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+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75379 ***
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+ LES PIRATES CHINOIS
+
+ Paris.--Imprimerie de la Librairie Nouvelle, A. Bourdilliat, 15, rue
+ Breda.
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+ [Illustration: portrait, Fanny Loviot]
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+ FANNY LOVIOT
+
+ LES
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+ PIRATES CHINOIS
+
+ MA CAPTIVITÉ
+ DANS LES MERS DE LA CHINE
+
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+ NOUVELLE ÉDITION REVUE ET AUGMENTÉE
+ avec portrait de l’auteur
+
+
+ PARIS
+ LIBRAIRIE NOUVELLE
+ BOULEVARD DES ITALIENS, 15
+
+ A. BOURDILLIAT ET Cᵉ, ÉDITEURS
+
+ La traduction et la reproduction sont réservées
+
+ 1860
+
+
+
+
+PRÉFACE
+
+
+Au moment de mettre sous presse une nouvelle édition des _Pirates
+chinois_, j’éprouve le besoin de remercier le public pour l’accueil
+bienveillant qu’il a fait à ce livre. Encouragée par le succès, j’ai
+voulu le revoir et le corriger, le compléter autant que possible, en
+glissant çà et là dans mon récit quelques traits saillants des mœurs de
+ce peuple étrange, au milieu duquel j’ai forcément vécu. Cette relation,
+écrite sous l’impression des terreurs que j’ai éprouvées pendant que
+j’étais au pouvoir des pirates chinois, offre, du reste, un puissant
+intérêt d’actualité en ce moment même où tous les regards sont portés
+vers la Chine; et pourtant, lorsque je publiai cet ouvrage, je ne me
+doutai nullement que les soldats de France et d’Angleterre allaient, à
+une époque aussi rapprochée, pénétrer dans cet empire mystérieux à
+l’extrême Orient, et que les faits relatés de ma propre histoire
+viendraient donner une fois de plus raison aux événements du jour. Or,
+dans un temps non déterminé, mais qu’on peut prévoir, nos officiers de
+terre et de mer rapporteront de cette expédition de précieux souvenirs,
+et peut-être alors ce livre aura-t-il réellement son utilité, sa place,
+car on le consultera comme un document exact de ce qui existait il y a
+quelques années.
+
+ FANNY LOVIOT.
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+
+ VOYAGE
+
+ EN CALIFORNIE ET EN CHINE
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+ Départ du Havre.--Regrets de la vie parisienne.--Un banc de
+ rochers.--Rio-Janeiro.--Le bétail humain.--Départ de Rio.--Six
+ semaines en mer.--Le cap Horn.--Tempêtes.--Mort d’un
+ matelot.--Pêche d’un requin.--Terre, terre!--Le pays de l’or.
+
+
+En l’année 1852, par une belle journée de printemps, je me rendais au
+Havre avec l’intention de m’embarquer pour la Californie. J’accompagnais
+ma sœur aînée, que des affaires commerciales et l’espoir d’une prompte
+fortune attiraient dans ce pays. Or, nous passâmes quelques jours en
+cette ville, et le 30 mai, jour de la Pentecôte, nous nous embarquâmes
+sur une petite goëlette qui avait nom _l’Indépendance_.
+
+Outre le capitaine, l’armateur et l’équipage, notre navire emportait
+dix-huit passagers, la plupart maris et femmes, un tiers célibataires,
+et tous animés d’un désir de prospérité que l’on concevra facilement.
+
+Au moment de mettre à la voile la foule encombrait le quai, et nous
+entendions les uns et les autres se récrier, non sans quelque effroi,
+sur la petitesse de notre goëlette. «Jamais, disaient-ils, elle ne
+pourra doubler le cap Horn; ce n’est qu’une coquille de noix que le
+moindre coup de vent fera chavirer, etc.» Qu’on juge de l’impression
+produite par de telles paroles sur des Parisiennes qui, comme ma sœur et
+moi, voyageaient pour la première fois; nous nous regardâmes avec
+quelque hésitation, mais il n’était plus temps.
+
+Quelques minutes après, nous entendîmes la voix du capitaine qui criait:
+«Lâchez les amarres!...» Le grand sacrifice était accompli... Adieu nos
+amis, adieu France, adieu Paris, seconde patrie dans la patrie même...
+Adieu le confortable... les soins de la toilette, les spectacles... le
+sommeil tranquille... l’intérieur de famille; que sais-je? enfin, tout
+ce qui fait aimer la vie. Mais pendant cinq mois au moins rien qu’un
+hamac pour lit, pour plafond le ciel, pour plancher la mer; pas d’autre
+musique que le bruit des vagues et le chant rude des matelots. Nous
+allons chercher fortune; que trouverons-nous?
+
+J’avais en perspective une rude et longue traversée; au premier
+vacillement du navire, mon cœur se serra. Mille pensées diverses me
+traversaient l’esprit: c’était l’espoir et le regret qui combattaient en
+moi. Je m’accoudais sur le bastingage, et pour adieu à la France, comme
+dernier témoignage d’affection aux amis que nous laissions, et qui nous
+suivaient des yeux, j’agitais mon mouchoir, et je voyais peu à peu
+disparaître la jetée, puis la côte d’Ingouville avec ses maisons en
+amphithéâtre, Sainte-Adresse, devenue célèbre, grâce à Alphonse Karr,
+puis le cap la Hêve, et ensuite plus rien que l’immensité.
+
+Le passage du golfe de Gascogne (en plein pot au noir, comme disent les
+marins) ne s’effectua pas sans quelque danger pour nous. Nous voguions
+constamment au milieu de la pluie et du brouillard, placés entre un
+ciel gris et des lames énormes, et je supportai fort mal ce commencement
+de traversée. Le dimanche, qui était le septième jour après notre
+départ, j’essayai de sortir sur le pont; nous longions toujours les
+côtes de l’Angleterre, et je pus encore apercevoir le phare du cap
+Lizard; mes yeux fixaient avec peine cette lumière qui est le guide et
+l’espoir du voyageur en mer.
+
+Après avoir bravement passé la Manche, nous atteignîmes les régions
+tropicales, et je ne me lassais point d’admirer la pureté du ciel et la
+splendeur de ses couchers de soleil, dont ni plumes ni pinceaux ne
+peuvent rendre l’imposante beauté. Un mois s’était passé, lorsqu’un
+jour, en plein midi et par un soleil ardent, quand l’espérance se lisait
+sur tous les visages, nous entendîmes un roulement semblable au bruit du
+tonnerre; la mer était calme, on ne voyait pas un nuage au ciel, aucun
+navire en vue. Aussitôt, tout le monde fut sur le pont; le même bruit
+continuait et chacun se regardait avec effroi; le second, monté dans les
+haubans avec sa longue-vue, cria: «Rochers! un banc de rochers!--Vire de
+bord!» répondit le capitaine; il était temps. Heureusement pour nous,
+notre goëlette n’avait qu’une égratignure; mais il faut dire, pour
+expliquer ce fait, que le vent soufflait mollement et que nous ne fîmes
+qu’effleurer les récifs.
+
+Pendant la courte durée de cet incident, la plupart des femmes s’étaient
+évanouies, les autres poussaient des cris lamentables. Quant à moi,
+j’étais pétrifiée, et cependant je n’avais pas compris l’imminence du
+danger; mais la figure du capitaine me sert de baromètre en mer, et je
+dois dire que ce jour-là le baromètre n’était pas rassurant. Ma pauvre
+sœur était verte d’épouvante. «Eh bien! lui dis-je, toi qui désirais à
+notre départ une toute petite tempête comme échantillon, il ne faut pas
+désespérer, voici un assez joli commencement.»
+
+Il avait huit jours que cet incident était passé lorsque nous aperçûmes
+les côtes du Brésil. Avec quelle joie nous découvrîmes la montagne que
+les marins appellent _Pain-de-Sucre_, et qui domine la baie. Je crois
+qu’il n’existe pas sous le ciel un plus admirable point de vue, et il
+est resté gravé dans ma mémoire en traits ineffaçables; je crois voir
+encore ces collines boisées, ces anses solitaires, ces jolis vallons,
+ces arbres toujours verts, cette immense étendue d’eau salée, tout ce
+paysage merveilleux, tels qu’on croit rêver en les voyant.
+
+L’entrée du port est défendue par plusieurs forts: celui de Santa-Cruz,
+bâti entre la montagne de Pico, et ceux de Villagagnon, de _ila das
+Cabras_ (île des Serpents). Ces deux derniers forts, qui sont des plus
+imposants, sont construits sur deux îlots dans l’intérieur de la baie. A
+Rio-Janeiro, nous fûmes heureux de retrouver une partie des habitudes et
+des mœurs européennes.
+
+Rio est, comme on le sait, une ville entièrement commerçante: le Havre,
+la Bourse, les marchés sont encombrés de marchands et de matelots; la
+variété des costumes, le chant des nègres portant des fardeaux, le son
+des cloches, la physionomie diverse des Allemands, des Italiens venus là
+pour faire le négoce, tout contribue à donner à cette ville l’aspect le
+plus étrange.
+
+Nous passâmes quinze jours au Brésil, nous les employâmes à visiter la
+ville et les environs. Les montagnes qui s’élèvent vers le nord-est sont
+en partie couvertes par de larges constructions. On y voit le collége
+des Jésuites, le couvent des Bénédictins, le palais épiscopal, le fort
+de Concéiado, et l’aqueduc qui amène l’eau des torrents du Corcavado
+jusque dans les fontaines de la cité. Le palais de Saint-Christophe,
+résidence de l’empereur, est orné d’un portique et de deux galeries de
+colonnes, et le _Passao public_ est planté de mouryniers et de
+lauriers-roses (cours public). La rue la plus remarquable est la rue
+Ouvidor; là sont les riches magasins dont les étalages rappellent un peu
+ceux de nos villes d’Europe. Je ne manquai point, en véritable femme, de
+m’occuper de la toilette des Brésiliennes. Quoique ces dames aient la
+prétention de suivre exactement les modes françaises, le goût portugais
+domine dans leurs ajustements, et la plupart d’entre elles sont si
+chargées de bijoux, qu’elles ressemblent à la montre d’un orfèvre. Elles
+aiment avant tout ce qui se voit de loin. Du reste, assez jolies,
+quoique peut-être un peu trop pâles et d’une pâleur jaune. Les
+Brésiliennes sont volontiers familières et même coquettes avec les
+étrangers; leur nonchalance est extrême. Étendues une partie de la
+journée sur des canapés recouverts de nattes, elles dédaignent les
+soins du ménage. Quant à leur instruction, elle est complétement nulle;
+leur conversation n’est ordinairement qu’un commérage où leurs plaintes
+sur la race noire tient une large place. Il n’est pas rare de voir ces
+petites maîtresses, si indolentes, se secouer de leur torpeur pour
+enfoncer de longues aiguilles dans les bras ou dans le sein des
+négresses qui les servent. La société de Rio-Janeiro est divisée en
+coteries; quoique le jeune empereur du Brésil protége les sciences, les
+lettres et les arts, son peuple ne se préoccupe guère que de commerce et
+de gain; et, il y a peu de temps encore, un libraire de Paris, auquel je
+demandais quel genre de livres se vendait le mieux à Rio, me répondit
+que c’étaient les livres avec les reliures rouges. Quant au commerce,
+depuis qu’il est devenu indépendant de celui de la métropole, il a pris
+une extension prodigieuse: les sucres, les cafés, les cotons, le rhum,
+le tabac, etc., etc., et tous les articles d’exportation s’élèvent,
+dit-on, à plusieurs millions de piastres. Un jour, pour me rendre à
+l’hôtel que j’habitais, et dont j’ai eu l’ingratitude d’oublier le nom,
+quoiqu’on y mangeât une excellente cuisine française, je fus obligée de
+passer derrière le palais de l’empereur et je me reculai saisie
+d’épouvante: devant moi, derrière moi, à côté, partout des nègres,
+négresses et négrillons, tous hideux, les uns de vieillesse, les autres
+de misère ou de maladie, étendus au soleil et cherchant leur vermine.
+Vivant là comme un bétail humain, ils me regardaient avec un hébêtement
+qui me fit mal, car quinze jours au Brésil n’avaient pas suffi pour me
+faire considérer les nègres comme des animaux; et, de retour de mes
+voyages, je crois fermement encore qu’ils appartiennent à la race
+humaine.
+
+Je visitai avec ravissement les environs de Rio, et je ne puis oublier
+dans mes excursions celle de Tijuca, où nous arrivâmes, par les plus
+délicieux sentiers, à la région verdoyante où se précipite la cascade;
+il nous fallut deux jours pour arriver là, mais nous fîmes halte dans
+une plantation où nous reçûmes le meilleur accueil. Le lendemain, au
+jour naissant, nous nous trouvâmes en face de la cascade sur laquelle le
+soleil reflétait mille teintes variées au milieu d’une enceinte de
+rochers. A ce beau spectacle, je dois dire à ma louange que je commençai
+à regretter un peu moins Paris et le boulevard des Italiens. J’avais
+bien vu jouer les grandes eaux de Versailles; mais, n’en déplaise à
+l’ombre de Louis XIV, je les trouvai dépassées.
+
+Ce qui me plaisait moins, je l’avoue, c’était le voisinage dont on me
+parlait, les jaguars et autres bêtes qui peuplent ces vastes solitudes,
+et j’eusse mieux aimé admirer certains de ces animaux au Jardin des
+Plantes que de les rencontrer là.
+
+Comme le temps paraissait favorable, le capitaine ayant fait de
+nouvelles provisions, nous quittâmes Rio-Janeiro. Je dois dire ici que
+sur dix-huit passagers, huit nous avaient abandonnés, les uns parce
+qu’ils avaient trouvé des emplois à leur convenance, les autres, le
+courage leur faisant faute au moment décisif, reculaient devant les
+hasards d’une aussi périlleuse traversée.
+
+Le 7 juillet, nous remîmes à la voile pour la Californie. En voyant
+partir notre petite goëlette pour un si long voyage, les Brésiliens ne
+se montrèrent pas plus rassurants pour nous que les Havrais ne l’avaient
+été dans leurs prévisions. «Jamais, disaient-ils, la goëlette
+_l’Indépendance_ ne pourra résister aux tempêtes inévitables du cap
+Horn.» Ma sœur m’engageait à ne pas continuer notre voyage; mais je ne
+cédai point à ses craintes, que cependant je partageais intérieurement.
+Indépendamment du désir de faire fortune, je ne sais quel démon me
+poussait, malgré mon amour de la patrie, à m’en éloigner davantage et à
+rechercher des dangers tout en les craignant, j’étais fière d’avoir
+passé la ligne et je ne voulais pas rester en si beau chemin. Notre
+goëlette ne m’inspirait pas beaucoup de confiance; mais il eût fallu
+payer un autre passage, et nous avions déjà dépensé beaucoup pour notre
+pacotille.
+
+Nous passâmes plusieurs semaines avec le plus beau temps du monde. Nous
+étions cinq femmes à bord, nous causions, nous brodions, nous jouions au
+loto comme dans notre chambre. Le soir, nous nous réunissions tous sur
+le pont, et l’on chantait, quelquefois faux, il est vrai, mais en mer on
+n’est pas difficile; puis, d’ailleurs, c’étaient souvent des chœurs, des
+airs français, et loin d’elle, tout ce qui rappelle la patrie est bien
+venu.
+
+Une seule chose passablement essentielle venait parfois assombrir nos
+chants. C’était notre nourriture, qui était bien des plus détestables.
+Depuis longtemps déjà mon estomac était fatigué de viande de conserve,
+de soupe aux choux sans beurre et de morue à moitié pourrie. Ces
+détails-là manquent de poésie, mais ils ne manquent pas de vérité. Les
+vivres sont excellents sur les steamers qui relâchent souvent et qui ont
+du bétail à bord; mais sur les navires marchands, tels que notre pauvre
+_Indépendance_, on ne donne trop souvent au passager qu’une nourriture
+insuffisante et malsaine.
+
+Notre cuisinier, qui se livrait agréablement à la boisson malgré les
+invectives et les coups qu’il recevait, ne faisait pas le moindre
+progrès, il semblait confier au hasard le soin de sa cuisine, plusieurs
+fois le capitaine l’avait menacé des châtiments les plus sévères, mais
+il était incorrigible; en outre, il n’ignorait pas qu’on ne pouvait le
+destituer de ses hautes fonctions culinaires, d’où dépendait le sort de
+nos estomacs.
+
+Chaque jour qui s’écoulait glissait dans nos cœurs les craintes les plus
+vives, car nous étions à la veille d’affronter ce redoutable cap Horn.
+Le temps commençait à se refroidir, et la mer, plus grosse, ne nous
+berçait plus, mais nous secouait; alors plus de broderie, plus de loto,
+plus de chant: nous subissions tous les inconvénients d’un voyage
+maritime. On ne voyait que des visages jaunes, terreux, renfrognés; on
+n’entendait que plaintes et gémissements; nous ne courions alors nul
+danger, mais nous subissions deux fléaux cruels: le mal de mer et
+l’ennui. Enfin, nous l’aperçûmes ce cap tout couvert de glaces, et
+malgré moi, je pensais aux sinistres prédictions faites depuis le
+départ; mais, à mon grand étonnement, plus nous en approchions et plus
+la mer devenait calme; nous eûmes même un calme plat. Nous restâmes
+quarante-huit heures sans bouger de place. Mais, hélas, c’était le
+précurseur d’une tempête des plus violentes. Les vents soufflent avec
+une telle impétuosité dans ces parages qu’en un moment la mer souleva
+des vagues plus hautes que des montagnes, et ces flots écumants
+battaient sans merci de tous côtés à la fois les flancs de notre fragile
+goëlette. Ce passage fut des plus terribles! Le capitaine, dès le début
+fit carguer précipitamment les voiles. Dans cette manœuvre, un jeune
+matelot, monté sur la grande vergue, fut emporté par une rafale;
+on ne s’en aperçut que lorsqu’il ne fut plus temps de lui porter
+secours. J’entends encore la voix du capitaine appelant et comptant
+ses matelots: «Jacques, Pierre, André, Remy, Christian, Robert, où
+êtes-vous?...--Présents.--Et Jean-Marie, Jean-Marie!» et toutes ces
+
+rudes voix qui criaient: «Jean-Marie!» Jean-Marie ne répondit pas, il
+avait disparu; sur huit hommes d’équipage, nous en avions perdu un. Le
+pauvre Jean-Marie était le charpentier du bord. C’était son premier
+voyage; il devait, à son retour, se marier; mais il avait épousé la
+mort. Personne ne dormit à bord cette nuit-là. On avait raison,
+pensais-je, c’est un lieu dangereux et funèbre que le cap Horn. La mer
+mugissante et le vent qui ne cessait de souffler formaient un lugubre
+accompagnement à ces sombres pensées. Nous restâmes ainsi douze jours en
+panne; puis, nous doublâmes le cap; bientôt après la chaleur revint, et
+nous repassâmes la ligne pour la seconde fois. Notre navigation dans les
+mers du Mexique et du Pérou fut assez heureuse. Jusqu’alors nous avions
+conservé l’espoir que notre capitaine ferait une relâche à Lima, mais il
+n’en fit rien.
+
+Les vivres devenaient de plus en plus rares, tout le monde se plaignait
+de l’armateur; on calculait qu’il nous fallait huit ou dix jours avant
+d’arriver à San Francisco. Si un mauvais temps nous retardait, nous
+étions exposés à mourir de faim; toutes les physionomies étaient
+rembrunies. Je commençais à regretter de n’avoir pas cédé aux craintes
+de ma sœur. Sur ces entrefaites, on pêcha un requin; il était d’une
+telle grosseur qu’après l’avoir harponné et hissé sur le pont, je ne pus
+m’empêcher de me sauver tout effrayée; mais aussitôt, nos matelots,
+armés de leurs couteaux, s’élancèrent sur lui et le dépecèrent; il passa
+ainsi morceau par morceau dans les mains de notre abominable cuisinier,
+qui l’assaisonna à différentes sauces et nous en fit manger pendant
+trois jours consécutifs; c’est horrible à avouer, mais cela parut bon
+presque à tout le monde, tellement, depuis longtemps déjà, on souffrait
+des privations de toute sorte; il n’y eut que le capitaine et deux
+matelots qui refusèrent d’y toucher. Ce refus venait, non de dégoût,
+mais d’une sorte de superstition; les matelots n’aiment pas manger le
+requin, s’imaginant qu’un jour ou l’autre ils peuvent tomber sous la
+dent d’un de ces monstres.
+
+S’il est une jouissance inconnue aux gens de loisirs, dont la seule
+ambition est de les connaître toutes, sans sortir des habitudes où
+s’écoule leur vie nonchalante; s’il est une félicité qu’ignorent ces
+sybarites des grandes villes, ces chercheurs d’or dans les placers du
+bonheur, qui veulent épuiser les joies de ce monde sans risquer leur
+existence, c’est cette joie immense, ineffable, qui emplit le cœur,
+lorsqu’on touche au terme d’un long voyage. Il faut avoir passé six mois
+de sa vie entre le ciel et l’eau, en butte aux tempêtes, aux naufrages,
+aux incendies, pour comprendre le délire qui s’empare de tous, quand un
+matelot, monté dans les vergues, d’où il contemple l’horizon, prononce
+ces mots magiques: «Terre! terre!» Tout le monde se précipite sur le
+pont, les hommes relèvent la tête avec orgueil, leur physionomie semble
+dire: «Malgré la distance et les dangers, rien n’a pu m’empêcher
+d’atteindre mon but.» Les femmes pleurent, car, chez elles, toute
+émotion de joie ou de peine se traduit ainsi. A la vue de
+San-Francisco, tous les passagers de notre goëlette, oubliant les
+souffrances d’une longue traversée, se reprirent à espérer la fortune,
+ainsi qu’ils l’avaient fait au départ; ma sœur et moi nous fîmes comme
+eux, et le présent se colora pour nous de rêves d’avenir. Pauvre France!
+tu fus alors oubliée, et nous tendîmes les bras à cette terre
+inhospitalière dont l’or est le dieu véritable.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+ La baie de San-Francisco.--Navires abandonnés.--La Mission
+ Dolores.--Mœurs des Chinois émigrés.--La race noire.--Les habitués
+ de Jackson street.--Maisons des jeux.--La bande noire.--Comité de
+ vigilance.--La pendaison.
+
+
+Le 21 novembre 1852, nous distinguâmes les petits îlots nommés
+_Farellones_, qui sont devant le goulet de la baie de San-Francisco, et
+la pointe Bonetta, qui s’avance à gauche, à une assez grande distance
+dans la mer. A cet endroit, un pilote monta à bord de notre goëlette
+pour lui faciliter l’entrée du goulet qui est très-étroit et n’a guère
+plus d’un demi-mille de largeur. Les rochers escarpés et les collines de
+sable, couvertes de broussailles qui bordent le rivage, se dessinaient à
+nos regards; un magnifique spectacle vint alors nous frapper; à mesure
+que nous avancions, nous découvrions des navires de toutes nations avec
+leurs pavillons de différentes couleurs, pressés les uns contre les
+autres, comme pour attester l’importance de cette cité moderne. Mais
+l’œil se fixait bientôt avec étonnement sur les bas-côtés. Là, gisaient
+pêle-mêle des navires dont les flancs tombaient en ruine; les pavillons,
+aux couleurs effacées, pendaient comme des loques au milieu des vergues
+brisées; les ponts étaient effondrés, et la mousse poussait déjà entre
+les planches désunies; ils étaient depuis longtemps abandonnés par les
+équipages, qui, à peine débarqués, avaient fui vers les placers, en
+proie à la soif effrénée de l’or; ils offraient aux nouveaux venus un
+triste exemple des désastres que l’amour insatiable des richesses peut
+causer.
+
+La Californie faisait autrefois partie du Mexique. En 1846, les
+Américains, après une guerre qui dura un an, la soumirent et
+l’annexèrent aux États de l’Union. Deux ans plus tard, le capitaine
+Sutter faisait surgir du sein de cette terre aurifère le premier lingot
+qui devait attirer l’attention, et le déplacement de plusieurs millions
+d’âmes.
+
+Avant la découverte des mines d’or, San-Francisco était un port de
+relâche pour les navires baleiniers qui venaient s’y radouber et y
+prendre des provisions. Les rapports des marins du continent européen
+avec les Indiens se bornaient à des échanges de peaux. Il y a plus d’un
+demi-siècle, des missionnaires espagnols arrivèrent dans ce pays et
+construisirent, à plusieurs milles du rivage, parmi les huttes
+d’Indiens, une petite église nommée la _Mission Dolorès_ et qui existe
+encore aujourd’hui. Lorsque les solitudes de la Californie furent
+envahies par les Américains et les Européens qu’attirait la récente
+découverte des mines d’or, ce lieu désert, où la foi religieuse avait
+seule pénétré, devint un des lieux les plus fréquentés par les habitants
+de San-Francisco. On traça une belle route, des établissements de toutes
+sortes s’élevèrent, comme par enchantement, autour de la modeste
+chapelle, et le chemin de la Mission est devenu l’une des plus
+brillantes promenades de la ville.
+
+A l’époque de mon arrivée (novembre 1852), San-Francisco présentait
+encore un aspect bien bizarre, avec ses rues sablonneuses, ses trottoirs
+en planches et beaucoup de ses maisons construites en bois, en fer et en
+briques. Du reste, l’activité la plus grande y régnait partout, et, ce
+qui me frappa tout d’abord, ce fut le va-et-vient de cette population
+composée d’hommes et de femmes de races et de couleurs différentes,
+revêtus de leurs costumes nationaux. On coudoyait à chaque instant les
+hommes de l’ouest et de l’est de l’Amérique, les Indiens des îles Havaï
+ou Sandwich et de Taïti, les Européens de toutes les parties du
+continent. Les émigrations ayant été très-fréquentes pendant les années
+qui précédèrent mon arrivée, la population avait considérablement
+augmenté, et San-Francisco pouvait alors contenir environ soixante mille
+âmes.
+
+Mais cette ville allait de jour en jour changer de physionomie: des
+constructions en pierre commençaient à s’élever; Montgommery street, une
+des plus belles rues, était pavée et laissait voir de superbes maisons;
+des magasins, des cafés, des hôtels magnifiques, étincelaient, le soir,
+aux lumières, et, en voyant la foule sortir de _Metropolitan-Theater_,
+qui est dans cette rue, l’on ne pouvait s’imaginer que, six ans
+auparavant, les Indiens chassaient à cette même place, avec le _lasso_,
+les bœufs et les chevaux sauvages.
+
+Et pourtant San-Francisco a été détruit au moins six fois par des
+incendies; les plus considérables furent ceux de 1852. Mais la
+prodigieuse rapidité avec laquelle on reconstruisait de la veille au
+lendemain laissait à peine de trace.
+
+La vie matérielle commençait à y devenir un peu moins chère que par le
+passé; on pouvait trouver une chambre meublée pour 40 piastres (une
+piastre vaut 5 francs), ce qui était une remarquable diminution sur les
+premières années, où des boutiques s’étaient louées 100, 200 et jusqu’à
+600 piastres par mois, contenant deux pièces de dix-huit ou quatorze
+pieds de long sur onze de large. La viande, et surtout le gibier,
+étaient à meilleur marché; le mouton s’était vendu jusqu’à 1 piastre la
+livre, et le veau une demi-piastre. Le lait avait coûté 1 piastre la
+bouteille, puis 4 réaux, 2 fr. 50; 2 réaux, 1 fr. 25; 1 réal, 60
+centimes. Les légumes s’étaient vendus à des prix exorbitants en raison
+de leur rareté même; une livre de pommes de terre n’avait pu s’obtenir
+que moyennant 2 réaux; les œufs avaient coûté jusqu’à 6 piastres la
+douzaine, et se vendaient encore 3 piastres. Le linge, pour le
+blanchissage d’une douzaine de pièces, 5 piastres; une bouteille de
+champagne, 5 piastres. Les décrotteurs en plein vent, pour cirer une
+paire de bottes, 4 réaux; en revanche, le saumon se vendait sur tous les
+marchés à 1 réal la livre; enfin, à San-Francisco, dans les
+commencements de son existence, 1 piastre suffisait à peine pour le plus
+simple repas dépourvu de vin.
+
+Une partie de cette population est originaire de la Chine; si je
+mentionne en premier les émigrés chinois, c’est que leurs
+établissements, au milieu de gens d’un autre pays que le leur,
+présentent un fait curieux par lui-même. On connaît en effet leur
+répugnance à entretenir des relations avec les autres peuples. Bien que
+leur génie industrieux, patient et persévérant les poussât vers cette
+terre jeune et féconde, qu’ils se savaient impuissants à conquérir, ils
+avaient néanmoins emporté avec eux les instincts insociables et
+particuliers à leur race; aussi, pour ne pas frayer avec les Européens,
+s’étaient-ils relégués principalement dans un quartier spécial;
+Sacramento street est le centre de leurs habitations et conserve
+complétement la physionomie d’une place de Canton ou de toute autre
+ville chinoise. Leur commerce se compose exclusivement des produits et
+denrées qu’ils importent de leur pays, et, dans Dupont street, ils ont
+des maisons où des tables de jeux sont dressées pour exciter la passion
+de ceux de leurs compatriotes qui veulent tenter la fortune.
+
+Ils ont aussi un théâtre, mais un vrai théâtre (en planches bien
+entendu), où ils représentent des pièces chinoises, leurs sujets sont
+d’une singularité telle, qu’il serait bien difficile d’en faire la plus
+légère description. Ce sont des cris, des grimaces, des contorsions qui
+vous surprennent et vous donnent à chaque instant l’envie d’un fou rire.
+Les femmes sont généralement exclues de ces troupes artistiques.
+L’emploi des ingénues et autres est confié à de jeunes garçons; il faut
+leur accorder cependant qu’ils déploient la plus grande richesse dans
+leurs costumes, on ne les évalue pas à moins de cinquante à soixante
+mille piastres.
+
+Une autre population non moins bizarre se fait encore remarquer à
+San-Francisco; ce sont les noirs. Ainsi que les Chinois, ils se sont
+réunis comme les membres d’une grande famille, et ils habitent un côté
+de Kearney street; mais les motifs qui les ont fait ainsi s’agglomérer
+sont différents; l’antipathie des Américains à l’égard des nègres est
+connue et peu dissimulée; le mépris qu’ils leur témoignent a
+naturellement porté ces derniers, par les besoins d’une commune défense,
+à se réunir entre eux et à ne gêner en rien leurs oppresseurs. La haine
+réciproque des deux races qui, chez l’une, est timide, et, chez l’autre,
+arrogante, se traduit par l’absence presque complète de relations. Les
+noirs sont exclus de tout établissement public fréquenté par leurs
+tyrans, tels que les restaurants, les cafés, les théâtres; aussi
+n’ont-ils d’autres moyens de montrer leur goût pour la toilette qu’en se
+promenant dans les rues, les doigts chargés de bagues, avec des cravates
+de soie éblouissantes, et dont la couleur tendre tranche ridiculement
+avec leur teint d’ébène; on en rencontre çà et là qui s’étudient à
+imiter les manières d’un gentleman, et vous les voyez préoccupés du
+lustre de leurs chaussures et s’efforçant à paraître des dandys
+parfaits. Tous les efforts de Mme Beecher-Stowe n’ont pu encore les
+réhabiliter dans l’esprit des citoyens des États-Unis, auxquels semblent
+parfaitement ridicules les sympathies de cette femme généreuse pour la
+race noire; et bien que, sur le sol libre, les droits de l’homme leur
+soient concédés, leur infériorité sociale est assez marquée pour leur
+faire sentir qu’ils n’ont encore véritablement gagné qu’une chose qui,
+du reste, a bien son prix, la suppression des coups de fouet. Comme les
+Chinois, ils ont ouvert, pour eux seuls des restaurants, des cafés, des
+maisons de jeux, et la plupart exercent la profession de coiffeur.
+
+Le restant de la population se compose d’Américains, Français, Anglais,
+Allemands, Hollandais, Mexicains, Chiliens, etc., etc.
+
+Jackson street est l’une des rues de San-Francisco la plus curieuse à
+voir; elle a gardé, dans toute sa longueur, les constructions primitives
+en bois, et ses habitants ont cela de particulier, qu’ils tiennent
+presque tous des restaurants-buffets, connus dans le pays sous la
+dénomination de _bar_. C’est surtout le soir, à la clarté du gaz, que
+ces établissements présentent un coup d’œil extraordinaire; les mineurs,
+après une tournée heureuse dans les placers, viennent s’y réunir et s’y
+délasser de leur pénible labeur; cet assemblage de gens de différents
+pays offre le spectacle le plus étrange; c’est un tumulte de voix
+parlant plusieurs langues, une variété de costumes impossibles à
+décrire. Les Mexicaines, les Péruviennes, les Chiliennes, les Négresses
+et les Chinoises, revêtues de robes à falbalas, sont confondues avec ces
+hommes qui boivent ou dansent, en poussant de grands cris de joie et
+avec force trépignements de pieds, au son d’une musique infernale. Pour
+peu que vous vous arrêtiez devant la porte d’un de ces bouges de
+plaisirs, à contempler ces réunions grossières et burlesques, vous ne
+tardez pas à être témoin d’une querelle terrible qui s’élève comme une
+bourrasque à la suite d’un éclat de rire; de même que l’éclair précède
+le coup de tonnerre, la mêlée devient bientôt générale, et vous n’avez
+que le temps de vous sauver, car le quartier est troublé pour toute la
+soirée; le sang coulera à la suite d’un formidable combat au couteau et
+au revolver, dans lequel de nombreuses victimes sont laissées sur le
+pavé.
+
+Les maisons de jeux sont en très-grand nombre à San-Francisco. C’est là
+encore qu’il est curieux d’observer cette population. Je visitai
+l’intérieur de ces établissements et je pus voir, à la lumière des
+lustres de cristal, le contraste de toutes ces figures blanches et
+bronzées: le mélange de ces sociétés avait réellement un cachet des plus
+bizarres. Ainsi, autour de plusieurs rangs de tables tenues par des
+banquiers, et devant lesquelles étaient amoncelées des piles d’or, de
+monnaies et de lingots, se coudoyaient, se pressaient, se bousculaient,
+armés comme des corsaires ou des brigands calabrais, gentlemen, mineurs
+et matelots. Chacun pris dans la foule avait son type; mais ce qu’on
+remarquait avec étonnement, c’est que la plupart, dans ces réunions,
+suivaient un enjeu quelquefois considérable sans qu’aucune passion
+réelle se lût sur leur physionomie, tant il est vrai que l’or, en ces
+temps de bonne moisson, avait peu de prix aux yeux de ces hommes.
+Lorsque ces maisons commencèrent à s’ouvrir, au moment où la fièvre de
+l’or régnait dans toute sa force, le jeu engendrait souvent des rixes
+violentes, et plus d’une fois, les joueurs trop heureux n’y reçurent
+pour payement que la balle d’un pistolet logée dans leur cervelle.
+
+Il fut longtemps question de fermer ces maisons; mais comme le
+gouvernement percevait des sommes énormes de celles qu’il tolérait, on
+conçoit que ces apparences de morale soient longtemps restées à l’état
+de projet.
+
+Les jeux sont variés; ainsi les Mexicains jouent principalement au
+_monte_, les Français, au _trente et quarante_, à la _roulette_, au
+_vingt-et-un_, au _lansquenet_, et les Américains, au _pharaon_. Je ne
+puis oublier la physionomie des individus qui, avec la foule des
+joueurs, composent le personnel de ces maisons; le _gambler_ occupe le
+premier rang; c’est, autrement dit, le banquier de la table, il la tient
+pour son compte ou pour celui d’un autre; dans ce dernier cas, il peut
+gagner de huit à douze dollars par soirée; vient ensuite le paillasse,
+chaque table en a toujours à ses gages un ou deux; on les voit jouer
+sans discontinuer pour mettre la partie en train et amorcer les
+visiteurs; ils gagnent quatre à cinq dollars par jour. Les ramasseurs de
+morts méritent aussi d’être cités; ils sont en majeure partie
+Américains, et cette dénomination leur vient de ce qu’ils s’emparent des
+pièces qu’un joueur favorisé par la chance aurait laissées par
+inadvertance sur la table. Ces ramasseurs suivent d’un œil vigilant
+chaque coup de la partie, et lorsque le banquier annonce une nouvelle
+séance, si une pièce semble oubliée ou laissée sur le tapis, une seconde
+seulement, par un joueur distrait, un bras s’allonge vivement dans la
+foule et va saisir cette pièce, qui passe rapidement de la main au
+gousset. Les maisons de jeux foisonnent de ces individus, vivant de la
+sorte, au jour le jour; ils emploient mille stratagèmes pour détourner
+l’attention d’un novice qui veut tenter la fortune: c’est la plaie des
+joueurs non expérimentés; mais il arrive souvent que des rixes terribles
+sont la suite de leur fraude éhontée, car un joueur s’apercevant qu’il a
+été volé, dans un accès violent, tuera comme un chien un de ces
+impudents fripons.
+
+Toutes ces maisons sont pourvues de bons orchestres, dont l’harmonie
+fait une agréable diversion avec le son de l’or.
+
+Il est aussi une classe d’individus très-redoutée de la population, et
+qui infestent ces lieux de leur présence comme tout autre endroit
+public. Je veux parler des hommes connus sous le nom de la _Bande
+noire_; ils forment une société d’escrocs américains. Ce sont des
+voleurs émérites, fort bien vêtus, exerçant avec la plus complète
+impunité leur astucieux métier; s’ils entrent dans un de ces
+établissements, ce n’est pas pour perdre leur temps à tenter la fortune;
+ils trouvent plus commode de s’emparer de l’or répandu sur les tables et
+d’opérer ensuite leur retraite, avec le plus grand sang-froid. Les
+spectateurs et le personnel des gamblers sont foudroyés par tant de
+hardiesse, mais personne n’ose prendre au collet ces audacieux voleurs.
+Ces délits sont déjà depuis longtemps consacrés par la tradition, et le
+gouvernement local et la police sont encore dans un tel état d’enfance,
+que cette violence d’un petit nombre est tolérée; mais les méfaits
+scandaleux commis par les hommes de la Bande noire seraient trop
+nombreux à relater ici, s’il fallait en faire un récit complet; il
+suffira de dire que les policemen les laissaient agir dès qu’ils
+s’étaient fait reconnaître à eux. Chaque jour un commerçant avait à
+déplorer des pertes que plusieurs de ces coquins lui avaient fait subir.
+S’avisait-il de porter plainte?--ces voleurs cassaient, brisaient tout
+chez lui, enfin mettaient sa maison en ruine. Ils mangeaient de leur
+autorité privée dans les restaurants, buvaient, consommaient dans tous
+ces endroits publics; avec l’audace qui leur était connue, ils
+troublaient les réunions par toute sorte d’extravagances, et, bien que
+leurs excès eussent cependant diminué d’une manière sensible depuis les
+premiers temps, il n’existait encore, en 1852, aucun pouvoir régulier
+qui pût sévir contre eux.
+
+A notre arrivée à San-Francisco, nous avions loué, ma sœur et moi, dans
+Montgomery-street, une petite chambre meublée que l’on nous fit payer
+trois cents francs par mois, ce qui nous semblait assez cher, attendu
+que l’eau y filtrait le long des murs et inondait notre lit en temps de
+pluie. Nous crûmes d’abord que la vue dont nous jouissions compenserait
+un peu la cherté du prix, car cette vue s’étendait sur la plus grande
+partie de la ville et des montagnes environnantes; mais peu de jours
+après, nous nous aperçûmes que nos fenêtres faisaient face à la maison
+d’un boulanger choisi par le comité de vigilance pour y établir son
+tribunal. Une corde enroulée sur une poulie fixée au premier étage était
+l’emblème de cette Thémis simple et sommaire, connue sous le nom de loi
+de _Lynch_. Un matin que je m’étais éveillée de bonne heure, je
+m’approchai de celle de mes fenêtres qui donnait sur la rue, et j’allais
+l’ouvrir lorsque mes yeux s’arrêtèrent avec effroi sur la maison qui me
+faisait face: deux hommes étaient montés sur des échelles et
+s’occupaient à la hâte de fixer à la poulie dont j’ai parlé une corde
+neuve et démesurément longue. Je ne devinai que trop la scène terrible
+qui allait se passer. A ce moment, des rumeurs lointaines commençaient à
+se faire entendre. Ne voulant pas être spectatrice de cette exécution,
+j’entraînai ma sœur, et nous sortîmes de la maison par une porte de
+derrière; un quart d’heure après nous étions dans la campagne: nous
+passâmes la journée chez des amis. Je sus bientôt que le coupable que la
+foule entraînait à grands cris était un Espagnol accusé d’assassinat. Ce
+tableau funèbre me fit une impression si horrible que ce jour même je
+m’occupai d’un autre logement. Cette terrible loi de Lynch, dont j’étais
+peu soucieuse de voir les fréquentes rigueurs, doit son nom à un
+individu nommé Lynch, qui en fut la première victime. On concevra
+facilement quelles fatales et nombreuses erreurs doit entraîner cet
+exercice illégal de la justice.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+ Sacramento.--Le fort Sutter.--Indiens
+ nomades.--Mary’s-ville.--Shasta-City.--Rencontre d’un
+ ours.--Weaverville.--Les mineurs.--Les montagnes
+ Rocheuses.--Yreka.--Retour à San-Francisco.
+
+
+Après une année passée à San-Francisco, je voulus voir l’intérieur de la
+Californie; je commençai par visiter Sacramento, qui est construite sur
+la rive gauche du fleuve; cette ville de second ordre comptait déjà à
+cette époque de vingt à trente mille âmes. L’importance de son commerce
+est considérable; c’est l’entrepôt où s’écoulent les deux tiers des
+marchandises qui débarquent à San-Francisco. Comme cette dernière,
+Sacramento est bâtie moitié en briques, moitié en planches. Mais son
+climat est tout différent. Les chaleurs y sont plus fortes; ses
+alentours, rendus marécageux par suite du débordement de la rivière,
+produisent de terribles fièvres; à l’époque de la crue des eaux, ces
+plaines fertiles ressemblent à d’immenses lacs. Les chercheurs d’or
+firent d’abord irruption dans cette contrée malsaine, et beaucoup y
+trouvèrent la mort; aussi fut-elle abandonnée après les premières
+fouilles, qui seules furent productives.
+
+Lorsqu’on veut se rendre à Mary’s-ville sans remonter la rivière, on
+prend une diligence; elles sont assez bien suspendues, mais ces routes
+sont si mauvaises, que les cahots sont fréquents. A vingt milles du
+chemin, l’on aperçoit le fort _Sutter_ gardé par une tribu d’Indiens.
+Ces bandes nomades sont curieuses à observer; lorsque, par les fenêtres
+d’une diligence, on les voit s’avancer en troupeaux à travers les
+plaines, le contraste entre la vie sauvage et la vie civilisée fait que
+vous examinez avec plus d’intérêt leur bizarre accoutrement. Dans une
+halte que nous fîmes, j’eus l’occasion d’approcher de ces Indiens, et ce
+ne fut pas sans curiosité que je détaillai quelques-unes de leurs
+physionomies. La plupart d’entre eux n’expriment aucune intelligence;
+ils ont le teint d’un jaune foncé, un front bas, le nez plat, des
+cheveux noirs et abondants qui descendent presque à la naissance des
+sourcils; les yeux un peu ronds et noirs, et leur regard, quand il n’est
+pas empreint de mécontentement, a l’expression étonnée du regard de
+l’enfant. Leur costume se compose de peaux de bêtes et de morceaux
+d’étoffes voyantes à dessins bizarres; ils portent en outre des
+vêtements qu’ils ramassent sur les chemins, et presque tous se couvrent
+de ces débris de la manière la plus grotesque; leurs bras et leur cou
+sont chargés de colliers, de bracelets, de coquillages, de verroteries,
+et jusqu’à des boutons, enfilés dans des bouts de ficelle; ils sont, du
+reste, malgré leur goût pour les ornements, d’une saleté répugnante. Ils
+habitent des huttes qui ont la forme d’un dôme; elles sont bâties avec
+de la terre et des branches d’arbres: une seule ouverture carrée et
+basse les laisse pénétrer à l’intérieur en rampant sur leurs genoux. Ils
+vivent là pêle-mêle, hommes, femmes, enfants et chiens, se nourrissant
+du produit de leurs chasses et de poissons, entre autres, de saumons
+pêchés dans la rivière de la _Trinité_; ils les font sécher pour leur
+saison d’hiver.
+
+Ces Indiens ne mangent pas de viande fraîche; ils attendent qu’elle soit
+corrompue pour la faire cuire; ils préparent leur pain avec des glands
+de chêne; ces glands sont d’abord séchés et mis en poudre; ils font
+ensuite une pâte qu’ils cuisent simplement dans l’eau; ils mêlent aussi
+à leur nourriture des sauterelles et quantité d’insectes.
+
+On rencontre aussi sur la route qui mène à Mary’s-ville, de ces
+indigènes que l’irruption des peuples civilisés a refoulés avec leurs
+instincts sauvages vers les régions désertes; cependant, bon nombre
+d’entre eux, attirés par la curiosité et cet amour du lucre qui est
+commun à la race humaine, ont fini par pénétrer dans les villes et se
+mettre en relation avec les nouveaux venus qui, insensiblement, les ont
+amenés à travailler dans les _ranchos_ (fermes). D’autres sont restés en
+guerre ouverte, et des expéditions américaines ont été dirigées contre
+eux dans les reconnaissances qui étaient faites de certains points
+inexplorés du sol californien.
+
+Au bout de huit heures de trajet, on arrive à Mary’s-ville, après avoir
+subi bien des fatigues sur les mauvais chemins qui y conduisent et avoir
+passé à gué plusieurs rivières.
+
+Mary’s-ville est construite en bois, sauf quelques maisons qui sont en
+briques; elle est située sur les bords verdoyants de la _Yuba_; mais,
+sur ces rives enchantées, la chaleur est plus accablante et les fièvres
+sont plus terribles encore qu’à Sacramento; cette ville offre l’aspect
+d’un immense bazar destiné à alimenter les placers et les petits
+villages environnants.
+
+C’est dans cette ville que m’arriva une aventure qui faillit me coûter
+la vie, à l’hôtel même où la diligence descendait tous les voyageurs.
+Nous étions à dîner, ma sœur, une autre dame et son mari; notre repas
+terminé, nous nous apprêtions à quitter la maison, lorsque nous
+entendîmes un affreux tapage; le maître de l’établissement, interrogé
+sur la cause de ce bruit, nous répondit qu’il était produit par une
+réunion de gentlemen de la ville. Comme nous étions au fait des mœurs
+américaines, la chose ne nous surprit en aucune façon; seulement, nous
+hâtâmes nos préparatifs de départ, afin de pouvoir nous échapper avant
+que les manifestations bachiques de ces messieurs se fussent produites
+plus à découvert, et afin aussi de profiter d’un clair de lune superbe
+pour nous remettre en marche; il n’y avait pas de temps à perdre, car
+déjà un bruit formidable d’assiettes et de verres brisés présageait une
+de ces redoutables fins de repas américains bien capables, certes, de
+désespérer les sociétés de tempérance; mais la bonne intention que nous
+avions de ne pas sortir sans payer nous porta malheur. Au moment où le
+maître de l’hôtel nous rendait noire monnaie, l’escalier qui conduisait
+à la pièce où se donnait le repas retentit du bruit de gens avinés qui
+roulaient plutôt qu’ils ne descendaient, au milieu d’un grand tumulte de
+cris et de vociférations. Nous cherchâmes à nous esquiver
+précipitamment, mais alors une mêlée s’engagea entre ces hommes armés de
+revolvers, et je me trouvai, sans trop savoir comment, séparée de mes
+compagnons. Au même instant, un coup de feu retentit, et le sifflement
+d’une balle vient effleurer ma chevelure; chacun de se sauver, de fuir
+dans toutes les directions, je veux fuir comme tout le monde, mais au
+moment de franchir le seuil de la porte, un nouveau coup de feu succède
+au premier, il vient frapper un individu qui tombe devant moi; effrayée
+à juste titre, je sors en courant, et ne sachant au juste où je
+dirigeais mes pas, au point que je fus quelque temps à retrouver mes
+amis. Ils étaient dans la plus grande inquiétude; ils me croyaient
+blessée, mais, Dieu merci, j’en était quitte pour la peur. Nous apprîmes
+bientôt que le meurtrier, dans son ivresse, avait ajusté un individu de
+sa bande, lequel s’était esquivé du côté où je me trouvais; le premier
+coup dirigé sur lui avait failli m’atteindre, et le second n’avait pu
+être évité par ce malheureux, qui avait reçu la balle dans l’aiselle
+gauche.
+
+Le costume d’homme dont j’étais revêtue et la nuit presque noire où nous
+étions avaient contribué à tromper l’assassin; enfin, je l’avais échappé
+belle! Peut-être n’est-il pas hors de propos de donner la description du
+costume que je portais dans ces excursions et d’expliquer pourquoi je
+l’avais adopté. Il se composait d’un feutre gris de forme légère, d’un
+paletot de voyage proportionné à ma taille, de bottes à l’écuyère: telle
+est la mode en Californie. A ces bottes était adaptée une paire
+d’éperons à la mexicaine pour les mules dont on se sert fréquemment
+dans le pays; puis, des gants de daim et une ceinture en cuir pour
+mettre l’or, et dans laquelle était passé un poignard. Ce costume, assez
+pittoresque pour une femme, lui est de toute nécessité dans ces voyages
+à travers des contrées abruptes; il lui laisse, dans un moment de
+danger, une plus grande liberté de mouvement qu’elle n’en aurait sous
+des habits habituels. Jusqu’alors, je n’avais eu qu’à me louer de cette
+idée de dissimuler mon sexe; mais cette fois, il faut l’avouer, j’avais
+failli être punie bien sévèrement de ma témérité.
+
+Comme on a pu en juger par le récit qui précède, l’ivresse, chez les
+Américains, offre les caractères de la folie la plus furieuse; dans
+leurs excès d’intempérance, ils dédaignent le vin; l’abus qu’ils font de
+l’eau de vie, du wiskey, du genièvre, de l’absinthe et des autres
+liqueurs fortes, produit chez eux cette exaltation de forcenés qui les
+rend si dangereux. Les vapeurs alcooliques qui leur montent au cerveau y
+font presque toujours germer des idées sanguinaires, et il n’est pas
+rare de voir des hommes d’un naturel paisible, dès que l’ivresse s’en
+est emparée, commettre des meurtres qui leur feraient horreur s’ils
+avaient leur raison.
+
+_Shasta-City_, en se dirigeant vers le Nord, est une des plus petites
+villes de la Californie; elle est moins étendue que certains villages de
+la France; elle n’a à proprement parler, qu’une seule rue qui la
+traverse dans toute sa longueur, composée de chaque côté de maisons en
+bois, située à quelque distance de la _Sierra-Nevada_. Elle
+approvisionnait autrefois les riches placers environnants qui se sont,
+comme dans certaines parties de la Californie, vite épuisés; mais elle
+est restée un lieu de passage important par sa situation; c’est là que
+s’arrête le parcours des diligences, et, si l’on veut pousser au delà,
+on peut louer à _Shasta-City_ ou acheter des mules qui vous
+transportent, avec vos bagages, à travers les petits chemins sinueux des
+montagnes.
+
+Notre passage en cette ville devait être signalé par un de ces sinistres
+si communs en Californie: à peine arrivés, nous fûmes témoins d’un
+immense incendie qui dévora, en moins d’une heure, la plus grande partie
+de la ville, et au moment de notre départ, nous eûmes le spectacle,
+encore plus triste, de voir les malheureux habitants qui cherchaient, au
+milieu des ruines fumantes, le moindre vestige de leurs biens.
+
+Lorsqu’on a quitté _Shasta-City_, en remontant vers le nord, comme pour
+gagner _l’Orégon_, on traverse une contrée montagneuse qui sert de
+repaire à d’énormes ours couleur fauve; l’un d’eux me causa une frayeur
+dont je me souviendrai toujours. Je m’étais attardée à la suite de mes
+compagnons; la mule qui me portait avait insensiblement ralenti son pas,
+et je ne songeais nullement à activer sa marche, me laissant aller à une
+somnolence causée par la fatigue et l’extrême chaleur du jour; tout à
+coup, j’aperçus à vingt pas de moi un ours de haute taille qui
+débouchait d’un fourré en balançant sa tête avec une tranquille
+assurance; il semblait vouloir traverser la route où je cheminais. Ma
+frayeur fut telle en découvrant cet animal, que je ne pus même pas
+pousser un cri d’alarme; les rênes s’échappèrent de mes mains, mes yeux
+se fixèrent sur ceux de l’ours avec stupeur; le sang me monta au
+cerveau, et je restai comme frappée de paralysie; mais il se contenta
+de se rouler au milieu du chemin sans même daigner prendre garde à moi
+et à ma monture, qui trahissait pourtant notre présence par le bruit de
+ses clochettes. J’arrivais heureusement à un coude que faisait la route
+et qui permettait d’apercevoir mes compagnons; leur vue me réveilla en
+me rendant quelque courage, et, sans plus me fier à l’apparente
+générosité de l’hôte des montagnes, j’enfonçai mes éperons dans les
+flancs de ma mule, et j’eus bientôt rejoint mes amis, auxquels je fis le
+récit de cette courte mais poignante impression de voyage. Et maintenant
+que j’écris ces lignes, je suis portée à croire que ce cruel animal
+avait dû faire un copieux déjeuner, puisqu’il laissait échapper la belle
+occasion de me dévorer. Quelques personnes verront sans doute dans sa
+manière d’agir à mon égard le fait d’un animal repu de sang, mais la
+reconnaissance me fait un devoir de ne pas passer sous silence sa
+généreuse conduite.
+
+Avant d’arriver à Weaverville, où nous avions le dessein de faire une
+halte, on rencontre la rivière de la Trinité, sur les bords de laquelle
+s’étaient engagés de terribles combats lorsqu’il fallut repousser les
+Indiens et devenir maître des travaux qui devaient bientôt bouleverser
+le pays en tout sens. Après l’avoir passé à gué, nous tenant à genoux
+sur nos mules qui avaient de l’eau jusqu’à mi-corps, nous arrivâmes sur
+le plateau qui domine la ville. Weaverville est enfouie au milieu des
+montagnes, dont les sommets les plus élevés sont couverts de neige,
+quelle que soit la saison. La situation de ses maisonnettes, au pied des
+montagnes plantées de sapins, lui donne assez l’aspect de certains
+villages des Alpes; comme eux elle respire une tranquillité agreste qui
+fait contraste avec l’activité fiévreuse de San-Francisco et de
+Sacramento. De plus, l’air y est pur et les fièvres y sont inconnues,
+aussi la richesse aurifère de cette contrée y attire-t-elle chaque jour
+grand nombre de travailleurs. Le transport des lettres et de l’or se
+fait par le service d’express.
+
+Nous séjournâmes quelque temps dans cette paisible localité, qui
+semblait n’avoir été troublée par aucun événement lugubre. Un jour que
+je me promenais sur les bas-côtés de la ville, j’arrivai sur un terrain
+abandonné où s’élèvent deux croix de bois, peintes en noir, comme dans
+les cimetières; elles occupaient seules l’emplacement qui paraissait
+avoir été jadis habité; fort curieuse de ma nature, je demandai à
+quelques personnes du voisinage l’explication de ces signes funèbres, et
+voici à peu près ce qui me fut raconté.
+
+Dans la première ou la seconde année qui suivit la découverte de l’or en
+Californie, alors qu’il n’existait encore aucun gouvernement établi, les
+premiers mineurs qui pénétrèrent dans la région de Weaverville durent,
+en l’absence de tout pouvoir public qui pût les protéger, garder
+eux-même leur personne et le terrain qu’ils s’étaient choisi. Ils
+vivaient là dans la plus complète indépendance, ne payant aucun impôt et
+résolus à défendre, à l’aide du revolver, leurs propriétés contre toute
+agression. Quand le gouvernement américain vit que l’émigration affluait
+de tous les points du globe, il sentit la nécessité de donner une
+organisation politique à cet État nouveau, il dut rendre la mesure
+générale. Or, un shérif se présenta à Weaverville pour y faire exécuter
+les lois qui s’établissaient sur tous les points de la Californie; il
+imposait à chaque mineur l’obligation de payer une taxe pour avoir le
+droit d’exercer son métier. On comprend ce que ces nouvelles
+ordonnances durent rencontrer d’oppositions; l’un de ces mineurs,
+Irlandais de nation, était un des premiers qui avait pénétré dans les
+montagnes de Weaverville; aux premières sommations que lui fit le shérif
+d’ouvrir sa maison pour qu’on pût procéder à l’enquête, il répondit
+qu’il était décidé à défendre son foyer à main armée, jusqu’à ce que de
+plus amples informations lui eussent garanti le caractère officiel dont
+se disait investi l’homme qui se présentait alors à lui comme un
+agresseur. Le shérif, homme d’une sauvage énergie, qui avait servi dans
+les expéditions contre les Indiens, répondit par un coup de revolver qui
+étendit raide mort le malheureux mineur sur le seuil de sa porte; la
+femme, en voulant défendre son mari, partagea le même sort. A partir de
+ce moment, la taxe fut perçue sans difficulté. On rasa la maison, et les
+victimes furent enterrées sur l’emplacement où les deux croix servent à
+perpétuer ce triste souvenir des commencements de Weaverville.
+
+Les Irlandais sont en grand nombre parmi les mineurs de la Californie. A
+trois milles de Weaverville, il existe un groupe de maisonnettes qu’on
+appelle _Sidney_, exclusivement occupées par des gens de cette nation.
+
+J’eus aussi l’occasion d’aller visiter quelques Indiens qu’on avait
+faits prisonniers tout récemment et que l’on gardait à vue sur un
+terrain peu éloigné de la ville où ils s’étaient dressé des huttes,
+comme au fond de leurs forêts; ils avaient été pris à la suite d’une
+expédition faite pour venger la mort d’un marchand américain qui s’était
+égaré dans les régions habitées par des peuplades sauvages et avait été
+massacré. Ces malheureux, attaqués à l’improviste dans leur retraite,
+expiaient peut-être le crime des vrais coupables. Il se trouvait parmi
+eux un vieillard fort âgé, qui semblait devoir empirer d’un moment à
+l’autre; il se tourna avec effort et me montra sur sa poitrine une large
+et très-profonde blessure produite par une balle. A quelques pas de lui,
+était une jeune Indienne dans un état de prostration dont rien ne
+pouvait la distraire; une grossière couverture l’enveloppait; elle avait
+l’un des poignets brisé par une balle; à son attitude, on l’aurait crue
+morte; mais le regard s’arrêtait bientôt sur sa physionomie, empreinte
+d’une fierté sauvage; ses traits étaient d’une pureté admirable; ses
+grands yeux noirs, étincelants, vous regardaient avec un air étrange
+sans exprimer le moindre sentiment de douleur.
+
+Deux chiens de ces contrées, et qu’on appelle _Coyottes_, avaient suivi
+les prisonniers dans leur captivité; cette espèce de chiens errants vit
+par bandes comme les Indiens; ils ont les pattes courtes, le poil ras et
+de couleur fauve, le museau effilé comme celui d’un renard; on les
+rencontre en grand nombre dans le nord de l’_Orégon_; il faut que la
+faim les presse fort pour qu’ils s’approchent des villes ou des ranch,
+en poussant des hurlements plaintifs; leur naturel est, du reste, peu
+féroce, car ils se sauvent à la vue d’un homme. Je vis encore plusieurs
+femmes occupées à préparer la nourriture et à soigner les enfants, comme
+chez les nations civilisées, les hommes de ces tribus nomades
+abandonnent aux femmes les soins du ménage.
+
+Nous offrîmes aux prisonniers indiens quelques pièces de gibier, deux
+écureuils gris et trois tourterelles dont on fait, en Californie, des
+repas délicieux; nos offrandes furent accueillies avec plaisir, et les
+femmes nous donnèrent en échange quelques-uns des colliers de
+coquillages qu’elles portent à leur cou.
+
+La petite place de Weaverville est le centre de nombreux placers; elle
+fournit aux mineurs, outre les provisions, les ustensiles et outils
+nécessaires à leurs travaux. La terre de cette partie montagneuse d’une
+couleur jaunâtre, est reconnue pour une des plus aurifères de la
+Californie; il est véritablement peu d’endroits où le mineur, à la
+recherche d’un _claim_ (portion de terre qu’il s’est choisie), ne trouve
+à utiliser sa pioche et son plat en fer-blanc. Cet appareil lui sert à
+laver les lingots et à en détacher avec de l’eau la couche terreuse qui
+les enveloppe; dès les premiers coups de pioche et après le lavage du
+premier plat, il sait à quoi s’en tenir sur le terrain qu’il veut
+exploiter, parce qu’il sait combien de plats de terre il peut laver dans
+une journée. De grands travaux ont été entrepris au milieu des montagnes
+pour détourner, au profit d’un canal creusé à travers les placers, le
+cours de la Trinité qui passe à vingt milles de Weaverville; mais faute
+de capitaux, ils furent abandonnés par les compagnies qui en avaient
+l’exploitation. Les mines du Sud sont beaucoup plus pauvres en métal
+que celles du Nord: aussi la masse des travailleurs s’est-elle portée
+vers ce dernier côté.
+
+Il y a deux saisons bien distinctes pour le travail des mines: l’une
+commence au mois de novembre, au moment des pluies, et l’autre après la
+fonte des neiges, c’est-à-dire en avril ou mai. Si tous les placers
+avaient de l’eau en abondance, on aurait extrait plus d’or de la
+Californie, et les mineurs n’auraient pas à souffrir la misère pendant
+les temps de sécheresse.
+
+Les bénéfices des mineurs dépendent de la veine qu’ils poursuivent: les
+uns gagnent cinq piastres par jour; les autres, plus favorisés,
+travaillent sur un _claim_ qui leur rapporte jusqu’à dix, douze piastres
+et plus. Il en est enfin auxquels le hasard fait découvrir un terrain
+non encore exploité, et qui s’enrichissent en très-peu de temps: ceux-là
+sont les élus du sort; mais ceux dont on ne parle pas, ce sont les
+malheureux qui ont abandonné leur famille et leur patrie dans l’espoir
+de réaliser en peu d’années leurs rêves de fortune; arrivés les
+derniers, ils n’ont souvent plus trouvé que des terrains épuisés dont le
+produit ne suffit même pas à les faire vivre. La misère et le
+découragement sont les seuls fruits qu’ils retirent de leur rude et
+ingrat labeur. Dieu veuille que les choses aient changé!
+
+Il est curieux de rencontrer un chercheur d’or en voyage, c’est-à-dire
+passant d’un placer à l’autre. Il porte toute une panoplie d’ustensiles
+dont il ne peut se séparer dans la rude existence des mines; il est
+d’abord vêtu de grandes bottes de cuir capables de résister aux plus
+dures intempéries, d’une chemise de laine, espèce de vareuse semblable à
+celles des matelots; sa tête est couverte d’un feutre qui n’a plus de
+forme, tellement il est usé et cassé; à sa ceinture, à gauche, pend son
+_knife bovie_ (couteau à bœuf), à droite un revolver; il porte sur son
+épaule la pioche qui lui sert à faire des entailles dans la terre; sur
+son dos, un fusil en bandoulière, une couverture de laine enroulée, une
+marmite et son plat de fer-blanc.
+
+Le terme de notre excursion était Yreka, situé au nord de la Californie.
+Avant d’y arriver, nous passâmes par une longue chaîne de montagnes,
+coupée par des chemins sinueux et escarpés, où les mules seules peuvent
+tenir pied. Nous rencontrâmes une caravane de ces pauvres bêtes
+chargées de marchandises, et que des muletiers conduisaient. Nous
+reconnûmes leur approche par le son des clochettes qu’elles portent à
+leur cou, et dont les différents timbres produisent une harmonie
+étrange. Elles commençaient ainsi que nous à gravir ces gigantesques
+montagnes Rocheuses. Qui n’a pas vu ces chemins tortueux, raboteux, sans
+aucune trace dans le roc, ne peut avoir la plus simple idée des
+difficultés, des dangers qu’il y a à les parcourir. Nous nous trouvâmes
+après plusieurs heures de marche au-dessus d’abîmes si profonds, qu’ils
+nous eussent donné le vertige si notre regard eût osé en sonder la
+profondeur. Nous avancions lentement en suivant la ligne étroite d’un
+sentier qui ne permettait qu’à une personne ou à une mule de passer à la
+fois. Si le pied manquait, on roulait infailliblement avec elle à plus
+de deux ou trois mille pieds. Les sombres vapeurs qui nous
+enveloppaient, le sentiment du danger que nous courions au moindre faux
+pas, l’éloignement de toute habitation, tout remplissait mon âme d’une
+sorte de crainte religieuse. On tente quelquefois vainement de prier
+dans une église; la prière vient d’elle-même au bord des lèvres dans
+ces lieux d’une effrayante majesté.
+
+Nous traversâmes une bonne partie de ces montagnes Rocheuses dont
+l’accès était devenu de plus en plus difficile par suite de l’énorme
+quantité de neige qui encombrait les chemins. Nous pûmes voir sur notre
+passage la marque des pieds des ours gris, et, dans les excavations des
+rochers, des carcasses qui témoignent de leur voracité. Des traces de
+sang, encore fraîches sur la neige, attestaient même qu’ils nous avaient
+précédés de peu de temps, et qu’ils s’étaient sans doute enfuis avec
+leur proie au fond de leurs tanières.
+
+A plusieurs milles de là, pressés par la fatigue, nous fîmes une halte
+chez des Américains qui avaient construit une hutte au milieu des
+neiges; je les pris d’abord pour des brigands; ce n’était que des
+aubergistes, qui nous vendirent, au poids de l’or, des côtelettes
+d’ours; elles nous semblèrent fort appétissantes; j’en avais déjà mangé
+à San-Francisco.
+
+Entre ces montagnes Rocheuses et l’Orégon, on rencontre de belles
+plaines qui, en été, offrent l’aspect de la plus riche végétation, de
+vastes prairies émaillées de fleurs, des chênes gigantesques. Cette
+nature encore vierge est cultivée par des émigrants dont la plupart sont
+venus de l’intérieur des États-Unis à travers les plaines;
+l’agglomération de tous ces laboureurs dans la Californie septentrionale
+rendit la place d’Yreka plus importante, comme centre d’affaires, que
+Weaverville et Shasta-City. Elle devint un lieu de passage où les
+voyageurs des plaines vinrent s’alimenter et faire les achats
+nécessaires aux établissements situés dans les environs; mais aussi, à
+mesure que la population européenne et américaine s’augmentait, elle
+avait de plus en plus à veiller à sa sûreté personnelle. Les Indiens,
+que les envahissements d’agriculteurs refoulaient sans cesse, gardaient
+contre les nouveaux venus un profond ressentiment de se voir déplacés
+d’une contrée qu’ils habitaient depuis un temps immémorial; il fallait
+se tenir continuellement en garde contre leurs attaques nocturnes. Lors
+de mon arrivée à Yreka, on parlait encore d’affreux ravages causés tout
+récemment par des tribus indiennes: des incendies avaient dévoré, sur
+différents points, des fermes entières, et l’on avait trouvé leurs
+habitants cruellement massacrés pendant la nuit par la main des
+sauvages.
+
+Yreka n’est qu’à quinze milles de l’Orégon; nous y arrivâmes en novembre
+1853.
+
+Les maisons de la ville sont encore presque toutes en bois, même son
+plus bel hôtel. Il existe des maisons de jeu, comme dans toutes les
+villes qui ont un placer pour voisinage. On peut goûter de la cuisine
+française au restaurant Lafayette qui est le plus confortable
+établissement de ce genre. Cependant, malgré la tendance au bien-être
+matériel, il était encore difficile, en 1853, à un voyageur, d’y trouver
+toutes ses aises; les matelas y étaient complétement inconnus; il
+fallait, bon gré mal gré, coucher sur des paillasses.
+
+Les froids furent si rigoureux pendant l’année où je visitai cette
+ville, qu’il ne se passa pas de jour sans que je ne visse ramener à
+Yreka des gens qu’on avait trouvés gelés dans la campagne. Le pain, la
+viande avaient tellement durci sous cette température glaciale, qu’on
+était réduit à les fendre à coups de hache et de marteau.
+
+Les mines y sont aussi très-productives; mais l’absence de l’eau s’y
+faisait sentir, comme en d’autres localités, à certaines époques de
+l’année.
+
+Après y avoir séjourné deux mois et demi pour nos affaires de commerce
+et nous être défaits heureusement de nos marchandises, nous retournâmes,
+ma sœur et moi, à San-Francisco. Ce voyage, des plus fatigants, nous
+avait été fort pénible, et nous avions le désir de nous établir à
+San-Francisco.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+ Incendie.--Départ pour la Chine.--_L’Arturo._--Une malade à
+ bord.--Les sorciers chinois.--Mort.--Les mers de la Chine.--Une
+ voie d’eau.--Arrivée à Hong-Kong.--Visite au consul.--Voyage à
+ Canton.--Insurrection chinoise.
+
+
+Après dix-huit mois passés en Californie, pendant lesquels j’éprouvais
+tour à tour des chances de prospérité aussi bien que des déboires réels,
+je pris un parti téméraire. Dans le courant de l’année, je m’étais liée
+avec une artiste, nommée Mme Nelson. Cette dame avait formé le projet
+de quitter la Californie pour se rendre à Batavia. Des lettres
+pressantes l’invitaient à se rendre dans ce pays pour y donner pendant
+six mois des représentations; elle m’engagea à l’accompagner, m’offrant
+les bénéfices d’une spéculation qui devait mettre notre voyage à
+profit; nous devions nous arrêter en Chine, et là faire une pacotille de
+tous objets propres à revendre à notre retour. J’hésitai longtemps à
+entreprendre cette longue traversée, lorsqu’une catastrophe, trop
+fréquente à San-Francisco, vint me décider entièrement. Le feu se
+déclara une belle nuit dans la maison voisine de celle que j’habitais
+avec ma sœur; l’incendie prit en un instant de telles proportions, qu’il
+ne fallut songer qu’à se sauver. Réveillées en sursaut, nous n’eûmes que
+le temps de nous habiller à la hâte et de jeter pêle-mêle des vêtements
+et des valeurs dans des malles qu’on faisait ensuite passer par les
+fenêtres. Enfin, l’intensité du feu devint telle, qu’il nous fallut
+descendre les escaliers quatre à quatre sans même prendre le temps de
+nous chausser. Nous n’étions pas à vingt pas que le corps de logis,
+construit en bois, s’embrasa et s’abîma en moins de dix minutes. Trois
+heures plus tard, on comptait cinquante-deux maisons détruites de fond
+en comble. Ce feu nous emportait plus de quatre mille piastres. Aucune
+des marchandises de notre _store_ n’avait pu être sauvée.
+
+Ma sœur, assez démoralisée par ce revers inattendu, résolut de retourner
+à Yreka, où l’on nous disait que le commerce allait fort bien. Quant à
+moi, je pris le parti de suivre Mme Nelson, car, outre l’avantage
+pécuniaire que je croyais retirer de ce voyage, j’étais dévorée du désir
+de voir des pays nouveaux.
+
+Notre itinéraire fut décidé de la manière suivante: nous devions nous
+diriger d’abord vers la Chine, et, après avoir passé à Canton, Macao et
+Hong-Kong, gagner en dernier lieu Batavia. Dès que tous ces projets
+furent arrêtés, nous fîmes nos préparatifs de départ.
+
+Or, le 11 juin 1854, nous nous rendîmes à bord de _l’Arturo_, navire
+anglais, en partance pour la Chine. Par un hasard singulier, il y avait,
+comme passagers, quatre artistes français: un chanteur, une chanteuse,
+un pianiste et un violoniste qui allaient à Calcutta. Ils faisaient,
+comme nous, un circuit, et comptaient donner des concerts sur leur
+passage dans les différentes villes où ils s’arrêteraient. De plus, dans
+l’entrepont, trente-cinq Chinois qui regagnaient leur patrie.
+
+Quinze jours après notre départ, nous dépassions les îles Sandwich.
+Vers cette époque, Mme Nelson, qui s’était bien portée jusqu’alors,
+devint mélancolique et souffrante. Pour la distraire de son malaise, je
+lui proposai de nous faire tirer la bonne aventure par deux Chinois qui
+parlaient un peu anglais. Ils avaient des prétentions à l’infaillibilité
+dans l’art de la chiromancie. La curiosité m’était venue de mettre leur
+science à l’épreuve, en voyant le second du bord éclater d’un fou rire
+en les écoutant. Le plus difficile était de décider ces magots à nous
+approcher; je fis tant qu’ils vinrent auprès de nous. Mme Nelson leur
+tendit la main avec un certain air de raillerie et d’incrédulité; ces
+deux Chinois examinèrent avec attention cette main mignonne et blanche;
+et fixant tour à tour les yeux sur son visage ils s’interrogeaient entre
+eux sur les lignes qu’ils découvraient. Cette consultation durait depuis
+un moment et cela commençait à nous impatienter, car ils ne nous
+parlaient pas. Croyant qu’ils se moquaient de nous, nous les pressâmes
+de s’expliquer, mais ils gardèrent le silence. Mon amie leur demanda
+alors en souriant s’ils n’étaient pas sûrs de leur prétendue science.
+L’un d’eux répondit qu’ils se taisaient, crainte de l’affliger. «Vous
+avez tort, leur dit-elle, car je n’y crois pas.» Je ne sais si cette
+parole les mécontenta, mais ils se mirent à lui tirer le plus triste
+horoscope. «Vous avez été très-riche, lui dirent-ils (et cela était
+vrai), mais il est inutile de chercher à le devenir davantage, car vous
+n’avez que très-peu de temps à vivre.»
+
+Mme Nelson parut frappée de cette prédiction et, à partir de ce
+moment, elle tomba dans une tristesse qu’il me fut impossible de
+dissiper. Je me reprochai presque, comme une mauvaise pensée, de l’avoir
+engagée à consulter l’avenir. Néanmoins, je voulus à mon tour connaître
+mon sort, et je tendis bravement la main gauche. Le second horoscope
+parut les dédommager du premier, ils me dirent que j’avais des lignes
+très-heureuses; qu’un jour je deviendrais riche, mais très-riche.
+Cependant, leur visage prit tout à coup une expression sérieuse en se
+montrant un signe sur mon front, qui n’était certainement visible que
+pour eux; il indiquait qu’un jour il m’arriverait un grand malheur,
+mais..., car il y avait un mais, que pourtant cela ne ferait point
+obstacle à ma future prospérité. Je ris de leurs prédictions qui
+m’avaient déjà été faites par des somnambules, et j’essayai, par des
+plaisanteries, de ramener quelque gaieté dans le cœur de ma pauvre amie.
+
+Le lendemain de ce jour, Mme Nelson fut plus triste et plus
+souffrante encore; elle dessina, néanmoins, au crayon, le portrait des
+deux Chinois et le leur donna pour les remercier, ce qui leur causa une
+véritable joie.
+
+Huit jours après la scène que je viens de raconter, Mme Nelson était
+dans un état de santé des plus alarmants, elle était prise de douleurs
+rhumatismales articulaires, et il n’y avait aucun médecin à bord.
+
+Un des Chinois qui avait tiré notre horoscope vint offrir au capitaine,
+pour la malade, quelques pilules dont, comme docteur (car il paraît
+qu’il était docteur), il avait expérimenté l’usage dans son pays. Ces
+pilules étaient rouges et de la grosseur d’une tête d’épingle; elles
+avaient la vertu, disait-il, de guérir la plupart des maladies; leur
+effet dépendait surtout des quantités bien ordonnées. Les passagers
+français et moi, nous crûmes qu’il valait mieux nous fier à la science
+médicale des Chinois que de laisser Mme Nelson mourir sans secours.
+On essaya alors de lui faire prendre douze de ces pilules; mais elle
+nous questionna, et nous eûmes l’imprudence de lui dire que le remède
+qu’on lui proposait avait été prescrit par un Chinois. Oh! alors elle
+s’opposa obstinément à nos instances, tant le souvenir de l’affreuse
+prédiction qui lui avait été faite pesait sur son esprit. La résistance
+qu’elle apportait à nos soins nous mit au désespoir. Nous la suppliâmes
+à mains jointes de céder à nos prières; elle y consentit enfin et prit
+six de ces pilules, mais il fut impossible de lui faire accepter le
+reste. Hélas! soit que ce remède, dans l’efficacité duquel nous avions
+foi, lui fût administré trop tard, soit qu’il lui fût contraire, la
+maladie qui devait la tuer fit, à compter de ce moment, de rapides
+progrès; un violent délire s’empara d’elle, pendant lequel elle
+s’écriait à chaque instant: «Les Chinois! oh! les Chinois!» Bientôt un
+hoquet, avant-coureur de la mort, vint nous terrifier tous. Nous vîmes
+cette pauvre femme, jeune encore et pleine d’intelligence, se débattre
+dans les convulsions de l’agonie. Je m’approchai de son lit de douleurs,
+j’attirai sur ma poitrine, avec un saint respect, ce visage amaigri par
+la souffrance, et j’y déposai le baiser de l’adieu suprême. Ses
+paupières appesanties et mi-closes se relevèrent par un dernier effort;
+elle me sourit doucement, comme pour me remercier, puis son corps se
+raidit sous mon étreinte, et le dernier souffle de sa vie, s’exhalant de
+ses lèvres livides, glissa le long de mon visage.
+
+Dans la même nuit, et par ordre du capitaine, les matelots
+transportèrent son corps au milieu du pont; tout le monde se rangea
+autour et l’on récita la prière des morts. La cérémonie achevée, le
+cadavre fut enveloppé dans un drap avec un boulet aux pieds, puis on le
+glissa dans la mer par-dessus le bord. Le bruit sourd produit par sa
+chute retentit dans le cœur de chacun de nous; tout était fini.
+
+La mort prématurée de Mme Nelson me fit un mal si poignant que je
+demeurai plusieurs jours dans une prostration complète; les pensées les
+plus sombres venaient en foule m’assaillir, car j’éprouvai à ce moment
+la cruelle douleur de l’isolement, je me vis livrée à tous les hasards,
+loin de ma patrie, de ma famille, et je maudis le jour où m’était venue
+la fatale inspiration de quitter la terre natale. Ma situation présente
+me parut être une punition du ciel et un mauvais présage. Que
+pouvais-je seule dans l’avenir, sans un conseil, sans une voix amie,
+dans la nouvelle route que je m’étais tracée? que n’aurais-je pas donné
+pour retourner en arrière! mais je ne pouvais arrêter le navire qui
+m’emportait à pleines voiles; je dus subir ma destinée!
+
+ * * * * *
+
+Les mers de la Chine sont parsemées de récifs qui rendent la navigation
+extrêmement périlleuse dans cette partie du monde; cependant, nous
+dépassâmes, par un temps superbe, les Bacchises, groupe d’îlots parmi
+lesquels notre navire glissa sans encombre. Trois jours encore et nous
+devions toucher la terre; nous nous félicitions déjà d’être au terme de
+notre voyage, lorsqu’un ouragan des plus effroyables vint fondre sur
+nous. Le tonnerre gronda dans l’immensité avec accompagnement d’éclairs;
+des nuages noirs, énormes, roulaient dans le ciel avec furie, ils
+étaient en couches si épaisses au-dessus de nos têtes, qu’ils
+assombrissaient l’atmosphère dans toute son étendue. Au loin, partout se
+montraient à nos yeux des trombes à l’aspect gigantesque; si nous
+étions touchés par l’une d’elles nous coulions infailliblement: le
+capitaine, vieux loup de mer, jetait souvent les yeux sur son baromètre,
+et chaque fois il n’avait rien de rassurant; nous subissions, disait-il,
+la queue d’un typhon. L’inquiétude la plus vive commençait à s’emparer
+de tous; _l’Arturo_ vint à faire eau; il fallut forcer les Chinois de
+l’entrepont à s’employer aux pompes. Il y avait trois jours que nous
+étions submergés, c’est le mot, par une pluie antédiluvienne lorsque la
+tempête vint pourtant à s’apaiser. Mais un calme plat, qui dura neuf
+jours, succéda à la tourmente. De temps à autre, une brise légère
+s’élevait, mais des courants contraires nous repoussaient toujours.
+Bref, il y avait vingt et un jours que nous étions ballottés aux abords
+de l’empire chinois, lorsque le capitaine vint nous dire que nos vivres
+étaient presque épuisés. Les matelots de _l’Arturo_, harassés de
+fatigues et peu confiants du reste dans l’expérience de leur capitaine,
+lui déclarèrent qu’ils se refuseraient à exécuter les manœuvres s’il ne
+leur permettait de détacher une embarcation et d’aller avec une partie
+de l’équipage à la recherche de Hong-Kong, qui ne devait pas être
+éloigné de plus de trente milles. Le capitaine avait vingt-deux hommes
+d’équipage; il consentit à en laisser partir huit. Il fit ensuite jeter
+l’ancre près d’une côte vers laquelle nous avions pu avancer, et nous
+attendîmes le retour de ces courageux matelots qui se dévouaient
+d’eux-mêmes au salut de tous. Vingt-quatre heures après, ils revinrent
+avec un steamer qui nous prit à la remorque. C’est ainsi que nous fîmes
+notre entrée dans la rade de Hong-Kong, le 29 août, après soixante-seize
+jours de traversée.
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain de mon arrivée, je fus mandée au consulat de France, ainsi
+que les autres passagers qui composaient notre navire, afin de constater
+la mort de ma malheureuse amie. Je fis au vice-consul, M. Haskell, un
+récit fidèle de la position dans laquelle je me trouvais; il fut rempli
+de bienveillance pour moi et me conseilla de ne pas continuer une
+entreprise aussi malheureusement commencée. Je lui répondis que mon seul
+désir était de retourner en Californie. «Laissez-moi arrêter moi-même
+votre passage, me dit le vice-consul; les recommandations que je
+donnerai à votre égard vous protégeront, je l’espère, jusqu’à votre
+arrivée.» Je le remerciai de tant de bonté et j’envisageai avec un peu
+moins d’inquiétude la durée que devait avoir mon séjour en Chine.
+
+L’île de Hong-Kong ou Victoria Hong-Kong, comme l’appellent les Anglais,
+leur fut cédée par les Chinois en 1842. Elle compte vingt mille âmes
+d’indigènes et un millier d’Européens au plus. Située au bas d’une aride
+montagne, la vue n’en est pas des plus agréables; et pourtant lorsqu’on
+entre dans la rue principale, on est surpris d’y rencontrer de jolies
+constructions semblables à celles d’Europe; la plupart sont bâties en
+pierres de taille avec de larges galeries à colonnes, _verandahs_, les
+ferment presque toutes avec des jalousies pour préserver de la chaleur
+tropicale. Sur une des hauteurs, à gauche du port, on découvre la maison
+de ville où siégent les autorités; un peu plus loin un vaste corps de
+bâtiment qui sert de caserne aux soldats de terre, sujets anglais, et la
+place d’Armes, espèce de fortification où plusieurs pièces de canon,
+braquées sur la rue principale, tiennent en respect la population
+chinoise. Puis une église du culte protestant.
+
+Le climat à Hong-Kong est malsain et fiévreux, les chaleurs y sont
+lourdes et pesantes, et le meilleur signe de santé est d’être dans une
+transpiration continuelle et d’avoir des petites taches rougeâtres
+semblables à celles de la petite vérole.
+
+La vie pour les Européens est la plus monotone qu’on puisse imaginer;
+aucun genre de plaisir, aucun lieu public, rien que la vie intérieure.
+Car, chevaux, bals, spectacles, réunions, il n’y en a pas. Le seul
+agrément que l’on puisse se procurer est d’avoir un bateau pour aller se
+promener en rade; une femme ne sort jamais à pied, par ton d’abord; et
+par principe, les Chinoises elles-mêmes se montrent fort peu dans les
+rues; je ne parle pas de la basse classe qui fait exception. La moindre
+sortie, le plus petit trajet s’opère en chaise à porteur.
+
+On rencontre dans cette ville tous les métiers: les tailleurs, les
+cordonniers, les blanchisseurs s’y font concurrence pour fournir aux
+Européens; les femmes chinoises, en général, ne sont pas soumises au
+travail; car on n’en voit aucune dans les maisons de commerce. Les
+marchands ambulants sont en grand nombre; et si ce n’est le costume et
+le langage qui diffèrent, on peut les comparer à nos marchands des
+quatre saisons; ils vendent des fruits, des rafraîchissements, des
+gâteaux, des poissons grillés, de la volaille rôtie, etc. Beaucoup de
+mendiants, d’estropiés, d’aveugles parcourent les rues. Ces derniers
+agitent constamment une petite clochette pour attirer l’attention
+publique. Puis aussi, _ce qui ne manque pas de poésie_, des ménestrels;
+ces bardes des temps anciens, sur un signe, entrent à domicile, et, pour
+quelque menue monnaie récitent ou chantent de vieilles légendes, tantôt
+tristes et tantôt bouffonnes.
+
+Les barbiers ou coiffeurs, faisant vingt fois par jour le tour de la
+ville avec tout leur attirail sur le dos, ne sont pas les moins curieux;
+ils se promènent devant les maisons comme les porteurs d’eau dans nos
+rues; un boutiquier ou un passant a-t-il besoin de se faire raser,
+épiler ou teindre les sourcils? il fait signe à l’artiste en question,
+et l’opération a lieu sur le pas de sa porte ou sur un trottoir le long
+d’un mur.
+
+Hong-Kong n’a que deux hôtels; la vie y est aussi chère qu’en
+Californie, et le séjour on ne peut plus désagréable; ainsi les maisons
+les plus propres, les mieux tenues, où l’on emploie de nombreux
+_coolies_ (nom que l’on donne aux domestiques chinois), sont infestées
+d’affreux insectes qui vous entourent obstinément et prennent à tâche de
+vous tourmenter; ce sont: l’araignée, le cancrolat et le moustique; on
+rencontre l’araignée et le cancrolat partout, sur les meubles, dans les
+tiroirs, dans les chaussures, le long des rideaux, dans les malles; si
+l’on décroche un vêtement du portemanteau, on est sûr, en le secouant,
+de voir tomber une de ces horribles bêtes qui, une fois à terre, se met
+à courir et se fourre dans un autre coin bien avant que l’on ne songe à
+l’attraper. Mais le plus agaçant de ces deux insectes est le cancrolat,
+parce qu’il vole, et surtout le soir, aux lumières. Au moment où l’on
+s’y attend le moins, l’un vous tombe sur la tête, un autre vient
+s’arrêter sur votre nez. Le matin, en vous réveillant, vous les trouvez
+jusqu’à deux et trois noyés dans un verre d’eau. Un jour, à table, on
+m’en servit un entouré de légumes; c’est vraiment répugnant; mais il est
+tout à fait impossible d’empêcher cela.
+
+Le parfum des fleurs, en Chine, semble plus suave, plus pénétrant que
+celui d’Europe. Je fus admise à visiter la demeure d’un mandarin, et je
+fus aussi étonnée que ravie en la parcourant. Là, tout était factice,
+grottes, monticules, rochers, ruisseaux, aucune allée ne suivait la
+ligne droite, et puis des ponts, des kiosques, des temples, des pagodes.
+Ce qui me parut de la plus grande originalité, ce fut des arbres taillés
+de manière à représenter des figures de tous genres. L’un, c’était un
+poisson; l’autre, un oiseau; celui-ci, un chat; celui-là, un bœuf, et
+bien d’autres bêtes encore; chacun de ces arbres était peint et coloré,
+afin qu’il rendît bien exactement la physionomie qu’on avait voulu lui
+prêter. A côté de cela, toute espèce de fleurs et d’arbres fruitiers
+rabougris: on sait que les Chinois ont un goût tout lilliputien pour
+contrarier la croissance des végétaux.
+
+Cette campagne en miniature, ces aspects contournés à chaque pas me
+plurent par leur étrangeté même; c’était pour moi d’une nouveauté
+délicieuse; l’eau baignait de vertes pelouses coupées de distance en
+distance; elle entretenait la fraîcheur du sol; les bocages étaient
+pleins d’oiseaux et de fleurs; c’est dans ces jardins enchanteurs que
+les Chinoises concentrent leurs plaisirs, vivant par le devoir et par
+la loi séparées du monde plus encore que les femmes de l’Orient.
+
+Je profitai du temps qui me restait encore pour aller, avec mes
+compagnons de voyage, visiter Canton. Nous étions adressés, recommandés
+à un négociant de cette cité superbe, car il n’y existe pas d’hôtel.
+
+Un bateau à vapeur faisant le trajet le long de la côte nous y conduisit
+en quelques heures.
+
+Rien ne peut surprendre davantage l’œil d’un Européen que l’aspect de
+cette ville bizarre: à son approche, on découvre se balançant sur les
+eaux une multitude de jonques de la plus grande variété, où fourmille
+une population sans nombre. Ces bâtiments aux formes les plus étranges,
+ces maisons flottantes, de toutes dimensions, toutes grandeurs, servent
+à abriter ce reflux d’êtres humains vivant, grouillant là, comme s’ils
+avaient trouvé la solution du mouvement perpétuel.
+
+Nous mîmes pied à terre dans cette ville immense, où nul peuple au monde
+ne peut rivaliser pour l’activité industrielle.
+
+Nous nous dirigeâmes vers les factoreries; ce ne fut pas sans peine que
+nous y parvînmes. Nous n’avions pas fait cent pas dans les rues, que
+tout le monde nous suivait des yeux en nous montrant du doigt, en criant
+après nous, pour être plus véridique. Mais comme notre société s’était
+renforcée d’autres personnes, nous fîmes peu d’attention à ces
+criailleries tartaro-chinoises. Je remarquai sur notre passage que
+presque chaque maison avait un petit autel dans une niche, consacré à
+l’usage religieux. Ce qui me frappa surtout, ce fut l’ordre parfait avec
+lequel sont rangés les magasins.
+
+A Canton, chaque profession est classée par corps de métier. Une rue
+n’est habitée que par les marchands de porcelaine, une autre par les
+vendeurs de thé, une troisième par les négociants en soieries, etc. On
+ne peut se lasser d’admirer les étalages merveilleusement disposés, où
+figurent des produits d’un travail admirable: meubles de laque,
+éventails d’ivoire, écrans, stores, tapisseries, étoffes à reflets
+éclatants, se disputent à chaque pas l’attention de l’étranger. La rue
+appelée _New-China street_ est bordée de ces magasins splendides,
+installés dans des bâtiments aux toits aplatis, garnis de boules
+multicolores. Chacun a son enseigne perpendiculaire, où des lettres
+d’or sur un fond écarlate apprennent le nom du négociant et sa
+spécialité.
+
+Sur la chaussée circule une foule compacte, bruyante, affairée. Ce sont
+des marchands ambulants avec leurs cris gutturaux et bizarres, des
+bourgeois graves et solennels, avec leur tunique flottante et leur
+inévitable parasol. Quelques femmes de la dernière classe du peuple
+apparaissent seules à longs intervalles parmi tous ces hommes.
+
+Après une heure de marche, nous parvînmes à la demeure de M. Liwingston,
+lequel nous reçut de la manière la plus gracieuse, nous prévenant
+toutefois de ne pas trop prolonger notre séjour à Canton. Il régnait en
+ce moment des troubles d’insurrections dans l’intérieur aussi bien que
+sur les côtes, et la prudence voulait que chacun se tînt sur la
+défensive. Les citoyens anglais n’ignoraient pas que le peuple chinois
+tramait sourdement contre eux des plans de révolte, et leurs prévisions
+étaient bien fondées, car, à la connaissance de l’Europe entière, ils ne
+tardèrent pas à éclater. Les actes de piraterie, en outre, pullulaient.
+Tout cela n’avait rien de rassurant. Ces motifs hâtèrent, comme on peut
+le comprendre, notre retour à Hong-Kong.
+
+Avant, j’eus pourtant l’occasion de visiter la demeure d’un mandarin,
+laquelle présentait un luxe merveilleux, du moins au point de vue
+chinois. Les habitants en relation avec les Européens ne refusent pas
+d’accorder cette satisfaction.
+
+Qu’y avait-il, en réalité? Je ne saurais trop le dire.
+
+C’était un corps de bâtiment entouré de terrasses, autour desquelles
+grimpaient les fleurs les plus odoriférantes. A l’intérieur, les
+appartements étaient séparés par des cloisons en bambous légères et
+vernis. Des nattes en paille de riz et de diverses couleurs encadraient
+les planchers. De tout côté, çà et là, des canapés, des fauteuils, des
+chaises, la plupart en bambous, quelques-uns en bois sculpté. Sur les
+meubles, des fleurs, des instruments de musique, des pipes pour fumer
+l’opium; au plafond pendaient des lustres, des lanternes de toutes
+formes, de toutes couleurs, en verre, gaze ou papier, ornées de franges,
+de houppes, de colifichets. Sur les murs, des tableaux révélant
+l’enfance de l’art, et des peintures vernies d’où se détachaient en
+caractères métalliques des inscriptions et des sentences de philosophie.
+Ce que j’eusse été curieuse de voir, c’était l’appartement des femmes,
+mais il était sévèrement interdit aux étrangers.
+
+Pendant les trois jours où je demeurai à Canton, je fus spectatrice
+d’une attaque entre les rebelles et les soldats de l’empereur. Une armée
+chinoise est la chose la plus grotesque qu’on puisse imaginer; il n’est
+guère possible de donner une idée de ces soldats dont les noms répondent
+aux formidables appellations de tigres de guerre et de fendeurs de
+montagnes. Étant montée sur la terrasse d’une maison, je pus voir à une
+distance facile un corps de ces troupes avec son général en chef. Tous
+ces guerriers, ces braves, marchaient dans le plus grand désordre et
+comme une bande de brigands; ils étaient armés de lances, de mauvais
+fusils, et presque chaque soldat avait un parapluie, un éventail et une
+lanterne, ce qui me rappela les scènes burlesques que j’avais vues dans
+leurs théâtres à San-Francisco.
+
+Le bruit du canon, les rumeurs lointaines et braillardes des Chinois,
+ces attaques successives que l’on voyait au loin, les fausses alertes
+qui venaient distraire ou inquiéter à chaque instant, nous déterminèrent
+enfin à repartir.
+
+Il y avait un mois que j’étais en Chine lorsque le vice-consul me fit
+savoir qu’un navire allait mettre à la voile pour la Californie. Il eut
+l’extrême bonté de faire venir le capitaine, auquel il me recommanda
+particulièrement. Cet officier, nommé Rooney, lui engagea sa parole et
+lui promit d’avoir pour moi tous les égards possibles. Je remerciai M.
+Haskell de tout l’intérêt qu’il m’avait témoigné et j’allai, le cœur
+presque content, faire mes préparatifs de départ[A].
+
+[A] M. Georges Haskell, remplissant les fonctions de vice-consul à
+Hong-Kong, était Américain; il fut si noble et si digne plus tard, que
+je considère comme un devoir de dévoiler son origine.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+ Le capitaine Rooney.--Than-Sing.--Le typhon.--Chute du mât de
+ misaine.--Effets de la tempête.--Désastres du _Caldera_.--Les
+ pirates chinois.--Scènes dans l’entre-ponts.--Équipage
+ enchaîné.--Interrogatoire.--Menaces de mort.--Pillage.
+
+
+Le 4 octobre 1854, je me rendis, sur les quatre heures de l’après midi,
+à bord du navire _le Caldera_, qui était sous pavillon chilien, et qui,
+le soir même, devait mettre à la voile pour la Californie. Je me
+trouvais donc encore une fois à la veille d’un long et pénible voyage;
+cette solitude à laquelle j’allais être livrée désormais, ces dangers
+que l’on court sur mer plus encore que sur terre, venaient, à ce moment
+décisif, se présenter à mon esprit. Aussi, j’étais soucieuse. Le
+capitaine, voyant mon affliction morale vint causer avec moi, et me
+donner quelque encouragement. M. Rooney avait, si l’on peut dire, une
+expression heureuse, c’était un homme d’environ trente-cinq ans, de
+taille moyenne, brun; il avait un barbe fine et épaisse qui lui
+encadrait le visage, lequel était un peu court, mais ses yeux étaient
+grands et bleus, et cet ensemble des plus caractéristique donnait à sa
+physionomie un reflet de jovialité et surtout d’énergie. Enfin c’était
+un vrai type de marin, chez lequel le courage et la bonté se lisaient à
+première vue.
+
+Mon premier soin fut de visiter ma cabine et d’y installer mes bagages.
+
+Peu de temps après le navire levait l’ancre.
+
+Je fus prise alors d’une vague tristesse que je comprenais d’autant
+moins, que ce retour en Amérique me rapprochait de ma patrie. Pour
+m’arracher à cette funeste disposition, je me mis à examiner le navire.
+C’était un beau trois-mâts de huit cents tonneaux, bien gréé, et d’une
+forme gracieuse. A l’arrière, formant l’extrême partie du navire, était
+la dunette, sur le pont de laquelle on montait par un escalier. Je
+visitai l’intérieur de cette dunette qui servait de salle à manger; de
+chaque côté étaient disposées les cabines. Au fond, se trouvaient deux
+chambres qui avaient des croisées. L’une était le salon du capitaine,
+l’autre appartenait au subrécargue d’une maison de commerce de
+San-Francisco, lequel avait une forte cargaison à bord. Toutes les
+boiseries étaient peintes en blanc avec des filets d’or. Cet intérieur
+était éclairé au milieu par une fenêtre à tambour. Cette disposition
+générale inspirait la sécurité par l’ordre parfait avec lequel chaque
+chose était à sa place; il semblait que nous n’avions plus qu’à nous
+laisser aller à un paisible sommeil pendant les trois mois que devait
+durer notre traversée.
+
+Il y avait à bord un passager dont j’aurai souvent à parler; c’était un
+Chinois d’une cinquantaine d’années. Il avait aussi une maison de
+commerce à San-Francisco, et il emportait une forte cargaison d’opium,
+de sucre et de café. Than-Sing, tel était son nom, avait le type commun
+aux gens de sa nation, de plus il était excessivement marqué par la
+petite vérole. Cependant sa laideur n’avait rien de repoussant, il avait
+toujours le sourire sur les lèvres.
+
+Notre premier dîner à bord pouvait être l’objet d’une singularité; nous
+étions quatre personnes de nation différente; le capitaine était
+Anglais, le subrécargue, comme je l’appellerai dorénavant, était
+Américain, Than-Sing, Chinois, et moi Française. Je rappelle avec
+intention cette particularité pour donner une idée des difficultés que
+devait nous apporter en un péril commun cette différence de langage.
+Than-Sing parlait l’anglais comme moi-même, c’est-à-dire un peu, mais
+aucun ne parlait français; on verra plus tard comment Than-Sing, qui
+seul parlait chinois, devait nous rendre d’inappréciables services.
+
+Notre équipage se composait de dix-sept hommes de différentes nations.
+
+Le lendemain matin de notre départ, je fus réveillée désagréablement;
+une grande agitation régnait à bord, des pas précipités retentissaient
+sur le pont. L’inquiétude me fit lever, je m’habillai à la hâte, et je
+sortis pour voir ce qui se passait. Le navire était en panne, un matelot
+venait de tomber à la mer; on apercevait sa tête au milieu des vagues à
+une distance très-éloignée déjà. Le malheureux nagea vingt minutes au
+moins avant qu’on pût, à l’aide de cordes, le hisser sur le pont. Ses
+camarades lui donnèrent de vives marques d’intérêt, mais il répondit
+avec brusquerie et comme un homme qui a honte de sa mésaventure.
+
+Quoique cet incident n’eût occasionné aucun mal réel, il me fit une
+impression fâcheuse. Je trouvai que, pour le second jour de notre
+voyage, c’était mal débuter, et puis le chant de ces matelots anglais
+contribua aussi à augmenter ma tristesse. Ils accompagnaient les
+manœuvres par une mélodie bizarre et monotone qui ne ressemblait en rien
+aux airs pleins de gaîté de nos marins français. Je rentrai toute
+soucieuse, et, pour me distraire, je m’occupai à mettre toutes choses en
+ordre; je donnai à boire et à manger à deux charmants petits oiseaux que
+j’avais emportés de Hong-Kong dans une cage, je les couvris de caresses;
+je n’avais plus qu’eux à aimer.
+
+La brise était molle, et pendant cette journée nous avançâmes lentement.
+Pourtant, vers le soir, le vent s’éleva, il vint à souffler de tous les
+points de l’horizon; je ne pensais pas sans inquiétude à l’affreuse
+tempête que j’avais déjà essuyée sur _l’Arturo_, lors de mon arrivée en
+Chine. J’allai vers le capitaine Rooney, et je le questionnai;
+comprenant mes appréhensions, il essaya de me rassurer, mais je voyais,
+malgré lui, son visage se rembrunir, et c’était avec juste raison. Le
+baromètre qui s’était maintenu jusque-là, tomba si bas en moins d’une
+heure, que le doute n’était plus permis; nous allions être aux prises
+avec le typhon. Le typhon, ce vent si redoutable dans les mers de l’Inde
+et de la Chine, et dont l’influence désastreuse amène toujours, sur mer
+comme sur terre, la désolation et la mort. Le typhon est plutôt la
+réunion de tous les vents soufflant avec fureur des quatre points
+cardinaux, qu’un seul soufflant sans partage. Ce n’est pas plutôt le
+vent du nord que celui du sud, le vent d’ouest que celui d’est; ce sont
+tous les vents combattant entre eux et faisant de la mer le théâtre de
+leur lutte. Le capitaine, reconnaissant à ces signes précurseurs que
+nous étions menacés de l’une des plus terribles tempêtes, fit exécuter
+de rapides manœuvres. Il était temps, car les vents cette fois étaient
+déchaînés, la mer tourmentée en tous sens soulevait ses vagues comme des
+furies; de sombres éclairs sillonnaient la nue précédant les coups du
+tonnerre dont le bruit éclatait de toutes parts avec fracas. Poussé de
+l’avant à l’arrière et retourné brusquement sur lui-même sans que son
+gouvernail pût lui imprimer de direction, _le Caldéra_ menaçait à chaque
+instant de s’engloutir; il y avait à peine deux heures que la tempête
+s’était déclarée, que déjà c’était un vrai désastre: le mât d’artimon et
+le grand mât étaient plus d’à moitié brisés, deux canots secoués dans
+leurs liens avaient été emportés à la mer. Tout se brisait â
+l’intérieur; la mer entrait à profusion par les sabords; chaque vague
+qui s’engouffrait dans la dunette produisait le bruit d’une écluse; les
+bois craquaient de tous côtés.
+
+Le capitaine se présentait de temps en temps à la porte de ma cabine
+pour dissiper mes inquiétudes. Ses cheveux étaient collés sur son
+visage, ses vêtements ruisselants d’eau. «Vous avez peur, me disait-il
+avec une brusquerie bienveillante.--Non, répondais-je en essayant de
+dissimuler ma frayeur.» Mais la pâleur de mon visage trahissait mes
+craintes, car il hochait la tête avec un air de doute, tout en allant
+surveiller les manœuvres.
+
+Je dois avouer que j’étais dans des transes mortelles. Tout dans ma
+cabine était renversé, jeté pêle-mêle. Mes pauvres petits oiseaux, que
+j’avais avec grand’peine, au risque de me blesser, rattachés à la
+cloison, se blottissaient dans le coin de leur cage avec des marques
+d’épouvante; j’étais moi-même couchée, le roulis ne permettant plus de
+se tenir debout. La mer déferlait avec une telle violence contre les
+flancs du navire, que ma terreur augmentait à chaque instant. Tout à
+coup, un fracas épouvantable retentit sur ma tête, et je me trouvai, par
+une forte secousse, lancée hors de mon lit sur le plancher. Au comble de
+l’effroi, j’y restai à deux genoux, je me cachai la tête dans les mains:
+il me semblait que le navire allait s’entr’ouvrir et que nous allions
+être précipités dans les abîmes. Ce bruit affreux provenait de la chute
+du mât de misaine, entraînant avec lui les haubans; le vent l’avait
+brisé au pied en tombant; il avait blessé un matelot qu’on avait relevé
+dans un état déplorable. Comment _le Caldera_ résistait-il encore? Après
+quatorze heures passées dans les plus cruelles angoisses, la tempête
+vint pourtant à se calmer, le vent se ramollit, la mer conservait encore
+bien du roulis, mais cet apaisement sensible de ses fureurs nous
+semblait être la plus complète tranquillité.
+
+J’entre-bâillai la porte de ma cabine et je jetai un coup d’œil dans la
+salle à manger. On n’y voyait plus alors qu’un amas confus de meubles et
+de vaisselle renversés et brisés; l’eau y ruisselait de toutes parts.
+
+Vers quatre heures, voulant contempler les effets désastreux de la
+tempête, je montai sur le pont; je m’y frayai un chemin avec peine; il
+était rempli d’objets brisés, câbles, chaînes, sans compter les trois
+mâts. L’eau de la mer avait été tellement remuée dans ses profondeurs,
+qu’elle avait pris la teinte jaunâtre de ses couches de sable. Le ciel
+chargé de nuages éclairait l’horizon par un jour douteux; je portai avec
+tristesse mes yeux autour de moi, et je vis nos matelots allant çà et
+là, l’air épuisé, accablés de fatigue. Cinquante-deux poules et six
+porcs avaient été tués par l’effet du roulis. Comme nous avions la terre
+en vue, le capitaine, après avoir fait hisser avec grand’peine une voile
+à l’avant, fit mettre le cap sur Hong-Kong. Il nous fallait regagner
+cette ville, notre navire ayant besoin d’au moins six semaines de
+réparations.
+
+En même temps que le calme se rétablissait l’appétit, oublié pendant le
+danger, reprenait ses droits. L’heure du dîner venue, chacun prit place
+à la table, et peu de paroles s’échangèrent pendant ce repas. Nous
+étions tous recueillis comme des gens qui viennent d’échapper à la mort.
+J’examinai la figure du capitaine, elle était empreinte d’un profond
+découragement. J’ai su depuis qu’il songeait à une lugubre aventure qui
+lui était arrivée deux ans auparavant. Pris par des pirates indiens,
+après un combat où tout son équipage avait trouvé la mort, le capitaine
+Rooney avait été attaché au mât de son navire, et ces barbares ennemis
+lui avaient tailladé le corps en tous sens, sans pouvoir obtenir de lui
+autre chose qu’un sourire de mépris. Ils le gardèrent prisonnier six
+mois, après lesquels il parvint à s’échapper.
+
+Le subrécargue présentant la mine la plus piteuse que l’on puisse voir;
+car, outre la crainte qu’il avait eue de perdre la vie, il finit par
+avouer qu’au moment du danger, ses plus cruelles angoisses avaient été
+pour la perte de ses marchandises.
+
+Than-Sing, le Chinois, avait la physionomie d’un homme qui se sent
+franchement heureux d’être sauvé; aussi son sourire bienveillant
+faisait-il contraste avec le malaise général.
+
+Quant à moi, encore sous le coup de mes récentes terreurs, je songeais
+combien la fatalité semblait vouloir déjouer tous mes projets d’avenir.
+Que puis-je connaître de plus des horreurs de la mer, me disais-je, si
+ce n’est d’y trouver une tombe?
+
+Vers huit heures, le capitaine ordonna que tout le monde prît du repos.
+J’éprouvais une telle fatigue, que j’aurais dormi sur des planches aussi
+bien que sur un lit de plumes. Je dis sur des planches parce qu’au
+moment de me coucher je m’aperçus que mon matelas, mes draps, toute ma
+literie enfin étaient trempés d’eau. M. Rooney mit une complaisance
+extrême à faire chercher une partie de ce qui m’était nécessaire. Mais
+ma lassitude ne me permettait pas d’attendre longtemps, la première
+couverture que l’on me présenta, je m’en enveloppai et m’étendant sur
+mon lit dégarni, je ne tardai pas à tomber dans un sommeil profond.
+
+ * * * * *
+
+Il pouvait être minuit lorsqu’un songe effrayant vint agiter mon
+esprit. Il me semblait entendre des cris infernaux, poussés par une
+bande de démons. Était-ce une hallucination? ou cet horrible cauchemar
+avait-il de la réalité? J’étais oppressée, souffrante, et plus d’une
+fois je me retournai sur ma couche; le songe durait toujours, il fut
+tout à coup rompu par un effroyable vacarme. Éveillée en sursaut, je me
+dressai sur mon séant, et j’ouvris les yeux, j’étais éblouie, ma cabine
+se trouvait entièrement illuminée par une lueur rouge. Frappée de
+terreur et persuadée que le navire devenait la proie d’un incendie, je
+sautai en bas de mon lit et me précipitai vers la porte. Le capitaine et
+le subrécargue étaient sur le seuil de leurs cabines. Je jetai des yeux
+hagards sur eux, ils me regardaient sans pouvoir proférer une parole,
+car nous entendions des hurlements sauvages et comme des coups de massue
+qui retentissaient contre les flancs du navire. Des pierres, des
+projectiles de toutes sortes étaient lancés dans les carreaux des
+fenêtres du plafond, de la dunette, et les brisaient en mille pièces,
+des flammes semblaient brûler, tout au-dessus de nous; nous restions
+terrifiés.
+
+J’allai vers le capitaine et je me cramponnai à son bras. Je voulais
+parler, je n’avais pas de voix, quelque chose d’aride dans mon gosier
+arrêtait les paroles sur mes lèvres; je parvins cependant à lui dire
+avec des sons étranglés: «Capitaine! capitaine! le feu! le feu est au
+navire!..... Répondez-moi..... Entendez-vous là-haut?...» Mais il était
+entièrement pétrifié, car il me répondit: «_I don’t know_ (je ne sais
+pas).» Il s’éloigna tout à coup et reparut avec un revolver à la main,
+la seule arme qu’il y eût à bord. En ce moment, le second de l’équipage
+accourut de l’avant du navire, et, s’approchant du capitaine, lui dit
+quelques mots que je n’entendis pas. Plus prompte que la pensée, et
+soupçonnant un terrible malheur, je rentrai précipitamment dans ma
+cabine et je regardai derrière le carreau qui s’ouvrait sur la mer. Au
+feu extérieur, j’entrevis les mâtures de plusieurs jonques chinoises. Je
+ressortis épouvantée, folle, en criant: «Les pirates!..... les
+pirates!.....» En effet, c’étaient les pirates, ces écumeurs de mer de
+la Chine, si redoutés par leurs cruautés. Ils nous tenaient en leur
+pouvoir; trois jonques, montées chacune par trente ou quarante hommes,
+entouraient _le Caldera_. Ces brigands semblaient être des démons
+sortis du sein de la tempête pour achever son œuvre de destruction. Le
+délabrement de notre navire désemparé était pour eux un facile succès.
+Après avoir jeté sur le _Caldera_ des crocs en fer, fixés à de longues
+amarres, ils n’avaient pas tardé à grimper le long du bordage avec
+l’agilité des chats. Une fois parvenus sur le pont, ils s’étaient livrés
+à une danse infernale en poussant des cris qui n’ont rien d’humain. Les
+projectiles, en outre, cassant les vitres, nous avaient tirés du profond
+sommeil où nous étions tous plongés. Les lueurs que nous avions prises
+pour le reflet d’un incendie, étaient produites par des matières
+inflammables. Ils emploient ce moyen afin de frapper de stupeur et
+d’effroi ceux qu’ils attaquent, et paralysent souvent par là leur
+résistance.
+
+Le capitaine, le subrécargue, le second, firent quelques pas en avant
+pour sortir de la dunette et aller sur le pont; je les suivis
+instinctivement. A peine avions-nous fait trois pas, que des boules
+fulminantes furent jetées sur nous et nous forcèrent à opérer une
+retraite. Il s’en fallut de bien peu que nous ne fussions atteints par
+cette pluie de feu qui nous aurait causé d’atroces brûlures. Nous ne
+pouvions nous expliquer où ils voulaient en venir, leur intention était
+évidemment de mettre le navire au pillage. Le capitaine, qui n’avait que
+son revolver pour nous défendre, jugea qu’il était prudent de nous
+dérober le plus longtemps possible à leur fureur. C’était une précaution
+bien inutile, car ils devaient nous trouver n’importe où, aussi bien que
+si nous fussions restés dans nos lits; mais notre esprit troublé ne nous
+laissait pas le loisir de raisonner. Nous descendîmes avec précipitation
+dans l’entreponts, dont l’ouverture se trouvait justement sous nos
+pieds, et nous nous cachâmes le mieux que nous pûmes. Cinq matelots se
+trouvaient déjà en cet endroit; nous ne savions ce qu’était devenu le
+reste de l’équipage; peut-être était-il déjà fait prisonnier.
+
+Quant à Than-Sing, il n’avait pas reparu depuis la veille au soir.
+
+Les pirates continuaient à pousser leurs cris sauvages. Par un
+écartement dans le panneau qui nous recouvrait, on pouvait voir, à
+travers les lueurs incendiaires, quelques-unes de leurs têtes hideuses
+entourées d’étoffes rouges en forme de turban. Leur costume était comme
+celui de tous les Chinois, excepté que leur ceinture était garnie de
+pistolets, de larges couteaux, et chacun d’eux avait un sabre nu à la
+main. A cette vue, un nuage de sang me passa devant les yeux, mes jambes
+fléchirent sous moi; je croyais ma dernière heure arrivée. Rampant des
+pieds et des mains, je m’acheminai vers le capitaine, en cet instant de
+détresse son appui me semblait cher. Nous nous tînmes blottis au milieu
+des ballots de marchandises, à peu près à vingt pieds de l’ouverture. Il
+nous était impossible d’aller plus loin, le navire étant comble dans
+cette partie. Nous respirions à peine, quand nous entendîmes une foule
+de pirates entrer dans nos cabines et bouleverser tout avec violence.
+Une voix connue parvint en même temps jusqu’à nous: c’était celle de
+Than-Sing. Une vive altercation paraissait s’élever entre lui et les
+pirates. On le sommait sans doute de dire où nous étions, car nous
+l’entendîmes crier en anglais: «Capitaine, capitaine! où êtes-vous? en
+bas? Répondez! venez! venez!...»
+
+Mais personne ne bougeait.
+
+Le capitaine Rooney retournait convulsivement son pistolet dans ses
+mains, en murmurant qu’il allait briser la première tête de pirate qui
+apparaîtrait. Je le suppliai de n’en rien faire; une pareille tentative
+non-seulement devait être de nul effet, mais encore pouvait servir à
+nous faire égorger tous. Il sentit si bien cela du reste qu’il mit son
+arme au repos en la cachant sous ses vêtements.
+
+Nous n’attendîmes pas longtemps la venue de nos ennemis; c’en était
+fait, nous allions être découverts... Je frissonne encore à ce souvenir!
+Ils levèrent la trappe et firent descendre après une corde, une lanterne
+allumée. Nous nous pressions les uns contre les autres pour nous dérober
+à ce jet de lumière qui nous gagnait peu à peu et devait révéler notre
+présence. C’était peine perdue; des jambes passèrent bientôt, puis des
+corps tout entiers, et nous nous trouvâmes couchés en joue par une
+douzaine de pirates qui cherchaient avec des yeux de tigres dans la
+direction qui leur faisait face; ils étaient armés jusqu’aux dents. Le
+capitaine le premier se détacha de notre groupe, et s’avança à leur
+rencontre. Il leur présenta son revolver du côté de la crosse. Les
+pirates levèrent tous à la fois les bras d’un air menaçant; mais voyant
+qu’on ne leur opposait aucune résistance, ils se mirent à nous
+considérer avec une joie sauvage. Deux de ces bandits s’élancèrent hors
+de l’entrepont et firent signe avec des gestes brusques qu’il fallait
+les suivre. Plus morte que vive, j’étais restée blottie derrière un
+ballot; je vis du coin de l’œil mes compagnons remonter un à un, je
+voulais m’avancer comme eux, mais j’étais foudroyée d’épouvante. Quand
+le dernier eut disparu, que je me vis sur le point d’être seule avec ces
+monstres, ces assassins, une frayeur plus forte que le courage s’empara
+de moi, je me raidis par un effort suprême, et je m’avançai à mon tour.
+Alors à ma robe, à ma coiffure, ils reconnurent que j’étais une femme;
+une exclamation de surprise éclata parmi eux, une joie horrible se
+peignit sur leur physionomie; j’envisageai le lieu où j’étais comme une
+tombe béante: il me semblait déjà sentir les griffes de ces démons. A ce
+moment ce n’était plus du courage, de l’énergie, c’était du délire. Je
+m’élançai vers l’ouverture, et j’élevai les bras en l’air, en
+recommandant mon âme à Dieu. Au même instant, je me sentis saisir et
+entraîner, j’étais hors de l’entreponts.
+
+Arrivée là, je fus entourée d’une foule de pirates qui se tenaient en
+cercle avec des sabres et des pistolets au poing. Je jetai un coup d’œil
+égaré sur mes agresseurs: ils fixaient sur moi des yeux avides en
+m’examinant. Ce n’était pas, comme on pourrait le croire, l’insuffisance
+de ma mise qui excitait leur curiosité, car, dès le moment de leur
+arrivée, par une sorte d’instinct bien naturel chez une femme, je
+m’étais revêtue à la hâte d’une robe, et j’avais mis mes pieds dans des
+chaussures. Ce qui excitait leur cupidité, c’était quelques bijoux que
+j’avais conservés; comprenant leurs exclamations bruyantes, je détachai
+bien vite mes boucles d’oreilles, mes bagues, et je les leur jetai pour
+m’éviter toute brutalité au cas où ils n’auraient pu résister longtemps
+à l’impatience de les posséder. Ceux qui étaient le plus rapprochés de
+moi se ruèrent dessus avec avidité, au grand mécontentement des autres;
+ces derniers même paraissaient si exaspérés, qu’ils cherchèrent querelle
+aux premiers, et il s’en serait suivi probablement une lutte sanglante,
+si la voix du chef ne fût intervenue avec autorité; tout cela s’était
+passé en quelques moments. On me poussa ensuite sur le pont, je montai
+l’escalier qui conduisait sur la dunette; là, je retrouvai mes
+compagnons de captivité déjà enchaînés, et je m’assis auprès d’eux comme
+on me l’indiquait.
+
+La mer était encore houleuse; de gros nuages noirs, dernières menaces de
+la tempête, couraient çà et là dans le ciel et allaient se confondre
+dans l’horizon ténébreux; il s’élevait du sein des flots une brume
+épaisse qui nous enveloppait du froid le plus glacial; le pauvre
+_Caldera_, ainsi désemparé, capturé, ressemblait à un ponton en révolte.
+Il régnait parmi nous un silence de mort, qu’interrompaient parfois les
+gémissements du matelot qui avait été atteint par la chute du mât de
+misaine. Ces poignantes émotions avaient tellement troublé mon esprit,
+que mille idées confuses se pressaient dans ma tête; j’éprouvais l’envie
+de pleurer, et mes yeux restaient secs. Je promenais sur chacun des
+captifs des regards désolés. Cette communauté de malheurs m’attachait à
+eux; je redoutais qu’on ne vînt à m’en séparer.
+
+Pendant ce temps-là, les pirates, qui pouvaient être au nombre de cent,
+couraient en tous sens dans le navire, se livrant au pillage.
+Quelques-uns s’approchèrent de moi et me montrèrent mes compagnons
+attachés. Pensant qu’ils voulaient me lier aussi, je leur tendis les
+mains, mais ils me firent un signe négatif. L’un d’eux impatienté, me
+passa la lame froide de son sabre le long du cou, faisant le simulacre
+de me couper la tête; je ne bougeai pas; mon visage exprimait sans doute
+un morne désespoir, mais je n’avais pas une larme. Cette immense douleur
+me mettait à une si rude épreuve, qu’elle semblait déjà avoir tout
+anéanti, tout épuisé en moi. Voulant néanmoins les satisfaire, je leur
+tendis encore les mains afin qu’ils pussent me les lier, si telle était
+leur intention. Ils s’en emparèrent avec colère, puis ils recommencèrent
+à promener leurs doigts autour de mes poignets, cherchant à me faire
+comprendre ce que je ne pouvais deviner. Où voulaient-ils donc en venir?
+Leurs froides menaces étaient sans doute pour me démontrer qu’ils me les
+couperaient. Dès ce moment, toute l’horreur de ma position me fut
+révélée; j’inclinai ma tête sur ma poitrine, et je fermai les yeux. La
+vue seule de ces monstres suffisait pour donner le courage du martyre;
+j’attendais la mort non sans épouvante, du moins avec résignation.
+J’étais dans cette cruelle perplexité, lorsque je me sentis frapper sur
+l’épaule; c’était Than-Sing qui, touché de mon attitude, voulut calmer
+mes craintes: «N’ayez pas peur, me dit-il, ils veulent seulement vous
+effrayer pour que vous n’ayez aucune envie de détacher vos compagnons.»
+
+On vint bientôt le chercher pour parler au chef des pirates. Than-Sing
+n’avait pas été enchaîné, mais il était prisonnier comme nous; il nous
+servit d’interprète ainsi qu’à ses compatriotes. Ce chef était un petit
+homme d’apparence grêle, et chose singulière, il avait l’air moins
+féroce que les autres.
+
+Le capitaine Rooney fut interpellé devant lui; son attitude pendant cet
+interrogatoire fut calme et dédaigneuse; il était superbe de mépris
+devant tous ces hommes de sang. On lui demanda d’abord s’il était
+Anglais; Than-Sing, chargé de traduire la réponse, se souvint, alors, de
+la haine qui existait entre la nation chinoise et la nation britannique.
+Il répondit que le capitaine était Espagnol, et que l’équipage se
+composait d’hommes de différents pays. Le marchand chinois avait été
+heureusement inspiré en dissimulant l’origine du capitaine et des
+matelots, car le chef des pirates fit observer que si nous avions été
+Anglais, il nous aurait tous fait égorger sur-le-champ. Il s’informa du
+nombre d’individus qui étaient à bord, ainsi que des sommes d’argent
+dont pouvait disposer le capitaine; si j’étais la femme de M. Rooney.
+Than-Sing satisfit à toutes ces questions, et dit, relativement à ma
+personne, que j’étais Française, simple passagère et sans aucun parent
+ou ami en Chine. Cet excellent homme fit ressortir l’abandon dans lequel
+je me trouvais, afin d’éloigner de l’esprit des pirates l’idée de ne me
+rendre la liberté qu’au prix d’une forte rançon.
+
+Le chef de ces bandits ordonna qu’on déliât les mains au capitaine
+Rooney, et celui-ci eut l’humiliation de l’accompagner dans une visite à
+l’intérieur du navire. Il se vit dans la nécessité de faire le compte
+exact des marchandises qui composaient le chargement du _Caldera_. Nos
+chambres furent dévalisées les premières; je vis passer mes bagages, qui
+allaient disparaître dans leurs jonques; je soupirai tristement en
+voyant ces voleurs de mer emporter avec mes malles des objets auxquels
+j’attachais un prix tout particulier: un de ces barbares tenait dans
+leur cage mes oiseaux mignons. Ces frêles petites créatures allaient
+peut-être, si elles n’offraient pas assez d’appât à la cupidité de ces
+monstres, mourir de faim, leur sort était aussi misérable que le nôtre.
+Nous devions la vie au généreux mensonge du marchand chinois. Mais les
+pirates pouvaient changer de résolution, et nous eussent-ils promis cent
+fois la vie sauve, nous ne pouvions pas nous appuyer sur leur perfide
+parole. Notre malheur, au contraire, semblait sans limites; il était
+parfaitement à notre connaissance que les mers de la Chine regorgent de
+cette écume des nations. Ceux-ci nous faisaient grâce; de nouveaux venus
+pouvaient nous disputer aux premiers et compromettre par ce motif même
+notre vie, dans une lutte horrible.
+
+Je fus tirée de cette rêverie douloureuse par le retour du capitaine. Le
+chef des pirates venait de lui ordonner de faire lever l’ancre et de
+diriger le navire vers une baie voisine. Nos matelots furent, en
+conséquence, délivrés pour être employés aux manœuvres; avant d’en
+arriver là, on leur fit comprendre qu’au moindre signe de révolte de
+leur part, on nous égorgerait tous sans pitié: ces menaces étaient
+répétées à chaque instant. Quant à moi, que ma faiblesse condamnait à
+l’inaction, je fus laissée à la même place, en compagnie du matelot
+blessé, lequel souffrait cruellement. Le subrécargue et Than-Sing,
+quoiqu’on leur eût délié les mains, étaient restés inoccupés à cause de
+leur inexpérience des manœuvres.
+
+A ce moment, un des bandits passait près de nous; il nous fit voir, avec
+les marques de la joie la plus vive, un paquet assez volumineux:
+c’étaient une forte somme d’argent, des bijoux et de l’argenterie. Il
+prit une fourchette, la retourna en tout sens, puis la porta à sa tête
+en me regardant, comme pour me demander si c’était un peigne de femme
+(on sait que les Chinois ne font pas usage de fourchettes). Son
+ignorance, qui, dans tout autre instant, m’eût semblée risible, ne me
+donna pas même l’envie d’un sourire, tant mes sens étaient plongés dans
+un accablement profond. Than-Sing me vint heureusement en aide, et se
+chargea de lui expliquer à quoi servait l’ustensile en question. Le
+pirate s’éloigna. Je me croyais débarrassée de sa présence, quand,
+revenant sur ses pas, il remplit une de ses mains de pièces d’argent
+qu’il mit sous mes yeux en étendant son autre main vers une jonque qui
+était amarrée au navire; je compris, à ces signes multipliés, qu’il me
+proposait de fuir avec lui. Thang-Sing, qui avait suivi du regard cette
+scène muette, eut encore pitié de ma détresse; il s’approcha de cet
+homme et lui dit quelques mots dans leur langage. Il le menaçait sans
+doute de dévoiler sa conduite au chef, car le pirate s’éloigna la tête
+basse et sans réplique.
+
+La température s’était refroidie et était même devenue des plus
+glaciale. Nous étions trop peu couverts les uns et les autres pour ne
+pas ressentir cette brume humide qui nous enveloppait. Je dois dire ici
+que nos ennemis usèrent alors de quelque générosité à notre égard;
+plusieurs d’entre eux ramassèrent des lambeaux de vêtements qui
+traînaient sur le pont et nous les jetèrent pour nous en couvrir les
+épaules.
+
+A ce moment, un bruit de chaînes se fit entendre, le navire ne marcha
+plus, l’ancre tomba dans la mer; devait-elle bientôt remonter ou
+s’enfonçait-elle à jamais dans le lit qu’elle se creusait au fond des
+abîmes? Dieu seul le savait!
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+ Séquestration.--Le bon Chinois.--Une lueur d’espoir.--Nouvelle
+ flottille de jonques.--Déguisement.--Plus de vivres.--Pirate père
+ de famille.--Proposition de fuite.--Refus de l’équipage.--Fureur du
+ capitaine Rooney.--Embarcation à la mer.--Désappointement.
+
+
+Les dernières ténèbres fuyaient pour faire place à l’aurore. Le chef des
+pirates ayant terminé ses recherches sur les choses les plus précieuses,
+nous fit tous rassembler, après quoi il ordonna qu’on nous fit descendre
+à l’entrepont, cette nouvelle mesure nous causa une inquiétude affreuse;
+on nous escortait les armes à la main. Arrivés au pied du grand mât, le
+panneau fut ouvert, et nous descendîmes comme on nous l’intimait. Nos
+ennemis à ce moment avaient l’air des plus farouches, chacun de nous
+pensa qu’ils allaient décider de notre sort; nous nous assîmes, dans un
+morne silence, sur les ballots de marchandises; mais elles étaient en si
+grand nombre dans cet endroit que nous trouvâmes bien juste à nous
+caser. Peu après, plusieurs de ces pirates apparurent pour nous
+surveiller. Ils frappaient à chaque instant et sans motif, à coup de
+plat de sabre, les matelots. Je me serrais tout effarée contre le
+capitaine, lequel pouvait bien peu pour soutenir mon courage. Ces
+misérables regardaient les poignets de chacun, et une joie sauvage
+brillait dans leurs yeux en voyant la meurtrissure qu’avaient marquée
+les liens. Ils faisaient sans cesse tournoyer leurs sabres autour de nos
+têtes. Un mouvement se fit sur le pont; ils se retirèrent, nous laissant
+seuls, mais ils avaient eu le soin de boucher hermétiquement le panneau,
+de sorte que non-seulement nous étions plongés dans d’épaisses ténèbres,
+mais encore nous étouffions faute d’air. Ce supplice dura environ une
+heure. Au bout de ce temps, une voix amie parvint jusqu’à nos oreilles:
+c’était celle de Than-Sing qu’on avait séparé de nous. Il ouvrit ce
+panneau qui pesait sur nos têtes, et les rayons d’un soleil ardent
+vinrent bientôt inonder la nuit de notre prison avec un éclat tel, que
+nous restâmes comme aveuglés pendant quelques instants.
+
+Comme on a pu le voir jusqu’à présent, le marchand chinois nous avait
+rendu de grands services; jusqu’au jour de notre délivrance, il devait
+être notre bon génie. Sa seule présence calmait nos terreurs, et le
+danger nous semblait moins menaçant dès que le vieillard ouvrait la
+bouche pour s’interposer entre notre faiblesse et la férocité de ses
+compatriotes. Son sang-froid ne se démentait pas un seul instant; quand
+il n’était pas à nos côtés pour nous consoler et ranimer notre courage,
+il employait son adresse auprès de nos ennemis pour nous épargner
+quelque nouvelle épreuve. Nous reprenions confiance à sa vue, et sa
+laideur disparaissait sous la calme sérénité de son visage; j’étais
+étonnée de trouver dans un homme de sa nation une bonté toute
+chrétienne.
+
+Le chef des pirates avait décidé que tous nos hommes d’équipage
+travailleraient au pillage du navire. Nous supposâmes qu’un long débat,
+qu’une question de vie ou de mort avait dû être agitée relativement à
+nos personnes, pendant qu’on nous avait tenus enfermés. La Providence
+veillait sur nous, puisque, cette fois encore, on nous laissait
+l’existence.
+
+Les pirates commencèrent par se gorger de la cargaison d’opium, qui
+était le fret de notre ami Than-Sing; le reste, consistant en riz,
+sucre, café, etc., fut l’ouvrage de nos matelots; mêlés au milieu de ces
+voleurs, ils passaient de main en main toutes les marchandises qui se
+trouvaient à leur portée; et, ces derniers, faisant la chaîne, les
+transportaient à leur tour, dans leurs joncques.
+
+Dans cette nouvelle occupation, je fus comme oubliée, c’est-à-dire qu’on
+me laissa au milieu de mes compagnons qui m’engagèrent à rester à leurs
+côtés, ce que je fis en désespérée.
+
+Au bout d’une heure, il y eut un moment de repos, les pirates donnèrent
+du biscuit et de l’eau à nos matelots. Ceux-ci me proposèrent de prendre
+part à leur repas, mais il me fut impossible de goûter à cette pâte dure
+et sèche. D’ailleurs, mon estomac, oppressé par tant d’émotions, était
+incapable de prendre quoi que ce fût. Je bus avec avidité de l’eau qu’on
+me présentait; depuis de longues heures, j’avais la poitrine en feu, et
+je souffrais cruellement de la soif.
+
+A peu de temps de là, le capitaine Rooney et Than-Sing vinrent me
+chercher. Il était temps qu’ils fissent leur apparition. Plusieurs de
+ces bandits commençaient à tourner autour de nous d’une manière
+inquiétante. Ces cœurs généreux, au milieu de tant de périls, ne
+songeaient pas qu’à eux seuls; après en avoir fait la demande au chef,
+ils avaient obtenu de m’emmener dans une des chambres de la dunette pour
+m’y établir plus commodément. En passant sur le pont, je pus voir que
+nous étions près de terre, dans une immense baie entourée de collines
+verdoyantes. J’aurais joui de ce riant spectacle, si, en ramenant mes
+regards autour de moi, je n’avais été bientôt rappelée à toute l’horreur
+de ma situation. Le _Caldera_, déjà détruit par la tempête, n’était plus
+qu’un amas de ruines; les mats brisés étaient abattus en travers du
+pont, des débris de fenêtres et de portes gisaient çà et là, la boussole
+avait disparu; ces pillards par mesure de précaution avaient enlevé le
+gouvernail. Ils ajoutaient à cette scène de désolation leurs cris
+barbares. Saisie de vertige, je me laissai vivement entraîner à
+l’arrière. Là encore, tout était méconnaissable, ce qui n’avait pas été
+brisé comme les glaces, était jeté de tous côtés sur le plancher. Je ne
+sais si, à ce moment, j’avais bien ma raison; mais, ce que je puis dire,
+c’est que je souffrais mille morts. J’étais torturée moralement par les
+craintes les plus odieuses. J’essayais de combattre les angoisses que
+j’éprouvais, en me rappelant que les pirates s’étaient refusé de me lier
+les mains, ce qui me semblait témoigner de leur part une certaine
+déférence pour les femmes; mais il me revenait à l’esprit bien des
+histoires lugubres qu’on m’avait racontées et qui constataient la
+férocité de leur nature. Aussi, j’eusse préféré me jeter vingt fois à la
+mer que d’être victime de leurs brutalités; et à l’heure où j’écris ces
+lignes, on peut croire que si je raconte tout au long les souffrances
+que j’ai endurées, c’est que Dieu, dans sa paternelle sollicitude, n’a
+pas permis que de telles horreurs fussent ajoutées au nombre des
+épreuves qu’il me réservait. J’y eusse succombé; du reste tant le nombre
+des ennemis qui nous tenaient en leur pouvoir était considérable, le
+lendemain de notre capture, nous pouvions en compter amplement un mille.
+Je me reposais en proie à ces sombres préoccupations, sur un large divan
+en velours vert qui était resté dans une des chambres et qu’on n’avait
+pu faire sortir à cause de sa dimension. J’étais veillée par le bon
+Than-Sing et par le brave capitaine Rooney. Quant au subrécargue, homme
+à la figure fausse, il a montré tant de lâcheté dans cette affaire,
+qu’il ne mérite aucunement d’être cité.
+
+Pendant toute cette journée, nos matelots n’eurent pas de relâche, ils
+travaillaient sous le sabre en poussant des gémissements, leur fatigue
+était grande; vers le soir, Than-Sing obtint pour eux qu’ils prendraient
+quelque repos; il parvint aussi à nous apporter une gamelle de riz cuit
+à l’eau. C’était tout ce qui restait de nos vivres: ils en mangèrent;
+quant à moi, de même que le matin, je ne pus rien prendre. Ces émotions
+successives me tenaient dans un état de fièvre qui m’ôtait toute idée de
+nourriture.
+
+Nous avions obtenu de fermer toutes les portes; mes compagnons
+reposèrent dans la pièce voisine de celle où j’étais. Je passai une nuit
+comme les damnés seuls doivent en avoir; j’entendais les cris de ces
+hommes célébrant leur facile victoire, et les frayeurs de mon cerveau
+troublé ne me faisaient voir que poignards, incendies et scènes
+sanglantes. Voulant respirer un peu d’air, je me précipitai, toute
+haletante, vers une petite fenêtre qui donnait sur la mer, et
+j’apercevais à la clarté de la lune les forbans qui se partageaient le
+butin dans le plus grand tumulte. Ce spectacle était bien fait pour
+perpétuer mes affreuses visions.
+
+Le jour vint. Il y avait à peine une heure que nos matelots étaient
+parmi les Chinois, lorsque nous entendîmes une rumeur qui n’était pas
+ordinaire. En effet, quelques-uns des nôtres vinrent à pas précipités,
+et nous dirent avec une voix troublée: «Les pirates se sauvent!... les
+pirates se sauvent!...» Une lueur d’espoir traversa en ce moment
+l’esprit de chacun de nous; nous crûmes un instant que nous touchions au
+terme de nos épreuves, car l’effroi subit des pirates nous semblait ne
+devoir être causé que par l’approche d’un steamer; mais nous fûmes
+trompés d’une manière bien douloureuse quand nous eûmes porté nos
+regards à l’horizon. Hélas! ce que nous avions cru être notre délivrance
+n’était, au contraire, qu’un accroissement à nos maux. Il n’y avait plus
+à en douter; au loin une nouvelle flottille de jonques se dirigeait à
+toutes voiles vers nous. Pendant l’espace d’un quart d’heure, où nous
+fûmes seuls sur notre navire, le bon Than-Sing nous expliqua que les
+petites jonques fuyaient devant les grandes, et que, s’il n’en était pas
+ainsi, les pirates se livreraient combat entre eux. Les nouveaux ennemis
+qui nous arrivaient étaient donc plus redoutables que les premiers.
+Qu’allaient-ils faire de nous? Nous étions là, sans espoir, attendant le
+poignard, la hache ou le sabre qui devaient nous frapper peut-être; nous
+comptions les minutes qui s’écoulaient, et mes yeux ne pouvaient se
+détacher de la vue des jonques qui rapprochaient nos bourreaux; je
+sentais une pâleur livide me couvrir le visage; ce n’était pas la peur
+de la mort elle-même qui me rendait faible en ce moment, mais celle des
+horreurs de toute nature dont je pouvais être la victime. «Capitaine,
+dis-je, j’ai peur, oh! bien peur! Ne pourriez-vous pas me faire changer
+de costume? Voyez ma robe! et ces monstres qui vont venir! je voudrais
+être vêtue comme vous. Que faire? Ayez pitié de moi.» Le capitaine
+Rooney me regarda avec compassion. «Oui, vous avez raison, me dit-il,
+attendez.» Et il me présenta un double pantalon qu’il avait sur lui;
+puis, il me donna une chemise et une jaquette en toile de Chine. Je
+rentrai dans une cabine où je me débarrassai de ma robe, seul vêtement
+qui me restât, et je m’habillai à la hâte; un des matelots me donna sa
+casquette, sous laquelle je dissimulai le mieux que je pus ma chevelure.
+Une seule épingle à cheveux me restait encore, et des souliers dans
+lesquels mes pieds étaient nus.
+
+A peine avais-je fini d’opérer cette transformation que des cris partant
+de toute part nous annoncèrent l’approche de nos nouveaux ennemis. Ils
+montaient à l’abordage. Pendant ce temps-là les autres jonques, plus
+petites que les nouvelles, fuyaient à leur approche, comme des
+sauterelles effarées qu’on aurait surprises dévastant un champ de blé;
+nous nous réfugiâmes dans l’une des chambres de l’arrière. Le capitaine
+avait ordonné à ses hommes de se grouper de manière à me cacher aux
+premiers regards de l’ennemi; lui-même me masquait de sa personne, et
+Than-Sing se tenait à mes côtés. Il y avait bien en ce moment une
+quarantaine de jonques autour du _Caldera_. Chacune portait de vingt à
+quarante hommes, et les plus grandes avaient dix ou douze canons.
+
+Chaque jonque a un chef qui commande despotiquement à une troupe de ces
+forbans, enrôlés sous l’étendart du vol et de l’assassinat. Les pirates
+qui infestent les lointains parages de la Chine ont pullulé d’une telle
+sorte dans cet empire de quatre cent millions d’âmes qu’ils exercent
+impunément leurs actes de brigandage. Il arrive même souvent qu’ils se
+pillent et se tuent entre eux dans des combats à coups de canons, où la
+victoire reste avec le butin à ceux qui ont les jonques les mieux
+armées. Comment peut-il en être autrement dans ce pays, qui n’a pas la
+moindre marine organisée pour les détruire?
+
+Nous étions réfugiés, ainsi que je l’ai déjà dit, dans une des chambres
+du fond; comme une digue rompue, en un instant un torrent de ces
+barbares s’abattit sur notre navire. Les premières jonques n’ayant pu
+emporter qu’une faible partie du chargement, les nouveaux pirates
+faisaient encore une bonne prise avec ce qui restait de marchandises;
+ils s’occupèrent donc à piller la cargaison sans paraître prendre garde
+à nous. L’appât du butin semblait seul captiver leur attention. Celles
+de leurs jonques qui étaient suffisamment chargées se détachaient des
+autres, et faisaient voile vers les côtes pour transporter leur prise
+dans des villages qui leur servaient de repaire. Tous ces misérables
+semblaient également animés du même esprit de destruction. Ainsi, dans
+le but d’emporter le plus de choses qu’ils pouvaient, ils brisaient tout
+avec une rage insensée; ils démolissaient à coups de hache les parois
+des cabines; dans la dunette, les parois volaient en éclats; le cuivre,
+le fer et le plomb étaient arrachés des panneaux et des portes
+enfoncées. Ils étaient parvenus à enlever le divan en velours vert qui
+avait été épargné jusqu’alors, à cause de sa grandeur; les planchers
+étaient jonchés de débris de thé, de café, de sucre, mêlés à des
+morceaux de biscuit, etc. L’indifférence qu’ils nous témoignèrent tout
+d’abord, ne dura pas longtemps. Il nous fallait à tout moment montrer la
+doublure de nos poches pour leur prouver que nous ne leur dérobions
+rien; la foule de ces monstres fut un instant tellement compacte en se
+ruant sur nous, qu’ils faillirent nous étouffer. La seule robe qui me
+restait lors de leur arrivée, et que j’avais essayé de cacher, me fut
+enlevée comme tout le reste. Than-Sing ayant quitté un instant ses
+souliers, ils lui furent dérobés en un clin d’œil, ce qui chagrina fort
+le pauvre homme; ces chaussures étaient confectionnées à la mode de son
+pays. Un matelot parvint tant bien que mal, un peu plus tard, à lui en
+arranger une paire avec des morceaux de cuir qu’il découvrit dans des
+débris de toutes sortes.
+
+Notre position au milieu de ces hommes dénaturés était horrible; aussi
+l’égarement se peignait-il sur nos physionomies. Mon costume n’avait pu
+les tromper; ma figure, sur laquelle la douleur était empreinte d’une
+manière si profonde, leur divulgua sans doute mon sexe, car ils me
+considéraient avec une curiosité avide.
+
+Plusieurs d’entre eux nous demandèrent d’un air railleur si nous
+pensions toujours aller à Hong-Kong; comme nous restions silencieux et
+abattus, ils se mettaient alors à rire avec des éclats bruyants.
+Quelques-uns, aux regards cruels et féroces, s’approchaient de nos
+matelots et faisaient le simulacre de leur couper la tête. Mourante de
+frayeur, je me faisais aussi petite que possible en me blottissant au
+plus épais de mes compagnons. A quoi tenait notre existence au milieu de
+ces êtres sans pitié et sans loi? Qui sait ce qui serait arrivé à la
+première goutte de sang, ne fût-elle tombée que d’une égratignure?
+
+Cette avalanche humaine vint pourtant à s’éclaircir. Vers le soir de ce
+même jour, nos matelots, à moitié morts de fatigue, se plaignirent
+amèrement de la faim. Il nous vint un secours tout à fait inattendu.
+Parmi ces pirates, il y en avait un qui semblait avoir quelque pitié
+pour nous, il apparaissait de temps à autre et nous considérait en
+silence, puis il se plaisait à nous montrer dans l’une des jonques sa
+femme et ses enfants. Nous prêtâmes involontairement quelque attention
+aux êtres qui lui étaient chers. Ce pirate, père de famille, voulut
+alors nous témoigner le plaisir qu’il en ressentait, car, au moment où
+nous déplorions notre dénûment, il nous apporta du riz et une marmite
+pleine d’un ragoût arrangé à la mode chinoise; ce mets était surtout
+remarquable par une sauce jaune comme du safran. Nos matelots, peu
+habitués aux douceurs du confortable, s’en régalèrent. Il n’y eut que
+moi qui y touchai du bout des lèvres; il me fut impossible d’en avaler
+deux cuillerées; je lui trouvais une saveur capable de provoquer les
+vomissements. Je mangeai un peu de riz pour calmer les atroces douleurs
+d’estomac que je commençais à ressentir.
+
+Than-Sing, depuis un instant, causait avec cet honnête brigand, quand il
+vint nous dire, à notre grande surprise, qu’il lui proposait, moyennant
+une forte somme d’argent, de nous faire évader; une telle proposition ne
+pouvait avoir d’autre effet que d’être bien accueillie. Le capitaine,
+par l’entremise de Than-Sing, convint avec cet homme du prix de notre
+liberté, du lieu où nous déposerait la jonque et où il toucherait la
+rançon. Ce devait être à Hong-Kong. Ce projet arrêté, il s’éloigna en
+promettant de nous avertir quand l’heure propice à notre fuite serait
+arrivée.
+
+L’imagination fait de si rapides progrès dans un moment critique, que je
+me laissai aller à croire que nous allions être sauvés. Aussi, je
+portais, malgré le mal éprouvé déjà, des regards reconnaissants sur
+cette jonque amarrée près de nous. J’examinais d’un œil avide tout ce
+qui s’y passait, et je voyais sous les derniers rayons d’un beau soleil
+couchant des enfants jouer, courir, se chamailler; des femmes chinoises,
+des femmes pirates je devrais dire, qui faisaient l’office des
+matelots, en s’employant aux manœuvres. Deux d’entre elles portaient un
+jeune enfant sur leur dos dans un sorte de sac d’étoffe, ce qui ne les
+gênait pas le moins du monde pour grimper comme des chats, partout où
+elles étaient utiles. Les têtes nues de ces enfants, que les mères
+portent ainsi jusqu’au jour où ils peuvent marcher, ballottaient,
+allaient, venaient de tous côtés, que cela faisait peine à voir. Mais
+peut-on rien changer aux coutumes? Cette habitude semi-barbare, ce qu’il
+y a de certain, ne les empêche pas de croître, et encore bien moins de
+multiplier. J’achevais à peine ce raisonnement en moi-même, qu’un de ces
+bambins se laissa choir par-dessus le bord. Malgré moi, je jetai un cri.
+Inutile de dire qu’il fut bien vite retiré de l’eau. Je pus voir alors
+que cet enfant avait des petites vessies remplies d’air attachées à ses
+vêtements. Les parents prennent ces précautions afin que s’ils viennent
+à tomber dans l’eau, ils n’aillent pas si vite au fond.
+
+Or, cette jonque sur laquelle, à tort ou à raison, nous avions quelque
+espoir, prit le large.
+
+Avions-nous été l’objet d’un jeu cruel? ou bien éprouvés
+traîtreusement? C’est ce que nous ne pûmes savoir. Toujours est-il, que
+nous ne revîmes pas notre pirate. Nous finîmes par croire qu’il avait
+été retenu par la crainte de voir sa trahison découverte, ou d’être
+rejoint dans le cours de l’évasion par les autres jonques. Il avait
+pensé peut-être aussi que la somme qui lui était offerte ne compensait
+pas suffisamment le danger de mort auquel il s’exposait en nous tirant
+des mains de ses complices.
+
+La nuit étant tout à fait venue, les jonques se détachèrent peu à peu
+des flancs du _Caldera_ et gagnèrent le large. Il n’était pas probable
+qu’il en revînt en aussi grand nombre, car, de retour dans les villages,
+elles ne manqueraient pas d’annoncer que notre navire était complètement
+vide de sa cargaison.
+
+Leur départ nous laissait la perspective d’une nuit plus calme que les
+précédentes; mais, d’un autre côté, nous restions sans ressources sur
+notre navire délabré. Qu’allions-nous devenir? Au loin, devant nous,
+était Macao, on en voyait la direction entre deux montagnes; que de
+désespoir à cette vue! La vie était là, si près de nous, et nous ne
+pouvions rien pour notre salut. Quand même nous eussions essayé de
+lever l’ancre et de laisser dériver au hasard le navire dépouillé de sa
+mâture, toutes nos chances ne nous permettaient que d’échouer sur la
+côte. Pour échapper aux angoisses nouvelles que nous ressentions, nous
+fîmes nos préparatifs afin de prendre quelque repos, c’est-à-dire que
+chacun s’étendit tant bien que mal sur le plancher, assez près les uns
+des autres, de manière à être tous debout à la moindre alerte. Mes
+compagnons me réservèrent un mauvais banc que les pirates avaient
+dédaigné, et sur lequel je m’étendis à mon tour avec résignation.
+
+Quel tableau! une mèche fumante brûlait dans un peu de graisse et jetait
+des lueurs blafardes sur toutes ces figures amaigries par la souffrance.
+Cette chambre, si fraîche et si coquette quelques jours auparavant,
+avait maintenant l’aspect d’un de ces hideux caveaux des _Mystères de
+Paris_. Tous ces matelots avec leurs costumes salis et souillés par le
+travail, aux teints hâlés, aux mains rudes et noires, étaient navrants à
+voir; et quand je pense que je ne faisais aucun contraste avec ces
+hommes par les vêtements dont j’étais vêtue; par le danger qui me
+tenait rivé sous sa griffe, comme eux, j’avais un pied dans la tombe.
+Voyant chacun s’endormir peu à peu, je restai seule à songer aux chances
+horribles de ma destinée. Je cherchais dans mes souvenirs quelle faute
+j’avais pu commettre pour endurer de telles épreuves; je fouillais ma
+conscience, je creusais mon esprit pour en trouver qui valût mes
+souffrances; je ne voulais pour douter de la bonté divine.
+
+Il pouvait être dix heures du soir; les bruits du dehors s’apaisaient
+peu à peu, et malgré moi, je me sentais agitée par mille pensées
+diverses. Je ne comprenais pas alors que des hommes pussent dormir sans
+songer davantage à leur salut. J’éprouvais comme une surexcitation
+nerveuse; je me levai et me dirigeai en silence vers le pont, en passant
+à travers les débris qui m’arrêtaient à chaque pas. Là, je m’appuyai le
+long du bord. Nous étions seuls! La mer ne faisait pas entendre le plus
+léger bruit; elle étincelait comme un miroir d’argent sous les pâles
+rayons de la lune. Cette calme solitude me fit une émotion telle que
+toutes les fibres de mon cœur furent émues. Je rentrai à l’intérieur de
+la dunette et j’appelai à voix basse le capitaine. Il n’était
+qu’assoupi, car il tourna vivement la tête de mon côté. Je l’engageai à
+me suivre sur le pont, ce qu’il fit aussitôt, assez étonné de mon air
+mystérieux. Quand nous fûmes là, nous nous arrêtâmes pour écouter un
+bruit de voix qui venait de l’avant. C’était une petite jonque dont les
+pirates étaient encore occupés à prendre les débris du chargement. Le
+capitaine se pencha par-dessus le bord pour calculer les hommes qu’elle
+contenait; ils pouvaient être huit à dix. Après cet examen il resta
+silencieux. Il paraissait réfléchir. Etonnée de son silence, je
+l’entraînai vers la grande embarcation qui occupait le milieu du pont,
+et, la lui montrant, je lui dis: «Eh bien! capitaine, vous laissez
+dormir vos hommes!» Il me regarda, cherchant à lire l’intention que
+j’attachais à mes paroles. Je repris aussitôt: «Voulez-vous donc
+attendre patiemment la triste fin qui nous est réservée, en ne faisant
+rien pour échapper aux mains des pirates? Je ne suis qu’une femme, moi:
+eh bien! j’aimerais mieux aller au-devant de la mort et tenter quelque
+chose pour mon salut, que de l’attendre ici du poignard ou de la faim.
+Nous ne sommes qu’à vingt milles de Macao; cette embarcation peut tous
+nous contenir; une fois en mer, il est peu probable que les pirates,
+gorgés comme ils le sont, épient notre fuite ou essayent de nous
+atteindre. Partons! fuyons! capitaine, je vous le demande à genoux.
+
+Il se pencha de nouveau par-dessus le bord, puis me faisant signe de le
+suivre, il rentra dans l’intérieur de la dunette où les autres
+semblaient dormir profondément. «Holà! dit-il, que tout le monde se
+lève!» Il communiqua alors ses intentions; car, dans ce moment suprême
+où il fallait risquer sa vie, il ne pouvait guère donner des ordres. Au
+premier mot qu’il dit pour dévoiler le plan de l’évasion, les matelots
+se resserrèrent les uns contre les autres, avec un air d’improbation et
+de désobéissance. Cette marque d’hésitation mit aussitôt le capitaine en
+fureur; et, s’adressant surtout au subrécargue et à son second: «Vous
+n’êtes pas des hommes, leur dit-il, et vous devriez rougir en voyant une
+femme, la première, vous donner l’exemple du courage: oui, la première,
+elle a pensé à braver la mort qui nous attend, en voyant dans une fuite
+quelque chance de salut; et vous, vous hésitez, vous tremblez comme des
+lâches! car je vois la peur dans tous les yeux. Non, je le répète, vous
+n’avez pas l’énergie d’une femme!»
+
+Je dois dire ici quel était le plan d’évasion du capitaine Rooney. Il
+venait de proposer à son équipage de sortir sur le pont et de tenter,
+par la surprise, de se rendre maître de la jonque en égorgeant les huit
+Chinois qui s’y trouvaient. Alors, sans perdre de temps, la mer nous
+favorisant, nous faisions voile sur Macao, où il nous était possible
+d’arriver la nuit, selon toutes ses prévisions.
+
+Je me gardai bien de dire une parole qui fût une approbation au milieu
+de ces débats sinistres; mon rôle, en cette circonstance, devait être
+simplement passif, afin que ces hommes ne pussent croire que j’avais
+proposé ou applaudi à une tentative de meurtre. Leur réponse au
+capitaine me fit voir qu’ils m’accusaient d’avoir eu cette idée
+sanguinaire; et, pourtant, je certifie que ce genre de coup de main ne
+m’était pas venu à la pensée. Le capitaine ne m’avait pas fait part de
+ses projets; mais il n’avait pas douté de mon courage, puisque, la
+première, je lui avais donné l’idée de fuir. Il avait donc jugé à propos
+de me citer en exemple afin de leur faire honte.
+
+Le subrécargue prit la parole en me jetant un regard de reproche et de
+menace tout à la fois. «Capitaine, dit-il, cette femme est folle, sans
+doute, et si elle a pu vous conseiller une pareille témérité, vous
+trouverez bon que nous vous refusions notre aide; cette tentative loin
+d’avoir le succès que vous en attendez, il pourrait se faire, au
+contraire, qu’elle tournât contre nous, parce qu’il est plus que certain
+que nous serions surpris en mer avant le jour par les pirates, et cette
+fois nous n’obtiendrions pas quartier d’eux; ils devineraient facilement
+d’où nous vient la possession de leur jonque maudite.» Ces raisons, qui
+combattaient le plan du capitaine, étaient justes; aussi parurent-elles
+le convaincre; il proposa alors d’exécuter en partie le projet d’évasion
+qui pouvait nous faire conquérir la liberté. Il s’agissait de démarrer
+l’embarcation et de la débarrasser de la charge de charbon de terre dont
+elle était remplie jusqu’à moitié. En ce moment, et comme pour favoriser
+notre fuite, la dernière jonque qui était à l’avant du navire s’éloigna
+et gagna le large; nous étions donc seuls pour la première fois depuis
+le commencement de notre captivité, et nous pouvions travailler avec
+plus de sécurité à notre délivrance. Pendant que tous les hommes se
+livraient à ce travail, je montai sur le pont de la dunette, et là je me
+mis à chercher dans les débris de toutes sortes qui gisaient à cette
+place; la lune brillait dans son plein, elle me permit de découvrir
+quelques-unes de mes lettres, toutes maculées et déchirées; je les
+ramassai en poussant un douloureux soupir, et les serrai pieusement sous
+mes habits, j’allai ensuite au milieu de mes compagnons. L’embarcation
+fut bientôt débarrassée de la charge de charbon qui l’encombrait. Mais
+les craintes du capitaine n’étaient que trop réelles; on s’aperçut que
+plusieurs planches étaient disjointes et qu’elle ne pourrait tenir la
+mer. Le désappointement fut grand; on redoubla néanmoins d’activité; on
+ferma tant bien que mal ces trous, ces fissures qui s’opposaient à nos
+projets. Enfin, après un travail des plus opiniâtres, au moyen de fortes
+poulies, on parvint à hisser la chaloupe le long du bord. Un bruit sourd
+s’ensuivit; elle touchait la mer. Nous étions tous penchés sur le
+bastingage; la moitié du corps en dehors du navire, nous plongions nos
+regards avec une anxiété fébrile dans le fond noir de ce grand canot,
+demandant à Dieu qu’il ne nous abandonnât pas. Dix minutes s’étaient à
+peine écoulées, que la voix du capitaine résonna comme un glas à nos
+oreilles; il articula d’une voix sourde: «C’est impossible!» Et c’était
+en effet impossible. L’eau, qui avait pénétré d’abord lentement, monta
+peu à peu et remplit la barque à moitié. Chacun se retira en silence:
+les grandes souffrances ne s’expriment pas. J’allai de nouveau m’étendre
+sur le banc où, deux heures avant, j’avais cru à la possibilité de notre
+salut. Il fallait remettre au lendemain l’espoir de nous sauver.
+
+Le lendemain était le 10, les matelots se mirent à l’œuvre avec ardeur.
+Cette embarcation nécessitait un travail de huit à dix heures au moins,
+pour la rendre propre à notre fuite; encore fallait-il que nous ne
+soyons point assaillis, comme dans la journée précédente, par de
+nouveaux pirates. Une partie du jour se passa sans que nous aperçussions
+la moindre voile; c’était presque du bonheur de nous voir ainsi isolés.
+Nous parcourions en tous sens _le Caldera_, qui n’était plus qu’un amas
+de décombres. Ce malheureux navire, vidé jusqu’à la cale, avait un
+aspect hideux et misérable, et son délabrement faisait mal à voir: il
+n’y avait pas un mètre carré où l’on pût mettre les pieds.
+
+Comme tous les agrès de la chaloupe avaient été enlevés, on fut obligé
+de les remplacer par de longs bambous qu’on parvint à découvrir dans la
+cale; à l’aide de cordes, on adapta à ces mêmes bambous des planches
+destinées à faire le service des avirons. Des morceaux de toile furent
+ramassés, taillés et cousus ensemble pour faire une voile; tout marchait
+au gré de nos désirs; la nuit était venue. Nous allions enfin partir,
+lorsque nous aperçûmes deux jonques venant à pleines voiles dans notre
+direction; elles eurent bientôt abordé; nous nous réfugiâmes au plus
+vite dans nos cabines, après avoir fait disparaître, autant que
+possible, toutes traces de nos préparatifs. Les pirates qui débarquèrent
+vinrent d’abord s’assurer de notre présence; plusieurs d’entre eux,
+portant des lanternes, nous les passèrent devant le visage, comme s’ils
+cherchaient quelqu’un. L’inquiétude fit place à la terreur, lorsque
+arrivés à moi, qui m’étais cachée derrière tous les autres, ils parurent
+joyeux et satisfaits. L’un d’eux me fit signe de me lever; je les
+regardais avec les yeux hagards, mais sans faire un seul mouvement. Un
+autre, que mon inertie irritait sans doute, fit tournoyer son sabre
+autour de ma tête. Ce geste menaçant ne pouvait qu’augmenter mon effroi,
+et je ne sais ce que je serais devenue, si, à ce moment, un grand cri ne
+se fût fait entendre et ne fût venu attirer leur attention..... Ce cri
+provenait d’un des leurs qui s’était laissé choir à fond de cale par
+l’ouverture de l’entrepont laissée ouverte. Les matelots qui se
+trouvaient les plus rapprochés de cet endroit se hâtèrent d’aller le
+retirer; ils le rapportèrent sur le pont à moitié mort. Cet incident
+détourna l’intention qu’avaient les pirates de s’emparer de ma personne,
+car ils ne donnèrent pas suite à leurs menaces; ils se contentèrent de
+faire une perquisition à l’intérieur. Cependant, nous n’étions pas
+encore au bout de nos alarmes; un matelot accourut tout effaré.
+Plusieurs de ces maudits barbares, sous prétexte d’éclairer leurs
+recherches, promenaient, de côté et d’autre dans l’entrepont, des
+torches enflammées, et cela avec une indifférence qui marquait bien leur
+intention cruelle; les étincelles volaient autour d’eux sur toutes
+choses inflammables, et elles auraient certainement suffi à mettre le
+feu au navire, si nos matelots ne s’étaient hâtés de les suivre, en
+jetant de l’eau pour les éteindre à temps. A notre grande joie, ils
+finirent par s’éloigner.
+
+Quand ils furent à une assez grande distance, on se mit de nouveau à
+l’œuvre; les agrès furent disposés dans la chaloupe; elle faisait encore
+eau par certains endroits, mais il n’y avait plus à reculer. Personne,
+du reste, en ce moment solennel, n’éprouva la moindre hésitation; il ne
+s’éleva aucune objection à l’encontre de cette entreprise hasardeuse.
+Chacun s’en remettait à la grâce de Dieu et acceptait d’avance, comme
+une des plus douces fins de sa triste existence, la chance d’être
+englouti au sein de cette mer lointaine, plutôt que de rester exposé à
+mourir lentement dans les tortures de la faim, ou violemment du sabre
+des pirates. Cependant, l’aspect du temps ne pouvait que nous ébranler
+dans nos résolutions, si l’espoir de recouvrer la liberté eût été moins
+vivace dans nos cœurs; en effet, le ciel, qui, depuis la dernière
+tempête, avait gardé la plus grande sérénité, s’était peu à peu chargé
+de nuages; le vent, qui jusqu’alors nous avait été propice, soufflait
+maintenant en sens contraire et venait debout. La mer, comme si elle
+s’opposait à nos projets, fouettait contre _le Caldera_ ses vagues, qui
+semblaient autant de barrières impossibles à franchir. Le capitaine, à
+ces signes de mauvais augure, hochait encore la tête; mais notre
+décision était irrévocable. On procéda à l’embarquement; il était
+difficile d’atteindre la chaloupe; le navire tirant beaucoup moins d’eau
+par suite de la prise de son chargement, s’était haussé, de sorte qu’il
+existait une distance énorme entre le pont et le canot. Aussi fallut-il
+avoir recours à des cordes avec lesquelles on nous lia, le matelot
+blessé et moi, afin de nous faire descendre sans accidents; les autres,
+ayant l’habitude des manœuvres, se laissèrent glisser le long du bord,
+et bientôt nous nous trouvâmes réunis au nombre de vingt-deux, prêts à
+gagner la pleine mer.
+
+Le capitaine se mit à la barre; le subrécargue, le marchand chinois, le
+matelot malade et moi, nous nous assîmes près de lui. Comme nous avions
+vent debout, il fallut renoncer à hisser la voile; dès les premiers
+coups de rames, les matelots s’aperçurent qu’ils auraient à lutter. Des
+lames courtes et serrées, poussées par des courants, s’opposaient à
+notre marche. Un moment, je tournai les regards vers _le Caldera_; sa
+noire silhouette semblait grandir à mesure que nous nous en éloignions;
+elle se projetait dans le sillage de la chaloupe comme un bras immense
+toujours prêt à nous ressaisir. Haut de bord sur les flots, notre navire
+avait l’aspect sinistre d’un immense mausolée destiné à renfermer tous
+les malheureux égarés sur cette mer funeste. Hélas! nous fûmes
+impuissants à le fuir. Ces avirons improvisés rendaient le plus triste
+service. A cause de leur mauvaise forme, ils n’avaient aucune prise dans
+l’eau. Les vagues, en outre, entraient à profusion au point que quatre
+hommes suffisaient à peine à rejeter l’eau à mesure qu’elle pénétrait;
+le froid d’un vent glacial commençait à nous engourdir. Nous fîmes
+jusqu’à trois milles dans ces tristes conditions; enfin, après quatre
+heures de tentatives vaines, d’efforts surhumains, les matelots
+déclarèrent que leur état de faiblesse ne leur permettait pas de faire
+davantage pour le salut commun; c’était un arrêt du ciel: _le Caldera_,
+que nous avions abandonné, nous forçait, pour ainsi dire, à revenir à
+lui. Devions-nous donc finir nos jours sur ce navire maudit?
+«Retournons!» dit le capitaine d’une voix rauque; et l’accent qu’il
+donna à ce seul mot disait assez qu’il se regardait comme vaincu par la
+fatalité. «Eh bien! retournons, capitaine, lui répondis-je; après tant
+de souffrances, la mort ne peut qu’être douce.» Le courant, qui était le
+seul obstacle à la réussite de notre entreprise, nous entraîna donc en
+peu de temps vers notre point de départ et nous colla contre les flancs
+du _Caldera_, que nous avions cru quitter pour toujours. La corde qui
+avait servi à nous descendre pendait le long du bord; les matelots y
+grimpèrent avec agilité, et, parvenus sur le pont, nous jetèrent de
+nouveaux cordages à l’aide desquels, après mille difficultés, on nous
+hissa, le matelot malade et moi.
+
+Lorsque je me retrouvai sur ce plancher de malheur, je fus prise d’un
+vertige, mes yeux se fermèrent, et je tombai lourdement; la vie
+s’échappait en moi, épuisée, comme je l’étais, par la douleur et les
+tortures de la faim. Mon évanouissement dura assez longtemps; en
+rouvrant les yeux, je me vis étendue sur mon banc, enveloppée de
+quelques morceaux de voiles. Chacun de ces hommes, pour me couvrir le
+corps et me rendre un peu de chaleur, s’était défait d’un vêtement;
+comme il n’y avait que de l’eau, ils m’en offrirent; ils me prodiguèrent
+tous les soins qu’ils purent pour me rappeler à la vie: il m’eût été si
+doux pourtant de mourir ainsi! Tous mes compagnons rangés autour de moi
+me considéraient avec compassion; à travers la lumière enfumée, je vis
+quelques-uns de ces hommes rudes verser des pleurs; ma vue réveillait
+peut-être chez eux le souvenir d’une mère, d’une sœur, d’une femme ou
+d’une fille, enfin de quelque être qui leur était cher. Des larmes
+brûlantes coulèrent de mes yeux, car moi aussi je pensais à ma famille,
+à la France que je n’espérais plus revoir.
+
+Tout retomba bientôt dans le silence; on se groupa sur le plancher de la
+petite chambre, et chacun s’y étendit de nouveau, attendant, dans un
+repos sinistre, le réveil du lendemain.
+
+ * * * * *
+
+Ce lendemain était le 11; lorsque je m’éveillai, le jour commençait à
+poindre; j’avais dormi quelques heures, et ce court sommeil avait
+momentanément effacé le souvenir de mes souffrances. Mais je fus bientôt
+rappelée à l’affreuse réalité; à peine avais-je les yeux ouverts, que
+j’aperçus, à quelques pas de moi, plusieurs de ces hideux Chinois armés
+de sabres et de pistolets. Than-Sing discutait au milieu d’eux: il
+paraissait dans la plus vive agitation. Il y en avait un qui commandait
+les autres, car il me désignait du doigt. Je considérais cette scène
+avec stupeur, mais sans tressaillement de crainte, de longs jours de
+jeûne et de si poignantes émotions commençaient à me faire perdre le
+sens de ce qui se passait autour de moi. Than-Sing interpella le
+capitaine Rooney, en lui disant: «Le chef que voici veut vous prendre,
+ainsi que la dame française et moi, pour nous emmener à Macao; là, il
+espère tirer de nous une bonne rançon.» Ce dernier, comprenant que cette
+demande du chef des pirates équivalait à un ordre, ne répondit que par
+un signe d’acquiescement. Aussitôt je fus saisie, secouée, entraînée sur
+le pont. Je n’essayai même pas de me défendre contre cet enlèvement
+subit, parce que, je le répète, ma raison, cette fois, se trouvait
+comme ébranlée. Than-Sing dut obéir le premier; une mauvaise échelle qui
+faillit se rompre au milieu servit à nous descendre. Arrivée sur la
+jonque, je levai la tête sur _le Caldera_ pour voir si notre capitaine
+nous suivait; mais je restai foudroyée d’étonnement; les pirates, après
+s’être laissé glisser vivement à leur tour, par une manœuvre habile,
+poussèrent au large sans prendre le capitaine Rooney. Ce qui se passa
+dans mon être, en présence de ce coup inattendu, est inexprimable à
+dépeindre. A mon départ, j’avais été recommandée aux soins de ce
+courageux marin; dans le malheur qui nous accablait, il avait veillé sur
+moi avec une touchante sollicitude. Lorsque je me vis séparée de mon
+unique protecteur, que je me vis seule au pouvoir d’hommes barbares,
+d’assassins redoutés pour leurs cruautés, je ne comprends pas, à l’heure
+qu’il est, comment je ne succombai pas à tant d’épreuves; ne devais-je
+pas me croire perdue, entièrement perdue? Je levai les bras vers mes
+compagnons d’infortunes, en signe d’adieu éternel, et je pus voir encore
+le capitaine Rooney. Penché sur le bord, il nous suivait du regard; sa
+consternation, ou plutôt son désespoir paraissait grand, car il
+s’écriait avec des gestes désespérés: Emmenez-moi! prenez-moi aussi! Et
+tout à coup, comme s’il comprenait l’inutilité de ses efforts, il se
+cacha le visage dans les deux mains; il pleurait peut-être?... Je lui
+fus toujours reconnaissante de cet élan de pitié!
+
+Il est peu de peuples, je crois, où la lâcheté, la fausseté, la
+cupidité, la cruauté soient plus dominantes que chez les Chinois: les
+sauvages, sous ces différents points, ont leur excuse, eux; car, s’ils
+se rapprochent de la bête par leurs instincts, c’est que Dieu a voulu
+qu’ils fussent marqués du sceau de l’ignorance. Tandis que la Chine,
+entachée comme elle l’est dans ses mœurs perverses et vicieuses, a
+possédé au plus haut degré la civilisation; elle a porté la lumière
+quand nous étions encore dans les ténèbres. Cette décadence m’autorise à
+faire ici quelques remarques judicieuses sur leur caractère.
+
+Le Chinois, vil par nature, parle très-haut et très-fort quand il sait
+qu’il est soutenu. Dans un moment difficile, il n’attaquera jamais son
+adversaire en face, parce que la bravoure est un vain mot pour lui, et
+qu’il ne sait pas ce que c’est que d’affronter un véritable danger. Ce
+qu’il aime, avant tout, c’est un meurtre, une torture isolée, dont il
+peut se repaître; une preuve à l’appui, c’est le plaisir qu’ont les
+Chinois en général à tourmenter les animaux. On sait, en outre, qu’ils
+ont droit de vie et de mort sur leurs enfants. Les nouveau-nés, soit
+parce qu’ils sont malingres ou chétifs, sont souvent étouffés ou jetés à
+l’eau, ou, ce qu’il y a de plus affreux encore, égorgés et laissés à
+l’abandon sur un fumier où ils pourrissent. On rencontre les pauvres
+créatures dans une rue, sur une place, au milieu d’un champ, quelquefois
+à moitié rongées par la voracité des chiens, des chats, des corbeaux,
+des porcs, lesquels sont toujours à l’affût d’une telle proie. C’est
+surtout les filles que l’on sacrifie ainsi; les garçons à leur entrée
+dans le monde sont au contraire salués d’une bienvenue; car le devoir
+d’un fils est de donner aide et protection à son père lorsqu’il devient
+caduc.
+
+Ceci a un côté moral qui ne manquerait certainement pas d’éloges, si les
+mœurs et coutumes des Chinois sur leurs enfants en général pouvaient
+être compensées.
+
+Désormais la proie de ces monstres, et connaissant à fond leur
+barbarie, ne devais-je pas me considérer entièrement perdue?
+
+La jonque fuyait toujours!
+
+Quelques minutes s’étaient à peine écoulées, lorsqu’on nous fit entrer
+dans une petite cabine qui servait de chambre au capitaine des pirates,
+lequel avait l’air tout joyeux de notre capture. Il apprit à Than-Sing
+que le capitaine Rooney allait être dirigé sur Hong-Kong ou Macao; que,
+là, il devrait traiter de sa rançon et de la nôtre, mais qu’il ne nous
+relâcherait que s’il trouvait la somme de notre rachat suffisante. Il
+ajouta que, dans sept ou huit jours, nous rencontrerions la jonque avec
+laquelle il s’était donné rendez-vous; jusque-là, il nous fallait
+demeurer en otages.
+
+Peu de temps après, on nous fit remonter sur le pont. Je jetai les yeux
+avec anxiété autour de moi pour voir si j’apercevrais encore notre
+navire; mais nous en étions déjà fort éloignés, il avait disparu.
+Parvenus à l’arrière, deux Chinois enlevèrent un panneau en bois de la
+dimension de deux pieds carrés, servant d’entrée à un petit réduit, dans
+lequel on nous enjoignit de descendre. Que l’on juge des tortures
+nouvelles qui nous étaient réservées: dans cet étroit espace, il nous
+était impossible de nous tenir debout; nous nous assîmes, nos têtes
+touchaient au plafond; nous essayâmes de prendre une position meilleure
+en nous allongeant tout de notre long, à peine avions-nous de quoi
+étendre nos jambes. Le panneau étant ouvert, toute la lumière du jour
+entrait, et nous voyions le ciel; une fois notre prison fermée (ce que
+l’on fit un instant après que nous y fûmes), nous n’avions de jour que
+par une lucarne de huit pouces carrés, qui donnait sur l’endroit où se
+mouvait le gouvernail; pas un souffle d’air n’y parvenait, à moins que
+l’on n’ouvrit la trappe, et ce soulagement semblait ne pas devoir nous
+être souvent accordé.
+
+Je fis quelques questions à Than-Sing sur les projets de nos ennemis; il
+me dit qu’il ne fallait croire à aucune de leurs paroles; il fallait que
+le digne homme fût bien désespéré pour mettre aussi peu de précautions à
+me préparer à toutes les catastrophes. Il y avait tout au plus une
+demi-heure que nous étions là, lorsqu’un bruit sourd retentit au-dessus
+de nous; Than-Sing et moi nous nous regardâmes avec quelque surprise,
+ce bruit devenait plus distinct, on semblait clouer le panneau qui nous
+recouvrait; une pâleur livide me couvrit le visage. Sans nous dire un
+mot, la même pensée nous était venue à tous deux: c’était notre tombeau
+que les pirates fermaient en ce moment! Ils nous avaient pris pour nous
+laisser mourir lentement par le manque d’air, d’eau et de vivres. Un
+frisson mortel me parcourut tout le corps. Il doit en être ainsi, me
+disais-je, lorsqu’on est cloué vivant dans un cerceuil. J’étendis les
+bras et j’essayai de soulever de mes faibles mains ce panneau qui pesait
+sur nos têtes; mes efforts restèrent impuissants. Oh! alors, j’eus un
+véritable désespoir. Cette idée, qu’il me faudrait endurer les tortures
+d’une horrible agonie et voir celle de mon compagnon, ébranlait ma
+raison. Je voulais me briser la tête contre les parois de mon cachot; je
+voulais me débarrasser de cette vie maudite: la folie commençait à
+s’emparer de mon cerveau brûlant. En ce moment, deux mains pressèrent
+les miennes, c’étaient celles de Than-Sing; le malheureux me regardait
+avec des yeux baignés de larmes. Il m’exhortait, avec de douces paroles,
+au calme, à la résignation; je voyais, sur son visage, des pleurs
+couler lentement. Moi aussi je pleurais en songeant que j’étais au
+pouvoir de ce peuple cruel qui exècre tout ce qui n’est pas lui. Nous
+passâmes ainsi deux heures; au bout de ce temps, le panneau qui fermait
+notre cellule fut enlevé comme par enchantement. Le grand jour nous
+frappa au visage, nous étions inondés des rayons du soleil. Après les
+tortures morales que je venais d’éprouver, je compris que c’était une
+épreuve à laquelle ces êtres dénaturés nous avaient soumis. Ils
+jouissaient, en ce moment, du mal qu’ils supposaient nous avoir fait;
+ils passaient leur visage par l’ouverture et riaient méchamment en nous
+regardant. Comme ils allaient refermer encore le panneau, Than-Sing les
+supplia de le laisser entr’ouvert pour renouveler l’air; ils y
+consentirent et l’écartèrent de trois pouces, ce qui nous donna en même
+temps un peu de jour.
+
+Vers le soir, on nous apporta un petit baquet qui contenait de l’eau
+pour que nous pussions nous laver les mains et le visage. Ma faiblesse
+était si grande que ma tête me semblait lourde à porter; aussi, mon
+premier mouvement fut la plus complète indifférence, mais l’offre de
+ces ablutions n’était pas sans motif. Une provision de riz, de poisson
+et de thé nous fut apportée. Le pauvre Than-Sing rayonnait de plaisir.
+«Mangez, me dit-il, il ne faut pas que nous ayons l’air de les
+craindre.» Ces mots me décidèrent. Je pris, avec une certaine émotion,
+ce peu de nourriture; mais mon estomac était tellement délabré qu’après
+de grands efforts, c’est à peine si j’avais pu manger une demi-soucoupe
+de riz; je bus du thé, et ce fut tout, quand il pouvait être huit
+heures. Un sabbat infernal se fit entendre; je me bouchai les oreilles.
+C’était l’instant de la prière. Il y a en Chine diverses religions,
+celle qui entraîne le plus de superstitions, d’idolâtrie est le
+bouddhisme. La religion de Confucius est, dit-on, la plus sensée, aussi
+est-elle le culte des savants, des hommes éclairés. Les Chinois font
+leurs invocations à l’aide des cymbales et des tams-tams. J’aurai plus
+tard occasion de parler de ces bizarres cérémonies.
+
+La nuit étant tout à fait venue, les pirates firent monter Than-Sing sur
+le pont. Il vint quelques minutes après me dire que je pouvais y monter
+comme lui, pour prendre l’air. Nous étions alors mouillés dans une
+petite baie, non loin de terre. Plusieurs joncques étaient à l’ancre à
+peu de distance de la nôtre. On y célébrait aussi la prière; le son des
+gongs, des tams-tams arrivaient jusqu’à nous. Ce moment de liberté me
+fit du bien. Je reposais avec délices et amertume tout à la fois ma vue
+vers l’horizon; la mer était calme, et le ciel rempli d’étoiles les plus
+brillantes. J’aurais oublié les souffrances de ma captivité durant ce
+court instant où la nature bienfaisante semblait vouloir me consoler,
+s’il ne m’eût fallu bientôt rentrer dans ma prison.
+
+J’avais de longues heures pour penser à moi-même. Quelles n’étaient pas
+mes craintes en songeant que j’allais fermer les yeux au milieu de ces
+hommes sans foi ni loi! Je me sentais heureuse d’avoir un compagnon
+d’infortune auquel son âge prêtait, dans ces heures d’affliction, un
+caractère tout paternel.
+
+Quoique Than-Sing fût Chinois, j’avais pris confiance en lui, car sa
+constance était inébranlable; il cherchait à soutenir ma misère par des
+paroles de consolation. C’était pour moi un réel protecteur: «Tant qu’il
+sera à mes côtés, me disais-je, il éloignera peut-être les lâches
+tentatives de ces hommes sanguinaires; il saura, par sa persuasion,
+déjouer leurs mauvaises intentions. Et puis, pensai-je, si je suis
+délaissée de Dieu, je saurai bien trouver une nuit pour me jeter à la
+mer.»
+
+Telles étaient mes noires réflexions, lorsqu’on nous apporta de la
+lumière, c’est-à-dire une petite mèche enflammée dans un récipient
+rempli d’huile. Malgré la faible clarté qu’elle répandait, elle me
+permit d’inspecter les extrémités de ce petit caveau. J’avais à peine
+jeté les yeux autour de moi que je poussai un cri; je rentrai mes
+jambes, mes épaules, je me pelotonnai enfin pour ne pas toucher les
+planches qui nous entouraient. Je voyais courir, le long des parois, de
+grosses araignées velues à longues pattes, d’énormes cancrolats, des
+cloportes monstrueux avec de grandes cornes, et jusqu’à des rats qui
+s’enfuyaient dans les coins en glissant sur mes jambes. Ces barbares,
+voyant ma répulsion, ma douleur, étaient dans la plus grande joie; ils
+se plaisaient à nous montrer, en les désignant du doigt, toutes ces
+bêtes immondes. Than-Sing, voyant ma répugnance, voulut éteindre la
+lumière, mais je l’en empêchai; j’aimais mieux voir ces animaux hideux,
+afin de pouvoir les repousser, plutôt que d’en sentir le contact au
+milieu d’une nuit profonde. Il me restait un mouchoir; je m’enveloppai
+la tête et cachai mes mains sous mes vêtements en me tenant immobile.
+
+Le lendemain matin, à l’approche du jour, toutes ces bêtes horribles
+avaient disparu. On vint bientôt nous apporter des vivres; d’abord, un
+petit baquet et de l’eau pour nous laver le visage et les mains, c’est
+une coutume chez les Chinois de ne toucher à la nourriture qu’après
+s’être livré à une ablution. Notre repas se composait, comme la veille,
+de poisson, de riz et de thé; il me fit voir, cette fois, comment il
+fallait se servir des ustensiles qui remplacent la cuillère et la
+fourchette, et dont les Chinois se servent avec une dextérité toute
+particulière. Ce sont de petites baguettes longues d’un pied et de la
+grosseur d’un crayon; on en tient deux ensemble vers le milieu, avec le
+bout des doigts, comme si l’on voulait écrire, et c’est avec les
+extrémités opposées à la main qu’on saisit les aliments pour les porter
+à la bouche. J’éprouvais alors une telle difficulté à faire usage de ces
+petites baguettes, malgré tout ce que s’efforçait de me démontrer
+Than-Sing pour m’en servir, que je renonçai à leur usage et employai mes
+doigts seuls pour manger.
+
+Des pirates vinrent, comme le jour précédent, se pencher au-dessus de
+notre cellule pour nous considérer à leur aise. Ils se montraient les
+uns aux autres nos tristes personnes, et, par moment, il s’élevait de
+leur groupe de grands éclats de rire; un de ces misérables se pencha
+plus que les autres, et, nous regardant en riant d’un air sardonique, il
+désigna la place du marchand chinois et la mienne, en simulant, avec les
+bras, les gestes de deux personnes qui s’embrassent. A cette lâche
+insulte, un mal poignant me saisit au cœur; l’idée d’un danger honteux
+m’apparut et me fit monter le rouge au visage. Je laissai couler mes
+larmes en abondance; mon chagrin était profond: à quoi n’étais-je pas
+exposée! Le capitaine pirate apparut en ce moment; je ne sais s’il fut
+touché de mon affliction, mais il fit fermer le panneau. Par un hasard
+des plus singuliers, ce chef, contrairement à ses compagnons de
+brigandage, avait quelque chose d’affable dans la physionomie, et je
+dois avouer que, chaque fois que je l’envisageais, je ne me sentais
+saisie d’aucun mauvais pressentiment. Il était d’une laideur originale,
+si l’on peut dire: son visage était long et grêle; il avait les
+pommettes saillantes, un nez retroussé avec de larges narines, des
+sourcils épais, une grande bouche et de très-grands yeux noirs; lorsque
+son regard se fixait il s’arrêtait lentement et semblait toujours
+exprimer une douce pensée, comme s’il eût toujours exprimé une douce
+pensée. Comme tous les Chinois, il était rasé jusqu’au sommet de la
+tête, il avait une épaisse et longue natte de cheveux qu’il portait
+parfois, à la mode des sauvages, en chignon noué et retroussé, ou bien
+enroulée en forme de couronne, ou tombante jusqu’aux talons; chaque
+coiffure lui donnait une physionomie différente, mais ces diverses
+expressions lui étaient toujours favorables.
+
+Or, l’apparente modération qu’il montra dans cette circonstance me fit
+espérer pour l’avenir.
+
+Than-Sing, en cherchant à apaiser mes craintes, me fit part de toutes
+les questions que ces misérables lui avaient adressées. Ces maudits,
+pour s’amuser à ses dépens, lui avaient demandé combien il avait de
+femmes. La religion permet aux Chinois la polygamie, mais ils n’en
+abusent pas comme les mahométans. Les grands dignitaires en ont, dit-on,
+jusqu’à dix ou douze. Seulement dans les corps mixtes de la société,
+pour le négociant, par exemple, il en est à peu près de même. Le
+Chinois, en s’établissant, prend une femme; sa maison vient-elle à
+prospérer, qu’il en prend deux, trois et plus; c’est pour lui un signe
+de richesse. La première a un droit plus légitime que les autres, et ne
+peut être répudiée; à elle le titre de mère pour tous les enfants qui
+surviennent des femmes supplémentaires, des petites femmes, comme les
+désignent les Chinois maris. Ces dernières donnent à leurs nouveau-nés
+des soins maternels mais domestiques tout à la fois, car ils doivent le
+respect et l’obéissance à la première épouse. Les pauvres n’en ont
+qu’une. Pour en revenir à mon ami Than-Sing, ils lui disaient donc avec
+raillerie, que si l’on n’offrait pas de nous une forte rançon, ils
+feraient de lui un pirate, et de moi la femme de l’un d’eux. Cette
+horrible confidence fut de nouveau pour moi un sujet de désolation; mais
+le pauvre marchand chercha encore à me consoler, en me faisant observer
+que tout ce qu’ils lui avaient dit n’avait été qu’une feinte pour le
+faire parler, attendu que les hommes de sa nation ne pouvaient prendre
+femme que parmi celles de son pays. «Ainsi, ayez soin, ajouta-t-il,
+lorsque vous m’adresserez la parole de ne pas porter la main sur moi,
+car ils pourraient le remarquer et me faire un mauvais parti, voyant
+dans cette formalité une violation de cet usage.» Ces derniers mots me
+rassurèrent, et mes appréhensions précédentes se dissipèrent peu à peu.
+Il avait aussi répondu à toutes leurs instances pour connaître sa
+position, qu’il n’était qu’un pauvre homme allant chercher fortune en
+Californie, et qu’il avait obtenu un passage à bon marché à bord du
+_Caldéra_, avec les matelots. Il s’était bien gardé de leur laisser voir
+qu’il avait de l’aisance, de peur qu’on ne le soumît à quelques tortures
+et qu’on élevât de beaucoup le chiffre de sa rançon; car il n’est pas
+d’atrocités que ces écumeurs de mer ne puissent commettre pour
+satisfaire leur cupidité. Et les habitudes de ces pirates lui étaient
+trop connues pour qu’il ne craignît pas à chaque instant pour notre
+existence. Cet estimable Chinois me parla ensuite de sa famille; il
+habitait Canton, il n’avait qu’une femme, me disait-il, et trois
+filles, une de huit, dix-huit et vingt-cinq ans. L’aînée était mariée.
+Il paraissait les aimer tendrement, car il versait d’abondantes larmes à
+leur souvenir; il conservait peu d’espoir de les revoir un jour; je dois
+même dire que mon compagnon d’infortune ne croyait aucunement à notre
+délivrance. Toutes les fois que je le questionnais sur les mœurs des
+pirates, il me répondait toujours qu’ils aimaient à couper des têtes.
+
+A ce point de la conversation, je m’arrêtais avec un certain
+frissonnement, car je savais par ouï dire combien le sang était répandu
+à profusion dans cet abominable pays, même de par la loi. Ainsi la peine
+capitale est une mort des plus douces comparée aux supplices qui
+s’exécutent chaque jour dans le Céleste-Empire. Un criminel ou condamné
+politique est jeté parfois dans un cul de basse fosse jusqu’à ce qu’il y
+pourrisse, qu’il y meure de faim; une victime doit-elle être étranglée,
+on lui crève les yeux, on lui coupe les oreilles, comme si la
+strangulation elle-même n’était qu’une légère punition. Un autre, on
+l’écorche vif ou on l’enterre presque vivant. Celui-là, on broie ses
+membres ou bien on l’écartèle; celui-ci lié et serré entre deux
+planches, on le scie du haut en bas.
+
+Toutes ces horreurs ne soulèvent-elles pas le cœur, rien qu’à les
+énumérer? Lorsqu’elles se présentaient à mon esprit, un nuage voilait ma
+vue, comme au bord d’un précipice; je me sentais prise de vertige,
+j’étais au-dessus d’un abîme sans fond.
+
+Ce jour là, les pirates demandèrent quels étaient mon nom, mon âge et
+mon pays. Than-Sing, à ces questions inoffensives, répondit que j’étais
+Française et qu’on m’appelait Fanny. Ces brigands recueillirent ces
+détails avec une curiosité toute joviale, car ils se plurent à répéter
+sur tous les tons: Fanny, Fanny. Mon nom, sortant de la bouche de tels
+êtres, me faisait un effet indéfinissable, je ne pouvais en croire mes
+oreilles.
+
+Le soir venu, comme j’éprouvais une grande fatigue de ma séquestration,
+Than-Sing demanda qu’on me permît de rester sur le pont un peu plus
+longtemps qu’à l’ordinaire. On y consentit, et ce fut pour moi une
+occasion d’être témoin de leurs cérémonies religieuses.
+
+Chaque jonque (comme chaque habitation chinoise) a un autel dressé, sur
+lequel brûle une quantité de petites bougies et où se trouvent déposées,
+en guise d’offrande, des portions de vivres. La prière a lieu chaque
+soir à la même heure; elle commence par une musique qu’on exécute au
+bruit des cymbales et des tams-tams, ce qui fait un vacarme effroyable.
+
+Je vis un jeune Chinois apporter deux épées qu’il fixa par la pointe sur
+le milieu du pont; il déposa auprès un plateau garni de soucoupes, un
+vase plein de liquide et plusieurs feuilles de papier couleur jaunâtre;
+ces dernières étaient destinées à être brûlées.
+
+Le jeune coquin, après avoir rangé toutes ces choses, suspendit à l’un
+des mâts une lanterne allumée; le chef des pirates apparut bientôt; il
+se prosterna, avec le sérieux dû à la circonstance, devant cet autel
+improvisé. Je suivais malgré moi cette comédie bizarre, je regardais
+avec des yeux plus grands que l’étonnement ce prêtre bandit; il baisait
+à chaque instant le plancher de la jonque, ou bien élevait des petites
+bougies en l’air. Au bout d’un instant, il saisit entre le pouce et
+l’index un vase plein de liquide et l’avala, le liquide, pas le vase; il
+frappa ensuite des médailles l’une contre l’autre, en faisant les
+contorsions les plus drôles; à ce moment, les instruments firent
+entendre leur tapage: c’est que la flamme commençait à consumer les
+précieuses feuilles de papier. Ce chef religieux les promenait autour
+des épées, comme pour les bénir. Lorsqu’elles furent à moitié brûlées il
+se dirigea à l’arrière de la jonque et les lança à la mer. Cette fois la
+musique cessa, la prière était achevée.
+
+Cette cérémonie avait duré environ vingt minutes, et j’avais profité de
+tout ce temps pour respirer l’air frais de la soirée.
+
+Une fois rentrée, j’essayai de prendre quelque repos, mais je ne pouvais
+en trouver. Les insectes qui nous infestaient, et desquels je ne pouvais
+me préserver, me privaient de tout sommeil; je n’avais pas de bas, le
+dessus de mes pieds était couvert de leurs morsures. Les rats, qui, les
+premiers jours, s’étaient bien gardés de nous approcher, commençaient à
+s’habituer à nous, ils se hasardaient en plein jour à passer sur mes
+jambes.
+
+Le 13, au matin, un incident vint troubler nos ennemis et les mettre en
+rumeur: un des leurs était tombé à la mer, ils se hâtaient, à l’aide de
+cordages, de lui porter secours. Après quelques difficultés, ils
+parvinrent à le retirer, mais il était complétement asphyxié. De
+l’ouverture de notre case, je voyais le moribond, il était assez près de
+nous pour que l’eau qui dégouttait de son cadavre se répandît dans notre
+cellule; ces méchants êtres, avec ou sans intention, l’avaient appuyé
+sur le panneau qui laissait une légère ouverture. Il paraît qu’on
+s’était aperçu trop tard de sa disparition, car tous les efforts tentés
+pour le rappeler à la vie furent vains, bien qu’on le frictionnât à lui
+arracher la peau. Après un quart d’heure de tumulte, nous entendîmes des
+imprécations, et le bruit d’une masse lourde qui tombait dans la mer.
+
+C’en était fait de ce misérable.
+
+Notre jonque continuait sa route, louvoyant le long des côtes. Le 15,
+elle fit la rencontre d’une flotte de pirates; tous se réunissaient pour
+donner la chasse à une jonque marchande qu’on apercevait au loin sous le
+vent et qui faisait le trajet de Hong-Kong à Canton avec des passagers.
+La nôtre se mit de concert avec eux pour l’attaquer. Oh! alors, les
+heures de repos étaient passées, car l’activité la plus grande
+commençait à régner à bord.
+
+Than-Sing entendait tous ces bandits discuter leurs plans d’attaque pour
+la nuit suivante et calculer les chances de profit qu’offrirait le
+butin. Ils s’apprêtaient à rentrer dans la vie de pillage et de carnage
+qui était leur élément. Je vivais dans une anxiété impossible à décrire;
+je me demandais quel serait notre sort si nous étions faits prisonniers
+par de nouveaux pirates, plus cruels peut-être que les premiers.
+
+Le soir venu, nous fûmes enfermés hermétiquement dans notre réduit. Il
+pouvait être dix heures, lorsque des cris pareils à ceux que nous avions
+entendus sur _le Caldera_ retentirent dans l’air. Ils ne tardèrent pas à
+être suivis de plusieurs détonations lointaines, c’était le bruit du
+canon. Ces échos sinistres arrêtèrent les battements de mon cœur. Plus
+morte que vive, je songeais à l’imminence du danger. Un boulet ne
+pouvait-il pas venir nous fracasser dans notre retraite obscure! Cette
+première détonation avait eu pour effet d’amener un profond silence à
+notre bord. Que pouvaient faire nos geôliers pendant l’interruption de
+leurs cris féroces? Ils se préparaient à la riposte, car deux coups
+successifs partant de notre jonque faillirent me rendre folle; à cette
+détonation, tout sembla frémir dans les profondeurs de ce petit navire.
+Les trépignements, les hurlements quelque peu interrompus recommencèrent
+de plus belle; cette attaque durait depuis une heure ou deux, lorsque
+nous entendîmes les canots emporter une partie de nos voleurs. Ces
+vautours couraient sur leur proie, en peu de temps ils fondirent sur
+cette jonque, et la mirent au pillage. Surprise à l’improviste, cette
+dernière n’avait pu se mettre en garde, ni faire une sérieuse
+résistance, nous le supposâmes du moins en entendant cesser le feu; en
+outre, les bourdonnements extérieurs qui nous arrivaient, nous faisaient
+deviner aisément que nous étions tout proche de cet abordage.
+
+En somme, les pirates paraissaient avoir remporté la plus facile des
+victoires.
+
+Nous étions tellement suffoqués par la chaleur que Than-Sing essaya de
+soulever le panneau qui nous recouvrait; mais aussitôt on le referma
+avec violence, au risque de lui briser la tête. Le marchand chinois
+achevait à peine de faire cet effort, que nous entendîmes de longs cris
+de douleur. Ils nous parvenaient d’une manière si effrayante dans
+l’obscurité, que poussions malgré nous des exclamations. Au comble de la
+frayeur, je pressai Than-Sing de questions, je voulais qu’il m’en
+expliquât la cause. Mais il garda un morne silence, et, comme
+j’insistais, il me répondit pour la première fois avec mauvaise humeur:
+«Je ne sais pas.» Le brave homme, dans la crainte de m’affliger, me
+raconta le lendemain seulement la scène horrible qui se passait alors,
+et que je vais essayer de décrire.
+
+Les pirates, après l’abordage de la jonque marchande, avaient
+brutalement fouillé tous les passagers. Plusieurs de ces malheureux,
+ayant eu l’imprudence de dire qu’ils venaient de la Californie, furent
+bientôt victimes de la rapacité de ces monstres. Dans le but de leur
+faire avouer la somme de leurs richesses, on les flagella de la manière
+la plus hideuse, plusieurs furent attachés par le pouce de l’un des
+pieds ainsi que par celui de l’une des mains à une corde qui roulait
+dans une poulie fixée au grand mât, et leur corps, suspendu par les
+extrémités délicates, fut mis en mouvement de haut en bas et de bas en
+haut, avec des secousses si brusques, si violentes, qu’elles arrachaient
+aux victimes ces cris de souffrances qui étaient parvenus jusqu’à nous.
+Souvent, après une ascension suivie d’une chute rapide, on les frappait
+encore avec un bambou. Bien que Than-Sing n’eût pas été témoin de ces
+horribles scènes, il connaissait trop bien les mœurs de ces brigands
+pour n’avoir pas compris de suite à quel genre de cruautés ils se
+livraient. De plus, leur langage cynique dévoilait sans honte les crimes
+qu’ils se plaisaient à commettre.
+
+Le jour apparut, les clameurs cessèrent insensiblement, et l’on
+n’entendit plus que le clapotement de la mer le long de la coque du
+navire et le bruit des canots transbordant le butin; une partie du jour
+fut employée au pillage de la cargaison.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+ Désespoir.--J’écris la date de ma captivité.--Apparence de bonté
+ des pirates.--Un joyeux repas.--Un steamer en vue.--Fuite des
+ pirates vers la montagne.--Coups de canon sur notre
+ jonque.--Reconnaissances.--Hourra! Hourra!--Je suis sauvée.
+
+
+Avec le jour, nous avions espéré que l’on nous donnerait un peu de
+liberté, mais il n’en fut rien. Les pirates reçurent à bord les
+marchands avec lesquels ils font commerce de troquer en mer les
+marchandises volées, et tout préoccupés par l’appât du gain, ils
+semblaient nous oublier complétement. Mon séjour dans ce réduit
+insalubre avait fait sortir sur tout mon corps des petits boutons rouges
+et gros comme des têtes d’épingles; la sueur coulait de mon visage, il y
+avait si longtemps qu’on nous tenait enfermés dans cette atmosphère
+suffocante que j’étais pour ainsi dire asphyxiée. Étendue sur les
+planches de mon cachot je poussais de douloureux gémissements; ma
+souffrance était grande, mon compagnon essayait par de douces paroles de
+relever mon courage, mais je n’avais pas la force de lui répondre. Après
+vingt-quatre heures d’un pareil supplice, un son métallique parvint
+jusqu’à nous. C’étaient ces dignes émules de Mandrin qui vidaient entre
+eux leurs comptes. Nous entendîmes verser des sacs, et le bruit que
+faisait l’argent en tombant dans les balances, car, outre les dollars,
+on se sert en Chine d’argent pur et non monnayé; ce métal en barres ou
+en petits morceaux est reçu par tout le commerce.
+
+Tous les receleurs s’en allèrent à la fin. Nos geôliers ne redoutant
+plus qu’on nous découvrît, se souvinrent de nous, il était temps! Ils
+entr’ouvrirent notre panneau à moitié, et nous respirâmes à pleins
+poumons: j’aspirai avec délices la fraîcheur de l’une des nuits les plus
+belles que j’aie vues dans ces lieux lointains.
+
+Le lendemain était le 17; le jour qui se levait était brillant et
+splendide; les pirates vinrent à la première heure, à notre grand
+étonnement, enlever tout à fait notre panneau. Ils paraissaient joyeux
+et semblaient vouloir nous être agréables comme à des amis qu’une
+circonstance fâcheuse aurait forcé de négliger un moment. L’heure du
+déjeuner venue, ils nous apportèrent à manger avec plus d’abondance
+qu’ils ne l’avaient fait jusqu’alors et nous offrirent du vin. Cette
+boisson est faite avec du riz fermenté; elle est claire comme de l’eau,
+et possède un petit goût suret qui rappelle un peu le vin nouveau de
+France.
+
+Comme la jonque marchait en vue d’une côte déserte, les pirates
+n’avaient aucune crainte relativement à nos personnes. Ils laissèrent
+donc, pour la première fois, notre cellule ouverte tout le jour; ils
+engagèrent Than-Sing à monter sur le pont, et cela avec une affabilité
+qui nous surprenait. Aussi, malgré la frayeur, la répulsion que
+m’inspiraient ces hommes, j’avais envie de le suivre. J’avais tant
+souffert pendant ces deux jours qu’ils m’avaient tenue sous le
+séquestre, que c’était pour moi un bonheur plein d’ivresse, de pouvoir
+jouir librement des rayons du soleil. Mon sang se vivifiait peu à peu;
+je me sentais revivre, enfin. Ne pouvant résister plus long-temps au
+désir de me tenir debout et de voir encore une fois la terre, je me
+dressai sur mes jambes et me trouvai de la sorte la moitié du corps en
+dehors de notre prison. Oh! comme c’était délicieux! après avoir vécu
+sept jours dans un cachot noir et sale; je promenais avec émotion mes
+regards dans l’espace, et je voyais à l’horizon les coteaux d’une riche
+verdure, dont les reflets étincelaient sous un beau soleil d’or. Au
+milieu de cette végétation apparaissaient par instants de blancs
+villages qui semblaient des points de broderie sur un long ruban vert.
+La vue de ce paysage éclatant de lumière me remplit l’âme d’une joie
+ineffable: je croyais revoir quelques beaux sites de ma patrie, de la
+France! J’étendis les bras vers cette terre qui fuyait devant nous, et
+des larmes, que je ne pus retenir, inondèrent mon visage. Le chef des
+pirates passait en ce moment; il fallait que mon désespoir fût bien
+profond: je lui montrai la terre avec un geste expressif. Le bon
+Than-Sing, qui avait suivi avec intérêt toutes mes impressions,
+s’approcha de lui et se hâta de lui expliquer ce qu’il avait compris;
+c’est-à-dire que je lui demandais de nous rendre la liberté, la vie.
+Cette question coïncidait avec une circonstance qui pouvait entraîner
+pour nous de nouveaux hasards. La jonque qui était partie à Macao,
+emmenant notre capitaine pour traiter de notre rançon, n’était pas
+encore revenue. Elle était en retard d’un jour. Le chef des pirates me
+fit signe de la main de me calmer, et il dit à Than-Sing que, si dans
+cinq jours il ne se rencontrait pas avec la jonque qui avait dû aller à
+Macao ou à Hong-Kong, il nous ferait passer sur une autre qui nous y
+conduirait; il se refusa à nous donner plus d’éclaircissements sur notre
+avenir. Cette réponse vague ne fit que nous jeter dans une plus grande
+perplexité. Quel pouvait être, sur notre sort, l’effet d’une pareille
+décision? Ils nous mettraient sur une autre jonque, c’est-à-dire que, ne
+pouvant retirer aucun prix pour notre rançon, s’ils ne nous tuaient pas,
+ils se débarrasseraient de nous en nous exposant à de nouveaux dangers.
+
+L’apparition subite d’un steamer, en admettant que le hasard nous fît
+trouver sur sa route, était encore plutôt un motif de crainte que
+d’espérance, car les pirates, sur le point d’être atteints, et plutôt
+que d’être pris en flagrant délit de rapt, ne préféreraient-ils pas
+nous jeter, mon compagnon et moi, à la mer, pour éviter d’être pendus,
+punition que notre présence entre leurs mains devait à coup sûr
+entraîner? On voit ainsi à quel point se compliquait notre situation et
+qu’elle devait amener un dénoûment prompt, mais impossible à prévoir.
+
+Le capitaine, lequel avait la voix enrouée d’une manière affreuse par
+les cris sauvages qu’il avait poussés la veille; lequel, d’après
+l’opinion de Than-Sing, était le plus horrible scélérat; lequel suait
+l’assassin par tous les pores, puisque des victimes, laissées à moitié
+mortes à cet instant, le maudissaient sans doute, me force encore une
+fois, à dire qu’il avait une grande bienveillance répandue dans la
+physionomie. Il m’engagea à monter sur le pont, si je devais m’y trouver
+mieux; je ne pouvais qu’accueillir avec joie cette proposition; ma vie
+s’était étiolée dans l’ombre. Pour la première fois, je me mis à
+regarder, sans trop de dégoût, ces hommes qui m’avaient torturée; je me
+trouvais si heureuse de sentir la brise du matin m’effleurer le visage,
+que je retrouvai assez de sang-froid pour observer ce qui se passait
+autour de moi. Tous ces pirates allaient et venaient sur le pont d’un
+air joyeux; ils s’occupaient à partager entre eux les dépouilles des
+infortunés qu’ils avaient pillés la veille. A ce spectacle hideux, mes
+yeux ne se détournèrent pas, mon cœur n’éprouva pas la moindre émotion.
+J’avouerai à ma honte que j’étais tout entière au contentement égoïste
+que je ressentais de ne plus être enfermée.
+
+Je me reposais sur un petit escabeau que l’on m’avait offert.
+
+Ce gibier de potence levait de temps à autre les yeux sur moi, si ce
+n’était l’un, c’était l’autre qui me regardait, mais, non plus, d’une
+manière sardonique ou menaçante; il y avait, si je puis m’exprimer
+ainsi, dans leur joie, dans leurs évolutions, presque de l’enfantillage.
+Ils se plaisaient à me montrer différents objets qui leur passaient par
+les mains, comme font les enfants à une poupée, qu’ils veulent amuser.
+La lâcheté est si grande chez les Chinois, que la moindre bravoure leur
+en impose; je ne veux pas dire ici que j’ai été brave, car je perdrais
+le charme naturel qui appartient à la femme; ce que je veux dire, c’est
+que mon attitude, désespérée sans aucun doute, mais ferme au milieu
+d’eux, enlevait à leur goût sanguinaire une partie de son âcreté. Je
+dois le croire du moins, en rapportant les paroles de Than-Sing qui
+causait avec eux: «Ils me disent qu’ils vous aiment, parce que vous avez
+un doux visage et des yeux qui expriment la bonté, et ils ajoutent que
+maintenant ils n’ont plus le désir qu’il vous arrive du mal.» Devais-je
+croire que j’avais paralysé la barbarie de ces hommes, ou n’est-ce pas
+plutôt que l’habitude de me voir à toute heure du jour, ma faiblesse
+même, avaient été autant de motifs pour arriver à me traiter avec moins
+de rigueur? D’un autre côté, leur cupidité me sauvegardait des excès de
+leurs instincts brutaux et cruels; et quand je pense que j’ai vécu au
+milieu de ces hommes, seule et abandonnée, je ne puis en croire mes
+souvenirs.
+
+Après être restée environ deux heures sur le pont, je rentrai de ma
+propre volonté dans ma cellule. Je ressentis une lassitude extrême, que
+je m’expliquais par la séquestration que j’avais subie les jours
+précédents. Je m’étendis sur mes planches; elles me semblèrent moins
+dures qu’à l’ordinaire; enfin, je ne sais pourquoi je ne me sentais pas
+aussi malheureuse. Je promenais mes yeux au hasard sans qu’aucune
+pensée occupât réellement mon esprit, lorsque j’aperçus un vieux livre,
+tout sale, que j’avais déjà remarqué; il était écrit en allemand, langue
+qui m’était inconnue; mais, bien que ce livre ne pût m’être d’une grande
+distraction, j’aimais à le retourner en tous sens, parce que c’était la
+seule chose qui me rappelât l’Europe. Il me vint alors à l’idée de
+tracer sur une des feuilles, restée blanche, un court résumé de ma
+position; j’avais encore, au milieu de mon dénûment, une épingle à
+cheveux; je la pris entre mes doigts, et, me servant de la pointe,
+j’écrivis, sur la page restée blanche, ce qui suit: «J’ai été prise par
+des pirates chinois sur _le Caldera_; ils me retiennent prisonnière. Je
+suis Française. Nous sommes au sixième jour, 17 octobre 1854.» Et je
+signai mon nom: «Fanny Loviot.» Puis, sur une autre page, j’écrivis la
+même chose en anglais. Pouvais-je espérer que ce livre servirait jamais
+à guider les recherches qu’on ferait peut-être pour me retrouver? Hélas!
+je calculais peu alors les probabilités; je caressais des illusions qui
+me voilaient toute l’horreur de ma situation; c’était pour moi une
+consolation de rêver à la France, à la liberté. Du moins, me disais-je,
+si je ne dois pas être délivrée, ce livre servira peut-être, après ma
+mort, à punir nos assassins. Je ne m’en tins pas là; à l’aide d’un
+mauvais clou je gravai le plus lisiblement qu’il me fut possible, dans
+le cadre de bois intérieur qui recevait le panneau, mes deux noms et
+celui du _Caldera_. Chaque lettre avait au moins un pouce.
+L’inscription, où elle était écrite, devait sauter facilement à la vue.
+
+J’éprouvais dans cette occupation une vague inquiétude, car les pirates
+allaient et venaient sur le pont et jetaient souvent des regards de mon
+côté; mais ils ne se doutaient pas que ce que j’écrivais pouvait suffire
+à les faire pendre tous, si cela tombait sous des regards ennemis. Après
+ce travail, je me reposai. Tout un monde de pensées s’agitait dans ma
+tête; je rêvais à la possibilité de voir se réaliser ce que mon esprit
+venait de me suggérer; et, pour la première fois, machinalement, je me
+mis à approprier mes ongles, qui étaient longs et noirs, avec un petit
+fêtu de bois que je déchirai le long d’une planche; jusqu’alors je
+m’étais refusé ce soin superflu dans mon état de détresse et d’abandon.
+Où donc courait ma pauvre imagination, pour que j’en vinsse ainsi à
+m’occuper de ma personne? Profitant de la permission qui m’avait été
+donnée, je remontai sur le pont. Les pirates continuèrent à me faire
+bonne mine. Plusieurs d’entre eux s’occupaient à détacher le petit canot
+qui était le long du bord. Ils allaient pêcher des huîtres à quelques
+brasses plus loin. Ce jour-là était, à ce qu’il paraît, une sorte de
+fête pour eux, car leur cuisinier, autour de ses fourneaux, semblait
+fort préoccupé de l’importance des plats qu’il avait à préparer. Il y
+avait un quart de porc, tournant dans une broche, qui se dorait à la
+flamme d’un brasier ardent, et de délicieux petits poissons avec
+l’éternel riz que l’on versait à profusion dans des plats. Tous ces
+préparatifs aiguisaient notre appétit. Quand vint l’heure du repas, nous
+nous retirâmes discrètement dans notre réduit.
+
+Mais quelle ne fut pas notre surprise! non-seulement on ne ferma pas
+notre panneau, mais encore nous vîmes les pirates se ranger autour de
+notre case que le jour éclairait en plein, et s’asseyant sur le
+plancher, à la manière des Orientaux, ils se mirent en devoir de faire
+honneur à ce fameux repas. Le cuisinier commença à faire passer à
+chacun une portion de ces huîtres qui avaient mis tout l’équipage en
+révolution. (Ces huîtres, pour la grosseur et la qualité, peuvent être
+comparées à celles que nous appelons ici _pied de cheval_). Than-Sing et
+moi nous ne fûmes pas oubliés, les uns et les autres nous passaient une
+part de tout ce qu’ils mangeaient. Je commençai d’abord par goûter du
+bout des lèvres, me méfiant beaucoup des sauces chinoises; mais je ne
+tardai pas à sentir un petit fumet qui n’était pas désagréable.
+L’accommodement était une sauce très-relevée, à la provençale; ce devait
+être un de leurs mets de prédilection, car toutes les physionomies
+avaient un air de contentement extrême, sans excepter mon compagnon, qui
+avait une figure épanouie. Le tour du porc rôti vint ensuite; nous en
+eûmes notre part, de même que du poisson et du riz; nous eûmes aussi du
+thé et du vin dont j’ai déjà parlé. Les pirates nous paraissaient avoir
+une bonhomie, une prévenance qui pouvaient nous faire croire un moment
+que nous étions leurs hôtes, puisqu’ils semblaient oublier que nous
+fussions leurs prisonniers. Ils demandaient à Than-Sing si j’étais
+satisfaite de leur cuisine. Dois-je avouer que ces nouveautés
+culinaires, après des privations plus qu’inouïes, ne m’étaient pas
+désagréables? oui, sans doute, mais il fallait que j’eusse perdu à un
+certain degré l’odorat essentiel, car ce qui constitue le fond de la
+nourriture des Chinois ne venait nullement me troubler; et pourtant, ils
+sont aussi sales que les sauvages sous ce rapport, s’ils ne le sont pas
+plus. Ils mangent, dit-on, les chiens, les chats, les rats. Lorsqu’ils
+tuent les volatiles, rien n’est perdu dans ces animaux, les intestins
+sont lavés, raclés, essuyés, et passe sans conteste par le gosier des
+Chinois. Enfin, ils absorbent jusqu’à des chenilles, des sauterelles,
+des vers de terre, sans oublier les fameux nids d’hirondelles, dont la
+réputation chez eux est proverbiale.
+
+La circonstance aidant je faisais donc bonne contenance, comme je l’ai
+déjà dit. Mais l’inquiétude devait bientôt succéder aux heures de repos
+que nous venions de goûter. Les pirates, stimulés par leur chef,
+s’étaient levés tout à coup avec un fort mouvement d’action; ce dernier,
+en regardant dans sa longue-vue, venait d’apercevoir au loin une jonque
+marchande, il la signalait à toute sa bande; les débris de notre dîner,
+à peine achevé, disparurent en un clin d’œil et les pavillons furent
+hissés au haut du grand mât en signe de ralliement.
+
+Les pirates couraient çà et là, disposant tout pour une attaque. Il
+s’agissait encore de pillage; mon compagnon et moi reprîmes notre rôle
+passif; nous attendions, dans une anxiété silencieuse, des événements
+nouveaux; mais Dieu ne permit pas que cette journée qui avait été si
+heureuse pour nous s’achevât au milieu du _carnage_; ils s’aperçurent
+que la jonque qu’ils poursuivaient, gagnant trop le large, ne pouvait
+être atteinte, et ils se virent forcés de renoncer à leurs projets, ce
+qui dissipa les angoisses que nous éprouvions.
+
+Vers le soir, plusieurs jonques pirates s’étant approchées les unes des
+autres, se touchèrent presque bord à bord, et, en bons voisins, les
+chefs firent des échanges de marchandises; ils se cédèrent des
+provisions de bouche. Ainsi, notre capitaine acheta, entre autres, des
+canards tout vivants; s’apprêtait-il à nous bien traiter encore?
+
+Quand la nuit fut venue, toutes les jonques se séparèrent, et la nôtre
+continua seule sa route.
+
+Peu après, la cérémonie de la prière commença à bord. Confiants dans les
+bonnes dispositions qui nous avaient été manifestées, nous remontâmes
+mon compagnon et moi, sur le pont. La brise était douce et molle, le
+ciel d’une pureté splendide, reflétait ce qui constitue en mer
+l’occupation du penseur, les étoiles. Je regardais d’un œil humide. Sous
+cette voûte azurée je cherchais à découvrir l’ombre de la mienne, ou à
+défaut le moindre signe favorable, le plus petit espoir. N’étais-je pas
+abandonnée de la terre entière? Livrée à ces tristes pensées je
+reportais les yeux autour de moi, c’est-à-dire que je rentrais dans la
+réalité, et je remarquai que, contrairement aux jours précédents, on
+avait mis toutes les voiles dehors, au lieu de jeter l’ancre à la tombée
+de la nuit, comme on avait fait jusqu’alors. Vers dix heures j’allai
+m’étendre sur mes planches et je pensai néanmoins à tout ce que nous
+avions eu d’heureux dans ce jour qui venait de s’écouler, puis je tâchai
+de fermer les yeux; mais plusieurs fois je m’éveillai, et je prêtai
+l’oreille au moindre bruit. Le vent s’était élevé, et j’entendais au
+sillage de l’eau, le long de la coque du navire, que nous filions
+rapidement.
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain devait être un jour marqué par la Providence; c’était le
+18. Il pouvait être quatre heures du matin, lorsque mon compagnon et moi
+nous fûmes tirés de notre sommeil par un bruit de voix et de pas
+précipités. L’ancre avait été jetée, nous ne marchions plus; en outre,
+on avait hermétiquement fermé notre panneau. Je cherchai à m’expliquer
+la cause de l’activité qui régnait à une heure si matinale, et plus
+j’écoutais, plus il me semblait qu’il se passait quelque chose
+d’extraordinaire.
+
+Après avoir tourmenté quelques instants mon esprit, j’essayai de me
+rendormir, mais l’inquiétude était plus forte que le sommeil. Je me
+tournai vers Than-Sing, il avait les yeux ouverts, je le priai alors de
+me dire ce qui se passait sur le pont. Il se tenait l’oreille tendue; il
+mit un doigt sur sa bouche comme pour me dire: silence! Je ne comprenais
+pas très-bien. Comme je m’apprêtais à lui faire de nouvelles questions,
+il me fit encore signe de me taire, en me disant bien bas: «Ils s’en
+vont!» Puis il écoutait de nouveau.
+
+Je ne comprenais absolument rien à ce que disait ce pauvre homme, quand
+tout à coup il s’écria, avec un sentiment qui exprimait la joie et la
+peur en même temps: «Ils s’en vont! vous dis-je, c’est un steamer!--Un
+steamer?» répétai-je d’un air stupide. Je crus un moment que mon
+compagnon devenait fou, et je le regardai, avec une véritable peur,
+mais, me calmant aussitôt je me contentai de hausser les épaules avec
+pitié. Je lui en voulais de réveiller en moi une espérance depuis
+longtemps abandonnée, parce qu’elle me semblait irréalisable; aussi je
+lui tournai le dos avec humeur. «Un steamer!» me disais-je en moi-même.
+Mais, à peine avais-je eu le temps de faire quelques réflexions, qu’il
+me toucha l’épaule, et qu’il me dit encore: «C’est un steamer! les
+pirates ont vu un steamer, ils se sauvent dans la montagne!»
+
+Je le regardai cette fois en face. Mes idées commençaient à
+s’embrouiller. Il m’était impossible de donner un sens à tout ce que je
+lui entendais dire. «Vous vous trompez, lui dis-je; si nos ennemis
+étaient poursuivis, est-ce qu’ils perdraient leur temps à rester à
+l’ancre?» Pour toute réponse, il colla son visage à la petite lucarne
+près du gouvernail, et je l’entendis qui répétait: «Oui, oui, c’est un
+steamer; regardez plutôt.» Cette fois, le cœur commença à me battre avec
+violence; je m’approchai, à mon tour, de la lucarne, et je distinguai,
+en effet, un navire qui pouvait se trouver à environ deux milles au
+large. Je me sers du mot _navire_, parce que je ne lui voyais laisser
+aucune trace de fumée derrière lui. Ma joie se calma même aussitôt, et
+le doute me revint à l’esprit. Je me dis, alors, que c’était tout
+simplement un navire voguant vers Hong-Kong, Canton ou Macao. «Qui pense
+à venir nous secourir? me disais-je. Qui pourra nous découvrir à bord de
+cette jonque, ressemblant à tant d’autres qui sillonnent ces parages?»
+Cependant, quelques efforts que je fisse pour contraindre mon agitation,
+je ne pouvais détacher mes yeux de la lucarne.
+
+A ce moment, Than-Sing dit encore entre ses lèvres: «Ils s’en vont! ils
+s’en vont!» Mais j’étais d’une incrédulité désespérante. Il est
+difficile de revenir à la vie lorsqu’on a été si longtemps à l’agonie.
+«Et pourquoi s’en iraient-ils? lui disais-je.--A cause du steamer, me
+répondait-il.--Mais je vous dis que cela n’en est pas un.--Si, je vous
+assure que je ne vous trompe pas.--D’abord, il n’y a pas de fumée; vous
+voyez bien que c’est un navire.--Cela ne fait rien; les pirates s’en
+vont. Écoutez.» Le silence se faisait en effet autour de nous, car l’on
+n’entendait plus que par intervalle un murmure de voix qui allait
+toujours s’éloignant. Pourtant, les pas d’un homme se faisaient encore
+entendre. J’élevai les bras en l’air pour soulever le panneau; je
+voulais voir; mais Than-Sing me retint, jugeant plus prudent, en cette
+circonstance, de nous faire oublier. Au même instant, le panneau fut
+ouvert avec précipitation, et une figure aux traits bouleversés apparut
+à nos yeux. C’était le cuisinier du bord, que l’alerte répandue parmi
+l’équipage forçait d’abandonner ses utiles fonctions. Il parla en
+gesticulant, et avec une volubilité de paroles que l’émotion
+entrecoupait. Il disait à Than-Sing (je l’ai su depuis): «N’ayez pas
+peur... vous allez être sauvés... c’est un steamer...» Il était resté le
+dernier; mais le sentiment de la conservation l’emporta sur le désir
+qu’il pouvait éprouver de converser plus longtemps avec nous, il
+s’enfuit au plus vite pour rejoindre les autres. Je poussai alors une
+exclamation de joie impossible à rendre; plus prompte que la pensée, je
+m’élançai sur le pont. Il était bien vrai, nous étions seuls sur la
+jonque, laquelle se trouvait engravée dans le sable. Le but des pirates,
+en s’arrêtant en cet endroit, avait été de faire une provision d’eau
+douce, lorsqu’aux premières lueurs du jour, un steamer, masqué jusque-là
+par une pointe de terre, leur apparut. Ce steamer avait jeté l’ancre et
+déjà il envoyait des embarcations pour reconnaître la côte. C’est alors
+qu’effrayés du danger qui les menaçait, et ne pouvant démarrer, les
+pirates avaient préféré fuir en abandonnant leur jonque. Ils avaient
+gagné la terre en entrant dans l’eau jusqu’à mi-jambes; nous les
+apercevions encore très-distinctement grimper en toute hâte le long du
+versant de la montagne. Ils traînaient avec eux ce qu’ils avaient pu
+emporter de leurs rapines; les uns étaient chargés à dos, les autres
+portaient des fardeaux sur la tête ou sur les bras.
+
+J’étais dans un saisissement qui ne peut se dépeindre. En les voyant
+ainsi disparaître, mes yeux se tournaient alternativement vers nos
+ennemis qui fuyaient et vers le steamer qui nous apportait sans doute la
+délivrance. Je joignais les mains en les serrant avec ivresse, mon cœur
+se dilatait, je jetais dans l’air des exclamations bruyantes, je
+prononçais des paroles incohérentes; enfin, je regardais dans la
+montagne, je regardais le steamer; j’aurais voulu, comme dans un conte
+de fées, m’y trouver transportée. Cependant, aucune embarcation ne se
+détachait pour venir à notre rencontre; mes pieds ne tenaient plus en
+place. Je jetai la vue vers la pointe de terre près de laquelle le
+steamer semblait rapproché, et je dis à Than-Sing: «Allons là-bas, ils
+nous apercevront peut-être; il n’y a qu’un peu d’eau à traverser, nous
+ferons comme les pirates; venez! venez!» Je ne voyais que la distance,
+je ne mesurais pas la difficulté. Mais Than-Sing me répondit: «Non,
+c’est inutile, ils vont venir.--Ils vont venir!» disais-je. Puis
+j’attendis une minute, et, cette minute passée, je répétais les paroles
+que j’avais dites un instant avant, et Than-Sing me répondait avec son
+flegme habituel: «Ils vont venir, calmez-vous, ils vont venir.» Ce
+sang-froid m’exaspérait; je ne comprenais pas qu’il nous fît perdre un
+temps précieux, en n’allant pas au-devant du secours que le ciel nous
+envoyait. Je tentai une dernière fois de le persuader. «Écoutez, lui
+dis-je, prenons le petit canot; il me semble qu’avant une heure d’ici,
+nous pourrions aborder le steamer. Songez donc, si les pirates allaient
+revenir nous faire prisonniers, ce serait la mort cette fois! Venez.
+Voulez-vous? Je vous en supplie!» Et je regardais le steamer avec
+avidité.--«Non, me répondait-il toujours avec le même calme, c’est un
+steamer; attendons; je vous dis qu’ils vont venir.» J’étais désespérée;
+c’était la première fois qu’il s’élevait un débat entre nous deux. Si
+j’avais su nager, je crois que j’aurais eu le courage de me jeter à la
+mer pour tenter de me sauver. Je regardais le petit canot avec envie.
+Mon salut ne me paraissait véritablement assuré que lorsque je ne
+foulerais plus ce plancher de malheur. Je me dirigeai vers l’arrière de
+la jonque, où il était amarré, et je l’examinai comme mon unique
+ressource; je ne tremblais pas à l’idée de me voir seule au milieu des
+flots, je me demandais simplement si je serais assez forte pour le
+conduire; je me sentais le courage du désespoir, surtout lorsque je
+portais mes regards vers la montagne, sur le versant de laquelle
+quelques pirates apparaissaient encore.
+
+Tout à coup, Than-Sing me saisit le bras en m’arrêtant dans ma pantomime
+désespérée: «Tenez, regardez, regardez là-bas! me dit-il; voyez-vous
+trois canots?» Je tournai les yeux dans la direction qu’il m’indiquait,
+et je vis, en effet, trois canots, lesquels après avoir fait un circuit,
+semblaient se diriger vers nous. Je suivais avec anxiété leur marche
+progressive, une idée subite me vint. Je me dépouillai de mon premier
+vêtement, et je l’attachai en toute hâte au bout d’un long bambou pour
+attirer l’attention de l’équipage du steamer. Je me disais au milieu de
+mes transports de joie: «Nos yeux nous trompent peut-être: ces canots
+qui paraissent venir à nous ne peuvent-ils pas tout à coup changer de
+route?» Alors, courant à l’arrière de la jonque, qui était le point le
+plus en vue, je me mis à agiter avec frénésie mon signal improvisé, puis
+je le fixai bien vite entre deux planches. Quelle émotion! mon cœur
+battait avec tant de violence, qu’en quelques instants j’avais épuisé
+mes forces. Il n’y avait plus à en douter, on venait pour nous sauver.
+Notre jonque était la seule qui existât sur le rivage; quelques minutes
+encore et nous allions pouvoir distinguer la forme et la couleur des
+vêtements de ceux qui montaient les embarcations. Than-Sing, qui se
+tenait tout près de moi, croisait ses mains en signe de prière; sa bonne
+figure exprimait la joie la plus vive. Une idée me vint à l’esprit:
+c’est que la vue de son habillement chinois pouvait être d’un mauvais
+effet et nous compromettre; je le priai de se dissimuler le plus
+possible; il comprit ma pensée, car sans mot dire il se retira à
+l’écart. Mes yeux, perçant la distance, commencèrent, quoique
+faiblement, à apercevoir les mouvements des rameurs, mais il se fit un
+temps d’arrêt dans la marche des canots; les rames, d’une seule
+manœuvre, furent relevées debout; une crainte se glissa dans mon âme:
+allaient-ils virer de bord et retourner au steamer? Je portai mes mains
+à la hauteur de mes yeux pour abriter ma vue qui était gênée par le
+soleil, quand une des plus effroyables détonations retentit, en même
+temps qu’une fumée blanche et épaisse enveloppait, comme dans un nuage,
+les trois embarcations. A cette attaque inattendue, surprise,
+épouvantée, mes jambes fléchirent sous moi, et je tombai sur mes
+genoux, en criant, dans un paroxysme violent de frayeur: «Than-Sing! ils
+viennent pour nous tuer! Nous allons mourir!!!» Mais à peine avais-je
+proféré ces cris de désespoir, qu’une rage subite plus forte que la
+douleur s’empara de moi. En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire,
+je m’étais dit: «Puisque mon malheur est à son comble, puisque je suis
+abandonnée de Dieu, puisqu’il faut que je meure, eh bien! je veux qu’ils
+me voient, qu’ils me tuent bien en face!» C’en était trop, je m’élançai
+à la même place où j’étais quelques moments auparavant. Mes yeux étaient
+secs et ardents; de la main droite, je saisis ma casquette et je
+l’agitai en l’air avec frénésie. Oh! alors, surprise! surprise inouïe!
+Au lieu d’un nouveau feu, des hourras formidables et prolongés
+parviennent à mes oreilles. Ce cri, partant des canots est répété par
+trois fois différentes, ce n’était pas un rêve cette fois, il me révéla
+que nos sauveurs étaient des Anglais; tous les hommes d’équipage se
+découvraient et agitaient leurs chapeaux en signe de salut; j’étais
+reconnue, j’étais sauvée!
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+ Récit du capitaine Rooney.--Expédition sur la côte.--Villages
+ incendiés.--La mère des pirates.--Mort d’un Chinois.--_The lady
+ Mary Wood._--Retour à Hong-Kong.--Protection du consul.--Visite de
+ Than-Sing.--Adieux du capitaine Rooney.
+
+
+Comment peindre ce que j’éprouvai alors! mon âme succombait sous l’excès
+de ce bonheur inattendu; et sans parole, presque sans pensée, je sentais
+des larmes baigner mon visage. En ce moment, les canots abordaient,
+c’étaient les soldats de la marine anglaise. Les officiers, le capitaine
+Rooney en tête s’élancèrent aussitôt vers moi avec des marques du plus
+vif intérêt. Ayant aperçu Than-Sing qui se tenait à mes côtés, plusieurs
+marins lui montrèrent le poing, le prenant pour un pirate oublié par les
+siens; mais j’étendis la main, de peur qu’on ne fît un mauvais parti à
+mon compagnon d’infortune, et le capitaine Rooney se hâta d’expliquer
+aux officiers quel était le marchand chinois, et combien sa conduite
+était digne d’éloges.
+
+Lorsqu’on vit que je n’étais pas trop faible pour me mettre en route,
+l’on me fit descendre dans l’une des chaloupes pour nous conduire au
+steamer. Je m’éloignai donc à tout jamais de la jonque, où je serais
+morte peut-être quelques jours plus tard, si le ciel n’eût mis une fin
+si heureuse et si brusque à mes épreuves, et ne m’eût témoigné son
+ineffable miséricorde en m’envoyant un secours inespéré. Pendant ce
+trajet, les officiers, qui parlaient français, m’expliquèrent pourquoi
+j’avais douté si longtemps de la présence du steamer; ils avaient
+abaissé la cheminée afin de pouvoir mieux surprendre les pirates. Ils me
+félicitèrent de ce que j’avais eu le courage, après avoir essuyé un coup
+de feu de leur part, de m’être mise encore en évidence pour me faire
+reconnaître, ajoutant que c’était grâce à ma chevelure blonde, qu’ils
+m’avaient reconnue. Jusqu’alors, ils m’avaient prise pour un Chinois
+qui donnait l’alarme aux autres. Enfin, mes sauveurs témoignaient une
+joie bien vive du succès qu’ils venaient de remporter. J’appris qu’à
+Hong Kong on me croyait morte, ou, pour le moins, emmenée dans
+l’intérieur de l’empire pour y être vendue. Eux-mêmes, me disaient-ils,
+n’avaient pas l’espoir de me retrouver.
+
+Nous étions à moitié de la distance qui nous séparait du steamer et de
+la jonque, que cette dernière était déjà la proie des flammes. Peu
+après, nous abordions. Les soldats poussaient de longs hourras, auxquels
+les marins répondaient avec non moins de chaleur. Bien que je fusse
+très-émue des marques de sympathie dont j’étais l’objet, j’étais presque
+honteuse en me voyant dans un état si misérable, et ce fut en baissant
+la tête que je traversai un rang de personnes notables de Hong-Kong,
+venues à bord pour voir de plus près les résultats de l’expédition. Mais
+je pus bientôt me dérober à tous les yeux, en me retirant dans une
+cabine qu’on avait disposée à mon intention. Une fois seule, je me hâtai
+de faire disparaître les souillures de ma captivité en mettant des
+vêtements préparés pour moi. Je me regardai dans un miroir; c’est à
+peine si je pouvais me reconnaître, tant mes traits étaient changés et
+maigris. Un cercle bleuâtre cernait mes yeux, ma peau était noircie par
+le hâle de la mer. Je dus renoncer pour le moment à réparer complétement
+le désordre de ma chevelure, qui demandait un soin tout particulier.
+Pendant ce temps, les trois embarcations qui avaient effectué ma
+délivrance repartaient de nouveau pour aller incendier deux ou trois
+villages sur la côte, villages connus pour servir de repaires aux
+pirates.
+
+Les détails qui vont suivre sont racontés par le capitaine Rooney
+lui-même; c’est le récit exact qu’il fit aux autorités anglaises et au
+vice-consul de France, après la catastrophe. J’ai pensé qu’en le
+reproduisant fidèlement, comme l’ont fait les journalistes de Hong-Kong
+dans leurs feuilles, il retracerait mieux que je ne pourrais le faire la
+marche des deux expéditions dirigées à ma recherche et à celle du
+_Caldera_.
+
+Laissons donc parler M. Rooney:
+
+
+_Extrait de l’_OVERLAND CHINA MAIL, _de Hong-Kong_.
+
+Nous avons parlé d’un navire qui s’était perdu sur la côte occidentale.
+On a su depuis que ce navire était chilien et s’appelait _Caldera_. Le
+récit suivant de sa capture par les pirates chinois a été fourni par le
+capitaine Rooney:
+
+ «Le jeudi 5, à cinq heures du matin, _le Caldera_ quitta Hong-Kong
+ pour se rendre à San-Francisco avec un équipage de dix-sept hommes
+ et trois passagers, une dame française et deux Chinois. A quatre
+ heures, le baromètre baissant et le temps prenant un aspect
+ menaçant, je diminuai la voilure et me préparai à subir une forte
+ brise. A minuit, il ventait violemment, et le =6=, avant le point du
+ jour, nous courions sous la grande voile de hune à moitié carguée
+ au milieu des lames qui nous battaient en travers. Pendant toute la
+ journée, le vent continua à souffler avec violence; notre grand mât
+ de hune et notre mât d’artimon furent brisés au ras du pont et le
+ navire commença à faire eau en abondance. Cet état de choses
+ continua jusqu’au samedi à quatre heures de l’après-midi. En ce
+ moment, la terre se montra à deux milles vers le nord; le vent
+ soufflait sud-sud-ouest. Je pensai que le meilleur parti à prendre
+ était de me réfugier au plus vite dans une baie que je voyais sous
+ le vent, de réparer là mes avaries et d’y laisser reposer mon
+ équipage épuisé de fatigue. Je réussis à atteindre cette baie et
+ j’y jetai l’ancre à environ six heures de l’après-midi; les hommes
+ se mirent aussitôt aux pompes. Ils y étaient encore à dix heures du
+ soir, lorsque trois jonques chinoises vinrent accoster _le
+ Caldera_, jetèrent sur le pont leurs pots à feu, montèrent des deux
+ côtés à l’abordage et firent prisonniers tous les hommes qui
+ étaient sur le pont; puis ils s’emparèrent de moi et de ceux qui
+ étaient dans leur lit, nous lièrent les mains derrière le dos et
+ demandèrent si le navire était anglais. Sur notre réponse négative,
+ ils nous dirent que c’était heureux pour nous, car, si le navire
+ avait été anglais, ils nous auraient tous massacrés. Le 7, au point
+ du jour, ils nous forcèrent de lever l’ancre et de les suivre dans
+ une autre baie où nous mouillâmes par une profondeur de trois
+ brasses. Là, ils se mirent à piller la cargaison du navire. Mais,
+ dans la matinée du 9, une flotte nombreuse de jonques parut en vue,
+ et les trois jonques qui nous avaient capturés s’éloignèrent. Cette
+ flotte n’en comptait pas moins de trente-cinq. Elles s’emparèrent
+ de tout ce qu’elles trouvèrent à leur convenance et furent bientôt
+ remplacées par quelques autres jonques de moindre grandeur, que
+ d’autres suivirent encore jusqu’à ce qu’il n’y eut plus rien à
+ prendre dans le navire; alors les dernières arrivées se mirent,
+ faute de mieux, à enlever le cuivre. Une de celles-ci, le mercredi
+ suivant, s’empara de la dame française et d’un des deux Chinois
+ passagers à bord du _Caldera_. Dans l’après-midi de ce même jour,
+ j’obtins d’un des bateaux pirates qu’il me prît à son bord avec mon
+ charpentier et qu’il nous conduisît à Macao. J’y arrivai le
+ lendemain jeudi, et je fis connaître ma situation au capitaine du
+ port et au gouverneur; mais il me dirent que je ne pourrais trouver
+ aucune assistance dans ce port. Cela me détermina à partir
+ immédiatement pour Hong-Kong, où j’arrivai à minuit, vendredi
+ dernier.»
+
+Aussitôt que le capitaine Rooney fut arrivé, il se rendit en toute hâte
+chez ses agents, MM. Williams, Anthon et Cᵉ, et chez M. Haskell, un des
+associés, et qui remplissait, à Hong-Kong, les fonctions de vice-consul
+de France. M. Haskell se transporta immédiatement à bord du vaisseau de
+S. M. B. _le Spartan_, et, après une entrevue avec sir William Hoste,
+qui lui promit l’assistance d’un détachement de ses hommes, il alla
+réveiller M. Walker, de la _Peninsular and Oriental Company_, qui frêta
+_la Lady-Mary-Wood_ pour aller à la recherche du _Caldera_. M. Rooney se
+rendit aussi chez le lieutenant-gouverneur, qui donna ordre à M.
+Caldwell, interprète, d’accompagner l’expédition et de prendre sous sa
+garde comme prisonniers les deux Chinois qui avaient amené le capitaine
+Rooney à Macao et l’avaient de là accompagné à Hong-Kong, pour y
+recevoir 50 livres sterling de récompense qu’il leur avait promises.
+
+En conséquence, le lundi suivant, à 9 heures 30 minutes du matin, _la
+Lady-Mary-Wood_ appareilla, ayant pris à bord quatre-vingts blue-jacket
+(soldats de marine), sous le commandement du lieutenant Palisser et de
+MM. Olivier et Rogers; elle quitta le port à la hauteur de la pointe
+sud-ouest de Lantao (ty-ya-san); une jonque de la côte occidentale fut
+aperçue voguant vers _la Lady-Mary-Wood_. Quand elle l’eut rejoint, on
+vit qu’elle avait à bord le subrecargue et l’équipage du _Caldera_.
+Cette jonque avait fait prix avec ces dernier de 400 livres sterling.
+Les matelots furent pris à bord de la _Lady-Mary-Wood_, et la jonque
+continua sa route sur Hong-Kong, avec une lettre de M. Caldwell.
+
+Les faits qui suivirent ont été racontés en ces termes par un témoin
+oculaire:
+
+ «_La Lady-Mary-Wood_ vint le soir jeter l’ancre dans un mouillage
+ où nous ne remarquâmes rien autre chose que l’absence totale de
+ toute voile le long de la côte. Pas une seule, ni petite ni grande
+ ne s’était laissé voir depuis que nous avions quitté le voisinage
+ de Macao jusqu’au moment où nous entrâmes à Koo-Lan. Comme la nuit
+ arrivait, on ne put rien entreprendre ce soir-là, d’autant plus que
+ le capitaine Rooney n’avait pas une idée très-exacte de l’endroit
+ où il avait laissé son navire. En attendant, les embarcations
+ furent mises en état: c’étaient la chaloupe du _Spartan_, dans
+ laquelle il y avait un canon de six, et trois canots du steamer. A
+ peine le jour levé, des débris des mâts du _Caldera_ se montrèrent
+ flottant sur les vagues à environ deux milles du steamer. Ils
+ étaient tout noirs, d’où l’on pouvait conclure que le navire avait
+ été incendié, en vue de s’emparer du cuivre et du fer employés dans
+ sa construction. A neuf heures du matin environ, les quatre
+ embarcations prirent le large escortées par soixante-dix hommes,
+ et, après une longue traversée, elles abordèrent dans le voisinage
+ de quelques huttes de pêcheurs dont les habitants gagnèrent
+ aussitôt les montagnes. On se mit à leur poursuite, et ce ne fut
+ pas sans peine qu’on parvint à en saisir un. Il fut amené à M.
+ Caldwell qui, toutefois, ne put en tirer aucun renseignement, si ce
+ n’est que le navire «avait été brûlé depuis plus d’un mois.» On lui
+ permit de s’en retourner, et la chaloupe, accompagnée de deux
+ embarcations, se dirigea vers le village de Choo-Koo-Mee, distant
+ d’environ huit milles du steamer. La chaloupe marchait à un mille à
+ peu près en avant de la seconde embarcation; elle fut rejointe par
+ la troisième; la quatrième, sous le commandement de M. Rogers, fut
+ laissée en arrière par mesure de précaution.
+
+»Près d’aborder, M. Caldwell envoya à terre l’un des deux
+ prisonniers dûment accompagné, avec mission de bien faire
+ comprendre aux habitants qu’on venait dans un but tout pacifique,
+ et simplement pour s’enquérir de la dame qui avait été emmenée par
+ les pirates. Le prisonnier avait fait à peine quelques pas qu’un
+ boulet de quatre atteignit l’embarcation montée par M. Caldwell,
+ dans la direction de sa personne; mais c’était un boulet mort, et
+ il n’en résulta aucun mal. Le lieutenant Palisser considérant comme
+ un risque inutile de passer sous le feu des Chinois, les
+ embarcations se mirent hors de portée, mouvement que l’ennemi prit
+ pour une retraite, car il poussa aussitôt des cris de triomphe,
+ agita ses drapeaux en signe de défi. Nos hommes, conduits par M.
+ Olivier, eurent bientôt pris terre; ils poursuivirent les Chinois
+ de buissons en buissons et les chassèrent du village en leur tuant
+ de neuf à douze des leurs. En explorant les maisons, on eut
+ l’explication de leur résistance. On y trouva en grand nombre des
+ boîtes de thé, des balles de riz, etc., etc., qui avaient fait
+ partie de la cargaison du _Caldera_. Cela fait, les embarcations
+ vinrent rejoindre le steamer rapportant quelques-uns des canons
+ (pièces de quatre de fabrique anglaise) pris aux Chinois.
+
+»_La Lady-Mary-Wood_ retourna à Hong-Kong, le lundi, sans avoir
+ accompli le principal objet de sa mission, c’est-à-dire la
+ délivrance de Mme FANNY LOVIOT, emmenée par les pirates; mais M.
+ Caldwell, nous assure-t-on, pense qu’elle ne peut être que dans le
+ voisinage de cette colonie, ou, dans tous les cas, de ce côté de
+ Macao, et il espère avoir bientôt sur elle des renseignements qui
+ lui permettront d’opérer sa délivrance.
+
+»Cependant, une seconde expédition a été chargée de compléter
+ l’œuvre de _la Lady-Mary-Wood_. Le steamer _Ann_ a quitté le port
+ mardi matin, avec quatre-vingt-dix hommes du _Spartan_, sous le
+ commandement des lieutenants Palisser, Morell et Stokes,
+ accompagnés du chirurgien Bradsaw, qui avait aussi fait partie de
+ l’expédition de _la Lady-Mary-Wood_. Il y a tout lieu de croire que
+ cette nouvelle expédition retrouvera une grande partie du
+ chargement du _Caldera_, et rendra bon compte de tous les villages
+ de pirates qui existent dans l’île.
+
+»Nous avons dit que le steamer _Ann_ avait été frété pour une
+ seconde expédition sur la côte occidentale, dans le but de
+ compléter la destruction des villages des pirates et d’y reprendre
+ tout ce qui pourrait s’y trouver de la cargaison du _Caldera_. Il
+ revint au port le vendredi en faisant le signal _tout va bien_, et
+ l’on apprit bientôt, en effet, que le steamer avait non seulement
+ réussi dans le but mentionné plus haut, mais encore qu’il avait eu
+ la bonne fortune de capturer la jonque dans laquelle Mme FANNY
+ LOVIOT et le marchand chinois, faits prisonniers par les pirates,
+ se trouvaient confinés. Voici les détails de cette capture, tels
+ qu’ils nous ont été racontés:
+
+»_L’Ann_, comme _la Lady-Mary-Wood_, arriva à une heure trop
+ avancée de la soirée pour rien entreprendre ce jour-là. En
+ conséquence, le lieutenant Palisser et sa troupe attendirent en
+ repos jusqu’au lendemain matin. Mais, dès avant le lever du jour,
+ les hommes s’installèrent dans les embarcations (la barge, la
+ pinasse et le petit canot du _Spartan_) et se dirigèrent vers une
+ jonque qui gagnait le rivage; l’équipage de cette dernière, se
+ voyant poursuivi, s’enfuit en toute hâte vers la montagne; quand
+ les embarcations, qui avaient continué d’avancer, furent dans son
+ voisinage, elles tirèrent sur ladite jonque un coup de canon dont
+ le bruit fit monter sur le pont la prisonnière française et le
+ marchand chinois, qui furent ainsi miraculeusement délivrés. On sut
+ depuis que la jonque était entrée le matin dans la baie pour y
+ faire de l’eau. Deux autres jonques, chargées de volailles et
+ autres produits, reçurent la chasse et vinrent aussi s’échouer sur
+ le rivage. Abandonnées par leurs équipages, elles furent incendiées
+ et détruites par les nôtres.
+
+»L’expédition se dirigea ensuite vers le village de Choo-Koo-Mee,
+ d’où les Chinois, à la première occasion, firent feu sur nos
+ embarcations, qui, à leur tour, lancèrent quelques boulets parmi
+ les maisons ruinées et les arbres, pour disperser les habitants qui
+ pourraient avoir la témérité de résister; puis nos hommes
+ débarquèrent. Un coup de canon lancé par les Chinois amena sur ce
+ même point un certain nombre de matelots et de soldats de marine
+ avec le lieutenant Palisser, et, tous ensemble, conduits par M.
+ Sarrat, s’élancèrent par un étroit sentier vers le village. Une
+ pluie de flèches et de pierres, et la décharge de neuf canons
+ chargés de vieux boulets de fer, de pierres, etc., etc., les
+ accueillit, mais ne leur fit aucun mal. Naturellement, on se
+ précipita aussitôt sur les canons, dont on s’empara; quelques
+ habitants furent tués à coups de fusil et de baïonnette; nos
+ hommes, après avoir mis en sûreté une centaine de ballots de sucre
+ et de thé appartenant au _Caldera_, détruisirent encore dans les
+ environs un petit nombre de huttes qu’ils trouvèrent, puis ils
+ mirent le feu au village, après quoi ils se rembarquèrent et
+ regagnèrent le steamer.
+
+»Le lendemain mardi, dans la matinée, les embarcations furent
+ dirigées vers le village de Koo-Lan, qu’elles trouvèrent défendu
+ par un fort solidement établi, armé de canons de 24 et de 32, dont
+ plusieurs coups, habilement pointés, saluèrent leur approche, en
+ même temps qu’une flotte de pirates, comptant vingt grande jonques,
+ venait prendre position le long de la grève. Nos hommes ne
+ demandaient qu’à les attaquer; mais le lieutenant Palisser, en
+ présence d’une force si considérable, ne jugea pas prudent de le
+ faire avec les quatre-vingt-dix hommes qu’il avait sous ses ordres,
+ d’autant plus que le principal but de l’expédition avait déjà été
+ atteint par cette poignée de braves, et l’_Ann_ appareilla pour
+ revenir à Hong-Kong. On eut bientôt lieu de se féliciter de cette
+ sage détermination, car on a su depuis que, le lendemain matin, la
+ première flotte de pirates de vingt jonques, dont nous venons de
+ parler, avait été grossie par une seconde de quarante. Contre ces
+ soixante jonques, la lutte eût été trop inégale, et, si l’_Ann_
+ l’eût engagée, il est fort possible qu’elle n’en fût pas sortie à
+ son avantage.»
+
+ _Extrait de l’_OVERLAND FRIENDS, _of China_.
+
+ «Nous avons promis, dans le dernier numéro, de plus amples détails
+ sur l’expédition entreprise par le navire _Ann_, à la recherche des
+ deux passagers enlevés du _Caldera_ par les pirates, Mme FANNY
+ LOVIOT et le marchand chinois. Nous regrettons de ne pouvoir donner
+ de cette expédition un récit aussi ample que nos lecteurs auraient
+ pu le désirer, surtout en ce qui concerne le traitement que les
+ pirates ont fait subir à leurs deux prisonniers, traitement dont
+ nous avons entendu parler comme d’une chose inouïe, et devant
+ lequel nous nous arrêtons avec douleur, en pensant à la pauvre
+ jeune femme qui en fut l’objet. On nous a affirmé que les barbares
+ avaient jeté leur captive, dans une cabine peuplée de rats,
+ d’araignées, de cancrolats, enfin d’insectes les plus immondes.
+ Tout cela n’est-il pas fait pour exciter la curiosité et le plus
+ vif intérêt?»
+
+ (_Friend of China._)
+
+Je dois dire ici qu’après cette catastrophe, je me trouvais dans un tel
+état de fièvre et de malaise moral, qu’il ne m’a pas été possible de
+satisfaire la curiosité bien légitime des journalistes de Hong-Kong en
+ce qui touche les souffrances de ma captivité. C’est en France seulement
+que, rappelant mes souvenirs, je me mis à écrire cette relation,
+laquelle par son étrangeté même m’a paru mériter la publicité.
+
+En terminant les détails de cette expédition, je ne veux pas oublier de
+citer un trait de représailles des plus caractéristique.
+
+Il avait été fait dans cette récente affaire deux prisonniers.
+J’entendais les matelots raconter les différents épisodes du combat.
+Tous les détails qu’ils donnaient sur la sanglante journée faisaient
+peine à entendre; ils énuméraient le nombre d’ennemis égorgés; l’un
+d’eux même, qui se vantait beaucoup de son intrépidité, s’attira, plus
+peut-être par jalousie que par commisération pour le sort des victimes,
+mainte observation sur sa cruauté. Comme on lui reprochait d’avoir tué
+une femme chinoise avec le plus grand sang-froid, il répondit
+impatienté: «Êtes-vous tous des imbéciles, vous n’avez donc pas vu que
+c’était la mère des pirates!»
+
+Mon retour à Hong-Kong causa une grande rumeur lorsque la nouvelle s’en
+répandit. La foule accourut et se pressa sur les quais; en un instant,
+des canots remplis de monde accoururent vers le steamer,
+l’environnèrent, et tous les regards cherchaient à me découvrir parmi
+les passagers. Il n’était guère facile de me reconnaître sous le costume
+d’homme dont j’étais encore vêtue. Chacun me faisait des offres
+généreuses. M. Walker, directeur de _the Peninsular and oriental
+Company_, me pressait d’accepter l’hospitalité dans sa famille, près de
+sa femme, qui compatissait à mes malheurs et avait le plus grand désir
+de me connaître. J’étais très-touchée de toutes ces marques de
+sympathie; mais je remerciai M. Walker en lui disant que mon plus vif
+désir, avant de songer à moi-même, était de voir le vice-consul; j’avais
+trouvé une protection si pleine d’humanité dans ce représentant de la
+France, que j’eusse regardé comme une ingratitude d’accepter aucun
+bienfait, sans qu’il fût le premier à me donner son approbation: ne lui
+devais-je pas plus que la vie? Comme je me disposais à me rendre au
+consulat, je fus prévenue par M. Haskell, qui se rendait sur le steamer;
+il vint à ma rencontre. Il était très-ému; on lisait sur son visage
+rayonnant la joie qu’il éprouvait en ce moment de voir tous ses efforts
+couronnés d’un si grand succès. Il me dit ces simples paroles: «Venez,
+je vous offre abri et protection au consulat de France.» Ce mot _France_
+fit vibrer en moi un sentiment indéfinissable; il réveilla le souvenir
+de tout ce qui m’était cher; il était l’expression de la sollicitude de
+ma patrie veillant sans relâche sur le sort de ses enfants, en quelque
+endroit éloigné du globe qu’ils se trouvassent égarés. Ma réponse fut
+des larmes; il ne m’était pas possible de proférer une parole, tant mon
+émotion était grande. La Providence, dans mon malheur, se montrait si
+miséricordieuse!
+
+Nous descendîmes dans une embarcation qui nous transporta à terre; là,
+une chaise à porteurs m’attendait, et je parvins en peu d’instants à la
+résidence française.
+
+Je passai vingt et un jour à Hong-Kong, comblée d’attentions les plus
+délicates. Plusieurs personnes de la ville vinrent me visiter, beaucoup
+de dames surtout, dont le récit de mes malheurs avait excité la
+sensibilité. Je dus pourtant me renfermer, par ordonnance du médecin; à
+la suite de tant d’émotions contraires, ma constitution se trouva
+complétement ébranlée. Cette joie, qui succédait à une immense douleur,
+m’accablait avec trop de violence pour que mes facultés pussent résister
+longtemps à la secousse. Le mal se déclara, et je fus prise d’une fièvre
+ardente. Je restai plusieurs jours et plusieurs nuits en proie à un
+horrible délire; mon cerveau malade me transportait sans cesse dans les
+régions de piraterie, où je ne voyais que sang, poignards et incendie;
+enfin, la nature reprit le dessus, Dieu aidant, et je me rétablis vite.
+Des lettres de France, apportées par un navire arrivé de Californie, me
+furent remises pendant ma convalescence, et opérèrent la guérison du
+corps en même temps que celle de l’âme; ces lettres me rappelaient avec
+instance, et j’avais été trop éprouvée dans mes voyages pour que mon
+plus grand désir ne fût pas de revoir, le plus tôt possible, ma patrie
+et tous ceux qui souhaitaient mon retour.
+
+Je dus alors songer à remplacer par de nouveaux effets ceux que j’avais
+perdus. Je fis mes commandes de robes et autres vêtements de femme; dans
+le courant de mon récit, j’ai oublié de dire que, dans ce pays bizarre,
+ce sont des hommes qui confectionnent les habillements des deux sexes:
+la profession de couturière n’est pas, comme en Europe, l’attribution
+exclusive des femmes. Tous les effets que je rapportai de Chine, tels
+que robes, linge de corps, chaussures, furent faits par les mains
+d’ouvriers chinois.
+
+A quelques jours de là, M. Haskell vint m’annoncer la visite de
+Than-Sing, mon compagnon d’infortune; ce digne homme avait tenu à me
+faire ses adieux avant de partir pour Canton, où il comptait retrouver
+sa femme et ses enfants. Il entra, et j’eus quelque peine à le
+reconnaître, tant il était richement vêtu: tous ses habits lui avaient
+été prêtés par un ami; car, ainsi que moi, il avait été complétement
+dévalisé. Il avait les larmes aux yeux en s’informant de ma santé. Après
+une heure de causerie, pendant laquelle nous parlâmes de notre temps de
+misère, il se retira et me fit ses adieux, non sans m’avoir priée
+d’accepter, en souvenir de nos malheurs, un joli fichu brodé de soie de
+diverses couleurs et d’un travail très-précieux.
+
+Mon départ était fixé pour le 11 novembre; je devais partir par un
+steamer de la malle des Indes; le gouvernement français payait mon
+voyage jusqu’à Marseille.
+
+La veille de mon embarquement, je reçus deux visiteurs, que je ne puis
+oublier de citer: c’étaient le capitaine Rooney et un des lieutenants
+qui avaient fait partie de l’expédition envoyée à ma recherche. Cet
+officier, après m’avoir exprimé toute la joie qu’il ressentait d’avoir
+participé à ma délivrance, me présenta un livre écrit en langue
+allemande, que je reconnus pour être celui dans lequel j’avais tracé, à
+l’aide d’une épingle, quelques lignes en français et en anglais. Ce
+livre lui était tombé sous les yeux lors de la perquisition faite dans
+la jonque où j’étais retenue prisonnière; il s’en était emparé,
+lorsqu’en retournant les premiers feuillets, il avait pu lire avec
+surprise le peu de mots que j’y avais tracés. Il me demanda mon
+consentement pour en rester possesseur; il voulait, disait-il, le garder
+comme une relique, afin de le montrer dans sa famille, à son retour en
+Angleterre. J’étais trop heureuse d’accorder cette légère satisfaction à
+une personne qui avait contribué à me sauver la vie.
+
+Quant au capitaine Rooney, il semblait fort triste, malgré l’heureuse
+issue qui avait mis fin à nos infortunes; il paraissait accablé par ce
+qu’il appelait la fatalité. Son séjour en Chine ne devait pas être de
+longue durée; il sentait aussi le besoin de revoir sa patrie. Il me dit
+pour dernier adieu: «Si mes vœux sont exaucés, vous arriverez à bon
+port; parlez avec confiance, la Providence est avec vous.»
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+ Départ de Chine.--_Le Malta._--Singapore.--Penang.--L’île de
+ Ceylan.--_Le Bentinck._--Aden.--Dans la mer Rouge.--Isthme de
+ Suez.--Le Caire.--Le Nil.--Les
+ Pyramides.--Boulac.--Alexandrie.--_Le
+ Valetta._--Malte.--Marseille.--J’ai fait le tour du monde.
+
+
+Le 11 novembre 1854, je me rendis à bord du steamer _le Malta_. Le
+vice-consul m’accompagnait, m’assurant ainsi sa généreuse protection
+jusqu’à mes derniers pas dans ce pays; je ne pus le quitter sans
+éprouver une émotion bien vive, et si jamais ce récit lui parvient, je
+désire qu’il puisse y lire l’expression vraie de la reconnaissance que
+je lui ai vouée.
+
+La ligne que suit la malle des Indes pour se rendre en Europe est
+certainement la plus enviée des voyageurs. On se rend de Hong-Kong à
+Singapore: en sept jours. Le steamer stationne vingt-quatre heures pour
+prendre du charbon, ce qui permet aux passagers de descendre à terre et
+de visiter la ville, qui, outre les Malais, est en grande partie habitée
+par des Chinois et un petit nombre de négociants anglais.
+
+De Singapore on va à Penang; il faut trois jours; le steamer s’arrête
+une demi-journée seulement pour prendre les lettres, mais ce temps
+suffit pour visiter ce délicieux coin de terre, où la végétation est si
+active et où les fruits les plus beaux sont en grande abondance.
+
+Après huit jours de navigation on touche à Galle, île de Ceylan. Là tous
+les passagers descendent à terre; les bagages sont transbordés sur un
+autre steamer. Le nombre des voyageurs n’est jamais considérable dans
+cette partie du continent; nous étions trente-deux, en partie tous
+Anglais, et six ou huit Espagnols qui venaient des îles Philippines.
+
+_Le Malta_ continuant sa route sur Bombay, nous nous rembarquâmes, après
+deux jours de relâche et par conséquent de promenades, sur _le Bentink_,
+autre steamer de la Compagnie des Indes, qui devait nous conduire
+jusqu’à Suez. Mais avant d’y arriver on s’arrête à Aden. A cet endroit,
+on prend encore du charbon; rien de plus désolé que cette terre aride
+sur laquelle on ne rencontre que des habitations misérables. Les
+naturels, comme des troupeaux de mendiants, nagent des heures entières
+autour du steamer, guettant, se ruant les uns sur les autres pour la
+moindre pièce qu’on leur jette. Ils sont d’une horrible laideur; leur
+chevelure est laineuse comme celle des nègres, et de diverses couleurs.
+Aden est, en somme, une fort malheureuse contrée.
+
+Après sept jours de navigation dans la mer Rouge, nous arrivâmes à Suez;
+je débarquai avec un véritable plaisir. Le parcours de l’isthme se fait
+dans les diligences qui sont traînées par de mauvais chevaux, qu’on est
+obligé de relayer toutes les deux lieues. Les bagages et les
+marchandises suivent à dos de chameaux; les conducteurs qui font le
+service du désert sont presque tous borgnes. Une quantité innombrable de
+mouches voltigent sans cesse autour de ces malheureux et s’attachent
+impitoyablement à leurs yeux, qu’elles semblent ronger; on dirait que
+ces vilaines bêtes travaillent sur des matières pourries. Des carcasses
+de chameaux, que l’on rencontre à chaque instant et qui sont laissées
+sur le chemin, servent de pâture aux corbeaux. Deux hôtels restaurants
+existent sur la route, ils sont ouverts par les soins de la Compagnie
+pour les besoins des voyageurs; le trajet du désert se fait en seize
+heures, puis on arrive au Caire.
+
+Le Caire, la ville orientale où l’on croit rêver les yeux ouverts, où
+l’on marche de surprises en surprises, comme dans les contes des _Mille
+et une Nuits_. Tant de récits complets ont été écrits sur ce pays, que
+je ne tenterai pas d’en faire ici une pâle description. J’y passai trois
+jours et je les employai à visiter ce qu’il y a de curieux: les bazars,
+où s’étalent des étoffes brodées d’or et de soie avec une richesse
+merveilleuse; la citadelle qui renferme le tombeau du vice-roi d’Égypte.
+Là, il me fallut ôter mes chaussures et marcher pieds nus. Quant aux
+pyramides, je ne les vis que de loin, en descendant le Nil, de sorte que
+leur vue n’excita pas chez moi cet enthousiasme traditionnel et, sans
+doute, mérité qu’elles inspirent d’ordinaire. Je fis toutes ces
+excursions escortée d’un guide qui me servait d’interprète. De toutes
+les sensations que j’ai ressenties dans mes voyages, aucune n’est
+comparable à celle que m’a fait éprouver la ville du Caire.
+
+Pour se rendre à Alexandrie, on prend un petit bateau à vapeur qui
+descend le Nil jusqu’à Boulac; c’est un trajet de six heures. En suivant
+la rive je pus jouir à mon aise de la vue de tous ces villages égyptiens
+bâtis en terre grise, avec une fourmilière de pigeonniers.
+
+A Boulac, on prend le chemin de fer qui, en trois heures, vous conduit à
+Alexandrie; j’y séjournai encore trois jours, temps nécessaire pour
+l’arrivée des bagages, et les préparatifs d’embarquement pour l’Europe.
+Alexandrie ne présente rien de pittoresque; ses bazars sont malpropres
+et mal assortis. On n’a pas là, comme au Caire, la vue réjouie par la
+variété et la richesse des costumes orientaux, car les Européens y sont
+en bien plus grand nombre. J’allai visiter le palais du vice-roi, la
+colonne de Pompée, l’aiguille de Cléopâtre. Que d’antiquaires eussent
+été heureux à ma place! Quant à moi, pressée du désir de revoir ma
+patrie, je ne songeais qu’au départ; je m’embarquai donc à bord du
+steamer _le Valetta_. Je n’avais plus que six jours de mer avant de
+toucher la terre natale. Le quatrième on relâcha à Malte, mais pour une
+halte de quatre heures seulement: personne n’alla à terre. Deux jours
+après, le 26 décembre 1854, _le Valetta_ jetait l’ancre dans la rade de
+Marseille, et le 30 j’étais à Paris, où je pus lire dans le journal _la
+Presse_: «Mademoiselle Fanny Loviot, qui avait été prise par des pirates
+dans les mers de la Chine, vient de rentrer en France, par Marseille, à
+bord du _Valetta_.»
+
+Avec quelle joie, quel bonheur, après avoir fait le tour du monde et
+couru les plus grands dangers, je me retrouvai au milieu de ma famille,
+de mes amis. Partie pour chercher la fortune, je n’avais rencontré que
+des périls; mais la nature m’était apparue sous ses aspects les plus
+variés, et s’il m’avait fallu subir les privations, endurer la fatigue,
+j’avais du moins vécu de cette vie pleine d’émotions qui n’est pas sans
+charme dans la jeunesse. Je n’ai donc point à regretter d’avoir fait ce
+voyage.
+
+Puisse le lecteur indulgent ne point regretter de l’avoir lu!
+
+Les articles qui terminent cet ouvrage relatent comme faits divers
+quelques fragments de mon histoire. Ils ne méritent pas une sérieuse
+attention, car ils répètent en partie le récit déjà fait par le
+capitaine Rooney; mais je les ajoute comme cachet d’authenticité, ayant
+paru dans les journaux français.
+
+
+
+
+PIÈCES JUSTIFICATIVES
+
+LA PRESSE, 20 _décembre_ 1854.
+
+
+Le _Moniteur de la Flotte_ publie l’extrait suivant d’une lettre datée
+de Hong-Kong, le 27 octobre, et qui contient des détails intéressants
+sur un petit drame maritime:
+
+«Le navire chilien _le Caldera_ partit de Hong-Kong, le 5 octobre, pour
+San-Francisco, avec deux passagers, une jeune dame de Paris, Mlle
+Fanny Loviot, et un Chinois. Surpris, deux jours après son départ, par
+une affreuse tempête, il avait relâché dans une baie située derrière
+quelques îles où le vent l’avait poussé: il comptait s’y réparer; mais,
+pendant la nuit, et tandis que l’équipage était occupé aux pompes, trois
+jonques chinoises l’ont assailli tout d’un coup, s’en sont emparées et
+l’on mis au pillage; les brigands qui les montaient sont restés deux
+jours maîtres du navire; ils l’ont quitté en voyant arriver une nouvelle
+flottille de jonques.
+
+»Le 11 octobre, les bandits qui montaient une de ces dernières jonques
+offrirent au capitaine du _Caldera_ de le conduire à Hong-Kong, lui, un
+Chinois du bord et une jeune dame passagère; mais quand la jeune dame et
+le Chinois furent descendus dans l’embarcation, les bandits poussèrent
+au large et ne voulurent jamais prendre le capitaine, qui réussit enfin,
+un peu plus tard, à se procurer un bateau et à se rendre à Hong-Kong.
+
+»Pendant ce temps, les pirates entraînèrent la jeune dame et le Chinois,
+et les firent entrer dans un bateau, où ils les enfermèrent dans une
+petite cabine de l’arrière. «Nous étions obligés, écrit la jeune dame
+dans son récit, de nous tenir _en raccourci_ faute de place, et on nous
+surveillait de très-près; le soir, il nous était permis de sortir pour
+un quart d’heure à peu près de notre prison; mais dès que les pirates
+voyaient venir d’autres bateaux, ils nous faisaient rentrer au plus
+vite; ils nous fournissaient de la nourriture à l’heure de leurs repas,
+et nous disaient souvent que si le bateau qui portait notre capitaine à
+Hong-Kong ne ramenait pas notre rançon, ils nous relâcheraient.
+
+»Nous sommes restés ainsi jusqu’au matin du 18; le Chinois, mon
+compagnon d’infortune, entendit les pirates dire qu’un steamer était en
+vue et qu’il fallait faire des préparatifs pour se sauver à terre; ils
+ne tardèrent pas, en effet, à s’échapper, nous laissant ainsi libres, et
+sans nous faire aucun mal. Pendant le temps que nous avons passé à bord
+de ce bateau, les pirates ont attaqué, la nuit, un bateau chinois, et,
+le lendemain, ils ont trafiqué de leur butin avec un autre bateau. De
+notre prison, nous entendîmes distinctement passer les marchandises d’un
+bateau à l’autre et compter l’argent.»
+
+»Le steamer envoyé à la recherche des pirates, et qui a délivré la jeune
+dame et le Chinois, a détruit, avant de quitter ces parages pour revenir
+à Hong-Kong, trois villages occupés par les pirates. On croit qu’une
+nouvelle expédition de bâtiments de guerre sera spontanément dirigée
+contre les repaires où ces bandits se réunissent.»
+
+
+PRESSE, 30 _décembre_ 1854.
+
+«Mademoiselle Fanny Loviot, qui avait été prise par des pirates, dans
+les mers de Chine, vient de rentrer en France, par Marseille, à bord du
+_Valetta_.»
+
+
+MONITEUR, 20 _janvier_ 1855.
+
+«Le gouvernement de l’Empereur a reçu de Son Excellence lord Cowley
+communication d’une dépêche adressée à l’amirauté par le contre-amiral
+sir James Sterling, commandant en chef la station navale de Sa Majesté
+britannique dans les mers de l’Inde et de la Chine, ainsi que d’un
+rapport en date du 20 octobre 1854, dans lequel sir William Hoste,
+capitaine du vaisseau _le Spartan_, rend compte d’une expédition
+entreprise contre les pirates de l’île de Symong, aux environs de Macao.
+
+»Les pirates avaient pillé et fait échouer la barque portugaise
+_Caldera_, emmenant une dame française qui se trouvait au nombre des
+passagers. Le croiseur britannique _Lady Mary Wood_ les ayant vainement
+poursuivis, le vice-consul de France à Hong-Kong demanda au capitaine du
+_Spartan_ d’envoyer un détachement à bord du steamer _Ann_, que les
+assureurs de la barque se proposaient d’expédier pour recommencer la
+même tentative.
+
+»Le 17 octobre dernier, d’après les ordres de sir William Hoste, le
+lieutenant Palisser partit avec quatre-vingt-cinq hommes montés sur
+trois chaloupes; il jeta l’ancre près des débris du _Caldera_. Le
+lendemain matin, ayant aperçu sous le vent quelques jonques d’une
+apparence suspecte, le lieutenant leur donna la chasse avec les trois
+bateaux qu’il commandait, le peu de profondeur de l’eau interdisant au
+steamer d’approcher de la côte. Ces jonques se dirigèrent aussitôt vers
+la terre, où leurs équipages s’empressèrent de se réfugier, après avoir
+jeté leurs armes à la mer. Les Anglais eurent le bonheur de trouver dans
+la première jonque la voyageuse française, ainsi qu’un négociant chinois
+fait prisonnier en même temps qu’elle. Ils les envoyèrent tous deux à
+bord de l’_Ann_, et incendièrent la jonque ainsi que deux autres
+bâtiments; ils se dirigèrent ensuite jusqu’au village de Kou-Cheoumi,
+d’où l’on avait fait feu sur les bâtiments anglais deux jours
+auparavant, et où l’on savait qu’était déposée la cargaison enlevée par
+les pirates. Ils retrouvèrent en effet cent cinquante-trois sacs de
+sucre et quarante caisses de thé qu’ils emportèrent, et ils brûlèrent
+deux villages.
+
+»Pendant la première de ces opérations, on découvrit un troisième
+village, défendu par une batterie de quatre canons et huit pièces de
+siége. Le lieutenant força son chemin à travers un taillis épais, et,
+après avoir essuyé une décharge qui ne lui blessa personne, il s’empara
+de la batterie, en dispersa et en tua les défenseurs, incendia le
+village avec les bateaux échoués sur le rivage, et s’éloigna après
+avoir encloué les canons, à l’exception de six qu’il emporta comme
+trophée de sa victoire.
+
+»Dans sa dépêche, sir William Hoste signala la bravoure et la bonne
+conduite des équipages, qui ont travaillé pendant douze heures, exposés
+à un soleil ardent: il fait aussi le plus grand éloge du lieutenant
+Palisser, qui, en quatre mois, a commandé cinq expéditions contre les
+pirates avec le même succès, et a détruit trois forts pourvus de
+dix-sept canons.»
+
+ LA PATRIE, 12 _février_ 1855.
+
+ «Macao, 6 décembre.
+
+ »Le 6 octobre dernier, un navire chilien, _le Caldera_, parti la
+ veille de San-Francisco, étant venu échouer, par suite de mauvais
+ temps, près d’une des nombreuses îles situées au sud-ouest de
+ Macao, fut attaqué et pillé par les pirates. Une jeune Française,
+ Mlle Fanny Loviot se trouvait à bord; les pirates la retinrent
+ prisonnière ainsi qu’un autre passager, riche marchand chinois, et
+ laissèrent partir le capitaine du bâtiment pour Hong-Kong, dans
+ l’intention d’en obtenir une double rançon.
+
+ »Instruit de ces faits par le capitaine du _Caldera_, le
+ vice-consul français s’adressa au commandant de la station
+ anglaise, sir William Hoste, et le pria, en l’absence de toutes
+ forces françaises dans ces parages, d’envoyer un bâtiment à la
+ recherche de Mlle Loviot. Sir William Hoste accéda avec
+ empressement à cette demande et fit aussitôt partir quatre-vingts
+ hommes de la corvette _le Spartan_, sous les ordres du second de ce
+ bâtiment, le lieutenant de vaisseau Palisser, à bord du steamer
+ _the Lady Mary-Wood_, que les consignataires du _Caldera_ avaient
+ affrété dans le but de sauver la partie du chargement qui n’aurait
+ pas encore été enlevée par les pirates.
+
+ »Le détachement des marins anglais rencontra les pirates, incendia
+ un grand village où ils s’étaient retranchés, leur tua vingt hommes
+ et leur prit quelques canons. Il surprit la jonque sur laquelle se
+ trouvaient la captive ainsi que le négociant chinois, sévit
+ énergiquement contre les bateaux et les villages qui servaient
+ d’abri aux pirates, et revint à Hong-Kong dans la matinée du 19. La
+ jeune femme était restée douze jours prisonnière de ces misérables;
+ mais l’espoir qu’ils avaient d’obtenir pour elle une riche rançon
+ les avait empêchés de la maltraiter.»
+
+
+ FIN
+
+
+
+
+ TABLE
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+Départ du Havre.--Regrets de la vie parisienne.--Un banc de
+rochers.--Rio-Janeiro.--Le bétail humain.--Départ de Rio.--Six semaines
+en mer.--Le cap Horn.--Tempêtes.--Mort d’un matelot.--Pêche d’un
+requin.--Terre! terre!--Le pays de l’or 3
+
+
+CHAPITRE II
+
+La baie de San-Francisco.--Navires abandonnés.--La Mission
+Dolorès.--Mœurs des Chinois émigrés.--La race noire.--Les habitués
+de Jackson-street.--Maison des jeux.--La bande noire.--Comité de
+vigilance.--La pendaison 21
+
+CHAPITRE III
+
+Sacramento.--Le fort Sutter.--Indiens
+nomades.--Mary’s-ville.--Shasta-City.--Rencontre d’un
+ours.--Weaverville.--Les mineurs.--Les montagnes
+Rocheuses.--Yreka.--Retour à San-Francisco 37
+
+
+CHAPITRE IV
+
+Incendie.--Départ pour la Chine.--_L’Arturo._--Une malade à
+bord.--Les sorciers chinois.--Mort.--Les mers de la Chine.--Une
+voie d’eau.--Arrivée à Hong-Kong.--Visite au consul.--Voyage à
+Canton.--Insurrection chinoise 61
+
+
+CHAPITRE V
+
+Le capitaine Rooney.--Than-Sing.--Le typhon.--Chute du mât de
+misaine.--Effets de la tempête.--Désastres du _Caldera_.--Les
+pirates chinois.--Scènes dans l’entre-ponts.--Équipage
+enchaîné.--Interrogatoire.--Menaces de mort.--Pillage 83
+
+
+CHAPITRE VI
+
+Séquestration.--Le bon Chinois.--Une lueur d’espoir.--Nouvelle
+flottille de jonques.--Déguisement.--Plus de vivres.--Pirate père
+de famille.--Proposition de fuite.--Refus de l’équipage.--Fureur du
+capitaine Rooney.--Embarcation à la mer.--Désappointement 109
+
+CHAPITRE VII
+
+Désespoir.--J’écris la date de ma captivité.--Apparence de
+bonté des pirates.--Un joyeux repas.--Un steamer en vue.--Fuite
+des pirates vers la montagne.--Coups de canon sur notre
+jonque.--Reconnaissances.--Hourra! hourra!--Je suis sauvée 167
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+Récit du capitaine Rooney.--Expédition sur la côte.--Villages
+incendiés.--La mère des pirates.--Mort d’un Chinois.--_The lady
+Mary Wood._--Retour à Hong-Kong.--Protection du consul.--Visite de
+Than-Sing.--Adieux du capitaine Rooney 193
+
+
+CHAPITRE IX
+
+Départ de Chine.--_Le Malta._--Singapore.--Penang.--L’île de
+Ceylan.--_Le Bentinck._--Aden.--Dans la mer Rouge.--Isthme de
+Suez.--Le Caire.--Le Nil.--Les pyramides.--Boulac.--Alexandrie.--_Le
+Valetta._--Malte.--Marseille.--J’ai fait le tour du monde 218
+
+
+FIN DE LA TABLE
+
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75379 ***
diff --git a/75379-h/75379-h.htm b/75379-h/75379-h.htm
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+ The Project Gutenberg eBook of Les Pirates Chinois, par
+Fanny Loviot.
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+<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75379 ***</div>
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+
+<p class="toc">
+<a href="#TABLE"><b>TABLE</b></a><br>
+</p>
+
+<div class="c">
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+</div>
+
+<p class="c">LES PIRATES CHINOIS<br><br>
+<small>
+Paris.&mdash;Imprimerie de la Librairie Nouvelle, A. Bourdilliat, 15, rue
+Breda.</small></p>
+
+<hr>
+
+<div class="c">
+<a href="images/fanny.jpg">
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+</div>
+
+<p class="c">
+FANNY LOVIOT</p>
+<hr>
+
+<h1><small><small>LES</small></small><br>
+<br>
+<span class="big">PIRATES CHINOIS</span></h1>
+
+<p class="c">&#8212;&#8212;<br>
+<br>
+MA CAPTIVITÉ<br><br>
+DANS LES MERS DE LA CHINE<br>
+<br>
+<br>&#8212;&#8212;<br>
+NOUVELLE ÉDITION REVUE ET AUGMENTÉE<br>
+avec portrait de l’auteur<br>
+<br>&#8212;&#8212;
+<br><br>
+PARIS<br>
+LIBRAIRIE NOUVELLE<br><br>
+<small>BOULEVARD DES ITALIENS, 15</small><br>
+<br>&#8212;&#8212;<br>
+A. BOURDILLIAT ET Cᵉ, ÉDITEURS<br>
+<br>&#8212;&#8212;<br>
+<small>La traduction et la reproduction sont réservées</small><br>
+<br>&#8212;&#8212;<br>
+1860<br>
+<span class="pagenum"><a id="page_1">{1}</a></span></p>
+
+<h2><a id="PREFACE"></a>PRÉFACE</h2>
+
+<p>Au moment de mettre sous presse une nouvelle édition des <i>Pirates
+chinois</i>, j’éprouve le besoin de remercier le public pour l’accueil
+bienveillant qu’il a fait à ce livre. Encouragée par le succès, j’ai
+voulu le revoir et le corriger, le compléter autant que possible, en
+glissant çà et là dans mon récit quelques traits saillants des mœurs de
+ce peuple étrange, au milieu duquel j’ai forcément vécu. Cette relation,
+écrite sous l’impression des terreurs que j’ai éprouvées pendant que
+j’étais au pouvoir des pirates chinois, offre, du reste, un puissant
+intérêt d’actualité en ce moment même où tous les regards sont portés
+<span class="pagenum"><a id="page_2">{2}</a></span>vers la Chine; et pourtant, lorsque je publiai cet ouvrage, je ne me
+doutai nullement que les soldats de France et d’Angleterre allaient, à
+une époque aussi rapprochée, pénétrer dans cet empire mystérieux à
+l’extrême Orient, et que les faits relatés de ma propre histoire
+viendraient donner une fois de plus raison aux événements du jour. Or,
+dans un temps non déterminé, mais qu’on peut prévoir, nos officiers de
+terre et de mer rapporteront de cette expédition de précieux souvenirs,
+et peut-être alors ce livre aura-t-il réellement son utilité, sa place,
+car on le consultera comme un document exact de ce qui existait il y a
+quelques années.</p>
+
+<p class="r">
+<span class="smcap">Fanny</span> LOVIOT.<br>
+<span class="pagenum"><a id="page_3">{3}</a></span></p>
+
+<h1><small>VOYAGE</small><br><br>
+<b>EN CALIFORNIE ET EN CHINE</b></h1>
+
+<h2><a id="CHAPITRE_PREMIER"></a>CHAPITRE PREMIER</h2>
+
+<div class="blockquot"><p class="hang">Départ du Havre.&mdash;Regrets de la vie parisienne.&mdash;Un banc de
+rochers.&mdash;Rio-Janeiro.&mdash;Le bétail humain.&mdash;Départ de Rio.&mdash;Six
+semaines en mer.&mdash;Le cap Horn.&mdash;Tempêtes.&mdash;Mort d’un
+matelot.&mdash;Pêche d’un requin.&mdash;Terre, terre!&mdash;Le pays de l’or.</p></div>
+
+<p>En l’année 1852, par une belle journée de printemps, je me rendais au
+Havre avec l’intention de m’embarquer pour la Californie. J’accompagnais
+ma sœur aînée, que des affaires commerciales et l’espoir d’une prompte
+fortune attiraient dans ce pays. Or, nous passâmes quelques jours en
+<span class="pagenum"><a id="page_4">{4}</a></span>cette ville, et le 30 mai, jour de la Pentecôte, nous nous embarquâmes
+sur une petite goëlette qui avait nom <i>l’Indépendance</i>.</p>
+
+<p>Outre le capitaine, l’armateur et l’équipage, notre navire emportait
+dix-huit passagers, la plupart maris et femmes, un tiers célibataires,
+et tous animés d’un désir de prospérité que l’on concevra facilement.</p>
+
+<p>Au moment de mettre à la voile la foule encombrait le quai, et nous
+entendions les uns et les autres se récrier, non sans quelque effroi,
+sur la petitesse de notre goëlette. «Jamais, disaient-ils, elle ne
+pourra doubler le cap Horn; ce n’est qu’une coquille de noix que le
+moindre coup de vent fera chavirer, etc.» Qu’on juge de l’impression
+produite par de telles paroles sur des Parisiennes qui, comme ma sœur et
+moi, voyageaient pour la première fois; nous nous regardâmes avec
+quelque hésitation, mais il n’était plus temps.</p>
+
+<p>Quelques minutes après, nous entendîmes la voix du capitaine qui criait:
+«Lâchez les amarres!...» Le grand sacrifice était accompli... Adieu nos
+amis, adieu France, adieu Paris, seconde patrie dans la patrie même...
+Adieu le confortable... les soins de la<span class="pagenum"><a id="page_5">{5}</a></span> toilette, les spectacles... le
+sommeil tranquille... l’intérieur de famille; que sais-je? enfin, tout
+ce qui fait aimer la vie. Mais pendant cinq mois au moins rien qu’un
+hamac pour lit, pour plafond le ciel, pour plancher la mer; pas d’autre
+musique que le bruit des vagues et le chant rude des matelots. Nous
+allons chercher fortune; que trouverons-nous?</p>
+
+<p>J’avais en perspective une rude et longue traversée; au premier
+vacillement du navire, mon cœur se serra. Mille pensées diverses me
+traversaient l’esprit: c’était l’espoir et le regret qui combattaient en
+moi. Je m’accoudais sur le bastingage, et pour adieu à la France, comme
+dernier témoignage d’affection aux amis que nous laissions, et qui nous
+suivaient des yeux, j’agitais mon mouchoir, et je voyais peu à peu
+disparaître la jetée, puis la côte d’Ingouville avec ses maisons en
+amphithéâtre, Sainte-Adresse, devenue célèbre, grâce à Alphonse Karr,
+puis le cap la Hêve, et ensuite plus rien que l’immensité.</p>
+
+<p>Le passage du golfe de Gascogne (en plein pot au noir, comme disent les
+marins) ne s’effectua pas sans quelque danger pour nous. Nous voguions
+constam<span class="pagenum"><a id="page_6">{6}</a></span>ment au milieu de la pluie et du brouillard, placés entre un
+ciel gris et des lames énormes, et je supportai fort mal ce commencement
+de traversée. Le dimanche, qui était le septième jour après notre
+départ, j’essayai de sortir sur le pont; nous longions toujours les
+côtes de l’Angleterre, et je pus encore apercevoir le phare du cap
+Lizard; mes yeux fixaient avec peine cette lumière qui est le guide et
+l’espoir du voyageur en mer.</p>
+
+<p>Après avoir bravement passé la Manche, nous atteignîmes les régions
+tropicales, et je ne me lassais point d’admirer la pureté du ciel et la
+splendeur de ses couchers de soleil, dont ni plumes ni pinceaux ne
+peuvent rendre l’imposante beauté. Un mois s’était passé, lorsqu’un
+jour, en plein midi et par un soleil ardent, quand l’espérance se lisait
+sur tous les visages, nous entendîmes un roulement semblable au bruit du
+tonnerre; la mer était calme, on ne voyait pas un nuage au ciel, aucun
+navire en vue. Aussitôt, tout le monde fut sur le pont; le même bruit
+continuait et chacun se regardait avec effroi; le second, monté dans les
+haubans avec sa longue-vue, cria: «Rochers! un banc de rochers!&mdash;Vire de
+bord!» ré<span class="pagenum"><a id="page_7">{7}</a></span>pondit le capitaine; il était temps. Heureusement pour nous,
+notre goëlette n’avait qu’une égratignure; mais il faut dire, pour
+expliquer ce fait, que le vent soufflait mollement et que nous ne fîmes
+qu’effleurer les récifs.</p>
+
+<p>Pendant la courte durée de cet incident, la plupart des femmes s’étaient
+évanouies, les autres poussaient des cris lamentables. Quant à moi,
+j’étais pétrifiée, et cependant je n’avais pas compris l’imminence du
+danger; mais la figure du capitaine me sert de baromètre en mer, et je
+dois dire que ce jour-là le baromètre n’était pas rassurant. Ma pauvre
+sœur était verte d’épouvante. «Eh bien! lui dis-je, toi qui désirais à
+notre départ une toute petite tempête comme échantillon, il ne faut pas
+désespérer, voici un assez joli commencement.»</p>
+
+<p>Il avait huit jours que cet incident était passé lorsque nous aperçûmes
+les côtes du Brésil. Avec quelle joie nous découvrîmes la montagne que
+les marins appellent <i>Pain-de-Sucre</i>, et qui domine la baie. Je crois
+qu’il n’existe pas sous le ciel un plus admirable point de vue, et il
+est resté gravé dans ma mémoire en traits ineffaçables; je crois voir
+encore ces col<span class="pagenum"><a id="page_8">{8}</a></span>lines boisées, ces anses solitaires, ces jolis vallons,
+ces arbres toujours verts, cette immense étendue d’eau salée, tout ce
+paysage merveilleux, tels qu’on croit rêver en les voyant.</p>
+
+<p>L’entrée du port est défendue par plusieurs forts: celui de Santa-Cruz,
+bâti entre la montagne de Pico, et ceux de Villagagnon, de <i>ila das
+Cabras</i> (île des Serpents). Ces deux derniers forts, qui sont des plus
+imposants, sont construits sur deux îlots dans l’intérieur de la baie. A
+Rio-Janeiro, nous fûmes heureux de retrouver une partie des habitudes et
+des mœurs européennes.</p>
+
+<p>Rio est, comme on le sait, une ville entièrement commerçante: le Havre,
+la Bourse, les marchés sont encombrés de marchands et de matelots; la
+variété des costumes, le chant des nègres portant des fardeaux, le son
+des cloches, la physionomie diverse des Allemands, des Italiens venus là
+pour faire le négoce, tout contribue à donner à cette ville l’aspect le
+plus étrange.</p>
+
+<p>Nous passâmes quinze jours au Brésil, nous les employâmes à visiter la
+ville et les environs. Les montagnes qui s’élèvent vers le nord-est sont
+en par<span class="pagenum"><a id="page_9">{9}</a></span>tie couvertes par de larges constructions. On y voit le collége
+des Jésuites, le couvent des Bénédictins, le palais épiscopal, le fort
+de Concéiado, et l’aqueduc qui amène l’eau des torrents du Corcavado
+jusque dans les fontaines de la cité. Le palais de Saint-Christophe,
+résidence de l’empereur, est orné d’un portique et de deux galeries de
+colonnes, et le <i>Passao public</i> est planté de mouryniers et de
+lauriers-roses (cours public). La rue la plus remarquable est la rue
+Ouvidor; là sont les riches magasins dont les étalages rappellent un peu
+ceux de nos villes d’Europe. Je ne manquai point, en véritable femme, de
+m’occuper de la toilette des Brésiliennes. Quoique ces dames aient la
+prétention de suivre exactement les modes françaises, le goût portugais
+domine dans leurs ajustements, et la plupart d’entre elles sont si
+chargées de bijoux, qu’elles ressemblent à la montre d’un orfèvre. Elles
+aiment avant tout ce qui se voit de loin. Du reste, assez jolies,
+quoique peut-être un peu trop pâles et d’une pâleur jaune. Les
+Brésiliennes sont volontiers familières et même coquettes avec les
+étrangers; leur nonchalance est extrême. Étendues une partie de la
+journée sur des canapés recouverts de<span class="pagenum"><a id="page_10">{10}</a></span> nattes, elles dédaignent les
+soins du ménage. Quant à leur instruction, elle est complétement nulle;
+leur conversation n’est ordinairement qu’un commérage où leurs plaintes
+sur la race noire tient une large place. Il n’est pas rare de voir ces
+petites maîtresses, si indolentes, se secouer de leur torpeur pour
+enfoncer de longues aiguilles dans les bras ou dans le sein des
+négresses qui les servent. La société de Rio-Janeiro est divisée en
+coteries; quoique le jeune empereur du Brésil protége les sciences, les
+lettres et les arts, son peuple ne se préoccupe guère que de commerce et
+de gain; et, il y a peu de temps encore, un libraire de Paris, auquel je
+demandais quel genre de livres se vendait le mieux à Rio, me répondit
+que c’étaient les livres avec les reliures rouges. Quant au commerce,
+depuis qu’il est devenu indépendant de celui de la métropole, il a pris
+une extension prodigieuse: les sucres, les cafés, les cotons, le rhum,
+le tabac, etc., etc., et tous les articles d’exportation s’élèvent,
+dit-on, à plusieurs millions de piastres. Un jour, pour me rendre à
+l’hôtel que j’habitais, et dont j’ai eu l’ingratitude d’oublier le nom,
+quoiqu’on y mangeât une excellente cuisine française, je fus obli<span class="pagenum"><a id="page_11">{11}</a></span>gée de
+passer derrière le palais de l’empereur et je me reculai saisie
+d’épouvante: devant moi, derrière moi, à côté, partout des nègres,
+négresses et négrillons, tous hideux, les uns de vieillesse, les autres
+de misère ou de maladie, étendus au soleil et cherchant leur vermine.
+Vivant là comme un bétail humain, ils me regardaient avec un hébêtement
+qui me fit mal, car quinze jours au Brésil n’avaient pas suffi pour me
+faire considérer les nègres comme des animaux; et, de retour de mes
+voyages, je crois fermement encore qu’ils appartiennent à la race
+humaine.</p>
+
+<p>Je visitai avec ravissement les environs de Rio, et je ne puis oublier
+dans mes excursions celle de Tijuca, où nous arrivâmes, par les plus
+délicieux sentiers, à la région verdoyante où se précipite la cascade;
+il nous fallut deux jours pour arriver là, mais nous fîmes halte dans
+une plantation où nous reçûmes le meilleur accueil. Le lendemain, au
+jour naissant, nous nous trouvâmes en face de la cascade sur laquelle le
+soleil reflétait mille teintes variées au milieu d’une enceinte de
+rochers. A ce beau spectacle, je dois dire à ma louange que je commençai
+à<span class="pagenum"><a id="page_12">{12}</a></span> regretter un peu moins Paris et le boulevard des Italiens. J’avais
+bien vu jouer les grandes eaux de Versailles; mais, n’en déplaise à
+l’ombre de Louis XIV, je les trouvai dépassées.</p>
+
+<p>Ce qui me plaisait moins, je l’avoue, c’était le voisinage dont on me
+parlait, les jaguars et autres bêtes qui peuplent ces vastes solitudes,
+et j’eusse mieux aimé admirer certains de ces animaux au Jardin des
+Plantes que de les rencontrer là.</p>
+
+<p>Comme le temps paraissait favorable, le capitaine ayant fait de
+nouvelles provisions, nous quittâmes Rio-Janeiro. Je dois dire ici que
+sur dix-huit passagers, huit nous avaient abandonnés, les uns parce
+qu’ils avaient trouvé des emplois à leur convenance, les autres, le
+courage leur faisant faute au moment décisif, reculaient devant les
+hasards d’une aussi périlleuse traversée.</p>
+
+<p>Le 7 juillet, nous remîmes à la voile pour la Californie. En voyant
+partir notre petite goëlette pour un si long voyage, les Brésiliens ne
+se montrèrent pas plus rassurants pour nous que les Havrais ne l’avaient
+été dans leurs prévisions. «Jamais, disaient-ils, la goëlette
+<i>l’Indépendance</i> ne pourra résister<span class="pagenum"><a id="page_13">{13}</a></span> aux tempêtes inévitables du cap
+Horn.» Ma sœur m’engageait à ne pas continuer notre voyage; mais je ne
+cédai point à ses craintes, que cependant je partageais intérieurement.
+Indépendamment du désir de faire fortune, je ne sais quel démon me
+poussait, malgré mon amour de la patrie, à m’en éloigner davantage et à
+rechercher des dangers tout en les craignant, j’étais fière d’avoir
+passé la ligne et je ne voulais pas rester en si beau chemin. Notre
+goëlette ne m’inspirait pas beaucoup de confiance; mais il eût fallu
+payer un autre passage, et nous avions déjà dépensé beaucoup pour notre
+pacotille.</p>
+
+<p>Nous passâmes plusieurs semaines avec le plus beau temps du monde. Nous
+étions cinq femmes à bord, nous causions, nous brodions, nous jouions au
+loto comme dans notre chambre. Le soir, nous nous réunissions tous sur
+le pont, et l’on chantait, quelquefois faux, il est vrai, mais en mer on
+n’est pas difficile; puis, d’ailleurs, c’étaient souvent des chœurs, des
+airs français, et loin d’elle, tout ce qui rappelle la patrie est bien
+venu.</p>
+
+<p>Une seule chose passablement essentielle venait parfois assombrir nos
+chants. C’était notre nourri<span class="pagenum"><a id="page_14">{14}</a></span>ture, qui était bien des plus détestables.
+Depuis longtemps déjà mon estomac était fatigué de viande de conserve,
+de soupe aux choux sans beurre et de morue à moitié pourrie. Ces
+détails-là manquent de poésie, mais ils ne manquent pas de vérité. Les
+vivres sont excellents sur les steamers qui relâchent souvent et qui ont
+du bétail à bord; mais sur les navires marchands, tels que notre pauvre
+<i>Indépendance</i>, on ne donne trop souvent au passager qu’une nourriture
+insuffisante et malsaine.</p>
+
+<p>Notre cuisinier, qui se livrait agréablement à la boisson malgré les
+invectives et les coups qu’il recevait, ne faisait pas le moindre
+progrès, il semblait confier au hasard le soin de sa cuisine, plusieurs
+fois le capitaine l’avait menacé des châtiments les plus sévères, mais
+il était incorrigible; en outre, il n’ignorait pas qu’on ne pouvait le
+destituer de ses hautes fonctions culinaires, d’où dépendait le sort de
+nos estomacs.</p>
+
+<p>Chaque jour qui s’écoulait glissait dans nos cœurs les craintes les plus
+vives, car nous étions à la veille d’affronter ce redoutable cap Horn.
+Le temps commençait à se refroidir, et la mer, plus grosse, ne<span class="pagenum"><a id="page_15">{15}</a></span> nous
+berçait plus, mais nous secouait; alors plus de broderie, plus de loto,
+plus de chant: nous subissions tous les inconvénients d’un voyage
+maritime. On ne voyait que des visages jaunes, terreux, renfrognés; on
+n’entendait que plaintes et gémissements; nous ne courions alors nul
+danger, mais nous subissions deux fléaux cruels: le mal de mer et
+l’ennui. Enfin, nous l’aperçûmes ce cap tout couvert de glaces, et
+malgré moi, je pensais aux sinistres prédictions faites depuis le
+départ; mais, à mon grand étonnement, plus nous en approchions et plus
+la mer devenait calme; nous eûmes même un calme plat. Nous restâmes
+quarante-huit heures sans bouger de place. Mais, hélas, c’était le
+précurseur d’une tempête des plus violentes. Les vents soufflent avec
+une telle impétuosité dans ces parages qu’en un moment la mer souleva
+des vagues plus hautes que des montagnes, et ces flots écumants
+battaient sans merci de tous côtés à la fois les flancs de notre fragile
+goëlette. Ce passage fut des plus terribles! Le capitaine, dès le début
+fit carguer précipitamment les voiles. Dans cette manœuvre, un jeune
+matelot, monté sur la grande vergue, fut em<span class="pagenum"><a id="page_16">{16}</a></span>porté par une rafale; on ne
+s’en aperçut que lorsqu’il ne fut plus temps de lui porter secours.
+J’entends encore la voix du capitaine appelant et comptant ses matelots:
+«Jacques, Pierre, André, Remy, Christian, Robert, où
+êtes-vous?...&mdash;Présents.&mdash;Et Jean-Marie, Jean-Marie!» et toutes ces
+rudes voix qui criaient: «Jean-Marie!» Jean-Marie ne répondit pas, il
+avait disparu; sur huit hommes d’équipage, nous en avions perdu un. Le
+pauvre Jean-Marie était le charpentier du bord. C’était son premier
+voyage; il devait, à son retour, se marier; mais il avait épousé la
+mort. Personne ne dormit à bord cette nuit-là. On avait raison,
+pensais-je, c’est un lieu dangereux et funèbre que le cap Horn. La mer
+mugissante et le vent qui ne cessait de souffler formaient un lugubre
+accompagnement à ces sombres pensées. Nous restâmes ainsi douze jours en
+panne; puis, nous doublâmes le cap; bientôt après la chaleur revint, et
+nous repassâmes la ligne pour la seconde fois. Notre navigation dans les
+mers du Mexique et du Pérou fut assez heureuse. Jusqu’alors nous avions
+conservé l’espoir que notre capitaine ferait une relâche à Lima, mais il
+n’en fit rien.<span class="pagenum"><a id="page_17">{17}</a></span></p>
+
+<p>Les vivres devenaient de plus en plus rares, tout le monde se plaignait
+de l’armateur; on calculait qu’il nous fallait huit ou dix jours avant
+d’arriver à San Francisco. Si un mauvais temps nous retardait, nous
+étions exposés à mourir de faim; toutes les physionomies étaient
+rembrunies. Je commençais à regretter de n’avoir pas cédé aux craintes
+de ma sœur. Sur ces entrefaites, on pêcha un requin; il était d’une
+telle grosseur qu’après l’avoir harponné et hissé sur le pont, je ne pus
+m’empêcher de me sauver tout effrayée; mais aussitôt, nos matelots,
+armés de leurs couteaux, s’élancèrent sur lui et le dépecèrent; il passa
+ainsi morceau par morceau dans les mains de notre abominable cuisinier,
+qui l’assaisonna à différentes sauces et nous en fit manger pendant
+trois jours consécutifs; c’est horrible à avouer, mais cela parut bon
+presque à tout le monde, tellement, depuis longtemps déjà, on souffrait
+des privations de toute sorte; il n’y eut que le capitaine et deux
+matelots qui refusèrent d’y toucher. Ce refus venait, non de dégoût,
+mais d’une sorte de superstition; les matelots n’aiment pas manger le
+requin,<span class="pagenum"><a id="page_18">{18}</a></span> s’imaginant qu’un jour ou l’autre ils peuvent tomber sous la
+dent d’un de ces monstres.</p>
+
+<p>S’il est une jouissance inconnue aux gens de loisirs, dont la seule
+ambition est de les connaître toutes, sans sortir des habitudes où
+s’écoule leur vie nonchalante; s’il est une félicité qu’ignorent ces
+sybarites des grandes villes, ces chercheurs d’or dans les placers du
+bonheur, qui veulent épuiser les joies de ce monde sans risquer leur
+existence, c’est cette joie immense, ineffable, qui emplit le cœur,
+lorsqu’on touche au terme d’un long voyage. Il faut avoir passé six mois
+de sa vie entre le ciel et l’eau, en butte aux tempêtes, aux naufrages,
+aux incendies, pour comprendre le délire qui s’empare de tous, quand un
+matelot, monté dans les vergues, d’où il contemple l’horizon, prononce
+ces mots magiques: «Terre! terre!» Tout le monde se précipite sur le
+pont, les hommes relèvent la tête avec orgueil, leur physionomie semble
+dire: «Malgré la distance et les dangers, rien n’a pu m’empêcher
+d’atteindre mon but.» Les femmes pleurent, car, chez elles, toute
+émotion de joie ou de peine se traduit ainsi. A la vue de
+San-<span class="pagenum"><a id="page_19">{19}</a></span>Francisco, tous les passagers de notre goëlette, oubliant les
+souffrances d’une longue traversée, se reprirent à espérer la fortune,
+ainsi qu’ils l’avaient fait au départ; ma sœur et moi nous fîmes comme
+eux, et le présent se colora pour nous de rêves d’avenir. Pauvre France!
+tu fus alors oubliée, et nous tendîmes les bras à cette terre
+inhospitalière dont l’or est le dieu véritable.<span class="pagenum"><a id="page_21">{21}</a></span><span class="pagenum"><a id="page_20">{20}</a></span></p>
+
+<h2><a id="CHAPITRE_II"></a>CHAPITRE II</h2>
+
+<div class="blockquot"><p class="hang">La baie de San-Francisco.&mdash;Navires abandonnés.&mdash;La Mission
+Dolores.&mdash;Mœurs des Chinois émigrés.&mdash;La race noire.&mdash;Les habitués
+de Jackson street.&mdash;Maisons des jeux.&mdash;La bande noire.&mdash;Comité de
+vigilance.&mdash;La pendaison.</p></div>
+
+<p>Le 21 novembre 1852, nous distinguâmes les petits îlots nommés
+<i>Farellones</i>, qui sont devant le goulet de la baie de San-Francisco, et
+la pointe Bonetta, qui s’avance à gauche, à une assez grande distance
+dans la mer. A cet endroit, un pilote monta à bord de notre goëlette
+pour lui faciliter l’entrée du goulet qui est très-étroit et n’a guère
+plus d’un demi-mille de largeur. Les rochers escarpés et les collines de
+sable, couvertes de broussailles qui bordent le rivage, se dessinaient à
+nos regards; un magnifique spectacle vint alors nous frapper; à mesure
+que nous avan<span class="pagenum"><a id="page_22">{22}</a></span>cions, nous découvrions des navires de toutes nations avec
+leurs pavillons de différentes couleurs, pressés les uns contre les
+autres, comme pour attester l’importance de cette cité moderne. Mais
+l’œil se fixait bientôt avec étonnement sur les bas-côtés. Là, gisaient
+pêle-mêle des navires dont les flancs tombaient en ruine; les pavillons,
+aux couleurs effacées, pendaient comme des loques au milieu des vergues
+brisées; les ponts étaient effondrés, et la mousse poussait déjà entre
+les planches désunies; ils étaient depuis longtemps abandonnés par les
+équipages, qui, à peine débarqués, avaient fui vers les placers, en
+proie à la soif effrénée de l’or; ils offraient aux nouveaux venus un
+triste exemple des désastres que l’amour insatiable des richesses peut
+causer.</p>
+
+<p>La Californie faisait autrefois partie du Mexique. En 1846, les
+Américains, après une guerre qui dura un an, la soumirent et
+l’annexèrent aux États de l’Union. Deux ans plus tard, le capitaine
+Sutter faisait surgir du sein de cette terre aurifère le premier lingot
+qui devait attirer l’attention, et le déplacement de plusieurs millions
+d’âmes.</p>
+
+<p>Avant la découverte des mines d’or, San-Francisco<span class="pagenum"><a id="page_23">{23}</a></span> était un port de
+relâche pour les navires baleiniers qui venaient s’y radouber et y
+prendre des provisions. Les rapports des marins du continent européen
+avec les Indiens se bornaient à des échanges de peaux. Il y a plus d’un
+demi-siècle, des missionnaires espagnols arrivèrent dans ce pays et
+construisirent, à plusieurs milles du rivage, parmi les huttes
+d’Indiens, une petite église nommée la <i>Mission Dolorès</i> et qui existe
+encore aujourd’hui. Lorsque les solitudes de la Californie furent
+envahies par les Américains et les Européens qu’attirait la récente
+découverte des mines d’or, ce lieu désert, où la foi religieuse avait
+seule pénétré, devint un des lieux les plus fréquentés par les habitants
+de San-Francisco. On traça une belle route, des établissements de toutes
+sortes s’élevèrent, comme par enchantement, autour de la modeste
+chapelle, et le chemin de la Mission est devenu l’une des plus
+brillantes promenades de la ville.</p>
+
+<p>A l’époque de mon arrivée (novembre 1852), San-Francisco présentait
+encore un aspect bien bizarre, avec ses rues sablonneuses, ses trottoirs
+en planches et beaucoup de ses maisons construites en bois, en fer et en
+briques. Du reste, l’activité la plus grande<span class="pagenum"><a id="page_24">{24}</a></span> y régnait partout, et, ce
+qui me frappa tout d’abord, ce fut le va-et-vient de cette population
+composée d’hommes et de femmes de races et de couleurs différentes,
+revêtus de leurs costumes nationaux. On coudoyait à chaque instant les
+hommes de l’ouest et de l’est de l’Amérique, les Indiens des îles Havaï
+ou Sandwich et de Taïti, les Européens de toutes les parties du
+continent. Les émigrations ayant été très-fréquentes pendant les années
+qui précédèrent mon arrivée, la population avait considérablement
+augmenté, et San-Francisco pouvait alors contenir environ soixante mille
+âmes.</p>
+
+<p>Mais cette ville allait de jour en jour changer de physionomie: des
+constructions en pierre commençaient à s’élever; Montgommery street, une
+des plus belles rues, était pavée et laissait voir de superbes maisons;
+des magasins, des cafés, des hôtels magnifiques, étincelaient, le soir,
+aux lumières, et, en voyant la foule sortir de <i>Metropolitan-Theater</i>,
+qui est dans cette rue, l’on ne pouvait s’imaginer que, six ans
+auparavant, les Indiens chassaient à cette même place, avec le <i>lasso</i>,
+les bœufs et les chevaux sauvages.<span class="pagenum"><a id="page_25">{25}</a></span></p>
+
+<p>Et pourtant San-Francisco a été détruit au moins six fois par des
+incendies; les plus considérables furent ceux de 1852. Mais la
+prodigieuse rapidité avec laquelle on reconstruisait de la veille au
+lendemain laissait à peine de trace.</p>
+
+<p>La vie matérielle commençait à y devenir un peu moins chère que par le
+passé; on pouvait trouver une chambre meublée pour 40 piastres (une
+piastre vaut 5 francs), ce qui était une remarquable diminution sur les
+premières années, où des boutiques s’étaient louées 100, 200 et jusqu’à
+600 piastres par mois, contenant deux pièces de dix-huit ou quatorze
+pieds de long sur onze de large. La viande, et surtout le gibier,
+étaient à meilleur marché; le mouton s’était vendu jusqu’à 1 piastre la
+livre, et le veau une demi-piastre. Le lait avait coûté 1 piastre la
+bouteille, puis 4 réaux, 2 fr. 50; 2 réaux, 1 fr. 25; 1 réal, 60
+centimes. Les légumes s’étaient vendus à des prix exorbitants en raison
+de leur rareté même; une livre de pommes de terre n’avait pu s’obtenir
+que moyennant 2 réaux; les œufs avaient coûté jusqu’à 6 piastres la
+douzaine, et se vendaient encore 3 piastres. Le linge, pour le
+blanchissage d’une douzaine<span class="pagenum"><a id="page_26">{26}</a></span> de pièces, 5 piastres; une bouteille de
+champagne, 5 piastres. Les décrotteurs en plein vent, pour cirer une
+paire de bottes, 4 réaux; en revanche, le saumon se vendait sur tous les
+marchés à 1 réal la livre; enfin, à San-Francisco, dans les
+commencements de son existence, 1 piastre suffisait à peine pour le plus
+simple repas dépourvu de vin.</p>
+
+<p>Une partie de cette population est originaire de la Chine; si je
+mentionne en premier les émigrés chinois, c’est que leurs
+établissements, au milieu de gens d’un autre pays que le leur,
+présentent un fait curieux par lui-même. On connaît en effet leur
+répugnance à entretenir des relations avec les autres peuples. Bien que
+leur génie industrieux, patient et persévérant les poussât vers cette
+terre jeune et féconde, qu’ils se savaient impuissants à conquérir, ils
+avaient néanmoins emporté avec eux les instincts insociables et
+particuliers à leur race; aussi, pour ne pas frayer avec les Européens,
+s’étaient-ils relégués principalement dans un quartier spécial;
+Sacramento street est le centre de leurs habitations et conserve
+complétement la physionomie d’une place de Canton ou de toute autre
+ville chinoise. Leur commerce se<span class="pagenum"><a id="page_27">{27}</a></span> compose exclusivement des produits et
+denrées qu’ils importent de leur pays, et, dans Dupont street, ils ont
+des maisons où des tables de jeux sont dressées pour exciter la passion
+de ceux de leurs compatriotes qui veulent tenter la fortune.</p>
+
+<p>Ils ont aussi un théâtre, mais un vrai théâtre (en planches bien
+entendu), où ils représentent des pièces chinoises, leurs sujets sont
+d’une singularité telle, qu’il serait bien difficile d’en faire la plus
+légère description. Ce sont des cris, des grimaces, des contorsions qui
+vous surprennent et vous donnent à chaque instant l’envie d’un fou rire.
+Les femmes sont généralement exclues de ces troupes artistiques.
+L’emploi des ingénues et autres est confié à de jeunes garçons; il faut
+leur accorder cependant qu’ils déploient la plus grande richesse dans
+leurs costumes, on ne les évalue pas à moins de cinquante à soixante
+mille piastres.</p>
+
+<p>Une autre population non moins bizarre se fait encore remarquer à
+San-Francisco; ce sont les noirs. Ainsi que les Chinois, ils se sont
+réunis comme les membres d’une grande famille, et ils habitent un côté
+de Kearney street; mais les motifs qui les ont<span class="pagenum"><a id="page_28">{28}</a></span> fait ainsi s’agglomérer
+sont différents; l’antipathie des Américains à l’égard des nègres est
+connue et peu dissimulée; le mépris qu’ils leur témoignent a
+naturellement porté ces derniers, par les besoins d’une commune défense,
+à se réunir entre eux et à ne gêner en rien leurs oppresseurs. La haine
+réciproque des deux races qui, chez l’une, est timide, et, chez l’autre,
+arrogante, se traduit par l’absence presque complète de relations. Les
+noirs sont exclus de tout établissement public fréquenté par leurs
+tyrans, tels que les restaurants, les cafés, les théâtres; aussi
+n’ont-ils d’autres moyens de montrer leur goût pour la toilette qu’en se
+promenant dans les rues, les doigts chargés de bagues, avec des cravates
+de soie éblouissantes, et dont la couleur tendre tranche ridiculement
+avec leur teint d’ébène; on en rencontre çà et là qui s’étudient à
+imiter les manières d’un gentleman, et vous les voyez préoccupés du
+lustre de leurs chaussures et s’efforçant à paraître des dandys
+parfaits. Tous les efforts de M<sup>me</sup> Beecher-Stowe n’ont pu encore les
+réhabiliter dans l’esprit des citoyens des États-Unis, auxquels semblent
+parfaitement ridicules les sympathies de cette femme généreuse<span class="pagenum"><a id="page_29">{29}</a></span> pour la
+race noire; et bien que, sur le sol libre, les droits de l’homme leur
+soient concédés, leur infériorité sociale est assez marquée pour leur
+faire sentir qu’ils n’ont encore véritablement gagné qu’une chose qui,
+du reste, a bien son prix, la suppression des coups de fouet. Comme les
+Chinois, ils ont ouvert, pour eux seuls des restaurants, des cafés, des
+maisons de jeux, et la plupart exercent la profession de coiffeur.</p>
+
+<p>Le restant de la population se compose d’Américains, Français, Anglais,
+Allemands, Hollandais, Mexicains, Chiliens, etc., etc.</p>
+
+<p>Jackson street est l’une des rues de San-Francisco la plus curieuse à
+voir; elle a gardé, dans toute sa longueur, les constructions primitives
+en bois, et ses habitants ont cela de particulier, qu’ils tiennent
+presque tous des restaurants-buffets, connus dans le pays sous la
+dénomination de <i>bar</i>. C’est surtout le soir, à la clarté du gaz, que
+ces établissements présentent un coup d’œil extraordinaire; les mineurs,
+après une tournée heureuse dans les placers, viennent s’y réunir et s’y
+délasser de leur pénible labeur; cet assemblage de gens de différents
+pays offre le spectacle le<span class="pagenum"><a id="page_30">{30}</a></span> plus étrange; c’est un tumulte de voix
+parlant plusieurs langues, une variété de costumes impossibles à
+décrire. Les Mexicaines, les Péruviennes, les Chiliennes, les Négresses
+et les Chinoises, revêtues de robes à falbalas, sont confondues avec ces
+hommes qui boivent ou dansent, en poussant de grands cris de joie et
+avec force trépignements de pieds, au son d’une musique infernale. Pour
+peu que vous vous arrêtiez devant la porte d’un de ces bouges de
+plaisirs, à contempler ces réunions grossières et burlesques, vous ne
+tardez pas à être témoin d’une querelle terrible qui s’élève comme une
+bourrasque à la suite d’un éclat de rire; de même que l’éclair précède
+le coup de tonnerre, la mêlée devient bientôt générale, et vous n’avez
+que le temps de vous sauver, car le quartier est troublé pour toute la
+soirée; le sang coulera à la suite d’un formidable combat au couteau et
+au revolver, dans lequel de nombreuses victimes sont laissées sur le
+pavé.</p>
+
+<p>Les maisons de jeux sont en très-grand nombre à San-Francisco. C’est là
+encore qu’il est curieux d’observer cette population. Je visitai
+l’intérieur de ces établissements et je pus voir, à la lumière des
+lustres<span class="pagenum"><a id="page_31">{31}</a></span> de cristal, le contraste de toutes ces figures blanches et
+bronzées: le mélange de ces sociétés avait réellement un cachet des plus
+bizarres. Ainsi, autour de plusieurs rangs de tables tenues par des
+banquiers, et devant lesquelles étaient amoncelées des piles d’or, de
+monnaies et de lingots, se coudoyaient, se pressaient, se bousculaient,
+armés comme des corsaires ou des brigands calabrais, gentlemen, mineurs
+et matelots. Chacun pris dans la foule avait son type; mais ce qu’on
+remarquait avec étonnement, c’est que la plupart, dans ces réunions,
+suivaient un enjeu quelquefois considérable sans qu’aucune passion
+réelle se lût sur leur physionomie, tant il est vrai que l’or, en ces
+temps de bonne moisson, avait peu de prix aux yeux de ces hommes.
+Lorsque ces maisons commencèrent à s’ouvrir, au moment où la fièvre de
+l’or régnait dans toute sa force, le jeu engendrait souvent des rixes
+violentes, et plus d’une fois, les joueurs trop heureux n’y reçurent
+pour payement que la balle d’un pistolet logée dans leur cervelle.</p>
+
+<p>Il fut longtemps question de fermer ces maisons; mais comme le
+gouvernement percevait des sommes<span class="pagenum"><a id="page_32">{32}</a></span> énormes de celles qu’il tolérait, on
+conçoit que ces apparences de morale soient longtemps restées à l’état
+de projet.</p>
+
+<p>Les jeux sont variés; ainsi les Mexicains jouent principalement au
+<i>monte</i>, les Français, au <i>trente et quarante</i>, à la <i>roulette</i>, au
+<i>vingt-et-un</i>, au <i>lansquenet</i>, et les Américains, au <i>pharaon</i>. Je ne
+puis oublier la physionomie des individus qui, avec la foule des
+joueurs, composent le personnel de ces maisons; le <i>gambler</i> occupe le
+premier rang; c’est, autrement dit, le banquier de la table, il la tient
+pour son compte ou pour celui d’un autre; dans ce dernier cas, il peut
+gagner de huit à douze dollars par soirée; vient ensuite le paillasse,
+chaque table en a toujours à ses gages un ou deux; on les voit jouer
+sans discontinuer pour mettre la partie en train et amorcer les
+visiteurs; ils gagnent quatre à cinq dollars par jour. Les ramasseurs de
+morts méritent aussi d’être cités; ils sont en majeure partie
+Américains, et cette dénomination leur vient de ce qu’ils s’emparent des
+pièces qu’un joueur favorisé par la chance aurait laissées par
+inadvertance sur la table. Ces ramasseurs suivent d’un œil vigilant
+chaque coup de la<span class="pagenum"><a id="page_33">{33}</a></span> partie, et lorsque le banquier annonce une nouvelle
+séance, si une pièce semble oubliée ou laissée sur le tapis, une seconde
+seulement, par un joueur distrait, un bras s’allonge vivement dans la
+foule et va saisir cette pièce, qui passe rapidement de la main au
+gousset. Les maisons de jeux foisonnent de ces individus, vivant de la
+sorte, au jour le jour; ils emploient mille stratagèmes pour détourner
+l’attention d’un novice qui veut tenter la fortune: c’est la plaie des
+joueurs non expérimentés; mais il arrive souvent que des rixes terribles
+sont la suite de leur fraude éhontée, car un joueur s’apercevant qu’il a
+été volé, dans un accès violent, tuera comme un chien un de ces
+impudents fripons.</p>
+
+<p>Toutes ces maisons sont pourvues de bons orchestres, dont l’harmonie
+fait une agréable diversion avec le son de l’or.</p>
+
+<p>Il est aussi une classe d’individus très-redoutée de la population, et
+qui infestent ces lieux de leur présence comme tout autre endroit
+public. Je veux parler des hommes connus sous le nom de la <i>Bande
+noire</i>; ils forment une société d’escrocs américains. Ce sont des
+voleurs émérites, fort bien vêtus, exer<span class="pagenum"><a id="page_34">{34}</a></span>çant avec la plus complète
+impunité leur astucieux métier; s’ils entrent dans un de ces
+établissements, ce n’est pas pour perdre leur temps à tenter la fortune;
+ils trouvent plus commode de s’emparer de l’or répandu sur les tables et
+d’opérer ensuite leur retraite, avec le plus grand sang-froid. Les
+spectateurs et le personnel des gamblers sont foudroyés par tant de
+hardiesse, mais personne n’ose prendre au collet ces audacieux voleurs.
+Ces délits sont déjà depuis longtemps consacrés par la tradition, et le
+gouvernement local et la police sont encore dans un tel état d’enfance,
+que cette violence d’un petit nombre est tolérée; mais les méfaits
+scandaleux commis par les hommes de la Bande noire seraient trop
+nombreux à relater ici, s’il fallait en faire un récit complet; il
+suffira de dire que les policemen les laissaient agir dès qu’ils
+s’étaient fait reconnaître à eux. Chaque jour un commerçant avait à
+déplorer des pertes que plusieurs de ces coquins lui avaient fait subir.
+S’avisait-il de porter plainte?&mdash;ces voleurs cassaient, brisaient tout
+chez lui, enfin mettaient sa maison en ruine. Ils mangeaient de leur
+autorité privée dans les restaurants, buvaient, con<span class="pagenum"><a id="page_35">{35}</a></span>sommaient dans tous
+ces endroits publics; avec l’audace qui leur était connue, ils
+troublaient les réunions par toute sorte d’extravagances, et, bien que
+leurs excès eussent cependant diminué d’une manière sensible depuis les
+premiers temps, il n’existait encore, en 1852, aucun pouvoir régulier
+qui pût sévir contre eux.</p>
+
+<p>A notre arrivée à San-Francisco, nous avions loué, ma sœur et moi, dans
+Montgomery-street, une petite chambre meublée que l’on nous fit payer
+trois cents francs par mois, ce qui nous semblait assez cher, attendu
+que l’eau y filtrait le long des murs et inondait notre lit en temps de
+pluie. Nous crûmes d’abord que la vue dont nous jouissions compenserait
+un peu la cherté du prix, car cette vue s’étendait sur la plus grande
+partie de la ville et des montagnes environnantes; mais peu de jours
+après, nous nous aperçûmes que nos fenêtres faisaient face à la maison
+d’un boulanger choisi par le comité de vigilance pour y établir son
+tribunal. Une corde enroulée sur une poulie fixée au premier étage était
+l’emblème de cette Thémis simple et sommaire, connue sous le nom de loi
+de <i>Lynch</i>. Un matin que je m’étais<span class="pagenum"><a id="page_36">{36}</a></span> éveillée de bonne heure, je
+m’approchai de celle de mes fenêtres qui donnait sur la rue, et j’allais
+l’ouvrir lorsque mes yeux s’arrêtèrent avec effroi sur la maison qui me
+faisait face: deux hommes étaient montés sur des échelles et
+s’occupaient à la hâte de fixer à la poulie dont j’ai parlé une corde
+neuve et démesurément longue. Je ne devinai que trop la scène terrible
+qui allait se passer. A ce moment, des rumeurs lointaines commençaient à
+se faire entendre. Ne voulant pas être spectatrice de cette exécution,
+j’entraînai ma sœur, et nous sortîmes de la maison par une porte de
+derrière; un quart d’heure après nous étions dans la campagne: nous
+passâmes la journée chez des amis. Je sus bientôt que le coupable que la
+foule entraînait à grands cris était un Espagnol accusé d’assassinat. Ce
+tableau funèbre me fit une impression si horrible que ce jour même je
+m’occupai d’un autre logement. Cette terrible loi de Lynch, dont j’étais
+peu soucieuse de voir les fréquentes rigueurs, doit son nom à un
+individu nommé Lynch, qui en fut la première victime. On concevra
+facilement quelles fatales et nombreuses erreurs doit entraîner cet
+exercice illégal de la justice.<span class="pagenum"><a id="page_37">{37}</a></span></p>
+
+<h2><a id="CHAPITRE_III"></a>CHAPITRE III</h2>
+
+<div class="blockquot"><p class="hang">Sacramento.&mdash;Le fort Sutter.&mdash;Indiens
+nomades.&mdash;Mary’s-ville.&mdash;Shasta-City.&mdash;Rencontre d’un
+ours.&mdash;Weaverville.&mdash;Les mineurs.&mdash;Les montagnes
+Rocheuses.&mdash;Yreka.&mdash;Retour à San-Francisco.</p></div>
+
+<p>Après une année passée à San-Francisco, je voulus voir l’intérieur de la
+Californie; je commençai par visiter Sacramento, qui est construite sur
+la rive gauche du fleuve; cette ville de second ordre comptait déjà à
+cette époque de vingt à trente mille âmes. L’importance de son commerce
+est considérable; c’est l’entrepôt où s’écoulent les deux tiers des
+marchandises qui débarquent à San-Francisco. Comme cette dernière,
+Sacramento est bâtie moitié en briques, moitié en planches. Mais son
+climat est<span class="pagenum"><a id="page_38">{38}</a></span> tout différent. Les chaleurs y sont plus fortes; ses
+alentours, rendus marécageux par suite du débordement de la rivière,
+produisent de terribles fièvres; à l’époque de la crue des eaux, ces
+plaines fertiles ressemblent à d’immenses lacs. Les chercheurs d’or
+firent d’abord irruption dans cette contrée malsaine, et beaucoup y
+trouvèrent la mort; aussi fut-elle abandonnée après les premières
+fouilles, qui seules furent productives.</p>
+
+<p>Lorsqu’on veut se rendre à Mary’s-ville sans remonter la rivière, on
+prend une diligence; elles sont assez bien suspendues, mais ces routes
+sont si mauvaises, que les cahots sont fréquents. A vingt milles du
+chemin, l’on aperçoit le fort <i>Sutter</i> gardé par une tribu d’Indiens.
+Ces bandes nomades sont curieuses à observer; lorsque, par les fenêtres
+d’une diligence, on les voit s’avancer en troupeaux à travers les
+plaines, le contraste entre la vie sauvage et la vie civilisée fait que
+vous examinez avec plus d’intérêt leur bizarre accoutrement. Dans une
+halte que nous fîmes, j’eus l’occasion d’approcher de ces Indiens, et ce
+ne fut pas sans curiosité que je détaillai quelques-unes de leurs
+physionomies. La plupart<span class="pagenum"><a id="page_39">{39}</a></span> d’entre eux n’expriment aucune intelligence;
+ils ont le teint d’un jaune foncé, un front bas, le nez plat, des
+cheveux noirs et abondants qui descendent presque à la naissance des
+sourcils; les yeux un peu ronds et noirs, et leur regard, quand il n’est
+pas empreint de mécontentement, a l’expression étonnée du regard de
+l’enfant. Leur costume se compose de peaux de bêtes et de morceaux
+d’étoffes voyantes à dessins bizarres; ils portent en outre des
+vêtements qu’ils ramassent sur les chemins, et presque tous se couvrent
+de ces débris de la manière la plus grotesque; leurs bras et leur cou
+sont chargés de colliers, de bracelets, de coquillages, de verroteries,
+et jusqu’à des boutons, enfilés dans des bouts de ficelle; ils sont, du
+reste, malgré leur goût pour les ornements, d’une saleté répugnante. Ils
+habitent des huttes qui ont la forme d’un dôme; elles sont bâties avec
+de la terre et des branches d’arbres: une seule ouverture carrée et
+basse les laisse pénétrer à l’intérieur en rampant sur leurs genoux. Ils
+vivent là pêle-mêle, hommes, femmes, enfants et chiens, se nourrissant
+du produit de leurs chasses et de poissons, entre autres, de saumons
+pêchés dans la ri<span class="pagenum"><a id="page_40">{40}</a></span>vière de la <i>Trinité</i>; ils les font sécher pour leur
+saison d’hiver.</p>
+
+<p>Ces Indiens ne mangent pas de viande fraîche; ils attendent qu’elle soit
+corrompue pour la faire cuire; ils préparent leur pain avec des glands
+de chêne; ces glands sont d’abord séchés et mis en poudre; ils font
+ensuite une pâte qu’ils cuisent simplement dans l’eau; ils mêlent aussi
+à leur nourriture des sauterelles et quantité d’insectes.</p>
+
+<p>On rencontre aussi sur la route qui mène à Mary’s-ville, de ces
+indigènes que l’irruption des peuples civilisés a refoulés avec leurs
+instincts sauvages vers les régions désertes; cependant, bon nombre
+d’entre eux, attirés par la curiosité et cet amour du lucre qui est
+commun à la race humaine, ont fini par pénétrer dans les villes et se
+mettre en relation avec les nouveaux venus qui, insensiblement, les ont
+amenés à travailler dans les <i>ranchos</i> (fermes). D’autres sont restés en
+guerre ouverte, et des expéditions américaines ont été dirigées contre
+eux dans les reconnaissances qui étaient faites de certains points
+inexplorés du sol californien.</p>
+
+<p>Au bout de huit heures de trajet, on arrive à<span class="pagenum"><a id="page_41">{41}</a></span> Mary’s-ville, après avoir
+subi bien des fatigues sur les mauvais chemins qui y conduisent et avoir
+passé à gué plusieurs rivières.</p>
+
+<p>Mary’s-ville est construite en bois, sauf quelques maisons qui sont en
+briques; elle est située sur les bords verdoyants de la <i>Yuba</i>; mais,
+sur ces rives enchantées, la chaleur est plus accablante et les fièvres
+sont plus terribles encore qu’à Sacramento; cette ville offre l’aspect
+d’un immense bazar destiné à alimenter les placers et les petits
+villages environnants.</p>
+
+<p>C’est dans cette ville que m’arriva une aventure qui faillit me coûter
+la vie, à l’hôtel même où la diligence descendait tous les voyageurs.
+Nous étions à dîner, ma sœur, une autre dame et son mari; notre repas
+terminé, nous nous apprêtions à quitter la maison, lorsque nous
+entendîmes un affreux tapage; le maître de l’établissement, interrogé
+sur la cause de ce bruit, nous répondit qu’il était produit par une
+réunion de gentlemen de la ville. Comme nous étions au fait des mœurs
+américaines, la chose ne nous surprit en aucune façon; seulement, nous
+hâtâmes nos préparatifs de départ, afin de pouvoir nous échapper avant
+que les manifestations bachiques de ces mes<span class="pagenum"><a id="page_42">{42}</a></span>sieurs se fussent produites
+plus à découvert, et afin aussi de profiter d’un clair de lune superbe
+pour nous remettre en marche; il n’y avait pas de temps à perdre, car
+déjà un bruit formidable d’assiettes et de verres brisés présageait une
+de ces redoutables fins de repas américains bien capables, certes, de
+désespérer les sociétés de tempérance; mais la bonne intention que nous
+avions de ne pas sortir sans payer nous porta malheur. Au moment où le
+maître de l’hôtel nous rendait noire monnaie, l’escalier qui conduisait
+à la pièce où se donnait le repas retentit du bruit de gens avinés qui
+roulaient plutôt qu’ils ne descendaient, au milieu d’un grand tumulte de
+cris et de vociférations. Nous cherchâmes à nous esquiver
+précipitamment, mais alors une mêlée s’engagea entre ces hommes armés de
+revolvers, et je me trouvai, sans trop savoir comment, séparée de mes
+compagnons. Au même instant, un coup de feu retentit, et le sifflement
+d’une balle vient effleurer ma chevelure; chacun de se sauver, de fuir
+dans toutes les directions, je veux fuir comme tout le monde, mais au
+moment de franchir le seuil de la porte, un nouveau coup de feu succède
+au premier, il vient frapper un individu qui tombe<span class="pagenum"><a id="page_43">{43}</a></span> devant moi; effrayée
+à juste titre, je sors en courant, et ne sachant au juste où je
+dirigeais mes pas, au point que je fus quelque temps à retrouver mes
+amis. Ils étaient dans la plus grande inquiétude; ils me croyaient
+blessée, mais, Dieu merci, j’en était quitte pour la peur. Nous apprîmes
+bientôt que le meurtrier, dans son ivresse, avait ajusté un individu de
+sa bande, lequel s’était esquivé du côté où je me trouvais; le premier
+coup dirigé sur lui avait failli m’atteindre, et le second n’avait pu
+être évité par ce malheureux, qui avait reçu la balle dans l’aiselle
+gauche.</p>
+
+<p>Le costume d’homme dont j’étais revêtue et la nuit presque noire où nous
+étions avaient contribué à tromper l’assassin; enfin, je l’avais échappé
+belle! Peut-être n’est-il pas hors de propos de donner la description du
+costume que je portais dans ces excursions et d’expliquer pourquoi je
+l’avais adopté. Il se composait d’un feutre gris de forme légère, d’un
+paletot de voyage proportionné à ma taille, de bottes à l’écuyère: telle
+est la mode en Californie. A ces bottes était adaptée une paire
+d’éperons à la mexicaine pour les mules dont on se sert fréquemment<span class="pagenum"><a id="page_44">{44}</a></span>
+dans le pays; puis, des gants de daim et une ceinture en cuir pour
+mettre l’or, et dans laquelle était passé un poignard. Ce costume, assez
+pittoresque pour une femme, lui est de toute nécessité dans ces voyages
+à travers des contrées abruptes; il lui laisse, dans un moment de
+danger, une plus grande liberté de mouvement qu’elle n’en aurait sous
+des habits habituels. Jusqu’alors, je n’avais eu qu’à me louer de cette
+idée de dissimuler mon sexe; mais cette fois, il faut l’avouer, j’avais
+failli être punie bien sévèrement de ma témérité.</p>
+
+<p>Comme on a pu en juger par le récit qui précède, l’ivresse, chez les
+Américains, offre les caractères de la folie la plus furieuse; dans
+leurs excès d’intempérance, ils dédaignent le vin; l’abus qu’ils font de
+l’eau de vie, du wiskey, du genièvre, de l’absinthe et des autres
+liqueurs fortes, produit chez eux cette exaltation de forcenés qui les
+rend si dangereux. Les vapeurs alcooliques qui leur montent au cerveau y
+font presque toujours germer des idées sanguinaires, et il n’est pas
+rare de voir des hommes d’un naturel paisible, dès que l’ivresse s’en
+est emparée, com<span class="pagenum"><a id="page_45">{45}</a></span>mettre des meurtres qui leur feraient horreur s’ils
+avaient leur raison.</p>
+
+<p><i>Shasta-City</i>, en se dirigeant vers le Nord, est une des plus petites
+villes de la Californie; elle est moins étendue que certains villages de
+la France; elle n’a à proprement parler, qu’une seule rue qui la
+traverse dans toute sa longueur, composée de chaque côté de maisons en
+bois, située à quelque distance de la <i>Sierra-Nevada</i>. Elle
+approvisionnait autrefois les riches placers environnants qui se sont,
+comme dans certaines parties de la Californie, vite épuisés; mais elle
+est restée un lieu de passage important par sa situation; c’est là que
+s’arrête le parcours des diligences, et, si l’on veut pousser au delà,
+on peut louer à <i>Shasta-City</i> ou acheter des mules qui vous
+transportent, avec vos bagages, à travers les petits chemins sinueux des
+montagnes.</p>
+
+<p>Notre passage en cette ville devait être signalé par un de ces sinistres
+si communs en Californie: à peine arrivés, nous fûmes témoins d’un
+immense incendie qui dévora, en moins d’une heure, la plus grande partie
+de la ville, et au moment de notre départ,<span class="pagenum"><a id="page_46">{46}</a></span> nous eûmes le spectacle,
+encore plus triste, de voir les malheureux habitants qui cherchaient, au
+milieu des ruines fumantes, le moindre vestige de leurs biens.</p>
+
+<p>Lorsqu’on a quitté <i>Shasta-City</i>, en remontant vers le nord, comme pour
+gagner <i>l’Orégon</i>, on traverse une contrée montagneuse qui sert de
+repaire à d’énormes ours couleur fauve; l’un d’eux me causa une frayeur
+dont je me souviendrai toujours. Je m’étais attardée à la suite de mes
+compagnons; la mule qui me portait avait insensiblement ralenti son pas,
+et je ne songeais nullement à activer sa marche, me laissant aller à une
+somnolence causée par la fatigue et l’extrême chaleur du jour; tout à
+coup, j’aperçus à vingt pas de moi un ours de haute taille qui
+débouchait d’un fourré en balançant sa tête avec une tranquille
+assurance; il semblait vouloir traverser la route où je cheminais. Ma
+frayeur fut telle en découvrant cet animal, que je ne pus même pas
+pousser un cri d’alarme; les rênes s’échappèrent de mes mains, mes yeux
+se fixèrent sur ceux de l’ours avec stupeur; le sang me monta au
+cerveau, et je restai comme frappée de paralysie; mais il se con<span class="pagenum"><a id="page_47">{47}</a></span>tenta
+de se rouler au milieu du chemin sans même daigner prendre garde à moi
+et à ma monture, qui trahissait pourtant notre présence par le bruit de
+ses clochettes. J’arrivais heureusement à un coude que faisait la route
+et qui permettait d’apercevoir mes compagnons; leur vue me réveilla en
+me rendant quelque courage, et, sans plus me fier à l’apparente
+générosité de l’hôte des montagnes, j’enfonçai mes éperons dans les
+flancs de ma mule, et j’eus bientôt rejoint mes amis, auxquels je fis le
+récit de cette courte mais poignante impression de voyage. Et maintenant
+que j’écris ces lignes, je suis portée à croire que ce cruel animal
+avait dû faire un copieux déjeuner, puisqu’il laissait échapper la belle
+occasion de me dévorer. Quelques personnes verront sans doute dans sa
+manière d’agir à mon égard le fait d’un animal repu de sang, mais la
+reconnaissance me fait un devoir de ne pas passer sous silence sa
+généreuse conduite.</p>
+
+<p>Avant d’arriver à Weaverville, où nous avions le dessein de faire une
+halte, on rencontre la rivière de la Trinité, sur les bords de laquelle
+s’étaient engagés de terribles combats lorsqu’il fallut repousser les
+In<span class="pagenum"><a id="page_48">{48}</a></span>diens et devenir maître des travaux qui devaient bientôt bouleverser
+le pays en tout sens. Après l’avoir passé à gué, nous tenant à genoux
+sur nos mules qui avaient de l’eau jusqu’à mi-corps, nous arrivâmes sur
+le plateau qui domine la ville. Weaverville est enfouie au milieu des
+montagnes, dont les sommets les plus élevés sont couverts de neige,
+quelle que soit la saison. La situation de ses maisonnettes, au pied des
+montagnes plantées de sapins, lui donne assez l’aspect de certains
+villages des Alpes; comme eux elle respire une tranquillité agreste qui
+fait contraste avec l’activité fiévreuse de San-Francisco et de
+Sacramento. De plus, l’air y est pur et les fièvres y sont inconnues,
+aussi la richesse aurifère de cette contrée y attire-t-elle chaque jour
+grand nombre de travailleurs. Le transport des lettres et de l’or se
+fait par le service d’express.</p>
+
+<p>Nous séjournâmes quelque temps dans cette paisible localité, qui
+semblait n’avoir été troublée par aucun événement lugubre. Un jour que
+je me promenais sur les bas-côtés de la ville, j’arrivai sur un terrain
+abandonné où s’élèvent deux croix de bois, peintes en noir, comme dans
+les cimetières; elles<span class="pagenum"><a id="page_49">{49}</a></span> occupaient seules l’emplacement qui paraissait
+avoir été jadis habité; fort curieuse de ma nature, je demandai à
+quelques personnes du voisinage l’explication de ces signes funèbres, et
+voici à peu près ce qui me fut raconté.</p>
+
+<p>Dans la première ou la seconde année qui suivit la découverte de l’or en
+Californie, alors qu’il n’existait encore aucun gouvernement établi, les
+premiers mineurs qui pénétrèrent dans la région de Weaverville durent,
+en l’absence de tout pouvoir public qui pût les protéger, garder
+eux-même leur personne et le terrain qu’ils s’étaient choisi. Ils
+vivaient là dans la plus complète indépendance, ne payant aucun impôt et
+résolus à défendre, à l’aide du revolver, leurs propriétés contre toute
+agression. Quand le gouvernement américain vit que l’émigration affluait
+de tous les points du globe, il sentit la nécessité de donner une
+organisation politique à cet État nouveau, il dut rendre la mesure
+générale. Or, un shérif se présenta à Weaverville pour y faire exécuter
+les lois qui s’établissaient sur tous les points de la Californie; il
+imposait à chaque mineur l’obligation de payer une taxe pour avoir le
+droit d’exercer son<span class="pagenum"><a id="page_50">{50}</a></span> métier. On comprend ce que ces nouvelles
+ordonnances durent rencontrer d’oppositions; l’un de ces mineurs,
+Irlandais de nation, était un des premiers qui avait pénétré dans les
+montagnes de Weaverville; aux premières sommations que lui fit le shérif
+d’ouvrir sa maison pour qu’on pût procéder à l’enquête, il répondit
+qu’il était décidé à défendre son foyer à main armée, jusqu’à ce que de
+plus amples informations lui eussent garanti le caractère officiel dont
+se disait investi l’homme qui se présentait alors à lui comme un
+agresseur. Le shérif, homme d’une sauvage énergie, qui avait servi dans
+les expéditions contre les Indiens, répondit par un coup de revolver qui
+étendit raide mort le malheureux mineur sur le seuil de sa porte; la
+femme, en voulant défendre son mari, partagea le même sort. A partir de
+ce moment, la taxe fut perçue sans difficulté. On rasa la maison, et les
+victimes furent enterrées sur l’emplacement où les deux croix servent à
+perpétuer ce triste souvenir des commencements de Weaverville.</p>
+
+<p>Les Irlandais sont en grand nombre parmi les mineurs de la Californie. A
+trois milles de Weaverville, il existe un groupe de maisonnettes qu’on
+appelle<span class="pagenum"><a id="page_51">{51}</a></span> <i>Sidney</i>, exclusivement occupées par des gens de cette nation.</p>
+
+<p>J’eus aussi l’occasion d’aller visiter quelques Indiens qu’on avait
+faits prisonniers tout récemment et que l’on gardait à vue sur un
+terrain peu éloigné de la ville où ils s’étaient dressé des huttes,
+comme au fond de leurs forêts; ils avaient été pris à la suite d’une
+expédition faite pour venger la mort d’un marchand américain qui s’était
+égaré dans les régions habitées par des peuplades sauvages et avait été
+massacré. Ces malheureux, attaqués à l’improviste dans leur retraite,
+expiaient peut-être le crime des vrais coupables. Il se trouvait parmi
+eux un vieillard fort âgé, qui semblait devoir empirer d’un moment à
+l’autre; il se tourna avec effort et me montra sur sa poitrine une large
+et très-profonde blessure produite par une balle. A quelques pas de lui,
+était une jeune Indienne dans un état de prostration dont rien ne
+pouvait la distraire; une grossière couverture l’enveloppait; elle avait
+l’un des poignets brisé par une balle; à son attitude, on l’aurait crue
+morte; mais le regard s’arrêtait bientôt sur sa physionomie, empreinte
+d’une fierté sauvage; ses traits étaient d’une<span class="pagenum"><a id="page_52">{52}</a></span> pureté admirable; ses
+grands yeux noirs, étincelants, vous regardaient avec un air étrange
+sans exprimer le moindre sentiment de douleur.</p>
+
+<p>Deux chiens de ces contrées, et qu’on appelle <i>Coyottes</i>, avaient suivi
+les prisonniers dans leur captivité; cette espèce de chiens errants vit
+par bandes comme les Indiens; ils ont les pattes courtes, le poil ras et
+de couleur fauve, le museau effilé comme celui d’un renard; on les
+rencontre en grand nombre dans le nord de l’<i>Orégon</i>; il faut que la
+faim les presse fort pour qu’ils s’approchent des villes ou des ranch,
+en poussant des hurlements plaintifs; leur naturel est, du reste, peu
+féroce, car ils se sauvent à la vue d’un homme. Je vis encore plusieurs
+femmes occupées à préparer la nourriture et à soigner les enfants, comme
+chez les nations civilisées, les hommes de ces tribus nomades
+abandonnent aux femmes les soins du ménage.</p>
+
+<p>Nous offrîmes aux prisonniers indiens quelques pièces de gibier, deux
+écureuils gris et trois tourterelles dont on fait, en Californie, des
+repas délicieux; nos offrandes furent accueillies avec plaisir, et les
+femmes nous donnèrent en échange <span class="pagenum"><a id="page_53">{53}</a></span>quelques-uns des colliers de
+coquillages qu’elles portent à leur cou.</p>
+
+<p>La petite place de Weaverville est le centre de nombreux placers; elle
+fournit aux mineurs, outre les provisions, les ustensiles et outils
+nécessaires à leurs travaux. La terre de cette partie montagneuse d’une
+couleur jaunâtre, est reconnue pour une des plus aurifères de la
+Californie; il est véritablement peu d’endroits où le mineur, à la
+recherche d’un <i>claim</i> (portion de terre qu’il s’est choisie), ne trouve
+à utiliser sa pioche et son plat en fer-blanc. Cet appareil lui sert à
+laver les lingots et à en détacher avec de l’eau la couche terreuse qui
+les enveloppe; dès les premiers coups de pioche et après le lavage du
+premier plat, il sait à quoi s’en tenir sur le terrain qu’il veut
+exploiter, parce qu’il sait combien de plats de terre il peut laver dans
+une journée. De grands travaux ont été entrepris au milieu des montagnes
+pour détourner, au profit d’un canal creusé à travers les placers, le
+cours de la Trinité qui passe à vingt milles de Weaverville; mais faute
+de capitaux, ils furent abandonnés par les compagnies qui en avaient
+l’exploitation. Les mines du Sud sont beaucoup plus<span class="pagenum"><a id="page_54">{54}</a></span> pauvres en métal
+que celles du Nord: aussi la masse des travailleurs s’est-elle portée
+vers ce dernier côté.</p>
+
+<p>Il y a deux saisons bien distinctes pour le travail des mines: l’une
+commence au mois de novembre, au moment des pluies, et l’autre après la
+fonte des neiges, c’est-à-dire en avril ou mai. Si tous les placers
+avaient de l’eau en abondance, on aurait extrait plus d’or de la
+Californie, et les mineurs n’auraient pas à souffrir la misère pendant
+les temps de sécheresse.</p>
+
+<p>Les bénéfices des mineurs dépendent de la veine qu’ils poursuivent: les
+uns gagnent cinq piastres par jour; les autres, plus favorisés,
+travaillent sur un <i>claim</i> qui leur rapporte jusqu’à dix, douze piastres
+et plus. Il en est enfin auxquels le hasard fait découvrir un terrain
+non encore exploité, et qui s’enrichissent en très-peu de temps: ceux-là
+sont les élus du sort; mais ceux dont on ne parle pas, ce sont les
+malheureux qui ont abandonné leur famille et leur patrie dans l’espoir
+de réaliser en peu d’années leurs rêves de fortune; arrivés les
+derniers, ils n’ont souvent plus trouvé que des terrains épuisés dont le
+produit ne suffit même pas à les faire vivre. La mi<span class="pagenum"><a id="page_55">{55}</a></span>sère et le
+découragement sont les seuls fruits qu’ils retirent de leur rude et
+ingrat labeur. Dieu veuille que les choses aient changé!</p>
+
+<p>Il est curieux de rencontrer un chercheur d’or en voyage, c’est-à-dire
+passant d’un placer à l’autre. Il porte toute une panoplie d’ustensiles
+dont il ne peut se séparer dans la rude existence des mines; il est
+d’abord vêtu de grandes bottes de cuir capables de résister aux plus
+dures intempéries, d’une chemise de laine, espèce de vareuse semblable à
+celles des matelots; sa tête est couverte d’un feutre qui n’a plus de
+forme, tellement il est usé et cassé; à sa ceinture, à gauche, pend son
+<i>knife bovie</i> (couteau à bœuf), à droite un revolver; il porte sur son
+épaule la pioche qui lui sert à faire des entailles dans la terre; sur
+son dos, un fusil en bandoulière, une couverture de laine enroulée, une
+marmite et son plat de fer-blanc.</p>
+
+<p>Le terme de notre excursion était Yreka, situé au nord de la Californie.
+Avant d’y arriver, nous passâmes par une longue chaîne de montagnes,
+coupée par des chemins sinueux et escarpés, où les mules seules peuvent
+tenir pied. Nous rencontrâmes<span class="pagenum"><a id="page_56">{56}</a></span> une caravane de ces pauvres bêtes
+chargées de marchandises, et que des muletiers conduisaient. Nous
+reconnûmes leur approche par le son des clochettes qu’elles portent à
+leur cou, et dont les différents timbres produisent une harmonie
+étrange. Elles commençaient ainsi que nous à gravir ces gigantesques
+montagnes Rocheuses. Qui n’a pas vu ces chemins tortueux, raboteux, sans
+aucune trace dans le roc, ne peut avoir la plus simple idée des
+difficultés, des dangers qu’il y a à les parcourir. Nous nous trouvâmes
+après plusieurs heures de marche au-dessus d’abîmes si profonds, qu’ils
+nous eussent donné le vertige si notre regard eût osé en sonder la
+profondeur. Nous avancions lentement en suivant la ligne étroite d’un
+sentier qui ne permettait qu’à une personne ou à une mule de passer à la
+fois. Si le pied manquait, on roulait infailliblement avec elle à plus
+de deux ou trois mille pieds. Les sombres vapeurs qui nous
+enveloppaient, le sentiment du danger que nous courions au moindre faux
+pas, l’éloignement de toute habitation, tout remplissait mon âme d’une
+sorte de crainte religieuse. On tente quelquefois vainement de prier
+dans une église; la prière vient d’elle-même<span class="pagenum"><a id="page_57">{57}</a></span> au bord des lèvres dans
+ces lieux d’une effrayante majesté.</p>
+
+<p>Nous traversâmes une bonne partie de ces montagnes Rocheuses dont
+l’accès était devenu de plus en plus difficile par suite de l’énorme
+quantité de neige qui encombrait les chemins. Nous pûmes voir sur notre
+passage la marque des pieds des ours gris, et, dans les excavations des
+rochers, des carcasses qui témoignent de leur voracité. Des traces de
+sang, encore fraîches sur la neige, attestaient même qu’ils nous avaient
+précédés de peu de temps, et qu’ils s’étaient sans doute enfuis avec
+leur proie au fond de leurs tanières.</p>
+
+<p>A plusieurs milles de là, pressés par la fatigue, nous fîmes une halte
+chez des Américains qui avaient construit une hutte au milieu des
+neiges; je les pris d’abord pour des brigands; ce n’était que des
+aubergistes, qui nous vendirent, au poids de l’or, des côtelettes
+d’ours; elles nous semblèrent fort appétissantes; j’en avais déjà mangé
+à San-Francisco.</p>
+
+<p>Entre ces montagnes Rocheuses et l’Orégon, on rencontre de belles
+plaines qui, en été, offrent l’aspect de la plus riche végétation, de
+vastes prairies<span class="pagenum"><a id="page_58">{58}</a></span> émaillées de fleurs, des chênes gigantesques. Cette
+nature encore vierge est cultivée par des émigrants dont la plupart sont
+venus de l’intérieur des États-Unis à travers les plaines;
+l’agglomération de tous ces laboureurs dans la Californie septentrionale
+rendit la place d’Yreka plus importante, comme centre d’affaires, que
+Weaverville et Shasta-City. Elle devint un lieu de passage où les
+voyageurs des plaines vinrent s’alimenter et faire les achats
+nécessaires aux établissements situés dans les environs; mais aussi, à
+mesure que la population européenne et américaine s’augmentait, elle
+avait de plus en plus à veiller à sa sûreté personnelle. Les Indiens,
+que les envahissements d’agriculteurs refoulaient sans cesse, gardaient
+contre les nouveaux venus un profond ressentiment de se voir déplacés
+d’une contrée qu’ils habitaient depuis un temps immémorial; il fallait
+se tenir continuellement en garde contre leurs attaques nocturnes. Lors
+de mon arrivée à Yreka, on parlait encore d’affreux ravages causés tout
+récemment par des tribus indiennes: des incendies avaient dévoré, sur
+différents points, des fermes entières, et l’on avait trouvé leurs
+habitants cruelle<span class="pagenum"><a id="page_59">{59}</a></span>ment massacrés pendant la nuit par la main des
+sauvages.</p>
+
+<p>Yreka n’est qu’à quinze milles de l’Orégon; nous y arrivâmes en novembre
+1853.</p>
+
+<p>Les maisons de la ville sont encore presque toutes en bois, même son
+plus bel hôtel. Il existe des maisons de jeu, comme dans toutes les
+villes qui ont un placer pour voisinage. On peut goûter de la cuisine
+française au restaurant Lafayette qui est le plus confortable
+établissement de ce genre. Cependant, malgré la tendance au bien-être
+matériel, il était encore difficile, en 1853, à un voyageur, d’y trouver
+toutes ses aises; les matelas y étaient complétement inconnus; il
+fallait, bon gré mal gré, coucher sur des paillasses.</p>
+
+<p>Les froids furent si rigoureux pendant l’année où je visitai cette
+ville, qu’il ne se passa pas de jour sans que je ne visse ramener à
+Yreka des gens qu’on avait trouvés gelés dans la campagne. Le pain, la
+viande avaient tellement durci sous cette température glaciale, qu’on
+était réduit à les fendre à coups de hache et de marteau.</p>
+
+<p>Les mines y sont aussi très-productives; mais<span class="pagenum"><a id="page_60">{60}</a></span> l’absence de l’eau s’y
+faisait sentir, comme en d’autres localités, à certaines époques de
+l’année.</p>
+
+<p>Après y avoir séjourné deux mois et demi pour nos affaires de commerce
+et nous être défaits heureusement de nos marchandises, nous retournâmes,
+ma sœur et moi, à San-Francisco. Ce voyage, des plus fatigants, nous
+avait été fort pénible, et nous avions le désir de nous établir à
+San-Francisco.<span class="pagenum"><a id="page_61">{61}</a></span></p>
+
+<h2><a id="CHAPITRE_IV"></a>CHAPITRE IV</h2>
+
+<div class="blockquot"><p class="hang">Incendie.&mdash;Départ pour la Chine.&mdash;<i>L’Arturo.</i>&mdash;Une malade à
+bord.&mdash;Les sorciers chinois.&mdash;Mort.&mdash;Les mers de la Chine.&mdash;Une
+voie d’eau.&mdash;Arrivée à Hong-Kong.&mdash;Visite au consul.&mdash;Voyage à
+Canton.&mdash;Insurrection chinoise.</p></div>
+
+<p>Après dix-huit mois passés en Californie, pendant lesquels j’éprouvais
+tour à tour des chances de prospérité aussi bien que des déboires réels,
+je pris un parti téméraire. Dans le courant de l’année, je m’étais liée
+avec une artiste, nommée M<sup>me</sup> Nelson. Cette dame avait formé le projet
+de quitter la Californie pour se rendre à Batavia. Des lettres
+pressantes l’invitaient à se rendre dans ce pays pour y donner pendant
+six mois des représentations; elle m’engagea à l’accompagner, m’offrant
+les bénéfices d’une spé<span class="pagenum"><a id="page_62">{62}</a></span>culation qui devait mettre notre voyage à
+profit; nous devions nous arrêter en Chine, et là faire une pacotille de
+tous objets propres à revendre à notre retour. J’hésitai longtemps à
+entreprendre cette longue traversée, lorsqu’une catastrophe, trop
+fréquente à San-Francisco, vint me décider entièrement. Le feu se
+déclara une belle nuit dans la maison voisine de celle que j’habitais
+avec ma sœur; l’incendie prit en un instant de telles proportions, qu’il
+ne fallut songer qu’à se sauver. Réveillées en sursaut, nous n’eûmes que
+le temps de nous habiller à la hâte et de jeter pêle-mêle des vêtements
+et des valeurs dans des malles qu’on faisait ensuite passer par les
+fenêtres. Enfin, l’intensité du feu devint telle, qu’il nous fallut
+descendre les escaliers quatre à quatre sans même prendre le temps de
+nous chausser. Nous n’étions pas à vingt pas que le corps de logis,
+construit en bois, s’embrasa et s’abîma en moins de dix minutes. Trois
+heures plus tard, on comptait cinquante-deux maisons détruites de fond
+en comble. Ce feu nous emportait plus de quatre mille piastres. Aucune
+des marchandises de notre <i>store</i> n’avait pu être sauvée.<span class="pagenum"><a id="page_63">{63}</a></span></p>
+
+<p>Ma sœur, assez démoralisée par ce revers inattendu, résolut de retourner
+à Yreka, où l’on nous disait que le commerce allait fort bien. Quant à
+moi, je pris le parti de suivre M<sup>me</sup> Nelson, car, outre l’avantage
+pécuniaire que je croyais retirer de ce voyage, j’étais dévorée du désir
+de voir des pays nouveaux.</p>
+
+<p>Notre itinéraire fut décidé de la manière suivante: nous devions nous
+diriger d’abord vers la Chine, et, après avoir passé à Canton, Macao et
+Hong-Kong, gagner en dernier lieu Batavia. Dès que tous ces projets
+furent arrêtés, nous fîmes nos préparatifs de départ.</p>
+
+<p>Or, le 11 juin 1854, nous nous rendîmes à bord de <i>l’Arturo</i>, navire
+anglais, en partance pour la Chine. Par un hasard singulier, il y avait,
+comme passagers, quatre artistes français: un chanteur, une chanteuse,
+un pianiste et un violoniste qui allaient à Calcutta. Ils faisaient,
+comme nous, un circuit, et comptaient donner des concerts sur leur
+passage dans les différentes villes où ils s’arrêteraient. De plus, dans
+l’entrepont, trente-cinq Chinois qui regagnaient leur patrie.</p>
+
+<p>Quinze jours après notre départ, nous dépassions<span class="pagenum"><a id="page_64">{64}</a></span> les îles Sandwich.
+Vers cette époque, M<sup>me</sup> Nelson, qui s’était bien portée jusqu’alors,
+devint mélancolique et souffrante. Pour la distraire de son malaise, je
+lui proposai de nous faire tirer la bonne aventure par deux Chinois qui
+parlaient un peu anglais. Ils avaient des prétentions à l’infaillibilité
+dans l’art de la chiromancie. La curiosité m’était venue de mettre leur
+science à l’épreuve, en voyant le second du bord éclater d’un fou rire
+en les écoutant. Le plus difficile était de décider ces magots à nous
+approcher; je fis tant qu’ils vinrent auprès de nous. M<sup>me</sup> Nelson leur
+tendit la main avec un certain air de raillerie et d’incrédulité; ces
+deux Chinois examinèrent avec attention cette main mignonne et blanche;
+et fixant tour à tour les yeux sur son visage ils s’interrogeaient entre
+eux sur les lignes qu’ils découvraient. Cette consultation durait depuis
+un moment et cela commençait à nous impatienter, car ils ne nous
+parlaient pas. Croyant qu’ils se moquaient de nous, nous les pressâmes
+de s’expliquer, mais ils gardèrent le silence. Mon amie leur demanda
+alors en souriant s’ils n’étaient pas sûrs de leur prétendue science.
+L’un d’eux répondit qu’ils se tai<span class="pagenum"><a id="page_65">{65}</a></span>saient, crainte de l’affliger. «Vous
+avez tort, leur dit-elle, car je n’y crois pas.» Je ne sais si cette
+parole les mécontenta, mais ils se mirent à lui tirer le plus triste
+horoscope. «Vous avez été très-riche, lui dirent-ils (et cela était
+vrai), mais il est inutile de chercher à le devenir davantage, car vous
+n’avez que très-peu de temps à vivre.»</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Nelson parut frappée de cette prédiction et, à partir de ce
+moment, elle tomba dans une tristesse qu’il me fut impossible de
+dissiper. Je me reprochai presque, comme une mauvaise pensée, de l’avoir
+engagée à consulter l’avenir. Néanmoins, je voulus à mon tour connaître
+mon sort, et je tendis bravement la main gauche. Le second horoscope
+parut les dédommager du premier, ils me dirent que j’avais des lignes
+très-heureuses; qu’un jour je deviendrais riche, mais très-riche.
+Cependant, leur visage prit tout à coup une expression sérieuse en se
+montrant un signe sur mon front, qui n’était certainement visible que
+pour eux; il indiquait qu’un jour il m’arriverait un grand malheur,
+mais..., car il y avait un mais, que pourtant cela ne ferait point
+obstacle à ma future prospérité. Je ris de leurs prédictions<span class="pagenum"><a id="page_66">{66}</a></span> qui
+m’avaient déjà été faites par des somnambules, et j’essayai, par des
+plaisanteries, de ramener quelque gaieté dans le cœur de ma pauvre amie.</p>
+
+<p>Le lendemain de ce jour, M<sup>me</sup> Nelson fut plus triste et plus
+souffrante encore; elle dessina, néanmoins, au crayon, le portrait des
+deux Chinois et le leur donna pour les remercier, ce qui leur causa une
+véritable joie.</p>
+
+<p>Huit jours après la scène que je viens de raconter, M<sup>me</sup> Nelson était
+dans un état de santé des plus alarmants, elle était prise de douleurs
+rhumatismales articulaires, et il n’y avait aucun médecin à bord.</p>
+
+<p>Un des Chinois qui avait tiré notre horoscope vint offrir au capitaine,
+pour la malade, quelques pilules dont, comme docteur (car il paraît
+qu’il était docteur), il avait expérimenté l’usage dans son pays. Ces
+pilules étaient rouges et de la grosseur d’une tête d’épingle; elles
+avaient la vertu, disait-il, de guérir la plupart des maladies; leur
+effet dépendait surtout des quantités bien ordonnées. Les passagers
+français et moi, nous crûmes qu’il valait mieux nous fier à la science
+médicale des Chinois que de laisser M<sup>me</sup> Nelson mourir sans secours.
+On essaya alors de lui faire<span class="pagenum"><a id="page_67">{67}</a></span> prendre douze de ces pilules; mais elle
+nous questionna, et nous eûmes l’imprudence de lui dire que le remède
+qu’on lui proposait avait été prescrit par un Chinois. Oh! alors elle
+s’opposa obstinément à nos instances, tant le souvenir de l’affreuse
+prédiction qui lui avait été faite pesait sur son esprit. La résistance
+qu’elle apportait à nos soins nous mit au désespoir. Nous la suppliâmes
+à mains jointes de céder à nos prières; elle y consentit enfin et prit
+six de ces pilules, mais il fut impossible de lui faire accepter le
+reste. Hélas! soit que ce remède, dans l’efficacité duquel nous avions
+foi, lui fût administré trop tard, soit qu’il lui fût contraire, la
+maladie qui devait la tuer fit, à compter de ce moment, de rapides
+progrès; un violent délire s’empara d’elle, pendant lequel elle
+s’écriait à chaque instant: «Les Chinois! oh! les Chinois!» Bientôt un
+hoquet, avant-coureur de la mort, vint nous terrifier tous. Nous vîmes
+cette pauvre femme, jeune encore et pleine d’intelligence, se débattre
+dans les convulsions de l’agonie. Je m’approchai de son lit de douleurs,
+j’attirai sur ma poitrine, avec un saint respect, ce visage amaigri par
+la souffrance, et j’y déposai le baiser de l’adieu su<span class="pagenum"><a id="page_68">{68}</a></span>prême. Ses
+paupières appesanties et mi-closes se relevèrent par un dernier effort;
+elle me sourit doucement, comme pour me remercier, puis son corps se
+raidit sous mon étreinte, et le dernier souffle de sa vie, s’exhalant de
+ses lèvres livides, glissa le long de mon visage.</p>
+
+<p>Dans la même nuit, et par ordre du capitaine, les matelots
+transportèrent son corps au milieu du pont; tout le monde se rangea
+autour et l’on récita la prière des morts. La cérémonie achevée, le
+cadavre fut enveloppé dans un drap avec un boulet aux pieds, puis on le
+glissa dans la mer par-dessus le bord. Le bruit sourd produit par sa
+chute retentit dans le cœur de chacun de nous; tout était fini.</p>
+
+<p>La mort prématurée de M<sup>me</sup> Nelson me fit un mal si poignant que je
+demeurai plusieurs jours dans une prostration complète; les pensées les
+plus sombres venaient en foule m’assaillir, car j’éprouvai à ce moment
+la cruelle douleur de l’isolement, je me vis livrée à tous les hasards,
+loin de ma patrie, de ma famille, et je maudis le jour où m’était venue
+la fatale inspiration de quitter la terre natale. Ma situation présente
+me parut être une punition du ciel et un mau<span class="pagenum"><a id="page_69">{69}</a></span>vais présage. Que
+pouvais-je seule dans l’avenir, sans un conseil, sans une voix amie,
+dans la nouvelle route que je m’étais tracée? que n’aurais-je pas donné
+pour retourner en arrière! mais je ne pouvais arrêter le navire qui
+m’emportait à pleines voiles; je dus subir ma destinée!</p>
+
+<p class="cdots">&#160; </p>
+<p class="cdots">&#160; </p>
+
+<p>Les mers de la Chine sont parsemées de récifs qui rendent la navigation
+extrêmement périlleuse dans cette partie du monde; cependant, nous
+dépassâmes, par un temps superbe, les Bacchises, groupe d’îlots parmi
+lesquels notre navire glissa sans encombre. Trois jours encore et nous
+devions toucher la terre; nous nous félicitions déjà d’être au terme de
+notre voyage, lorsqu’un ouragan des plus effroyables vint fondre sur
+nous. Le tonnerre gronda dans l’immensité avec accompagnement d’éclairs;
+des nuages noirs, énormes, roulaient dans le ciel avec furie, ils
+étaient en couches si épaisses au-dessus de nos têtes, qu’ils
+assombrissaient l’atmosphère dans toute son étendue. Au loin, partout se
+montraient à nos yeux des trombes à l’aspect gigantesque; si nous
+étions<span class="pagenum"><a id="page_70">{70}</a></span> touchés par l’une d’elles nous coulions infailliblement: le
+capitaine, vieux loup de mer, jetait souvent les yeux sur son baromètre,
+et chaque fois il n’avait rien de rassurant; nous subissions, disait-il,
+la queue d’un typhon. L’inquiétude la plus vive commençait à s’emparer
+de tous; <i>l’Arturo</i> vint à faire eau; il fallut forcer les Chinois de
+l’entrepont à s’employer aux pompes. Il y avait trois jours que nous
+étions submergés, c’est le mot, par une pluie antédiluvienne lorsque la
+tempête vint pourtant à s’apaiser. Mais un calme plat, qui dura neuf
+jours, succéda à la tourmente. De temps à autre, une brise légère
+s’élevait, mais des courants contraires nous repoussaient toujours.
+Bref, il y avait vingt et un jours que nous étions ballottés aux abords
+de l’empire chinois, lorsque le capitaine vint nous dire que nos vivres
+étaient presque épuisés. Les matelots de <i>l’Arturo</i>, harassés de
+fatigues et peu confiants du reste dans l’expérience de leur capitaine,
+lui déclarèrent qu’ils se refuseraient à exécuter les manœuvres s’il ne
+leur permettait de détacher une embarcation et d’aller avec une partie
+de l’équipage à la recherche de Hong-Kong, qui ne devait pas<span class="pagenum"><a id="page_71">{71}</a></span> être
+éloigné de plus de trente milles. Le capitaine avait vingt-deux hommes
+d’équipage; il consentit à en laisser partir huit. Il fit ensuite jeter
+l’ancre près d’une côte vers laquelle nous avions pu avancer, et nous
+attendîmes le retour de ces courageux matelots qui se dévouaient
+d’eux-mêmes au salut de tous. Vingt-quatre heures après, ils revinrent
+avec un steamer qui nous prit à la remorque. C’est ainsi que nous fîmes
+notre entrée dans la rade de Hong-Kong, le 29 août, après soixante-seize
+jours de traversée.</p>
+
+<p class="cdots">&#160; </p>
+
+<p>Le lendemain de mon arrivée, je fus mandée au consulat de France, ainsi
+que les autres passagers qui composaient notre navire, afin de constater
+la mort de ma malheureuse amie. Je fis au vice-consul, M. Haskell, un
+récit fidèle de la position dans laquelle je me trouvais; il fut rempli
+de bienveillance pour moi et me conseilla de ne pas continuer une
+entreprise aussi malheureusement commencée. Je lui répondis que mon seul
+désir était de retourner en Californie. «Laissez-moi arrêter moi-même
+votre passage, me dit le vice-consul; les recommandations que je
+donnerai à votre égard vous protégeront, je<span class="pagenum"><a id="page_72">{72}</a></span> l’espère, jusqu’à votre
+arrivée.» Je le remerciai de tant de bonté et j’envisageai avec un peu
+moins d’inquiétude la durée que devait avoir mon séjour en Chine.</p>
+
+<p>L’île de Hong-Kong ou Victoria Hong-Kong, comme l’appellent les Anglais,
+leur fut cédée par les Chinois en 1842. Elle compte vingt mille âmes
+d’indigènes et un millier d’Européens au plus. Située au bas d’une aride
+montagne, la vue n’en est pas des plus agréables; et pourtant lorsqu’on
+entre dans la rue principale, on est surpris d’y rencontrer de jolies
+constructions semblables à celles d’Europe; la plupart sont bâties en
+pierres de taille avec de larges galeries à colonnes, <i>verandahs</i>, les
+ferment presque toutes avec des jalousies pour préserver de la chaleur
+tropicale. Sur une des hauteurs, à gauche du port, on découvre la maison
+de ville où siégent les autorités; un peu plus loin un vaste corps de
+bâtiment qui sert de caserne aux soldats de terre, sujets anglais, et la
+place d’Armes, espèce de fortification où plusieurs pièces de canon,
+braquées sur la rue principale, tiennent en respect la population
+chinoise. Puis une église du culte protestant.<span class="pagenum"><a id="page_73">{73}</a></span></p>
+
+<p>Le climat à Hong-Kong est malsain et fiévreux, les chaleurs y sont
+lourdes et pesantes, et le meilleur signe de santé est d’être dans une
+transpiration continuelle et d’avoir des petites taches rougeâtres
+semblables à celles de la petite vérole.</p>
+
+<p>La vie pour les Européens est la plus monotone qu’on puisse imaginer;
+aucun genre de plaisir, aucun lieu public, rien que la vie intérieure.
+Car, chevaux, bals, spectacles, réunions, il n’y en a pas. Le seul
+agrément que l’on puisse se procurer est d’avoir un bateau pour aller se
+promener en rade; une femme ne sort jamais à pied, par ton d’abord; et
+par principe, les Chinoises elles-mêmes se montrent fort peu dans les
+rues; je ne parle pas de la basse classe qui fait exception. La moindre
+sortie, le plus petit trajet s’opère en chaise à porteur.</p>
+
+<p>On rencontre dans cette ville tous les métiers: les tailleurs, les
+cordonniers, les blanchisseurs s’y font concurrence pour fournir aux
+Européens; les femmes chinoises, en général, ne sont pas soumises au
+travail; car on n’en voit aucune dans les maisons de commerce. Les
+marchands ambulants sont en grand nombre; et si ce n’est le costume et
+le langage<span class="pagenum"><a id="page_74">{74}</a></span> qui diffèrent, on peut les comparer à nos marchands des
+quatre saisons; ils vendent des fruits, des rafraîchissements, des
+gâteaux, des poissons grillés, de la volaille rôtie, etc. Beaucoup de
+mendiants, d’estropiés, d’aveugles parcourent les rues. Ces derniers
+agitent constamment une petite clochette pour attirer l’attention
+publique. Puis aussi, <i>ce qui ne manque pas de poésie</i>, des ménestrels;
+ces bardes des temps anciens, sur un signe, entrent à domicile, et, pour
+quelque menue monnaie récitent ou chantent de vieilles légendes, tantôt
+tristes et tantôt bouffonnes.</p>
+
+<p>Les barbiers ou coiffeurs, faisant vingt fois par jour le tour de la
+ville avec tout leur attirail sur le dos, ne sont pas les moins curieux;
+ils se promènent devant les maisons comme les porteurs d’eau dans nos
+rues; un boutiquier ou un passant a-t-il besoin de se faire raser,
+épiler ou teindre les sourcils? il fait signe à l’artiste en question,
+et l’opération a lieu sur le pas de sa porte ou sur un trottoir le long
+d’un mur.</p>
+
+<p>Hong-Kong n’a que deux hôtels; la vie y est aussi chère qu’en
+Californie, et le séjour on ne peut plus désagréable; ainsi les maisons
+les plus propres, les<span class="pagenum"><a id="page_75">{75}</a></span> mieux tenues, où l’on emploie de nombreux
+<i>coolies</i> (nom que l’on donne aux domestiques chinois), sont infestées
+d’affreux insectes qui vous entourent obstinément et prennent à tâche de
+vous tourmenter; ce sont: l’araignée, le cancrolat et le moustique; on
+rencontre l’araignée et le cancrolat partout, sur les meubles, dans les
+tiroirs, dans les chaussures, le long des rideaux, dans les malles; si
+l’on décroche un vêtement du portemanteau, on est sûr, en le secouant,
+de voir tomber une de ces horribles bêtes qui, une fois à terre, se met
+à courir et se fourre dans un autre coin bien avant que l’on ne songe à
+l’attraper. Mais le plus agaçant de ces deux insectes est le cancrolat,
+parce qu’il vole, et surtout le soir, aux lumières. Au moment où l’on
+s’y attend le moins, l’un vous tombe sur la tête, un autre vient
+s’arrêter sur votre nez. Le matin, en vous réveillant, vous les trouvez
+jusqu’à deux et trois noyés dans un verre d’eau. Un jour, à table, on
+m’en servit un entouré de légumes; c’est vraiment répugnant; mais il est
+tout à fait impossible d’empêcher cela.</p>
+
+<p>Le parfum des fleurs, en Chine, semble plus suave, plus pénétrant que
+celui d’Europe. Je fus admise à<span class="pagenum"><a id="page_76">{76}</a></span> visiter la demeure d’un mandarin, et je
+fus aussi étonnée que ravie en la parcourant. Là, tout était factice,
+grottes, monticules, rochers, ruisseaux, aucune allée ne suivait la
+ligne droite, et puis des ponts, des kiosques, des temples, des pagodes.
+Ce qui me parut de la plus grande originalité, ce fut des arbres taillés
+de manière à représenter des figures de tous genres. L’un, c’était un
+poisson; l’autre, un oiseau; celui-ci, un chat; celui-là, un bœuf, et
+bien d’autres bêtes encore; chacun de ces arbres était peint et coloré,
+afin qu’il rendît bien exactement la physionomie qu’on avait voulu lui
+prêter. A côté de cela, toute espèce de fleurs et d’arbres fruitiers
+rabougris: on sait que les Chinois ont un goût tout lilliputien pour
+contrarier la croissance des végétaux.</p>
+
+<p>Cette campagne en miniature, ces aspects contournés à chaque pas me
+plurent par leur étrangeté même; c’était pour moi d’une nouveauté
+délicieuse; l’eau baignait de vertes pelouses coupées de distance en
+distance; elle entretenait la fraîcheur du sol; les bocages étaient
+pleins d’oiseaux et de fleurs; c’est dans ces jardins enchanteurs que
+les Chinoises concentrent leurs plaisirs, vivant par le devoir et par
+la<span class="pagenum"><a id="page_77">{77}</a></span> loi séparées du monde plus encore que les femmes de l’Orient.</p>
+
+<p>Je profitai du temps qui me restait encore pour aller, avec mes
+compagnons de voyage, visiter Canton. Nous étions adressés, recommandés
+à un négociant de cette cité superbe, car il n’y existe pas d’hôtel.</p>
+
+<p>Un bateau à vapeur faisant le trajet le long de la côte nous y conduisit
+en quelques heures.</p>
+
+<p>Rien ne peut surprendre davantage l’œil d’un Européen que l’aspect de
+cette ville bizarre: à son approche, on découvre se balançant sur les
+eaux une multitude de jonques de la plus grande variété, où fourmille
+une population sans nombre. Ces bâtiments aux formes les plus étranges,
+ces maisons flottantes, de toutes dimensions, toutes grandeurs, servent
+à abriter ce reflux d’êtres humains vivant, grouillant là, comme s’ils
+avaient trouvé la solution du mouvement perpétuel.</p>
+
+<p>Nous mîmes pied à terre dans cette ville immense, où nul peuple au monde
+ne peut rivaliser pour l’activité industrielle.</p>
+
+<p>Nous nous dirigeâmes vers les factoreries; ce ne<span class="pagenum"><a id="page_78">{78}</a></span> fut pas sans peine que
+nous y parvînmes. Nous n’avions pas fait cent pas dans les rues, que
+tout le monde nous suivait des yeux en nous montrant du doigt, en criant
+après nous, pour être plus véridique. Mais comme notre société s’était
+renforcée d’autres personnes, nous fîmes peu d’attention à ces
+criailleries tartaro-chinoises. Je remarquai sur notre passage que
+presque chaque maison avait un petit autel dans une niche, consacré à
+l’usage religieux. Ce qui me frappa surtout, ce fut l’ordre parfait avec
+lequel sont rangés les magasins.</p>
+
+<p>A Canton, chaque profession est classée par corps de métier. Une rue
+n’est habitée que par les marchands de porcelaine, une autre par les
+vendeurs de thé, une troisième par les négociants en soieries, etc. On
+ne peut se lasser d’admirer les étalages merveilleusement disposés, où
+figurent des produits d’un travail admirable: meubles de laque,
+éventails d’ivoire, écrans, stores, tapisseries, étoffes à reflets
+éclatants, se disputent à chaque pas l’attention de l’étranger. La rue
+appelée <i>New-China street</i> est bordée de ces magasins splendides,
+installés dans des bâtiments aux toits aplatis, garnis de boules
+multicolores. Cha<span class="pagenum"><a id="page_79">{79}</a></span>cun a son enseigne perpendiculaire, où des lettres
+d’or sur un fond écarlate apprennent le nom du négociant et sa
+spécialité.</p>
+
+<p>Sur la chaussée circule une foule compacte, bruyante, affairée. Ce sont
+des marchands ambulants avec leurs cris gutturaux et bizarres, des
+bourgeois graves et solennels, avec leur tunique flottante et leur
+inévitable parasol. Quelques femmes de la dernière classe du peuple
+apparaissent seules à longs intervalles parmi tous ces hommes.</p>
+
+<p>Après une heure de marche, nous parvînmes à la demeure de M. Liwingston,
+lequel nous reçut de la manière la plus gracieuse, nous prévenant
+toutefois de ne pas trop prolonger notre séjour à Canton. Il régnait en
+ce moment des troubles d’insurrections dans l’intérieur aussi bien que
+sur les côtes, et la prudence voulait que chacun se tînt sur la
+défensive. Les citoyens anglais n’ignoraient pas que le peuple chinois
+tramait sourdement contre eux des plans de révolte, et leurs prévisions
+étaient bien fondées, car, à la connaissance de l’Europe entière, ils ne
+tardèrent pas à éclater. Les actes de piraterie, en outre, pullulaient.
+Tout cela n’avait rien de rassurant. Ces motifs<span class="pagenum"><a id="page_80">{80}</a></span> hâtèrent, comme on peut
+le comprendre, notre retour à Hong-Kong.</p>
+
+<p>Avant, j’eus pourtant l’occasion de visiter la demeure d’un mandarin,
+laquelle présentait un luxe merveilleux, du moins au point de vue
+chinois. Les habitants en relation avec les Européens ne refusent pas
+d’accorder cette satisfaction.</p>
+
+<p>Qu’y avait-il, en réalité? Je ne saurais trop le dire.</p>
+
+<p>C’était un corps de bâtiment entouré de terrasses, autour desquelles
+grimpaient les fleurs les plus odoriférantes. A l’intérieur, les
+appartements étaient séparés par des cloisons en bambous légères et
+vernis. Des nattes en paille de riz et de diverses couleurs encadraient
+les planchers. De tout côté, çà et là, des canapés, des fauteuils, des
+chaises, la plupart en bambous, quelques-uns en bois sculpté. Sur les
+meubles, des fleurs, des instruments de musique, des pipes pour fumer
+l’opium; au plafond pendaient des lustres, des lanternes de toutes
+formes, de toutes couleurs, en verre, gaze ou papier, ornées de franges,
+de houppes, de colifichets. Sur les murs, des tableaux révélant
+l’enfance de l’art, et des peintures vernies<span class="pagenum"><a id="page_81">{81}</a></span> d’où se détachaient en
+caractères métalliques des inscriptions et des sentences de philosophie.
+Ce que j’eusse été curieuse de voir, c’était l’appartement des femmes,
+mais il était sévèrement interdit aux étrangers.</p>
+
+<p>Pendant les trois jours où je demeurai à Canton, je fus spectatrice
+d’une attaque entre les rebelles et les soldats de l’empereur. Une armée
+chinoise est la chose la plus grotesque qu’on puisse imaginer; il n’est
+guère possible de donner une idée de ces soldats dont les noms répondent
+aux formidables appellations de tigres de guerre et de fendeurs de
+montagnes. Étant montée sur la terrasse d’une maison, je pus voir à une
+distance facile un corps de ces troupes avec son général en chef. Tous
+ces guerriers, ces braves, marchaient dans le plus grand désordre et
+comme une bande de brigands; ils étaient armés de lances, de mauvais
+fusils, et presque chaque soldat avait un parapluie, un éventail et une
+lanterne, ce qui me rappela les scènes burlesques que j’avais vues dans
+leurs théâtres à San-Francisco.</p>
+
+<p>Le bruit du canon, les rumeurs lointaines et braillardes des Chinois,
+ces attaques successives que l’on<span class="pagenum"><a id="page_82">{82}</a></span> voyait au loin, les fausses alertes
+qui venaient distraire ou inquiéter à chaque instant, nous déterminèrent
+enfin à repartir.</p>
+
+<p>Il y avait un mois que j’étais en Chine lorsque le vice-consul me fit
+savoir qu’un navire allait mettre à la voile pour la Californie. Il eut
+l’extrême bonté de faire venir le capitaine, auquel il me recommanda
+particulièrement. Cet officier, nommé Rooney, lui engagea sa parole et
+lui promit d’avoir pour moi tous les égards possibles. Je remerciai M.
+Haskell de tout l’intérêt qu’il m’avait témoigné et j’allai, le cœur
+presque content, faire mes préparatifs de départ<a id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[A]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[A]</span></a> M. Georges Haskell, remplissant les fonctions de
+vice-consul à Hong-Kong, était Américain; il fut si noble et si digne
+plus tard, que je considère comme un devoir de dévoiler son origine.<span class="pagenum"><a id="page_83">{83}</a></span></p></div>
+
+<h2><a id="CHAPITRE_V"></a>CHAPITRE V</h2>
+
+<div class="blockquot"><p class="hang">Le capitaine Rooney.&mdash;Than-Sing.&mdash;Le typhon.&mdash;Chute du mât de
+misaine.&mdash;Effets de la tempête.&mdash;Désastres du <i>Caldera</i>.&mdash;Les
+pirates chinois.&mdash;Scènes dans l’entre-ponts.&mdash;Équipage
+enchaîné.&mdash;Interrogatoire.&mdash;Menaces de mort.&mdash;Pillage.</p></div>
+
+<p>Le 4 octobre 1854, je me rendis, sur les quatre heures de l’après midi,
+à bord du navire <i>le Caldera</i>, qui était sous pavillon chilien, et qui,
+le soir même, devait mettre à la voile pour la Californie. Je me
+trouvais donc encore une fois à la veille d’un long et pénible voyage;
+cette solitude à laquelle j’allais être livrée désormais, ces dangers
+que l’on court sur mer plus encore que sur terre, venaient, à ce moment
+décisif, se présenter à mon esprit. Aussi, j’étais soucieuse. Le
+capitaine, voyant mon affliction morale<span class="pagenum"><a id="page_84">{84}</a></span> vint causer avec moi, et me
+donner quelque encouragement. M. Rooney avait, si l’on peut dire, une
+expression heureuse, c’était un homme d’environ trente-cinq ans, de
+taille moyenne, brun; il avait un barbe fine et épaisse qui lui
+encadrait le visage, lequel était un peu court, mais ses yeux étaient
+grands et bleus, et cet ensemble des plus caractéristique donnait à sa
+physionomie un reflet de jovialité et surtout d’énergie. Enfin c’était
+un vrai type de marin, chez lequel le courage et la bonté se lisaient à
+première vue.</p>
+
+<p>Mon premier soin fut de visiter ma cabine et d’y installer mes bagages.</p>
+
+<p>Peu de temps après le navire levait l’ancre.</p>
+
+<p>Je fus prise alors d’une vague tristesse que je comprenais d’autant
+moins, que ce retour en Amérique me rapprochait de ma patrie. Pour
+m’arracher à cette funeste disposition, je me mis à examiner le navire.
+C’était un beau trois-mâts de huit cents tonneaux, bien gréé, et d’une
+forme gracieuse. A l’arrière, formant l’extrême partie du navire, était
+la dunette, sur le pont de laquelle on montait par un escalier. Je
+visitai l’intérieur de cette dunette qui<span class="pagenum"><a id="page_85">{85}</a></span> servait de salle à manger; de
+chaque côté étaient disposées les cabines. Au fond, se trouvaient deux
+chambres qui avaient des croisées. L’une était le salon du capitaine,
+l’autre appartenait au subrécargue d’une maison de commerce de
+San-Francisco, lequel avait une forte cargaison à bord. Toutes les
+boiseries étaient peintes en blanc avec des filets d’or. Cet intérieur
+était éclairé au milieu par une fenêtre à tambour. Cette disposition
+générale inspirait la sécurité par l’ordre parfait avec lequel chaque
+chose était à sa place; il semblait que nous n’avions plus qu’à nous
+laisser aller à un paisible sommeil pendant les trois mois que devait
+durer notre traversée.</p>
+
+<p>Il y avait à bord un passager dont j’aurai souvent à parler; c’était un
+Chinois d’une cinquantaine d’années. Il avait aussi une maison de
+commerce à San-Francisco, et il emportait une forte cargaison d’opium,
+de sucre et de café. Than-Sing, tel était son nom, avait le type commun
+aux gens de sa nation, de plus il était excessivement marqué par la
+petite vérole. Cependant sa laideur n’avait rien de repoussant, il avait
+toujours le sourire sur les lèvres.</p>
+
+<p>Notre premier dîner à bord pouvait être l’objet<span class="pagenum"><a id="page_86">{86}</a></span> d’une singularité; nous
+étions quatre personnes de nation différente; le capitaine était
+Anglais, le subrécargue, comme je l’appellerai dorénavant, était
+Américain, Than-Sing, Chinois, et moi Française. Je rappelle avec
+intention cette particularité pour donner une idée des difficultés que
+devait nous apporter en un péril commun cette différence de langage.
+Than-Sing parlait l’anglais comme moi-même, c’est-à-dire un peu, mais
+aucun ne parlait français; on verra plus tard comment Than-Sing, qui
+seul parlait chinois, devait nous rendre d’inappréciables services.</p>
+
+<p>Notre équipage se composait de dix-sept hommes de différentes nations.</p>
+
+<p>Le lendemain matin de notre départ, je fus réveillée désagréablement;
+une grande agitation régnait à bord, des pas précipités retentissaient
+sur le pont. L’inquiétude me fit lever, je m’habillai à la hâte, et je
+sortis pour voir ce qui se passait. Le navire était en panne, un matelot
+venait de tomber à la mer; on apercevait sa tête au milieu des vagues à
+une distance très-éloignée déjà. Le malheureux nagea vingt minutes au
+moins avant qu’on pût, à l’aide de cordes, le hisser sur le pont. Ses
+camarades lui donnèrent de<span class="pagenum"><a id="page_87">{87}</a></span> vives marques d’intérêt, mais il répondit
+avec brusquerie et comme un homme qui a honte de sa mésaventure.</p>
+
+<p>Quoique cet incident n’eût occasionné aucun mal réel, il me fit une
+impression fâcheuse. Je trouvai que, pour le second jour de notre
+voyage, c’était mal débuter, et puis le chant de ces matelots anglais
+contribua aussi à augmenter ma tristesse. Ils accompagnaient les
+manœuvres par une mélodie bizarre et monotone qui ne ressemblait en rien
+aux airs pleins de gaîté de nos marins français. Je rentrai toute
+soucieuse, et, pour me distraire, je m’occupai à mettre toutes choses en
+ordre; je donnai à boire et à manger à deux charmants petits oiseaux que
+j’avais emportés de Hong-Kong dans une cage, je les couvris de caresses;
+je n’avais plus qu’eux à aimer.</p>
+
+<p>La brise était molle, et pendant cette journée nous avançâmes lentement.
+Pourtant, vers le soir, le vent s’éleva, il vint à souffler de tous les
+points de l’horizon; je ne pensais pas sans inquiétude à l’affreuse
+tempête que j’avais déjà essuyée sur <i>l’Arturo</i>, lors de mon arrivée en
+Chine. J’allai vers le capitaine Rooney, et je le questionnai;
+comprenant mes ap<span class="pagenum"><a id="page_88">{88}</a></span>préhensions, il essaya de me rassurer, mais je voyais,
+malgré lui, son visage se rembrunir, et c’était avec juste raison. Le
+baromètre qui s’était maintenu jusque-là, tomba si bas en moins d’une
+heure, que le doute n’était plus permis; nous allions être aux prises
+avec le typhon. Le typhon, ce vent si redoutable dans les mers de l’Inde
+et de la Chine, et dont l’influence désastreuse amène toujours, sur mer
+comme sur terre, la désolation et la mort. Le typhon est plutôt la
+réunion de tous les vents soufflant avec fureur des quatre points
+cardinaux, qu’un seul soufflant sans partage. Ce n’est pas plutôt le
+vent du nord que celui du sud, le vent d’ouest que celui d’est; ce sont
+tous les vents combattant entre eux et faisant de la mer le théâtre de
+leur lutte. Le capitaine, reconnaissant à ces signes précurseurs que
+nous étions menacés de l’une des plus terribles tempêtes, fit exécuter
+de rapides manœuvres. Il était temps, car les vents cette fois étaient
+déchaînés, la mer tourmentée en tous sens soulevait ses vagues comme des
+furies; de sombres éclairs sillonnaient la nue précédant les coups du
+tonnerre dont le bruit éclatait de toutes parts avec fracas. Poussé de
+l’avant à<span class="pagenum"><a id="page_89">{89}</a></span> l’arrière et retourné brusquement sur lui-même sans que son
+gouvernail pût lui imprimer de direction, <i>le Caldéra</i> menaçait à chaque
+instant de s’engloutir; il y avait à peine deux heures que la tempête
+s’était déclarée, que déjà c’était un vrai désastre: le mât d’artimon et
+le grand mât étaient plus d’à moitié brisés, deux canots secoués dans
+leurs liens avaient été emportés à la mer. Tout se brisait â
+l’intérieur; la mer entrait à profusion par les sabords; chaque vague
+qui s’engouffrait dans la dunette produisait le bruit d’une écluse; les
+bois craquaient de tous côtés.</p>
+
+<p>Le capitaine se présentait de temps en temps à la porte de ma cabine
+pour dissiper mes inquiétudes. Ses cheveux étaient collés sur son
+visage, ses vêtements ruisselants d’eau. «Vous avez peur, me disait-il
+avec une brusquerie bienveillante.&mdash;Non, répondais-je en essayant de
+dissimuler ma frayeur.» Mais la pâleur de mon visage trahissait mes
+craintes, car il hochait la tête avec un air de doute, tout en allant
+surveiller les manœuvres.</p>
+
+<p>Je dois avouer que j’étais dans des transes mortelles. Tout dans ma
+cabine était renversé, jeté pêle-mêle. Mes pauvres petits oiseaux, que
+j’avais avec<span class="pagenum"><a id="page_90">{90}</a></span> grand’peine, au risque de me blesser, rattachés à la
+cloison, se blottissaient dans le coin de leur cage avec des marques
+d’épouvante; j’étais moi-même couchée, le roulis ne permettant plus de
+se tenir debout. La mer déferlait avec une telle violence contre les
+flancs du navire, que ma terreur augmentait à chaque instant. Tout à
+coup, un fracas épouvantable retentit sur ma tête, et je me trouvai, par
+une forte secousse, lancée hors de mon lit sur le plancher. Au comble de
+l’effroi, j’y restai à deux genoux, je me cachai la tête dans les mains:
+il me semblait que le navire allait s’entr’ouvrir et que nous allions
+être précipités dans les abîmes. Ce bruit affreux provenait de la chute
+du mât de misaine, entraînant avec lui les haubans; le vent l’avait
+brisé au pied en tombant; il avait blessé un matelot qu’on avait relevé
+dans un état déplorable. Comment <i>le Caldera</i> résistait-il encore? Après
+quatorze heures passées dans les plus cruelles angoisses, la tempête
+vint pourtant à se calmer, le vent se ramollit, la mer conservait encore
+bien du roulis, mais cet apaisement sensible de ses fureurs nous
+semblait être la plus complète tranquillité.<span class="pagenum"><a id="page_91">{91}</a></span></p>
+
+<p>J’entre-bâillai la porte de ma cabine et je jetai un coup d’œil dans la
+salle à manger. On n’y voyait plus alors qu’un amas confus de meubles et
+de vaisselle renversés et brisés; l’eau y ruisselait de toutes parts.</p>
+
+<p>Vers quatre heures, voulant contempler les effets désastreux de la
+tempête, je montai sur le pont; je m’y frayai un chemin avec peine; il
+était rempli d’objets brisés, câbles, chaînes, sans compter les trois
+mâts. L’eau de la mer avait été tellement remuée dans ses profondeurs,
+qu’elle avait pris la teinte jaunâtre de ses couches de sable. Le ciel
+chargé de nuages éclairait l’horizon par un jour douteux; je portai avec
+tristesse mes yeux autour de moi, et je vis nos matelots allant çà et
+là, l’air épuisé, accablés de fatigue. Cinquante-deux poules et six
+porcs avaient été tués par l’effet du roulis. Comme nous avions la terre
+en vue, le capitaine, après avoir fait hisser avec grand’peine une voile
+à l’avant, fit mettre le cap sur Hong-Kong. Il nous fallait regagner
+cette ville, notre navire ayant besoin d’au moins six semaines de
+réparations.</p>
+
+<p>En même temps que le calme se rétablissait l’ap<span class="pagenum"><a id="page_92">{92}</a></span>pétit, oublié pendant le
+danger, reprenait ses droits. L’heure du dîner venue, chacun prit place
+à la table, et peu de paroles s’échangèrent pendant ce repas. Nous
+étions tous recueillis comme des gens qui viennent d’échapper à la mort.
+J’examinai la figure du capitaine, elle était empreinte d’un profond
+découragement. J’ai su depuis qu’il songeait à une lugubre aventure qui
+lui était arrivée deux ans auparavant. Pris par des pirates indiens,
+après un combat où tout son équipage avait trouvé la mort, le capitaine
+Rooney avait été attaché au mât de son navire, et ces barbares ennemis
+lui avaient tailladé le corps en tous sens, sans pouvoir obtenir de lui
+autre chose qu’un sourire de mépris. Ils le gardèrent prisonnier six
+mois, après lesquels il parvint à s’échapper.</p>
+
+<p>Le subrécargue présentant la mine la plus piteuse que l’on puisse voir;
+car, outre la crainte qu’il avait eue de perdre la vie, il finit par
+avouer qu’au moment du danger, ses plus cruelles angoisses avaient été
+pour la perte de ses marchandises.</p>
+
+<p>Than-Sing, le Chinois, avait la physionomie d’un homme qui se sent
+franchement heureux d’être<span class="pagenum"><a id="page_93">{93}</a></span> sauvé; aussi son sourire bienveillant
+faisait-il contraste avec le malaise général.</p>
+
+<p>Quant à moi, encore sous le coup de mes récentes terreurs, je songeais
+combien la fatalité semblait vouloir déjouer tous mes projets d’avenir.
+Que puis-je connaître de plus des horreurs de la mer, me disais-je, si
+ce n’est d’y trouver une tombe?</p>
+
+<p>Vers huit heures, le capitaine ordonna que tout le monde prît du repos.
+J’éprouvais une telle fatigue, que j’aurais dormi sur des planches aussi
+bien que sur un lit de plumes. Je dis sur des planches parce qu’au
+moment de me coucher je m’aperçus que mon matelas, mes draps, toute ma
+literie enfin étaient trempés d’eau. M. Rooney mit une complaisance
+extrême à faire chercher une partie de ce qui m’était nécessaire. Mais
+ma lassitude ne me permettait pas d’attendre longtemps, la première
+couverture que l’on me présenta, je m’en enveloppai et m’étendant sur
+mon lit dégarni, je ne tardai pas à tomber dans un sommeil profond.</p>
+
+<p class="cdots">&#160; </p>
+<p class="cdots">&#160; </p>
+
+<p>Il pouvait être minuit lorsqu’un songe effrayant vint<span class="pagenum"><a id="page_94">{94}</a></span> agiter mon
+esprit. Il me semblait entendre des cris infernaux, poussés par une
+bande de démons. Était-ce une hallucination? ou cet horrible cauchemar
+avait-il de la réalité? J’étais oppressée, souffrante, et plus d’une
+fois je me retournai sur ma couche; le songe durait toujours, il fut
+tout à coup rompu par un effroyable vacarme. Éveillée en sursaut, je me
+dressai sur mon séant, et j’ouvris les yeux, j’étais éblouie, ma cabine
+se trouvait entièrement illuminée par une lueur rouge. Frappée de
+terreur et persuadée que le navire devenait la proie d’un incendie, je
+sautai en bas de mon lit et me précipitai vers la porte. Le capitaine et
+le subrécargue étaient sur le seuil de leurs cabines. Je jetai des yeux
+hagards sur eux, ils me regardaient sans pouvoir proférer une parole,
+car nous entendions des hurlements sauvages et comme des coups de massue
+qui retentissaient contre les flancs du navire. Des pierres, des
+projectiles de toutes sortes étaient lancés dans les carreaux des
+fenêtres du plafond, de la dunette, et les brisaient en mille pièces,
+des flammes semblaient brûler, tout au-dessus de nous; nous restions
+terrifiés.</p>
+
+<p>J’allai vers le capitaine et je me cramponnai à son<span class="pagenum"><a id="page_95">{95}</a></span> bras. Je voulais
+parler, je n’avais pas de voix, quelque chose d’aride dans mon gosier
+arrêtait les paroles sur mes lèvres; je parvins cependant à lui dire
+avec des sons étranglés: «Capitaine! capitaine! le feu! le feu est au
+navire!..... Répondez-moi..... Entendez-vous là-haut?...» Mais il était
+entièrement pétrifié, car il me répondit: «<i>I don’t know</i> (je ne sais
+pas).» Il s’éloigna tout à coup et reparut avec un revolver à la main,
+la seule arme qu’il y eût à bord. En ce moment, le second de l’équipage
+accourut de l’avant du navire, et, s’approchant du capitaine, lui dit
+quelques mots que je n’entendis pas. Plus prompte que la pensée, et
+soupçonnant un terrible malheur, je rentrai précipitamment dans ma
+cabine et je regardai derrière le carreau qui s’ouvrait sur la mer. Au
+feu extérieur, j’entrevis les mâtures de plusieurs jonques chinoises. Je
+ressortis épouvantée, folle, en criant: «Les pirates!..... les
+pirates!.....» En effet, c’étaient les pirates, ces écumeurs de mer de
+la Chine, si redoutés par leurs cruautés. Ils nous tenaient en leur
+pouvoir; trois jonques, montées chacune par trente ou quarante hommes,
+entouraient <i>le Caldera</i>. Ces brigands semblaient être des démons<span class="pagenum"><a id="page_96">{96}</a></span>
+sortis du sein de la tempête pour achever son œuvre de destruction. Le
+délabrement de notre navire désemparé était pour eux un facile succès.
+Après avoir jeté sur le <i>Caldera</i> des crocs en fer, fixés à de longues
+amarres, ils n’avaient pas tardé à grimper le long du bordage avec
+l’agilité des chats. Une fois parvenus sur le pont, ils s’étaient livrés
+à une danse infernale en poussant des cris qui n’ont rien d’humain. Les
+projectiles, en outre, cassant les vitres, nous avaient tirés du profond
+sommeil où nous étions tous plongés. Les lueurs que nous avions prises
+pour le reflet d’un incendie, étaient produites par des matières
+inflammables. Ils emploient ce moyen afin de frapper de stupeur et
+d’effroi ceux qu’ils attaquent, et paralysent souvent par là leur
+résistance.</p>
+
+<p>Le capitaine, le subrécargue, le second, firent quelques pas en avant
+pour sortir de la dunette et aller sur le pont; je les suivis
+instinctivement. A peine avions-nous fait trois pas, que des boules
+fulminantes furent jetées sur nous et nous forcèrent à opérer une
+retraite. Il s’en fallut de bien peu que nous ne fussions atteints par
+cette pluie de feu qui nous aurait causé d’atroces brûlures. Nous ne
+pouvions<span class="pagenum"><a id="page_97">{97}</a></span> nous expliquer où ils voulaient en venir, leur intention était
+évidemment de mettre le navire au pillage. Le capitaine, qui n’avait que
+son revolver pour nous défendre, jugea qu’il était prudent de nous
+dérober le plus longtemps possible à leur fureur. C’était une précaution
+bien inutile, car ils devaient nous trouver n’importe où, aussi bien que
+si nous fussions restés dans nos lits; mais notre esprit troublé ne nous
+laissait pas le loisir de raisonner. Nous descendîmes avec précipitation
+dans l’entreponts, dont l’ouverture se trouvait justement sous nos
+pieds, et nous nous cachâmes le mieux que nous pûmes. Cinq matelots se
+trouvaient déjà en cet endroit; nous ne savions ce qu’était devenu le
+reste de l’équipage; peut-être était-il déjà fait prisonnier.</p>
+
+<p>Quant à Than-Sing, il n’avait pas reparu depuis la veille au soir.</p>
+
+<p>Les pirates continuaient à pousser leurs cris sauvages. Par un
+écartement dans le panneau qui nous recouvrait, on pouvait voir, à
+travers les lueurs incendiaires, quelques-unes de leurs têtes hideuses
+entourées d’étoffes rouges en forme de turban. Leur costume était comme
+celui de tous les Chinois, ex<span class="pagenum"><a id="page_98">{98}</a></span>cepté que leur ceinture était garnie de
+pistolets, de larges couteaux, et chacun d’eux avait un sabre nu à la
+main. A cette vue, un nuage de sang me passa devant les yeux, mes jambes
+fléchirent sous moi; je croyais ma dernière heure arrivée. Rampant des
+pieds et des mains, je m’acheminai vers le capitaine, en cet instant de
+détresse son appui me semblait cher. Nous nous tînmes blottis au milieu
+des ballots de marchandises, à peu près à vingt pieds de l’ouverture. Il
+nous était impossible d’aller plus loin, le navire étant comble dans
+cette partie. Nous respirions à peine, quand nous entendîmes une foule
+de pirates entrer dans nos cabines et bouleverser tout avec violence.
+Une voix connue parvint en même temps jusqu’à nous: c’était celle de
+Than-Sing. Une vive altercation paraissait s’élever entre lui et les
+pirates. On le sommait sans doute de dire où nous étions, car nous
+l’entendîmes crier en anglais: «Capitaine, capitaine! où êtes-vous? en
+bas? Répondez! venez! venez!...»</p>
+
+<p>Mais personne ne bougeait.</p>
+
+<p>Le capitaine Rooney retournait convulsivement son pistolet dans ses
+mains, en murmurant qu’il<span class="pagenum"><a id="page_99">{99}</a></span> allait briser la première tête de pirate qui
+apparaîtrait. Je le suppliai de n’en rien faire; une pareille tentative
+non-seulement devait être de nul effet, mais encore pouvait servir à
+nous faire égorger tous. Il sentit si bien cela du reste qu’il mit son
+arme au repos en la cachant sous ses vêtements.</p>
+
+<p>Nous n’attendîmes pas longtemps la venue de nos ennemis; c’en était
+fait, nous allions être découverts... Je frissonne encore à ce souvenir!
+Ils levèrent la trappe et firent descendre après une corde, une lanterne
+allumée. Nous nous pressions les uns contre les autres pour nous dérober
+à ce jet de lumière qui nous gagnait peu à peu et devait révéler notre
+présence. C’était peine perdue; des jambes passèrent bientôt, puis des
+corps tout entiers, et nous nous trouvâmes couchés en joue par une
+douzaine de pirates qui cherchaient avec des yeux de tigres dans la
+direction qui leur faisait face; ils étaient armés jusqu’aux dents. Le
+capitaine le premier se détacha de notre groupe, et s’avança à leur
+rencontre. Il leur présenta son revolver du côté de la crosse. Les
+pirates levèrent tous à la fois les bras d’un air menaçant; mais voyant
+qu’on ne leur opposait<span class="pagenum"><a id="page_100">{100}</a></span> aucune résistance, ils se mirent à nous
+considérer avec une joie sauvage. Deux de ces bandits s’élancèrent hors
+de l’entrepont et firent signe avec des gestes brusques qu’il fallait
+les suivre. Plus morte que vive, j’étais restée blottie derrière un
+ballot; je vis du coin de l’œil mes compagnons remonter un à un, je
+voulais m’avancer comme eux, mais j’étais foudroyée d’épouvante. Quand
+le dernier eut disparu, que je me vis sur le point d’être seule avec ces
+monstres, ces assassins, une frayeur plus forte que le courage s’empara
+de moi, je me raidis par un effort suprême, et je m’avançai à mon tour.
+Alors à ma robe, à ma coiffure, ils reconnurent que j’étais une femme;
+une exclamation de surprise éclata parmi eux, une joie horrible se
+peignit sur leur physionomie; j’envisageai le lieu où j’étais comme une
+tombe béante: il me semblait déjà sentir les griffes de ces démons. A ce
+moment ce n’était plus du courage, de l’énergie, c’était du délire. Je
+m’élançai vers l’ouverture, et j’élevai les bras en l’air, en
+recommandant mon âme à Dieu. Au même instant, je me sentis saisir et
+entraîner, j’étais hors de l’entreponts.</p>
+
+<p>Arrivée là, je fus entourée d’une foule de pi<span class="pagenum"><a id="page_101">{101}</a></span>rates qui se tenaient en
+cercle avec des sabres et des pistolets au poing. Je jetai un coup d’œil
+égaré sur mes agresseurs: ils fixaient sur moi des yeux avides en
+m’examinant. Ce n’était pas, comme on pourrait le croire, l’insuffisance
+de ma mise qui excitait leur curiosité, car, dès le moment de leur
+arrivée, par une sorte d’instinct bien naturel chez une femme, je
+m’étais revêtue à la hâte d’une robe, et j’avais mis mes pieds dans des
+chaussures. Ce qui excitait leur cupidité, c’était quelques bijoux que
+j’avais conservés; comprenant leurs exclamations bruyantes, je détachai
+bien vite mes boucles d’oreilles, mes bagues, et je les leur jetai pour
+m’éviter toute brutalité au cas où ils n’auraient pu résister longtemps
+à l’impatience de les posséder. Ceux qui étaient le plus rapprochés de
+moi se ruèrent dessus avec avidité, au grand mécontentement des autres;
+ces derniers même paraissaient si exaspérés, qu’ils cherchèrent querelle
+aux premiers, et il s’en serait suivi probablement une lutte sanglante,
+si la voix du chef ne fût intervenue avec autorité; tout cela s’était
+passé en quelques moments. On me poussa ensuite sur le pont, je montai
+l’escalier qui conduisait sur la<span class="pagenum"><a id="page_102">{102}</a></span> dunette; là, je retrouvai mes
+compagnons de captivité déjà enchaînés, et je m’assis auprès d’eux comme
+on me l’indiquait.</p>
+
+<p>La mer était encore houleuse; de gros nuages noirs, dernières menaces de
+la tempête, couraient çà et là dans le ciel et allaient se confondre
+dans l’horizon ténébreux; il s’élevait du sein des flots une brume
+épaisse qui nous enveloppait du froid le plus glacial; le pauvre
+<i>Caldera</i>, ainsi désemparé, capturé, ressemblait à un ponton en révolte.
+Il régnait parmi nous un silence de mort, qu’interrompaient parfois les
+gémissements du matelot qui avait été atteint par la chute du mât de
+misaine. Ces poignantes émotions avaient tellement troublé mon esprit,
+que mille idées confuses se pressaient dans ma tête; j’éprouvais l’envie
+de pleurer, et mes yeux restaient secs. Je promenais sur chacun des
+captifs des regards désolés. Cette communauté de malheurs m’attachait à
+eux; je redoutais qu’on ne vînt à m’en séparer.</p>
+
+<p>Pendant ce temps-là, les pirates, qui pouvaient être au nombre de cent,
+couraient en tous sens dans le navire, se livrant au pillage.
+Quelques-uns s’ap<span class="pagenum"><a id="page_103">{103}</a></span>prochèrent de moi et me montrèrent mes compagnons
+attachés. Pensant qu’ils voulaient me lier aussi, je leur tendis les
+mains, mais ils me firent un signe négatif. L’un d’eux impatienté, me
+passa la lame froide de son sabre le long du cou, faisant le simulacre
+de me couper la tête; je ne bougeai pas; mon visage exprimait sans doute
+un morne désespoir, mais je n’avais pas une larme. Cette immense douleur
+me mettait à une si rude épreuve, qu’elle semblait déjà avoir tout
+anéanti, tout épuisé en moi. Voulant néanmoins les satisfaire, je leur
+tendis encore les mains afin qu’ils pussent me les lier, si telle était
+leur intention. Ils s’en emparèrent avec colère, puis ils recommencèrent
+à promener leurs doigts autour de mes poignets, cherchant à me faire
+comprendre ce que je ne pouvais deviner. Où voulaient-ils donc en venir?
+Leurs froides menaces étaient sans doute pour me démontrer qu’ils me les
+couperaient. Dès ce moment, toute l’horreur de ma position me fut
+révélée; j’inclinai ma tête sur ma poitrine, et je fermai les yeux. La
+vue seule de ces monstres suffisait pour donner le courage du martyre;
+j’attendais la mort non sans épouvante, du moins avec résigna<span class="pagenum"><a id="page_104">{104}</a></span>tion.
+J’étais dans cette cruelle perplexité, lorsque je me sentis frapper sur
+l’épaule; c’était Than-Sing qui, touché de mon attitude, voulut calmer
+mes craintes: «N’ayez pas peur, me dit-il, ils veulent seulement vous
+effrayer pour que vous n’ayez aucune envie de détacher vos compagnons.»</p>
+
+<p>On vint bientôt le chercher pour parler au chef des pirates. Than-Sing
+n’avait pas été enchaîné, mais il était prisonnier comme nous; il nous
+servit d’interprète ainsi qu’à ses compatriotes. Ce chef était un petit
+homme d’apparence grêle, et chose singulière, il avait l’air moins
+féroce que les autres.</p>
+
+<p>Le capitaine Rooney fut interpellé devant lui; son attitude pendant cet
+interrogatoire fut calme et dédaigneuse; il était superbe de mépris
+devant tous ces hommes de sang. On lui demanda d’abord s’il était
+Anglais; Than-Sing, chargé de traduire la réponse, se souvint, alors, de
+la haine qui existait entre la nation chinoise et la nation britannique.
+Il répondit que le capitaine était Espagnol, et que l’équipage se
+composait d’hommes de différents pays. Le marchand chinois avait été
+heureusement inspiré en dissimulant l’origine du capitaine et des
+matelots,<span class="pagenum"><a id="page_105">{105}</a></span> car le chef des pirates fit observer que si nous avions été
+Anglais, il nous aurait tous fait égorger sur-le-champ. Il s’informa du
+nombre d’individus qui étaient à bord, ainsi que des sommes d’argent
+dont pouvait disposer le capitaine; si j’étais la femme de M. Rooney.
+Than-Sing satisfit à toutes ces questions, et dit, relativement à ma
+personne, que j’étais Française, simple passagère et sans aucun parent
+ou ami en Chine. Cet excellent homme fit ressortir l’abandon dans lequel
+je me trouvais, afin d’éloigner de l’esprit des pirates l’idée de ne me
+rendre la liberté qu’au prix d’une forte rançon.</p>
+
+<p>Le chef de ces bandits ordonna qu’on déliât les mains au capitaine
+Rooney, et celui-ci eut l’humiliation de l’accompagner dans une visite à
+l’intérieur du navire. Il se vit dans la nécessité de faire le compte
+exact des marchandises qui composaient le chargement du <i>Caldera</i>. Nos
+chambres furent dévalisées les premières; je vis passer mes bagages, qui
+allaient disparaître dans leurs jonques; je soupirai tristement en
+voyant ces voleurs de mer emporter avec mes malles des objets auxquels
+j’attachais un prix tout particulier: un de ces barbares<span class="pagenum"><a id="page_106">{106}</a></span> tenait dans
+leur cage mes oiseaux mignons. Ces frêles petites créatures allaient
+peut-être, si elles n’offraient pas assez d’appât à la cupidité de ces
+monstres, mourir de faim, leur sort était aussi misérable que le nôtre.
+Nous devions la vie au généreux mensonge du marchand chinois. Mais les
+pirates pouvaient changer de résolution, et nous eussent-ils promis cent
+fois la vie sauve, nous ne pouvions pas nous appuyer sur leur perfide
+parole. Notre malheur, au contraire, semblait sans limites; il était
+parfaitement à notre connaissance que les mers de la Chine regorgent de
+cette écume des nations. Ceux-ci nous faisaient grâce; de nouveaux venus
+pouvaient nous disputer aux premiers et compromettre par ce motif même
+notre vie, dans une lutte horrible.</p>
+
+<p>Je fus tirée de cette rêverie douloureuse par le retour du capitaine. Le
+chef des pirates venait de lui ordonner de faire lever l’ancre et de
+diriger le navire vers une baie voisine. Nos matelots furent, en
+conséquence, délivrés pour être employés aux manœuvres; avant d’en
+arriver là, on leur fit comprendre qu’au moindre signe de révolte de
+leur part, on nous égorgerait tous sans pitié: ces menaces étaient
+ré<span class="pagenum"><a id="page_107">{107}</a></span>pétées à chaque instant. Quant à moi, que ma faiblesse condamnait à
+l’inaction, je fus laissée à la même place, en compagnie du matelot
+blessé, lequel souffrait cruellement. Le subrécargue et Than-Sing,
+quoiqu’on leur eût délié les mains, étaient restés inoccupés à cause de
+leur inexpérience des manœuvres.</p>
+
+<p>A ce moment, un des bandits passait près de nous; il nous fit voir, avec
+les marques de la joie la plus vive, un paquet assez volumineux:
+c’étaient une forte somme d’argent, des bijoux et de l’argenterie. Il
+prit une fourchette, la retourna en tout sens, puis la porta à sa tête
+en me regardant, comme pour me demander si c’était un peigne de femme
+(on sait que les Chinois ne font pas usage de fourchettes). Son
+ignorance, qui, dans tout autre instant, m’eût semblée risible, ne me
+donna pas même l’envie d’un sourire, tant mes sens étaient plongés dans
+un accablement profond. Than-Sing me vint heureusement en aide, et se
+chargea de lui expliquer à quoi servait l’ustensile en question. Le
+pirate s’éloigna. Je me croyais débarrassée de sa présence, quand,
+revenant sur ses pas, il remplit une de ses mains de pièces<span class="pagenum"><a id="page_108">{108}</a></span> d’argent
+qu’il mit sous mes yeux en étendant son autre main vers une jonque qui
+était amarrée au navire; je compris, à ces signes multipliés, qu’il me
+proposait de fuir avec lui. Thang-Sing, qui avait suivi du regard cette
+scène muette, eut encore pitié de ma détresse; il s’approcha de cet
+homme et lui dit quelques mots dans leur langage. Il le menaçait sans
+doute de dévoiler sa conduite au chef, car le pirate s’éloigna la tête
+basse et sans réplique.</p>
+
+<p>La température s’était refroidie et était même devenue des plus
+glaciale. Nous étions trop peu couverts les uns et les autres pour ne
+pas ressentir cette brume humide qui nous enveloppait. Je dois dire ici
+que nos ennemis usèrent alors de quelque générosité à notre égard;
+plusieurs d’entre eux ramassèrent des lambeaux de vêtements qui
+traînaient sur le pont et nous les jetèrent pour nous en couvrir les
+épaules.</p>
+
+<p>A ce moment, un bruit de chaînes se fit entendre, le navire ne marcha
+plus, l’ancre tomba dans la mer; devait-elle bientôt remonter ou
+s’enfonçait-elle à jamais dans le lit qu’elle se creusait au fond des
+abîmes? Dieu seul le savait!<span class="pagenum"><a id="page_109">{109}</a></span></p>
+
+<h2><a id="CHAPITRE_VI"></a>CHAPITRE VI</h2>
+
+<div class="blockquot"><p class="hang">Séquestration.&mdash;Le bon Chinois.&mdash;Une lueur d’espoir.&mdash;Nouvelle
+flottille de jonques.&mdash;Déguisement.&mdash;Plus de vivres.&mdash;Pirate père
+de famille.&mdash;Proposition de fuite.&mdash;Refus de l’équipage.&mdash;Fureur du
+capitaine Rooney.&mdash;Embarcation à la mer.&mdash;Désappointement.</p></div>
+
+<p>Les dernières ténèbres fuyaient pour faire place à l’aurore. Le chef des
+pirates ayant terminé ses recherches sur les choses les plus précieuses,
+nous fit tous rassembler, après quoi il ordonna qu’on nous fit descendre
+à l’entrepont, cette nouvelle mesure nous causa une inquiétude affreuse;
+on nous escortait les armes à la main. Arrivés au pied du grand mât, le
+panneau fut ouvert, et nous descendîmes comme on nous l’intimait. Nos
+ennemis à ce moment avaient l’air des plus farouches, chacun de nous<span class="pagenum"><a id="page_110">{110}</a></span>
+pensa qu’ils allaient décider de notre sort; nous nous assîmes, dans un
+morne silence, sur les ballots de marchandises; mais elles étaient en si
+grand nombre dans cet endroit que nous trouvâmes bien juste à nous
+caser. Peu après, plusieurs de ces pirates apparurent pour nous
+surveiller. Ils frappaient à chaque instant et sans motif, à coup de
+plat de sabre, les matelots. Je me serrais tout effarée contre le
+capitaine, lequel pouvait bien peu pour soutenir mon courage. Ces
+misérables regardaient les poignets de chacun, et une joie sauvage
+brillait dans leurs yeux en voyant la meurtrissure qu’avaient marquée
+les liens. Ils faisaient sans cesse tournoyer leurs sabres autour de nos
+têtes. Un mouvement se fit sur le pont; ils se retirèrent, nous laissant
+seuls, mais ils avaient eu le soin de boucher hermétiquement le panneau,
+de sorte que non-seulement nous étions plongés dans d’épaisses ténèbres,
+mais encore nous étouffions faute d’air. Ce supplice dura environ une
+heure. Au bout de ce temps, une voix amie parvint jusqu’à nos oreilles:
+c’était celle de Than-Sing qu’on avait séparé de nous. Il ouvrit ce
+panneau qui pesait sur nos têtes, et les rayons d’un soleil ardent
+vinrent bientôt inonder la<span class="pagenum"><a id="page_111">{111}</a></span> nuit de notre prison avec un éclat tel, que
+nous restâmes comme aveuglés pendant quelques instants.</p>
+
+<p>Comme on a pu le voir jusqu’à présent, le marchand chinois nous avait
+rendu de grands services; jusqu’au jour de notre délivrance, il devait
+être notre bon génie. Sa seule présence calmait nos terreurs, et le
+danger nous semblait moins menaçant dès que le vieillard ouvrait la
+bouche pour s’interposer entre notre faiblesse et la férocité de ses
+compatriotes. Son sang-froid ne se démentait pas un seul instant; quand
+il n’était pas à nos côtés pour nous consoler et ranimer notre courage,
+il employait son adresse auprès de nos ennemis pour nous épargner
+quelque nouvelle épreuve. Nous reprenions confiance à sa vue, et sa
+laideur disparaissait sous la calme sérénité de son visage; j’étais
+étonnée de trouver dans un homme de sa nation une bonté toute
+chrétienne.</p>
+
+<p>Le chef des pirates avait décidé que tous nos hommes d’équipage
+travailleraient au pillage du navire. Nous supposâmes qu’un long débat,
+qu’une question de vie ou de mort avait dû être agitée relativement à
+nos personnes, pendant qu’on nous avait tenus enfermés. La Providence
+veillait sur nous, puis<span class="pagenum"><a id="page_112">{112}</a></span>que, cette fois encore, on nous laissait
+l’existence.</p>
+
+<p>Les pirates commencèrent par se gorger de la cargaison d’opium, qui
+était le fret de notre ami Than-Sing; le reste, consistant en riz,
+sucre, café, etc., fut l’ouvrage de nos matelots; mêlés au milieu de ces
+voleurs, ils passaient de main en main toutes les marchandises qui se
+trouvaient à leur portée; et, ces derniers, faisant la chaîne, les
+transportaient à leur tour, dans leurs joncques.</p>
+
+<p>Dans cette nouvelle occupation, je fus comme oubliée, c’est-à-dire qu’on
+me laissa au milieu de mes compagnons qui m’engagèrent à rester à leurs
+côtés, ce que je fis en désespérée.</p>
+
+<p>Au bout d’une heure, il y eut un moment de repos, les pirates donnèrent
+du biscuit et de l’eau à nos matelots. Ceux-ci me proposèrent de prendre
+part à leur repas, mais il me fut impossible de goûter à cette pâte dure
+et sèche. D’ailleurs, mon estomac, oppressé par tant d’émotions, était
+incapable de prendre quoi que ce fût. Je bus avec avidité de l’eau qu’on
+me présentait; depuis de longues heures, j’avais la poitrine en feu, et
+je souffrais cruellement de la soif.<span class="pagenum"><a id="page_113">{113}</a></span></p>
+
+<p>A peu de temps de là, le capitaine Rooney et Than-Sing vinrent me
+chercher. Il était temps qu’ils fissent leur apparition. Plusieurs de
+ces bandits commençaient à tourner autour de nous d’une manière
+inquiétante. Ces cœurs généreux, au milieu de tant de périls, ne
+songeaient pas qu’à eux seuls; après en avoir fait la demande au chef,
+ils avaient obtenu de m’emmener dans une des chambres de la dunette pour
+m’y établir plus commodément. En passant sur le pont, je pus voir que
+nous étions près de terre, dans une immense baie entourée de collines
+verdoyantes. J’aurais joui de ce riant spectacle, si, en ramenant mes
+regards autour de moi, je n’avais été bientôt rappelée à toute l’horreur
+de ma situation. Le <i>Caldera</i>, déjà détruit par la tempête, n’était plus
+qu’un amas de ruines; les mats brisés étaient abattus en travers du
+pont, des débris de fenêtres et de portes gisaient çà et là, la boussole
+avait disparu; ces pillards par mesure de précaution avaient enlevé le
+gouvernail. Ils ajoutaient à cette scène de désolation leurs cris
+barbares. Saisie de vertige, je me laissai vivement entraîner à
+l’arrière. Là encore, tout était méconnaissable, ce qui n’avait pas été
+brisé comme<span class="pagenum"><a id="page_114">{114}</a></span> les glaces, était jeté de tous côtés sur le plancher. Je ne
+sais si, à ce moment, j’avais bien ma raison; mais, ce que je puis dire,
+c’est que je souffrais mille morts. J’étais torturée moralement par les
+craintes les plus odieuses. J’essayais de combattre les angoisses que
+j’éprouvais, en me rappelant que les pirates s’étaient refusé de me lier
+les mains, ce qui me semblait témoigner de leur part une certaine
+déférence pour les femmes; mais il me revenait à l’esprit bien des
+histoires lugubres qu’on m’avait racontées et qui constataient la
+férocité de leur nature. Aussi, j’eusse préféré me jeter vingt fois à la
+mer que d’être victime de leurs brutalités; et à l’heure où j’écris ces
+lignes, on peut croire que si je raconte tout au long les souffrances
+que j’ai endurées, c’est que Dieu, dans sa paternelle sollicitude, n’a
+pas permis que de telles horreurs fussent ajoutées au nombre des
+épreuves qu’il me réservait. J’y eusse succombé; du reste tant le nombre
+des ennemis qui nous tenaient en leur pouvoir était considérable, le
+lendemain de notre capture, nous pouvions en compter amplement un mille.
+Je me reposais en proie à ces sombres préoccupations, sur un large divan
+en velours vert qui<span class="pagenum"><a id="page_115">{115}</a></span> était resté dans une des chambres et qu’on n’avait
+pu faire sortir à cause de sa dimension. J’étais veillée par le bon
+Than-Sing et par le brave capitaine Rooney. Quant au subrécargue, homme
+à la figure fausse, il a montré tant de lâcheté dans cette affaire,
+qu’il ne mérite aucunement d’être cité.</p>
+
+<p>Pendant toute cette journée, nos matelots n’eurent pas de relâche, ils
+travaillaient sous le sabre en poussant des gémissements, leur fatigue
+était grande; vers le soir, Than-Sing obtint pour eux qu’ils prendraient
+quelque repos; il parvint aussi à nous apporter une gamelle de riz cuit
+à l’eau. C’était tout ce qui restait de nos vivres: ils en mangèrent;
+quant à moi, de même que le matin, je ne pus rien prendre. Ces émotions
+successives me tenaient dans un état de fièvre qui m’ôtait toute idée de
+nourriture.</p>
+
+<p>Nous avions obtenu de fermer toutes les portes; mes compagnons
+reposèrent dans la pièce voisine de celle où j’étais. Je passai une nuit
+comme les damnés seuls doivent en avoir; j’entendais les cris de ces
+hommes célébrant leur facile victoire, et les frayeurs de mon cerveau
+troublé ne me faisaient voir que poignards, incendies et scènes
+sanglantes. Voulant<span class="pagenum"><a id="page_116">{116}</a></span> respirer un peu d’air, je me précipitai, toute
+haletante, vers une petite fenêtre qui donnait sur la mer, et
+j’apercevais à la clarté de la lune les forbans qui se partageaient le
+butin dans le plus grand tumulte. Ce spectacle était bien fait pour
+perpétuer mes affreuses visions.</p>
+
+<p>Le jour vint. Il y avait à peine une heure que nos matelots étaient
+parmi les Chinois, lorsque nous entendîmes une rumeur qui n’était pas
+ordinaire. En effet, quelques-uns des nôtres vinrent à pas précipités,
+et nous dirent avec une voix troublée: «Les pirates se sauvent!... les
+pirates se sauvent!...» Une lueur d’espoir traversa en ce moment
+l’esprit de chacun de nous; nous crûmes un instant que nous touchions au
+terme de nos épreuves, car l’effroi subit des pirates nous semblait ne
+devoir être causé que par l’approche d’un steamer; mais nous fûmes
+trompés d’une manière bien douloureuse quand nous eûmes porté nos
+regards à l’horizon. Hélas! ce que nous avions cru être notre délivrance
+n’était, au contraire, qu’un accroissement à nos maux. Il n’y avait plus
+à en douter; au loin une nouvelle flottille de jonques se dirigeait à
+toutes voiles vers nous. Pen<span class="pagenum"><a id="page_117">{117}</a></span>dant l’espace d’un quart d’heure, où nous
+fûmes seuls sur notre navire, le bon Than-Sing nous expliqua que les
+petites jonques fuyaient devant les grandes, et que, s’il n’en était pas
+ainsi, les pirates se livreraient combat entre eux. Les nouveaux ennemis
+qui nous arrivaient étaient donc plus redoutables que les premiers.
+Qu’allaient-ils faire de nous? Nous étions là, sans espoir, attendant le
+poignard, la hache ou le sabre qui devaient nous frapper peut-être; nous
+comptions les minutes qui s’écoulaient, et mes yeux ne pouvaient se
+détacher de la vue des jonques qui rapprochaient nos bourreaux; je
+sentais une pâleur livide me couvrir le visage; ce n’était pas la peur
+de la mort elle-même qui me rendait faible en ce moment, mais celle des
+horreurs de toute nature dont je pouvais être la victime. «Capitaine,
+dis-je, j’ai peur, oh! bien peur! Ne pourriez-vous pas me faire changer
+de costume? Voyez ma robe! et ces monstres qui vont venir! je voudrais
+être vêtue comme vous. Que faire? Ayez pitié de moi.» Le capitaine
+Rooney me regarda avec compassion. «Oui, vous avez raison, me dit-il,
+attendez.» Et il me présenta un double pantalon qu’il avait sur lui;
+puis, il<span class="pagenum"><a id="page_118">{118}</a></span> me donna une chemise et une jaquette en toile de Chine. Je
+rentrai dans une cabine où je me débarrassai de ma robe, seul vêtement
+qui me restât, et je m’habillai à la hâte; un des matelots me donna sa
+casquette, sous laquelle je dissimulai le mieux que je pus ma chevelure.
+Une seule épingle à cheveux me restait encore, et des souliers dans
+lesquels mes pieds étaient nus.</p>
+
+<p>A peine avais-je fini d’opérer cette transformation que des cris partant
+de toute part nous annoncèrent l’approche de nos nouveaux ennemis. Ils
+montaient à l’abordage. Pendant ce temps-là les autres jonques, plus
+petites que les nouvelles, fuyaient à leur approche, comme des
+sauterelles effarées qu’on aurait surprises dévastant un champ de blé;
+nous nous réfugiâmes dans l’une des chambres de l’arrière. Le capitaine
+avait ordonné à ses hommes de se grouper de manière à me cacher aux
+premiers regards de l’ennemi; lui-même me masquait de sa personne, et
+Than-Sing se tenait à mes côtés. Il y avait bien en ce moment une
+quarantaine de jonques autour du <i>Caldera</i>. Chacune portait de vingt à
+quarante hommes, et les plus grandes avaient dix ou douze canons.<span class="pagenum"><a id="page_119">{119}</a></span></p>
+
+<p>Chaque jonque a un chef qui commande despotiquement à une troupe de ces
+forbans, enrôlés sous l’étendart du vol et de l’assassinat. Les pirates
+qui infestent les lointains parages de la Chine ont pullulé d’une telle
+sorte dans cet empire de quatre cent millions d’âmes qu’ils exercent
+impunément leurs actes de brigandage. Il arrive même souvent qu’ils se
+pillent et se tuent entre eux dans des combats à coups de canons, où la
+victoire reste avec le butin à ceux qui ont les jonques les mieux
+armées. Comment peut-il en être autrement dans ce pays, qui n’a pas la
+moindre marine organisée pour les détruire?</p>
+
+<p>Nous étions réfugiés, ainsi que je l’ai déjà dit, dans une des chambres
+du fond; comme une digue rompue, en un instant un torrent de ces
+barbares s’abattit sur notre navire. Les premières jonques n’ayant pu
+emporter qu’une faible partie du chargement, les nouveaux pirates
+faisaient encore une bonne prise avec ce qui restait de marchandises;
+ils s’occupèrent donc à piller la cargaison sans paraître prendre garde
+à nous. L’appât du butin semblait seul captiver leur attention. Celles
+de leurs jonques qui étaient suffisamment chargées se détachaient des<span class="pagenum"><a id="page_120">{120}</a></span>
+autres, et faisaient voile vers les côtes pour transporter leur prise
+dans des villages qui leur servaient de repaire. Tous ces misérables
+semblaient également animés du même esprit de destruction. Ainsi, dans
+le but d’emporter le plus de choses qu’ils pouvaient, ils brisaient tout
+avec une rage insensée; ils démolissaient à coups de hache les parois
+des cabines; dans la dunette, les parois volaient en éclats; le cuivre,
+le fer et le plomb étaient arrachés des panneaux et des portes
+enfoncées. Ils étaient parvenus à enlever le divan en velours vert qui
+avait été épargné jusqu’alors, à cause de sa grandeur; les planchers
+étaient jonchés de débris de thé, de café, de sucre, mêlés à des
+morceaux de biscuit, etc. L’indifférence qu’ils nous témoignèrent tout
+d’abord, ne dura pas longtemps. Il nous fallait à tout moment montrer la
+doublure de nos poches pour leur prouver que nous ne leur dérobions
+rien; la foule de ces monstres fut un instant tellement compacte en se
+ruant sur nous, qu’ils faillirent nous étouffer. La seule robe qui me
+restait lors de leur arrivée, et que j’avais essayé de cacher, me fut
+enlevée comme tout le reste. Than-Sing ayant quitté un instant ses
+souliers, ils lui<span class="pagenum"><a id="page_121">{121}</a></span> furent dérobés en un clin d’œil, ce qui chagrina fort
+le pauvre homme; ces chaussures étaient confectionnées à la mode de son
+pays. Un matelot parvint tant bien que mal, un peu plus tard, à lui en
+arranger une paire avec des morceaux de cuir qu’il découvrit dans des
+débris de toutes sortes.</p>
+
+<p>Notre position au milieu de ces hommes dénaturés était horrible; aussi
+l’égarement se peignait-il sur nos physionomies. Mon costume n’avait pu
+les tromper; ma figure, sur laquelle la douleur était empreinte d’une
+manière si profonde, leur divulgua sans doute mon sexe, car ils me
+considéraient avec une curiosité avide.</p>
+
+<p>Plusieurs d’entre eux nous demandèrent d’un air railleur si nous
+pensions toujours aller à Hong-Kong; comme nous restions silencieux et
+abattus, ils se mettaient alors à rire avec des éclats bruyants.
+Quelques-uns, aux regards cruels et féroces, s’approchaient de nos
+matelots et faisaient le simulacre de leur couper la tête. Mourante de
+frayeur, je me faisais aussi petite que possible en me blottissant au
+plus épais de mes compagnons. A quoi tenait notre existence au milieu de
+ces êtres sans pitié et sans loi?<span class="pagenum"><a id="page_122">{122}</a></span> Qui sait ce qui serait arrivé à la
+première goutte de sang, ne fût-elle tombée que d’une égratignure?</p>
+
+<p>Cette avalanche humaine vint pourtant à s’éclaircir. Vers le soir de ce
+même jour, nos matelots, à moitié morts de fatigue, se plaignirent
+amèrement de la faim. Il nous vint un secours tout à fait inattendu.
+Parmi ces pirates, il y en avait un qui semblait avoir quelque pitié
+pour nous, il apparaissait de temps à autre et nous considérait en
+silence, puis il se plaisait à nous montrer dans l’une des jonques sa
+femme et ses enfants. Nous prêtâmes involontairement quelque attention
+aux êtres qui lui étaient chers. Ce pirate, père de famille, voulut
+alors nous témoigner le plaisir qu’il en ressentait, car, au moment où
+nous déplorions notre dénûment, il nous apporta du riz et une marmite
+pleine d’un ragoût arrangé à la mode chinoise; ce mets était surtout
+remarquable par une sauce jaune comme du safran. Nos matelots, peu
+habitués aux douceurs du confortable, s’en régalèrent. Il n’y eut que
+moi qui y touchai du bout des lèvres; il me fut impossible d’en avaler
+deux cuillerées; je lui trouvais une saveur capable de provoquer les
+vomissements. Je mangeai un peu de riz pour calmer<span class="pagenum"><a id="page_123">{123}</a></span> les atroces douleurs
+d’estomac que je commençais à ressentir.</p>
+
+<p>Than-Sing, depuis un instant, causait avec cet honnête brigand, quand il
+vint nous dire, à notre grande surprise, qu’il lui proposait, moyennant
+une forte somme d’argent, de nous faire évader; une telle proposition ne
+pouvait avoir d’autre effet que d’être bien accueillie. Le capitaine,
+par l’entremise de Than-Sing, convint avec cet homme du prix de notre
+liberté, du lieu où nous déposerait la jonque et où il toucherait la
+rançon. Ce devait être à Hong-Kong. Ce projet arrêté, il s’éloigna en
+promettant de nous avertir quand l’heure propice à notre fuite serait
+arrivée.</p>
+
+<p>L’imagination fait de si rapides progrès dans un moment critique, que je
+me laissai aller à croire que nous allions être sauvés. Aussi, je
+portais, malgré le mal éprouvé déjà, des regards reconnaissants sur
+cette jonque amarrée près de nous. J’examinais d’un œil avide tout ce
+qui s’y passait, et je voyais sous les derniers rayons d’un beau soleil
+couchant des enfants jouer, courir, se chamailler; des femmes chinoises,
+des femmes pirates je devrais dire, qui<span class="pagenum"><a id="page_124">{124}</a></span> faisaient l’office des
+matelots, en s’employant aux manœuvres. Deux d’entre elles portaient un
+jeune enfant sur leur dos dans un sorte de sac d’étoffe, ce qui ne les
+gênait pas le moins du monde pour grimper comme des chats, partout où
+elles étaient utiles. Les têtes nues de ces enfants, que les mères
+portent ainsi jusqu’au jour où ils peuvent marcher, ballottaient,
+allaient, venaient de tous côtés, que cela faisait peine à voir. Mais
+peut-on rien changer aux coutumes? Cette habitude semi-barbare, ce qu’il
+y a de certain, ne les empêche pas de croître, et encore bien moins de
+multiplier. J’achevais à peine ce raisonnement en moi-même, qu’un de ces
+bambins se laissa choir par-dessus le bord. Malgré moi, je jetai un cri.
+Inutile de dire qu’il fut bien vite retiré de l’eau. Je pus voir alors
+que cet enfant avait des petites vessies remplies d’air attachées à ses
+vêtements. Les parents prennent ces précautions afin que s’ils viennent
+à tomber dans l’eau, ils n’aillent pas si vite au fond.</p>
+
+<p>Or, cette jonque sur laquelle, à tort ou à raison, nous avions quelque
+espoir, prit le large.</p>
+
+<p>Avions-nous été l’objet d’un jeu cruel? ou bien<span class="pagenum"><a id="page_125">{125}</a></span> éprouvés
+traîtreusement? C’est ce que nous ne pûmes savoir. Toujours est-il, que
+nous ne revîmes pas notre pirate. Nous finîmes par croire qu’il avait
+été retenu par la crainte de voir sa trahison découverte, ou d’être
+rejoint dans le cours de l’évasion par les autres jonques. Il avait
+pensé peut-être aussi que la somme qui lui était offerte ne compensait
+pas suffisamment le danger de mort auquel il s’exposait en nous tirant
+des mains de ses complices.</p>
+
+<p>La nuit étant tout à fait venue, les jonques se détachèrent peu à peu
+des flancs du <i>Caldera</i> et gagnèrent le large. Il n’était pas probable
+qu’il en revînt en aussi grand nombre, car, de retour dans les villages,
+elles ne manqueraient pas d’annoncer que notre navire était complètement
+vide de sa cargaison.</p>
+
+<p>Leur départ nous laissait la perspective d’une nuit plus calme que les
+précédentes; mais, d’un autre côté, nous restions sans ressources sur
+notre navire délabré. Qu’allions-nous devenir? Au loin, devant nous,
+était Macao, on en voyait la direction entre deux montagnes; que de
+désespoir à cette vue! La vie était là, si près de nous, et nous ne
+pouvions rien<span class="pagenum"><a id="page_126">{126}</a></span> pour notre salut. Quand même nous eussions essayé de
+lever l’ancre et de laisser dériver au hasard le navire dépouillé de sa
+mâture, toutes nos chances ne nous permettaient que d’échouer sur la
+côte. Pour échapper aux angoisses nouvelles que nous ressentions, nous
+fîmes nos préparatifs afin de prendre quelque repos, c’est-à-dire que
+chacun s’étendit tant bien que mal sur le plancher, assez près les uns
+des autres, de manière à être tous debout à la moindre alerte. Mes
+compagnons me réservèrent un mauvais banc que les pirates avaient
+dédaigné, et sur lequel je m’étendis à mon tour avec résignation.</p>
+
+<p>Quel tableau! une mèche fumante brûlait dans un peu de graisse et jetait
+des lueurs blafardes sur toutes ces figures amaigries par la souffrance.
+Cette chambre, si fraîche et si coquette quelques jours auparavant,
+avait maintenant l’aspect d’un de ces hideux caveaux des <i>Mystères de
+Paris</i>. Tous ces matelots avec leurs costumes salis et souillés par le
+travail, aux teints hâlés, aux mains rudes et noires, étaient navrants à
+voir; et quand je pense que je ne faisais aucun contraste avec ces
+hommes par les vêtements dont j’étais vêtue; par le danger qui me
+te<span class="pagenum"><a id="page_127">{127}</a></span>nait rivé sous sa griffe, comme eux, j’avais un pied dans la tombe.
+Voyant chacun s’endormir peu à peu, je restai seule à songer aux chances
+horribles de ma destinée. Je cherchais dans mes souvenirs quelle faute
+j’avais pu commettre pour endurer de telles épreuves; je fouillais ma
+conscience, je creusais mon esprit pour en trouver qui valût mes
+souffrances; je ne voulais pour douter de la bonté divine.</p>
+
+<p>Il pouvait être dix heures du soir; les bruits du dehors s’apaisaient
+peu à peu, et malgré moi, je me sentais agitée par mille pensées
+diverses. Je ne comprenais pas alors que des hommes pussent dormir sans
+songer davantage à leur salut. J’éprouvais comme une surexcitation
+nerveuse; je me levai et me dirigeai en silence vers le pont, en passant
+à travers les débris qui m’arrêtaient à chaque pas. Là, je m’appuyai le
+long du bord. Nous étions seuls! La mer ne faisait pas entendre le plus
+léger bruit; elle étincelait comme un miroir d’argent sous les pâles
+rayons de la lune. Cette calme solitude me fit une émotion telle que
+toutes les fibres de mon cœur furent émues. Je rentrai à l’intérieur de
+la dunette et j’appelai à voix basse le capitaine. Il n’était
+qu’as<span class="pagenum"><a id="page_128">{128}</a></span>soupi, car il tourna vivement la tête de mon côté. Je l’engageai à
+me suivre sur le pont, ce qu’il fit aussitôt, assez étonné de mon air
+mystérieux. Quand nous fûmes là, nous nous arrêtâmes pour écouter un
+bruit de voix qui venait de l’avant. C’était une petite jonque dont les
+pirates étaient encore occupés à prendre les débris du chargement. Le
+capitaine se pencha par-dessus le bord pour calculer les hommes qu’elle
+contenait; ils pouvaient être huit à dix. Après cet examen il resta
+silencieux. Il paraissait réfléchir. Etonnée de son silence, je
+l’entraînai vers la grande embarcation qui occupait le milieu du pont,
+et, la lui montrant, je lui dis: «Eh bien! capitaine, vous laissez
+dormir vos hommes!» Il me regarda, cherchant à lire l’intention que
+j’attachais à mes paroles. Je repris aussitôt: «Voulez-vous donc
+attendre patiemment la triste fin qui nous est réservée, en ne faisant
+rien pour échapper aux mains des pirates? Je ne suis qu’une femme, moi:
+eh bien! j’aimerais mieux aller au-devant de la mort et tenter quelque
+chose pour mon salut, que de l’attendre ici du poignard ou de la faim.
+Nous ne sommes qu’à vingt milles de Macao; cette embarcation peut tous<span class="pagenum"><a id="page_129">{129}</a></span>
+nous contenir; une fois en mer, il est peu probable que les pirates,
+gorgés comme ils le sont, épient notre fuite ou essayent de nous
+atteindre. Partons! fuyons! capitaine, je vous le demande à genoux.</p>
+
+<p>Il se pencha de nouveau par-dessus le bord, puis me faisant signe de le
+suivre, il rentra dans l’intérieur de la dunette où les autres
+semblaient dormir profondément. «Holà! dit-il, que tout le monde se
+lève!» Il communiqua alors ses intentions; car, dans ce moment suprême
+où il fallait risquer sa vie, il ne pouvait guère donner des ordres. Au
+premier mot qu’il dit pour dévoiler le plan de l’évasion, les matelots
+se resserrèrent les uns contre les autres, avec un air d’improbation et
+de désobéissance. Cette marque d’hésitation mit aussitôt le capitaine en
+fureur; et, s’adressant surtout au subrécargue et à son second: «Vous
+n’êtes pas des hommes, leur dit-il, et vous devriez rougir en voyant une
+femme, la première, vous donner l’exemple du courage: oui, la première,
+elle a pensé à braver la mort qui nous attend, en voyant dans une fuite
+quelque chance de salut; et vous, vous hésitez, vous tremblez comme des
+lâches! car je vois la peur dans tous les yeux.<span class="pagenum"><a id="page_130">{130}</a></span> Non, je le répète, vous
+n’avez pas l’énergie d’une femme!»</p>
+
+<p>Je dois dire ici quel était le plan d’évasion du capitaine Rooney. Il
+venait de proposer à son équipage de sortir sur le pont et de tenter,
+par la surprise, de se rendre maître de la jonque en égorgeant les huit
+Chinois qui s’y trouvaient. Alors, sans perdre de temps, la mer nous
+favorisant, nous faisions voile sur Macao, où il nous était possible
+d’arriver la nuit, selon toutes ses prévisions.</p>
+
+<p>Je me gardai bien de dire une parole qui fût une approbation au milieu
+de ces débats sinistres; mon rôle, en cette circonstance, devait être
+simplement passif, afin que ces hommes ne pussent croire que j’avais
+proposé ou applaudi à une tentative de meurtre. Leur réponse au
+capitaine me fit voir qu’ils m’accusaient d’avoir eu cette idée
+sanguinaire; et, pourtant, je certifie que ce genre de coup de main ne
+m’était pas venu à la pensée. Le capitaine ne m’avait pas fait part de
+ses projets; mais il n’avait pas douté de mon courage, puisque, la
+première, je lui avais donné l’idée de fuir. Il avait donc jugé à propos
+de me citer en exemple afin de leur faire honte.<span class="pagenum"><a id="page_131">{131}</a></span></p>
+
+<p>Le subrécargue prit la parole en me jetant un regard de reproche et de
+menace tout à la fois. «Capitaine, dit-il, cette femme est folle, sans
+doute, et si elle a pu vous conseiller une pareille témérité, vous
+trouverez bon que nous vous refusions notre aide; cette tentative loin
+d’avoir le succès que vous en attendez, il pourrait se faire, au
+contraire, qu’elle tournât contre nous, parce qu’il est plus que certain
+que nous serions surpris en mer avant le jour par les pirates, et cette
+fois nous n’obtiendrions pas quartier d’eux; ils devineraient facilement
+d’où nous vient la possession de leur jonque maudite.» Ces raisons, qui
+combattaient le plan du capitaine, étaient justes; aussi parurent-elles
+le convaincre; il proposa alors d’exécuter en partie le projet d’évasion
+qui pouvait nous faire conquérir la liberté. Il s’agissait de démarrer
+l’embarcation et de la débarrasser de la charge de charbon de terre dont
+elle était remplie jusqu’à moitié. En ce moment, et comme pour favoriser
+notre fuite, la dernière jonque qui était à l’avant du navire s’éloigna
+et gagna le large; nous étions donc seuls pour la première fois depuis
+le commencement de notre captivité, et nous pouvions travailler avec<span class="pagenum"><a id="page_132">{132}</a></span>
+plus de sécurité à notre délivrance. Pendant que tous les hommes se
+livraient à ce travail, je montai sur le pont de la dunette, et là je me
+mis à chercher dans les débris de toutes sortes qui gisaient à cette
+place; la lune brillait dans son plein, elle me permit de découvrir
+quelques-unes de mes lettres, toutes maculées et déchirées; je les
+ramassai en poussant un douloureux soupir, et les serrai pieusement sous
+mes habits, j’allai ensuite au milieu de mes compagnons. L’embarcation
+fut bientôt débarrassée de la charge de charbon qui l’encombrait. Mais
+les craintes du capitaine n’étaient que trop réelles; on s’aperçut que
+plusieurs planches étaient disjointes et qu’elle ne pourrait tenir la
+mer. Le désappointement fut grand; on redoubla néanmoins d’activité; on
+ferma tant bien que mal ces trous, ces fissures qui s’opposaient à nos
+projets. Enfin, après un travail des plus opiniâtres, au moyen de fortes
+poulies, on parvint à hisser la chaloupe le long du bord. Un bruit sourd
+s’ensuivit; elle touchait la mer. Nous étions tous penchés sur le
+bastingage; la moitié du corps en dehors du navire, nous plongions nos
+regards avec une anxiété fébrile dans le fond noir de ce grand<span class="pagenum"><a id="page_133">{133}</a></span> canot,
+demandant à Dieu qu’il ne nous abandonnât pas. Dix minutes s’étaient à
+peine écoulées, que la voix du capitaine résonna comme un glas à nos
+oreilles; il articula d’une voix sourde: «C’est impossible!» Et c’était
+en effet impossible. L’eau, qui avait pénétré d’abord lentement, monta
+peu à peu et remplit la barque à moitié. Chacun se retira en silence:
+les grandes souffrances ne s’expriment pas. J’allai de nouveau m’étendre
+sur le banc où, deux heures avant, j’avais cru à la possibilité de notre
+salut. Il fallait remettre au lendemain l’espoir de nous sauver.</p>
+
+<p>Le lendemain était le 10, les matelots se mirent à l’œuvre avec ardeur.
+Cette embarcation nécessitait un travail de huit à dix heures au moins,
+pour la rendre propre à notre fuite; encore fallait-il que nous ne
+soyons point assaillis, comme dans la journée précédente, par de
+nouveaux pirates. Une partie du jour se passa sans que nous aperçussions
+la moindre voile; c’était presque du bonheur de nous voir ainsi isolés.
+Nous parcourions en tous sens <i>le Caldera</i>, qui n’était plus qu’un amas
+de décombres. Ce malheureux navire, vidé jusqu’à la cale, avait un<span class="pagenum"><a id="page_134">{134}</a></span>
+aspect hideux et misérable, et son délabrement faisait mal à voir: il
+n’y avait pas un mètre carré où l’on pût mettre les pieds.</p>
+
+<p>Comme tous les agrès de la chaloupe avaient été enlevés, on fut obligé
+de les remplacer par de longs bambous qu’on parvint à découvrir dans la
+cale; à l’aide de cordes, on adapta à ces mêmes bambous des planches
+destinées à faire le service des avirons. Des morceaux de toile furent
+ramassés, taillés et cousus ensemble pour faire une voile; tout marchait
+au gré de nos désirs; la nuit était venue. Nous allions enfin partir,
+lorsque nous aperçûmes deux jonques venant à pleines voiles dans notre
+direction; elles eurent bientôt abordé; nous nous réfugiâmes au plus
+vite dans nos cabines, après avoir fait disparaître, autant que
+possible, toutes traces de nos préparatifs. Les pirates qui débarquèrent
+vinrent d’abord s’assurer de notre présence; plusieurs d’entre eux,
+portant des lanternes, nous les passèrent devant le visage, comme s’ils
+cherchaient quelqu’un. L’inquiétude fit place à la terreur, lorsque
+arrivés à moi, qui m’étais cachée derrière tous les autres, ils parurent
+joyeux et satisfaits. L’un d’eux me fit signe de me lever;<span class="pagenum"><a id="page_135">{135}</a></span> je les
+regardais avec les yeux hagards, mais sans faire un seul mouvement. Un
+autre, que mon inertie irritait sans doute, fit tournoyer son sabre
+autour de ma tête. Ce geste menaçant ne pouvait qu’augmenter mon effroi,
+et je ne sais ce que je serais devenue, si, à ce moment, un grand cri ne
+se fût fait entendre et ne fût venu attirer leur attention..... Ce cri
+provenait d’un des leurs qui s’était laissé choir à fond de cale par
+l’ouverture de l’entrepont laissée ouverte. Les matelots qui se
+trouvaient les plus rapprochés de cet endroit se hâtèrent d’aller le
+retirer; ils le rapportèrent sur le pont à moitié mort. Cet incident
+détourna l’intention qu’avaient les pirates de s’emparer de ma personne,
+car ils ne donnèrent pas suite à leurs menaces; ils se contentèrent de
+faire une perquisition à l’intérieur. Cependant, nous n’étions pas
+encore au bout de nos alarmes; un matelot accourut tout effaré.
+Plusieurs de ces maudits barbares, sous prétexte d’éclairer leurs
+recherches, promenaient, de côté et d’autre dans l’entrepont, des
+torches enflammées, et cela avec une indifférence qui marquait bien leur
+intention cruelle; les étincelles volaient autour d’eux sur toutes
+choses inflam<span class="pagenum"><a id="page_136">{136}</a></span>mables, et elles auraient certainement suffi à mettre le
+feu au navire, si nos matelots ne s’étaient hâtés de les suivre, en
+jetant de l’eau pour les éteindre à temps. A notre grande joie, ils
+finirent par s’éloigner.</p>
+
+<p>Quand ils furent à une assez grande distance, on se mit de nouveau à
+l’œuvre; les agrès furent disposés dans la chaloupe; elle faisait encore
+eau par certains endroits, mais il n’y avait plus à reculer. Personne,
+du reste, en ce moment solennel, n’éprouva la moindre hésitation; il ne
+s’éleva aucune objection à l’encontre de cette entreprise hasardeuse.
+Chacun s’en remettait à la grâce de Dieu et acceptait d’avance, comme
+une des plus douces fins de sa triste existence, la chance d’être
+englouti au sein de cette mer lointaine, plutôt que de rester exposé à
+mourir lentement dans les tortures de la faim, ou violemment du sabre
+des pirates. Cependant, l’aspect du temps ne pouvait que nous ébranler
+dans nos résolutions, si l’espoir de recouvrer la liberté eût été moins
+vivace dans nos cœurs; en effet, le ciel, qui, depuis la dernière
+tempête, avait gardé la plus grande sérénité, s’était peu à peu chargé
+de nuages; le vent, qui<span class="pagenum"><a id="page_137">{137}</a></span> jusqu’alors nous avait été propice, soufflait
+maintenant en sens contraire et venait debout. La mer, comme si elle
+s’opposait à nos projets, fouettait contre <i>le Caldera</i> ses vagues, qui
+semblaient autant de barrières impossibles à franchir. Le capitaine, à
+ces signes de mauvais augure, hochait encore la tête; mais notre
+décision était irrévocable. On procéda à l’embarquement; il était
+difficile d’atteindre la chaloupe; le navire tirant beaucoup moins d’eau
+par suite de la prise de son chargement, s’était haussé, de sorte qu’il
+existait une distance énorme entre le pont et le canot. Aussi fallut-il
+avoir recours à des cordes avec lesquelles on nous lia, le matelot
+blessé et moi, afin de nous faire descendre sans accidents; les autres,
+ayant l’habitude des manœuvres, se laissèrent glisser le long du bord,
+et bientôt nous nous trouvâmes réunis au nombre de vingt-deux, prêts à
+gagner la pleine mer.</p>
+
+<p>Le capitaine se mit à la barre; le subrécargue, le marchand chinois, le
+matelot malade et moi, nous nous assîmes près de lui. Comme nous avions
+vent debout, il fallut renoncer à hisser la voile; dès les premiers
+coups de rames, les matelots s’aperçurent<span class="pagenum"><a id="page_138">{138}</a></span> qu’ils auraient à lutter. Des
+lames courtes et serrées, poussées par des courants, s’opposaient à
+notre marche. Un moment, je tournai les regards vers <i>le Caldera</i>; sa
+noire silhouette semblait grandir à mesure que nous nous en éloignions;
+elle se projetait dans le sillage de la chaloupe comme un bras immense
+toujours prêt à nous ressaisir. Haut de bord sur les flots, notre navire
+avait l’aspect sinistre d’un immense mausolée destiné à renfermer tous
+les malheureux égarés sur cette mer funeste. Hélas! nous fûmes
+impuissants à le fuir. Ces avirons improvisés rendaient le plus triste
+service. A cause de leur mauvaise forme, ils n’avaient aucune prise dans
+l’eau. Les vagues, en outre, entraient à profusion au point que quatre
+hommes suffisaient à peine à rejeter l’eau à mesure qu’elle pénétrait;
+le froid d’un vent glacial commençait à nous engourdir. Nous fîmes
+jusqu’à trois milles dans ces tristes conditions; enfin, après quatre
+heures de tentatives vaines, d’efforts surhumains, les matelots
+déclarèrent que leur état de faiblesse ne leur permettait pas de faire
+davantage pour le salut commun; c’était un arrêt du ciel: <i>le Caldera</i>,
+que nous avions abandonné, nous forçait, pour ainsi<span class="pagenum"><a id="page_139">{139}</a></span> dire, à revenir à
+lui. Devions-nous donc finir nos jours sur ce navire maudit?
+«Retournons!» dit le capitaine d’une voix rauque; et l’accent qu’il
+donna à ce seul mot disait assez qu’il se regardait comme vaincu par la
+fatalité. «Eh bien! retournons, capitaine, lui répondis-je; après tant
+de souffrances, la mort ne peut qu’être douce.» Le courant, qui était le
+seul obstacle à la réussite de notre entreprise, nous entraîna donc en
+peu de temps vers notre point de départ et nous colla contre les flancs
+du <i>Caldera</i>, que nous avions cru quitter pour toujours. La corde qui
+avait servi à nous descendre pendait le long du bord; les matelots y
+grimpèrent avec agilité, et, parvenus sur le pont, nous jetèrent de
+nouveaux cordages à l’aide desquels, après mille difficultés, on nous
+hissa, le matelot malade et moi.</p>
+
+<p>Lorsque je me retrouvai sur ce plancher de malheur, je fus prise d’un
+vertige, mes yeux se fermèrent, et je tombai lourdement; la vie
+s’échappait en moi, épuisée, comme je l’étais, par la douleur et les
+tortures de la faim. Mon évanouissement dura assez longtemps; en
+rouvrant les yeux, je me vis étendue sur mon banc, enveloppée de
+quelques<span class="pagenum"><a id="page_140">{140}</a></span> morceaux de voiles. Chacun de ces hommes, pour me couvrir le
+corps et me rendre un peu de chaleur, s’était défait d’un vêtement;
+comme il n’y avait que de l’eau, ils m’en offrirent; ils me prodiguèrent
+tous les soins qu’ils purent pour me rappeler à la vie: il m’eût été si
+doux pourtant de mourir ainsi! Tous mes compagnons rangés autour de moi
+me considéraient avec compassion; à travers la lumière enfumée, je vis
+quelques-uns de ces hommes rudes verser des pleurs; ma vue réveillait
+peut-être chez eux le souvenir d’une mère, d’une sœur, d’une femme ou
+d’une fille, enfin de quelque être qui leur était cher. Des larmes
+brûlantes coulèrent de mes yeux, car moi aussi je pensais à ma famille,
+à la France que je n’espérais plus revoir.</p>
+
+<p>Tout retomba bientôt dans le silence; on se groupa sur le plancher de la
+petite chambre, et chacun s’y étendit de nouveau, attendant, dans un
+repos sinistre, le réveil du lendemain.</p>
+
+<p class="cdots">&#160; </p>
+
+<p>Ce lendemain était le 11; lorsque je m’éveillai, le<span class="pagenum"><a id="page_141">{141}</a></span> jour commençait à
+poindre; j’avais dormi quelques heures, et ce court sommeil avait
+momentanément effacé le souvenir de mes souffrances. Mais je fus bientôt
+rappelée à l’affreuse réalité; à peine avais-je les yeux ouverts, que
+j’aperçus, à quelques pas de moi, plusieurs de ces hideux Chinois armés
+de sabres et de pistolets. Than-Sing discutait au milieu d’eux: il
+paraissait dans la plus vive agitation. Il y en avait un qui commandait
+les autres, car il me désignait du doigt. Je considérais cette scène
+avec stupeur, mais sans tressaillement de crainte, de longs jours de
+jeûne et de si poignantes émotions commençaient à me faire perdre le
+sens de ce qui se passait autour de moi. Than-Sing interpella le
+capitaine Rooney, en lui disant: «Le chef que voici veut vous prendre,
+ainsi que la dame française et moi, pour nous emmener à Macao; là, il
+espère tirer de nous une bonne rançon.» Ce dernier, comprenant que cette
+demande du chef des pirates équivalait à un ordre, ne répondit que par
+un signe d’acquiescement. Aussitôt je fus saisie, secouée, entraînée sur
+le pont. Je n’essayai même pas de me défendre contre cet enlèvement
+subit, parce que, je le répète, ma raison, cette fois,<span class="pagenum"><a id="page_142">{142}</a></span> se trouvait
+comme ébranlée. Than-Sing dut obéir le premier; une mauvaise échelle qui
+faillit se rompre au milieu servit à nous descendre. Arrivée sur la
+jonque, je levai la tête sur <i>le Caldera</i> pour voir si notre capitaine
+nous suivait; mais je restai foudroyée d’étonnement; les pirates, après
+s’être laissé glisser vivement à leur tour, par une manœuvre habile,
+poussèrent au large sans prendre le capitaine Rooney. Ce qui se passa
+dans mon être, en présence de ce coup inattendu, est inexprimable à
+dépeindre. A mon départ, j’avais été recommandée aux soins de ce
+courageux marin; dans le malheur qui nous accablait, il avait veillé sur
+moi avec une touchante sollicitude. Lorsque je me vis séparée de mon
+unique protecteur, que je me vis seule au pouvoir d’hommes barbares,
+d’assassins redoutés pour leurs cruautés, je ne comprends pas, à l’heure
+qu’il est, comment je ne succombai pas à tant d’épreuves; ne devais-je
+pas me croire perdue, entièrement perdue? Je levai les bras vers mes
+compagnons d’infortunes, en signe d’adieu éternel, et je pus voir encore
+le capitaine Rooney. Penché sur le bord, il nous suivait du regard; sa
+consternation, ou plutôt son désespoir pa<span class="pagenum"><a id="page_143">{143}</a></span>raissait grand, car il
+s’écriait avec des gestes désespérés: Emmenez-moi! prenez-moi aussi! Et
+tout à coup, comme s’il comprenait l’inutilité de ses efforts, il se
+cacha le visage dans les deux mains; il pleurait peut-être?... Je lui
+fus toujours reconnaissante de cet élan de pitié!</p>
+
+<p>Il est peu de peuples, je crois, où la lâcheté, la fausseté, la
+cupidité, la cruauté soient plus dominantes que chez les Chinois: les
+sauvages, sous ces différents points, ont leur excuse, eux; car, s’ils
+se rapprochent de la bête par leurs instincts, c’est que Dieu a voulu
+qu’ils fussent marqués du sceau de l’ignorance. Tandis que la Chine,
+entachée comme elle l’est dans ses mœurs perverses et vicieuses, a
+possédé au plus haut degré la civilisation; elle a porté la lumière
+quand nous étions encore dans les ténèbres. Cette décadence m’autorise à
+faire ici quelques remarques judicieuses sur leur caractère.</p>
+
+<p>Le Chinois, vil par nature, parle très-haut et très-fort quand il sait
+qu’il est soutenu. Dans un moment difficile, il n’attaquera jamais son
+adversaire en face, parce que la bravoure est un vain mot pour lui, et
+qu’il ne sait pas ce que c’est que d’affronter<span class="pagenum"><a id="page_144">{144}</a></span> un véritable danger. Ce
+qu’il aime, avant tout, c’est un meurtre, une torture isolée, dont il
+peut se repaître; une preuve à l’appui, c’est le plaisir qu’ont les
+Chinois en général à tourmenter les animaux. On sait, en outre, qu’ils
+ont droit de vie et de mort sur leurs enfants. Les nouveau-nés, soit
+parce qu’ils sont malingres ou chétifs, sont souvent étouffés ou jetés à
+l’eau, ou, ce qu’il y a de plus affreux encore, égorgés et laissés à
+l’abandon sur un fumier où ils pourrissent. On rencontre les pauvres
+créatures dans une rue, sur une place, au milieu d’un champ, quelquefois
+à moitié rongées par la voracité des chiens, des chats, des corbeaux,
+des porcs, lesquels sont toujours à l’affût d’une telle proie. C’est
+surtout les filles que l’on sacrifie ainsi; les garçons à leur entrée
+dans le monde sont au contraire salués d’une bienvenue; car le devoir
+d’un fils est de donner aide et protection à son père lorsqu’il devient
+caduc.</p>
+
+<p>Ceci a un côté moral qui ne manquerait certainement pas d’éloges, si les
+mœurs et coutumes des Chinois sur leurs enfants en général pouvaient
+être compensées.</p>
+
+<p>Désormais la proie de ces monstres, et connaissant<span class="pagenum"><a id="page_145">{145}</a></span> à fond leur
+barbarie, ne devais-je pas me considérer entièrement perdue?</p>
+
+<p>La jonque fuyait toujours!</p>
+
+<p>Quelques minutes s’étaient à peine écoulées, lorsqu’on nous fit entrer
+dans une petite cabine qui servait de chambre au capitaine des pirates,
+lequel avait l’air tout joyeux de notre capture. Il apprit à Than-Sing
+que le capitaine Rooney allait être dirigé sur Hong-Kong ou Macao; que,
+là, il devrait traiter de sa rançon et de la nôtre, mais qu’il ne nous
+relâcherait que s’il trouvait la somme de notre rachat suffisante. Il
+ajouta que, dans sept ou huit jours, nous rencontrerions la jonque avec
+laquelle il s’était donné rendez-vous; jusque-là, il nous fallait
+demeurer en otages.</p>
+
+<p>Peu de temps après, on nous fit remonter sur le pont. Je jetai les yeux
+avec anxiété autour de moi pour voir si j’apercevrais encore notre
+navire; mais nous en étions déjà fort éloignés, il avait disparu.
+Parvenus à l’arrière, deux Chinois enlevèrent un panneau en bois de la
+dimension de deux pieds carrés, servant d’entrée à un petit réduit, dans
+lequel on nous enjoignit de descendre. Que l’on juge des<span class="pagenum"><a id="page_146">{146}</a></span> tortures
+nouvelles qui nous étaient réservées: dans cet étroit espace, il nous
+était impossible de nous tenir debout; nous nous assîmes, nos têtes
+touchaient au plafond; nous essayâmes de prendre une position meilleure
+en nous allongeant tout de notre long, à peine avions-nous de quoi
+étendre nos jambes. Le panneau étant ouvert, toute la lumière du jour
+entrait, et nous voyions le ciel; une fois notre prison fermée (ce que
+l’on fit un instant après que nous y fûmes), nous n’avions de jour que
+par une lucarne de huit pouces carrés, qui donnait sur l’endroit où se
+mouvait le gouvernail; pas un souffle d’air n’y parvenait, à moins que
+l’on n’ouvrit la trappe, et ce soulagement semblait ne pas devoir nous
+être souvent accordé.</p>
+
+<p>Je fis quelques questions à Than-Sing sur les projets de nos ennemis; il
+me dit qu’il ne fallait croire à aucune de leurs paroles; il fallait que
+le digne homme fût bien désespéré pour mettre aussi peu de précautions à
+me préparer à toutes les catastrophes. Il y avait tout au plus une
+demi-heure que nous étions là, lorsqu’un bruit sourd retentit au-dessus
+de nous; Than-Sing et moi nous nous regardâmes avec<span class="pagenum"><a id="page_147">{147}</a></span> quelque surprise,
+ce bruit devenait plus distinct, on semblait clouer le panneau qui nous
+recouvrait; une pâleur livide me couvrit le visage. Sans nous dire un
+mot, la même pensée nous était venue à tous deux: c’était notre tombeau
+que les pirates fermaient en ce moment! Ils nous avaient pris pour nous
+laisser mourir lentement par le manque d’air, d’eau et de vivres. Un
+frisson mortel me parcourut tout le corps. Il doit en être ainsi, me
+disais-je, lorsqu’on est cloué vivant dans un cerceuil. J’étendis les
+bras et j’essayai de soulever de mes faibles mains ce panneau qui pesait
+sur nos têtes; mes efforts restèrent impuissants. Oh! alors, j’eus un
+véritable désespoir. Cette idée, qu’il me faudrait endurer les tortures
+d’une horrible agonie et voir celle de mon compagnon, ébranlait ma
+raison. Je voulais me briser la tête contre les parois de mon cachot; je
+voulais me débarrasser de cette vie maudite: la folie commençait à
+s’emparer de mon cerveau brûlant. En ce moment, deux mains pressèrent
+les miennes, c’étaient celles de Than-Sing; le malheureux me regardait
+avec des yeux baignés de larmes. Il m’exhortait, avec de douces paroles,
+au calme, à la résignation; je voyais, sur<span class="pagenum"><a id="page_148">{148}</a></span> son visage, des pleurs
+couler lentement. Moi aussi je pleurais en songeant que j’étais au
+pouvoir de ce peuple cruel qui exècre tout ce qui n’est pas lui. Nous
+passâmes ainsi deux heures; au bout de ce temps, le panneau qui fermait
+notre cellule fut enlevé comme par enchantement. Le grand jour nous
+frappa au visage, nous étions inondés des rayons du soleil. Après les
+tortures morales que je venais d’éprouver, je compris que c’était une
+épreuve à laquelle ces êtres dénaturés nous avaient soumis. Ils
+jouissaient, en ce moment, du mal qu’ils supposaient nous avoir fait;
+ils passaient leur visage par l’ouverture et riaient méchamment en nous
+regardant. Comme ils allaient refermer encore le panneau, Than-Sing les
+supplia de le laisser entr’ouvert pour renouveler l’air; ils y
+consentirent et l’écartèrent de trois pouces, ce qui nous donna en même
+temps un peu de jour.</p>
+
+<p>Vers le soir, on nous apporta un petit baquet qui contenait de l’eau
+pour que nous pussions nous laver les mains et le visage. Ma faiblesse
+était si grande que ma tête me semblait lourde à porter; aussi, mon
+premier mouvement fut la plus complète<span class="pagenum"><a id="page_149">{149}</a></span> indifférence, mais l’offre de
+ces ablutions n’était pas sans motif. Une provision de riz, de poisson
+et de thé nous fut apportée. Le pauvre Than-Sing rayonnait de plaisir.
+«Mangez, me dit-il, il ne faut pas que nous ayons l’air de les
+craindre.» Ces mots me décidèrent. Je pris, avec une certaine émotion,
+ce peu de nourriture; mais mon estomac était tellement délabré qu’après
+de grands efforts, c’est à peine si j’avais pu manger une demi-soucoupe
+de riz; je bus du thé, et ce fut tout, quand il pouvait être huit
+heures. Un sabbat infernal se fit entendre; je me bouchai les oreilles.
+C’était l’instant de la prière. Il y a en Chine diverses religions,
+celle qui entraîne le plus de superstitions, d’idolâtrie est le
+bouddhisme. La religion de Confucius est, dit-on, la plus sensée, aussi
+est-elle le culte des savants, des hommes éclairés. Les Chinois font
+leurs invocations à l’aide des cymbales et des tams-tams. J’aurai plus
+tard occasion de parler de ces bizarres cérémonies.</p>
+
+<p>La nuit étant tout à fait venue, les pirates firent monter Than-Sing sur
+le pont. Il vint quelques minutes après me dire que je pouvais y monter
+comme lui, pour prendre l’air. Nous étions alors mouillés<span class="pagenum"><a id="page_150">{150}</a></span> dans une
+petite baie, non loin de terre. Plusieurs joncques étaient à l’ancre à
+peu de distance de la nôtre. On y célébrait aussi la prière; le son des
+gongs, des tams-tams arrivaient jusqu’à nous. Ce moment de liberté me
+fit du bien. Je reposais avec délices et amertume tout à la fois ma vue
+vers l’horizon; la mer était calme, et le ciel rempli d’étoiles les plus
+brillantes. J’aurais oublié les souffrances de ma captivité durant ce
+court instant où la nature bienfaisante semblait vouloir me consoler,
+s’il ne m’eût fallu bientôt rentrer dans ma prison.</p>
+
+<p>J’avais de longues heures pour penser à moi-même. Quelles n’étaient pas
+mes craintes en songeant que j’allais fermer les yeux au milieu de ces
+hommes sans foi ni loi! Je me sentais heureuse d’avoir un compagnon
+d’infortune auquel son âge prêtait, dans ces heures d’affliction, un
+caractère tout paternel.</p>
+
+<p>Quoique Than-Sing fût Chinois, j’avais pris confiance en lui, car sa
+constance était inébranlable; il cherchait à soutenir ma misère par des
+paroles de consolation. C’était pour moi un réel protecteur: «Tant qu’il
+sera à mes côtés, me disais-je, il éloignera peut-être les lâches
+tentatives de ces hommes san<span class="pagenum"><a id="page_151">{151}</a></span>guinaires; il saura, par sa persuasion,
+déjouer leurs mauvaises intentions. Et puis, pensai-je, si je suis
+délaissée de Dieu, je saurai bien trouver une nuit pour me jeter à la
+mer.»</p>
+
+<p>Telles étaient mes noires réflexions, lorsqu’on nous apporta de la
+lumière, c’est-à-dire une petite mèche enflammée dans un récipient
+rempli d’huile. Malgré la faible clarté qu’elle répandait, elle me
+permit d’inspecter les extrémités de ce petit caveau. J’avais à peine
+jeté les yeux autour de moi que je poussai un cri; je rentrai mes
+jambes, mes épaules, je me pelotonnai enfin pour ne pas toucher les
+planches qui nous entouraient. Je voyais courir, le long des parois, de
+grosses araignées velues à longues pattes, d’énormes cancrolats, des
+cloportes monstrueux avec de grandes cornes, et jusqu’à des rats qui
+s’enfuyaient dans les coins en glissant sur mes jambes. Ces barbares,
+voyant ma répulsion, ma douleur, étaient dans la plus grande joie; ils
+se plaisaient à nous montrer, en les désignant du doigt, toutes ces
+bêtes immondes. Than-Sing, voyant ma répugnance, voulut éteindre la
+lumière, mais je l’en empêchai; j’aimais mieux voir ces animaux hideux,<span class="pagenum"><a id="page_152">{152}</a></span>
+afin de pouvoir les repousser, plutôt que d’en sentir le contact au
+milieu d’une nuit profonde. Il me restait un mouchoir; je m’enveloppai
+la tête et cachai mes mains sous mes vêtements en me tenant immobile.</p>
+
+<p>Le lendemain matin, à l’approche du jour, toutes ces bêtes horribles
+avaient disparu. On vint bientôt nous apporter des vivres; d’abord, un
+petit baquet et de l’eau pour nous laver le visage et les mains, c’est
+une coutume chez les Chinois de ne toucher à la nourriture qu’après
+s’être livré à une ablution. Notre repas se composait, comme la veille,
+de poisson, de riz et de thé; il me fit voir, cette fois, comment il
+fallait se servir des ustensiles qui remplacent la cuillère et la
+fourchette, et dont les Chinois se servent avec une dextérité toute
+particulière. Ce sont de petites baguettes longues d’un pied et de la
+grosseur d’un crayon; on en tient deux ensemble vers le milieu, avec le
+bout des doigts, comme si l’on voulait écrire, et c’est avec les
+extrémités opposées à la main qu’on saisit les aliments pour les porter
+à la bouche. J’éprouvais alors une telle difficulté à faire usage de ces
+petites baguettes, malgré tout ce que s’efforçait<span class="pagenum"><a id="page_153">{153}</a></span> de me démontrer
+Than-Sing pour m’en servir, que je renonçai à leur usage et employai mes
+doigts seuls pour manger.</p>
+
+<p>Des pirates vinrent, comme le jour précédent, se pencher au-dessus de
+notre cellule pour nous considérer à leur aise. Ils se montraient les
+uns aux autres nos tristes personnes, et, par moment, il s’élevait de
+leur groupe de grands éclats de rire; un de ces misérables se pencha
+plus que les autres, et, nous regardant en riant d’un air sardonique, il
+désigna la place du marchand chinois et la mienne, en simulant, avec les
+bras, les gestes de deux personnes qui s’embrassent. A cette lâche
+insulte, un mal poignant me saisit au cœur; l’idée d’un danger honteux
+m’apparut et me fit monter le rouge au visage. Je laissai couler mes
+larmes en abondance; mon chagrin était profond: à quoi n’étais-je pas
+exposée! Le capitaine pirate apparut en ce moment; je ne sais s’il fut
+touché de mon affliction, mais il fit fermer le panneau. Par un hasard
+des plus singuliers, ce chef, contrairement à ses compagnons de
+brigandage, avait quelque chose d’affable dans la physionomie, et je
+dois avouer que, chaque fois que je l’envisageais, je<span class="pagenum"><a id="page_154">{154}</a></span> ne me sentais
+saisie d’aucun mauvais pressentiment. Il était d’une laideur originale,
+si l’on peut dire: son visage était long et grêle; il avait les
+pommettes saillantes, un nez retroussé avec de larges narines, des
+sourcils épais, une grande bouche et de très-grands yeux noirs; lorsque
+son regard se fixait il s’arrêtait lentement et semblait toujours
+exprimer une douce pensée, comme s’il eût toujours exprimé une douce
+pensée. Comme tous les Chinois, il était rasé jusqu’au sommet de la
+tête, il avait une épaisse et longue natte de cheveux qu’il portait
+parfois, à la mode des sauvages, en chignon noué et retroussé, ou bien
+enroulée en forme de couronne, ou tombante jusqu’aux talons; chaque
+coiffure lui donnait une physionomie différente, mais ces diverses
+expressions lui étaient toujours favorables.</p>
+
+<p>Or, l’apparente modération qu’il montra dans cette circonstance me fit
+espérer pour l’avenir.</p>
+
+<p>Than-Sing, en cherchant à apaiser mes craintes, me fit part de toutes
+les questions que ces misérables lui avaient adressées. Ces maudits,
+pour s’amuser à ses dépens, lui avaient demandé combien il avait de
+femmes. La religion permet aux Chinois la<span class="pagenum"><a id="page_155">{155}</a></span> polygamie, mais ils n’en
+abusent pas comme les mahométans. Les grands dignitaires en ont, dit-on,
+jusqu’à dix ou douze. Seulement dans les corps mixtes de la société,
+pour le négociant, par exemple, il en est à peu près de même. Le
+Chinois, en s’établissant, prend une femme; sa maison vient-elle à
+prospérer, qu’il en prend deux, trois et plus; c’est pour lui un signe
+de richesse. La première a un droit plus légitime que les autres, et ne
+peut être répudiée; à elle le titre de mère pour tous les enfants qui
+surviennent des femmes supplémentaires, des petites femmes, comme les
+désignent les Chinois maris. Ces dernières donnent à leurs nouveau-nés
+des soins maternels mais domestiques tout à la fois, car ils doivent le
+respect et l’obéissance à la première épouse. Les pauvres n’en ont
+qu’une. Pour en revenir à mon ami Than-Sing, ils lui disaient donc avec
+raillerie, que si l’on n’offrait pas de nous une forte rançon, ils
+feraient de lui un pirate, et de moi la femme de l’un d’eux. Cette
+horrible confidence fut de nouveau pour moi un sujet de désolation; mais
+le pauvre marchand chercha encore à me consoler, en me faisant observer
+que tout ce qu’ils lui avaient dit n’avait<span class="pagenum"><a id="page_156">{156}</a></span> été qu’une feinte pour le
+faire parler, attendu que les hommes de sa nation ne pouvaient prendre
+femme que parmi celles de son pays. «Ainsi, ayez soin, ajouta-t-il,
+lorsque vous m’adresserez la parole de ne pas porter la main sur moi,
+car ils pourraient le remarquer et me faire un mauvais parti, voyant
+dans cette formalité une violation de cet usage.» Ces derniers mots me
+rassurèrent, et mes appréhensions précédentes se dissipèrent peu à peu.
+Il avait aussi répondu à toutes leurs instances pour connaître sa
+position, qu’il n’était qu’un pauvre homme allant chercher fortune en
+Californie, et qu’il avait obtenu un passage à bon marché à bord du
+<i>Caldéra</i>, avec les matelots. Il s’était bien gardé de leur laisser voir
+qu’il avait de l’aisance, de peur qu’on ne le soumît à quelques tortures
+et qu’on élevât de beaucoup le chiffre de sa rançon; car il n’est pas
+d’atrocités que ces écumeurs de mer ne puissent commettre pour
+satisfaire leur cupidité. Et les habitudes de ces pirates lui étaient
+trop connues pour qu’il ne craignît pas à chaque instant pour notre
+existence. Cet estimable Chinois me parla ensuite de sa famille; il
+habitait Canton, il n’avait qu’une femme, me<span class="pagenum"><a id="page_157">{157}</a></span> disait-il, et trois
+filles, une de huit, dix-huit et vingt-cinq ans. L’aînée était mariée.
+Il paraissait les aimer tendrement, car il versait d’abondantes larmes à
+leur souvenir; il conservait peu d’espoir de les revoir un jour; je dois
+même dire que mon compagnon d’infortune ne croyait aucunement à notre
+délivrance. Toutes les fois que je le questionnais sur les mœurs des
+pirates, il me répondait toujours qu’ils aimaient à couper des têtes.</p>
+
+<p>A ce point de la conversation, je m’arrêtais avec un certain
+frissonnement, car je savais par ouï dire combien le sang était répandu
+à profusion dans cet abominable pays, même de par la loi. Ainsi la peine
+capitale est une mort des plus douces comparée aux supplices qui
+s’exécutent chaque jour dans le Céleste-Empire. Un criminel ou condamné
+politique est jeté parfois dans un cul de basse fosse jusqu’à ce qu’il y
+pourrisse, qu’il y meure de faim; une victime doit-elle être étranglée,
+on lui crève les yeux, on lui coupe les oreilles, comme si la
+strangulation elle-même n’était qu’une légère punition. Un autre, on
+l’écorche vif ou on l’enterre presque vivant. Celui-là, on broie ses
+membres ou bien on<span class="pagenum"><a id="page_158">{158}</a></span> l’écartèle; celui-ci lié et serré entre deux
+planches, on le scie du haut en bas.</p>
+
+<p>Toutes ces horreurs ne soulèvent-elles pas le cœur, rien qu’à les
+énumérer? Lorsqu’elles se présentaient à mon esprit, un nuage voilait ma
+vue, comme au bord d’un précipice; je me sentais prise de vertige,
+j’étais au-dessus d’un abîme sans fond.</p>
+
+<p>Ce jour là, les pirates demandèrent quels étaient mon nom, mon âge et
+mon pays. Than-Sing, à ces questions inoffensives, répondit que j’étais
+Française et qu’on m’appelait Fanny. Ces brigands recueillirent ces
+détails avec une curiosité toute joviale, car ils se plurent à répéter
+sur tous les tons: Fanny, Fanny. Mon nom, sortant de la bouche de tels
+êtres, me faisait un effet indéfinissable, je ne pouvais en croire mes
+oreilles.</p>
+
+<p>Le soir venu, comme j’éprouvais une grande fatigue de ma séquestration,
+Than-Sing demanda qu’on me permît de rester sur le pont un peu plus
+longtemps qu’à l’ordinaire. On y consentit, et ce fut pour moi une
+occasion d’être témoin de leurs cérémonies religieuses.</p>
+
+<p>Chaque jonque (comme chaque habitation chi<span class="pagenum"><a id="page_159">{159}</a></span>noise) a un autel dressé, sur
+lequel brûle une quantité de petites bougies et où se trouvent déposées,
+en guise d’offrande, des portions de vivres. La prière a lieu chaque
+soir à la même heure; elle commence par une musique qu’on exécute au
+bruit des cymbales et des tams-tams, ce qui fait un vacarme effroyable.</p>
+
+<p>Je vis un jeune Chinois apporter deux épées qu’il fixa par la pointe sur
+le milieu du pont; il déposa auprès un plateau garni de soucoupes, un
+vase plein de liquide et plusieurs feuilles de papier couleur jaunâtre;
+ces dernières étaient destinées à être brûlées.</p>
+
+<p>Le jeune coquin, après avoir rangé toutes ces choses, suspendit à l’un
+des mâts une lanterne allumée; le chef des pirates apparut bientôt; il
+se prosterna, avec le sérieux dû à la circonstance, devant cet autel
+improvisé. Je suivais malgré moi cette comédie bizarre, je regardais
+avec des yeux plus grands que l’étonnement ce prêtre bandit; il baisait
+à chaque instant le plancher de la jonque, ou bien élevait des petites
+bougies en l’air. Au bout d’un instant, il saisit entre le pouce et
+l’index un vase plein de liquide et l’avala, le liquide, pas le vase; il
+frappa ensuite des<span class="pagenum"><a id="page_160">{160}</a></span> médailles l’une contre l’autre, en faisant les
+contorsions les plus drôles; à ce moment, les instruments firent
+entendre leur tapage: c’est que la flamme commençait à consumer les
+précieuses feuilles de papier. Ce chef religieux les promenait autour
+des épées, comme pour les bénir. Lorsqu’elles furent à moitié brûlées il
+se dirigea à l’arrière de la jonque et les lança à la mer. Cette fois la
+musique cessa, la prière était achevée.</p>
+
+<p>Cette cérémonie avait duré environ vingt minutes, et j’avais profité de
+tout ce temps pour respirer l’air frais de la soirée.</p>
+
+<p>Une fois rentrée, j’essayai de prendre quelque repos, mais je ne pouvais
+en trouver. Les insectes qui nous infestaient, et desquels je ne pouvais
+me préserver, me privaient de tout sommeil; je n’avais pas de bas, le
+dessus de mes pieds était couvert de leurs morsures. Les rats, qui, les
+premiers jours, s’étaient bien gardés de nous approcher, commençaient à
+s’habituer à nous, ils se hasardaient en plein jour à passer sur mes
+jambes.</p>
+
+<p>Le 13, au matin, un incident vint troubler nos ennemis et les mettre en
+rumeur: un des leurs était<span class="pagenum"><a id="page_161">{161}</a></span> tombé à la mer, ils se hâtaient, à l’aide de
+cordages, de lui porter secours. Après quelques difficultés, ils
+parvinrent à le retirer, mais il était complétement asphyxié. De
+l’ouverture de notre case, je voyais le moribond, il était assez près de
+nous pour que l’eau qui dégouttait de son cadavre se répandît dans notre
+cellule; ces méchants êtres, avec ou sans intention, l’avaient appuyé
+sur le panneau qui laissait une légère ouverture. Il paraît qu’on
+s’était aperçu trop tard de sa disparition, car tous les efforts tentés
+pour le rappeler à la vie furent vains, bien qu’on le frictionnât à lui
+arracher la peau. Après un quart d’heure de tumulte, nous entendîmes des
+imprécations, et le bruit d’une masse lourde qui tombait dans la mer.</p>
+
+<p>C’en était fait de ce misérable.</p>
+
+<p>Notre jonque continuait sa route, louvoyant le long des côtes. Le 15,
+elle fit la rencontre d’une flotte de pirates; tous se réunissaient pour
+donner la chasse à une jonque marchande qu’on apercevait au loin sous le
+vent et qui faisait le trajet de Hong-Kong à Canton avec des passagers.
+La nôtre se mit de concert avec eux pour l’attaquer. Oh! alors, les
+heures<span class="pagenum"><a id="page_162">{162}</a></span> de repos étaient passées, car l’activité la plus grande
+commençait à régner à bord.</p>
+
+<p>Than-Sing entendait tous ces bandits discuter leurs plans d’attaque pour
+la nuit suivante et calculer les chances de profit qu’offrirait le
+butin. Ils s’apprêtaient à rentrer dans la vie de pillage et de carnage
+qui était leur élément. Je vivais dans une anxiété impossible à décrire;
+je me demandais quel serait notre sort si nous étions faits prisonniers
+par de nouveaux pirates, plus cruels peut-être que les premiers.</p>
+
+<p>Le soir venu, nous fûmes enfermés hermétiquement dans notre réduit. Il
+pouvait être dix heures, lorsque des cris pareils à ceux que nous avions
+entendus sur <i>le Caldera</i> retentirent dans l’air. Ils ne tardèrent pas à
+être suivis de plusieurs détonations lointaines, c’était le bruit du
+canon. Ces échos sinistres arrêtèrent les battements de mon cœur. Plus
+morte que vive, je songeais à l’imminence du danger. Un boulet ne
+pouvait-il pas venir nous fracasser dans notre retraite obscure! Cette
+première détonation avait eu pour effet d’amener un profond silence à
+notre bord. Que pouvaient faire nos geôliers<span class="pagenum"><a id="page_163">{163}</a></span> pendant l’interruption de
+leurs cris féroces? Ils se préparaient à la riposte, car deux coups
+successifs partant de notre jonque faillirent me rendre folle; à cette
+détonation, tout sembla frémir dans les profondeurs de ce petit navire.
+Les trépignements, les hurlements quelque peu interrompus recommencèrent
+de plus belle; cette attaque durait depuis une heure ou deux, lorsque
+nous entendîmes les canots emporter une partie de nos voleurs. Ces
+vautours couraient sur leur proie, en peu de temps ils fondirent sur
+cette jonque, et la mirent au pillage. Surprise à l’improviste, cette
+dernière n’avait pu se mettre en garde, ni faire une sérieuse
+résistance, nous le supposâmes du moins en entendant cesser le feu; en
+outre, les bourdonnements extérieurs qui nous arrivaient, nous faisaient
+deviner aisément que nous étions tout proche de cet abordage.</p>
+
+<p>En somme, les pirates paraissaient avoir remporté la plus facile des
+victoires.</p>
+
+<p>Nous étions tellement suffoqués par la chaleur que Than-Sing essaya de
+soulever le panneau qui nous recouvrait; mais aussitôt on le referma
+avec violence, au risque de lui briser la tête. Le marchand<span class="pagenum"><a id="page_164">{164}</a></span> chinois
+achevait à peine de faire cet effort, que nous entendîmes de longs cris
+de douleur. Ils nous parvenaient d’une manière si effrayante dans
+l’obscurité, que poussions malgré nous des exclamations. Au comble de la
+frayeur, je pressai Than-Sing de questions, je voulais qu’il m’en
+expliquât la cause. Mais il garda un morne silence, et, comme
+j’insistais, il me répondit pour la première fois avec mauvaise humeur:
+«Je ne sais pas.» Le brave homme, dans la crainte de m’affliger, me
+raconta le lendemain seulement la scène horrible qui se passait alors,
+et que je vais essayer de décrire.</p>
+
+<p>Les pirates, après l’abordage de la jonque marchande, avaient
+brutalement fouillé tous les passagers. Plusieurs de ces malheureux,
+ayant eu l’imprudence de dire qu’ils venaient de la Californie, furent
+bientôt victimes de la rapacité de ces monstres. Dans le but de leur
+faire avouer la somme de leurs richesses, on les flagella de la manière
+la plus hideuse, plusieurs furent attachés par le pouce de l’un des
+pieds ainsi que par celui de l’une des mains à une corde qui roulait
+dans une poulie fixée au grand mât, et leur corps, suspendu par les
+extrémités délicates, fut mis en<span class="pagenum"><a id="page_165">{165}</a></span> mouvement de haut en bas et de bas en
+haut, avec des secousses si brusques, si violentes, qu’elles arrachaient
+aux victimes ces cris de souffrances qui étaient parvenus jusqu’à nous.
+Souvent, après une ascension suivie d’une chute rapide, on les frappait
+encore avec un bambou. Bien que Than-Sing n’eût pas été témoin de ces
+horribles scènes, il connaissait trop bien les mœurs de ces brigands
+pour n’avoir pas compris de suite à quel genre de cruautés ils se
+livraient. De plus, leur langage cynique dévoilait sans honte les crimes
+qu’ils se plaisaient à commettre.</p>
+
+<p>Le jour apparut, les clameurs cessèrent insensiblement, et l’on
+n’entendit plus que le clapotement de la mer le long de la coque du
+navire et le bruit des canots transbordant le butin; une partie du jour
+fut employée au pillage de la cargaison.<span class="pagenum"><a id="page_167">{167}</a></span><span class="pagenum"><a id="page_166">{166}</a></span></p>
+
+<h2><a id="CHAPITRE_VII"></a>CHAPITRE VII</h2>
+
+<div class="blockquot"><p class="hang">Désespoir.&mdash;J’écris la date de ma captivité.&mdash;Apparence de bonté
+des pirates.&mdash;Un joyeux repas.&mdash;Un steamer en vue.&mdash;Fuite des
+pirates vers la montagne.&mdash;Coups de canon sur notre
+jonque.&mdash;Reconnaissances.&mdash;Hourra! Hourra!&mdash;Je suis sauvée.</p></div>
+
+<p>Avec le jour, nous avions espéré que l’on nous donnerait un peu de
+liberté, mais il n’en fut rien. Les pirates reçurent à bord les
+marchands avec lesquels ils font commerce de troquer en mer les
+marchandises volées, et tout préoccupés par l’appât du gain, ils
+semblaient nous oublier complétement. Mon séjour dans ce réduit
+insalubre avait fait sortir sur tout mon corps des petits boutons rouges
+et gros comme des têtes d’épingles; la sueur coulait de mon visage, il y
+avait si longtemps qu’on nous tenait en<span class="pagenum"><a id="page_168">{168}</a></span>fermés dans cette atmosphère
+suffocante que j’étais pour ainsi dire asphyxiée. Étendue sur les
+planches de mon cachot je poussais de douloureux gémissements; ma
+souffrance était grande, mon compagnon essayait par de douces paroles de
+relever mon courage, mais je n’avais pas la force de lui répondre. Après
+vingt-quatre heures d’un pareil supplice, un son métallique parvint
+jusqu’à nous. C’étaient ces dignes émules de Mandrin qui vidaient entre
+eux leurs comptes. Nous entendîmes verser des sacs, et le bruit que
+faisait l’argent en tombant dans les balances, car, outre les dollars,
+on se sert en Chine d’argent pur et non monnayé; ce métal en barres ou
+en petits morceaux est reçu par tout le commerce.</p>
+
+<p>Tous les receleurs s’en allèrent à la fin. Nos geôliers ne redoutant
+plus qu’on nous découvrît, se souvinrent de nous, il était temps! Ils
+entr’ouvrirent notre panneau à moitié, et nous respirâmes à pleins
+poumons: j’aspirai avec délices la fraîcheur de l’une des nuits les plus
+belles que j’aie vues dans ces lieux lointains.</p>
+
+<p>Le lendemain était le 17; le jour qui se levait était<span class="pagenum"><a id="page_169">{169}</a></span> brillant et
+splendide; les pirates vinrent à la première heure, à notre grand
+étonnement, enlever tout à fait notre panneau. Ils paraissaient joyeux
+et semblaient vouloir nous être agréables comme à des amis qu’une
+circonstance fâcheuse aurait forcé de négliger un moment. L’heure du
+déjeuner venue, ils nous apportèrent à manger avec plus d’abondance
+qu’ils ne l’avaient fait jusqu’alors et nous offrirent du vin. Cette
+boisson est faite avec du riz fermenté; elle est claire comme de l’eau,
+et possède un petit goût suret qui rappelle un peu le vin nouveau de
+France.</p>
+
+<p>Comme la jonque marchait en vue d’une côte déserte, les pirates
+n’avaient aucune crainte relativement à nos personnes. Ils laissèrent
+donc, pour la première fois, notre cellule ouverte tout le jour; ils
+engagèrent Than-Sing à monter sur le pont, et cela avec une affabilité
+qui nous surprenait. Aussi, malgré la frayeur, la répulsion que
+m’inspiraient ces hommes, j’avais envie de le suivre. J’avais tant
+souffert pendant ces deux jours qu’ils m’avaient tenue sous le
+séquestre, que c’était pour moi un bonheur plein d’ivresse, de pouvoir
+jouir librement des rayons du soleil. Mon sang se vivifiait peu à peu;
+je me sen<span class="pagenum"><a id="page_170">{170}</a></span>tais revivre, enfin. Ne pouvant résister plus long-temps au
+désir de me tenir debout et de voir encore une fois la terre, je me
+dressai sur mes jambes et me trouvai de la sorte la moitié du corps en
+dehors de notre prison. Oh! comme c’était délicieux! après avoir vécu
+sept jours dans un cachot noir et sale; je promenais avec émotion mes
+regards dans l’espace, et je voyais à l’horizon les coteaux d’une riche
+verdure, dont les reflets étincelaient sous un beau soleil d’or. Au
+milieu de cette végétation apparaissaient par instants de blancs
+villages qui semblaient des points de broderie sur un long ruban vert.
+La vue de ce paysage éclatant de lumière me remplit l’âme d’une joie
+ineffable: je croyais revoir quelques beaux sites de ma patrie, de la
+France! J’étendis les bras vers cette terre qui fuyait devant nous, et
+des larmes, que je ne pus retenir, inondèrent mon visage. Le chef des
+pirates passait en ce moment; il fallait que mon désespoir fût bien
+profond: je lui montrai la terre avec un geste expressif. Le bon
+Than-Sing, qui avait suivi avec intérêt toutes mes impressions,
+s’approcha de lui et se hâta de lui expliquer ce qu’il avait compris;
+c’est-à-dire que je lui demandais de nous rendre la liberté, la<span class="pagenum"><a id="page_171">{171}</a></span> vie.
+Cette question coïncidait avec une circonstance qui pouvait entraîner
+pour nous de nouveaux hasards. La jonque qui était partie à Macao,
+emmenant notre capitaine pour traiter de notre rançon, n’était pas
+encore revenue. Elle était en retard d’un jour. Le chef des pirates me
+fit signe de la main de me calmer, et il dit à Than-Sing que, si dans
+cinq jours il ne se rencontrait pas avec la jonque qui avait dû aller à
+Macao ou à Hong-Kong, il nous ferait passer sur une autre qui nous y
+conduirait; il se refusa à nous donner plus d’éclaircissements sur notre
+avenir. Cette réponse vague ne fit que nous jeter dans une plus grande
+perplexité. Quel pouvait être, sur notre sort, l’effet d’une pareille
+décision? Ils nous mettraient sur une autre jonque, c’est-à-dire que, ne
+pouvant retirer aucun prix pour notre rançon, s’ils ne nous tuaient pas,
+ils se débarrasseraient de nous en nous exposant à de nouveaux dangers.</p>
+
+<p>L’apparition subite d’un steamer, en admettant que le hasard nous fît
+trouver sur sa route, était encore plutôt un motif de crainte que
+d’espérance, car les pirates, sur le point d’être atteints, et plutôt
+que d’être pris en flagrant délit de rapt, ne préféreraient-<span class="pagenum"><a id="page_172">{172}</a></span>ils pas
+nous jeter, mon compagnon et moi, à la mer, pour éviter d’être pendus,
+punition que notre présence entre leurs mains devait à coup sûr
+entraîner? On voit ainsi à quel point se compliquait notre situation et
+qu’elle devait amener un dénoûment prompt, mais impossible à prévoir.</p>
+
+<p>Le capitaine, lequel avait la voix enrouée d’une manière affreuse par
+les cris sauvages qu’il avait poussés la veille; lequel, d’après
+l’opinion de Than-Sing, était le plus horrible scélérat; lequel suait
+l’assassin par tous les pores, puisque des victimes, laissées à moitié
+mortes à cet instant, le maudissaient sans doute, me force encore une
+fois, à dire qu’il avait une grande bienveillance répandue dans la
+physionomie. Il m’engagea à monter sur le pont, si je devais m’y trouver
+mieux; je ne pouvais qu’accueillir avec joie cette proposition; ma vie
+s’était étiolée dans l’ombre. Pour la première fois, je me mis à
+regarder, sans trop de dégoût, ces hommes qui m’avaient torturée; je me
+trouvais si heureuse de sentir la brise du matin m’effleurer le visage,
+que je retrouvai assez de sang-froid pour observer ce qui se passait
+autour de moi. Tous ces pirates allaient et ve<span class="pagenum"><a id="page_173">{173}</a></span>naient sur le pont d’un
+air joyeux; ils s’occupaient à partager entre eux les dépouilles des
+infortunés qu’ils avaient pillés la veille. A ce spectacle hideux, mes
+yeux ne se détournèrent pas, mon cœur n’éprouva pas la moindre émotion.
+J’avouerai à ma honte que j’étais tout entière au contentement égoïste
+que je ressentais de ne plus être enfermée.</p>
+
+<p>Je me reposais sur un petit escabeau que l’on m’avait offert.</p>
+
+<p>Ce gibier de potence levait de temps à autre les yeux sur moi, si ce
+n’était l’un, c’était l’autre qui me regardait, mais, non plus, d’une
+manière sardonique ou menaçante; il y avait, si je puis m’exprimer
+ainsi, dans leur joie, dans leurs évolutions, presque de l’enfantillage.
+Ils se plaisaient à me montrer différents objets qui leur passaient par
+les mains, comme font les enfants à une poupée, qu’ils veulent amuser.
+La lâcheté est si grande chez les Chinois, que la moindre bravoure leur
+en impose; je ne veux pas dire ici que j’ai été brave, car je perdrais
+le charme naturel qui appartient à la femme; ce que je veux dire, c’est
+que mon attitude, désespérée sans aucun doute, mais ferme au milieu
+d’eux, enlevait à<span class="pagenum"><a id="page_174">{174}</a></span> leur goût sanguinaire une partie de son âcreté. Je
+dois le croire du moins, en rapportant les paroles de Than-Sing qui
+causait avec eux: «Ils me disent qu’ils vous aiment, parce que vous avez
+un doux visage et des yeux qui expriment la bonté, et ils ajoutent que
+maintenant ils n’ont plus le désir qu’il vous arrive du mal.» Devais-je
+croire que j’avais paralysé la barbarie de ces hommes, ou n’est-ce pas
+plutôt que l’habitude de me voir à toute heure du jour, ma faiblesse
+même, avaient été autant de motifs pour arriver à me traiter avec moins
+de rigueur? D’un autre côté, leur cupidité me sauvegardait des excès de
+leurs instincts brutaux et cruels; et quand je pense que j’ai vécu au
+milieu de ces hommes, seule et abandonnée, je ne puis en croire mes
+souvenirs.</p>
+
+<p>Après être restée environ deux heures sur le pont, je rentrai de ma
+propre volonté dans ma cellule. Je ressentis une lassitude extrême, que
+je m’expliquais par la séquestration que j’avais subie les jours
+précédents. Je m’étendis sur mes planches; elles me semblèrent moins
+dures qu’à l’ordinaire; enfin, je ne sais pourquoi je ne me sentais pas
+aussi malheureuse.<span class="pagenum"><a id="page_175">{175}</a></span> Je promenais mes yeux au hasard sans qu’aucune
+pensée occupât réellement mon esprit, lorsque j’aperçus un vieux livre,
+tout sale, que j’avais déjà remarqué; il était écrit en allemand, langue
+qui m’était inconnue; mais, bien que ce livre ne pût m’être d’une grande
+distraction, j’aimais à le retourner en tous sens, parce que c’était la
+seule chose qui me rappelât l’Europe. Il me vint alors à l’idée de
+tracer sur une des feuilles, restée blanche, un court résumé de ma
+position; j’avais encore, au milieu de mon dénûment, une épingle à
+cheveux; je la pris entre mes doigts, et, me servant de la pointe,
+j’écrivis, sur la page restée blanche, ce qui suit: «J’ai été prise par
+des pirates chinois sur <i>le Caldera</i>; ils me retiennent prisonnière. Je
+suis Française. Nous sommes au sixième jour, 17 octobre 1854.» Et je
+signai mon nom: «Fanny Loviot.» Puis, sur une autre page, j’écrivis la
+même chose en anglais. Pouvais-je espérer que ce livre servirait jamais
+à guider les recherches qu’on ferait peut-être pour me retrouver? Hélas!
+je calculais peu alors les probabilités; je caressais des illusions qui
+me voilaient toute l’horreur de ma situation; c’était pour moi une
+con<span class="pagenum"><a id="page_176">{176}</a></span>solation de rêver à la France, à la liberté. Du moins, me disais-je,
+si je ne dois pas être délivrée, ce livre servira peut-être, après ma
+mort, à punir nos assassins. Je ne m’en tins pas là; à l’aide d’un
+mauvais clou je gravai le plus lisiblement qu’il me fut possible, dans
+le cadre de bois intérieur qui recevait le panneau, mes deux noms et
+celui du <i>Caldera</i>. Chaque lettre avait au moins un pouce.
+L’inscription, où elle était écrite, devait sauter facilement à la vue.</p>
+
+<p>J’éprouvais dans cette occupation une vague inquiétude, car les pirates
+allaient et venaient sur le pont et jetaient souvent des regards de mon
+côté; mais ils ne se doutaient pas que ce que j’écrivais pouvait suffire
+à les faire pendre tous, si cela tombait sous des regards ennemis. Après
+ce travail, je me reposai. Tout un monde de pensées s’agitait dans ma
+tête; je rêvais à la possibilité de voir se réaliser ce que mon esprit
+venait de me suggérer; et, pour la première fois, machinalement, je me
+mis à approprier mes ongles, qui étaient longs et noirs, avec un petit
+fêtu de bois que je déchirai le long d’une planche; jusqu’alors je
+m’étais refusé ce soin superflu dans mon état de détresse et d’abandon.
+Où donc<span class="pagenum"><a id="page_177">{177}</a></span> courait ma pauvre imagination, pour que j’en vinsse ainsi à
+m’occuper de ma personne? Profitant de la permission qui m’avait été
+donnée, je remontai sur le pont. Les pirates continuèrent à me faire
+bonne mine. Plusieurs d’entre eux s’occupaient à détacher le petit canot
+qui était le long du bord. Ils allaient pêcher des huîtres à quelques
+brasses plus loin. Ce jour-là était, à ce qu’il paraît, une sorte de
+fête pour eux, car leur cuisinier, autour de ses fourneaux, semblait
+fort préoccupé de l’importance des plats qu’il avait à préparer. Il y
+avait un quart de porc, tournant dans une broche, qui se dorait à la
+flamme d’un brasier ardent, et de délicieux petits poissons avec
+l’éternel riz que l’on versait à profusion dans des plats. Tous ces
+préparatifs aiguisaient notre appétit. Quand vint l’heure du repas, nous
+nous retirâmes discrètement dans notre réduit.</p>
+
+<p>Mais quelle ne fut pas notre surprise! non-seulement on ne ferma pas
+notre panneau, mais encore nous vîmes les pirates se ranger autour de
+notre case que le jour éclairait en plein, et s’asseyant sur le
+plancher, à la manière des Orientaux, ils se mirent en devoir de faire
+honneur à ce fameux repas. Le cuisi<span class="pagenum"><a id="page_178">{178}</a></span>nier commença à faire passer à
+chacun une portion de ces huîtres qui avaient mis tout l’équipage en
+révolution. (Ces huîtres, pour la grosseur et la qualité, peuvent être
+comparées à celles que nous appelons ici <i>pied de cheval</i>). Than-Sing et
+moi nous ne fûmes pas oubliés, les uns et les autres nous passaient une
+part de tout ce qu’ils mangeaient. Je commençai d’abord par goûter du
+bout des lèvres, me méfiant beaucoup des sauces chinoises; mais je ne
+tardai pas à sentir un petit fumet qui n’était pas désagréable.
+L’accommodement était une sauce très-relevée, à la provençale; ce devait
+être un de leurs mets de prédilection, car toutes les physionomies
+avaient un air de contentement extrême, sans excepter mon compagnon, qui
+avait une figure épanouie. Le tour du porc rôti vint ensuite; nous en
+eûmes notre part, de même que du poisson et du riz; nous eûmes aussi du
+thé et du vin dont j’ai déjà parlé. Les pirates nous paraissaient avoir
+une bonhomie, une prévenance qui pouvaient nous faire croire un moment
+que nous étions leurs hôtes, puisqu’ils semblaient oublier que nous
+fussions leurs prisonniers. Ils demandaient à Than-Sing si j’étais
+satisfaite de leur<span class="pagenum"><a id="page_179">{179}</a></span> cuisine. Dois-je avouer que ces nouveautés
+culinaires, après des privations plus qu’inouïes, ne m’étaient pas
+désagréables? oui, sans doute, mais il fallait que j’eusse perdu à un
+certain degré l’odorat essentiel, car ce qui constitue le fond de la
+nourriture des Chinois ne venait nullement me troubler; et pourtant, ils
+sont aussi sales que les sauvages sous ce rapport, s’ils ne le sont pas
+plus. Ils mangent, dit-on, les chiens, les chats, les rats. Lorsqu’ils
+tuent les volatiles, rien n’est perdu dans ces animaux, les intestins
+sont lavés, raclés, essuyés, et passe sans conteste par le gosier des
+Chinois. Enfin, ils absorbent jusqu’à des chenilles, des sauterelles,
+des vers de terre, sans oublier les fameux nids d’hirondelles, dont la
+réputation chez eux est proverbiale.</p>
+
+<p>La circonstance aidant je faisais donc bonne contenance, comme je l’ai
+déjà dit. Mais l’inquiétude devait bientôt succéder aux heures de repos
+que nous venions de goûter. Les pirates, stimulés par leur chef,
+s’étaient levés tout à coup avec un fort mouvement d’action; ce dernier,
+en regardant dans sa longue-vue, venait d’apercevoir au loin une jonque
+marchande, il la signalait à toute sa bande; les<span class="pagenum"><a id="page_180">{180}</a></span> débris de notre dîner,
+à peine achevé, disparurent en un clin d’œil et les pavillons furent
+hissés au haut du grand mât en signe de ralliement.</p>
+
+<p>Les pirates couraient çà et là, disposant tout pour une attaque. Il
+s’agissait encore de pillage; mon compagnon et moi reprîmes notre rôle
+passif; nous attendions, dans une anxiété silencieuse, des événements
+nouveaux; mais Dieu ne permit pas que cette journée qui avait été si
+heureuse pour nous s’achevât au milieu du <i>carnage</i>; ils s’aperçurent
+que la jonque qu’ils poursuivaient, gagnant trop le large, ne pouvait
+être atteinte, et ils se virent forcés de renoncer à leurs projets, ce
+qui dissipa les angoisses que nous éprouvions.</p>
+
+<p>Vers le soir, plusieurs jonques pirates s’étant approchées les unes des
+autres, se touchèrent presque bord à bord, et, en bons voisins, les
+chefs firent des échanges de marchandises; ils se cédèrent des
+provisions de bouche. Ainsi, notre capitaine acheta, entre autres, des
+canards tout vivants; s’apprêtait-il à nous bien traiter encore?</p>
+
+<p>Quand la nuit fut venue, toutes les jonques se séparèrent, et la nôtre
+continua seule sa route.<span class="pagenum"><a id="page_181">{181}</a></span></p>
+
+<p>Peu après, la cérémonie de la prière commença à bord. Confiants dans les
+bonnes dispositions qui nous avaient été manifestées, nous remontâmes
+mon compagnon et moi, sur le pont. La brise était douce et molle, le
+ciel d’une pureté splendide, reflétait ce qui constitue en mer
+l’occupation du penseur, les étoiles. Je regardais d’un œil humide. Sous
+cette voûte azurée je cherchais à découvrir l’ombre de la mienne, ou à
+défaut le moindre signe favorable, le plus petit espoir. N’étais-je pas
+abandonnée de la terre entière? Livrée à ces tristes pensées je
+reportais les yeux autour de moi, c’est-à-dire que je rentrais dans la
+réalité, et je remarquai que, contrairement aux jours précédents, on
+avait mis toutes les voiles dehors, au lieu de jeter l’ancre à la tombée
+de la nuit, comme on avait fait jusqu’alors. Vers dix heures j’allai
+m’étendre sur mes planches et je pensai néanmoins à tout ce que nous
+avions eu d’heureux dans ce jour qui venait de s’écouler, puis je tâchai
+de fermer les yeux; mais plusieurs fois je m’éveillai, et je prêtai
+l’oreille au moindre bruit. Le vent s’était élevé, et j’entendais au
+sillage de l’eau, le long de la coque du navire, que nous filions
+rapidement.<span class="pagenum"><a id="page_182">{182}</a></span></p>
+
+<p class="cdots">&#160; </p>
+
+<p class="cdots">&#160; </p>
+
+<p>Le lendemain devait être un jour marqué par la Providence; c’était le
+18. Il pouvait être quatre heures du matin, lorsque mon compagnon et moi
+nous fûmes tirés de notre sommeil par un bruit de voix et de pas
+précipités. L’ancre avait été jetée, nous ne marchions plus; en outre,
+on avait hermétiquement fermé notre panneau. Je cherchai à m’expliquer
+la cause de l’activité qui régnait à une heure si matinale, et plus
+j’écoutais, plus il me semblait qu’il se passait quelque chose
+d’extraordinaire.</p>
+
+<p>Après avoir tourmenté quelques instants mon esprit, j’essayai de me
+rendormir, mais l’inquiétude était plus forte que le sommeil. Je me
+tournai vers Than-Sing, il avait les yeux ouverts, je le priai alors de
+me dire ce qui se passait sur le pont. Il se tenait l’oreille tendue; il
+mit un doigt sur sa bouche comme pour me dire: silence! Je ne comprenais
+pas très-bien. Comme je m’apprêtais à lui faire de nouvelles questions,
+il me fit encore signe de me<span class="pagenum"><a id="page_183">{183}</a></span> taire, en me disant bien bas: «Ils s’en
+vont!» Puis il écoutait de nouveau.</p>
+
+<p>Je ne comprenais absolument rien à ce que disait ce pauvre homme, quand
+tout à coup il s’écria, avec un sentiment qui exprimait la joie et la
+peur en même temps: «Ils s’en vont! vous dis-je, c’est un steamer!&mdash;Un
+steamer?» répétai-je d’un air stupide. Je crus un moment que mon
+compagnon devenait fou, et je le regardai, avec une véritable peur,
+mais, me calmant aussitôt je me contentai de hausser les épaules avec
+pitié. Je lui en voulais de réveiller en moi une espérance depuis
+longtemps abandonnée, parce qu’elle me semblait irréalisable; aussi je
+lui tournai le dos avec humeur. «Un steamer!» me disais-je en moi-même.
+Mais, à peine avais-je eu le temps de faire quelques réflexions, qu’il
+me toucha l’épaule, et qu’il me dit encore: «C’est un steamer! les
+pirates ont vu un steamer, ils se sauvent dans la montagne!»</p>
+
+<p>Je le regardai cette fois en face. Mes idées commençaient à
+s’embrouiller. Il m’était impossible de donner un sens à tout ce que je
+lui entendais dire. «Vous vous trompez, lui dis-je; si nos ennemis<span class="pagenum"><a id="page_184">{184}</a></span>
+étaient poursuivis, est-ce qu’ils perdraient leur temps à rester à
+l’ancre?» Pour toute réponse, il colla son visage à la petite lucarne
+près du gouvernail, et je l’entendis qui répétait: «Oui, oui, c’est un
+steamer; regardez plutôt.» Cette fois, le cœur commença à me battre avec
+violence; je m’approchai, à mon tour, de la lucarne, et je distinguai,
+en effet, un navire qui pouvait se trouver à environ deux milles au
+large. Je me sers du mot <i>navire</i>, parce que je ne lui voyais laisser
+aucune trace de fumée derrière lui. Ma joie se calma même aussitôt, et
+le doute me revint à l’esprit. Je me dis, alors, que c’était tout
+simplement un navire voguant vers Hong-Kong, Canton ou Macao. «Qui pense
+à venir nous secourir? me disais-je. Qui pourra nous découvrir à bord de
+cette jonque, ressemblant à tant d’autres qui sillonnent ces parages?»
+Cependant, quelques efforts que je fisse pour contraindre mon agitation,
+je ne pouvais détacher mes yeux de la lucarne.</p>
+
+<p>A ce moment, Than-Sing dit encore entre ses lèvres: «Ils s’en vont! ils
+s’en vont!» Mais j’étais d’une incrédulité désespérante. Il est
+difficile de revenir à la vie lorsqu’on a été si longtemps à l’agonie.<span class="pagenum"><a id="page_185">{185}</a></span>
+«Et pourquoi s’en iraient-ils? lui disais-je.&mdash;A cause du steamer, me
+répondait-il.&mdash;Mais je vous dis que cela n’en est pas un.&mdash;Si, je vous
+assure que je ne vous trompe pas.&mdash;D’abord, il n’y a pas de fumée; vous
+voyez bien que c’est un navire.&mdash;Cela ne fait rien; les pirates s’en
+vont. Écoutez.» Le silence se faisait en effet autour de nous, car l’on
+n’entendait plus que par intervalle un murmure de voix qui allait
+toujours s’éloignant. Pourtant, les pas d’un homme se faisaient encore
+entendre. J’élevai les bras en l’air pour soulever le panneau; je
+voulais voir; mais Than-Sing me retint, jugeant plus prudent, en cette
+circonstance, de nous faire oublier. Au même instant, le panneau fut
+ouvert avec précipitation, et une figure aux traits bouleversés apparut
+à nos yeux. C’était le cuisinier du bord, que l’alerte répandue parmi
+l’équipage forçait d’abandonner ses utiles fonctions. Il parla en
+gesticulant, et avec une volubilité de paroles que l’émotion
+entrecoupait. Il disait à Than-Sing (je l’ai su depuis): «N’ayez pas
+peur... vous allez être sauvés... c’est un steamer...» Il était resté le
+dernier; mais le sentiment de la conservation l’emporta sur le désir
+qu’il pouvait éprouver de converser plus long<span class="pagenum"><a id="page_186">{186}</a></span>temps avec nous, il
+s’enfuit au plus vite pour rejoindre les autres. Je poussai alors une
+exclamation de joie impossible à rendre; plus prompte que la pensée, je
+m’élançai sur le pont. Il était bien vrai, nous étions seuls sur la
+jonque, laquelle se trouvait engravée dans le sable. Le but des pirates,
+en s’arrêtant en cet endroit, avait été de faire une provision d’eau
+douce, lorsqu’aux premières lueurs du jour, un steamer, masqué jusque-là
+par une pointe de terre, leur apparut. Ce steamer avait jeté l’ancre et
+déjà il envoyait des embarcations pour reconnaître la côte. C’est alors
+qu’effrayés du danger qui les menaçait, et ne pouvant démarrer, les
+pirates avaient préféré fuir en abandonnant leur jonque. Ils avaient
+gagné la terre en entrant dans l’eau jusqu’à mi-jambes; nous les
+apercevions encore très-distinctement grimper en toute hâte le long du
+versant de la montagne. Ils traînaient avec eux ce qu’ils avaient pu
+emporter de leurs rapines; les uns étaient chargés à dos, les autres
+portaient des fardeaux sur la tête ou sur les bras.</p>
+
+<p>J’étais dans un saisissement qui ne peut se dépeindre. En les voyant
+ainsi disparaître, mes yeux se<span class="pagenum"><a id="page_187">{187}</a></span> tournaient alternativement vers nos
+ennemis qui fuyaient et vers le steamer qui nous apportait sans doute la
+délivrance. Je joignais les mains en les serrant avec ivresse, mon cœur
+se dilatait, je jetais dans l’air des exclamations bruyantes, je
+prononçais des paroles incohérentes; enfin, je regardais dans la
+montagne, je regardais le steamer; j’aurais voulu, comme dans un conte
+de fées, m’y trouver transportée. Cependant, aucune embarcation ne se
+détachait pour venir à notre rencontre; mes pieds ne tenaient plus en
+place. Je jetai la vue vers la pointe de terre près de laquelle le
+steamer semblait rapproché, et je dis à Than-Sing: «Allons là-bas, ils
+nous apercevront peut-être; il n’y a qu’un peu d’eau à traverser, nous
+ferons comme les pirates; venez! venez!» Je ne voyais que la distance,
+je ne mesurais pas la difficulté. Mais Than-Sing me répondit: «Non,
+c’est inutile, ils vont venir.&mdash;Ils vont venir!» disais-je. Puis
+j’attendis une minute, et, cette minute passée, je répétais les paroles
+que j’avais dites un instant avant, et Than-Sing me répondait avec son
+flegme habituel: «Ils vont venir, calmez-vous, ils vont venir.» Ce
+sang-froid m’exaspérait; je ne comprenais pas<span class="pagenum"><a id="page_188">{188}</a></span> qu’il nous fît perdre un
+temps précieux, en n’allant pas au-devant du secours que le ciel nous
+envoyait. Je tentai une dernière fois de le persuader. «Écoutez, lui
+dis-je, prenons le petit canot; il me semble qu’avant une heure d’ici,
+nous pourrions aborder le steamer. Songez donc, si les pirates allaient
+revenir nous faire prisonniers, ce serait la mort cette fois! Venez.
+Voulez-vous? Je vous en supplie!» Et je regardais le steamer avec
+avidité.&mdash;«Non, me répondait-il toujours avec le même calme, c’est un
+steamer; attendons; je vous dis qu’ils vont venir.» J’étais désespérée;
+c’était la première fois qu’il s’élevait un débat entre nous deux. Si
+j’avais su nager, je crois que j’aurais eu le courage de me jeter à la
+mer pour tenter de me sauver. Je regardais le petit canot avec envie.
+Mon salut ne me paraissait véritablement assuré que lorsque je ne
+foulerais plus ce plancher de malheur. Je me dirigeai vers l’arrière de
+la jonque, où il était amarré, et je l’examinai comme mon unique
+ressource; je ne tremblais pas à l’idée de me voir seule au milieu des
+flots, je me demandais simplement si je serais assez forte pour le
+conduire; je me sentais le courage du désespoir, surtout lorsque je<span class="pagenum"><a id="page_189">{189}</a></span>
+portais mes regards vers la montagne, sur le versant de laquelle
+quelques pirates apparaissaient encore.</p>
+
+<p>Tout à coup, Than-Sing me saisit le bras en m’arrêtant dans ma pantomime
+désespérée: «Tenez, regardez, regardez là-bas! me dit-il; voyez-vous
+trois canots?» Je tournai les yeux dans la direction qu’il m’indiquait,
+et je vis, en effet, trois canots, lesquels après avoir fait un circuit,
+semblaient se diriger vers nous. Je suivais avec anxiété leur marche
+progressive, une idée subite me vint. Je me dépouillai de mon premier
+vêtement, et je l’attachai en toute hâte au bout d’un long bambou pour
+attirer l’attention de l’équipage du steamer. Je me disais au milieu de
+mes transports de joie: «Nos yeux nous trompent peut-être: ces canots
+qui paraissent venir à nous ne peuvent-ils pas tout à coup changer de
+route?» Alors, courant à l’arrière de la jonque, qui était le point le
+plus en vue, je me mis à agiter avec frénésie mon signal improvisé, puis
+je le fixai bien vite entre deux planches. Quelle émotion! mon cœur
+battait avec tant de violence, qu’en quelques instants j’avais épuisé
+mes forces. Il n’y avait plus à en douter, on venait pour nous sauver.
+Notre jonque était<span class="pagenum"><a id="page_190">{190}</a></span> la seule qui existât sur le rivage; quelques minutes
+encore et nous allions pouvoir distinguer la forme et la couleur des
+vêtements de ceux qui montaient les embarcations. Than-Sing, qui se
+tenait tout près de moi, croisait ses mains en signe de prière; sa bonne
+figure exprimait la joie la plus vive. Une idée me vint à l’esprit:
+c’est que la vue de son habillement chinois pouvait être d’un mauvais
+effet et nous compromettre; je le priai de se dissimuler le plus
+possible; il comprit ma pensée, car sans mot dire il se retira à
+l’écart. Mes yeux, perçant la distance, commencèrent, quoique
+faiblement, à apercevoir les mouvements des rameurs, mais il se fit un
+temps d’arrêt dans la marche des canots; les rames, d’une seule
+manœuvre, furent relevées debout; une crainte se glissa dans mon âme:
+allaient-ils virer de bord et retourner au steamer? Je portai mes mains
+à la hauteur de mes yeux pour abriter ma vue qui était gênée par le
+soleil, quand une des plus effroyables détonations retentit, en même
+temps qu’une fumée blanche et épaisse enveloppait, comme dans un nuage,
+les trois embarcations. A cette attaque inattendue, surprise,
+épouvantée, mes jambes fléchirent sous<span class="pagenum"><a id="page_191">{191}</a></span> moi, et je tombai sur mes
+genoux, en criant, dans un paroxysme violent de frayeur: «Than-Sing! ils
+viennent pour nous tuer! Nous allons mourir!!!» Mais à peine avais-je
+proféré ces cris de désespoir, qu’une rage subite plus forte que la
+douleur s’empara de moi. En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire,
+je m’étais dit: «Puisque mon malheur est à son comble, puisque je suis
+abandonnée de Dieu, puisqu’il faut que je meure, eh bien! je veux qu’ils
+me voient, qu’ils me tuent bien en face!» C’en était trop, je m’élançai
+à la même place où j’étais quelques moments auparavant. Mes yeux étaient
+secs et ardents; de la main droite, je saisis ma casquette et je
+l’agitai en l’air avec frénésie. Oh! alors, surprise! surprise inouïe!
+Au lieu d’un nouveau feu, des hourras formidables et prolongés
+parviennent à mes oreilles. Ce cri, partant des canots est répété par
+trois fois différentes, ce n’était pas un rêve cette fois, il me révéla
+que nos sauveurs étaient des Anglais; tous les hommes d’équipage se
+découvraient et agitaient leurs chapeaux en signe de salut; j’étais
+reconnue, j’étais sauvée!<span class="pagenum"><a id="page_193">{193}</a></span><span class="pagenum"><a id="page_192">{192}</a></span></p>
+
+<h2><a id="CHAPITRE_VIII"></a>CHAPITRE VIII</h2>
+
+<div class="blockquot"><p class="hang">Récit du capitaine Rooney.&mdash;Expédition sur la côte.&mdash;Villages
+incendiés.&mdash;La mère des pirates.&mdash;Mort d’un Chinois.&mdash;<i>The lady
+Mary Wood.</i>&mdash;Retour à Hong-Kong.&mdash;Protection du consul.&mdash;Visite de
+Than-Sing.&mdash;Adieux du capitaine Rooney.</p></div>
+
+<p>Comment peindre ce que j’éprouvai alors! mon âme succombait sous l’excès
+de ce bonheur inattendu; et sans parole, presque sans pensée, je sentais
+des larmes baigner mon visage. En ce moment, les canots abordaient,
+c’étaient les soldats de la marine anglaise. Les officiers, le capitaine
+Rooney en tête s’élancèrent aussitôt vers moi avec des marques du plus
+vif intérêt. Ayant aperçu Than-Sing qui se tenait à mes côtés, plusieurs
+marins lui montrèrent le poing, le prenant pour un pirate oublié par les
+siens; mais<span class="pagenum"><a id="page_194">{194}</a></span> j’étendis la main, de peur qu’on ne fît un mauvais parti à
+mon compagnon d’infortune, et le capitaine Rooney se hâta d’expliquer
+aux officiers quel était le marchand chinois, et combien sa conduite
+était digne d’éloges.</p>
+
+<p>Lorsqu’on vit que je n’étais pas trop faible pour me mettre en route,
+l’on me fit descendre dans l’une des chaloupes pour nous conduire au
+steamer. Je m’éloignai donc à tout jamais de la jonque, où je serais
+morte peut-être quelques jours plus tard, si le ciel n’eût mis une fin
+si heureuse et si brusque à mes épreuves, et ne m’eût témoigné son
+ineffable miséricorde en m’envoyant un secours inespéré. Pendant ce
+trajet, les officiers, qui parlaient français, m’expliquèrent pourquoi
+j’avais douté si longtemps de la présence du steamer; ils avaient
+abaissé la cheminée afin de pouvoir mieux surprendre les pirates. Ils me
+félicitèrent de ce que j’avais eu le courage, après avoir essuyé un coup
+de feu de leur part, de m’être mise encore en évidence pour me faire
+reconnaître, ajoutant que c’était grâce à ma chevelure blonde, qu’ils
+m’avaient reconnue. Jusqu’alors, ils m’avaient prise pour un Chinois
+qui<span class="pagenum"><a id="page_195">{195}</a></span> donnait l’alarme aux autres. Enfin, mes sauveurs témoignaient une
+joie bien vive du succès qu’ils venaient de remporter. J’appris qu’à
+Hong Kong on me croyait morte, ou, pour le moins, emmenée dans
+l’intérieur de l’empire pour y être vendue. Eux-mêmes, me disaient-ils,
+n’avaient pas l’espoir de me retrouver.</p>
+
+<p>Nous étions à moitié de la distance qui nous séparait du steamer et de
+la jonque, que cette dernière était déjà la proie des flammes. Peu
+après, nous abordions. Les soldats poussaient de longs hourras, auxquels
+les marins répondaient avec non moins de chaleur. Bien que je fusse
+très-émue des marques de sympathie dont j’étais l’objet, j’étais presque
+honteuse en me voyant dans un état si misérable, et ce fut en baissant
+la tête que je traversai un rang de personnes notables de Hong-Kong,
+venues à bord pour voir de plus près les résultats de l’expédition. Mais
+je pus bientôt me dérober à tous les yeux, en me retirant dans une
+cabine qu’on avait disposée à mon intention. Une fois seule, je me hâtai
+de faire disparaître les souillures de ma captivité en mettant des
+vêtements préparés pour moi. Je me regardai<span class="pagenum"><a id="page_196">{196}</a></span> dans un miroir; c’est à
+peine si je pouvais me reconnaître, tant mes traits étaient changés et
+maigris. Un cercle bleuâtre cernait mes yeux, ma peau était noircie par
+le hâle de la mer. Je dus renoncer pour le moment à réparer complétement
+le désordre de ma chevelure, qui demandait un soin tout particulier.
+Pendant ce temps, les trois embarcations qui avaient effectué ma
+délivrance repartaient de nouveau pour aller incendier deux ou trois
+villages sur la côte, villages connus pour servir de repaires aux
+pirates.</p>
+
+<p>Les détails qui vont suivre sont racontés par le capitaine Rooney
+lui-même; c’est le récit exact qu’il fit aux autorités anglaises et au
+vice-consul de France, après la catastrophe. J’ai pensé qu’en le
+reproduisant fidèlement, comme l’ont fait les journalistes de Hong-Kong
+dans leurs feuilles, il retracerait mieux que je ne pourrais le faire la
+marche des deux expéditions dirigées à ma recherche et à celle du
+<i>Caldera</i>.</p>
+
+<p>Laissons donc parler M. Rooney:<span class="pagenum"><a id="page_197">{197}</a></span></p>
+
+<h3><i>Extrait de l’</i><span class="smcap">Overland China Mail</span>, <i>de Hong-Kong</i>.</h3>
+
+<p>Nous avons parlé d’un navire qui s’était perdu sur la côte occidentale.
+On a su depuis que ce navire était chilien et s’appelait <i>Caldera</i>. Le
+récit suivant de sa capture par les pirates chinois a été fourni par le
+capitaine Rooney:</p>
+
+<div class="blockquot"><p>«Le jeudi 5, à cinq heures du matin, <i>le Caldera</i> quitta Hong-Kong
+pour se rendre à San-Francisco avec un équipage de dix-sept hommes
+et trois passagers, une dame française et deux Chinois. A quatre
+heures, le baromètre baissant et le temps prenant un aspect
+menaçant, je diminuai la voilure et me préparai à subir une forte
+brise. A minuit, il ventait violemment, et le <b>6</b>, avant le point du
+jour, nous courions sous la grande voile de hune à moitié carguée
+au milieu des lames qui nous battaient en travers. Pendant toute la
+journée, le vent continua à souffler avec violence; notre grand mât
+de hune et notre mât d’artimon furent brisés au ras du pont et le
+navire commença à faire eau en abondance. Cet état de choses
+continua jusqu’au samedi à quatre heures de l’après-midi. En ce
+moment, la terre se<span class="pagenum"><a id="page_198">{198}</a></span> montra à deux milles vers le nord; le vent
+soufflait sud-sud-ouest. Je pensai que le meilleur parti à prendre
+était de me réfugier au plus vite dans une baie que je voyais sous
+le vent, de réparer là mes avaries et d’y laisser reposer mon
+équipage épuisé de fatigue. Je réussis à atteindre cette baie et
+j’y jetai l’ancre à environ six heures de l’après-midi; les hommes
+se mirent aussitôt aux pompes. Ils y étaient encore à dix heures du
+soir, lorsque trois jonques chinoises vinrent accoster <i>le
+Caldera</i>, jetèrent sur le pont leurs pots à feu, montèrent des deux
+côtés à l’abordage et firent prisonniers tous les hommes qui
+étaient sur le pont; puis ils s’emparèrent de moi et de ceux qui
+étaient dans leur lit, nous lièrent les mains derrière le dos et
+demandèrent si le navire était anglais. Sur notre réponse négative,
+ils nous dirent que c’était heureux pour nous, car, si le navire
+avait été anglais, ils nous auraient tous massacrés. Le 7, au point
+du jour, ils nous forcèrent de lever l’ancre et de les suivre dans
+une autre baie où nous mouillâmes par une profondeur de trois
+brasses. Là, ils se mirent à piller la cargaison du navire. Mais,
+dans la matinée du 9, une flotte nombreuse de jonques parut en vue,
+et les trois jonques qui nous avaient capturés s’éloignèrent. Cette
+flotte n’en comptait pas moins de trente-cinq. Elles s’emparèrent
+de tout ce<span class="pagenum"><a id="page_199">{199}</a></span> qu’elles trouvèrent à leur convenance et furent bientôt
+remplacées par quelques autres jonques de moindre grandeur, que
+d’autres suivirent encore jusqu’à ce qu’il n’y eut plus rien à
+prendre dans le navire; alors les dernières arrivées se mirent,
+faute de mieux, à enlever le cuivre. Une de celles-ci, le mercredi
+suivant, s’empara de la dame française et d’un des deux Chinois
+passagers à bord du <i>Caldera</i>. Dans l’après-midi de ce même jour,
+j’obtins d’un des bateaux pirates qu’il me prît à son bord avec mon
+charpentier et qu’il nous conduisît à Macao. J’y arrivai le
+lendemain jeudi, et je fis connaître ma situation au capitaine du
+port et au gouverneur; mais il me dirent que je ne pourrais trouver
+aucune assistance dans ce port. Cela me détermina à partir
+immédiatement pour Hong-Kong, où j’arrivai à minuit, vendredi
+dernier.»</p></div>
+
+<p>Aussitôt que le capitaine Rooney fut arrivé, il se rendit en toute hâte
+chez ses agents, MM. Williams, Anthon et Cᵉ, et chez M. Haskell, un des
+associés, et qui remplissait, à Hong-Kong, les fonctions de vice-consul
+de France. M. Haskell se transporta immédiatement à bord du vaisseau de
+S. M. B. <i>le Spartan</i>, et,<span class="pagenum"><a id="page_200">{200}</a></span> après une entrevue avec sir William Hoste,
+qui lui promit l’assistance d’un détachement de ses hommes, il alla
+réveiller M. Walker, de la <i>Peninsular and Oriental Company</i>, qui frêta
+<i>la Lady-Mary-Wood</i> pour aller à la recherche du <i>Caldera</i>. M. Rooney se
+rendit aussi chez le lieutenant-gouverneur, qui donna ordre à M.
+Caldwell, interprète, d’accompagner l’expédition et de prendre sous sa
+garde comme prisonniers les deux Chinois qui avaient amené le capitaine
+Rooney à Macao et l’avaient de là accompagné à Hong-Kong, pour y
+recevoir 50 livres sterling de récompense qu’il leur avait promises.</p>
+
+<p>En conséquence, le lundi suivant, à 9 heures 30 minutes du matin, <i>la
+Lady-Mary-Wood</i> appareilla, ayant pris à bord quatre-vingts blue-jacket
+(soldats de marine), sous le commandement du lieutenant Palisser et de
+MM. Olivier et Rogers; elle quitta le port à la hauteur de la pointe
+sud-ouest de Lantao (ty-ya-san); une jonque de la côte occidentale fut
+aperçue voguant vers <i>la Lady-Mary-Wood</i>. Quand elle l’eut rejoint, on
+vit qu’elle avait à bord le subrecargue et l’équipage du <i>Caldera</i>.
+Cette jonque avait fait prix avec ces dernier de 400 livres sterling.<span class="pagenum"><a id="page_201">{201}</a></span>
+Les matelots furent pris à bord de la <i>Lady-Mary-Wood</i>, et la jonque
+continua sa route sur Hong-Kong, avec une lettre de M. Caldwell.</p>
+
+<p>Les faits qui suivirent ont été racontés en ces termes par un témoin
+oculaire:</p>
+
+<div class="blockquot"><p>«<i>La Lady-Mary-Wood</i> vint le soir jeter l’ancre dans un mouillage
+où nous ne remarquâmes rien autre chose que l’absence totale de
+toute voile le long de la côte. Pas une seule, ni petite ni grande
+ne s’était laissé voir depuis que nous avions quitté le voisinage
+de Macao jusqu’au moment où nous entrâmes à Koo-Lan. Comme la nuit
+arrivait, on ne put rien entreprendre ce soir-là, d’autant plus que
+le capitaine Rooney n’avait pas une idée très-exacte de l’endroit
+où il avait laissé son navire. En attendant, les embarcations
+furent mises en état: c’étaient la chaloupe du <i>Spartan</i>, dans
+laquelle il y avait un canon de six, et trois canots du steamer. A
+peine le jour levé, des débris des mâts du <i>Caldera</i> se montrèrent
+flottant sur les vagues à environ deux milles du steamer. Ils
+étaient tout noirs, d’où l’on pouvait conclure que le navire avait
+été incendié, en vue de s’emparer du cuivre et du fer employés dans
+sa cons<span class="pagenum"><a id="page_202">{202}</a></span>truction. A neuf heures du matin environ, les quatre
+embarcations prirent le large escortées par soixante-dix hommes,
+et, après une longue traversée, elles abordèrent dans le voisinage
+de quelques huttes de pêcheurs dont les habitants gagnèrent
+aussitôt les montagnes. On se mit à leur poursuite, et ce ne fut
+pas sans peine qu’on parvint à en saisir un. Il fut amené à M.
+Caldwell qui, toutefois, ne put en tirer aucun renseignement, si ce
+n’est que le navire «avait été brûlé depuis plus d’un mois.» On lui
+permit de s’en retourner, et la chaloupe, accompagnée de deux
+embarcations, se dirigea vers le village de Choo-Koo-Mee, distant
+d’environ huit milles du steamer. La chaloupe marchait à un mille à
+peu près en avant de la seconde embarcation; elle fut rejointe par
+la troisième; la quatrième, sous le commandement de M. Rogers, fut
+laissée en arrière par mesure de précaution.</p>
+
+<p>»Près d’aborder, M. Caldwell envoya à terre l’un des deux
+prisonniers dûment accompagné, avec mission de bien faire
+comprendre aux habitants qu’on venait dans un but tout pacifique,
+et simplement pour s’enquérir de la dame qui avait été emmenée par
+les pirates. Le prisonnier avait fait à peine quelques pas qu’un
+boulet de quatre atteignit l’embarcation montée par M. Caldwell,
+dans la direction de sa<span class="pagenum"><a id="page_203">{203}</a></span> personne; mais c’était un boulet mort, et
+il n’en résulta aucun mal. Le lieutenant Palisser considérant comme
+un risque inutile de passer sous le feu des Chinois, les
+embarcations se mirent hors de portée, mouvement que l’ennemi prit
+pour une retraite, car il poussa aussitôt des cris de triomphe,
+agita ses drapeaux en signe de défi. Nos hommes, conduits par M.
+Olivier, eurent bientôt pris terre; ils poursuivirent les Chinois
+de buissons en buissons et les chassèrent du village en leur tuant
+de neuf à douze des leurs. En explorant les maisons, on eut
+l’explication de leur résistance. On y trouva en grand nombre des
+boîtes de thé, des balles de riz, etc., etc., qui avaient fait
+partie de la cargaison du <i>Caldera</i>. Cela fait, les embarcations
+vinrent rejoindre le steamer rapportant quelques-uns des canons
+(pièces de quatre de fabrique anglaise) pris aux Chinois.</p>
+
+<p>»<i>La Lady-Mary-Wood</i> retourna à Hong-Kong, le lundi, sans avoir
+accompli le principal objet de sa mission, c’est-à-dire la
+délivrance de M<sup>me</sup> <span class="smcap">Fanny Loviot</span>, emmenée par les pirates; mais M.
+Caldwell, nous assure-t-on, pense qu’elle ne peut être que dans le
+voisinage de cette colonie, ou, dans tous les cas, de ce côté de
+Macao, et il espère avoir bientôt sur elle des renseignements qui
+lui permettront d’opérer sa délivrance.<span class="pagenum"><a id="page_204">{204}</a></span></p>
+
+<p>»Cependant, une seconde expédition a été chargée de compléter
+l’œuvre de <i>la Lady-Mary-Wood</i>. Le steamer <i>Ann</i> a quitté le port
+mardi matin, avec quatre-vingt-dix hommes du <i>Spartan</i>, sous le
+commandement des lieutenants Palisser, Morell et Stokes,
+accompagnés du chirurgien Bradsaw, qui avait aussi fait partie de
+l’expédition de <i>la Lady-Mary-Wood</i>. Il y a tout lieu de croire que
+cette nouvelle expédition retrouvera une grande partie du
+chargement du <i>Caldera</i>, et rendra bon compte de tous les villages
+de pirates qui existent dans l’île.</p>
+
+<p>»Nous avons dit que le steamer <i>Ann</i> avait été frété pour une
+seconde expédition sur la côte occidentale, dans le but de
+compléter la destruction des villages des pirates et d’y reprendre
+tout ce qui pourrait s’y trouver de la cargaison du <i>Caldera</i>. Il
+revint au port le vendredi en faisant le signal <i>tout va bien</i>, et
+l’on apprit bientôt, en effet, que le steamer avait non seulement
+réussi dans le but mentionné plus haut, mais encore qu’il avait eu
+la bonne fortune de capturer la jonque dans laquelle M<sup>me</sup> <span class="smcap">Fanny
+Loviot</span> et le marchand chinois, faits prisonniers par les pirates,
+se trouvaient confinés. Voici les détails de cette capture, tels
+qu’ils nous ont été racontés:</p>
+
+<p>»<i>L’Ann</i>, comme <i>la Lady-Mary-Wood</i>, arriva à une heure trop
+avancée de la soirée pour rien entre<span class="pagenum"><a id="page_205">{205}</a></span>prendre ce jour-là. En
+conséquence, le lieutenant Palisser et sa troupe attendirent en
+repos jusqu’au lendemain matin. Mais, dès avant le lever du jour,
+les hommes s’installèrent dans les embarcations (la barge, la
+pinasse et le petit canot du <i>Spartan</i>) et se dirigèrent vers une
+jonque qui gagnait le rivage; l’équipage de cette dernière, se
+voyant poursuivi, s’enfuit en toute hâte vers la montagne; quand
+les embarcations, qui avaient continué d’avancer, furent dans son
+voisinage, elles tirèrent sur ladite jonque un coup de canon dont
+le bruit fit monter sur le pont la prisonnière française et le
+marchand chinois, qui furent ainsi miraculeusement délivrés. On sut
+depuis que la jonque était entrée le matin dans la baie pour y
+faire de l’eau. Deux autres jonques, chargées de volailles et
+autres produits, reçurent la chasse et vinrent aussi s’échouer sur
+le rivage. Abandonnées par leurs équipages, elles furent incendiées
+et détruites par les nôtres.</p>
+
+<p>»L’expédition se dirigea ensuite vers le village de Choo-Koo-Mee,
+d’où les Chinois, à la première occasion, firent feu sur nos
+embarcations, qui, à leur tour, lancèrent quelques boulets parmi
+les maisons ruinées et les arbres, pour disperser les habitants qui
+pourraient avoir la témérité de résister; puis nos hommes
+débarquèrent. Un coup de canon lancé par<span class="pagenum"><a id="page_206">{206}</a></span> les Chinois amena sur ce
+même point un certain nombre de matelots et de soldats de marine
+avec le lieutenant Palisser, et, tous ensemble, conduits par M.
+Sarrat, s’élancèrent par un étroit sentier vers le village. Une
+pluie de flèches et de pierres, et la décharge de neuf canons
+chargés de vieux boulets de fer, de pierres, etc., etc., les
+accueillit, mais ne leur fit aucun mal. Naturellement, on se
+précipita aussitôt sur les canons, dont on s’empara; quelques
+habitants furent tués à coups de fusil et de baïonnette; nos
+hommes, après avoir mis en sûreté une centaine de ballots de sucre
+et de thé appartenant au <i>Caldera</i>, détruisirent encore dans les
+environs un petit nombre de huttes qu’ils trouvèrent, puis ils
+mirent le feu au village, après quoi ils se rembarquèrent et
+regagnèrent le steamer.</p>
+
+<p>»Le lendemain mardi, dans la matinée, les embarcations furent
+dirigées vers le village de Koo-Lan, qu’elles trouvèrent défendu
+par un fort solidement établi, armé de canons de 24 et de 32, dont
+plusieurs coups, habilement pointés, saluèrent leur approche, en
+même temps qu’une flotte de pirates, comptant vingt grande jonques,
+venait prendre position le long de la grève. Nos hommes ne
+demandaient qu’à les attaquer; mais le lieutenant Palisser, en
+présence d’une force si considérable, ne jugea pas prudent de<span class="pagenum"><a id="page_207">{207}</a></span> le
+faire avec les quatre-vingt-dix hommes qu’il avait sous ses ordres,
+d’autant plus que le principal but de l’expédition avait déjà été
+atteint par cette poignée de braves, et l’<i>Ann</i> appareilla pour
+revenir à Hong-Kong. On eut bientôt lieu de se féliciter de cette
+sage détermination, car on a su depuis que, le lendemain matin, la
+première flotte de pirates de vingt jonques, dont nous venons de
+parler, avait été grossie par une seconde de quarante. Contre ces
+soixante jonques, la lutte eût été trop inégale, et, si l’<i>Ann</i>
+l’eût engagée, il est fort possible qu’elle n’en fût pas sortie à
+son avantage.»</p></div>
+
+<h3>
+<i>Extrait de l’</i><span class="smcap">Overland Friends</span>, <i>of China</i>.<br>
+</h3>
+
+<div class="blockquot"><p>«Nous avons promis, dans le dernier numéro, de plus amples détails
+sur l’expédition entreprise par le navire <i>Ann</i>, à la recherche des
+deux passagers enlevés du <i>Caldera</i> par les pirates, M<sup>me</sup> <span class="smcap">Fanny
+Loviot</span> et le marchand chinois. Nous regrettons de ne pouvoir donner
+de cette expédition un récit aussi ample que nos lecteurs auraient
+pu le désirer, surtout en ce qui concerne le traitement que les
+pirates ont fait subir à leurs deux prisonniers, traitement dont
+nous<span class="pagenum"><a id="page_208">{208}</a></span> avons entendu parler comme d’une chose inouïe, et devant
+lequel nous nous arrêtons avec douleur, en pensant à la pauvre
+jeune femme qui en fut l’objet. On nous a affirmé que les barbares
+avaient jeté leur captive, dans une cabine peuplée de rats,
+d’araignées, de cancrolats, enfin d’insectes les plus immondes.
+Tout cela n’est-il pas fait pour exciter la curiosité et le plus
+vif intérêt?»</p>
+
+<p class="r">
+(<i>Friend of China.</i>)<br>
+</p></div>
+
+<p>Je dois dire ici qu’après cette catastrophe, je me trouvais dans un tel
+état de fièvre et de malaise moral, qu’il ne m’a pas été possible de
+satisfaire la curiosité bien légitime des journalistes de Hong-Kong en
+ce qui touche les souffrances de ma captivité. C’est en France seulement
+que, rappelant mes souvenirs, je me mis à écrire cette relation,
+laquelle par son étrangeté même m’a paru mériter la publicité.</p>
+
+<p>En terminant les détails de cette expédition, je ne veux pas oublier de
+citer un trait de représailles des plus caractéristique.</p>
+
+<p>Il avait été fait dans cette récente affaire deux prisonniers.
+J’entendais les matelots raconter les diffé<span class="pagenum"><a id="page_209">{209}</a></span>rents épisodes du combat.
+Tous les détails qu’ils donnaient sur la sanglante journée faisaient
+peine à entendre; ils énuméraient le nombre d’ennemis égorgés; l’un
+d’eux même, qui se vantait beaucoup de son intrépidité, s’attira, plus
+peut-être par jalousie que par commisération pour le sort des victimes,
+mainte observation sur sa cruauté. Comme on lui reprochait d’avoir tué
+une femme chinoise avec le plus grand sang-froid, il répondit
+impatienté: «Êtes-vous tous des imbéciles, vous n’avez donc pas vu que
+c’était la mère des pirates!»</p>
+
+<p>Mon retour à Hong-Kong causa une grande rumeur lorsque la nouvelle s’en
+répandit. La foule accourut et se pressa sur les quais; en un instant,
+des canots remplis de monde accoururent vers le steamer,
+l’environnèrent, et tous les regards cherchaient à me découvrir parmi
+les passagers. Il n’était guère facile de me reconnaître sous le costume
+d’homme dont j’étais encore vêtue. Chacun me faisait des offres
+généreuses. M. Walker, directeur de <i>the Peninsular and oriental
+Company</i>, me pressait d’accepter l’hospitalité dans sa famille, près de
+sa femme, qui compatissait à mes malheurs et avait le plus grand désir<span class="pagenum"><a id="page_210">{210}</a></span>
+de me connaître. J’étais très-touchée de toutes ces marques de
+sympathie; mais je remerciai M. Walker en lui disant que mon plus vif
+désir, avant de songer à moi-même, était de voir le vice-consul; j’avais
+trouvé une protection si pleine d’humanité dans ce représentant de la
+France, que j’eusse regardé comme une ingratitude d’accepter aucun
+bienfait, sans qu’il fût le premier à me donner son approbation: ne lui
+devais-je pas plus que la vie? Comme je me disposais à me rendre au
+consulat, je fus prévenue par M. Haskell, qui se rendait sur le steamer;
+il vint à ma rencontre. Il était très-ému; on lisait sur son visage
+rayonnant la joie qu’il éprouvait en ce moment de voir tous ses efforts
+couronnés d’un si grand succès. Il me dit ces simples paroles: «Venez,
+je vous offre abri et protection au consulat de France.» Ce mot <i>France</i>
+fit vibrer en moi un sentiment indéfinissable; il réveilla le souvenir
+de tout ce qui m’était cher; il était l’expression de la sollicitude de
+ma patrie veillant sans relâche sur le sort de ses enfants, en quelque
+endroit éloigné du globe qu’ils se trouvassent égarés. Ma réponse fut
+des larmes; il ne m’était pas possible de proférer une parole, tant<span class="pagenum"><a id="page_211">{211}</a></span> mon
+émotion était grande. La Providence, dans mon malheur, se montrait si
+miséricordieuse!</p>
+
+<p>Nous descendîmes dans une embarcation qui nous transporta à terre; là,
+une chaise à porteurs m’attendait, et je parvins en peu d’instants à la
+résidence française.</p>
+
+<p>Je passai vingt et un jour à Hong-Kong, comblée d’attentions les plus
+délicates. Plusieurs personnes de la ville vinrent me visiter, beaucoup
+de dames surtout, dont le récit de mes malheurs avait excité la
+sensibilité. Je dus pourtant me renfermer, par ordonnance du médecin; à
+la suite de tant d’émotions contraires, ma constitution se trouva
+complétement ébranlée. Cette joie, qui succédait à une immense douleur,
+m’accablait avec trop de violence pour que mes facultés pussent résister
+longtemps à la secousse. Le mal se déclara, et je fus prise d’une fièvre
+ardente. Je restai plusieurs jours et plusieurs nuits en proie à un
+horrible délire; mon cerveau malade me transportait sans cesse dans les
+régions de piraterie, où je ne voyais que sang, poignards et incendie;
+enfin, la nature reprit le dessus, Dieu aidant, et je me rétablis vite.
+Des lettres de France, apportées par un navire<span class="pagenum"><a id="page_212">{212}</a></span> arrivé de Californie, me
+furent remises pendant ma convalescence, et opérèrent la guérison du
+corps en même temps que celle de l’âme; ces lettres me rappelaient avec
+instance, et j’avais été trop éprouvée dans mes voyages pour que mon
+plus grand désir ne fût pas de revoir, le plus tôt possible, ma patrie
+et tous ceux qui souhaitaient mon retour.</p>
+
+<p>Je dus alors songer à remplacer par de nouveaux effets ceux que j’avais
+perdus. Je fis mes commandes de robes et autres vêtements de femme; dans
+le courant de mon récit, j’ai oublié de dire que, dans ce pays bizarre,
+ce sont des hommes qui confectionnent les habillements des deux sexes:
+la profession de couturière n’est pas, comme en Europe, l’attribution
+exclusive des femmes. Tous les effets que je rapportai de Chine, tels
+que robes, linge de corps, chaussures, furent faits par les mains
+d’ouvriers chinois.</p>
+
+<p>A quelques jours de là, M. Haskell vint m’annoncer la visite de
+Than-Sing, mon compagnon d’infortune; ce digne homme avait tenu à me
+faire ses adieux avant de partir pour Canton, où il comptait retrouver
+sa femme et ses enfants. Il entra, et j’eus<span class="pagenum"><a id="page_213">{213}</a></span> quelque peine à le
+reconnaître, tant il était richement vêtu: tous ses habits lui avaient
+été prêtés par un ami; car, ainsi que moi, il avait été complétement
+dévalisé. Il avait les larmes aux yeux en s’informant de ma santé. Après
+une heure de causerie, pendant laquelle nous parlâmes de notre temps de
+misère, il se retira et me fit ses adieux, non sans m’avoir priée
+d’accepter, en souvenir de nos malheurs, un joli fichu brodé de soie de
+diverses couleurs et d’un travail très-précieux.</p>
+
+<p>Mon départ était fixé pour le 11 novembre; je devais partir par un
+steamer de la malle des Indes; le gouvernement français payait mon
+voyage jusqu’à Marseille.</p>
+
+<p>La veille de mon embarquement, je reçus deux visiteurs, que je ne puis
+oublier de citer: c’étaient le capitaine Rooney et un des lieutenants
+qui avaient fait partie de l’expédition envoyée à ma recherche. Cet
+officier, après m’avoir exprimé toute la joie qu’il ressentait d’avoir
+participé à ma délivrance, me présenta un livre écrit en langue
+allemande, que je reconnus pour être celui dans lequel j’avais tracé, à
+l’aide d’une épingle, quelques lignes en français et en anglais. Ce<span class="pagenum"><a id="page_214">{214}</a></span>
+livre lui était tombé sous les yeux lors de la perquisition faite dans
+la jonque où j’étais retenue prisonnière; il s’en était emparé,
+lorsqu’en retournant les premiers feuillets, il avait pu lire avec
+surprise le peu de mots que j’y avais tracés. Il me demanda mon
+consentement pour en rester possesseur; il voulait, disait-il, le garder
+comme une relique, afin de le montrer dans sa famille, à son retour en
+Angleterre. J’étais trop heureuse d’accorder cette légère satisfaction à
+une personne qui avait contribué à me sauver la vie.</p>
+
+<p>Quant au capitaine Rooney, il semblait fort triste, malgré l’heureuse
+issue qui avait mis fin à nos infortunes; il paraissait accablé par ce
+qu’il appelait la fatalité. Son séjour en Chine ne devait pas être de
+longue durée; il sentait aussi le besoin de revoir sa patrie. Il me dit
+pour dernier adieu: «Si mes vœux sont exaucés, vous arriverez à bon
+port; parlez avec confiance, la Providence est avec vous.»<span class="pagenum"><a id="page_215">{215}</a></span></p>
+
+<h2><a id="CHAPITRE_IX"></a>CHAPITRE IX</h2>
+
+<div class="blockquot"><p class="hang">Départ de Chine.&mdash;<i>Le Malta.</i>&mdash;Singapore.&mdash;Penang.&mdash;L’île de
+Ceylan.&mdash;<i>Le Bentinck.</i>&mdash;Aden.&mdash;Dans la mer Rouge.&mdash;Isthme de
+Suez.&mdash;Le Caire.&mdash;Le Nil.&mdash;Les
+Pyramides.&mdash;Boulac.&mdash;Alexandrie.&mdash;<i>Le
+Valetta.</i>&mdash;Malte.&mdash;Marseille.&mdash;J’ai fait le tour du monde.</p></div>
+
+<p>Le 11 novembre 1854, je me rendis à bord du steamer <i>le Malta</i>. Le
+vice-consul m’accompagnait, m’assurant ainsi sa généreuse protection
+jusqu’à mes derniers pas dans ce pays; je ne pus le quitter sans
+éprouver une émotion bien vive, et si jamais ce récit lui parvient, je
+désire qu’il puisse y lire l’expression vraie de la reconnaissance que
+je lui ai vouée.</p>
+
+<p>La ligne que suit la malle des Indes pour se rendre en Europe est
+certainement la plus enviée des voyageurs. On se rend de Hong-Kong à
+Singapore: en<span class="pagenum"><a id="page_216">{216}</a></span> sept jours. Le steamer stationne vingt-quatre heures pour
+prendre du charbon, ce qui permet aux passagers de descendre à terre et
+de visiter la ville, qui, outre les Malais, est en grande partie habitée
+par des Chinois et un petit nombre de négociants anglais.</p>
+
+<p>De Singapore on va à Penang; il faut trois jours; le steamer s’arrête
+une demi-journée seulement pour prendre les lettres, mais ce temps
+suffit pour visiter ce délicieux coin de terre, où la végétation est si
+active et où les fruits les plus beaux sont en grande abondance.</p>
+
+<p>Après huit jours de navigation on touche à Galle, île de Ceylan. Là tous
+les passagers descendent à terre; les bagages sont transbordés sur un
+autre steamer. Le nombre des voyageurs n’est jamais considérable dans
+cette partie du continent; nous étions trente-deux, en partie tous
+Anglais, et six ou huit Espagnols qui venaient des îles Philippines.</p>
+
+<p><i>Le Malta</i> continuant sa route sur Bombay, nous nous rembarquâmes, après
+deux jours de relâche et par conséquent de promenades, sur <i>le Bentink</i>,
+autre steamer de la Compagnie des Indes, qui devait nous conduire
+jusqu’à Suez. Mais avant d’y arriver on<span class="pagenum"><a id="page_217">{217}</a></span> s’arrête à Aden. A cet endroit,
+on prend encore du charbon; rien de plus désolé que cette terre aride
+sur laquelle on ne rencontre que des habitations misérables. Les
+naturels, comme des troupeaux de mendiants, nagent des heures entières
+autour du steamer, guettant, se ruant les uns sur les autres pour la
+moindre pièce qu’on leur jette. Ils sont d’une horrible laideur; leur
+chevelure est laineuse comme celle des nègres, et de diverses couleurs.
+Aden est, en somme, une fort malheureuse contrée.</p>
+
+<p>Après sept jours de navigation dans la mer Rouge, nous arrivâmes à Suez;
+je débarquai avec un véritable plaisir. Le parcours de l’isthme se fait
+dans les diligences qui sont traînées par de mauvais chevaux, qu’on est
+obligé de relayer toutes les deux lieues. Les bagages et les
+marchandises suivent à dos de chameaux; les conducteurs qui font le
+service du désert sont presque tous borgnes. Une quantité innombrable de
+mouches voltigent sans cesse autour de ces malheureux et s’attachent
+impitoyablement à leurs yeux, qu’elles semblent ronger; on dirait que
+ces vilaines bêtes travaillent sur des matières pourries. Des carcasses
+de chameaux, que l’on rencontre<span class="pagenum"><a id="page_218">{218}</a></span> à chaque instant et qui sont laissées
+sur le chemin, servent de pâture aux corbeaux. Deux hôtels restaurants
+existent sur la route, ils sont ouverts par les soins de la Compagnie
+pour les besoins des voyageurs; le trajet du désert se fait en seize
+heures, puis on arrive au Caire.</p>
+
+<p>Le Caire, la ville orientale où l’on croit rêver les yeux ouverts, où
+l’on marche de surprises en surprises, comme dans les contes des <i>Mille
+et une Nuits</i>. Tant de récits complets ont été écrits sur ce pays, que
+je ne tenterai pas d’en faire ici une pâle description. J’y passai trois
+jours et je les employai à visiter ce qu’il y a de curieux: les bazars,
+où s’étalent des étoffes brodées d’or et de soie avec une richesse
+merveilleuse; la citadelle qui renferme le tombeau du vice-roi d’Égypte.
+Là, il me fallut ôter mes chaussures et marcher pieds nus. Quant aux
+pyramides, je ne les vis que de loin, en descendant le Nil, de sorte que
+leur vue n’excita pas chez moi cet enthousiasme traditionnel et, sans
+doute, mérité qu’elles inspirent d’ordinaire. Je fis toutes ces
+excursions escortée d’un guide qui me servait d’interprète. De toutes
+les sensations que j’ai ressenties<span class="pagenum"><a id="page_219">{219}</a></span> dans mes voyages, aucune n’est
+comparable à celle que m’a fait éprouver la ville du Caire.</p>
+
+<p>Pour se rendre à Alexandrie, on prend un petit bateau à vapeur qui
+descend le Nil jusqu’à Boulac; c’est un trajet de six heures. En suivant
+la rive je pus jouir à mon aise de la vue de tous ces villages égyptiens
+bâtis en terre grise, avec une fourmilière de pigeonniers.</p>
+
+<p>A Boulac, on prend le chemin de fer qui, en trois heures, vous conduit à
+Alexandrie; j’y séjournai encore trois jours, temps nécessaire pour
+l’arrivée des bagages, et les préparatifs d’embarquement pour l’Europe.
+Alexandrie ne présente rien de pittoresque; ses bazars sont malpropres
+et mal assortis. On n’a pas là, comme au Caire, la vue réjouie par la
+variété et la richesse des costumes orientaux, car les Européens y sont
+en bien plus grand nombre. J’allai visiter le palais du vice-roi, la
+colonne de Pompée, l’aiguille de Cléopâtre. Que d’antiquaires eussent
+été heureux à ma place! Quant à moi, pressée du désir de revoir ma
+patrie, je ne songeais qu’au départ; je m’embarquai donc à bord du
+steamer <i>le Valetta</i>. Je n’avais plus que six jours<span class="pagenum"><a id="page_220">{220}</a></span> de mer avant de
+toucher la terre natale. Le quatrième on relâcha à Malte, mais pour une
+halte de quatre heures seulement: personne n’alla à terre. Deux jours
+après, le 26 décembre 1854, <i>le Valetta</i> jetait l’ancre dans la rade de
+Marseille, et le 30 j’étais à Paris, où je pus lire dans le journal <i>la
+Presse</i>: «Mademoiselle Fanny Loviot, qui avait été prise par des pirates
+dans les mers de la Chine, vient de rentrer en France, par Marseille, à
+bord du <i>Valetta</i>.»</p>
+
+<p>Avec quelle joie, quel bonheur, après avoir fait le tour du monde et
+couru les plus grands dangers, je me retrouvai au milieu de ma famille,
+de mes amis. Partie pour chercher la fortune, je n’avais rencontré que
+des périls; mais la nature m’était apparue sous ses aspects les plus
+variés, et s’il m’avait fallu subir les privations, endurer la fatigue,
+j’avais du moins vécu de cette vie pleine d’émotions qui n’est pas sans
+charme dans la jeunesse. Je n’ai donc point à regretter d’avoir fait ce
+voyage.</p>
+
+<p>Puisse le lecteur indulgent ne point regretter de l’avoir lu!</p>
+
+<p>Les articles qui terminent cet ouvrage relatent<span class="pagenum"><a id="page_221">{221}</a></span> comme faits divers
+quelques fragments de mon histoire. Ils ne méritent pas une sérieuse
+attention, car ils répètent en partie le récit déjà fait par le
+capitaine Rooney; mais je les ajoute comme cachet d’authenticité, ayant
+paru dans les journaux français.<span class="pagenum"><a id="page_223">{223}</a></span><span class="pagenum"><a id="page_222">{222}</a></span></p>
+
+<h2><a id="PIECES_JUSTIFICATIVES"></a>PIÈCES JUSTIFICATIVES</h2>
+
+<h3>LA PRESSE, 20 <i>décembre</i> 1854.</h3>
+
+<p>Le <i>Moniteur de la Flotte</i> publie l’extrait suivant d’une lettre datée
+de Hong-Kong, le 27 octobre, et qui contient des détails intéressants
+sur un petit drame maritime:</p>
+
+<p>«Le navire chilien <i>le Caldera</i> partit de Hong-Kong, le 5 octobre, pour
+San-Francisco, avec deux passagers, une jeune dame de Paris, M<sup>lle</sup>
+Fanny Loviot, et un Chinois. Surpris, deux jours après son départ, par
+une affreuse tempête, il avait relâché dans une baie située derrière
+quelques îles où le vent l’avait poussé: il comptait s’y réparer; mais,
+pendant la nuit, et tandis que l’équipage était occupé aux pompes, trois
+jonques chinoises l’ont assailli tout d’un coup, s’en sont emparées et
+l’on mis au pillage; les brigands qui les montaient sont restés<span class="pagenum"><a id="page_224">{224}</a></span> deux
+jours maîtres du navire; ils l’ont quitté en voyant arriver une nouvelle
+flottille de jonques.</p>
+
+<p>»Le 11 octobre, les bandits qui montaient une de ces dernières jonques
+offrirent au capitaine du <i>Caldera</i> de le conduire à Hong-Kong, lui, un
+Chinois du bord et une jeune dame passagère; mais quand la jeune dame et
+le Chinois furent descendus dans l’embarcation, les bandits poussèrent
+au large et ne voulurent jamais prendre le capitaine, qui réussit enfin,
+un peu plus tard, à se procurer un bateau et à se rendre à Hong-Kong.</p>
+
+<p>»Pendant ce temps, les pirates entraînèrent la jeune dame et le Chinois,
+et les firent entrer dans un bateau, où ils les enfermèrent dans une
+petite cabine de l’arrière. «Nous étions obligés, écrit la jeune dame
+dans son récit, de nous tenir <i>en raccourci</i> faute de place, et on nous
+surveillait de très-près; le soir, il nous était permis de sortir pour
+un quart d’heure à peu près de notre prison; mais dès que les pirates
+voyaient venir d’autres bateaux, ils nous faisaient rentrer au plus
+vite; ils nous fournissaient de la nourriture à l’heure de leurs repas,
+et nous disaient souvent que si le bateau qui portait notre capitaine à
+Hong-Kong ne ramenait pas notre rançon, ils nous relâcheraient.</p>
+
+<p>»Nous sommes restés ainsi jusqu’au matin du 18;<span class="pagenum"><a id="page_225">{225}</a></span> le Chinois, mon
+compagnon d’infortune, entendit les pirates dire qu’un steamer était en
+vue et qu’il fallait faire des préparatifs pour se sauver à terre; ils
+ne tardèrent pas, en effet, à s’échapper, nous laissant ainsi libres, et
+sans nous faire aucun mal. Pendant le temps que nous avons passé à bord
+de ce bateau, les pirates ont attaqué, la nuit, un bateau chinois, et,
+le lendemain, ils ont trafiqué de leur butin avec un autre bateau. De
+notre prison, nous entendîmes distinctement passer les marchandises d’un
+bateau à l’autre et compter l’argent.»</p>
+
+<p>»Le steamer envoyé à la recherche des pirates, et qui a délivré la jeune
+dame et le Chinois, a détruit, avant de quitter ces parages pour revenir
+à Hong-Kong, trois villages occupés par les pirates. On croit qu’une
+nouvelle expédition de bâtiments de guerre sera spontanément dirigée
+contre les repaires où ces bandits se réunissent.»</p>
+
+<h3>PRESSE, 30 <i>décembre</i> 1854.</h3>
+
+<p>«Mademoiselle Fanny Loviot, qui avait été prise par des pirates, dans
+les mers de Chine, vient de rentrer en France, par Marseille, à bord du
+<i>Valetta</i>.»<span class="pagenum"><a id="page_226">{226}</a></span></p>
+
+<h3>MONITEUR, 20 <i>janvier</i> 1855.</h3>
+
+<p>«Le gouvernement de l’Empereur a reçu de Son Excellence lord Cowley
+communication d’une dépêche adressée à l’amirauté par le contre-amiral
+sir James Sterling, commandant en chef la station navale de Sa Majesté
+britannique dans les mers de l’Inde et de la Chine, ainsi que d’un
+rapport en date du 20 octobre 1854, dans lequel sir William Hoste,
+capitaine du vaisseau <i>le Spartan</i>, rend compte d’une expédition
+entreprise contre les pirates de l’île de Symong, aux environs de Macao.</p>
+
+<p>»Les pirates avaient pillé et fait échouer la barque portugaise
+<i>Caldera</i>, emmenant une dame française qui se trouvait au nombre des
+passagers. Le croiseur britannique <i>Lady Mary Wood</i> les ayant vainement
+poursuivis, le vice-consul de France à Hong-Kong demanda au capitaine du
+<i>Spartan</i> d’envoyer un détachement à bord du steamer <i>Ann</i>, que les
+assureurs de la barque se proposaient d’expédier pour recommencer la
+même tentative.</p>
+
+<p>»Le 17 octobre dernier, d’après les ordres de sir William Hoste, le
+lieutenant Palisser partit avec quatre-vingt-cinq hommes montés sur
+trois chaloupes; il jeta l’ancre près des débris du <i>Caldera</i>.<span class="pagenum"><a id="page_227">{227}</a></span> Le
+lendemain matin, ayant aperçu sous le vent quelques jonques d’une
+apparence suspecte, le lieutenant leur donna la chasse avec les trois
+bateaux qu’il commandait, le peu de profondeur de l’eau interdisant au
+steamer d’approcher de la côte. Ces jonques se dirigèrent aussitôt vers
+la terre, où leurs équipages s’empressèrent de se réfugier, après avoir
+jeté leurs armes à la mer. Les Anglais eurent le bonheur de trouver dans
+la première jonque la voyageuse française, ainsi qu’un négociant chinois
+fait prisonnier en même temps qu’elle. Ils les envoyèrent tous deux à
+bord de l’<i>Ann</i>, et incendièrent la jonque ainsi que deux autres
+bâtiments; ils se dirigèrent ensuite jusqu’au village de Kou-Cheoumi,
+d’où l’on avait fait feu sur les bâtiments anglais deux jours
+auparavant, et où l’on savait qu’était déposée la cargaison enlevée par
+les pirates. Ils retrouvèrent en effet cent cinquante-trois sacs de
+sucre et quarante caisses de thé qu’ils emportèrent, et ils brûlèrent
+deux villages.</p>
+
+<p>»Pendant la première de ces opérations, on découvrit un troisième
+village, défendu par une batterie de quatre canons et huit pièces de
+siége. Le lieutenant força son chemin à travers un taillis épais, et,
+après avoir essuyé une décharge qui ne lui blessa personne, il s’empara
+de la batterie, en dispersa et en tua les défenseurs, incendia le
+village avec les ba<span class="pagenum"><a id="page_228">{228}</a></span>teaux échoués sur le rivage, et s’éloigna après
+avoir encloué les canons, à l’exception de six qu’il emporta comme
+trophée de sa victoire.</p>
+
+<p>»Dans sa dépêche, sir William Hoste signala la bravoure et la bonne
+conduite des équipages, qui ont travaillé pendant douze heures, exposés
+à un soleil ardent: il fait aussi le plus grand éloge du lieutenant
+Palisser, qui, en quatre mois, a commandé cinq expéditions contre les
+pirates avec le même succès, et a détruit trois forts pourvus de
+dix-sept canons.»</p>
+
+<div class="blockquot"><h3>
+LA PATRIE, 12 <i>février</i> 1855.<br>
+</h3>
+
+<p class="r">
+«Macao, 6 décembre.<br>
+</p>
+
+<p>»Le 6 octobre dernier, un navire chilien, <i>le Caldera</i>, parti la
+veille de San-Francisco, étant venu échouer, par suite de mauvais
+temps, près d’une des nombreuses îles situées au sud-ouest de
+Macao, fut attaqué et pillé par les pirates. Une jeune Française,
+M<sup>lle</sup> Fanny Loviot se trouvait à bord; les pirates la retinrent
+prisonnière ainsi qu’un autre passager, riche marchand chinois, et
+laissèrent partir le capitaine du bâtiment pour Hong-Kong, dans
+l’intention d’en obtenir une double rançon.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page_229">{229}</a></span><p>»Instruit de ces faits par le capitaine du <i>Caldera</i>, le
+vice-consul français s’adressa au commandant de la station
+anglaise, sir William Hoste, et le pria, en l’absence de toutes
+forces françaises dans ces parages, d’envoyer un bâtiment à la
+recherche de M<sup>lle</sup> Loviot. Sir William Hoste accéda avec
+empressement à cette demande et fit aussitôt partir quatre-vingts
+hommes de la corvette <i>le Spartan</i>, sous les ordres du second de ce
+bâtiment, le lieutenant de vaisseau Palisser, à bord du steamer
+<i>the Lady Mary-Wood</i>, que les consignataires du <i>Caldera</i> avaient
+affrété dans le but de sauver la partie du chargement qui n’aurait
+pas encore été enlevée par les pirates.</p>
+
+<p>»Le détachement des marins anglais rencontra les pirates, incendia
+un grand village où ils s’étaient retranchés, leur tua vingt hommes
+et leur prit quelques canons. Il surprit la jonque sur laquelle se
+trouvaient la captive ainsi que le négociant chinois, sévit
+énergiquement contre les bateaux et les villages qui servaient
+d’abri aux pirates, et revint à Hong-Kong dans la matinée du 19. La
+jeune femme était restée douze jours prisonnière de ces misérables;
+mais l’espoir qu’ils avaient d’obtenir pour elle une riche rançon
+les avait empêchés de la maltraiter.»</p></div>
+
+<p class="fint">FIN<span class="pagenum"><a id="page_231">{231}</a></span><span class="pagenum"><a id="page_230">{230}</a></span></p>
+
+<h2><a id="TABLE"></a>TABLE</h2>
+
+<table>
+<tr><th colspan="2"><a href="#CHAPITRE_PREMIER">CHAPITRE PREMIER</a></th></tr>
+<tr><td class="pdd">Départ du Havre.&mdash;Regrets de la vie parisienne.&mdash;Un
+banc de rochers.&mdash;Rio-Janeiro.&mdash;Le bétail
+humain.&mdash;Départ de Rio.&mdash;Six semaines en mer.&mdash;Le
+cap Horn.&mdash;Tempêtes.&mdash;Mort d’un matelot.&mdash;Pêche
+d’un requin.&mdash;Terre! terre!&mdash;Le pays de l’or.</td><td class="rt"><a href="#page_3">3</a></td></tr>
+<tr><th colspan="2"><a href="#CHAPITRE_II">CHAPITRE II</a></th></tr>
+<tr><td class="pdd">La baie de San-Francisco.&mdash;Navires abandonnés.&mdash;La
+Mission Dolorès.&mdash;Mœurs des Chinois émigrés.&mdash;La
+race noire.&mdash;Les habitués de Jackson-street.&mdash;Maison
+des jeux.&mdash;La bande noire.&mdash;Comité
+<span class="pagenum"><a id="page_232">{232}</a></span>de vigilance.&mdash;La pendaison.</td><td class="rt"><a href="#page_21">21</a></td></tr>
+<tr><th colspan="2"><a href="#CHAPITRE_III">CHAPITRE III</a></th></tr>
+<tr><td class="pdd">Sacramento.&mdash;Le fort Sutter.&mdash;Indiens nomades.&mdash;Mary’s-ville.&mdash;Shasta-City.&mdash;Rencontre
+d’un
+ours.&mdash;Weaverville.&mdash;Les mineurs.&mdash;Les montagnes
+Rocheuses.&mdash;Yreka.&mdash;Retour à San-Francisco.</td><td class="rt"><a href="#page_37">37</a></td></tr>
+<tr><th colspan="2"><a href="#CHAPITRE_IV">CHAPITRE IV</a></th></tr>
+<tr><td class="pdd">Incendie.&mdash;Départ pour la Chine.&mdash;<i>L’Arturo.</i>&mdash;Une
+malade à bord.&mdash;Les sorciers chinois.&mdash;Mort.&mdash;Les
+mers de la Chine.&mdash;Une voie d’eau.&mdash;Arrivée
+à Hong-Kong.&mdash;Visite au consul.&mdash;Voyage
+à Canton.&mdash;Insurrection chinoise.</td><td class="rt"><a href="#page_61">61</a></td></tr>
+<tr><th colspan="2"><a href="#CHAPITRE_V">CHAPITRE V</a></th></tr>
+<tr><td class="pdd">Le capitaine Rooney.&mdash;Than-Sing.&mdash;Le typhon.&mdash;Chute
+du mât de misaine.&mdash;Effets de la tempête.&mdash;Désastres
+du <i>Caldera</i>.&mdash;Les pirates chinois.&mdash;Scènes
+dans l’entre-ponts.&mdash;Équipage
+enchaîné.&mdash;Interrogatoire.&mdash;Menaces de mort.&mdash;Pillage.</td><td class="rt"><a href="#page_83">83</a></td></tr>
+<tr><th colspan="2"><a href="#CHAPITRE_VI">CHAPITRE VI</a></th></tr>
+<tr><td class="pdd">Séquestration.&mdash;Le bon Chinois.&mdash;Une lueur d’espoir.&mdash;Nouvelle
+flottille de jonques.&mdash;Déguisement.&mdash;Plus
+de vivres.&mdash;Pirate père de famille.&mdash;Proposition
+de fuite.&mdash;Refus de l’équipage.&mdash;Fureur
+du capitaine Rooney.&mdash;Embarcation à la
+<span class="pagenum"><a id="page_233">{233}</a></span>mer.&mdash;Désappointement.</td><td class="rt"><a href="#page_109">109</a></td></tr>
+<tr><th colspan="2"><a href="#CHAPITRE_VII">CHAPITRE VII</a></th></tr>
+<tr><td class="pdd">Désespoir.&mdash;J’écris la date de ma captivité.&mdash;Apparence
+de bonté des pirates.&mdash;Un joyeux repas.&mdash;Un
+steamer en vue.&mdash;Fuite des pirates vers la
+montagne.&mdash;Coups de canon sur notre jonque.&mdash;Reconnaissances.&mdash;Hourra!
+hourra!&mdash;Je suis
+sauvée.</td><td class="rt"><a href="#page_167">167</a></td></tr>
+<tr><th colspan="2"><a href="#CHAPITRE_VIII">CHAPITRE VIII</a></th></tr>
+<tr><td class="pdd">Récit du capitaine Rooney.&mdash;Expédition sur la côte.&mdash;Villages
+incendiés.&mdash;La mère des pirates.&mdash;Mort
+d’un Chinois.&mdash;<i>The lady Mary Wood.</i>&mdash;Retour
+à Hong-Kong.&mdash;Protection du consul.&mdash;Visite
+de Than-Sing.&mdash;Adieux du capitaine Rooney.</td><td class="rt"><a href="#page_193">193</a></td></tr>
+<tr><th colspan="2"><a href="#CHAPITRE_IX">CHAPITRE IX</a></th></tr>
+<tr><td class="pdd">Départ de Chine.&mdash;<i>Le Malta.</i>&mdash;Singapore.&mdash;Penang.&mdash;L’île
+de Ceylan.&mdash;<i>Le Bentinck.</i>&mdash;Aden.&mdash;Dans
+la mer Rouge.&mdash;Isthme de Suez.&mdash;Le
+Caire.&mdash;Le Nil.&mdash;Les pyramides.&mdash;Boulac.&mdash;Alexandrie.&mdash;<i>Le
+Valetta.</i>&mdash;Malte.&mdash;Marseille.&mdash;J’ai
+fait le tour du monde.</td><td class="rt"><a href="#page_218">218</a></td></tr>
+</table>
+
+<p class="fint">FIN DE LA TABLE</p>
+
+<hr class="full">
+<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75379 ***</div>
+</body>
+</html>
+
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