diff options
| -rw-r--r-- | .gitattributes | 4 | ||||
| -rw-r--r-- | 75379-0.txt | 4287 | ||||
| -rw-r--r-- | 75379-h/75379-h.htm | 4334 | ||||
| -rw-r--r-- | 75379-h/images/cover.jpg | bin | 0 -> 261433 bytes | |||
| -rw-r--r-- | 75379-h/images/fanny.jpg | bin | 0 -> 254718 bytes | |||
| -rw-r--r-- | 75379-h/images/title.jpg | bin | 0 -> 135849 bytes | |||
| -rw-r--r-- | LICENSE.txt | 11 | ||||
| -rw-r--r-- | README.md | 2 |
8 files changed, 8638 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..d7b82bc --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,4 @@ +*.txt text eol=lf +*.htm text eol=lf +*.html text eol=lf +*.md text eol=lf diff --git a/75379-0.txt b/75379-0.txt new file mode 100644 index 0000000..a504462 --- /dev/null +++ b/75379-0.txt @@ -0,0 +1,4287 @@ + +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75379 *** + + + + + + LES PIRATES CHINOIS + + Paris.--Imprimerie de la Librairie Nouvelle, A. Bourdilliat, 15, rue + Breda. + + [Illustration: portrait, Fanny Loviot] + + + + + FANNY LOVIOT + + LES + + PIRATES CHINOIS + + MA CAPTIVITÉ + DANS LES MERS DE LA CHINE + + + NOUVELLE ÉDITION REVUE ET AUGMENTÉE + avec portrait de l’auteur + + + PARIS + LIBRAIRIE NOUVELLE + BOULEVARD DES ITALIENS, 15 + + A. BOURDILLIAT ET Cᵉ, ÉDITEURS + + La traduction et la reproduction sont réservées + + 1860 + + + + +PRÉFACE + + +Au moment de mettre sous presse une nouvelle édition des _Pirates +chinois_, j’éprouve le besoin de remercier le public pour l’accueil +bienveillant qu’il a fait à ce livre. Encouragée par le succès, j’ai +voulu le revoir et le corriger, le compléter autant que possible, en +glissant çà et là dans mon récit quelques traits saillants des mœurs de +ce peuple étrange, au milieu duquel j’ai forcément vécu. Cette relation, +écrite sous l’impression des terreurs que j’ai éprouvées pendant que +j’étais au pouvoir des pirates chinois, offre, du reste, un puissant +intérêt d’actualité en ce moment même où tous les regards sont portés +vers la Chine; et pourtant, lorsque je publiai cet ouvrage, je ne me +doutai nullement que les soldats de France et d’Angleterre allaient, à +une époque aussi rapprochée, pénétrer dans cet empire mystérieux à +l’extrême Orient, et que les faits relatés de ma propre histoire +viendraient donner une fois de plus raison aux événements du jour. Or, +dans un temps non déterminé, mais qu’on peut prévoir, nos officiers de +terre et de mer rapporteront de cette expédition de précieux souvenirs, +et peut-être alors ce livre aura-t-il réellement son utilité, sa place, +car on le consultera comme un document exact de ce qui existait il y a +quelques années. + + FANNY LOVIOT. + + + + + VOYAGE + + EN CALIFORNIE ET EN CHINE + + + + +CHAPITRE PREMIER + + Départ du Havre.--Regrets de la vie parisienne.--Un banc de + rochers.--Rio-Janeiro.--Le bétail humain.--Départ de Rio.--Six + semaines en mer.--Le cap Horn.--Tempêtes.--Mort d’un + matelot.--Pêche d’un requin.--Terre, terre!--Le pays de l’or. + + +En l’année 1852, par une belle journée de printemps, je me rendais au +Havre avec l’intention de m’embarquer pour la Californie. J’accompagnais +ma sœur aînée, que des affaires commerciales et l’espoir d’une prompte +fortune attiraient dans ce pays. Or, nous passâmes quelques jours en +cette ville, et le 30 mai, jour de la Pentecôte, nous nous embarquâmes +sur une petite goëlette qui avait nom _l’Indépendance_. + +Outre le capitaine, l’armateur et l’équipage, notre navire emportait +dix-huit passagers, la plupart maris et femmes, un tiers célibataires, +et tous animés d’un désir de prospérité que l’on concevra facilement. + +Au moment de mettre à la voile la foule encombrait le quai, et nous +entendions les uns et les autres se récrier, non sans quelque effroi, +sur la petitesse de notre goëlette. «Jamais, disaient-ils, elle ne +pourra doubler le cap Horn; ce n’est qu’une coquille de noix que le +moindre coup de vent fera chavirer, etc.» Qu’on juge de l’impression +produite par de telles paroles sur des Parisiennes qui, comme ma sœur et +moi, voyageaient pour la première fois; nous nous regardâmes avec +quelque hésitation, mais il n’était plus temps. + +Quelques minutes après, nous entendîmes la voix du capitaine qui criait: +«Lâchez les amarres!...» Le grand sacrifice était accompli... Adieu nos +amis, adieu France, adieu Paris, seconde patrie dans la patrie même... +Adieu le confortable... les soins de la toilette, les spectacles... le +sommeil tranquille... l’intérieur de famille; que sais-je? enfin, tout +ce qui fait aimer la vie. Mais pendant cinq mois au moins rien qu’un +hamac pour lit, pour plafond le ciel, pour plancher la mer; pas d’autre +musique que le bruit des vagues et le chant rude des matelots. Nous +allons chercher fortune; que trouverons-nous? + +J’avais en perspective une rude et longue traversée; au premier +vacillement du navire, mon cœur se serra. Mille pensées diverses me +traversaient l’esprit: c’était l’espoir et le regret qui combattaient en +moi. Je m’accoudais sur le bastingage, et pour adieu à la France, comme +dernier témoignage d’affection aux amis que nous laissions, et qui nous +suivaient des yeux, j’agitais mon mouchoir, et je voyais peu à peu +disparaître la jetée, puis la côte d’Ingouville avec ses maisons en +amphithéâtre, Sainte-Adresse, devenue célèbre, grâce à Alphonse Karr, +puis le cap la Hêve, et ensuite plus rien que l’immensité. + +Le passage du golfe de Gascogne (en plein pot au noir, comme disent les +marins) ne s’effectua pas sans quelque danger pour nous. Nous voguions +constamment au milieu de la pluie et du brouillard, placés entre un +ciel gris et des lames énormes, et je supportai fort mal ce commencement +de traversée. Le dimanche, qui était le septième jour après notre +départ, j’essayai de sortir sur le pont; nous longions toujours les +côtes de l’Angleterre, et je pus encore apercevoir le phare du cap +Lizard; mes yeux fixaient avec peine cette lumière qui est le guide et +l’espoir du voyageur en mer. + +Après avoir bravement passé la Manche, nous atteignîmes les régions +tropicales, et je ne me lassais point d’admirer la pureté du ciel et la +splendeur de ses couchers de soleil, dont ni plumes ni pinceaux ne +peuvent rendre l’imposante beauté. Un mois s’était passé, lorsqu’un +jour, en plein midi et par un soleil ardent, quand l’espérance se lisait +sur tous les visages, nous entendîmes un roulement semblable au bruit du +tonnerre; la mer était calme, on ne voyait pas un nuage au ciel, aucun +navire en vue. Aussitôt, tout le monde fut sur le pont; le même bruit +continuait et chacun se regardait avec effroi; le second, monté dans les +haubans avec sa longue-vue, cria: «Rochers! un banc de rochers!--Vire de +bord!» répondit le capitaine; il était temps. Heureusement pour nous, +notre goëlette n’avait qu’une égratignure; mais il faut dire, pour +expliquer ce fait, que le vent soufflait mollement et que nous ne fîmes +qu’effleurer les récifs. + +Pendant la courte durée de cet incident, la plupart des femmes s’étaient +évanouies, les autres poussaient des cris lamentables. Quant à moi, +j’étais pétrifiée, et cependant je n’avais pas compris l’imminence du +danger; mais la figure du capitaine me sert de baromètre en mer, et je +dois dire que ce jour-là le baromètre n’était pas rassurant. Ma pauvre +sœur était verte d’épouvante. «Eh bien! lui dis-je, toi qui désirais à +notre départ une toute petite tempête comme échantillon, il ne faut pas +désespérer, voici un assez joli commencement.» + +Il avait huit jours que cet incident était passé lorsque nous aperçûmes +les côtes du Brésil. Avec quelle joie nous découvrîmes la montagne que +les marins appellent _Pain-de-Sucre_, et qui domine la baie. Je crois +qu’il n’existe pas sous le ciel un plus admirable point de vue, et il +est resté gravé dans ma mémoire en traits ineffaçables; je crois voir +encore ces collines boisées, ces anses solitaires, ces jolis vallons, +ces arbres toujours verts, cette immense étendue d’eau salée, tout ce +paysage merveilleux, tels qu’on croit rêver en les voyant. + +L’entrée du port est défendue par plusieurs forts: celui de Santa-Cruz, +bâti entre la montagne de Pico, et ceux de Villagagnon, de _ila das +Cabras_ (île des Serpents). Ces deux derniers forts, qui sont des plus +imposants, sont construits sur deux îlots dans l’intérieur de la baie. A +Rio-Janeiro, nous fûmes heureux de retrouver une partie des habitudes et +des mœurs européennes. + +Rio est, comme on le sait, une ville entièrement commerçante: le Havre, +la Bourse, les marchés sont encombrés de marchands et de matelots; la +variété des costumes, le chant des nègres portant des fardeaux, le son +des cloches, la physionomie diverse des Allemands, des Italiens venus là +pour faire le négoce, tout contribue à donner à cette ville l’aspect le +plus étrange. + +Nous passâmes quinze jours au Brésil, nous les employâmes à visiter la +ville et les environs. Les montagnes qui s’élèvent vers le nord-est sont +en partie couvertes par de larges constructions. On y voit le collége +des Jésuites, le couvent des Bénédictins, le palais épiscopal, le fort +de Concéiado, et l’aqueduc qui amène l’eau des torrents du Corcavado +jusque dans les fontaines de la cité. Le palais de Saint-Christophe, +résidence de l’empereur, est orné d’un portique et de deux galeries de +colonnes, et le _Passao public_ est planté de mouryniers et de +lauriers-roses (cours public). La rue la plus remarquable est la rue +Ouvidor; là sont les riches magasins dont les étalages rappellent un peu +ceux de nos villes d’Europe. Je ne manquai point, en véritable femme, de +m’occuper de la toilette des Brésiliennes. Quoique ces dames aient la +prétention de suivre exactement les modes françaises, le goût portugais +domine dans leurs ajustements, et la plupart d’entre elles sont si +chargées de bijoux, qu’elles ressemblent à la montre d’un orfèvre. Elles +aiment avant tout ce qui se voit de loin. Du reste, assez jolies, +quoique peut-être un peu trop pâles et d’une pâleur jaune. Les +Brésiliennes sont volontiers familières et même coquettes avec les +étrangers; leur nonchalance est extrême. Étendues une partie de la +journée sur des canapés recouverts de nattes, elles dédaignent les +soins du ménage. Quant à leur instruction, elle est complétement nulle; +leur conversation n’est ordinairement qu’un commérage où leurs plaintes +sur la race noire tient une large place. Il n’est pas rare de voir ces +petites maîtresses, si indolentes, se secouer de leur torpeur pour +enfoncer de longues aiguilles dans les bras ou dans le sein des +négresses qui les servent. La société de Rio-Janeiro est divisée en +coteries; quoique le jeune empereur du Brésil protége les sciences, les +lettres et les arts, son peuple ne se préoccupe guère que de commerce et +de gain; et, il y a peu de temps encore, un libraire de Paris, auquel je +demandais quel genre de livres se vendait le mieux à Rio, me répondit +que c’étaient les livres avec les reliures rouges. Quant au commerce, +depuis qu’il est devenu indépendant de celui de la métropole, il a pris +une extension prodigieuse: les sucres, les cafés, les cotons, le rhum, +le tabac, etc., etc., et tous les articles d’exportation s’élèvent, +dit-on, à plusieurs millions de piastres. Un jour, pour me rendre à +l’hôtel que j’habitais, et dont j’ai eu l’ingratitude d’oublier le nom, +quoiqu’on y mangeât une excellente cuisine française, je fus obligée de +passer derrière le palais de l’empereur et je me reculai saisie +d’épouvante: devant moi, derrière moi, à côté, partout des nègres, +négresses et négrillons, tous hideux, les uns de vieillesse, les autres +de misère ou de maladie, étendus au soleil et cherchant leur vermine. +Vivant là comme un bétail humain, ils me regardaient avec un hébêtement +qui me fit mal, car quinze jours au Brésil n’avaient pas suffi pour me +faire considérer les nègres comme des animaux; et, de retour de mes +voyages, je crois fermement encore qu’ils appartiennent à la race +humaine. + +Je visitai avec ravissement les environs de Rio, et je ne puis oublier +dans mes excursions celle de Tijuca, où nous arrivâmes, par les plus +délicieux sentiers, à la région verdoyante où se précipite la cascade; +il nous fallut deux jours pour arriver là, mais nous fîmes halte dans +une plantation où nous reçûmes le meilleur accueil. Le lendemain, au +jour naissant, nous nous trouvâmes en face de la cascade sur laquelle le +soleil reflétait mille teintes variées au milieu d’une enceinte de +rochers. A ce beau spectacle, je dois dire à ma louange que je commençai +à regretter un peu moins Paris et le boulevard des Italiens. J’avais +bien vu jouer les grandes eaux de Versailles; mais, n’en déplaise à +l’ombre de Louis XIV, je les trouvai dépassées. + +Ce qui me plaisait moins, je l’avoue, c’était le voisinage dont on me +parlait, les jaguars et autres bêtes qui peuplent ces vastes solitudes, +et j’eusse mieux aimé admirer certains de ces animaux au Jardin des +Plantes que de les rencontrer là. + +Comme le temps paraissait favorable, le capitaine ayant fait de +nouvelles provisions, nous quittâmes Rio-Janeiro. Je dois dire ici que +sur dix-huit passagers, huit nous avaient abandonnés, les uns parce +qu’ils avaient trouvé des emplois à leur convenance, les autres, le +courage leur faisant faute au moment décisif, reculaient devant les +hasards d’une aussi périlleuse traversée. + +Le 7 juillet, nous remîmes à la voile pour la Californie. En voyant +partir notre petite goëlette pour un si long voyage, les Brésiliens ne +se montrèrent pas plus rassurants pour nous que les Havrais ne l’avaient +été dans leurs prévisions. «Jamais, disaient-ils, la goëlette +_l’Indépendance_ ne pourra résister aux tempêtes inévitables du cap +Horn.» Ma sœur m’engageait à ne pas continuer notre voyage; mais je ne +cédai point à ses craintes, que cependant je partageais intérieurement. +Indépendamment du désir de faire fortune, je ne sais quel démon me +poussait, malgré mon amour de la patrie, à m’en éloigner davantage et à +rechercher des dangers tout en les craignant, j’étais fière d’avoir +passé la ligne et je ne voulais pas rester en si beau chemin. Notre +goëlette ne m’inspirait pas beaucoup de confiance; mais il eût fallu +payer un autre passage, et nous avions déjà dépensé beaucoup pour notre +pacotille. + +Nous passâmes plusieurs semaines avec le plus beau temps du monde. Nous +étions cinq femmes à bord, nous causions, nous brodions, nous jouions au +loto comme dans notre chambre. Le soir, nous nous réunissions tous sur +le pont, et l’on chantait, quelquefois faux, il est vrai, mais en mer on +n’est pas difficile; puis, d’ailleurs, c’étaient souvent des chœurs, des +airs français, et loin d’elle, tout ce qui rappelle la patrie est bien +venu. + +Une seule chose passablement essentielle venait parfois assombrir nos +chants. C’était notre nourriture, qui était bien des plus détestables. +Depuis longtemps déjà mon estomac était fatigué de viande de conserve, +de soupe aux choux sans beurre et de morue à moitié pourrie. Ces +détails-là manquent de poésie, mais ils ne manquent pas de vérité. Les +vivres sont excellents sur les steamers qui relâchent souvent et qui ont +du bétail à bord; mais sur les navires marchands, tels que notre pauvre +_Indépendance_, on ne donne trop souvent au passager qu’une nourriture +insuffisante et malsaine. + +Notre cuisinier, qui se livrait agréablement à la boisson malgré les +invectives et les coups qu’il recevait, ne faisait pas le moindre +progrès, il semblait confier au hasard le soin de sa cuisine, plusieurs +fois le capitaine l’avait menacé des châtiments les plus sévères, mais +il était incorrigible; en outre, il n’ignorait pas qu’on ne pouvait le +destituer de ses hautes fonctions culinaires, d’où dépendait le sort de +nos estomacs. + +Chaque jour qui s’écoulait glissait dans nos cœurs les craintes les plus +vives, car nous étions à la veille d’affronter ce redoutable cap Horn. +Le temps commençait à se refroidir, et la mer, plus grosse, ne nous +berçait plus, mais nous secouait; alors plus de broderie, plus de loto, +plus de chant: nous subissions tous les inconvénients d’un voyage +maritime. On ne voyait que des visages jaunes, terreux, renfrognés; on +n’entendait que plaintes et gémissements; nous ne courions alors nul +danger, mais nous subissions deux fléaux cruels: le mal de mer et +l’ennui. Enfin, nous l’aperçûmes ce cap tout couvert de glaces, et +malgré moi, je pensais aux sinistres prédictions faites depuis le +départ; mais, à mon grand étonnement, plus nous en approchions et plus +la mer devenait calme; nous eûmes même un calme plat. Nous restâmes +quarante-huit heures sans bouger de place. Mais, hélas, c’était le +précurseur d’une tempête des plus violentes. Les vents soufflent avec +une telle impétuosité dans ces parages qu’en un moment la mer souleva +des vagues plus hautes que des montagnes, et ces flots écumants +battaient sans merci de tous côtés à la fois les flancs de notre fragile +goëlette. Ce passage fut des plus terribles! Le capitaine, dès le début +fit carguer précipitamment les voiles. Dans cette manœuvre, un jeune +matelot, monté sur la grande vergue, fut emporté par une rafale; +on ne s’en aperçut que lorsqu’il ne fut plus temps de lui porter +secours. J’entends encore la voix du capitaine appelant et comptant +ses matelots: «Jacques, Pierre, André, Remy, Christian, Robert, où +êtes-vous?...--Présents.--Et Jean-Marie, Jean-Marie!» et toutes ces + +rudes voix qui criaient: «Jean-Marie!» Jean-Marie ne répondit pas, il +avait disparu; sur huit hommes d’équipage, nous en avions perdu un. Le +pauvre Jean-Marie était le charpentier du bord. C’était son premier +voyage; il devait, à son retour, se marier; mais il avait épousé la +mort. Personne ne dormit à bord cette nuit-là. On avait raison, +pensais-je, c’est un lieu dangereux et funèbre que le cap Horn. La mer +mugissante et le vent qui ne cessait de souffler formaient un lugubre +accompagnement à ces sombres pensées. Nous restâmes ainsi douze jours en +panne; puis, nous doublâmes le cap; bientôt après la chaleur revint, et +nous repassâmes la ligne pour la seconde fois. Notre navigation dans les +mers du Mexique et du Pérou fut assez heureuse. Jusqu’alors nous avions +conservé l’espoir que notre capitaine ferait une relâche à Lima, mais il +n’en fit rien. + +Les vivres devenaient de plus en plus rares, tout le monde se plaignait +de l’armateur; on calculait qu’il nous fallait huit ou dix jours avant +d’arriver à San Francisco. Si un mauvais temps nous retardait, nous +étions exposés à mourir de faim; toutes les physionomies étaient +rembrunies. Je commençais à regretter de n’avoir pas cédé aux craintes +de ma sœur. Sur ces entrefaites, on pêcha un requin; il était d’une +telle grosseur qu’après l’avoir harponné et hissé sur le pont, je ne pus +m’empêcher de me sauver tout effrayée; mais aussitôt, nos matelots, +armés de leurs couteaux, s’élancèrent sur lui et le dépecèrent; il passa +ainsi morceau par morceau dans les mains de notre abominable cuisinier, +qui l’assaisonna à différentes sauces et nous en fit manger pendant +trois jours consécutifs; c’est horrible à avouer, mais cela parut bon +presque à tout le monde, tellement, depuis longtemps déjà, on souffrait +des privations de toute sorte; il n’y eut que le capitaine et deux +matelots qui refusèrent d’y toucher. Ce refus venait, non de dégoût, +mais d’une sorte de superstition; les matelots n’aiment pas manger le +requin, s’imaginant qu’un jour ou l’autre ils peuvent tomber sous la +dent d’un de ces monstres. + +S’il est une jouissance inconnue aux gens de loisirs, dont la seule +ambition est de les connaître toutes, sans sortir des habitudes où +s’écoule leur vie nonchalante; s’il est une félicité qu’ignorent ces +sybarites des grandes villes, ces chercheurs d’or dans les placers du +bonheur, qui veulent épuiser les joies de ce monde sans risquer leur +existence, c’est cette joie immense, ineffable, qui emplit le cœur, +lorsqu’on touche au terme d’un long voyage. Il faut avoir passé six mois +de sa vie entre le ciel et l’eau, en butte aux tempêtes, aux naufrages, +aux incendies, pour comprendre le délire qui s’empare de tous, quand un +matelot, monté dans les vergues, d’où il contemple l’horizon, prononce +ces mots magiques: «Terre! terre!» Tout le monde se précipite sur le +pont, les hommes relèvent la tête avec orgueil, leur physionomie semble +dire: «Malgré la distance et les dangers, rien n’a pu m’empêcher +d’atteindre mon but.» Les femmes pleurent, car, chez elles, toute +émotion de joie ou de peine se traduit ainsi. A la vue de +San-Francisco, tous les passagers de notre goëlette, oubliant les +souffrances d’une longue traversée, se reprirent à espérer la fortune, +ainsi qu’ils l’avaient fait au départ; ma sœur et moi nous fîmes comme +eux, et le présent se colora pour nous de rêves d’avenir. Pauvre France! +tu fus alors oubliée, et nous tendîmes les bras à cette terre +inhospitalière dont l’or est le dieu véritable. + + + + +CHAPITRE II + + La baie de San-Francisco.--Navires abandonnés.--La Mission + Dolores.--Mœurs des Chinois émigrés.--La race noire.--Les habitués + de Jackson street.--Maisons des jeux.--La bande noire.--Comité de + vigilance.--La pendaison. + + +Le 21 novembre 1852, nous distinguâmes les petits îlots nommés +_Farellones_, qui sont devant le goulet de la baie de San-Francisco, et +la pointe Bonetta, qui s’avance à gauche, à une assez grande distance +dans la mer. A cet endroit, un pilote monta à bord de notre goëlette +pour lui faciliter l’entrée du goulet qui est très-étroit et n’a guère +plus d’un demi-mille de largeur. Les rochers escarpés et les collines de +sable, couvertes de broussailles qui bordent le rivage, se dessinaient à +nos regards; un magnifique spectacle vint alors nous frapper; à mesure +que nous avancions, nous découvrions des navires de toutes nations avec +leurs pavillons de différentes couleurs, pressés les uns contre les +autres, comme pour attester l’importance de cette cité moderne. Mais +l’œil se fixait bientôt avec étonnement sur les bas-côtés. Là, gisaient +pêle-mêle des navires dont les flancs tombaient en ruine; les pavillons, +aux couleurs effacées, pendaient comme des loques au milieu des vergues +brisées; les ponts étaient effondrés, et la mousse poussait déjà entre +les planches désunies; ils étaient depuis longtemps abandonnés par les +équipages, qui, à peine débarqués, avaient fui vers les placers, en +proie à la soif effrénée de l’or; ils offraient aux nouveaux venus un +triste exemple des désastres que l’amour insatiable des richesses peut +causer. + +La Californie faisait autrefois partie du Mexique. En 1846, les +Américains, après une guerre qui dura un an, la soumirent et +l’annexèrent aux États de l’Union. Deux ans plus tard, le capitaine +Sutter faisait surgir du sein de cette terre aurifère le premier lingot +qui devait attirer l’attention, et le déplacement de plusieurs millions +d’âmes. + +Avant la découverte des mines d’or, San-Francisco était un port de +relâche pour les navires baleiniers qui venaient s’y radouber et y +prendre des provisions. Les rapports des marins du continent européen +avec les Indiens se bornaient à des échanges de peaux. Il y a plus d’un +demi-siècle, des missionnaires espagnols arrivèrent dans ce pays et +construisirent, à plusieurs milles du rivage, parmi les huttes +d’Indiens, une petite église nommée la _Mission Dolorès_ et qui existe +encore aujourd’hui. Lorsque les solitudes de la Californie furent +envahies par les Américains et les Européens qu’attirait la récente +découverte des mines d’or, ce lieu désert, où la foi religieuse avait +seule pénétré, devint un des lieux les plus fréquentés par les habitants +de San-Francisco. On traça une belle route, des établissements de toutes +sortes s’élevèrent, comme par enchantement, autour de la modeste +chapelle, et le chemin de la Mission est devenu l’une des plus +brillantes promenades de la ville. + +A l’époque de mon arrivée (novembre 1852), San-Francisco présentait +encore un aspect bien bizarre, avec ses rues sablonneuses, ses trottoirs +en planches et beaucoup de ses maisons construites en bois, en fer et en +briques. Du reste, l’activité la plus grande y régnait partout, et, ce +qui me frappa tout d’abord, ce fut le va-et-vient de cette population +composée d’hommes et de femmes de races et de couleurs différentes, +revêtus de leurs costumes nationaux. On coudoyait à chaque instant les +hommes de l’ouest et de l’est de l’Amérique, les Indiens des îles Havaï +ou Sandwich et de Taïti, les Européens de toutes les parties du +continent. Les émigrations ayant été très-fréquentes pendant les années +qui précédèrent mon arrivée, la population avait considérablement +augmenté, et San-Francisco pouvait alors contenir environ soixante mille +âmes. + +Mais cette ville allait de jour en jour changer de physionomie: des +constructions en pierre commençaient à s’élever; Montgommery street, une +des plus belles rues, était pavée et laissait voir de superbes maisons; +des magasins, des cafés, des hôtels magnifiques, étincelaient, le soir, +aux lumières, et, en voyant la foule sortir de _Metropolitan-Theater_, +qui est dans cette rue, l’on ne pouvait s’imaginer que, six ans +auparavant, les Indiens chassaient à cette même place, avec le _lasso_, +les bœufs et les chevaux sauvages. + +Et pourtant San-Francisco a été détruit au moins six fois par des +incendies; les plus considérables furent ceux de 1852. Mais la +prodigieuse rapidité avec laquelle on reconstruisait de la veille au +lendemain laissait à peine de trace. + +La vie matérielle commençait à y devenir un peu moins chère que par le +passé; on pouvait trouver une chambre meublée pour 40 piastres (une +piastre vaut 5 francs), ce qui était une remarquable diminution sur les +premières années, où des boutiques s’étaient louées 100, 200 et jusqu’à +600 piastres par mois, contenant deux pièces de dix-huit ou quatorze +pieds de long sur onze de large. La viande, et surtout le gibier, +étaient à meilleur marché; le mouton s’était vendu jusqu’à 1 piastre la +livre, et le veau une demi-piastre. Le lait avait coûté 1 piastre la +bouteille, puis 4 réaux, 2 fr. 50; 2 réaux, 1 fr. 25; 1 réal, 60 +centimes. Les légumes s’étaient vendus à des prix exorbitants en raison +de leur rareté même; une livre de pommes de terre n’avait pu s’obtenir +que moyennant 2 réaux; les œufs avaient coûté jusqu’à 6 piastres la +douzaine, et se vendaient encore 3 piastres. Le linge, pour le +blanchissage d’une douzaine de pièces, 5 piastres; une bouteille de +champagne, 5 piastres. Les décrotteurs en plein vent, pour cirer une +paire de bottes, 4 réaux; en revanche, le saumon se vendait sur tous les +marchés à 1 réal la livre; enfin, à San-Francisco, dans les +commencements de son existence, 1 piastre suffisait à peine pour le plus +simple repas dépourvu de vin. + +Une partie de cette population est originaire de la Chine; si je +mentionne en premier les émigrés chinois, c’est que leurs +établissements, au milieu de gens d’un autre pays que le leur, +présentent un fait curieux par lui-même. On connaît en effet leur +répugnance à entretenir des relations avec les autres peuples. Bien que +leur génie industrieux, patient et persévérant les poussât vers cette +terre jeune et féconde, qu’ils se savaient impuissants à conquérir, ils +avaient néanmoins emporté avec eux les instincts insociables et +particuliers à leur race; aussi, pour ne pas frayer avec les Européens, +s’étaient-ils relégués principalement dans un quartier spécial; +Sacramento street est le centre de leurs habitations et conserve +complétement la physionomie d’une place de Canton ou de toute autre +ville chinoise. Leur commerce se compose exclusivement des produits et +denrées qu’ils importent de leur pays, et, dans Dupont street, ils ont +des maisons où des tables de jeux sont dressées pour exciter la passion +de ceux de leurs compatriotes qui veulent tenter la fortune. + +Ils ont aussi un théâtre, mais un vrai théâtre (en planches bien +entendu), où ils représentent des pièces chinoises, leurs sujets sont +d’une singularité telle, qu’il serait bien difficile d’en faire la plus +légère description. Ce sont des cris, des grimaces, des contorsions qui +vous surprennent et vous donnent à chaque instant l’envie d’un fou rire. +Les femmes sont généralement exclues de ces troupes artistiques. +L’emploi des ingénues et autres est confié à de jeunes garçons; il faut +leur accorder cependant qu’ils déploient la plus grande richesse dans +leurs costumes, on ne les évalue pas à moins de cinquante à soixante +mille piastres. + +Une autre population non moins bizarre se fait encore remarquer à +San-Francisco; ce sont les noirs. Ainsi que les Chinois, ils se sont +réunis comme les membres d’une grande famille, et ils habitent un côté +de Kearney street; mais les motifs qui les ont fait ainsi s’agglomérer +sont différents; l’antipathie des Américains à l’égard des nègres est +connue et peu dissimulée; le mépris qu’ils leur témoignent a +naturellement porté ces derniers, par les besoins d’une commune défense, +à se réunir entre eux et à ne gêner en rien leurs oppresseurs. La haine +réciproque des deux races qui, chez l’une, est timide, et, chez l’autre, +arrogante, se traduit par l’absence presque complète de relations. Les +noirs sont exclus de tout établissement public fréquenté par leurs +tyrans, tels que les restaurants, les cafés, les théâtres; aussi +n’ont-ils d’autres moyens de montrer leur goût pour la toilette qu’en se +promenant dans les rues, les doigts chargés de bagues, avec des cravates +de soie éblouissantes, et dont la couleur tendre tranche ridiculement +avec leur teint d’ébène; on en rencontre çà et là qui s’étudient à +imiter les manières d’un gentleman, et vous les voyez préoccupés du +lustre de leurs chaussures et s’efforçant à paraître des dandys +parfaits. Tous les efforts de Mme Beecher-Stowe n’ont pu encore les +réhabiliter dans l’esprit des citoyens des États-Unis, auxquels semblent +parfaitement ridicules les sympathies de cette femme généreuse pour la +race noire; et bien que, sur le sol libre, les droits de l’homme leur +soient concédés, leur infériorité sociale est assez marquée pour leur +faire sentir qu’ils n’ont encore véritablement gagné qu’une chose qui, +du reste, a bien son prix, la suppression des coups de fouet. Comme les +Chinois, ils ont ouvert, pour eux seuls des restaurants, des cafés, des +maisons de jeux, et la plupart exercent la profession de coiffeur. + +Le restant de la population se compose d’Américains, Français, Anglais, +Allemands, Hollandais, Mexicains, Chiliens, etc., etc. + +Jackson street est l’une des rues de San-Francisco la plus curieuse à +voir; elle a gardé, dans toute sa longueur, les constructions primitives +en bois, et ses habitants ont cela de particulier, qu’ils tiennent +presque tous des restaurants-buffets, connus dans le pays sous la +dénomination de _bar_. C’est surtout le soir, à la clarté du gaz, que +ces établissements présentent un coup d’œil extraordinaire; les mineurs, +après une tournée heureuse dans les placers, viennent s’y réunir et s’y +délasser de leur pénible labeur; cet assemblage de gens de différents +pays offre le spectacle le plus étrange; c’est un tumulte de voix +parlant plusieurs langues, une variété de costumes impossibles à +décrire. Les Mexicaines, les Péruviennes, les Chiliennes, les Négresses +et les Chinoises, revêtues de robes à falbalas, sont confondues avec ces +hommes qui boivent ou dansent, en poussant de grands cris de joie et +avec force trépignements de pieds, au son d’une musique infernale. Pour +peu que vous vous arrêtiez devant la porte d’un de ces bouges de +plaisirs, à contempler ces réunions grossières et burlesques, vous ne +tardez pas à être témoin d’une querelle terrible qui s’élève comme une +bourrasque à la suite d’un éclat de rire; de même que l’éclair précède +le coup de tonnerre, la mêlée devient bientôt générale, et vous n’avez +que le temps de vous sauver, car le quartier est troublé pour toute la +soirée; le sang coulera à la suite d’un formidable combat au couteau et +au revolver, dans lequel de nombreuses victimes sont laissées sur le +pavé. + +Les maisons de jeux sont en très-grand nombre à San-Francisco. C’est là +encore qu’il est curieux d’observer cette population. Je visitai +l’intérieur de ces établissements et je pus voir, à la lumière des +lustres de cristal, le contraste de toutes ces figures blanches et +bronzées: le mélange de ces sociétés avait réellement un cachet des plus +bizarres. Ainsi, autour de plusieurs rangs de tables tenues par des +banquiers, et devant lesquelles étaient amoncelées des piles d’or, de +monnaies et de lingots, se coudoyaient, se pressaient, se bousculaient, +armés comme des corsaires ou des brigands calabrais, gentlemen, mineurs +et matelots. Chacun pris dans la foule avait son type; mais ce qu’on +remarquait avec étonnement, c’est que la plupart, dans ces réunions, +suivaient un enjeu quelquefois considérable sans qu’aucune passion +réelle se lût sur leur physionomie, tant il est vrai que l’or, en ces +temps de bonne moisson, avait peu de prix aux yeux de ces hommes. +Lorsque ces maisons commencèrent à s’ouvrir, au moment où la fièvre de +l’or régnait dans toute sa force, le jeu engendrait souvent des rixes +violentes, et plus d’une fois, les joueurs trop heureux n’y reçurent +pour payement que la balle d’un pistolet logée dans leur cervelle. + +Il fut longtemps question de fermer ces maisons; mais comme le +gouvernement percevait des sommes énormes de celles qu’il tolérait, on +conçoit que ces apparences de morale soient longtemps restées à l’état +de projet. + +Les jeux sont variés; ainsi les Mexicains jouent principalement au +_monte_, les Français, au _trente et quarante_, à la _roulette_, au +_vingt-et-un_, au _lansquenet_, et les Américains, au _pharaon_. Je ne +puis oublier la physionomie des individus qui, avec la foule des +joueurs, composent le personnel de ces maisons; le _gambler_ occupe le +premier rang; c’est, autrement dit, le banquier de la table, il la tient +pour son compte ou pour celui d’un autre; dans ce dernier cas, il peut +gagner de huit à douze dollars par soirée; vient ensuite le paillasse, +chaque table en a toujours à ses gages un ou deux; on les voit jouer +sans discontinuer pour mettre la partie en train et amorcer les +visiteurs; ils gagnent quatre à cinq dollars par jour. Les ramasseurs de +morts méritent aussi d’être cités; ils sont en majeure partie +Américains, et cette dénomination leur vient de ce qu’ils s’emparent des +pièces qu’un joueur favorisé par la chance aurait laissées par +inadvertance sur la table. Ces ramasseurs suivent d’un œil vigilant +chaque coup de la partie, et lorsque le banquier annonce une nouvelle +séance, si une pièce semble oubliée ou laissée sur le tapis, une seconde +seulement, par un joueur distrait, un bras s’allonge vivement dans la +foule et va saisir cette pièce, qui passe rapidement de la main au +gousset. Les maisons de jeux foisonnent de ces individus, vivant de la +sorte, au jour le jour; ils emploient mille stratagèmes pour détourner +l’attention d’un novice qui veut tenter la fortune: c’est la plaie des +joueurs non expérimentés; mais il arrive souvent que des rixes terribles +sont la suite de leur fraude éhontée, car un joueur s’apercevant qu’il a +été volé, dans un accès violent, tuera comme un chien un de ces +impudents fripons. + +Toutes ces maisons sont pourvues de bons orchestres, dont l’harmonie +fait une agréable diversion avec le son de l’or. + +Il est aussi une classe d’individus très-redoutée de la population, et +qui infestent ces lieux de leur présence comme tout autre endroit +public. Je veux parler des hommes connus sous le nom de la _Bande +noire_; ils forment une société d’escrocs américains. Ce sont des +voleurs émérites, fort bien vêtus, exerçant avec la plus complète +impunité leur astucieux métier; s’ils entrent dans un de ces +établissements, ce n’est pas pour perdre leur temps à tenter la fortune; +ils trouvent plus commode de s’emparer de l’or répandu sur les tables et +d’opérer ensuite leur retraite, avec le plus grand sang-froid. Les +spectateurs et le personnel des gamblers sont foudroyés par tant de +hardiesse, mais personne n’ose prendre au collet ces audacieux voleurs. +Ces délits sont déjà depuis longtemps consacrés par la tradition, et le +gouvernement local et la police sont encore dans un tel état d’enfance, +que cette violence d’un petit nombre est tolérée; mais les méfaits +scandaleux commis par les hommes de la Bande noire seraient trop +nombreux à relater ici, s’il fallait en faire un récit complet; il +suffira de dire que les policemen les laissaient agir dès qu’ils +s’étaient fait reconnaître à eux. Chaque jour un commerçant avait à +déplorer des pertes que plusieurs de ces coquins lui avaient fait subir. +S’avisait-il de porter plainte?--ces voleurs cassaient, brisaient tout +chez lui, enfin mettaient sa maison en ruine. Ils mangeaient de leur +autorité privée dans les restaurants, buvaient, consommaient dans tous +ces endroits publics; avec l’audace qui leur était connue, ils +troublaient les réunions par toute sorte d’extravagances, et, bien que +leurs excès eussent cependant diminué d’une manière sensible depuis les +premiers temps, il n’existait encore, en 1852, aucun pouvoir régulier +qui pût sévir contre eux. + +A notre arrivée à San-Francisco, nous avions loué, ma sœur et moi, dans +Montgomery-street, une petite chambre meublée que l’on nous fit payer +trois cents francs par mois, ce qui nous semblait assez cher, attendu +que l’eau y filtrait le long des murs et inondait notre lit en temps de +pluie. Nous crûmes d’abord que la vue dont nous jouissions compenserait +un peu la cherté du prix, car cette vue s’étendait sur la plus grande +partie de la ville et des montagnes environnantes; mais peu de jours +après, nous nous aperçûmes que nos fenêtres faisaient face à la maison +d’un boulanger choisi par le comité de vigilance pour y établir son +tribunal. Une corde enroulée sur une poulie fixée au premier étage était +l’emblème de cette Thémis simple et sommaire, connue sous le nom de loi +de _Lynch_. Un matin que je m’étais éveillée de bonne heure, je +m’approchai de celle de mes fenêtres qui donnait sur la rue, et j’allais +l’ouvrir lorsque mes yeux s’arrêtèrent avec effroi sur la maison qui me +faisait face: deux hommes étaient montés sur des échelles et +s’occupaient à la hâte de fixer à la poulie dont j’ai parlé une corde +neuve et démesurément longue. Je ne devinai que trop la scène terrible +qui allait se passer. A ce moment, des rumeurs lointaines commençaient à +se faire entendre. Ne voulant pas être spectatrice de cette exécution, +j’entraînai ma sœur, et nous sortîmes de la maison par une porte de +derrière; un quart d’heure après nous étions dans la campagne: nous +passâmes la journée chez des amis. Je sus bientôt que le coupable que la +foule entraînait à grands cris était un Espagnol accusé d’assassinat. Ce +tableau funèbre me fit une impression si horrible que ce jour même je +m’occupai d’un autre logement. Cette terrible loi de Lynch, dont j’étais +peu soucieuse de voir les fréquentes rigueurs, doit son nom à un +individu nommé Lynch, qui en fut la première victime. On concevra +facilement quelles fatales et nombreuses erreurs doit entraîner cet +exercice illégal de la justice. + + + + +CHAPITRE III + + Sacramento.--Le fort Sutter.--Indiens + nomades.--Mary’s-ville.--Shasta-City.--Rencontre d’un + ours.--Weaverville.--Les mineurs.--Les montagnes + Rocheuses.--Yreka.--Retour à San-Francisco. + + +Après une année passée à San-Francisco, je voulus voir l’intérieur de la +Californie; je commençai par visiter Sacramento, qui est construite sur +la rive gauche du fleuve; cette ville de second ordre comptait déjà à +cette époque de vingt à trente mille âmes. L’importance de son commerce +est considérable; c’est l’entrepôt où s’écoulent les deux tiers des +marchandises qui débarquent à San-Francisco. Comme cette dernière, +Sacramento est bâtie moitié en briques, moitié en planches. Mais son +climat est tout différent. Les chaleurs y sont plus fortes; ses +alentours, rendus marécageux par suite du débordement de la rivière, +produisent de terribles fièvres; à l’époque de la crue des eaux, ces +plaines fertiles ressemblent à d’immenses lacs. Les chercheurs d’or +firent d’abord irruption dans cette contrée malsaine, et beaucoup y +trouvèrent la mort; aussi fut-elle abandonnée après les premières +fouilles, qui seules furent productives. + +Lorsqu’on veut se rendre à Mary’s-ville sans remonter la rivière, on +prend une diligence; elles sont assez bien suspendues, mais ces routes +sont si mauvaises, que les cahots sont fréquents. A vingt milles du +chemin, l’on aperçoit le fort _Sutter_ gardé par une tribu d’Indiens. +Ces bandes nomades sont curieuses à observer; lorsque, par les fenêtres +d’une diligence, on les voit s’avancer en troupeaux à travers les +plaines, le contraste entre la vie sauvage et la vie civilisée fait que +vous examinez avec plus d’intérêt leur bizarre accoutrement. Dans une +halte que nous fîmes, j’eus l’occasion d’approcher de ces Indiens, et ce +ne fut pas sans curiosité que je détaillai quelques-unes de leurs +physionomies. La plupart d’entre eux n’expriment aucune intelligence; +ils ont le teint d’un jaune foncé, un front bas, le nez plat, des +cheveux noirs et abondants qui descendent presque à la naissance des +sourcils; les yeux un peu ronds et noirs, et leur regard, quand il n’est +pas empreint de mécontentement, a l’expression étonnée du regard de +l’enfant. Leur costume se compose de peaux de bêtes et de morceaux +d’étoffes voyantes à dessins bizarres; ils portent en outre des +vêtements qu’ils ramassent sur les chemins, et presque tous se couvrent +de ces débris de la manière la plus grotesque; leurs bras et leur cou +sont chargés de colliers, de bracelets, de coquillages, de verroteries, +et jusqu’à des boutons, enfilés dans des bouts de ficelle; ils sont, du +reste, malgré leur goût pour les ornements, d’une saleté répugnante. Ils +habitent des huttes qui ont la forme d’un dôme; elles sont bâties avec +de la terre et des branches d’arbres: une seule ouverture carrée et +basse les laisse pénétrer à l’intérieur en rampant sur leurs genoux. Ils +vivent là pêle-mêle, hommes, femmes, enfants et chiens, se nourrissant +du produit de leurs chasses et de poissons, entre autres, de saumons +pêchés dans la rivière de la _Trinité_; ils les font sécher pour leur +saison d’hiver. + +Ces Indiens ne mangent pas de viande fraîche; ils attendent qu’elle soit +corrompue pour la faire cuire; ils préparent leur pain avec des glands +de chêne; ces glands sont d’abord séchés et mis en poudre; ils font +ensuite une pâte qu’ils cuisent simplement dans l’eau; ils mêlent aussi +à leur nourriture des sauterelles et quantité d’insectes. + +On rencontre aussi sur la route qui mène à Mary’s-ville, de ces +indigènes que l’irruption des peuples civilisés a refoulés avec leurs +instincts sauvages vers les régions désertes; cependant, bon nombre +d’entre eux, attirés par la curiosité et cet amour du lucre qui est +commun à la race humaine, ont fini par pénétrer dans les villes et se +mettre en relation avec les nouveaux venus qui, insensiblement, les ont +amenés à travailler dans les _ranchos_ (fermes). D’autres sont restés en +guerre ouverte, et des expéditions américaines ont été dirigées contre +eux dans les reconnaissances qui étaient faites de certains points +inexplorés du sol californien. + +Au bout de huit heures de trajet, on arrive à Mary’s-ville, après avoir +subi bien des fatigues sur les mauvais chemins qui y conduisent et avoir +passé à gué plusieurs rivières. + +Mary’s-ville est construite en bois, sauf quelques maisons qui sont en +briques; elle est située sur les bords verdoyants de la _Yuba_; mais, +sur ces rives enchantées, la chaleur est plus accablante et les fièvres +sont plus terribles encore qu’à Sacramento; cette ville offre l’aspect +d’un immense bazar destiné à alimenter les placers et les petits +villages environnants. + +C’est dans cette ville que m’arriva une aventure qui faillit me coûter +la vie, à l’hôtel même où la diligence descendait tous les voyageurs. +Nous étions à dîner, ma sœur, une autre dame et son mari; notre repas +terminé, nous nous apprêtions à quitter la maison, lorsque nous +entendîmes un affreux tapage; le maître de l’établissement, interrogé +sur la cause de ce bruit, nous répondit qu’il était produit par une +réunion de gentlemen de la ville. Comme nous étions au fait des mœurs +américaines, la chose ne nous surprit en aucune façon; seulement, nous +hâtâmes nos préparatifs de départ, afin de pouvoir nous échapper avant +que les manifestations bachiques de ces messieurs se fussent produites +plus à découvert, et afin aussi de profiter d’un clair de lune superbe +pour nous remettre en marche; il n’y avait pas de temps à perdre, car +déjà un bruit formidable d’assiettes et de verres brisés présageait une +de ces redoutables fins de repas américains bien capables, certes, de +désespérer les sociétés de tempérance; mais la bonne intention que nous +avions de ne pas sortir sans payer nous porta malheur. Au moment où le +maître de l’hôtel nous rendait noire monnaie, l’escalier qui conduisait +à la pièce où se donnait le repas retentit du bruit de gens avinés qui +roulaient plutôt qu’ils ne descendaient, au milieu d’un grand tumulte de +cris et de vociférations. Nous cherchâmes à nous esquiver +précipitamment, mais alors une mêlée s’engagea entre ces hommes armés de +revolvers, et je me trouvai, sans trop savoir comment, séparée de mes +compagnons. Au même instant, un coup de feu retentit, et le sifflement +d’une balle vient effleurer ma chevelure; chacun de se sauver, de fuir +dans toutes les directions, je veux fuir comme tout le monde, mais au +moment de franchir le seuil de la porte, un nouveau coup de feu succède +au premier, il vient frapper un individu qui tombe devant moi; effrayée +à juste titre, je sors en courant, et ne sachant au juste où je +dirigeais mes pas, au point que je fus quelque temps à retrouver mes +amis. Ils étaient dans la plus grande inquiétude; ils me croyaient +blessée, mais, Dieu merci, j’en était quitte pour la peur. Nous apprîmes +bientôt que le meurtrier, dans son ivresse, avait ajusté un individu de +sa bande, lequel s’était esquivé du côté où je me trouvais; le premier +coup dirigé sur lui avait failli m’atteindre, et le second n’avait pu +être évité par ce malheureux, qui avait reçu la balle dans l’aiselle +gauche. + +Le costume d’homme dont j’étais revêtue et la nuit presque noire où nous +étions avaient contribué à tromper l’assassin; enfin, je l’avais échappé +belle! Peut-être n’est-il pas hors de propos de donner la description du +costume que je portais dans ces excursions et d’expliquer pourquoi je +l’avais adopté. Il se composait d’un feutre gris de forme légère, d’un +paletot de voyage proportionné à ma taille, de bottes à l’écuyère: telle +est la mode en Californie. A ces bottes était adaptée une paire +d’éperons à la mexicaine pour les mules dont on se sert fréquemment +dans le pays; puis, des gants de daim et une ceinture en cuir pour +mettre l’or, et dans laquelle était passé un poignard. Ce costume, assez +pittoresque pour une femme, lui est de toute nécessité dans ces voyages +à travers des contrées abruptes; il lui laisse, dans un moment de +danger, une plus grande liberté de mouvement qu’elle n’en aurait sous +des habits habituels. Jusqu’alors, je n’avais eu qu’à me louer de cette +idée de dissimuler mon sexe; mais cette fois, il faut l’avouer, j’avais +failli être punie bien sévèrement de ma témérité. + +Comme on a pu en juger par le récit qui précède, l’ivresse, chez les +Américains, offre les caractères de la folie la plus furieuse; dans +leurs excès d’intempérance, ils dédaignent le vin; l’abus qu’ils font de +l’eau de vie, du wiskey, du genièvre, de l’absinthe et des autres +liqueurs fortes, produit chez eux cette exaltation de forcenés qui les +rend si dangereux. Les vapeurs alcooliques qui leur montent au cerveau y +font presque toujours germer des idées sanguinaires, et il n’est pas +rare de voir des hommes d’un naturel paisible, dès que l’ivresse s’en +est emparée, commettre des meurtres qui leur feraient horreur s’ils +avaient leur raison. + +_Shasta-City_, en se dirigeant vers le Nord, est une des plus petites +villes de la Californie; elle est moins étendue que certains villages de +la France; elle n’a à proprement parler, qu’une seule rue qui la +traverse dans toute sa longueur, composée de chaque côté de maisons en +bois, située à quelque distance de la _Sierra-Nevada_. Elle +approvisionnait autrefois les riches placers environnants qui se sont, +comme dans certaines parties de la Californie, vite épuisés; mais elle +est restée un lieu de passage important par sa situation; c’est là que +s’arrête le parcours des diligences, et, si l’on veut pousser au delà, +on peut louer à _Shasta-City_ ou acheter des mules qui vous +transportent, avec vos bagages, à travers les petits chemins sinueux des +montagnes. + +Notre passage en cette ville devait être signalé par un de ces sinistres +si communs en Californie: à peine arrivés, nous fûmes témoins d’un +immense incendie qui dévora, en moins d’une heure, la plus grande partie +de la ville, et au moment de notre départ, nous eûmes le spectacle, +encore plus triste, de voir les malheureux habitants qui cherchaient, au +milieu des ruines fumantes, le moindre vestige de leurs biens. + +Lorsqu’on a quitté _Shasta-City_, en remontant vers le nord, comme pour +gagner _l’Orégon_, on traverse une contrée montagneuse qui sert de +repaire à d’énormes ours couleur fauve; l’un d’eux me causa une frayeur +dont je me souviendrai toujours. Je m’étais attardée à la suite de mes +compagnons; la mule qui me portait avait insensiblement ralenti son pas, +et je ne songeais nullement à activer sa marche, me laissant aller à une +somnolence causée par la fatigue et l’extrême chaleur du jour; tout à +coup, j’aperçus à vingt pas de moi un ours de haute taille qui +débouchait d’un fourré en balançant sa tête avec une tranquille +assurance; il semblait vouloir traverser la route où je cheminais. Ma +frayeur fut telle en découvrant cet animal, que je ne pus même pas +pousser un cri d’alarme; les rênes s’échappèrent de mes mains, mes yeux +se fixèrent sur ceux de l’ours avec stupeur; le sang me monta au +cerveau, et je restai comme frappée de paralysie; mais il se contenta +de se rouler au milieu du chemin sans même daigner prendre garde à moi +et à ma monture, qui trahissait pourtant notre présence par le bruit de +ses clochettes. J’arrivais heureusement à un coude que faisait la route +et qui permettait d’apercevoir mes compagnons; leur vue me réveilla en +me rendant quelque courage, et, sans plus me fier à l’apparente +générosité de l’hôte des montagnes, j’enfonçai mes éperons dans les +flancs de ma mule, et j’eus bientôt rejoint mes amis, auxquels je fis le +récit de cette courte mais poignante impression de voyage. Et maintenant +que j’écris ces lignes, je suis portée à croire que ce cruel animal +avait dû faire un copieux déjeuner, puisqu’il laissait échapper la belle +occasion de me dévorer. Quelques personnes verront sans doute dans sa +manière d’agir à mon égard le fait d’un animal repu de sang, mais la +reconnaissance me fait un devoir de ne pas passer sous silence sa +généreuse conduite. + +Avant d’arriver à Weaverville, où nous avions le dessein de faire une +halte, on rencontre la rivière de la Trinité, sur les bords de laquelle +s’étaient engagés de terribles combats lorsqu’il fallut repousser les +Indiens et devenir maître des travaux qui devaient bientôt bouleverser +le pays en tout sens. Après l’avoir passé à gué, nous tenant à genoux +sur nos mules qui avaient de l’eau jusqu’à mi-corps, nous arrivâmes sur +le plateau qui domine la ville. Weaverville est enfouie au milieu des +montagnes, dont les sommets les plus élevés sont couverts de neige, +quelle que soit la saison. La situation de ses maisonnettes, au pied des +montagnes plantées de sapins, lui donne assez l’aspect de certains +villages des Alpes; comme eux elle respire une tranquillité agreste qui +fait contraste avec l’activité fiévreuse de San-Francisco et de +Sacramento. De plus, l’air y est pur et les fièvres y sont inconnues, +aussi la richesse aurifère de cette contrée y attire-t-elle chaque jour +grand nombre de travailleurs. Le transport des lettres et de l’or se +fait par le service d’express. + +Nous séjournâmes quelque temps dans cette paisible localité, qui +semblait n’avoir été troublée par aucun événement lugubre. Un jour que +je me promenais sur les bas-côtés de la ville, j’arrivai sur un terrain +abandonné où s’élèvent deux croix de bois, peintes en noir, comme dans +les cimetières; elles occupaient seules l’emplacement qui paraissait +avoir été jadis habité; fort curieuse de ma nature, je demandai à +quelques personnes du voisinage l’explication de ces signes funèbres, et +voici à peu près ce qui me fut raconté. + +Dans la première ou la seconde année qui suivit la découverte de l’or en +Californie, alors qu’il n’existait encore aucun gouvernement établi, les +premiers mineurs qui pénétrèrent dans la région de Weaverville durent, +en l’absence de tout pouvoir public qui pût les protéger, garder +eux-même leur personne et le terrain qu’ils s’étaient choisi. Ils +vivaient là dans la plus complète indépendance, ne payant aucun impôt et +résolus à défendre, à l’aide du revolver, leurs propriétés contre toute +agression. Quand le gouvernement américain vit que l’émigration affluait +de tous les points du globe, il sentit la nécessité de donner une +organisation politique à cet État nouveau, il dut rendre la mesure +générale. Or, un shérif se présenta à Weaverville pour y faire exécuter +les lois qui s’établissaient sur tous les points de la Californie; il +imposait à chaque mineur l’obligation de payer une taxe pour avoir le +droit d’exercer son métier. On comprend ce que ces nouvelles +ordonnances durent rencontrer d’oppositions; l’un de ces mineurs, +Irlandais de nation, était un des premiers qui avait pénétré dans les +montagnes de Weaverville; aux premières sommations que lui fit le shérif +d’ouvrir sa maison pour qu’on pût procéder à l’enquête, il répondit +qu’il était décidé à défendre son foyer à main armée, jusqu’à ce que de +plus amples informations lui eussent garanti le caractère officiel dont +se disait investi l’homme qui se présentait alors à lui comme un +agresseur. Le shérif, homme d’une sauvage énergie, qui avait servi dans +les expéditions contre les Indiens, répondit par un coup de revolver qui +étendit raide mort le malheureux mineur sur le seuil de sa porte; la +femme, en voulant défendre son mari, partagea le même sort. A partir de +ce moment, la taxe fut perçue sans difficulté. On rasa la maison, et les +victimes furent enterrées sur l’emplacement où les deux croix servent à +perpétuer ce triste souvenir des commencements de Weaverville. + +Les Irlandais sont en grand nombre parmi les mineurs de la Californie. A +trois milles de Weaverville, il existe un groupe de maisonnettes qu’on +appelle _Sidney_, exclusivement occupées par des gens de cette nation. + +J’eus aussi l’occasion d’aller visiter quelques Indiens qu’on avait +faits prisonniers tout récemment et que l’on gardait à vue sur un +terrain peu éloigné de la ville où ils s’étaient dressé des huttes, +comme au fond de leurs forêts; ils avaient été pris à la suite d’une +expédition faite pour venger la mort d’un marchand américain qui s’était +égaré dans les régions habitées par des peuplades sauvages et avait été +massacré. Ces malheureux, attaqués à l’improviste dans leur retraite, +expiaient peut-être le crime des vrais coupables. Il se trouvait parmi +eux un vieillard fort âgé, qui semblait devoir empirer d’un moment à +l’autre; il se tourna avec effort et me montra sur sa poitrine une large +et très-profonde blessure produite par une balle. A quelques pas de lui, +était une jeune Indienne dans un état de prostration dont rien ne +pouvait la distraire; une grossière couverture l’enveloppait; elle avait +l’un des poignets brisé par une balle; à son attitude, on l’aurait crue +morte; mais le regard s’arrêtait bientôt sur sa physionomie, empreinte +d’une fierté sauvage; ses traits étaient d’une pureté admirable; ses +grands yeux noirs, étincelants, vous regardaient avec un air étrange +sans exprimer le moindre sentiment de douleur. + +Deux chiens de ces contrées, et qu’on appelle _Coyottes_, avaient suivi +les prisonniers dans leur captivité; cette espèce de chiens errants vit +par bandes comme les Indiens; ils ont les pattes courtes, le poil ras et +de couleur fauve, le museau effilé comme celui d’un renard; on les +rencontre en grand nombre dans le nord de l’_Orégon_; il faut que la +faim les presse fort pour qu’ils s’approchent des villes ou des ranch, +en poussant des hurlements plaintifs; leur naturel est, du reste, peu +féroce, car ils se sauvent à la vue d’un homme. Je vis encore plusieurs +femmes occupées à préparer la nourriture et à soigner les enfants, comme +chez les nations civilisées, les hommes de ces tribus nomades +abandonnent aux femmes les soins du ménage. + +Nous offrîmes aux prisonniers indiens quelques pièces de gibier, deux +écureuils gris et trois tourterelles dont on fait, en Californie, des +repas délicieux; nos offrandes furent accueillies avec plaisir, et les +femmes nous donnèrent en échange quelques-uns des colliers de +coquillages qu’elles portent à leur cou. + +La petite place de Weaverville est le centre de nombreux placers; elle +fournit aux mineurs, outre les provisions, les ustensiles et outils +nécessaires à leurs travaux. La terre de cette partie montagneuse d’une +couleur jaunâtre, est reconnue pour une des plus aurifères de la +Californie; il est véritablement peu d’endroits où le mineur, à la +recherche d’un _claim_ (portion de terre qu’il s’est choisie), ne trouve +à utiliser sa pioche et son plat en fer-blanc. Cet appareil lui sert à +laver les lingots et à en détacher avec de l’eau la couche terreuse qui +les enveloppe; dès les premiers coups de pioche et après le lavage du +premier plat, il sait à quoi s’en tenir sur le terrain qu’il veut +exploiter, parce qu’il sait combien de plats de terre il peut laver dans +une journée. De grands travaux ont été entrepris au milieu des montagnes +pour détourner, au profit d’un canal creusé à travers les placers, le +cours de la Trinité qui passe à vingt milles de Weaverville; mais faute +de capitaux, ils furent abandonnés par les compagnies qui en avaient +l’exploitation. Les mines du Sud sont beaucoup plus pauvres en métal +que celles du Nord: aussi la masse des travailleurs s’est-elle portée +vers ce dernier côté. + +Il y a deux saisons bien distinctes pour le travail des mines: l’une +commence au mois de novembre, au moment des pluies, et l’autre après la +fonte des neiges, c’est-à-dire en avril ou mai. Si tous les placers +avaient de l’eau en abondance, on aurait extrait plus d’or de la +Californie, et les mineurs n’auraient pas à souffrir la misère pendant +les temps de sécheresse. + +Les bénéfices des mineurs dépendent de la veine qu’ils poursuivent: les +uns gagnent cinq piastres par jour; les autres, plus favorisés, +travaillent sur un _claim_ qui leur rapporte jusqu’à dix, douze piastres +et plus. Il en est enfin auxquels le hasard fait découvrir un terrain +non encore exploité, et qui s’enrichissent en très-peu de temps: ceux-là +sont les élus du sort; mais ceux dont on ne parle pas, ce sont les +malheureux qui ont abandonné leur famille et leur patrie dans l’espoir +de réaliser en peu d’années leurs rêves de fortune; arrivés les +derniers, ils n’ont souvent plus trouvé que des terrains épuisés dont le +produit ne suffit même pas à les faire vivre. La misère et le +découragement sont les seuls fruits qu’ils retirent de leur rude et +ingrat labeur. Dieu veuille que les choses aient changé! + +Il est curieux de rencontrer un chercheur d’or en voyage, c’est-à-dire +passant d’un placer à l’autre. Il porte toute une panoplie d’ustensiles +dont il ne peut se séparer dans la rude existence des mines; il est +d’abord vêtu de grandes bottes de cuir capables de résister aux plus +dures intempéries, d’une chemise de laine, espèce de vareuse semblable à +celles des matelots; sa tête est couverte d’un feutre qui n’a plus de +forme, tellement il est usé et cassé; à sa ceinture, à gauche, pend son +_knife bovie_ (couteau à bœuf), à droite un revolver; il porte sur son +épaule la pioche qui lui sert à faire des entailles dans la terre; sur +son dos, un fusil en bandoulière, une couverture de laine enroulée, une +marmite et son plat de fer-blanc. + +Le terme de notre excursion était Yreka, situé au nord de la Californie. +Avant d’y arriver, nous passâmes par une longue chaîne de montagnes, +coupée par des chemins sinueux et escarpés, où les mules seules peuvent +tenir pied. Nous rencontrâmes une caravane de ces pauvres bêtes +chargées de marchandises, et que des muletiers conduisaient. Nous +reconnûmes leur approche par le son des clochettes qu’elles portent à +leur cou, et dont les différents timbres produisent une harmonie +étrange. Elles commençaient ainsi que nous à gravir ces gigantesques +montagnes Rocheuses. Qui n’a pas vu ces chemins tortueux, raboteux, sans +aucune trace dans le roc, ne peut avoir la plus simple idée des +difficultés, des dangers qu’il y a à les parcourir. Nous nous trouvâmes +après plusieurs heures de marche au-dessus d’abîmes si profonds, qu’ils +nous eussent donné le vertige si notre regard eût osé en sonder la +profondeur. Nous avancions lentement en suivant la ligne étroite d’un +sentier qui ne permettait qu’à une personne ou à une mule de passer à la +fois. Si le pied manquait, on roulait infailliblement avec elle à plus +de deux ou trois mille pieds. Les sombres vapeurs qui nous +enveloppaient, le sentiment du danger que nous courions au moindre faux +pas, l’éloignement de toute habitation, tout remplissait mon âme d’une +sorte de crainte religieuse. On tente quelquefois vainement de prier +dans une église; la prière vient d’elle-même au bord des lèvres dans +ces lieux d’une effrayante majesté. + +Nous traversâmes une bonne partie de ces montagnes Rocheuses dont +l’accès était devenu de plus en plus difficile par suite de l’énorme +quantité de neige qui encombrait les chemins. Nous pûmes voir sur notre +passage la marque des pieds des ours gris, et, dans les excavations des +rochers, des carcasses qui témoignent de leur voracité. Des traces de +sang, encore fraîches sur la neige, attestaient même qu’ils nous avaient +précédés de peu de temps, et qu’ils s’étaient sans doute enfuis avec +leur proie au fond de leurs tanières. + +A plusieurs milles de là, pressés par la fatigue, nous fîmes une halte +chez des Américains qui avaient construit une hutte au milieu des +neiges; je les pris d’abord pour des brigands; ce n’était que des +aubergistes, qui nous vendirent, au poids de l’or, des côtelettes +d’ours; elles nous semblèrent fort appétissantes; j’en avais déjà mangé +à San-Francisco. + +Entre ces montagnes Rocheuses et l’Orégon, on rencontre de belles +plaines qui, en été, offrent l’aspect de la plus riche végétation, de +vastes prairies émaillées de fleurs, des chênes gigantesques. Cette +nature encore vierge est cultivée par des émigrants dont la plupart sont +venus de l’intérieur des États-Unis à travers les plaines; +l’agglomération de tous ces laboureurs dans la Californie septentrionale +rendit la place d’Yreka plus importante, comme centre d’affaires, que +Weaverville et Shasta-City. Elle devint un lieu de passage où les +voyageurs des plaines vinrent s’alimenter et faire les achats +nécessaires aux établissements situés dans les environs; mais aussi, à +mesure que la population européenne et américaine s’augmentait, elle +avait de plus en plus à veiller à sa sûreté personnelle. Les Indiens, +que les envahissements d’agriculteurs refoulaient sans cesse, gardaient +contre les nouveaux venus un profond ressentiment de se voir déplacés +d’une contrée qu’ils habitaient depuis un temps immémorial; il fallait +se tenir continuellement en garde contre leurs attaques nocturnes. Lors +de mon arrivée à Yreka, on parlait encore d’affreux ravages causés tout +récemment par des tribus indiennes: des incendies avaient dévoré, sur +différents points, des fermes entières, et l’on avait trouvé leurs +habitants cruellement massacrés pendant la nuit par la main des +sauvages. + +Yreka n’est qu’à quinze milles de l’Orégon; nous y arrivâmes en novembre +1853. + +Les maisons de la ville sont encore presque toutes en bois, même son +plus bel hôtel. Il existe des maisons de jeu, comme dans toutes les +villes qui ont un placer pour voisinage. On peut goûter de la cuisine +française au restaurant Lafayette qui est le plus confortable +établissement de ce genre. Cependant, malgré la tendance au bien-être +matériel, il était encore difficile, en 1853, à un voyageur, d’y trouver +toutes ses aises; les matelas y étaient complétement inconnus; il +fallait, bon gré mal gré, coucher sur des paillasses. + +Les froids furent si rigoureux pendant l’année où je visitai cette +ville, qu’il ne se passa pas de jour sans que je ne visse ramener à +Yreka des gens qu’on avait trouvés gelés dans la campagne. Le pain, la +viande avaient tellement durci sous cette température glaciale, qu’on +était réduit à les fendre à coups de hache et de marteau. + +Les mines y sont aussi très-productives; mais l’absence de l’eau s’y +faisait sentir, comme en d’autres localités, à certaines époques de +l’année. + +Après y avoir séjourné deux mois et demi pour nos affaires de commerce +et nous être défaits heureusement de nos marchandises, nous retournâmes, +ma sœur et moi, à San-Francisco. Ce voyage, des plus fatigants, nous +avait été fort pénible, et nous avions le désir de nous établir à +San-Francisco. + + + + +CHAPITRE IV + + Incendie.--Départ pour la Chine.--_L’Arturo._--Une malade à + bord.--Les sorciers chinois.--Mort.--Les mers de la Chine.--Une + voie d’eau.--Arrivée à Hong-Kong.--Visite au consul.--Voyage à + Canton.--Insurrection chinoise. + + +Après dix-huit mois passés en Californie, pendant lesquels j’éprouvais +tour à tour des chances de prospérité aussi bien que des déboires réels, +je pris un parti téméraire. Dans le courant de l’année, je m’étais liée +avec une artiste, nommée Mme Nelson. Cette dame avait formé le projet +de quitter la Californie pour se rendre à Batavia. Des lettres +pressantes l’invitaient à se rendre dans ce pays pour y donner pendant +six mois des représentations; elle m’engagea à l’accompagner, m’offrant +les bénéfices d’une spéculation qui devait mettre notre voyage à +profit; nous devions nous arrêter en Chine, et là faire une pacotille de +tous objets propres à revendre à notre retour. J’hésitai longtemps à +entreprendre cette longue traversée, lorsqu’une catastrophe, trop +fréquente à San-Francisco, vint me décider entièrement. Le feu se +déclara une belle nuit dans la maison voisine de celle que j’habitais +avec ma sœur; l’incendie prit en un instant de telles proportions, qu’il +ne fallut songer qu’à se sauver. Réveillées en sursaut, nous n’eûmes que +le temps de nous habiller à la hâte et de jeter pêle-mêle des vêtements +et des valeurs dans des malles qu’on faisait ensuite passer par les +fenêtres. Enfin, l’intensité du feu devint telle, qu’il nous fallut +descendre les escaliers quatre à quatre sans même prendre le temps de +nous chausser. Nous n’étions pas à vingt pas que le corps de logis, +construit en bois, s’embrasa et s’abîma en moins de dix minutes. Trois +heures plus tard, on comptait cinquante-deux maisons détruites de fond +en comble. Ce feu nous emportait plus de quatre mille piastres. Aucune +des marchandises de notre _store_ n’avait pu être sauvée. + +Ma sœur, assez démoralisée par ce revers inattendu, résolut de retourner +à Yreka, où l’on nous disait que le commerce allait fort bien. Quant à +moi, je pris le parti de suivre Mme Nelson, car, outre l’avantage +pécuniaire que je croyais retirer de ce voyage, j’étais dévorée du désir +de voir des pays nouveaux. + +Notre itinéraire fut décidé de la manière suivante: nous devions nous +diriger d’abord vers la Chine, et, après avoir passé à Canton, Macao et +Hong-Kong, gagner en dernier lieu Batavia. Dès que tous ces projets +furent arrêtés, nous fîmes nos préparatifs de départ. + +Or, le 11 juin 1854, nous nous rendîmes à bord de _l’Arturo_, navire +anglais, en partance pour la Chine. Par un hasard singulier, il y avait, +comme passagers, quatre artistes français: un chanteur, une chanteuse, +un pianiste et un violoniste qui allaient à Calcutta. Ils faisaient, +comme nous, un circuit, et comptaient donner des concerts sur leur +passage dans les différentes villes où ils s’arrêteraient. De plus, dans +l’entrepont, trente-cinq Chinois qui regagnaient leur patrie. + +Quinze jours après notre départ, nous dépassions les îles Sandwich. +Vers cette époque, Mme Nelson, qui s’était bien portée jusqu’alors, +devint mélancolique et souffrante. Pour la distraire de son malaise, je +lui proposai de nous faire tirer la bonne aventure par deux Chinois qui +parlaient un peu anglais. Ils avaient des prétentions à l’infaillibilité +dans l’art de la chiromancie. La curiosité m’était venue de mettre leur +science à l’épreuve, en voyant le second du bord éclater d’un fou rire +en les écoutant. Le plus difficile était de décider ces magots à nous +approcher; je fis tant qu’ils vinrent auprès de nous. Mme Nelson leur +tendit la main avec un certain air de raillerie et d’incrédulité; ces +deux Chinois examinèrent avec attention cette main mignonne et blanche; +et fixant tour à tour les yeux sur son visage ils s’interrogeaient entre +eux sur les lignes qu’ils découvraient. Cette consultation durait depuis +un moment et cela commençait à nous impatienter, car ils ne nous +parlaient pas. Croyant qu’ils se moquaient de nous, nous les pressâmes +de s’expliquer, mais ils gardèrent le silence. Mon amie leur demanda +alors en souriant s’ils n’étaient pas sûrs de leur prétendue science. +L’un d’eux répondit qu’ils se taisaient, crainte de l’affliger. «Vous +avez tort, leur dit-elle, car je n’y crois pas.» Je ne sais si cette +parole les mécontenta, mais ils se mirent à lui tirer le plus triste +horoscope. «Vous avez été très-riche, lui dirent-ils (et cela était +vrai), mais il est inutile de chercher à le devenir davantage, car vous +n’avez que très-peu de temps à vivre.» + +Mme Nelson parut frappée de cette prédiction et, à partir de ce +moment, elle tomba dans une tristesse qu’il me fut impossible de +dissiper. Je me reprochai presque, comme une mauvaise pensée, de l’avoir +engagée à consulter l’avenir. Néanmoins, je voulus à mon tour connaître +mon sort, et je tendis bravement la main gauche. Le second horoscope +parut les dédommager du premier, ils me dirent que j’avais des lignes +très-heureuses; qu’un jour je deviendrais riche, mais très-riche. +Cependant, leur visage prit tout à coup une expression sérieuse en se +montrant un signe sur mon front, qui n’était certainement visible que +pour eux; il indiquait qu’un jour il m’arriverait un grand malheur, +mais..., car il y avait un mais, que pourtant cela ne ferait point +obstacle à ma future prospérité. Je ris de leurs prédictions qui +m’avaient déjà été faites par des somnambules, et j’essayai, par des +plaisanteries, de ramener quelque gaieté dans le cœur de ma pauvre amie. + +Le lendemain de ce jour, Mme Nelson fut plus triste et plus +souffrante encore; elle dessina, néanmoins, au crayon, le portrait des +deux Chinois et le leur donna pour les remercier, ce qui leur causa une +véritable joie. + +Huit jours après la scène que je viens de raconter, Mme Nelson était +dans un état de santé des plus alarmants, elle était prise de douleurs +rhumatismales articulaires, et il n’y avait aucun médecin à bord. + +Un des Chinois qui avait tiré notre horoscope vint offrir au capitaine, +pour la malade, quelques pilules dont, comme docteur (car il paraît +qu’il était docteur), il avait expérimenté l’usage dans son pays. Ces +pilules étaient rouges et de la grosseur d’une tête d’épingle; elles +avaient la vertu, disait-il, de guérir la plupart des maladies; leur +effet dépendait surtout des quantités bien ordonnées. Les passagers +français et moi, nous crûmes qu’il valait mieux nous fier à la science +médicale des Chinois que de laisser Mme Nelson mourir sans secours. +On essaya alors de lui faire prendre douze de ces pilules; mais elle +nous questionna, et nous eûmes l’imprudence de lui dire que le remède +qu’on lui proposait avait été prescrit par un Chinois. Oh! alors elle +s’opposa obstinément à nos instances, tant le souvenir de l’affreuse +prédiction qui lui avait été faite pesait sur son esprit. La résistance +qu’elle apportait à nos soins nous mit au désespoir. Nous la suppliâmes +à mains jointes de céder à nos prières; elle y consentit enfin et prit +six de ces pilules, mais il fut impossible de lui faire accepter le +reste. Hélas! soit que ce remède, dans l’efficacité duquel nous avions +foi, lui fût administré trop tard, soit qu’il lui fût contraire, la +maladie qui devait la tuer fit, à compter de ce moment, de rapides +progrès; un violent délire s’empara d’elle, pendant lequel elle +s’écriait à chaque instant: «Les Chinois! oh! les Chinois!» Bientôt un +hoquet, avant-coureur de la mort, vint nous terrifier tous. Nous vîmes +cette pauvre femme, jeune encore et pleine d’intelligence, se débattre +dans les convulsions de l’agonie. Je m’approchai de son lit de douleurs, +j’attirai sur ma poitrine, avec un saint respect, ce visage amaigri par +la souffrance, et j’y déposai le baiser de l’adieu suprême. Ses +paupières appesanties et mi-closes se relevèrent par un dernier effort; +elle me sourit doucement, comme pour me remercier, puis son corps se +raidit sous mon étreinte, et le dernier souffle de sa vie, s’exhalant de +ses lèvres livides, glissa le long de mon visage. + +Dans la même nuit, et par ordre du capitaine, les matelots +transportèrent son corps au milieu du pont; tout le monde se rangea +autour et l’on récita la prière des morts. La cérémonie achevée, le +cadavre fut enveloppé dans un drap avec un boulet aux pieds, puis on le +glissa dans la mer par-dessus le bord. Le bruit sourd produit par sa +chute retentit dans le cœur de chacun de nous; tout était fini. + +La mort prématurée de Mme Nelson me fit un mal si poignant que je +demeurai plusieurs jours dans une prostration complète; les pensées les +plus sombres venaient en foule m’assaillir, car j’éprouvai à ce moment +la cruelle douleur de l’isolement, je me vis livrée à tous les hasards, +loin de ma patrie, de ma famille, et je maudis le jour où m’était venue +la fatale inspiration de quitter la terre natale. Ma situation présente +me parut être une punition du ciel et un mauvais présage. Que +pouvais-je seule dans l’avenir, sans un conseil, sans une voix amie, +dans la nouvelle route que je m’étais tracée? que n’aurais-je pas donné +pour retourner en arrière! mais je ne pouvais arrêter le navire qui +m’emportait à pleines voiles; je dus subir ma destinée! + + * * * * * + +Les mers de la Chine sont parsemées de récifs qui rendent la navigation +extrêmement périlleuse dans cette partie du monde; cependant, nous +dépassâmes, par un temps superbe, les Bacchises, groupe d’îlots parmi +lesquels notre navire glissa sans encombre. Trois jours encore et nous +devions toucher la terre; nous nous félicitions déjà d’être au terme de +notre voyage, lorsqu’un ouragan des plus effroyables vint fondre sur +nous. Le tonnerre gronda dans l’immensité avec accompagnement d’éclairs; +des nuages noirs, énormes, roulaient dans le ciel avec furie, ils +étaient en couches si épaisses au-dessus de nos têtes, qu’ils +assombrissaient l’atmosphère dans toute son étendue. Au loin, partout se +montraient à nos yeux des trombes à l’aspect gigantesque; si nous +étions touchés par l’une d’elles nous coulions infailliblement: le +capitaine, vieux loup de mer, jetait souvent les yeux sur son baromètre, +et chaque fois il n’avait rien de rassurant; nous subissions, disait-il, +la queue d’un typhon. L’inquiétude la plus vive commençait à s’emparer +de tous; _l’Arturo_ vint à faire eau; il fallut forcer les Chinois de +l’entrepont à s’employer aux pompes. Il y avait trois jours que nous +étions submergés, c’est le mot, par une pluie antédiluvienne lorsque la +tempête vint pourtant à s’apaiser. Mais un calme plat, qui dura neuf +jours, succéda à la tourmente. De temps à autre, une brise légère +s’élevait, mais des courants contraires nous repoussaient toujours. +Bref, il y avait vingt et un jours que nous étions ballottés aux abords +de l’empire chinois, lorsque le capitaine vint nous dire que nos vivres +étaient presque épuisés. Les matelots de _l’Arturo_, harassés de +fatigues et peu confiants du reste dans l’expérience de leur capitaine, +lui déclarèrent qu’ils se refuseraient à exécuter les manœuvres s’il ne +leur permettait de détacher une embarcation et d’aller avec une partie +de l’équipage à la recherche de Hong-Kong, qui ne devait pas être +éloigné de plus de trente milles. Le capitaine avait vingt-deux hommes +d’équipage; il consentit à en laisser partir huit. Il fit ensuite jeter +l’ancre près d’une côte vers laquelle nous avions pu avancer, et nous +attendîmes le retour de ces courageux matelots qui se dévouaient +d’eux-mêmes au salut de tous. Vingt-quatre heures après, ils revinrent +avec un steamer qui nous prit à la remorque. C’est ainsi que nous fîmes +notre entrée dans la rade de Hong-Kong, le 29 août, après soixante-seize +jours de traversée. + + * * * * * + +Le lendemain de mon arrivée, je fus mandée au consulat de France, ainsi +que les autres passagers qui composaient notre navire, afin de constater +la mort de ma malheureuse amie. Je fis au vice-consul, M. Haskell, un +récit fidèle de la position dans laquelle je me trouvais; il fut rempli +de bienveillance pour moi et me conseilla de ne pas continuer une +entreprise aussi malheureusement commencée. Je lui répondis que mon seul +désir était de retourner en Californie. «Laissez-moi arrêter moi-même +votre passage, me dit le vice-consul; les recommandations que je +donnerai à votre égard vous protégeront, je l’espère, jusqu’à votre +arrivée.» Je le remerciai de tant de bonté et j’envisageai avec un peu +moins d’inquiétude la durée que devait avoir mon séjour en Chine. + +L’île de Hong-Kong ou Victoria Hong-Kong, comme l’appellent les Anglais, +leur fut cédée par les Chinois en 1842. Elle compte vingt mille âmes +d’indigènes et un millier d’Européens au plus. Située au bas d’une aride +montagne, la vue n’en est pas des plus agréables; et pourtant lorsqu’on +entre dans la rue principale, on est surpris d’y rencontrer de jolies +constructions semblables à celles d’Europe; la plupart sont bâties en +pierres de taille avec de larges galeries à colonnes, _verandahs_, les +ferment presque toutes avec des jalousies pour préserver de la chaleur +tropicale. Sur une des hauteurs, à gauche du port, on découvre la maison +de ville où siégent les autorités; un peu plus loin un vaste corps de +bâtiment qui sert de caserne aux soldats de terre, sujets anglais, et la +place d’Armes, espèce de fortification où plusieurs pièces de canon, +braquées sur la rue principale, tiennent en respect la population +chinoise. Puis une église du culte protestant. + +Le climat à Hong-Kong est malsain et fiévreux, les chaleurs y sont +lourdes et pesantes, et le meilleur signe de santé est d’être dans une +transpiration continuelle et d’avoir des petites taches rougeâtres +semblables à celles de la petite vérole. + +La vie pour les Européens est la plus monotone qu’on puisse imaginer; +aucun genre de plaisir, aucun lieu public, rien que la vie intérieure. +Car, chevaux, bals, spectacles, réunions, il n’y en a pas. Le seul +agrément que l’on puisse se procurer est d’avoir un bateau pour aller se +promener en rade; une femme ne sort jamais à pied, par ton d’abord; et +par principe, les Chinoises elles-mêmes se montrent fort peu dans les +rues; je ne parle pas de la basse classe qui fait exception. La moindre +sortie, le plus petit trajet s’opère en chaise à porteur. + +On rencontre dans cette ville tous les métiers: les tailleurs, les +cordonniers, les blanchisseurs s’y font concurrence pour fournir aux +Européens; les femmes chinoises, en général, ne sont pas soumises au +travail; car on n’en voit aucune dans les maisons de commerce. Les +marchands ambulants sont en grand nombre; et si ce n’est le costume et +le langage qui diffèrent, on peut les comparer à nos marchands des +quatre saisons; ils vendent des fruits, des rafraîchissements, des +gâteaux, des poissons grillés, de la volaille rôtie, etc. Beaucoup de +mendiants, d’estropiés, d’aveugles parcourent les rues. Ces derniers +agitent constamment une petite clochette pour attirer l’attention +publique. Puis aussi, _ce qui ne manque pas de poésie_, des ménestrels; +ces bardes des temps anciens, sur un signe, entrent à domicile, et, pour +quelque menue monnaie récitent ou chantent de vieilles légendes, tantôt +tristes et tantôt bouffonnes. + +Les barbiers ou coiffeurs, faisant vingt fois par jour le tour de la +ville avec tout leur attirail sur le dos, ne sont pas les moins curieux; +ils se promènent devant les maisons comme les porteurs d’eau dans nos +rues; un boutiquier ou un passant a-t-il besoin de se faire raser, +épiler ou teindre les sourcils? il fait signe à l’artiste en question, +et l’opération a lieu sur le pas de sa porte ou sur un trottoir le long +d’un mur. + +Hong-Kong n’a que deux hôtels; la vie y est aussi chère qu’en +Californie, et le séjour on ne peut plus désagréable; ainsi les maisons +les plus propres, les mieux tenues, où l’on emploie de nombreux +_coolies_ (nom que l’on donne aux domestiques chinois), sont infestées +d’affreux insectes qui vous entourent obstinément et prennent à tâche de +vous tourmenter; ce sont: l’araignée, le cancrolat et le moustique; on +rencontre l’araignée et le cancrolat partout, sur les meubles, dans les +tiroirs, dans les chaussures, le long des rideaux, dans les malles; si +l’on décroche un vêtement du portemanteau, on est sûr, en le secouant, +de voir tomber une de ces horribles bêtes qui, une fois à terre, se met +à courir et se fourre dans un autre coin bien avant que l’on ne songe à +l’attraper. Mais le plus agaçant de ces deux insectes est le cancrolat, +parce qu’il vole, et surtout le soir, aux lumières. Au moment où l’on +s’y attend le moins, l’un vous tombe sur la tête, un autre vient +s’arrêter sur votre nez. Le matin, en vous réveillant, vous les trouvez +jusqu’à deux et trois noyés dans un verre d’eau. Un jour, à table, on +m’en servit un entouré de légumes; c’est vraiment répugnant; mais il est +tout à fait impossible d’empêcher cela. + +Le parfum des fleurs, en Chine, semble plus suave, plus pénétrant que +celui d’Europe. Je fus admise à visiter la demeure d’un mandarin, et je +fus aussi étonnée que ravie en la parcourant. Là, tout était factice, +grottes, monticules, rochers, ruisseaux, aucune allée ne suivait la +ligne droite, et puis des ponts, des kiosques, des temples, des pagodes. +Ce qui me parut de la plus grande originalité, ce fut des arbres taillés +de manière à représenter des figures de tous genres. L’un, c’était un +poisson; l’autre, un oiseau; celui-ci, un chat; celui-là, un bœuf, et +bien d’autres bêtes encore; chacun de ces arbres était peint et coloré, +afin qu’il rendît bien exactement la physionomie qu’on avait voulu lui +prêter. A côté de cela, toute espèce de fleurs et d’arbres fruitiers +rabougris: on sait que les Chinois ont un goût tout lilliputien pour +contrarier la croissance des végétaux. + +Cette campagne en miniature, ces aspects contournés à chaque pas me +plurent par leur étrangeté même; c’était pour moi d’une nouveauté +délicieuse; l’eau baignait de vertes pelouses coupées de distance en +distance; elle entretenait la fraîcheur du sol; les bocages étaient +pleins d’oiseaux et de fleurs; c’est dans ces jardins enchanteurs que +les Chinoises concentrent leurs plaisirs, vivant par le devoir et par +la loi séparées du monde plus encore que les femmes de l’Orient. + +Je profitai du temps qui me restait encore pour aller, avec mes +compagnons de voyage, visiter Canton. Nous étions adressés, recommandés +à un négociant de cette cité superbe, car il n’y existe pas d’hôtel. + +Un bateau à vapeur faisant le trajet le long de la côte nous y conduisit +en quelques heures. + +Rien ne peut surprendre davantage l’œil d’un Européen que l’aspect de +cette ville bizarre: à son approche, on découvre se balançant sur les +eaux une multitude de jonques de la plus grande variété, où fourmille +une population sans nombre. Ces bâtiments aux formes les plus étranges, +ces maisons flottantes, de toutes dimensions, toutes grandeurs, servent +à abriter ce reflux d’êtres humains vivant, grouillant là, comme s’ils +avaient trouvé la solution du mouvement perpétuel. + +Nous mîmes pied à terre dans cette ville immense, où nul peuple au monde +ne peut rivaliser pour l’activité industrielle. + +Nous nous dirigeâmes vers les factoreries; ce ne fut pas sans peine que +nous y parvînmes. Nous n’avions pas fait cent pas dans les rues, que +tout le monde nous suivait des yeux en nous montrant du doigt, en criant +après nous, pour être plus véridique. Mais comme notre société s’était +renforcée d’autres personnes, nous fîmes peu d’attention à ces +criailleries tartaro-chinoises. Je remarquai sur notre passage que +presque chaque maison avait un petit autel dans une niche, consacré à +l’usage religieux. Ce qui me frappa surtout, ce fut l’ordre parfait avec +lequel sont rangés les magasins. + +A Canton, chaque profession est classée par corps de métier. Une rue +n’est habitée que par les marchands de porcelaine, une autre par les +vendeurs de thé, une troisième par les négociants en soieries, etc. On +ne peut se lasser d’admirer les étalages merveilleusement disposés, où +figurent des produits d’un travail admirable: meubles de laque, +éventails d’ivoire, écrans, stores, tapisseries, étoffes à reflets +éclatants, se disputent à chaque pas l’attention de l’étranger. La rue +appelée _New-China street_ est bordée de ces magasins splendides, +installés dans des bâtiments aux toits aplatis, garnis de boules +multicolores. Chacun a son enseigne perpendiculaire, où des lettres +d’or sur un fond écarlate apprennent le nom du négociant et sa +spécialité. + +Sur la chaussée circule une foule compacte, bruyante, affairée. Ce sont +des marchands ambulants avec leurs cris gutturaux et bizarres, des +bourgeois graves et solennels, avec leur tunique flottante et leur +inévitable parasol. Quelques femmes de la dernière classe du peuple +apparaissent seules à longs intervalles parmi tous ces hommes. + +Après une heure de marche, nous parvînmes à la demeure de M. Liwingston, +lequel nous reçut de la manière la plus gracieuse, nous prévenant +toutefois de ne pas trop prolonger notre séjour à Canton. Il régnait en +ce moment des troubles d’insurrections dans l’intérieur aussi bien que +sur les côtes, et la prudence voulait que chacun se tînt sur la +défensive. Les citoyens anglais n’ignoraient pas que le peuple chinois +tramait sourdement contre eux des plans de révolte, et leurs prévisions +étaient bien fondées, car, à la connaissance de l’Europe entière, ils ne +tardèrent pas à éclater. Les actes de piraterie, en outre, pullulaient. +Tout cela n’avait rien de rassurant. Ces motifs hâtèrent, comme on peut +le comprendre, notre retour à Hong-Kong. + +Avant, j’eus pourtant l’occasion de visiter la demeure d’un mandarin, +laquelle présentait un luxe merveilleux, du moins au point de vue +chinois. Les habitants en relation avec les Européens ne refusent pas +d’accorder cette satisfaction. + +Qu’y avait-il, en réalité? Je ne saurais trop le dire. + +C’était un corps de bâtiment entouré de terrasses, autour desquelles +grimpaient les fleurs les plus odoriférantes. A l’intérieur, les +appartements étaient séparés par des cloisons en bambous légères et +vernis. Des nattes en paille de riz et de diverses couleurs encadraient +les planchers. De tout côté, çà et là, des canapés, des fauteuils, des +chaises, la plupart en bambous, quelques-uns en bois sculpté. Sur les +meubles, des fleurs, des instruments de musique, des pipes pour fumer +l’opium; au plafond pendaient des lustres, des lanternes de toutes +formes, de toutes couleurs, en verre, gaze ou papier, ornées de franges, +de houppes, de colifichets. Sur les murs, des tableaux révélant +l’enfance de l’art, et des peintures vernies d’où se détachaient en +caractères métalliques des inscriptions et des sentences de philosophie. +Ce que j’eusse été curieuse de voir, c’était l’appartement des femmes, +mais il était sévèrement interdit aux étrangers. + +Pendant les trois jours où je demeurai à Canton, je fus spectatrice +d’une attaque entre les rebelles et les soldats de l’empereur. Une armée +chinoise est la chose la plus grotesque qu’on puisse imaginer; il n’est +guère possible de donner une idée de ces soldats dont les noms répondent +aux formidables appellations de tigres de guerre et de fendeurs de +montagnes. Étant montée sur la terrasse d’une maison, je pus voir à une +distance facile un corps de ces troupes avec son général en chef. Tous +ces guerriers, ces braves, marchaient dans le plus grand désordre et +comme une bande de brigands; ils étaient armés de lances, de mauvais +fusils, et presque chaque soldat avait un parapluie, un éventail et une +lanterne, ce qui me rappela les scènes burlesques que j’avais vues dans +leurs théâtres à San-Francisco. + +Le bruit du canon, les rumeurs lointaines et braillardes des Chinois, +ces attaques successives que l’on voyait au loin, les fausses alertes +qui venaient distraire ou inquiéter à chaque instant, nous déterminèrent +enfin à repartir. + +Il y avait un mois que j’étais en Chine lorsque le vice-consul me fit +savoir qu’un navire allait mettre à la voile pour la Californie. Il eut +l’extrême bonté de faire venir le capitaine, auquel il me recommanda +particulièrement. Cet officier, nommé Rooney, lui engagea sa parole et +lui promit d’avoir pour moi tous les égards possibles. Je remerciai M. +Haskell de tout l’intérêt qu’il m’avait témoigné et j’allai, le cœur +presque content, faire mes préparatifs de départ[A]. + +[A] M. Georges Haskell, remplissant les fonctions de vice-consul à +Hong-Kong, était Américain; il fut si noble et si digne plus tard, que +je considère comme un devoir de dévoiler son origine. + + + + +CHAPITRE V + + Le capitaine Rooney.--Than-Sing.--Le typhon.--Chute du mât de + misaine.--Effets de la tempête.--Désastres du _Caldera_.--Les + pirates chinois.--Scènes dans l’entre-ponts.--Équipage + enchaîné.--Interrogatoire.--Menaces de mort.--Pillage. + + +Le 4 octobre 1854, je me rendis, sur les quatre heures de l’après midi, +à bord du navire _le Caldera_, qui était sous pavillon chilien, et qui, +le soir même, devait mettre à la voile pour la Californie. Je me +trouvais donc encore une fois à la veille d’un long et pénible voyage; +cette solitude à laquelle j’allais être livrée désormais, ces dangers +que l’on court sur mer plus encore que sur terre, venaient, à ce moment +décisif, se présenter à mon esprit. Aussi, j’étais soucieuse. Le +capitaine, voyant mon affliction morale vint causer avec moi, et me +donner quelque encouragement. M. Rooney avait, si l’on peut dire, une +expression heureuse, c’était un homme d’environ trente-cinq ans, de +taille moyenne, brun; il avait un barbe fine et épaisse qui lui +encadrait le visage, lequel était un peu court, mais ses yeux étaient +grands et bleus, et cet ensemble des plus caractéristique donnait à sa +physionomie un reflet de jovialité et surtout d’énergie. Enfin c’était +un vrai type de marin, chez lequel le courage et la bonté se lisaient à +première vue. + +Mon premier soin fut de visiter ma cabine et d’y installer mes bagages. + +Peu de temps après le navire levait l’ancre. + +Je fus prise alors d’une vague tristesse que je comprenais d’autant +moins, que ce retour en Amérique me rapprochait de ma patrie. Pour +m’arracher à cette funeste disposition, je me mis à examiner le navire. +C’était un beau trois-mâts de huit cents tonneaux, bien gréé, et d’une +forme gracieuse. A l’arrière, formant l’extrême partie du navire, était +la dunette, sur le pont de laquelle on montait par un escalier. Je +visitai l’intérieur de cette dunette qui servait de salle à manger; de +chaque côté étaient disposées les cabines. Au fond, se trouvaient deux +chambres qui avaient des croisées. L’une était le salon du capitaine, +l’autre appartenait au subrécargue d’une maison de commerce de +San-Francisco, lequel avait une forte cargaison à bord. Toutes les +boiseries étaient peintes en blanc avec des filets d’or. Cet intérieur +était éclairé au milieu par une fenêtre à tambour. Cette disposition +générale inspirait la sécurité par l’ordre parfait avec lequel chaque +chose était à sa place; il semblait que nous n’avions plus qu’à nous +laisser aller à un paisible sommeil pendant les trois mois que devait +durer notre traversée. + +Il y avait à bord un passager dont j’aurai souvent à parler; c’était un +Chinois d’une cinquantaine d’années. Il avait aussi une maison de +commerce à San-Francisco, et il emportait une forte cargaison d’opium, +de sucre et de café. Than-Sing, tel était son nom, avait le type commun +aux gens de sa nation, de plus il était excessivement marqué par la +petite vérole. Cependant sa laideur n’avait rien de repoussant, il avait +toujours le sourire sur les lèvres. + +Notre premier dîner à bord pouvait être l’objet d’une singularité; nous +étions quatre personnes de nation différente; le capitaine était +Anglais, le subrécargue, comme je l’appellerai dorénavant, était +Américain, Than-Sing, Chinois, et moi Française. Je rappelle avec +intention cette particularité pour donner une idée des difficultés que +devait nous apporter en un péril commun cette différence de langage. +Than-Sing parlait l’anglais comme moi-même, c’est-à-dire un peu, mais +aucun ne parlait français; on verra plus tard comment Than-Sing, qui +seul parlait chinois, devait nous rendre d’inappréciables services. + +Notre équipage se composait de dix-sept hommes de différentes nations. + +Le lendemain matin de notre départ, je fus réveillée désagréablement; +une grande agitation régnait à bord, des pas précipités retentissaient +sur le pont. L’inquiétude me fit lever, je m’habillai à la hâte, et je +sortis pour voir ce qui se passait. Le navire était en panne, un matelot +venait de tomber à la mer; on apercevait sa tête au milieu des vagues à +une distance très-éloignée déjà. Le malheureux nagea vingt minutes au +moins avant qu’on pût, à l’aide de cordes, le hisser sur le pont. Ses +camarades lui donnèrent de vives marques d’intérêt, mais il répondit +avec brusquerie et comme un homme qui a honte de sa mésaventure. + +Quoique cet incident n’eût occasionné aucun mal réel, il me fit une +impression fâcheuse. Je trouvai que, pour le second jour de notre +voyage, c’était mal débuter, et puis le chant de ces matelots anglais +contribua aussi à augmenter ma tristesse. Ils accompagnaient les +manœuvres par une mélodie bizarre et monotone qui ne ressemblait en rien +aux airs pleins de gaîté de nos marins français. Je rentrai toute +soucieuse, et, pour me distraire, je m’occupai à mettre toutes choses en +ordre; je donnai à boire et à manger à deux charmants petits oiseaux que +j’avais emportés de Hong-Kong dans une cage, je les couvris de caresses; +je n’avais plus qu’eux à aimer. + +La brise était molle, et pendant cette journée nous avançâmes lentement. +Pourtant, vers le soir, le vent s’éleva, il vint à souffler de tous les +points de l’horizon; je ne pensais pas sans inquiétude à l’affreuse +tempête que j’avais déjà essuyée sur _l’Arturo_, lors de mon arrivée en +Chine. J’allai vers le capitaine Rooney, et je le questionnai; +comprenant mes appréhensions, il essaya de me rassurer, mais je voyais, +malgré lui, son visage se rembrunir, et c’était avec juste raison. Le +baromètre qui s’était maintenu jusque-là, tomba si bas en moins d’une +heure, que le doute n’était plus permis; nous allions être aux prises +avec le typhon. Le typhon, ce vent si redoutable dans les mers de l’Inde +et de la Chine, et dont l’influence désastreuse amène toujours, sur mer +comme sur terre, la désolation et la mort. Le typhon est plutôt la +réunion de tous les vents soufflant avec fureur des quatre points +cardinaux, qu’un seul soufflant sans partage. Ce n’est pas plutôt le +vent du nord que celui du sud, le vent d’ouest que celui d’est; ce sont +tous les vents combattant entre eux et faisant de la mer le théâtre de +leur lutte. Le capitaine, reconnaissant à ces signes précurseurs que +nous étions menacés de l’une des plus terribles tempêtes, fit exécuter +de rapides manœuvres. Il était temps, car les vents cette fois étaient +déchaînés, la mer tourmentée en tous sens soulevait ses vagues comme des +furies; de sombres éclairs sillonnaient la nue précédant les coups du +tonnerre dont le bruit éclatait de toutes parts avec fracas. Poussé de +l’avant à l’arrière et retourné brusquement sur lui-même sans que son +gouvernail pût lui imprimer de direction, _le Caldéra_ menaçait à chaque +instant de s’engloutir; il y avait à peine deux heures que la tempête +s’était déclarée, que déjà c’était un vrai désastre: le mât d’artimon et +le grand mât étaient plus d’à moitié brisés, deux canots secoués dans +leurs liens avaient été emportés à la mer. Tout se brisait â +l’intérieur; la mer entrait à profusion par les sabords; chaque vague +qui s’engouffrait dans la dunette produisait le bruit d’une écluse; les +bois craquaient de tous côtés. + +Le capitaine se présentait de temps en temps à la porte de ma cabine +pour dissiper mes inquiétudes. Ses cheveux étaient collés sur son +visage, ses vêtements ruisselants d’eau. «Vous avez peur, me disait-il +avec une brusquerie bienveillante.--Non, répondais-je en essayant de +dissimuler ma frayeur.» Mais la pâleur de mon visage trahissait mes +craintes, car il hochait la tête avec un air de doute, tout en allant +surveiller les manœuvres. + +Je dois avouer que j’étais dans des transes mortelles. Tout dans ma +cabine était renversé, jeté pêle-mêle. Mes pauvres petits oiseaux, que +j’avais avec grand’peine, au risque de me blesser, rattachés à la +cloison, se blottissaient dans le coin de leur cage avec des marques +d’épouvante; j’étais moi-même couchée, le roulis ne permettant plus de +se tenir debout. La mer déferlait avec une telle violence contre les +flancs du navire, que ma terreur augmentait à chaque instant. Tout à +coup, un fracas épouvantable retentit sur ma tête, et je me trouvai, par +une forte secousse, lancée hors de mon lit sur le plancher. Au comble de +l’effroi, j’y restai à deux genoux, je me cachai la tête dans les mains: +il me semblait que le navire allait s’entr’ouvrir et que nous allions +être précipités dans les abîmes. Ce bruit affreux provenait de la chute +du mât de misaine, entraînant avec lui les haubans; le vent l’avait +brisé au pied en tombant; il avait blessé un matelot qu’on avait relevé +dans un état déplorable. Comment _le Caldera_ résistait-il encore? Après +quatorze heures passées dans les plus cruelles angoisses, la tempête +vint pourtant à se calmer, le vent se ramollit, la mer conservait encore +bien du roulis, mais cet apaisement sensible de ses fureurs nous +semblait être la plus complète tranquillité. + +J’entre-bâillai la porte de ma cabine et je jetai un coup d’œil dans la +salle à manger. On n’y voyait plus alors qu’un amas confus de meubles et +de vaisselle renversés et brisés; l’eau y ruisselait de toutes parts. + +Vers quatre heures, voulant contempler les effets désastreux de la +tempête, je montai sur le pont; je m’y frayai un chemin avec peine; il +était rempli d’objets brisés, câbles, chaînes, sans compter les trois +mâts. L’eau de la mer avait été tellement remuée dans ses profondeurs, +qu’elle avait pris la teinte jaunâtre de ses couches de sable. Le ciel +chargé de nuages éclairait l’horizon par un jour douteux; je portai avec +tristesse mes yeux autour de moi, et je vis nos matelots allant çà et +là, l’air épuisé, accablés de fatigue. Cinquante-deux poules et six +porcs avaient été tués par l’effet du roulis. Comme nous avions la terre +en vue, le capitaine, après avoir fait hisser avec grand’peine une voile +à l’avant, fit mettre le cap sur Hong-Kong. Il nous fallait regagner +cette ville, notre navire ayant besoin d’au moins six semaines de +réparations. + +En même temps que le calme se rétablissait l’appétit, oublié pendant le +danger, reprenait ses droits. L’heure du dîner venue, chacun prit place +à la table, et peu de paroles s’échangèrent pendant ce repas. Nous +étions tous recueillis comme des gens qui viennent d’échapper à la mort. +J’examinai la figure du capitaine, elle était empreinte d’un profond +découragement. J’ai su depuis qu’il songeait à une lugubre aventure qui +lui était arrivée deux ans auparavant. Pris par des pirates indiens, +après un combat où tout son équipage avait trouvé la mort, le capitaine +Rooney avait été attaché au mât de son navire, et ces barbares ennemis +lui avaient tailladé le corps en tous sens, sans pouvoir obtenir de lui +autre chose qu’un sourire de mépris. Ils le gardèrent prisonnier six +mois, après lesquels il parvint à s’échapper. + +Le subrécargue présentant la mine la plus piteuse que l’on puisse voir; +car, outre la crainte qu’il avait eue de perdre la vie, il finit par +avouer qu’au moment du danger, ses plus cruelles angoisses avaient été +pour la perte de ses marchandises. + +Than-Sing, le Chinois, avait la physionomie d’un homme qui se sent +franchement heureux d’être sauvé; aussi son sourire bienveillant +faisait-il contraste avec le malaise général. + +Quant à moi, encore sous le coup de mes récentes terreurs, je songeais +combien la fatalité semblait vouloir déjouer tous mes projets d’avenir. +Que puis-je connaître de plus des horreurs de la mer, me disais-je, si +ce n’est d’y trouver une tombe? + +Vers huit heures, le capitaine ordonna que tout le monde prît du repos. +J’éprouvais une telle fatigue, que j’aurais dormi sur des planches aussi +bien que sur un lit de plumes. Je dis sur des planches parce qu’au +moment de me coucher je m’aperçus que mon matelas, mes draps, toute ma +literie enfin étaient trempés d’eau. M. Rooney mit une complaisance +extrême à faire chercher une partie de ce qui m’était nécessaire. Mais +ma lassitude ne me permettait pas d’attendre longtemps, la première +couverture que l’on me présenta, je m’en enveloppai et m’étendant sur +mon lit dégarni, je ne tardai pas à tomber dans un sommeil profond. + + * * * * * + +Il pouvait être minuit lorsqu’un songe effrayant vint agiter mon +esprit. Il me semblait entendre des cris infernaux, poussés par une +bande de démons. Était-ce une hallucination? ou cet horrible cauchemar +avait-il de la réalité? J’étais oppressée, souffrante, et plus d’une +fois je me retournai sur ma couche; le songe durait toujours, il fut +tout à coup rompu par un effroyable vacarme. Éveillée en sursaut, je me +dressai sur mon séant, et j’ouvris les yeux, j’étais éblouie, ma cabine +se trouvait entièrement illuminée par une lueur rouge. Frappée de +terreur et persuadée que le navire devenait la proie d’un incendie, je +sautai en bas de mon lit et me précipitai vers la porte. Le capitaine et +le subrécargue étaient sur le seuil de leurs cabines. Je jetai des yeux +hagards sur eux, ils me regardaient sans pouvoir proférer une parole, +car nous entendions des hurlements sauvages et comme des coups de massue +qui retentissaient contre les flancs du navire. Des pierres, des +projectiles de toutes sortes étaient lancés dans les carreaux des +fenêtres du plafond, de la dunette, et les brisaient en mille pièces, +des flammes semblaient brûler, tout au-dessus de nous; nous restions +terrifiés. + +J’allai vers le capitaine et je me cramponnai à son bras. Je voulais +parler, je n’avais pas de voix, quelque chose d’aride dans mon gosier +arrêtait les paroles sur mes lèvres; je parvins cependant à lui dire +avec des sons étranglés: «Capitaine! capitaine! le feu! le feu est au +navire!..... Répondez-moi..... Entendez-vous là-haut?...» Mais il était +entièrement pétrifié, car il me répondit: «_I don’t know_ (je ne sais +pas).» Il s’éloigna tout à coup et reparut avec un revolver à la main, +la seule arme qu’il y eût à bord. En ce moment, le second de l’équipage +accourut de l’avant du navire, et, s’approchant du capitaine, lui dit +quelques mots que je n’entendis pas. Plus prompte que la pensée, et +soupçonnant un terrible malheur, je rentrai précipitamment dans ma +cabine et je regardai derrière le carreau qui s’ouvrait sur la mer. Au +feu extérieur, j’entrevis les mâtures de plusieurs jonques chinoises. Je +ressortis épouvantée, folle, en criant: «Les pirates!..... les +pirates!.....» En effet, c’étaient les pirates, ces écumeurs de mer de +la Chine, si redoutés par leurs cruautés. Ils nous tenaient en leur +pouvoir; trois jonques, montées chacune par trente ou quarante hommes, +entouraient _le Caldera_. Ces brigands semblaient être des démons +sortis du sein de la tempête pour achever son œuvre de destruction. Le +délabrement de notre navire désemparé était pour eux un facile succès. +Après avoir jeté sur le _Caldera_ des crocs en fer, fixés à de longues +amarres, ils n’avaient pas tardé à grimper le long du bordage avec +l’agilité des chats. Une fois parvenus sur le pont, ils s’étaient livrés +à une danse infernale en poussant des cris qui n’ont rien d’humain. Les +projectiles, en outre, cassant les vitres, nous avaient tirés du profond +sommeil où nous étions tous plongés. Les lueurs que nous avions prises +pour le reflet d’un incendie, étaient produites par des matières +inflammables. Ils emploient ce moyen afin de frapper de stupeur et +d’effroi ceux qu’ils attaquent, et paralysent souvent par là leur +résistance. + +Le capitaine, le subrécargue, le second, firent quelques pas en avant +pour sortir de la dunette et aller sur le pont; je les suivis +instinctivement. A peine avions-nous fait trois pas, que des boules +fulminantes furent jetées sur nous et nous forcèrent à opérer une +retraite. Il s’en fallut de bien peu que nous ne fussions atteints par +cette pluie de feu qui nous aurait causé d’atroces brûlures. Nous ne +pouvions nous expliquer où ils voulaient en venir, leur intention était +évidemment de mettre le navire au pillage. Le capitaine, qui n’avait que +son revolver pour nous défendre, jugea qu’il était prudent de nous +dérober le plus longtemps possible à leur fureur. C’était une précaution +bien inutile, car ils devaient nous trouver n’importe où, aussi bien que +si nous fussions restés dans nos lits; mais notre esprit troublé ne nous +laissait pas le loisir de raisonner. Nous descendîmes avec précipitation +dans l’entreponts, dont l’ouverture se trouvait justement sous nos +pieds, et nous nous cachâmes le mieux que nous pûmes. Cinq matelots se +trouvaient déjà en cet endroit; nous ne savions ce qu’était devenu le +reste de l’équipage; peut-être était-il déjà fait prisonnier. + +Quant à Than-Sing, il n’avait pas reparu depuis la veille au soir. + +Les pirates continuaient à pousser leurs cris sauvages. Par un +écartement dans le panneau qui nous recouvrait, on pouvait voir, à +travers les lueurs incendiaires, quelques-unes de leurs têtes hideuses +entourées d’étoffes rouges en forme de turban. Leur costume était comme +celui de tous les Chinois, excepté que leur ceinture était garnie de +pistolets, de larges couteaux, et chacun d’eux avait un sabre nu à la +main. A cette vue, un nuage de sang me passa devant les yeux, mes jambes +fléchirent sous moi; je croyais ma dernière heure arrivée. Rampant des +pieds et des mains, je m’acheminai vers le capitaine, en cet instant de +détresse son appui me semblait cher. Nous nous tînmes blottis au milieu +des ballots de marchandises, à peu près à vingt pieds de l’ouverture. Il +nous était impossible d’aller plus loin, le navire étant comble dans +cette partie. Nous respirions à peine, quand nous entendîmes une foule +de pirates entrer dans nos cabines et bouleverser tout avec violence. +Une voix connue parvint en même temps jusqu’à nous: c’était celle de +Than-Sing. Une vive altercation paraissait s’élever entre lui et les +pirates. On le sommait sans doute de dire où nous étions, car nous +l’entendîmes crier en anglais: «Capitaine, capitaine! où êtes-vous? en +bas? Répondez! venez! venez!...» + +Mais personne ne bougeait. + +Le capitaine Rooney retournait convulsivement son pistolet dans ses +mains, en murmurant qu’il allait briser la première tête de pirate qui +apparaîtrait. Je le suppliai de n’en rien faire; une pareille tentative +non-seulement devait être de nul effet, mais encore pouvait servir à +nous faire égorger tous. Il sentit si bien cela du reste qu’il mit son +arme au repos en la cachant sous ses vêtements. + +Nous n’attendîmes pas longtemps la venue de nos ennemis; c’en était +fait, nous allions être découverts... Je frissonne encore à ce souvenir! +Ils levèrent la trappe et firent descendre après une corde, une lanterne +allumée. Nous nous pressions les uns contre les autres pour nous dérober +à ce jet de lumière qui nous gagnait peu à peu et devait révéler notre +présence. C’était peine perdue; des jambes passèrent bientôt, puis des +corps tout entiers, et nous nous trouvâmes couchés en joue par une +douzaine de pirates qui cherchaient avec des yeux de tigres dans la +direction qui leur faisait face; ils étaient armés jusqu’aux dents. Le +capitaine le premier se détacha de notre groupe, et s’avança à leur +rencontre. Il leur présenta son revolver du côté de la crosse. Les +pirates levèrent tous à la fois les bras d’un air menaçant; mais voyant +qu’on ne leur opposait aucune résistance, ils se mirent à nous +considérer avec une joie sauvage. Deux de ces bandits s’élancèrent hors +de l’entrepont et firent signe avec des gestes brusques qu’il fallait +les suivre. Plus morte que vive, j’étais restée blottie derrière un +ballot; je vis du coin de l’œil mes compagnons remonter un à un, je +voulais m’avancer comme eux, mais j’étais foudroyée d’épouvante. Quand +le dernier eut disparu, que je me vis sur le point d’être seule avec ces +monstres, ces assassins, une frayeur plus forte que le courage s’empara +de moi, je me raidis par un effort suprême, et je m’avançai à mon tour. +Alors à ma robe, à ma coiffure, ils reconnurent que j’étais une femme; +une exclamation de surprise éclata parmi eux, une joie horrible se +peignit sur leur physionomie; j’envisageai le lieu où j’étais comme une +tombe béante: il me semblait déjà sentir les griffes de ces démons. A ce +moment ce n’était plus du courage, de l’énergie, c’était du délire. Je +m’élançai vers l’ouverture, et j’élevai les bras en l’air, en +recommandant mon âme à Dieu. Au même instant, je me sentis saisir et +entraîner, j’étais hors de l’entreponts. + +Arrivée là, je fus entourée d’une foule de pirates qui se tenaient en +cercle avec des sabres et des pistolets au poing. Je jetai un coup d’œil +égaré sur mes agresseurs: ils fixaient sur moi des yeux avides en +m’examinant. Ce n’était pas, comme on pourrait le croire, l’insuffisance +de ma mise qui excitait leur curiosité, car, dès le moment de leur +arrivée, par une sorte d’instinct bien naturel chez une femme, je +m’étais revêtue à la hâte d’une robe, et j’avais mis mes pieds dans des +chaussures. Ce qui excitait leur cupidité, c’était quelques bijoux que +j’avais conservés; comprenant leurs exclamations bruyantes, je détachai +bien vite mes boucles d’oreilles, mes bagues, et je les leur jetai pour +m’éviter toute brutalité au cas où ils n’auraient pu résister longtemps +à l’impatience de les posséder. Ceux qui étaient le plus rapprochés de +moi se ruèrent dessus avec avidité, au grand mécontentement des autres; +ces derniers même paraissaient si exaspérés, qu’ils cherchèrent querelle +aux premiers, et il s’en serait suivi probablement une lutte sanglante, +si la voix du chef ne fût intervenue avec autorité; tout cela s’était +passé en quelques moments. On me poussa ensuite sur le pont, je montai +l’escalier qui conduisait sur la dunette; là, je retrouvai mes +compagnons de captivité déjà enchaînés, et je m’assis auprès d’eux comme +on me l’indiquait. + +La mer était encore houleuse; de gros nuages noirs, dernières menaces de +la tempête, couraient çà et là dans le ciel et allaient se confondre +dans l’horizon ténébreux; il s’élevait du sein des flots une brume +épaisse qui nous enveloppait du froid le plus glacial; le pauvre +_Caldera_, ainsi désemparé, capturé, ressemblait à un ponton en révolte. +Il régnait parmi nous un silence de mort, qu’interrompaient parfois les +gémissements du matelot qui avait été atteint par la chute du mât de +misaine. Ces poignantes émotions avaient tellement troublé mon esprit, +que mille idées confuses se pressaient dans ma tête; j’éprouvais l’envie +de pleurer, et mes yeux restaient secs. Je promenais sur chacun des +captifs des regards désolés. Cette communauté de malheurs m’attachait à +eux; je redoutais qu’on ne vînt à m’en séparer. + +Pendant ce temps-là, les pirates, qui pouvaient être au nombre de cent, +couraient en tous sens dans le navire, se livrant au pillage. +Quelques-uns s’approchèrent de moi et me montrèrent mes compagnons +attachés. Pensant qu’ils voulaient me lier aussi, je leur tendis les +mains, mais ils me firent un signe négatif. L’un d’eux impatienté, me +passa la lame froide de son sabre le long du cou, faisant le simulacre +de me couper la tête; je ne bougeai pas; mon visage exprimait sans doute +un morne désespoir, mais je n’avais pas une larme. Cette immense douleur +me mettait à une si rude épreuve, qu’elle semblait déjà avoir tout +anéanti, tout épuisé en moi. Voulant néanmoins les satisfaire, je leur +tendis encore les mains afin qu’ils pussent me les lier, si telle était +leur intention. Ils s’en emparèrent avec colère, puis ils recommencèrent +à promener leurs doigts autour de mes poignets, cherchant à me faire +comprendre ce que je ne pouvais deviner. Où voulaient-ils donc en venir? +Leurs froides menaces étaient sans doute pour me démontrer qu’ils me les +couperaient. Dès ce moment, toute l’horreur de ma position me fut +révélée; j’inclinai ma tête sur ma poitrine, et je fermai les yeux. La +vue seule de ces monstres suffisait pour donner le courage du martyre; +j’attendais la mort non sans épouvante, du moins avec résignation. +J’étais dans cette cruelle perplexité, lorsque je me sentis frapper sur +l’épaule; c’était Than-Sing qui, touché de mon attitude, voulut calmer +mes craintes: «N’ayez pas peur, me dit-il, ils veulent seulement vous +effrayer pour que vous n’ayez aucune envie de détacher vos compagnons.» + +On vint bientôt le chercher pour parler au chef des pirates. Than-Sing +n’avait pas été enchaîné, mais il était prisonnier comme nous; il nous +servit d’interprète ainsi qu’à ses compatriotes. Ce chef était un petit +homme d’apparence grêle, et chose singulière, il avait l’air moins +féroce que les autres. + +Le capitaine Rooney fut interpellé devant lui; son attitude pendant cet +interrogatoire fut calme et dédaigneuse; il était superbe de mépris +devant tous ces hommes de sang. On lui demanda d’abord s’il était +Anglais; Than-Sing, chargé de traduire la réponse, se souvint, alors, de +la haine qui existait entre la nation chinoise et la nation britannique. +Il répondit que le capitaine était Espagnol, et que l’équipage se +composait d’hommes de différents pays. Le marchand chinois avait été +heureusement inspiré en dissimulant l’origine du capitaine et des +matelots, car le chef des pirates fit observer que si nous avions été +Anglais, il nous aurait tous fait égorger sur-le-champ. Il s’informa du +nombre d’individus qui étaient à bord, ainsi que des sommes d’argent +dont pouvait disposer le capitaine; si j’étais la femme de M. Rooney. +Than-Sing satisfit à toutes ces questions, et dit, relativement à ma +personne, que j’étais Française, simple passagère et sans aucun parent +ou ami en Chine. Cet excellent homme fit ressortir l’abandon dans lequel +je me trouvais, afin d’éloigner de l’esprit des pirates l’idée de ne me +rendre la liberté qu’au prix d’une forte rançon. + +Le chef de ces bandits ordonna qu’on déliât les mains au capitaine +Rooney, et celui-ci eut l’humiliation de l’accompagner dans une visite à +l’intérieur du navire. Il se vit dans la nécessité de faire le compte +exact des marchandises qui composaient le chargement du _Caldera_. Nos +chambres furent dévalisées les premières; je vis passer mes bagages, qui +allaient disparaître dans leurs jonques; je soupirai tristement en +voyant ces voleurs de mer emporter avec mes malles des objets auxquels +j’attachais un prix tout particulier: un de ces barbares tenait dans +leur cage mes oiseaux mignons. Ces frêles petites créatures allaient +peut-être, si elles n’offraient pas assez d’appât à la cupidité de ces +monstres, mourir de faim, leur sort était aussi misérable que le nôtre. +Nous devions la vie au généreux mensonge du marchand chinois. Mais les +pirates pouvaient changer de résolution, et nous eussent-ils promis cent +fois la vie sauve, nous ne pouvions pas nous appuyer sur leur perfide +parole. Notre malheur, au contraire, semblait sans limites; il était +parfaitement à notre connaissance que les mers de la Chine regorgent de +cette écume des nations. Ceux-ci nous faisaient grâce; de nouveaux venus +pouvaient nous disputer aux premiers et compromettre par ce motif même +notre vie, dans une lutte horrible. + +Je fus tirée de cette rêverie douloureuse par le retour du capitaine. Le +chef des pirates venait de lui ordonner de faire lever l’ancre et de +diriger le navire vers une baie voisine. Nos matelots furent, en +conséquence, délivrés pour être employés aux manœuvres; avant d’en +arriver là, on leur fit comprendre qu’au moindre signe de révolte de +leur part, on nous égorgerait tous sans pitié: ces menaces étaient +répétées à chaque instant. Quant à moi, que ma faiblesse condamnait à +l’inaction, je fus laissée à la même place, en compagnie du matelot +blessé, lequel souffrait cruellement. Le subrécargue et Than-Sing, +quoiqu’on leur eût délié les mains, étaient restés inoccupés à cause de +leur inexpérience des manœuvres. + +A ce moment, un des bandits passait près de nous; il nous fit voir, avec +les marques de la joie la plus vive, un paquet assez volumineux: +c’étaient une forte somme d’argent, des bijoux et de l’argenterie. Il +prit une fourchette, la retourna en tout sens, puis la porta à sa tête +en me regardant, comme pour me demander si c’était un peigne de femme +(on sait que les Chinois ne font pas usage de fourchettes). Son +ignorance, qui, dans tout autre instant, m’eût semblée risible, ne me +donna pas même l’envie d’un sourire, tant mes sens étaient plongés dans +un accablement profond. Than-Sing me vint heureusement en aide, et se +chargea de lui expliquer à quoi servait l’ustensile en question. Le +pirate s’éloigna. Je me croyais débarrassée de sa présence, quand, +revenant sur ses pas, il remplit une de ses mains de pièces d’argent +qu’il mit sous mes yeux en étendant son autre main vers une jonque qui +était amarrée au navire; je compris, à ces signes multipliés, qu’il me +proposait de fuir avec lui. Thang-Sing, qui avait suivi du regard cette +scène muette, eut encore pitié de ma détresse; il s’approcha de cet +homme et lui dit quelques mots dans leur langage. Il le menaçait sans +doute de dévoiler sa conduite au chef, car le pirate s’éloigna la tête +basse et sans réplique. + +La température s’était refroidie et était même devenue des plus +glaciale. Nous étions trop peu couverts les uns et les autres pour ne +pas ressentir cette brume humide qui nous enveloppait. Je dois dire ici +que nos ennemis usèrent alors de quelque générosité à notre égard; +plusieurs d’entre eux ramassèrent des lambeaux de vêtements qui +traînaient sur le pont et nous les jetèrent pour nous en couvrir les +épaules. + +A ce moment, un bruit de chaînes se fit entendre, le navire ne marcha +plus, l’ancre tomba dans la mer; devait-elle bientôt remonter ou +s’enfonçait-elle à jamais dans le lit qu’elle se creusait au fond des +abîmes? Dieu seul le savait! + + + + +CHAPITRE VI + + Séquestration.--Le bon Chinois.--Une lueur d’espoir.--Nouvelle + flottille de jonques.--Déguisement.--Plus de vivres.--Pirate père + de famille.--Proposition de fuite.--Refus de l’équipage.--Fureur du + capitaine Rooney.--Embarcation à la mer.--Désappointement. + + +Les dernières ténèbres fuyaient pour faire place à l’aurore. Le chef des +pirates ayant terminé ses recherches sur les choses les plus précieuses, +nous fit tous rassembler, après quoi il ordonna qu’on nous fit descendre +à l’entrepont, cette nouvelle mesure nous causa une inquiétude affreuse; +on nous escortait les armes à la main. Arrivés au pied du grand mât, le +panneau fut ouvert, et nous descendîmes comme on nous l’intimait. Nos +ennemis à ce moment avaient l’air des plus farouches, chacun de nous +pensa qu’ils allaient décider de notre sort; nous nous assîmes, dans un +morne silence, sur les ballots de marchandises; mais elles étaient en si +grand nombre dans cet endroit que nous trouvâmes bien juste à nous +caser. Peu après, plusieurs de ces pirates apparurent pour nous +surveiller. Ils frappaient à chaque instant et sans motif, à coup de +plat de sabre, les matelots. Je me serrais tout effarée contre le +capitaine, lequel pouvait bien peu pour soutenir mon courage. Ces +misérables regardaient les poignets de chacun, et une joie sauvage +brillait dans leurs yeux en voyant la meurtrissure qu’avaient marquée +les liens. Ils faisaient sans cesse tournoyer leurs sabres autour de nos +têtes. Un mouvement se fit sur le pont; ils se retirèrent, nous laissant +seuls, mais ils avaient eu le soin de boucher hermétiquement le panneau, +de sorte que non-seulement nous étions plongés dans d’épaisses ténèbres, +mais encore nous étouffions faute d’air. Ce supplice dura environ une +heure. Au bout de ce temps, une voix amie parvint jusqu’à nos oreilles: +c’était celle de Than-Sing qu’on avait séparé de nous. Il ouvrit ce +panneau qui pesait sur nos têtes, et les rayons d’un soleil ardent +vinrent bientôt inonder la nuit de notre prison avec un éclat tel, que +nous restâmes comme aveuglés pendant quelques instants. + +Comme on a pu le voir jusqu’à présent, le marchand chinois nous avait +rendu de grands services; jusqu’au jour de notre délivrance, il devait +être notre bon génie. Sa seule présence calmait nos terreurs, et le +danger nous semblait moins menaçant dès que le vieillard ouvrait la +bouche pour s’interposer entre notre faiblesse et la férocité de ses +compatriotes. Son sang-froid ne se démentait pas un seul instant; quand +il n’était pas à nos côtés pour nous consoler et ranimer notre courage, +il employait son adresse auprès de nos ennemis pour nous épargner +quelque nouvelle épreuve. Nous reprenions confiance à sa vue, et sa +laideur disparaissait sous la calme sérénité de son visage; j’étais +étonnée de trouver dans un homme de sa nation une bonté toute +chrétienne. + +Le chef des pirates avait décidé que tous nos hommes d’équipage +travailleraient au pillage du navire. Nous supposâmes qu’un long débat, +qu’une question de vie ou de mort avait dû être agitée relativement à +nos personnes, pendant qu’on nous avait tenus enfermés. La Providence +veillait sur nous, puisque, cette fois encore, on nous laissait +l’existence. + +Les pirates commencèrent par se gorger de la cargaison d’opium, qui +était le fret de notre ami Than-Sing; le reste, consistant en riz, +sucre, café, etc., fut l’ouvrage de nos matelots; mêlés au milieu de ces +voleurs, ils passaient de main en main toutes les marchandises qui se +trouvaient à leur portée; et, ces derniers, faisant la chaîne, les +transportaient à leur tour, dans leurs joncques. + +Dans cette nouvelle occupation, je fus comme oubliée, c’est-à-dire qu’on +me laissa au milieu de mes compagnons qui m’engagèrent à rester à leurs +côtés, ce que je fis en désespérée. + +Au bout d’une heure, il y eut un moment de repos, les pirates donnèrent +du biscuit et de l’eau à nos matelots. Ceux-ci me proposèrent de prendre +part à leur repas, mais il me fut impossible de goûter à cette pâte dure +et sèche. D’ailleurs, mon estomac, oppressé par tant d’émotions, était +incapable de prendre quoi que ce fût. Je bus avec avidité de l’eau qu’on +me présentait; depuis de longues heures, j’avais la poitrine en feu, et +je souffrais cruellement de la soif. + +A peu de temps de là, le capitaine Rooney et Than-Sing vinrent me +chercher. Il était temps qu’ils fissent leur apparition. Plusieurs de +ces bandits commençaient à tourner autour de nous d’une manière +inquiétante. Ces cœurs généreux, au milieu de tant de périls, ne +songeaient pas qu’à eux seuls; après en avoir fait la demande au chef, +ils avaient obtenu de m’emmener dans une des chambres de la dunette pour +m’y établir plus commodément. En passant sur le pont, je pus voir que +nous étions près de terre, dans une immense baie entourée de collines +verdoyantes. J’aurais joui de ce riant spectacle, si, en ramenant mes +regards autour de moi, je n’avais été bientôt rappelée à toute l’horreur +de ma situation. Le _Caldera_, déjà détruit par la tempête, n’était plus +qu’un amas de ruines; les mats brisés étaient abattus en travers du +pont, des débris de fenêtres et de portes gisaient çà et là, la boussole +avait disparu; ces pillards par mesure de précaution avaient enlevé le +gouvernail. Ils ajoutaient à cette scène de désolation leurs cris +barbares. Saisie de vertige, je me laissai vivement entraîner à +l’arrière. Là encore, tout était méconnaissable, ce qui n’avait pas été +brisé comme les glaces, était jeté de tous côtés sur le plancher. Je ne +sais si, à ce moment, j’avais bien ma raison; mais, ce que je puis dire, +c’est que je souffrais mille morts. J’étais torturée moralement par les +craintes les plus odieuses. J’essayais de combattre les angoisses que +j’éprouvais, en me rappelant que les pirates s’étaient refusé de me lier +les mains, ce qui me semblait témoigner de leur part une certaine +déférence pour les femmes; mais il me revenait à l’esprit bien des +histoires lugubres qu’on m’avait racontées et qui constataient la +férocité de leur nature. Aussi, j’eusse préféré me jeter vingt fois à la +mer que d’être victime de leurs brutalités; et à l’heure où j’écris ces +lignes, on peut croire que si je raconte tout au long les souffrances +que j’ai endurées, c’est que Dieu, dans sa paternelle sollicitude, n’a +pas permis que de telles horreurs fussent ajoutées au nombre des +épreuves qu’il me réservait. J’y eusse succombé; du reste tant le nombre +des ennemis qui nous tenaient en leur pouvoir était considérable, le +lendemain de notre capture, nous pouvions en compter amplement un mille. +Je me reposais en proie à ces sombres préoccupations, sur un large divan +en velours vert qui était resté dans une des chambres et qu’on n’avait +pu faire sortir à cause de sa dimension. J’étais veillée par le bon +Than-Sing et par le brave capitaine Rooney. Quant au subrécargue, homme +à la figure fausse, il a montré tant de lâcheté dans cette affaire, +qu’il ne mérite aucunement d’être cité. + +Pendant toute cette journée, nos matelots n’eurent pas de relâche, ils +travaillaient sous le sabre en poussant des gémissements, leur fatigue +était grande; vers le soir, Than-Sing obtint pour eux qu’ils prendraient +quelque repos; il parvint aussi à nous apporter une gamelle de riz cuit +à l’eau. C’était tout ce qui restait de nos vivres: ils en mangèrent; +quant à moi, de même que le matin, je ne pus rien prendre. Ces émotions +successives me tenaient dans un état de fièvre qui m’ôtait toute idée de +nourriture. + +Nous avions obtenu de fermer toutes les portes; mes compagnons +reposèrent dans la pièce voisine de celle où j’étais. Je passai une nuit +comme les damnés seuls doivent en avoir; j’entendais les cris de ces +hommes célébrant leur facile victoire, et les frayeurs de mon cerveau +troublé ne me faisaient voir que poignards, incendies et scènes +sanglantes. Voulant respirer un peu d’air, je me précipitai, toute +haletante, vers une petite fenêtre qui donnait sur la mer, et +j’apercevais à la clarté de la lune les forbans qui se partageaient le +butin dans le plus grand tumulte. Ce spectacle était bien fait pour +perpétuer mes affreuses visions. + +Le jour vint. Il y avait à peine une heure que nos matelots étaient +parmi les Chinois, lorsque nous entendîmes une rumeur qui n’était pas +ordinaire. En effet, quelques-uns des nôtres vinrent à pas précipités, +et nous dirent avec une voix troublée: «Les pirates se sauvent!... les +pirates se sauvent!...» Une lueur d’espoir traversa en ce moment +l’esprit de chacun de nous; nous crûmes un instant que nous touchions au +terme de nos épreuves, car l’effroi subit des pirates nous semblait ne +devoir être causé que par l’approche d’un steamer; mais nous fûmes +trompés d’une manière bien douloureuse quand nous eûmes porté nos +regards à l’horizon. Hélas! ce que nous avions cru être notre délivrance +n’était, au contraire, qu’un accroissement à nos maux. Il n’y avait plus +à en douter; au loin une nouvelle flottille de jonques se dirigeait à +toutes voiles vers nous. Pendant l’espace d’un quart d’heure, où nous +fûmes seuls sur notre navire, le bon Than-Sing nous expliqua que les +petites jonques fuyaient devant les grandes, et que, s’il n’en était pas +ainsi, les pirates se livreraient combat entre eux. Les nouveaux ennemis +qui nous arrivaient étaient donc plus redoutables que les premiers. +Qu’allaient-ils faire de nous? Nous étions là, sans espoir, attendant le +poignard, la hache ou le sabre qui devaient nous frapper peut-être; nous +comptions les minutes qui s’écoulaient, et mes yeux ne pouvaient se +détacher de la vue des jonques qui rapprochaient nos bourreaux; je +sentais une pâleur livide me couvrir le visage; ce n’était pas la peur +de la mort elle-même qui me rendait faible en ce moment, mais celle des +horreurs de toute nature dont je pouvais être la victime. «Capitaine, +dis-je, j’ai peur, oh! bien peur! Ne pourriez-vous pas me faire changer +de costume? Voyez ma robe! et ces monstres qui vont venir! je voudrais +être vêtue comme vous. Que faire? Ayez pitié de moi.» Le capitaine +Rooney me regarda avec compassion. «Oui, vous avez raison, me dit-il, +attendez.» Et il me présenta un double pantalon qu’il avait sur lui; +puis, il me donna une chemise et une jaquette en toile de Chine. Je +rentrai dans une cabine où je me débarrassai de ma robe, seul vêtement +qui me restât, et je m’habillai à la hâte; un des matelots me donna sa +casquette, sous laquelle je dissimulai le mieux que je pus ma chevelure. +Une seule épingle à cheveux me restait encore, et des souliers dans +lesquels mes pieds étaient nus. + +A peine avais-je fini d’opérer cette transformation que des cris partant +de toute part nous annoncèrent l’approche de nos nouveaux ennemis. Ils +montaient à l’abordage. Pendant ce temps-là les autres jonques, plus +petites que les nouvelles, fuyaient à leur approche, comme des +sauterelles effarées qu’on aurait surprises dévastant un champ de blé; +nous nous réfugiâmes dans l’une des chambres de l’arrière. Le capitaine +avait ordonné à ses hommes de se grouper de manière à me cacher aux +premiers regards de l’ennemi; lui-même me masquait de sa personne, et +Than-Sing se tenait à mes côtés. Il y avait bien en ce moment une +quarantaine de jonques autour du _Caldera_. Chacune portait de vingt à +quarante hommes, et les plus grandes avaient dix ou douze canons. + +Chaque jonque a un chef qui commande despotiquement à une troupe de ces +forbans, enrôlés sous l’étendart du vol et de l’assassinat. Les pirates +qui infestent les lointains parages de la Chine ont pullulé d’une telle +sorte dans cet empire de quatre cent millions d’âmes qu’ils exercent +impunément leurs actes de brigandage. Il arrive même souvent qu’ils se +pillent et se tuent entre eux dans des combats à coups de canons, où la +victoire reste avec le butin à ceux qui ont les jonques les mieux +armées. Comment peut-il en être autrement dans ce pays, qui n’a pas la +moindre marine organisée pour les détruire? + +Nous étions réfugiés, ainsi que je l’ai déjà dit, dans une des chambres +du fond; comme une digue rompue, en un instant un torrent de ces +barbares s’abattit sur notre navire. Les premières jonques n’ayant pu +emporter qu’une faible partie du chargement, les nouveaux pirates +faisaient encore une bonne prise avec ce qui restait de marchandises; +ils s’occupèrent donc à piller la cargaison sans paraître prendre garde +à nous. L’appât du butin semblait seul captiver leur attention. Celles +de leurs jonques qui étaient suffisamment chargées se détachaient des +autres, et faisaient voile vers les côtes pour transporter leur prise +dans des villages qui leur servaient de repaire. Tous ces misérables +semblaient également animés du même esprit de destruction. Ainsi, dans +le but d’emporter le plus de choses qu’ils pouvaient, ils brisaient tout +avec une rage insensée; ils démolissaient à coups de hache les parois +des cabines; dans la dunette, les parois volaient en éclats; le cuivre, +le fer et le plomb étaient arrachés des panneaux et des portes +enfoncées. Ils étaient parvenus à enlever le divan en velours vert qui +avait été épargné jusqu’alors, à cause de sa grandeur; les planchers +étaient jonchés de débris de thé, de café, de sucre, mêlés à des +morceaux de biscuit, etc. L’indifférence qu’ils nous témoignèrent tout +d’abord, ne dura pas longtemps. Il nous fallait à tout moment montrer la +doublure de nos poches pour leur prouver que nous ne leur dérobions +rien; la foule de ces monstres fut un instant tellement compacte en se +ruant sur nous, qu’ils faillirent nous étouffer. La seule robe qui me +restait lors de leur arrivée, et que j’avais essayé de cacher, me fut +enlevée comme tout le reste. Than-Sing ayant quitté un instant ses +souliers, ils lui furent dérobés en un clin d’œil, ce qui chagrina fort +le pauvre homme; ces chaussures étaient confectionnées à la mode de son +pays. Un matelot parvint tant bien que mal, un peu plus tard, à lui en +arranger une paire avec des morceaux de cuir qu’il découvrit dans des +débris de toutes sortes. + +Notre position au milieu de ces hommes dénaturés était horrible; aussi +l’égarement se peignait-il sur nos physionomies. Mon costume n’avait pu +les tromper; ma figure, sur laquelle la douleur était empreinte d’une +manière si profonde, leur divulgua sans doute mon sexe, car ils me +considéraient avec une curiosité avide. + +Plusieurs d’entre eux nous demandèrent d’un air railleur si nous +pensions toujours aller à Hong-Kong; comme nous restions silencieux et +abattus, ils se mettaient alors à rire avec des éclats bruyants. +Quelques-uns, aux regards cruels et féroces, s’approchaient de nos +matelots et faisaient le simulacre de leur couper la tête. Mourante de +frayeur, je me faisais aussi petite que possible en me blottissant au +plus épais de mes compagnons. A quoi tenait notre existence au milieu de +ces êtres sans pitié et sans loi? Qui sait ce qui serait arrivé à la +première goutte de sang, ne fût-elle tombée que d’une égratignure? + +Cette avalanche humaine vint pourtant à s’éclaircir. Vers le soir de ce +même jour, nos matelots, à moitié morts de fatigue, se plaignirent +amèrement de la faim. Il nous vint un secours tout à fait inattendu. +Parmi ces pirates, il y en avait un qui semblait avoir quelque pitié +pour nous, il apparaissait de temps à autre et nous considérait en +silence, puis il se plaisait à nous montrer dans l’une des jonques sa +femme et ses enfants. Nous prêtâmes involontairement quelque attention +aux êtres qui lui étaient chers. Ce pirate, père de famille, voulut +alors nous témoigner le plaisir qu’il en ressentait, car, au moment où +nous déplorions notre dénûment, il nous apporta du riz et une marmite +pleine d’un ragoût arrangé à la mode chinoise; ce mets était surtout +remarquable par une sauce jaune comme du safran. Nos matelots, peu +habitués aux douceurs du confortable, s’en régalèrent. Il n’y eut que +moi qui y touchai du bout des lèvres; il me fut impossible d’en avaler +deux cuillerées; je lui trouvais une saveur capable de provoquer les +vomissements. Je mangeai un peu de riz pour calmer les atroces douleurs +d’estomac que je commençais à ressentir. + +Than-Sing, depuis un instant, causait avec cet honnête brigand, quand il +vint nous dire, à notre grande surprise, qu’il lui proposait, moyennant +une forte somme d’argent, de nous faire évader; une telle proposition ne +pouvait avoir d’autre effet que d’être bien accueillie. Le capitaine, +par l’entremise de Than-Sing, convint avec cet homme du prix de notre +liberté, du lieu où nous déposerait la jonque et où il toucherait la +rançon. Ce devait être à Hong-Kong. Ce projet arrêté, il s’éloigna en +promettant de nous avertir quand l’heure propice à notre fuite serait +arrivée. + +L’imagination fait de si rapides progrès dans un moment critique, que je +me laissai aller à croire que nous allions être sauvés. Aussi, je +portais, malgré le mal éprouvé déjà, des regards reconnaissants sur +cette jonque amarrée près de nous. J’examinais d’un œil avide tout ce +qui s’y passait, et je voyais sous les derniers rayons d’un beau soleil +couchant des enfants jouer, courir, se chamailler; des femmes chinoises, +des femmes pirates je devrais dire, qui faisaient l’office des +matelots, en s’employant aux manœuvres. Deux d’entre elles portaient un +jeune enfant sur leur dos dans un sorte de sac d’étoffe, ce qui ne les +gênait pas le moins du monde pour grimper comme des chats, partout où +elles étaient utiles. Les têtes nues de ces enfants, que les mères +portent ainsi jusqu’au jour où ils peuvent marcher, ballottaient, +allaient, venaient de tous côtés, que cela faisait peine à voir. Mais +peut-on rien changer aux coutumes? Cette habitude semi-barbare, ce qu’il +y a de certain, ne les empêche pas de croître, et encore bien moins de +multiplier. J’achevais à peine ce raisonnement en moi-même, qu’un de ces +bambins se laissa choir par-dessus le bord. Malgré moi, je jetai un cri. +Inutile de dire qu’il fut bien vite retiré de l’eau. Je pus voir alors +que cet enfant avait des petites vessies remplies d’air attachées à ses +vêtements. Les parents prennent ces précautions afin que s’ils viennent +à tomber dans l’eau, ils n’aillent pas si vite au fond. + +Or, cette jonque sur laquelle, à tort ou à raison, nous avions quelque +espoir, prit le large. + +Avions-nous été l’objet d’un jeu cruel? ou bien éprouvés +traîtreusement? C’est ce que nous ne pûmes savoir. Toujours est-il, que +nous ne revîmes pas notre pirate. Nous finîmes par croire qu’il avait +été retenu par la crainte de voir sa trahison découverte, ou d’être +rejoint dans le cours de l’évasion par les autres jonques. Il avait +pensé peut-être aussi que la somme qui lui était offerte ne compensait +pas suffisamment le danger de mort auquel il s’exposait en nous tirant +des mains de ses complices. + +La nuit étant tout à fait venue, les jonques se détachèrent peu à peu +des flancs du _Caldera_ et gagnèrent le large. Il n’était pas probable +qu’il en revînt en aussi grand nombre, car, de retour dans les villages, +elles ne manqueraient pas d’annoncer que notre navire était complètement +vide de sa cargaison. + +Leur départ nous laissait la perspective d’une nuit plus calme que les +précédentes; mais, d’un autre côté, nous restions sans ressources sur +notre navire délabré. Qu’allions-nous devenir? Au loin, devant nous, +était Macao, on en voyait la direction entre deux montagnes; que de +désespoir à cette vue! La vie était là, si près de nous, et nous ne +pouvions rien pour notre salut. Quand même nous eussions essayé de +lever l’ancre et de laisser dériver au hasard le navire dépouillé de sa +mâture, toutes nos chances ne nous permettaient que d’échouer sur la +côte. Pour échapper aux angoisses nouvelles que nous ressentions, nous +fîmes nos préparatifs afin de prendre quelque repos, c’est-à-dire que +chacun s’étendit tant bien que mal sur le plancher, assez près les uns +des autres, de manière à être tous debout à la moindre alerte. Mes +compagnons me réservèrent un mauvais banc que les pirates avaient +dédaigné, et sur lequel je m’étendis à mon tour avec résignation. + +Quel tableau! une mèche fumante brûlait dans un peu de graisse et jetait +des lueurs blafardes sur toutes ces figures amaigries par la souffrance. +Cette chambre, si fraîche et si coquette quelques jours auparavant, +avait maintenant l’aspect d’un de ces hideux caveaux des _Mystères de +Paris_. Tous ces matelots avec leurs costumes salis et souillés par le +travail, aux teints hâlés, aux mains rudes et noires, étaient navrants à +voir; et quand je pense que je ne faisais aucun contraste avec ces +hommes par les vêtements dont j’étais vêtue; par le danger qui me +tenait rivé sous sa griffe, comme eux, j’avais un pied dans la tombe. +Voyant chacun s’endormir peu à peu, je restai seule à songer aux chances +horribles de ma destinée. Je cherchais dans mes souvenirs quelle faute +j’avais pu commettre pour endurer de telles épreuves; je fouillais ma +conscience, je creusais mon esprit pour en trouver qui valût mes +souffrances; je ne voulais pour douter de la bonté divine. + +Il pouvait être dix heures du soir; les bruits du dehors s’apaisaient +peu à peu, et malgré moi, je me sentais agitée par mille pensées +diverses. Je ne comprenais pas alors que des hommes pussent dormir sans +songer davantage à leur salut. J’éprouvais comme une surexcitation +nerveuse; je me levai et me dirigeai en silence vers le pont, en passant +à travers les débris qui m’arrêtaient à chaque pas. Là, je m’appuyai le +long du bord. Nous étions seuls! La mer ne faisait pas entendre le plus +léger bruit; elle étincelait comme un miroir d’argent sous les pâles +rayons de la lune. Cette calme solitude me fit une émotion telle que +toutes les fibres de mon cœur furent émues. Je rentrai à l’intérieur de +la dunette et j’appelai à voix basse le capitaine. Il n’était +qu’assoupi, car il tourna vivement la tête de mon côté. Je l’engageai à +me suivre sur le pont, ce qu’il fit aussitôt, assez étonné de mon air +mystérieux. Quand nous fûmes là, nous nous arrêtâmes pour écouter un +bruit de voix qui venait de l’avant. C’était une petite jonque dont les +pirates étaient encore occupés à prendre les débris du chargement. Le +capitaine se pencha par-dessus le bord pour calculer les hommes qu’elle +contenait; ils pouvaient être huit à dix. Après cet examen il resta +silencieux. Il paraissait réfléchir. Etonnée de son silence, je +l’entraînai vers la grande embarcation qui occupait le milieu du pont, +et, la lui montrant, je lui dis: «Eh bien! capitaine, vous laissez +dormir vos hommes!» Il me regarda, cherchant à lire l’intention que +j’attachais à mes paroles. Je repris aussitôt: «Voulez-vous donc +attendre patiemment la triste fin qui nous est réservée, en ne faisant +rien pour échapper aux mains des pirates? Je ne suis qu’une femme, moi: +eh bien! j’aimerais mieux aller au-devant de la mort et tenter quelque +chose pour mon salut, que de l’attendre ici du poignard ou de la faim. +Nous ne sommes qu’à vingt milles de Macao; cette embarcation peut tous +nous contenir; une fois en mer, il est peu probable que les pirates, +gorgés comme ils le sont, épient notre fuite ou essayent de nous +atteindre. Partons! fuyons! capitaine, je vous le demande à genoux. + +Il se pencha de nouveau par-dessus le bord, puis me faisant signe de le +suivre, il rentra dans l’intérieur de la dunette où les autres +semblaient dormir profondément. «Holà! dit-il, que tout le monde se +lève!» Il communiqua alors ses intentions; car, dans ce moment suprême +où il fallait risquer sa vie, il ne pouvait guère donner des ordres. Au +premier mot qu’il dit pour dévoiler le plan de l’évasion, les matelots +se resserrèrent les uns contre les autres, avec un air d’improbation et +de désobéissance. Cette marque d’hésitation mit aussitôt le capitaine en +fureur; et, s’adressant surtout au subrécargue et à son second: «Vous +n’êtes pas des hommes, leur dit-il, et vous devriez rougir en voyant une +femme, la première, vous donner l’exemple du courage: oui, la première, +elle a pensé à braver la mort qui nous attend, en voyant dans une fuite +quelque chance de salut; et vous, vous hésitez, vous tremblez comme des +lâches! car je vois la peur dans tous les yeux. Non, je le répète, vous +n’avez pas l’énergie d’une femme!» + +Je dois dire ici quel était le plan d’évasion du capitaine Rooney. Il +venait de proposer à son équipage de sortir sur le pont et de tenter, +par la surprise, de se rendre maître de la jonque en égorgeant les huit +Chinois qui s’y trouvaient. Alors, sans perdre de temps, la mer nous +favorisant, nous faisions voile sur Macao, où il nous était possible +d’arriver la nuit, selon toutes ses prévisions. + +Je me gardai bien de dire une parole qui fût une approbation au milieu +de ces débats sinistres; mon rôle, en cette circonstance, devait être +simplement passif, afin que ces hommes ne pussent croire que j’avais +proposé ou applaudi à une tentative de meurtre. Leur réponse au +capitaine me fit voir qu’ils m’accusaient d’avoir eu cette idée +sanguinaire; et, pourtant, je certifie que ce genre de coup de main ne +m’était pas venu à la pensée. Le capitaine ne m’avait pas fait part de +ses projets; mais il n’avait pas douté de mon courage, puisque, la +première, je lui avais donné l’idée de fuir. Il avait donc jugé à propos +de me citer en exemple afin de leur faire honte. + +Le subrécargue prit la parole en me jetant un regard de reproche et de +menace tout à la fois. «Capitaine, dit-il, cette femme est folle, sans +doute, et si elle a pu vous conseiller une pareille témérité, vous +trouverez bon que nous vous refusions notre aide; cette tentative loin +d’avoir le succès que vous en attendez, il pourrait se faire, au +contraire, qu’elle tournât contre nous, parce qu’il est plus que certain +que nous serions surpris en mer avant le jour par les pirates, et cette +fois nous n’obtiendrions pas quartier d’eux; ils devineraient facilement +d’où nous vient la possession de leur jonque maudite.» Ces raisons, qui +combattaient le plan du capitaine, étaient justes; aussi parurent-elles +le convaincre; il proposa alors d’exécuter en partie le projet d’évasion +qui pouvait nous faire conquérir la liberté. Il s’agissait de démarrer +l’embarcation et de la débarrasser de la charge de charbon de terre dont +elle était remplie jusqu’à moitié. En ce moment, et comme pour favoriser +notre fuite, la dernière jonque qui était à l’avant du navire s’éloigna +et gagna le large; nous étions donc seuls pour la première fois depuis +le commencement de notre captivité, et nous pouvions travailler avec +plus de sécurité à notre délivrance. Pendant que tous les hommes se +livraient à ce travail, je montai sur le pont de la dunette, et là je me +mis à chercher dans les débris de toutes sortes qui gisaient à cette +place; la lune brillait dans son plein, elle me permit de découvrir +quelques-unes de mes lettres, toutes maculées et déchirées; je les +ramassai en poussant un douloureux soupir, et les serrai pieusement sous +mes habits, j’allai ensuite au milieu de mes compagnons. L’embarcation +fut bientôt débarrassée de la charge de charbon qui l’encombrait. Mais +les craintes du capitaine n’étaient que trop réelles; on s’aperçut que +plusieurs planches étaient disjointes et qu’elle ne pourrait tenir la +mer. Le désappointement fut grand; on redoubla néanmoins d’activité; on +ferma tant bien que mal ces trous, ces fissures qui s’opposaient à nos +projets. Enfin, après un travail des plus opiniâtres, au moyen de fortes +poulies, on parvint à hisser la chaloupe le long du bord. Un bruit sourd +s’ensuivit; elle touchait la mer. Nous étions tous penchés sur le +bastingage; la moitié du corps en dehors du navire, nous plongions nos +regards avec une anxiété fébrile dans le fond noir de ce grand canot, +demandant à Dieu qu’il ne nous abandonnât pas. Dix minutes s’étaient à +peine écoulées, que la voix du capitaine résonna comme un glas à nos +oreilles; il articula d’une voix sourde: «C’est impossible!» Et c’était +en effet impossible. L’eau, qui avait pénétré d’abord lentement, monta +peu à peu et remplit la barque à moitié. Chacun se retira en silence: +les grandes souffrances ne s’expriment pas. J’allai de nouveau m’étendre +sur le banc où, deux heures avant, j’avais cru à la possibilité de notre +salut. Il fallait remettre au lendemain l’espoir de nous sauver. + +Le lendemain était le 10, les matelots se mirent à l’œuvre avec ardeur. +Cette embarcation nécessitait un travail de huit à dix heures au moins, +pour la rendre propre à notre fuite; encore fallait-il que nous ne +soyons point assaillis, comme dans la journée précédente, par de +nouveaux pirates. Une partie du jour se passa sans que nous aperçussions +la moindre voile; c’était presque du bonheur de nous voir ainsi isolés. +Nous parcourions en tous sens _le Caldera_, qui n’était plus qu’un amas +de décombres. Ce malheureux navire, vidé jusqu’à la cale, avait un +aspect hideux et misérable, et son délabrement faisait mal à voir: il +n’y avait pas un mètre carré où l’on pût mettre les pieds. + +Comme tous les agrès de la chaloupe avaient été enlevés, on fut obligé +de les remplacer par de longs bambous qu’on parvint à découvrir dans la +cale; à l’aide de cordes, on adapta à ces mêmes bambous des planches +destinées à faire le service des avirons. Des morceaux de toile furent +ramassés, taillés et cousus ensemble pour faire une voile; tout marchait +au gré de nos désirs; la nuit était venue. Nous allions enfin partir, +lorsque nous aperçûmes deux jonques venant à pleines voiles dans notre +direction; elles eurent bientôt abordé; nous nous réfugiâmes au plus +vite dans nos cabines, après avoir fait disparaître, autant que +possible, toutes traces de nos préparatifs. Les pirates qui débarquèrent +vinrent d’abord s’assurer de notre présence; plusieurs d’entre eux, +portant des lanternes, nous les passèrent devant le visage, comme s’ils +cherchaient quelqu’un. L’inquiétude fit place à la terreur, lorsque +arrivés à moi, qui m’étais cachée derrière tous les autres, ils parurent +joyeux et satisfaits. L’un d’eux me fit signe de me lever; je les +regardais avec les yeux hagards, mais sans faire un seul mouvement. Un +autre, que mon inertie irritait sans doute, fit tournoyer son sabre +autour de ma tête. Ce geste menaçant ne pouvait qu’augmenter mon effroi, +et je ne sais ce que je serais devenue, si, à ce moment, un grand cri ne +se fût fait entendre et ne fût venu attirer leur attention..... Ce cri +provenait d’un des leurs qui s’était laissé choir à fond de cale par +l’ouverture de l’entrepont laissée ouverte. Les matelots qui se +trouvaient les plus rapprochés de cet endroit se hâtèrent d’aller le +retirer; ils le rapportèrent sur le pont à moitié mort. Cet incident +détourna l’intention qu’avaient les pirates de s’emparer de ma personne, +car ils ne donnèrent pas suite à leurs menaces; ils se contentèrent de +faire une perquisition à l’intérieur. Cependant, nous n’étions pas +encore au bout de nos alarmes; un matelot accourut tout effaré. +Plusieurs de ces maudits barbares, sous prétexte d’éclairer leurs +recherches, promenaient, de côté et d’autre dans l’entrepont, des +torches enflammées, et cela avec une indifférence qui marquait bien leur +intention cruelle; les étincelles volaient autour d’eux sur toutes +choses inflammables, et elles auraient certainement suffi à mettre le +feu au navire, si nos matelots ne s’étaient hâtés de les suivre, en +jetant de l’eau pour les éteindre à temps. A notre grande joie, ils +finirent par s’éloigner. + +Quand ils furent à une assez grande distance, on se mit de nouveau à +l’œuvre; les agrès furent disposés dans la chaloupe; elle faisait encore +eau par certains endroits, mais il n’y avait plus à reculer. Personne, +du reste, en ce moment solennel, n’éprouva la moindre hésitation; il ne +s’éleva aucune objection à l’encontre de cette entreprise hasardeuse. +Chacun s’en remettait à la grâce de Dieu et acceptait d’avance, comme +une des plus douces fins de sa triste existence, la chance d’être +englouti au sein de cette mer lointaine, plutôt que de rester exposé à +mourir lentement dans les tortures de la faim, ou violemment du sabre +des pirates. Cependant, l’aspect du temps ne pouvait que nous ébranler +dans nos résolutions, si l’espoir de recouvrer la liberté eût été moins +vivace dans nos cœurs; en effet, le ciel, qui, depuis la dernière +tempête, avait gardé la plus grande sérénité, s’était peu à peu chargé +de nuages; le vent, qui jusqu’alors nous avait été propice, soufflait +maintenant en sens contraire et venait debout. La mer, comme si elle +s’opposait à nos projets, fouettait contre _le Caldera_ ses vagues, qui +semblaient autant de barrières impossibles à franchir. Le capitaine, à +ces signes de mauvais augure, hochait encore la tête; mais notre +décision était irrévocable. On procéda à l’embarquement; il était +difficile d’atteindre la chaloupe; le navire tirant beaucoup moins d’eau +par suite de la prise de son chargement, s’était haussé, de sorte qu’il +existait une distance énorme entre le pont et le canot. Aussi fallut-il +avoir recours à des cordes avec lesquelles on nous lia, le matelot +blessé et moi, afin de nous faire descendre sans accidents; les autres, +ayant l’habitude des manœuvres, se laissèrent glisser le long du bord, +et bientôt nous nous trouvâmes réunis au nombre de vingt-deux, prêts à +gagner la pleine mer. + +Le capitaine se mit à la barre; le subrécargue, le marchand chinois, le +matelot malade et moi, nous nous assîmes près de lui. Comme nous avions +vent debout, il fallut renoncer à hisser la voile; dès les premiers +coups de rames, les matelots s’aperçurent qu’ils auraient à lutter. Des +lames courtes et serrées, poussées par des courants, s’opposaient à +notre marche. Un moment, je tournai les regards vers _le Caldera_; sa +noire silhouette semblait grandir à mesure que nous nous en éloignions; +elle se projetait dans le sillage de la chaloupe comme un bras immense +toujours prêt à nous ressaisir. Haut de bord sur les flots, notre navire +avait l’aspect sinistre d’un immense mausolée destiné à renfermer tous +les malheureux égarés sur cette mer funeste. Hélas! nous fûmes +impuissants à le fuir. Ces avirons improvisés rendaient le plus triste +service. A cause de leur mauvaise forme, ils n’avaient aucune prise dans +l’eau. Les vagues, en outre, entraient à profusion au point que quatre +hommes suffisaient à peine à rejeter l’eau à mesure qu’elle pénétrait; +le froid d’un vent glacial commençait à nous engourdir. Nous fîmes +jusqu’à trois milles dans ces tristes conditions; enfin, après quatre +heures de tentatives vaines, d’efforts surhumains, les matelots +déclarèrent que leur état de faiblesse ne leur permettait pas de faire +davantage pour le salut commun; c’était un arrêt du ciel: _le Caldera_, +que nous avions abandonné, nous forçait, pour ainsi dire, à revenir à +lui. Devions-nous donc finir nos jours sur ce navire maudit? +«Retournons!» dit le capitaine d’une voix rauque; et l’accent qu’il +donna à ce seul mot disait assez qu’il se regardait comme vaincu par la +fatalité. «Eh bien! retournons, capitaine, lui répondis-je; après tant +de souffrances, la mort ne peut qu’être douce.» Le courant, qui était le +seul obstacle à la réussite de notre entreprise, nous entraîna donc en +peu de temps vers notre point de départ et nous colla contre les flancs +du _Caldera_, que nous avions cru quitter pour toujours. La corde qui +avait servi à nous descendre pendait le long du bord; les matelots y +grimpèrent avec agilité, et, parvenus sur le pont, nous jetèrent de +nouveaux cordages à l’aide desquels, après mille difficultés, on nous +hissa, le matelot malade et moi. + +Lorsque je me retrouvai sur ce plancher de malheur, je fus prise d’un +vertige, mes yeux se fermèrent, et je tombai lourdement; la vie +s’échappait en moi, épuisée, comme je l’étais, par la douleur et les +tortures de la faim. Mon évanouissement dura assez longtemps; en +rouvrant les yeux, je me vis étendue sur mon banc, enveloppée de +quelques morceaux de voiles. Chacun de ces hommes, pour me couvrir le +corps et me rendre un peu de chaleur, s’était défait d’un vêtement; +comme il n’y avait que de l’eau, ils m’en offrirent; ils me prodiguèrent +tous les soins qu’ils purent pour me rappeler à la vie: il m’eût été si +doux pourtant de mourir ainsi! Tous mes compagnons rangés autour de moi +me considéraient avec compassion; à travers la lumière enfumée, je vis +quelques-uns de ces hommes rudes verser des pleurs; ma vue réveillait +peut-être chez eux le souvenir d’une mère, d’une sœur, d’une femme ou +d’une fille, enfin de quelque être qui leur était cher. Des larmes +brûlantes coulèrent de mes yeux, car moi aussi je pensais à ma famille, +à la France que je n’espérais plus revoir. + +Tout retomba bientôt dans le silence; on se groupa sur le plancher de la +petite chambre, et chacun s’y étendit de nouveau, attendant, dans un +repos sinistre, le réveil du lendemain. + + * * * * * + +Ce lendemain était le 11; lorsque je m’éveillai, le jour commençait à +poindre; j’avais dormi quelques heures, et ce court sommeil avait +momentanément effacé le souvenir de mes souffrances. Mais je fus bientôt +rappelée à l’affreuse réalité; à peine avais-je les yeux ouverts, que +j’aperçus, à quelques pas de moi, plusieurs de ces hideux Chinois armés +de sabres et de pistolets. Than-Sing discutait au milieu d’eux: il +paraissait dans la plus vive agitation. Il y en avait un qui commandait +les autres, car il me désignait du doigt. Je considérais cette scène +avec stupeur, mais sans tressaillement de crainte, de longs jours de +jeûne et de si poignantes émotions commençaient à me faire perdre le +sens de ce qui se passait autour de moi. Than-Sing interpella le +capitaine Rooney, en lui disant: «Le chef que voici veut vous prendre, +ainsi que la dame française et moi, pour nous emmener à Macao; là, il +espère tirer de nous une bonne rançon.» Ce dernier, comprenant que cette +demande du chef des pirates équivalait à un ordre, ne répondit que par +un signe d’acquiescement. Aussitôt je fus saisie, secouée, entraînée sur +le pont. Je n’essayai même pas de me défendre contre cet enlèvement +subit, parce que, je le répète, ma raison, cette fois, se trouvait +comme ébranlée. Than-Sing dut obéir le premier; une mauvaise échelle qui +faillit se rompre au milieu servit à nous descendre. Arrivée sur la +jonque, je levai la tête sur _le Caldera_ pour voir si notre capitaine +nous suivait; mais je restai foudroyée d’étonnement; les pirates, après +s’être laissé glisser vivement à leur tour, par une manœuvre habile, +poussèrent au large sans prendre le capitaine Rooney. Ce qui se passa +dans mon être, en présence de ce coup inattendu, est inexprimable à +dépeindre. A mon départ, j’avais été recommandée aux soins de ce +courageux marin; dans le malheur qui nous accablait, il avait veillé sur +moi avec une touchante sollicitude. Lorsque je me vis séparée de mon +unique protecteur, que je me vis seule au pouvoir d’hommes barbares, +d’assassins redoutés pour leurs cruautés, je ne comprends pas, à l’heure +qu’il est, comment je ne succombai pas à tant d’épreuves; ne devais-je +pas me croire perdue, entièrement perdue? Je levai les bras vers mes +compagnons d’infortunes, en signe d’adieu éternel, et je pus voir encore +le capitaine Rooney. Penché sur le bord, il nous suivait du regard; sa +consternation, ou plutôt son désespoir paraissait grand, car il +s’écriait avec des gestes désespérés: Emmenez-moi! prenez-moi aussi! Et +tout à coup, comme s’il comprenait l’inutilité de ses efforts, il se +cacha le visage dans les deux mains; il pleurait peut-être?... Je lui +fus toujours reconnaissante de cet élan de pitié! + +Il est peu de peuples, je crois, où la lâcheté, la fausseté, la +cupidité, la cruauté soient plus dominantes que chez les Chinois: les +sauvages, sous ces différents points, ont leur excuse, eux; car, s’ils +se rapprochent de la bête par leurs instincts, c’est que Dieu a voulu +qu’ils fussent marqués du sceau de l’ignorance. Tandis que la Chine, +entachée comme elle l’est dans ses mœurs perverses et vicieuses, a +possédé au plus haut degré la civilisation; elle a porté la lumière +quand nous étions encore dans les ténèbres. Cette décadence m’autorise à +faire ici quelques remarques judicieuses sur leur caractère. + +Le Chinois, vil par nature, parle très-haut et très-fort quand il sait +qu’il est soutenu. Dans un moment difficile, il n’attaquera jamais son +adversaire en face, parce que la bravoure est un vain mot pour lui, et +qu’il ne sait pas ce que c’est que d’affronter un véritable danger. Ce +qu’il aime, avant tout, c’est un meurtre, une torture isolée, dont il +peut se repaître; une preuve à l’appui, c’est le plaisir qu’ont les +Chinois en général à tourmenter les animaux. On sait, en outre, qu’ils +ont droit de vie et de mort sur leurs enfants. Les nouveau-nés, soit +parce qu’ils sont malingres ou chétifs, sont souvent étouffés ou jetés à +l’eau, ou, ce qu’il y a de plus affreux encore, égorgés et laissés à +l’abandon sur un fumier où ils pourrissent. On rencontre les pauvres +créatures dans une rue, sur une place, au milieu d’un champ, quelquefois +à moitié rongées par la voracité des chiens, des chats, des corbeaux, +des porcs, lesquels sont toujours à l’affût d’une telle proie. C’est +surtout les filles que l’on sacrifie ainsi; les garçons à leur entrée +dans le monde sont au contraire salués d’une bienvenue; car le devoir +d’un fils est de donner aide et protection à son père lorsqu’il devient +caduc. + +Ceci a un côté moral qui ne manquerait certainement pas d’éloges, si les +mœurs et coutumes des Chinois sur leurs enfants en général pouvaient +être compensées. + +Désormais la proie de ces monstres, et connaissant à fond leur +barbarie, ne devais-je pas me considérer entièrement perdue? + +La jonque fuyait toujours! + +Quelques minutes s’étaient à peine écoulées, lorsqu’on nous fit entrer +dans une petite cabine qui servait de chambre au capitaine des pirates, +lequel avait l’air tout joyeux de notre capture. Il apprit à Than-Sing +que le capitaine Rooney allait être dirigé sur Hong-Kong ou Macao; que, +là, il devrait traiter de sa rançon et de la nôtre, mais qu’il ne nous +relâcherait que s’il trouvait la somme de notre rachat suffisante. Il +ajouta que, dans sept ou huit jours, nous rencontrerions la jonque avec +laquelle il s’était donné rendez-vous; jusque-là, il nous fallait +demeurer en otages. + +Peu de temps après, on nous fit remonter sur le pont. Je jetai les yeux +avec anxiété autour de moi pour voir si j’apercevrais encore notre +navire; mais nous en étions déjà fort éloignés, il avait disparu. +Parvenus à l’arrière, deux Chinois enlevèrent un panneau en bois de la +dimension de deux pieds carrés, servant d’entrée à un petit réduit, dans +lequel on nous enjoignit de descendre. Que l’on juge des tortures +nouvelles qui nous étaient réservées: dans cet étroit espace, il nous +était impossible de nous tenir debout; nous nous assîmes, nos têtes +touchaient au plafond; nous essayâmes de prendre une position meilleure +en nous allongeant tout de notre long, à peine avions-nous de quoi +étendre nos jambes. Le panneau étant ouvert, toute la lumière du jour +entrait, et nous voyions le ciel; une fois notre prison fermée (ce que +l’on fit un instant après que nous y fûmes), nous n’avions de jour que +par une lucarne de huit pouces carrés, qui donnait sur l’endroit où se +mouvait le gouvernail; pas un souffle d’air n’y parvenait, à moins que +l’on n’ouvrit la trappe, et ce soulagement semblait ne pas devoir nous +être souvent accordé. + +Je fis quelques questions à Than-Sing sur les projets de nos ennemis; il +me dit qu’il ne fallait croire à aucune de leurs paroles; il fallait que +le digne homme fût bien désespéré pour mettre aussi peu de précautions à +me préparer à toutes les catastrophes. Il y avait tout au plus une +demi-heure que nous étions là, lorsqu’un bruit sourd retentit au-dessus +de nous; Than-Sing et moi nous nous regardâmes avec quelque surprise, +ce bruit devenait plus distinct, on semblait clouer le panneau qui nous +recouvrait; une pâleur livide me couvrit le visage. Sans nous dire un +mot, la même pensée nous était venue à tous deux: c’était notre tombeau +que les pirates fermaient en ce moment! Ils nous avaient pris pour nous +laisser mourir lentement par le manque d’air, d’eau et de vivres. Un +frisson mortel me parcourut tout le corps. Il doit en être ainsi, me +disais-je, lorsqu’on est cloué vivant dans un cerceuil. J’étendis les +bras et j’essayai de soulever de mes faibles mains ce panneau qui pesait +sur nos têtes; mes efforts restèrent impuissants. Oh! alors, j’eus un +véritable désespoir. Cette idée, qu’il me faudrait endurer les tortures +d’une horrible agonie et voir celle de mon compagnon, ébranlait ma +raison. Je voulais me briser la tête contre les parois de mon cachot; je +voulais me débarrasser de cette vie maudite: la folie commençait à +s’emparer de mon cerveau brûlant. En ce moment, deux mains pressèrent +les miennes, c’étaient celles de Than-Sing; le malheureux me regardait +avec des yeux baignés de larmes. Il m’exhortait, avec de douces paroles, +au calme, à la résignation; je voyais, sur son visage, des pleurs +couler lentement. Moi aussi je pleurais en songeant que j’étais au +pouvoir de ce peuple cruel qui exècre tout ce qui n’est pas lui. Nous +passâmes ainsi deux heures; au bout de ce temps, le panneau qui fermait +notre cellule fut enlevé comme par enchantement. Le grand jour nous +frappa au visage, nous étions inondés des rayons du soleil. Après les +tortures morales que je venais d’éprouver, je compris que c’était une +épreuve à laquelle ces êtres dénaturés nous avaient soumis. Ils +jouissaient, en ce moment, du mal qu’ils supposaient nous avoir fait; +ils passaient leur visage par l’ouverture et riaient méchamment en nous +regardant. Comme ils allaient refermer encore le panneau, Than-Sing les +supplia de le laisser entr’ouvert pour renouveler l’air; ils y +consentirent et l’écartèrent de trois pouces, ce qui nous donna en même +temps un peu de jour. + +Vers le soir, on nous apporta un petit baquet qui contenait de l’eau +pour que nous pussions nous laver les mains et le visage. Ma faiblesse +était si grande que ma tête me semblait lourde à porter; aussi, mon +premier mouvement fut la plus complète indifférence, mais l’offre de +ces ablutions n’était pas sans motif. Une provision de riz, de poisson +et de thé nous fut apportée. Le pauvre Than-Sing rayonnait de plaisir. +«Mangez, me dit-il, il ne faut pas que nous ayons l’air de les +craindre.» Ces mots me décidèrent. Je pris, avec une certaine émotion, +ce peu de nourriture; mais mon estomac était tellement délabré qu’après +de grands efforts, c’est à peine si j’avais pu manger une demi-soucoupe +de riz; je bus du thé, et ce fut tout, quand il pouvait être huit +heures. Un sabbat infernal se fit entendre; je me bouchai les oreilles. +C’était l’instant de la prière. Il y a en Chine diverses religions, +celle qui entraîne le plus de superstitions, d’idolâtrie est le +bouddhisme. La religion de Confucius est, dit-on, la plus sensée, aussi +est-elle le culte des savants, des hommes éclairés. Les Chinois font +leurs invocations à l’aide des cymbales et des tams-tams. J’aurai plus +tard occasion de parler de ces bizarres cérémonies. + +La nuit étant tout à fait venue, les pirates firent monter Than-Sing sur +le pont. Il vint quelques minutes après me dire que je pouvais y monter +comme lui, pour prendre l’air. Nous étions alors mouillés dans une +petite baie, non loin de terre. Plusieurs joncques étaient à l’ancre à +peu de distance de la nôtre. On y célébrait aussi la prière; le son des +gongs, des tams-tams arrivaient jusqu’à nous. Ce moment de liberté me +fit du bien. Je reposais avec délices et amertume tout à la fois ma vue +vers l’horizon; la mer était calme, et le ciel rempli d’étoiles les plus +brillantes. J’aurais oublié les souffrances de ma captivité durant ce +court instant où la nature bienfaisante semblait vouloir me consoler, +s’il ne m’eût fallu bientôt rentrer dans ma prison. + +J’avais de longues heures pour penser à moi-même. Quelles n’étaient pas +mes craintes en songeant que j’allais fermer les yeux au milieu de ces +hommes sans foi ni loi! Je me sentais heureuse d’avoir un compagnon +d’infortune auquel son âge prêtait, dans ces heures d’affliction, un +caractère tout paternel. + +Quoique Than-Sing fût Chinois, j’avais pris confiance en lui, car sa +constance était inébranlable; il cherchait à soutenir ma misère par des +paroles de consolation. C’était pour moi un réel protecteur: «Tant qu’il +sera à mes côtés, me disais-je, il éloignera peut-être les lâches +tentatives de ces hommes sanguinaires; il saura, par sa persuasion, +déjouer leurs mauvaises intentions. Et puis, pensai-je, si je suis +délaissée de Dieu, je saurai bien trouver une nuit pour me jeter à la +mer.» + +Telles étaient mes noires réflexions, lorsqu’on nous apporta de la +lumière, c’est-à-dire une petite mèche enflammée dans un récipient +rempli d’huile. Malgré la faible clarté qu’elle répandait, elle me +permit d’inspecter les extrémités de ce petit caveau. J’avais à peine +jeté les yeux autour de moi que je poussai un cri; je rentrai mes +jambes, mes épaules, je me pelotonnai enfin pour ne pas toucher les +planches qui nous entouraient. Je voyais courir, le long des parois, de +grosses araignées velues à longues pattes, d’énormes cancrolats, des +cloportes monstrueux avec de grandes cornes, et jusqu’à des rats qui +s’enfuyaient dans les coins en glissant sur mes jambes. Ces barbares, +voyant ma répulsion, ma douleur, étaient dans la plus grande joie; ils +se plaisaient à nous montrer, en les désignant du doigt, toutes ces +bêtes immondes. Than-Sing, voyant ma répugnance, voulut éteindre la +lumière, mais je l’en empêchai; j’aimais mieux voir ces animaux hideux, +afin de pouvoir les repousser, plutôt que d’en sentir le contact au +milieu d’une nuit profonde. Il me restait un mouchoir; je m’enveloppai +la tête et cachai mes mains sous mes vêtements en me tenant immobile. + +Le lendemain matin, à l’approche du jour, toutes ces bêtes horribles +avaient disparu. On vint bientôt nous apporter des vivres; d’abord, un +petit baquet et de l’eau pour nous laver le visage et les mains, c’est +une coutume chez les Chinois de ne toucher à la nourriture qu’après +s’être livré à une ablution. Notre repas se composait, comme la veille, +de poisson, de riz et de thé; il me fit voir, cette fois, comment il +fallait se servir des ustensiles qui remplacent la cuillère et la +fourchette, et dont les Chinois se servent avec une dextérité toute +particulière. Ce sont de petites baguettes longues d’un pied et de la +grosseur d’un crayon; on en tient deux ensemble vers le milieu, avec le +bout des doigts, comme si l’on voulait écrire, et c’est avec les +extrémités opposées à la main qu’on saisit les aliments pour les porter +à la bouche. J’éprouvais alors une telle difficulté à faire usage de ces +petites baguettes, malgré tout ce que s’efforçait de me démontrer +Than-Sing pour m’en servir, que je renonçai à leur usage et employai mes +doigts seuls pour manger. + +Des pirates vinrent, comme le jour précédent, se pencher au-dessus de +notre cellule pour nous considérer à leur aise. Ils se montraient les +uns aux autres nos tristes personnes, et, par moment, il s’élevait de +leur groupe de grands éclats de rire; un de ces misérables se pencha +plus que les autres, et, nous regardant en riant d’un air sardonique, il +désigna la place du marchand chinois et la mienne, en simulant, avec les +bras, les gestes de deux personnes qui s’embrassent. A cette lâche +insulte, un mal poignant me saisit au cœur; l’idée d’un danger honteux +m’apparut et me fit monter le rouge au visage. Je laissai couler mes +larmes en abondance; mon chagrin était profond: à quoi n’étais-je pas +exposée! Le capitaine pirate apparut en ce moment; je ne sais s’il fut +touché de mon affliction, mais il fit fermer le panneau. Par un hasard +des plus singuliers, ce chef, contrairement à ses compagnons de +brigandage, avait quelque chose d’affable dans la physionomie, et je +dois avouer que, chaque fois que je l’envisageais, je ne me sentais +saisie d’aucun mauvais pressentiment. Il était d’une laideur originale, +si l’on peut dire: son visage était long et grêle; il avait les +pommettes saillantes, un nez retroussé avec de larges narines, des +sourcils épais, une grande bouche et de très-grands yeux noirs; lorsque +son regard se fixait il s’arrêtait lentement et semblait toujours +exprimer une douce pensée, comme s’il eût toujours exprimé une douce +pensée. Comme tous les Chinois, il était rasé jusqu’au sommet de la +tête, il avait une épaisse et longue natte de cheveux qu’il portait +parfois, à la mode des sauvages, en chignon noué et retroussé, ou bien +enroulée en forme de couronne, ou tombante jusqu’aux talons; chaque +coiffure lui donnait une physionomie différente, mais ces diverses +expressions lui étaient toujours favorables. + +Or, l’apparente modération qu’il montra dans cette circonstance me fit +espérer pour l’avenir. + +Than-Sing, en cherchant à apaiser mes craintes, me fit part de toutes +les questions que ces misérables lui avaient adressées. Ces maudits, +pour s’amuser à ses dépens, lui avaient demandé combien il avait de +femmes. La religion permet aux Chinois la polygamie, mais ils n’en +abusent pas comme les mahométans. Les grands dignitaires en ont, dit-on, +jusqu’à dix ou douze. Seulement dans les corps mixtes de la société, +pour le négociant, par exemple, il en est à peu près de même. Le +Chinois, en s’établissant, prend une femme; sa maison vient-elle à +prospérer, qu’il en prend deux, trois et plus; c’est pour lui un signe +de richesse. La première a un droit plus légitime que les autres, et ne +peut être répudiée; à elle le titre de mère pour tous les enfants qui +surviennent des femmes supplémentaires, des petites femmes, comme les +désignent les Chinois maris. Ces dernières donnent à leurs nouveau-nés +des soins maternels mais domestiques tout à la fois, car ils doivent le +respect et l’obéissance à la première épouse. Les pauvres n’en ont +qu’une. Pour en revenir à mon ami Than-Sing, ils lui disaient donc avec +raillerie, que si l’on n’offrait pas de nous une forte rançon, ils +feraient de lui un pirate, et de moi la femme de l’un d’eux. Cette +horrible confidence fut de nouveau pour moi un sujet de désolation; mais +le pauvre marchand chercha encore à me consoler, en me faisant observer +que tout ce qu’ils lui avaient dit n’avait été qu’une feinte pour le +faire parler, attendu que les hommes de sa nation ne pouvaient prendre +femme que parmi celles de son pays. «Ainsi, ayez soin, ajouta-t-il, +lorsque vous m’adresserez la parole de ne pas porter la main sur moi, +car ils pourraient le remarquer et me faire un mauvais parti, voyant +dans cette formalité une violation de cet usage.» Ces derniers mots me +rassurèrent, et mes appréhensions précédentes se dissipèrent peu à peu. +Il avait aussi répondu à toutes leurs instances pour connaître sa +position, qu’il n’était qu’un pauvre homme allant chercher fortune en +Californie, et qu’il avait obtenu un passage à bon marché à bord du +_Caldéra_, avec les matelots. Il s’était bien gardé de leur laisser voir +qu’il avait de l’aisance, de peur qu’on ne le soumît à quelques tortures +et qu’on élevât de beaucoup le chiffre de sa rançon; car il n’est pas +d’atrocités que ces écumeurs de mer ne puissent commettre pour +satisfaire leur cupidité. Et les habitudes de ces pirates lui étaient +trop connues pour qu’il ne craignît pas à chaque instant pour notre +existence. Cet estimable Chinois me parla ensuite de sa famille; il +habitait Canton, il n’avait qu’une femme, me disait-il, et trois +filles, une de huit, dix-huit et vingt-cinq ans. L’aînée était mariée. +Il paraissait les aimer tendrement, car il versait d’abondantes larmes à +leur souvenir; il conservait peu d’espoir de les revoir un jour; je dois +même dire que mon compagnon d’infortune ne croyait aucunement à notre +délivrance. Toutes les fois que je le questionnais sur les mœurs des +pirates, il me répondait toujours qu’ils aimaient à couper des têtes. + +A ce point de la conversation, je m’arrêtais avec un certain +frissonnement, car je savais par ouï dire combien le sang était répandu +à profusion dans cet abominable pays, même de par la loi. Ainsi la peine +capitale est une mort des plus douces comparée aux supplices qui +s’exécutent chaque jour dans le Céleste-Empire. Un criminel ou condamné +politique est jeté parfois dans un cul de basse fosse jusqu’à ce qu’il y +pourrisse, qu’il y meure de faim; une victime doit-elle être étranglée, +on lui crève les yeux, on lui coupe les oreilles, comme si la +strangulation elle-même n’était qu’une légère punition. Un autre, on +l’écorche vif ou on l’enterre presque vivant. Celui-là, on broie ses +membres ou bien on l’écartèle; celui-ci lié et serré entre deux +planches, on le scie du haut en bas. + +Toutes ces horreurs ne soulèvent-elles pas le cœur, rien qu’à les +énumérer? Lorsqu’elles se présentaient à mon esprit, un nuage voilait ma +vue, comme au bord d’un précipice; je me sentais prise de vertige, +j’étais au-dessus d’un abîme sans fond. + +Ce jour là, les pirates demandèrent quels étaient mon nom, mon âge et +mon pays. Than-Sing, à ces questions inoffensives, répondit que j’étais +Française et qu’on m’appelait Fanny. Ces brigands recueillirent ces +détails avec une curiosité toute joviale, car ils se plurent à répéter +sur tous les tons: Fanny, Fanny. Mon nom, sortant de la bouche de tels +êtres, me faisait un effet indéfinissable, je ne pouvais en croire mes +oreilles. + +Le soir venu, comme j’éprouvais une grande fatigue de ma séquestration, +Than-Sing demanda qu’on me permît de rester sur le pont un peu plus +longtemps qu’à l’ordinaire. On y consentit, et ce fut pour moi une +occasion d’être témoin de leurs cérémonies religieuses. + +Chaque jonque (comme chaque habitation chinoise) a un autel dressé, sur +lequel brûle une quantité de petites bougies et où se trouvent déposées, +en guise d’offrande, des portions de vivres. La prière a lieu chaque +soir à la même heure; elle commence par une musique qu’on exécute au +bruit des cymbales et des tams-tams, ce qui fait un vacarme effroyable. + +Je vis un jeune Chinois apporter deux épées qu’il fixa par la pointe sur +le milieu du pont; il déposa auprès un plateau garni de soucoupes, un +vase plein de liquide et plusieurs feuilles de papier couleur jaunâtre; +ces dernières étaient destinées à être brûlées. + +Le jeune coquin, après avoir rangé toutes ces choses, suspendit à l’un +des mâts une lanterne allumée; le chef des pirates apparut bientôt; il +se prosterna, avec le sérieux dû à la circonstance, devant cet autel +improvisé. Je suivais malgré moi cette comédie bizarre, je regardais +avec des yeux plus grands que l’étonnement ce prêtre bandit; il baisait +à chaque instant le plancher de la jonque, ou bien élevait des petites +bougies en l’air. Au bout d’un instant, il saisit entre le pouce et +l’index un vase plein de liquide et l’avala, le liquide, pas le vase; il +frappa ensuite des médailles l’une contre l’autre, en faisant les +contorsions les plus drôles; à ce moment, les instruments firent +entendre leur tapage: c’est que la flamme commençait à consumer les +précieuses feuilles de papier. Ce chef religieux les promenait autour +des épées, comme pour les bénir. Lorsqu’elles furent à moitié brûlées il +se dirigea à l’arrière de la jonque et les lança à la mer. Cette fois la +musique cessa, la prière était achevée. + +Cette cérémonie avait duré environ vingt minutes, et j’avais profité de +tout ce temps pour respirer l’air frais de la soirée. + +Une fois rentrée, j’essayai de prendre quelque repos, mais je ne pouvais +en trouver. Les insectes qui nous infestaient, et desquels je ne pouvais +me préserver, me privaient de tout sommeil; je n’avais pas de bas, le +dessus de mes pieds était couvert de leurs morsures. Les rats, qui, les +premiers jours, s’étaient bien gardés de nous approcher, commençaient à +s’habituer à nous, ils se hasardaient en plein jour à passer sur mes +jambes. + +Le 13, au matin, un incident vint troubler nos ennemis et les mettre en +rumeur: un des leurs était tombé à la mer, ils se hâtaient, à l’aide de +cordages, de lui porter secours. Après quelques difficultés, ils +parvinrent à le retirer, mais il était complétement asphyxié. De +l’ouverture de notre case, je voyais le moribond, il était assez près de +nous pour que l’eau qui dégouttait de son cadavre se répandît dans notre +cellule; ces méchants êtres, avec ou sans intention, l’avaient appuyé +sur le panneau qui laissait une légère ouverture. Il paraît qu’on +s’était aperçu trop tard de sa disparition, car tous les efforts tentés +pour le rappeler à la vie furent vains, bien qu’on le frictionnât à lui +arracher la peau. Après un quart d’heure de tumulte, nous entendîmes des +imprécations, et le bruit d’une masse lourde qui tombait dans la mer. + +C’en était fait de ce misérable. + +Notre jonque continuait sa route, louvoyant le long des côtes. Le 15, +elle fit la rencontre d’une flotte de pirates; tous se réunissaient pour +donner la chasse à une jonque marchande qu’on apercevait au loin sous le +vent et qui faisait le trajet de Hong-Kong à Canton avec des passagers. +La nôtre se mit de concert avec eux pour l’attaquer. Oh! alors, les +heures de repos étaient passées, car l’activité la plus grande +commençait à régner à bord. + +Than-Sing entendait tous ces bandits discuter leurs plans d’attaque pour +la nuit suivante et calculer les chances de profit qu’offrirait le +butin. Ils s’apprêtaient à rentrer dans la vie de pillage et de carnage +qui était leur élément. Je vivais dans une anxiété impossible à décrire; +je me demandais quel serait notre sort si nous étions faits prisonniers +par de nouveaux pirates, plus cruels peut-être que les premiers. + +Le soir venu, nous fûmes enfermés hermétiquement dans notre réduit. Il +pouvait être dix heures, lorsque des cris pareils à ceux que nous avions +entendus sur _le Caldera_ retentirent dans l’air. Ils ne tardèrent pas à +être suivis de plusieurs détonations lointaines, c’était le bruit du +canon. Ces échos sinistres arrêtèrent les battements de mon cœur. Plus +morte que vive, je songeais à l’imminence du danger. Un boulet ne +pouvait-il pas venir nous fracasser dans notre retraite obscure! Cette +première détonation avait eu pour effet d’amener un profond silence à +notre bord. Que pouvaient faire nos geôliers pendant l’interruption de +leurs cris féroces? Ils se préparaient à la riposte, car deux coups +successifs partant de notre jonque faillirent me rendre folle; à cette +détonation, tout sembla frémir dans les profondeurs de ce petit navire. +Les trépignements, les hurlements quelque peu interrompus recommencèrent +de plus belle; cette attaque durait depuis une heure ou deux, lorsque +nous entendîmes les canots emporter une partie de nos voleurs. Ces +vautours couraient sur leur proie, en peu de temps ils fondirent sur +cette jonque, et la mirent au pillage. Surprise à l’improviste, cette +dernière n’avait pu se mettre en garde, ni faire une sérieuse +résistance, nous le supposâmes du moins en entendant cesser le feu; en +outre, les bourdonnements extérieurs qui nous arrivaient, nous faisaient +deviner aisément que nous étions tout proche de cet abordage. + +En somme, les pirates paraissaient avoir remporté la plus facile des +victoires. + +Nous étions tellement suffoqués par la chaleur que Than-Sing essaya de +soulever le panneau qui nous recouvrait; mais aussitôt on le referma +avec violence, au risque de lui briser la tête. Le marchand chinois +achevait à peine de faire cet effort, que nous entendîmes de longs cris +de douleur. Ils nous parvenaient d’une manière si effrayante dans +l’obscurité, que poussions malgré nous des exclamations. Au comble de la +frayeur, je pressai Than-Sing de questions, je voulais qu’il m’en +expliquât la cause. Mais il garda un morne silence, et, comme +j’insistais, il me répondit pour la première fois avec mauvaise humeur: +«Je ne sais pas.» Le brave homme, dans la crainte de m’affliger, me +raconta le lendemain seulement la scène horrible qui se passait alors, +et que je vais essayer de décrire. + +Les pirates, après l’abordage de la jonque marchande, avaient +brutalement fouillé tous les passagers. Plusieurs de ces malheureux, +ayant eu l’imprudence de dire qu’ils venaient de la Californie, furent +bientôt victimes de la rapacité de ces monstres. Dans le but de leur +faire avouer la somme de leurs richesses, on les flagella de la manière +la plus hideuse, plusieurs furent attachés par le pouce de l’un des +pieds ainsi que par celui de l’une des mains à une corde qui roulait +dans une poulie fixée au grand mât, et leur corps, suspendu par les +extrémités délicates, fut mis en mouvement de haut en bas et de bas en +haut, avec des secousses si brusques, si violentes, qu’elles arrachaient +aux victimes ces cris de souffrances qui étaient parvenus jusqu’à nous. +Souvent, après une ascension suivie d’une chute rapide, on les frappait +encore avec un bambou. Bien que Than-Sing n’eût pas été témoin de ces +horribles scènes, il connaissait trop bien les mœurs de ces brigands +pour n’avoir pas compris de suite à quel genre de cruautés ils se +livraient. De plus, leur langage cynique dévoilait sans honte les crimes +qu’ils se plaisaient à commettre. + +Le jour apparut, les clameurs cessèrent insensiblement, et l’on +n’entendit plus que le clapotement de la mer le long de la coque du +navire et le bruit des canots transbordant le butin; une partie du jour +fut employée au pillage de la cargaison. + + + + +CHAPITRE VII + + Désespoir.--J’écris la date de ma captivité.--Apparence de bonté + des pirates.--Un joyeux repas.--Un steamer en vue.--Fuite des + pirates vers la montagne.--Coups de canon sur notre + jonque.--Reconnaissances.--Hourra! Hourra!--Je suis sauvée. + + +Avec le jour, nous avions espéré que l’on nous donnerait un peu de +liberté, mais il n’en fut rien. Les pirates reçurent à bord les +marchands avec lesquels ils font commerce de troquer en mer les +marchandises volées, et tout préoccupés par l’appât du gain, ils +semblaient nous oublier complétement. Mon séjour dans ce réduit +insalubre avait fait sortir sur tout mon corps des petits boutons rouges +et gros comme des têtes d’épingles; la sueur coulait de mon visage, il y +avait si longtemps qu’on nous tenait enfermés dans cette atmosphère +suffocante que j’étais pour ainsi dire asphyxiée. Étendue sur les +planches de mon cachot je poussais de douloureux gémissements; ma +souffrance était grande, mon compagnon essayait par de douces paroles de +relever mon courage, mais je n’avais pas la force de lui répondre. Après +vingt-quatre heures d’un pareil supplice, un son métallique parvint +jusqu’à nous. C’étaient ces dignes émules de Mandrin qui vidaient entre +eux leurs comptes. Nous entendîmes verser des sacs, et le bruit que +faisait l’argent en tombant dans les balances, car, outre les dollars, +on se sert en Chine d’argent pur et non monnayé; ce métal en barres ou +en petits morceaux est reçu par tout le commerce. + +Tous les receleurs s’en allèrent à la fin. Nos geôliers ne redoutant +plus qu’on nous découvrît, se souvinrent de nous, il était temps! Ils +entr’ouvrirent notre panneau à moitié, et nous respirâmes à pleins +poumons: j’aspirai avec délices la fraîcheur de l’une des nuits les plus +belles que j’aie vues dans ces lieux lointains. + +Le lendemain était le 17; le jour qui se levait était brillant et +splendide; les pirates vinrent à la première heure, à notre grand +étonnement, enlever tout à fait notre panneau. Ils paraissaient joyeux +et semblaient vouloir nous être agréables comme à des amis qu’une +circonstance fâcheuse aurait forcé de négliger un moment. L’heure du +déjeuner venue, ils nous apportèrent à manger avec plus d’abondance +qu’ils ne l’avaient fait jusqu’alors et nous offrirent du vin. Cette +boisson est faite avec du riz fermenté; elle est claire comme de l’eau, +et possède un petit goût suret qui rappelle un peu le vin nouveau de +France. + +Comme la jonque marchait en vue d’une côte déserte, les pirates +n’avaient aucune crainte relativement à nos personnes. Ils laissèrent +donc, pour la première fois, notre cellule ouverte tout le jour; ils +engagèrent Than-Sing à monter sur le pont, et cela avec une affabilité +qui nous surprenait. Aussi, malgré la frayeur, la répulsion que +m’inspiraient ces hommes, j’avais envie de le suivre. J’avais tant +souffert pendant ces deux jours qu’ils m’avaient tenue sous le +séquestre, que c’était pour moi un bonheur plein d’ivresse, de pouvoir +jouir librement des rayons du soleil. Mon sang se vivifiait peu à peu; +je me sentais revivre, enfin. Ne pouvant résister plus long-temps au +désir de me tenir debout et de voir encore une fois la terre, je me +dressai sur mes jambes et me trouvai de la sorte la moitié du corps en +dehors de notre prison. Oh! comme c’était délicieux! après avoir vécu +sept jours dans un cachot noir et sale; je promenais avec émotion mes +regards dans l’espace, et je voyais à l’horizon les coteaux d’une riche +verdure, dont les reflets étincelaient sous un beau soleil d’or. Au +milieu de cette végétation apparaissaient par instants de blancs +villages qui semblaient des points de broderie sur un long ruban vert. +La vue de ce paysage éclatant de lumière me remplit l’âme d’une joie +ineffable: je croyais revoir quelques beaux sites de ma patrie, de la +France! J’étendis les bras vers cette terre qui fuyait devant nous, et +des larmes, que je ne pus retenir, inondèrent mon visage. Le chef des +pirates passait en ce moment; il fallait que mon désespoir fût bien +profond: je lui montrai la terre avec un geste expressif. Le bon +Than-Sing, qui avait suivi avec intérêt toutes mes impressions, +s’approcha de lui et se hâta de lui expliquer ce qu’il avait compris; +c’est-à-dire que je lui demandais de nous rendre la liberté, la vie. +Cette question coïncidait avec une circonstance qui pouvait entraîner +pour nous de nouveaux hasards. La jonque qui était partie à Macao, +emmenant notre capitaine pour traiter de notre rançon, n’était pas +encore revenue. Elle était en retard d’un jour. Le chef des pirates me +fit signe de la main de me calmer, et il dit à Than-Sing que, si dans +cinq jours il ne se rencontrait pas avec la jonque qui avait dû aller à +Macao ou à Hong-Kong, il nous ferait passer sur une autre qui nous y +conduirait; il se refusa à nous donner plus d’éclaircissements sur notre +avenir. Cette réponse vague ne fit que nous jeter dans une plus grande +perplexité. Quel pouvait être, sur notre sort, l’effet d’une pareille +décision? Ils nous mettraient sur une autre jonque, c’est-à-dire que, ne +pouvant retirer aucun prix pour notre rançon, s’ils ne nous tuaient pas, +ils se débarrasseraient de nous en nous exposant à de nouveaux dangers. + +L’apparition subite d’un steamer, en admettant que le hasard nous fît +trouver sur sa route, était encore plutôt un motif de crainte que +d’espérance, car les pirates, sur le point d’être atteints, et plutôt +que d’être pris en flagrant délit de rapt, ne préféreraient-ils pas +nous jeter, mon compagnon et moi, à la mer, pour éviter d’être pendus, +punition que notre présence entre leurs mains devait à coup sûr +entraîner? On voit ainsi à quel point se compliquait notre situation et +qu’elle devait amener un dénoûment prompt, mais impossible à prévoir. + +Le capitaine, lequel avait la voix enrouée d’une manière affreuse par +les cris sauvages qu’il avait poussés la veille; lequel, d’après +l’opinion de Than-Sing, était le plus horrible scélérat; lequel suait +l’assassin par tous les pores, puisque des victimes, laissées à moitié +mortes à cet instant, le maudissaient sans doute, me force encore une +fois, à dire qu’il avait une grande bienveillance répandue dans la +physionomie. Il m’engagea à monter sur le pont, si je devais m’y trouver +mieux; je ne pouvais qu’accueillir avec joie cette proposition; ma vie +s’était étiolée dans l’ombre. Pour la première fois, je me mis à +regarder, sans trop de dégoût, ces hommes qui m’avaient torturée; je me +trouvais si heureuse de sentir la brise du matin m’effleurer le visage, +que je retrouvai assez de sang-froid pour observer ce qui se passait +autour de moi. Tous ces pirates allaient et venaient sur le pont d’un +air joyeux; ils s’occupaient à partager entre eux les dépouilles des +infortunés qu’ils avaient pillés la veille. A ce spectacle hideux, mes +yeux ne se détournèrent pas, mon cœur n’éprouva pas la moindre émotion. +J’avouerai à ma honte que j’étais tout entière au contentement égoïste +que je ressentais de ne plus être enfermée. + +Je me reposais sur un petit escabeau que l’on m’avait offert. + +Ce gibier de potence levait de temps à autre les yeux sur moi, si ce +n’était l’un, c’était l’autre qui me regardait, mais, non plus, d’une +manière sardonique ou menaçante; il y avait, si je puis m’exprimer +ainsi, dans leur joie, dans leurs évolutions, presque de l’enfantillage. +Ils se plaisaient à me montrer différents objets qui leur passaient par +les mains, comme font les enfants à une poupée, qu’ils veulent amuser. +La lâcheté est si grande chez les Chinois, que la moindre bravoure leur +en impose; je ne veux pas dire ici que j’ai été brave, car je perdrais +le charme naturel qui appartient à la femme; ce que je veux dire, c’est +que mon attitude, désespérée sans aucun doute, mais ferme au milieu +d’eux, enlevait à leur goût sanguinaire une partie de son âcreté. Je +dois le croire du moins, en rapportant les paroles de Than-Sing qui +causait avec eux: «Ils me disent qu’ils vous aiment, parce que vous avez +un doux visage et des yeux qui expriment la bonté, et ils ajoutent que +maintenant ils n’ont plus le désir qu’il vous arrive du mal.» Devais-je +croire que j’avais paralysé la barbarie de ces hommes, ou n’est-ce pas +plutôt que l’habitude de me voir à toute heure du jour, ma faiblesse +même, avaient été autant de motifs pour arriver à me traiter avec moins +de rigueur? D’un autre côté, leur cupidité me sauvegardait des excès de +leurs instincts brutaux et cruels; et quand je pense que j’ai vécu au +milieu de ces hommes, seule et abandonnée, je ne puis en croire mes +souvenirs. + +Après être restée environ deux heures sur le pont, je rentrai de ma +propre volonté dans ma cellule. Je ressentis une lassitude extrême, que +je m’expliquais par la séquestration que j’avais subie les jours +précédents. Je m’étendis sur mes planches; elles me semblèrent moins +dures qu’à l’ordinaire; enfin, je ne sais pourquoi je ne me sentais pas +aussi malheureuse. Je promenais mes yeux au hasard sans qu’aucune +pensée occupât réellement mon esprit, lorsque j’aperçus un vieux livre, +tout sale, que j’avais déjà remarqué; il était écrit en allemand, langue +qui m’était inconnue; mais, bien que ce livre ne pût m’être d’une grande +distraction, j’aimais à le retourner en tous sens, parce que c’était la +seule chose qui me rappelât l’Europe. Il me vint alors à l’idée de +tracer sur une des feuilles, restée blanche, un court résumé de ma +position; j’avais encore, au milieu de mon dénûment, une épingle à +cheveux; je la pris entre mes doigts, et, me servant de la pointe, +j’écrivis, sur la page restée blanche, ce qui suit: «J’ai été prise par +des pirates chinois sur _le Caldera_; ils me retiennent prisonnière. Je +suis Française. Nous sommes au sixième jour, 17 octobre 1854.» Et je +signai mon nom: «Fanny Loviot.» Puis, sur une autre page, j’écrivis la +même chose en anglais. Pouvais-je espérer que ce livre servirait jamais +à guider les recherches qu’on ferait peut-être pour me retrouver? Hélas! +je calculais peu alors les probabilités; je caressais des illusions qui +me voilaient toute l’horreur de ma situation; c’était pour moi une +consolation de rêver à la France, à la liberté. Du moins, me disais-je, +si je ne dois pas être délivrée, ce livre servira peut-être, après ma +mort, à punir nos assassins. Je ne m’en tins pas là; à l’aide d’un +mauvais clou je gravai le plus lisiblement qu’il me fut possible, dans +le cadre de bois intérieur qui recevait le panneau, mes deux noms et +celui du _Caldera_. Chaque lettre avait au moins un pouce. +L’inscription, où elle était écrite, devait sauter facilement à la vue. + +J’éprouvais dans cette occupation une vague inquiétude, car les pirates +allaient et venaient sur le pont et jetaient souvent des regards de mon +côté; mais ils ne se doutaient pas que ce que j’écrivais pouvait suffire +à les faire pendre tous, si cela tombait sous des regards ennemis. Après +ce travail, je me reposai. Tout un monde de pensées s’agitait dans ma +tête; je rêvais à la possibilité de voir se réaliser ce que mon esprit +venait de me suggérer; et, pour la première fois, machinalement, je me +mis à approprier mes ongles, qui étaient longs et noirs, avec un petit +fêtu de bois que je déchirai le long d’une planche; jusqu’alors je +m’étais refusé ce soin superflu dans mon état de détresse et d’abandon. +Où donc courait ma pauvre imagination, pour que j’en vinsse ainsi à +m’occuper de ma personne? Profitant de la permission qui m’avait été +donnée, je remontai sur le pont. Les pirates continuèrent à me faire +bonne mine. Plusieurs d’entre eux s’occupaient à détacher le petit canot +qui était le long du bord. Ils allaient pêcher des huîtres à quelques +brasses plus loin. Ce jour-là était, à ce qu’il paraît, une sorte de +fête pour eux, car leur cuisinier, autour de ses fourneaux, semblait +fort préoccupé de l’importance des plats qu’il avait à préparer. Il y +avait un quart de porc, tournant dans une broche, qui se dorait à la +flamme d’un brasier ardent, et de délicieux petits poissons avec +l’éternel riz que l’on versait à profusion dans des plats. Tous ces +préparatifs aiguisaient notre appétit. Quand vint l’heure du repas, nous +nous retirâmes discrètement dans notre réduit. + +Mais quelle ne fut pas notre surprise! non-seulement on ne ferma pas +notre panneau, mais encore nous vîmes les pirates se ranger autour de +notre case que le jour éclairait en plein, et s’asseyant sur le +plancher, à la manière des Orientaux, ils se mirent en devoir de faire +honneur à ce fameux repas. Le cuisinier commença à faire passer à +chacun une portion de ces huîtres qui avaient mis tout l’équipage en +révolution. (Ces huîtres, pour la grosseur et la qualité, peuvent être +comparées à celles que nous appelons ici _pied de cheval_). Than-Sing et +moi nous ne fûmes pas oubliés, les uns et les autres nous passaient une +part de tout ce qu’ils mangeaient. Je commençai d’abord par goûter du +bout des lèvres, me méfiant beaucoup des sauces chinoises; mais je ne +tardai pas à sentir un petit fumet qui n’était pas désagréable. +L’accommodement était une sauce très-relevée, à la provençale; ce devait +être un de leurs mets de prédilection, car toutes les physionomies +avaient un air de contentement extrême, sans excepter mon compagnon, qui +avait une figure épanouie. Le tour du porc rôti vint ensuite; nous en +eûmes notre part, de même que du poisson et du riz; nous eûmes aussi du +thé et du vin dont j’ai déjà parlé. Les pirates nous paraissaient avoir +une bonhomie, une prévenance qui pouvaient nous faire croire un moment +que nous étions leurs hôtes, puisqu’ils semblaient oublier que nous +fussions leurs prisonniers. Ils demandaient à Than-Sing si j’étais +satisfaite de leur cuisine. Dois-je avouer que ces nouveautés +culinaires, après des privations plus qu’inouïes, ne m’étaient pas +désagréables? oui, sans doute, mais il fallait que j’eusse perdu à un +certain degré l’odorat essentiel, car ce qui constitue le fond de la +nourriture des Chinois ne venait nullement me troubler; et pourtant, ils +sont aussi sales que les sauvages sous ce rapport, s’ils ne le sont pas +plus. Ils mangent, dit-on, les chiens, les chats, les rats. Lorsqu’ils +tuent les volatiles, rien n’est perdu dans ces animaux, les intestins +sont lavés, raclés, essuyés, et passe sans conteste par le gosier des +Chinois. Enfin, ils absorbent jusqu’à des chenilles, des sauterelles, +des vers de terre, sans oublier les fameux nids d’hirondelles, dont la +réputation chez eux est proverbiale. + +La circonstance aidant je faisais donc bonne contenance, comme je l’ai +déjà dit. Mais l’inquiétude devait bientôt succéder aux heures de repos +que nous venions de goûter. Les pirates, stimulés par leur chef, +s’étaient levés tout à coup avec un fort mouvement d’action; ce dernier, +en regardant dans sa longue-vue, venait d’apercevoir au loin une jonque +marchande, il la signalait à toute sa bande; les débris de notre dîner, +à peine achevé, disparurent en un clin d’œil et les pavillons furent +hissés au haut du grand mât en signe de ralliement. + +Les pirates couraient çà et là, disposant tout pour une attaque. Il +s’agissait encore de pillage; mon compagnon et moi reprîmes notre rôle +passif; nous attendions, dans une anxiété silencieuse, des événements +nouveaux; mais Dieu ne permit pas que cette journée qui avait été si +heureuse pour nous s’achevât au milieu du _carnage_; ils s’aperçurent +que la jonque qu’ils poursuivaient, gagnant trop le large, ne pouvait +être atteinte, et ils se virent forcés de renoncer à leurs projets, ce +qui dissipa les angoisses que nous éprouvions. + +Vers le soir, plusieurs jonques pirates s’étant approchées les unes des +autres, se touchèrent presque bord à bord, et, en bons voisins, les +chefs firent des échanges de marchandises; ils se cédèrent des +provisions de bouche. Ainsi, notre capitaine acheta, entre autres, des +canards tout vivants; s’apprêtait-il à nous bien traiter encore? + +Quand la nuit fut venue, toutes les jonques se séparèrent, et la nôtre +continua seule sa route. + +Peu après, la cérémonie de la prière commença à bord. Confiants dans les +bonnes dispositions qui nous avaient été manifestées, nous remontâmes +mon compagnon et moi, sur le pont. La brise était douce et molle, le +ciel d’une pureté splendide, reflétait ce qui constitue en mer +l’occupation du penseur, les étoiles. Je regardais d’un œil humide. Sous +cette voûte azurée je cherchais à découvrir l’ombre de la mienne, ou à +défaut le moindre signe favorable, le plus petit espoir. N’étais-je pas +abandonnée de la terre entière? Livrée à ces tristes pensées je +reportais les yeux autour de moi, c’est-à-dire que je rentrais dans la +réalité, et je remarquai que, contrairement aux jours précédents, on +avait mis toutes les voiles dehors, au lieu de jeter l’ancre à la tombée +de la nuit, comme on avait fait jusqu’alors. Vers dix heures j’allai +m’étendre sur mes planches et je pensai néanmoins à tout ce que nous +avions eu d’heureux dans ce jour qui venait de s’écouler, puis je tâchai +de fermer les yeux; mais plusieurs fois je m’éveillai, et je prêtai +l’oreille au moindre bruit. Le vent s’était élevé, et j’entendais au +sillage de l’eau, le long de la coque du navire, que nous filions +rapidement. + + * * * * * + +Le lendemain devait être un jour marqué par la Providence; c’était le +18. Il pouvait être quatre heures du matin, lorsque mon compagnon et moi +nous fûmes tirés de notre sommeil par un bruit de voix et de pas +précipités. L’ancre avait été jetée, nous ne marchions plus; en outre, +on avait hermétiquement fermé notre panneau. Je cherchai à m’expliquer +la cause de l’activité qui régnait à une heure si matinale, et plus +j’écoutais, plus il me semblait qu’il se passait quelque chose +d’extraordinaire. + +Après avoir tourmenté quelques instants mon esprit, j’essayai de me +rendormir, mais l’inquiétude était plus forte que le sommeil. Je me +tournai vers Than-Sing, il avait les yeux ouverts, je le priai alors de +me dire ce qui se passait sur le pont. Il se tenait l’oreille tendue; il +mit un doigt sur sa bouche comme pour me dire: silence! Je ne comprenais +pas très-bien. Comme je m’apprêtais à lui faire de nouvelles questions, +il me fit encore signe de me taire, en me disant bien bas: «Ils s’en +vont!» Puis il écoutait de nouveau. + +Je ne comprenais absolument rien à ce que disait ce pauvre homme, quand +tout à coup il s’écria, avec un sentiment qui exprimait la joie et la +peur en même temps: «Ils s’en vont! vous dis-je, c’est un steamer!--Un +steamer?» répétai-je d’un air stupide. Je crus un moment que mon +compagnon devenait fou, et je le regardai, avec une véritable peur, +mais, me calmant aussitôt je me contentai de hausser les épaules avec +pitié. Je lui en voulais de réveiller en moi une espérance depuis +longtemps abandonnée, parce qu’elle me semblait irréalisable; aussi je +lui tournai le dos avec humeur. «Un steamer!» me disais-je en moi-même. +Mais, à peine avais-je eu le temps de faire quelques réflexions, qu’il +me toucha l’épaule, et qu’il me dit encore: «C’est un steamer! les +pirates ont vu un steamer, ils se sauvent dans la montagne!» + +Je le regardai cette fois en face. Mes idées commençaient à +s’embrouiller. Il m’était impossible de donner un sens à tout ce que je +lui entendais dire. «Vous vous trompez, lui dis-je; si nos ennemis +étaient poursuivis, est-ce qu’ils perdraient leur temps à rester à +l’ancre?» Pour toute réponse, il colla son visage à la petite lucarne +près du gouvernail, et je l’entendis qui répétait: «Oui, oui, c’est un +steamer; regardez plutôt.» Cette fois, le cœur commença à me battre avec +violence; je m’approchai, à mon tour, de la lucarne, et je distinguai, +en effet, un navire qui pouvait se trouver à environ deux milles au +large. Je me sers du mot _navire_, parce que je ne lui voyais laisser +aucune trace de fumée derrière lui. Ma joie se calma même aussitôt, et +le doute me revint à l’esprit. Je me dis, alors, que c’était tout +simplement un navire voguant vers Hong-Kong, Canton ou Macao. «Qui pense +à venir nous secourir? me disais-je. Qui pourra nous découvrir à bord de +cette jonque, ressemblant à tant d’autres qui sillonnent ces parages?» +Cependant, quelques efforts que je fisse pour contraindre mon agitation, +je ne pouvais détacher mes yeux de la lucarne. + +A ce moment, Than-Sing dit encore entre ses lèvres: «Ils s’en vont! ils +s’en vont!» Mais j’étais d’une incrédulité désespérante. Il est +difficile de revenir à la vie lorsqu’on a été si longtemps à l’agonie. +«Et pourquoi s’en iraient-ils? lui disais-je.--A cause du steamer, me +répondait-il.--Mais je vous dis que cela n’en est pas un.--Si, je vous +assure que je ne vous trompe pas.--D’abord, il n’y a pas de fumée; vous +voyez bien que c’est un navire.--Cela ne fait rien; les pirates s’en +vont. Écoutez.» Le silence se faisait en effet autour de nous, car l’on +n’entendait plus que par intervalle un murmure de voix qui allait +toujours s’éloignant. Pourtant, les pas d’un homme se faisaient encore +entendre. J’élevai les bras en l’air pour soulever le panneau; je +voulais voir; mais Than-Sing me retint, jugeant plus prudent, en cette +circonstance, de nous faire oublier. Au même instant, le panneau fut +ouvert avec précipitation, et une figure aux traits bouleversés apparut +à nos yeux. C’était le cuisinier du bord, que l’alerte répandue parmi +l’équipage forçait d’abandonner ses utiles fonctions. Il parla en +gesticulant, et avec une volubilité de paroles que l’émotion +entrecoupait. Il disait à Than-Sing (je l’ai su depuis): «N’ayez pas +peur... vous allez être sauvés... c’est un steamer...» Il était resté le +dernier; mais le sentiment de la conservation l’emporta sur le désir +qu’il pouvait éprouver de converser plus longtemps avec nous, il +s’enfuit au plus vite pour rejoindre les autres. Je poussai alors une +exclamation de joie impossible à rendre; plus prompte que la pensée, je +m’élançai sur le pont. Il était bien vrai, nous étions seuls sur la +jonque, laquelle se trouvait engravée dans le sable. Le but des pirates, +en s’arrêtant en cet endroit, avait été de faire une provision d’eau +douce, lorsqu’aux premières lueurs du jour, un steamer, masqué jusque-là +par une pointe de terre, leur apparut. Ce steamer avait jeté l’ancre et +déjà il envoyait des embarcations pour reconnaître la côte. C’est alors +qu’effrayés du danger qui les menaçait, et ne pouvant démarrer, les +pirates avaient préféré fuir en abandonnant leur jonque. Ils avaient +gagné la terre en entrant dans l’eau jusqu’à mi-jambes; nous les +apercevions encore très-distinctement grimper en toute hâte le long du +versant de la montagne. Ils traînaient avec eux ce qu’ils avaient pu +emporter de leurs rapines; les uns étaient chargés à dos, les autres +portaient des fardeaux sur la tête ou sur les bras. + +J’étais dans un saisissement qui ne peut se dépeindre. En les voyant +ainsi disparaître, mes yeux se tournaient alternativement vers nos +ennemis qui fuyaient et vers le steamer qui nous apportait sans doute la +délivrance. Je joignais les mains en les serrant avec ivresse, mon cœur +se dilatait, je jetais dans l’air des exclamations bruyantes, je +prononçais des paroles incohérentes; enfin, je regardais dans la +montagne, je regardais le steamer; j’aurais voulu, comme dans un conte +de fées, m’y trouver transportée. Cependant, aucune embarcation ne se +détachait pour venir à notre rencontre; mes pieds ne tenaient plus en +place. Je jetai la vue vers la pointe de terre près de laquelle le +steamer semblait rapproché, et je dis à Than-Sing: «Allons là-bas, ils +nous apercevront peut-être; il n’y a qu’un peu d’eau à traverser, nous +ferons comme les pirates; venez! venez!» Je ne voyais que la distance, +je ne mesurais pas la difficulté. Mais Than-Sing me répondit: «Non, +c’est inutile, ils vont venir.--Ils vont venir!» disais-je. Puis +j’attendis une minute, et, cette minute passée, je répétais les paroles +que j’avais dites un instant avant, et Than-Sing me répondait avec son +flegme habituel: «Ils vont venir, calmez-vous, ils vont venir.» Ce +sang-froid m’exaspérait; je ne comprenais pas qu’il nous fît perdre un +temps précieux, en n’allant pas au-devant du secours que le ciel nous +envoyait. Je tentai une dernière fois de le persuader. «Écoutez, lui +dis-je, prenons le petit canot; il me semble qu’avant une heure d’ici, +nous pourrions aborder le steamer. Songez donc, si les pirates allaient +revenir nous faire prisonniers, ce serait la mort cette fois! Venez. +Voulez-vous? Je vous en supplie!» Et je regardais le steamer avec +avidité.--«Non, me répondait-il toujours avec le même calme, c’est un +steamer; attendons; je vous dis qu’ils vont venir.» J’étais désespérée; +c’était la première fois qu’il s’élevait un débat entre nous deux. Si +j’avais su nager, je crois que j’aurais eu le courage de me jeter à la +mer pour tenter de me sauver. Je regardais le petit canot avec envie. +Mon salut ne me paraissait véritablement assuré que lorsque je ne +foulerais plus ce plancher de malheur. Je me dirigeai vers l’arrière de +la jonque, où il était amarré, et je l’examinai comme mon unique +ressource; je ne tremblais pas à l’idée de me voir seule au milieu des +flots, je me demandais simplement si je serais assez forte pour le +conduire; je me sentais le courage du désespoir, surtout lorsque je +portais mes regards vers la montagne, sur le versant de laquelle +quelques pirates apparaissaient encore. + +Tout à coup, Than-Sing me saisit le bras en m’arrêtant dans ma pantomime +désespérée: «Tenez, regardez, regardez là-bas! me dit-il; voyez-vous +trois canots?» Je tournai les yeux dans la direction qu’il m’indiquait, +et je vis, en effet, trois canots, lesquels après avoir fait un circuit, +semblaient se diriger vers nous. Je suivais avec anxiété leur marche +progressive, une idée subite me vint. Je me dépouillai de mon premier +vêtement, et je l’attachai en toute hâte au bout d’un long bambou pour +attirer l’attention de l’équipage du steamer. Je me disais au milieu de +mes transports de joie: «Nos yeux nous trompent peut-être: ces canots +qui paraissent venir à nous ne peuvent-ils pas tout à coup changer de +route?» Alors, courant à l’arrière de la jonque, qui était le point le +plus en vue, je me mis à agiter avec frénésie mon signal improvisé, puis +je le fixai bien vite entre deux planches. Quelle émotion! mon cœur +battait avec tant de violence, qu’en quelques instants j’avais épuisé +mes forces. Il n’y avait plus à en douter, on venait pour nous sauver. +Notre jonque était la seule qui existât sur le rivage; quelques minutes +encore et nous allions pouvoir distinguer la forme et la couleur des +vêtements de ceux qui montaient les embarcations. Than-Sing, qui se +tenait tout près de moi, croisait ses mains en signe de prière; sa bonne +figure exprimait la joie la plus vive. Une idée me vint à l’esprit: +c’est que la vue de son habillement chinois pouvait être d’un mauvais +effet et nous compromettre; je le priai de se dissimuler le plus +possible; il comprit ma pensée, car sans mot dire il se retira à +l’écart. Mes yeux, perçant la distance, commencèrent, quoique +faiblement, à apercevoir les mouvements des rameurs, mais il se fit un +temps d’arrêt dans la marche des canots; les rames, d’une seule +manœuvre, furent relevées debout; une crainte se glissa dans mon âme: +allaient-ils virer de bord et retourner au steamer? Je portai mes mains +à la hauteur de mes yeux pour abriter ma vue qui était gênée par le +soleil, quand une des plus effroyables détonations retentit, en même +temps qu’une fumée blanche et épaisse enveloppait, comme dans un nuage, +les trois embarcations. A cette attaque inattendue, surprise, +épouvantée, mes jambes fléchirent sous moi, et je tombai sur mes +genoux, en criant, dans un paroxysme violent de frayeur: «Than-Sing! ils +viennent pour nous tuer! Nous allons mourir!!!» Mais à peine avais-je +proféré ces cris de désespoir, qu’une rage subite plus forte que la +douleur s’empara de moi. En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, +je m’étais dit: «Puisque mon malheur est à son comble, puisque je suis +abandonnée de Dieu, puisqu’il faut que je meure, eh bien! je veux qu’ils +me voient, qu’ils me tuent bien en face!» C’en était trop, je m’élançai +à la même place où j’étais quelques moments auparavant. Mes yeux étaient +secs et ardents; de la main droite, je saisis ma casquette et je +l’agitai en l’air avec frénésie. Oh! alors, surprise! surprise inouïe! +Au lieu d’un nouveau feu, des hourras formidables et prolongés +parviennent à mes oreilles. Ce cri, partant des canots est répété par +trois fois différentes, ce n’était pas un rêve cette fois, il me révéla +que nos sauveurs étaient des Anglais; tous les hommes d’équipage se +découvraient et agitaient leurs chapeaux en signe de salut; j’étais +reconnue, j’étais sauvée! + + + + +CHAPITRE VIII + + Récit du capitaine Rooney.--Expédition sur la côte.--Villages + incendiés.--La mère des pirates.--Mort d’un Chinois.--_The lady + Mary Wood._--Retour à Hong-Kong.--Protection du consul.--Visite de + Than-Sing.--Adieux du capitaine Rooney. + + +Comment peindre ce que j’éprouvai alors! mon âme succombait sous l’excès +de ce bonheur inattendu; et sans parole, presque sans pensée, je sentais +des larmes baigner mon visage. En ce moment, les canots abordaient, +c’étaient les soldats de la marine anglaise. Les officiers, le capitaine +Rooney en tête s’élancèrent aussitôt vers moi avec des marques du plus +vif intérêt. Ayant aperçu Than-Sing qui se tenait à mes côtés, plusieurs +marins lui montrèrent le poing, le prenant pour un pirate oublié par les +siens; mais j’étendis la main, de peur qu’on ne fît un mauvais parti à +mon compagnon d’infortune, et le capitaine Rooney se hâta d’expliquer +aux officiers quel était le marchand chinois, et combien sa conduite +était digne d’éloges. + +Lorsqu’on vit que je n’étais pas trop faible pour me mettre en route, +l’on me fit descendre dans l’une des chaloupes pour nous conduire au +steamer. Je m’éloignai donc à tout jamais de la jonque, où je serais +morte peut-être quelques jours plus tard, si le ciel n’eût mis une fin +si heureuse et si brusque à mes épreuves, et ne m’eût témoigné son +ineffable miséricorde en m’envoyant un secours inespéré. Pendant ce +trajet, les officiers, qui parlaient français, m’expliquèrent pourquoi +j’avais douté si longtemps de la présence du steamer; ils avaient +abaissé la cheminée afin de pouvoir mieux surprendre les pirates. Ils me +félicitèrent de ce que j’avais eu le courage, après avoir essuyé un coup +de feu de leur part, de m’être mise encore en évidence pour me faire +reconnaître, ajoutant que c’était grâce à ma chevelure blonde, qu’ils +m’avaient reconnue. Jusqu’alors, ils m’avaient prise pour un Chinois +qui donnait l’alarme aux autres. Enfin, mes sauveurs témoignaient une +joie bien vive du succès qu’ils venaient de remporter. J’appris qu’à +Hong Kong on me croyait morte, ou, pour le moins, emmenée dans +l’intérieur de l’empire pour y être vendue. Eux-mêmes, me disaient-ils, +n’avaient pas l’espoir de me retrouver. + +Nous étions à moitié de la distance qui nous séparait du steamer et de +la jonque, que cette dernière était déjà la proie des flammes. Peu +après, nous abordions. Les soldats poussaient de longs hourras, auxquels +les marins répondaient avec non moins de chaleur. Bien que je fusse +très-émue des marques de sympathie dont j’étais l’objet, j’étais presque +honteuse en me voyant dans un état si misérable, et ce fut en baissant +la tête que je traversai un rang de personnes notables de Hong-Kong, +venues à bord pour voir de plus près les résultats de l’expédition. Mais +je pus bientôt me dérober à tous les yeux, en me retirant dans une +cabine qu’on avait disposée à mon intention. Une fois seule, je me hâtai +de faire disparaître les souillures de ma captivité en mettant des +vêtements préparés pour moi. Je me regardai dans un miroir; c’est à +peine si je pouvais me reconnaître, tant mes traits étaient changés et +maigris. Un cercle bleuâtre cernait mes yeux, ma peau était noircie par +le hâle de la mer. Je dus renoncer pour le moment à réparer complétement +le désordre de ma chevelure, qui demandait un soin tout particulier. +Pendant ce temps, les trois embarcations qui avaient effectué ma +délivrance repartaient de nouveau pour aller incendier deux ou trois +villages sur la côte, villages connus pour servir de repaires aux +pirates. + +Les détails qui vont suivre sont racontés par le capitaine Rooney +lui-même; c’est le récit exact qu’il fit aux autorités anglaises et au +vice-consul de France, après la catastrophe. J’ai pensé qu’en le +reproduisant fidèlement, comme l’ont fait les journalistes de Hong-Kong +dans leurs feuilles, il retracerait mieux que je ne pourrais le faire la +marche des deux expéditions dirigées à ma recherche et à celle du +_Caldera_. + +Laissons donc parler M. Rooney: + + +_Extrait de l’_OVERLAND CHINA MAIL, _de Hong-Kong_. + +Nous avons parlé d’un navire qui s’était perdu sur la côte occidentale. +On a su depuis que ce navire était chilien et s’appelait _Caldera_. Le +récit suivant de sa capture par les pirates chinois a été fourni par le +capitaine Rooney: + + «Le jeudi 5, à cinq heures du matin, _le Caldera_ quitta Hong-Kong + pour se rendre à San-Francisco avec un équipage de dix-sept hommes + et trois passagers, une dame française et deux Chinois. A quatre + heures, le baromètre baissant et le temps prenant un aspect + menaçant, je diminuai la voilure et me préparai à subir une forte + brise. A minuit, il ventait violemment, et le =6=, avant le point du + jour, nous courions sous la grande voile de hune à moitié carguée + au milieu des lames qui nous battaient en travers. Pendant toute la + journée, le vent continua à souffler avec violence; notre grand mât + de hune et notre mât d’artimon furent brisés au ras du pont et le + navire commença à faire eau en abondance. Cet état de choses + continua jusqu’au samedi à quatre heures de l’après-midi. En ce + moment, la terre se montra à deux milles vers le nord; le vent + soufflait sud-sud-ouest. Je pensai que le meilleur parti à prendre + était de me réfugier au plus vite dans une baie que je voyais sous + le vent, de réparer là mes avaries et d’y laisser reposer mon + équipage épuisé de fatigue. Je réussis à atteindre cette baie et + j’y jetai l’ancre à environ six heures de l’après-midi; les hommes + se mirent aussitôt aux pompes. Ils y étaient encore à dix heures du + soir, lorsque trois jonques chinoises vinrent accoster _le + Caldera_, jetèrent sur le pont leurs pots à feu, montèrent des deux + côtés à l’abordage et firent prisonniers tous les hommes qui + étaient sur le pont; puis ils s’emparèrent de moi et de ceux qui + étaient dans leur lit, nous lièrent les mains derrière le dos et + demandèrent si le navire était anglais. Sur notre réponse négative, + ils nous dirent que c’était heureux pour nous, car, si le navire + avait été anglais, ils nous auraient tous massacrés. Le 7, au point + du jour, ils nous forcèrent de lever l’ancre et de les suivre dans + une autre baie où nous mouillâmes par une profondeur de trois + brasses. Là, ils se mirent à piller la cargaison du navire. Mais, + dans la matinée du 9, une flotte nombreuse de jonques parut en vue, + et les trois jonques qui nous avaient capturés s’éloignèrent. Cette + flotte n’en comptait pas moins de trente-cinq. Elles s’emparèrent + de tout ce qu’elles trouvèrent à leur convenance et furent bientôt + remplacées par quelques autres jonques de moindre grandeur, que + d’autres suivirent encore jusqu’à ce qu’il n’y eut plus rien à + prendre dans le navire; alors les dernières arrivées se mirent, + faute de mieux, à enlever le cuivre. Une de celles-ci, le mercredi + suivant, s’empara de la dame française et d’un des deux Chinois + passagers à bord du _Caldera_. Dans l’après-midi de ce même jour, + j’obtins d’un des bateaux pirates qu’il me prît à son bord avec mon + charpentier et qu’il nous conduisît à Macao. J’y arrivai le + lendemain jeudi, et je fis connaître ma situation au capitaine du + port et au gouverneur; mais il me dirent que je ne pourrais trouver + aucune assistance dans ce port. Cela me détermina à partir + immédiatement pour Hong-Kong, où j’arrivai à minuit, vendredi + dernier.» + +Aussitôt que le capitaine Rooney fut arrivé, il se rendit en toute hâte +chez ses agents, MM. Williams, Anthon et Cᵉ, et chez M. Haskell, un des +associés, et qui remplissait, à Hong-Kong, les fonctions de vice-consul +de France. M. Haskell se transporta immédiatement à bord du vaisseau de +S. M. B. _le Spartan_, et, après une entrevue avec sir William Hoste, +qui lui promit l’assistance d’un détachement de ses hommes, il alla +réveiller M. Walker, de la _Peninsular and Oriental Company_, qui frêta +_la Lady-Mary-Wood_ pour aller à la recherche du _Caldera_. M. Rooney se +rendit aussi chez le lieutenant-gouverneur, qui donna ordre à M. +Caldwell, interprète, d’accompagner l’expédition et de prendre sous sa +garde comme prisonniers les deux Chinois qui avaient amené le capitaine +Rooney à Macao et l’avaient de là accompagné à Hong-Kong, pour y +recevoir 50 livres sterling de récompense qu’il leur avait promises. + +En conséquence, le lundi suivant, à 9 heures 30 minutes du matin, _la +Lady-Mary-Wood_ appareilla, ayant pris à bord quatre-vingts blue-jacket +(soldats de marine), sous le commandement du lieutenant Palisser et de +MM. Olivier et Rogers; elle quitta le port à la hauteur de la pointe +sud-ouest de Lantao (ty-ya-san); une jonque de la côte occidentale fut +aperçue voguant vers _la Lady-Mary-Wood_. Quand elle l’eut rejoint, on +vit qu’elle avait à bord le subrecargue et l’équipage du _Caldera_. +Cette jonque avait fait prix avec ces dernier de 400 livres sterling. +Les matelots furent pris à bord de la _Lady-Mary-Wood_, et la jonque +continua sa route sur Hong-Kong, avec une lettre de M. Caldwell. + +Les faits qui suivirent ont été racontés en ces termes par un témoin +oculaire: + + «_La Lady-Mary-Wood_ vint le soir jeter l’ancre dans un mouillage + où nous ne remarquâmes rien autre chose que l’absence totale de + toute voile le long de la côte. Pas une seule, ni petite ni grande + ne s’était laissé voir depuis que nous avions quitté le voisinage + de Macao jusqu’au moment où nous entrâmes à Koo-Lan. Comme la nuit + arrivait, on ne put rien entreprendre ce soir-là, d’autant plus que + le capitaine Rooney n’avait pas une idée très-exacte de l’endroit + où il avait laissé son navire. En attendant, les embarcations + furent mises en état: c’étaient la chaloupe du _Spartan_, dans + laquelle il y avait un canon de six, et trois canots du steamer. A + peine le jour levé, des débris des mâts du _Caldera_ se montrèrent + flottant sur les vagues à environ deux milles du steamer. Ils + étaient tout noirs, d’où l’on pouvait conclure que le navire avait + été incendié, en vue de s’emparer du cuivre et du fer employés dans + sa construction. A neuf heures du matin environ, les quatre + embarcations prirent le large escortées par soixante-dix hommes, + et, après une longue traversée, elles abordèrent dans le voisinage + de quelques huttes de pêcheurs dont les habitants gagnèrent + aussitôt les montagnes. On se mit à leur poursuite, et ce ne fut + pas sans peine qu’on parvint à en saisir un. Il fut amené à M. + Caldwell qui, toutefois, ne put en tirer aucun renseignement, si ce + n’est que le navire «avait été brûlé depuis plus d’un mois.» On lui + permit de s’en retourner, et la chaloupe, accompagnée de deux + embarcations, se dirigea vers le village de Choo-Koo-Mee, distant + d’environ huit milles du steamer. La chaloupe marchait à un mille à + peu près en avant de la seconde embarcation; elle fut rejointe par + la troisième; la quatrième, sous le commandement de M. Rogers, fut + laissée en arrière par mesure de précaution. + +»Près d’aborder, M. Caldwell envoya à terre l’un des deux + prisonniers dûment accompagné, avec mission de bien faire + comprendre aux habitants qu’on venait dans un but tout pacifique, + et simplement pour s’enquérir de la dame qui avait été emmenée par + les pirates. Le prisonnier avait fait à peine quelques pas qu’un + boulet de quatre atteignit l’embarcation montée par M. Caldwell, + dans la direction de sa personne; mais c’était un boulet mort, et + il n’en résulta aucun mal. Le lieutenant Palisser considérant comme + un risque inutile de passer sous le feu des Chinois, les + embarcations se mirent hors de portée, mouvement que l’ennemi prit + pour une retraite, car il poussa aussitôt des cris de triomphe, + agita ses drapeaux en signe de défi. Nos hommes, conduits par M. + Olivier, eurent bientôt pris terre; ils poursuivirent les Chinois + de buissons en buissons et les chassèrent du village en leur tuant + de neuf à douze des leurs. En explorant les maisons, on eut + l’explication de leur résistance. On y trouva en grand nombre des + boîtes de thé, des balles de riz, etc., etc., qui avaient fait + partie de la cargaison du _Caldera_. Cela fait, les embarcations + vinrent rejoindre le steamer rapportant quelques-uns des canons + (pièces de quatre de fabrique anglaise) pris aux Chinois. + +»_La Lady-Mary-Wood_ retourna à Hong-Kong, le lundi, sans avoir + accompli le principal objet de sa mission, c’est-à-dire la + délivrance de Mme FANNY LOVIOT, emmenée par les pirates; mais M. + Caldwell, nous assure-t-on, pense qu’elle ne peut être que dans le + voisinage de cette colonie, ou, dans tous les cas, de ce côté de + Macao, et il espère avoir bientôt sur elle des renseignements qui + lui permettront d’opérer sa délivrance. + +»Cependant, une seconde expédition a été chargée de compléter + l’œuvre de _la Lady-Mary-Wood_. Le steamer _Ann_ a quitté le port + mardi matin, avec quatre-vingt-dix hommes du _Spartan_, sous le + commandement des lieutenants Palisser, Morell et Stokes, + accompagnés du chirurgien Bradsaw, qui avait aussi fait partie de + l’expédition de _la Lady-Mary-Wood_. Il y a tout lieu de croire que + cette nouvelle expédition retrouvera une grande partie du + chargement du _Caldera_, et rendra bon compte de tous les villages + de pirates qui existent dans l’île. + +»Nous avons dit que le steamer _Ann_ avait été frété pour une + seconde expédition sur la côte occidentale, dans le but de + compléter la destruction des villages des pirates et d’y reprendre + tout ce qui pourrait s’y trouver de la cargaison du _Caldera_. Il + revint au port le vendredi en faisant le signal _tout va bien_, et + l’on apprit bientôt, en effet, que le steamer avait non seulement + réussi dans le but mentionné plus haut, mais encore qu’il avait eu + la bonne fortune de capturer la jonque dans laquelle Mme FANNY + LOVIOT et le marchand chinois, faits prisonniers par les pirates, + se trouvaient confinés. Voici les détails de cette capture, tels + qu’ils nous ont été racontés: + +»_L’Ann_, comme _la Lady-Mary-Wood_, arriva à une heure trop + avancée de la soirée pour rien entreprendre ce jour-là. En + conséquence, le lieutenant Palisser et sa troupe attendirent en + repos jusqu’au lendemain matin. Mais, dès avant le lever du jour, + les hommes s’installèrent dans les embarcations (la barge, la + pinasse et le petit canot du _Spartan_) et se dirigèrent vers une + jonque qui gagnait le rivage; l’équipage de cette dernière, se + voyant poursuivi, s’enfuit en toute hâte vers la montagne; quand + les embarcations, qui avaient continué d’avancer, furent dans son + voisinage, elles tirèrent sur ladite jonque un coup de canon dont + le bruit fit monter sur le pont la prisonnière française et le + marchand chinois, qui furent ainsi miraculeusement délivrés. On sut + depuis que la jonque était entrée le matin dans la baie pour y + faire de l’eau. Deux autres jonques, chargées de volailles et + autres produits, reçurent la chasse et vinrent aussi s’échouer sur + le rivage. Abandonnées par leurs équipages, elles furent incendiées + et détruites par les nôtres. + +»L’expédition se dirigea ensuite vers le village de Choo-Koo-Mee, + d’où les Chinois, à la première occasion, firent feu sur nos + embarcations, qui, à leur tour, lancèrent quelques boulets parmi + les maisons ruinées et les arbres, pour disperser les habitants qui + pourraient avoir la témérité de résister; puis nos hommes + débarquèrent. Un coup de canon lancé par les Chinois amena sur ce + même point un certain nombre de matelots et de soldats de marine + avec le lieutenant Palisser, et, tous ensemble, conduits par M. + Sarrat, s’élancèrent par un étroit sentier vers le village. Une + pluie de flèches et de pierres, et la décharge de neuf canons + chargés de vieux boulets de fer, de pierres, etc., etc., les + accueillit, mais ne leur fit aucun mal. Naturellement, on se + précipita aussitôt sur les canons, dont on s’empara; quelques + habitants furent tués à coups de fusil et de baïonnette; nos + hommes, après avoir mis en sûreté une centaine de ballots de sucre + et de thé appartenant au _Caldera_, détruisirent encore dans les + environs un petit nombre de huttes qu’ils trouvèrent, puis ils + mirent le feu au village, après quoi ils se rembarquèrent et + regagnèrent le steamer. + +»Le lendemain mardi, dans la matinée, les embarcations furent + dirigées vers le village de Koo-Lan, qu’elles trouvèrent défendu + par un fort solidement établi, armé de canons de 24 et de 32, dont + plusieurs coups, habilement pointés, saluèrent leur approche, en + même temps qu’une flotte de pirates, comptant vingt grande jonques, + venait prendre position le long de la grève. Nos hommes ne + demandaient qu’à les attaquer; mais le lieutenant Palisser, en + présence d’une force si considérable, ne jugea pas prudent de le + faire avec les quatre-vingt-dix hommes qu’il avait sous ses ordres, + d’autant plus que le principal but de l’expédition avait déjà été + atteint par cette poignée de braves, et l’_Ann_ appareilla pour + revenir à Hong-Kong. On eut bientôt lieu de se féliciter de cette + sage détermination, car on a su depuis que, le lendemain matin, la + première flotte de pirates de vingt jonques, dont nous venons de + parler, avait été grossie par une seconde de quarante. Contre ces + soixante jonques, la lutte eût été trop inégale, et, si l’_Ann_ + l’eût engagée, il est fort possible qu’elle n’en fût pas sortie à + son avantage.» + + _Extrait de l’_OVERLAND FRIENDS, _of China_. + + «Nous avons promis, dans le dernier numéro, de plus amples détails + sur l’expédition entreprise par le navire _Ann_, à la recherche des + deux passagers enlevés du _Caldera_ par les pirates, Mme FANNY + LOVIOT et le marchand chinois. Nous regrettons de ne pouvoir donner + de cette expédition un récit aussi ample que nos lecteurs auraient + pu le désirer, surtout en ce qui concerne le traitement que les + pirates ont fait subir à leurs deux prisonniers, traitement dont + nous avons entendu parler comme d’une chose inouïe, et devant + lequel nous nous arrêtons avec douleur, en pensant à la pauvre + jeune femme qui en fut l’objet. On nous a affirmé que les barbares + avaient jeté leur captive, dans une cabine peuplée de rats, + d’araignées, de cancrolats, enfin d’insectes les plus immondes. + Tout cela n’est-il pas fait pour exciter la curiosité et le plus + vif intérêt?» + + (_Friend of China._) + +Je dois dire ici qu’après cette catastrophe, je me trouvais dans un tel +état de fièvre et de malaise moral, qu’il ne m’a pas été possible de +satisfaire la curiosité bien légitime des journalistes de Hong-Kong en +ce qui touche les souffrances de ma captivité. C’est en France seulement +que, rappelant mes souvenirs, je me mis à écrire cette relation, +laquelle par son étrangeté même m’a paru mériter la publicité. + +En terminant les détails de cette expédition, je ne veux pas oublier de +citer un trait de représailles des plus caractéristique. + +Il avait été fait dans cette récente affaire deux prisonniers. +J’entendais les matelots raconter les différents épisodes du combat. +Tous les détails qu’ils donnaient sur la sanglante journée faisaient +peine à entendre; ils énuméraient le nombre d’ennemis égorgés; l’un +d’eux même, qui se vantait beaucoup de son intrépidité, s’attira, plus +peut-être par jalousie que par commisération pour le sort des victimes, +mainte observation sur sa cruauté. Comme on lui reprochait d’avoir tué +une femme chinoise avec le plus grand sang-froid, il répondit +impatienté: «Êtes-vous tous des imbéciles, vous n’avez donc pas vu que +c’était la mère des pirates!» + +Mon retour à Hong-Kong causa une grande rumeur lorsque la nouvelle s’en +répandit. La foule accourut et se pressa sur les quais; en un instant, +des canots remplis de monde accoururent vers le steamer, +l’environnèrent, et tous les regards cherchaient à me découvrir parmi +les passagers. Il n’était guère facile de me reconnaître sous le costume +d’homme dont j’étais encore vêtue. Chacun me faisait des offres +généreuses. M. Walker, directeur de _the Peninsular and oriental +Company_, me pressait d’accepter l’hospitalité dans sa famille, près de +sa femme, qui compatissait à mes malheurs et avait le plus grand désir +de me connaître. J’étais très-touchée de toutes ces marques de +sympathie; mais je remerciai M. Walker en lui disant que mon plus vif +désir, avant de songer à moi-même, était de voir le vice-consul; j’avais +trouvé une protection si pleine d’humanité dans ce représentant de la +France, que j’eusse regardé comme une ingratitude d’accepter aucun +bienfait, sans qu’il fût le premier à me donner son approbation: ne lui +devais-je pas plus que la vie? Comme je me disposais à me rendre au +consulat, je fus prévenue par M. Haskell, qui se rendait sur le steamer; +il vint à ma rencontre. Il était très-ému; on lisait sur son visage +rayonnant la joie qu’il éprouvait en ce moment de voir tous ses efforts +couronnés d’un si grand succès. Il me dit ces simples paroles: «Venez, +je vous offre abri et protection au consulat de France.» Ce mot _France_ +fit vibrer en moi un sentiment indéfinissable; il réveilla le souvenir +de tout ce qui m’était cher; il était l’expression de la sollicitude de +ma patrie veillant sans relâche sur le sort de ses enfants, en quelque +endroit éloigné du globe qu’ils se trouvassent égarés. Ma réponse fut +des larmes; il ne m’était pas possible de proférer une parole, tant mon +émotion était grande. La Providence, dans mon malheur, se montrait si +miséricordieuse! + +Nous descendîmes dans une embarcation qui nous transporta à terre; là, +une chaise à porteurs m’attendait, et je parvins en peu d’instants à la +résidence française. + +Je passai vingt et un jour à Hong-Kong, comblée d’attentions les plus +délicates. Plusieurs personnes de la ville vinrent me visiter, beaucoup +de dames surtout, dont le récit de mes malheurs avait excité la +sensibilité. Je dus pourtant me renfermer, par ordonnance du médecin; à +la suite de tant d’émotions contraires, ma constitution se trouva +complétement ébranlée. Cette joie, qui succédait à une immense douleur, +m’accablait avec trop de violence pour que mes facultés pussent résister +longtemps à la secousse. Le mal se déclara, et je fus prise d’une fièvre +ardente. Je restai plusieurs jours et plusieurs nuits en proie à un +horrible délire; mon cerveau malade me transportait sans cesse dans les +régions de piraterie, où je ne voyais que sang, poignards et incendie; +enfin, la nature reprit le dessus, Dieu aidant, et je me rétablis vite. +Des lettres de France, apportées par un navire arrivé de Californie, me +furent remises pendant ma convalescence, et opérèrent la guérison du +corps en même temps que celle de l’âme; ces lettres me rappelaient avec +instance, et j’avais été trop éprouvée dans mes voyages pour que mon +plus grand désir ne fût pas de revoir, le plus tôt possible, ma patrie +et tous ceux qui souhaitaient mon retour. + +Je dus alors songer à remplacer par de nouveaux effets ceux que j’avais +perdus. Je fis mes commandes de robes et autres vêtements de femme; dans +le courant de mon récit, j’ai oublié de dire que, dans ce pays bizarre, +ce sont des hommes qui confectionnent les habillements des deux sexes: +la profession de couturière n’est pas, comme en Europe, l’attribution +exclusive des femmes. Tous les effets que je rapportai de Chine, tels +que robes, linge de corps, chaussures, furent faits par les mains +d’ouvriers chinois. + +A quelques jours de là, M. Haskell vint m’annoncer la visite de +Than-Sing, mon compagnon d’infortune; ce digne homme avait tenu à me +faire ses adieux avant de partir pour Canton, où il comptait retrouver +sa femme et ses enfants. Il entra, et j’eus quelque peine à le +reconnaître, tant il était richement vêtu: tous ses habits lui avaient +été prêtés par un ami; car, ainsi que moi, il avait été complétement +dévalisé. Il avait les larmes aux yeux en s’informant de ma santé. Après +une heure de causerie, pendant laquelle nous parlâmes de notre temps de +misère, il se retira et me fit ses adieux, non sans m’avoir priée +d’accepter, en souvenir de nos malheurs, un joli fichu brodé de soie de +diverses couleurs et d’un travail très-précieux. + +Mon départ était fixé pour le 11 novembre; je devais partir par un +steamer de la malle des Indes; le gouvernement français payait mon +voyage jusqu’à Marseille. + +La veille de mon embarquement, je reçus deux visiteurs, que je ne puis +oublier de citer: c’étaient le capitaine Rooney et un des lieutenants +qui avaient fait partie de l’expédition envoyée à ma recherche. Cet +officier, après m’avoir exprimé toute la joie qu’il ressentait d’avoir +participé à ma délivrance, me présenta un livre écrit en langue +allemande, que je reconnus pour être celui dans lequel j’avais tracé, à +l’aide d’une épingle, quelques lignes en français et en anglais. Ce +livre lui était tombé sous les yeux lors de la perquisition faite dans +la jonque où j’étais retenue prisonnière; il s’en était emparé, +lorsqu’en retournant les premiers feuillets, il avait pu lire avec +surprise le peu de mots que j’y avais tracés. Il me demanda mon +consentement pour en rester possesseur; il voulait, disait-il, le garder +comme une relique, afin de le montrer dans sa famille, à son retour en +Angleterre. J’étais trop heureuse d’accorder cette légère satisfaction à +une personne qui avait contribué à me sauver la vie. + +Quant au capitaine Rooney, il semblait fort triste, malgré l’heureuse +issue qui avait mis fin à nos infortunes; il paraissait accablé par ce +qu’il appelait la fatalité. Son séjour en Chine ne devait pas être de +longue durée; il sentait aussi le besoin de revoir sa patrie. Il me dit +pour dernier adieu: «Si mes vœux sont exaucés, vous arriverez à bon +port; parlez avec confiance, la Providence est avec vous.» + + + + +CHAPITRE IX + + Départ de Chine.--_Le Malta._--Singapore.--Penang.--L’île de + Ceylan.--_Le Bentinck._--Aden.--Dans la mer Rouge.--Isthme de + Suez.--Le Caire.--Le Nil.--Les + Pyramides.--Boulac.--Alexandrie.--_Le + Valetta._--Malte.--Marseille.--J’ai fait le tour du monde. + + +Le 11 novembre 1854, je me rendis à bord du steamer _le Malta_. Le +vice-consul m’accompagnait, m’assurant ainsi sa généreuse protection +jusqu’à mes derniers pas dans ce pays; je ne pus le quitter sans +éprouver une émotion bien vive, et si jamais ce récit lui parvient, je +désire qu’il puisse y lire l’expression vraie de la reconnaissance que +je lui ai vouée. + +La ligne que suit la malle des Indes pour se rendre en Europe est +certainement la plus enviée des voyageurs. On se rend de Hong-Kong à +Singapore: en sept jours. Le steamer stationne vingt-quatre heures pour +prendre du charbon, ce qui permet aux passagers de descendre à terre et +de visiter la ville, qui, outre les Malais, est en grande partie habitée +par des Chinois et un petit nombre de négociants anglais. + +De Singapore on va à Penang; il faut trois jours; le steamer s’arrête +une demi-journée seulement pour prendre les lettres, mais ce temps +suffit pour visiter ce délicieux coin de terre, où la végétation est si +active et où les fruits les plus beaux sont en grande abondance. + +Après huit jours de navigation on touche à Galle, île de Ceylan. Là tous +les passagers descendent à terre; les bagages sont transbordés sur un +autre steamer. Le nombre des voyageurs n’est jamais considérable dans +cette partie du continent; nous étions trente-deux, en partie tous +Anglais, et six ou huit Espagnols qui venaient des îles Philippines. + +_Le Malta_ continuant sa route sur Bombay, nous nous rembarquâmes, après +deux jours de relâche et par conséquent de promenades, sur _le Bentink_, +autre steamer de la Compagnie des Indes, qui devait nous conduire +jusqu’à Suez. Mais avant d’y arriver on s’arrête à Aden. A cet endroit, +on prend encore du charbon; rien de plus désolé que cette terre aride +sur laquelle on ne rencontre que des habitations misérables. Les +naturels, comme des troupeaux de mendiants, nagent des heures entières +autour du steamer, guettant, se ruant les uns sur les autres pour la +moindre pièce qu’on leur jette. Ils sont d’une horrible laideur; leur +chevelure est laineuse comme celle des nègres, et de diverses couleurs. +Aden est, en somme, une fort malheureuse contrée. + +Après sept jours de navigation dans la mer Rouge, nous arrivâmes à Suez; +je débarquai avec un véritable plaisir. Le parcours de l’isthme se fait +dans les diligences qui sont traînées par de mauvais chevaux, qu’on est +obligé de relayer toutes les deux lieues. Les bagages et les +marchandises suivent à dos de chameaux; les conducteurs qui font le +service du désert sont presque tous borgnes. Une quantité innombrable de +mouches voltigent sans cesse autour de ces malheureux et s’attachent +impitoyablement à leurs yeux, qu’elles semblent ronger; on dirait que +ces vilaines bêtes travaillent sur des matières pourries. Des carcasses +de chameaux, que l’on rencontre à chaque instant et qui sont laissées +sur le chemin, servent de pâture aux corbeaux. Deux hôtels restaurants +existent sur la route, ils sont ouverts par les soins de la Compagnie +pour les besoins des voyageurs; le trajet du désert se fait en seize +heures, puis on arrive au Caire. + +Le Caire, la ville orientale où l’on croit rêver les yeux ouverts, où +l’on marche de surprises en surprises, comme dans les contes des _Mille +et une Nuits_. Tant de récits complets ont été écrits sur ce pays, que +je ne tenterai pas d’en faire ici une pâle description. J’y passai trois +jours et je les employai à visiter ce qu’il y a de curieux: les bazars, +où s’étalent des étoffes brodées d’or et de soie avec une richesse +merveilleuse; la citadelle qui renferme le tombeau du vice-roi d’Égypte. +Là, il me fallut ôter mes chaussures et marcher pieds nus. Quant aux +pyramides, je ne les vis que de loin, en descendant le Nil, de sorte que +leur vue n’excita pas chez moi cet enthousiasme traditionnel et, sans +doute, mérité qu’elles inspirent d’ordinaire. Je fis toutes ces +excursions escortée d’un guide qui me servait d’interprète. De toutes +les sensations que j’ai ressenties dans mes voyages, aucune n’est +comparable à celle que m’a fait éprouver la ville du Caire. + +Pour se rendre à Alexandrie, on prend un petit bateau à vapeur qui +descend le Nil jusqu’à Boulac; c’est un trajet de six heures. En suivant +la rive je pus jouir à mon aise de la vue de tous ces villages égyptiens +bâtis en terre grise, avec une fourmilière de pigeonniers. + +A Boulac, on prend le chemin de fer qui, en trois heures, vous conduit à +Alexandrie; j’y séjournai encore trois jours, temps nécessaire pour +l’arrivée des bagages, et les préparatifs d’embarquement pour l’Europe. +Alexandrie ne présente rien de pittoresque; ses bazars sont malpropres +et mal assortis. On n’a pas là, comme au Caire, la vue réjouie par la +variété et la richesse des costumes orientaux, car les Européens y sont +en bien plus grand nombre. J’allai visiter le palais du vice-roi, la +colonne de Pompée, l’aiguille de Cléopâtre. Que d’antiquaires eussent +été heureux à ma place! Quant à moi, pressée du désir de revoir ma +patrie, je ne songeais qu’au départ; je m’embarquai donc à bord du +steamer _le Valetta_. Je n’avais plus que six jours de mer avant de +toucher la terre natale. Le quatrième on relâcha à Malte, mais pour une +halte de quatre heures seulement: personne n’alla à terre. Deux jours +après, le 26 décembre 1854, _le Valetta_ jetait l’ancre dans la rade de +Marseille, et le 30 j’étais à Paris, où je pus lire dans le journal _la +Presse_: «Mademoiselle Fanny Loviot, qui avait été prise par des pirates +dans les mers de la Chine, vient de rentrer en France, par Marseille, à +bord du _Valetta_.» + +Avec quelle joie, quel bonheur, après avoir fait le tour du monde et +couru les plus grands dangers, je me retrouvai au milieu de ma famille, +de mes amis. Partie pour chercher la fortune, je n’avais rencontré que +des périls; mais la nature m’était apparue sous ses aspects les plus +variés, et s’il m’avait fallu subir les privations, endurer la fatigue, +j’avais du moins vécu de cette vie pleine d’émotions qui n’est pas sans +charme dans la jeunesse. Je n’ai donc point à regretter d’avoir fait ce +voyage. + +Puisse le lecteur indulgent ne point regretter de l’avoir lu! + +Les articles qui terminent cet ouvrage relatent comme faits divers +quelques fragments de mon histoire. Ils ne méritent pas une sérieuse +attention, car ils répètent en partie le récit déjà fait par le +capitaine Rooney; mais je les ajoute comme cachet d’authenticité, ayant +paru dans les journaux français. + + + + +PIÈCES JUSTIFICATIVES + +LA PRESSE, 20 _décembre_ 1854. + + +Le _Moniteur de la Flotte_ publie l’extrait suivant d’une lettre datée +de Hong-Kong, le 27 octobre, et qui contient des détails intéressants +sur un petit drame maritime: + +«Le navire chilien _le Caldera_ partit de Hong-Kong, le 5 octobre, pour +San-Francisco, avec deux passagers, une jeune dame de Paris, Mlle +Fanny Loviot, et un Chinois. Surpris, deux jours après son départ, par +une affreuse tempête, il avait relâché dans une baie située derrière +quelques îles où le vent l’avait poussé: il comptait s’y réparer; mais, +pendant la nuit, et tandis que l’équipage était occupé aux pompes, trois +jonques chinoises l’ont assailli tout d’un coup, s’en sont emparées et +l’on mis au pillage; les brigands qui les montaient sont restés deux +jours maîtres du navire; ils l’ont quitté en voyant arriver une nouvelle +flottille de jonques. + +»Le 11 octobre, les bandits qui montaient une de ces dernières jonques +offrirent au capitaine du _Caldera_ de le conduire à Hong-Kong, lui, un +Chinois du bord et une jeune dame passagère; mais quand la jeune dame et +le Chinois furent descendus dans l’embarcation, les bandits poussèrent +au large et ne voulurent jamais prendre le capitaine, qui réussit enfin, +un peu plus tard, à se procurer un bateau et à se rendre à Hong-Kong. + +»Pendant ce temps, les pirates entraînèrent la jeune dame et le Chinois, +et les firent entrer dans un bateau, où ils les enfermèrent dans une +petite cabine de l’arrière. «Nous étions obligés, écrit la jeune dame +dans son récit, de nous tenir _en raccourci_ faute de place, et on nous +surveillait de très-près; le soir, il nous était permis de sortir pour +un quart d’heure à peu près de notre prison; mais dès que les pirates +voyaient venir d’autres bateaux, ils nous faisaient rentrer au plus +vite; ils nous fournissaient de la nourriture à l’heure de leurs repas, +et nous disaient souvent que si le bateau qui portait notre capitaine à +Hong-Kong ne ramenait pas notre rançon, ils nous relâcheraient. + +»Nous sommes restés ainsi jusqu’au matin du 18; le Chinois, mon +compagnon d’infortune, entendit les pirates dire qu’un steamer était en +vue et qu’il fallait faire des préparatifs pour se sauver à terre; ils +ne tardèrent pas, en effet, à s’échapper, nous laissant ainsi libres, et +sans nous faire aucun mal. Pendant le temps que nous avons passé à bord +de ce bateau, les pirates ont attaqué, la nuit, un bateau chinois, et, +le lendemain, ils ont trafiqué de leur butin avec un autre bateau. De +notre prison, nous entendîmes distinctement passer les marchandises d’un +bateau à l’autre et compter l’argent.» + +»Le steamer envoyé à la recherche des pirates, et qui a délivré la jeune +dame et le Chinois, a détruit, avant de quitter ces parages pour revenir +à Hong-Kong, trois villages occupés par les pirates. On croit qu’une +nouvelle expédition de bâtiments de guerre sera spontanément dirigée +contre les repaires où ces bandits se réunissent.» + + +PRESSE, 30 _décembre_ 1854. + +«Mademoiselle Fanny Loviot, qui avait été prise par des pirates, dans +les mers de Chine, vient de rentrer en France, par Marseille, à bord du +_Valetta_.» + + +MONITEUR, 20 _janvier_ 1855. + +«Le gouvernement de l’Empereur a reçu de Son Excellence lord Cowley +communication d’une dépêche adressée à l’amirauté par le contre-amiral +sir James Sterling, commandant en chef la station navale de Sa Majesté +britannique dans les mers de l’Inde et de la Chine, ainsi que d’un +rapport en date du 20 octobre 1854, dans lequel sir William Hoste, +capitaine du vaisseau _le Spartan_, rend compte d’une expédition +entreprise contre les pirates de l’île de Symong, aux environs de Macao. + +»Les pirates avaient pillé et fait échouer la barque portugaise +_Caldera_, emmenant une dame française qui se trouvait au nombre des +passagers. Le croiseur britannique _Lady Mary Wood_ les ayant vainement +poursuivis, le vice-consul de France à Hong-Kong demanda au capitaine du +_Spartan_ d’envoyer un détachement à bord du steamer _Ann_, que les +assureurs de la barque se proposaient d’expédier pour recommencer la +même tentative. + +»Le 17 octobre dernier, d’après les ordres de sir William Hoste, le +lieutenant Palisser partit avec quatre-vingt-cinq hommes montés sur +trois chaloupes; il jeta l’ancre près des débris du _Caldera_. Le +lendemain matin, ayant aperçu sous le vent quelques jonques d’une +apparence suspecte, le lieutenant leur donna la chasse avec les trois +bateaux qu’il commandait, le peu de profondeur de l’eau interdisant au +steamer d’approcher de la côte. Ces jonques se dirigèrent aussitôt vers +la terre, où leurs équipages s’empressèrent de se réfugier, après avoir +jeté leurs armes à la mer. Les Anglais eurent le bonheur de trouver dans +la première jonque la voyageuse française, ainsi qu’un négociant chinois +fait prisonnier en même temps qu’elle. Ils les envoyèrent tous deux à +bord de l’_Ann_, et incendièrent la jonque ainsi que deux autres +bâtiments; ils se dirigèrent ensuite jusqu’au village de Kou-Cheoumi, +d’où l’on avait fait feu sur les bâtiments anglais deux jours +auparavant, et où l’on savait qu’était déposée la cargaison enlevée par +les pirates. Ils retrouvèrent en effet cent cinquante-trois sacs de +sucre et quarante caisses de thé qu’ils emportèrent, et ils brûlèrent +deux villages. + +»Pendant la première de ces opérations, on découvrit un troisième +village, défendu par une batterie de quatre canons et huit pièces de +siége. Le lieutenant força son chemin à travers un taillis épais, et, +après avoir essuyé une décharge qui ne lui blessa personne, il s’empara +de la batterie, en dispersa et en tua les défenseurs, incendia le +village avec les bateaux échoués sur le rivage, et s’éloigna après +avoir encloué les canons, à l’exception de six qu’il emporta comme +trophée de sa victoire. + +»Dans sa dépêche, sir William Hoste signala la bravoure et la bonne +conduite des équipages, qui ont travaillé pendant douze heures, exposés +à un soleil ardent: il fait aussi le plus grand éloge du lieutenant +Palisser, qui, en quatre mois, a commandé cinq expéditions contre les +pirates avec le même succès, et a détruit trois forts pourvus de +dix-sept canons.» + + LA PATRIE, 12 _février_ 1855. + + «Macao, 6 décembre. + + »Le 6 octobre dernier, un navire chilien, _le Caldera_, parti la + veille de San-Francisco, étant venu échouer, par suite de mauvais + temps, près d’une des nombreuses îles situées au sud-ouest de + Macao, fut attaqué et pillé par les pirates. Une jeune Française, + Mlle Fanny Loviot se trouvait à bord; les pirates la retinrent + prisonnière ainsi qu’un autre passager, riche marchand chinois, et + laissèrent partir le capitaine du bâtiment pour Hong-Kong, dans + l’intention d’en obtenir une double rançon. + + »Instruit de ces faits par le capitaine du _Caldera_, le + vice-consul français s’adressa au commandant de la station + anglaise, sir William Hoste, et le pria, en l’absence de toutes + forces françaises dans ces parages, d’envoyer un bâtiment à la + recherche de Mlle Loviot. Sir William Hoste accéda avec + empressement à cette demande et fit aussitôt partir quatre-vingts + hommes de la corvette _le Spartan_, sous les ordres du second de ce + bâtiment, le lieutenant de vaisseau Palisser, à bord du steamer + _the Lady Mary-Wood_, que les consignataires du _Caldera_ avaient + affrété dans le but de sauver la partie du chargement qui n’aurait + pas encore été enlevée par les pirates. + + »Le détachement des marins anglais rencontra les pirates, incendia + un grand village où ils s’étaient retranchés, leur tua vingt hommes + et leur prit quelques canons. Il surprit la jonque sur laquelle se + trouvaient la captive ainsi que le négociant chinois, sévit + énergiquement contre les bateaux et les villages qui servaient + d’abri aux pirates, et revint à Hong-Kong dans la matinée du 19. La + jeune femme était restée douze jours prisonnière de ces misérables; + mais l’espoir qu’ils avaient d’obtenir pour elle une riche rançon + les avait empêchés de la maltraiter.» + + + FIN + + + + + TABLE + + +CHAPITRE PREMIER + +Départ du Havre.--Regrets de la vie parisienne.--Un banc de +rochers.--Rio-Janeiro.--Le bétail humain.--Départ de Rio.--Six semaines +en mer.--Le cap Horn.--Tempêtes.--Mort d’un matelot.--Pêche d’un +requin.--Terre! terre!--Le pays de l’or 3 + + +CHAPITRE II + +La baie de San-Francisco.--Navires abandonnés.--La Mission +Dolorès.--Mœurs des Chinois émigrés.--La race noire.--Les habitués +de Jackson-street.--Maison des jeux.--La bande noire.--Comité de +vigilance.--La pendaison 21 + +CHAPITRE III + +Sacramento.--Le fort Sutter.--Indiens +nomades.--Mary’s-ville.--Shasta-City.--Rencontre d’un +ours.--Weaverville.--Les mineurs.--Les montagnes +Rocheuses.--Yreka.--Retour à San-Francisco 37 + + +CHAPITRE IV + +Incendie.--Départ pour la Chine.--_L’Arturo._--Une malade à +bord.--Les sorciers chinois.--Mort.--Les mers de la Chine.--Une +voie d’eau.--Arrivée à Hong-Kong.--Visite au consul.--Voyage à +Canton.--Insurrection chinoise 61 + + +CHAPITRE V + +Le capitaine Rooney.--Than-Sing.--Le typhon.--Chute du mât de +misaine.--Effets de la tempête.--Désastres du _Caldera_.--Les +pirates chinois.--Scènes dans l’entre-ponts.--Équipage +enchaîné.--Interrogatoire.--Menaces de mort.--Pillage 83 + + +CHAPITRE VI + +Séquestration.--Le bon Chinois.--Une lueur d’espoir.--Nouvelle +flottille de jonques.--Déguisement.--Plus de vivres.--Pirate père +de famille.--Proposition de fuite.--Refus de l’équipage.--Fureur du +capitaine Rooney.--Embarcation à la mer.--Désappointement 109 + +CHAPITRE VII + +Désespoir.--J’écris la date de ma captivité.--Apparence de +bonté des pirates.--Un joyeux repas.--Un steamer en vue.--Fuite +des pirates vers la montagne.--Coups de canon sur notre +jonque.--Reconnaissances.--Hourra! hourra!--Je suis sauvée 167 + + +CHAPITRE VIII + +Récit du capitaine Rooney.--Expédition sur la côte.--Villages +incendiés.--La mère des pirates.--Mort d’un Chinois.--_The lady +Mary Wood._--Retour à Hong-Kong.--Protection du consul.--Visite de +Than-Sing.--Adieux du capitaine Rooney 193 + + +CHAPITRE IX + +Départ de Chine.--_Le Malta._--Singapore.--Penang.--L’île de +Ceylan.--_Le Bentinck._--Aden.--Dans la mer Rouge.--Isthme de +Suez.--Le Caire.--Le Nil.--Les pyramides.--Boulac.--Alexandrie.--_Le +Valetta._--Malte.--Marseille.--J’ai fait le tour du monde 218 + + +FIN DE LA TABLE + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75379 *** diff --git a/75379-h/75379-h.htm b/75379-h/75379-h.htm new file mode 100644 index 0000000..84d1995 --- /dev/null +++ b/75379-h/75379-h.htm @@ -0,0 +1,4334 @@ +<!DOCTYPE html> +<html lang="fr"> + <head> +<link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover"> + +<meta charset="utf-8"> +<title> + The Project Gutenberg eBook of Les Pirates Chinois, par +Fanny Loviot. +</title> +<style> + +alink {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;} + + link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;} + +a:visited {background-color:#ffffff;color:purple;text-decoration:none;} + +a:hover {background-color:#ffffff;color:#FF0000;text-decoration:underline;} + +.big {font-size: 130%;} + +body{margin-left:4%;margin-right:6%;background:#ffffff;color:black;font-family:"Times New Roman", serif;font-size:medium;} + +.blockquot {margin-top:2%;margin-bottom:2%;} + +.c {text-align:center;text-indent:0%;} + +.cdots {text-align:center;text-indent:0%; +border-top:dotted 2px black;} + +.fint {text-align:center;text-indent:0%; +margin-top:2em;} + +.footnote {width:95%;margin:auto 3% 1% auto;font-size:0.9em;position:relative;} + +.label {position:relative;left:-.5em;top:0;text-align:left;font-size:.8em;} + +.fnanchor {vertical-align:30%;font-size:.8em;} + +.hang {text-indent:-2%;margin-left:2%; +font-size:80%;} + + h1 {margin-top:5%;text-align:center;clear:both; +font-weight:normal;} + + h2 {margin-top:4%;margin-bottom:2%;text-align:center;clear:both; + font-size:100%;font-weight:normal;} + + h3 {margin:4% auto 2% auto;text-align:center;clear:both; +font-weight:normal;} + + hr {width:40%;margin:2em auto 2em auto;clear:both;color:black;} + + hr.full {width: 60%;margin:2% auto 2% auto;border-top:1px solid black; +padding:.1em;border-bottom:1px solid black;border-left:none;border-right:none;} + + img {border:none;} + + p {margin-top:.2em;text-align:justify;margin-bottom:.2em;text-indent:4%;} + +.pagenum {font-style:normal;position:absolute; +left:95%;font-size:55%;text-align:right;color:gray; +background-color:#ffffff;font-variant:normal; +font-style:normal;font-weight:normal; +text-decoration:none;text-indent:0em;} + +.pdd {padding-left:1em;text-indent:-1em;} + +.r {text-align:right;margin-right: 5%;} + +.rt {text-align:right;vertical-align:bottom;} + +small {font-size: 70%;} + +.smcap {font-variant:small-caps;font-size:100%;} + +table {margin-top:2%;margin-bottom:2%;margin-left:auto;margin-right:auto;border:none;} + +.toc {margin:1em auto;max-width:8em; +border:2px solid black;text-indent:0%;text-align:center;} +</style> + </head> +<body> +<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75379 ***</div> +<hr class="full"> + +<div class="c"> +<img src="images/cover.jpg" width="342" height="550" alt=""> +</div> + +<p class="toc"> +<a href="#TABLE"><b>TABLE</b></a><br> +</p> + +<div class="c"> +<img src="images/title.jpg" width="338" height="550" alt=""> +</div> + +<p class="c">LES PIRATES CHINOIS<br><br> +<small> +Paris.—Imprimerie de la Librairie Nouvelle, A. Bourdilliat, 15, rue +Breda.</small></p> + +<hr> + +<div class="c"> +<a href="images/fanny.jpg"> +<img src="images/fanny.jpg" width="476" height="550" alt=""></a> +</div> + +<p class="c"> +FANNY LOVIOT</p> +<hr> + +<h1><small><small>LES</small></small><br> +<br> +<span class="big">PIRATES CHINOIS</span></h1> + +<p class="c">——<br> +<br> +MA CAPTIVITÉ<br><br> +DANS LES MERS DE LA CHINE<br> +<br> +<br>——<br> +NOUVELLE ÉDITION REVUE ET AUGMENTÉE<br> +avec portrait de l’auteur<br> +<br>—— +<br><br> +PARIS<br> +LIBRAIRIE NOUVELLE<br><br> +<small>BOULEVARD DES ITALIENS, 15</small><br> +<br>——<br> +A. BOURDILLIAT ET Cᵉ, ÉDITEURS<br> +<br>——<br> +<small>La traduction et la reproduction sont réservées</small><br> +<br>——<br> +1860<br> +<span class="pagenum"><a id="page_1">{1}</a></span></p> + +<h2><a id="PREFACE"></a>PRÉFACE</h2> + +<p>Au moment de mettre sous presse une nouvelle édition des <i>Pirates +chinois</i>, j’éprouve le besoin de remercier le public pour l’accueil +bienveillant qu’il a fait à ce livre. Encouragée par le succès, j’ai +voulu le revoir et le corriger, le compléter autant que possible, en +glissant çà et là dans mon récit quelques traits saillants des mœurs de +ce peuple étrange, au milieu duquel j’ai forcément vécu. Cette relation, +écrite sous l’impression des terreurs que j’ai éprouvées pendant que +j’étais au pouvoir des pirates chinois, offre, du reste, un puissant +intérêt d’actualité en ce moment même où tous les regards sont portés +<span class="pagenum"><a id="page_2">{2}</a></span>vers la Chine; et pourtant, lorsque je publiai cet ouvrage, je ne me +doutai nullement que les soldats de France et d’Angleterre allaient, à +une époque aussi rapprochée, pénétrer dans cet empire mystérieux à +l’extrême Orient, et que les faits relatés de ma propre histoire +viendraient donner une fois de plus raison aux événements du jour. Or, +dans un temps non déterminé, mais qu’on peut prévoir, nos officiers de +terre et de mer rapporteront de cette expédition de précieux souvenirs, +et peut-être alors ce livre aura-t-il réellement son utilité, sa place, +car on le consultera comme un document exact de ce qui existait il y a +quelques années.</p> + +<p class="r"> +<span class="smcap">Fanny</span> LOVIOT.<br> +<span class="pagenum"><a id="page_3">{3}</a></span></p> + +<h1><small>VOYAGE</small><br><br> +<b>EN CALIFORNIE ET EN CHINE</b></h1> + +<h2><a id="CHAPITRE_PREMIER"></a>CHAPITRE PREMIER</h2> + +<div class="blockquot"><p class="hang">Départ du Havre.—Regrets de la vie parisienne.—Un banc de +rochers.—Rio-Janeiro.—Le bétail humain.—Départ de Rio.—Six +semaines en mer.—Le cap Horn.—Tempêtes.—Mort d’un +matelot.—Pêche d’un requin.—Terre, terre!—Le pays de l’or.</p></div> + +<p>En l’année 1852, par une belle journée de printemps, je me rendais au +Havre avec l’intention de m’embarquer pour la Californie. J’accompagnais +ma sœur aînée, que des affaires commerciales et l’espoir d’une prompte +fortune attiraient dans ce pays. Or, nous passâmes quelques jours en +<span class="pagenum"><a id="page_4">{4}</a></span>cette ville, et le 30 mai, jour de la Pentecôte, nous nous embarquâmes +sur une petite goëlette qui avait nom <i>l’Indépendance</i>.</p> + +<p>Outre le capitaine, l’armateur et l’équipage, notre navire emportait +dix-huit passagers, la plupart maris et femmes, un tiers célibataires, +et tous animés d’un désir de prospérité que l’on concevra facilement.</p> + +<p>Au moment de mettre à la voile la foule encombrait le quai, et nous +entendions les uns et les autres se récrier, non sans quelque effroi, +sur la petitesse de notre goëlette. «Jamais, disaient-ils, elle ne +pourra doubler le cap Horn; ce n’est qu’une coquille de noix que le +moindre coup de vent fera chavirer, etc.» Qu’on juge de l’impression +produite par de telles paroles sur des Parisiennes qui, comme ma sœur et +moi, voyageaient pour la première fois; nous nous regardâmes avec +quelque hésitation, mais il n’était plus temps.</p> + +<p>Quelques minutes après, nous entendîmes la voix du capitaine qui criait: +«Lâchez les amarres!...» Le grand sacrifice était accompli... Adieu nos +amis, adieu France, adieu Paris, seconde patrie dans la patrie même... +Adieu le confortable... les soins de la<span class="pagenum"><a id="page_5">{5}</a></span> toilette, les spectacles... le +sommeil tranquille... l’intérieur de famille; que sais-je? enfin, tout +ce qui fait aimer la vie. Mais pendant cinq mois au moins rien qu’un +hamac pour lit, pour plafond le ciel, pour plancher la mer; pas d’autre +musique que le bruit des vagues et le chant rude des matelots. Nous +allons chercher fortune; que trouverons-nous?</p> + +<p>J’avais en perspective une rude et longue traversée; au premier +vacillement du navire, mon cœur se serra. Mille pensées diverses me +traversaient l’esprit: c’était l’espoir et le regret qui combattaient en +moi. Je m’accoudais sur le bastingage, et pour adieu à la France, comme +dernier témoignage d’affection aux amis que nous laissions, et qui nous +suivaient des yeux, j’agitais mon mouchoir, et je voyais peu à peu +disparaître la jetée, puis la côte d’Ingouville avec ses maisons en +amphithéâtre, Sainte-Adresse, devenue célèbre, grâce à Alphonse Karr, +puis le cap la Hêve, et ensuite plus rien que l’immensité.</p> + +<p>Le passage du golfe de Gascogne (en plein pot au noir, comme disent les +marins) ne s’effectua pas sans quelque danger pour nous. Nous voguions +constam<span class="pagenum"><a id="page_6">{6}</a></span>ment au milieu de la pluie et du brouillard, placés entre un +ciel gris et des lames énormes, et je supportai fort mal ce commencement +de traversée. Le dimanche, qui était le septième jour après notre +départ, j’essayai de sortir sur le pont; nous longions toujours les +côtes de l’Angleterre, et je pus encore apercevoir le phare du cap +Lizard; mes yeux fixaient avec peine cette lumière qui est le guide et +l’espoir du voyageur en mer.</p> + +<p>Après avoir bravement passé la Manche, nous atteignîmes les régions +tropicales, et je ne me lassais point d’admirer la pureté du ciel et la +splendeur de ses couchers de soleil, dont ni plumes ni pinceaux ne +peuvent rendre l’imposante beauté. Un mois s’était passé, lorsqu’un +jour, en plein midi et par un soleil ardent, quand l’espérance se lisait +sur tous les visages, nous entendîmes un roulement semblable au bruit du +tonnerre; la mer était calme, on ne voyait pas un nuage au ciel, aucun +navire en vue. Aussitôt, tout le monde fut sur le pont; le même bruit +continuait et chacun se regardait avec effroi; le second, monté dans les +haubans avec sa longue-vue, cria: «Rochers! un banc de rochers!—Vire de +bord!» ré<span class="pagenum"><a id="page_7">{7}</a></span>pondit le capitaine; il était temps. Heureusement pour nous, +notre goëlette n’avait qu’une égratignure; mais il faut dire, pour +expliquer ce fait, que le vent soufflait mollement et que nous ne fîmes +qu’effleurer les récifs.</p> + +<p>Pendant la courte durée de cet incident, la plupart des femmes s’étaient +évanouies, les autres poussaient des cris lamentables. Quant à moi, +j’étais pétrifiée, et cependant je n’avais pas compris l’imminence du +danger; mais la figure du capitaine me sert de baromètre en mer, et je +dois dire que ce jour-là le baromètre n’était pas rassurant. Ma pauvre +sœur était verte d’épouvante. «Eh bien! lui dis-je, toi qui désirais à +notre départ une toute petite tempête comme échantillon, il ne faut pas +désespérer, voici un assez joli commencement.»</p> + +<p>Il avait huit jours que cet incident était passé lorsque nous aperçûmes +les côtes du Brésil. Avec quelle joie nous découvrîmes la montagne que +les marins appellent <i>Pain-de-Sucre</i>, et qui domine la baie. Je crois +qu’il n’existe pas sous le ciel un plus admirable point de vue, et il +est resté gravé dans ma mémoire en traits ineffaçables; je crois voir +encore ces col<span class="pagenum"><a id="page_8">{8}</a></span>lines boisées, ces anses solitaires, ces jolis vallons, +ces arbres toujours verts, cette immense étendue d’eau salée, tout ce +paysage merveilleux, tels qu’on croit rêver en les voyant.</p> + +<p>L’entrée du port est défendue par plusieurs forts: celui de Santa-Cruz, +bâti entre la montagne de Pico, et ceux de Villagagnon, de <i>ila das +Cabras</i> (île des Serpents). Ces deux derniers forts, qui sont des plus +imposants, sont construits sur deux îlots dans l’intérieur de la baie. A +Rio-Janeiro, nous fûmes heureux de retrouver une partie des habitudes et +des mœurs européennes.</p> + +<p>Rio est, comme on le sait, une ville entièrement commerçante: le Havre, +la Bourse, les marchés sont encombrés de marchands et de matelots; la +variété des costumes, le chant des nègres portant des fardeaux, le son +des cloches, la physionomie diverse des Allemands, des Italiens venus là +pour faire le négoce, tout contribue à donner à cette ville l’aspect le +plus étrange.</p> + +<p>Nous passâmes quinze jours au Brésil, nous les employâmes à visiter la +ville et les environs. Les montagnes qui s’élèvent vers le nord-est sont +en par<span class="pagenum"><a id="page_9">{9}</a></span>tie couvertes par de larges constructions. On y voit le collége +des Jésuites, le couvent des Bénédictins, le palais épiscopal, le fort +de Concéiado, et l’aqueduc qui amène l’eau des torrents du Corcavado +jusque dans les fontaines de la cité. Le palais de Saint-Christophe, +résidence de l’empereur, est orné d’un portique et de deux galeries de +colonnes, et le <i>Passao public</i> est planté de mouryniers et de +lauriers-roses (cours public). La rue la plus remarquable est la rue +Ouvidor; là sont les riches magasins dont les étalages rappellent un peu +ceux de nos villes d’Europe. Je ne manquai point, en véritable femme, de +m’occuper de la toilette des Brésiliennes. Quoique ces dames aient la +prétention de suivre exactement les modes françaises, le goût portugais +domine dans leurs ajustements, et la plupart d’entre elles sont si +chargées de bijoux, qu’elles ressemblent à la montre d’un orfèvre. Elles +aiment avant tout ce qui se voit de loin. Du reste, assez jolies, +quoique peut-être un peu trop pâles et d’une pâleur jaune. Les +Brésiliennes sont volontiers familières et même coquettes avec les +étrangers; leur nonchalance est extrême. Étendues une partie de la +journée sur des canapés recouverts de<span class="pagenum"><a id="page_10">{10}</a></span> nattes, elles dédaignent les +soins du ménage. Quant à leur instruction, elle est complétement nulle; +leur conversation n’est ordinairement qu’un commérage où leurs plaintes +sur la race noire tient une large place. Il n’est pas rare de voir ces +petites maîtresses, si indolentes, se secouer de leur torpeur pour +enfoncer de longues aiguilles dans les bras ou dans le sein des +négresses qui les servent. La société de Rio-Janeiro est divisée en +coteries; quoique le jeune empereur du Brésil protége les sciences, les +lettres et les arts, son peuple ne se préoccupe guère que de commerce et +de gain; et, il y a peu de temps encore, un libraire de Paris, auquel je +demandais quel genre de livres se vendait le mieux à Rio, me répondit +que c’étaient les livres avec les reliures rouges. Quant au commerce, +depuis qu’il est devenu indépendant de celui de la métropole, il a pris +une extension prodigieuse: les sucres, les cafés, les cotons, le rhum, +le tabac, etc., etc., et tous les articles d’exportation s’élèvent, +dit-on, à plusieurs millions de piastres. Un jour, pour me rendre à +l’hôtel que j’habitais, et dont j’ai eu l’ingratitude d’oublier le nom, +quoiqu’on y mangeât une excellente cuisine française, je fus obli<span class="pagenum"><a id="page_11">{11}</a></span>gée de +passer derrière le palais de l’empereur et je me reculai saisie +d’épouvante: devant moi, derrière moi, à côté, partout des nègres, +négresses et négrillons, tous hideux, les uns de vieillesse, les autres +de misère ou de maladie, étendus au soleil et cherchant leur vermine. +Vivant là comme un bétail humain, ils me regardaient avec un hébêtement +qui me fit mal, car quinze jours au Brésil n’avaient pas suffi pour me +faire considérer les nègres comme des animaux; et, de retour de mes +voyages, je crois fermement encore qu’ils appartiennent à la race +humaine.</p> + +<p>Je visitai avec ravissement les environs de Rio, et je ne puis oublier +dans mes excursions celle de Tijuca, où nous arrivâmes, par les plus +délicieux sentiers, à la région verdoyante où se précipite la cascade; +il nous fallut deux jours pour arriver là, mais nous fîmes halte dans +une plantation où nous reçûmes le meilleur accueil. Le lendemain, au +jour naissant, nous nous trouvâmes en face de la cascade sur laquelle le +soleil reflétait mille teintes variées au milieu d’une enceinte de +rochers. A ce beau spectacle, je dois dire à ma louange que je commençai +à<span class="pagenum"><a id="page_12">{12}</a></span> regretter un peu moins Paris et le boulevard des Italiens. J’avais +bien vu jouer les grandes eaux de Versailles; mais, n’en déplaise à +l’ombre de Louis XIV, je les trouvai dépassées.</p> + +<p>Ce qui me plaisait moins, je l’avoue, c’était le voisinage dont on me +parlait, les jaguars et autres bêtes qui peuplent ces vastes solitudes, +et j’eusse mieux aimé admirer certains de ces animaux au Jardin des +Plantes que de les rencontrer là.</p> + +<p>Comme le temps paraissait favorable, le capitaine ayant fait de +nouvelles provisions, nous quittâmes Rio-Janeiro. Je dois dire ici que +sur dix-huit passagers, huit nous avaient abandonnés, les uns parce +qu’ils avaient trouvé des emplois à leur convenance, les autres, le +courage leur faisant faute au moment décisif, reculaient devant les +hasards d’une aussi périlleuse traversée.</p> + +<p>Le 7 juillet, nous remîmes à la voile pour la Californie. En voyant +partir notre petite goëlette pour un si long voyage, les Brésiliens ne +se montrèrent pas plus rassurants pour nous que les Havrais ne l’avaient +été dans leurs prévisions. «Jamais, disaient-ils, la goëlette +<i>l’Indépendance</i> ne pourra résister<span class="pagenum"><a id="page_13">{13}</a></span> aux tempêtes inévitables du cap +Horn.» Ma sœur m’engageait à ne pas continuer notre voyage; mais je ne +cédai point à ses craintes, que cependant je partageais intérieurement. +Indépendamment du désir de faire fortune, je ne sais quel démon me +poussait, malgré mon amour de la patrie, à m’en éloigner davantage et à +rechercher des dangers tout en les craignant, j’étais fière d’avoir +passé la ligne et je ne voulais pas rester en si beau chemin. Notre +goëlette ne m’inspirait pas beaucoup de confiance; mais il eût fallu +payer un autre passage, et nous avions déjà dépensé beaucoup pour notre +pacotille.</p> + +<p>Nous passâmes plusieurs semaines avec le plus beau temps du monde. Nous +étions cinq femmes à bord, nous causions, nous brodions, nous jouions au +loto comme dans notre chambre. Le soir, nous nous réunissions tous sur +le pont, et l’on chantait, quelquefois faux, il est vrai, mais en mer on +n’est pas difficile; puis, d’ailleurs, c’étaient souvent des chœurs, des +airs français, et loin d’elle, tout ce qui rappelle la patrie est bien +venu.</p> + +<p>Une seule chose passablement essentielle venait parfois assombrir nos +chants. C’était notre nourri<span class="pagenum"><a id="page_14">{14}</a></span>ture, qui était bien des plus détestables. +Depuis longtemps déjà mon estomac était fatigué de viande de conserve, +de soupe aux choux sans beurre et de morue à moitié pourrie. Ces +détails-là manquent de poésie, mais ils ne manquent pas de vérité. Les +vivres sont excellents sur les steamers qui relâchent souvent et qui ont +du bétail à bord; mais sur les navires marchands, tels que notre pauvre +<i>Indépendance</i>, on ne donne trop souvent au passager qu’une nourriture +insuffisante et malsaine.</p> + +<p>Notre cuisinier, qui se livrait agréablement à la boisson malgré les +invectives et les coups qu’il recevait, ne faisait pas le moindre +progrès, il semblait confier au hasard le soin de sa cuisine, plusieurs +fois le capitaine l’avait menacé des châtiments les plus sévères, mais +il était incorrigible; en outre, il n’ignorait pas qu’on ne pouvait le +destituer de ses hautes fonctions culinaires, d’où dépendait le sort de +nos estomacs.</p> + +<p>Chaque jour qui s’écoulait glissait dans nos cœurs les craintes les plus +vives, car nous étions à la veille d’affronter ce redoutable cap Horn. +Le temps commençait à se refroidir, et la mer, plus grosse, ne<span class="pagenum"><a id="page_15">{15}</a></span> nous +berçait plus, mais nous secouait; alors plus de broderie, plus de loto, +plus de chant: nous subissions tous les inconvénients d’un voyage +maritime. On ne voyait que des visages jaunes, terreux, renfrognés; on +n’entendait que plaintes et gémissements; nous ne courions alors nul +danger, mais nous subissions deux fléaux cruels: le mal de mer et +l’ennui. Enfin, nous l’aperçûmes ce cap tout couvert de glaces, et +malgré moi, je pensais aux sinistres prédictions faites depuis le +départ; mais, à mon grand étonnement, plus nous en approchions et plus +la mer devenait calme; nous eûmes même un calme plat. Nous restâmes +quarante-huit heures sans bouger de place. Mais, hélas, c’était le +précurseur d’une tempête des plus violentes. Les vents soufflent avec +une telle impétuosité dans ces parages qu’en un moment la mer souleva +des vagues plus hautes que des montagnes, et ces flots écumants +battaient sans merci de tous côtés à la fois les flancs de notre fragile +goëlette. Ce passage fut des plus terribles! Le capitaine, dès le début +fit carguer précipitamment les voiles. Dans cette manœuvre, un jeune +matelot, monté sur la grande vergue, fut em<span class="pagenum"><a id="page_16">{16}</a></span>porté par une rafale; on ne +s’en aperçut que lorsqu’il ne fut plus temps de lui porter secours. +J’entends encore la voix du capitaine appelant et comptant ses matelots: +«Jacques, Pierre, André, Remy, Christian, Robert, où +êtes-vous?...—Présents.—Et Jean-Marie, Jean-Marie!» et toutes ces +rudes voix qui criaient: «Jean-Marie!» Jean-Marie ne répondit pas, il +avait disparu; sur huit hommes d’équipage, nous en avions perdu un. Le +pauvre Jean-Marie était le charpentier du bord. C’était son premier +voyage; il devait, à son retour, se marier; mais il avait épousé la +mort. Personne ne dormit à bord cette nuit-là. On avait raison, +pensais-je, c’est un lieu dangereux et funèbre que le cap Horn. La mer +mugissante et le vent qui ne cessait de souffler formaient un lugubre +accompagnement à ces sombres pensées. Nous restâmes ainsi douze jours en +panne; puis, nous doublâmes le cap; bientôt après la chaleur revint, et +nous repassâmes la ligne pour la seconde fois. Notre navigation dans les +mers du Mexique et du Pérou fut assez heureuse. Jusqu’alors nous avions +conservé l’espoir que notre capitaine ferait une relâche à Lima, mais il +n’en fit rien.<span class="pagenum"><a id="page_17">{17}</a></span></p> + +<p>Les vivres devenaient de plus en plus rares, tout le monde se plaignait +de l’armateur; on calculait qu’il nous fallait huit ou dix jours avant +d’arriver à San Francisco. Si un mauvais temps nous retardait, nous +étions exposés à mourir de faim; toutes les physionomies étaient +rembrunies. Je commençais à regretter de n’avoir pas cédé aux craintes +de ma sœur. Sur ces entrefaites, on pêcha un requin; il était d’une +telle grosseur qu’après l’avoir harponné et hissé sur le pont, je ne pus +m’empêcher de me sauver tout effrayée; mais aussitôt, nos matelots, +armés de leurs couteaux, s’élancèrent sur lui et le dépecèrent; il passa +ainsi morceau par morceau dans les mains de notre abominable cuisinier, +qui l’assaisonna à différentes sauces et nous en fit manger pendant +trois jours consécutifs; c’est horrible à avouer, mais cela parut bon +presque à tout le monde, tellement, depuis longtemps déjà, on souffrait +des privations de toute sorte; il n’y eut que le capitaine et deux +matelots qui refusèrent d’y toucher. Ce refus venait, non de dégoût, +mais d’une sorte de superstition; les matelots n’aiment pas manger le +requin,<span class="pagenum"><a id="page_18">{18}</a></span> s’imaginant qu’un jour ou l’autre ils peuvent tomber sous la +dent d’un de ces monstres.</p> + +<p>S’il est une jouissance inconnue aux gens de loisirs, dont la seule +ambition est de les connaître toutes, sans sortir des habitudes où +s’écoule leur vie nonchalante; s’il est une félicité qu’ignorent ces +sybarites des grandes villes, ces chercheurs d’or dans les placers du +bonheur, qui veulent épuiser les joies de ce monde sans risquer leur +existence, c’est cette joie immense, ineffable, qui emplit le cœur, +lorsqu’on touche au terme d’un long voyage. Il faut avoir passé six mois +de sa vie entre le ciel et l’eau, en butte aux tempêtes, aux naufrages, +aux incendies, pour comprendre le délire qui s’empare de tous, quand un +matelot, monté dans les vergues, d’où il contemple l’horizon, prononce +ces mots magiques: «Terre! terre!» Tout le monde se précipite sur le +pont, les hommes relèvent la tête avec orgueil, leur physionomie semble +dire: «Malgré la distance et les dangers, rien n’a pu m’empêcher +d’atteindre mon but.» Les femmes pleurent, car, chez elles, toute +émotion de joie ou de peine se traduit ainsi. A la vue de +San-<span class="pagenum"><a id="page_19">{19}</a></span>Francisco, tous les passagers de notre goëlette, oubliant les +souffrances d’une longue traversée, se reprirent à espérer la fortune, +ainsi qu’ils l’avaient fait au départ; ma sœur et moi nous fîmes comme +eux, et le présent se colora pour nous de rêves d’avenir. Pauvre France! +tu fus alors oubliée, et nous tendîmes les bras à cette terre +inhospitalière dont l’or est le dieu véritable.<span class="pagenum"><a id="page_21">{21}</a></span><span class="pagenum"><a id="page_20">{20}</a></span></p> + +<h2><a id="CHAPITRE_II"></a>CHAPITRE II</h2> + +<div class="blockquot"><p class="hang">La baie de San-Francisco.—Navires abandonnés.—La Mission +Dolores.—Mœurs des Chinois émigrés.—La race noire.—Les habitués +de Jackson street.—Maisons des jeux.—La bande noire.—Comité de +vigilance.—La pendaison.</p></div> + +<p>Le 21 novembre 1852, nous distinguâmes les petits îlots nommés +<i>Farellones</i>, qui sont devant le goulet de la baie de San-Francisco, et +la pointe Bonetta, qui s’avance à gauche, à une assez grande distance +dans la mer. A cet endroit, un pilote monta à bord de notre goëlette +pour lui faciliter l’entrée du goulet qui est très-étroit et n’a guère +plus d’un demi-mille de largeur. Les rochers escarpés et les collines de +sable, couvertes de broussailles qui bordent le rivage, se dessinaient à +nos regards; un magnifique spectacle vint alors nous frapper; à mesure +que nous avan<span class="pagenum"><a id="page_22">{22}</a></span>cions, nous découvrions des navires de toutes nations avec +leurs pavillons de différentes couleurs, pressés les uns contre les +autres, comme pour attester l’importance de cette cité moderne. Mais +l’œil se fixait bientôt avec étonnement sur les bas-côtés. Là, gisaient +pêle-mêle des navires dont les flancs tombaient en ruine; les pavillons, +aux couleurs effacées, pendaient comme des loques au milieu des vergues +brisées; les ponts étaient effondrés, et la mousse poussait déjà entre +les planches désunies; ils étaient depuis longtemps abandonnés par les +équipages, qui, à peine débarqués, avaient fui vers les placers, en +proie à la soif effrénée de l’or; ils offraient aux nouveaux venus un +triste exemple des désastres que l’amour insatiable des richesses peut +causer.</p> + +<p>La Californie faisait autrefois partie du Mexique. En 1846, les +Américains, après une guerre qui dura un an, la soumirent et +l’annexèrent aux États de l’Union. Deux ans plus tard, le capitaine +Sutter faisait surgir du sein de cette terre aurifère le premier lingot +qui devait attirer l’attention, et le déplacement de plusieurs millions +d’âmes.</p> + +<p>Avant la découverte des mines d’or, San-Francisco<span class="pagenum"><a id="page_23">{23}</a></span> était un port de +relâche pour les navires baleiniers qui venaient s’y radouber et y +prendre des provisions. Les rapports des marins du continent européen +avec les Indiens se bornaient à des échanges de peaux. Il y a plus d’un +demi-siècle, des missionnaires espagnols arrivèrent dans ce pays et +construisirent, à plusieurs milles du rivage, parmi les huttes +d’Indiens, une petite église nommée la <i>Mission Dolorès</i> et qui existe +encore aujourd’hui. Lorsque les solitudes de la Californie furent +envahies par les Américains et les Européens qu’attirait la récente +découverte des mines d’or, ce lieu désert, où la foi religieuse avait +seule pénétré, devint un des lieux les plus fréquentés par les habitants +de San-Francisco. On traça une belle route, des établissements de toutes +sortes s’élevèrent, comme par enchantement, autour de la modeste +chapelle, et le chemin de la Mission est devenu l’une des plus +brillantes promenades de la ville.</p> + +<p>A l’époque de mon arrivée (novembre 1852), San-Francisco présentait +encore un aspect bien bizarre, avec ses rues sablonneuses, ses trottoirs +en planches et beaucoup de ses maisons construites en bois, en fer et en +briques. Du reste, l’activité la plus grande<span class="pagenum"><a id="page_24">{24}</a></span> y régnait partout, et, ce +qui me frappa tout d’abord, ce fut le va-et-vient de cette population +composée d’hommes et de femmes de races et de couleurs différentes, +revêtus de leurs costumes nationaux. On coudoyait à chaque instant les +hommes de l’ouest et de l’est de l’Amérique, les Indiens des îles Havaï +ou Sandwich et de Taïti, les Européens de toutes les parties du +continent. Les émigrations ayant été très-fréquentes pendant les années +qui précédèrent mon arrivée, la population avait considérablement +augmenté, et San-Francisco pouvait alors contenir environ soixante mille +âmes.</p> + +<p>Mais cette ville allait de jour en jour changer de physionomie: des +constructions en pierre commençaient à s’élever; Montgommery street, une +des plus belles rues, était pavée et laissait voir de superbes maisons; +des magasins, des cafés, des hôtels magnifiques, étincelaient, le soir, +aux lumières, et, en voyant la foule sortir de <i>Metropolitan-Theater</i>, +qui est dans cette rue, l’on ne pouvait s’imaginer que, six ans +auparavant, les Indiens chassaient à cette même place, avec le <i>lasso</i>, +les bœufs et les chevaux sauvages.<span class="pagenum"><a id="page_25">{25}</a></span></p> + +<p>Et pourtant San-Francisco a été détruit au moins six fois par des +incendies; les plus considérables furent ceux de 1852. Mais la +prodigieuse rapidité avec laquelle on reconstruisait de la veille au +lendemain laissait à peine de trace.</p> + +<p>La vie matérielle commençait à y devenir un peu moins chère que par le +passé; on pouvait trouver une chambre meublée pour 40 piastres (une +piastre vaut 5 francs), ce qui était une remarquable diminution sur les +premières années, où des boutiques s’étaient louées 100, 200 et jusqu’à +600 piastres par mois, contenant deux pièces de dix-huit ou quatorze +pieds de long sur onze de large. La viande, et surtout le gibier, +étaient à meilleur marché; le mouton s’était vendu jusqu’à 1 piastre la +livre, et le veau une demi-piastre. Le lait avait coûté 1 piastre la +bouteille, puis 4 réaux, 2 fr. 50; 2 réaux, 1 fr. 25; 1 réal, 60 +centimes. Les légumes s’étaient vendus à des prix exorbitants en raison +de leur rareté même; une livre de pommes de terre n’avait pu s’obtenir +que moyennant 2 réaux; les œufs avaient coûté jusqu’à 6 piastres la +douzaine, et se vendaient encore 3 piastres. Le linge, pour le +blanchissage d’une douzaine<span class="pagenum"><a id="page_26">{26}</a></span> de pièces, 5 piastres; une bouteille de +champagne, 5 piastres. Les décrotteurs en plein vent, pour cirer une +paire de bottes, 4 réaux; en revanche, le saumon se vendait sur tous les +marchés à 1 réal la livre; enfin, à San-Francisco, dans les +commencements de son existence, 1 piastre suffisait à peine pour le plus +simple repas dépourvu de vin.</p> + +<p>Une partie de cette population est originaire de la Chine; si je +mentionne en premier les émigrés chinois, c’est que leurs +établissements, au milieu de gens d’un autre pays que le leur, +présentent un fait curieux par lui-même. On connaît en effet leur +répugnance à entretenir des relations avec les autres peuples. Bien que +leur génie industrieux, patient et persévérant les poussât vers cette +terre jeune et féconde, qu’ils se savaient impuissants à conquérir, ils +avaient néanmoins emporté avec eux les instincts insociables et +particuliers à leur race; aussi, pour ne pas frayer avec les Européens, +s’étaient-ils relégués principalement dans un quartier spécial; +Sacramento street est le centre de leurs habitations et conserve +complétement la physionomie d’une place de Canton ou de toute autre +ville chinoise. Leur commerce se<span class="pagenum"><a id="page_27">{27}</a></span> compose exclusivement des produits et +denrées qu’ils importent de leur pays, et, dans Dupont street, ils ont +des maisons où des tables de jeux sont dressées pour exciter la passion +de ceux de leurs compatriotes qui veulent tenter la fortune.</p> + +<p>Ils ont aussi un théâtre, mais un vrai théâtre (en planches bien +entendu), où ils représentent des pièces chinoises, leurs sujets sont +d’une singularité telle, qu’il serait bien difficile d’en faire la plus +légère description. Ce sont des cris, des grimaces, des contorsions qui +vous surprennent et vous donnent à chaque instant l’envie d’un fou rire. +Les femmes sont généralement exclues de ces troupes artistiques. +L’emploi des ingénues et autres est confié à de jeunes garçons; il faut +leur accorder cependant qu’ils déploient la plus grande richesse dans +leurs costumes, on ne les évalue pas à moins de cinquante à soixante +mille piastres.</p> + +<p>Une autre population non moins bizarre se fait encore remarquer à +San-Francisco; ce sont les noirs. Ainsi que les Chinois, ils se sont +réunis comme les membres d’une grande famille, et ils habitent un côté +de Kearney street; mais les motifs qui les ont<span class="pagenum"><a id="page_28">{28}</a></span> fait ainsi s’agglomérer +sont différents; l’antipathie des Américains à l’égard des nègres est +connue et peu dissimulée; le mépris qu’ils leur témoignent a +naturellement porté ces derniers, par les besoins d’une commune défense, +à se réunir entre eux et à ne gêner en rien leurs oppresseurs. La haine +réciproque des deux races qui, chez l’une, est timide, et, chez l’autre, +arrogante, se traduit par l’absence presque complète de relations. Les +noirs sont exclus de tout établissement public fréquenté par leurs +tyrans, tels que les restaurants, les cafés, les théâtres; aussi +n’ont-ils d’autres moyens de montrer leur goût pour la toilette qu’en se +promenant dans les rues, les doigts chargés de bagues, avec des cravates +de soie éblouissantes, et dont la couleur tendre tranche ridiculement +avec leur teint d’ébène; on en rencontre çà et là qui s’étudient à +imiter les manières d’un gentleman, et vous les voyez préoccupés du +lustre de leurs chaussures et s’efforçant à paraître des dandys +parfaits. Tous les efforts de M<sup>me</sup> Beecher-Stowe n’ont pu encore les +réhabiliter dans l’esprit des citoyens des États-Unis, auxquels semblent +parfaitement ridicules les sympathies de cette femme généreuse<span class="pagenum"><a id="page_29">{29}</a></span> pour la +race noire; et bien que, sur le sol libre, les droits de l’homme leur +soient concédés, leur infériorité sociale est assez marquée pour leur +faire sentir qu’ils n’ont encore véritablement gagné qu’une chose qui, +du reste, a bien son prix, la suppression des coups de fouet. Comme les +Chinois, ils ont ouvert, pour eux seuls des restaurants, des cafés, des +maisons de jeux, et la plupart exercent la profession de coiffeur.</p> + +<p>Le restant de la population se compose d’Américains, Français, Anglais, +Allemands, Hollandais, Mexicains, Chiliens, etc., etc.</p> + +<p>Jackson street est l’une des rues de San-Francisco la plus curieuse à +voir; elle a gardé, dans toute sa longueur, les constructions primitives +en bois, et ses habitants ont cela de particulier, qu’ils tiennent +presque tous des restaurants-buffets, connus dans le pays sous la +dénomination de <i>bar</i>. C’est surtout le soir, à la clarté du gaz, que +ces établissements présentent un coup d’œil extraordinaire; les mineurs, +après une tournée heureuse dans les placers, viennent s’y réunir et s’y +délasser de leur pénible labeur; cet assemblage de gens de différents +pays offre le spectacle le<span class="pagenum"><a id="page_30">{30}</a></span> plus étrange; c’est un tumulte de voix +parlant plusieurs langues, une variété de costumes impossibles à +décrire. Les Mexicaines, les Péruviennes, les Chiliennes, les Négresses +et les Chinoises, revêtues de robes à falbalas, sont confondues avec ces +hommes qui boivent ou dansent, en poussant de grands cris de joie et +avec force trépignements de pieds, au son d’une musique infernale. Pour +peu que vous vous arrêtiez devant la porte d’un de ces bouges de +plaisirs, à contempler ces réunions grossières et burlesques, vous ne +tardez pas à être témoin d’une querelle terrible qui s’élève comme une +bourrasque à la suite d’un éclat de rire; de même que l’éclair précède +le coup de tonnerre, la mêlée devient bientôt générale, et vous n’avez +que le temps de vous sauver, car le quartier est troublé pour toute la +soirée; le sang coulera à la suite d’un formidable combat au couteau et +au revolver, dans lequel de nombreuses victimes sont laissées sur le +pavé.</p> + +<p>Les maisons de jeux sont en très-grand nombre à San-Francisco. C’est là +encore qu’il est curieux d’observer cette population. Je visitai +l’intérieur de ces établissements et je pus voir, à la lumière des +lustres<span class="pagenum"><a id="page_31">{31}</a></span> de cristal, le contraste de toutes ces figures blanches et +bronzées: le mélange de ces sociétés avait réellement un cachet des plus +bizarres. Ainsi, autour de plusieurs rangs de tables tenues par des +banquiers, et devant lesquelles étaient amoncelées des piles d’or, de +monnaies et de lingots, se coudoyaient, se pressaient, se bousculaient, +armés comme des corsaires ou des brigands calabrais, gentlemen, mineurs +et matelots. Chacun pris dans la foule avait son type; mais ce qu’on +remarquait avec étonnement, c’est que la plupart, dans ces réunions, +suivaient un enjeu quelquefois considérable sans qu’aucune passion +réelle se lût sur leur physionomie, tant il est vrai que l’or, en ces +temps de bonne moisson, avait peu de prix aux yeux de ces hommes. +Lorsque ces maisons commencèrent à s’ouvrir, au moment où la fièvre de +l’or régnait dans toute sa force, le jeu engendrait souvent des rixes +violentes, et plus d’une fois, les joueurs trop heureux n’y reçurent +pour payement que la balle d’un pistolet logée dans leur cervelle.</p> + +<p>Il fut longtemps question de fermer ces maisons; mais comme le +gouvernement percevait des sommes<span class="pagenum"><a id="page_32">{32}</a></span> énormes de celles qu’il tolérait, on +conçoit que ces apparences de morale soient longtemps restées à l’état +de projet.</p> + +<p>Les jeux sont variés; ainsi les Mexicains jouent principalement au +<i>monte</i>, les Français, au <i>trente et quarante</i>, à la <i>roulette</i>, au +<i>vingt-et-un</i>, au <i>lansquenet</i>, et les Américains, au <i>pharaon</i>. Je ne +puis oublier la physionomie des individus qui, avec la foule des +joueurs, composent le personnel de ces maisons; le <i>gambler</i> occupe le +premier rang; c’est, autrement dit, le banquier de la table, il la tient +pour son compte ou pour celui d’un autre; dans ce dernier cas, il peut +gagner de huit à douze dollars par soirée; vient ensuite le paillasse, +chaque table en a toujours à ses gages un ou deux; on les voit jouer +sans discontinuer pour mettre la partie en train et amorcer les +visiteurs; ils gagnent quatre à cinq dollars par jour. Les ramasseurs de +morts méritent aussi d’être cités; ils sont en majeure partie +Américains, et cette dénomination leur vient de ce qu’ils s’emparent des +pièces qu’un joueur favorisé par la chance aurait laissées par +inadvertance sur la table. Ces ramasseurs suivent d’un œil vigilant +chaque coup de la<span class="pagenum"><a id="page_33">{33}</a></span> partie, et lorsque le banquier annonce une nouvelle +séance, si une pièce semble oubliée ou laissée sur le tapis, une seconde +seulement, par un joueur distrait, un bras s’allonge vivement dans la +foule et va saisir cette pièce, qui passe rapidement de la main au +gousset. Les maisons de jeux foisonnent de ces individus, vivant de la +sorte, au jour le jour; ils emploient mille stratagèmes pour détourner +l’attention d’un novice qui veut tenter la fortune: c’est la plaie des +joueurs non expérimentés; mais il arrive souvent que des rixes terribles +sont la suite de leur fraude éhontée, car un joueur s’apercevant qu’il a +été volé, dans un accès violent, tuera comme un chien un de ces +impudents fripons.</p> + +<p>Toutes ces maisons sont pourvues de bons orchestres, dont l’harmonie +fait une agréable diversion avec le son de l’or.</p> + +<p>Il est aussi une classe d’individus très-redoutée de la population, et +qui infestent ces lieux de leur présence comme tout autre endroit +public. Je veux parler des hommes connus sous le nom de la <i>Bande +noire</i>; ils forment une société d’escrocs américains. Ce sont des +voleurs émérites, fort bien vêtus, exer<span class="pagenum"><a id="page_34">{34}</a></span>çant avec la plus complète +impunité leur astucieux métier; s’ils entrent dans un de ces +établissements, ce n’est pas pour perdre leur temps à tenter la fortune; +ils trouvent plus commode de s’emparer de l’or répandu sur les tables et +d’opérer ensuite leur retraite, avec le plus grand sang-froid. Les +spectateurs et le personnel des gamblers sont foudroyés par tant de +hardiesse, mais personne n’ose prendre au collet ces audacieux voleurs. +Ces délits sont déjà depuis longtemps consacrés par la tradition, et le +gouvernement local et la police sont encore dans un tel état d’enfance, +que cette violence d’un petit nombre est tolérée; mais les méfaits +scandaleux commis par les hommes de la Bande noire seraient trop +nombreux à relater ici, s’il fallait en faire un récit complet; il +suffira de dire que les policemen les laissaient agir dès qu’ils +s’étaient fait reconnaître à eux. Chaque jour un commerçant avait à +déplorer des pertes que plusieurs de ces coquins lui avaient fait subir. +S’avisait-il de porter plainte?—ces voleurs cassaient, brisaient tout +chez lui, enfin mettaient sa maison en ruine. Ils mangeaient de leur +autorité privée dans les restaurants, buvaient, con<span class="pagenum"><a id="page_35">{35}</a></span>sommaient dans tous +ces endroits publics; avec l’audace qui leur était connue, ils +troublaient les réunions par toute sorte d’extravagances, et, bien que +leurs excès eussent cependant diminué d’une manière sensible depuis les +premiers temps, il n’existait encore, en 1852, aucun pouvoir régulier +qui pût sévir contre eux.</p> + +<p>A notre arrivée à San-Francisco, nous avions loué, ma sœur et moi, dans +Montgomery-street, une petite chambre meublée que l’on nous fit payer +trois cents francs par mois, ce qui nous semblait assez cher, attendu +que l’eau y filtrait le long des murs et inondait notre lit en temps de +pluie. Nous crûmes d’abord que la vue dont nous jouissions compenserait +un peu la cherté du prix, car cette vue s’étendait sur la plus grande +partie de la ville et des montagnes environnantes; mais peu de jours +après, nous nous aperçûmes que nos fenêtres faisaient face à la maison +d’un boulanger choisi par le comité de vigilance pour y établir son +tribunal. Une corde enroulée sur une poulie fixée au premier étage était +l’emblème de cette Thémis simple et sommaire, connue sous le nom de loi +de <i>Lynch</i>. Un matin que je m’étais<span class="pagenum"><a id="page_36">{36}</a></span> éveillée de bonne heure, je +m’approchai de celle de mes fenêtres qui donnait sur la rue, et j’allais +l’ouvrir lorsque mes yeux s’arrêtèrent avec effroi sur la maison qui me +faisait face: deux hommes étaient montés sur des échelles et +s’occupaient à la hâte de fixer à la poulie dont j’ai parlé une corde +neuve et démesurément longue. Je ne devinai que trop la scène terrible +qui allait se passer. A ce moment, des rumeurs lointaines commençaient à +se faire entendre. Ne voulant pas être spectatrice de cette exécution, +j’entraînai ma sœur, et nous sortîmes de la maison par une porte de +derrière; un quart d’heure après nous étions dans la campagne: nous +passâmes la journée chez des amis. Je sus bientôt que le coupable que la +foule entraînait à grands cris était un Espagnol accusé d’assassinat. Ce +tableau funèbre me fit une impression si horrible que ce jour même je +m’occupai d’un autre logement. Cette terrible loi de Lynch, dont j’étais +peu soucieuse de voir les fréquentes rigueurs, doit son nom à un +individu nommé Lynch, qui en fut la première victime. On concevra +facilement quelles fatales et nombreuses erreurs doit entraîner cet +exercice illégal de la justice.<span class="pagenum"><a id="page_37">{37}</a></span></p> + +<h2><a id="CHAPITRE_III"></a>CHAPITRE III</h2> + +<div class="blockquot"><p class="hang">Sacramento.—Le fort Sutter.—Indiens +nomades.—Mary’s-ville.—Shasta-City.—Rencontre d’un +ours.—Weaverville.—Les mineurs.—Les montagnes +Rocheuses.—Yreka.—Retour à San-Francisco.</p></div> + +<p>Après une année passée à San-Francisco, je voulus voir l’intérieur de la +Californie; je commençai par visiter Sacramento, qui est construite sur +la rive gauche du fleuve; cette ville de second ordre comptait déjà à +cette époque de vingt à trente mille âmes. L’importance de son commerce +est considérable; c’est l’entrepôt où s’écoulent les deux tiers des +marchandises qui débarquent à San-Francisco. Comme cette dernière, +Sacramento est bâtie moitié en briques, moitié en planches. Mais son +climat est<span class="pagenum"><a id="page_38">{38}</a></span> tout différent. Les chaleurs y sont plus fortes; ses +alentours, rendus marécageux par suite du débordement de la rivière, +produisent de terribles fièvres; à l’époque de la crue des eaux, ces +plaines fertiles ressemblent à d’immenses lacs. Les chercheurs d’or +firent d’abord irruption dans cette contrée malsaine, et beaucoup y +trouvèrent la mort; aussi fut-elle abandonnée après les premières +fouilles, qui seules furent productives.</p> + +<p>Lorsqu’on veut se rendre à Mary’s-ville sans remonter la rivière, on +prend une diligence; elles sont assez bien suspendues, mais ces routes +sont si mauvaises, que les cahots sont fréquents. A vingt milles du +chemin, l’on aperçoit le fort <i>Sutter</i> gardé par une tribu d’Indiens. +Ces bandes nomades sont curieuses à observer; lorsque, par les fenêtres +d’une diligence, on les voit s’avancer en troupeaux à travers les +plaines, le contraste entre la vie sauvage et la vie civilisée fait que +vous examinez avec plus d’intérêt leur bizarre accoutrement. Dans une +halte que nous fîmes, j’eus l’occasion d’approcher de ces Indiens, et ce +ne fut pas sans curiosité que je détaillai quelques-unes de leurs +physionomies. La plupart<span class="pagenum"><a id="page_39">{39}</a></span> d’entre eux n’expriment aucune intelligence; +ils ont le teint d’un jaune foncé, un front bas, le nez plat, des +cheveux noirs et abondants qui descendent presque à la naissance des +sourcils; les yeux un peu ronds et noirs, et leur regard, quand il n’est +pas empreint de mécontentement, a l’expression étonnée du regard de +l’enfant. Leur costume se compose de peaux de bêtes et de morceaux +d’étoffes voyantes à dessins bizarres; ils portent en outre des +vêtements qu’ils ramassent sur les chemins, et presque tous se couvrent +de ces débris de la manière la plus grotesque; leurs bras et leur cou +sont chargés de colliers, de bracelets, de coquillages, de verroteries, +et jusqu’à des boutons, enfilés dans des bouts de ficelle; ils sont, du +reste, malgré leur goût pour les ornements, d’une saleté répugnante. Ils +habitent des huttes qui ont la forme d’un dôme; elles sont bâties avec +de la terre et des branches d’arbres: une seule ouverture carrée et +basse les laisse pénétrer à l’intérieur en rampant sur leurs genoux. Ils +vivent là pêle-mêle, hommes, femmes, enfants et chiens, se nourrissant +du produit de leurs chasses et de poissons, entre autres, de saumons +pêchés dans la ri<span class="pagenum"><a id="page_40">{40}</a></span>vière de la <i>Trinité</i>; ils les font sécher pour leur +saison d’hiver.</p> + +<p>Ces Indiens ne mangent pas de viande fraîche; ils attendent qu’elle soit +corrompue pour la faire cuire; ils préparent leur pain avec des glands +de chêne; ces glands sont d’abord séchés et mis en poudre; ils font +ensuite une pâte qu’ils cuisent simplement dans l’eau; ils mêlent aussi +à leur nourriture des sauterelles et quantité d’insectes.</p> + +<p>On rencontre aussi sur la route qui mène à Mary’s-ville, de ces +indigènes que l’irruption des peuples civilisés a refoulés avec leurs +instincts sauvages vers les régions désertes; cependant, bon nombre +d’entre eux, attirés par la curiosité et cet amour du lucre qui est +commun à la race humaine, ont fini par pénétrer dans les villes et se +mettre en relation avec les nouveaux venus qui, insensiblement, les ont +amenés à travailler dans les <i>ranchos</i> (fermes). D’autres sont restés en +guerre ouverte, et des expéditions américaines ont été dirigées contre +eux dans les reconnaissances qui étaient faites de certains points +inexplorés du sol californien.</p> + +<p>Au bout de huit heures de trajet, on arrive à<span class="pagenum"><a id="page_41">{41}</a></span> Mary’s-ville, après avoir +subi bien des fatigues sur les mauvais chemins qui y conduisent et avoir +passé à gué plusieurs rivières.</p> + +<p>Mary’s-ville est construite en bois, sauf quelques maisons qui sont en +briques; elle est située sur les bords verdoyants de la <i>Yuba</i>; mais, +sur ces rives enchantées, la chaleur est plus accablante et les fièvres +sont plus terribles encore qu’à Sacramento; cette ville offre l’aspect +d’un immense bazar destiné à alimenter les placers et les petits +villages environnants.</p> + +<p>C’est dans cette ville que m’arriva une aventure qui faillit me coûter +la vie, à l’hôtel même où la diligence descendait tous les voyageurs. +Nous étions à dîner, ma sœur, une autre dame et son mari; notre repas +terminé, nous nous apprêtions à quitter la maison, lorsque nous +entendîmes un affreux tapage; le maître de l’établissement, interrogé +sur la cause de ce bruit, nous répondit qu’il était produit par une +réunion de gentlemen de la ville. Comme nous étions au fait des mœurs +américaines, la chose ne nous surprit en aucune façon; seulement, nous +hâtâmes nos préparatifs de départ, afin de pouvoir nous échapper avant +que les manifestations bachiques de ces mes<span class="pagenum"><a id="page_42">{42}</a></span>sieurs se fussent produites +plus à découvert, et afin aussi de profiter d’un clair de lune superbe +pour nous remettre en marche; il n’y avait pas de temps à perdre, car +déjà un bruit formidable d’assiettes et de verres brisés présageait une +de ces redoutables fins de repas américains bien capables, certes, de +désespérer les sociétés de tempérance; mais la bonne intention que nous +avions de ne pas sortir sans payer nous porta malheur. Au moment où le +maître de l’hôtel nous rendait noire monnaie, l’escalier qui conduisait +à la pièce où se donnait le repas retentit du bruit de gens avinés qui +roulaient plutôt qu’ils ne descendaient, au milieu d’un grand tumulte de +cris et de vociférations. Nous cherchâmes à nous esquiver +précipitamment, mais alors une mêlée s’engagea entre ces hommes armés de +revolvers, et je me trouvai, sans trop savoir comment, séparée de mes +compagnons. Au même instant, un coup de feu retentit, et le sifflement +d’une balle vient effleurer ma chevelure; chacun de se sauver, de fuir +dans toutes les directions, je veux fuir comme tout le monde, mais au +moment de franchir le seuil de la porte, un nouveau coup de feu succède +au premier, il vient frapper un individu qui tombe<span class="pagenum"><a id="page_43">{43}</a></span> devant moi; effrayée +à juste titre, je sors en courant, et ne sachant au juste où je +dirigeais mes pas, au point que je fus quelque temps à retrouver mes +amis. Ils étaient dans la plus grande inquiétude; ils me croyaient +blessée, mais, Dieu merci, j’en était quitte pour la peur. Nous apprîmes +bientôt que le meurtrier, dans son ivresse, avait ajusté un individu de +sa bande, lequel s’était esquivé du côté où je me trouvais; le premier +coup dirigé sur lui avait failli m’atteindre, et le second n’avait pu +être évité par ce malheureux, qui avait reçu la balle dans l’aiselle +gauche.</p> + +<p>Le costume d’homme dont j’étais revêtue et la nuit presque noire où nous +étions avaient contribué à tromper l’assassin; enfin, je l’avais échappé +belle! Peut-être n’est-il pas hors de propos de donner la description du +costume que je portais dans ces excursions et d’expliquer pourquoi je +l’avais adopté. Il se composait d’un feutre gris de forme légère, d’un +paletot de voyage proportionné à ma taille, de bottes à l’écuyère: telle +est la mode en Californie. A ces bottes était adaptée une paire +d’éperons à la mexicaine pour les mules dont on se sert fréquemment<span class="pagenum"><a id="page_44">{44}</a></span> +dans le pays; puis, des gants de daim et une ceinture en cuir pour +mettre l’or, et dans laquelle était passé un poignard. Ce costume, assez +pittoresque pour une femme, lui est de toute nécessité dans ces voyages +à travers des contrées abruptes; il lui laisse, dans un moment de +danger, une plus grande liberté de mouvement qu’elle n’en aurait sous +des habits habituels. Jusqu’alors, je n’avais eu qu’à me louer de cette +idée de dissimuler mon sexe; mais cette fois, il faut l’avouer, j’avais +failli être punie bien sévèrement de ma témérité.</p> + +<p>Comme on a pu en juger par le récit qui précède, l’ivresse, chez les +Américains, offre les caractères de la folie la plus furieuse; dans +leurs excès d’intempérance, ils dédaignent le vin; l’abus qu’ils font de +l’eau de vie, du wiskey, du genièvre, de l’absinthe et des autres +liqueurs fortes, produit chez eux cette exaltation de forcenés qui les +rend si dangereux. Les vapeurs alcooliques qui leur montent au cerveau y +font presque toujours germer des idées sanguinaires, et il n’est pas +rare de voir des hommes d’un naturel paisible, dès que l’ivresse s’en +est emparée, com<span class="pagenum"><a id="page_45">{45}</a></span>mettre des meurtres qui leur feraient horreur s’ils +avaient leur raison.</p> + +<p><i>Shasta-City</i>, en se dirigeant vers le Nord, est une des plus petites +villes de la Californie; elle est moins étendue que certains villages de +la France; elle n’a à proprement parler, qu’une seule rue qui la +traverse dans toute sa longueur, composée de chaque côté de maisons en +bois, située à quelque distance de la <i>Sierra-Nevada</i>. Elle +approvisionnait autrefois les riches placers environnants qui se sont, +comme dans certaines parties de la Californie, vite épuisés; mais elle +est restée un lieu de passage important par sa situation; c’est là que +s’arrête le parcours des diligences, et, si l’on veut pousser au delà, +on peut louer à <i>Shasta-City</i> ou acheter des mules qui vous +transportent, avec vos bagages, à travers les petits chemins sinueux des +montagnes.</p> + +<p>Notre passage en cette ville devait être signalé par un de ces sinistres +si communs en Californie: à peine arrivés, nous fûmes témoins d’un +immense incendie qui dévora, en moins d’une heure, la plus grande partie +de la ville, et au moment de notre départ,<span class="pagenum"><a id="page_46">{46}</a></span> nous eûmes le spectacle, +encore plus triste, de voir les malheureux habitants qui cherchaient, au +milieu des ruines fumantes, le moindre vestige de leurs biens.</p> + +<p>Lorsqu’on a quitté <i>Shasta-City</i>, en remontant vers le nord, comme pour +gagner <i>l’Orégon</i>, on traverse une contrée montagneuse qui sert de +repaire à d’énormes ours couleur fauve; l’un d’eux me causa une frayeur +dont je me souviendrai toujours. Je m’étais attardée à la suite de mes +compagnons; la mule qui me portait avait insensiblement ralenti son pas, +et je ne songeais nullement à activer sa marche, me laissant aller à une +somnolence causée par la fatigue et l’extrême chaleur du jour; tout à +coup, j’aperçus à vingt pas de moi un ours de haute taille qui +débouchait d’un fourré en balançant sa tête avec une tranquille +assurance; il semblait vouloir traverser la route où je cheminais. Ma +frayeur fut telle en découvrant cet animal, que je ne pus même pas +pousser un cri d’alarme; les rênes s’échappèrent de mes mains, mes yeux +se fixèrent sur ceux de l’ours avec stupeur; le sang me monta au +cerveau, et je restai comme frappée de paralysie; mais il se con<span class="pagenum"><a id="page_47">{47}</a></span>tenta +de se rouler au milieu du chemin sans même daigner prendre garde à moi +et à ma monture, qui trahissait pourtant notre présence par le bruit de +ses clochettes. J’arrivais heureusement à un coude que faisait la route +et qui permettait d’apercevoir mes compagnons; leur vue me réveilla en +me rendant quelque courage, et, sans plus me fier à l’apparente +générosité de l’hôte des montagnes, j’enfonçai mes éperons dans les +flancs de ma mule, et j’eus bientôt rejoint mes amis, auxquels je fis le +récit de cette courte mais poignante impression de voyage. Et maintenant +que j’écris ces lignes, je suis portée à croire que ce cruel animal +avait dû faire un copieux déjeuner, puisqu’il laissait échapper la belle +occasion de me dévorer. Quelques personnes verront sans doute dans sa +manière d’agir à mon égard le fait d’un animal repu de sang, mais la +reconnaissance me fait un devoir de ne pas passer sous silence sa +généreuse conduite.</p> + +<p>Avant d’arriver à Weaverville, où nous avions le dessein de faire une +halte, on rencontre la rivière de la Trinité, sur les bords de laquelle +s’étaient engagés de terribles combats lorsqu’il fallut repousser les +In<span class="pagenum"><a id="page_48">{48}</a></span>diens et devenir maître des travaux qui devaient bientôt bouleverser +le pays en tout sens. Après l’avoir passé à gué, nous tenant à genoux +sur nos mules qui avaient de l’eau jusqu’à mi-corps, nous arrivâmes sur +le plateau qui domine la ville. Weaverville est enfouie au milieu des +montagnes, dont les sommets les plus élevés sont couverts de neige, +quelle que soit la saison. La situation de ses maisonnettes, au pied des +montagnes plantées de sapins, lui donne assez l’aspect de certains +villages des Alpes; comme eux elle respire une tranquillité agreste qui +fait contraste avec l’activité fiévreuse de San-Francisco et de +Sacramento. De plus, l’air y est pur et les fièvres y sont inconnues, +aussi la richesse aurifère de cette contrée y attire-t-elle chaque jour +grand nombre de travailleurs. Le transport des lettres et de l’or se +fait par le service d’express.</p> + +<p>Nous séjournâmes quelque temps dans cette paisible localité, qui +semblait n’avoir été troublée par aucun événement lugubre. Un jour que +je me promenais sur les bas-côtés de la ville, j’arrivai sur un terrain +abandonné où s’élèvent deux croix de bois, peintes en noir, comme dans +les cimetières; elles<span class="pagenum"><a id="page_49">{49}</a></span> occupaient seules l’emplacement qui paraissait +avoir été jadis habité; fort curieuse de ma nature, je demandai à +quelques personnes du voisinage l’explication de ces signes funèbres, et +voici à peu près ce qui me fut raconté.</p> + +<p>Dans la première ou la seconde année qui suivit la découverte de l’or en +Californie, alors qu’il n’existait encore aucun gouvernement établi, les +premiers mineurs qui pénétrèrent dans la région de Weaverville durent, +en l’absence de tout pouvoir public qui pût les protéger, garder +eux-même leur personne et le terrain qu’ils s’étaient choisi. Ils +vivaient là dans la plus complète indépendance, ne payant aucun impôt et +résolus à défendre, à l’aide du revolver, leurs propriétés contre toute +agression. Quand le gouvernement américain vit que l’émigration affluait +de tous les points du globe, il sentit la nécessité de donner une +organisation politique à cet État nouveau, il dut rendre la mesure +générale. Or, un shérif se présenta à Weaverville pour y faire exécuter +les lois qui s’établissaient sur tous les points de la Californie; il +imposait à chaque mineur l’obligation de payer une taxe pour avoir le +droit d’exercer son<span class="pagenum"><a id="page_50">{50}</a></span> métier. On comprend ce que ces nouvelles +ordonnances durent rencontrer d’oppositions; l’un de ces mineurs, +Irlandais de nation, était un des premiers qui avait pénétré dans les +montagnes de Weaverville; aux premières sommations que lui fit le shérif +d’ouvrir sa maison pour qu’on pût procéder à l’enquête, il répondit +qu’il était décidé à défendre son foyer à main armée, jusqu’à ce que de +plus amples informations lui eussent garanti le caractère officiel dont +se disait investi l’homme qui se présentait alors à lui comme un +agresseur. Le shérif, homme d’une sauvage énergie, qui avait servi dans +les expéditions contre les Indiens, répondit par un coup de revolver qui +étendit raide mort le malheureux mineur sur le seuil de sa porte; la +femme, en voulant défendre son mari, partagea le même sort. A partir de +ce moment, la taxe fut perçue sans difficulté. On rasa la maison, et les +victimes furent enterrées sur l’emplacement où les deux croix servent à +perpétuer ce triste souvenir des commencements de Weaverville.</p> + +<p>Les Irlandais sont en grand nombre parmi les mineurs de la Californie. A +trois milles de Weaverville, il existe un groupe de maisonnettes qu’on +appelle<span class="pagenum"><a id="page_51">{51}</a></span> <i>Sidney</i>, exclusivement occupées par des gens de cette nation.</p> + +<p>J’eus aussi l’occasion d’aller visiter quelques Indiens qu’on avait +faits prisonniers tout récemment et que l’on gardait à vue sur un +terrain peu éloigné de la ville où ils s’étaient dressé des huttes, +comme au fond de leurs forêts; ils avaient été pris à la suite d’une +expédition faite pour venger la mort d’un marchand américain qui s’était +égaré dans les régions habitées par des peuplades sauvages et avait été +massacré. Ces malheureux, attaqués à l’improviste dans leur retraite, +expiaient peut-être le crime des vrais coupables. Il se trouvait parmi +eux un vieillard fort âgé, qui semblait devoir empirer d’un moment à +l’autre; il se tourna avec effort et me montra sur sa poitrine une large +et très-profonde blessure produite par une balle. A quelques pas de lui, +était une jeune Indienne dans un état de prostration dont rien ne +pouvait la distraire; une grossière couverture l’enveloppait; elle avait +l’un des poignets brisé par une balle; à son attitude, on l’aurait crue +morte; mais le regard s’arrêtait bientôt sur sa physionomie, empreinte +d’une fierté sauvage; ses traits étaient d’une<span class="pagenum"><a id="page_52">{52}</a></span> pureté admirable; ses +grands yeux noirs, étincelants, vous regardaient avec un air étrange +sans exprimer le moindre sentiment de douleur.</p> + +<p>Deux chiens de ces contrées, et qu’on appelle <i>Coyottes</i>, avaient suivi +les prisonniers dans leur captivité; cette espèce de chiens errants vit +par bandes comme les Indiens; ils ont les pattes courtes, le poil ras et +de couleur fauve, le museau effilé comme celui d’un renard; on les +rencontre en grand nombre dans le nord de l’<i>Orégon</i>; il faut que la +faim les presse fort pour qu’ils s’approchent des villes ou des ranch, +en poussant des hurlements plaintifs; leur naturel est, du reste, peu +féroce, car ils se sauvent à la vue d’un homme. Je vis encore plusieurs +femmes occupées à préparer la nourriture et à soigner les enfants, comme +chez les nations civilisées, les hommes de ces tribus nomades +abandonnent aux femmes les soins du ménage.</p> + +<p>Nous offrîmes aux prisonniers indiens quelques pièces de gibier, deux +écureuils gris et trois tourterelles dont on fait, en Californie, des +repas délicieux; nos offrandes furent accueillies avec plaisir, et les +femmes nous donnèrent en échange <span class="pagenum"><a id="page_53">{53}</a></span>quelques-uns des colliers de +coquillages qu’elles portent à leur cou.</p> + +<p>La petite place de Weaverville est le centre de nombreux placers; elle +fournit aux mineurs, outre les provisions, les ustensiles et outils +nécessaires à leurs travaux. La terre de cette partie montagneuse d’une +couleur jaunâtre, est reconnue pour une des plus aurifères de la +Californie; il est véritablement peu d’endroits où le mineur, à la +recherche d’un <i>claim</i> (portion de terre qu’il s’est choisie), ne trouve +à utiliser sa pioche et son plat en fer-blanc. Cet appareil lui sert à +laver les lingots et à en détacher avec de l’eau la couche terreuse qui +les enveloppe; dès les premiers coups de pioche et après le lavage du +premier plat, il sait à quoi s’en tenir sur le terrain qu’il veut +exploiter, parce qu’il sait combien de plats de terre il peut laver dans +une journée. De grands travaux ont été entrepris au milieu des montagnes +pour détourner, au profit d’un canal creusé à travers les placers, le +cours de la Trinité qui passe à vingt milles de Weaverville; mais faute +de capitaux, ils furent abandonnés par les compagnies qui en avaient +l’exploitation. Les mines du Sud sont beaucoup plus<span class="pagenum"><a id="page_54">{54}</a></span> pauvres en métal +que celles du Nord: aussi la masse des travailleurs s’est-elle portée +vers ce dernier côté.</p> + +<p>Il y a deux saisons bien distinctes pour le travail des mines: l’une +commence au mois de novembre, au moment des pluies, et l’autre après la +fonte des neiges, c’est-à-dire en avril ou mai. Si tous les placers +avaient de l’eau en abondance, on aurait extrait plus d’or de la +Californie, et les mineurs n’auraient pas à souffrir la misère pendant +les temps de sécheresse.</p> + +<p>Les bénéfices des mineurs dépendent de la veine qu’ils poursuivent: les +uns gagnent cinq piastres par jour; les autres, plus favorisés, +travaillent sur un <i>claim</i> qui leur rapporte jusqu’à dix, douze piastres +et plus. Il en est enfin auxquels le hasard fait découvrir un terrain +non encore exploité, et qui s’enrichissent en très-peu de temps: ceux-là +sont les élus du sort; mais ceux dont on ne parle pas, ce sont les +malheureux qui ont abandonné leur famille et leur patrie dans l’espoir +de réaliser en peu d’années leurs rêves de fortune; arrivés les +derniers, ils n’ont souvent plus trouvé que des terrains épuisés dont le +produit ne suffit même pas à les faire vivre. La mi<span class="pagenum"><a id="page_55">{55}</a></span>sère et le +découragement sont les seuls fruits qu’ils retirent de leur rude et +ingrat labeur. Dieu veuille que les choses aient changé!</p> + +<p>Il est curieux de rencontrer un chercheur d’or en voyage, c’est-à-dire +passant d’un placer à l’autre. Il porte toute une panoplie d’ustensiles +dont il ne peut se séparer dans la rude existence des mines; il est +d’abord vêtu de grandes bottes de cuir capables de résister aux plus +dures intempéries, d’une chemise de laine, espèce de vareuse semblable à +celles des matelots; sa tête est couverte d’un feutre qui n’a plus de +forme, tellement il est usé et cassé; à sa ceinture, à gauche, pend son +<i>knife bovie</i> (couteau à bœuf), à droite un revolver; il porte sur son +épaule la pioche qui lui sert à faire des entailles dans la terre; sur +son dos, un fusil en bandoulière, une couverture de laine enroulée, une +marmite et son plat de fer-blanc.</p> + +<p>Le terme de notre excursion était Yreka, situé au nord de la Californie. +Avant d’y arriver, nous passâmes par une longue chaîne de montagnes, +coupée par des chemins sinueux et escarpés, où les mules seules peuvent +tenir pied. Nous rencontrâmes<span class="pagenum"><a id="page_56">{56}</a></span> une caravane de ces pauvres bêtes +chargées de marchandises, et que des muletiers conduisaient. Nous +reconnûmes leur approche par le son des clochettes qu’elles portent à +leur cou, et dont les différents timbres produisent une harmonie +étrange. Elles commençaient ainsi que nous à gravir ces gigantesques +montagnes Rocheuses. Qui n’a pas vu ces chemins tortueux, raboteux, sans +aucune trace dans le roc, ne peut avoir la plus simple idée des +difficultés, des dangers qu’il y a à les parcourir. Nous nous trouvâmes +après plusieurs heures de marche au-dessus d’abîmes si profonds, qu’ils +nous eussent donné le vertige si notre regard eût osé en sonder la +profondeur. Nous avancions lentement en suivant la ligne étroite d’un +sentier qui ne permettait qu’à une personne ou à une mule de passer à la +fois. Si le pied manquait, on roulait infailliblement avec elle à plus +de deux ou trois mille pieds. Les sombres vapeurs qui nous +enveloppaient, le sentiment du danger que nous courions au moindre faux +pas, l’éloignement de toute habitation, tout remplissait mon âme d’une +sorte de crainte religieuse. On tente quelquefois vainement de prier +dans une église; la prière vient d’elle-même<span class="pagenum"><a id="page_57">{57}</a></span> au bord des lèvres dans +ces lieux d’une effrayante majesté.</p> + +<p>Nous traversâmes une bonne partie de ces montagnes Rocheuses dont +l’accès était devenu de plus en plus difficile par suite de l’énorme +quantité de neige qui encombrait les chemins. Nous pûmes voir sur notre +passage la marque des pieds des ours gris, et, dans les excavations des +rochers, des carcasses qui témoignent de leur voracité. Des traces de +sang, encore fraîches sur la neige, attestaient même qu’ils nous avaient +précédés de peu de temps, et qu’ils s’étaient sans doute enfuis avec +leur proie au fond de leurs tanières.</p> + +<p>A plusieurs milles de là, pressés par la fatigue, nous fîmes une halte +chez des Américains qui avaient construit une hutte au milieu des +neiges; je les pris d’abord pour des brigands; ce n’était que des +aubergistes, qui nous vendirent, au poids de l’or, des côtelettes +d’ours; elles nous semblèrent fort appétissantes; j’en avais déjà mangé +à San-Francisco.</p> + +<p>Entre ces montagnes Rocheuses et l’Orégon, on rencontre de belles +plaines qui, en été, offrent l’aspect de la plus riche végétation, de +vastes prairies<span class="pagenum"><a id="page_58">{58}</a></span> émaillées de fleurs, des chênes gigantesques. Cette +nature encore vierge est cultivée par des émigrants dont la plupart sont +venus de l’intérieur des États-Unis à travers les plaines; +l’agglomération de tous ces laboureurs dans la Californie septentrionale +rendit la place d’Yreka plus importante, comme centre d’affaires, que +Weaverville et Shasta-City. Elle devint un lieu de passage où les +voyageurs des plaines vinrent s’alimenter et faire les achats +nécessaires aux établissements situés dans les environs; mais aussi, à +mesure que la population européenne et américaine s’augmentait, elle +avait de plus en plus à veiller à sa sûreté personnelle. Les Indiens, +que les envahissements d’agriculteurs refoulaient sans cesse, gardaient +contre les nouveaux venus un profond ressentiment de se voir déplacés +d’une contrée qu’ils habitaient depuis un temps immémorial; il fallait +se tenir continuellement en garde contre leurs attaques nocturnes. Lors +de mon arrivée à Yreka, on parlait encore d’affreux ravages causés tout +récemment par des tribus indiennes: des incendies avaient dévoré, sur +différents points, des fermes entières, et l’on avait trouvé leurs +habitants cruelle<span class="pagenum"><a id="page_59">{59}</a></span>ment massacrés pendant la nuit par la main des +sauvages.</p> + +<p>Yreka n’est qu’à quinze milles de l’Orégon; nous y arrivâmes en novembre +1853.</p> + +<p>Les maisons de la ville sont encore presque toutes en bois, même son +plus bel hôtel. Il existe des maisons de jeu, comme dans toutes les +villes qui ont un placer pour voisinage. On peut goûter de la cuisine +française au restaurant Lafayette qui est le plus confortable +établissement de ce genre. Cependant, malgré la tendance au bien-être +matériel, il était encore difficile, en 1853, à un voyageur, d’y trouver +toutes ses aises; les matelas y étaient complétement inconnus; il +fallait, bon gré mal gré, coucher sur des paillasses.</p> + +<p>Les froids furent si rigoureux pendant l’année où je visitai cette +ville, qu’il ne se passa pas de jour sans que je ne visse ramener à +Yreka des gens qu’on avait trouvés gelés dans la campagne. Le pain, la +viande avaient tellement durci sous cette température glaciale, qu’on +était réduit à les fendre à coups de hache et de marteau.</p> + +<p>Les mines y sont aussi très-productives; mais<span class="pagenum"><a id="page_60">{60}</a></span> l’absence de l’eau s’y +faisait sentir, comme en d’autres localités, à certaines époques de +l’année.</p> + +<p>Après y avoir séjourné deux mois et demi pour nos affaires de commerce +et nous être défaits heureusement de nos marchandises, nous retournâmes, +ma sœur et moi, à San-Francisco. Ce voyage, des plus fatigants, nous +avait été fort pénible, et nous avions le désir de nous établir à +San-Francisco.<span class="pagenum"><a id="page_61">{61}</a></span></p> + +<h2><a id="CHAPITRE_IV"></a>CHAPITRE IV</h2> + +<div class="blockquot"><p class="hang">Incendie.—Départ pour la Chine.—<i>L’Arturo.</i>—Une malade à +bord.—Les sorciers chinois.—Mort.—Les mers de la Chine.—Une +voie d’eau.—Arrivée à Hong-Kong.—Visite au consul.—Voyage à +Canton.—Insurrection chinoise.</p></div> + +<p>Après dix-huit mois passés en Californie, pendant lesquels j’éprouvais +tour à tour des chances de prospérité aussi bien que des déboires réels, +je pris un parti téméraire. Dans le courant de l’année, je m’étais liée +avec une artiste, nommée M<sup>me</sup> Nelson. Cette dame avait formé le projet +de quitter la Californie pour se rendre à Batavia. Des lettres +pressantes l’invitaient à se rendre dans ce pays pour y donner pendant +six mois des représentations; elle m’engagea à l’accompagner, m’offrant +les bénéfices d’une spé<span class="pagenum"><a id="page_62">{62}</a></span>culation qui devait mettre notre voyage à +profit; nous devions nous arrêter en Chine, et là faire une pacotille de +tous objets propres à revendre à notre retour. J’hésitai longtemps à +entreprendre cette longue traversée, lorsqu’une catastrophe, trop +fréquente à San-Francisco, vint me décider entièrement. Le feu se +déclara une belle nuit dans la maison voisine de celle que j’habitais +avec ma sœur; l’incendie prit en un instant de telles proportions, qu’il +ne fallut songer qu’à se sauver. Réveillées en sursaut, nous n’eûmes que +le temps de nous habiller à la hâte et de jeter pêle-mêle des vêtements +et des valeurs dans des malles qu’on faisait ensuite passer par les +fenêtres. Enfin, l’intensité du feu devint telle, qu’il nous fallut +descendre les escaliers quatre à quatre sans même prendre le temps de +nous chausser. Nous n’étions pas à vingt pas que le corps de logis, +construit en bois, s’embrasa et s’abîma en moins de dix minutes. Trois +heures plus tard, on comptait cinquante-deux maisons détruites de fond +en comble. Ce feu nous emportait plus de quatre mille piastres. Aucune +des marchandises de notre <i>store</i> n’avait pu être sauvée.<span class="pagenum"><a id="page_63">{63}</a></span></p> + +<p>Ma sœur, assez démoralisée par ce revers inattendu, résolut de retourner +à Yreka, où l’on nous disait que le commerce allait fort bien. Quant à +moi, je pris le parti de suivre M<sup>me</sup> Nelson, car, outre l’avantage +pécuniaire que je croyais retirer de ce voyage, j’étais dévorée du désir +de voir des pays nouveaux.</p> + +<p>Notre itinéraire fut décidé de la manière suivante: nous devions nous +diriger d’abord vers la Chine, et, après avoir passé à Canton, Macao et +Hong-Kong, gagner en dernier lieu Batavia. Dès que tous ces projets +furent arrêtés, nous fîmes nos préparatifs de départ.</p> + +<p>Or, le 11 juin 1854, nous nous rendîmes à bord de <i>l’Arturo</i>, navire +anglais, en partance pour la Chine. Par un hasard singulier, il y avait, +comme passagers, quatre artistes français: un chanteur, une chanteuse, +un pianiste et un violoniste qui allaient à Calcutta. Ils faisaient, +comme nous, un circuit, et comptaient donner des concerts sur leur +passage dans les différentes villes où ils s’arrêteraient. De plus, dans +l’entrepont, trente-cinq Chinois qui regagnaient leur patrie.</p> + +<p>Quinze jours après notre départ, nous dépassions<span class="pagenum"><a id="page_64">{64}</a></span> les îles Sandwich. +Vers cette époque, M<sup>me</sup> Nelson, qui s’était bien portée jusqu’alors, +devint mélancolique et souffrante. Pour la distraire de son malaise, je +lui proposai de nous faire tirer la bonne aventure par deux Chinois qui +parlaient un peu anglais. Ils avaient des prétentions à l’infaillibilité +dans l’art de la chiromancie. La curiosité m’était venue de mettre leur +science à l’épreuve, en voyant le second du bord éclater d’un fou rire +en les écoutant. Le plus difficile était de décider ces magots à nous +approcher; je fis tant qu’ils vinrent auprès de nous. M<sup>me</sup> Nelson leur +tendit la main avec un certain air de raillerie et d’incrédulité; ces +deux Chinois examinèrent avec attention cette main mignonne et blanche; +et fixant tour à tour les yeux sur son visage ils s’interrogeaient entre +eux sur les lignes qu’ils découvraient. Cette consultation durait depuis +un moment et cela commençait à nous impatienter, car ils ne nous +parlaient pas. Croyant qu’ils se moquaient de nous, nous les pressâmes +de s’expliquer, mais ils gardèrent le silence. Mon amie leur demanda +alors en souriant s’ils n’étaient pas sûrs de leur prétendue science. +L’un d’eux répondit qu’ils se tai<span class="pagenum"><a id="page_65">{65}</a></span>saient, crainte de l’affliger. «Vous +avez tort, leur dit-elle, car je n’y crois pas.» Je ne sais si cette +parole les mécontenta, mais ils se mirent à lui tirer le plus triste +horoscope. «Vous avez été très-riche, lui dirent-ils (et cela était +vrai), mais il est inutile de chercher à le devenir davantage, car vous +n’avez que très-peu de temps à vivre.»</p> + +<p>M<sup>me</sup> Nelson parut frappée de cette prédiction et, à partir de ce +moment, elle tomba dans une tristesse qu’il me fut impossible de +dissiper. Je me reprochai presque, comme une mauvaise pensée, de l’avoir +engagée à consulter l’avenir. Néanmoins, je voulus à mon tour connaître +mon sort, et je tendis bravement la main gauche. Le second horoscope +parut les dédommager du premier, ils me dirent que j’avais des lignes +très-heureuses; qu’un jour je deviendrais riche, mais très-riche. +Cependant, leur visage prit tout à coup une expression sérieuse en se +montrant un signe sur mon front, qui n’était certainement visible que +pour eux; il indiquait qu’un jour il m’arriverait un grand malheur, +mais..., car il y avait un mais, que pourtant cela ne ferait point +obstacle à ma future prospérité. Je ris de leurs prédictions<span class="pagenum"><a id="page_66">{66}</a></span> qui +m’avaient déjà été faites par des somnambules, et j’essayai, par des +plaisanteries, de ramener quelque gaieté dans le cœur de ma pauvre amie.</p> + +<p>Le lendemain de ce jour, M<sup>me</sup> Nelson fut plus triste et plus +souffrante encore; elle dessina, néanmoins, au crayon, le portrait des +deux Chinois et le leur donna pour les remercier, ce qui leur causa une +véritable joie.</p> + +<p>Huit jours après la scène que je viens de raconter, M<sup>me</sup> Nelson était +dans un état de santé des plus alarmants, elle était prise de douleurs +rhumatismales articulaires, et il n’y avait aucun médecin à bord.</p> + +<p>Un des Chinois qui avait tiré notre horoscope vint offrir au capitaine, +pour la malade, quelques pilules dont, comme docteur (car il paraît +qu’il était docteur), il avait expérimenté l’usage dans son pays. Ces +pilules étaient rouges et de la grosseur d’une tête d’épingle; elles +avaient la vertu, disait-il, de guérir la plupart des maladies; leur +effet dépendait surtout des quantités bien ordonnées. Les passagers +français et moi, nous crûmes qu’il valait mieux nous fier à la science +médicale des Chinois que de laisser M<sup>me</sup> Nelson mourir sans secours. +On essaya alors de lui faire<span class="pagenum"><a id="page_67">{67}</a></span> prendre douze de ces pilules; mais elle +nous questionna, et nous eûmes l’imprudence de lui dire que le remède +qu’on lui proposait avait été prescrit par un Chinois. Oh! alors elle +s’opposa obstinément à nos instances, tant le souvenir de l’affreuse +prédiction qui lui avait été faite pesait sur son esprit. La résistance +qu’elle apportait à nos soins nous mit au désespoir. Nous la suppliâmes +à mains jointes de céder à nos prières; elle y consentit enfin et prit +six de ces pilules, mais il fut impossible de lui faire accepter le +reste. Hélas! soit que ce remède, dans l’efficacité duquel nous avions +foi, lui fût administré trop tard, soit qu’il lui fût contraire, la +maladie qui devait la tuer fit, à compter de ce moment, de rapides +progrès; un violent délire s’empara d’elle, pendant lequel elle +s’écriait à chaque instant: «Les Chinois! oh! les Chinois!» Bientôt un +hoquet, avant-coureur de la mort, vint nous terrifier tous. Nous vîmes +cette pauvre femme, jeune encore et pleine d’intelligence, se débattre +dans les convulsions de l’agonie. Je m’approchai de son lit de douleurs, +j’attirai sur ma poitrine, avec un saint respect, ce visage amaigri par +la souffrance, et j’y déposai le baiser de l’adieu su<span class="pagenum"><a id="page_68">{68}</a></span>prême. Ses +paupières appesanties et mi-closes se relevèrent par un dernier effort; +elle me sourit doucement, comme pour me remercier, puis son corps se +raidit sous mon étreinte, et le dernier souffle de sa vie, s’exhalant de +ses lèvres livides, glissa le long de mon visage.</p> + +<p>Dans la même nuit, et par ordre du capitaine, les matelots +transportèrent son corps au milieu du pont; tout le monde se rangea +autour et l’on récita la prière des morts. La cérémonie achevée, le +cadavre fut enveloppé dans un drap avec un boulet aux pieds, puis on le +glissa dans la mer par-dessus le bord. Le bruit sourd produit par sa +chute retentit dans le cœur de chacun de nous; tout était fini.</p> + +<p>La mort prématurée de M<sup>me</sup> Nelson me fit un mal si poignant que je +demeurai plusieurs jours dans une prostration complète; les pensées les +plus sombres venaient en foule m’assaillir, car j’éprouvai à ce moment +la cruelle douleur de l’isolement, je me vis livrée à tous les hasards, +loin de ma patrie, de ma famille, et je maudis le jour où m’était venue +la fatale inspiration de quitter la terre natale. Ma situation présente +me parut être une punition du ciel et un mau<span class="pagenum"><a id="page_69">{69}</a></span>vais présage. Que +pouvais-je seule dans l’avenir, sans un conseil, sans une voix amie, +dans la nouvelle route que je m’étais tracée? que n’aurais-je pas donné +pour retourner en arrière! mais je ne pouvais arrêter le navire qui +m’emportait à pleines voiles; je dus subir ma destinée!</p> + +<p class="cdots">  </p> +<p class="cdots">  </p> + +<p>Les mers de la Chine sont parsemées de récifs qui rendent la navigation +extrêmement périlleuse dans cette partie du monde; cependant, nous +dépassâmes, par un temps superbe, les Bacchises, groupe d’îlots parmi +lesquels notre navire glissa sans encombre. Trois jours encore et nous +devions toucher la terre; nous nous félicitions déjà d’être au terme de +notre voyage, lorsqu’un ouragan des plus effroyables vint fondre sur +nous. Le tonnerre gronda dans l’immensité avec accompagnement d’éclairs; +des nuages noirs, énormes, roulaient dans le ciel avec furie, ils +étaient en couches si épaisses au-dessus de nos têtes, qu’ils +assombrissaient l’atmosphère dans toute son étendue. Au loin, partout se +montraient à nos yeux des trombes à l’aspect gigantesque; si nous +étions<span class="pagenum"><a id="page_70">{70}</a></span> touchés par l’une d’elles nous coulions infailliblement: le +capitaine, vieux loup de mer, jetait souvent les yeux sur son baromètre, +et chaque fois il n’avait rien de rassurant; nous subissions, disait-il, +la queue d’un typhon. L’inquiétude la plus vive commençait à s’emparer +de tous; <i>l’Arturo</i> vint à faire eau; il fallut forcer les Chinois de +l’entrepont à s’employer aux pompes. Il y avait trois jours que nous +étions submergés, c’est le mot, par une pluie antédiluvienne lorsque la +tempête vint pourtant à s’apaiser. Mais un calme plat, qui dura neuf +jours, succéda à la tourmente. De temps à autre, une brise légère +s’élevait, mais des courants contraires nous repoussaient toujours. +Bref, il y avait vingt et un jours que nous étions ballottés aux abords +de l’empire chinois, lorsque le capitaine vint nous dire que nos vivres +étaient presque épuisés. Les matelots de <i>l’Arturo</i>, harassés de +fatigues et peu confiants du reste dans l’expérience de leur capitaine, +lui déclarèrent qu’ils se refuseraient à exécuter les manœuvres s’il ne +leur permettait de détacher une embarcation et d’aller avec une partie +de l’équipage à la recherche de Hong-Kong, qui ne devait pas<span class="pagenum"><a id="page_71">{71}</a></span> être +éloigné de plus de trente milles. Le capitaine avait vingt-deux hommes +d’équipage; il consentit à en laisser partir huit. Il fit ensuite jeter +l’ancre près d’une côte vers laquelle nous avions pu avancer, et nous +attendîmes le retour de ces courageux matelots qui se dévouaient +d’eux-mêmes au salut de tous. Vingt-quatre heures après, ils revinrent +avec un steamer qui nous prit à la remorque. C’est ainsi que nous fîmes +notre entrée dans la rade de Hong-Kong, le 29 août, après soixante-seize +jours de traversée.</p> + +<p class="cdots">  </p> + +<p>Le lendemain de mon arrivée, je fus mandée au consulat de France, ainsi +que les autres passagers qui composaient notre navire, afin de constater +la mort de ma malheureuse amie. Je fis au vice-consul, M. Haskell, un +récit fidèle de la position dans laquelle je me trouvais; il fut rempli +de bienveillance pour moi et me conseilla de ne pas continuer une +entreprise aussi malheureusement commencée. Je lui répondis que mon seul +désir était de retourner en Californie. «Laissez-moi arrêter moi-même +votre passage, me dit le vice-consul; les recommandations que je +donnerai à votre égard vous protégeront, je<span class="pagenum"><a id="page_72">{72}</a></span> l’espère, jusqu’à votre +arrivée.» Je le remerciai de tant de bonté et j’envisageai avec un peu +moins d’inquiétude la durée que devait avoir mon séjour en Chine.</p> + +<p>L’île de Hong-Kong ou Victoria Hong-Kong, comme l’appellent les Anglais, +leur fut cédée par les Chinois en 1842. Elle compte vingt mille âmes +d’indigènes et un millier d’Européens au plus. Située au bas d’une aride +montagne, la vue n’en est pas des plus agréables; et pourtant lorsqu’on +entre dans la rue principale, on est surpris d’y rencontrer de jolies +constructions semblables à celles d’Europe; la plupart sont bâties en +pierres de taille avec de larges galeries à colonnes, <i>verandahs</i>, les +ferment presque toutes avec des jalousies pour préserver de la chaleur +tropicale. Sur une des hauteurs, à gauche du port, on découvre la maison +de ville où siégent les autorités; un peu plus loin un vaste corps de +bâtiment qui sert de caserne aux soldats de terre, sujets anglais, et la +place d’Armes, espèce de fortification où plusieurs pièces de canon, +braquées sur la rue principale, tiennent en respect la population +chinoise. Puis une église du culte protestant.<span class="pagenum"><a id="page_73">{73}</a></span></p> + +<p>Le climat à Hong-Kong est malsain et fiévreux, les chaleurs y sont +lourdes et pesantes, et le meilleur signe de santé est d’être dans une +transpiration continuelle et d’avoir des petites taches rougeâtres +semblables à celles de la petite vérole.</p> + +<p>La vie pour les Européens est la plus monotone qu’on puisse imaginer; +aucun genre de plaisir, aucun lieu public, rien que la vie intérieure. +Car, chevaux, bals, spectacles, réunions, il n’y en a pas. Le seul +agrément que l’on puisse se procurer est d’avoir un bateau pour aller se +promener en rade; une femme ne sort jamais à pied, par ton d’abord; et +par principe, les Chinoises elles-mêmes se montrent fort peu dans les +rues; je ne parle pas de la basse classe qui fait exception. La moindre +sortie, le plus petit trajet s’opère en chaise à porteur.</p> + +<p>On rencontre dans cette ville tous les métiers: les tailleurs, les +cordonniers, les blanchisseurs s’y font concurrence pour fournir aux +Européens; les femmes chinoises, en général, ne sont pas soumises au +travail; car on n’en voit aucune dans les maisons de commerce. Les +marchands ambulants sont en grand nombre; et si ce n’est le costume et +le langage<span class="pagenum"><a id="page_74">{74}</a></span> qui diffèrent, on peut les comparer à nos marchands des +quatre saisons; ils vendent des fruits, des rafraîchissements, des +gâteaux, des poissons grillés, de la volaille rôtie, etc. Beaucoup de +mendiants, d’estropiés, d’aveugles parcourent les rues. Ces derniers +agitent constamment une petite clochette pour attirer l’attention +publique. Puis aussi, <i>ce qui ne manque pas de poésie</i>, des ménestrels; +ces bardes des temps anciens, sur un signe, entrent à domicile, et, pour +quelque menue monnaie récitent ou chantent de vieilles légendes, tantôt +tristes et tantôt bouffonnes.</p> + +<p>Les barbiers ou coiffeurs, faisant vingt fois par jour le tour de la +ville avec tout leur attirail sur le dos, ne sont pas les moins curieux; +ils se promènent devant les maisons comme les porteurs d’eau dans nos +rues; un boutiquier ou un passant a-t-il besoin de se faire raser, +épiler ou teindre les sourcils? il fait signe à l’artiste en question, +et l’opération a lieu sur le pas de sa porte ou sur un trottoir le long +d’un mur.</p> + +<p>Hong-Kong n’a que deux hôtels; la vie y est aussi chère qu’en +Californie, et le séjour on ne peut plus désagréable; ainsi les maisons +les plus propres, les<span class="pagenum"><a id="page_75">{75}</a></span> mieux tenues, où l’on emploie de nombreux +<i>coolies</i> (nom que l’on donne aux domestiques chinois), sont infestées +d’affreux insectes qui vous entourent obstinément et prennent à tâche de +vous tourmenter; ce sont: l’araignée, le cancrolat et le moustique; on +rencontre l’araignée et le cancrolat partout, sur les meubles, dans les +tiroirs, dans les chaussures, le long des rideaux, dans les malles; si +l’on décroche un vêtement du portemanteau, on est sûr, en le secouant, +de voir tomber une de ces horribles bêtes qui, une fois à terre, se met +à courir et se fourre dans un autre coin bien avant que l’on ne songe à +l’attraper. Mais le plus agaçant de ces deux insectes est le cancrolat, +parce qu’il vole, et surtout le soir, aux lumières. Au moment où l’on +s’y attend le moins, l’un vous tombe sur la tête, un autre vient +s’arrêter sur votre nez. Le matin, en vous réveillant, vous les trouvez +jusqu’à deux et trois noyés dans un verre d’eau. Un jour, à table, on +m’en servit un entouré de légumes; c’est vraiment répugnant; mais il est +tout à fait impossible d’empêcher cela.</p> + +<p>Le parfum des fleurs, en Chine, semble plus suave, plus pénétrant que +celui d’Europe. Je fus admise à<span class="pagenum"><a id="page_76">{76}</a></span> visiter la demeure d’un mandarin, et je +fus aussi étonnée que ravie en la parcourant. Là, tout était factice, +grottes, monticules, rochers, ruisseaux, aucune allée ne suivait la +ligne droite, et puis des ponts, des kiosques, des temples, des pagodes. +Ce qui me parut de la plus grande originalité, ce fut des arbres taillés +de manière à représenter des figures de tous genres. L’un, c’était un +poisson; l’autre, un oiseau; celui-ci, un chat; celui-là, un bœuf, et +bien d’autres bêtes encore; chacun de ces arbres était peint et coloré, +afin qu’il rendît bien exactement la physionomie qu’on avait voulu lui +prêter. A côté de cela, toute espèce de fleurs et d’arbres fruitiers +rabougris: on sait que les Chinois ont un goût tout lilliputien pour +contrarier la croissance des végétaux.</p> + +<p>Cette campagne en miniature, ces aspects contournés à chaque pas me +plurent par leur étrangeté même; c’était pour moi d’une nouveauté +délicieuse; l’eau baignait de vertes pelouses coupées de distance en +distance; elle entretenait la fraîcheur du sol; les bocages étaient +pleins d’oiseaux et de fleurs; c’est dans ces jardins enchanteurs que +les Chinoises concentrent leurs plaisirs, vivant par le devoir et par +la<span class="pagenum"><a id="page_77">{77}</a></span> loi séparées du monde plus encore que les femmes de l’Orient.</p> + +<p>Je profitai du temps qui me restait encore pour aller, avec mes +compagnons de voyage, visiter Canton. Nous étions adressés, recommandés +à un négociant de cette cité superbe, car il n’y existe pas d’hôtel.</p> + +<p>Un bateau à vapeur faisant le trajet le long de la côte nous y conduisit +en quelques heures.</p> + +<p>Rien ne peut surprendre davantage l’œil d’un Européen que l’aspect de +cette ville bizarre: à son approche, on découvre se balançant sur les +eaux une multitude de jonques de la plus grande variété, où fourmille +une population sans nombre. Ces bâtiments aux formes les plus étranges, +ces maisons flottantes, de toutes dimensions, toutes grandeurs, servent +à abriter ce reflux d’êtres humains vivant, grouillant là, comme s’ils +avaient trouvé la solution du mouvement perpétuel.</p> + +<p>Nous mîmes pied à terre dans cette ville immense, où nul peuple au monde +ne peut rivaliser pour l’activité industrielle.</p> + +<p>Nous nous dirigeâmes vers les factoreries; ce ne<span class="pagenum"><a id="page_78">{78}</a></span> fut pas sans peine que +nous y parvînmes. Nous n’avions pas fait cent pas dans les rues, que +tout le monde nous suivait des yeux en nous montrant du doigt, en criant +après nous, pour être plus véridique. Mais comme notre société s’était +renforcée d’autres personnes, nous fîmes peu d’attention à ces +criailleries tartaro-chinoises. Je remarquai sur notre passage que +presque chaque maison avait un petit autel dans une niche, consacré à +l’usage religieux. Ce qui me frappa surtout, ce fut l’ordre parfait avec +lequel sont rangés les magasins.</p> + +<p>A Canton, chaque profession est classée par corps de métier. Une rue +n’est habitée que par les marchands de porcelaine, une autre par les +vendeurs de thé, une troisième par les négociants en soieries, etc. On +ne peut se lasser d’admirer les étalages merveilleusement disposés, où +figurent des produits d’un travail admirable: meubles de laque, +éventails d’ivoire, écrans, stores, tapisseries, étoffes à reflets +éclatants, se disputent à chaque pas l’attention de l’étranger. La rue +appelée <i>New-China street</i> est bordée de ces magasins splendides, +installés dans des bâtiments aux toits aplatis, garnis de boules +multicolores. Cha<span class="pagenum"><a id="page_79">{79}</a></span>cun a son enseigne perpendiculaire, où des lettres +d’or sur un fond écarlate apprennent le nom du négociant et sa +spécialité.</p> + +<p>Sur la chaussée circule une foule compacte, bruyante, affairée. Ce sont +des marchands ambulants avec leurs cris gutturaux et bizarres, des +bourgeois graves et solennels, avec leur tunique flottante et leur +inévitable parasol. Quelques femmes de la dernière classe du peuple +apparaissent seules à longs intervalles parmi tous ces hommes.</p> + +<p>Après une heure de marche, nous parvînmes à la demeure de M. Liwingston, +lequel nous reçut de la manière la plus gracieuse, nous prévenant +toutefois de ne pas trop prolonger notre séjour à Canton. Il régnait en +ce moment des troubles d’insurrections dans l’intérieur aussi bien que +sur les côtes, et la prudence voulait que chacun se tînt sur la +défensive. Les citoyens anglais n’ignoraient pas que le peuple chinois +tramait sourdement contre eux des plans de révolte, et leurs prévisions +étaient bien fondées, car, à la connaissance de l’Europe entière, ils ne +tardèrent pas à éclater. Les actes de piraterie, en outre, pullulaient. +Tout cela n’avait rien de rassurant. Ces motifs<span class="pagenum"><a id="page_80">{80}</a></span> hâtèrent, comme on peut +le comprendre, notre retour à Hong-Kong.</p> + +<p>Avant, j’eus pourtant l’occasion de visiter la demeure d’un mandarin, +laquelle présentait un luxe merveilleux, du moins au point de vue +chinois. Les habitants en relation avec les Européens ne refusent pas +d’accorder cette satisfaction.</p> + +<p>Qu’y avait-il, en réalité? Je ne saurais trop le dire.</p> + +<p>C’était un corps de bâtiment entouré de terrasses, autour desquelles +grimpaient les fleurs les plus odoriférantes. A l’intérieur, les +appartements étaient séparés par des cloisons en bambous légères et +vernis. Des nattes en paille de riz et de diverses couleurs encadraient +les planchers. De tout côté, çà et là, des canapés, des fauteuils, des +chaises, la plupart en bambous, quelques-uns en bois sculpté. Sur les +meubles, des fleurs, des instruments de musique, des pipes pour fumer +l’opium; au plafond pendaient des lustres, des lanternes de toutes +formes, de toutes couleurs, en verre, gaze ou papier, ornées de franges, +de houppes, de colifichets. Sur les murs, des tableaux révélant +l’enfance de l’art, et des peintures vernies<span class="pagenum"><a id="page_81">{81}</a></span> d’où se détachaient en +caractères métalliques des inscriptions et des sentences de philosophie. +Ce que j’eusse été curieuse de voir, c’était l’appartement des femmes, +mais il était sévèrement interdit aux étrangers.</p> + +<p>Pendant les trois jours où je demeurai à Canton, je fus spectatrice +d’une attaque entre les rebelles et les soldats de l’empereur. Une armée +chinoise est la chose la plus grotesque qu’on puisse imaginer; il n’est +guère possible de donner une idée de ces soldats dont les noms répondent +aux formidables appellations de tigres de guerre et de fendeurs de +montagnes. Étant montée sur la terrasse d’une maison, je pus voir à une +distance facile un corps de ces troupes avec son général en chef. Tous +ces guerriers, ces braves, marchaient dans le plus grand désordre et +comme une bande de brigands; ils étaient armés de lances, de mauvais +fusils, et presque chaque soldat avait un parapluie, un éventail et une +lanterne, ce qui me rappela les scènes burlesques que j’avais vues dans +leurs théâtres à San-Francisco.</p> + +<p>Le bruit du canon, les rumeurs lointaines et braillardes des Chinois, +ces attaques successives que l’on<span class="pagenum"><a id="page_82">{82}</a></span> voyait au loin, les fausses alertes +qui venaient distraire ou inquiéter à chaque instant, nous déterminèrent +enfin à repartir.</p> + +<p>Il y avait un mois que j’étais en Chine lorsque le vice-consul me fit +savoir qu’un navire allait mettre à la voile pour la Californie. Il eut +l’extrême bonté de faire venir le capitaine, auquel il me recommanda +particulièrement. Cet officier, nommé Rooney, lui engagea sa parole et +lui promit d’avoir pour moi tous les égards possibles. Je remerciai M. +Haskell de tout l’intérêt qu’il m’avait témoigné et j’allai, le cœur +presque content, faire mes préparatifs de départ<a id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[A]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[A]</span></a> M. Georges Haskell, remplissant les fonctions de +vice-consul à Hong-Kong, était Américain; il fut si noble et si digne +plus tard, que je considère comme un devoir de dévoiler son origine.<span class="pagenum"><a id="page_83">{83}</a></span></p></div> + +<h2><a id="CHAPITRE_V"></a>CHAPITRE V</h2> + +<div class="blockquot"><p class="hang">Le capitaine Rooney.—Than-Sing.—Le typhon.—Chute du mât de +misaine.—Effets de la tempête.—Désastres du <i>Caldera</i>.—Les +pirates chinois.—Scènes dans l’entre-ponts.—Équipage +enchaîné.—Interrogatoire.—Menaces de mort.—Pillage.</p></div> + +<p>Le 4 octobre 1854, je me rendis, sur les quatre heures de l’après midi, +à bord du navire <i>le Caldera</i>, qui était sous pavillon chilien, et qui, +le soir même, devait mettre à la voile pour la Californie. Je me +trouvais donc encore une fois à la veille d’un long et pénible voyage; +cette solitude à laquelle j’allais être livrée désormais, ces dangers +que l’on court sur mer plus encore que sur terre, venaient, à ce moment +décisif, se présenter à mon esprit. Aussi, j’étais soucieuse. Le +capitaine, voyant mon affliction morale<span class="pagenum"><a id="page_84">{84}</a></span> vint causer avec moi, et me +donner quelque encouragement. M. Rooney avait, si l’on peut dire, une +expression heureuse, c’était un homme d’environ trente-cinq ans, de +taille moyenne, brun; il avait un barbe fine et épaisse qui lui +encadrait le visage, lequel était un peu court, mais ses yeux étaient +grands et bleus, et cet ensemble des plus caractéristique donnait à sa +physionomie un reflet de jovialité et surtout d’énergie. Enfin c’était +un vrai type de marin, chez lequel le courage et la bonté se lisaient à +première vue.</p> + +<p>Mon premier soin fut de visiter ma cabine et d’y installer mes bagages.</p> + +<p>Peu de temps après le navire levait l’ancre.</p> + +<p>Je fus prise alors d’une vague tristesse que je comprenais d’autant +moins, que ce retour en Amérique me rapprochait de ma patrie. Pour +m’arracher à cette funeste disposition, je me mis à examiner le navire. +C’était un beau trois-mâts de huit cents tonneaux, bien gréé, et d’une +forme gracieuse. A l’arrière, formant l’extrême partie du navire, était +la dunette, sur le pont de laquelle on montait par un escalier. Je +visitai l’intérieur de cette dunette qui<span class="pagenum"><a id="page_85">{85}</a></span> servait de salle à manger; de +chaque côté étaient disposées les cabines. Au fond, se trouvaient deux +chambres qui avaient des croisées. L’une était le salon du capitaine, +l’autre appartenait au subrécargue d’une maison de commerce de +San-Francisco, lequel avait une forte cargaison à bord. Toutes les +boiseries étaient peintes en blanc avec des filets d’or. Cet intérieur +était éclairé au milieu par une fenêtre à tambour. Cette disposition +générale inspirait la sécurité par l’ordre parfait avec lequel chaque +chose était à sa place; il semblait que nous n’avions plus qu’à nous +laisser aller à un paisible sommeil pendant les trois mois que devait +durer notre traversée.</p> + +<p>Il y avait à bord un passager dont j’aurai souvent à parler; c’était un +Chinois d’une cinquantaine d’années. Il avait aussi une maison de +commerce à San-Francisco, et il emportait une forte cargaison d’opium, +de sucre et de café. Than-Sing, tel était son nom, avait le type commun +aux gens de sa nation, de plus il était excessivement marqué par la +petite vérole. Cependant sa laideur n’avait rien de repoussant, il avait +toujours le sourire sur les lèvres.</p> + +<p>Notre premier dîner à bord pouvait être l’objet<span class="pagenum"><a id="page_86">{86}</a></span> d’une singularité; nous +étions quatre personnes de nation différente; le capitaine était +Anglais, le subrécargue, comme je l’appellerai dorénavant, était +Américain, Than-Sing, Chinois, et moi Française. Je rappelle avec +intention cette particularité pour donner une idée des difficultés que +devait nous apporter en un péril commun cette différence de langage. +Than-Sing parlait l’anglais comme moi-même, c’est-à-dire un peu, mais +aucun ne parlait français; on verra plus tard comment Than-Sing, qui +seul parlait chinois, devait nous rendre d’inappréciables services.</p> + +<p>Notre équipage se composait de dix-sept hommes de différentes nations.</p> + +<p>Le lendemain matin de notre départ, je fus réveillée désagréablement; +une grande agitation régnait à bord, des pas précipités retentissaient +sur le pont. L’inquiétude me fit lever, je m’habillai à la hâte, et je +sortis pour voir ce qui se passait. Le navire était en panne, un matelot +venait de tomber à la mer; on apercevait sa tête au milieu des vagues à +une distance très-éloignée déjà. Le malheureux nagea vingt minutes au +moins avant qu’on pût, à l’aide de cordes, le hisser sur le pont. Ses +camarades lui donnèrent de<span class="pagenum"><a id="page_87">{87}</a></span> vives marques d’intérêt, mais il répondit +avec brusquerie et comme un homme qui a honte de sa mésaventure.</p> + +<p>Quoique cet incident n’eût occasionné aucun mal réel, il me fit une +impression fâcheuse. Je trouvai que, pour le second jour de notre +voyage, c’était mal débuter, et puis le chant de ces matelots anglais +contribua aussi à augmenter ma tristesse. Ils accompagnaient les +manœuvres par une mélodie bizarre et monotone qui ne ressemblait en rien +aux airs pleins de gaîté de nos marins français. Je rentrai toute +soucieuse, et, pour me distraire, je m’occupai à mettre toutes choses en +ordre; je donnai à boire et à manger à deux charmants petits oiseaux que +j’avais emportés de Hong-Kong dans une cage, je les couvris de caresses; +je n’avais plus qu’eux à aimer.</p> + +<p>La brise était molle, et pendant cette journée nous avançâmes lentement. +Pourtant, vers le soir, le vent s’éleva, il vint à souffler de tous les +points de l’horizon; je ne pensais pas sans inquiétude à l’affreuse +tempête que j’avais déjà essuyée sur <i>l’Arturo</i>, lors de mon arrivée en +Chine. J’allai vers le capitaine Rooney, et je le questionnai; +comprenant mes ap<span class="pagenum"><a id="page_88">{88}</a></span>préhensions, il essaya de me rassurer, mais je voyais, +malgré lui, son visage se rembrunir, et c’était avec juste raison. Le +baromètre qui s’était maintenu jusque-là, tomba si bas en moins d’une +heure, que le doute n’était plus permis; nous allions être aux prises +avec le typhon. Le typhon, ce vent si redoutable dans les mers de l’Inde +et de la Chine, et dont l’influence désastreuse amène toujours, sur mer +comme sur terre, la désolation et la mort. Le typhon est plutôt la +réunion de tous les vents soufflant avec fureur des quatre points +cardinaux, qu’un seul soufflant sans partage. Ce n’est pas plutôt le +vent du nord que celui du sud, le vent d’ouest que celui d’est; ce sont +tous les vents combattant entre eux et faisant de la mer le théâtre de +leur lutte. Le capitaine, reconnaissant à ces signes précurseurs que +nous étions menacés de l’une des plus terribles tempêtes, fit exécuter +de rapides manœuvres. Il était temps, car les vents cette fois étaient +déchaînés, la mer tourmentée en tous sens soulevait ses vagues comme des +furies; de sombres éclairs sillonnaient la nue précédant les coups du +tonnerre dont le bruit éclatait de toutes parts avec fracas. Poussé de +l’avant à<span class="pagenum"><a id="page_89">{89}</a></span> l’arrière et retourné brusquement sur lui-même sans que son +gouvernail pût lui imprimer de direction, <i>le Caldéra</i> menaçait à chaque +instant de s’engloutir; il y avait à peine deux heures que la tempête +s’était déclarée, que déjà c’était un vrai désastre: le mât d’artimon et +le grand mât étaient plus d’à moitié brisés, deux canots secoués dans +leurs liens avaient été emportés à la mer. Tout se brisait â +l’intérieur; la mer entrait à profusion par les sabords; chaque vague +qui s’engouffrait dans la dunette produisait le bruit d’une écluse; les +bois craquaient de tous côtés.</p> + +<p>Le capitaine se présentait de temps en temps à la porte de ma cabine +pour dissiper mes inquiétudes. Ses cheveux étaient collés sur son +visage, ses vêtements ruisselants d’eau. «Vous avez peur, me disait-il +avec une brusquerie bienveillante.—Non, répondais-je en essayant de +dissimuler ma frayeur.» Mais la pâleur de mon visage trahissait mes +craintes, car il hochait la tête avec un air de doute, tout en allant +surveiller les manœuvres.</p> + +<p>Je dois avouer que j’étais dans des transes mortelles. Tout dans ma +cabine était renversé, jeté pêle-mêle. Mes pauvres petits oiseaux, que +j’avais avec<span class="pagenum"><a id="page_90">{90}</a></span> grand’peine, au risque de me blesser, rattachés à la +cloison, se blottissaient dans le coin de leur cage avec des marques +d’épouvante; j’étais moi-même couchée, le roulis ne permettant plus de +se tenir debout. La mer déferlait avec une telle violence contre les +flancs du navire, que ma terreur augmentait à chaque instant. Tout à +coup, un fracas épouvantable retentit sur ma tête, et je me trouvai, par +une forte secousse, lancée hors de mon lit sur le plancher. Au comble de +l’effroi, j’y restai à deux genoux, je me cachai la tête dans les mains: +il me semblait que le navire allait s’entr’ouvrir et que nous allions +être précipités dans les abîmes. Ce bruit affreux provenait de la chute +du mât de misaine, entraînant avec lui les haubans; le vent l’avait +brisé au pied en tombant; il avait blessé un matelot qu’on avait relevé +dans un état déplorable. Comment <i>le Caldera</i> résistait-il encore? Après +quatorze heures passées dans les plus cruelles angoisses, la tempête +vint pourtant à se calmer, le vent se ramollit, la mer conservait encore +bien du roulis, mais cet apaisement sensible de ses fureurs nous +semblait être la plus complète tranquillité.<span class="pagenum"><a id="page_91">{91}</a></span></p> + +<p>J’entre-bâillai la porte de ma cabine et je jetai un coup d’œil dans la +salle à manger. On n’y voyait plus alors qu’un amas confus de meubles et +de vaisselle renversés et brisés; l’eau y ruisselait de toutes parts.</p> + +<p>Vers quatre heures, voulant contempler les effets désastreux de la +tempête, je montai sur le pont; je m’y frayai un chemin avec peine; il +était rempli d’objets brisés, câbles, chaînes, sans compter les trois +mâts. L’eau de la mer avait été tellement remuée dans ses profondeurs, +qu’elle avait pris la teinte jaunâtre de ses couches de sable. Le ciel +chargé de nuages éclairait l’horizon par un jour douteux; je portai avec +tristesse mes yeux autour de moi, et je vis nos matelots allant çà et +là, l’air épuisé, accablés de fatigue. Cinquante-deux poules et six +porcs avaient été tués par l’effet du roulis. Comme nous avions la terre +en vue, le capitaine, après avoir fait hisser avec grand’peine une voile +à l’avant, fit mettre le cap sur Hong-Kong. Il nous fallait regagner +cette ville, notre navire ayant besoin d’au moins six semaines de +réparations.</p> + +<p>En même temps que le calme se rétablissait l’ap<span class="pagenum"><a id="page_92">{92}</a></span>pétit, oublié pendant le +danger, reprenait ses droits. L’heure du dîner venue, chacun prit place +à la table, et peu de paroles s’échangèrent pendant ce repas. Nous +étions tous recueillis comme des gens qui viennent d’échapper à la mort. +J’examinai la figure du capitaine, elle était empreinte d’un profond +découragement. J’ai su depuis qu’il songeait à une lugubre aventure qui +lui était arrivée deux ans auparavant. Pris par des pirates indiens, +après un combat où tout son équipage avait trouvé la mort, le capitaine +Rooney avait été attaché au mât de son navire, et ces barbares ennemis +lui avaient tailladé le corps en tous sens, sans pouvoir obtenir de lui +autre chose qu’un sourire de mépris. Ils le gardèrent prisonnier six +mois, après lesquels il parvint à s’échapper.</p> + +<p>Le subrécargue présentant la mine la plus piteuse que l’on puisse voir; +car, outre la crainte qu’il avait eue de perdre la vie, il finit par +avouer qu’au moment du danger, ses plus cruelles angoisses avaient été +pour la perte de ses marchandises.</p> + +<p>Than-Sing, le Chinois, avait la physionomie d’un homme qui se sent +franchement heureux d’être<span class="pagenum"><a id="page_93">{93}</a></span> sauvé; aussi son sourire bienveillant +faisait-il contraste avec le malaise général.</p> + +<p>Quant à moi, encore sous le coup de mes récentes terreurs, je songeais +combien la fatalité semblait vouloir déjouer tous mes projets d’avenir. +Que puis-je connaître de plus des horreurs de la mer, me disais-je, si +ce n’est d’y trouver une tombe?</p> + +<p>Vers huit heures, le capitaine ordonna que tout le monde prît du repos. +J’éprouvais une telle fatigue, que j’aurais dormi sur des planches aussi +bien que sur un lit de plumes. Je dis sur des planches parce qu’au +moment de me coucher je m’aperçus que mon matelas, mes draps, toute ma +literie enfin étaient trempés d’eau. M. Rooney mit une complaisance +extrême à faire chercher une partie de ce qui m’était nécessaire. Mais +ma lassitude ne me permettait pas d’attendre longtemps, la première +couverture que l’on me présenta, je m’en enveloppai et m’étendant sur +mon lit dégarni, je ne tardai pas à tomber dans un sommeil profond.</p> + +<p class="cdots">  </p> +<p class="cdots">  </p> + +<p>Il pouvait être minuit lorsqu’un songe effrayant vint<span class="pagenum"><a id="page_94">{94}</a></span> agiter mon +esprit. Il me semblait entendre des cris infernaux, poussés par une +bande de démons. Était-ce une hallucination? ou cet horrible cauchemar +avait-il de la réalité? J’étais oppressée, souffrante, et plus d’une +fois je me retournai sur ma couche; le songe durait toujours, il fut +tout à coup rompu par un effroyable vacarme. Éveillée en sursaut, je me +dressai sur mon séant, et j’ouvris les yeux, j’étais éblouie, ma cabine +se trouvait entièrement illuminée par une lueur rouge. Frappée de +terreur et persuadée que le navire devenait la proie d’un incendie, je +sautai en bas de mon lit et me précipitai vers la porte. Le capitaine et +le subrécargue étaient sur le seuil de leurs cabines. Je jetai des yeux +hagards sur eux, ils me regardaient sans pouvoir proférer une parole, +car nous entendions des hurlements sauvages et comme des coups de massue +qui retentissaient contre les flancs du navire. Des pierres, des +projectiles de toutes sortes étaient lancés dans les carreaux des +fenêtres du plafond, de la dunette, et les brisaient en mille pièces, +des flammes semblaient brûler, tout au-dessus de nous; nous restions +terrifiés.</p> + +<p>J’allai vers le capitaine et je me cramponnai à son<span class="pagenum"><a id="page_95">{95}</a></span> bras. Je voulais +parler, je n’avais pas de voix, quelque chose d’aride dans mon gosier +arrêtait les paroles sur mes lèvres; je parvins cependant à lui dire +avec des sons étranglés: «Capitaine! capitaine! le feu! le feu est au +navire!..... Répondez-moi..... Entendez-vous là-haut?...» Mais il était +entièrement pétrifié, car il me répondit: «<i>I don’t know</i> (je ne sais +pas).» Il s’éloigna tout à coup et reparut avec un revolver à la main, +la seule arme qu’il y eût à bord. En ce moment, le second de l’équipage +accourut de l’avant du navire, et, s’approchant du capitaine, lui dit +quelques mots que je n’entendis pas. Plus prompte que la pensée, et +soupçonnant un terrible malheur, je rentrai précipitamment dans ma +cabine et je regardai derrière le carreau qui s’ouvrait sur la mer. Au +feu extérieur, j’entrevis les mâtures de plusieurs jonques chinoises. Je +ressortis épouvantée, folle, en criant: «Les pirates!..... les +pirates!.....» En effet, c’étaient les pirates, ces écumeurs de mer de +la Chine, si redoutés par leurs cruautés. Ils nous tenaient en leur +pouvoir; trois jonques, montées chacune par trente ou quarante hommes, +entouraient <i>le Caldera</i>. Ces brigands semblaient être des démons<span class="pagenum"><a id="page_96">{96}</a></span> +sortis du sein de la tempête pour achever son œuvre de destruction. Le +délabrement de notre navire désemparé était pour eux un facile succès. +Après avoir jeté sur le <i>Caldera</i> des crocs en fer, fixés à de longues +amarres, ils n’avaient pas tardé à grimper le long du bordage avec +l’agilité des chats. Une fois parvenus sur le pont, ils s’étaient livrés +à une danse infernale en poussant des cris qui n’ont rien d’humain. Les +projectiles, en outre, cassant les vitres, nous avaient tirés du profond +sommeil où nous étions tous plongés. Les lueurs que nous avions prises +pour le reflet d’un incendie, étaient produites par des matières +inflammables. Ils emploient ce moyen afin de frapper de stupeur et +d’effroi ceux qu’ils attaquent, et paralysent souvent par là leur +résistance.</p> + +<p>Le capitaine, le subrécargue, le second, firent quelques pas en avant +pour sortir de la dunette et aller sur le pont; je les suivis +instinctivement. A peine avions-nous fait trois pas, que des boules +fulminantes furent jetées sur nous et nous forcèrent à opérer une +retraite. Il s’en fallut de bien peu que nous ne fussions atteints par +cette pluie de feu qui nous aurait causé d’atroces brûlures. Nous ne +pouvions<span class="pagenum"><a id="page_97">{97}</a></span> nous expliquer où ils voulaient en venir, leur intention était +évidemment de mettre le navire au pillage. Le capitaine, qui n’avait que +son revolver pour nous défendre, jugea qu’il était prudent de nous +dérober le plus longtemps possible à leur fureur. C’était une précaution +bien inutile, car ils devaient nous trouver n’importe où, aussi bien que +si nous fussions restés dans nos lits; mais notre esprit troublé ne nous +laissait pas le loisir de raisonner. Nous descendîmes avec précipitation +dans l’entreponts, dont l’ouverture se trouvait justement sous nos +pieds, et nous nous cachâmes le mieux que nous pûmes. Cinq matelots se +trouvaient déjà en cet endroit; nous ne savions ce qu’était devenu le +reste de l’équipage; peut-être était-il déjà fait prisonnier.</p> + +<p>Quant à Than-Sing, il n’avait pas reparu depuis la veille au soir.</p> + +<p>Les pirates continuaient à pousser leurs cris sauvages. Par un +écartement dans le panneau qui nous recouvrait, on pouvait voir, à +travers les lueurs incendiaires, quelques-unes de leurs têtes hideuses +entourées d’étoffes rouges en forme de turban. Leur costume était comme +celui de tous les Chinois, ex<span class="pagenum"><a id="page_98">{98}</a></span>cepté que leur ceinture était garnie de +pistolets, de larges couteaux, et chacun d’eux avait un sabre nu à la +main. A cette vue, un nuage de sang me passa devant les yeux, mes jambes +fléchirent sous moi; je croyais ma dernière heure arrivée. Rampant des +pieds et des mains, je m’acheminai vers le capitaine, en cet instant de +détresse son appui me semblait cher. Nous nous tînmes blottis au milieu +des ballots de marchandises, à peu près à vingt pieds de l’ouverture. Il +nous était impossible d’aller plus loin, le navire étant comble dans +cette partie. Nous respirions à peine, quand nous entendîmes une foule +de pirates entrer dans nos cabines et bouleverser tout avec violence. +Une voix connue parvint en même temps jusqu’à nous: c’était celle de +Than-Sing. Une vive altercation paraissait s’élever entre lui et les +pirates. On le sommait sans doute de dire où nous étions, car nous +l’entendîmes crier en anglais: «Capitaine, capitaine! où êtes-vous? en +bas? Répondez! venez! venez!...»</p> + +<p>Mais personne ne bougeait.</p> + +<p>Le capitaine Rooney retournait convulsivement son pistolet dans ses +mains, en murmurant qu’il<span class="pagenum"><a id="page_99">{99}</a></span> allait briser la première tête de pirate qui +apparaîtrait. Je le suppliai de n’en rien faire; une pareille tentative +non-seulement devait être de nul effet, mais encore pouvait servir à +nous faire égorger tous. Il sentit si bien cela du reste qu’il mit son +arme au repos en la cachant sous ses vêtements.</p> + +<p>Nous n’attendîmes pas longtemps la venue de nos ennemis; c’en était +fait, nous allions être découverts... Je frissonne encore à ce souvenir! +Ils levèrent la trappe et firent descendre après une corde, une lanterne +allumée. Nous nous pressions les uns contre les autres pour nous dérober +à ce jet de lumière qui nous gagnait peu à peu et devait révéler notre +présence. C’était peine perdue; des jambes passèrent bientôt, puis des +corps tout entiers, et nous nous trouvâmes couchés en joue par une +douzaine de pirates qui cherchaient avec des yeux de tigres dans la +direction qui leur faisait face; ils étaient armés jusqu’aux dents. Le +capitaine le premier se détacha de notre groupe, et s’avança à leur +rencontre. Il leur présenta son revolver du côté de la crosse. Les +pirates levèrent tous à la fois les bras d’un air menaçant; mais voyant +qu’on ne leur opposait<span class="pagenum"><a id="page_100">{100}</a></span> aucune résistance, ils se mirent à nous +considérer avec une joie sauvage. Deux de ces bandits s’élancèrent hors +de l’entrepont et firent signe avec des gestes brusques qu’il fallait +les suivre. Plus morte que vive, j’étais restée blottie derrière un +ballot; je vis du coin de l’œil mes compagnons remonter un à un, je +voulais m’avancer comme eux, mais j’étais foudroyée d’épouvante. Quand +le dernier eut disparu, que je me vis sur le point d’être seule avec ces +monstres, ces assassins, une frayeur plus forte que le courage s’empara +de moi, je me raidis par un effort suprême, et je m’avançai à mon tour. +Alors à ma robe, à ma coiffure, ils reconnurent que j’étais une femme; +une exclamation de surprise éclata parmi eux, une joie horrible se +peignit sur leur physionomie; j’envisageai le lieu où j’étais comme une +tombe béante: il me semblait déjà sentir les griffes de ces démons. A ce +moment ce n’était plus du courage, de l’énergie, c’était du délire. Je +m’élançai vers l’ouverture, et j’élevai les bras en l’air, en +recommandant mon âme à Dieu. Au même instant, je me sentis saisir et +entraîner, j’étais hors de l’entreponts.</p> + +<p>Arrivée là, je fus entourée d’une foule de pi<span class="pagenum"><a id="page_101">{101}</a></span>rates qui se tenaient en +cercle avec des sabres et des pistolets au poing. Je jetai un coup d’œil +égaré sur mes agresseurs: ils fixaient sur moi des yeux avides en +m’examinant. Ce n’était pas, comme on pourrait le croire, l’insuffisance +de ma mise qui excitait leur curiosité, car, dès le moment de leur +arrivée, par une sorte d’instinct bien naturel chez une femme, je +m’étais revêtue à la hâte d’une robe, et j’avais mis mes pieds dans des +chaussures. Ce qui excitait leur cupidité, c’était quelques bijoux que +j’avais conservés; comprenant leurs exclamations bruyantes, je détachai +bien vite mes boucles d’oreilles, mes bagues, et je les leur jetai pour +m’éviter toute brutalité au cas où ils n’auraient pu résister longtemps +à l’impatience de les posséder. Ceux qui étaient le plus rapprochés de +moi se ruèrent dessus avec avidité, au grand mécontentement des autres; +ces derniers même paraissaient si exaspérés, qu’ils cherchèrent querelle +aux premiers, et il s’en serait suivi probablement une lutte sanglante, +si la voix du chef ne fût intervenue avec autorité; tout cela s’était +passé en quelques moments. On me poussa ensuite sur le pont, je montai +l’escalier qui conduisait sur la<span class="pagenum"><a id="page_102">{102}</a></span> dunette; là, je retrouvai mes +compagnons de captivité déjà enchaînés, et je m’assis auprès d’eux comme +on me l’indiquait.</p> + +<p>La mer était encore houleuse; de gros nuages noirs, dernières menaces de +la tempête, couraient çà et là dans le ciel et allaient se confondre +dans l’horizon ténébreux; il s’élevait du sein des flots une brume +épaisse qui nous enveloppait du froid le plus glacial; le pauvre +<i>Caldera</i>, ainsi désemparé, capturé, ressemblait à un ponton en révolte. +Il régnait parmi nous un silence de mort, qu’interrompaient parfois les +gémissements du matelot qui avait été atteint par la chute du mât de +misaine. Ces poignantes émotions avaient tellement troublé mon esprit, +que mille idées confuses se pressaient dans ma tête; j’éprouvais l’envie +de pleurer, et mes yeux restaient secs. Je promenais sur chacun des +captifs des regards désolés. Cette communauté de malheurs m’attachait à +eux; je redoutais qu’on ne vînt à m’en séparer.</p> + +<p>Pendant ce temps-là, les pirates, qui pouvaient être au nombre de cent, +couraient en tous sens dans le navire, se livrant au pillage. +Quelques-uns s’ap<span class="pagenum"><a id="page_103">{103}</a></span>prochèrent de moi et me montrèrent mes compagnons +attachés. Pensant qu’ils voulaient me lier aussi, je leur tendis les +mains, mais ils me firent un signe négatif. L’un d’eux impatienté, me +passa la lame froide de son sabre le long du cou, faisant le simulacre +de me couper la tête; je ne bougeai pas; mon visage exprimait sans doute +un morne désespoir, mais je n’avais pas une larme. Cette immense douleur +me mettait à une si rude épreuve, qu’elle semblait déjà avoir tout +anéanti, tout épuisé en moi. Voulant néanmoins les satisfaire, je leur +tendis encore les mains afin qu’ils pussent me les lier, si telle était +leur intention. Ils s’en emparèrent avec colère, puis ils recommencèrent +à promener leurs doigts autour de mes poignets, cherchant à me faire +comprendre ce que je ne pouvais deviner. Où voulaient-ils donc en venir? +Leurs froides menaces étaient sans doute pour me démontrer qu’ils me les +couperaient. Dès ce moment, toute l’horreur de ma position me fut +révélée; j’inclinai ma tête sur ma poitrine, et je fermai les yeux. La +vue seule de ces monstres suffisait pour donner le courage du martyre; +j’attendais la mort non sans épouvante, du moins avec résigna<span class="pagenum"><a id="page_104">{104}</a></span>tion. +J’étais dans cette cruelle perplexité, lorsque je me sentis frapper sur +l’épaule; c’était Than-Sing qui, touché de mon attitude, voulut calmer +mes craintes: «N’ayez pas peur, me dit-il, ils veulent seulement vous +effrayer pour que vous n’ayez aucune envie de détacher vos compagnons.»</p> + +<p>On vint bientôt le chercher pour parler au chef des pirates. Than-Sing +n’avait pas été enchaîné, mais il était prisonnier comme nous; il nous +servit d’interprète ainsi qu’à ses compatriotes. Ce chef était un petit +homme d’apparence grêle, et chose singulière, il avait l’air moins +féroce que les autres.</p> + +<p>Le capitaine Rooney fut interpellé devant lui; son attitude pendant cet +interrogatoire fut calme et dédaigneuse; il était superbe de mépris +devant tous ces hommes de sang. On lui demanda d’abord s’il était +Anglais; Than-Sing, chargé de traduire la réponse, se souvint, alors, de +la haine qui existait entre la nation chinoise et la nation britannique. +Il répondit que le capitaine était Espagnol, et que l’équipage se +composait d’hommes de différents pays. Le marchand chinois avait été +heureusement inspiré en dissimulant l’origine du capitaine et des +matelots,<span class="pagenum"><a id="page_105">{105}</a></span> car le chef des pirates fit observer que si nous avions été +Anglais, il nous aurait tous fait égorger sur-le-champ. Il s’informa du +nombre d’individus qui étaient à bord, ainsi que des sommes d’argent +dont pouvait disposer le capitaine; si j’étais la femme de M. Rooney. +Than-Sing satisfit à toutes ces questions, et dit, relativement à ma +personne, que j’étais Française, simple passagère et sans aucun parent +ou ami en Chine. Cet excellent homme fit ressortir l’abandon dans lequel +je me trouvais, afin d’éloigner de l’esprit des pirates l’idée de ne me +rendre la liberté qu’au prix d’une forte rançon.</p> + +<p>Le chef de ces bandits ordonna qu’on déliât les mains au capitaine +Rooney, et celui-ci eut l’humiliation de l’accompagner dans une visite à +l’intérieur du navire. Il se vit dans la nécessité de faire le compte +exact des marchandises qui composaient le chargement du <i>Caldera</i>. Nos +chambres furent dévalisées les premières; je vis passer mes bagages, qui +allaient disparaître dans leurs jonques; je soupirai tristement en +voyant ces voleurs de mer emporter avec mes malles des objets auxquels +j’attachais un prix tout particulier: un de ces barbares<span class="pagenum"><a id="page_106">{106}</a></span> tenait dans +leur cage mes oiseaux mignons. Ces frêles petites créatures allaient +peut-être, si elles n’offraient pas assez d’appât à la cupidité de ces +monstres, mourir de faim, leur sort était aussi misérable que le nôtre. +Nous devions la vie au généreux mensonge du marchand chinois. Mais les +pirates pouvaient changer de résolution, et nous eussent-ils promis cent +fois la vie sauve, nous ne pouvions pas nous appuyer sur leur perfide +parole. Notre malheur, au contraire, semblait sans limites; il était +parfaitement à notre connaissance que les mers de la Chine regorgent de +cette écume des nations. Ceux-ci nous faisaient grâce; de nouveaux venus +pouvaient nous disputer aux premiers et compromettre par ce motif même +notre vie, dans une lutte horrible.</p> + +<p>Je fus tirée de cette rêverie douloureuse par le retour du capitaine. Le +chef des pirates venait de lui ordonner de faire lever l’ancre et de +diriger le navire vers une baie voisine. Nos matelots furent, en +conséquence, délivrés pour être employés aux manœuvres; avant d’en +arriver là, on leur fit comprendre qu’au moindre signe de révolte de +leur part, on nous égorgerait tous sans pitié: ces menaces étaient +ré<span class="pagenum"><a id="page_107">{107}</a></span>pétées à chaque instant. Quant à moi, que ma faiblesse condamnait à +l’inaction, je fus laissée à la même place, en compagnie du matelot +blessé, lequel souffrait cruellement. Le subrécargue et Than-Sing, +quoiqu’on leur eût délié les mains, étaient restés inoccupés à cause de +leur inexpérience des manœuvres.</p> + +<p>A ce moment, un des bandits passait près de nous; il nous fit voir, avec +les marques de la joie la plus vive, un paquet assez volumineux: +c’étaient une forte somme d’argent, des bijoux et de l’argenterie. Il +prit une fourchette, la retourna en tout sens, puis la porta à sa tête +en me regardant, comme pour me demander si c’était un peigne de femme +(on sait que les Chinois ne font pas usage de fourchettes). Son +ignorance, qui, dans tout autre instant, m’eût semblée risible, ne me +donna pas même l’envie d’un sourire, tant mes sens étaient plongés dans +un accablement profond. Than-Sing me vint heureusement en aide, et se +chargea de lui expliquer à quoi servait l’ustensile en question. Le +pirate s’éloigna. Je me croyais débarrassée de sa présence, quand, +revenant sur ses pas, il remplit une de ses mains de pièces<span class="pagenum"><a id="page_108">{108}</a></span> d’argent +qu’il mit sous mes yeux en étendant son autre main vers une jonque qui +était amarrée au navire; je compris, à ces signes multipliés, qu’il me +proposait de fuir avec lui. Thang-Sing, qui avait suivi du regard cette +scène muette, eut encore pitié de ma détresse; il s’approcha de cet +homme et lui dit quelques mots dans leur langage. Il le menaçait sans +doute de dévoiler sa conduite au chef, car le pirate s’éloigna la tête +basse et sans réplique.</p> + +<p>La température s’était refroidie et était même devenue des plus +glaciale. Nous étions trop peu couverts les uns et les autres pour ne +pas ressentir cette brume humide qui nous enveloppait. Je dois dire ici +que nos ennemis usèrent alors de quelque générosité à notre égard; +plusieurs d’entre eux ramassèrent des lambeaux de vêtements qui +traînaient sur le pont et nous les jetèrent pour nous en couvrir les +épaules.</p> + +<p>A ce moment, un bruit de chaînes se fit entendre, le navire ne marcha +plus, l’ancre tomba dans la mer; devait-elle bientôt remonter ou +s’enfonçait-elle à jamais dans le lit qu’elle se creusait au fond des +abîmes? Dieu seul le savait!<span class="pagenum"><a id="page_109">{109}</a></span></p> + +<h2><a id="CHAPITRE_VI"></a>CHAPITRE VI</h2> + +<div class="blockquot"><p class="hang">Séquestration.—Le bon Chinois.—Une lueur d’espoir.—Nouvelle +flottille de jonques.—Déguisement.—Plus de vivres.—Pirate père +de famille.—Proposition de fuite.—Refus de l’équipage.—Fureur du +capitaine Rooney.—Embarcation à la mer.—Désappointement.</p></div> + +<p>Les dernières ténèbres fuyaient pour faire place à l’aurore. Le chef des +pirates ayant terminé ses recherches sur les choses les plus précieuses, +nous fit tous rassembler, après quoi il ordonna qu’on nous fit descendre +à l’entrepont, cette nouvelle mesure nous causa une inquiétude affreuse; +on nous escortait les armes à la main. Arrivés au pied du grand mât, le +panneau fut ouvert, et nous descendîmes comme on nous l’intimait. Nos +ennemis à ce moment avaient l’air des plus farouches, chacun de nous<span class="pagenum"><a id="page_110">{110}</a></span> +pensa qu’ils allaient décider de notre sort; nous nous assîmes, dans un +morne silence, sur les ballots de marchandises; mais elles étaient en si +grand nombre dans cet endroit que nous trouvâmes bien juste à nous +caser. Peu après, plusieurs de ces pirates apparurent pour nous +surveiller. Ils frappaient à chaque instant et sans motif, à coup de +plat de sabre, les matelots. Je me serrais tout effarée contre le +capitaine, lequel pouvait bien peu pour soutenir mon courage. Ces +misérables regardaient les poignets de chacun, et une joie sauvage +brillait dans leurs yeux en voyant la meurtrissure qu’avaient marquée +les liens. Ils faisaient sans cesse tournoyer leurs sabres autour de nos +têtes. Un mouvement se fit sur le pont; ils se retirèrent, nous laissant +seuls, mais ils avaient eu le soin de boucher hermétiquement le panneau, +de sorte que non-seulement nous étions plongés dans d’épaisses ténèbres, +mais encore nous étouffions faute d’air. Ce supplice dura environ une +heure. Au bout de ce temps, une voix amie parvint jusqu’à nos oreilles: +c’était celle de Than-Sing qu’on avait séparé de nous. Il ouvrit ce +panneau qui pesait sur nos têtes, et les rayons d’un soleil ardent +vinrent bientôt inonder la<span class="pagenum"><a id="page_111">{111}</a></span> nuit de notre prison avec un éclat tel, que +nous restâmes comme aveuglés pendant quelques instants.</p> + +<p>Comme on a pu le voir jusqu’à présent, le marchand chinois nous avait +rendu de grands services; jusqu’au jour de notre délivrance, il devait +être notre bon génie. Sa seule présence calmait nos terreurs, et le +danger nous semblait moins menaçant dès que le vieillard ouvrait la +bouche pour s’interposer entre notre faiblesse et la férocité de ses +compatriotes. Son sang-froid ne se démentait pas un seul instant; quand +il n’était pas à nos côtés pour nous consoler et ranimer notre courage, +il employait son adresse auprès de nos ennemis pour nous épargner +quelque nouvelle épreuve. Nous reprenions confiance à sa vue, et sa +laideur disparaissait sous la calme sérénité de son visage; j’étais +étonnée de trouver dans un homme de sa nation une bonté toute +chrétienne.</p> + +<p>Le chef des pirates avait décidé que tous nos hommes d’équipage +travailleraient au pillage du navire. Nous supposâmes qu’un long débat, +qu’une question de vie ou de mort avait dû être agitée relativement à +nos personnes, pendant qu’on nous avait tenus enfermés. La Providence +veillait sur nous, puis<span class="pagenum"><a id="page_112">{112}</a></span>que, cette fois encore, on nous laissait +l’existence.</p> + +<p>Les pirates commencèrent par se gorger de la cargaison d’opium, qui +était le fret de notre ami Than-Sing; le reste, consistant en riz, +sucre, café, etc., fut l’ouvrage de nos matelots; mêlés au milieu de ces +voleurs, ils passaient de main en main toutes les marchandises qui se +trouvaient à leur portée; et, ces derniers, faisant la chaîne, les +transportaient à leur tour, dans leurs joncques.</p> + +<p>Dans cette nouvelle occupation, je fus comme oubliée, c’est-à-dire qu’on +me laissa au milieu de mes compagnons qui m’engagèrent à rester à leurs +côtés, ce que je fis en désespérée.</p> + +<p>Au bout d’une heure, il y eut un moment de repos, les pirates donnèrent +du biscuit et de l’eau à nos matelots. Ceux-ci me proposèrent de prendre +part à leur repas, mais il me fut impossible de goûter à cette pâte dure +et sèche. D’ailleurs, mon estomac, oppressé par tant d’émotions, était +incapable de prendre quoi que ce fût. Je bus avec avidité de l’eau qu’on +me présentait; depuis de longues heures, j’avais la poitrine en feu, et +je souffrais cruellement de la soif.<span class="pagenum"><a id="page_113">{113}</a></span></p> + +<p>A peu de temps de là, le capitaine Rooney et Than-Sing vinrent me +chercher. Il était temps qu’ils fissent leur apparition. Plusieurs de +ces bandits commençaient à tourner autour de nous d’une manière +inquiétante. Ces cœurs généreux, au milieu de tant de périls, ne +songeaient pas qu’à eux seuls; après en avoir fait la demande au chef, +ils avaient obtenu de m’emmener dans une des chambres de la dunette pour +m’y établir plus commodément. En passant sur le pont, je pus voir que +nous étions près de terre, dans une immense baie entourée de collines +verdoyantes. J’aurais joui de ce riant spectacle, si, en ramenant mes +regards autour de moi, je n’avais été bientôt rappelée à toute l’horreur +de ma situation. Le <i>Caldera</i>, déjà détruit par la tempête, n’était plus +qu’un amas de ruines; les mats brisés étaient abattus en travers du +pont, des débris de fenêtres et de portes gisaient çà et là, la boussole +avait disparu; ces pillards par mesure de précaution avaient enlevé le +gouvernail. Ils ajoutaient à cette scène de désolation leurs cris +barbares. Saisie de vertige, je me laissai vivement entraîner à +l’arrière. Là encore, tout était méconnaissable, ce qui n’avait pas été +brisé comme<span class="pagenum"><a id="page_114">{114}</a></span> les glaces, était jeté de tous côtés sur le plancher. Je ne +sais si, à ce moment, j’avais bien ma raison; mais, ce que je puis dire, +c’est que je souffrais mille morts. J’étais torturée moralement par les +craintes les plus odieuses. J’essayais de combattre les angoisses que +j’éprouvais, en me rappelant que les pirates s’étaient refusé de me lier +les mains, ce qui me semblait témoigner de leur part une certaine +déférence pour les femmes; mais il me revenait à l’esprit bien des +histoires lugubres qu’on m’avait racontées et qui constataient la +férocité de leur nature. Aussi, j’eusse préféré me jeter vingt fois à la +mer que d’être victime de leurs brutalités; et à l’heure où j’écris ces +lignes, on peut croire que si je raconte tout au long les souffrances +que j’ai endurées, c’est que Dieu, dans sa paternelle sollicitude, n’a +pas permis que de telles horreurs fussent ajoutées au nombre des +épreuves qu’il me réservait. J’y eusse succombé; du reste tant le nombre +des ennemis qui nous tenaient en leur pouvoir était considérable, le +lendemain de notre capture, nous pouvions en compter amplement un mille. +Je me reposais en proie à ces sombres préoccupations, sur un large divan +en velours vert qui<span class="pagenum"><a id="page_115">{115}</a></span> était resté dans une des chambres et qu’on n’avait +pu faire sortir à cause de sa dimension. J’étais veillée par le bon +Than-Sing et par le brave capitaine Rooney. Quant au subrécargue, homme +à la figure fausse, il a montré tant de lâcheté dans cette affaire, +qu’il ne mérite aucunement d’être cité.</p> + +<p>Pendant toute cette journée, nos matelots n’eurent pas de relâche, ils +travaillaient sous le sabre en poussant des gémissements, leur fatigue +était grande; vers le soir, Than-Sing obtint pour eux qu’ils prendraient +quelque repos; il parvint aussi à nous apporter une gamelle de riz cuit +à l’eau. C’était tout ce qui restait de nos vivres: ils en mangèrent; +quant à moi, de même que le matin, je ne pus rien prendre. Ces émotions +successives me tenaient dans un état de fièvre qui m’ôtait toute idée de +nourriture.</p> + +<p>Nous avions obtenu de fermer toutes les portes; mes compagnons +reposèrent dans la pièce voisine de celle où j’étais. Je passai une nuit +comme les damnés seuls doivent en avoir; j’entendais les cris de ces +hommes célébrant leur facile victoire, et les frayeurs de mon cerveau +troublé ne me faisaient voir que poignards, incendies et scènes +sanglantes. Voulant<span class="pagenum"><a id="page_116">{116}</a></span> respirer un peu d’air, je me précipitai, toute +haletante, vers une petite fenêtre qui donnait sur la mer, et +j’apercevais à la clarté de la lune les forbans qui se partageaient le +butin dans le plus grand tumulte. Ce spectacle était bien fait pour +perpétuer mes affreuses visions.</p> + +<p>Le jour vint. Il y avait à peine une heure que nos matelots étaient +parmi les Chinois, lorsque nous entendîmes une rumeur qui n’était pas +ordinaire. En effet, quelques-uns des nôtres vinrent à pas précipités, +et nous dirent avec une voix troublée: «Les pirates se sauvent!... les +pirates se sauvent!...» Une lueur d’espoir traversa en ce moment +l’esprit de chacun de nous; nous crûmes un instant que nous touchions au +terme de nos épreuves, car l’effroi subit des pirates nous semblait ne +devoir être causé que par l’approche d’un steamer; mais nous fûmes +trompés d’une manière bien douloureuse quand nous eûmes porté nos +regards à l’horizon. Hélas! ce que nous avions cru être notre délivrance +n’était, au contraire, qu’un accroissement à nos maux. Il n’y avait plus +à en douter; au loin une nouvelle flottille de jonques se dirigeait à +toutes voiles vers nous. Pen<span class="pagenum"><a id="page_117">{117}</a></span>dant l’espace d’un quart d’heure, où nous +fûmes seuls sur notre navire, le bon Than-Sing nous expliqua que les +petites jonques fuyaient devant les grandes, et que, s’il n’en était pas +ainsi, les pirates se livreraient combat entre eux. Les nouveaux ennemis +qui nous arrivaient étaient donc plus redoutables que les premiers. +Qu’allaient-ils faire de nous? Nous étions là, sans espoir, attendant le +poignard, la hache ou le sabre qui devaient nous frapper peut-être; nous +comptions les minutes qui s’écoulaient, et mes yeux ne pouvaient se +détacher de la vue des jonques qui rapprochaient nos bourreaux; je +sentais une pâleur livide me couvrir le visage; ce n’était pas la peur +de la mort elle-même qui me rendait faible en ce moment, mais celle des +horreurs de toute nature dont je pouvais être la victime. «Capitaine, +dis-je, j’ai peur, oh! bien peur! Ne pourriez-vous pas me faire changer +de costume? Voyez ma robe! et ces monstres qui vont venir! je voudrais +être vêtue comme vous. Que faire? Ayez pitié de moi.» Le capitaine +Rooney me regarda avec compassion. «Oui, vous avez raison, me dit-il, +attendez.» Et il me présenta un double pantalon qu’il avait sur lui; +puis, il<span class="pagenum"><a id="page_118">{118}</a></span> me donna une chemise et une jaquette en toile de Chine. Je +rentrai dans une cabine où je me débarrassai de ma robe, seul vêtement +qui me restât, et je m’habillai à la hâte; un des matelots me donna sa +casquette, sous laquelle je dissimulai le mieux que je pus ma chevelure. +Une seule épingle à cheveux me restait encore, et des souliers dans +lesquels mes pieds étaient nus.</p> + +<p>A peine avais-je fini d’opérer cette transformation que des cris partant +de toute part nous annoncèrent l’approche de nos nouveaux ennemis. Ils +montaient à l’abordage. Pendant ce temps-là les autres jonques, plus +petites que les nouvelles, fuyaient à leur approche, comme des +sauterelles effarées qu’on aurait surprises dévastant un champ de blé; +nous nous réfugiâmes dans l’une des chambres de l’arrière. Le capitaine +avait ordonné à ses hommes de se grouper de manière à me cacher aux +premiers regards de l’ennemi; lui-même me masquait de sa personne, et +Than-Sing se tenait à mes côtés. Il y avait bien en ce moment une +quarantaine de jonques autour du <i>Caldera</i>. Chacune portait de vingt à +quarante hommes, et les plus grandes avaient dix ou douze canons.<span class="pagenum"><a id="page_119">{119}</a></span></p> + +<p>Chaque jonque a un chef qui commande despotiquement à une troupe de ces +forbans, enrôlés sous l’étendart du vol et de l’assassinat. Les pirates +qui infestent les lointains parages de la Chine ont pullulé d’une telle +sorte dans cet empire de quatre cent millions d’âmes qu’ils exercent +impunément leurs actes de brigandage. Il arrive même souvent qu’ils se +pillent et se tuent entre eux dans des combats à coups de canons, où la +victoire reste avec le butin à ceux qui ont les jonques les mieux +armées. Comment peut-il en être autrement dans ce pays, qui n’a pas la +moindre marine organisée pour les détruire?</p> + +<p>Nous étions réfugiés, ainsi que je l’ai déjà dit, dans une des chambres +du fond; comme une digue rompue, en un instant un torrent de ces +barbares s’abattit sur notre navire. Les premières jonques n’ayant pu +emporter qu’une faible partie du chargement, les nouveaux pirates +faisaient encore une bonne prise avec ce qui restait de marchandises; +ils s’occupèrent donc à piller la cargaison sans paraître prendre garde +à nous. L’appât du butin semblait seul captiver leur attention. Celles +de leurs jonques qui étaient suffisamment chargées se détachaient des<span class="pagenum"><a id="page_120">{120}</a></span> +autres, et faisaient voile vers les côtes pour transporter leur prise +dans des villages qui leur servaient de repaire. Tous ces misérables +semblaient également animés du même esprit de destruction. Ainsi, dans +le but d’emporter le plus de choses qu’ils pouvaient, ils brisaient tout +avec une rage insensée; ils démolissaient à coups de hache les parois +des cabines; dans la dunette, les parois volaient en éclats; le cuivre, +le fer et le plomb étaient arrachés des panneaux et des portes +enfoncées. Ils étaient parvenus à enlever le divan en velours vert qui +avait été épargné jusqu’alors, à cause de sa grandeur; les planchers +étaient jonchés de débris de thé, de café, de sucre, mêlés à des +morceaux de biscuit, etc. L’indifférence qu’ils nous témoignèrent tout +d’abord, ne dura pas longtemps. Il nous fallait à tout moment montrer la +doublure de nos poches pour leur prouver que nous ne leur dérobions +rien; la foule de ces monstres fut un instant tellement compacte en se +ruant sur nous, qu’ils faillirent nous étouffer. La seule robe qui me +restait lors de leur arrivée, et que j’avais essayé de cacher, me fut +enlevée comme tout le reste. Than-Sing ayant quitté un instant ses +souliers, ils lui<span class="pagenum"><a id="page_121">{121}</a></span> furent dérobés en un clin d’œil, ce qui chagrina fort +le pauvre homme; ces chaussures étaient confectionnées à la mode de son +pays. Un matelot parvint tant bien que mal, un peu plus tard, à lui en +arranger une paire avec des morceaux de cuir qu’il découvrit dans des +débris de toutes sortes.</p> + +<p>Notre position au milieu de ces hommes dénaturés était horrible; aussi +l’égarement se peignait-il sur nos physionomies. Mon costume n’avait pu +les tromper; ma figure, sur laquelle la douleur était empreinte d’une +manière si profonde, leur divulgua sans doute mon sexe, car ils me +considéraient avec une curiosité avide.</p> + +<p>Plusieurs d’entre eux nous demandèrent d’un air railleur si nous +pensions toujours aller à Hong-Kong; comme nous restions silencieux et +abattus, ils se mettaient alors à rire avec des éclats bruyants. +Quelques-uns, aux regards cruels et féroces, s’approchaient de nos +matelots et faisaient le simulacre de leur couper la tête. Mourante de +frayeur, je me faisais aussi petite que possible en me blottissant au +plus épais de mes compagnons. A quoi tenait notre existence au milieu de +ces êtres sans pitié et sans loi?<span class="pagenum"><a id="page_122">{122}</a></span> Qui sait ce qui serait arrivé à la +première goutte de sang, ne fût-elle tombée que d’une égratignure?</p> + +<p>Cette avalanche humaine vint pourtant à s’éclaircir. Vers le soir de ce +même jour, nos matelots, à moitié morts de fatigue, se plaignirent +amèrement de la faim. Il nous vint un secours tout à fait inattendu. +Parmi ces pirates, il y en avait un qui semblait avoir quelque pitié +pour nous, il apparaissait de temps à autre et nous considérait en +silence, puis il se plaisait à nous montrer dans l’une des jonques sa +femme et ses enfants. Nous prêtâmes involontairement quelque attention +aux êtres qui lui étaient chers. Ce pirate, père de famille, voulut +alors nous témoigner le plaisir qu’il en ressentait, car, au moment où +nous déplorions notre dénûment, il nous apporta du riz et une marmite +pleine d’un ragoût arrangé à la mode chinoise; ce mets était surtout +remarquable par une sauce jaune comme du safran. Nos matelots, peu +habitués aux douceurs du confortable, s’en régalèrent. Il n’y eut que +moi qui y touchai du bout des lèvres; il me fut impossible d’en avaler +deux cuillerées; je lui trouvais une saveur capable de provoquer les +vomissements. Je mangeai un peu de riz pour calmer<span class="pagenum"><a id="page_123">{123}</a></span> les atroces douleurs +d’estomac que je commençais à ressentir.</p> + +<p>Than-Sing, depuis un instant, causait avec cet honnête brigand, quand il +vint nous dire, à notre grande surprise, qu’il lui proposait, moyennant +une forte somme d’argent, de nous faire évader; une telle proposition ne +pouvait avoir d’autre effet que d’être bien accueillie. Le capitaine, +par l’entremise de Than-Sing, convint avec cet homme du prix de notre +liberté, du lieu où nous déposerait la jonque et où il toucherait la +rançon. Ce devait être à Hong-Kong. Ce projet arrêté, il s’éloigna en +promettant de nous avertir quand l’heure propice à notre fuite serait +arrivée.</p> + +<p>L’imagination fait de si rapides progrès dans un moment critique, que je +me laissai aller à croire que nous allions être sauvés. Aussi, je +portais, malgré le mal éprouvé déjà, des regards reconnaissants sur +cette jonque amarrée près de nous. J’examinais d’un œil avide tout ce +qui s’y passait, et je voyais sous les derniers rayons d’un beau soleil +couchant des enfants jouer, courir, se chamailler; des femmes chinoises, +des femmes pirates je devrais dire, qui<span class="pagenum"><a id="page_124">{124}</a></span> faisaient l’office des +matelots, en s’employant aux manœuvres. Deux d’entre elles portaient un +jeune enfant sur leur dos dans un sorte de sac d’étoffe, ce qui ne les +gênait pas le moins du monde pour grimper comme des chats, partout où +elles étaient utiles. Les têtes nues de ces enfants, que les mères +portent ainsi jusqu’au jour où ils peuvent marcher, ballottaient, +allaient, venaient de tous côtés, que cela faisait peine à voir. Mais +peut-on rien changer aux coutumes? Cette habitude semi-barbare, ce qu’il +y a de certain, ne les empêche pas de croître, et encore bien moins de +multiplier. J’achevais à peine ce raisonnement en moi-même, qu’un de ces +bambins se laissa choir par-dessus le bord. Malgré moi, je jetai un cri. +Inutile de dire qu’il fut bien vite retiré de l’eau. Je pus voir alors +que cet enfant avait des petites vessies remplies d’air attachées à ses +vêtements. Les parents prennent ces précautions afin que s’ils viennent +à tomber dans l’eau, ils n’aillent pas si vite au fond.</p> + +<p>Or, cette jonque sur laquelle, à tort ou à raison, nous avions quelque +espoir, prit le large.</p> + +<p>Avions-nous été l’objet d’un jeu cruel? ou bien<span class="pagenum"><a id="page_125">{125}</a></span> éprouvés +traîtreusement? C’est ce que nous ne pûmes savoir. Toujours est-il, que +nous ne revîmes pas notre pirate. Nous finîmes par croire qu’il avait +été retenu par la crainte de voir sa trahison découverte, ou d’être +rejoint dans le cours de l’évasion par les autres jonques. Il avait +pensé peut-être aussi que la somme qui lui était offerte ne compensait +pas suffisamment le danger de mort auquel il s’exposait en nous tirant +des mains de ses complices.</p> + +<p>La nuit étant tout à fait venue, les jonques se détachèrent peu à peu +des flancs du <i>Caldera</i> et gagnèrent le large. Il n’était pas probable +qu’il en revînt en aussi grand nombre, car, de retour dans les villages, +elles ne manqueraient pas d’annoncer que notre navire était complètement +vide de sa cargaison.</p> + +<p>Leur départ nous laissait la perspective d’une nuit plus calme que les +précédentes; mais, d’un autre côté, nous restions sans ressources sur +notre navire délabré. Qu’allions-nous devenir? Au loin, devant nous, +était Macao, on en voyait la direction entre deux montagnes; que de +désespoir à cette vue! La vie était là, si près de nous, et nous ne +pouvions rien<span class="pagenum"><a id="page_126">{126}</a></span> pour notre salut. Quand même nous eussions essayé de +lever l’ancre et de laisser dériver au hasard le navire dépouillé de sa +mâture, toutes nos chances ne nous permettaient que d’échouer sur la +côte. Pour échapper aux angoisses nouvelles que nous ressentions, nous +fîmes nos préparatifs afin de prendre quelque repos, c’est-à-dire que +chacun s’étendit tant bien que mal sur le plancher, assez près les uns +des autres, de manière à être tous debout à la moindre alerte. Mes +compagnons me réservèrent un mauvais banc que les pirates avaient +dédaigné, et sur lequel je m’étendis à mon tour avec résignation.</p> + +<p>Quel tableau! une mèche fumante brûlait dans un peu de graisse et jetait +des lueurs blafardes sur toutes ces figures amaigries par la souffrance. +Cette chambre, si fraîche et si coquette quelques jours auparavant, +avait maintenant l’aspect d’un de ces hideux caveaux des <i>Mystères de +Paris</i>. Tous ces matelots avec leurs costumes salis et souillés par le +travail, aux teints hâlés, aux mains rudes et noires, étaient navrants à +voir; et quand je pense que je ne faisais aucun contraste avec ces +hommes par les vêtements dont j’étais vêtue; par le danger qui me +te<span class="pagenum"><a id="page_127">{127}</a></span>nait rivé sous sa griffe, comme eux, j’avais un pied dans la tombe. +Voyant chacun s’endormir peu à peu, je restai seule à songer aux chances +horribles de ma destinée. Je cherchais dans mes souvenirs quelle faute +j’avais pu commettre pour endurer de telles épreuves; je fouillais ma +conscience, je creusais mon esprit pour en trouver qui valût mes +souffrances; je ne voulais pour douter de la bonté divine.</p> + +<p>Il pouvait être dix heures du soir; les bruits du dehors s’apaisaient +peu à peu, et malgré moi, je me sentais agitée par mille pensées +diverses. Je ne comprenais pas alors que des hommes pussent dormir sans +songer davantage à leur salut. J’éprouvais comme une surexcitation +nerveuse; je me levai et me dirigeai en silence vers le pont, en passant +à travers les débris qui m’arrêtaient à chaque pas. Là, je m’appuyai le +long du bord. Nous étions seuls! La mer ne faisait pas entendre le plus +léger bruit; elle étincelait comme un miroir d’argent sous les pâles +rayons de la lune. Cette calme solitude me fit une émotion telle que +toutes les fibres de mon cœur furent émues. Je rentrai à l’intérieur de +la dunette et j’appelai à voix basse le capitaine. Il n’était +qu’as<span class="pagenum"><a id="page_128">{128}</a></span>soupi, car il tourna vivement la tête de mon côté. Je l’engageai à +me suivre sur le pont, ce qu’il fit aussitôt, assez étonné de mon air +mystérieux. Quand nous fûmes là, nous nous arrêtâmes pour écouter un +bruit de voix qui venait de l’avant. C’était une petite jonque dont les +pirates étaient encore occupés à prendre les débris du chargement. Le +capitaine se pencha par-dessus le bord pour calculer les hommes qu’elle +contenait; ils pouvaient être huit à dix. Après cet examen il resta +silencieux. Il paraissait réfléchir. Etonnée de son silence, je +l’entraînai vers la grande embarcation qui occupait le milieu du pont, +et, la lui montrant, je lui dis: «Eh bien! capitaine, vous laissez +dormir vos hommes!» Il me regarda, cherchant à lire l’intention que +j’attachais à mes paroles. Je repris aussitôt: «Voulez-vous donc +attendre patiemment la triste fin qui nous est réservée, en ne faisant +rien pour échapper aux mains des pirates? Je ne suis qu’une femme, moi: +eh bien! j’aimerais mieux aller au-devant de la mort et tenter quelque +chose pour mon salut, que de l’attendre ici du poignard ou de la faim. +Nous ne sommes qu’à vingt milles de Macao; cette embarcation peut tous<span class="pagenum"><a id="page_129">{129}</a></span> +nous contenir; une fois en mer, il est peu probable que les pirates, +gorgés comme ils le sont, épient notre fuite ou essayent de nous +atteindre. Partons! fuyons! capitaine, je vous le demande à genoux.</p> + +<p>Il se pencha de nouveau par-dessus le bord, puis me faisant signe de le +suivre, il rentra dans l’intérieur de la dunette où les autres +semblaient dormir profondément. «Holà! dit-il, que tout le monde se +lève!» Il communiqua alors ses intentions; car, dans ce moment suprême +où il fallait risquer sa vie, il ne pouvait guère donner des ordres. Au +premier mot qu’il dit pour dévoiler le plan de l’évasion, les matelots +se resserrèrent les uns contre les autres, avec un air d’improbation et +de désobéissance. Cette marque d’hésitation mit aussitôt le capitaine en +fureur; et, s’adressant surtout au subrécargue et à son second: «Vous +n’êtes pas des hommes, leur dit-il, et vous devriez rougir en voyant une +femme, la première, vous donner l’exemple du courage: oui, la première, +elle a pensé à braver la mort qui nous attend, en voyant dans une fuite +quelque chance de salut; et vous, vous hésitez, vous tremblez comme des +lâches! car je vois la peur dans tous les yeux.<span class="pagenum"><a id="page_130">{130}</a></span> Non, je le répète, vous +n’avez pas l’énergie d’une femme!»</p> + +<p>Je dois dire ici quel était le plan d’évasion du capitaine Rooney. Il +venait de proposer à son équipage de sortir sur le pont et de tenter, +par la surprise, de se rendre maître de la jonque en égorgeant les huit +Chinois qui s’y trouvaient. Alors, sans perdre de temps, la mer nous +favorisant, nous faisions voile sur Macao, où il nous était possible +d’arriver la nuit, selon toutes ses prévisions.</p> + +<p>Je me gardai bien de dire une parole qui fût une approbation au milieu +de ces débats sinistres; mon rôle, en cette circonstance, devait être +simplement passif, afin que ces hommes ne pussent croire que j’avais +proposé ou applaudi à une tentative de meurtre. Leur réponse au +capitaine me fit voir qu’ils m’accusaient d’avoir eu cette idée +sanguinaire; et, pourtant, je certifie que ce genre de coup de main ne +m’était pas venu à la pensée. Le capitaine ne m’avait pas fait part de +ses projets; mais il n’avait pas douté de mon courage, puisque, la +première, je lui avais donné l’idée de fuir. Il avait donc jugé à propos +de me citer en exemple afin de leur faire honte.<span class="pagenum"><a id="page_131">{131}</a></span></p> + +<p>Le subrécargue prit la parole en me jetant un regard de reproche et de +menace tout à la fois. «Capitaine, dit-il, cette femme est folle, sans +doute, et si elle a pu vous conseiller une pareille témérité, vous +trouverez bon que nous vous refusions notre aide; cette tentative loin +d’avoir le succès que vous en attendez, il pourrait se faire, au +contraire, qu’elle tournât contre nous, parce qu’il est plus que certain +que nous serions surpris en mer avant le jour par les pirates, et cette +fois nous n’obtiendrions pas quartier d’eux; ils devineraient facilement +d’où nous vient la possession de leur jonque maudite.» Ces raisons, qui +combattaient le plan du capitaine, étaient justes; aussi parurent-elles +le convaincre; il proposa alors d’exécuter en partie le projet d’évasion +qui pouvait nous faire conquérir la liberté. Il s’agissait de démarrer +l’embarcation et de la débarrasser de la charge de charbon de terre dont +elle était remplie jusqu’à moitié. En ce moment, et comme pour favoriser +notre fuite, la dernière jonque qui était à l’avant du navire s’éloigna +et gagna le large; nous étions donc seuls pour la première fois depuis +le commencement de notre captivité, et nous pouvions travailler avec<span class="pagenum"><a id="page_132">{132}</a></span> +plus de sécurité à notre délivrance. Pendant que tous les hommes se +livraient à ce travail, je montai sur le pont de la dunette, et là je me +mis à chercher dans les débris de toutes sortes qui gisaient à cette +place; la lune brillait dans son plein, elle me permit de découvrir +quelques-unes de mes lettres, toutes maculées et déchirées; je les +ramassai en poussant un douloureux soupir, et les serrai pieusement sous +mes habits, j’allai ensuite au milieu de mes compagnons. L’embarcation +fut bientôt débarrassée de la charge de charbon qui l’encombrait. Mais +les craintes du capitaine n’étaient que trop réelles; on s’aperçut que +plusieurs planches étaient disjointes et qu’elle ne pourrait tenir la +mer. Le désappointement fut grand; on redoubla néanmoins d’activité; on +ferma tant bien que mal ces trous, ces fissures qui s’opposaient à nos +projets. Enfin, après un travail des plus opiniâtres, au moyen de fortes +poulies, on parvint à hisser la chaloupe le long du bord. Un bruit sourd +s’ensuivit; elle touchait la mer. Nous étions tous penchés sur le +bastingage; la moitié du corps en dehors du navire, nous plongions nos +regards avec une anxiété fébrile dans le fond noir de ce grand<span class="pagenum"><a id="page_133">{133}</a></span> canot, +demandant à Dieu qu’il ne nous abandonnât pas. Dix minutes s’étaient à +peine écoulées, que la voix du capitaine résonna comme un glas à nos +oreilles; il articula d’une voix sourde: «C’est impossible!» Et c’était +en effet impossible. L’eau, qui avait pénétré d’abord lentement, monta +peu à peu et remplit la barque à moitié. Chacun se retira en silence: +les grandes souffrances ne s’expriment pas. J’allai de nouveau m’étendre +sur le banc où, deux heures avant, j’avais cru à la possibilité de notre +salut. Il fallait remettre au lendemain l’espoir de nous sauver.</p> + +<p>Le lendemain était le 10, les matelots se mirent à l’œuvre avec ardeur. +Cette embarcation nécessitait un travail de huit à dix heures au moins, +pour la rendre propre à notre fuite; encore fallait-il que nous ne +soyons point assaillis, comme dans la journée précédente, par de +nouveaux pirates. Une partie du jour se passa sans que nous aperçussions +la moindre voile; c’était presque du bonheur de nous voir ainsi isolés. +Nous parcourions en tous sens <i>le Caldera</i>, qui n’était plus qu’un amas +de décombres. Ce malheureux navire, vidé jusqu’à la cale, avait un<span class="pagenum"><a id="page_134">{134}</a></span> +aspect hideux et misérable, et son délabrement faisait mal à voir: il +n’y avait pas un mètre carré où l’on pût mettre les pieds.</p> + +<p>Comme tous les agrès de la chaloupe avaient été enlevés, on fut obligé +de les remplacer par de longs bambous qu’on parvint à découvrir dans la +cale; à l’aide de cordes, on adapta à ces mêmes bambous des planches +destinées à faire le service des avirons. Des morceaux de toile furent +ramassés, taillés et cousus ensemble pour faire une voile; tout marchait +au gré de nos désirs; la nuit était venue. Nous allions enfin partir, +lorsque nous aperçûmes deux jonques venant à pleines voiles dans notre +direction; elles eurent bientôt abordé; nous nous réfugiâmes au plus +vite dans nos cabines, après avoir fait disparaître, autant que +possible, toutes traces de nos préparatifs. Les pirates qui débarquèrent +vinrent d’abord s’assurer de notre présence; plusieurs d’entre eux, +portant des lanternes, nous les passèrent devant le visage, comme s’ils +cherchaient quelqu’un. L’inquiétude fit place à la terreur, lorsque +arrivés à moi, qui m’étais cachée derrière tous les autres, ils parurent +joyeux et satisfaits. L’un d’eux me fit signe de me lever;<span class="pagenum"><a id="page_135">{135}</a></span> je les +regardais avec les yeux hagards, mais sans faire un seul mouvement. Un +autre, que mon inertie irritait sans doute, fit tournoyer son sabre +autour de ma tête. Ce geste menaçant ne pouvait qu’augmenter mon effroi, +et je ne sais ce que je serais devenue, si, à ce moment, un grand cri ne +se fût fait entendre et ne fût venu attirer leur attention..... Ce cri +provenait d’un des leurs qui s’était laissé choir à fond de cale par +l’ouverture de l’entrepont laissée ouverte. Les matelots qui se +trouvaient les plus rapprochés de cet endroit se hâtèrent d’aller le +retirer; ils le rapportèrent sur le pont à moitié mort. Cet incident +détourna l’intention qu’avaient les pirates de s’emparer de ma personne, +car ils ne donnèrent pas suite à leurs menaces; ils se contentèrent de +faire une perquisition à l’intérieur. Cependant, nous n’étions pas +encore au bout de nos alarmes; un matelot accourut tout effaré. +Plusieurs de ces maudits barbares, sous prétexte d’éclairer leurs +recherches, promenaient, de côté et d’autre dans l’entrepont, des +torches enflammées, et cela avec une indifférence qui marquait bien leur +intention cruelle; les étincelles volaient autour d’eux sur toutes +choses inflam<span class="pagenum"><a id="page_136">{136}</a></span>mables, et elles auraient certainement suffi à mettre le +feu au navire, si nos matelots ne s’étaient hâtés de les suivre, en +jetant de l’eau pour les éteindre à temps. A notre grande joie, ils +finirent par s’éloigner.</p> + +<p>Quand ils furent à une assez grande distance, on se mit de nouveau à +l’œuvre; les agrès furent disposés dans la chaloupe; elle faisait encore +eau par certains endroits, mais il n’y avait plus à reculer. Personne, +du reste, en ce moment solennel, n’éprouva la moindre hésitation; il ne +s’éleva aucune objection à l’encontre de cette entreprise hasardeuse. +Chacun s’en remettait à la grâce de Dieu et acceptait d’avance, comme +une des plus douces fins de sa triste existence, la chance d’être +englouti au sein de cette mer lointaine, plutôt que de rester exposé à +mourir lentement dans les tortures de la faim, ou violemment du sabre +des pirates. Cependant, l’aspect du temps ne pouvait que nous ébranler +dans nos résolutions, si l’espoir de recouvrer la liberté eût été moins +vivace dans nos cœurs; en effet, le ciel, qui, depuis la dernière +tempête, avait gardé la plus grande sérénité, s’était peu à peu chargé +de nuages; le vent, qui<span class="pagenum"><a id="page_137">{137}</a></span> jusqu’alors nous avait été propice, soufflait +maintenant en sens contraire et venait debout. La mer, comme si elle +s’opposait à nos projets, fouettait contre <i>le Caldera</i> ses vagues, qui +semblaient autant de barrières impossibles à franchir. Le capitaine, à +ces signes de mauvais augure, hochait encore la tête; mais notre +décision était irrévocable. On procéda à l’embarquement; il était +difficile d’atteindre la chaloupe; le navire tirant beaucoup moins d’eau +par suite de la prise de son chargement, s’était haussé, de sorte qu’il +existait une distance énorme entre le pont et le canot. Aussi fallut-il +avoir recours à des cordes avec lesquelles on nous lia, le matelot +blessé et moi, afin de nous faire descendre sans accidents; les autres, +ayant l’habitude des manœuvres, se laissèrent glisser le long du bord, +et bientôt nous nous trouvâmes réunis au nombre de vingt-deux, prêts à +gagner la pleine mer.</p> + +<p>Le capitaine se mit à la barre; le subrécargue, le marchand chinois, le +matelot malade et moi, nous nous assîmes près de lui. Comme nous avions +vent debout, il fallut renoncer à hisser la voile; dès les premiers +coups de rames, les matelots s’aperçurent<span class="pagenum"><a id="page_138">{138}</a></span> qu’ils auraient à lutter. Des +lames courtes et serrées, poussées par des courants, s’opposaient à +notre marche. Un moment, je tournai les regards vers <i>le Caldera</i>; sa +noire silhouette semblait grandir à mesure que nous nous en éloignions; +elle se projetait dans le sillage de la chaloupe comme un bras immense +toujours prêt à nous ressaisir. Haut de bord sur les flots, notre navire +avait l’aspect sinistre d’un immense mausolée destiné à renfermer tous +les malheureux égarés sur cette mer funeste. Hélas! nous fûmes +impuissants à le fuir. Ces avirons improvisés rendaient le plus triste +service. A cause de leur mauvaise forme, ils n’avaient aucune prise dans +l’eau. Les vagues, en outre, entraient à profusion au point que quatre +hommes suffisaient à peine à rejeter l’eau à mesure qu’elle pénétrait; +le froid d’un vent glacial commençait à nous engourdir. Nous fîmes +jusqu’à trois milles dans ces tristes conditions; enfin, après quatre +heures de tentatives vaines, d’efforts surhumains, les matelots +déclarèrent que leur état de faiblesse ne leur permettait pas de faire +davantage pour le salut commun; c’était un arrêt du ciel: <i>le Caldera</i>, +que nous avions abandonné, nous forçait, pour ainsi<span class="pagenum"><a id="page_139">{139}</a></span> dire, à revenir à +lui. Devions-nous donc finir nos jours sur ce navire maudit? +«Retournons!» dit le capitaine d’une voix rauque; et l’accent qu’il +donna à ce seul mot disait assez qu’il se regardait comme vaincu par la +fatalité. «Eh bien! retournons, capitaine, lui répondis-je; après tant +de souffrances, la mort ne peut qu’être douce.» Le courant, qui était le +seul obstacle à la réussite de notre entreprise, nous entraîna donc en +peu de temps vers notre point de départ et nous colla contre les flancs +du <i>Caldera</i>, que nous avions cru quitter pour toujours. La corde qui +avait servi à nous descendre pendait le long du bord; les matelots y +grimpèrent avec agilité, et, parvenus sur le pont, nous jetèrent de +nouveaux cordages à l’aide desquels, après mille difficultés, on nous +hissa, le matelot malade et moi.</p> + +<p>Lorsque je me retrouvai sur ce plancher de malheur, je fus prise d’un +vertige, mes yeux se fermèrent, et je tombai lourdement; la vie +s’échappait en moi, épuisée, comme je l’étais, par la douleur et les +tortures de la faim. Mon évanouissement dura assez longtemps; en +rouvrant les yeux, je me vis étendue sur mon banc, enveloppée de +quelques<span class="pagenum"><a id="page_140">{140}</a></span> morceaux de voiles. Chacun de ces hommes, pour me couvrir le +corps et me rendre un peu de chaleur, s’était défait d’un vêtement; +comme il n’y avait que de l’eau, ils m’en offrirent; ils me prodiguèrent +tous les soins qu’ils purent pour me rappeler à la vie: il m’eût été si +doux pourtant de mourir ainsi! Tous mes compagnons rangés autour de moi +me considéraient avec compassion; à travers la lumière enfumée, je vis +quelques-uns de ces hommes rudes verser des pleurs; ma vue réveillait +peut-être chez eux le souvenir d’une mère, d’une sœur, d’une femme ou +d’une fille, enfin de quelque être qui leur était cher. Des larmes +brûlantes coulèrent de mes yeux, car moi aussi je pensais à ma famille, +à la France que je n’espérais plus revoir.</p> + +<p>Tout retomba bientôt dans le silence; on se groupa sur le plancher de la +petite chambre, et chacun s’y étendit de nouveau, attendant, dans un +repos sinistre, le réveil du lendemain.</p> + +<p class="cdots">  </p> + +<p>Ce lendemain était le 11; lorsque je m’éveillai, le<span class="pagenum"><a id="page_141">{141}</a></span> jour commençait à +poindre; j’avais dormi quelques heures, et ce court sommeil avait +momentanément effacé le souvenir de mes souffrances. Mais je fus bientôt +rappelée à l’affreuse réalité; à peine avais-je les yeux ouverts, que +j’aperçus, à quelques pas de moi, plusieurs de ces hideux Chinois armés +de sabres et de pistolets. Than-Sing discutait au milieu d’eux: il +paraissait dans la plus vive agitation. Il y en avait un qui commandait +les autres, car il me désignait du doigt. Je considérais cette scène +avec stupeur, mais sans tressaillement de crainte, de longs jours de +jeûne et de si poignantes émotions commençaient à me faire perdre le +sens de ce qui se passait autour de moi. Than-Sing interpella le +capitaine Rooney, en lui disant: «Le chef que voici veut vous prendre, +ainsi que la dame française et moi, pour nous emmener à Macao; là, il +espère tirer de nous une bonne rançon.» Ce dernier, comprenant que cette +demande du chef des pirates équivalait à un ordre, ne répondit que par +un signe d’acquiescement. Aussitôt je fus saisie, secouée, entraînée sur +le pont. Je n’essayai même pas de me défendre contre cet enlèvement +subit, parce que, je le répète, ma raison, cette fois,<span class="pagenum"><a id="page_142">{142}</a></span> se trouvait +comme ébranlée. Than-Sing dut obéir le premier; une mauvaise échelle qui +faillit se rompre au milieu servit à nous descendre. Arrivée sur la +jonque, je levai la tête sur <i>le Caldera</i> pour voir si notre capitaine +nous suivait; mais je restai foudroyée d’étonnement; les pirates, après +s’être laissé glisser vivement à leur tour, par une manœuvre habile, +poussèrent au large sans prendre le capitaine Rooney. Ce qui se passa +dans mon être, en présence de ce coup inattendu, est inexprimable à +dépeindre. A mon départ, j’avais été recommandée aux soins de ce +courageux marin; dans le malheur qui nous accablait, il avait veillé sur +moi avec une touchante sollicitude. Lorsque je me vis séparée de mon +unique protecteur, que je me vis seule au pouvoir d’hommes barbares, +d’assassins redoutés pour leurs cruautés, je ne comprends pas, à l’heure +qu’il est, comment je ne succombai pas à tant d’épreuves; ne devais-je +pas me croire perdue, entièrement perdue? Je levai les bras vers mes +compagnons d’infortunes, en signe d’adieu éternel, et je pus voir encore +le capitaine Rooney. Penché sur le bord, il nous suivait du regard; sa +consternation, ou plutôt son désespoir pa<span class="pagenum"><a id="page_143">{143}</a></span>raissait grand, car il +s’écriait avec des gestes désespérés: Emmenez-moi! prenez-moi aussi! Et +tout à coup, comme s’il comprenait l’inutilité de ses efforts, il se +cacha le visage dans les deux mains; il pleurait peut-être?... Je lui +fus toujours reconnaissante de cet élan de pitié!</p> + +<p>Il est peu de peuples, je crois, où la lâcheté, la fausseté, la +cupidité, la cruauté soient plus dominantes que chez les Chinois: les +sauvages, sous ces différents points, ont leur excuse, eux; car, s’ils +se rapprochent de la bête par leurs instincts, c’est que Dieu a voulu +qu’ils fussent marqués du sceau de l’ignorance. Tandis que la Chine, +entachée comme elle l’est dans ses mœurs perverses et vicieuses, a +possédé au plus haut degré la civilisation; elle a porté la lumière +quand nous étions encore dans les ténèbres. Cette décadence m’autorise à +faire ici quelques remarques judicieuses sur leur caractère.</p> + +<p>Le Chinois, vil par nature, parle très-haut et très-fort quand il sait +qu’il est soutenu. Dans un moment difficile, il n’attaquera jamais son +adversaire en face, parce que la bravoure est un vain mot pour lui, et +qu’il ne sait pas ce que c’est que d’affronter<span class="pagenum"><a id="page_144">{144}</a></span> un véritable danger. Ce +qu’il aime, avant tout, c’est un meurtre, une torture isolée, dont il +peut se repaître; une preuve à l’appui, c’est le plaisir qu’ont les +Chinois en général à tourmenter les animaux. On sait, en outre, qu’ils +ont droit de vie et de mort sur leurs enfants. Les nouveau-nés, soit +parce qu’ils sont malingres ou chétifs, sont souvent étouffés ou jetés à +l’eau, ou, ce qu’il y a de plus affreux encore, égorgés et laissés à +l’abandon sur un fumier où ils pourrissent. On rencontre les pauvres +créatures dans une rue, sur une place, au milieu d’un champ, quelquefois +à moitié rongées par la voracité des chiens, des chats, des corbeaux, +des porcs, lesquels sont toujours à l’affût d’une telle proie. C’est +surtout les filles que l’on sacrifie ainsi; les garçons à leur entrée +dans le monde sont au contraire salués d’une bienvenue; car le devoir +d’un fils est de donner aide et protection à son père lorsqu’il devient +caduc.</p> + +<p>Ceci a un côté moral qui ne manquerait certainement pas d’éloges, si les +mœurs et coutumes des Chinois sur leurs enfants en général pouvaient +être compensées.</p> + +<p>Désormais la proie de ces monstres, et connaissant<span class="pagenum"><a id="page_145">{145}</a></span> à fond leur +barbarie, ne devais-je pas me considérer entièrement perdue?</p> + +<p>La jonque fuyait toujours!</p> + +<p>Quelques minutes s’étaient à peine écoulées, lorsqu’on nous fit entrer +dans une petite cabine qui servait de chambre au capitaine des pirates, +lequel avait l’air tout joyeux de notre capture. Il apprit à Than-Sing +que le capitaine Rooney allait être dirigé sur Hong-Kong ou Macao; que, +là, il devrait traiter de sa rançon et de la nôtre, mais qu’il ne nous +relâcherait que s’il trouvait la somme de notre rachat suffisante. Il +ajouta que, dans sept ou huit jours, nous rencontrerions la jonque avec +laquelle il s’était donné rendez-vous; jusque-là, il nous fallait +demeurer en otages.</p> + +<p>Peu de temps après, on nous fit remonter sur le pont. Je jetai les yeux +avec anxiété autour de moi pour voir si j’apercevrais encore notre +navire; mais nous en étions déjà fort éloignés, il avait disparu. +Parvenus à l’arrière, deux Chinois enlevèrent un panneau en bois de la +dimension de deux pieds carrés, servant d’entrée à un petit réduit, dans +lequel on nous enjoignit de descendre. Que l’on juge des<span class="pagenum"><a id="page_146">{146}</a></span> tortures +nouvelles qui nous étaient réservées: dans cet étroit espace, il nous +était impossible de nous tenir debout; nous nous assîmes, nos têtes +touchaient au plafond; nous essayâmes de prendre une position meilleure +en nous allongeant tout de notre long, à peine avions-nous de quoi +étendre nos jambes. Le panneau étant ouvert, toute la lumière du jour +entrait, et nous voyions le ciel; une fois notre prison fermée (ce que +l’on fit un instant après que nous y fûmes), nous n’avions de jour que +par une lucarne de huit pouces carrés, qui donnait sur l’endroit où se +mouvait le gouvernail; pas un souffle d’air n’y parvenait, à moins que +l’on n’ouvrit la trappe, et ce soulagement semblait ne pas devoir nous +être souvent accordé.</p> + +<p>Je fis quelques questions à Than-Sing sur les projets de nos ennemis; il +me dit qu’il ne fallait croire à aucune de leurs paroles; il fallait que +le digne homme fût bien désespéré pour mettre aussi peu de précautions à +me préparer à toutes les catastrophes. Il y avait tout au plus une +demi-heure que nous étions là, lorsqu’un bruit sourd retentit au-dessus +de nous; Than-Sing et moi nous nous regardâmes avec<span class="pagenum"><a id="page_147">{147}</a></span> quelque surprise, +ce bruit devenait plus distinct, on semblait clouer le panneau qui nous +recouvrait; une pâleur livide me couvrit le visage. Sans nous dire un +mot, la même pensée nous était venue à tous deux: c’était notre tombeau +que les pirates fermaient en ce moment! Ils nous avaient pris pour nous +laisser mourir lentement par le manque d’air, d’eau et de vivres. Un +frisson mortel me parcourut tout le corps. Il doit en être ainsi, me +disais-je, lorsqu’on est cloué vivant dans un cerceuil. J’étendis les +bras et j’essayai de soulever de mes faibles mains ce panneau qui pesait +sur nos têtes; mes efforts restèrent impuissants. Oh! alors, j’eus un +véritable désespoir. Cette idée, qu’il me faudrait endurer les tortures +d’une horrible agonie et voir celle de mon compagnon, ébranlait ma +raison. Je voulais me briser la tête contre les parois de mon cachot; je +voulais me débarrasser de cette vie maudite: la folie commençait à +s’emparer de mon cerveau brûlant. En ce moment, deux mains pressèrent +les miennes, c’étaient celles de Than-Sing; le malheureux me regardait +avec des yeux baignés de larmes. Il m’exhortait, avec de douces paroles, +au calme, à la résignation; je voyais, sur<span class="pagenum"><a id="page_148">{148}</a></span> son visage, des pleurs +couler lentement. Moi aussi je pleurais en songeant que j’étais au +pouvoir de ce peuple cruel qui exècre tout ce qui n’est pas lui. Nous +passâmes ainsi deux heures; au bout de ce temps, le panneau qui fermait +notre cellule fut enlevé comme par enchantement. Le grand jour nous +frappa au visage, nous étions inondés des rayons du soleil. Après les +tortures morales que je venais d’éprouver, je compris que c’était une +épreuve à laquelle ces êtres dénaturés nous avaient soumis. Ils +jouissaient, en ce moment, du mal qu’ils supposaient nous avoir fait; +ils passaient leur visage par l’ouverture et riaient méchamment en nous +regardant. Comme ils allaient refermer encore le panneau, Than-Sing les +supplia de le laisser entr’ouvert pour renouveler l’air; ils y +consentirent et l’écartèrent de trois pouces, ce qui nous donna en même +temps un peu de jour.</p> + +<p>Vers le soir, on nous apporta un petit baquet qui contenait de l’eau +pour que nous pussions nous laver les mains et le visage. Ma faiblesse +était si grande que ma tête me semblait lourde à porter; aussi, mon +premier mouvement fut la plus complète<span class="pagenum"><a id="page_149">{149}</a></span> indifférence, mais l’offre de +ces ablutions n’était pas sans motif. Une provision de riz, de poisson +et de thé nous fut apportée. Le pauvre Than-Sing rayonnait de plaisir. +«Mangez, me dit-il, il ne faut pas que nous ayons l’air de les +craindre.» Ces mots me décidèrent. Je pris, avec une certaine émotion, +ce peu de nourriture; mais mon estomac était tellement délabré qu’après +de grands efforts, c’est à peine si j’avais pu manger une demi-soucoupe +de riz; je bus du thé, et ce fut tout, quand il pouvait être huit +heures. Un sabbat infernal se fit entendre; je me bouchai les oreilles. +C’était l’instant de la prière. Il y a en Chine diverses religions, +celle qui entraîne le plus de superstitions, d’idolâtrie est le +bouddhisme. La religion de Confucius est, dit-on, la plus sensée, aussi +est-elle le culte des savants, des hommes éclairés. Les Chinois font +leurs invocations à l’aide des cymbales et des tams-tams. J’aurai plus +tard occasion de parler de ces bizarres cérémonies.</p> + +<p>La nuit étant tout à fait venue, les pirates firent monter Than-Sing sur +le pont. Il vint quelques minutes après me dire que je pouvais y monter +comme lui, pour prendre l’air. Nous étions alors mouillés<span class="pagenum"><a id="page_150">{150}</a></span> dans une +petite baie, non loin de terre. Plusieurs joncques étaient à l’ancre à +peu de distance de la nôtre. On y célébrait aussi la prière; le son des +gongs, des tams-tams arrivaient jusqu’à nous. Ce moment de liberté me +fit du bien. Je reposais avec délices et amertume tout à la fois ma vue +vers l’horizon; la mer était calme, et le ciel rempli d’étoiles les plus +brillantes. J’aurais oublié les souffrances de ma captivité durant ce +court instant où la nature bienfaisante semblait vouloir me consoler, +s’il ne m’eût fallu bientôt rentrer dans ma prison.</p> + +<p>J’avais de longues heures pour penser à moi-même. Quelles n’étaient pas +mes craintes en songeant que j’allais fermer les yeux au milieu de ces +hommes sans foi ni loi! Je me sentais heureuse d’avoir un compagnon +d’infortune auquel son âge prêtait, dans ces heures d’affliction, un +caractère tout paternel.</p> + +<p>Quoique Than-Sing fût Chinois, j’avais pris confiance en lui, car sa +constance était inébranlable; il cherchait à soutenir ma misère par des +paroles de consolation. C’était pour moi un réel protecteur: «Tant qu’il +sera à mes côtés, me disais-je, il éloignera peut-être les lâches +tentatives de ces hommes san<span class="pagenum"><a id="page_151">{151}</a></span>guinaires; il saura, par sa persuasion, +déjouer leurs mauvaises intentions. Et puis, pensai-je, si je suis +délaissée de Dieu, je saurai bien trouver une nuit pour me jeter à la +mer.»</p> + +<p>Telles étaient mes noires réflexions, lorsqu’on nous apporta de la +lumière, c’est-à-dire une petite mèche enflammée dans un récipient +rempli d’huile. Malgré la faible clarté qu’elle répandait, elle me +permit d’inspecter les extrémités de ce petit caveau. J’avais à peine +jeté les yeux autour de moi que je poussai un cri; je rentrai mes +jambes, mes épaules, je me pelotonnai enfin pour ne pas toucher les +planches qui nous entouraient. Je voyais courir, le long des parois, de +grosses araignées velues à longues pattes, d’énormes cancrolats, des +cloportes monstrueux avec de grandes cornes, et jusqu’à des rats qui +s’enfuyaient dans les coins en glissant sur mes jambes. Ces barbares, +voyant ma répulsion, ma douleur, étaient dans la plus grande joie; ils +se plaisaient à nous montrer, en les désignant du doigt, toutes ces +bêtes immondes. Than-Sing, voyant ma répugnance, voulut éteindre la +lumière, mais je l’en empêchai; j’aimais mieux voir ces animaux hideux,<span class="pagenum"><a id="page_152">{152}</a></span> +afin de pouvoir les repousser, plutôt que d’en sentir le contact au +milieu d’une nuit profonde. Il me restait un mouchoir; je m’enveloppai +la tête et cachai mes mains sous mes vêtements en me tenant immobile.</p> + +<p>Le lendemain matin, à l’approche du jour, toutes ces bêtes horribles +avaient disparu. On vint bientôt nous apporter des vivres; d’abord, un +petit baquet et de l’eau pour nous laver le visage et les mains, c’est +une coutume chez les Chinois de ne toucher à la nourriture qu’après +s’être livré à une ablution. Notre repas se composait, comme la veille, +de poisson, de riz et de thé; il me fit voir, cette fois, comment il +fallait se servir des ustensiles qui remplacent la cuillère et la +fourchette, et dont les Chinois se servent avec une dextérité toute +particulière. Ce sont de petites baguettes longues d’un pied et de la +grosseur d’un crayon; on en tient deux ensemble vers le milieu, avec le +bout des doigts, comme si l’on voulait écrire, et c’est avec les +extrémités opposées à la main qu’on saisit les aliments pour les porter +à la bouche. J’éprouvais alors une telle difficulté à faire usage de ces +petites baguettes, malgré tout ce que s’efforçait<span class="pagenum"><a id="page_153">{153}</a></span> de me démontrer +Than-Sing pour m’en servir, que je renonçai à leur usage et employai mes +doigts seuls pour manger.</p> + +<p>Des pirates vinrent, comme le jour précédent, se pencher au-dessus de +notre cellule pour nous considérer à leur aise. Ils se montraient les +uns aux autres nos tristes personnes, et, par moment, il s’élevait de +leur groupe de grands éclats de rire; un de ces misérables se pencha +plus que les autres, et, nous regardant en riant d’un air sardonique, il +désigna la place du marchand chinois et la mienne, en simulant, avec les +bras, les gestes de deux personnes qui s’embrassent. A cette lâche +insulte, un mal poignant me saisit au cœur; l’idée d’un danger honteux +m’apparut et me fit monter le rouge au visage. Je laissai couler mes +larmes en abondance; mon chagrin était profond: à quoi n’étais-je pas +exposée! Le capitaine pirate apparut en ce moment; je ne sais s’il fut +touché de mon affliction, mais il fit fermer le panneau. Par un hasard +des plus singuliers, ce chef, contrairement à ses compagnons de +brigandage, avait quelque chose d’affable dans la physionomie, et je +dois avouer que, chaque fois que je l’envisageais, je<span class="pagenum"><a id="page_154">{154}</a></span> ne me sentais +saisie d’aucun mauvais pressentiment. Il était d’une laideur originale, +si l’on peut dire: son visage était long et grêle; il avait les +pommettes saillantes, un nez retroussé avec de larges narines, des +sourcils épais, une grande bouche et de très-grands yeux noirs; lorsque +son regard se fixait il s’arrêtait lentement et semblait toujours +exprimer une douce pensée, comme s’il eût toujours exprimé une douce +pensée. Comme tous les Chinois, il était rasé jusqu’au sommet de la +tête, il avait une épaisse et longue natte de cheveux qu’il portait +parfois, à la mode des sauvages, en chignon noué et retroussé, ou bien +enroulée en forme de couronne, ou tombante jusqu’aux talons; chaque +coiffure lui donnait une physionomie différente, mais ces diverses +expressions lui étaient toujours favorables.</p> + +<p>Or, l’apparente modération qu’il montra dans cette circonstance me fit +espérer pour l’avenir.</p> + +<p>Than-Sing, en cherchant à apaiser mes craintes, me fit part de toutes +les questions que ces misérables lui avaient adressées. Ces maudits, +pour s’amuser à ses dépens, lui avaient demandé combien il avait de +femmes. La religion permet aux Chinois la<span class="pagenum"><a id="page_155">{155}</a></span> polygamie, mais ils n’en +abusent pas comme les mahométans. Les grands dignitaires en ont, dit-on, +jusqu’à dix ou douze. Seulement dans les corps mixtes de la société, +pour le négociant, par exemple, il en est à peu près de même. Le +Chinois, en s’établissant, prend une femme; sa maison vient-elle à +prospérer, qu’il en prend deux, trois et plus; c’est pour lui un signe +de richesse. La première a un droit plus légitime que les autres, et ne +peut être répudiée; à elle le titre de mère pour tous les enfants qui +surviennent des femmes supplémentaires, des petites femmes, comme les +désignent les Chinois maris. Ces dernières donnent à leurs nouveau-nés +des soins maternels mais domestiques tout à la fois, car ils doivent le +respect et l’obéissance à la première épouse. Les pauvres n’en ont +qu’une. Pour en revenir à mon ami Than-Sing, ils lui disaient donc avec +raillerie, que si l’on n’offrait pas de nous une forte rançon, ils +feraient de lui un pirate, et de moi la femme de l’un d’eux. Cette +horrible confidence fut de nouveau pour moi un sujet de désolation; mais +le pauvre marchand chercha encore à me consoler, en me faisant observer +que tout ce qu’ils lui avaient dit n’avait<span class="pagenum"><a id="page_156">{156}</a></span> été qu’une feinte pour le +faire parler, attendu que les hommes de sa nation ne pouvaient prendre +femme que parmi celles de son pays. «Ainsi, ayez soin, ajouta-t-il, +lorsque vous m’adresserez la parole de ne pas porter la main sur moi, +car ils pourraient le remarquer et me faire un mauvais parti, voyant +dans cette formalité une violation de cet usage.» Ces derniers mots me +rassurèrent, et mes appréhensions précédentes se dissipèrent peu à peu. +Il avait aussi répondu à toutes leurs instances pour connaître sa +position, qu’il n’était qu’un pauvre homme allant chercher fortune en +Californie, et qu’il avait obtenu un passage à bon marché à bord du +<i>Caldéra</i>, avec les matelots. Il s’était bien gardé de leur laisser voir +qu’il avait de l’aisance, de peur qu’on ne le soumît à quelques tortures +et qu’on élevât de beaucoup le chiffre de sa rançon; car il n’est pas +d’atrocités que ces écumeurs de mer ne puissent commettre pour +satisfaire leur cupidité. Et les habitudes de ces pirates lui étaient +trop connues pour qu’il ne craignît pas à chaque instant pour notre +existence. Cet estimable Chinois me parla ensuite de sa famille; il +habitait Canton, il n’avait qu’une femme, me<span class="pagenum"><a id="page_157">{157}</a></span> disait-il, et trois +filles, une de huit, dix-huit et vingt-cinq ans. L’aînée était mariée. +Il paraissait les aimer tendrement, car il versait d’abondantes larmes à +leur souvenir; il conservait peu d’espoir de les revoir un jour; je dois +même dire que mon compagnon d’infortune ne croyait aucunement à notre +délivrance. Toutes les fois que je le questionnais sur les mœurs des +pirates, il me répondait toujours qu’ils aimaient à couper des têtes.</p> + +<p>A ce point de la conversation, je m’arrêtais avec un certain +frissonnement, car je savais par ouï dire combien le sang était répandu +à profusion dans cet abominable pays, même de par la loi. Ainsi la peine +capitale est une mort des plus douces comparée aux supplices qui +s’exécutent chaque jour dans le Céleste-Empire. Un criminel ou condamné +politique est jeté parfois dans un cul de basse fosse jusqu’à ce qu’il y +pourrisse, qu’il y meure de faim; une victime doit-elle être étranglée, +on lui crève les yeux, on lui coupe les oreilles, comme si la +strangulation elle-même n’était qu’une légère punition. Un autre, on +l’écorche vif ou on l’enterre presque vivant. Celui-là, on broie ses +membres ou bien on<span class="pagenum"><a id="page_158">{158}</a></span> l’écartèle; celui-ci lié et serré entre deux +planches, on le scie du haut en bas.</p> + +<p>Toutes ces horreurs ne soulèvent-elles pas le cœur, rien qu’à les +énumérer? Lorsqu’elles se présentaient à mon esprit, un nuage voilait ma +vue, comme au bord d’un précipice; je me sentais prise de vertige, +j’étais au-dessus d’un abîme sans fond.</p> + +<p>Ce jour là, les pirates demandèrent quels étaient mon nom, mon âge et +mon pays. Than-Sing, à ces questions inoffensives, répondit que j’étais +Française et qu’on m’appelait Fanny. Ces brigands recueillirent ces +détails avec une curiosité toute joviale, car ils se plurent à répéter +sur tous les tons: Fanny, Fanny. Mon nom, sortant de la bouche de tels +êtres, me faisait un effet indéfinissable, je ne pouvais en croire mes +oreilles.</p> + +<p>Le soir venu, comme j’éprouvais une grande fatigue de ma séquestration, +Than-Sing demanda qu’on me permît de rester sur le pont un peu plus +longtemps qu’à l’ordinaire. On y consentit, et ce fut pour moi une +occasion d’être témoin de leurs cérémonies religieuses.</p> + +<p>Chaque jonque (comme chaque habitation chi<span class="pagenum"><a id="page_159">{159}</a></span>noise) a un autel dressé, sur +lequel brûle une quantité de petites bougies et où se trouvent déposées, +en guise d’offrande, des portions de vivres. La prière a lieu chaque +soir à la même heure; elle commence par une musique qu’on exécute au +bruit des cymbales et des tams-tams, ce qui fait un vacarme effroyable.</p> + +<p>Je vis un jeune Chinois apporter deux épées qu’il fixa par la pointe sur +le milieu du pont; il déposa auprès un plateau garni de soucoupes, un +vase plein de liquide et plusieurs feuilles de papier couleur jaunâtre; +ces dernières étaient destinées à être brûlées.</p> + +<p>Le jeune coquin, après avoir rangé toutes ces choses, suspendit à l’un +des mâts une lanterne allumée; le chef des pirates apparut bientôt; il +se prosterna, avec le sérieux dû à la circonstance, devant cet autel +improvisé. Je suivais malgré moi cette comédie bizarre, je regardais +avec des yeux plus grands que l’étonnement ce prêtre bandit; il baisait +à chaque instant le plancher de la jonque, ou bien élevait des petites +bougies en l’air. Au bout d’un instant, il saisit entre le pouce et +l’index un vase plein de liquide et l’avala, le liquide, pas le vase; il +frappa ensuite des<span class="pagenum"><a id="page_160">{160}</a></span> médailles l’une contre l’autre, en faisant les +contorsions les plus drôles; à ce moment, les instruments firent +entendre leur tapage: c’est que la flamme commençait à consumer les +précieuses feuilles de papier. Ce chef religieux les promenait autour +des épées, comme pour les bénir. Lorsqu’elles furent à moitié brûlées il +se dirigea à l’arrière de la jonque et les lança à la mer. Cette fois la +musique cessa, la prière était achevée.</p> + +<p>Cette cérémonie avait duré environ vingt minutes, et j’avais profité de +tout ce temps pour respirer l’air frais de la soirée.</p> + +<p>Une fois rentrée, j’essayai de prendre quelque repos, mais je ne pouvais +en trouver. Les insectes qui nous infestaient, et desquels je ne pouvais +me préserver, me privaient de tout sommeil; je n’avais pas de bas, le +dessus de mes pieds était couvert de leurs morsures. Les rats, qui, les +premiers jours, s’étaient bien gardés de nous approcher, commençaient à +s’habituer à nous, ils se hasardaient en plein jour à passer sur mes +jambes.</p> + +<p>Le 13, au matin, un incident vint troubler nos ennemis et les mettre en +rumeur: un des leurs était<span class="pagenum"><a id="page_161">{161}</a></span> tombé à la mer, ils se hâtaient, à l’aide de +cordages, de lui porter secours. Après quelques difficultés, ils +parvinrent à le retirer, mais il était complétement asphyxié. De +l’ouverture de notre case, je voyais le moribond, il était assez près de +nous pour que l’eau qui dégouttait de son cadavre se répandît dans notre +cellule; ces méchants êtres, avec ou sans intention, l’avaient appuyé +sur le panneau qui laissait une légère ouverture. Il paraît qu’on +s’était aperçu trop tard de sa disparition, car tous les efforts tentés +pour le rappeler à la vie furent vains, bien qu’on le frictionnât à lui +arracher la peau. Après un quart d’heure de tumulte, nous entendîmes des +imprécations, et le bruit d’une masse lourde qui tombait dans la mer.</p> + +<p>C’en était fait de ce misérable.</p> + +<p>Notre jonque continuait sa route, louvoyant le long des côtes. Le 15, +elle fit la rencontre d’une flotte de pirates; tous se réunissaient pour +donner la chasse à une jonque marchande qu’on apercevait au loin sous le +vent et qui faisait le trajet de Hong-Kong à Canton avec des passagers. +La nôtre se mit de concert avec eux pour l’attaquer. Oh! alors, les +heures<span class="pagenum"><a id="page_162">{162}</a></span> de repos étaient passées, car l’activité la plus grande +commençait à régner à bord.</p> + +<p>Than-Sing entendait tous ces bandits discuter leurs plans d’attaque pour +la nuit suivante et calculer les chances de profit qu’offrirait le +butin. Ils s’apprêtaient à rentrer dans la vie de pillage et de carnage +qui était leur élément. Je vivais dans une anxiété impossible à décrire; +je me demandais quel serait notre sort si nous étions faits prisonniers +par de nouveaux pirates, plus cruels peut-être que les premiers.</p> + +<p>Le soir venu, nous fûmes enfermés hermétiquement dans notre réduit. Il +pouvait être dix heures, lorsque des cris pareils à ceux que nous avions +entendus sur <i>le Caldera</i> retentirent dans l’air. Ils ne tardèrent pas à +être suivis de plusieurs détonations lointaines, c’était le bruit du +canon. Ces échos sinistres arrêtèrent les battements de mon cœur. Plus +morte que vive, je songeais à l’imminence du danger. Un boulet ne +pouvait-il pas venir nous fracasser dans notre retraite obscure! Cette +première détonation avait eu pour effet d’amener un profond silence à +notre bord. Que pouvaient faire nos geôliers<span class="pagenum"><a id="page_163">{163}</a></span> pendant l’interruption de +leurs cris féroces? Ils se préparaient à la riposte, car deux coups +successifs partant de notre jonque faillirent me rendre folle; à cette +détonation, tout sembla frémir dans les profondeurs de ce petit navire. +Les trépignements, les hurlements quelque peu interrompus recommencèrent +de plus belle; cette attaque durait depuis une heure ou deux, lorsque +nous entendîmes les canots emporter une partie de nos voleurs. Ces +vautours couraient sur leur proie, en peu de temps ils fondirent sur +cette jonque, et la mirent au pillage. Surprise à l’improviste, cette +dernière n’avait pu se mettre en garde, ni faire une sérieuse +résistance, nous le supposâmes du moins en entendant cesser le feu; en +outre, les bourdonnements extérieurs qui nous arrivaient, nous faisaient +deviner aisément que nous étions tout proche de cet abordage.</p> + +<p>En somme, les pirates paraissaient avoir remporté la plus facile des +victoires.</p> + +<p>Nous étions tellement suffoqués par la chaleur que Than-Sing essaya de +soulever le panneau qui nous recouvrait; mais aussitôt on le referma +avec violence, au risque de lui briser la tête. Le marchand<span class="pagenum"><a id="page_164">{164}</a></span> chinois +achevait à peine de faire cet effort, que nous entendîmes de longs cris +de douleur. Ils nous parvenaient d’une manière si effrayante dans +l’obscurité, que poussions malgré nous des exclamations. Au comble de la +frayeur, je pressai Than-Sing de questions, je voulais qu’il m’en +expliquât la cause. Mais il garda un morne silence, et, comme +j’insistais, il me répondit pour la première fois avec mauvaise humeur: +«Je ne sais pas.» Le brave homme, dans la crainte de m’affliger, me +raconta le lendemain seulement la scène horrible qui se passait alors, +et que je vais essayer de décrire.</p> + +<p>Les pirates, après l’abordage de la jonque marchande, avaient +brutalement fouillé tous les passagers. Plusieurs de ces malheureux, +ayant eu l’imprudence de dire qu’ils venaient de la Californie, furent +bientôt victimes de la rapacité de ces monstres. Dans le but de leur +faire avouer la somme de leurs richesses, on les flagella de la manière +la plus hideuse, plusieurs furent attachés par le pouce de l’un des +pieds ainsi que par celui de l’une des mains à une corde qui roulait +dans une poulie fixée au grand mât, et leur corps, suspendu par les +extrémités délicates, fut mis en<span class="pagenum"><a id="page_165">{165}</a></span> mouvement de haut en bas et de bas en +haut, avec des secousses si brusques, si violentes, qu’elles arrachaient +aux victimes ces cris de souffrances qui étaient parvenus jusqu’à nous. +Souvent, après une ascension suivie d’une chute rapide, on les frappait +encore avec un bambou. Bien que Than-Sing n’eût pas été témoin de ces +horribles scènes, il connaissait trop bien les mœurs de ces brigands +pour n’avoir pas compris de suite à quel genre de cruautés ils se +livraient. De plus, leur langage cynique dévoilait sans honte les crimes +qu’ils se plaisaient à commettre.</p> + +<p>Le jour apparut, les clameurs cessèrent insensiblement, et l’on +n’entendit plus que le clapotement de la mer le long de la coque du +navire et le bruit des canots transbordant le butin; une partie du jour +fut employée au pillage de la cargaison.<span class="pagenum"><a id="page_167">{167}</a></span><span class="pagenum"><a id="page_166">{166}</a></span></p> + +<h2><a id="CHAPITRE_VII"></a>CHAPITRE VII</h2> + +<div class="blockquot"><p class="hang">Désespoir.—J’écris la date de ma captivité.—Apparence de bonté +des pirates.—Un joyeux repas.—Un steamer en vue.—Fuite des +pirates vers la montagne.—Coups de canon sur notre +jonque.—Reconnaissances.—Hourra! Hourra!—Je suis sauvée.</p></div> + +<p>Avec le jour, nous avions espéré que l’on nous donnerait un peu de +liberté, mais il n’en fut rien. Les pirates reçurent à bord les +marchands avec lesquels ils font commerce de troquer en mer les +marchandises volées, et tout préoccupés par l’appât du gain, ils +semblaient nous oublier complétement. Mon séjour dans ce réduit +insalubre avait fait sortir sur tout mon corps des petits boutons rouges +et gros comme des têtes d’épingles; la sueur coulait de mon visage, il y +avait si longtemps qu’on nous tenait en<span class="pagenum"><a id="page_168">{168}</a></span>fermés dans cette atmosphère +suffocante que j’étais pour ainsi dire asphyxiée. Étendue sur les +planches de mon cachot je poussais de douloureux gémissements; ma +souffrance était grande, mon compagnon essayait par de douces paroles de +relever mon courage, mais je n’avais pas la force de lui répondre. Après +vingt-quatre heures d’un pareil supplice, un son métallique parvint +jusqu’à nous. C’étaient ces dignes émules de Mandrin qui vidaient entre +eux leurs comptes. Nous entendîmes verser des sacs, et le bruit que +faisait l’argent en tombant dans les balances, car, outre les dollars, +on se sert en Chine d’argent pur et non monnayé; ce métal en barres ou +en petits morceaux est reçu par tout le commerce.</p> + +<p>Tous les receleurs s’en allèrent à la fin. Nos geôliers ne redoutant +plus qu’on nous découvrît, se souvinrent de nous, il était temps! Ils +entr’ouvrirent notre panneau à moitié, et nous respirâmes à pleins +poumons: j’aspirai avec délices la fraîcheur de l’une des nuits les plus +belles que j’aie vues dans ces lieux lointains.</p> + +<p>Le lendemain était le 17; le jour qui se levait était<span class="pagenum"><a id="page_169">{169}</a></span> brillant et +splendide; les pirates vinrent à la première heure, à notre grand +étonnement, enlever tout à fait notre panneau. Ils paraissaient joyeux +et semblaient vouloir nous être agréables comme à des amis qu’une +circonstance fâcheuse aurait forcé de négliger un moment. L’heure du +déjeuner venue, ils nous apportèrent à manger avec plus d’abondance +qu’ils ne l’avaient fait jusqu’alors et nous offrirent du vin. Cette +boisson est faite avec du riz fermenté; elle est claire comme de l’eau, +et possède un petit goût suret qui rappelle un peu le vin nouveau de +France.</p> + +<p>Comme la jonque marchait en vue d’une côte déserte, les pirates +n’avaient aucune crainte relativement à nos personnes. Ils laissèrent +donc, pour la première fois, notre cellule ouverte tout le jour; ils +engagèrent Than-Sing à monter sur le pont, et cela avec une affabilité +qui nous surprenait. Aussi, malgré la frayeur, la répulsion que +m’inspiraient ces hommes, j’avais envie de le suivre. J’avais tant +souffert pendant ces deux jours qu’ils m’avaient tenue sous le +séquestre, que c’était pour moi un bonheur plein d’ivresse, de pouvoir +jouir librement des rayons du soleil. Mon sang se vivifiait peu à peu; +je me sen<span class="pagenum"><a id="page_170">{170}</a></span>tais revivre, enfin. Ne pouvant résister plus long-temps au +désir de me tenir debout et de voir encore une fois la terre, je me +dressai sur mes jambes et me trouvai de la sorte la moitié du corps en +dehors de notre prison. Oh! comme c’était délicieux! après avoir vécu +sept jours dans un cachot noir et sale; je promenais avec émotion mes +regards dans l’espace, et je voyais à l’horizon les coteaux d’une riche +verdure, dont les reflets étincelaient sous un beau soleil d’or. Au +milieu de cette végétation apparaissaient par instants de blancs +villages qui semblaient des points de broderie sur un long ruban vert. +La vue de ce paysage éclatant de lumière me remplit l’âme d’une joie +ineffable: je croyais revoir quelques beaux sites de ma patrie, de la +France! J’étendis les bras vers cette terre qui fuyait devant nous, et +des larmes, que je ne pus retenir, inondèrent mon visage. Le chef des +pirates passait en ce moment; il fallait que mon désespoir fût bien +profond: je lui montrai la terre avec un geste expressif. Le bon +Than-Sing, qui avait suivi avec intérêt toutes mes impressions, +s’approcha de lui et se hâta de lui expliquer ce qu’il avait compris; +c’est-à-dire que je lui demandais de nous rendre la liberté, la<span class="pagenum"><a id="page_171">{171}</a></span> vie. +Cette question coïncidait avec une circonstance qui pouvait entraîner +pour nous de nouveaux hasards. La jonque qui était partie à Macao, +emmenant notre capitaine pour traiter de notre rançon, n’était pas +encore revenue. Elle était en retard d’un jour. Le chef des pirates me +fit signe de la main de me calmer, et il dit à Than-Sing que, si dans +cinq jours il ne se rencontrait pas avec la jonque qui avait dû aller à +Macao ou à Hong-Kong, il nous ferait passer sur une autre qui nous y +conduirait; il se refusa à nous donner plus d’éclaircissements sur notre +avenir. Cette réponse vague ne fit que nous jeter dans une plus grande +perplexité. Quel pouvait être, sur notre sort, l’effet d’une pareille +décision? Ils nous mettraient sur une autre jonque, c’est-à-dire que, ne +pouvant retirer aucun prix pour notre rançon, s’ils ne nous tuaient pas, +ils se débarrasseraient de nous en nous exposant à de nouveaux dangers.</p> + +<p>L’apparition subite d’un steamer, en admettant que le hasard nous fît +trouver sur sa route, était encore plutôt un motif de crainte que +d’espérance, car les pirates, sur le point d’être atteints, et plutôt +que d’être pris en flagrant délit de rapt, ne préféreraient-<span class="pagenum"><a id="page_172">{172}</a></span>ils pas +nous jeter, mon compagnon et moi, à la mer, pour éviter d’être pendus, +punition que notre présence entre leurs mains devait à coup sûr +entraîner? On voit ainsi à quel point se compliquait notre situation et +qu’elle devait amener un dénoûment prompt, mais impossible à prévoir.</p> + +<p>Le capitaine, lequel avait la voix enrouée d’une manière affreuse par +les cris sauvages qu’il avait poussés la veille; lequel, d’après +l’opinion de Than-Sing, était le plus horrible scélérat; lequel suait +l’assassin par tous les pores, puisque des victimes, laissées à moitié +mortes à cet instant, le maudissaient sans doute, me force encore une +fois, à dire qu’il avait une grande bienveillance répandue dans la +physionomie. Il m’engagea à monter sur le pont, si je devais m’y trouver +mieux; je ne pouvais qu’accueillir avec joie cette proposition; ma vie +s’était étiolée dans l’ombre. Pour la première fois, je me mis à +regarder, sans trop de dégoût, ces hommes qui m’avaient torturée; je me +trouvais si heureuse de sentir la brise du matin m’effleurer le visage, +que je retrouvai assez de sang-froid pour observer ce qui se passait +autour de moi. Tous ces pirates allaient et ve<span class="pagenum"><a id="page_173">{173}</a></span>naient sur le pont d’un +air joyeux; ils s’occupaient à partager entre eux les dépouilles des +infortunés qu’ils avaient pillés la veille. A ce spectacle hideux, mes +yeux ne se détournèrent pas, mon cœur n’éprouva pas la moindre émotion. +J’avouerai à ma honte que j’étais tout entière au contentement égoïste +que je ressentais de ne plus être enfermée.</p> + +<p>Je me reposais sur un petit escabeau que l’on m’avait offert.</p> + +<p>Ce gibier de potence levait de temps à autre les yeux sur moi, si ce +n’était l’un, c’était l’autre qui me regardait, mais, non plus, d’une +manière sardonique ou menaçante; il y avait, si je puis m’exprimer +ainsi, dans leur joie, dans leurs évolutions, presque de l’enfantillage. +Ils se plaisaient à me montrer différents objets qui leur passaient par +les mains, comme font les enfants à une poupée, qu’ils veulent amuser. +La lâcheté est si grande chez les Chinois, que la moindre bravoure leur +en impose; je ne veux pas dire ici que j’ai été brave, car je perdrais +le charme naturel qui appartient à la femme; ce que je veux dire, c’est +que mon attitude, désespérée sans aucun doute, mais ferme au milieu +d’eux, enlevait à<span class="pagenum"><a id="page_174">{174}</a></span> leur goût sanguinaire une partie de son âcreté. Je +dois le croire du moins, en rapportant les paroles de Than-Sing qui +causait avec eux: «Ils me disent qu’ils vous aiment, parce que vous avez +un doux visage et des yeux qui expriment la bonté, et ils ajoutent que +maintenant ils n’ont plus le désir qu’il vous arrive du mal.» Devais-je +croire que j’avais paralysé la barbarie de ces hommes, ou n’est-ce pas +plutôt que l’habitude de me voir à toute heure du jour, ma faiblesse +même, avaient été autant de motifs pour arriver à me traiter avec moins +de rigueur? D’un autre côté, leur cupidité me sauvegardait des excès de +leurs instincts brutaux et cruels; et quand je pense que j’ai vécu au +milieu de ces hommes, seule et abandonnée, je ne puis en croire mes +souvenirs.</p> + +<p>Après être restée environ deux heures sur le pont, je rentrai de ma +propre volonté dans ma cellule. Je ressentis une lassitude extrême, que +je m’expliquais par la séquestration que j’avais subie les jours +précédents. Je m’étendis sur mes planches; elles me semblèrent moins +dures qu’à l’ordinaire; enfin, je ne sais pourquoi je ne me sentais pas +aussi malheureuse.<span class="pagenum"><a id="page_175">{175}</a></span> Je promenais mes yeux au hasard sans qu’aucune +pensée occupât réellement mon esprit, lorsque j’aperçus un vieux livre, +tout sale, que j’avais déjà remarqué; il était écrit en allemand, langue +qui m’était inconnue; mais, bien que ce livre ne pût m’être d’une grande +distraction, j’aimais à le retourner en tous sens, parce que c’était la +seule chose qui me rappelât l’Europe. Il me vint alors à l’idée de +tracer sur une des feuilles, restée blanche, un court résumé de ma +position; j’avais encore, au milieu de mon dénûment, une épingle à +cheveux; je la pris entre mes doigts, et, me servant de la pointe, +j’écrivis, sur la page restée blanche, ce qui suit: «J’ai été prise par +des pirates chinois sur <i>le Caldera</i>; ils me retiennent prisonnière. Je +suis Française. Nous sommes au sixième jour, 17 octobre 1854.» Et je +signai mon nom: «Fanny Loviot.» Puis, sur une autre page, j’écrivis la +même chose en anglais. Pouvais-je espérer que ce livre servirait jamais +à guider les recherches qu’on ferait peut-être pour me retrouver? Hélas! +je calculais peu alors les probabilités; je caressais des illusions qui +me voilaient toute l’horreur de ma situation; c’était pour moi une +con<span class="pagenum"><a id="page_176">{176}</a></span>solation de rêver à la France, à la liberté. Du moins, me disais-je, +si je ne dois pas être délivrée, ce livre servira peut-être, après ma +mort, à punir nos assassins. Je ne m’en tins pas là; à l’aide d’un +mauvais clou je gravai le plus lisiblement qu’il me fut possible, dans +le cadre de bois intérieur qui recevait le panneau, mes deux noms et +celui du <i>Caldera</i>. Chaque lettre avait au moins un pouce. +L’inscription, où elle était écrite, devait sauter facilement à la vue.</p> + +<p>J’éprouvais dans cette occupation une vague inquiétude, car les pirates +allaient et venaient sur le pont et jetaient souvent des regards de mon +côté; mais ils ne se doutaient pas que ce que j’écrivais pouvait suffire +à les faire pendre tous, si cela tombait sous des regards ennemis. Après +ce travail, je me reposai. Tout un monde de pensées s’agitait dans ma +tête; je rêvais à la possibilité de voir se réaliser ce que mon esprit +venait de me suggérer; et, pour la première fois, machinalement, je me +mis à approprier mes ongles, qui étaient longs et noirs, avec un petit +fêtu de bois que je déchirai le long d’une planche; jusqu’alors je +m’étais refusé ce soin superflu dans mon état de détresse et d’abandon. +Où donc<span class="pagenum"><a id="page_177">{177}</a></span> courait ma pauvre imagination, pour que j’en vinsse ainsi à +m’occuper de ma personne? Profitant de la permission qui m’avait été +donnée, je remontai sur le pont. Les pirates continuèrent à me faire +bonne mine. Plusieurs d’entre eux s’occupaient à détacher le petit canot +qui était le long du bord. Ils allaient pêcher des huîtres à quelques +brasses plus loin. Ce jour-là était, à ce qu’il paraît, une sorte de +fête pour eux, car leur cuisinier, autour de ses fourneaux, semblait +fort préoccupé de l’importance des plats qu’il avait à préparer. Il y +avait un quart de porc, tournant dans une broche, qui se dorait à la +flamme d’un brasier ardent, et de délicieux petits poissons avec +l’éternel riz que l’on versait à profusion dans des plats. Tous ces +préparatifs aiguisaient notre appétit. Quand vint l’heure du repas, nous +nous retirâmes discrètement dans notre réduit.</p> + +<p>Mais quelle ne fut pas notre surprise! non-seulement on ne ferma pas +notre panneau, mais encore nous vîmes les pirates se ranger autour de +notre case que le jour éclairait en plein, et s’asseyant sur le +plancher, à la manière des Orientaux, ils se mirent en devoir de faire +honneur à ce fameux repas. Le cuisi<span class="pagenum"><a id="page_178">{178}</a></span>nier commença à faire passer à +chacun une portion de ces huîtres qui avaient mis tout l’équipage en +révolution. (Ces huîtres, pour la grosseur et la qualité, peuvent être +comparées à celles que nous appelons ici <i>pied de cheval</i>). Than-Sing et +moi nous ne fûmes pas oubliés, les uns et les autres nous passaient une +part de tout ce qu’ils mangeaient. Je commençai d’abord par goûter du +bout des lèvres, me méfiant beaucoup des sauces chinoises; mais je ne +tardai pas à sentir un petit fumet qui n’était pas désagréable. +L’accommodement était une sauce très-relevée, à la provençale; ce devait +être un de leurs mets de prédilection, car toutes les physionomies +avaient un air de contentement extrême, sans excepter mon compagnon, qui +avait une figure épanouie. Le tour du porc rôti vint ensuite; nous en +eûmes notre part, de même que du poisson et du riz; nous eûmes aussi du +thé et du vin dont j’ai déjà parlé. Les pirates nous paraissaient avoir +une bonhomie, une prévenance qui pouvaient nous faire croire un moment +que nous étions leurs hôtes, puisqu’ils semblaient oublier que nous +fussions leurs prisonniers. Ils demandaient à Than-Sing si j’étais +satisfaite de leur<span class="pagenum"><a id="page_179">{179}</a></span> cuisine. Dois-je avouer que ces nouveautés +culinaires, après des privations plus qu’inouïes, ne m’étaient pas +désagréables? oui, sans doute, mais il fallait que j’eusse perdu à un +certain degré l’odorat essentiel, car ce qui constitue le fond de la +nourriture des Chinois ne venait nullement me troubler; et pourtant, ils +sont aussi sales que les sauvages sous ce rapport, s’ils ne le sont pas +plus. Ils mangent, dit-on, les chiens, les chats, les rats. Lorsqu’ils +tuent les volatiles, rien n’est perdu dans ces animaux, les intestins +sont lavés, raclés, essuyés, et passe sans conteste par le gosier des +Chinois. Enfin, ils absorbent jusqu’à des chenilles, des sauterelles, +des vers de terre, sans oublier les fameux nids d’hirondelles, dont la +réputation chez eux est proverbiale.</p> + +<p>La circonstance aidant je faisais donc bonne contenance, comme je l’ai +déjà dit. Mais l’inquiétude devait bientôt succéder aux heures de repos +que nous venions de goûter. Les pirates, stimulés par leur chef, +s’étaient levés tout à coup avec un fort mouvement d’action; ce dernier, +en regardant dans sa longue-vue, venait d’apercevoir au loin une jonque +marchande, il la signalait à toute sa bande; les<span class="pagenum"><a id="page_180">{180}</a></span> débris de notre dîner, +à peine achevé, disparurent en un clin d’œil et les pavillons furent +hissés au haut du grand mât en signe de ralliement.</p> + +<p>Les pirates couraient çà et là, disposant tout pour une attaque. Il +s’agissait encore de pillage; mon compagnon et moi reprîmes notre rôle +passif; nous attendions, dans une anxiété silencieuse, des événements +nouveaux; mais Dieu ne permit pas que cette journée qui avait été si +heureuse pour nous s’achevât au milieu du <i>carnage</i>; ils s’aperçurent +que la jonque qu’ils poursuivaient, gagnant trop le large, ne pouvait +être atteinte, et ils se virent forcés de renoncer à leurs projets, ce +qui dissipa les angoisses que nous éprouvions.</p> + +<p>Vers le soir, plusieurs jonques pirates s’étant approchées les unes des +autres, se touchèrent presque bord à bord, et, en bons voisins, les +chefs firent des échanges de marchandises; ils se cédèrent des +provisions de bouche. Ainsi, notre capitaine acheta, entre autres, des +canards tout vivants; s’apprêtait-il à nous bien traiter encore?</p> + +<p>Quand la nuit fut venue, toutes les jonques se séparèrent, et la nôtre +continua seule sa route.<span class="pagenum"><a id="page_181">{181}</a></span></p> + +<p>Peu après, la cérémonie de la prière commença à bord. Confiants dans les +bonnes dispositions qui nous avaient été manifestées, nous remontâmes +mon compagnon et moi, sur le pont. La brise était douce et molle, le +ciel d’une pureté splendide, reflétait ce qui constitue en mer +l’occupation du penseur, les étoiles. Je regardais d’un œil humide. Sous +cette voûte azurée je cherchais à découvrir l’ombre de la mienne, ou à +défaut le moindre signe favorable, le plus petit espoir. N’étais-je pas +abandonnée de la terre entière? Livrée à ces tristes pensées je +reportais les yeux autour de moi, c’est-à-dire que je rentrais dans la +réalité, et je remarquai que, contrairement aux jours précédents, on +avait mis toutes les voiles dehors, au lieu de jeter l’ancre à la tombée +de la nuit, comme on avait fait jusqu’alors. Vers dix heures j’allai +m’étendre sur mes planches et je pensai néanmoins à tout ce que nous +avions eu d’heureux dans ce jour qui venait de s’écouler, puis je tâchai +de fermer les yeux; mais plusieurs fois je m’éveillai, et je prêtai +l’oreille au moindre bruit. Le vent s’était élevé, et j’entendais au +sillage de l’eau, le long de la coque du navire, que nous filions +rapidement.<span class="pagenum"><a id="page_182">{182}</a></span></p> + +<p class="cdots">  </p> + +<p class="cdots">  </p> + +<p>Le lendemain devait être un jour marqué par la Providence; c’était le +18. Il pouvait être quatre heures du matin, lorsque mon compagnon et moi +nous fûmes tirés de notre sommeil par un bruit de voix et de pas +précipités. L’ancre avait été jetée, nous ne marchions plus; en outre, +on avait hermétiquement fermé notre panneau. Je cherchai à m’expliquer +la cause de l’activité qui régnait à une heure si matinale, et plus +j’écoutais, plus il me semblait qu’il se passait quelque chose +d’extraordinaire.</p> + +<p>Après avoir tourmenté quelques instants mon esprit, j’essayai de me +rendormir, mais l’inquiétude était plus forte que le sommeil. Je me +tournai vers Than-Sing, il avait les yeux ouverts, je le priai alors de +me dire ce qui se passait sur le pont. Il se tenait l’oreille tendue; il +mit un doigt sur sa bouche comme pour me dire: silence! Je ne comprenais +pas très-bien. Comme je m’apprêtais à lui faire de nouvelles questions, +il me fit encore signe de me<span class="pagenum"><a id="page_183">{183}</a></span> taire, en me disant bien bas: «Ils s’en +vont!» Puis il écoutait de nouveau.</p> + +<p>Je ne comprenais absolument rien à ce que disait ce pauvre homme, quand +tout à coup il s’écria, avec un sentiment qui exprimait la joie et la +peur en même temps: «Ils s’en vont! vous dis-je, c’est un steamer!—Un +steamer?» répétai-je d’un air stupide. Je crus un moment que mon +compagnon devenait fou, et je le regardai, avec une véritable peur, +mais, me calmant aussitôt je me contentai de hausser les épaules avec +pitié. Je lui en voulais de réveiller en moi une espérance depuis +longtemps abandonnée, parce qu’elle me semblait irréalisable; aussi je +lui tournai le dos avec humeur. «Un steamer!» me disais-je en moi-même. +Mais, à peine avais-je eu le temps de faire quelques réflexions, qu’il +me toucha l’épaule, et qu’il me dit encore: «C’est un steamer! les +pirates ont vu un steamer, ils se sauvent dans la montagne!»</p> + +<p>Je le regardai cette fois en face. Mes idées commençaient à +s’embrouiller. Il m’était impossible de donner un sens à tout ce que je +lui entendais dire. «Vous vous trompez, lui dis-je; si nos ennemis<span class="pagenum"><a id="page_184">{184}</a></span> +étaient poursuivis, est-ce qu’ils perdraient leur temps à rester à +l’ancre?» Pour toute réponse, il colla son visage à la petite lucarne +près du gouvernail, et je l’entendis qui répétait: «Oui, oui, c’est un +steamer; regardez plutôt.» Cette fois, le cœur commença à me battre avec +violence; je m’approchai, à mon tour, de la lucarne, et je distinguai, +en effet, un navire qui pouvait se trouver à environ deux milles au +large. Je me sers du mot <i>navire</i>, parce que je ne lui voyais laisser +aucune trace de fumée derrière lui. Ma joie se calma même aussitôt, et +le doute me revint à l’esprit. Je me dis, alors, que c’était tout +simplement un navire voguant vers Hong-Kong, Canton ou Macao. «Qui pense +à venir nous secourir? me disais-je. Qui pourra nous découvrir à bord de +cette jonque, ressemblant à tant d’autres qui sillonnent ces parages?» +Cependant, quelques efforts que je fisse pour contraindre mon agitation, +je ne pouvais détacher mes yeux de la lucarne.</p> + +<p>A ce moment, Than-Sing dit encore entre ses lèvres: «Ils s’en vont! ils +s’en vont!» Mais j’étais d’une incrédulité désespérante. Il est +difficile de revenir à la vie lorsqu’on a été si longtemps à l’agonie.<span class="pagenum"><a id="page_185">{185}</a></span> +«Et pourquoi s’en iraient-ils? lui disais-je.—A cause du steamer, me +répondait-il.—Mais je vous dis que cela n’en est pas un.—Si, je vous +assure que je ne vous trompe pas.—D’abord, il n’y a pas de fumée; vous +voyez bien que c’est un navire.—Cela ne fait rien; les pirates s’en +vont. Écoutez.» Le silence se faisait en effet autour de nous, car l’on +n’entendait plus que par intervalle un murmure de voix qui allait +toujours s’éloignant. Pourtant, les pas d’un homme se faisaient encore +entendre. J’élevai les bras en l’air pour soulever le panneau; je +voulais voir; mais Than-Sing me retint, jugeant plus prudent, en cette +circonstance, de nous faire oublier. Au même instant, le panneau fut +ouvert avec précipitation, et une figure aux traits bouleversés apparut +à nos yeux. C’était le cuisinier du bord, que l’alerte répandue parmi +l’équipage forçait d’abandonner ses utiles fonctions. Il parla en +gesticulant, et avec une volubilité de paroles que l’émotion +entrecoupait. Il disait à Than-Sing (je l’ai su depuis): «N’ayez pas +peur... vous allez être sauvés... c’est un steamer...» Il était resté le +dernier; mais le sentiment de la conservation l’emporta sur le désir +qu’il pouvait éprouver de converser plus long<span class="pagenum"><a id="page_186">{186}</a></span>temps avec nous, il +s’enfuit au plus vite pour rejoindre les autres. Je poussai alors une +exclamation de joie impossible à rendre; plus prompte que la pensée, je +m’élançai sur le pont. Il était bien vrai, nous étions seuls sur la +jonque, laquelle se trouvait engravée dans le sable. Le but des pirates, +en s’arrêtant en cet endroit, avait été de faire une provision d’eau +douce, lorsqu’aux premières lueurs du jour, un steamer, masqué jusque-là +par une pointe de terre, leur apparut. Ce steamer avait jeté l’ancre et +déjà il envoyait des embarcations pour reconnaître la côte. C’est alors +qu’effrayés du danger qui les menaçait, et ne pouvant démarrer, les +pirates avaient préféré fuir en abandonnant leur jonque. Ils avaient +gagné la terre en entrant dans l’eau jusqu’à mi-jambes; nous les +apercevions encore très-distinctement grimper en toute hâte le long du +versant de la montagne. Ils traînaient avec eux ce qu’ils avaient pu +emporter de leurs rapines; les uns étaient chargés à dos, les autres +portaient des fardeaux sur la tête ou sur les bras.</p> + +<p>J’étais dans un saisissement qui ne peut se dépeindre. En les voyant +ainsi disparaître, mes yeux se<span class="pagenum"><a id="page_187">{187}</a></span> tournaient alternativement vers nos +ennemis qui fuyaient et vers le steamer qui nous apportait sans doute la +délivrance. Je joignais les mains en les serrant avec ivresse, mon cœur +se dilatait, je jetais dans l’air des exclamations bruyantes, je +prononçais des paroles incohérentes; enfin, je regardais dans la +montagne, je regardais le steamer; j’aurais voulu, comme dans un conte +de fées, m’y trouver transportée. Cependant, aucune embarcation ne se +détachait pour venir à notre rencontre; mes pieds ne tenaient plus en +place. Je jetai la vue vers la pointe de terre près de laquelle le +steamer semblait rapproché, et je dis à Than-Sing: «Allons là-bas, ils +nous apercevront peut-être; il n’y a qu’un peu d’eau à traverser, nous +ferons comme les pirates; venez! venez!» Je ne voyais que la distance, +je ne mesurais pas la difficulté. Mais Than-Sing me répondit: «Non, +c’est inutile, ils vont venir.—Ils vont venir!» disais-je. Puis +j’attendis une minute, et, cette minute passée, je répétais les paroles +que j’avais dites un instant avant, et Than-Sing me répondait avec son +flegme habituel: «Ils vont venir, calmez-vous, ils vont venir.» Ce +sang-froid m’exaspérait; je ne comprenais pas<span class="pagenum"><a id="page_188">{188}</a></span> qu’il nous fît perdre un +temps précieux, en n’allant pas au-devant du secours que le ciel nous +envoyait. Je tentai une dernière fois de le persuader. «Écoutez, lui +dis-je, prenons le petit canot; il me semble qu’avant une heure d’ici, +nous pourrions aborder le steamer. Songez donc, si les pirates allaient +revenir nous faire prisonniers, ce serait la mort cette fois! Venez. +Voulez-vous? Je vous en supplie!» Et je regardais le steamer avec +avidité.—«Non, me répondait-il toujours avec le même calme, c’est un +steamer; attendons; je vous dis qu’ils vont venir.» J’étais désespérée; +c’était la première fois qu’il s’élevait un débat entre nous deux. Si +j’avais su nager, je crois que j’aurais eu le courage de me jeter à la +mer pour tenter de me sauver. Je regardais le petit canot avec envie. +Mon salut ne me paraissait véritablement assuré que lorsque je ne +foulerais plus ce plancher de malheur. Je me dirigeai vers l’arrière de +la jonque, où il était amarré, et je l’examinai comme mon unique +ressource; je ne tremblais pas à l’idée de me voir seule au milieu des +flots, je me demandais simplement si je serais assez forte pour le +conduire; je me sentais le courage du désespoir, surtout lorsque je<span class="pagenum"><a id="page_189">{189}</a></span> +portais mes regards vers la montagne, sur le versant de laquelle +quelques pirates apparaissaient encore.</p> + +<p>Tout à coup, Than-Sing me saisit le bras en m’arrêtant dans ma pantomime +désespérée: «Tenez, regardez, regardez là-bas! me dit-il; voyez-vous +trois canots?» Je tournai les yeux dans la direction qu’il m’indiquait, +et je vis, en effet, trois canots, lesquels après avoir fait un circuit, +semblaient se diriger vers nous. Je suivais avec anxiété leur marche +progressive, une idée subite me vint. Je me dépouillai de mon premier +vêtement, et je l’attachai en toute hâte au bout d’un long bambou pour +attirer l’attention de l’équipage du steamer. Je me disais au milieu de +mes transports de joie: «Nos yeux nous trompent peut-être: ces canots +qui paraissent venir à nous ne peuvent-ils pas tout à coup changer de +route?» Alors, courant à l’arrière de la jonque, qui était le point le +plus en vue, je me mis à agiter avec frénésie mon signal improvisé, puis +je le fixai bien vite entre deux planches. Quelle émotion! mon cœur +battait avec tant de violence, qu’en quelques instants j’avais épuisé +mes forces. Il n’y avait plus à en douter, on venait pour nous sauver. +Notre jonque était<span class="pagenum"><a id="page_190">{190}</a></span> la seule qui existât sur le rivage; quelques minutes +encore et nous allions pouvoir distinguer la forme et la couleur des +vêtements de ceux qui montaient les embarcations. Than-Sing, qui se +tenait tout près de moi, croisait ses mains en signe de prière; sa bonne +figure exprimait la joie la plus vive. Une idée me vint à l’esprit: +c’est que la vue de son habillement chinois pouvait être d’un mauvais +effet et nous compromettre; je le priai de se dissimuler le plus +possible; il comprit ma pensée, car sans mot dire il se retira à +l’écart. Mes yeux, perçant la distance, commencèrent, quoique +faiblement, à apercevoir les mouvements des rameurs, mais il se fit un +temps d’arrêt dans la marche des canots; les rames, d’une seule +manœuvre, furent relevées debout; une crainte se glissa dans mon âme: +allaient-ils virer de bord et retourner au steamer? Je portai mes mains +à la hauteur de mes yeux pour abriter ma vue qui était gênée par le +soleil, quand une des plus effroyables détonations retentit, en même +temps qu’une fumée blanche et épaisse enveloppait, comme dans un nuage, +les trois embarcations. A cette attaque inattendue, surprise, +épouvantée, mes jambes fléchirent sous<span class="pagenum"><a id="page_191">{191}</a></span> moi, et je tombai sur mes +genoux, en criant, dans un paroxysme violent de frayeur: «Than-Sing! ils +viennent pour nous tuer! Nous allons mourir!!!» Mais à peine avais-je +proféré ces cris de désespoir, qu’une rage subite plus forte que la +douleur s’empara de moi. En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, +je m’étais dit: «Puisque mon malheur est à son comble, puisque je suis +abandonnée de Dieu, puisqu’il faut que je meure, eh bien! je veux qu’ils +me voient, qu’ils me tuent bien en face!» C’en était trop, je m’élançai +à la même place où j’étais quelques moments auparavant. Mes yeux étaient +secs et ardents; de la main droite, je saisis ma casquette et je +l’agitai en l’air avec frénésie. Oh! alors, surprise! surprise inouïe! +Au lieu d’un nouveau feu, des hourras formidables et prolongés +parviennent à mes oreilles. Ce cri, partant des canots est répété par +trois fois différentes, ce n’était pas un rêve cette fois, il me révéla +que nos sauveurs étaient des Anglais; tous les hommes d’équipage se +découvraient et agitaient leurs chapeaux en signe de salut; j’étais +reconnue, j’étais sauvée!<span class="pagenum"><a id="page_193">{193}</a></span><span class="pagenum"><a id="page_192">{192}</a></span></p> + +<h2><a id="CHAPITRE_VIII"></a>CHAPITRE VIII</h2> + +<div class="blockquot"><p class="hang">Récit du capitaine Rooney.—Expédition sur la côte.—Villages +incendiés.—La mère des pirates.—Mort d’un Chinois.—<i>The lady +Mary Wood.</i>—Retour à Hong-Kong.—Protection du consul.—Visite de +Than-Sing.—Adieux du capitaine Rooney.</p></div> + +<p>Comment peindre ce que j’éprouvai alors! mon âme succombait sous l’excès +de ce bonheur inattendu; et sans parole, presque sans pensée, je sentais +des larmes baigner mon visage. En ce moment, les canots abordaient, +c’étaient les soldats de la marine anglaise. Les officiers, le capitaine +Rooney en tête s’élancèrent aussitôt vers moi avec des marques du plus +vif intérêt. Ayant aperçu Than-Sing qui se tenait à mes côtés, plusieurs +marins lui montrèrent le poing, le prenant pour un pirate oublié par les +siens; mais<span class="pagenum"><a id="page_194">{194}</a></span> j’étendis la main, de peur qu’on ne fît un mauvais parti à +mon compagnon d’infortune, et le capitaine Rooney se hâta d’expliquer +aux officiers quel était le marchand chinois, et combien sa conduite +était digne d’éloges.</p> + +<p>Lorsqu’on vit que je n’étais pas trop faible pour me mettre en route, +l’on me fit descendre dans l’une des chaloupes pour nous conduire au +steamer. Je m’éloignai donc à tout jamais de la jonque, où je serais +morte peut-être quelques jours plus tard, si le ciel n’eût mis une fin +si heureuse et si brusque à mes épreuves, et ne m’eût témoigné son +ineffable miséricorde en m’envoyant un secours inespéré. Pendant ce +trajet, les officiers, qui parlaient français, m’expliquèrent pourquoi +j’avais douté si longtemps de la présence du steamer; ils avaient +abaissé la cheminée afin de pouvoir mieux surprendre les pirates. Ils me +félicitèrent de ce que j’avais eu le courage, après avoir essuyé un coup +de feu de leur part, de m’être mise encore en évidence pour me faire +reconnaître, ajoutant que c’était grâce à ma chevelure blonde, qu’ils +m’avaient reconnue. Jusqu’alors, ils m’avaient prise pour un Chinois +qui<span class="pagenum"><a id="page_195">{195}</a></span> donnait l’alarme aux autres. Enfin, mes sauveurs témoignaient une +joie bien vive du succès qu’ils venaient de remporter. J’appris qu’à +Hong Kong on me croyait morte, ou, pour le moins, emmenée dans +l’intérieur de l’empire pour y être vendue. Eux-mêmes, me disaient-ils, +n’avaient pas l’espoir de me retrouver.</p> + +<p>Nous étions à moitié de la distance qui nous séparait du steamer et de +la jonque, que cette dernière était déjà la proie des flammes. Peu +après, nous abordions. Les soldats poussaient de longs hourras, auxquels +les marins répondaient avec non moins de chaleur. Bien que je fusse +très-émue des marques de sympathie dont j’étais l’objet, j’étais presque +honteuse en me voyant dans un état si misérable, et ce fut en baissant +la tête que je traversai un rang de personnes notables de Hong-Kong, +venues à bord pour voir de plus près les résultats de l’expédition. Mais +je pus bientôt me dérober à tous les yeux, en me retirant dans une +cabine qu’on avait disposée à mon intention. Une fois seule, je me hâtai +de faire disparaître les souillures de ma captivité en mettant des +vêtements préparés pour moi. Je me regardai<span class="pagenum"><a id="page_196">{196}</a></span> dans un miroir; c’est à +peine si je pouvais me reconnaître, tant mes traits étaient changés et +maigris. Un cercle bleuâtre cernait mes yeux, ma peau était noircie par +le hâle de la mer. Je dus renoncer pour le moment à réparer complétement +le désordre de ma chevelure, qui demandait un soin tout particulier. +Pendant ce temps, les trois embarcations qui avaient effectué ma +délivrance repartaient de nouveau pour aller incendier deux ou trois +villages sur la côte, villages connus pour servir de repaires aux +pirates.</p> + +<p>Les détails qui vont suivre sont racontés par le capitaine Rooney +lui-même; c’est le récit exact qu’il fit aux autorités anglaises et au +vice-consul de France, après la catastrophe. J’ai pensé qu’en le +reproduisant fidèlement, comme l’ont fait les journalistes de Hong-Kong +dans leurs feuilles, il retracerait mieux que je ne pourrais le faire la +marche des deux expéditions dirigées à ma recherche et à celle du +<i>Caldera</i>.</p> + +<p>Laissons donc parler M. Rooney:<span class="pagenum"><a id="page_197">{197}</a></span></p> + +<h3><i>Extrait de l’</i><span class="smcap">Overland China Mail</span>, <i>de Hong-Kong</i>.</h3> + +<p>Nous avons parlé d’un navire qui s’était perdu sur la côte occidentale. +On a su depuis que ce navire était chilien et s’appelait <i>Caldera</i>. Le +récit suivant de sa capture par les pirates chinois a été fourni par le +capitaine Rooney:</p> + +<div class="blockquot"><p>«Le jeudi 5, à cinq heures du matin, <i>le Caldera</i> quitta Hong-Kong +pour se rendre à San-Francisco avec un équipage de dix-sept hommes +et trois passagers, une dame française et deux Chinois. A quatre +heures, le baromètre baissant et le temps prenant un aspect +menaçant, je diminuai la voilure et me préparai à subir une forte +brise. A minuit, il ventait violemment, et le <b>6</b>, avant le point du +jour, nous courions sous la grande voile de hune à moitié carguée +au milieu des lames qui nous battaient en travers. Pendant toute la +journée, le vent continua à souffler avec violence; notre grand mât +de hune et notre mât d’artimon furent brisés au ras du pont et le +navire commença à faire eau en abondance. Cet état de choses +continua jusqu’au samedi à quatre heures de l’après-midi. En ce +moment, la terre se<span class="pagenum"><a id="page_198">{198}</a></span> montra à deux milles vers le nord; le vent +soufflait sud-sud-ouest. Je pensai que le meilleur parti à prendre +était de me réfugier au plus vite dans une baie que je voyais sous +le vent, de réparer là mes avaries et d’y laisser reposer mon +équipage épuisé de fatigue. Je réussis à atteindre cette baie et +j’y jetai l’ancre à environ six heures de l’après-midi; les hommes +se mirent aussitôt aux pompes. Ils y étaient encore à dix heures du +soir, lorsque trois jonques chinoises vinrent accoster <i>le +Caldera</i>, jetèrent sur le pont leurs pots à feu, montèrent des deux +côtés à l’abordage et firent prisonniers tous les hommes qui +étaient sur le pont; puis ils s’emparèrent de moi et de ceux qui +étaient dans leur lit, nous lièrent les mains derrière le dos et +demandèrent si le navire était anglais. Sur notre réponse négative, +ils nous dirent que c’était heureux pour nous, car, si le navire +avait été anglais, ils nous auraient tous massacrés. Le 7, au point +du jour, ils nous forcèrent de lever l’ancre et de les suivre dans +une autre baie où nous mouillâmes par une profondeur de trois +brasses. Là, ils se mirent à piller la cargaison du navire. Mais, +dans la matinée du 9, une flotte nombreuse de jonques parut en vue, +et les trois jonques qui nous avaient capturés s’éloignèrent. Cette +flotte n’en comptait pas moins de trente-cinq. Elles s’emparèrent +de tout ce<span class="pagenum"><a id="page_199">{199}</a></span> qu’elles trouvèrent à leur convenance et furent bientôt +remplacées par quelques autres jonques de moindre grandeur, que +d’autres suivirent encore jusqu’à ce qu’il n’y eut plus rien à +prendre dans le navire; alors les dernières arrivées se mirent, +faute de mieux, à enlever le cuivre. Une de celles-ci, le mercredi +suivant, s’empara de la dame française et d’un des deux Chinois +passagers à bord du <i>Caldera</i>. Dans l’après-midi de ce même jour, +j’obtins d’un des bateaux pirates qu’il me prît à son bord avec mon +charpentier et qu’il nous conduisît à Macao. J’y arrivai le +lendemain jeudi, et je fis connaître ma situation au capitaine du +port et au gouverneur; mais il me dirent que je ne pourrais trouver +aucune assistance dans ce port. Cela me détermina à partir +immédiatement pour Hong-Kong, où j’arrivai à minuit, vendredi +dernier.»</p></div> + +<p>Aussitôt que le capitaine Rooney fut arrivé, il se rendit en toute hâte +chez ses agents, MM. Williams, Anthon et Cᵉ, et chez M. Haskell, un des +associés, et qui remplissait, à Hong-Kong, les fonctions de vice-consul +de France. M. Haskell se transporta immédiatement à bord du vaisseau de +S. M. B. <i>le Spartan</i>, et,<span class="pagenum"><a id="page_200">{200}</a></span> après une entrevue avec sir William Hoste, +qui lui promit l’assistance d’un détachement de ses hommes, il alla +réveiller M. Walker, de la <i>Peninsular and Oriental Company</i>, qui frêta +<i>la Lady-Mary-Wood</i> pour aller à la recherche du <i>Caldera</i>. M. Rooney se +rendit aussi chez le lieutenant-gouverneur, qui donna ordre à M. +Caldwell, interprète, d’accompagner l’expédition et de prendre sous sa +garde comme prisonniers les deux Chinois qui avaient amené le capitaine +Rooney à Macao et l’avaient de là accompagné à Hong-Kong, pour y +recevoir 50 livres sterling de récompense qu’il leur avait promises.</p> + +<p>En conséquence, le lundi suivant, à 9 heures 30 minutes du matin, <i>la +Lady-Mary-Wood</i> appareilla, ayant pris à bord quatre-vingts blue-jacket +(soldats de marine), sous le commandement du lieutenant Palisser et de +MM. Olivier et Rogers; elle quitta le port à la hauteur de la pointe +sud-ouest de Lantao (ty-ya-san); une jonque de la côte occidentale fut +aperçue voguant vers <i>la Lady-Mary-Wood</i>. Quand elle l’eut rejoint, on +vit qu’elle avait à bord le subrecargue et l’équipage du <i>Caldera</i>. +Cette jonque avait fait prix avec ces dernier de 400 livres sterling.<span class="pagenum"><a id="page_201">{201}</a></span> +Les matelots furent pris à bord de la <i>Lady-Mary-Wood</i>, et la jonque +continua sa route sur Hong-Kong, avec une lettre de M. Caldwell.</p> + +<p>Les faits qui suivirent ont été racontés en ces termes par un témoin +oculaire:</p> + +<div class="blockquot"><p>«<i>La Lady-Mary-Wood</i> vint le soir jeter l’ancre dans un mouillage +où nous ne remarquâmes rien autre chose que l’absence totale de +toute voile le long de la côte. Pas une seule, ni petite ni grande +ne s’était laissé voir depuis que nous avions quitté le voisinage +de Macao jusqu’au moment où nous entrâmes à Koo-Lan. Comme la nuit +arrivait, on ne put rien entreprendre ce soir-là, d’autant plus que +le capitaine Rooney n’avait pas une idée très-exacte de l’endroit +où il avait laissé son navire. En attendant, les embarcations +furent mises en état: c’étaient la chaloupe du <i>Spartan</i>, dans +laquelle il y avait un canon de six, et trois canots du steamer. A +peine le jour levé, des débris des mâts du <i>Caldera</i> se montrèrent +flottant sur les vagues à environ deux milles du steamer. Ils +étaient tout noirs, d’où l’on pouvait conclure que le navire avait +été incendié, en vue de s’emparer du cuivre et du fer employés dans +sa cons<span class="pagenum"><a id="page_202">{202}</a></span>truction. A neuf heures du matin environ, les quatre +embarcations prirent le large escortées par soixante-dix hommes, +et, après une longue traversée, elles abordèrent dans le voisinage +de quelques huttes de pêcheurs dont les habitants gagnèrent +aussitôt les montagnes. On se mit à leur poursuite, et ce ne fut +pas sans peine qu’on parvint à en saisir un. Il fut amené à M. +Caldwell qui, toutefois, ne put en tirer aucun renseignement, si ce +n’est que le navire «avait été brûlé depuis plus d’un mois.» On lui +permit de s’en retourner, et la chaloupe, accompagnée de deux +embarcations, se dirigea vers le village de Choo-Koo-Mee, distant +d’environ huit milles du steamer. La chaloupe marchait à un mille à +peu près en avant de la seconde embarcation; elle fut rejointe par +la troisième; la quatrième, sous le commandement de M. Rogers, fut +laissée en arrière par mesure de précaution.</p> + +<p>»Près d’aborder, M. Caldwell envoya à terre l’un des deux +prisonniers dûment accompagné, avec mission de bien faire +comprendre aux habitants qu’on venait dans un but tout pacifique, +et simplement pour s’enquérir de la dame qui avait été emmenée par +les pirates. Le prisonnier avait fait à peine quelques pas qu’un +boulet de quatre atteignit l’embarcation montée par M. Caldwell, +dans la direction de sa<span class="pagenum"><a id="page_203">{203}</a></span> personne; mais c’était un boulet mort, et +il n’en résulta aucun mal. Le lieutenant Palisser considérant comme +un risque inutile de passer sous le feu des Chinois, les +embarcations se mirent hors de portée, mouvement que l’ennemi prit +pour une retraite, car il poussa aussitôt des cris de triomphe, +agita ses drapeaux en signe de défi. Nos hommes, conduits par M. +Olivier, eurent bientôt pris terre; ils poursuivirent les Chinois +de buissons en buissons et les chassèrent du village en leur tuant +de neuf à douze des leurs. En explorant les maisons, on eut +l’explication de leur résistance. On y trouva en grand nombre des +boîtes de thé, des balles de riz, etc., etc., qui avaient fait +partie de la cargaison du <i>Caldera</i>. Cela fait, les embarcations +vinrent rejoindre le steamer rapportant quelques-uns des canons +(pièces de quatre de fabrique anglaise) pris aux Chinois.</p> + +<p>»<i>La Lady-Mary-Wood</i> retourna à Hong-Kong, le lundi, sans avoir +accompli le principal objet de sa mission, c’est-à-dire la +délivrance de M<sup>me</sup> <span class="smcap">Fanny Loviot</span>, emmenée par les pirates; mais M. +Caldwell, nous assure-t-on, pense qu’elle ne peut être que dans le +voisinage de cette colonie, ou, dans tous les cas, de ce côté de +Macao, et il espère avoir bientôt sur elle des renseignements qui +lui permettront d’opérer sa délivrance.<span class="pagenum"><a id="page_204">{204}</a></span></p> + +<p>»Cependant, une seconde expédition a été chargée de compléter +l’œuvre de <i>la Lady-Mary-Wood</i>. Le steamer <i>Ann</i> a quitté le port +mardi matin, avec quatre-vingt-dix hommes du <i>Spartan</i>, sous le +commandement des lieutenants Palisser, Morell et Stokes, +accompagnés du chirurgien Bradsaw, qui avait aussi fait partie de +l’expédition de <i>la Lady-Mary-Wood</i>. Il y a tout lieu de croire que +cette nouvelle expédition retrouvera une grande partie du +chargement du <i>Caldera</i>, et rendra bon compte de tous les villages +de pirates qui existent dans l’île.</p> + +<p>»Nous avons dit que le steamer <i>Ann</i> avait été frété pour une +seconde expédition sur la côte occidentale, dans le but de +compléter la destruction des villages des pirates et d’y reprendre +tout ce qui pourrait s’y trouver de la cargaison du <i>Caldera</i>. Il +revint au port le vendredi en faisant le signal <i>tout va bien</i>, et +l’on apprit bientôt, en effet, que le steamer avait non seulement +réussi dans le but mentionné plus haut, mais encore qu’il avait eu +la bonne fortune de capturer la jonque dans laquelle M<sup>me</sup> <span class="smcap">Fanny +Loviot</span> et le marchand chinois, faits prisonniers par les pirates, +se trouvaient confinés. Voici les détails de cette capture, tels +qu’ils nous ont été racontés:</p> + +<p>»<i>L’Ann</i>, comme <i>la Lady-Mary-Wood</i>, arriva à une heure trop +avancée de la soirée pour rien entre<span class="pagenum"><a id="page_205">{205}</a></span>prendre ce jour-là. En +conséquence, le lieutenant Palisser et sa troupe attendirent en +repos jusqu’au lendemain matin. Mais, dès avant le lever du jour, +les hommes s’installèrent dans les embarcations (la barge, la +pinasse et le petit canot du <i>Spartan</i>) et se dirigèrent vers une +jonque qui gagnait le rivage; l’équipage de cette dernière, se +voyant poursuivi, s’enfuit en toute hâte vers la montagne; quand +les embarcations, qui avaient continué d’avancer, furent dans son +voisinage, elles tirèrent sur ladite jonque un coup de canon dont +le bruit fit monter sur le pont la prisonnière française et le +marchand chinois, qui furent ainsi miraculeusement délivrés. On sut +depuis que la jonque était entrée le matin dans la baie pour y +faire de l’eau. Deux autres jonques, chargées de volailles et +autres produits, reçurent la chasse et vinrent aussi s’échouer sur +le rivage. Abandonnées par leurs équipages, elles furent incendiées +et détruites par les nôtres.</p> + +<p>»L’expédition se dirigea ensuite vers le village de Choo-Koo-Mee, +d’où les Chinois, à la première occasion, firent feu sur nos +embarcations, qui, à leur tour, lancèrent quelques boulets parmi +les maisons ruinées et les arbres, pour disperser les habitants qui +pourraient avoir la témérité de résister; puis nos hommes +débarquèrent. Un coup de canon lancé par<span class="pagenum"><a id="page_206">{206}</a></span> les Chinois amena sur ce +même point un certain nombre de matelots et de soldats de marine +avec le lieutenant Palisser, et, tous ensemble, conduits par M. +Sarrat, s’élancèrent par un étroit sentier vers le village. Une +pluie de flèches et de pierres, et la décharge de neuf canons +chargés de vieux boulets de fer, de pierres, etc., etc., les +accueillit, mais ne leur fit aucun mal. Naturellement, on se +précipita aussitôt sur les canons, dont on s’empara; quelques +habitants furent tués à coups de fusil et de baïonnette; nos +hommes, après avoir mis en sûreté une centaine de ballots de sucre +et de thé appartenant au <i>Caldera</i>, détruisirent encore dans les +environs un petit nombre de huttes qu’ils trouvèrent, puis ils +mirent le feu au village, après quoi ils se rembarquèrent et +regagnèrent le steamer.</p> + +<p>»Le lendemain mardi, dans la matinée, les embarcations furent +dirigées vers le village de Koo-Lan, qu’elles trouvèrent défendu +par un fort solidement établi, armé de canons de 24 et de 32, dont +plusieurs coups, habilement pointés, saluèrent leur approche, en +même temps qu’une flotte de pirates, comptant vingt grande jonques, +venait prendre position le long de la grève. Nos hommes ne +demandaient qu’à les attaquer; mais le lieutenant Palisser, en +présence d’une force si considérable, ne jugea pas prudent de<span class="pagenum"><a id="page_207">{207}</a></span> le +faire avec les quatre-vingt-dix hommes qu’il avait sous ses ordres, +d’autant plus que le principal but de l’expédition avait déjà été +atteint par cette poignée de braves, et l’<i>Ann</i> appareilla pour +revenir à Hong-Kong. On eut bientôt lieu de se féliciter de cette +sage détermination, car on a su depuis que, le lendemain matin, la +première flotte de pirates de vingt jonques, dont nous venons de +parler, avait été grossie par une seconde de quarante. Contre ces +soixante jonques, la lutte eût été trop inégale, et, si l’<i>Ann</i> +l’eût engagée, il est fort possible qu’elle n’en fût pas sortie à +son avantage.»</p></div> + +<h3> +<i>Extrait de l’</i><span class="smcap">Overland Friends</span>, <i>of China</i>.<br> +</h3> + +<div class="blockquot"><p>«Nous avons promis, dans le dernier numéro, de plus amples détails +sur l’expédition entreprise par le navire <i>Ann</i>, à la recherche des +deux passagers enlevés du <i>Caldera</i> par les pirates, M<sup>me</sup> <span class="smcap">Fanny +Loviot</span> et le marchand chinois. Nous regrettons de ne pouvoir donner +de cette expédition un récit aussi ample que nos lecteurs auraient +pu le désirer, surtout en ce qui concerne le traitement que les +pirates ont fait subir à leurs deux prisonniers, traitement dont +nous<span class="pagenum"><a id="page_208">{208}</a></span> avons entendu parler comme d’une chose inouïe, et devant +lequel nous nous arrêtons avec douleur, en pensant à la pauvre +jeune femme qui en fut l’objet. On nous a affirmé que les barbares +avaient jeté leur captive, dans une cabine peuplée de rats, +d’araignées, de cancrolats, enfin d’insectes les plus immondes. +Tout cela n’est-il pas fait pour exciter la curiosité et le plus +vif intérêt?»</p> + +<p class="r"> +(<i>Friend of China.</i>)<br> +</p></div> + +<p>Je dois dire ici qu’après cette catastrophe, je me trouvais dans un tel +état de fièvre et de malaise moral, qu’il ne m’a pas été possible de +satisfaire la curiosité bien légitime des journalistes de Hong-Kong en +ce qui touche les souffrances de ma captivité. C’est en France seulement +que, rappelant mes souvenirs, je me mis à écrire cette relation, +laquelle par son étrangeté même m’a paru mériter la publicité.</p> + +<p>En terminant les détails de cette expédition, je ne veux pas oublier de +citer un trait de représailles des plus caractéristique.</p> + +<p>Il avait été fait dans cette récente affaire deux prisonniers. +J’entendais les matelots raconter les diffé<span class="pagenum"><a id="page_209">{209}</a></span>rents épisodes du combat. +Tous les détails qu’ils donnaient sur la sanglante journée faisaient +peine à entendre; ils énuméraient le nombre d’ennemis égorgés; l’un +d’eux même, qui se vantait beaucoup de son intrépidité, s’attira, plus +peut-être par jalousie que par commisération pour le sort des victimes, +mainte observation sur sa cruauté. Comme on lui reprochait d’avoir tué +une femme chinoise avec le plus grand sang-froid, il répondit +impatienté: «Êtes-vous tous des imbéciles, vous n’avez donc pas vu que +c’était la mère des pirates!»</p> + +<p>Mon retour à Hong-Kong causa une grande rumeur lorsque la nouvelle s’en +répandit. La foule accourut et se pressa sur les quais; en un instant, +des canots remplis de monde accoururent vers le steamer, +l’environnèrent, et tous les regards cherchaient à me découvrir parmi +les passagers. Il n’était guère facile de me reconnaître sous le costume +d’homme dont j’étais encore vêtue. Chacun me faisait des offres +généreuses. M. Walker, directeur de <i>the Peninsular and oriental +Company</i>, me pressait d’accepter l’hospitalité dans sa famille, près de +sa femme, qui compatissait à mes malheurs et avait le plus grand désir<span class="pagenum"><a id="page_210">{210}</a></span> +de me connaître. J’étais très-touchée de toutes ces marques de +sympathie; mais je remerciai M. Walker en lui disant que mon plus vif +désir, avant de songer à moi-même, était de voir le vice-consul; j’avais +trouvé une protection si pleine d’humanité dans ce représentant de la +France, que j’eusse regardé comme une ingratitude d’accepter aucun +bienfait, sans qu’il fût le premier à me donner son approbation: ne lui +devais-je pas plus que la vie? Comme je me disposais à me rendre au +consulat, je fus prévenue par M. Haskell, qui se rendait sur le steamer; +il vint à ma rencontre. Il était très-ému; on lisait sur son visage +rayonnant la joie qu’il éprouvait en ce moment de voir tous ses efforts +couronnés d’un si grand succès. Il me dit ces simples paroles: «Venez, +je vous offre abri et protection au consulat de France.» Ce mot <i>France</i> +fit vibrer en moi un sentiment indéfinissable; il réveilla le souvenir +de tout ce qui m’était cher; il était l’expression de la sollicitude de +ma patrie veillant sans relâche sur le sort de ses enfants, en quelque +endroit éloigné du globe qu’ils se trouvassent égarés. Ma réponse fut +des larmes; il ne m’était pas possible de proférer une parole, tant<span class="pagenum"><a id="page_211">{211}</a></span> mon +émotion était grande. La Providence, dans mon malheur, se montrait si +miséricordieuse!</p> + +<p>Nous descendîmes dans une embarcation qui nous transporta à terre; là, +une chaise à porteurs m’attendait, et je parvins en peu d’instants à la +résidence française.</p> + +<p>Je passai vingt et un jour à Hong-Kong, comblée d’attentions les plus +délicates. Plusieurs personnes de la ville vinrent me visiter, beaucoup +de dames surtout, dont le récit de mes malheurs avait excité la +sensibilité. Je dus pourtant me renfermer, par ordonnance du médecin; à +la suite de tant d’émotions contraires, ma constitution se trouva +complétement ébranlée. Cette joie, qui succédait à une immense douleur, +m’accablait avec trop de violence pour que mes facultés pussent résister +longtemps à la secousse. Le mal se déclara, et je fus prise d’une fièvre +ardente. Je restai plusieurs jours et plusieurs nuits en proie à un +horrible délire; mon cerveau malade me transportait sans cesse dans les +régions de piraterie, où je ne voyais que sang, poignards et incendie; +enfin, la nature reprit le dessus, Dieu aidant, et je me rétablis vite. +Des lettres de France, apportées par un navire<span class="pagenum"><a id="page_212">{212}</a></span> arrivé de Californie, me +furent remises pendant ma convalescence, et opérèrent la guérison du +corps en même temps que celle de l’âme; ces lettres me rappelaient avec +instance, et j’avais été trop éprouvée dans mes voyages pour que mon +plus grand désir ne fût pas de revoir, le plus tôt possible, ma patrie +et tous ceux qui souhaitaient mon retour.</p> + +<p>Je dus alors songer à remplacer par de nouveaux effets ceux que j’avais +perdus. Je fis mes commandes de robes et autres vêtements de femme; dans +le courant de mon récit, j’ai oublié de dire que, dans ce pays bizarre, +ce sont des hommes qui confectionnent les habillements des deux sexes: +la profession de couturière n’est pas, comme en Europe, l’attribution +exclusive des femmes. Tous les effets que je rapportai de Chine, tels +que robes, linge de corps, chaussures, furent faits par les mains +d’ouvriers chinois.</p> + +<p>A quelques jours de là, M. Haskell vint m’annoncer la visite de +Than-Sing, mon compagnon d’infortune; ce digne homme avait tenu à me +faire ses adieux avant de partir pour Canton, où il comptait retrouver +sa femme et ses enfants. Il entra, et j’eus<span class="pagenum"><a id="page_213">{213}</a></span> quelque peine à le +reconnaître, tant il était richement vêtu: tous ses habits lui avaient +été prêtés par un ami; car, ainsi que moi, il avait été complétement +dévalisé. Il avait les larmes aux yeux en s’informant de ma santé. Après +une heure de causerie, pendant laquelle nous parlâmes de notre temps de +misère, il se retira et me fit ses adieux, non sans m’avoir priée +d’accepter, en souvenir de nos malheurs, un joli fichu brodé de soie de +diverses couleurs et d’un travail très-précieux.</p> + +<p>Mon départ était fixé pour le 11 novembre; je devais partir par un +steamer de la malle des Indes; le gouvernement français payait mon +voyage jusqu’à Marseille.</p> + +<p>La veille de mon embarquement, je reçus deux visiteurs, que je ne puis +oublier de citer: c’étaient le capitaine Rooney et un des lieutenants +qui avaient fait partie de l’expédition envoyée à ma recherche. Cet +officier, après m’avoir exprimé toute la joie qu’il ressentait d’avoir +participé à ma délivrance, me présenta un livre écrit en langue +allemande, que je reconnus pour être celui dans lequel j’avais tracé, à +l’aide d’une épingle, quelques lignes en français et en anglais. Ce<span class="pagenum"><a id="page_214">{214}</a></span> +livre lui était tombé sous les yeux lors de la perquisition faite dans +la jonque où j’étais retenue prisonnière; il s’en était emparé, +lorsqu’en retournant les premiers feuillets, il avait pu lire avec +surprise le peu de mots que j’y avais tracés. Il me demanda mon +consentement pour en rester possesseur; il voulait, disait-il, le garder +comme une relique, afin de le montrer dans sa famille, à son retour en +Angleterre. J’étais trop heureuse d’accorder cette légère satisfaction à +une personne qui avait contribué à me sauver la vie.</p> + +<p>Quant au capitaine Rooney, il semblait fort triste, malgré l’heureuse +issue qui avait mis fin à nos infortunes; il paraissait accablé par ce +qu’il appelait la fatalité. Son séjour en Chine ne devait pas être de +longue durée; il sentait aussi le besoin de revoir sa patrie. Il me dit +pour dernier adieu: «Si mes vœux sont exaucés, vous arriverez à bon +port; parlez avec confiance, la Providence est avec vous.»<span class="pagenum"><a id="page_215">{215}</a></span></p> + +<h2><a id="CHAPITRE_IX"></a>CHAPITRE IX</h2> + +<div class="blockquot"><p class="hang">Départ de Chine.—<i>Le Malta.</i>—Singapore.—Penang.—L’île de +Ceylan.—<i>Le Bentinck.</i>—Aden.—Dans la mer Rouge.—Isthme de +Suez.—Le Caire.—Le Nil.—Les +Pyramides.—Boulac.—Alexandrie.—<i>Le +Valetta.</i>—Malte.—Marseille.—J’ai fait le tour du monde.</p></div> + +<p>Le 11 novembre 1854, je me rendis à bord du steamer <i>le Malta</i>. Le +vice-consul m’accompagnait, m’assurant ainsi sa généreuse protection +jusqu’à mes derniers pas dans ce pays; je ne pus le quitter sans +éprouver une émotion bien vive, et si jamais ce récit lui parvient, je +désire qu’il puisse y lire l’expression vraie de la reconnaissance que +je lui ai vouée.</p> + +<p>La ligne que suit la malle des Indes pour se rendre en Europe est +certainement la plus enviée des voyageurs. On se rend de Hong-Kong à +Singapore: en<span class="pagenum"><a id="page_216">{216}</a></span> sept jours. Le steamer stationne vingt-quatre heures pour +prendre du charbon, ce qui permet aux passagers de descendre à terre et +de visiter la ville, qui, outre les Malais, est en grande partie habitée +par des Chinois et un petit nombre de négociants anglais.</p> + +<p>De Singapore on va à Penang; il faut trois jours; le steamer s’arrête +une demi-journée seulement pour prendre les lettres, mais ce temps +suffit pour visiter ce délicieux coin de terre, où la végétation est si +active et où les fruits les plus beaux sont en grande abondance.</p> + +<p>Après huit jours de navigation on touche à Galle, île de Ceylan. Là tous +les passagers descendent à terre; les bagages sont transbordés sur un +autre steamer. Le nombre des voyageurs n’est jamais considérable dans +cette partie du continent; nous étions trente-deux, en partie tous +Anglais, et six ou huit Espagnols qui venaient des îles Philippines.</p> + +<p><i>Le Malta</i> continuant sa route sur Bombay, nous nous rembarquâmes, après +deux jours de relâche et par conséquent de promenades, sur <i>le Bentink</i>, +autre steamer de la Compagnie des Indes, qui devait nous conduire +jusqu’à Suez. Mais avant d’y arriver on<span class="pagenum"><a id="page_217">{217}</a></span> s’arrête à Aden. A cet endroit, +on prend encore du charbon; rien de plus désolé que cette terre aride +sur laquelle on ne rencontre que des habitations misérables. Les +naturels, comme des troupeaux de mendiants, nagent des heures entières +autour du steamer, guettant, se ruant les uns sur les autres pour la +moindre pièce qu’on leur jette. Ils sont d’une horrible laideur; leur +chevelure est laineuse comme celle des nègres, et de diverses couleurs. +Aden est, en somme, une fort malheureuse contrée.</p> + +<p>Après sept jours de navigation dans la mer Rouge, nous arrivâmes à Suez; +je débarquai avec un véritable plaisir. Le parcours de l’isthme se fait +dans les diligences qui sont traînées par de mauvais chevaux, qu’on est +obligé de relayer toutes les deux lieues. Les bagages et les +marchandises suivent à dos de chameaux; les conducteurs qui font le +service du désert sont presque tous borgnes. Une quantité innombrable de +mouches voltigent sans cesse autour de ces malheureux et s’attachent +impitoyablement à leurs yeux, qu’elles semblent ronger; on dirait que +ces vilaines bêtes travaillent sur des matières pourries. Des carcasses +de chameaux, que l’on rencontre<span class="pagenum"><a id="page_218">{218}</a></span> à chaque instant et qui sont laissées +sur le chemin, servent de pâture aux corbeaux. Deux hôtels restaurants +existent sur la route, ils sont ouverts par les soins de la Compagnie +pour les besoins des voyageurs; le trajet du désert se fait en seize +heures, puis on arrive au Caire.</p> + +<p>Le Caire, la ville orientale où l’on croit rêver les yeux ouverts, où +l’on marche de surprises en surprises, comme dans les contes des <i>Mille +et une Nuits</i>. Tant de récits complets ont été écrits sur ce pays, que +je ne tenterai pas d’en faire ici une pâle description. J’y passai trois +jours et je les employai à visiter ce qu’il y a de curieux: les bazars, +où s’étalent des étoffes brodées d’or et de soie avec une richesse +merveilleuse; la citadelle qui renferme le tombeau du vice-roi d’Égypte. +Là, il me fallut ôter mes chaussures et marcher pieds nus. Quant aux +pyramides, je ne les vis que de loin, en descendant le Nil, de sorte que +leur vue n’excita pas chez moi cet enthousiasme traditionnel et, sans +doute, mérité qu’elles inspirent d’ordinaire. Je fis toutes ces +excursions escortée d’un guide qui me servait d’interprète. De toutes +les sensations que j’ai ressenties<span class="pagenum"><a id="page_219">{219}</a></span> dans mes voyages, aucune n’est +comparable à celle que m’a fait éprouver la ville du Caire.</p> + +<p>Pour se rendre à Alexandrie, on prend un petit bateau à vapeur qui +descend le Nil jusqu’à Boulac; c’est un trajet de six heures. En suivant +la rive je pus jouir à mon aise de la vue de tous ces villages égyptiens +bâtis en terre grise, avec une fourmilière de pigeonniers.</p> + +<p>A Boulac, on prend le chemin de fer qui, en trois heures, vous conduit à +Alexandrie; j’y séjournai encore trois jours, temps nécessaire pour +l’arrivée des bagages, et les préparatifs d’embarquement pour l’Europe. +Alexandrie ne présente rien de pittoresque; ses bazars sont malpropres +et mal assortis. On n’a pas là, comme au Caire, la vue réjouie par la +variété et la richesse des costumes orientaux, car les Européens y sont +en bien plus grand nombre. J’allai visiter le palais du vice-roi, la +colonne de Pompée, l’aiguille de Cléopâtre. Que d’antiquaires eussent +été heureux à ma place! Quant à moi, pressée du désir de revoir ma +patrie, je ne songeais qu’au départ; je m’embarquai donc à bord du +steamer <i>le Valetta</i>. Je n’avais plus que six jours<span class="pagenum"><a id="page_220">{220}</a></span> de mer avant de +toucher la terre natale. Le quatrième on relâcha à Malte, mais pour une +halte de quatre heures seulement: personne n’alla à terre. Deux jours +après, le 26 décembre 1854, <i>le Valetta</i> jetait l’ancre dans la rade de +Marseille, et le 30 j’étais à Paris, où je pus lire dans le journal <i>la +Presse</i>: «Mademoiselle Fanny Loviot, qui avait été prise par des pirates +dans les mers de la Chine, vient de rentrer en France, par Marseille, à +bord du <i>Valetta</i>.»</p> + +<p>Avec quelle joie, quel bonheur, après avoir fait le tour du monde et +couru les plus grands dangers, je me retrouvai au milieu de ma famille, +de mes amis. Partie pour chercher la fortune, je n’avais rencontré que +des périls; mais la nature m’était apparue sous ses aspects les plus +variés, et s’il m’avait fallu subir les privations, endurer la fatigue, +j’avais du moins vécu de cette vie pleine d’émotions qui n’est pas sans +charme dans la jeunesse. Je n’ai donc point à regretter d’avoir fait ce +voyage.</p> + +<p>Puisse le lecteur indulgent ne point regretter de l’avoir lu!</p> + +<p>Les articles qui terminent cet ouvrage relatent<span class="pagenum"><a id="page_221">{221}</a></span> comme faits divers +quelques fragments de mon histoire. Ils ne méritent pas une sérieuse +attention, car ils répètent en partie le récit déjà fait par le +capitaine Rooney; mais je les ajoute comme cachet d’authenticité, ayant +paru dans les journaux français.<span class="pagenum"><a id="page_223">{223}</a></span><span class="pagenum"><a id="page_222">{222}</a></span></p> + +<h2><a id="PIECES_JUSTIFICATIVES"></a>PIÈCES JUSTIFICATIVES</h2> + +<h3>LA PRESSE, 20 <i>décembre</i> 1854.</h3> + +<p>Le <i>Moniteur de la Flotte</i> publie l’extrait suivant d’une lettre datée +de Hong-Kong, le 27 octobre, et qui contient des détails intéressants +sur un petit drame maritime:</p> + +<p>«Le navire chilien <i>le Caldera</i> partit de Hong-Kong, le 5 octobre, pour +San-Francisco, avec deux passagers, une jeune dame de Paris, M<sup>lle</sup> +Fanny Loviot, et un Chinois. Surpris, deux jours après son départ, par +une affreuse tempête, il avait relâché dans une baie située derrière +quelques îles où le vent l’avait poussé: il comptait s’y réparer; mais, +pendant la nuit, et tandis que l’équipage était occupé aux pompes, trois +jonques chinoises l’ont assailli tout d’un coup, s’en sont emparées et +l’on mis au pillage; les brigands qui les montaient sont restés<span class="pagenum"><a id="page_224">{224}</a></span> deux +jours maîtres du navire; ils l’ont quitté en voyant arriver une nouvelle +flottille de jonques.</p> + +<p>»Le 11 octobre, les bandits qui montaient une de ces dernières jonques +offrirent au capitaine du <i>Caldera</i> de le conduire à Hong-Kong, lui, un +Chinois du bord et une jeune dame passagère; mais quand la jeune dame et +le Chinois furent descendus dans l’embarcation, les bandits poussèrent +au large et ne voulurent jamais prendre le capitaine, qui réussit enfin, +un peu plus tard, à se procurer un bateau et à se rendre à Hong-Kong.</p> + +<p>»Pendant ce temps, les pirates entraînèrent la jeune dame et le Chinois, +et les firent entrer dans un bateau, où ils les enfermèrent dans une +petite cabine de l’arrière. «Nous étions obligés, écrit la jeune dame +dans son récit, de nous tenir <i>en raccourci</i> faute de place, et on nous +surveillait de très-près; le soir, il nous était permis de sortir pour +un quart d’heure à peu près de notre prison; mais dès que les pirates +voyaient venir d’autres bateaux, ils nous faisaient rentrer au plus +vite; ils nous fournissaient de la nourriture à l’heure de leurs repas, +et nous disaient souvent que si le bateau qui portait notre capitaine à +Hong-Kong ne ramenait pas notre rançon, ils nous relâcheraient.</p> + +<p>»Nous sommes restés ainsi jusqu’au matin du 18;<span class="pagenum"><a id="page_225">{225}</a></span> le Chinois, mon +compagnon d’infortune, entendit les pirates dire qu’un steamer était en +vue et qu’il fallait faire des préparatifs pour se sauver à terre; ils +ne tardèrent pas, en effet, à s’échapper, nous laissant ainsi libres, et +sans nous faire aucun mal. Pendant le temps que nous avons passé à bord +de ce bateau, les pirates ont attaqué, la nuit, un bateau chinois, et, +le lendemain, ils ont trafiqué de leur butin avec un autre bateau. De +notre prison, nous entendîmes distinctement passer les marchandises d’un +bateau à l’autre et compter l’argent.»</p> + +<p>»Le steamer envoyé à la recherche des pirates, et qui a délivré la jeune +dame et le Chinois, a détruit, avant de quitter ces parages pour revenir +à Hong-Kong, trois villages occupés par les pirates. On croit qu’une +nouvelle expédition de bâtiments de guerre sera spontanément dirigée +contre les repaires où ces bandits se réunissent.»</p> + +<h3>PRESSE, 30 <i>décembre</i> 1854.</h3> + +<p>«Mademoiselle Fanny Loviot, qui avait été prise par des pirates, dans +les mers de Chine, vient de rentrer en France, par Marseille, à bord du +<i>Valetta</i>.»<span class="pagenum"><a id="page_226">{226}</a></span></p> + +<h3>MONITEUR, 20 <i>janvier</i> 1855.</h3> + +<p>«Le gouvernement de l’Empereur a reçu de Son Excellence lord Cowley +communication d’une dépêche adressée à l’amirauté par le contre-amiral +sir James Sterling, commandant en chef la station navale de Sa Majesté +britannique dans les mers de l’Inde et de la Chine, ainsi que d’un +rapport en date du 20 octobre 1854, dans lequel sir William Hoste, +capitaine du vaisseau <i>le Spartan</i>, rend compte d’une expédition +entreprise contre les pirates de l’île de Symong, aux environs de Macao.</p> + +<p>»Les pirates avaient pillé et fait échouer la barque portugaise +<i>Caldera</i>, emmenant une dame française qui se trouvait au nombre des +passagers. Le croiseur britannique <i>Lady Mary Wood</i> les ayant vainement +poursuivis, le vice-consul de France à Hong-Kong demanda au capitaine du +<i>Spartan</i> d’envoyer un détachement à bord du steamer <i>Ann</i>, que les +assureurs de la barque se proposaient d’expédier pour recommencer la +même tentative.</p> + +<p>»Le 17 octobre dernier, d’après les ordres de sir William Hoste, le +lieutenant Palisser partit avec quatre-vingt-cinq hommes montés sur +trois chaloupes; il jeta l’ancre près des débris du <i>Caldera</i>.<span class="pagenum"><a id="page_227">{227}</a></span> Le +lendemain matin, ayant aperçu sous le vent quelques jonques d’une +apparence suspecte, le lieutenant leur donna la chasse avec les trois +bateaux qu’il commandait, le peu de profondeur de l’eau interdisant au +steamer d’approcher de la côte. Ces jonques se dirigèrent aussitôt vers +la terre, où leurs équipages s’empressèrent de se réfugier, après avoir +jeté leurs armes à la mer. Les Anglais eurent le bonheur de trouver dans +la première jonque la voyageuse française, ainsi qu’un négociant chinois +fait prisonnier en même temps qu’elle. Ils les envoyèrent tous deux à +bord de l’<i>Ann</i>, et incendièrent la jonque ainsi que deux autres +bâtiments; ils se dirigèrent ensuite jusqu’au village de Kou-Cheoumi, +d’où l’on avait fait feu sur les bâtiments anglais deux jours +auparavant, et où l’on savait qu’était déposée la cargaison enlevée par +les pirates. Ils retrouvèrent en effet cent cinquante-trois sacs de +sucre et quarante caisses de thé qu’ils emportèrent, et ils brûlèrent +deux villages.</p> + +<p>»Pendant la première de ces opérations, on découvrit un troisième +village, défendu par une batterie de quatre canons et huit pièces de +siége. Le lieutenant força son chemin à travers un taillis épais, et, +après avoir essuyé une décharge qui ne lui blessa personne, il s’empara +de la batterie, en dispersa et en tua les défenseurs, incendia le +village avec les ba<span class="pagenum"><a id="page_228">{228}</a></span>teaux échoués sur le rivage, et s’éloigna après +avoir encloué les canons, à l’exception de six qu’il emporta comme +trophée de sa victoire.</p> + +<p>»Dans sa dépêche, sir William Hoste signala la bravoure et la bonne +conduite des équipages, qui ont travaillé pendant douze heures, exposés +à un soleil ardent: il fait aussi le plus grand éloge du lieutenant +Palisser, qui, en quatre mois, a commandé cinq expéditions contre les +pirates avec le même succès, et a détruit trois forts pourvus de +dix-sept canons.»</p> + +<div class="blockquot"><h3> +LA PATRIE, 12 <i>février</i> 1855.<br> +</h3> + +<p class="r"> +«Macao, 6 décembre.<br> +</p> + +<p>»Le 6 octobre dernier, un navire chilien, <i>le Caldera</i>, parti la +veille de San-Francisco, étant venu échouer, par suite de mauvais +temps, près d’une des nombreuses îles situées au sud-ouest de +Macao, fut attaqué et pillé par les pirates. Une jeune Française, +M<sup>lle</sup> Fanny Loviot se trouvait à bord; les pirates la retinrent +prisonnière ainsi qu’un autre passager, riche marchand chinois, et +laissèrent partir le capitaine du bâtiment pour Hong-Kong, dans +l’intention d’en obtenir une double rançon.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page_229">{229}</a></span><p>»Instruit de ces faits par le capitaine du <i>Caldera</i>, le +vice-consul français s’adressa au commandant de la station +anglaise, sir William Hoste, et le pria, en l’absence de toutes +forces françaises dans ces parages, d’envoyer un bâtiment à la +recherche de M<sup>lle</sup> Loviot. Sir William Hoste accéda avec +empressement à cette demande et fit aussitôt partir quatre-vingts +hommes de la corvette <i>le Spartan</i>, sous les ordres du second de ce +bâtiment, le lieutenant de vaisseau Palisser, à bord du steamer +<i>the Lady Mary-Wood</i>, que les consignataires du <i>Caldera</i> avaient +affrété dans le but de sauver la partie du chargement qui n’aurait +pas encore été enlevée par les pirates.</p> + +<p>»Le détachement des marins anglais rencontra les pirates, incendia +un grand village où ils s’étaient retranchés, leur tua vingt hommes +et leur prit quelques canons. Il surprit la jonque sur laquelle se +trouvaient la captive ainsi que le négociant chinois, sévit +énergiquement contre les bateaux et les villages qui servaient +d’abri aux pirates, et revint à Hong-Kong dans la matinée du 19. La +jeune femme était restée douze jours prisonnière de ces misérables; +mais l’espoir qu’ils avaient d’obtenir pour elle une riche rançon +les avait empêchés de la maltraiter.»</p></div> + +<p class="fint">FIN<span class="pagenum"><a id="page_231">{231}</a></span><span class="pagenum"><a id="page_230">{230}</a></span></p> + +<h2><a id="TABLE"></a>TABLE</h2> + +<table> +<tr><th colspan="2"><a href="#CHAPITRE_PREMIER">CHAPITRE PREMIER</a></th></tr> +<tr><td class="pdd">Départ du Havre.—Regrets de la vie parisienne.—Un +banc de rochers.—Rio-Janeiro.—Le bétail +humain.—Départ de Rio.—Six semaines en mer.—Le +cap Horn.—Tempêtes.—Mort d’un matelot.—Pêche +d’un requin.—Terre! terre!—Le pays de l’or.</td><td class="rt"><a href="#page_3">3</a></td></tr> +<tr><th colspan="2"><a href="#CHAPITRE_II">CHAPITRE II</a></th></tr> +<tr><td class="pdd">La baie de San-Francisco.—Navires abandonnés.—La +Mission Dolorès.—Mœurs des Chinois émigrés.—La +race noire.—Les habitués de Jackson-street.—Maison +des jeux.—La bande noire.—Comité +<span class="pagenum"><a id="page_232">{232}</a></span>de vigilance.—La pendaison.</td><td class="rt"><a href="#page_21">21</a></td></tr> +<tr><th colspan="2"><a href="#CHAPITRE_III">CHAPITRE III</a></th></tr> +<tr><td class="pdd">Sacramento.—Le fort Sutter.—Indiens nomades.—Mary’s-ville.—Shasta-City.—Rencontre +d’un +ours.—Weaverville.—Les mineurs.—Les montagnes +Rocheuses.—Yreka.—Retour à San-Francisco.</td><td class="rt"><a href="#page_37">37</a></td></tr> +<tr><th colspan="2"><a href="#CHAPITRE_IV">CHAPITRE IV</a></th></tr> +<tr><td class="pdd">Incendie.—Départ pour la Chine.—<i>L’Arturo.</i>—Une +malade à bord.—Les sorciers chinois.—Mort.—Les +mers de la Chine.—Une voie d’eau.—Arrivée +à Hong-Kong.—Visite au consul.—Voyage +à Canton.—Insurrection chinoise.</td><td class="rt"><a href="#page_61">61</a></td></tr> +<tr><th colspan="2"><a href="#CHAPITRE_V">CHAPITRE V</a></th></tr> +<tr><td class="pdd">Le capitaine Rooney.—Than-Sing.—Le typhon.—Chute +du mât de misaine.—Effets de la tempête.—Désastres +du <i>Caldera</i>.—Les pirates chinois.—Scènes +dans l’entre-ponts.—Équipage +enchaîné.—Interrogatoire.—Menaces de mort.—Pillage.</td><td class="rt"><a href="#page_83">83</a></td></tr> +<tr><th colspan="2"><a href="#CHAPITRE_VI">CHAPITRE VI</a></th></tr> +<tr><td class="pdd">Séquestration.—Le bon Chinois.—Une lueur d’espoir.—Nouvelle +flottille de jonques.—Déguisement.—Plus +de vivres.—Pirate père de famille.—Proposition +de fuite.—Refus de l’équipage.—Fureur +du capitaine Rooney.—Embarcation à la +<span class="pagenum"><a id="page_233">{233}</a></span>mer.—Désappointement.</td><td class="rt"><a href="#page_109">109</a></td></tr> +<tr><th colspan="2"><a href="#CHAPITRE_VII">CHAPITRE VII</a></th></tr> +<tr><td class="pdd">Désespoir.—J’écris la date de ma captivité.—Apparence +de bonté des pirates.—Un joyeux repas.—Un +steamer en vue.—Fuite des pirates vers la +montagne.—Coups de canon sur notre jonque.—Reconnaissances.—Hourra! +hourra!—Je suis +sauvée.</td><td class="rt"><a href="#page_167">167</a></td></tr> +<tr><th colspan="2"><a href="#CHAPITRE_VIII">CHAPITRE VIII</a></th></tr> +<tr><td class="pdd">Récit du capitaine Rooney.—Expédition sur la côte.—Villages +incendiés.—La mère des pirates.—Mort +d’un Chinois.—<i>The lady Mary Wood.</i>—Retour +à Hong-Kong.—Protection du consul.—Visite +de Than-Sing.—Adieux du capitaine Rooney.</td><td class="rt"><a href="#page_193">193</a></td></tr> +<tr><th colspan="2"><a href="#CHAPITRE_IX">CHAPITRE IX</a></th></tr> +<tr><td class="pdd">Départ de Chine.—<i>Le Malta.</i>—Singapore.—Penang.—L’île +de Ceylan.—<i>Le Bentinck.</i>—Aden.—Dans +la mer Rouge.—Isthme de Suez.—Le +Caire.—Le Nil.—Les pyramides.—Boulac.—Alexandrie.—<i>Le +Valetta.</i>—Malte.—Marseille.—J’ai +fait le tour du monde.</td><td class="rt"><a href="#page_218">218</a></td></tr> +</table> + +<p class="fint">FIN DE LA TABLE</p> + +<hr class="full"> +<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75379 ***</div> +</body> +</html> + diff --git a/75379-h/images/cover.jpg b/75379-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..f0c6225 --- /dev/null +++ b/75379-h/images/cover.jpg diff --git a/75379-h/images/fanny.jpg b/75379-h/images/fanny.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..46f659b --- /dev/null +++ b/75379-h/images/fanny.jpg diff --git a/75379-h/images/title.jpg b/75379-h/images/title.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..d626b69 --- /dev/null +++ b/75379-h/images/title.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..7ec16fc --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #75379 (https://www.gutenberg.org/ebooks/75379) |
