déposséder les Indiens de ces prairies que le sauvage
+aime tant. Sans doute des traités ont consacré,
+légitimé cette dépossession, et le prix de la
+terre a été payé à l'Indien en cadeaux et en argent.<span class="pagenum" id="Page_229">[Pg 229]</span>
+Mais on pourrait dire de quelle façon les agents
+des États-Unis volent ces cadeaux au passage. Au
+besoin il serait facile de citer des noms, et de calculer
+les fortunes que certains agents, confinés dans
+le <i>Far-West</i>, ont faites en très-peu d'années. Et cependant
+ils sont à peine rétribués, puisqu'ils reçoivent
+seulement mille à quinze cents piastres par
+an, soit de cinq à huit mille francs au plus, dans
+ces pays où tout fait défaut, où le vivre est si cher.
+Au lieu de réclamer au gouvernement central une
+paye mieux établie, ils préfèrent voler l'État et
+voler en même temps l'Indien. Quand les cadeaux
+arrivent jusqu'au Peau-Rouge, c'est qu'ils ont été
+la plupart du temps choisis de telle sorte qu'ils
+sont à peu près sans emploi, ou composés de marchandises
+tout à fait avariées. Le Peau-Rouge a-t-il
+raison de se plaindre et souvent de se venger de
+pareilles indignités?</p>
+
+<p>Mais ce n'est là qu'une première cause de lutte
+sourde entre le sauvage indigène et le blanc immigrant.</p>
+
+<p>On dit au Peau-Rouge: «La colonisation nous
+pousse vers l'extrême Ouest, où nous nous avançons
+chaque jour davantage; il nous faut une partie
+de vos terres et vous resterez dans l'autre, dont
+les limites seront rigoureusement tracées. Là vous
+pourrez cultiver le sol.» A quoi le sauvage, vous<span class="pagenum" id="Page_230">[Pg 230]</span>
+l'avez vu, répond avec colère, que les prairies sont
+à lui, qu'il est né pour chasser le buffle, et que le
+travail de la terre qu'on lui conseille n'est point
+son fait. C'est une tradition qui a cours parmi les
+Indiens que leur race disparaîtra le jour où il n'y
+aura plus de buffles. Aussi, quand on veut les confiner
+dans des réserves, en les menaçant de les y
+contraindre par force, quelques-uns répondent-ils:
+«Nous aimons mieux mourir d'une balle que
+de mourir de faim.» Toutefois vous auriez tort de
+croire que tous les Indiens sont aussi rebelles au
+confinement.</p>
+
+<p>L'Ours-Agile, le chef sioux, va cet hiver mener
+la charrue avec ses hommes, et vous avez entendu
+Cheval-Alezan, l'Arrapahoe, demander aux commissaires
+de l'Union, dans son dernier discours, de
+lui bâtir une ferme près de la Plate. Vous savez aussi
+que les cinq grandes nations du Sud ont accepté
+les réserves qu'on leur a récemment indiquées;
+mais en retour vous vous rappelez avec quel dédain
+les Corbeaux ont répondu à la proposition des
+commissaires de se confiner dans une partie de
+leur territoire, et d'y cultiver le sol. La plupart
+des bandes dans lesquelles se subdivise la grande
+nation des Sioux partagent l'horreur des Corbeaux
+pour les travaux paisibles de l'agriculture.
+Les jeunes Peaux-Rouges, les guerriers adolescents,<span class="pagenum" id="Page_231">[Pg 231]</span>
+se font surtout remarquer par cette opposition aux
+vues des blancs.</p>
+
+<p>«Nous voulons bien, disent souvent les vieux
+chefs, les anciens des tribus, dans les conseils
+tenus avec les commissaires de l'Union, nous voulons
+bien aller dans des réserves et vivre en paix
+avec vous; mais nous ne pouvons répondre de nos
+jeunes hommes.»</p>
+
+<p>C'est une singulière race que celle des Peaux-Rouges
+à laquelle la nature a si généreusement
+départi le plus beau sol qui existe au monde,
+sol de riches alluvions, épais et plat, bien arrosé;
+et cependant cette race n'est pas encore
+sortie de l'étape primitive qu'a dû partout parcourir
+l'humanité au début de son évolution,
+celle de peuple chasseur, nomade, celle de l'âge
+de pierre! Les Indiens, si les blancs ne leur
+avaient pas apporté le fer, auraient encore des
+armes de silex, comme l'homme antédiluvien
+qui peuplait l'Europe il y a cent mille ans, et
+s'abritait dans des cavernes. Les Indiens fuient le
+travail, hors la chasse et la guerre; chez eux
+la femme fait toute la besogne. Quel contraste
+avec la race qui les entoure, si travailleuse, si
+occupée, et où l'on a pour la femme un si profond
+respect! Cette race les enserre, les enveloppe
+entièrement aujourd'hui, et c'en est fait des<span class="pagenum" id="Page_232">[Pg 232]</span>
+Peaux-Rouges s'ils ne consentent à rentrer dans
+les réserves.</p>
+
+<p>Et même dans ces réserves, l'industrie et les
+arts naîtront-ils? La race rouge est des plus mal
+douées pour la musique et pour le chant. Chez
+elle, les beaux-arts sont restés dans l'enfance. L'écriture,
+si ce n'est une grossière représentation
+pictographique, est complétement inconnue. On sait
+à peine, avec des perles, tracer quelques dessins
+sur des peaux. Sans doute, ces dessins sont souvent
+heureusement groupés, et les couleurs s'y
+marient dans une certaine harmonie; mais c'est
+tout. L'industrie, à part une rudimentaire préparation
+des viandes, et le tannage des peaux et des
+fourrures, est également nulle. L'Indien est moins
+avancé que le nègre africain, qui sait au moins
+tisser et teindre les étoffes. Les Navajoes du
+Nouveau-Mexique sont les seuls Peaux-Rouges
+qui fabriquent quelques couvertures avec la
+laine.</p>
+
+<p>On peut estimer à cent mille environ les Indiens
+libres des prairies, disséminés entre le Missouri et
+les Montagnes-Rocheuses. Le nombre de tous les
+Indiens de l'Amérique du Nord, de l'Atlantique au
+Pacifique, est estimé à quatre cent mille. Peut-être
+ces nombres sont-ils un peu plus faibles. Les statistiques,
+les renseignements exacts, manquent<span class="pagenum" id="Page_233">[Pg 233]</span>
+complétement. Les Indiens eux-mêmes ne donnent
+jamais que leur nombre de tentes ou loges, mais
+une loge contient un nombre d'individus différent,
+suivant les tribus et parfois dans la même
+tribu: de là l'impossibilité de calculs exacts.</p>
+
+<p>Dans le nord des prairies, se fait surtout remarquer
+la grande nation des Sioux, qui sont au nombre
+de trente-cinq mille. Les Corbeaux, les Gros-Ventres,
+les Pieds-Noirs, etc., qui occupent surtout
+les territoires d'Idaho et de Montana, offrent ensemble
+un chiffre de population inférieur à celui
+des Sioux, peut-être vingt mille. Dans le Centre et
+le Sud, les Paunies, les Arrapahoes, les Chayennes,
+les Yutes, les Kayoways, les Comanches, les Apaches,
+etc., dépassent tous ensemble le chiffre de
+quarante mille. Les territoires de Nebraska, Kansas,
+Colorado, Texas, Nouveau-Mexique, sont ceux
+que ces bandes parcourent. Les Paunies sont cantonnés
+dans le Nebraska, au voisinage du chemin
+de fer du Pacifique, et les Yutes dans les parcs du
+Colorado. Toutes ces races ont entre elles des caractères
+communs, elles sont nomades, c'est-à-dire
+qu'elles n'occupent aucune place fixe, vivent de
+pêche, surtout de chasse, et suivent le buffle dans
+toutes ses migrations.</p>
+
+<p>Un régime absolument démocratique, et une
+sorte de communauté règlent toutes les relations<span class="pagenum" id="Page_234">[Pg 234]</span>
+des membres d'une même tribu vis-à-vis les uns
+des autres. Les chefs sont nommés à l'élection, et
+pour un temps. Ils sont cependant quelquefois héréditaires.
+Le plus courageux, celui qui a pris le
+plus de scalps à la guerre, ou qui a tué le plus de
+buffles, celui qui a fait quelque action d'éclat, celui
+qui parle avec une grande éloquence, tous ceux-là
+ont des droits pour être chefs. Tant qu'un chef se
+conduit bien, il reste en place; pour peu qu'il démérite,
+un autre chef est nommé. Les chefs mènent
+les bandes à la guerre, et sont consultés dans les
+occasions difficiles; les vieillards le sont également.
+Les lieutenants des chefs, les <i>braves</i>, commandent
+en second à la guerre. Il n'y a aucun juge
+dans les tribus; chacun se fait justice à lui-même
+et applique la loi à sa guise.</p>
+
+<p>Toutes les tribus chassent et font la guerre de
+même façon, à cheval, avec la lance, l'arc et les
+flèches, à défaut de revolvers et de carabines. Pour
+se défendre des coups de l'ennemi, elles ont le
+bouclier. Elles vivent uniquement de buffle et se
+recouvrent de la peau de l'animal, qu'elles tannent
+avec la cervelle.</p>
+
+<p>Elles scalpent leur ennemi mort et se parent de
+sa chevelure. Elles pillent et dévastent ses propriétés,
+elles emmènent captifs les femmes et les
+enfants, et souvent elles soumettent à d'affreuses<span class="pagenum" id="Page_235">[Pg 235]</span>
+tortures, avant de le faire mourir, le vaincu qui
+tombe vivant entre leurs mains.</p>
+
+<p>Les <i>squaws</i>, auxquelles on abandonne le prisonnier,
+se montrent vis-à-vis de lui d'une cruauté
+révoltante. Je vous ai dit qu'elles arrachent les
+yeux, la langue, les ongles au patient; lui brûlent,
+lui coupent un jour une main, l'autre jour un pied.
+Quand on a bien tourmenté le captif, on allume un
+feu de charbon sur son ventre, et l'on danse en
+rond en hurlant. Presque tous les Peaux-Rouges
+commettent froidement ces atrocités envers les
+blancs, dès qu'ils sont en lutte avec eux.</p>
+
+<p>Les tribus se font souvent la guerre sous le
+moindre prétexte, pour un troupeau de buffles
+qu'elles poursuivent, pour une prairie où elles
+veulent camper seules. Elles n'ont aucune place
+réservée, c'est vrai, mais quelquefois elles veulent
+en garder une à l'exclusion de tout autre occupant.
+Enfin, il n'est pas rare que la même tribu se débande
+en deux clans ennemis. Il y a quelques
+années, les Ogalalas, pris de whisky, se sont battus
+entre eux à coups de fusil, et, depuis lors, se sont
+séparés en deux bandes, dont celle des Vilaines-Faces
+est commandée par la Nuée-Rouge, et l'autre
+par Grosse-Bouche et Tueur-de-Paunies.</p>
+
+<p>Les langues de toutes ces tribus sont différentes;
+mais peut-être qu'un linguiste exercé y reconnaîtrait<span class="pagenum" id="Page_236">[Pg 236]</span>
+des racines communes, comme on en a trouvé
+de nos jours entre les langues européennes et celles
+de l'Inde. Ces langues obéissent toutes au même
+mécanisme grammatical: elles sont <i>agglutinatives</i>
+ou <i>polysynthétiques</i>, et non <i>analytiques</i> ou à <i>flexion</i>
+(veuillez m'excuser d'employer ces termes, que je
+souligne), c'est-à-dire, par exemple, que les mots
+peuvent s'y combiner entre eux pour former un
+seul mot exprimant une idée complète dont participe
+chacun des mots composants; mais, que les
+circonstances de relation, de genre, de nombre,
+ne sont indiquées par aucune modification, notamment
+sur le substantif. Ces langues n'ont ou ne
+paraissent avoir aucune affinité dans les différents
+termes de leur vocabulaire; celui-ci, du reste, est
+souvent très-restreint.</p>
+
+<p>Pour se comprendre entre elles, les tribus ont
+adopté, d'un commun accord, le langage par signes
+et gestes, dont je vous ai déjà parlé. Par ce moyen
+tous les Indiens s'entendent, et un Yute, par exemple,
+peut causer sans peine pendant plusieurs heures
+avec un Arrapahoe, celui-ci avec un Sioux, etc.</p>
+
+<p>Outre ce langage par signes, les Indiens ont encore
+une langue télégraphique à eux, que vous
+connaissez également.</p>
+
+<p>D'autres usages sont communs à tous les Peaux-Rouges.
+Ils pratiquent la polygamie et battent volontiers<span class="pagenum" id="Page_237">[Pg 237]</span>
+leurs femmes, et cependant ils ont tous le
+plus grand amour pour leurs enfants. Un jour, un
+mineur de Colorado demandait à un Yute de lui
+vendre sa fille, une jeune enfant à l'œil vif, et
+pleine d'intelligence, qui parlait très-bien l'espagnol.</p>
+
+<p>—Est-ce que l'on vend ses enfants chez toi?
+répondit le Yute avec orgueil.</p>
+
+<p>—Non, dit le blanc, quelque peu surpris.</p>
+
+<p>—Eh bien, chez moi non plus; garde ton argent.</p>
+
+<p>Un certain esprit chevaleresque est, comme l'amour
+des enfants, un des traits distinctifs du
+Peau-Rouge. Non pas que le sauvage soit rigide
+observateur de sa parole, et ne vous vole pas, ne
+vous tue pas au besoin pour s'emparer de ce que
+vous avez. Mais l'Indien fait preuve d'un grand
+courage à la guerre, il aime le combat, il n'a besoin
+d'y être excité ni par l'odeur de la poudre, ni
+par la musique, ni par les liqueurs fortes. Partout
+il brave le danger. En outre, les intérêts matériels
+ne le préoccupent jamais, il n'a du tien et du mien
+aucun souci, et vous avez vu le peu de cas qu'il
+fait de l'or, dont il n'a, il est vrai, nul besoin.</p>
+
+<p>Oublierai-je, parmi les traits communs à tous
+les Indiens, cette pratique continuelle de l'art oratoire,
+qui en fait de si remarquables et de si éloquents<span class="pagenum" id="Page_238">[Pg 238]</span>
+improvisateurs? Oublierai-je encore cette
+haine invétérée pour le blanc, qui caractérise la
+race rouge, au point que cette haine est partagée
+par les femmes mêmes, dans toutes les occasions.
+Les premières tribus que les blancs rencontrèrent
+le long de l'Atlantique ne durent guère les aimer
+davantage, et vous allez en juger par le fait suivant:
+Je rencontrai un jour à New-York une princesse delaware,
+mi-partie vêtue à l'européenne, mi-partie à
+l'indienne, ce qui ne lui allait point mal. Ses traits
+étaient indiens, mais elle parlait si bien l'anglais,
+que je me permis de lui demander si elle était de
+sang mêlé. Elle me regarda avec fierté: «Je suis
+Delaware, dit-elle, et je m'en fais gloire. Pas une
+goutte de sang étranger ne s'est mêlée au sang des
+miens. Les blancs ont pris mes terres et ne m'ont
+pas payé pour cela le centième de leur valeur. Je
+hais les blancs qui m'ont volé mon pays.» Et, découvrant
+son shall qui cachait un corset de fourrures,
+sur lequel était brodé un loup: «Le loup,
+c'est l'emblème des Delawares, dit-elle, et je ne
+l'oublierai jamais. Le Grand-Esprit nous a punis
+en amenant les blancs chez nous; mais moi, je ne
+perdrai point le souvenir de mon pays et de mes
+aïeux.»</p>
+
+<p>Tous les Peaux-Rouges croient à un être supérieur,
+le Manitou ou le Grand-Esprit, qui a fait et<span class="pagenum" id="Page_239">[Pg 239]</span>
+commande toutes choses. Ils croient aussi à l'immortalité
+de l'âme, à la récompense des bons et
+à la punition des méchants après cette vie. «Là-bas,
+vers le soleil levant, s'étendent les prairies
+heureuses, me disait l'autre jour un Sioux. Le chemin
+qui y mène est long et difficile. Quand on a
+été juste et bon dans cette vie, c'est ce chemin
+qu'on prend. Les mauvais en prennent un autre.
+Le point de départ est le même, mais les deux chemins
+vont de plus en plus en s'écartant.»</p>
+
+<p>Suivant la théogonie indienne, fort embrouillée
+comme vous le pensez, le Grand-Esprit se manifeste
+de diverses manières et peut se dédoubler. Il y a
+même plusieurs esprits différents, celui du Tonnerre,
+du Vent, etc.; enfin, quelques bêtes elles-mêmes,
+comme le buffle tant aimé, servent de
+résidence à des esprits, et ont une âme comme les
+hommes.</p>
+
+<p>Les légendes, les traditions que les Peaux-Rouges
+ont conservées sur leur venue ou leur apparition
+en Amérique ne sont guère plus précises que celles
+de leur théogonie. Ils disent qu'ils sont venus du
+Nord ou de l'Ouest, par mer, mais souvent ils ne
+le disent pas d'eux-mêmes, on le leur fait dire.
+Vous savez que les linguistes et les anthropologistes,
+guidés, ceux-ci, par quelques caractères du crâne,
+et ceux-là, par quelques termes des langues des<span class="pagenum" id="Page_240">[Pg 240]</span>
+Peaux-Rouges, rattachent volontiers les races de
+l'Amérique du Nord à celles de l'Asie. Quelques-uns
+même, qui ne jurent que par la Bible, livre que
+l'on devrait tenir fermé en pareille circonstance,
+prétendent que les Peaux-Rouges descendent directement
+des Juifs et croient le prouver. Les Juifs,
+dans un de leurs exodes, auraient parcouru toute
+l'Asie centrale, et franchi le détroit de Behring.</p>
+
+<p>Tandis que certains ethnologistes rattachent les
+Peaux-Rouges aux races asiatiques, d'autres les
+ramènent, au moins pour quelques tribus, aux
+races européennes. Cette fois les Peaux-Rouges seraient
+venus de l'Est, et toujours par mer. D'aucuns
+prétendent ainsi que les Mandanes, dont on
+suit les traces depuis l'embouchure du Mississipi
+jusqu'à un point du haut Missouri où commence
+leur extinction, ne sont que des Gallois dégénérés.
+Ceux-ci auraient émigré du pays de Galles au huitième
+siècle de notre ère; d'autres disent quelques
+siècles plus tard, sous la conduite de Madoc, un
+de leurs chefs. Quelques racines communes aux
+langues mandane et galloise suffisent-elles pour
+avancer ce fait? Je ne m'arrête pas au voyage par
+mer. Il est prouvé, non-seulement par des chants
+et des légendes, mais encore par des inscriptions
+authentiques, que les Scandinaves ont découvert
+l'Amérique du Nord au neuvième ou au dixième<span class="pagenum" id="Page_241">[Pg 241]</span>
+siècle de notre ère: un siècle ici ne fait rien à
+l'affaire.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit de tous ces desiderata, que
+ni la linguistique ni l'ethnologie ou l'anthropologie
+n'ont encore suffisamment débrouillés, il est
+certain que tous les Peaux-Rouges ont entre eux
+des caractères communs, même dans le type. On ne
+saurait oublier toutefois qu'il y a sur nombre de
+points des différences fort notables. Ainsi l'Indien
+des prairies est certainement plus guerroyeur que
+l'Indien de Californie, et le type de l'Arrapahoe
+n'est pas le même que celui du Sioux ou du Corbeau.
+En outre, tous les Indiens ne bâtissent pas
+de même façon leur hutte, et la forme de celle-ci
+sert souvent à faire reconnaître une tribu.</p>
+
+<p>Je vous ai dit que les traditions des Peaux-Rouges,
+relativement à leur venue en Amérique,
+s'étaient effacées, et qu'ils ne disaient souvent là-dessus
+que ce que les savants leur faisaient dire. En
+voici une preuve des plus convaincantes: Il y a quelques
+jours, tandis que notre caravane était campée à
+Lone-Tree-Creek, sur la route de Laramie, qu'on
+avait allumé les feux, et que, sous la voûte étoilée
+du ciel, on laissait aller librement la causerie du
+bivouac, je surpris le commissaire Taylor en conférence
+avec l'Ours-Agile. Ce chef est certainement
+un des Indiens les plus intelligents des prairies;<span class="pagenum" id="Page_242">[Pg 242]</span>
+en outre il est bon, humain, et un jour que sa
+tribu était en guerre avec les blancs, il a porté
+lui-même sur ses épaules, jusqu'au fort Laramie,
+un soldat blessé, et lui a sauvé la vie. Ce trait de
+générosité, qui eût ému les moralistes de la Grèce
+et de Rome, mérite d'être rappelé, et complète le
+portrait de l'Ours-Agile. C'est cet homme, le premier
+à tous égards d'entre les Sioux, dont j'ai
+cherché à sonder les opinions sur les origines de
+sa tribu. Je pris part à la causerie du président
+Taylor, et je demandai à l'interprète Pallardie d'interroger
+l'Ours-Agile sur ce que je désirais connaître.
+L'Ours répondit qu'il ne savait rien sur les
+commencements des Sioux, et que ses anciens ne
+lui avaient rien appris, ni rien transmis à ce sujet.
+La même réponse m'a été faite par d'autres chefs
+de tribus, et tous les traitants et les trappeurs,—dont,
+il est vrai, il ne faut citer ici l'opinion
+que sous toutes réserves, car les traitants s'inquiètent
+peu des origines des tribus,—m'ont
+avancé que les Indiens n'avaient conservé aucune
+légende, aucune tradition sur leur histoire primitive.</p>
+
+<p>Il faut aborder avec non moins de défiance l'étude
+des prétendues cosmogonies des Peaux-Rouges,
+et tout ce qu'on a avancé sur leur croyance à
+un déluge universel. Tout au plus quelques tribus<span class="pagenum" id="Page_243">[Pg 243]</span>
+ont-elles conservé quelques vagues légendes se
+rapportant à des déluges partiels, du genre de ceux
+qu'avait consacrés la mythologie grecque. Ici encore
+les auteurs ne semblent avoir écrit le plus
+souvent que sur des données empruntées à leur
+seule imagination. En voulez-vous un exemple
+entre mille? Le commissaire Taylor, en sa qualité
+de méthodiste, ne perd aucune occasion de catéchiser
+les Indiens, de leur parler de la création
+du monde, de la chute d'Adam, de la rédemption
+de l'homme par le Christ, et de tant d'autres mystères
+que la Bible et l'Évangile enseignent, mais
+auxquels les Indiens ne comprennent goutte. L'autre
+jour, le révérend, parlant de la création du
+monde, disait aux Sioux que ce grand fait eut lieu
+il y a six mille ans. L'Ours-Agile, le plus savant
+parmi les Sioux, se recueille un moment et répond
+du ton le plus innocent du monde: «D'après mes
+calculs, il y a six mille quatre-vingt-dix ans.» Cet
+homme évidemment voulait rire. Comment, lui
+qui ne comptait que par lunes, avait-il fait ses calculs,
+et que signifiaient les quatre-vingt-dix ans
+ajoutés aux six mille du révérend? Si un savant
+de cabinet eût par hasard passé par là, il eût certainement
+enregistré le fait sur ses tablettes, et
+écrit à quelque académie que la chronologie des
+Sioux n'était pas sans présenter une remarquable<span class="pagenum" id="Page_244">[Pg 244]</span>
+analogie avec celle de la Bible. Vous devinez les
+conséquences.</p>
+
+<p>C'est à peu près de telle sorte que l'histoire des
+Indiens des prairies a été jusqu'ici présentée. Et
+cependant on ne connaît pas, ou l'on connaît très-mal
+leurs langues; il est presque impossible d'en
+écrire la plupart avec nos caractères et les sons
+auxquels nous sommes habitués.</p>
+
+<p>Il n'y a souvent pour la même langue qu'un seul
+interprète, parfois assez mauvais, et comprenant
+seulement la langue qu'il traduit, ne la parlant pas.
+Beaucoup, à plus forte raison, ne savent pas écrire la
+langue qu'ils interprètent. Ni le docteur Matthews,
+ni John Richard ou Pierre Chêne, n'ont pu m'écrire
+en caractères anglais les noms des chefs des Corbeaux.
+Que serait-ce s'il se fût agi d'Arrapahoes ou
+d'Apaches, dont la langue, déjà si gutturale, ne
+s'accentue que du bout des lèvres? En tout cela,
+bien entendu, je ne parle que des tribus des prairies,
+et non de celles qui vivaient jadis sur les versants
+des montagnes qui regardent l'Atlantique, ou
+le long du Mississipi. Vous savez que la plupart de
+ces dernières tribus sont éteintes, les Algonquins,
+les Hurons, les Iroquois, les Natchez, les Mohicans,
+et que la France, il faut bien le reconnaître, a contribué
+pour une large part à cette disparition. Le
+restant de ces tribus, que j'appellerai Atlantiques,<span class="pagenum" id="Page_245">[Pg 245]</span>
+les Delawares, les Cherokees, les Seminoles, les
+Osages, les Creeks, les Chactas, est aujourd'hui
+cantonné dans des réserves, notamment dans l'<i>Indian
+Territory</i>, où les Peaux-Rouges perdent peu à
+peu leurs caractères distinctifs<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>. Mais sur toutes
+ces tribus on a des histoires, des documents authentiques,<span class="pagenum" id="Page_246">[Pg 246]</span>
+tandis que l'on ne sait encore que fort
+peu de chose sur celles des prairies. La plupart des
+légendes et des traditions qu'on leur prête ont été
+inventées par les voyageurs.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9" class="label">[9]</a> Repoussées de la Floride, des Carolines, de l'Alabama, de la
+Géorgie et d'autres États voisins de l'Atlantique et du Mississipi,
+ces tribus ont fini par accepter d'être confinées dans ces limites.
+Elles y pratiquent aujourd'hui l'agriculture, tandis que les tribus
+errantes, restées dans leur état primitif, n'exercent encore que la
+chasse; elles ont des maîtres d'école, des prêtres, des médecins,
+des meuniers et des forgerons, envoyés d'abord par les États-Unis,
+et habitent des maisons couvertes, tandis que les tribus nomades
+manquent de tout et campent çà et là sous la hutte. Les Cherokees,
+les Creeks, ont même une Chambre haute et une Chambre basse
+(la Chambre des Rois et la Chambre des Guerriers chez les Creeks).
+Ils ont aussi des journaux et des livres écrits dans leur langue
+et avec des caractères particuliers, au moins pour les Cherokees.
+C'est ainsi que la vie stable arrive peu à peu à civiliser le Peau-Rouge,
+si bien que, dans une seconde génération, on ne désespère
+pas de faire un État de ce qui n'est encore que le Territoire
+indien. Ce jour-là, le drapeau constellé de l'Union, qui compte
+déjà tant d'étoiles, comptera une étoile de plus, et assurément
+l'une de celles qui feront le plus d'honneur aux politiques américains.
+Parmi les Peaux-Rouges du Territoire indien, beaucoup
+aujourd'hui savent lire et écrire; quelques-uns ont reçu une
+éducation complète à Saint-Louis, à New-York, et sont, pour
+employer le terme consacré, de véritables <i>gentlemen</i>. Plusieurs
+sont en outre de riches propriétaires fonciers, et possèdent un
+nombre d'hectares cultivés ou de têtes de bétail qui feraient envie
+à la plupart de nos agriculteurs. Avant la guerre de sécession,
+les Cherokees avaient aussi des esclaves noirs, comme les blancs.
+Ce trait indique encore mieux que tout autre l'état de civilisation
+auquel sont arrivés les Peaux-Rouges du Territoire indien.</p>
+
+<p>Les divers délégués de ce territoire, qu'on rencontre chaque
+hiver à Washington, et les principaux chefs qui commandent les
+<i>nations</i> cantonnées parlent et écrivent très-couramment l'anglais,
+et ont tous d'excellentes manières.</p>
+
+</div>
+
+<p>Vous avez vu que c'était vers un nouveau territoire,
+analogue au précédent et limitrophe de celui-ci,
+que les commissaires de l'Union ont récemment
+refoulé les cinq grandes nations du Sud. C'est le
+même genre de réserve qu'elles indiqueront dans
+le nord du Dakota aux Corbeaux et aux Sioux, si
+elles les trouvent bien disposés, comme il est probable,
+au mois de juin de cette année.</p>
+
+<p>Et après, allez-vous me dire, qu'arrivera-t-il des
+Indiens? Car c'est la question que chacun adresse,
+quand il entend parler des Peaux-Rouges. Si les
+Indiens des prairies vont dans les réserves, il leur
+arrivera ce qui est arrivé à ceux des bords atlantiques:
+ils perdront peu à peu leurs coutumes,
+leurs mœurs sauvages, se plieront insensiblement
+à la vie sédentaire agricole, et peu à peu, dernière
+phase dont il reste à voir le premier exemple, leur
+pays passera du rang de territoire à celui d'État.
+Arrivé à ce dernier degré, l'Indien sera tout à fait
+fondu avec le blanc; il ne s'en distinguera pas
+plus peut-être, après quelques générations, que le
+Franc chez nous ne se distingue du Gaulois, et le
+Normand du Saxon, en Angleterre.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_247">[Pg 247]</span></p>
+
+<p>Mais si l'Indien ne se soumet pas, s'il ne consent
+pas à être cantonné dans des réserves? Alors,
+c'est une guerre à mort, entre deux races de couleur
+et de mœurs différentes, une guerre impitoyable
+comme on en a vu malheureusement tant
+d'exemples sur le sol même de l'Amérique. Où
+sont maintenant les Hurons, les Iroquois, les Natchez,
+qui ont étonné nos pères? Les Algonquins
+qui ne connaissaient pas les limites de leur empire,
+où et combien sont-ils aujourd'hui? Tous ont
+peu à peu disparu par les maladies, par la guerre.
+La guerre qui se livrera cette fois sera courte, et
+ce sera la dernière, car l'Indien y succombera fatalement.
+Il n'a pour lui ni la science ni le nombre.
+Sans doute, par ses embûches, par sa fuite, par
+ses attaques isolées, et tout à fait imprévues, il
+déroute la guerre savante, et les plus habiles stratégistes
+des États-Unis, le général Sherman en
+tête, ont été battus par les Indiens; ceux-ci s'en
+sont fait assez de gloire auprès des blancs. Mais
+cette fois ce sera une guerre de volontaires et non
+plus de réguliers. Les pionniers des territoires
+s'armeront, et si l'Indien demande dent pour dent,
+œil pour œil, les blancs à leur tour lui imposeront
+l'inflexible loi du talion. Les tribus sont des clans,
+et comme chez les Sardes ou les Corses, et autrefois
+chez les Écossais, on se venge sur un individu<span class="pagenum" id="Page_248">[Pg 248]</span>
+quelconque d'un clan de l'insulte faite à un membre
+d'un autre clan. C'est pour cela que l'Indien
+attaque un blanc, quel qu'il soit, quand il a à se
+plaindre des blancs. De même feront les volontaires.
+Comme naguère à Sand-Creek, dans le Colorado,
+ils poursuivront, ils traqueront l'Indien, ils
+feront la chasse au Peau-Rouge, et celui-ci sera
+anéanti par le nombre, si auparavant il ne s'est
+pas soumis.</p>
+
+<p>Telle se présente la question. On peut dire,
+quelle qu'en soit l'issue, qu'elle est arrivée à sa
+dernière phase, et que, historiquement parlant,
+l'Indien a cessé de vivre. Ce que la petite vérole et
+d'autres maladies, ce que le <i>whisky</i>, l'<i>eau de feu</i>,
+je ne parle pas des barbaries des blancs, ont mis
+deux siècles à faire, c'est-à-dire diminuer de moitié
+le chiffre de la population indienne, qui est
+passé d'un million à moins de cinq cent mille âmes
+du dix-septième au dix-neuvième siècle, la civilisation,
+la colonisation va le faire en quelques années.
+Avant une génération il n'y aura plus d'Indiens.
+Le buffle disparaît et l'Indien avec lui,
+l'homme primitif avec l'animal primitif<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10" class="label">[10]</a> Le bison représente, dans l'Amérique du Nord, l'urus ou
+l'aurochs qui vivait jadis en Europe, comme l'Indien représente,
+pour la première de ces contrées, nos ancêtres de l'âge de pierre
+et des cavernes.</p>
+
+</div>
+
+<p>Le chemin de fer du Pacifique s'avance victorieux<span class="pagenum" id="Page_249">[Pg 249]</span>
+à travers les prairies. Dans deux ans il joindra
+les deux mers; dans deux ans tous les États,
+tous les territoires du Grand-Ouest seront entièrement
+colonisés. Les scènes que les voyageurs et
+les romanciers auront décrites n'existeront plus
+que dans les livres. L'Indien lui-même se sera
+fondu avec le blanc, ou aura été détruit.</p>
+
+<p>Curieuse destinée que celle de cet enfant des
+prairies qui, n'ayant pas voulu se plier à la loi imposée
+à tous par la nature, celle du travail, surtout
+du travail du sol, aura disparu sans laisser de
+trace dans l'histoire de l'humanité; curieuse destinée
+que celle de ce barbare qui aura été anéanti
+par l'homme civilisé, alors que dans tant d'autres
+pays c'est l'homme civilisé qui a été anéanti, ou,
+si on veut, absorbé par le barbare!</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_250">[Pg 250]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="XIX">XIX</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">L'ÉMANCIPATION DES FEMMES.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Pittsburg, <i>alias</i> Fort-Duquesne (État de Pensylvanie),<br>
+24 novembre.
+</p>
+
+<p>Je vous écris de l'État de Pensylvanie, et non de
+chez les Mormons. Les ouragans que nous avons
+essuyés dans les Montagnes-Rocheuses m'ont donné
+à réfléchir. Je sais combien sont rudes les hivers
+de l'Utah et de la Nevada.</p>
+
+<p>J'aurais trouvé sous la neige et les Mormons et
+les mines d'argent, et j'aurais presque perdu mon
+temps à continuer ma route vers la Californie, où
+m'attendaient à leur tour les grandes pluies de
+l'hiver. Notez qu'à Chayennes, le colonel Heine,
+resté mon seul compagnon, m'a annoncé que pour<span class="pagenum" id="Page_251">[Pg 251]</span>
+sa part il n'allait pas plus loin, et retournait décidément
+vers l'Est.</p>
+
+<p>J'ai pris conseil un moment de moi-même, et
+j'ai fait comme lui, en présence des raisons que je
+viens de vous donner. Il ne faut pas vouloir tout
+accomplir en une fois. Nous retournerons l'été
+prochain pour rendre visite aux <i>Saints du dernier
+jour</i>, et aux mineurs de Nevada et de Californie.
+De San Francisco, nous aurons vue sur l'extrême
+Orient, et nous pourrons revenir, lors de cette seconde
+tournée, voire même dans une troisième,
+par le Japon, la Chine, l'Inde, l'Arabie, l'Égypte.
+Il n'y aura pas grand mérite à cela. Il est plus
+facile de faire aujourd'hui le tour du monde
+que le tour de son parc. C'est la vapeur qui a
+tué la poésie et le danger des voyages, et je comprends
+que les poëtes en veuillent tant à l'industrie.</p>
+
+<p>Nous nous contenterons donc, pour ce premier
+voyage, d'avoir parcouru, sur toute la longueur
+construite de 825 kilomètres, le grand chemin de
+fer du Pacifique; d'avoir visité le jeune territoire
+de Colorado et exploré les mines d'or et d'argent
+des Montagnes-Rocheuses, enfin, d'avoir traversé
+les immenses prairies du Dakota et fait connaissance
+avec les Peaux-Rouges. C'est déjà suffisant
+pour un voyage de moins de trois mois, et l'excursion<span class="pagenum" id="Page_252">[Pg 252]</span>
+des Montagnes-Rocheuses, à 2,500 lieues
+de Paris, vaut bien autant qu'un voyage en Suisse.</p>
+
+<p>Ainsi, me voilà revenu vers des États tout à fait
+civilisés.</p>
+
+<p>Pittsburg, que les Français ont fondé, au siècle
+dernier, sous le nom de Fort-Duquesne, et que les
+Anglais nous prirent, est le pays du fer et du
+charbon.</p>
+
+<p>Les faubourgs de cette ville industrielle portent
+les noms de Manchester et de Birmingham, et n'ont
+rien à envier à ces deux villes anglaises pour la
+fumée et le brouillard. Mais je ne vous adresse pas
+ces lettres pour vous décrire l'industrie américaine;
+je préfère vous dire encore un mot de cette
+jeune société si virile, si audacieuse, au milieu de
+laquelle je vis depuis deux mois.</p>
+
+<p>J'ai rencontré à Chayennes un curieux <i>yankee</i>.
+C'est le grand agitateur, M. George Francis Train,
+orateur populaire et fénian, financier et voyageur<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>.
+Il est mêlé aux opérations du chemin de
+fer du Pacifique.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11" class="label">[11]</a> Le même dont l'arrestation en Irlande, au mois de janvier 1868,
+allait causer tant de bruit.</p>
+
+</div>
+
+<p>Nous sommes allés ensemble de Chayennes à
+Omaha et à Chicago. A Omaha, descendant de wagon,
+longtemps avant que le train n'eût <i>stoppé</i>, l'infatigable
+excursionniste a couru à l'<i>office</i> des<span class="pagenum" id="Page_253">[Pg 253]</span>
+journaux, puis est revenu à l'hôtel. Ses affiches
+étaient faites, sa conférence partout annoncée, que
+nous arrivions à peine.</p>
+
+<p>A déjeuner, je le rencontrai en compagnie de
+plusieurs dames, dont l'une, déjà âgée, les cheveux
+tout blancs, avait les traits d'une rare distinction.
+M. Train me présenta à elle: «Madame Élisabeth
+Cady Stanton,» me dit-il.</p>
+
+<p>Je m'inclinai. Je connaissais déjà de nom madame
+Stanton comme l'une des grandes promotrices
+de l'émancipation des femmes aux États-Unis,
+et j'étais heureux de connaître aussi sa personne.</p>
+
+<p>Quand je dis émancipation des femmes, vous
+devinez que je prends le mot dans le sens le plus
+moral, le plus élevé. Madame Stanton demande que
+les femmes jouissent des mêmes droits que les
+hommes, et elle a fondé une association pour arriver
+à ce but: l'<i>Equal Rights Association</i>, dont il a
+été tant parlé.</p>
+
+<p>Madame Stanton n'a rien négligé pour parvenir
+à ses fins; son temps, sa fortune, elle a tout donné,
+et elle soutient aujourd'hui de ses deniers, de ses
+fatigues, toutes les démarches, toutes les publications,
+toutes les mesures de la grande association.</p>
+
+<p>Elle parle même de fonder à New-York un journal<span class="pagenum" id="Page_254">[Pg 254]</span>
+qui sera destiné à la défense de la sainte cause,
+j'entends l'émancipation des femmes<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a>.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12" class="label">[12]</a> Elle a mis depuis son projet à exécution, en fondant une
+feuille hebdomadaire qu'elle a bravement intitulée <i>la Révolution</i>.</p>
+
+</div>
+
+<p>Madame Stanton, quand j'ai eu l'honneur de la
+rencontrer à Omaha, revenait d'une longue campagne
+dans le Kansas avec sa digne et infatigable
+lieutenante, miss Susann Anthony, qui est en
+même temps son secrétaire. Dans le Kansas, elles
+avaient converti bon nombre de dames à la théorie
+nouvelle, et pas mal de messieurs. Entre ces derniers,
+madame Stanton m'a cité avec plaisir le
+nom du gouverneur actuel du Kansas.</p>
+
+<p>M. Francis Train s'est, depuis quelque temps,
+fait l'avocat de la cause féminine. C'est un des
+grands conférenciers des États-Unis, et il revenait,
+quand je l'ai rencontré à Chayennes, d'une tournée
+dans le Colorado et les Montagnes-Rocheuses, où
+il avait à la fois fait des conférences, improvisé des
+vers en public, décrété un grand hôtel à Chayennes,
+un embranchement de chemin de fer vers
+Denver, et chassé le buffle avec sa jeune fille, qui
+avait, pour sa part, tué quelques-uns de ces sauvages
+animaux. C'est ainsi que les choses se passent
+en Amérique, et l'on ne s'en trouve pas plus
+mal.</p>
+
+<p>L'association pour l'égalité des droits ne pouvait<span class="pagenum" id="Page_255">[Pg 255]</span>
+laisser aller M. Train, l'homme le plus rapide, le
+plus prompt des États-Unis, <i>the fastest man in
+America</i>, comme on le nomme, sans s'assurer cette
+puissante recrue. Le grand agitateur a consenti
+bien vite à ajouter cette nouvelle corde à son arc,
+et bientôt on ne l'a plus appelé que l'<i>Avocat des
+femmes</i>. Tous ses autres surnoms, même celui de
+<i>l'Homme du peuple</i>, <i>the people's man</i>, ont pâli devant
+celui-là.</p>
+
+<p>«Voulez-vous parler à Omaha le 19 novembre,
+à Des-Moines le 21, à Chicago le 22, à Milwaukee
+le 23, à Saint-Louis le 26, à Louisville le 27, à
+Cincinnati le 28, à Cleveland le 29, à Buffalo le 30,
+à Rochester le 2 décembre, à Syracuse le 3, à Albany
+le 4, à Springfield le 6, à Worcester le 7, à
+Boston le 9, à Hartford le 10, à Philadelphie le 12,
+à New-York le 14? Dites oui, et les femmes seront
+avec vous! Vive le droit!»</p>
+
+<p>Telle était la dépêche que lui avaient envoyée,
+ces jours passés, les principaux membres féminins
+de l'Association pour l'égalité des droits,
+qui avaient signé: Mesdames ou mesdemoiselles
+Stenny, W. A. Starret, A. Robinson, Sarah
+Brown, Lucy Stone, Olympia Brown, E. C. Stanton,
+S. Anthony.</p>
+
+<p>A quoi G.-F. Train avait immédiatement riposté
+par ce télégramme:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_256">[Pg 256]</span></p>
+
+<p>«Aux dames composant le comité pour le vote
+des femmes:</p>
+
+<p>«Oui! et que Dieu protége le droit, et qu'il ait
+pitié de l'âme de ceux qui refusent de donner leur
+vote aux femmes.</p>
+
+<p>
+«Signé: <span class="smcap">G.-F. Train</span>.»<br>
+</p>
+
+<p>Après tout, de quoi s'agissait-il pour cet intrépide
+combattant? De faire dix-huit conférences en
+25 jours, et je ne sais combien de centaines de
+milles sur les railroads américains; de parcourir
+un pays vaste comme la moitié de l'Europe et de
+s'arrêter et parler dans dix-huit grandes villes. Ne
+dort-on pas la nuit en chemin de fer aux États-Unis?
+ne se repose-t-on pas le dimanche?—«J'ai
+fait mieux une fois, me disait l'autre jour M. Train,
+j'ai fait trente lectures en douze jours.»</p>
+
+<p>Le jour où nous étions à Omaha, il a fait deux
+lectures, lisez deux conférences de deux heures
+chacune, dans la même journée, une dans l'après-midi,
+l'autre le soir.</p>
+
+<p>A Chayennes, une nuit, à neuf heures, au clair
+de lune, sur la place publique, je l'ai également
+entendu parler pendant près de deux heures devant
+les rudes pionniers du <i>Far-West</i>. Il était
+monté sur une caisse, sans plus de façon, et à ses
+pieds se tenait accroupi M. le maire de Chayennes,<span class="pagenum" id="Page_257">[Pg 257]</span>
+qui l'avait présenté au public. L'orateur aurait pu
+se passer, à la rigueur, de cette présentation, car
+tout le monde le connaît aux États-Unis.</p>
+
+<p>Dans ses lectures, M. Train parle de tout, de lui
+d'abord, de la politique et de ceux qui en font
+(les <i>politiciens</i>), du chemin de fer du Pacifique,
+des sociétés de tempérance, de la prochaine élection
+présidentielle, pour laquelle il se propose volontiers
+candidat, enfin du droit de suffrage des
+femmes. C'est par là qu'il aurait dû commencer
+sa conférence d'Omaha. Au reste, le public ne
+partageait pas là-dessus ses idées.</p>
+
+<p>Comme il est d'usage aux États-Unis, M. Train a
+interpellé l'assemblée: «Voulez-vous que vos
+femmes, vos filles, vos sœurs, politiquement, aient
+moins de droits que les nègres?» Et un grognement
+significatif, indiquant que l'assemblée, d'ailleurs
+presque entièrement composée d'hommes, ne
+se souciait point d'accorder aux femmes le droit de
+suffrage. M. Train a recommencé deux fois l'épreuve,
+même insuccès. Déjà, à Chayennes, il
+n'avait pas mieux réussi, et partout l'assemblée
+avait paru lui dire qu'on tenait la femme pour parfaite,</p>
+
+<div class="poetry-container">
+<div class="poetry">
+ <div class="stanza">
+ <div class="verse indent0">Si la capacité de son esprit se hausse</div>
+ <div class="verse indent0">A connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse.</div>
+ </div>
+</div>
+</div>
+<p><span class="pagenum" id="Page_258">[Pg 258]</span></p>
+<p>Madame Stanton a succédé à M. Train. J'ai
+rarement vu une femme plus noble et plus
+digne.</p>
+
+<p>Madame Stanton a soixante ans passés; ses
+traits, comme je vous l'ai dit, sont d'une rare distinction.
+Les cheveux blancs, fournis, frisés naturellement,
+sont peignés avec le plus grand soin.
+Elle portait ce jour-là une robe de soie noire montante,
+retenue au cou par un magnifique camée.
+Mademoiselle S. Anthony était également en noir.
+Elle a passé la quarantaine, porte des lunettes, et
+rappelle trait pour trait le type de ces voyageuses
+anglaises, grandes, maigres, que nous voyons passer
+si souvent à Paris.</p>
+
+<p>J'ai insisté sur le costume de ces dames pour
+vous montrer qu'on peut, en Amérique, défendre
+le suffrage politique des femmes et demander
+pour elles les mêmes droits que pour les hommes,
+sans pour cela porter des <i>pantalettes</i>, une redingote,
+un chapeau pointu et une cravache, comme
+le font les blooméristes. Le costume masculin a
+été cependant adopté, me dit-on, par quelques-unes
+des adeptes les plus avancées du parti que
+dirigent si dignement mesdames Stanton et Anthony.</p>
+
+<p>Madame Stanton a fait à Omaha une conférence
+d'une heure. Elle a parlé debout, sans lire, la<span class="pagenum" id="Page_259">[Pg 259]</span>
+main appuyée sur une table, et regardant en face
+l'auditoire, mais sans aucune espèce de forfanterie,
+avec beaucoup de dignité, de fierté. Elle a parlé
+lentement et réclamé pour la femme, un à un, les
+mêmes droits que pour les hommes, non-seulement
+le droit politique, mais encore les droits civils.
+Elle veut que la femme mariée puisse commercer,
+hériter comme son mari, ce que ne permettent pas
+partout les lois des États-Unis. Elle a montré par
+des exemples nombreux (et elle aurait pu citer
+le sien) que la femme n'est en rien inférieure à
+l'homme. Dans l'histoire, elle a nommé Jeanne
+d'Arc, Marie-Thérèse et tant d'autres; dans la
+littérature américaine, miss Henriette Beecher
+Stowe, l'auteur de <i>la Cabane de l'oncle Tom</i>; dans
+la littérature française, George Sand, etc.</p>
+
+<p>Parmi les adeptes les plus convaincus des idées
+qu'elle défend, elle a rappelé différents noms connus,
+entre autres celui de John Stuart Mill, le
+grand économiste anglais.</p>
+
+<p>Le public a applaudi à plusieurs reprises, mais
+on voyait qu'il n'était pas convaincu, ou, si l'on
+veut, converti aux opinions de l'orateur, même
+dans les rangs féminins. Aussi miss Anthony, qui
+a succédé à madame Stanton, n'a-t-elle pas emporté
+la place.</p>
+
+<p>J'ai accompagné d'Omaha à Chicago M. Train et<span class="pagenum" id="Page_260">[Pg 260]</span>
+ces deux dames. En route, j'ai fait plus ample
+connaissance avec madame Stanton.</p>
+
+<p>Nous avons parlé de Paris. Elle connaît bien
+notre littérature; elle a même séjourné assez longtemps
+à Paris, il y a quelques années. Notre grand
+sujet de conversation a toujours été la question de
+l'émancipation des femmes. Aux États-Unis, il y a
+déjà des femmes médecins, peut-être avocats: c'est
+bien là leur rôle. Il y en a qui sont ministres du
+saint Évangile. Madame Stanton s'est présentée à
+la députation à New-York. Assurément elle eût
+mieux tenu sa place, même au congrès fédéral, que
+beaucoup de députés assez mal en renom auprès
+du public.</p>
+
+<p>«Je suppose une femme consul, lui disait un
+mauvais plaisant. Vous allez faire viser votre
+passe-port; on vous répond: Madame est en
+couches.—Eh bien, adressez-vous au chancelier,
+a-t-elle répliqué. Ne vous répond-on pas de la
+sorte si M. le consul est malade, s'il a passé la nuit
+au jeu ou ailleurs?»</p>
+
+<p>On ne peut dire encore ce qu'il adviendra aux
+États-Unis de la question de l'émancipation politique
+des femmes. Dans ce pays, toutes les idées
+nouvelles se propagent si vite, et passent si rapidement
+de la théorie à la pratique que ce qu'on
+regardait comme une erreur la veille devient la<span class="pagenum" id="Page_261">[Pg 261]</span>
+vérité du lendemain. Ne voit-on pas déjà, dans les
+États du Nord, des colléges mixtes où jeunes
+garçons et jeunes filles apprennent ensemble le
+latin, le grec, les mathématiques, et où souvent
+les jeunes filles l'emportent sur les garçons? Chez
+nous on n'oserait, sans doute pour des motifs de
+haute moralité, tenter de pareilles épreuves. Là-bas
+on ose tout, et les résultats donnent raison à
+tant de hardiesse.</p>
+
+<p>Allez-vous dire qu'il n'y a là qu'une affaire de
+climat? Il y a plus, c'est une question de liberté
+bien entendue. <i>Help yourself</i>, dit l'Américain;
+faites vous-même vos affaires.</p>
+
+<p>Je reviens à la question spéciale qui nous occupe,
+celle de l'accession des femmes à tous les droits
+dont jouissent les hommes. Je suis obligé de reconnaître
+que cette question n'a pas encore fait de
+très-grands progrès aux États-Unis, sauf peut-être
+dans le Kansas et le Massachusetts. «Pourquoi?
+me direz-vous. N'est-elle pas assez bien définie,
+assez bien présentée?»</p>
+
+<p>Vous venez de voir quels avocats habiles, éloquents,
+s'étaient chargés de la défendre. Je crains
+bien que M. Dixon n'ait eu raison, lorsqu'en examinant
+ce sujet dans son livre sur la Nouvelle
+Amérique, <i>New America</i>, il cite ce cri d'une jeune
+Bostonienne: «Eh bien, après, quand nous aurons<span class="pagenum" id="Page_262">[Pg 262]</span>
+les mêmes droits que les hommes, personne
+ne s'occupera plus de nous. Voilà pourquoi nous
+n'en voulons pas.»</p>
+
+<p>La question est donc encore pendante: elle est
+loin d'être résolue, comme vous le voyez, et
+il faut laisser à l'avenir le soin de dire le dernier
+mot sur ce sujet si délicat de l'émancipation des
+femmes.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_263">[Pg 263]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="XX">XX</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LA VILLE IMPÉRIALE.</h2>
+
+
+<p class="right">
+New-York, 27 novembre.
+</p>
+
+<p>New-York, où je viens d'arriver, a grandi
+encore depuis mon dernier passage. C'est bien
+la <i>Ville impériale</i>, comme l'appellent les Américains,
+avec une légitime fierté. Il y a deux cent
+cinquante ans à peine, l'île de Manhattan était
+achetée pour quelques écus par les Hollandais,
+premiers colons du pays, aux Indiens qui habitaient
+ces parages. Les Hollandais jetèrent là les
+fondements de la Nouvelle-Amsterdam, que les
+Anglais appelèrent plus tard New-York. Aujourd'hui
+l'île de Manhattan est devenue trop étroite
+pour les développements de la grande ville qui<span class="pagenum" id="Page_264">[Pg 264]</span>
+renferme presque un million et demi d'habitants,
+et en face, le long de ce bras de mer qu'on nomme
+le fleuve de l'Est et le long du fleuve de l'Hudson,
+s'élèvent de riches cités: Brooklyn, qui compte
+près de 400,000 habitants, et Jersey City, qui en a
+plus de 60,000.</p>
+
+<p>Il faut voir sur la carte la position de ces trois
+villes, qui abritent ensemble deux millions d'âmes,
+pour bien comprendre non-seulement leurs progrès
+actuels, mais encore toute leur importance.
+Brooklyn et Jersey City sont au reste les deux satellites
+de New-York. Elles gravitent autour d'elle,
+et prennent leur part de chaque jour dans l'avancement
+de la grande métropole, qui comptera à
+elle seule plusieurs millions d'habitants avant la
+fin de ce siècle, car la population y double tous les
+quinze ans.</p>
+
+<p>New-York est assise sur une large baie, mieux
+garantie, non moins belle que celle de Naples tant
+vantée; un étroit goulet la protége contre les
+vents et les flots de la haute mer. Jamais nappe
+d'eau n'offrit un spectacle pareil: les <i>steamboats</i>,
+les bateaux à voile, s'y croisent en véritables flottes.
+De l'autre côté de la baie descend un des plus magnifiques
+fleuves du monde, l'Hudson. Sur ses rives
+taillées à pic au-dessous de l'eau et formant le port
+naturel le plus sûr, car elles sont, à la surface, de<span class="pagenum" id="Page_265">[Pg 265]</span>
+niveau avec le sol, ancrent librement tous les navires;
+au milieu de ses eaux profondes, peuvent
+monter jusqu'à Albany, capitale de l'État et distante
+de 135 milles de New-York, les vaisseaux du plus
+fort tonnage. Tout le long du trajet, le paysage est
+ravissant. Ici les <i>Palissades</i>, énormes coulées de
+lave d'une hauteur qui atteint 500 pieds, s'étendent
+sur la rive droite du fleuve comme une véritable
+fortification; là, les coteaux verdoyants de
+West-Point et les montagnes bleues des Kaatskills
+dominent les méandres que trace le cours d'eau en
+s'élargissant tout à coup: on se croirait au milieu
+d'un des lacs de la Suisse. Aussi les Américains
+sont fiers de leur beau fleuve. «Avez-vous navigué
+sur l'Hudson?» telle est la première question
+qu'ils adressent au voyageur nouvellement débarqué.</p>
+
+<p>D'immenses steamers, véritables caravansérails
+flottants, décorés avec un luxe dont nous n'avons
+pas l'idée en France, remontent et descendent
+l'Hudson à chaque instant. Dans les vastes salons
+aux lambris dorés, sont partout étendus de moelleux
+tapis. Des tables, des siéges de forme artistique,
+ornent en outre l'intérieur du navire. On
+ne prendrait pas chez nous plus de soin pour un
+roi en voyage. Ici, le roi, c'est tout le monde;
+c'est le peuple, et partout on le gâte et le choie. Les<span class="pagenum" id="Page_266">[Pg 266]</span>
+<i>misses</i> rieuses et coquettes, les <i>gentlemen</i>, plus
+silencieux, se pressent en foule dans les salons
+ou autour des galeries extérieures, tandis que le
+navire s'avance à toute vapeur. Si un concurrent
+suit la même route, souvent une lutte de vitesse
+s'engage: c'est à qui arrivera le premier. Dans un
+défi de ce genre, un capitaine se trouve un jour à
+bout de combustible; car, lorsqu'on veut aller
+deux fois plus vite, il faut dépenser huit fois plus
+de charbon: c'est la mécanique qui le dit. Or
+notre capitaine voulait gagner la lutte à tout prix.
+Il jeta tout le mobilier de son bateau sous ses chaudières,
+et enfin, comme la pression de la vapeur
+augmentait outre mesure, il s'assit bravement sur
+la soupape de sûreté, en criant aux chauffeurs:
+«Allons, mes enfants, un dernier effort!» Les
+passagers, si la chaudière avait fait explosion, auraient
+certainement sauté avec elle, mais ils applaudissaient
+le capitaine, et ne se souciaient que d'une
+chose: d'arriver les premiers. Ainsi va le monde
+en Amérique. Le sentiment de la sécurité n'y existe
+guère en voyage; on n'en voyage pas moins, et
+généralement on arrive. Tant pis pour ceux qui
+restent en chemin! C'est une de ces mauvaises
+chances qu'on peut rencontrer dans la bataille de
+la vie. Cette insouciance des Américains pour le
+danger fait une partie de leur force, et donne le<span class="pagenum" id="Page_267">[Pg 267]</span>
+secret des merveilleux résultats auxquels ils arrivent
+dans leur vaste colonisation.</p>
+
+<p>Je retourne à la Cité impériale. Voulez-vous y
+descendre avec moi? Notre steamer vient de toucher
+au quai. Les abords de la ville marchande
+sont peu séduisants, et les rues sont partout mal
+pavées, malpropres, pleines d'abîmes, surtout en
+hiver. C'est le défaut du régime libre et démocratique
+de se reposer sur chacun du soin de tout
+faire, de sorte que souvent rien ne se fait, alors
+que tout se fait chez nous trop bien, avec un régime
+fortement centralisé. La municipalité new-yorkaise
+ne s'occupe guère de la ville, et laisse les
+choses aller à l'avenant. Le marché devant lequel
+nous passons est un charnier bourbeux, dont la
+plus sale bourgade en France ne voudrait pas.
+Nous voici dans les rues <i>Wall</i>, <i>Pearl</i>, <i>Beaver</i>. Quelle
+activité! quel mouvement! La Cité de Londres elle-même
+est dépassée. Les lourdes charrettes vont et
+viennent, chargées de toutes les marchandises du
+globe: balles de coton ou de laine, sacs de café,
+caisses de thé, boucauts de sucre ou de tabac, barriques
+de vin ou de pétrole. Le charretier, debout
+sur son véhicule, comme le triomphateur antique,
+fouette vigoureusement ses chevaux, et interpelle
+les passants qui ne se rangent pas assez vite. A
+droite, à gauche, sont les bureaux du commerce.<span class="pagenum" id="Page_268">[Pg 268]</span>
+Au rez-de-chaussée, les changeurs, qui trafiquent
+des valeurs publiques, et jouent sur la monnaie
+de papier, la seule qui ait cours depuis la guerre
+de sécession. A l'entresol, aux étages supérieurs,
+les banquiers, les armateurs, les courtiers, les négociants.
+A part quelques bureaux assez convenablement
+décorés, les autres <i>offices</i> sont de véritables
+bouges, comme du reste à Londres, à Manchester,
+à Birmingham, à Liverpool. En Amérique
+comme en Angleterre, on a son bureau et sa maison:
+le bureau dans le quartier bruyant des affaires;
+la maison dans la partie la plus éloignée et
+la plus calme de la ville. Au bureau tout le monde
+entre librement, même le premier venu quel qu'il
+soit; à la maison est le foyer respecté, le <i>home</i>.
+On n'y reçoit que ses amis, et on les choisit avec
+un soin scrupuleux, même dans ce pays démocratique,
+où l'égalité n'existe qu'à la surface et n'est
+pas plus absolue qu'ailleurs. Le cœur humain est
+le même partout, et il n'y a pas de système parfait
+de gouvernement.</p>
+
+<p>Voulez-vous visiter un de ces offices? Nous sommes
+dans Wall-street, la rue par excellence des
+banquiers, des changeurs. Aux portes de chaque
+maison, sont suspendus d'immenses tableaux de
+bois noir, divisés en autant de compartiments qu'il
+y a d'étages, en autant de numéros qu'il y a de<span class="pagenum" id="Page_269">[Pg 269]</span>
+cellules occupées. Devant chaque numéro est inscrit
+en lettres d'or le nom de l'occupant ou des
+occupants, car le prix des loyers est si cher que
+l'on trafique quelquefois plusieurs dans la même
+chambre: touchante confraternité! Le mobilier de
+l'appartement est grossier: chaises de paille, tables
+du bois le plus commun. Un parquet que le
+balai visite rarement, et çà et là d'énormes crachoirs
+(passez-moi le mot) en faïence grossière ou
+en caoutchouc, en forme de moules à pâté.</p>
+
+<p>En Amérique tout le monde <i>chique</i>, même en
+haut lieu, et le <i>spittoon</i> est devenu une annexe indispensable
+du mobilier de tout bon Yankee.</p>
+
+<p>Entrez avec moi dans cet office. J'ai une lettre
+qui me recommande au patron, un grand banquier
+du pays. Je prononce son nom en entrant. Un
+<i>gentleman</i>, le chapeau sur la tête, les pieds sur le
+manteau de la cheminée, et le corps enfoncé dans
+son <i>rocking-chair</i> ou chaise berceuse, tend une
+main pour prendre la lettre, et de l'autre donne à
+son couvre-chef un mouvement qui l'assujettit
+davantage. Il lit la lettre, me la rend: «C'est pour
+mon frère, me dit-il, sans se déranger aucunement;
+il sera bien fâché de ne pas vous avoir vu.
+Il est en ce moment à Boston.» Et tirant de sa
+poche une tablette de tabac, il y taille avec son
+couteau la dose accoutumée, la reçoit dans le<span class="pagenum" id="Page_270">[Pg 270]</span>
+creux de sa main et, d'un mouvement bien combiné,
+la jette d'un seul trait dans sa bouche. Puis
+me passant le couteau et la tablette:</p>
+
+<p>—En usez-vous? me dit-il; ne faites pas de cérémonie.</p>
+
+<p>—Merci, je ne chique pas. Bonjour!</p>
+
+<p>—Adieu!</p>
+
+<p>Et je ne le reverrai plus de ma vie, ni lui ni son
+frère. C'est avec ce sans-façon que les affaires
+partout se traitent.</p>
+
+<p>Le mot d'office, que les Américains et les Anglais
+appliquent à leur bureau, a donné lieu un
+jour à une singulière méprise de la part d'un de
+mes amis qui parlait fort peu l'anglais. Il avait,
+comme moi, une lettre pour un trafiquant du pays.
+Au lieu de la porter au bureau du destinataire, il
+la remet à sa maison, un matin. Le domestique
+répond:</p>
+
+<p>—Monsieur est à l'office.</p>
+
+<p>—Et jusqu'à quelle heure? demande le voyageur.</p>
+
+<p>—Jusqu'à trois heures.</p>
+
+<p>—Voilà un homme bien dévot, réplique mon
+ami en s'en allant; alors je reviendrai ce soir.</p>
+
+<p>Autant l'office est mal tenu, mal situé, autant
+le home est soigné, confortable, établi dans les plus
+beaux quartiers de la ville. Chacun a sa maison,<span class="pagenum" id="Page_271">[Pg 271]</span>
+et l'occupe seul. Je ne sais où tous ces gens gagnent
+tant d'argent, pour se payer tous une maison qui,
+non meublée, coûte au moins cinq cent mille francs;
+mais le fait existe, et je le constate. Et quel bien-être!
+De l'eau à tous les étages, froide et chaude,
+salles de bain, calorifère. La cuisine est confinée
+dans le sous-sol avec un escalier séparé. Souvent
+un jardinet, un arbre à fleurs devant la maison, à
+côté de belles marches en pierre. Toutes ces demeures,
+principalement dans la <i>Cinquième Avenue</i>,
+le quartier le plus fashionnable, le plus somptueux
+de New-York, forment des alignements magnifiques,
+et l'on ne peut nier que l'architecture
+civile ne soit ici fort avancée. «Mais ce
+sont là des maisons de carton; ces pierres si
+bien taillées, ciselées, ne sont qu'en placages,»
+me disait un jour un de ces Français (et ils sont
+nombreux) qui trouvent tout mal en Amérique.
+Et que m'importe, si les lignes sont pures, gracieuses,
+élégantes, et si la maison tient bien;
+surtout si l'intérieur en est convenablement disposé?</p>
+
+<p>Il règne, dans quelques-unes de ces demeures,
+un luxe qu'on peut qualifier de princier. A New-York,
+les gens qui ont plusieurs millions de rente
+ne sont pas rares, et les marchands américains,
+comme jadis ceux de Phénicie, ont des listes civiles<span class="pagenum" id="Page_272">[Pg 272]</span>
+de rois. Les tableaux, les sculptures, les objets
+d'art, les meubles les plus délicats, les œuvres les
+plus renommées des maîtres anciens ou modernes,
+sont littéralement entassés dans quelques-uns de
+ces logis, et l'hiver on y donne des fêtes splendides.
+Tout cela se fait souvent sans beaucoup de
+goût; mais laissez faire, le progrès viendra. «Nous
+sommes un peuple jeune, et nous avons besoin
+d'apprendre. Voilà pourquoi nous allons en Europe.»
+Ainsi vous répondent les Américains quand,
+familiarisés avec vous, ils vous permettent de critiquer
+librement leur pays. Déjà l'on peut dire que
+les voyages d'Europe, qu'ils font tous plusieurs
+fois, leur ont été des plus profitables.</p>
+
+<p>A Paris, nous recevons chaque hiver toute une
+colonie américaine. Vous les avez vues, ces jeunes
+<i>misses</i> à l'opulente chevelure, aux yeux vifs, aux
+joues tantôt rosées et tantôt un peu pâles, ces <i>misses</i>,
+à la taille élancée, aux formes bien prises,
+ces danseuses, ces causeuses infatigables, vous les
+avez vues, n'est-ce pas, chaque hiver à Paris, dans
+toutes les soirées, mais surtout à celles du général
+Dix, qui représente avec tant de dignité le gouvernement
+américain? Ces élégantes ont fait la conquête
+de tous nos jeunes gens, et plus d'une n'est
+jamais retournée au pays natal. Celles qui s'en
+reviennent apportent à New-York leur contingent<span class="pagenum" id="Page_273">[Pg 273]</span>
+de bonnes manières et d'idées nouvelles, et par
+elles, par ces délicates messagères, le monde américain
+progresse étonnamment. «Chez nous, les
+femmes valent mieux que les hommes,» tel est le
+cri général aux États-Unis. Les hommes, trop occupés,
+enlevés trop jeunes à la vie d'école et de famille,
+n'ont pas eu le temps de soigner leurs
+façons. Mais les femmes ne sont-elles pas les premières
+partout et les meilleures institutrices des
+hommes? Heureux le pays où leur influence domine
+encore!</p>
+
+<p>Comme elles sont plus vives, plus gracieuses
+que les blondes filles d'Albion, toutes ces jeunes
+Américaines! J'en demande pardon aux Anglaises,
+mais les Américaines vont de pair avec les Françaises
+(proclamées partout sans égales), pour la
+grâce, l'esprit, la manière de porter une robe. Et
+comme la beauté américaine est au-dessus de celle
+des Anglaises! Elle a je ne sais quoi de plus fort,
+de plus énergique, quelque chose de hardi qui ne
+déplaît pas. Quand on se promène dans <i>Broadway</i>,
+à l'heure où la foule encombre ces boulevards de
+New-York, on n'y rencontre que de jolies femmes.
+«Comment en serait-il autrement?» me disait hier
+une personne qui sait observer. D'abord tous ces
+hommes, qui arrivent ou sont arrivés ici, et dont
+ces jeunes filles que vous admirez proviennent,<span class="pagenum" id="Page_274">[Pg 274]</span>
+n'ont-ils pas été pris à tous les pays du monde:
+Anglais, Allemands, Espagnols des Amériques,
+Scandinaves, Italiens, Français? Or, le mélange de
+telles races ne peut donner que de très-beaux produits.
+Et puis, tout homme qui vient aux États-Unis
+a quelque chose en lui. A part de rares exceptions,
+ce n'est ni un paresseux, ni un ignorant, ni
+un être chétif et malingre. Il est entreprenant,
+courageux, il a, comme on dit, bon pied bon œil.
+L'accouplement entre de tels êtres a bien des
+chances de réussir.»</p>
+
+<p>Je laissai dire mon ami comme nous descendions
+<i>Broadway</i>, et je trouvai qu'il avait raison.</p>
+
+<p>Vous parlerai-je maintenant de cette curieuse
+rue, de plus de deux lieues de long, que l'on a
+comparée aux boulevards de Paris, mais qui est
+loin de les égaler par l'élégance des boutiques et
+l'ampleur de la voie, si elle les dépasse sur certains
+points par l'animation, et ce je ne sais quoi de turbulent,
+de criard, de fébrile, qui révèle partout
+l'Américain? vous parlerai-je des immenses magasins
+qu'on rencontre tout le long de <i>Broadway</i>, et
+dont quelques-uns sont uniques au monde? ferai-je
+le tableau du spectacle qu'offre cette rue à certaines
+heures de la journée? Mais tout cela a déjà
+été dit vingt fois, et vous le savez par cœur. Vous
+connaissez aussi les églises, les théâtres, les hôtels,<span class="pagenum" id="Page_275">[Pg 275]</span>
+les squares, le parc de la grande cité, son bel
+aqueduc, et tous ses monuments publics ou privés,
+dont quelques-uns méritent l'attention. Tout
+cela a été vingt fois dépeint, et je ne vous écris pas
+pour redire ce que d'autres ont dit avant moi, ni
+ce qu'on trouve aussi dans tous les guides du voyageur,
+dans tous les traités de géographie.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_276">[Pg 276]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="XXI">XXI</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LE PEUPLE AMÉRICAIN.</h2>
+
+
+<p class="right">
+New-York, 1<sup>er</sup> décembre.
+</p>
+
+<p>La fin couronne l'œuvre. Je repars pour l'Europe,
+et vous reverrai dans douze jours à Paris.
+Vous allez traiter mon voyage de télégraphique,
+de fantastique. D'autres diront que je ne suis pas
+parti et me suis allé cacher quelque part pendant
+trois mois. Trois mois! c'est en effet tout ce qu'il
+m'aura fallu pour faire 5,000 lieues, aller et retour.
+C'est là un des signes du temps. C'est grâce à
+la vapeur qu'il nous est permis de faire de pareils
+voyages que vous pouvez à bon droit qualifier de
+télégraphiques, car il eût fallu naguère plus d'un
+an pour les exécuter, et Dieu sait au prix de quelles
+fatigues et de quels dangers!</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_277">[Pg 277]</span></p>
+
+<p>Que de choses nous aurons vues pendant ces
+trois mois: le chemin de fer du Pacifique, les
+pionniers du Colorado, les derniers Peaux-Rouges!
+Oui! notre voyage aura été fantastique, mais nous
+n'aurons eu que le faible mérite de montrer la
+route à nos successeurs. A vous maintenant à nous
+suivre, jeunes compatriotes, qui désirez voir et
+compléter par l'étude de ces régions nouvelles
+l'éducation un peu trop théorique reçue au pays
+natal.</p>
+
+<p>La liberté et le travail, ne l'oublions pas, ont
+seuls permis de créer toutes les merveilles que
+nous avons admirées. Le peuple américain, dans lequel
+se résument ces deux choses: la liberté, le
+travail, a l'incontestable mérite de les pratiquer
+partout et toujours. Le peuple américain, c'est tout
+le monde; c'est l'Europe aussi bien que l'Amérique.
+Chaque année l'Europe envoie aux États-Unis
+trois cent mille de ses enfants, et des plus
+forts et des plus vigoureux, des producteurs et des
+reproducteurs, comme les appellerait un économiste.
+Alors que chez nous on enrégimente les
+jeunes hommes pour les exercices destructifs de
+la guerre, là-bas on les prend pour les travaux
+féconds de la paix. Saisissez-vous la différence?
+Nos jeunes gens des campagnes, échus au service
+militaire, deviennent des valeurs négatives; ils<span class="pagenum" id="Page_278">[Pg 278]</span>
+valent moins que rien, puisqu'on leur enseigne
+à détruire. Les jeunes gens qui émigrent aux États-Unis
+sont au contraire des valeurs positives, puisqu'on
+leur apprend à créer. Et savez-vous à combien
+on les estime? A 1,000 dollars l'un, 5,000
+francs. C'est le prix fictif que l'on suppose que vaut
+ici un émigrant dès qu'il met le pied sur les rivages
+de l'Union.</p>
+
+<p>Essayons d'imiter, dans tout ce qu'il a de bon,
+le peuple américain qui forme aujourd'hui comme
+la synthèse des autres peuples. Pratiquons comme
+lui le travail et la liberté. Croyez-vous que nous
+ne serions plus capables de fonder des colonies, si
+nous avions moins de règlements administratifs et
+des institutions plus libérales?</p>
+
+<p>Vous savez combien il est difficile à nos colons,
+en Algérie, par exemple, de devenir propriétaires,
+de combien de formalités longues, minutieuses,
+vexatoires, est entourée là-bas l'obtention d'une
+concession de terre? Vous savez, au contraire, ce
+qui se passe dans le <i>Far-West</i>. Le premier venu
+peut y occuper 160 acres (64 hectares) des terres
+vierges d'un territoire. Il n'est pas nécessaire
+qu'il soit Américain. Fût-il débarqué de la veille
+aux États-Unis, on suppose qu'il a l'intention (ceci
+est textuel) de devenir citoyen de la grande république,
+et tout est dit. Il paye une certaine<span class="pagenum" id="Page_279">[Pg 279]</span>
+somme au <i>land office</i>, ou bureau des terrains
+(environ 15 francs par hectare), et le voilà constitué
+à jamais propriétaire foncier. Ce sont ces
+mesures libérales qui ont fait la prospérité des
+lointains territoires de l'Union.</p>
+
+<p>Vous m'objectez qu'ici la terre n'est à personne,
+que l'espace est immense, et que partout l'on peut
+tailler, comme on dit, en plein drap. Je vous réponds
+que dans la plupart de nos colonies, où les
+mêmes faits se présentent, nous n'avons jamais
+obtenu les merveilleux succès des pionniers américains.
+Pourquoi? Parce que les mesures administratives
+que nous avons si obstinément adoptées
+n'ont jamais été inspirées que par des idées
+étroites, soupçonneuses, fiscales; parce que chez
+nous la centralisation tue tout, et que les colonies,
+même les plus lointaines, doivent, avant d'agir,
+recevoir le mot d'ordre de la métropole. Aussi quel
+contraste! Chez nos colons, l'indolence, l'inquiétude,
+l'insuccès; chez les Américains, l'ardeur,
+l'activité fiévreuse, la réussite la plus étonnante.</p>
+
+<p>Ne me dites pas non plus qu'en Algérie nous
+avons les Arabes, avec lesquels il faut composer,
+lutter. Les pionniers du Grand-Ouest ont aussi les
+Peaux-Rouges, leurs Bédouins à eux, et vous savez
+que ceux-ci leur ont causé souvent de bien terribles
+embarras.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_280">[Pg 280]</span></p>
+
+<p>C'est par la liberté, non par des mesures autoritaires,
+que se fondent les colonies, et là-dessus le
+peuple américain nous offre un bel exemple à imiter.
+Quand je n'aurais rapporté de tout mon
+voyage que ce seul enseignement, à savoir qu'il
+faut laisser toute latitude à l'initiative personnelle,
+et respecter jusqu'aux dernières limites la liberté
+de l'individu, surtout sa liberté d'action, mon
+voyage, bien que très-court, aurait été des plus
+profitables.</p>
+
+<p>Mais j'ai appris aussi à estimer, à aimer davantage
+un grand peuple que je connaissais déjà; j'ai
+mieux compris ses institutions, les plus libérales,
+les plus démocratiques que les hommes aient jamais
+eues. Mon voyage m'aura donc servi de tous
+points, et je signale aux touristes en vacances ce
+moyen, désormais à leur disposition, d'utiliser
+leurs loisirs de l'été. Qu'ils prennent la voie de
+New-York au lieu de celle de Bade, et le chemin
+des Montagnes-Rocheuses au lieu de celui des Alpes.
+Les points de vue seront aussi beaux, et les
+profits certainement plus grands.</p>
+
+<p>Nous reparlerons de tout cela; car je veux revenir
+ici l'année prochaine pour un plus long voyage.
+Je veux, avant que le chemin de fer du Pacifique
+soit achevé, traverser tout le grand désert jusqu'à
+l'Océan, saluer mes amis les Mormons, voir à<span class="pagenum" id="Page_281">[Pg 281]</span>
+l'œuvre les mineurs des filons d'argent de la Nevada
+comme j'ai vu ceux des Montagnes-Rocheuses,
+enfin visiter de nouveau la belle et fertile Californie,
+que je n'ai plus parcourue depuis sept ans. Je
+ferai tout cela, et je reviendrai peut-être encore
+une autre fois, car on s'attache à ce pays, que l'on
+apprécie d'autant mieux qu'on l'étudie davantage.
+Pour aujourd'hui, j'ai mis le cap sur Brest. Dans
+douze jours je serai à Paris, et je termine en vous
+disant, comme Cicéron à Atticus: <i>Vale!</i> ou, si
+vous préférez: Au revoir!</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_283">[Pg 283]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="LES_COLONS_DU_PACIFIQUE">LES COLONS DU PACIFIQUE</h2>
+</div>
+
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<h2 class="nobreak" id="II_I">I</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LA DÉCOUVERTE DE L'OR EN CALIFORNIE.</h2>
+
+
+<p>La haute ou nouvelle Californie, que l'on connaît
+plus particulièrement aujourd'hui sous le
+nom seul de Californie, fut de bonne heure visitée
+par les missionnaires espagnols. Ils entrèrent les
+premiers, en 1769, dans la baie de San Francisco,
+civilisèrent une partie des Indiens, et donnèrent
+un certain développement à l'agriculture.</p>
+
+<p>Une vingtaine de missions florissaient dans le
+pays, quand la guerre de l'indépendance éclata
+dans le Mexique en 1822, et amena la sécularisation<span class="pagenum" id="Page_284">[Pg 284]</span>
+des biens religieux, ainsi que la ruine des
+missions californiennes.</p>
+
+<p>Quelques années après, des pionniers américains,
+venus des divers États de l'Union, s'établirent
+peu à peu dans le pays, et en 1844 un
+convoi de visiteurs arriva, commandé par le capitaine
+Frémont, aujourd'hui général démissionnaire.
+Ce célèbre explorateur avait été chargé, par
+le gouvernement fédéral, d'étudier les routes qui
+pourraient conduire par terre des derniers États
+de l'Union dans la Californie. Il s'acquitta de sa
+mission avec l'intelligence, le courage et le sang-froid
+qui le caractérisent. Il faut que le résultat de
+ses études ait été favorable au développement américain,
+car, en 1847, la guerre ne tarda pas à éclater
+entre les États-Unis et le Mexique. Quelques difficultés
+survenues dans l'État libre du Texas servirent
+de prétexte aux hostilités. Le Texas, séparé
+de la république mexicaine, s'était mis sous la
+protection des États-Unis. Les volontaires américains,
+conduits par le général Scott, envahirent le
+Mexique, et entrèrent même dans Mexico, sa capitale.
+Pendant ce temps, des troubles éclataient
+aussi en Californie. La république mexicaine vaincue
+demanda la paix. La cession de toute la haute
+Californie, qui comprenait alors, avec la Californie
+actuelle, l'Orégon et l'Utah, devint une des conditions<span class="pagenum" id="Page_285">[Pg 285]</span>
+du traité. Il fut échangé et ratifié le 30 mai
+1848. Les États-Unis y gagnèrent en outre le territoire
+du Nouveau-Mexique, plus l'annexion du
+Texas, qui demanda à fraterniser avec l'Union.
+Ainsi, après une lutte de peu de durée, où elle
+avait perdu seulement quelques hommes, la république
+des États-Unis augmentait son territoire,
+déjà si vaste, de quatre ou cinq nouveaux États,
+dont chacun couvre, en moyenne, une étendue au
+moins égale à la superficie de la France.</p>
+
+<p>Mais là ne devait pas se borner le résultat déjà
+si favorable pour l'Union de sa guerre avec le
+Mexique. Au moment de la cessation des hostilités,
+et comme par une sorte de fait providentiel pour
+les Américains, l'or était pour la première fois découvert
+en Californie, à la scierie du capitaine
+Sutter.</p>
+
+<p>L'existence de ce colon avait été des plus agitées.
+Ancien capitaine des gardes suisses de Charles X,
+et Suisse lui-même, il avait quitté la France après
+la révolution de Juillet. Il s'était d'abord établi aux
+États-Unis. Neuf ans après, pionnier comme tant
+d'autres, le colon du <i>Far-West</i> avait traversé les
+déserts, et était venu se fixer dans l'intérieur de
+la Californie. Près du lieu où existe aujourd'hui la
+ville de Sacramento, Sutter s'était fait fermier. Il
+défrichait des terres et exploitait les bois des environs.<span class="pagenum" id="Page_286">[Pg 286]</span>
+Il avait bâti un fort pour repousser les
+attaques des Indiens, contre lesquels il montait la
+garde avec une centaine de pionniers résolus. Enfin,
+sur la rivière qu'on a nommée depuis l'<i>American-River</i>,
+il avait établi une scierie de bois, à
+quinze lieues de son fortin. Ce fortin portait le
+nom de <i>Nouvelle-Helvétie</i> en l'honneur de la patrie
+absente, et on peut le voir encore indiqué sur les
+cartes de Californie antérieures à l'année 1848.</p>
+
+<p>C'était alors l'époque du grand déplacement des
+Mormons, chassés des États de l'Union comme ennemis
+du bien public. Une partie de ces curieux
+sectaires accomplit son exode en traversant les
+Montagnes-Rocheuses, pour aller se fixer vers le
+grand lac Salé de l'Utah, tandis qu'une autre portion
+des fidèles arrivait par mer de New-York aux
+Sandwich d'abord, et de là en Californie. Quelques-uns
+des Mormons venus par cette voie, étant
+à bout de ressources, louèrent leurs bras à Sutter,
+avant de gagner l'Utah, et c'est à l'un d'eux, l'Américain
+Marshall, que revient l'honneur d'avoir
+mis la main sur la première pépite. C'est dans le
+canal amenant les eaux à la scierie de bois établie
+sur la rivière américaine que la découverte eut
+lieu. On a expliqué le fait de différentes façons.
+Les uns disent que c'est en lâchant l'eau pour la
+première fois dans le canal que l'on venait de<span class="pagenum" id="Page_287">[Pg 287]</span>
+creuser, qu'une pépite se montra à l'œil étonné de
+Marshall; mais un récit que j'ai sous les yeux, et
+qu'on attribue à Marshall lui-même, raconte d'une
+façon un peu différente l'apparition de la pépite.
+D'après ce digne Mormon, de la découverte duquel
+ses coreligionnaires devaient profiter pour
+une assez bonne part, voici comment la chose se
+passa:</p>
+
+<p>«Comme nous avions, dit-il, l'habitude de détourner
+tous les soirs l'eau de la scierie dans le
+canal de fuite, je descendais d'ordinaire le matin
+pour voir si quelques dégâts s'étaient produits
+pendant la nuit. Vers sept heures et demie, et, je
+crois, le 19 de janvier 1848,—car je ne suis pas
+bien certain du jour, mais c'était du 18 au 20,—je
+descendis comme de coutume. Après avoir fermé
+la vanne, j'entrai dans le canal de fuite, vers l'extrémité
+inférieure. Là, sur la roche, à environ six
+pouces au-dessous de la surface que l'eau venait
+d'occuper, je découvris l'or. J'étais tout à fait seul
+en ce moment. Je détachai un ou deux échantillons,
+et je les examinai attentivement. Ayant quelque
+connaissance générale des minéraux, je m'en
+rappelais deux, ressemblant de quelque façon
+à celui que je tenais: la pyrite de fer, très-brillante
+et cassante, et l'or, brillant, mais malléable.
+J'essayai donc mon échantillon entre deux pierres.<span class="pagenum" id="Page_288">[Pg 288]</span>
+Je m'aperçus qu'il pouvait recevoir, par le battage,
+différentes formes sans se briser. Quatre jours
+après j'allai au fort pour des provisions, et j'emportai
+environ trois onces d'or, que le capitaine
+Sutter et moi essayâmes avec de l'acide nitrique. Je
+fis ensuite un autre essai en présence de Sutter;
+je pris trois dollars d'argent, et les équilibrai dans
+l'air sur une balance avec de la poudre d'or. J'immergeai
+ensuite les deux plateaux dans l'eau, et
+le poids supérieur de l'or nous édifia à la fois et
+sur sa nature et sur sa valeur.»</p>
+
+<p>Ce passage, que j'ai traduit en entier et textuellement,
+forme comme l'entrée en matière du
+<i>Miners' own book</i>, ou <i>Livre des mineurs</i>, petite brochure
+imprimée à San Francisco en 1858. Le récit
+qui ouvre ce livre me paraît avoir un degré d'authenticité
+suffisant, et je n'hésite pas à attribuer à
+Marshall les lignes qu'on vient de lire. On dira
+bien qu'il y discute sa découverte comme un membre
+de l'Institut, et que son essai à la balance rappelle,
+trait pour trait, la fameuse expérience
+d'Archimède. Mais de pareils faits ne sont pas surprenants
+chez les Américains, hommes de grand
+bon sens et d'instruction pratique. Quoi qu'il en
+soit, c'est bien à Marshall qu'est due la découverte
+de l'or en Californie. C'est bien ce <i>Saint du dernier
+jour</i> qu'il faut seul glorifier de cet événement, qui<span class="pagenum" id="Page_289">[Pg 289]</span>
+ne fut du reste, comme on l'a vu, qu'un pur effet
+du hasard.</p>
+
+<p>C'est par cette heureuse découverte que se vérifia
+la croyance légendaire des anciens Mexicains,
+plus tard transmise aux Espagnols, d'un eldorado
+situé vers le Nord et sur les rives du Pacifique. On
+a prétendu que les anciens missionnaires de Californie,
+ou les Indiens eux-mêmes, connaissaient
+l'existence de l'or, et la tenaient cachée, pour une
+raison ou pour une autre; mais le fait n'est nullement
+prouvé. Il paraît aussi invraisemblable que
+d'autres colons, notamment des Américains, aient
+eu conscience de la richesse des terres aurifères du
+pays, au moins sur toute son étendue. Ce n'est
+donc qu'à l'année 1848 et à la série des faits qu'on
+vient de raconter qu'il faut reporter une découverte
+qui eut un si grand retentissement dès
+l'origine, et qui allait remuer le monde.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_290">[Pg 290]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="II_II">II</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">L'ARRIVÉE DES ÉMIGRANTS.</h2>
+
+
+<p>La découverte de l'or, que Sutter et Marshall
+auraient sans doute voulu tenir secrète, ne tarda
+pas à être connue. Elle fut d'abord divulguée à
+San Francisco, modeste bourgade qu'on appelait
+alors <i>Yerba Buena</i>. Quelques centaines de marchands
+y étaient établis depuis 1836, entre autres
+des Américains, prématurément installés dans un
+pays dont leur gouvernement préparait la conquête.</p>
+
+<p>De San Francisco la nouvelle se répandit dans
+les divers <i>ranchos</i> ou fermes de Californie, alors
+aux mains des Mexicains, et dans les ports du littoral,
+comme Monterey, qui faisaient un certain<span class="pagenum" id="Page_291">[Pg 291]</span>
+commerce. Partout les Californiens abandonnèrent
+leurs demeures pour se ruer sur les <i>placers</i>. Puis
+les mille bouches de la renommée firent connaître
+la découverte de l'or à tous les coins de l'univers,
+d'où sortit une foule innombrable qui se dirigea
+vers la Californie.</p>
+
+<p>Les Mexicains, qui venaient à point nommé de
+perdre ce sol qu'ils n'auraient pas su coloniser,
+se présentèrent les premiers. Beaucoup arrivèrent
+par terre, surtout de la Sonora, et, au nombre de
+dix à douze mille, fondèrent en Californie le camp
+des Sonoriens, qui a conservé leur nom, ou gardé
+du moins celui de Sonora. Avec eux accoururent
+en masse les Américains, auxquels la nature semblait
+avoir ménagé la découverte de l'or, au moment
+précis d'une conquête dont eux seuls
+pouvaient tirer parti. Le gouvernement de Washington
+n'avait été prévenu qu'à la fin de l'automne
+de 1848, et beaucoup d'Américains, pour
+gagner du temps, passèrent par les Montagnes-Rocheuses.
+D'autres traversèrent l'isthme de Panama,
+ou se décidèrent pour le voyage par le cap
+Horn, qui était alors de six mois. En même temps
+vinrent les Péruviens et les Chiliens, que leur
+métier de mineurs et surtout de laveurs d'or attirait
+comme les Mexicains. L'Europe, avertie la
+dernière, s'ébranla à son tour, et la France, l'Italie,<span class="pagenum" id="Page_292">[Pg 292]</span>
+l'Irlande, l'Allemagne tout entière vomirent
+leurs flots d'émigrants. Les pays immobiles de
+l'Asie s'émurent eux-mêmes, et la Chine vit successivement
+partir près de quarante mille de ses
+industrieux enfants. Enfin, des peuples qui
+n'avaient jamais voyagé, curieux pour la première
+fois, se confièrent au destin des flots. Resserrés
+dans leurs îles, qui les voyaient naître et mourir
+depuis le commencement du monde, les <i>Kanaks</i> de
+l'Océanie passèrent eux aussi les mers, et abordèrent
+en Californie pour y prendre part à la
+curée. Tous les peuples furent en quelque sorte
+conviés, et aucun ne manqua à l'appel.</p>
+
+<p>Les Chinois, les Océaniens, les Espagnols du
+Mexique, du Pérou et du Chili arrivèrent par le
+Pacifique aux eaux si calmes le long des côtes.
+L'Américain du Nord vint, comme nous l'avons
+dit, par terre ou par le cap Horn, dont il dut,
+comme l'Européen, affronter les tempêtes et les
+froids rigoureux. Mais bientôt une nouvelle voie
+s'ouvrit à ces émigrants de l'Atlantique: ce fut
+celle de l'isthme de Panama, qui abrégeait les distances
+de plus des deux tiers. La voie ferrée, que
+le génie hardi des Américains a jetée d'un rivage
+à l'autre des deux Océans, n'existait pas alors, et
+ce n'était qu'à force de temps et d'argent que l'on
+pouvait traverser l'isthme. Le chemin se faisait<span class="pagenum" id="Page_293">[Pg 293]</span>
+partie en barque sur le fleuve Chagres, partie
+à dos de mulet jusqu'à Panama. Le trajet durait
+quelquefois cinq à six jours, au milieu d'embarras
+et de dangers sans nombre. Indiens et nègres
+de mauvaise foi, caïmans voraces dans les eaux du
+Chagres, bêtes venimeuses le long des rives,
+moustiques dévorants dans l'air, se partageaient
+comme à l'envi la tâche de créer un enfer autour
+du pauvre voyageur. Il est vrai qu'une végétation
+luxuriante, des arbres toujours verts et d'espèces
+les plus variées, des fleurs d'une forme et d'un
+éclat particuliers à ces contrées, en un mot toutes
+les beautés dont la nature se revêt sous les
+tropiques, venaient à leur tour le distraire. Mais
+des pluies torrentielles inondaient le sol pendant
+plus de six mois de l'année, et, pour couronner
+l'œuvre, les fièvres pernicieuses de l'isthme faisaient
+des milliers de victimes parmi les émigrants.
+Ceux-ci arrivaient souvent à Panama exténués
+et sans ressources. Mais qu'importaient tant
+de misères? La soif de l'or en aurait fait braver
+bien d'autres!</p>
+
+<p>Un service régulier de bateaux à vapeur ne tarda
+pas à être établi par les Américains. De New-York à
+Chagres, ce fut la compagnie de la malle maritime
+des États-Unis qui mit la première ses steamers
+en mouvement, et de San Francisco, la malle maritime<span class="pagenum" id="Page_294">[Pg 294]</span>
+du Pacifique, dont les deux premiers bateaux
+à vapeur, <i>California</i> et <i>Oregon</i>, doublant le cap
+Horn, arrivaient à Panama d'abord, puis à San
+Francisco, dès les premiers mois de 1849. Ces demeures
+flottantes emportèrent, à des prix fort
+élevés, jusqu'à plus de 1,000 passagers à la fois.
+L'isthme mexicain de Tehuantepec fut aussi abordé,
+pour diminuer encore la longueur du voyage; de
+même que l'isthme de Nicaragua, dont on remonta
+une portion du fleuve San Juan, et dont le lac fut
+traversé en bateau à vapeur. Chacun put choisir sa
+route à son gré et sans trop attendre, car les départs
+se succédaient rapidement. Les navires anglais
+qui font le service de Southampton aux
+Antilles amenaient aussi à Chagres des flots d'Européens,
+qui de là gagnaient Panama. Ils se disputaient
+une place, un coin du steamer de San
+Francisco. Quand le navire, bourré d'émigrants,
+en laissait encore sur la plage, beaucoup de ces
+derniers, qui avaient hâte d'arriver ou qui craignaient
+de mourir en route, durent payer la
+cession d'un billet au double et au triple de sa
+valeur.</p>
+
+<p>Cependant les travaux du chemin de fer de Panama
+étaient ardemment poursuivis. Ce hardi
+railway, projeté dès 1850, fut successivement livré
+à une circulation partielle en 1852 et en 1854, et<span class="pagenum" id="Page_295">[Pg 295]</span>
+enfin complétement terminé en janvier 1855.
+L'esprit si entreprenant des Américains pouvait
+seul mener à bonne fin une opération jusque-là
+déclarée impossible. Il est fâcheux toutefois que
+la voie n'ait été achevée que lorsque l'émigration
+européenne s'est presque entièrement arrêtée.</p>
+
+<p>La ligne ferrée de Chagres ou Aspinwall à Panama
+mesure environ 80 kilomètres ou 20 lieues. La dépense
+a été de près de 32 millions de francs de
+notre monnaie, soit 400 francs par mètre. C'est
+plus que la dépense moyenne de nos chemins de
+fer européens. La somme paraît d'autant plus forte
+qu'il n'y a pas de gares intermédiaires, et que les
+travaux d'art le long de la voie sont très-peu considérables.
+Le sol vaseux sur lequel il a fallu
+s'établir et le prix excessif de la main-d'œuvre ont
+seuls occasionné le coût énorme du chemin de fer
+de Panama. Mais la dépense ne serait rien encore
+sans le nombre incalculable d'ouvriers qui ont
+succombé sous ce climat pestilentiel. On a compté
+les morts par plusieurs milliers à la fois, et la voix
+populaire dit que le nombre des traverses du chemin
+marque presque le nombre des victimes. C'est
+ainsi que les batailles de l'industrie comptent
+quelquefois leurs morts comme les batailles militaires.</p>
+
+<p>Pendant que la route ferrée était en cours d'exécution,<span class="pagenum" id="Page_296">[Pg 296]</span>
+rien ne pouvait arrêter l'émigrant: ni les
+périls de la mer, ni les incertitudes d'un long
+voyage, ni les fièvres si dangereuses de l'isthme ou
+les tempêtes du cap Horn, ni les frais énormes du
+parcours. Rien ne devait mettre obstacle à l'ardeur
+de s'enrichir qui s'était emparée des masses. San
+Francisco, qui n'avait que 500 habitants en 1847,
+en comptait déjà 1,200 en 1849, dès la première
+arrivée des mineurs; et à la fin de cette même
+année, près de 100,000 chercheurs d'or arrivaient
+en Californie, dont plus de 80,000 Américains.
+En 1852, époque où le courant européen cessa
+d'agir, San Francisco ne possédait pas moins de
+35,000 habitants, et la Californie en comptait déjà
+plus de 260,000 contre 10 à 15,000 seulement
+qu'elle en avait, non compris les Indiens, avant la
+découverte de l'or.</p>
+
+<p>Il convient de s'arrêter à cette première étape,
+et d'assister à l'enfantement californien de 1849 à
+1852, accompli au milieu de l'affluence toujours
+croissante des arrivants.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_297">[Pg 297]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="II_III">III</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LES PREMIERS TEMPS DE SAN FRANCISCO.</h2>
+
+
+<p>L'enfantement de la Californie a été des plus
+difficiles. Tous les peuples se donnèrent rendez-vous
+sur les rives dorées du Pacifique; mais à part
+les Américains, dont beaucoup arrivaient surtout
+pour coloniser leur récente conquête, les
+autres races ne furent amenées que par la soif immodérée
+de l'or. Jamais l'<i>auri sacra fames</i> du poëte
+ne fut d'une plus saisissante application.</p>
+
+<p>Les colonies espagnoles, qui fournirent les premières
+leur contingent d'émigrants, n'envoyèrent
+pas ce qu'elles avaient de plus choisi. L'Espagnol
+des Amériques, comme celui d'Europe, ne voyage
+guère, et tout ce qui vint des républiques mexicaine,<span class="pagenum" id="Page_298">[Pg 298]</span>
+péruvienne ou chilienne, ne tarda pas à donner en
+Californie un triste échantillon du peu que vaut
+parfois l'espèce humaine.</p>
+
+<p>Les diverses contrées de l'Europe se débarrassèrent
+également de types non moins déplorables.
+La France sortait à peine des journées de février
+et de juin 1848, et bon nombre d'émeutiers sans
+travail se transformèrent en chercheurs de pépites.
+Les compagnies ou agences d'émigration, aux noms
+pompeux de la <i>Toison d'or</i> ou du <i>Lingot d'or</i>, recrutaient
+à tout prix des mineurs pour la Californie,
+et n'emportaient pas sur leurs navires l'élite
+de notre population.</p>
+
+<p>L'Italie, que les récents événements de la Péninsule
+avaient bouleversée, donna de son côté un
+fort contingent à l'immigration californienne.</p>
+
+<p>L'Irlande, que l'agitateur O'Connell venait de
+remuer si profondément, envoya aussi tous ses
+mécontents et ses affamés vers les rives du Pacifique.</p>
+
+<p>Enfin l'Allemagne, que les troubles politiques
+de 1848 n'avaient pas épargnée, entra pour
+une proportion notable dans le mouvement qui
+poussait les peuples à la recherche fiévreuse
+de l'or.</p>
+
+<p>Quelques <i>convicts</i>, échappés d'Australie, arrivèrent
+aussi de leur côté à San Francisco, comme<span class="pagenum" id="Page_299">[Pg 299]</span>
+pour compléter le singulier mélange de l'émigration
+européenne.</p>
+
+<p>Tout ce monde ne formait pas un ensemble bien
+rassurant, car les Américains venus de l'Union
+n'étaient pas non plus de petits saints. Quand un
+déplacement s'opère aux États-Unis, il est d'usage
+que les <i>gamblers</i> ou joueurs de profession, et les
+<i>loafers</i>, chevaliers d'industrie, vagabonds, oisifs de
+la pire espèce, se mettent aussitôt en mouvement.
+Ils se mêlèrent pour une forte part à la grande
+immigration californienne. Cette terrible engeance
+de fripons américains n'est pas encore éteinte en
+Californie. Le public les connaît, les journaux les
+désignent par leurs noms et leurs professions de
+<i>gamblers</i> ou <i>loafers</i>, mais on les souffre, on les tolère.
+Ils sont restés fidèles au revolver, et l'on est
+assuré que dans une mauvaise affaire l'un d'eux
+se trouve toujours mêlé.</p>
+
+<p>Parmi les arrivants des premiers jours, les émigrants
+honnêtes étaient-ils en majorité? C'est ce
+que l'on ne saurait dire. Toujours est-il, qu'à la fin
+de 1849, une population de plus de 100,000 âmes,
+venue de tous les coins de l'univers, sortie souvent
+des bas-fonds de la société, se trouva jetée
+brusquement dans un pays à peine conquis et pacifié,
+et qui ne jouissait encore d'aucune loi. De
+plus, aucune ville importante n'était édifiée, aucune<span class="pagenum" id="Page_300">[Pg 300]</span>
+disposition prise pour recevoir tant de gens
+différents. La Providence veilla sans doute, au
+moins dans une certaine mesure, à la naissance
+de la colonie, et l'énergie américaine fit le reste.
+Mais les commencements furent pénibles et même
+accompagnés, ainsi qu'on le verra plus loin, de
+calamités terribles.</p>
+
+<p>Le plus pressant besoin de l'émigrant, en arrivant,
+était le soin de son installation, à moins qu'il
+ne partît aussitôt pour les mines. Les premiers
+qui débarquèrent durent camper sous des tentes,
+au bord de la mer, et pourvoir eux-mêmes à tous
+leurs besoins. Le Pérou et le Chili, qui reçoivent
+aujourd'hui des farines de la Californie, lui envoyaient
+alors leurs blés. Des navires européens
+arrivaient aussi, chargés d'émigrants d'abord,
+puis de marchandises de toutes sortes, et souvent
+de maisons de bois prêtes à être montées sur
+place.</p>
+
+<p>Chacun, à cette époque, vivait entièrement à
+sa guise, en payant tout au poids de l'or. Un
+œuf valait jusqu'à 5 francs, une poule jusqu'à
+50. Le prix de la journée de l'ouvrier était
+d'ailleurs en proportion, et le dernier des manœuvres
+ne se dérangeait pas à moins de 5 francs
+l'heure. Quant à ceux qui avaient un métier, le
+salaire de leur journée variait entre 100 et<span class="pagenum" id="Page_301">[Pg 301]</span>
+150 francs. Heureux temps que beaucoup regrettent
+aujourd'hui, car on travaillait alors aussi peu
+que l'on gagnait beaucoup.</p>
+
+<p>Il y avait confusion entière dans les monnaies,
+et le dernier élément d'appoint était le <i>quarter</i>
+américain, pièce d'argent qui vaut vingt-cinq sous.
+On ne daignait pas s'arrêter au <i>bit</i> ou au <i>real</i>,
+moitié du quarter, et encore moins regardait-on
+au <i>dime</i>, l'équivalent de notre pièce de dix sous.
+La monnaie de cuivre était conspuée, et n'a pas
+encore fait, du reste, son apparition officielle dans
+le monde californien. On prétend qu'elle amènerait
+la diminution des salaires et de l'intérêt de l'argent.
+La pièce de un franc passait alors pour un
+quarter, malgré une différence en moins de vingt
+pour cent. Avec certaines pièces allemandes, qui
+ne représentaient qu'une valeur inférieure à
+un franc, la différence était plus grande encore,
+et beaucoup de ces pièces étaient en outre de mauvais
+aloi. Tout a été réglementé depuis; mais
+qui s'arrêtait alors à ces écarts et au titre de la
+monnaie, sinon quelques banquiers, avant tout
+hommes d'argent et avides? Quelques-uns allèrent
+jusqu'à commander en Europe des chargements
+spéciaux de pièces d'infime valeur pour les écouler
+ensuite avec prime sur la place de San Francisco.
+Ils retirèrent de très-gros bénéfices de cette fraude,<span class="pagenum" id="Page_302">[Pg 302]</span>
+eux qui déjà prêtaient leurs capitaux à dix et quinze
+pour cent par mois: c'était, au reste, à cette époque,
+le taux normal de l'intérêt à San Francisco.</p>
+
+<p>Bientôt les Californiens frappèrent leur monnaie
+nationale, l'octogone, pièce lourde et de forme
+incommode. Le chiffre de la valeur était gravé
+d'un côté; de l'autre, il n'y avait rien. Cette monnaie
+était faite de l'or des mines non raffiné, et
+jouissait de plus ou moins de crédit, suivant le nom
+du banquier ou du négociant qui l'émettait. La
+valeur nominale était de 50 ou de 100 dollars,
+suivant le module, c'est-à-dire de 250 ou de 500 fr.</p>
+
+<p>L'octogone portait quelquefois sur la face l'aigle
+américaine, aux ailes éployées, tenant les foudres
+dans ses serres, et environnée de ses fidèles étoiles,
+dont chacune représente un État de l'Union. D'autres
+fois, c'était le phénix, renaissant de ses cendres,
+en l'honneur des villes californiennes
+toujours incendiées, toujours immédiatement rebâties.
+Parfois aussi Minerve, sortant tout armée
+de la tête de Jupiter, le casque en tête et la lance
+à la main, venait rappeler aux Californiens les
+incroyables progrès de leur État dès sa naissance.
+Sur quelques médailles, l'ours de Californie, errant
+autour des mines, signifiait l'état sauvage du
+pays à l'arrivée des premiers colons. Ces emblèmes,
+ces allégories ont, du reste, successivement<span class="pagenum" id="Page_303">[Pg 303]</span>
+paru sur le sceau de l'État californien; mais
+l'hôtel des monnaies de San Francisco, établi dès
+1852, ne les a pas conservés, et la monnaie qu'on
+frappe en Californie est la même que celle de tous
+les autres États de l'Union.</p>
+
+<p>J'ai dit que les premiers émigrants qui s'arrêtaient
+à San Francisco campaient sous des tentes
+au bord du rivage, faute de maisons préparées
+pour les recevoir. Cet état transitoire ne pouvait
+durer. Quelques maisons ne tardèrent pas à s'élever,
+édifiées par les Américains, qui bâtissent
+presque toutes leurs demeures en bois avec tant
+de rapidité et d'élégance. Les rues furent jalonnées,
+et la ville tirée au cordeau de façon à représenter
+un damier, comme la plupart des villes
+des États-Unis. On vit alors, comme dans toutes
+les cités naissantes, des rues sans maison et des
+maisons sans rue, sauf à tout réunir et niveler
+plus tard. Les terrains acquirent une valeur
+énorme, et les dunes, les montagnes de sable autour
+de San Francisco se vendirent à des prix
+fabuleux. La plupart des propriétaires n'avaient
+d'autre titre que celui de <i>squatters</i> ou de premiers
+occupants, mais les lois américaines le respectent
+dans la formation de chaque nouvel État.</p>
+
+<p>Les navires qui arrivaient à San Francisco de
+tous les points du globe ne trouvaient plus aucun<span class="pagenum" id="Page_304">[Pg 304]</span>
+fret de retour; car, à part l'or, le pays ne produisait
+encore presque rien. Ces navires restaient
+inoccupés sur la mer. Tous les marins avaient
+d'ailleurs déserté pour courir aux mines; souvent
+le capitaine partait le premier à la tête de l'équipage.
+Beaucoup de ces navires avaient rapporté
+bien au delà de leur valeur par le transport d'une
+foule compacte d'émigrants, et de marchandises
+qui se vendaient très-cher. Ils furent démolis, et
+une partie des roufles servit à façonner tout d'une
+pièce des cabanes improvisées. On a vu longtemps
+et peut-être voit-on encore debout aujourd'hui
+quelques-unes de ces habitations d'un nouveau
+genre.</p>
+
+<p>Les carènes des navires servirent à un autre
+usage, et avec elles une foule de caisses toutes
+pleines de marchandises. On ne savait que faire
+de la masse de ballots qui arrivaient tous les jours,
+et quelquefois à contre-sens. Les négociants d'outre-mer
+envoyèrent des liqueurs et du vin à enivrer
+des armées entières, et des caisses de tabac
+et de cigares à satisfaire plusieurs générations de
+fumeurs. Les <i>auctions</i> ou ventes à l'encan avaient
+beau s'ouvrir tous les jours, on ne pouvait tout
+écouler, même au seul prix du port d'envoi. On
+avait imaginé que la Californie était un gouffre
+sans fond qui pouvait facilement engloutir toutes<span class="pagenum" id="Page_305">[Pg 305]</span>
+les marchandises qu'on lui adressait. Il les engloutit,
+en effet, mais on va voir de quelle manière.
+Carènes, ballots et caisses servaient, avec des remblais
+en terre, à niveler le sol, ou étaient immergés
+dans la mer avec leur contenu, puis on bâtissait
+sur ces espèces de fondations jetées entre des
+pilotis. Ainsi commencèrent à s'élever les <i>wharves</i>
+ou quais, qui se prolongeant dans les eaux au
+delà du rivage naturel, permirent aux navires d'un
+fort tonnage d'aborder directement le port de San
+Francisco.</p>
+
+<p>Le pavage ou plutôt le planchéiage des rues fut
+la dernière chose dont on s'occupa dans l'organisation
+rapide de cette ville, qu'on aurait pu croire
+sortie du sein des flots. Encore moins s'inquiéta-t-on,
+dans le principe, de l'établissement des
+égouts et du nivellement des rues, pour ménager
+un écoulement aux eaux. Aussi dès les premières
+pluies de l'hiver, qui souvent sont torrentielles et
+dont la durée est de près de six mois, la ville
+devint bientôt un véritable marécage. On s'enfonçait
+dans la vase jusqu'à mi-jambe, et des charrettes
+embourbées pourrissaient quelquefois sur
+place.</p>
+
+<p>Aucune police, aucun service de voirie urbaine
+n'étaient organisés. L'édilité sanfranciscaine n'était
+pas encore nommée, et le <i>self-government</i>, que<span class="pagenum" id="Page_306">[Pg 306]</span>
+les Américains poussent bien plus loin que les
+Anglais, laissait à chaque immigrant le soin de se
+protéger tout seul. «<i>Help yourself</i>: Défends-toi toi-même,»
+est un adage familier au Yankee. En vertu
+de cet adage, plus d'un matelot, plus d'un mineur
+pris de vin, disparurent pour jamais dans la mer,
+à travers le plancher des quais en bois, bien souvent
+disjoint par le mouvement journalier des
+charrettes et des marchandises. Les trappes
+d'hommes, <i>men's traps</i>, comme les appellent
+les journaux californiens, se montrent encore
+aujourd'hui béantes sur quelques <i>wharves</i>, et il
+ne serait pas prudent de trop s'aventurer la nuit
+sur ces planchers semés d'abîmes.</p>
+
+<p>L'aspect qu'offraient alors les habitants de San
+Francisco était des plus curieux. C'était l'époque
+des costumes excentriques. Une chemise de laine,
+de couleur le plus souvent rouge, comme celles
+que Garibaldi et ses volontaires portent si complaisamment
+en Italie; un <i>sombrero</i> mexicain aux
+larges bords, en paille ou en feutre mou; une
+ceinture dans laquelle passait le fidèle revolver;
+enfin une large paire de bottes, où venait s'engouffrer
+l'extrémité d'un vaste pantalon fixé à la
+ceinture: tel était alors le costume de tout élégant
+Californien. Puis venait le mélange bizarre de
+Mexicains drapés dans leur manteau bariolé ou<span class="pagenum" id="Page_307">[Pg 307]</span>
+<i>sarape</i>, de Chiliens dans leur <i>poncho</i>, et de Chinois
+à la longue queue.</p>
+
+<p>Cette bigarrure des vêtements ne tarda pas
+à faire place, au moins chez la plupart des colons,
+à l'élégance prosaïque des modes américaines,
+empruntées à celles d'Europe. Le chapeau
+de soie roide et pressant le front, incommode boisseau,
+la cravate noire, le faux col, le gilet serré
+sur la poitrine, la chemise de toile ou de batiste,
+enfin les pantalons plus ou moins collants, et les
+souliers étroits vinrent bientôt remplacer, surtout
+dans les villes, le costume pittoresque des premiers
+jours. Bientôt San Francisco et les principaux
+centres de population du pays n'eurent plus
+rien à envier aux autres villes de l'Amérique où
+la sévérité du costume est poussée le plus loin.</p>
+
+<p>San Francisco ne tarda pas, en effet, à s'organiser
+d'après ce patron traditionnel, sur lequel est
+calquée toute ville naissante aux États-Unis. D'abord
+un journal fut créé pour répandre les nouvelles
+courantes. A côté, fut installé un <i>bar</i> ou
+buvette, où l'Américain pût satisfaire à son aise
+son besoin de spiritueux. L'église vint la dernière,
+mais on suppléa par la variété des sectes au retard
+qu'on avait mis à répondre au sentiment religieux.
+Puis, des hôtels s'élevèrent où, en vertu du principe
+d'égalité, si cher au Yankee, on ne paya ni<span class="pagenum" id="Page_308">[Pg 308]</span>
+plus ni moins que dans les hôtels de New-York ou
+de Boston. En même temps, s'établissaient les
+banquiers, les négociants et les marchands, pendant
+que la plupart des immigrants, dévorés de la
+soif de l'or, couraient aux mines et se jetaient sur
+les placers.</p>
+
+<p>C'était le temps où le mineur, le pic et la pelle
+sur l'épaule, la vaste sébile à laver l'or sous le
+bras, le couteau et le pistolet à la ceinture, s'en
+allait à la découverte, vers un eldorado inconnu.
+Les chercheurs d'or partaient en bandes, avec des
+provisions pour plusieurs jours. Ils allaient, portant
+sur leur dos les ustensiles de cuisine, les couvertures,
+les outils. Ils descendaient le long des
+ravins, bravant la pluie, la chaleur, la fatigue,
+endurant les privations et soutenus par l'espoir
+bien souvent déçu, d'une heureuse découverte.
+Quelques-uns recherchaient des endroits jusque-là
+ignorés, et que n'avait encore foulés le pied d'aucun
+Européen. Souvent des tribus d'Indiens sauvages,
+surtout dans le Nord, attaquaient la petite bande,
+et il fallait à celle-ci lutter d'audace et de vigueur
+contre le nombre des assaillants.</p>
+
+<p>D'abord de simples camps de mineurs s'élevèrent
+dans l'intérieur du pays, mais bientôt s'ouvrirent
+des routes et des villes. Sacramento,
+Stockton, Sonora, Nevada, Marysville, Colombia,<span class="pagenum" id="Page_309">[Pg 309]</span>
+devenues depuis si importantes, ne datent que de
+cette époque. L'élégance actuelle de ces cités remplace
+le pittoresque d'un campement improvisé.
+Avant ces constructions, c'était sous la tente que
+couchait le mineur, et le soir, à l'éclat des feux
+brillant de toutes parts, dans ces rues souvent
+tracées le matin, se mêlaient des voix et des cris
+divers. C'était une véritable Babel où l'on entendait
+toutes les langues. Souvent aussi les imprécations
+et les disputes des joueurs remplissaient
+le camp de tumulte, et parfois, il faut le dire, la
+détonation d'un <i>revolver</i> ou d'un <i>rifle</i> éclatait au
+milieu d'une querelle, comme un argument sans
+appel.</p>
+
+<p>Le bénéfice des mineurs, avec quelques pelletées
+de terre, était alors presque partout fabuleux:
+80 ou 100 francs par jour marquaient souvent
+le résultat d'un travail moyen, sans compter
+les découvertes de pépites qui, quelquefois
+dans une matinée, rendaient le mineur millionnaire.</p>
+
+<p>La boisson et le jeu absorbaient vite le produit
+des placers, et plus d'un mineur, le sac plein de
+poudre d'or, perdit dans une nuit le fruit de tout
+un mois de recherches. Les mineurs venus des
+colonies espagnoles, Mexicains, Péruviens ou Chiliens,
+se faisaient à la fois remarquer par leur ardeur<span class="pagenum" id="Page_310">[Pg 310]</span>
+infatigable au jeu et par leur calme impassible
+et stoïque devant les plus grosses pertes.</p>
+
+<p>A San Francisco, les maisons de jeu, aujourd'hui
+disparues et fermées par ordre, jouissaient d'une
+vogue immense. Chacun y était admis et l'ardeur
+des joueurs était sans exemple. Souvent on ne se
+donnait pas la peine de peser la poudre d'or; on
+équilibrait à la main et à vue d'œil les deux tas
+mis en présence. Le baccarat et le lansquenet, le
+<i>monte</i> des Espagnols, tous les jeux de carte et de
+hasard, faciles et ruineux, étaient à la disposition
+de tous, et les paris dépassaient parfois toute limite.
+Le banquier avait de chaque côté, sur la table, un
+revolver armé. La vue de cet instrument, qu'on
+était si prompt alors à manier, tenait le public en
+respect et commandait la réserve aux tricheurs.
+De belles dames, à moitié nues, Américaines ou
+Françaises, occupaient avec les revolvers la droite
+et la gauche du banquier, et servaient d'amorce
+aux joueurs. D'autres circulaient dans la salle, y
+semant d'ardentes œillades. Il fallait, pour résister
+à leurs provocations, une vertu à toute épreuve,
+les femmes étant alors, comme aujourd'hui encore,
+très-rares en Californie. Une musique plus
+ou moins harmonieuse, mais toujours fort
+bruyante, car les instruments de cuivre y dominaient,
+répandait ses durs accords dans la foule. Elle<span class="pagenum" id="Page_311">[Pg 311]</span>
+jetait au dehors des flots d'harmonie, à travers des
+fenêtres ouvertes et rouges de l'éclat des lumières:
+c'était l'appel au public de la rue. La fumée des
+pipes et des cigares s'élevait autour du tapis vert;
+des liqueurs et des pâtisseries, distribuées gratuitement,
+à profusion, permettaient aux joueurs infortunés
+et aux fumeurs infatigables de se reposer
+un instant.</p>
+
+<p>En dehors de ces établissements publics, certaines
+maisons de jeu particulières, tenues par des
+dames, étaient ouvertes à un public choisi. Enfin,
+quelques théâtres ne tardèrent pas à s'installer, et
+les citadins de San Francisco, qui n'avaient ni foyer
+ni famille, purent varier quelque peu les émotions
+de leur soirée.</p>
+
+<p>Aujourd'hui les maisons de jeu sont fermées,
+les théâtres californiens sont ce qu'ont les voit
+partout, et le calme s'est en tous lieux rétabli. Il
+est fâcheux seulement qu'en ces jours, déjà si loin,
+aucun romancier n'ait paru pour dépeindre cette
+société si originale, qu'on ne connaît plus que par
+tradition. Il y avait là matière au plus curieux tableau
+de mœurs que jamais écrivain pût tracer.
+Soit qu'on eût voulu mêler la fiction à la vérité,
+soit qu'on n'eût dépeint que la réalité, les types
+n'eussent pas manqué au récit. Sans nommer ici
+une foule de ces existences déclassées qui quittèrent<span class="pagenum" id="Page_312">[Pg 312]</span>
+l'Europe pour la Californie, viveurs ruinés,
+artistes sans emploi, hommes de lettres affamés,
+banquiers ou négociants en faillite, gardes mobiles
+licenciés, n'oublions pas que quelques types
+particuliers apparurent alors sur l'horizon californien.</p>
+
+<p>Ce fut d'abord, pour ne citer que des noms français,
+M. de Raousset-Boulbon, au cœur si noble et
+généreux. Il vécut longtemps de la pêche et de la
+chasse, se fit aussi portefaix, puis marchand de
+bœufs. Il alla chercher son troupeau dans la basse
+Californie, et revint à pied jusqu'à San Francisco,
+traversant plusieurs centaines de lieues d'un désert
+aride et sauvage. Tous les métiers se valaient
+alors; il fallait vivre, et la plus grande égalité régnait
+entre tous les immigrants. L'expédition de la
+Sonora, qu'entreprit M. de Raousset, fut d'abord
+couronnée de succès, mais eut ensuite des résultats
+déplorables. On connaît la fin courageuse de ce
+héros, indignement trahi et fusillé par le gouvernement
+mexicain. La France n'a pas vengé sa
+mort.</p>
+
+<p>A côté de celle de M. de Raousset, apparaît la
+figure de M. de Pindray, un chasseur déterminé,
+un vaillant mineur, à la force herculéenne, et dont
+la fin fut aussi bien triste. Il disparut dans la Sonora,
+dévoré, dit-on, par les loups, d'autres disent<span class="pagenum" id="Page_313">[Pg 313]</span>
+surpris par les Indiens, ou tué peut-être par les
+Mexicains.</p>
+
+<p>Citons encore M. de R..., tête aventureuse, aujourd'hui
+de retour à Paris. Par son esprit conciliant
+et ferme, il maintint plus d'une fois l'harmonie
+entre deux camps opposés de mineurs, et sut
+épargner l'effusion inutile du sang.</p>
+
+<p>Nommons enfin M. de B..., frère d'un naturaliste
+célèbre. Oubliant son nom et ses illusions dorées,
+il dirigeait, en 1860, une tannerie dans le comté
+de Mariposa, et préparait lui-même, à la façon californienne,
+la gamelle de ses ouvriers.</p>
+
+<p>La France, comme on le voit, a fourni largement
+sa part de héros au roman californien des premiers
+temps; mais il faut rappeler aussi, pour être juste,
+un nom italien, celui du colonel C..., aujourd'hui
+général. Il n'a quitté les rives du Pacifique qu'en
+1859, pour se mêler aux événements de la guerre
+d'Italie, où il a joué un rôle très-marquant. Honoré
+de tous en Californie, et l'un des plus riches propriétaires
+du pays, le général C... a déployé dans sa
+vie de colon une énergie et une vigueur peu communes.
+Il a pris aussi sa part à différentes explorations
+dans les États atlantiques de l'Union. Un
+jour enfin, il est allé chercher un grand troupeau
+de bœufs sur les bords du Mississipi, et l'a ramené
+par terre à San Francisco, à travers plus de 800<span class="pagenum" id="Page_314">[Pg 314]</span>
+lieues de déserts, hantés par les hordes sauvages
+des Indiens.</p>
+
+<p>Si le roman des premières années de l'immigration
+présente des types si accentués, il ne manque
+pas non plus d'émotions saisissantes. C'était le
+temps des <i>squatters</i>, qui venaient, envahisseurs
+sauvages, s'établir à main armée sur le terrain
+d'autrui. Des luttes en règle s'ensuivaient, et plus
+d'une fois un terrain ou une mine furent ainsi
+successivement perdus et repris à coups de carabines
+ou de revolvers. C'était aussi le temps de ces
+immenses incendies, qui consumaient en quelques
+heures des villes entières, que l'on avait mis plusieurs
+mois à bâtir. Le feu dévorait, à mesure
+qu'elles naissaient, les villes californiennes; mais
+sur les cendres encore chaudes, les énergiques
+Américains se hâtaient de les reconstruire, et, dès
+le lendemain, comme par enchantement, une nouvelle
+cité s'élevait sur les ruines fumantes de la
+première.</p>
+
+<p>Aujourd'hui, le feu exerce encore ses ravages,
+surtout dans les villes des mines, souvent dépourvues
+de pompes, et l'ardeur qu'on met à rebâtir
+est presque aussi étonnante qu'aux premiers jours.
+J'ai vu une fois la moitié du village de Coulterville
+disparaître dans une nuit d'incendie. Dès le lendemain,
+au milieu du feu à peine éteint, les maçons<span class="pagenum" id="Page_315">[Pg 315]</span>
+plantaient leurs piquets, les architectes crayonnaient
+leurs devis.</p>
+
+<p>Aux premiers temps de l'immigration, les incendies
+furent d'une intensité sans égale, et se
+répétèrent à diverses reprises dans tous les centres
+de population. Sacramento, Sonora, Marysville,
+San Francisco, furent ainsi plusieurs fois entièrement
+consumés par les flammes. Les incendies
+éclatèrent à San Francisco dès la fin de décembre
+1849, puis le 4 mai 1850, et pendant les mois de
+juin et de septembre suivants; enfin (dates fatales
+et que l'on prévoyait) le 4 mai et le 22 juin 1851
+marquèrent des sinistres sans nom. La ville était
+encore dépourvue de pompes, et privée de ce système
+de surveillance et d'embrigadement qui la
+met aujourd'hui à l'abri de pareils malheurs. Des
+misérables exploitaient cette situation fâcheuse, et,
+brûlant la ville aux quatre coins, profitaient du
+tumulte de l'incendie pour se livrer à un pillage
+effréné. Ces brigands, organisés en compagnies
+régulières, pratiquaient aussi le vol et le meurtre
+au grand jour. Ils entraient dans un magasin, en
+plein midi, assommaient le patron d'un coup de
+casse-tête, et crochetaient son coffre-fort. D'autres
+fois, sous le nom d'<i>étrangleurs</i>, se cachant la nuit
+dans l'embrasure des portes, ils se jetaient sur le
+passant attardé, et, lui coupant la respiration par<span class="pagenum" id="Page_316">[Pg 316]</span>
+deux tours de cravate, le dévalisaient à leur aise.
+Ces bandits avaient leurs règlements, et leurs noms
+étaient connus de tous. Il fallait faire un exemple,
+frapper un coup d'audace, mais les juges n'osaient
+agir.</p>
+
+<p>Alors s'organisa, en vertu de la loi dite de
+<i>Lynch</i>, ce fameux <i>comité de vigilance</i> dont on a
+tant parlé<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a>. Il fonctionna pendant toute l'année
+1851, et résigna ensuite ses pouvoirs, après avoir
+purgé le pays des misérables qui l'infestaient. En
+vain les juges essayèrent de protester, en réclamant
+le droit d'agir eux-mêmes. On donna
+l'assaut à la prison, on enleva de vive force
+les coupables au geôlier, on les jugea, on les
+pendit. Quand le <i>coroner</i>, chargé de constater<span class="pagenum" id="Page_317">[Pg 317]</span>
+les décès, reconnut dans son procès-verbal
+que la mort du pendu provenait du fait <i>d'un
+comité dit de vigilance</i>, le tribunal n'osa poursuivre,
+devant l'attitude imposante prise par le
+peuple en masse. Aussi ceux des bandits qui
+échappèrent à la corde se hâtèrent-ils de prendre
+le large devant ce terrible et inflexible comité
+de salut public. Les meilleurs citoyens en firent
+partie, et s'en font gloire encore aujourd'hui. En
+1856, quand San Francisco sembla de nouveau menacé,
+pendant le passage aux affaires de l'administration
+la plus honteusement vénale qu'on ait vue
+aux États-Unis, tous les notables de la ville accoururent
+de nouveau, en plus grand nombre que la
+première fois. Il fallait réprimer des assassinats
+impunément commis au grand jour, et l'on faillit
+pendre le juge lui-même, qui, par peur ou
+par corruption, n'avait pas condamné les coupables.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13" class="label">[13]</a> La loi de Lynch, ainsi nommée du nom de son auteur, remonte
+au temps de la guerre de l'indépendance des États-Unis,
+c'est-à-dire à l'année 1774. Elle a d'abord été instituée pour suppléer
+à l'absence des tribunaux réguliers, et on l'applique souvent
+dans les <i>territoires</i> de l'Union qui ne sont pas encore admis
+comme États. Le jury est le peuple assemblé, constitué en <i>comité
+de vigilance</i>, et il est à la fois juge et bourreau. Il faut la majorité
+des voix pour condamner le coupable. La peine est la pendaison,
+et le jugement s'exécute séance tenante. Une corde et un
+arbre suffisent. Ceux qui ont tant crié en France contre la loi de
+Lynch oublient que, dans nos troubles publics, on a quelquefois
+exécuté des voleurs en vertu d'un jugement populaire bien plus
+sommaire que celui de Lynch. Cependant personne n'a réclamé,
+tout le monde a même applaudi. Soyons donc conséquents, et reportons-nous
+à cette société californienne composée de tant d'aventuriers,
+venus de tous les coins du globe. Il fallait, pour avoir le
+calme, purger cette société de son écume: c'est ce que fit la loi
+de Lynch.</p>
+
+</div>
+
+<p>Les villes de l'intérieur imitèrent l'exemple de
+San Francisco, et Marysville, Sacramento, Stockton,
+eurent aussi, par deux ou trois fois, leur
+comité de vigilance. A une époque surtout où le
+pays n'avait pas de lois régulières, comme au
+premier temps de la découverte de l'or, il fallait
+bien agir d'une manière vigoureuse contre les misérables
+qui exploitaient cette situation. C'est ainsi<span class="pagenum" id="Page_318">[Pg 318]</span>
+que le peuple pendit à Sacramento, en 1850, quatre
+marins déserteurs qui avaient lâchement assassiné
+une famille de huit personnes.</p>
+
+<p>Devant un pareil déploiement de vigueur, tous
+les convicts australiens, tous les gens sans aveu
+qui, en 1855, avaient peu à peu essayé de rentrer
+en Californie, durent enfin décamper sans espoir
+de retour. Ils s'empressèrent de quitter à tout
+jamais un pays où une chasse si bien montée était
+organisée contre eux.</p>
+
+<p>Aujourd'hui le calme est partout et pour toujours
+rétabli, grâce à ces mesures énergiques, et
+au point de vue de la sécurité personnelle comme
+de la liberté laissée à chacun, la Californie n'a rien
+à envier à aucune autre contrée du monde.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_319">[Pg 319]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="II_IV">IV</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">L'ÉTABLISSEMENT D'UNE CONSTITUTION.</h2>
+
+
+<p>Le besoin de se réglementer et de se donner une
+constitution est inhérent à l'Américain, de telle
+sorte que, si l'ordre chronologique eût été de rigueur
+dans cette étude, j'aurais dû parler tout
+d'abord de la constitution californienne.</p>
+
+<p>Dès le mois d'avril 1849, les immigrants arrivaient
+en grand nombre, et la Californie renfermait
+déjà, et bien au delà, le chiffre de 30,000 habitants
+fixé par la constitution fédérale pour la formation
+d'un État. En outre, le désordre régnait à
+peu près partout, et l'absence de lois et de toute
+direction produisait les plus grands troubles dans
+l'administration du pays. En conséquence, dès le 3<span class="pagenum" id="Page_320">[Pg 320]</span>
+août 1849, le général Riley, gouverneur au nom
+des États-Unis du territoire de Californie, fit
+une proclamation où, exposant la situation irrégulière
+et peu stable du pays, il invitait le peuple à
+déléguer des représentants à une Assemblée ou
+<i>Convention constituante</i>. Celle-ci devait se réunir à
+Monterey le 1<sup>er</sup> septembre 1849, et promulguer la
+constitution de l'État.</p>
+
+<p>A la date fixée, quarante-huit députés seulement,
+sur soixante-treize élus, se rendirent à Monterey
+et, dès le 4 septembre, le président et le secrétaire
+de cette chambre improvisée étaient nommés
+par les constituants.</p>
+
+<p>Il existe un tableau curieux qui, en nous donnant
+le nom et l'âge des députés, nous indique de
+plus leur lieu de naissance, leur profession et
+l'époque de leur établissement en Californie. La
+plupart des députés étaient Américains, comme on
+le pense, et l'âge de tous était compris entre vingt-cinq
+et cinquante ans, âge où l'on apprend chez
+nous à obéir aux lois plutôt qu'à les faire.</p>
+
+<p>Un nom français et quelques noms espagnols
+surnagent au milieu des noms américains, où ils
+apparaissent comme les représentants clair-semés
+de la race latine. Les Espagnols sont nés en Californie,
+et sont, par conséquent, de race mexicaine,
+hormis un seul, venu d'Europe, mais qu'un séjour<span class="pagenum" id="Page_321">[Pg 321]</span>
+de douze ans a suffisamment naturalisé dans le pays.
+Le Français, dont on peut citer le nom, M. Sainsevain,
+résidait depuis presque aussi longtemps dans
+la contrée. Un Écossais et un Irlandais viennent
+comme à plaisir se perdre avec le Français parmi
+les noms américains, et semblent placés là comme
+pour représenter dans toute sa pureté cette vigoureuse
+race gaélique qui n'a pu encore, sur le continent
+européen, se fondre avec la race anglo-saxonne.
+L'Écossais, fermier, était établi à los
+Angeles depuis seize ans; l'Irlandais, homme
+de loi, venu de New-York, faisait depuis trois
+ans de la procédure en Californie.</p>
+
+<p>Le nom de l'Helvétien Sutter apparaît aussi
+dans la liste, et c'était justice, non que la race
+germanique eût besoin d'être représentée, mais
+c'était à lui, ou du moins à son employé Marshall,
+le Mormon, qu'était dû tout le mouvement
+qui s'opérait.</p>
+
+<p>En dehors des rares exceptions que l'on vient
+de citer, le reste des députés était composé
+d'Américains, installés à peu près tous en Californie
+depuis un certain nombre d'années.</p>
+
+<p>Quelques-uns de ces honorables représentants
+sont aujourd'hui décédés, mais c'est le petit nombre:
+on vit longtemps sous le beau ciel californien.
+Tous les autres sont à cette heure encore en<span class="pagenum" id="Page_322">[Pg 322]</span>
+Californie. Ils sont revenus à leurs boutiques,
+à leur négoce ou à leurs études, car il y avait
+comme toujours une quantité considérable d'avocats
+et d'hommes de loi parmi eux. Ce n'est pas
+seulement en Europe que la profession du barreau
+porte aux honneurs de la députation et des ministères;
+il en est de même aux États-Unis, et l'on
+peut remarquer presque toujours que les candidats
+qui se disputent la succession à la présidence
+de la grande république sont devenus avocats,
+après avoir commencé autrement.</p>
+
+<p>Après les avocats, et avant les hommes de
+banque ou de négoce, venaient, dans la députation
+californienne, les fermiers ou colons. Ils sont
+paisiblement retournés à leurs champs, où ils ont
+repris de bonne grâce, comme Cincinnatus, le
+manche de la charrue.</p>
+
+<p>Si l'on désire, du reste, connaître l'exact dénombrement
+de ces premiers législateurs californiens,
+voici comment ils se groupaient: 16
+avocats, représentant sans doute la justice; 14
+fermiers, le travail de la terre; 10 banquiers,
+négociants et marchands, le commerce; 2 imprimeurs,
+la presse ou la pensée; 1 médecin, l'humanité
+souffrante. L'armée était, de son côté,
+représentée par 1 officier des troupes fédérales et
+1 lieutenant de volontaires; la marine, par 1 officier<span class="pagenum" id="Page_323">[Pg 323]</span>
+de vaisseau; enfin, le corps savant du génie,
+par 1 ingénieur de l'Union et 1 ingénieur civil. Ce
+qui formait en tout 48 membres, comme il a déjà
+été dit.</p>
+
+<p>Parmi les vingt-cinq représentants qui n'acceptèrent
+pas leur mandat, il y a deux noms français
+et trois espagnols. Cette négligence s'explique
+aisément chez ces hommes de race latine peu empressés
+de quitter leurs affaires pour faire acte de
+souverains. Mais ce qu'on a peine à comprendre,
+c'est l'absence des vingt-deux autres constituants,
+tous de noms anglo-américains. Il fallait que la
+soif de l'or fût bien vive et l'abondance des pépites
+bien grande dans les districts où ils furent nommés.
+La plupart des manquants appartenaient en
+effet aux districts de Sacramento et de San Joaquin,
+que l'on compte aujourd'hui encore parmi
+les plus aurifères. Ce n'est jamais qu'à la dernière
+extrémité que l'Américain renonce au plaisir de
+représenter ses concitoyens. Le suprême bonheur
+pour lui n'est-ce pas d'être envoyé à la législature
+de son État, sinon au congrès fédéral, d'y voter
+des lois, et d'y faire surtout de ces <i>speeches</i> sans
+gêne qui caractérisent le député anglo-saxon,
+qu'on l'entende en Angleterre ou aux États-Unis?</p>
+
+<p>La convention californienne, réunie à Monterey,
+s'ajourna <i>sine die</i> le 13 octobre 1849, après une session<span class="pagenum" id="Page_324">[Pg 324]</span>
+de quarante-trois jours. Avant de se séparer elle
+promulgua la constitution de l'État de Californie,
+travail de grande importance et d'un haut poids,
+dit un Californien, et qui fut mené à fin d'une façon
+aussi honorable pour les députés que pour
+leurs commettants. La constitution fut présentée
+au peuple appelé à la ratifier ou à la rejeter. Le
+peuple l'accepta à une immense majorité. A la suite
+de cette adoption populaire, elle fut communiquée
+officiellement au gouvernement fédéral. Mais
+l'<i>Oncle Sam</i>, comme on l'appelle, se montra moins
+empressé que les Californiens. Ce qui lui donnait
+à réfléchir, c'est que le nouvel État n'admettait
+pas l'esclavage dans son sein, offrant ainsi un
+exemple à suivre à tous les futurs États du Pacifique.
+Aussi l'Oncle Sam n'accorda-t-il son approbation
+que dans le courant de l'année 1850. Les
+Californiens attendaient cet heureux moment avec
+la plus vive impatience, et quand le vapeur, porteur
+de la nouvelle, entra tout pavoisé à San Francisco,
+il y eut une explosion de joie publique. Dès
+cet instant la constitution put être mise en vigueur,
+et l'État de Californie reçut une existence légale.</p>
+
+<p>Arrêtons-nous un moment sur cet acte si important
+dans la vie d'un peuple, celui par lequel il
+se donne des lois. Voyons comment les Californiens,
+dont on s'occupait alors en France à un tout<span class="pagenum" id="Page_325">[Pg 325]</span>
+autre point de vue, promulguaient une constitution
+qui vit toujours intacte, et vivra sans doute
+encore bien longtemps. N'oublions pas surtout,
+avant de commencer cet examen, qu'à la même
+époque d'autres peuples en Europe élaboraient
+avec bien des fatigues des constitutions fragiles
+auxquelles leurs auteurs devaient survivre. La
+constitution de la Californie, au contraire, n'a
+subi aucun changement, et l'on ne peut se dispenser
+de reconnaître à l'Américain une grande
+pratique des affaires de son pays, un sens droit,
+et un esprit exercé qui suppléent, dans presque
+tous les cas, à son manque de connaissances approfondies.</p>
+
+<p>La constitution de l'État de Californie s'ouvre
+d'une manière solennelle:</p>
+
+<p>«Nous, le peuple de Californie, rendant grâce
+au Dieu tout-puissant de notre liberté, et pour en
+assurer les avantages, établissons cette constitution.»</p>
+
+<p>Vient alors l'article 1<sup>er</sup>, qui contient la <i>déclaration
+des droits</i>. La fameuse déclaration des droits
+de l'homme ne fut certes pas plus explicite.</p>
+
+<p>«Tous les hommes, dit la constitution californienne,
+sont par nature libres et indépendants, et<span class="pagenum" id="Page_326">[Pg 326]</span>
+ont certains droits inaliénables, parmi lesquels
+sont ceux de jouir de leur vie et de leur liberté et
+de les défendre; d'acquérir, de posséder et de protéger
+leurs propriétés...</p>
+
+<p>«Tout pouvoir politique réside dans le peuple.
+Le gouvernement est institué pour la protection,
+la sécurité et le bénéfice du peuple, et le peuple a
+le droit de changer ou de réformer le gouvernement
+quand le bien public le demande.</p>
+
+<p>«Le droit d'être jugé par un jury spécial est assuré
+à tous, et demeure à jamais inviolable.</p>
+
+<p>«Le libre exercice de toutes les religions, sans
+distinction ni préférence de culte, est à tout jamais
+accordé dans l'État.</p>
+
+<p>«Tout accusé peut reprendre sa liberté sous
+caution, excepté dans le cas d'un crime capital.</p>
+
+<p>«Tout citoyen peut librement parler, écrire et
+publier ses opinions sur tous les sujets, et aucune
+loi ne pourra restreindre ou supprimer la liberté
+de la parole ou de la presse.</p>
+
+<p>«Le peuple a le droit de s'assembler librement,
+de délibérer sur le bien commun, d'instruire
+les représentants et de pétitionner à la
+législature.</p>
+
+<p>«Le pouvoir militaire sera subordonné au pouvoir
+civil. Aucune année permanente ne sera entretenue
+par l'État en temps de paix. Aucun soldat<span class="pagenum" id="Page_327">[Pg 327]</span>
+ne sera logé dans une maison sans le consentement
+du propriétaire.»</p>
+
+<p>Viennent ensuite une série de paragraphes proscrivant
+l'emprisonnement pour dettes et les lois
+d'exil; assurant aux étrangers résidants tous les
+droits des citoyens indigènes; défendant complétement
+l'esclavage; reconnaissant le droit inviolable
+de chacun d'assurer sa personne, ses biens
+meubles ou immeubles et ses papiers contre toute
+recherche ou saisie illégales. Enfin, comme si cette
+déclaration des droits n'était pas assez complète,
+un dernier paragraphe ajoute que l'énumération
+précédente n'infirme et ne diminue en rien tous
+les autres droits qui résident dans le peuple.</p>
+
+<p>Il eût été bon, à côté de cette déclaration des
+droits du citoyen, d'inscrire l'énumération de ses
+devoirs, ce qu'aucune constitution ne fait. On peut
+ajouter, il est vrai, que l'Américain se montre généralement
+pénétré de ses devoirs politiques, et
+qu'il sait toujours les accomplir.</p>
+
+<p>Le deuxième article de la constitution détermine
+le <i>droit de suffrage</i>. Tout citoyen mâle et de <i>race
+blanche</i>, âgé de vingt et un ans, et résidant en Californie
+depuis six mois, a le droit de voter à toutes
+les élections. Sont citoyens, dans ce cas, ceux originaires
+des États-Unis, et les Mexicains qui auront<span class="pagenum" id="Page_328">[Pg 328]</span>
+déclaré, au moment de la conquête, leur intention
+de devenir citoyens américains. Il n'est
+question que pour la forme des Indiens, ces maîtres
+dépossédés du sol, et c'est sans doute par dérision
+que la constitution s'occupe de leur admission
+possible à la législature. Il y a une injustice
+criante dans ce privilége exclusif des droits politiques
+que s'arroge la race blanche en Amérique,
+et je reviendrai, dans le cours de cette étude, sur
+l'oppression honteuse et l'espèce de proscription
+qui, en Californie comme dans tous les États de
+l'Union américaine, frappe encore les races de
+couleur.</p>
+
+<p>La constitution s'occupe ensuite de la <i>distribution
+des pouvoirs</i>, qui sont divisés en trois départements
+séparés: le pouvoir <i>législatif</i>, le pouvoir
+<i>exécutif</i> et le pouvoir <i>judiciaire</i>.</p>
+
+<p>Un article spécial fixe les attributions du pouvoir
+législatif, composé d'un sénat et d'une assemblée,
+qui portent collectivement le nom de législature
+de l'État. Chaque loi est promulguée par le
+sénat, au nom du peuple de Californie, et dans ces
+termes:</p>
+
+<div class="blockquot">
+
+<p>«Le peuple de l'État de Californie, représenté
+en sénat et assemblée, arrête et ordonne ce qui
+suit.»</p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_329">[Pg 329]</span></p>
+
+<p>Les sessions de la législature sont annuelles et
+doivent commencer dans le mois de janvier.</p>
+
+<p>Les membres de l'assemblée sont élus tous les
+ans; ceux du sénat sont nommés pour deux ans, et
+le renouvellement s'en fait par moitié chaque année.</p>
+
+<p>Pour être élu à la législature, il faut être citoyen
+américain, résider depuis un an dans l'État, et
+avoir vingt et un ans accomplis.</p>
+
+<p>Le nombre des sénateurs doit être au minimum
+d'un tiers, au maximum de la moitié du nombre
+des membres de l'assemblée. Le nombre de ces
+derniers ne doit pas excéder quatre-vingts.</p>
+
+<p>Chaque chambre nomme ses officiers. Les
+séances sont publiques, et le résultat en est publié
+avec le vote de chaque député.</p>
+
+<p>Tout projet de loi provenant de l'une des chambres
+peut être amendé par l'autre. Chaque <i>bill</i> n'a
+force de loi qu'après avoir été approuvé par le
+gouverneur de l'État; mais si cette approbation
+est refusée, ce bill peut néanmoins devenir loi
+sans la sanction du gouverneur, s'il est adopté de
+nouveau par les deux chambres, à la majorité des
+deux tiers des membres présents.</p>
+
+<p>Les membres de la législature reçoivent un traitement,
+mais ils ne peuvent être nommés à un autre
+emploi, ni en exercer aucun pendant toute la
+durée de leur mandat.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_330">[Pg 330]</span></p>
+
+<p>La législature ne peut octroyer le divorce, ni autoriser
+aucune loterie.</p>
+
+<p>Le chef du pouvoir exécutif prend le titre de gouverneur
+de l'État de Californie. Il est nommé pour
+deux ans à l'élection. Il doit, lors du vote, résider
+depuis deux ans dans le pays, et être âgé de
+plus de vingt-cinq ans. Le gouverneur est de
+droit commandant en chef de la milice et des armées
+de terre et de mer. Il veille à l'exécution des
+lois, convoque la législature dans les cas extraordinaires,
+et lui envoie son message au commencement
+de chaque session. Il a le pouvoir de diminuer
+les peines et le droit de grâce.</p>
+
+<p>Le vice-gouverneur ou lieutenant-gouverneur
+est aussi nommé à l'élection, préside le sénat et
+remplace le gouverneur dans des cas prévus.</p>
+
+<p>Un secrétaire d'État assiste le gouverneur.</p>
+
+<p>Le pouvoir judiciaire, auquel est consacré un article
+à part de la constitution, réside dans une cour
+suprême, dans les cours de district, dans celles
+de comté, et dans les justices de paix. C'est, d'ailleurs,
+l'importance des affaires qui règle la juridiction
+à laquelle elles doivent être soumises, et il
+ne faudrait pas comparer la cour suprême de
+l'État californien à notre cour de cassation, ni ses
+cours de district à nos cours d'appel et ses cours
+de comté à nos tribunaux de première instance.<span class="pagenum" id="Page_331">[Pg 331]</span>
+Enfin, outre les diverses cours de justice de l'État
+californien, il y a aussi la cour des États-Unis, dite
+cour de <i>circuit</i>. Là siégent les juges fédéraux envoyés
+de Washington pour appliquer les lois de
+l'Union et veiller à leur exécution.</p>
+
+<p>Tous les magistrats sont nommés à l'élection.
+Ceux de la cour suprême et les juges des cours de
+district le sont pour quatre ans, les juges de paix
+pour deux. Aucun officier judiciaire, excepté les
+juges de paix, ne doit recevoir d'argent des justiciables.</p>
+
+<p>La justice est rendue «au nom du peuple de
+l'État de Californie.»</p>
+
+<p>Les légistes européens verront sans doute, même
+en tenant compte des mœurs politiques des États-Unis,
+un grave inconvénient dans l'élection temporaire
+des juges par le peuple. Je ne sais si
+quelques juges californiens ne se sont pas montrés
+quelquefois trop cléments afin d'être réélus, ou
+n'ont pas cédé d'autres fois à des intimidations
+menaçantes, comme dans les cas où les comités de
+vigilance ont dû prendre leur place; mais j'ai entendu
+dire à San Francisco, même à des commerçants
+français qui comptaient plusieurs années de
+séjour dans le pays, qu'on était généralement satisfait
+de la manière dont la justice était rendue.
+D'ailleurs, l'opinion publique a une telle force aux<span class="pagenum" id="Page_332">[Pg 332]</span>
+États-Unis, qu'elle s'impose à tous les citoyens,
+et qu'un mauvais jugement serait sévèrement censuré
+par elle.</p>
+
+<p>Un article de la constitution californienne prévoit
+l'organisation de la milice de l'État, véritable
+garde nationale prête à marcher dans tout moment
+de péril, et laisse à la législature le soin d'établir
+une loi sur le service militaire que tout citoyen
+doit à son État.</p>
+
+<p>Un autre article de la constitution règle la façon
+dont l'État pourra contracter une dette. Cet article
+impose des limites au pouvoir de la législature de
+voter des emprunts, et dans certains cas appelle le
+peuple en masse à se prononcer.</p>
+
+<p>Un article spécial est ensuite consacré à cette
+grande question d'intérêt public, qui n'est nulle
+part négligée aux États-Unis: l'éducation de l'enfance.
+Un inspecteur de l'instruction publique est
+nommé pour trois ans par le peuple. La législature
+doit encourager, par tous les moyens convenables,
+tout ce qui peut exciter les améliorations et les
+découvertes dans l'ordre intellectuel, moral, scientifique
+ou agricole. Une partie du revenu ou de la
+vente des terres publiques est réservée, comme
+dans tous les États de l'Union, à l'entretien des
+écoles. La législature a encore développé ces heureuses
+dispositions.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_333">[Pg 333]</span></p>
+
+<p>Le mode d'amendement et de révision de la
+constitution est prévu par un article <i>ad hoc</i>. Un
+autre article règle, sous le titre de dispositions
+diverses, <i>miscellaneous provisions</i>, différentes questions
+importantes. Ainsi, le premier paragraphe
+fixe le siége de la prochaine session de la législature
+à San José, et non plus à Monterey. On a
+transféré, depuis, la législature à Vallejo, à Benicia
+et à Sacramento, où elle tient encore aujourd'hui
+ses séances. En déplaçant ainsi, de temps en
+temps, le siége du parlement, aucune ville n'est la
+capitale exclusive de l'État, et le mouvement qu'entraînent
+avec eux les cent vingt députés ou sénateurs
+siégeant ensemble profite tour à tour à différents
+centres, sans en favoriser aucun au détriment
+de tous les autres. Cependant, on incline aujourd'hui
+à penser que ce système n'était bon qu'à
+l'époque de la naissance du pays, et Sacramento
+paraît devoir prendre le titre définitif de capitale
+de la Californie. On y établit même un capitole.
+On sait que l'on décore de ce nom romain, aux
+États-Unis, le lieu des séances de la législature de
+chaque État.</p>
+
+<p>Un paragraphe particulier de la constitution
+défend le duel. Ceux qui violeront cette prescription
+seront déchus du droit de suffrage, et privés
+de leurs charges s'ils occupent un emploi public.<span class="pagenum" id="Page_334">[Pg 334]</span>
+Malgré ces peines de déchéance, si sensibles
+pour tout Américain, on ne se bat pas moins en
+duel en Californie, en comptant sur la clémence du
+jury.</p>
+
+<p>Il y a eu, à San Francisco des duels nombreux,
+auxquels une partie de la population a souvent
+assisté. Le scandale a quelquefois dépassé toutes
+limites. Ainsi, en octobre 1859, le sénateur californien
+au congrès de Washington, Broderick, et le
+juge à la cour suprême de Californie, David Terry,
+le même que le comité de vigilance avait failli
+pendre en 1856, se battaient dans un duel à mort
+devant plus de cent spectateurs, et après avoir été
+une première fois dispersés par les <i>constables</i>.
+Le duel eut lieu au pistolet, et Broderick succomba.
+Terry, comme on s'y attendait, a été acquitté par
+le jury, après une information dérisoire.</p>
+
+<p>Un autre paragraphe de la constitution fixe la
+formule du serment pour les sénateurs, les députés
+et les employés de l'État. Ils doivent jurer de
+défendre la constitution des États-Unis et celle de
+l'État de Californie, et de remplir fidèlement les
+devoirs de leur charge.</p>
+
+<p>Le dernier article de la constitution marque les
+limites de l'État de Californie.</p>
+
+<p>A la suite, sous le titre d'appendice ou <i>schedule</i>,
+viennent certaines dispositions applicables à l'état<span class="pagenum" id="Page_335">[Pg 335]</span>
+particulier où se trouvait alors le pays. Il y est dit
+que la constitution sera soumise à l'approbation du
+peuple. En outre, les deux sénateurs qui seront
+choisis par la législature, ainsi que les députés qui
+seront nommés par le peuple pour représenter la
+Californie au congrès des États-Unis, seront pourvus
+de copies certifiées de la constitution, si elle est ratifiée
+par le peuple. Ils les présenteront au congrès
+de Washington, lui demandant, au nom du peuple
+de Californie, l'admission du nouvel État dans
+l'Union américaine. Nous avons vu que cette admission
+fut prononcée par l'<i>oncle Sam</i> après mûre
+délibération. La Californie, trente et unième État
+de l'Union, qui en compte aujourd'hui trente-six,
+eut dès lors le droit d'appeler les autres États ses
+<i>sœurs</i> (<i>state-sisters</i>), suivant la curieuse dénomination
+en usage aux États-Unis.</p>
+
+<p>J'ai cru devoir exposer avec quelque détail la
+constitution californienne pour bien faire comprendre
+ce que sont les mœurs politiques dans un
+nouvel État de l'Union. On pourra reprocher à cette
+constitution un esprit démocratique trop prononcé;
+mais nous répondrons qu'elle est encore observée
+aujourd'hui comme aux temps où elle a été faite,
+et que personne ne songe à la violer. On objectera
+contre un système électoral si largement organisé
+quelques cas particuliers de fraudes, de corruptions<span class="pagenum" id="Page_336">[Pg 336]</span>
+ou même de compétitions par trop vives.
+Ces objections sont fondées; mais quand le peuple
+est appelé en masse dans ses comices, il n'y a pas
+lieu de s'étonner que quelques faits fâcheux se produisent.
+Toujours est-il qu'à l'époque où l'on ne
+voyait dans la Californie qu'une réunion d'aventuriers
+et de brigands, une agglomération d'hommes
+sans gouvernement régulier, sans aucune loi que
+la loi de Lynch, avec des juges siégeant armés du
+revolver, ce pays offrait pourtant à l'Europe un bel
+exemple, que celle-ci ne pouvait apprécier, parce
+qu'elle était trop loin, et surtout très-mal informée.
+La Californie se donnait alors, sans secousse et
+sans bruit, une constitution des plus libérales, et
+dont on peut déjà constater la solidité.</p>
+
+<p>Ce n'est pas que je veuille établir le moindre
+rapprochement entre l'Amérique et l'Europe.
+Le parallèle n'est pas possible, et l'on ne saurait
+comparer un peuple jeune, un peuple qui peut
+s'étendre partout, parce que le terrain s'étend partout
+devant lui, à des peuples anciens, condensés
+et agglomérés, auxquels l'air même manque quelquefois.
+Enfin, on ne doit point chercher à opposer
+un peuple né d'hier et libre de tout frein aux
+peuples de l'Europe, qui suivent les traditions de
+leur histoire, et dont les mœurs et les coutumes
+diffèrent autant de celles des Américains. On ne<span class="pagenum" id="Page_337">[Pg 337]</span>
+peut cependant nier que toutes les races différentes
+qui se rencontrent en Californie ne s'accommodent
+très-bien des institutions libérales qui y règnent,
+et l'on ne saurait oublier non plus que ces mêmes
+institutions ont merveilleusement aidé aux développements
+rapides de la colonisation de ce pays.
+C'est là un point qu'il ne faut pas perdre de vue.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_338">[Pg 338]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="II_V">V</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LA DÉMOCRATIE CALIFORNIENNE.</h2>
+
+
+<p>Il importe de ne point passer légèrement sur
+l'étude de la constitution californienne. Des questions
+de ce genre n'intéressent pas seulement le
+législateur, le politique et le philosophe, mais encore
+l'économiste, et en général tout homme
+éclairé que préoccupent l'observation et la connaissance
+des phénomènes sociaux. A quelque point de
+vue qu'on se place pour la commenter, cette constitution
+peut offrir, même dans un examen général,
+d'utiles enseignements, et dans tous les cas
+des faits importants à discuter.</p>
+
+<p>Nous voyons d'abord que tous les citoyens y
+sont égaux en droits politiques, comme, du reste,<span class="pagenum" id="Page_339">[Pg 339]</span>
+dans les autres États de l'Union. Ainsi, tous sont
+non-seulement aptes à voter, mais encore aptes à
+être élus. Il est bien entendu qu'ici, et dans tout ce
+qui va suivre, il n'est question que des citoyens de
+race blanche. L'exclusion des races de couleur des
+droits politiques et presque des droits sociaux est,
+d'ailleurs, le seul vice peut-être que présente la
+constitution californienne; vice honteux à notre
+époque, il est vrai, honteux surtout chez une
+grande république telle que l'Union. Mais tout a
+une raison d'être, et je reviendrai sur ce fait, que
+nous regardons à bon droit comme une tache pour
+les États-Unis.</p>
+
+<p>Toutes les places se donnant à l'élection en Californie,
+il fallait, pour que les diverses ambitions
+fussent tour à tour satisfaites, que les heureux élus
+ne s'éternisassent pas dans leur charge. La courte
+durée des emplois, deux ans en général, est l'un
+des principes qui régissent cet État démocratique;
+mais le fonctionnaire sortant peut d'ordinaire
+être réélu. Le peuple se voit à chaque instant,
+comme à Athènes et dans l'ancienne Rome, appelé
+sur la place publique. Tout le monde prend part au
+vote, sauf quelques rares abstentions, le plus souvent
+forcées. Le dépouillement des scrutins est
+loin de présenter, entre le nombre des votants et le
+nombre des électeurs inscrits, cette effrayante<span class="pagenum" id="Page_340">[Pg 340]</span>
+disproportion qu'on remarque en France, et qui
+doit faire croire à l'étranger que nous ne sommes
+pas encore mûrs pour la liberté politique.</p>
+
+<p>Dans les communes, le peuple nomme tous les
+officiers municipaux: l'<i>assessor</i>, qui établit l'impôt;
+le <i>tax-collector</i>, qui le perçoit; le <i>constable</i>,
+chargé de la police; le <i>recorder</i> ou greffier, qui
+rédige les actes de l'état civil; le <i>treasurer</i> ou caissier,
+qui garde les fonds communaux; le <i>judge of
+peace</i> ou juge de paix, qui prononce sur les différends
+entre les citoyens.</p>
+
+<p>Dans les comtés, qui ont beaucoup d'analogie
+avec nos arrondissements en France, le peuple
+nomme les membres des cours de justice: le <i>district
+judge</i>, pour six ans; le <i>county judge</i>, pour
+quatre ans, et les autres officiers des tribunaux
+pour deux ans: l'<i>attorney</i> ou procureur, le <i>county
+clerck</i> ou greffier, et le <i>sheriff</i>, qui fait exécuter
+les arrêts. Le peuple nomme aussi pour deux ans
+le <i>superintendent of common schools</i>, ou surveillant
+des écoles communales; le <i>surveyor</i>, géomètre ou
+agent voyer du comté, chargé de dresser le cadastre;
+les <i>supervisors</i>, ou inspecteurs du comté,
+rappelant à la fois nos conseillers municipaux et
+d'arrondissement; enfin, le <i>coroner</i>, chargé de
+constater les décès.</p>
+
+<p>Le peuple élit aussi les députés et les sénateurs;<span class="pagenum" id="Page_341">[Pg 341]</span>
+les députés par comtés, et les sénateurs par
+districts.</p>
+
+<p>Enfin la population entière de l'État est appelée
+à nommer les membres de la cour suprême, le
+chef du pouvoir exécutif, et avec lui tous les officiers
+qui l'assistent dans ses fonctions, tels que le
+vice-gouverneur, le secrétaire d'État, le <i>controller</i>,
+sorte de ministre de l'intérieur; le <i>treasurer</i>, ou
+directeur des finances; l'<i>attorney general</i>, ou procureur
+général; le <i>surveyor general</i>, ou inspecteur
+des travaux publics; le <i>superintendent of public instruction</i>,
+ou inspecteur de l'instruction publique;
+le <i>quartermaster general</i>, ou adjudant général. Tous
+ces officiers publics reçoivent de l'État un salaire
+qui ne dépasse pas en moyenne 3,000 dollars ou
+15,000 francs par an, à part le gouverneur, qui
+est payé 30,000 francs. En tenant compte des différences
+relatives de la valeur de l'argent en Europe
+et en Californie, il faut encore diminuer ces
+salaires de moitié, si on veut les comparer à ce
+qu'ils seraient, par exemple, en France. Mais les
+États-Unis, on le sait, ne sont pas prodigues pour
+les émoluments attachés aux emplois publics, et
+c'est assez naturel dans une république si démocratique.
+Le président de l'Union, placé à la tête
+d'un pays aussi grand que l'Europe, ne reçoit que
+125,000 francs par an pour tout traitement et indemnités.<span class="pagenum" id="Page_342">[Pg 342]</span>
+Dans aucun État les employés ne sont
+astreints à l'uniforme, à part les militaires, qui
+ne le portent que dans les parades, et jamais aucune
+décoration, aucun privilége ne distinguent
+les fonctionnaires des autres citoyens.</p>
+
+<p>Quoi qu'on en ait pu dire, les diverses élections
+se font en Californie d'une manière fort régulière.
+On n'y constate aucun de ces scandales publics que
+la presse parisienne se plaît quelquefois à raconter,
+et dont elle rend responsable le système électoral
+des États-Unis. S'il y a parfois, sur toute l'étendue
+de l'Union, quelques incidents à regretter,
+ils n'en sont pas moins fort rares. Ces désordres
+n'ont éclaté que dans quelques villes, et de pareils
+faits ne se sont jamais, du moins à ma connaissance,
+passés en Californie. Chacun y fait valoir,
+dans les <i>meetings</i> qui précèdent les élections, ses
+titres à l'emploi qu'il demande. Chaque parti choisit
+le candidat qu'il préfère; et si les voix semblent
+trop se diviser, plusieurs partis se réunissent pour
+reporter tous leurs suffrages sur un candidat commun.
+On pourrait peut-être citer quelques cas de
+corruption ou de violence; mais la nature humaine
+est-elle infaillible? n'avons-nous pas d'ailleurs
+nous-mêmes, dans des circonstances analogues,
+encouru les mêmes reproches? et ne serait-ce pas
+ici le lieu de renvoyer ceux qui attaquent toujours<span class="pagenum" id="Page_343">[Pg 343]</span>
+l'application du suffrage universel aux États-Unis
+à certain passage bien connu de l'Évangile?</p>
+
+<p>Il ne suffit pas à un peuple de jouir de l'égalité
+des droits politiques, il faut encore que tous soient
+égaux dans les relations journalières de la vie, et
+c'est ce qui constitue l'égalité sociale, peut-être
+plus chère que la première au cœur des Américains.
+Sous ce rapport, la Californie est des mieux
+partagées, et là, plus qu'en aucun autre État de
+l'Union, toutes les classes sont nivelées. Il n'y a
+pas de différences de rangs, de castes, pas d'esprit
+de corps enraciné. Le niveau est si bien établi, que
+tous les mariages se font en dehors de toute considération
+de position sociale. Ce n'est pas que je
+veuille les louer tous, mais je me borne à constater
+un fait, et à l'opposer à cette plaie hideuse
+des mariages d'argent qui ronge notre société en
+France. On ne peut trouver parmi les citoyens
+américains aucun domestique, et la classe des serviteurs
+se recrute exclusivement parmi les nègres
+ou les étrangers. Quant à l'ouvrier américain, il
+se regarde toujours comme l'égal de son patron,
+et même, renversant les rôles, il ne consent à le
+servir que comme un client, et jamais comme un
+maître. Il apporte toujours la plus grande dignité
+dans son travail, et pousse le respect de sa personne
+jusqu'au soin de son costume, qui ne révèle<span class="pagenum" id="Page_344">[Pg 344]</span>
+en rien un ouvrier à l'œil surpris de l'Européen.</p>
+
+<p>Il n'y a dans les hôtels, dans les diligences, les
+chemins de fer, qu'une seule espèce de place,
+et tous les voyageurs indistinctement payent le
+même prix. Si l'on fait quelque faveur, c'est pour
+les dames seulement. On leur réserve souvent,
+dans les hôtels et les bateaux à vapeur, des salons
+séparés, meublés avec le plus grand luxe. Il est
+beau de voir consacrés par l'usage ces égards délicats,
+ce respect profond pour la femme. On a dit
+que les Américains agissaient ainsi, non par galanterie,
+mais afin de se livrer plus facilement à tout
+leur sans-gêne. Il n'en est pas moins vrai que les
+femmes se trouvent très-bien de la réserve dont
+ils usent à leur égard, et qu'elles s'embarquent
+bravement toutes seules pour un long voyage,
+même en Californie, ce qu'assurément nos dames
+n'oseraient jamais faire en France.</p>
+
+<p>Les institutions de la Californie, comme celles
+des autres États de l'Union, sont dominées par le
+principe de l'égalité, qui se retrouve partout, aussi
+bien dans les lois relatives à l'impôt que dans
+celles qui concernent l'instruction publique.</p>
+
+<p>Tous les citoyens, de vingt et un à cinquante
+ans, doivent à l'État le <i>poll-tax</i>, sorte de capitation
+ou cote personnelle, qui est en Californie de 3 dollars
+ou 15 francs par tête. Il faut aussi payer au<span class="pagenum" id="Page_345">[Pg 345]</span>
+comté le <i>road-tax</i>, ou prestation en nature pour
+l'entretien des routes. Ce dernier impôt est de 3 à
+4 dollars, ou se paye par deux journées de travail.
+L'impôt foncier pèse, en outre, sur ceux qui
+possèdent des valeurs mobilières ou immobilières
+taxables, et la patente ou <i>license</i> sur ceux qui
+exercent un état soumis à cette contribution. L'impôt
+foncier est de 3 francs par 500 francs, soit 6
+pour 1,000, de la valeur immobilière ou mobilière
+reconnue. L'impôt du timbre, <i>stamp-tax</i>, frappe
+seulement les papiers de commerce et les polices
+d'assurance. Aucun impôt, aucune redevance ne
+pèse sur l'exploitation des mines et des placers,
+excepté le <i>mining-tax</i>, que payent encore dans
+quelques comtés les mineurs étrangers. L'impôt
+des passe-ports est inconnu, ainsi que celui des
+permis de chasse.</p>
+
+<p>Quant à l'instruction primaire, elle est répartie
+uniformément, et tous les citoyens apprennent à
+lire, à écrire et à calculer. On leur explique aussi
+dans les écoles, outre la grammaire et l'orthographe,
+un peu d'histoire et les rudiments des
+sciences. La religion est d'ordinaire soigneusement
+écartée de l'enseignement scolaire, et c'est aux
+parents qu'on laisse la charge de diriger l'éducation
+religieuse de leurs enfants. Mais la liberté
+d'enseigner est complète. Ainsi tous les professeurs,<span class="pagenum" id="Page_346">[Pg 346]</span>
+toutes les sectes peuvent fonder à leur gré
+des colléges ou même des séminaires, et imposer
+leur système particulier à l'élève qui entre dans
+un de ces établissements. Aucun monopole n'existe.
+Aucun grade, aucune corporation universitaire ne
+sont reconnus par l'État.</p>
+
+<p>Le léger bagage intellectuel dont on charge les
+jeunes citoyens leur suffit pour remplir tous les
+emplois, même les plus élevés. On cite avec orgueil
+en Californie le gouverneur Weller qui fut, dit-on,
+autrefois charretier, et feu le sénateur Broderick,
+un ex-ouvrier maçon, envoyé au congrès de Washington
+par ses compatriotes. Lincoln n'a-t-il pas
+commencé aussi par être charpentier?</p>
+
+<p>L'égalité civile et sociale la plus entière, avec
+les conséquences qui en découlent naturellement,
+ne sont pas les seuls droits qui soient garantis à
+tous en Californie. La liberté individuelle y est
+aussi entourée de respect. Pas de prison pour
+dettes, et, pour ainsi dire, pas de prison préventive,
+puisqu'on a la faculté de reprendre sa liberté
+sous caution, quelle que soit la faute commise,
+pourvu que ce ne soit pas un crime capital.
+Chacun a le droit d'être jugé par un jury spécial.
+Chacun peut porter sur soi des armes pour sa
+défense ou pour son agrément. La chasse est librement
+permise à tous; il en est de même de la<span class="pagenum" id="Page_347">[Pg 347]</span>
+pêche. La tracasserie si gênante des passe-ports
+est inconnue dans tous les États de l'Union. On
+peut en dire autant des visites d'octroi, qui n'existent
+pas davantage.</p>
+
+<p>La liberté la plus large est accordée aux transactions,
+et aucune loi ne règle l'intérêt de l'argent,
+qui n'est pas, après tout, une marchandise si différente
+des autres. Il n'y a non plus presque aucun
+recours contre les faillites qui, dans ces pays de
+commerçants hardis, prennent le nom d'affaires
+malheureuses. Il n'y a aucun monopole, aucune
+corporation comme en France, pour les courtiers
+et les agents de change, par exemple. Aucun corps
+n'a de priviléges exclusifs, comme notre corps des
+ponts et chaussées et des mines. En matière d'industrie,
+il y a liberté complète, et aucune loi restrictive
+n'est apportée à l'exploitation des forêts,
+de la terre, des mines ou des placers. Cette doctrine
+du <i>laissez faire, laissez passer</i>, si critiquée chez
+nous, et si heureusement appliquée à l'industrie
+californienne, a produit là-bas les plus merveilleux
+effets.</p>
+
+<p>La liberté religieuse et la liberté de la presse
+sont non moins pleinement exercées et garanties
+par la constitution, ainsi qu'on a pu le voir.
+L'État ne salarie aucun culte, en les reconnaissant
+tous, quels qu'ils soient; l'État n'a aucun journal<span class="pagenum" id="Page_348">[Pg 348]</span>
+officiel, et laisse toutes les feuilles publiques paraître
+et circuler librement sans timbre ni cautionnement.
+Dans chaque comté, l'administration
+des postes va même jusqu'à transporter gratuitement
+tous les journaux qui s'y publient.</p>
+
+<p>Une conséquence immédiate de ces deux libertés
+de la chaire et de la presse, a été de produire en
+Californie l'établissement d'une foule d'Églises de
+toutes les sectes possibles, y compris celle de Confucius
+et peut-être aussi celle de Bouddha, et la
+fondation d'une infinité de journaux, politiques,
+commerciaux, industriels, agricoles, scientifiques
+et littéraires. Leur nombre, leur format, les langues
+diverses dans lesquelles ils sont rédigés, le soin
+même qu'on prend de les bien imprimer, et sur un
+papier convenable, suivant la coutume anglaise et
+américaine, étonneraient vivement la presse parisienne
+si elle pouvait porter ses regards jusqu'à
+cet eldorado des journalistes.</p>
+
+<p>Voilà bien des libertés, dira-t-on, et l'on nous
+croit déjà près de la licence. La licence viendrait
+peut-être en d'autres pays, mais aux États-Unis et
+même en Californie, il faut le reconnaître, le tempérament
+froid et pratique de la race anglo-saxonne
+sait ordinairement prévenir les excès.
+Qu'il y ait eu parfois quelques troubles, qu'il y ait
+eu même quelques abus de pouvoir, c'est ce que<span class="pagenum" id="Page_349">[Pg 349]</span>
+l'on ne peut nier; mais que l'on cite le lieu du
+monde où des faits pareils et même pires ne se soient
+pas présentés. Quant à ceux qui m'accuseront
+d'exagération ou d'enthousiasme, je leur répondrai
+que je peins ce que j'ai vu, ce que j'ai mûrement
+examiné, et que je ne me laisse entraîner ni
+par mon caprice, ni par le mirage poétique d'institutions
+imaginaires.</p>
+
+<p>La Californie, comme tous les États de l'Union,
+n'a aucune armée permanente en temps de paix.
+On ne lève de troupes, dans les États-Unis, que
+lorsque l'ennemi public menace la fédération.
+Au reste, chaque citoyen de race blanche, jouissant
+d'une bonne constitution, doit, de 18 à 45 ans,
+le service militaire à l'État dans lequel il réside,
+et il a le devoir de marcher dès qu'il en est requis,
+à moins d'être exempté par la loi. Tout se borne
+le plus souvent à figurer parmi les membres d'une
+compagnie de volontaires faisant partie de la milice,
+à avoir un uniforme et à parader de temps en
+temps. Ces soldats improvisés rappellent un peu,
+par leurs cheveux longs, leurs favoris et leurs
+faux cols, notre garde nationale parisienne, ou
+mieux encore les volontaires anglais.</p>
+
+<p>Bien qu'éloignée de plus de 1,200 lieues, par
+terre, de la capitale des États-Unis, la Californie
+est gardée seulement par 15 à 1,800 soldats de<span class="pagenum" id="Page_350">[Pg 350]</span>
+l'armée fédérale, la plupart étrangers enrôlés.
+Ils sont casernés principalement dans les fortifications
+du port de San Francisco, et dans les différents
+forts du pays, qui servent à tenir en
+respect les Indiens. Si ces derniers deviennent
+trop remuants, on fait appel aux volontaires, et
+l'on a vu ainsi la milice californienne se porter
+quelquefois au secours des territoires et des États
+voisins ravagés par les Peaux-Rouges. Quant à la
+Californie, elle ne songe nullement à se séparer
+de la métropole. Grâce à cette heureuse combinaison
+politique qui fait de chaque État de l'Union un
+gouvernement distinct, absolument maître chez
+lui, cet État ne sent dès lors l'influence du gouvernement
+fédéral que dans les cas d'intérêts généraux
+ou de défense nationale, c'est-à-dire
+lorsque, livré à lui seul, il serait trop faible pour
+réussir ou pour résister. Cette situation semble
+résumer tous les avantages qu'on peut demander
+au système fédératif: elle donne l'assurance de sa
+vitalité et de sa durée dans l'Amérique du Nord.</p>
+
+<p>Le peuple américain, par suite des institutions
+libérales qui le régissent, a acquis cette patience,
+ce sang-froid, ce respect religieux de la loi qui
+conviennent à un peuple libre. Le type de l'Anglo-Saxon
+n'a pas non plus disparu chez lui. La ténacité,
+la persistance dans les vues, la hardiesse<span class="pagenum" id="Page_351">[Pg 351]</span>
+dans les entreprises, une habitude invétérée de ne
+compter jamais que sur ses propres forces, enfin
+une résignation stoïque opposée à tout événement
+difficile ou malheureux, sont autant de traits distinctifs
+qui, parmi beaucoup d'autres, font aisément
+reconnaître le citoyen de l'Union. Quant à
+l'esprit de religion et de famille, à l'amour instinctif
+du foyer domestique ou du <i>home</i>, ces sentiments
+se sont un peu effacés, il est vrai, surtout
+en Californie; mais ils n'en existent pas moins à
+l'état latent dans le cœur de tout Américain.</p>
+
+<p>Celui-ci mêle peut-être à ses qualités un grand
+fond d'égoïsme et un orgueil exagéré, qui, pour
+être généralement moins bruyant que l'orgueil
+traditionnel des fils de la Castille, n'en est que
+plus enraciné. Mais on ne doit pas lui contester
+une très-grande supériorité de caractère, et
+c'est cette supériorité qui frappe tout d'abord
+l'Européen arrivant pour la première fois aux
+États-Unis, fût-ce même en Californie. Il y a bien,
+en particulier dans ce dernier État, quelques
+coutumes fâcheuses qui font tache. L'Américain y
+est quelquefois d'une rudesse et d'un sans-façon
+qui, chez les peuples élégants et polis, seraient
+très-certainement hors de mise; San Francisco
+d'ailleurs ne brigue pas l'honneur d'être appelé
+l'Athènes du Pacifique, et se contente d'en être la<span class="pagenum" id="Page_352">[Pg 352]</span>
+reine, suivant le surnom que les Américains lui
+ont donné. Il faut donc négliger les détails, et ne
+pas oublier que ce ne sont encore que les institutions
+et les mœurs politiques qu'on peut louer
+presque sans restriction chez ces nations nouvelles.
+Le reste se fera plus tard: ne savons-nous pas
+qu'un progrès en amène un autre? Le peuple américain
+est plein de séve et de vie; jeune et vigoureux,
+il paraît se rajeunir encore à mesure qu'il
+colonise de nouveaux déserts. Il serait à désirer
+que l'Amérique espagnole eût prospéré comme sa
+puissante rivale. Mais elle se décompose tous les
+jours et se perd dans des révolutions inextricables,
+tandis que l'Anglo-Américain, calme et impassible,
+marche lentement, et par des voies presque toujours
+sûres, à une conquête qui lui paraît fatalement
+dévolue, celle de toute l'Amérique.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_353">[Pg 353]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="II_VI">VI</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">L'OPPRESSION DES RACES DE COULEUR.</h2>
+
+
+<p>J'arrive au seul point délicat que soulève l'étude
+de la constitution californienne, je veux
+dire l'oppression exercée contre les races de couleur.</p>
+
+<p>Bien que la Californie ne soit point un État à
+esclaves, bien que l'esclavage soit aujourd'hui
+partout aboli dans l'Union, les races de couleur
+sont proscrites en Californie, ou tout au moins
+poursuivies par le mépris public, comme dans
+tous les États-Unis. L'individu de sang blanc et
+sans nul mélange a seul droit au titre de citoyen.
+Le reste, nègres, Indiens ou Chinois, n'est pas considéré<span class="pagenum" id="Page_354">[Pg 354]</span>
+comme faisant partie de l'espèce humaine
+supérieure. La proscription s'étend plus loin, et
+une seule goutte du sang de ces races condamnées
+suffit pour faire d'un individu, dont les ancêtres
+étaient de race blanche, un véritable paria. Privé
+naguère du droit de voter, il ne pouvait témoigner
+en justice; il lui était même interdit de
+rien posséder. Il se trouvait mis, en quelque sorte,
+hors la loi. Les emplois les plus vils lui étaient
+seuls attribués.</p>
+
+<p>Dans les États à esclaves, le nègre ne pouvait
+voyager avec le blanc, même en omnibus,
+et ne devait en aucune occasion se rencontrer
+auprès de lui, à table, au théâtre, à l'église. C'est
+tout au plus si on le souffrait dans la rue. Quelques
+États libres, l'État de New-York, par exemple,
+maintenaient ces distinctions honteuses pour l'humanité.
+En Californie, les nègres sont également
+voués à l'animadversion publique, mais ils y sont
+fort peu nombreux, et c'est aux Chinois que l'Américain
+s'attaque de préférence. Tous les individus
+de race blanche, sans distinction, ont le droit d'occuper
+un <i>claim</i> ou portion de placer; le Chinois
+seul ne peut posséder cette portion qu'en la louant
+ou en l'achetant, et les conditions du marché sont
+le plus souvent exorbitantes. Au seul Chinois on
+fait encore payer le <i>mining-tax</i>, établi dans le principe<span class="pagenum" id="Page_355">[Pg 355]</span>
+sur tout mineur étranger. Cette espèce de patente
+donnait le droit de travailler sur les placers.
+Dans quelques comtés peu bienveillants, elle a été
+maintenue pour les Chinois au taux, aujourd'hui
+fort onéreux, des premiers temps de l'exploitation,
+soit à 4 dollars, ou un peu plus de 20 francs par
+mois.</p>
+
+<p>Partout, en Californie, le Chinois est relégué
+dans des quartiers séparés; on l'isole même entièrement,
+quand on peut, car il est indigne de se
+mêler aux blancs. On l'accuse volontiers de tous
+les malheurs publics, et surtout d'incendies et de
+vols. On le poursuit sans relâche, on le dépossède,
+et bien souvent les lois sont impuissantes ou inactives
+lorsqu'il s'agit de défendre le faible contre les
+injustices du fort. Le Chinois donne cependant aux
+Californiens un bel exemple de patience, de soumission
+et de travail. Il concourt aussi, pour une
+très-large part, au bien-être industriel et commercial
+du pays. Lui seul entreprend sur les placers
+certains travaux dont nul autre ne se chargerait;
+lui seul vient fouiller le sable et glaner encore un
+peu d'or sur des points réputés stériles ou trop
+pauvres par les autres mineurs; mais on le violente
+avec acharnement, et, devant les incessantes persécutions
+de ses oppresseurs, il quitte au plus tôt
+une contrée si peu hospitalière. C'est ainsi que<span class="pagenum" id="Page_356">[Pg 356]</span>
+l'on voit s'arrêter chaque jour en Californie l'immigration
+chinoise, qui eût pu rendre à cet État
+les services les plus signalés.</p>
+
+<p>Quelles que fussent les vertus utiles qui plaidaient
+en leur faveur, les Chinois ont été, dès leur
+arrivée, l'objet constant de la réprobation universelle.
+On a eu le courage d'invoquer contre eux
+une infériorité relative d'intelligence, et l'on a
+défendu par cette mauvaise raison les injustices
+plus que criantes dont on s'est rendu coupable à
+leur égard.</p>
+
+<p>Dès 1852, la législature de Californie faisait
+une loi pour prévenir toute immigration ultérieure
+des races chinoises ou mongoliennes; toutefois
+le gouverneur Bigler y opposa son <i>veto</i>, et
+la loi ne passa pas. En 1858, la législature revint
+à la charge, et la loi fut alors non-seulement
+votée par les deux Chambres, mais encore approuvée
+par le gouverneur. Elle passa donc avec la
+sanction des deux pouvoirs, législatif et exécutif:
+cependant, un nouvel échec l'attendait. Elle ne
+tarda pas à être déclarée inconstitutionnelle par
+la cour suprême de Californie, et dut être rapportée<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a>.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14" class="label">[14]</a> Il y a là, pour nous Européens, un fait politique curieux; car
+il semble que lorsque le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif
+ont sanctionné une loi, le pouvoir judiciaire n'a plus qu'à l'appliquer.
+Aux États-Unis il en est autrement. Si nous ouvrons, en
+effet, le livre de Tocqueville: <i>de La Démocratie en Amérique</i>, nous
+y lisons, tome I, chapitre <span class="allsmcap">VI</span>, <i>du Pouvoir judiciaire</i>, etc..., les
+lignes suivantes, qui méritent d'être méditées: «Lorsqu'on invoque,
+devant les tribunaux des États-Unis, une loi que le juge estime
+contraire à la constitution, il peut refuser de l'appliquer. Ce
+pouvoir est le seul qui soit particulier au magistrat américain;
+mais une grande influence politique en découle.</p>
+
+<p>«Il est, en effet, bien peu de lois qui soient de nature à échapper
+pendant longtemps à l'analyse judiciaire; car il en est bien peu
+qui ne blessent un intérêt individuel, et que des plaideurs ne
+puissent ou ne doivent invoquer devant les tribunaux. Or, du jour
+où le juge refuse d'appliquer une loi dans un procès, elle perd à
+l'instant une partie de sa force morale. Ceux qu'elle a lésés sont
+alors avertis qu'il existe un moyen de se soustraire à l'obligation
+de lui obéir; les procès se multiplient, et elle tombe dans l'impuissance.
+Il arrive alors l'une de ces deux choses: le peuple
+change sa constitution, ou la législature rapporte sa loi.</p>
+
+<p>«Les Américains ont donc confié à leurs tribunaux un immense
+pouvoir politique; mais en les obligeant à n'attaquer les lois que
+par des moyens judiciaires, ils ont beaucoup diminué les dangers
+de ce pouvoir...</p>
+
+<p>«Resserré dans ses limites, le pouvoir accordé aux tribunaux
+américains de prononcer sur l'inconstitutionnalité des lois, forme
+encore une des plus puissantes barrières qu'on ait jamais élevées
+contre la tyrannie des assemblées politiques.»</p>
+
+</div>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_357">[Pg 357]</span></p>
+
+<p>Depuis, les malheureux Chinois ont été victimes
+de nouvelles levées de boucliers. On les a notamment
+accusés à plusieurs reprises de faire baisser
+le taux des salaires en travaillant partout à prix
+réduits.</p>
+
+<p>Il semble prouvé, en effet, que la plupart des
+Chinois, surtout ceux qu'on nomme des <i>coolies</i>,
+sont de simples esclaves attachés à un maître qui
+les a amenés en Californie. Ce maître les loue à
+d'autres Chinois, ou les laisse libres de travailler<span class="pagenum" id="Page_358">[Pg 358]</span>
+à leur guise, moyennant une faible redevance journalière.</p>
+
+<p>La lutte entre les travailleurs chinois et les
+autres ouvriers californiens sera d'ailleurs toujours
+à recommencer. Les Chinois se contentent du plus
+modeste salaire; ce sont des ouvriers très-tenaces,
+fort industrieux, et ils réussissent presque toujours
+là où d'autres échouent. Il n'en faut certes
+pas davantage pour éveiller contre eux la jalousie
+des autres travailleurs, surtout quand la concurrence
+vient encore surexciter l'animosité de ceux-ci.
+Comme les Chinois ont en outre le malheur d'être
+de race jaune, ils ont nécessairement été sacrifiés
+ou le seront tôt ou tard à la race blanche, la seule
+à laquelle reviennent tous les droits, d'après les
+principes américains.</p>
+
+<p>Non contents de poursuivre les Chinois, les
+Américains ont aussi exercé en Californie leur esprit
+de proscription contre les Indiens, les premiers
+maîtres du pays. Les Peaux-Rouges ont dû
+céder tous les jours du terrain devant ces
+hardis conquérants, qui, les jugeant incapables
+d'entrer dans le grand courant de la civilisation,
+travaillent désormais à les anéantir. Le sol, par
+une sorte de loi inexorable, paraît ainsi destiné
+à devenir la propriété de celui-là seul qui peut en
+tirer profit. Il semble que le progrès ne peut<span class="pagenum" id="Page_359">[Pg 359]</span>
+s'opérer qu'à l'aide de certains sacrifices douloureux,
+malgré la sympathie, le plus souvent
+inutile, qu'on accorde aux malheureux qui en
+sont les victimes.</p>
+
+<p>Quand on réfléchit à la dure oppression que les
+Américains font peser sur les races de couleur,
+n'y voit-on pas aussi une sorte de fatalité qui semble
+avoir inévitablement voué celles-ci à un asservissement
+sans retour?</p>
+
+<p>On dirait qu'à la plus démocratique des républiques
+modernes il faut des ilotes, comme autrefois
+à Sparte, des esclaves, comme à Athènes et à
+Rome. Que la liberté du plus grand nombre, dans
+beaucoup d'États du nouveau monde, ne puisse
+marcher sans l'esclavage de quelques-uns, n'est-ce
+pas là un grave sujet de méditations? Les républiques
+espagnoles elles-mêmes ne sont pas exemptes
+du préjugé américain. Bien qu'on s'y soit allié
+souvent autrefois, et qu'on s'y allie encore aujourd'hui,
+aux races nègre et indienne, on n'en professe
+pas moins un profond mépris pour ces races, et
+les hommes de <i>sangre azul</i> ou de sang bleu, suivant
+l'expression espagnole, y sont toujours les
+plus honorés.</p>
+
+<p>Dans la destruction graduelle des Indiens par
+les Américains, il y a comme le doigt de Dieu. Si
+les colonies espagnoles sont si dégénérées aujourd'hui,<span class="pagenum" id="Page_360">[Pg 360]</span>
+c'est peut-être, et elles le sentent instinctivement,
+parce qu'elles ont mêlé leur sang avec
+celui des aborigènes. Il est fâcheux toutefois qu'un
+pays libre comme l'Union, qu'une généreuse république
+qui admet si noblement et si fraternellement
+tous les étrangers dans son sein, ait reçu de la
+nature la triste mission d'opprimer, et, suivant les
+cas, de proscrire, et même d'anéantir les races de
+couleur. Les Américains obéissent aveuglément à
+ce qu'ils croient leur devoir et leur droit, et l'on
+ne saurait exercer ce droit avec un plus grand
+sang-froid et une plus suprême impassibilité. Mais
+aussi ils savent que ce n'est qu'à ce prix qu'ils
+pourront faire utilement la conquête des deux
+Amériques. L'aigle américaine, qui étend déjà ses
+serres sur tant de pays divers, doit les étendre encore
+davantage, et la devise: <i>E pluribus unum</i> groupera
+encore bien des provinces sous la bannière des
+États-Unis. La doctrine de Monroë, si hautement
+proclamée par tous les présidents de la république
+dans leurs messages annuels, ne dit-elle pas nettement
+que l'<i>Amérique appartient aux Américains</i>,
+et qu'eux seuls ont voix dans leurs affaires? et
+qui appelle-t-on aujourd'hui Américains, si ce n'est
+les citoyens seuls de l'Union? Les républiques
+espagnoles, qui offrent presque toutes le triste
+spectacle de dissensions intestines sans fin, et d'une<span class="pagenum" id="Page_361">[Pg 361]</span>
+décomposition sociale évidente, ne marcheront au
+progrès et à la civilisation que lorsqu'elles seront
+tombées, au moins jusqu'à Panama, au pouvoir
+des Américains. Le Mexique a déjà laissé à ceux-ci
+plusieurs lambeaux de son vaste territoire.</p>
+
+<p>Que serait aujourd'hui la Californie, même avec
+la découverte de l'or, si elle fût demeurée aux
+mains inhabiles de ses premiers possesseurs?</p>
+
+
+<h3>FIN.</h3>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_363">[Pg 363]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="TABLE_DES_MATIERES">TABLE DES MATIÈRES</h2>
+</div>
+
+
+<table>
+<tr><td><span class="smcap">Préface</span> </td><td> <a href="#PREFACE"> <span class="allsmcap">III</span></a></td></tr>
+
+<tr><td><b>LES PIONNIERS ET LES PEAUX-ROUGES.</b> </td><td> </td></tr>
+
+<tr><td>I. La Reine des lacs </td><td> <a href="#I">1</a></td></tr>
+<tr><td>II. Le Missouri </td><td> <a href="#II">14</a></td></tr>
+<tr><td>III. Le pays des hautes herbes </td><td> <a href="#III"> 26</a></td></tr>
+<tr><td>IV. La diligence transcontinentale </td><td> <a href="#IV"> 38</a></td></tr>
+<tr><td>V. La cité des plaines </td><td> <a href="#V"> 49</a></td></tr>
+<tr><td>VI. Les fondateurs du Colorado </td><td> <a href="#VI">63</a></td></tr>
+<tr><td>VII. Les mineurs des Montagnes-Rocheuses </td><td> <a href="#VII"> 71</a></td></tr>
+<tr><td>VIII. L'or et l'argent </td><td> <a href="#VIII"> 85</a></td></tr>
+<tr><td>IX. La naissance d'une ville </td><td> <a href="#IX">97</a></td></tr>
+<tr><td>X. Les soldats du désert </td><td> <a href="#X"> 112</a></td></tr>
+<tr><td>XI. Une caravane </td><td> <a href="#XI"> 126</a></td></tr>
+<tr><td>XII. Le fort Laramie </td><td> <a href="#XII"> 143</a></td></tr>
+<tr><td>XIII. Un village Sioux </td><td> <a href="#XIII"> 152</a></td></tr>
+<tr><td>XIV. Montagnards, trappeurs et traitants </td><td> <a href="#XIV"> 165</a></td></tr>
+<tr><td>XV. Le grand conseil des Corbeaux </td><td> <a href="#XV">171</a></td></tr>
+<tr><td>XVI. Monéka, la perle des prairies </td><td> <a href="#XVI"> 208</a></td></tr>
+<tr><td>XVII. Les sauvages </td><td> <a href="#XVII"> 217</a></td></tr>
+<tr><td>XVIII. La question indienne </td><td> <a href="#XVIII"> 228 </a></td></tr>
+<tr><td>XIX. L'émancipation des femmes </td><td> <a href="#XIX"> 250</a></td></tr>
+<tr><td>XX. La ville impériale </td><td> <a href="#XX"> 263</a></td></tr>
+<tr><td>XXI. Le peuple américain </td><td> <a href="#XXI"> 276</a></td></tr>
+
+
+<tr><td><b>LES COLONS DU PACIFIQUE.</b></td> <td> </td> </tr>
+
+<tr><td>I. La découverte de l'or en Californie </td><td> <a href="#II_I"> 283</a></td></tr>
+<tr><td>II. L'arrivée des émigrants </td><td> <a href="#II_II"> 290</a></td></tr>
+<tr><td>III. Les premiers temps de San Francisco </td><td> <a href="#II_III"> 297</a></td></tr>
+<tr><td>IV. L'établissement d'une constitution </td><td> <a href="#II_IV"> 319</a></td></tr>
+<tr><td>V. La démocratie californienne </td><td> <a href="#II_V"> 338</a></td></tr>
+<tr><td>VI. L'oppression des races de couleur </td><td> <a href="#II_VI"> 353</a></td></tr>
+</table>
+
+<p class="center">PARIS.—IMP. SIMON BAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1.
+</p>
+<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76624 ***</div>
+</body>
+</html>
+
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