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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..d7b82bc --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,4 @@ +*.txt text eol=lf +*.htm text eol=lf +*.html text eol=lf +*.md text eol=lf diff --git a/75357-0.txt b/75357-0.txt new file mode 100644 index 0000000..cee373b --- /dev/null +++ b/75357-0.txt @@ -0,0 +1,5102 @@ + +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75357 *** + + + + + + + PIERRE MILLE + + L’ILLUSTRE + PARTONNEAU + + + ALBIN MICHEL, ÉDITEUR + PARIS--22, RUE HUYGHENS--PARIS + + + + +DU MÊME AUTEUR + + +A la même Librairie: + + La Détresse des Harpagon. + +A PARAITRE: + + Le Diable au Sahara. + +Chez Calmann-Lévy: + + Sur la vaste Terre. + Barnavaux et quelques Femmes. + La Biche écrasée. + Louise et Barnavaux. + Caillou et Tili. + Le Monarque. + Nasr’Eddine et son Épouse. + Sous leur dictée. + Trois Femmes. + +Chez Flammarion: + + La Nuit d’amour sur la montagne. + +Chez Crès: + + En croupe de Bellone. + Le Bol de Chine. + Mémoires d’un Dada besogneux. + +Chez Ferenczi: + + L’Ange du Bizarre. + Histoires exotiques et merveilleuses. + Myrrhine Courtisane et Martyre. + +Chez Stock: + + Paraboles et Diversions. + +Aux Cahiers de la quinzaine: + + Quand Panurge ressuscita. + L’Enfant et la Reine morte. + +A la Maison du Livre: + + Monsieur Barbe-Bleue... et Madame! + + + + + Il a été tiré de cet ouvrage + 50 exemplaires sur papier de Hollande + numérotés à la presse + de 1 à 50. + 100 exemplaires sur papier vergé pur fil + des Papeteries Lafuma + numérotés à la presse + de 1 à 100. + + +Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays. + +Copyright 1924, by ALBIN MICHEL. + + + + +LES FEMMES DE PARTONNEAU + + + + +LES FEMMES DE PARTONNEAU + + +Partonneau revenait de Madagascar. Il y a longtemps que se passèrent les +événements dont je me fais l’historien: c’était deux ou trois ans après +l’insurrection qui suivit la prise de Tananarive. Partonneau s’était +alors révélé ce qu’il fut durant le reste de son aventureuse carrière: +l’un des collaborateurs civils les plus adroits, le plus vigoureux de +Gallieni; en apparence, et à l’écouter, le plus imprévu des humains; en +réalité, montrant le génie de la politique indigène. Il avait administré +des provinces aussi vastes que la Belgique, rendu la justice comme saint +Louis, sauf qu’il était assis sous un pamplemoussier, non sous un chêne; +livré des batailles rangées à la tête de dix-huit miliciens, de la sorte +pacifié la moitié d’un empire; enfin, gouverné sagement, mais dans +l’éclat d’une puissance illimitée. Le tout sans s’étonner de rien: il +n’avait jamais l’air de croire que c’était arrivé. + +Quand un mot de lui me fit savoir qu’il était de retour à Paris, je +courus le voir. Ce proconsul avait tout simplement repris son ancien +domicile, une modeste chambre d’étudiant, rue Flatters, au quartier +latin. Sa concierge me dit, d’une voix un peu surprise: + +--Mais M. Partonneau n’est pas là, à cette heure-ci! (Il était quatre +heures de l’après-midi.) Vous le trouverez au café Mahieu, comme de +juste. + +J’allai donc au café Mahieu. J’y découvris en effet Partonneau, attaché +de toute son âme aux problèmes d’une manille aux enchères avec des +habitués qui l’ignoraient radicalement trois jours auparavant, mais le +tutoyaient. Telle était la simplicité de son âme: il ne se souvenait +plus d’avoir été vice-roi, d’être toujours officier de la Légion +d’honneur et grande médaille d’or de la Société de Géographie. Ou +plutôt, comme il disait, avec sa belle philosophie, ramassée dans une +formule concise: «Tout ça n’avait aucun rapport!» + +--Alors, lui dis-je, tu ne regrettes pas tes grandeurs? + +--Non, fit-il, sincèrement: ici la vie est beaucoup plus facile! Je n’ai +à me soucier de rien... + +En effet, il ne se souciait de rien. Toutefois, y réfléchissant, il me +déclara que, pour lui, Paris manquait de femmes. Je répliquai que ce +n’était pas l’opinion générale. + +--C’est possible, me répondit Partonneau, mais alors c’est que je ne +sais plus «manière». A Madagascar, je n’avais qu’à m’adresser aux +_governora madinika_, les chefs des notables, qui m’envoyaient tout de +suite ce qu’ils avaient de mieux. Ici, il n’y a pas de _governora +madinika_: cela me manque. + +Je lui fis remarquer qu’il y avait un préfet de police; il me pria de ne +pas me payer sa tête. Mais je ne croyais pas si bien dire, ainsi qu’on +verra. + +Deux jours plus tard, il m’apprenait qu’il avait trouvé «quelqu’un». Ce +quelqu’un s’appelait Émilienne. Comme je m’informais de l’endroit où il +l’avait rencontrée: + +--Mais dans la rue! Où veux-tu que ce soit? + +Il ajouta qu’il l’avait installée chez lui, que c’était une personne +très comme il faut, bien agréable, et qu’elle avait des vertus +d’intérieur. + +Je supposai que c’était à cause de ces vertus d’intérieur qu’on ne +voyait jamais Émilienne. Partonneau allait au Mahieu sans elle, dînait +sans elle à la brasserie du Panthéon, retournait jouer à la manille, au +Mahieu, sans elle, et ne partait que vers minuit. + +--Partonneau, lui dis-je timidement un soir, qu’est-ce qu’elle fait, ton +Émilienne, pendant ce temps-là? + +--Elle m’attend en mangeant des marrons. C’est une femme qui adore les +marrons, avec du vin blanc. Chaque tribu a ses mœurs. + +Je me permis de lui faire observer que les mœurs de la tribu parisienne +ne sont pas, généralement, si simples; que les femmes, chez nous, aiment +la distraction; que, de plus, elles souhaitent d’ordinaire que leurs +amis fassent l’étalage public de leurs attraits et de leur toilette. + +--Je me souviens, reconnut Partonneau, d’avoir lu ces particularités +dans certains ouvrages qui traitent de la matière. Mais Émilienne est +différente. Elle ne demande pas du tout à m’accompagner. Je la vois le +soir, quand je rentre, et le matin, où elle fait le ménage, cependant +que je travaille à ma grande carte, au cent millième, du nord-est de +Madagascar. Cela nous suffit à tous deux. + +Toutefois, il advint un jour que Partonneau vint s’asseoir à mes côtés, +la figure légèrement attristée. + +--C’est curieux, me dit-il, Émilienne a été prise dans une rafle! + +--Dans une rafle? Comment cela? + +--Comme il paraît que ça se fait: par la police. Elle se promenait sur +le boulevard, et la police l’a emmenée... + +Je compris pourquoi Émilienne ne tenait pas à accompagner Partonneau le +soir: elle avait d’autres occupations, et ne passait pas décidément tout +son temps à manger des marrons. + +--... Et elle a fait prévenir la concierge, poursuivit Partonneau, qu’il +me fallait aller la réclamer à la préfecture de police. + +--Et tu iras? + +--Sûrement, j’irai! Je me suis informé. Une femme qui vit avec un homme +honorable, la police n’a pas le droit de la cueillir: tels sont les lois +et règlements de ces populations occidentales. Tout à l’heure je vais +donc aller réclamer Émilienne. + +Il revint deux heures après. + +--C’est extraordinaire, fit-il, on n’a pas voulu la relâcher! + +--Il y avait un cheveu?... + +--Aucun cheveu. J’ai vu un administrateur, très aimable. Je lui ai dit: +«Vos miliciens ont arrêté une femme qui vit avec moi. Puisqu’elle vit +avec moi, je viens la chercher. Voilà mes noms et qualités.» Il m’a +répondu: «Rien de plus juste, cher monsieur... Enchanté de cette +occasion de faire connaissance de l’explorateur Partonneau, dont la +renommée est venue jusqu’à moi. Cette dame s’appelle?... + +»--Elle s’appelle Émilienne! + +»--... Émilienne? Bien. Son nom de famille? + +»Alors, je suis tombé des nues: «Est-ce que vous croyez, lui ai-je dit, +que j’ai l’indiscrétion de demander leur nom de famille aux dames qui +m’honorent de leurs faveurs? Et qu’avais-je besoin de connaître son nom +de famille? Je ne veux pas en hériter!» Là-dessus, il m’a répondu: «Je +regrette! mais, dans ce cas, malgré la meilleure volonté du monde...» + +Partonneau réfléchit un instant, et conclut: + +--A Madagascar, les femmes n’ont pas de nom de famille. Les hommes non +plus, du reste. Ils ont bien raison: ces complications sont ridicules! + + * * * * * + +Il ne faudrait pas croire que toutes les dames que, dans l’acception +biblique du terme, mon ami Partonneau connut à Paris, quand, par chance +il y venait se reposer de ses fatigues, échouèrent, comme celle dont je +viens de parler, à la préfecture de police. Il y en eut d’autres, dont +les relations avec cet homme illustre se terminèrent différemment, bien +que d’une façon toujours aussi singulière; et je compte rapporter +comment. Il est certain qu’il n’avait de rien, ni des femmes, ni de +l’autorité, ni de la manière dont il convient d’exercer cette autorité, +une conception qui puisse ressembler en quoi que ce soit à la nôtre. + +Celle-ci ne pouvait que demeurer fort éloignée des comportements que son +génie naturel, développé par ses séjours sous d’autres cieux, et +l’habitude qu’il avait prise d’y exercer les réalités de la domination, +avaient inculqués à Partonneau. C’est ce qu’il me fit bien sentir, il y +a quelques années, alors que j’avais le plaisir de le retrouver chef de +cercle, muni de pouvoirs effectivement illimités, dans une des régions +les moins assimilées de notre Indo-Chine septentrionale: car ce diable +d’homme a été partout, et l’on doit à la vérité de reconnaître qu’il est +l’un de ceux qui ont le moins mal réussi partout où il a passé. + +«L’administration, me dit-il, est une chose très simple. Elle a trois +aspects: ce qu’on fait pour le gouvernement, ce qu’on fait pour les +indigènes, ce qu’on fait pour soi. Le gouvernement, les indigènes +n’étant pas électeurs, se déclare satisfait si les impôts rentrent +régulièrement. Pour les indigènes, il s’agit de les persuader que plus +ils paieront régulièrement ces impôts et moins on les embêtera. En +d’autres termes, que s’ils s’acquittent gentiment de ce devoir, on leur +fichera la paix absolument, et que nous serons pour eux comme si nous +n’existions pas. Pour soi-même, il s’agit d’organiser sa petite vie le +plus confortablement qu’on peut.» + +Je constatai que, en effet, Partonneau jouissait de la confiance +silencieuse du gouvernement; que les indigènes payaient l’impôt et, pour +le reste, ne se volaient les uns les autres que selon leurs coutumes +héréditaires; enfin, qu’il avait organisé sa petite vie. + +Il s’était fait construire une «résidence» au milieu d’un assez beau +lac. C’était afin de goûter un peu de fraîcheur. «L’inconvénient de cet +emplacement, expliquait-il, est que l’eau engendre des moustiques: mais +c’est un fait bien connu que les poissons rouges mangent les moustiques. +J’ai donc frappé mes administrés d’une taxe annuelle et personnelle d’un +certain nombre de poissons rouges, dont ils s’acquittent fort +honnêtement; ils les mettent dans le lac et je suis débarrassé des +moustiques. Une autre plaie du pays, ce sont les cafards; ils +envahissent les habitations: mais c’est un autre fait bien connu en +histoire naturelle que les pintades mangent les cafards. Il me suffit +donc d’entretenir dans la résidence les pintades qu’il faut.» + +Et il est vrai que cette demeure administrative avait, grâce à ces +oiseaux, l’air d’un poulailler; mais il jugeait avec bon sens qu’il +n’est pas, après tout, plus extraordinaire d’avoir chez soi des pintades +que des chiens ou des chats. + +Toutefois, l’intérieur de ce palais résidentiel me parut assez bizarre. +Il ne se composait que d’une chambre à coucher, sur laquelle je +reviendrai tout à l’heure, et d’une salle immense, très haute, mais +entièrement dépourvue de meubles. J’apercevais seulement, suspendues au +plafond, des choses vagues, auxquelles étaient attachées des poulies. + +Partonneau me dit, d’un air tout naturel: + +--Je suppose que tu veux déjeuner?... Tirailleur Ba,--c’est-à-dire +numéro trois,--l’appareil numéro cinq! + +Sur quoi le _linh-cô_ Ba, avec une aisance qui prouvait une longue +habitude, manœuvra un certain nombre de poulies, et fit descendre du +plafond une table, des chaises et un buffet. Nous déjeunâmes. + +--A présent, tirailleur Ba, la sieste! commanda Partonneau: l’appareil +numéro deux! + +Le tirailleur Ba, ayant fait prendre au mobilier de salle à manger un +mouvement ascensionnel, le remplaça par deux lits de repos, couverts de +nattes fraîches parfaitement confortables. + +--Maintenant, me dit Partonneau vers quatre heures, tu permets que je +travaille un peu? + +Le tirailleur Ba évoqua des hauteurs un bureau, un fauteuil de bureau, +quelques sièges et une bibliothèque avec des cartons verts. + +--Par ce procédé, m’expliqua sérieusement Partonneau, on a beaucoup plus +d’air! + +Il se mit à dépouiller paisiblement son courrier administratif. Bientôt +une exclamation d’impatience lui échappa, qui me surprit de la part de +cet homme d’un si grand sang-froid. + +--Faut-il qu’ils soient bêtes, cria-t-il, faut-il qu’ils soient bêtes! + +--Plus qu’à l’ordinaire? + +--Oui. C’est la direction de la justice, à Hanoï, qui me demande un tas +de renseignements dont elle n’a que faire! Des renseignements qui sont +destinés à Paris, tu comprends, aux gens de Paris, mais ne signifient +absolument rien: «L’esprit de la population!... l’organisation de la +justice dans mon cercle!» Ils vont voir! + +En regard d’une des formules imprimées qu’on lui communiquait, il +écrivit: + +«Le chef du cercle de Yen-Minh inflige aux indigènes les amendes qu’ils +ont méritées; leur administre les châtiments qui sont nécessaires pour +les maintenir dans la bonne conduite; condamne à mort; et, _dans les cas +plus graves_, en réfère à l’autorité supérieure!» + +--Mais c’est idiot! Si tu condamnes à mort, il ne peut y avoir de cas +plus graves! + +--Mon cher, fit-il, l’essentiel est de remplir les formules; on ne lit +jamais rien, _mais on remarque les blancs_! + +Un génie si décidément original me remplissait d’admiration. La nuit +venue, je l’accompagnai jusque dans sa chambre à coucher. Elle était +fort vaste, et les meubles, ce qui me parut presque choquant, si vite on +s’accoutume aux choses qui, d’abord, vous semblent incongrues, +reposaient à terre, au lieu de planer dans le ciel. Même le lit, un lit +immense, carré, de la dimension, à lui tout seul, d’une pièce d’un +appartement parisien, était aussi définitivement fixé au sol qu’une +cathédrale. Il se caractérisait, de plus, par une particularité assez +exceptionnelle: sur l’une de ses parois latérales apparaissait une +petite porte, une espèce de trappe. + +--Que diable est-ce là? demandai-je. + +--Tu vas voir, me répondit Partonneau: tout ce qu’il y a de plus +pratique. + +S’étant déshabillé, il s’étendit sur le lit, et, allongeant la main, +frappa un petit coup sur le bois de la porte. + +--Ti-Haï! appela-t-il. + +La porte s’ouvrit et, du dessous du lit, sortit une jeune Annamite, d’un +aspect agréable, qui salua respectueusement son seigneur et maître. + +--Tu conçois, m’expliqua Partonneau, qu’il est parfaitement inutile +qu’elle reste _au-dessus_ quand je n’ai plus besoin d’elle. Je l’appelle +quand je veux... et puis elle rentre. + +Ti-Haï, comme lui, semblait juger que rien n’était plus légitime, ni +plus simple. + + * * * * * + +Quelque temps plus tard, une légitime émotion agita, jusqu’à le +déchirer, le corps des administrateurs, ou du moins la grande majorité +d’entre eux, dans notre colonie du Juste-Milieu-Asiatique: un nouveau +Résident Général, dans sa sollicitude, avait bien voulu se préoccuper +d’amender leurs mœurs. + +Il en était résulté une circulaire confidentielle, mais pressante, et +même rédigée en termes impérieux: MM. les administrateurs étaient +invités à répudier, dans le plus court délai, les petites épouses +indigènes qui, jusqu’à ce jour, embellissaient leur solitude. La +circulaire admettait que ce sacrifice pourrait, dans certains cas, leur +paraître douloureux; elle représentait qu’il était indispensable: ces +unions plus ou moins morganatiques sont de nature à déconsidérer nos +agents aux yeux des fonctionnaires britanniques de la colonie voisine +qui parfois viennent visiter notre possession; par surcroît, les preuves +qu’elles ne sont point sans inconvénients politiques ne sont que trop +nombreuses: Combien de chefs de cercle n’en sont-ils pas arrivés à ne +voir que par les yeux de leurs «congaïes», adoptant leurs préjugés, +leurs sympathies ou leurs antipathies, favorisant leur famille et leur +village au détriment des intérêts généraux des indigènes, et de la +simple justice même? Combien de ces congaïes n’abusent-elles de leur +influence pour faire rendre, à condition d’y trouver leur avantage, des +arrêts qui compromettent le bon renom de l’administration française? Et +n’en peut-on citer aussi qui vont jusqu’à trahir à la fois leur époux +européen et le gouvernement dont il est le délégué? + +Ceux des administrateurs que touchait la circulaire--ils étaient +nombreux--tinrent des espèces de congrès secrets qui ne furent guère que +d’inutiles parlotes. Les uns prétendaient se révolter ouvertement. +D’autres en appeler à la presse parisienne; d’autres encore proposaient +qu’au moins l’on adressât à M. le Résident Général une lettre collective +de protestation, suggérant qu’une mesure si draconienne, prise, en +apparence, au nom de la morale, était susceptible d’entraîner des écarts +bien plus déplorables, de nature à faire périr les deux sexes, chacun de +son côté. On comptait beaucoup, pour cette insurrection, sur le célèbre +Partonneau, on attendait de sa part une énergique défense: on +connaissait son scepticisme, ses habitudes de franc-parler; on savait +aussi quels liens l’attachaient, depuis plusieurs années, à l’aimable +Ti-Haï. + +Ti-Haï n’avait été appelée par lui aux honneurs d’un concubinat quasi +officiel qu’après de scrupuleuses enquêtes et un achat en forme à ses +parents des Trois-Lacs: il s’agissait, en somme, d’un mariage +parfaitement régulier, selon la coutume indigène. Cette aimable enfant +était arrivée chez Partonneau entièrement couverte de bouse de vache, et +Partonneau, au courant des usages, s’était bien gardé de lui faire +enlever sur l’heure cette carapace, à laquelle seules ont droit les +filles parfaitement vertueuses, notoirement vierges, et qui ont +l’intention d’accomplir avec rigueur tous leurs devoirs d’épouses; il +avait attendu qu’elle séchât. A cette heure, Ti-Haï possédait trois +colliers, l’un de perles d’or, l’autre de perles d’ambre, le dernier de +corail, dons de son seigneur et maître, preuve ostentatoire et +somptueuse de condescendances de sa part exceptionnelles. Même elle +avait un pousse-pousse pour courir le marché et les magasins, comme la +femme de première classe d’un mandarin; enfin, à l’abondance et à la +richesse de ses toilettes, au nombre de ses _kai-aos_ de soie, il ne +semblait pas impossible qu’elle reçût des cadeaux qui tous ne venaient +point de Partonneau, mais de ses administrés, justement soucieux de se +ménager les faveurs d’une si grande dame, et si influente. + +A la grande surprise de ses collègues, Partonneau leur opposa la fin de +non-recevoir la plus catégorique. + +--Les journaux de Paris, leur dit-il, se ficheront de vous! Ils se +ficheront de vous parce que c’est trop drôle: les administrateurs du +Juste-Milieu-Asiatique réduits à la situation et aux obsessions des +citoyens d’Athènes dans _Lysistrata_! On se moquera de vous, sans que +nulle pitié se mêle à cet ébaudissement. Quant au Résident Général, oui, +je vais lui écrire, au Résident Général, mais ce sera pour lui dire +qu’il a raison, cent fois raison, que nous ne pouvons qu’être +désagréablement roulés par nos congaïes, qu’il se peut bien même que +j’aie été roulé par la mienne et que je m’empresse d’accéder à son juste +désir. + +Il fut traité de lâcheur, voire de lâche. On alla jusqu’à murmurer, +derrière son dos, que l’illustre Partonneau vieillissait, qu’il n’était +plus digne de sa réputation, qu’il sacrifiait ses affections, ainsi que +les légitimes plaisirs de ses collègues, au désir d’être bien en cour, +au soin de son avancement. L’ayant appris, il répondit seulement qu’il +était en effet, très probablement, un héros dans le genre de Titus, +lequel, pour garder l’Empire, avait sacrifié Bérénice aux exigences du +Sénat romain; et l’on vit la pauvre Ti-Haï quitter la maison de +Partonneau. Cela ne prouvait rien; les cœurs n’ont pas besoin, pour +palpiter à l’unisson, de battre sous le même toit: mais elle était +souvent en larmes, et perpétuellement, en plus, de la pire humeur. +Alors, nul ne douta plus de la sincérité de Partonneau. + +M. le Résident Général ne manqua pas d’être flatté de l’adhésion, à ses +principes, d’un personnage qui passait pour pousser fort loin, +d’ordinaire, l’esprit d’indépendance: Partonneau bénéficia, avant son +tour, d’un avancement de classe. Ce ne fut pas tout: M. le Résident +Général, dans une de ses tournées, s’étant arrêté chez lui, trouva des +paroles presque attendries pour le féliciter d’une si noble obéissance, +si rapide, et qui pourtant lui avait dû coûter. Partonneau se contenta +de s’incliner en souriant. Au même instant, parurent deux jeunes +personnes, qui entrèrent par deux portes opposées, ne se regardèrent +point, mais lui posèrent fort tendrement la main, chacune de son côté, +sur une épaule. + +--Madame Ti-Haï! fit Partonneau, les présentant, du village des +Trois-Lacs, madame Thi-Ba, du village des Grandes-Rizières... + +--Et quel rôle, monsieur, jouent ici ces dames? demanda M. le Résident +Général, glacial. + +--Madame Ti-Haï est ma première épouse, madame Thi-Ba, la seconde. + +--Est-ce là, fit M. le Résident Général, l’engagement que vous aviez +pris? En vérité, monsieur!... + +Il ne cachait pas se trouver fort offensé. Partonneau répliqua: + +--J’ai porté honnêtement à votre connaissance que je n’avais plus +d’épouse indigène. Rien de plus rigoureusement et grammaticalement +exact, puisque j’en ai deux, ce qui fait un pluriel... J’ai considéré, +monsieur le Résident Général, qu’il avait été fort sage de m’interdire +la monogamie. Faisant mon examen de conscience, j’ai reconnu qu’en effet +l’influence d’une épouse menaçait de m’être funeste, et que, selon vos +propres paroles, je risquais de m’abandonner à sa seule influence, de ne +voir que par ses yeux. J’en ai donc pris une seconde. Thi-Ba est du +village des Grandes-Rizières, lequel, depuis l’aurore des temps +historiques, abomine le village des Trois-Lacs, dont Ti-Haï est sortie. +Toutes deux, par surcroît, se jalousent, et s’entendent comme chien et +chat. Il n’est pas une petite malice, une petite tentative de +prévarication par séduction, de la part de Ti-Haï, que Thi-Ba ne +s’empresse de signaler. Et Ti-Haï fait de même à l’égard de Thi-Ba. +Elles sont devenues ma police; en se dénonçant réciproquement, elles +dénoncent tous ceux qui s’adressent à elles. Sans vous, monsieur le +Résident Général, je n’eusse jamais découvert cet admirable moyen de +gouvernement. + +Ce haut fonctionnaire, ayant réfléchi, jugea qu’il y avait du bon dans +la politique conjugale et extra-conjugale de Partonneau. C’est lui qui +m’a conté l’histoire. + + + + +DANS LE MONDE + + +L’avant-dernière fois que Partonneau revint à Paris, il était au +comble de la gloire. Dédaignant, pour quitter la colonie du +Juste-Milieu-Asiatique, de faire comme tout le monde, et de s’embarquer +sur un confortable paquebot, et tournant le dos à l’océan Indien, il +s’en était revenu par le Thibet. Tout seul! Et, seul de tous les +Européens depuis le voyage des missionnaires Huc et Gabet, c’est-à-dire +depuis plus de trois quarts de siècle, il avait réussi là où Dutreuil de +Rhins a si cruellement échoué: il avait pénétré dans la mystérieuse +Lha-Ssa; il s’était entretenu avec le Dalaï-Lama, Bouddha vivant des +Thibétains, beaucoup plus familièrement que je n’arriverai jamais à le +faire avec M. Ramsay Macdonald; il avait visité, je ne sais où, des +grottes-bibliothèques où dorment depuis trente siècles des manuscrits +rédigés dans des langues que nul ne parle plus, pas même les perroquets; +il n’avait tué personne, on n’avait pas même essayé de l’assassiner; +pourtant, il avait tout vu, tout entendu sur son passage; il avait été +géographe, géologue, philologue, botaniste, et rapportait par surcroît +une collection d’_argols_ unique au monde. Les _argols_, il faut le +faire connaître à ceux qui pourraient l’ignorer, sont le seul +combustible connu sur les hauts plateaux thibétains, où ne sauraient +croître même ces saules, pas plus hauts que des géraniums, qu’on +rencontre encore jusque dans les régions arctiques; ce sont des bouses +de ruminants, tout bonnement, mais parvenues à un parfait état de +siccité. Il y a celles du chameau, pour lesquelles Partonneau professe +de l’estime: il paraît qu’elles valent, pour faire griller une +côtelette, le meilleur bois de hêtre. Il y a celles des vaches, pour +lesquelles il témoigne un profond mépris. Il y a enfin les petites +boules rondes que laissent sur leurs pas les chèvres et les moutons, et +dont il est enthousiaste: il démontra, devant un aréopage de savants et +de métallurgistes, qu’elles dégagent une chaleur susceptible de fondre +même l’acier. Un journal publia cette expérience avec cette manchette: +«La crise du charbon conjurée!» + +De si notables et diverses découvertes avaient valu à Partonneau quelque +notoriété. Il devint d’abord populaire; son portrait figura dans les +périodiques et les quotidiens. Ce qui compte davantage, il fut un homme +à la mode. Les salons se le disputèrent; il connut cette gloire suprême: +des dames fort distinguées envoyèrent à leurs amis des cartes les +invitant à venir prendre le thé chez elles, avec cette note, +soigneusement soulignée: «Pour rencontrer M. Partonneau.» + +Je crois me souvenir de l’avoir dit, au début de l’étude que je consacre +à la vie de cet homme singulier et admirable: Partonneau, dans les +séjours qu’il avait faits à Paris, au cours de sa longue et très +aventureuse carrière, n’avait jamais fréquenté que le café Mahieu. Cet +homme qui semble tout savoir ignore le bridge; il ne connaît que la +manille. Une fois en France, il se retrouvait ce qu’il y avait été avant +de la quitter pour la première fois, un étudiant, même un étudiant +pauvre, aux joies faciles; que dis-je, élémentaires. Il ne sait rien de +ce qu’on est convenu d’appeler «le monde», de ses usages, du ton de +conversation qu’il y faut prendre. Cela m’inquiéta pour lui. D’autre +part, j’étais son ami, je m’enorgueillissais de sa réputation, j’eusse +été peiné qu’il repoussât de si flatteuses attentions. A cet égard, je +fus bientôt rassuré. + +--J’irai, fit-il, considérant d’un air paisible la première de ces +invitations, que je ne lui présentais qu’avec timidité. + +Et comme je le regardais, un peu étonné d’une décision si aisée, si +rapide: + +--... C’est de l’exploration! + +J’avoue que ce mot me fit trembler. Je le voyais entrant avec un +théodolite chez Madame de Véromandes, ou appliquant un compas à branches +courbes sur la face de M. Mouvenot, le grand homme d’affaires, à l’égard +de qui cette personne passe pour avoir des bontés, afin de prendre sa +mensuration crânienne; ou bien encore faisant un petit cadeau à M. +l’abbé Chudier, qui fréquente aussi la maison, pour l’inciter à lui +céder une pièce archéologique intéressante de son église, par les mêmes +procédés dont il usa pour séduire les bonzes des lamaseries, et emporter +leurs plus précieux bouddhas. + +Il ne fit rien de tout cela, par la bonne raison que c’est à peine, +d’abord, s’il ouvrit la bouche, sauf pour les expressions de courtoisie +les plus vagues et les plus générales. Il avait l’air, pour moi qui le +connaissais bien, de songer: «Qu’est-ce que ces indigènes vont me +demander de payer pour entrer dans leur pays?» + +--Monsieur, lui demanda à la fin madame de Véromandes, avec une aimable +impatience, parlez-nous un peu des femmes du Thibet. + +--Ce sont, madame, des personnes fort heureuses: car elles ont +généralement trois ou quatre époux légitimes en même temps, ce qui me +paraît suffire. Tous les frères d’une famille sont ordinairement maris +d’une même femme. + +Madame de Véromandes manifesta, malgré sa politesse, quelque +incrédulité. Mais M. l’abbé Chudier voulut bien lui jurer que les +_Annales de la Propagation de la Foi_ confirment les dires de +l’explorateur. Il ajouta que cette coutume ne lui paraissait pas +irréprochable. + +--En effet, observa madame de Véromandes, que deviennent les autres +hommes? + +--Madame, fit Partonneau, tout est comme en France, ne vous en souciez +point: une femme a plusieurs hommes, et les hommes sans emploi se font +moines!... Cette coutume n’a pas manqué d’être favorisée par la Chine, +suzeraine du pays, et antimilitariste: une femme qui possède plusieurs +hommes les juge tous indispensables à son bonheur, et n’en veut pas +faire des soldats. Quant aux moines ils sont naturellement exempts de +porter les armes: combinaison de tout repos pour assurer la paix! Si nos +pacifistes avaient la moindre prévoyance ils devraient d’abord établir +en France ces deux institutions qui s’appuient et se complètent: le +cléricalisme et la polyandrie. + +La conversation prenait un tour scabreux. J’en frémissais. Fort +heureusement, comme elle était à M. Mouvenot de nul intérêt, il +interrogea: + +--Et l’administration, monsieur, le gouvernement de ce pays-là? Ils +doivent être fort vénaux, comme partout en Orient? + +M. Mouvenot en savait quelque chose. A l’aurore de sa grande fortune, +alors qu’il opérait en Turquie, il acquit l’art de distribuer les +_bakchichs_ avec fruit et discernement; et plus tard, en Occident, cet +art n’a pas manqué non plus de lui être utile. Même l’importance des +services qu’il a ainsi rendus le défend seule contre la malveillance de +ceux qui le voudraient accuser de corruption. + +--Il est vrai, fit ingénument Partonneau, il est vrai! Dans ce pays, nul +fonctionnaire civil, militaire, ou même religieux, n’accorde rien à +personne qu’en échange d’un petit avantage personnel... Mais après tout, +le pot-de-vin, monsieur, le pot-de-vin n’est pas incompatible avec un +haut état de civilisation! + +Je crus que la foudre était tombée. Je rougis, je pâlis. J’avais tort. +Le visage de M. Mouvenot, du contraire, s’illumina. Il était enchanté, +il acquérait de vives lueurs de philosophie sociale; de quoi, +auparavant, il ne s’était jamais soucié. + +--Vous aviez raison, me dit-il à demi-voix, votre ami est un homme de +génie! Croyez-vous qu’il entrerait dans les affaires? Avec sa +notoriété... + + * * * * * + +Partonneau, malgré cette invitation, n’entra pas dans les affaires. Mais +j’en vins à me persuader qu’il ne tenait qu’à lui de trouver dans les +entours de madame de Véromandes une amie élégante, même spirituelle, en +tout cas sachant, à coup sûr, unir quelque délicatesse à une +intéressante et suffisante sensualité. Enfin quelque chose de nouveau +pour lui; et de l’exploration encore, sur quoi j’eusse goûté ses +aperçus, qui manquent rarement, on le sait, d’originalité. + +Il ne m’était point échappé qu’il avait plu. Comme toujours il avait +montré quelque chose d’imprévu, de surprenant. La virilité de son grand +corps maigre et sec, mais musculeux, le contraste assez voluptueux de +ses sourcils fort noirs et d’un regard demeuré très jeune, presque +enfantin, sous la forêt candide de ses cheveux parfaitement blancs, mais +durs et coupés en brosse, n’avaient pas été non plus sans produire une +impression favorable. Je pus bientôt me rendre compte qu’il lui était +loisible de choisir entre trois ou quatre personnes qui ne feraient pas +languir trop longtemps son impatience. Cela aussi me paraissait digne +d’être retenu: je le savais n’avoir point accoutumé d’attendre. Je le +savais! mais comment eussé-je pu prévoir que, malgré tout mon +empressement à lui être utile, j’arrivais déjà trop tard! Lorsque je lui +fis part des espoirs qu’à mon sens il était en droit légitime de +nourrir, il fit preuve tout d’abord d’hésitations que je crus pouvoir +porter au crédit de sa modestie, puis attribuer à sa nonchalance. + +«Tant d’embarras, objecta-t-il, pour si peu de chose! Il n’aimait pas +les complications. Les jeunes femmes appartenant à un monde si brillant +n’étaient point son affaire: ou bien il leur paraîtrait bientôt +insupportable et sauvage, ou bien il leur devrait consacrer un temps +qu’il préférait employer autrement; il s’apprêtait à écrire la relation +de son voyage, à relever ses itinéraires géographiques...» + +Je lui représentai que ces allégations étaient fort semblables à des +défaites; que l’amie qu’il choisirait n’aurait guère plus de temps à lui +donner que lui-même ne se sentait disposé à en accorder; qu’une liaison, +pour elle, consisterait surtout dans la satisfaction de se dire: «Cet +homme dont on parle est à moi!» et de le pouvoir faire connaître en +confidence à des rivales possibles; qu’il raisonnait de l’amour, tel +qu’on le pratique aujourd’hui dans la bonne société, d’après une +littérature surannée qui en exagère les difficultés, en complique +fictivement les cérémonies; et que celles-ci, dans la réalité, sont à +cette heure réduites à presque rien. + +--Il est possible, reconnut-il brusquement: mais j’ai ce qu’il me faut! + +Il n’y avait pas encore quinze jours que Partonneau était à Paris: il y +possédait déjà une amitié! Cela n’était pas extraordinaire, j’aurais dû +m’y attendre. Pourtant je lui demandai, un peu décontenancé: + +--Et c’est... une passion? + +Il leva vers moi des yeux candides, mais scandalisés: + +--Moi? Voyons!... Non, et même je ne sais pas trop bien comment cela +s’est fait. Elle habitait sur le même palier, la porte en face. J’avais +laissé la mienne ouverte: elle est entrée... + +--Et qu’est-ce qu’elle fait chez toi? + +--Elle est gentille... Elle a ouvert mes caisses, et elle a mis dans les +armoires ce qu’il y avait dans les caisses. Elle range, elle tourne dans +l’appartement. Quand elle a fini de ranger, elle joue avec son chien: +parce qu’elle a un chien, un berger allemand... + +Alors, je me rappelai cette Émilienne, qu’il avait gardée chez lui +durant six mois sans même penser à lui demander son nom de famille, et +la petite Annamite qui passait la nuit sous son lit, à Yen-Minh, ne +sortant de sa cachette qu’à l’évocation du maître. Je compris combien la +femme continuait à tenir peu de place dans l’existence de cet homme +vraiment fort. Il avait pris celle-là comme il avait pris les autres: +parce qu’elle était entrée. Cela lui suffisait; il n’en demandait pas +davantage, il aurait cru imprudent, fatigant, funeste à son repos de +chercher autre chose. + +Il proposa, avec une auguste sérénité: + +--Veux-tu la voir? + +Je la vis. Elle s’appelait Jacqueline. Elle était blonde, c’est tout le +souvenir qu’elle m’a laissé; de ces femmes dont on ne garde pas plus les +traits dans sa mémoire qu’on ne pourrait distinguer une souris blanche +d’une autre souris blanche. Je suppose qu’elle pouvait avoir entre +trente et quarante ans; elle était peut-être beaucoup plus jeune. Il +paraît qu’elle vivait d’une rente assez confortable, qui lui avait été +léguée par «quelqu’un». Sur elle je n’en sus jamais davantage, et cela +même, je me demande comment je l’ai su, comment elle était là, pourquoi +elle était restée après être venue. Je ne me l’explique pas encore. Je +ne crois pas qu’elle aimât Partonneau; pourtant elle l’adorait. +J’entends qu’elle aimait «servir», et être à un homme. Elle élevait vers +lui des yeux perpétuellement attentifs, un peu inquiets: les yeux que +son chien avait pour elle-même. + +Et lui, Partonneau, était «bon» pour elle. Je n’ai jamais mieux senti +tout ce qu’il peut habiter de cruel, à force d’insuffisance, dans ce +seul petit mot, et le sentiment, l’attitude, qu’il prétend représenter. +Il ne la traitait point comme la petite Annamite. Il ne l’enfermait pas, +il la laissait parfaitement libre. J’imagine que sans raisonner, +instinctivement, il respectait en elle «la majesté du blanc», dont tout +Européen, une fois qu’il a fréquenté, en les dominant, des races +différentes de la sienne, finit par concevoir une si haute idée. Il +avait seulement l’air de lui dire: «Tu es libre, mais moi aussi! Et au +fond, alors c’est comme si nous ne nous connaissions pas!» Et ce qu’il y +avait de terrible, si l’on prenait la peine d’y réfléchir, c’est +qu’elle, cette Jacqueline, _ne voulait pas_ être libre... + +Je fus quelques jours sans revoir Partonneau. Un matin, j’allai chez +lui. Je le trouvai en bras de chemise, un crayon d’une main, un compas +de l’autre, penché sur une immense carte à grande échelle, qu’il +dessinait patiemment après l’avoir étendue sur une vaste planche de bois +blanc posée sur deux tréteaux. Cette sorte de table était à peu près le +seul meuble de la pièce, sauf une chaise de paille. Telle était la +simplicité de mœurs de cet homme admirable. Partout il était campé. Je +ne vis pas Jacqueline. Ce fut en vain que je la cherchai dans le reste +de l’appartement. + +--Où est-elle? demandai-je. + +--Je ne sais pas, répondit Partonneau. Chez elle, probablement; en face. +Elle ne vient plus. + +--Tu l’as chassée? + +--Si tu veux... Figure-toi qu’avant-hier, il était cinq heures du soir, +le jour commençait de se faire un peu sombre. J’étais là, où tu me vois, +avec les mêmes outils, en train de songer: «Par où diable peut-elle bien +passer, cette garce de cote 3.400?... Voilà une femme qui me met la main +sur le front, qui me dit: «Mais, mon chéri, tu vas te faire mal aux +yeux, si tu travailles sans lumière!» Comprends-tu ça? Est-ce que ça la +regardait? Je lui ai dit: + +--F... le camp, à la fin, f... le camp! D’abord, je ne conçois pas du +tout pourquoi tu es ici; tu ne me demandes jamais d’argent, c’est un +mystère insondable. Mais cependant j’ai fini par comprendre: tu as un +chien qui est curieux, un chien qui aime à «faire balcon», à regarder +les passants dans la rue! Et toi, tu habites sur la cour. Eh bien! ton +chien, il pourra venir tant qu’il voudra! Mais toi, pour quoi faire?... + +«Je suppose qu’elle n’a pas été contente. Elle n’a pas pleuré, elle n’a +pas insisté: elle est partie. + +--Et tu n’as pas été la chercher? Il y avait quatre pas... + +--Non. Encore une fois, pour quoi faire? + + + + +PREMIÈRES RENCONTRES + + + + +PREMIÈRES RENCONTRES + + +--Ne devrais-je pas confesser mon infirmité? Il se peut que je sache +conter à peu près une histoire: j’ignore l’art d’écrire l’histoire. Mes +souvenirs, des profondeurs cérébrales où ils sommeillent, reviennent +sans ordre, se classent sans méthode, sans nul respect de la +chronologie, ainsi que, communément, chez les enfants et les femmes. +Jamais, un jour d’hiver, un jour de gel ou de pluie froide, je +n’arriverais à me rappeler un matin de printemps, fût-il de l’année +dernière. Jamais un soir d’allégresse, un de ces soirs où l’on se sent +l’ami de tout le genre humain, je ne saurais évoquer l’amertume d’une +déception ancienne, un événement dont j’ai pu souffrir, une crise +spirituelle qui me fut douloureuse, ou bien humiliante: ma mémoire +actuelle est toujours de la couleur du temps et de celle de mon âme... + +Voilà que je m’aperçois, un peu tard, que j’ai pris le récit des +souvenirs que j’ai gardés de cet homme exceptionnel, sinon par la fin, +du moins au hasard, et en désordre. J’ai omis de dire comment je fis la +connaissance de Partonneau, comment, dès l’abord, sa personnalité +singulière m’imposa, avec un étonnement un peu craintif, l’admiration du +disciple pour le maître. + + * * * * * + +Ce fut, il y a bien longtemps, dans une ville d’eaux où je faisais une +cure. Il était assis, au casino, devant une table de trente-et-quarante, +et je me tenais debout derrière lui, risquant de temps à autre un timide +jeton de cent sous, tandis qu’il jetait, avec une malchance persistante, +d’assez grosses sommes sur le tapis. Il se leva enfin, sans témoigner la +moindre impatience, même avec un sourire indéfinissable, où il y avait +comme de la volupté, m’offrit courtoisement sa place. Je préférai le +suivre sur la terrasse où, sans autres façons, ni même me demander mon +nom, il commença de me parler de tout, à propos de rien, comme nul autre +que lui ne saurait parler. Depuis, j’ai joui bien souvent de cette sorte +de conversation qui lui est propre, incisive à en être déchirante, +toujours neuve; joui, bien exactement, comme d’un vice. + +Il ne me connaissait pas, mais on me l’avait montré, on me l’avait +nommé. Je le savais célèbre par une exploration dangereuse en Mongolie, +puis une autre à Madagascar. Il y a près de trente ans de tout cela, et, +à cette époque, Madagascar, qui n’était pas encore français, demeurait, +malgré les beaux et longs voyages de Grandidier, à peu près _terra +incognita_ pour un ignorant et un Français de la petite France tel que +je l’étais alors. Ce grand diable long et brun, aux traits +vigoureusement sculptés, ironiques--imaginez une espèce de Barrès qui +aurait des muscles--m’inspirait la qualité d’admiration un peu puérile +qu’on éprouve pour les gens dont on ne sait pas «comment ils ont fait». +... Voici qu’il venait de m’apparaître sous les traits d’un joueur, +sinon professionnel, du moins d’habitude: un homme qui avait traversé +toute l’Asie centrale, et Madagascar en diagonale, administré l’Afrique, +spécialiste en géologie exotique, et qui avait reçu pour ça la croix +d’officier de la Légion d’honneur et la grande médaille d’or de la +Société de Géographie! Ce n’était pas les mœurs que mon ingénuité +attribuait à un savant, même explorateur: je n’y comprenais plus rien. + +A cette époque reculée, l’automobile n’était pas inventée; on se +trouvait encore aux beaux jours de la bicyclette. Tout le monde «en +faisait», c’était plus qu’une mode: une rage, une folie. Partonneau +m’invita à une promenade à bicyclette en montagne «pour s’entraîner aux +côtes». J’acceptai bien volontiers. + +Nous partîmes de bon matin. Je n’osais faire allusion à cette assiduité +de mon compagnon, qui m’étonnait, aux tables de jeu du casino. Mais +comme on ralentissait à cause de la route dont la pente monte assez +rudement, je le félicitai poliment de sa grande médaille d’or. Il haussa +les épaules, et répondit: + +--Les sociétés de géographie, les sociétés de géographie!... + +Il soufflait assez péniblement. Enfin, il m’envoya d’un trait, dans la +figure: + +--Les sociétés de géographie sont composées de sédentaires qui se +réunissent pour encourager les instincts migrateurs de leurs +compatriotes! + +Je vous cite cette phrase afin de vous donner quelque idée des formules +définitives, mais scandaleuses, qui caractérisent la conversation de +Partonneau... Mais quand nous parvînmes au sommet de la côte, me +retournant vers lui, qui était resté un peu en arrière, je faillis crier +d’angoisse, d’horreur, de terreur: ce n’était plus là le Partonneau que +je connaissais, mais un autre--ou plutôt il y avait _deux_ Partonneau, +de même que Janus a deux faces. Le profil de droite était resté tel que +ma mémoire l’avait enregistré; le profil de gauche apparaissait hideux +et formidable; la bouche et l’œil, contractés, crispés, remontant vers +les tempes dans un rictus effrayant--d’autant plus effrayant qu’il était +immobile, comme sculpté, pour l’éternité, dans une pierre inerte! + +--Bon Dieu! criai-je, que vous est-il arrivé! + +Il me répondit, avec la partie de ses lèvres qui vivait encore, et d’un +ton tout uni: + +--Paralysie faciale... Vous inquiétez pas... Résultat du paludisme: un +peu forcé l’allure, alors fabriqué des toxines, et toxines amené +paralysie... Ordinaire, très ordinaire!... Parlez pas de ça: idiot! +Passera après déjeuner. + +Et je ne lui parlai plus «de ça», puisqu’il le défendait. Vers le soir, +au retour, il me proposa de nous baigner dans l’Allier. Il se +déshabilla. Je vis, dans sa nudité magnifique, son corps d’athlète, +maigre et musculeux. Mais dès qu’il me tourna les épaules pour descendre +dans l’eau tumultueuse du torrent, voici qu’un nouveau cri de stupeur et +presque d’épouvante m’échappa: rouge, presque sanguinolente encore, +toute gonflée par l’effort de réparation des tissus, une cicatrice +affreuse partait du milieu de sa cuisse gauche, puis se séparait en deux +branches, l’une allant rejoindre son sexe, l’autre filant, filant, +autour de la cuisse... + +--Tiens, fit-il, je n’y pensais plus... C’est le bœuf sauvage... + +--Le bœuf sauvage?... + +--Oui. Dans l’ouest de Madagascar. Les Sakalaves sont venus me dire +qu’il y avait un bœuf sauvage qui venait rendre visite un peu trop +souvent à leurs vaches domestiques, et que ça les embêtait, parce que +les vaches faisaient ensuite des veaux un peu trop sauvages. Alors j’ai +pris mon fusil, je suis allé voir. J’ai rencontré la brute près d’un +champ de cannes à sucre. Je lui ai envoyé une balle, à cent mètres, et +j’ai cru l’avoir ratée; elle est entrée dans le champ de cannes, comme +si de rien n’était, je l’ai suivie, comme un imbécile: mais je ne voyais +rien, dans ces grandes tiges. L’animal a foncé sur moi. Voilà... + +--C’est tout? + +--Oui, tout... Ah! non... Le bœuf est allé crever à dix mètres. Je +l’avais eu tout de même, vous savez... Il a été versé à l’ordinaire de +mes miliciens: il pesait bien dans les sept cents. Ça faisait de la +viande! + +--Mais vous, vous? + +--Ah! moi aussi, je faisais de la viande, comme vous voyez. L’hôpital le +plus proche était à Mévatanane, à 170 kilomètres de l’endroit où ça +s’est passé. On m’a mis sur une civière, on m’y a porté. Mais les +mouches ont pondu dans cette viande, elle s’est mise à grouiller de +vers, figurez-vous! Très curieux à regarder, mais gênant pour l’odeur... +A l’hôpital de Mévatanane il n’y avait qu’un médecin, sans nez. + +--Sans nez? + +--Sans nez. Conséquence d’un ancien coup de pied de Vénus, je suppose. +Il n’aime pas montrer sa figure aux gens, et c’est pour ça qu’il avait +choisi Mévatanane pour exercer son art: il n’y avait jamais personne, à +cette époque. Il a regardé ma cuisse, et il a dit: + +«C’est dégoûtant! on ne m’amène jamais que les cas désespérés!» + +--Alors? + +--Alors, il voulait me couper la jambe. J’ai refusé, et je lui ai +demandé: + +--Avez-vous des livres? + +Il avait, je ne sais comment, quelques vieux numéros du _Correspondant_. +Le _Correspondant_ est une vieille revue catholique libérale, assez bien +faite. Je me suis guéri en lisant le _Correspondant_... + +--Guéri? En combien de temps? + +--Me rappelle plus... Deux mois, je pense... Mais pendant ces soixante +jours--et pour la première fois je vis ses yeux briller d’une sorte de +plaisir et de désir furieux--comme je croyais que j’allais mourir et que +je voulais vivre, je ne me suis pas embêté une minute! + + * * * * * + +... Alors, je compris pourquoi Partonneau, revenu en France, ne quittait +plus les tables de trente-et-quarante ou de roulette. Ses nerfs sont +aussi durs, aussi calleux que son corps énergique est insensible. Et +pour les réveiller, il lui fallait l’excitation de ce qui, pour tout +autre, eût été la peur, ou la douleur physique, ou l’angoisse morale, ou +le risque amer du jeu. + + * * * * * + +Quelques jours après qu’il m’eut montré, sur les bords d’un gave +pyrénéen, les épouvantables marques laissées sur sa chair, en un endroit +assez délicat, par son combat contre un bœuf sauvage, nous revînmes +ensemble à Paris. Il me semblait que je ne pourrais plus jamais quitter +cet homme admirable et déconcertant; je l’écoutais avec religion, +j’enregistrais ses paroles, je ne souhaitais rien, sinon devenir +humblement l’Eckermann de cette espèce de Gœthe colonial, je me sentais +pour lui l’âme d’un disciple modeste, enthousiaste, fidèle: et il est +bien vrai que je lui dois beaucoup. Il n’était mon aîné que d’un lustre +à peine; mais je me trouvais à l’âge ductile où l’on cherche sans +orgueil sa personnalité à travers des personnalités plus fortes, ardent +à s’offrir tout entier pour recevoir leur empreinte. En un mot, je +l’aimais. J’ignore, même aujourd’hui, s’il daigna, de longtemps, m’en +savoir gré. Cela ne vint que plus tard. Je me trouvais là, je le +comprenais ou essayais de le comprendre; il pensait devant moi, +paisiblement il m’annexait, comme il eût fait, au cours d’une +exploration, d’un indigène paraissant raisonnablement honnête et bien +disposé pour le blanc. Bientôt il me tutoya. Je lui eus, de cette +familiarité, une reconnaissance infinie; il me fallut quelque temps pour +oser la lui rendre. + +Il semblait d’une égalité d’humeur, d’une patience comme ascétiques. +Cela, de sa part, était raisonné, volontaire. Il m’avoua certain jour +nourrir un profond dédain pour les explorateurs qui se font tuer: + +«Cela prouve seulement, me dit-il, qu’ils ne connaissent pas la +philosophie du métier, qui n’est rien autre que celle du ver de terre. +Le ver de terre est aveugle. Quand, dans ses reptations souterraines, il +rencontre une racine, un caillou, n’importe quoi qui l’empêche d’aller +tout droit, il ne s’obstine pas. Il pousse sa pauvre tête pointue à +droite et à gauche, jusqu’à ce qu’il ait trouvé un terrain qui cède à +ses sollicitations. C’est comme ça qu’il faut faire. Si, sur son chemin, +on rencontre un personnage mal luné qui vous dit: «On ne passe pas!» il +faut attendre quelques jours. Et s’il ne change pas d’avis, passer +ailleurs... S’il faut savoir frapper, quelquefois? Évidemment! Mais +alors, dur! Et par conséquent, si l’on est certain, absolument certain, +d’être le plus fort. La morale, la vraie morale, consiste à ne jamais +faire la guerre qu’à plus faible que soi: de même qu’il est sage de ne +donner de gifles qu’aux enfants. C’est une morale immorale, mais c’est +la bonne.» + +Ce fut un incident fort banal, et ridicule, qui me montra que cette +égalité d’humeur, cette patience étaient simulées, et ce qu’elles +cachaient de violence... Il pleuvait. Partonneau qui ne portait +d’ordinaire rien dans les mains, pas même une canne, entra dans un +magasin et fit l’emplette d’un parapluie. Telle était son habitude: +l’averse passée, il oubliait le parapluie n’importe où. + +Nous suivions les quais. Il s’agissait de retourner sur la rive gauche. +Un peu avant le Pont-Neuf nous aperçûmes, assez loin encore, l’omnibus +de Ménilmontant. A cette époque, perdue à cette heure dans le recul de +la légende, il n’y avait pas encore d’autobus: rien que de grandes +caisses roulantes, avec une impériale, et traînées par trois chevaux. Il +faut faire maintenant un effort de mémoire pour se rappeler combien la +physionomie de Paris a pu changer en moins de quinze ans... Partonneau +prit sa course pour rattraper cet omnibus, en refermant son parapluie. +Je le suivis, avec plus de lenteur. + +... Au moment où il allait atteindre la voiture, un autre piéton le +rejoignit. C’était, selon l’apparence, un bourgeois assez cossu, un +monsieur qui, certes, se fût offert un fiacre, s’il en eût passé sur ce +quai assez déshérité, pour éviter l’averse. Partonneau allongeait déjà +la main pour saisir le garde-fou, la jambe pour s’établir sur le +marchepied... le monsieur cossu le bouscula, et prit sa place. + +Alors, je vis, spectacle inattendu et scandaleux, Partonneau l’empoigner +vigoureusement au collet, le tirer en arrière, et lui envoyer à travers +la figure un magnifique revers de son riflard. Le coup porta si bien que +le chapeau tomba et que le monsieur fit un écart en arrière. + +Comme j’arrivais, tout essoufflé, me remémorant, au pas de charge, ces +vers d’un illustre poète, à peine modifiés, il s’avéra que le monsieur +cossu était aussi un monsieur combatif. Lui-même avait un parapluie: je +tombais en pleine séance d’escrime. + +Pendant ce temps l’omnibus s’était éloigné, mais ralentissait pour +gravir le dos d’âne du Pont-Neuf. Je criai à Partonneau: + +--Qu’est-ce qui te prend? tu es fou? + +Partonneau avait retrouvé son sang-froid. Il s’amusait de tout son cœur +en parant les attaques du monsieur cossu qui, je dois bien le +reconnaître, n’avait pas davantage été l’agresseur que la France ne le +fut plus tard à l’égard de l’Allemagne. + +--Monsieur, dit Partonneau un peu haletant, je prendrai l’omnibus, et +vous ne l’aurez pas! + +Sur quoi, ayant l’air de suivre la consigne militaire en cas d’alerte, +qui est de s’esquiver rapidement, il mit ses jambes à son cou, gagna +l’omnibus, et s’y assit. Je l’avais suivi. Les voyageurs de l’omnibus +riaient comme des enfants, moi aussi. + +Mais le monsieur cossu, dans un état d’exaspération concevable, +transforma ses bras en un poste de télégraphie optique d’un rayon +d’action tel que le conducteur de l’omnibus, tirant sa sonnette, fit +arrêter la voiture. Et le monsieur entra! + +Ce fut tragique. Le monsieur alla s’asseoir en face de Partonneau. Il +était écarlate, il était bleu, il était vert d’indignation, en même +temps que le feu de la bataille et de la course lui coupaient le +souffle. + +--Monsieur, dit-il à Partonneau, ça ne se passera pas comme ça!... Votre +carte. + +--Ma foi, répondit paisiblement Partonneau, je n’en ai pas! + +Ce n’était point, de sa part, un mensonge. Depuis longtemps il avait +renoncé à l’usage des cartes de visite, par la raison, expliquait-il, +que, dans les pays qu’il habite généralement, personne ne les peut lire. + +--Les voilà bien, dit pour tous les voyageurs le monsieur cossu, ces +goujats qui donnent des coups de parapluie. Ça n’a seulement pas de +carte!... Écrivez-moi votre nom, votre adresse! + +Partonneau, avec une prétendue confusion, déclara qu’il n’avait ni +papier ni crayon, ni plume. Un voyageur perfide prêta les objets +nécessaires. + +Alors, Partonneau, froidement, inscrivit, sur la feuille qu’on lui avait +tendue, _mon nom_! Je n’eus le temps de voir que cela, et j’allais +protester. La fermeté de son regard cloua cette protestation sur mes +lèvres. Il demanda, bien doux, tenant toujours la feuille de papier +entre ses doigts. + +--Et vous, monsieur, puis-je savoir?... + +--Oui, monsieur, moi, des cartes, j’en ai toujours! + +Partonneau lut à haute voix, pour l’assistance: + +_M. Aristide Lebeau, 10, impasse Lebeau, entrepreneur de menuiseries et +cercueils._ + +--Monsieur, fit Partonneau avec une gravité terrible, vous pouvez +préparer _le vôtre_! + +Les yeux durs, la lèvre hautaine, il lui présentait les lignes qu’il +venait d’écrire, ces lignes dont la première portait mon nom, mon pauvre +nom, bien inconnu de tous à ce moment. Le monsieur cossu, de rouge et de +bleu devint blanc comme un linge. Il murmura ces mots, pour moi +incompréhensibles: + +--C’est toujours comme ça! Toujours comme ça! + +Son derrière, son important derrière, commença de ramper vers la sortie, +sans quitter la banquette; au premier arrêt, il s’évanouit, silencieux. + +Vainqueurs, nous ne descendîmes qu’à la place de Rennes. Seul enfin avec +Partonneau j’osai lui reprocher d’avoir ainsi, sans courage, substitué +ma personne à la sienne. + +--Mon cher ami, répondit-il sans honte, c’est que je me suis jugé trop +parfaitement idiot... J’ai préféré que ce fût toi... Quand cet imbécile +m’a bousculé, je n’ai plus songé que je me trouvais à Paris. J’ai réagi +comme en présence d’un noir ou d’un jaune qui ose attenter à la majesté +du blanc, ce qui exige le coup de cravache. Je n’avais pas de cravache, +j’ai pris mon parapluie. C’est stupide! stupide! Bon Dieu! il faut que +je m’en aille, ou bien que je m’adapte. Toutes réflexions faites, je +crois que j’aime mieux m’en aller... Mais ne crains rien: tu n’entendras +plus jamais parler du bonhomme. + +--Je le pense, répliquai-je: il est parti bien vite... Mais pourquoi, je +ne m’explique pas pourquoi? Il ne me connaît pas; d’ailleurs, je me sers +d’une épée comme d’une fourchette, et à dix mètres, je ne mettrais pas +une balle de pistolet dans une porte cochère. + +--Mon cher, me révéla Partonneau, c’est bien simple. Au-dessous de ton +nom et de ton adresse, j’avais écrit seulement ceci: _maître d’armes_. + + * * * * * + +Du reste, humilié, déconcerté dans mon admiration, il m’arrivait de le +trouver radicalement absurde. Il ne s’intéressait à rien absolument, à +Paris et en France. Il professait sur toutes choses--j’entends les +choses qui, à ce moment, affolaient la plupart des Parisiens--que les +jugements les plus courts et les plus médiocres. On aurait juré qu’il le +faisait exprès: il ne le faisait pas exprès! Parmi ces jugements, +quelques-uns approchaient de l’humour. Il ne s’en doutait pas: il les +exprimait tout à fait sérieusement. C’est ainsi qu’une fois, alors qu’on +était tout près d’une période d’élections générales, et qu’il était à +craindre que les décisions du peuple, réuni dans ses comices, ne fussent +hostiles au régime que nous possédons, il demanda, étonné: «pourquoi les +ministres ne faisaient-ils pas «amarrer» quelques notables?» Il estimait +légitime, quand le gouvernement est obligé de procéder à une élection, +que celui-ci commence par jeter dans la _canha-fa_, entendez sur la +paille humide des cachots, un certain nombre de citoyens, afin +d’inspirer aux autres des réflexions salutaires sur l’irrésistible +pouvoir de l’Autorité. «Amarrer» les notables lui paraissait donc la +première mesure à prendre, toutes les fois que se présente un événement +désagréable. Si c’est une grève, les présidents et les secrétaires du +syndicat de la corporation en grève; mais si c’est un accident de chemin +de fer, le président, les administrateurs et les ingénieurs de la +Compagnie: les têtes, enfin, toujours les têtes! + +«J’ai remarqué, expliquait-il, qu’ici, vous ne fichez jamais dedans que +les _nhaquoués_, autrement dit les pédezouilles. L’expérience nous a +enseigné, aux colonies, qu’il ne sert de rien d’amarrer les +pédezouilles: ils sont, en quelque sorte, payés pour ça par ceux qui les +mènent, et encore «payés» est une exagération. En réalité, ils sont +tenus d’acquitter les bêtises que font leurs maîtres, soit sous forme +d’amendes, soit en allant au violon. Ils en ont l’habitude, et cela +n’empêche rien. La vérité est qu’on n’obtient le bon ordre, et une saine +administration, qu’en tapant sur le mandarin, quitte à lui accorder, +entre temps, les plus grands honneurs, afin de lui assurer le respect du +peuple.» + +Tout cela était tellement extraordinaire et à proprement parler, hors de +raison, qu’il n’y avait rien à lui répondre, sinon que «ça ne pouvait +pas se faire comme ça», et à changer de conversation. Lui-même s’en +rendait compte, car il était dans ses principes de commencer par étudier +«l’indigène»: et il constatait, sans songer à s’en froisser, que pour le +moment, il ne comprenait pas l’indigène parisien, et que celui-ci le lui +rendait; mais il ne l’accusait pas d’avoir tort. + +«Il a fallu, m’expliqua-t-il un jour, que je prisse mes dispositions +pour vivre dans des pays où, à première vue, il n’y a pas moyen de +vivre, et ne pas m’y embêter alors qu’on n’y distingue que des motifs de +s’embêter jusqu’à la mort: car, moi aussi, il fut une époque où je fus +Français, et même Parisien. La plupart des coloniaux ne parviennent à +cet état indispensable d’abrutissement et d’heureuse ataraxie +qu’inconsciemment, sous l’influence du climat, du milieu et des +circonstances. C’est ce qu’ils appellent «avoir pris la couche». Et ils +savent, par expérience, que tant qu’ils n’ont pas pris la couche, ils +souffrent de ce mal horrible qui s’appelle la nostalgie, ils trouvent +que tout va de travers, ils sont mécontents de tout; ils ne sont bons +qu’à se laisser claquer ou rembarquer. Moi, j’ai pris la couche +volontairement. J’ai étudié les moyens de l’étendre sur moi, d’en +pénétrer mes pores, de m’en faire une cuirasse. Mais c’est une cuirasse +qui tient à la chair: on ne s’en débarrasse pas comme on veut; il y faut +même plusieurs années.» + +La curiosité me vint d’analyser de quels éléments cette «couche» se +composait. Je constatai assez aisément que le premier était, de la part +de mon ami, et sans doute de tous ceux qui ont partagé son genre +d’existence, une insouciance profonde et sincère à l’égard de toutes les +classes de la société qui n’étaient pas «sa classe». En d’autres termes, +l’esprit de corps. Nous le connaissons, chez nous, par les militaires et +aussi par les magistrats, qui en sont profondément imbus, mais encore +nos militaires et nos magistrats de France sont-ils obligés de +fréquenter des personnes qui ne sont ni militaires ni magistrats: les +nécessités de la vie contemporaine les y contraignent. Partonneau, bien +au contraire, vivait depuis plus de vingt ans dans des pays +exceptionnels où il n’avait rencontré que trois catégories d’humains, +pratiquement réduites à deux: l’indigène, matière de sa profession, et +qu’il ne considérait que professionnellement, un peu comme le médecin +les malades, ou plutôt, comme le prêtre les laïcs; et puis les +Européens, les _blancs_; et ces blancs répartis en deux subdivisions: +les administrateurs coloniaux, la seule importante, et les autres. + +De là chez lui, d’ailleurs, un magnifique, un émouvant mépris de +l’argent. Chez nous, depuis plus d’un siècle, c’est l’argent qui donne +le rang; si nous avons encore une aristocratie, ce n’est plus qu’une +ploutocratie. Pour Partonneau, l’argent était une chose due à son grade, +à sa fonction, et qui n’avait en soi qu’une importance tout à fait +secondaire, d’autant plus que, «à la colonie», maison, train de maison, +automobile, enfin presque toutes les nécessités ou les agréments de +l’existence, lui arrivaient en surcroît de son traitement. Ainsi +l’argent, pour lui, n’était pour ainsi dire que le superflu; quelque +chose comme la «semaine» qu’on donne aux collégiens; il le dilapidait +comme un aristocrate des temps passés, peut-être même avec plus +d’affectation. Quand, à Paris même, il avait touché son traitement, en +billets de banque, il ne daignait pas plier ces billets dans un +portefeuille. Il les froissait négligemment, en forme de boule, qu’il +jetait dans la poche de son pantalon, et, pour payer quoi que ce soit, +se contentait d’effeuiller la boule. + +Je m’aperçus bientôt que rien, décidément, rien n’avait d’importance à +ses yeux que sa colonie, les gens de sa colonie, que la France et sa +capitale même, avec son luxe, ses magnificences, les hiérarchies +mondaines qu’on s’efforce d’y recréer artificiellement, n’existaient +pas. Je le conduisis un jour, espérant l’émouvoir, à la répétition +générale d’une pièce à laquelle le «Tout-Paris» des premières et des +salons à la mode s’était fait un devoir d’assister; ce qu’on appelle un +événement de la saison. Il y avait là des hommes politiques fort connus; +tous les lions de la littérature et du journalisme; la belle madame +Levreau, qui mènerait toutes les élections à l’Académie si sa rivale +Madame de Perdrix-Marais ne lui faisait concurrence; et jusqu’à Mgr +Lapie, évêque _in partibus_ d’Antioche, celui qui, vous savez bien, a +converti à son lit de mort M. Pavillon, cet illustre philologue, athée +de goût, de tempérament et de raison. + +... Partonneau tira sa lorgnette, scruta l’assemblée avec une grande +conscience, et me dit tout naturellement: + +«Il y a Perronneau, le résident supérieur d’Annam, dans une avant-scène; +Julliard, de Hai-Binh, avec sa petite amie, dans une baignoire. La +Maloire, le directeur de la Société d’Électricité de Saïgon, avec sa +femme, et madame Pouyade, tu sais, l’épicière du boulevard Paul-Bert, à +Hanoï, aux fauteuils: la chambrée n’est pas mauvaise! + +Alors, je compris vraiment ce que c’est que la couche! + + + + +LE MUSÉE DU FOU + + +Comme nous venions de dépasser la Celle, Partonneau arrêta l’auto et +consulta la carte. + +--Plus qu’une vingtaine de kilomètres pour gagner Mairols, fit-il. Et le +détour en vaut la peine: nous déjeunerons au Musée du Fou. C’est au +moins aussi intéressant que toutes les églises romanes qui jouissent de +ton admiration. + +--Le Musée du Fou?... + +--C’est comme ça qu’on l’appelle dans le pays... Le Fou, c’est un +frère-la-côte de ma connaissance. Rencontré au Chari, en pleine Afrique +Centrale, il y a une quinzaine d’années. A fait fortune là-bas, +drôlement. Prétend que j’y suis pour quelque chose; tient une auberge +dans un endroit où il ne passe pas quatre clients par an: nous recevra +bien. Un peu piqué. + +--Mais son Musée?... + +--Tu verras! répondit Partonneau brièvement. + +Me passant le volant, il s’occupa d’allumer sa pipe avec une +allumette-tison. Puis il reprit la direction de la voiture. Je la lui +cédai sans enthousiasme. Partonneau a gardé de ses randonnées exotiques +l’opinion qu’une auto doit passer partout. Il avait engagé celle-là dans +un chemin que seules les charrettes à bœufs des indigènes de France ont +jamais fréquenté, comme cela se peut voir à la profondeur des ornières. +Du reste, il ne prêtait nulle attention au paysage: les beaux +châtaigniers qui enfoncent de grosses racines apparentes dans le granit +et le gneiss décomposés; les vues sublimes ouvertes d’un coup brusque, +aux tournants, sur les eaux blanches et bleues d’un torrent qui coule si +bas, au-dessous de vous, qu’on n’entend pas la bataille qu’il livre aux +vieux rochers de son lit; les plateaux déserts, ondulés, robés de +bruyères violettes. Il expliquait laconiquement, dans son style +télégraphique: + +--Ici, un des centres du recrutement pour les colonies. Trois centres, +sans compter Paris et Marseille, où l’on trouve de tout: l’Ardèche, +l’Aveyron, l’Ariège: des pays pauvres d’où les gens émigrent. L’Ardèche, +c’est pour les missions catholiques: de braves gens, peu difficiles sur +la nourriture, sobres, durs au travail. Ça fait de bons frères convers, +et de bons novices. L’Aveyron, ça donne des employés de factorerie: des +types à la tête ronde comme une boule, économes, âpres au gain, et +solides. C’est de là qu’est le Fou: il est retourné dans son pays, comme +tu vois. L’Ariège fait des administrateurs: des gaillards à la coule, +qui savent se débrouiller pour l’avancement et reviennent, assez +souvent, manger leur retraite au patelin. J’oubliais les Corses: mais +ça, c’est une autre affaire... Mon vieux, ce que c’est déconcertant au +premier abord, quand on ignore ça, de trouver une tête de tigre +naturalisée, ou bien le squelette d’un poisson-scie, au centre de la +France, dans un village de la montagne!... + +--Mais le Musée! + +--Je te dis que tu verras!... D’ailleurs nous y sommes. Bonjour, +monsieur Boniface! + +C’est ainsi que j’appris que le Fou répondait aussi à un nom un peu plus +chrétien et moins extraordinaire. Un tout petit homme, mince comme un +fil, pas plus haut qu’un enfant de seize ans. Des pieds et des mains +d’une exiguïté singulière, comme c’est le cas chez certaines races +sauvages, et des yeux étonnants, troublants, à l’iris dilaté, agrandi, +aux sclérotiques jaunes de bile: non pas ceux d’un alcoolique, cela se +voyait à la précision de tous ses mouvements, à ses doigts qui ne +tremblaient pas, mais d’un vieil impaludé, d’un fiévreux chronique dont +le foie, par surcroît, est atteint. + +--Vous avez eu la bilieuse hématurique? suggérai-je. + +--Deux fois... Vous avez vu ça? Comment?... _Il en est donc?_ fit M. +Boniface, se tournant vers Partonneau. + +--Oui, fit Partonneau, il en est! Il en a été, du moins. Comme vous. +J’espère que ça nous vaudra un bon déjeuner. + +--Même s’il n’y avait eu que vous! Ah! monsieur Partonneau, monsieur +Partonneau! Quel plaisir de vous revoir! Tout ce qu’il y a ici est à +votre service, vous le savez bien! + +Partonneau détourna la conversation. + +--En attendant l’omelette, dit-il, nous pourrions visiter votre +collection... A quel numéro en êtes-vous? + +--Soixante-huit mille, monsieur Partonneau, soixante-huit mille et +quelques!... Vous savez, depuis que l’Amérique est devenue sèche, comme +ils disent, ça m’a fait des numéros de plus! + +--J’aurais plutôt cru le contraire... + +--Non, non!... Je vous expliquerai... Attendez que j’allume une bonne +lampe à réflecteur. Un rat de cave ne suffit pas, pour tout ce qu’il y a +à voir... + +Il nous fit passer par la cuisine, la buanderie, et, tirant une grosse +clef de sa poche, ouvrit une lourde porte qui découvrit un escalier +descendant par deux étages dans les entrailles de la terre. + + * * * * * + +Le Musée du Fou était dans une cave. Sa collection était une collection +de soixante-huit mille bouteilles! + +--Il y a là tous les crus, cria le Fou, et sa voix retentissait sur le +granit des voûtes, tous les crus! Non pas seulement ceux de France, ceux +du monde entier! Tenez, voilà les vins, tous les vins de la Grèce, ceux +qu’on fait à la française, pour l’exportation, et les autres, résinés, +dans des outres. Ceux de Perse, ceux de l’Inde--on fait du vin, dans +l’Inde!--Ceux de Californie, d’Australie et du Cap! Ceux d’Espagne, ceux +de Hongrie, d’Autriche, de Roumanie, de Bulgarie, de Serbie, d’Alsace, +du Rhin, d’Italie, de Bessarabie... Ce petit vin blanc de Chaâba, en +Bessarabie, est curieux. Il vient de vignes transplantées du pays de +Vaud, en Suisse... J’ai aussi tous les vins de Suisse, naturellement! Et +toutes les eaux-de-vie, toutes les liqueurs de la terre, toutes les +marques de toutes les caves, de tous les vins, de toutes les liqueurs. +Même toutes les marques d’absinthe, qui est interdite maintenant. Au +complet! Au complet!... Et voilà mes dernières acquisitions: à côté des +genièvres et des gins des Flandres, de Belgique, de Hollande, +d’Angleterre, et des whiskys d’Angleterre encore, d’Écosse, d’Irlande, +du Canada, d’Amérique, tous les nouveaux whiskys, tous les alcools +fabriqués en contrebande aux États-Unis--les _moonshined_, comme il +paraît qu’on les appelle--depuis la loi de sécheresse. J’ai tout, tout, +tout! Des fois, ça n’est qu’une pinte, une demi-pinte, un tout petit +échantillon. Plus souvent, ça va par caisses de douze bouteilles. Et +pour la France, autant que possible, la pièce entière de la meilleure +année: soixante-huit mille bouteilles des vins, des eaux-de-vie, des +liqueurs, des apéritifs de France! Venez voir: j’ai encore trois caves +comme celle-ci. Je passe sous la route, par un tunnel! + +--Et vous boirez tout cela? demandai-je. + +--Je n’en bois jamais un verre, fit-il âprement. Je garde tout! +J’augmente, je ne diminue jamais la collection. + +Il me regardait d’un air fier et défiant. Un avare jaloux de son trésor, +un poète qui s’abreuvait idéalement de cette fortune, de ce trésor +liquide, de cette âme du vin, destinée par lui à l’immortalité, à +l’éternité: fallait-il le mépriser ou l’admirer? + +Le déjeuner comportait quatorze plats, sans compter les entremets et le +dessert: des écrevisses, des truites, des perdreaux, un cuissot de +sanglier, mariné. En s’asseyant, Partonneau avait dit: + +--Monsieur Boniface, nous buvons du vin, nous! Allons, tapez dans votre +Musée: deux bouteilles de montrachet et deux de langon! + +--Je n’ai rien à vous refuser, monsieur Partonneau, répondit le Fou, +avec une gratitude humble. + +Il alla chercher les bouteilles. En présence du cuissot de sanglier, +Partonneau déboucha le langon: + +--Mais, monsieur Boniface, il est passé, ce vin-là! + +Le Fou baissa la tête, en rougissant: + +--Comment voulez-vous que je le sache? Il y en a trop, dans ma cave, +trop! Et puisque je n’en bois jamais! + +Soupirant, il s’en fut quérir une autre bouteille. + +Je voulus remplir son verre de ce vénérable langon, parfumé, vigoureux. + +--Non, fit-il, non... Pour vous, monsieur Partonneau, tout ce que vous +voudrez! Mais moi, ça me ferait trop de peine! Et puis, mon foie: il +faut que je fasse attention à mon foie. Mais j’en jouis, allez, de ma +collection, j’en jouis! + +Alors, je compris pourquoi on appelle M. Boniface le Fou: il possède +soixante-huit mille bouteilles de vin, et n’en boit une goutte: chose +incroyable pour des Français. Mais j’admirai l’imagination de ce +thésauriseur passionné, qui s’inventait à lui-même le goût, qui se +grisait follement en pensée de cet océan de vin et d’alcool, qu’il avait +là, sous les lèvres, sans jamais en approcher sa bouche. Et je calculai +rapidement que ces soixante-huit mille bouteilles, au prix moyen de six +ou sept francs chacune, ne devaient pas lui avoir coûté moins d’un +demi-million. Et il y avait les eaux-de-vie, les liqueurs, dont le prix +d’achat avait dû être notablement plus élevé: le total certes, dépassait +de beaucoup cette somme. Il était donc bien riche, ce petit aubergiste, +cet ancien «frère-la-côte», comme l’appelait Partonneau, qui nous avait +accueillis en pantoufles, sans faux col à sa chemise peu fraîche, son +vieux pantalon mal retenu par une ceinture de flanelle rouge sur ses +reins maigres, retombant en tire-bouchon sur ses pieds? Je posai la +question. Je ne la posai point comme je l’écris ici, je l’enveloppai, la +drapai, m’efforçai de la poser avec élégance, insouciance apparente, et +par allusion. Mais enfin, rien au monde n’aurait pu m’empêcher de la +poser. + +--J’ai eu ce qu’il faut pour acheter tout ça, répondit M. Boniface, et +encore bien davantage. Je ne le dirais pas à d’autres, mais M. +Partonneau sait tout. Alors? Il vous raconterait la chose dès que +j’aurais le dos tourné. Autant que ça soit moi. + +«Vingt ans de ma vie, j’ai passé dans l’Oubanghi-Chari, vingt ans! J’y +étais parti comme télégraphiste militaire, j’y suis devenu sergent +télégraphiste. J’en ai posé, des poteaux et des fils!... En même temps, +je chassais pour nourrir mes hommes et pour faire plaisir aux Bouniouls, +aux nègres, vous savez, quand un lion ou une panthère venait les +embêter: un paradis terrestre l’Oubanghi-Chari, pour la chasse à la +grosse bête... Et j’aimais ça!... ah! j’aimais ça!... On dirait que ça +vous étonne, parce que je n’ai pas l’air costaud: un crevard, j’ai +toujours été un crevard, pas plus gros qu’aujourd’hui, pas plus fort. +Mais ça n’est pas la force qui fait le bon chasseur: c’est d’avoir bon +pied, bon œil, et du sang-froid. Je n’ai jamais eu peur de rien, pas +même des buffles, qui sont les animaux les plus embêtants. Bien plus que +les lions: le lion n’est pas malin, et il est bien moins brutal. Moins +imprévu aussi: on sait toujours à peu près ce qu’il va faire: le +buffle!... + +»Ça me plaisait tellement, cette vie-là, que j’ai rempilé après mon +premier congé. Et après... après, comme je n’avais pas assez +d’instruction pour passer officier dans l’arme, qui est une arme +savante, je suis encore resté, je me suis mis à chasser l’éléphant. +C’est un métier chanceux; à la fin des fins beaucoup y restent... Le +plus épatant des chasseurs d’éléphants, le grand homme, +l’illustre--Coquelin, il s’appelait--en avait tué cent cinquante; mais +au cent cinquante et unième, c’est l’éléphant qui l’a eu. Moi, je ne +voulais pas y laisser ma peau. Je me disais: «Que j’attrape seulement +une tonne d’ivoire, à quarante francs le kilo--qui était le prix à +l’époque--ça me fera quarante mille francs. Je n’ai ni femme ni enfants +ni parents; je placerai ça à fonds perdu, et j’irai prendre ma retraite +en France...» Je ne voyais pas plus loin... Quand j’y pense, bon +Dieu!...» + +Il s’arrêta un instant, ébloui de lui-même et de sa merveilleuse +aventure. + +«Pourtant, mes mille kilos, je ne les eus pas si vite que ça. D’abord, +quand j’avais abattu un éléphant, il me fallait porter l’ivoire jusqu’à +la plus proche factorerie. Ce portage, ça faisait trop de frais pour +moi. Je m’engageai donc, pour commencer, dans une maison de commerce, à +tant par mois, avec un intérêt sur l’ivoire que je procurerais. Comme +ça, j’avais mes porteurs à l’œil, et pas de frais. + +»Je cherchais autant que possible à débusquer des éléphants solitaires. +D’abord, en général, ce sont de vieux mâles, dont les défenses sont plus +lourdes. Et puis, tirer dans une troupe de ces animaux-là, c’est plus +risqué: pour un qu’on met par terre, vingt qui vous chargent. Surtout +les mères, quand elles ont des éléphanteaux. Enfin, les solitaires +marchent et paissent surtout la nuit. Le jour, ils cherchent un +boqueteau bien sombre, ils y dorment appuyés contre un arbre. On les +suit à la trace de leurs gros pieds, et on les tire... Ça n’est pas +héroïque, mais c’est commercial, et c’est de cette façon-là que chassent +les indigènes... Et comme l’éléphant, pendant son sommeil, se réveille +pour faire ses besoins, et bouse au pied de l’arbre, ça fait une odeur +de fumier, quand on entre dans ces boqueteaux!... + +»Mais, un jour, je tombai sur une bande, une grosse bande. C’était sur +un terrain où je n’étais jamais allé encore, ni, je crois bien, aucun +Européen. Un immense marais desséché, quelque chose comme un Tchad qui +ne serait pas porté sur les cartes: des roseaux tout brûlés par le +soleil, une terre gercée, et, quand on fouillait cette terre, qui a la +consistance de la brique, de ces drôles de petits poissons, vous savez, +qui se creusent un lit dans la fange, quand elle est encore molle, s’y +font une espèce de nid comme un cocon de ver à soie, et puis s’endorment +pour ne se réveiller qu’à la saison des pluies et des inondations, et +recommencer à nager. + +»Je n’avais avec moi que mon porteur de fusil, Taraoré. Et je regardais +cette bande d’animaux énormes qui ne me voyaient pas, ne me sentaient +pas, parce que j’étais sous le vent, et bien caché dans ces roseaux. Je +ne savais quoi décider. Tirer dans le tas? Je vous ai dit que c’était +dangereux; d’ailleurs ils n’étaient pas encore à portée. Et puis il y +avait dans leur conduite quelque chose qui m’étonnait, quelque chose de +pas ordinaire, d’incompréhensible, d’impressionnant... Ils ne paissaient +pas, ils n’avaient pas l’air d’accomplir non plus une de ces grandes +randonnées qu’ils font parfois, à fond de train, pour passer d’un +endroit à un autre, très éloigné... Ils marchaient comme en procession, +gravement, tristement. Oui, tristement, je vous assure! Un cortège pour +un enterrement: ce fut la comparaison bizarre qui me vint à l’idée. Et +je vis, oui, je vis à la tête de ce cortège deux vieux mâles, des bêtes +tout à fait antiques, monstrueuses, aux défenses énormes, qui +vacillaient, titubaient, comme saoules. Et chacun de ces vieux mâles +était comme enlacé par les trompes de deux femelles qui les tiraient, +les entraînaient, pendant qu’ils semblaient dire: «Non, non, pas +maintenant! Encore un instant, je vous en supplie!» + +»Les femelles les conduisirent jusqu’à l’endroit où le marécage +commençait, car il y avait encore un point où le marécage +subsistait--et, les lâchant, se mirent derrière eux, les poussant +doucement, comme avec pitié, de leur énorme front. Il y en eut un qui +trébucha, tomba, ne se releva point; l’autre le suivit bientôt dans sa +chute... Et le reste de la bande, avec les quatre femelles, s’était +rangé devant eux, en terre ferme. Ils étaient bien là une trentaine, des +vieux, des jeunes, des éléphants gigantesques, dans toute la puissance +de leur âge et de leur force. Et tous poussèrent ensemble un grand cri, +comme l’appel, sur une seule note, de trente immenses clairons. + +»La trompe des deux enlisés s’éleva au-dessus de la boue, un instant, et +répondit, désespérée... Ce fut tout. La bande s’éloigna, de son même pas +lent, grave, de son pas de deuil... + +»Je ne comprenais toujours pas. Taraoré me dit les yeux brillants: + +»--Leur cimetière! C’est un de leurs cimetières, ici! On ne le +connaissait pas. Ils y ont conduit ces deux vieux, qui allaient +mourir... Maintenant ils s’en vont... + +»J’avais entendu parler de ces cimetières d’éléphants, où ils +conduisent, les laissant exprès s’enliser, leurs malades et leurs vieux, +quand ils ne peuvent plus suivre la bande. Mais j’avais cru jusque-là +que c’était une blague! J’allai voir; dans la boue desséchée, je vis des +crânes, des défenses, parfois les formidables ossements d’un pied qui +pointait, l’animal ayant chaviré, la tête en bas. Depuis des siècles il +servait de cimetière, ce marais-là! Il contenait des milliers et des +milliers de squelettes d’éléphants. C’était une mine d’ivoire, autant +dire une mine d’or. + +»Je m’en allai, songeant: «Si tu en parles, on te la volera, ta mine! +Mais toi tout seul, comment l’exploiter?» A la fin j’en parlai à M. +Partonneau. On peut compter sur lui: c’est un drôle de type, il se f... +de l’argent. Et c’est lui qui m’a donné le bon tuyau, le vrai conseil: +«Ne dis rien aux blancs. Va trouver sultan Ahmed, et dis-lui: «Je sais +où il y a un cimetière d’éléphants, et toi tu ne sais pas. Prends la +moitié de l’ivoire, donne-moi le reste.» + +»Je suppose qu’il a dû me carotter, sultan Ahmed, mais tout de même, de +l’ivoire qu’il m’a donné, j’ai tiré, en trois campagnes, seize cent +mille francs...» + + * * * * * + +--Tu y crois, toi à cette histoire de cimetières d’éléphants? +demandai-je à Partonneau quand nous fûmes remontés en automobile. + +Il haussa les épaules. + +--Est-ce qu’on peut savoir?... Le père Boniface a trouvé un gisement +d’ivoire, et il est venu me demander conseil, comme il le dit. Voilà ce +qu’il y a de sûr... Et pourquoi pas, après tout, pourquoi pas? Ici, en +Europe, nous ne voyons guère que des animaux domestiqués, +apprivoisés,--privés, comme le dit un involontaire calembour de la +langue,--privés par notre intelligence patiente de leur intelligence, +incapables de se subvenir à eux-mêmes, abrutis. Sur ces terres encore +primitives, au contraire, l’homme est encore si peu de chose, il tient +si peu de place, et une place si médiocrement honorable! Entre lui et la +bête, la distance s’amoindrit. Parfois, oui, parfois, ce n’est pas +l’homme qui a l’avantage. Au bout du compte, on a quelques raisons de +supposer que nous ne sommes pas la tentative initiale qu’ait faite la +nature pour jeter dans le monde les premières lueurs de la raison, du +libre arbitre, de l’industrie, de quelque chose comme _la moralité_. +C’est une hypothèse qui peut se soutenir, et qu’on a soutenue, qu’aux +premiers jours du monde, avant que l’homme apparût sur la terre, les +insectes, les grands insectes dont on retrouve les empreintes dans les +entrailles de nos houillères n’ont pas été alors ce qu’ils sont +aujourd’hui: des automates qui font, sans savoir pourquoi, sans nul +enseignement des générations précédentes, qu’ils n’ont pas connues, les +mêmes gestes d’une incompréhensible prévoyance--mais qu’ils tâtonnèrent +d’abord, innovèrent, ne parvinrent à la perfection que par degrés, et se +fixèrent dans cette perfection de leur race, qui devint instinctive. +Quand la race des hommes sera devenue aussi vieille que celle des +fourmis, qui sait si tous ses gestes, à elle aussi, ne deviendront pas +automatiques? + +»Cela te paraît absurde, à première vue, mais rappelle-toi comme, dans +la grande savane africaine, on éprouve fortement l’impression que la +terre est _encore_ aux termites. Elle est si maladroite, et si pauvre, +et si rare, l’œuvre des hommes dans ces régions: quelques mauvaises +cahutes de paille, et d’imperceptibles champs. Tout cela irrégulier, +difforme, sans géométrie: et nous avons depuis si longtemps la +conception que l’humanité prête, à tout ce qui vient d’elle, des mesures +et des proportions méditées! Or, voici que partout, jusqu’aux confins de +l’horizon, apparaissent les demeures des termites: forteresses avec des +tourelles d’angle, un toit en surplomb pour l’écoulement des eaux de +pluie, avec des magasins, des chambres, de vastes salles: villes sans +nombre, qui abritent toute une organisation sociale, des reproducteurs, +des soldats, des travailleurs ingénieux. + +»Qu’est-ce donc qu’un village nègre à côté des édifices harmonieux et +gigantesques élevés par ces sales et presque invisibles poux blancs? +Oui, je sais bien: ils n’ont pas de conscience individuelle, ils +travaillent sans savoir comment, sans pouvoir faire autrement, sans se +rendre compte. Mais, jadis, ils ont dû comprendre, ou alors on n’y +comprendrait plus rien!... + +»Et les grands animaux sauvages, aussi. Écoute! + +»Je me trouvais un jour sur une rivière qui s’appelle la M’Bomou. J’ai +beau chercher dans mes souvenirs, je ne me rappelle pas de lieu plus +sauvage: le pays n’est pas aux hommes, mais aux grandes créatures qui +existaient avant les hommes. Aux éléphants surtout. A mesure qu’avançait +ma pirogue, leurs traces devenaient plus nombreuses sur les berges. On +les apercevait par moments dans les abreuvoirs que leurs pieds massifs +finissent par creuser dans le talus de la rivière quand ils se dirigent +vers l’eau: ils fendaient un rideau de feuilles lourdes, couleur de +bronze, et c’était tout. + +»Enfin, à un détour du courant je surpris, en train de boire, deux +éléphants qui n’avaient pas vu venir la pirogue. L’eau coulait dans un +chenal creusé entre deux rives abruptes, que même leurs jambes de géants +eussent eu peine à escalader. J’épaulai mon fusil, je tirai... Un +éléphant, blessé, se cabra, voulut fuir, et l’autre le suivit. Mais je +persistai à décharger mon arme sur le même, sachant que ces bêtes +monstrueuses ont la vie dure. Il était littéralement couvert de sang, +tout rouge; par une artère coupée, ce sang giclait comme le vin d’une +barrique en perce. A la fin il chancela. Alors l’autre lui posa sa +trompe sur le cou. Ils avaient en vérité l’air de se dire quelque chose, +et je crus comprendre: «Vengeons-nous!» Tout de suite, à travers l’eau +creuse qu’ils faisaient jaillir par grandes gerbes, ils me chargèrent. + +»Ils arrivaient la tête haute, farouches, menaçants; leurs oreilles +immenses, de chaque côté de leurs nuques, claquaient comme des drapeaux. +Je continuais de tirer, mais sans doute n’avais-je plus mon sang-froid: +ils semblaient ne rien sentir, ils approchaient toujours. Les noirs qui +me passaient des cartouches prirent peur, et sautèrent à l’eau. +Moi-même, une seconde, je vis la mort. A ce moment, une branche qui +doucement s’abaissait de la rive arrêta la pirogue. Je saisis cette +branche et gagnai la terre ferme. J’étais sauvé. Les éléphants ne +pouvaient faire comme moi: ils étaient pour ainsi dire prisonniers dans +le lit de la rivière. + +»Mais ils tentèrent de briser, de leurs pieds et de leurs défenses, +cette embarcation qu’ils considéraient sans doute comme un être +malfaisant, l’un de ceux qui leur avaient envoyé les coups dont ils +souffraient. Je me souviens aussi qu’ils prirent, dans la coque, mon +pliant, mes ustensiles de cuisine, ma cuvette en fer émaillé; puis, +après les avoir méthodiquement élevés à la hauteur de leurs yeux, les +jetèrent à l’eau. J’avais recommencé à leur envoyer des coups de fusil, +autant que possible visant toujours l’animal que j’avais déjà blessé. + +»Il vint un moment où je crus bien que celui-ci allait mourir. Il tomba +sur les genoux, jetant une sorte de plainte que je n’oublierai jamais, +qui retentit au loin sur l’eau, une plainte à la fois formidable et +douloureuse. Je l’avais! il allait se coucher là pour agoniser. + +»Alors je vis une chose étonnante, sublime. Son camarade--je crois que +c’était une femelle,--lui jeta de l’eau sur le corps comme pour le +rafraîchir, le ranimer, et l’autre, le blessé, remua doucement la tête. +Il avait l’air de dire: «Merci! laisse-moi!» Puis l’éléphant valide lui +noua sa trompe autour du cou--je ne saurais trouver d’autres mots--et +fit un bond gigantesque; malgré le poids incalculable qu’il avait à +porter, il escalada la berge--je ne les retrouvai jamais. + +»Mais au moment où j’ai vu _ça_, mon vieux, cet animal que je +considérais comme une énorme brute, enlaçant le corps de son ami pour le +sauver, j’eus l’idée que je venais de commettre un assassinat, et que +ces bêtes avaient raisonné, agi, souffert comme des hommes! + +»Ailleurs, j’ai vu des marsouins, des légionnaires, des Sénégalais, +emporter du champ de bataille leur officier blessé. On considérait ça +comme héroïque, et c’était héroïque, en effet, ils étaient cités pour +ça. Mais alors?...» + + + + +LES FORCES MORALES + + + + +LES FORCES MORALES + + +--... Il faut compter aux colonies, me dit-il, avec les forces morales. +Du reste, c’est très simple: elles se ramènent à une seule: la +sorcellerie. + +--Partonneau, tu vas fort! Et l’Islam en Afrique, et les mandarins +confucianistes en Indo-Chine, les missionnaires catholiques et +protestants partout; l’administration civile elle-même. Elle ne repose +pas uniquement sur la force brutale, l’administration! Du moins elle +l’affirme. Elle entend représenter la civilisation... + +--Même l’influence morale de l’administration, c’est de la +sorcellerie!... Parce que la force matérielle, pour l’indigène, est +conditionnée, causée par des esprits invisibles, par des fétiches qui la +procurent. L’administrateur ou le chef militaire a de bons fétiches, des +fétiches plus puissants que les fétiches locaux, voilà tout. Le marabout +musulman est un féticheur monothéiste, pas autre chose. Et le +missionnaire apporte d’autres fétiches, un peu différents. Tout primitif +est un pur spiritualiste. L’explication matérialiste des phénomènes est +une des conceptions les plus récentes--et par conséquent une des moins +solides--qui soient entrées dans la cervelle de l’humanité. + +--Mais les sorciers, les vrais sorciers indigènes, ce sont des fumistes +ou des empoisonneurs, ou les deux! + +--Pas nécessairement, ou pas du tout. Quand ils empoisonnent, c’est dans +l’exercice de leurs fonctions. C’est l’esprit qui habite le poison qui +tue, et légitimement, non pas eux. Eux ne sont que l’intermédiaire, +l’instrument. Ils représentent la justice immanente, et la moralité +telle qu’on la conçoit autour d’eux, telle qu’on en a besoin autour +d’eux. Une justice qui nous choque, mais supérieure, religieuse. Ils +sont un élément d’ordre et d’organisation. Ils découvrent les voleurs +plus sûrement qu’un juge d’instruction; les criminels aussi: ce n’est +pas toujours le _vrai_ criminel: mais bah!... Dans une communauté +régulièrement constituée, l’essentiel est d’en trouver un, et que le +vouloir social de réparation, de sécurité soit satisfait... Relis la +_Dernière Incarnation de Vautrin_. + +--Mais ils ne croient pas eux-mêmes à leurs magies? + +--Autant qu’à ses rites n’importe quel prêtre de n’importe quelle +religion... C’est-à-dire plus ou moins, selon les individus et les +cas... mais s’ils n’y croyaient pas _généralement_, leur attitude serait +incompréhensible. + +»Il faut te dire que longtemps, comme toi, je les ai pris pour des +fumistes, des simulateurs, des empoisonneurs--uniquement!... Au Gabon, +surtout. + +»Car des sorciers, il y en a! Tout le Gabon en fourmille, et c’est une +sale engeance. Et l’idée que j’avais d’eux, c’est que ce sont seulement +des singes et des empoisonneurs. Pour des empoisonneurs, pas moyen d’en +douter: c’est un pays où il ne fait pas bon avoir une paille avec sa +_mousso_ indigène. Je te recommanderais de faire attention! Pour un oui +ou pour un non, elle va trouver le féticheur, et le féticheur lui donne +je ne sais quoi, qui est malsain dans la soupe. C’est extraordinaire ce +qu’il y a d’Européens qui sont morts de la colique, au Gabon. Et +j’imagine qu’il y en aura encore pas mal. + +»Mais des singes aussi, ces sorciers. Au moment où les indigènes sèment +leur mil, ils ont un système à eux pour obtenir du diable, ou de qui tu +voudras, une bonne récolte: ils s’habillent en champ de mil, ils se +couvrent de paille de mil des pieds à la tête, et ils dansent, ils +dansent comme des fous en se jetant de l’eau sur la tête. Comme ça, il y +aura de la pluie, et du grain à faire péter les silos! Les nègres sont +convaincus de l’efficacité du procédé beaucoup plus que nos paysans de +celle des Rogations. Mais eux, les sorciers? Je n’arrivais pas à me +fourrer dans la tête qu’ils pussent avoir confiance dans ces sottises: +s’habiller en meules de foin, penses-tu! + +»Et puis voilà qu’une fois il nous tombe sur le dos, du côté de N’Djolé, +l’insurrection obligatoire tous les trois ou quatre ans. De ces petites +secousses de rien du tout, auxquelles on ne consacre pas même une ligne +dans les journaux de Paris, mais embêtantes, malgré ça, quand on est +dedans. Embêtantes parce que ça vous arrive généralement au moment qu’il +ne faut pas, où l’administrateur est en congé, où l’adjoint principal +des affaires indigènes est en tournée pour ramasser l’impôt, ou bien sur +son lit de camp avec la bilieuse--et la moitié des tirailleurs +sénégalais et des miliciens en tournée avec l’adjoint principal, à moins +qu’ils ne soient en bordée: et tu peux être sûr que ces négros savent +tout ça! + +»Or, jamais, jamais, ils ne marcheraient sans leur sorcier, le sorcier +est toujours au fond de l’affaire. S’il n’y était pas, il n’y aurait pas +d’insurrection, puisque le bonhomme, pour tout arrêter, n’aurait qu’à +déclarer que les sorts ne sont pas favorables à l’opération, que le sang +du poulet sacrifié est tombé à gauche au lieu de tomber à droite, ou ce +que tu voudras! Et, d’autre part, c’est là qu’est le problème: voilà des +gaillards qui ont tout à perdre si la bataille tourne mal. En tout cas, +ils doivent y perdre leur réputation! D’abord, ils ont prédit que ça +tournerait bien. Ensuite, ils ont vendu, à des prix fous, des centaines +et des centaines de gris-gris qui doivent préserver leurs paroissiens +contre les balles. Si on les estourbit, pourtant, ces paroissiens? Et si +eux-mêmes y passent? Car ils doivent prendre le commandement de la +troupe, justement, en leur qualité de canailles invulnérables par +essence, et de magiciens porte-veine. Pour se décider dans ces +conditions, il faut qu’ils aient eux-mêmes la foi: ça ne peut pas +s’expliquer autrement. + +»Eh bien! c’est avec leur sorcier en tête que j’ai vu s’amener, cette +fois-là encore, la bande de sauvages des environs de N’Djolé. De loin, +c’était noir, c’était grouillant, ça faisait comme des fourmis. Mais les +fourmis, c’est silencieux, même dans leur fureur, et ça, ça gueulait, ça +gueulait! Je les attendais à l’entrée du village, avec une douzaine +d’hommes, ce que j’avais de meilleur, de vieux Sénégalais. La contenance +de ma petite troupe me rassura: des gaillards d’attaque qui en avaient +vu de toutes les couleurs, et méprisaient profondément «ces nègres». +Mais la bande approcha, et c’était un bal, figure-toi, beaucoup plus que +ça ne faisait penser à une bataille: deux ou trois cents aliénés qui +chantaient je ne sais quoi, et sautaient en l’air plus haut que les +types des quadrilles payés, dans le temps, au Moulin de la +Galette,--avec leur sorcier, qui chantait et sautait plus haut que les +autres, leur sorcier qui n’était pas habillé en meule de foin, cette +fois, mais tout nu, le corps et la figure peints en rouge et en blanc, +et un casque extraordinaire sur le crâne, un casque qui reproduisait le +corps tout entier d’un formidable oiseau de proie, avec les ailes! + +»Je dis à mes Sénégalais: + +«A deux-cents mètres, feu sur le sorcier!» + +»Ils comprirent. Parbleu, si on descendait le sorcier, tous ces +galapiats foutraient le camp! A deux cents mètres, ils ouvrirent le feu, +et moi-même j’épaulai. + +»Tu sais si je suis bon tireur. Quand j’eus lâché mon coup de fusil, je +rouvris l’œil que je venais de cligner, pour regarder, comptant bien +voir le bougre à terre: il se portait comme toi et moi! Et il se +retourna vers sa bande, comme pour dire: «Vous voyez bien!»... Alors ce +fut le bond! Une vague énorme, déchaînée, toujours plus près! Je +continuais à crier: + +»--Au sorcier, nom de Dieu! Au sorcier!» + +»Je vidai sur lui toutes les cartouches de mon magasin. Je ne tirais pas +au hasard, je visais, je t’assure que je visais, en faisant tous mes +efforts pour garder mon sang-froid: mais peut-être l’ai-je perdu, après +tout. A cinquante mètres, à trente, à vingt, je tirais toujours: et +rien, rien, rien! Et chaque fois, cette gueule devenait plus proche, +terriblement plus proche, ricanante, triomphante, diabolique... +Parfaitement: diabolique. A ce moment, j’ai cru au diable, à toutes ces +histoires de diableries. Je me suis dit: «C’est vrai! Il ne blague pas: +il est verni!» + +»J’ai fermé les yeux pour ne pas avoir l’éclair de son espèce de grand +coupe-coupe. Je le sentais déjà sur ma gorge, le coupe-coupe. Tout en +fermant les yeux, j’ai tiré une dernière fois. J’entendis alors mes +Sénégalais rigoler. Ma balle avait traversé le salaud de part en part; +il avait boulé comme un lièvre... + +»J’ai fait: «Ouf!» Tu ne peux pas croire combien ça m’aurait embêté de +mourir converti aux sorciers: et j’en étais bougrement près.» + + * * * * * + +--Bon... Mais les missionnaires chrétiens ne sont pas des sorciers. Ce +n’est pas de la sorcellerie qu’ils tirent leur influence?... + +--Qu’en sais-tu? Du moment qu’ils invoquent une puissance invisible, +parlent au nom de cette puissance? Ce n’est pas leur faute, mais pour le +primitif, ils sont des sorciers... + + + + +L’AVEUGLE + + +--J’ai connu, en Afrique, à Madagascar, en Asie, des missionnaires de +toutes sortes, des blancs, des noirs, des jaunes, des catholiques, des +protestants, et même un Mormon, au Congo! Je ne sais pas pourquoi il +était venu, celui-là: rien de plus inutile que de prêcher la polygamie +aux Bangalas, ils sont convertis d’avance. Mais il m’a dit: «Ça n’est +pas tout que de posséder plusieurs femmes devant le Seigneur: il faut +aussi savoir les faire travailler!» C’est comme ça que j’ai compris la +haute portée économique du mormonisme: il permet à un vaillant et pieux +époux de se constituer un lucratif atelier familial et de se moquer, +toutes portes fermées, des lois sur la limitation des heures de travail. + +»Tu te rappelles aussi les missionnaires portugais d’Indo-Chine et leur +excellent évêque à qui un gouverneur disait: «C’est étonnant comme les +enfants dans votre chrétienté ont un type plus civilisé, plus... comment +donc m’expliquer?... plus «Européen»--et qui répondait bonnement, +écartant les bras d’un geste d’excuse: «Que voulez-vous? Nous avons des +pères qui ne sont pas raisonnables!» + +»Tu te rappelles le pauvre missionnaire à qui nous avons fait croire que +la maison de ce brave Barbieux, l’agent des douanes mort d’une bilieuse +hématurique, avait servi aux tenues d’une loge maçonnique, que le diable +y revenait, et qui est allé l’exorciser en grande pompe? Tu te +rappelles, le père Mottu, le lazariste du Gabon, sa soutane toujours +salie de sciure, de copeaux de bois, de poussière de grès, parce que dès +qu’il avait un instant, il taillait, dans des blocs de pierre ou des +billes d’_okoumé_, des statues de bonnes vierges, d’anges, de bons +dieux, d’une naïveté divine, ce qui ne l’aurait pas empêché de traverser +l’Afrique jusqu’aux _Falls_ pour sauver une âme. On l’aimait bien, +celui-là, n’est-ce pas? Et Prosper, tu sais, le grand évêque, un rude +type, une manière d’empereur en bas violets. Pas seulement un +missionnaire, celui-là: un chef. Partout, il aurait été un chef! + +»Mais il y en a un à qui je ne pense jamais sans éprouver un petit +frisson d’émotion, d’étonnement, comme à un homme enfin qui ne serait +pas fait de la même matière que les autres, c’est un pasteur norvégien. +Amundsen. Celui-là tu ne l’as pas connu. Il évangélisait, il y a quinze +ans, sur la côte des Mahafales, à Madagascar. Il vivait là, depuis des +années et des années, tout seul: pas un blanc à quarante lieues autour +de lui. + +»Un pays de chien, cette région des Mahafales! Il y pleut toutes les +années bissextiles. Autant dire jamais. Pourtant il y pousse des choses. +Ce n’est pas l’aridité d’un Sahara, ça ressemblerait plutôt, autant que +j’en puis juger, à certains plateaux de l’Amérique du Sud que je n’ai +pas vus de mes yeux, mais dont j’ai lu la description. Les plantes +s’arrangent, pour vivre, non pas dans le sol, sec comme un plafond de +briques, mais dans l’air. Ce sont les feuilles qui fournissent ainsi de +l’eau, de la sève aux racines: le monde renversé, quoi! Ça ne leur donne +pas une physionomie séduisante: de gros bulbes rugueux, avec des pointes +qui leur sortent de partout, comme à des casse-têtes du moyen âge, des +espèces de cactus nains, aux épines imperceptibles, microscopiques... +Tout ça finit par se dessécher, et le vent promène ces épines qui vous +entrent partout, dans la chair, dans les yeux... + +»Les Mahafales se protègent la vue, comme ils peuvent, avec un voile de +fibres tressées, quand ils n’ont pas besoin d’y voir absolument clair, +c’est-à-dire de voler. Car telle est leur principale industrie: le vol +des bestiaux, qu’ils vont razzier chez leurs voisins plus favorisés. Ils +en ont une autre, assez curieuse: le long des rivières il croît quelques +arbres, et sur ces arbres il y a des singes, ou plutôt des maques, des +miniatures de maques, pas plus grosses que le poing. Ils les piègent, +les chaponnent, et les remettent en liberté. La maque chaponnée devient +très grasse, très tendre. Sur quoi ils la rattrapent, et la mangent... + +»C’est un sale peuple. Sa conviction, quand un étranger a l’idée, +d’ailleurs déraisonnable, je le reconnais, de venir chez eux, c’est +qu’il ne peut être qu’un espion, chargé de leur reprendre les bœufs +qu’ils ont chipés. Et puis je suppose qu’ils ne se sont pas installés +dans cet horrible pays pour leur plaisir, qu’ils s’y sont réfugiés pour +échapper à d’autres races plus fortes qui leur faisaient des misères, et +qu’ils se disent: «Est-ce que celui-là va recommencer? Tuons-le!» + +»De sorte qu’ils tuent l’étranger. Toujours. C’est la règle, c’est la +loi. + +»J’avais mes dix-huit miliciens d’escorte, bien armés, ils ne me +faisaient pas peur. Mais je me demandais comment, depuis vingt ans qu’il +était là, cet Amundsen arrivé sans rien que sa bible, son couteau de +poche et sa fourchette, avait bien pu échapper à la petite cérémonie +d’usage: le ventre ouvert en croix, et ce qui s’ensuit, que tu sais? Ça +me paraissait incompréhensible. + +»Bon. Voilà qu’à deux kilomètres de sa chapelle--il avait fait bâtir une +paillotte qu’il appelait sa chapelle--je vois arriver à tout petits pas +un grand vieux habillé de blanc, tout blanc de barbe, conduit par une +jeune fille tout en blanc, et blonde, blonde comme un nuage à l’orient +du ciel, le matin. Elle tenait un de ses bras, de l’autre il tâtonnait +avec une canne. + +»--Mais il est aveugle le pauvre bougre! + +»Voilà ce que vis, du premier coup d’œil, et je vis aussi que la jeune +fille avait un voile de gaze, maintenu par un bandeau, sur la figure. +Elle n’enlevait jamais ce voile, même dans sa maison, comme je m’en +aperçus plus tard. Et c’était sa fille. Il avait été marié, cet +homme-là, comme tous les missionnaires protestants. Luthérien, +calviniste? Ma foi, je ne sais pas. J’ai oublié de demander, ces +choses-là m’intéressent très peu. Mais il avait eu cette enfant-là, elle +vivait avec lui, dans cet enfer de sable, d’épines de cactus perfides, +de Mahafales méchants comme des ânes rouges et plus dangereux que les +épines. Et c’était elle, le missionnaire, maintenant, ça devait être +elle qui faisait le plus gros de la besogne, puisque lui, le père, il +était aveugle! + +»Je n’oublierai jamais la soirée que j’ai passée dans leur case. Tout +était extraordinaire, même la langue dont nous nous servions. Amundsen +et sa fille ne parlaient que le norvégien et le malgache. Alors c’était +le malgache qui servait de truchement. On était comme des sauvages. + +»--Il y a combien de temps que vous avez eu cet... accident? lui +demandai-je, contemplant ses yeux sanglants et vagues. + +»--Douze ans... Je n’ai pas pris assez de précautions... il faut +beaucoup de précautions, dit-il presque sévèrement, se tournant du côté +où il savait qu’était sa fille... Je pensais à autre chose... + +»--Et... vous êtes content? + +»--Oui... Ils commencent à entendre la parole. Douze ou quinze... + +»Un converti par année de cécité. Et il ne se plaignait pas, il était +heureux! + +»--Vous ne devriez plus être vivant! criai-je, avec un accent où je +tremble qu’il y ait eu de la colère. Ni vous ni votre fille. C’est la +première fois que les Mahafales respectent la vie d’un étranger! + +»--Je suis arrivé ici avec ma femme et ma fille, dit-il d’une voix très +douce. Ma pauvre femme est morte, depuis, aveugle aussi. Les Mahafales +nous ont dit: «On va vous faire mourir, c’est la règle!» J’ai répondu: +«Vous le pouvez... Nos âmes resteront avec vous!» Et après, ils ont tenu +un grand conseil, et nous ont laissés en paix. + +»Sa fille aux cheveux d’aurore, qui s’était tue jusque-là, interrompit: + +»--En malgache, vous le savez, c’est le même mot qui veut dire «âme», +«ombre» et «fantôme». Les Mahafales ont eu peur de nos fantômes. Mon +père, sans le savoir, leur avait fait la seule menace qui les pût +épouvanter! + +»Tu vois, le sorcier!... le sorcier qu’il avait été, sans le savoir! + + * * * * * + +»Un peu plus tard, je trouvai moyen de tirer le vieil Amundsen tout seul +dans un coin. + +»--Si votre fille reste _ici_, lui dis-je, elle deviendra aveugle comme +vous! + +»--Oui, fit-il d’un air réfléchi, oui... C’est probable... Mais tel est +le champ que nous a donné le Seigneur. On ne déserte pas le champ du +Seigneur! + +»Quand je songe à ces paroles-là, j’en ai encore froid dans le dos. Je +ne sais pas si c’est d’horreur ou d’admiration.» + +--Pauvre fille, demandai-je, qu’est-elle devenue? + +--Est-ce que je sais?... + +--Mais les missionnaires catholiques? + +--Mon ami, le prêtre catholique est doué de la formidable puissance de +faire descendre Dieu sur terre, dans l’Eucharistie--par incantation. +C’est du moins l’idée que se font de lui les primitifs, et, si tu veux +bien y réfléchir, elle est, de leur part, assez naturelle. Donc, il +n’est pas, aux yeux de ces primitifs, un homme comme les autres. Il a +des pouvoirs surnaturels, il ouvre, et par conséquent peut fermer les +portes du Paradis, damner ou sauver pour l’éternité. C’est +formidable!... Cela se complique, pour le missionnaire catholique, d’une +hiérarchie solide, organisée, qui accroît sa force de commandement. +Tout, dans son esprit, est à sa place, il connaît la sienne, il sait +mettre les gens à la leur. Avec ça, célibataire: on peut dire qu’il a +épousé l’Église. Rien pour lui, tout pour elle. Dévouement, sacrifice, +économie, domination. + +... Au Congo Belge, les indigènes ne connaissent qu’un Dieu, qui est +celui des catholiques. C’est un des plus précieux résultats de la +campagne faite, il y a quinze ans, contre Sa Majesté Léopold II, avec le +concours des missionnaires protestants: on a balancé Léopold II, mais on +n’a pas balancé les missionnaires catholiques, qui ont balancé en un +tournemain les protestants suédois, anglais, norvégiens et américains: +ç’a été du travail bien fait, quand on y pense, quoique ce ne soit +peut-être pas tout à fait celui qu’on avait dans l’idée. + +»Mais, au Congo français, les indigènes connaissent trois Dieux... + +--... Le Père, le Fils et le Saint-Esprit! + +Partonneau haussa les épaules: + +--... Ils ne s’inquiètent pas de théologie!... Je te dis qu’ils +connaissent trois dieux, ou _zombis_ dans leur langue, qui sont zombi +français, qui est catholique, zombi suédois, qui est protestant, et +zombi Ponsot, qui est franc-maçon. Car cet excellent Ponsot, colon +influent, est aussi un libre penseur convaincu, un maçon de je ne sais +plus quel degré, mais considérable, et il a fait construire, à +Brazzaville, un temple maçonnique juste en face de la cathédrale de +l’archevêque, exprès pour l’embêter. + +»Tu as connu Monseigneur? Il est mort, aujourd’hui, mais tu l’as +connu?... En effet, ça l’embêtait; il avait Ponsot dans le nez, bien +que, franc-maçon ou pas franc-maçon, Ponsot soit un brave homme. +Monseigneur Prosper Ganthouard, que tout le monde en Afrique équatoriale +appelait Prosper tout simplement, depuis quarante ans, aimait bien la +plaisanterie quand elle venait de lui, beaucoup moins quand il en était +victime. Cela suffit à expliquer, je suppose, qu’à la fin de sa vie il +n’avait plus guère que deux soucis, hors les devoirs de son œuvre +évangélique: se payer, avant de mourir, la tête de Ponsot, et +administrer ses missions sans sortir un sou de sa poche. Tu comprends, +Prosper c’était un fils de paysans, comme bien des missionnaires. Il +avait conservé les habitudes de nos campagnes, au bénéfice de l’Église, +rien qu’au bénéfice de l’Église, car, de succession personnelle, on sait +maintenant qu’il n’a pas laissé lourd. Ses diocèses étaient administrés +comme il eût administré une ferme: lui et son clergé devaient vivre sur +le pays, de rentes en nature, pour ainsi dire; quant à l’argent, il est +fait pour arrondir le bien spirituel ou temporel, et il y a toujours +trop d’occasions de le dépenser; ça fait gros cœur. + +»Eh bien, Prosper, avant d’aller au paradis, où j’aime à croire qu’il +trône maintenant à la droite du bon Dieu, en raison de ses vertus et de +son grade, a joui des suprêmes satisfactions que désirait son âme; il a +réalisé une notable économie, et il a eu le père Ponsot; il l’a eu, +comme tu vas voir, dans les grandes largeurs: c’est bien vrai que +l’Église est éternelle, il ne lui faut qu’attendre l’occasion. + +»Il y avait bien trente ans que Prosper n’était retourné en Europe: les +missionnaires n’ont pas des congés réguliers comme nous autres; même le +principe, c’est qu’ils reviennent le plus rarement possible: ils meurent +ou ils s’habituent, ils apprennent à vivre à la mode indigène, et les +langues et les coutumes. S’ils meurent, on les remplace; s’ils vivent, +on n’a pas à leur payer leurs frais de voyage, tous les trois ans, aller +et retour. Tu vois que Prosper avait été bien dressé en matière +d’économie. Mais enfin, voilà que sur le tard il obtient l’autorisation +de ses supérieurs d’aller soigner son foie à Vichy, accompagné d’un +autre père, un _socius_, bien entendu, puisqu’il appartenait à une +congrégation. Il prend le vapeur de la mission--un beau vapeur, pas un +sabot comme ceux du gouvernement, et acheté par lui, car pour les +dépenses qui rapportent, malgré qu’il fût serré pour tout le reste, +comme je l’ai dit, Prosper n’y regardait pas--et il arrive à +Léopoldville, chez les Belges, pour prendre le chemin de fer de Matadi, +d’où il s’embarquerait. Le voici donc à la gare, devant le guichet. + +»--Deux billets pour Matadi, s’il vous plaît. + +»--Deux billets de première? fait l’employé, considérant qu’ils étaient +des blancs, et que Prosper était habillé en monseigneur... C’est mille +francs! + +»--Mille francs pour trois cents kilomètres! se récrie Prosper. + +»--Oui... cinq cents francs par place: vous n’êtes pas ici en Europe. + +»--Mille francs, proteste l’évêque tout doucement, mille francs! Vous +n’y pensez pas! Avec mille francs, je me charge de nourrir dix petits +nègres, dont je ferai des chrétiens, de bons chrétiens, pendant un an! +Donnez-moi des secondes. + +»--Voilà: c’est six cents francs. + +»--C’est encore beaucoup trop cher! gémit l’archevêque. + +»Pendant ce temps-là, le chef de gare lui-même était survenu, à la +nouvelle qu’il y avait au guichet des clients difficultueux. Prosper +continue à marchander avec lui. + +»--Enfin, dit-il, donnez-moi ce que vous avez de meilleur marché? + +»--Nous avons, fait le chef de gare, des quatrièmes à 28 fr. 50... +Seulement, c’est pour les nègres. + +»--Monsieur, lui répond Prosper avec une grande onction, voilà trente +ans que je vis pour rien avec les nègres; je passerai bien vingt-quatre +heures avec eux pour économiser 943 francs!... En voilà 57, donnez-moi +deux quatrièmes... Quand part le train? + +»--Dans deux heures. Et il n’y en a qu’un tous les quatre jours. Vous +ferez bien d’aller vous installer tout de suite si vous voulez trouver +de la place. + +»--J’y vais! déclare Prosper, de la meilleure grâce. + +»Le voilà qui s’installe dans une des caisses sans toit ni cloisons des +quatrièmes, avec ses bas violets, son _socius_, ses malles et ses +couffins de provisions--en grande partie de la chicouangue, qui est de +la farine de banane verte--au milieu d’une centaine de négros et de +négresses, auxquels il commence à raconter des histoires en patois +bakongo. + +»Pendant ce temps-là, le chef de gare avait réfléchi. + +»--Monseigneur, dit-il, ça ferait décidément trop mauvais effet de faire +voyager deux blancs, dont un archevêque, avec des _bouniouls_; +rendez-moi vos billets de quatrième, je vais inscrire dessus que vous +êtes autorisés à monter en première. + +»--C’est parfait, répond Prosper, je vous félicite de votre généreuse +initiative: le Seigneur ne l’oubliera pas; recevez en attendant ma +bénédiction apostolique. + +»Mais quand le chef de gare eut reçu la bénédiction, il songea tout de +même: «J’ai peut-être un peu outrepassé mes pouvoirs. Il faut que +j’avertisse la direction à Matadi.» + +»Il téléphone à Matadi, et le directeur lui répond: «Comment! vous ne +donnez que des premières à monseigneur l’archevêque! Veuillez lui dire +que la compagnie se fait un devoir de lui offrir un train spécial!» + +»Le chef de gare arrête le train, qui s’ébranlait, jette sur le quai les +malles de Prosper, sa chicouangue et son _socius_, et lui crie: + +»--Monseigneur! Monseigneur! On vous prie d’accepter un train spécial. + +»--C’est parfait, répond Prosper en descendant, vous remercierez bien la +compagnie... Mais alors, mon ami, alors... + +»--Quoi? fait le chef de gare. + +»--... Alors, vous me devez 57 francs! Deux quatrièmes +Léopoldville-Matadi, que je n’utilise pas... Voilà les billets, +reprenez-les! + +»--Par exemple! s’écrie le chef de gare: la recette est acquise, je la +garde. Vous n’imaginez pas que je vais bouleverser toute ma comptabilité +pour vous; et les frais du train spécial! + +»--Mon ami, lui dit doucement Prosper, je réclamerai ces 57 francs +jusqu’au siège social, à Bruxelles, s’il est nécessaire... + + * * * * * + +»Au moment que cette discussion allait prendre un ton fâcheux, un blanc +se précipite, s’épongeant sous son casque: Ponsot, le père Ponsot +lui-même, le vénérable de la Loge, le fondateur du temple maçonnique. + +»--Le train! dit-il; le train?... + +»--Il est parti, le train, répond le chef de gare. Il est loin, même à +sa vitesse commerciale, en palier, de quinze à l’heure... Vous prendrez +le prochain: nous sommes jeudi: lundi prochain. + +»Ponsot commence à jurer de façon à remplir d’allégresse tous les +diables du Congo. Prosper et son _socius_, à l’autre bout du quai, +lisaient leur bréviaire, les yeux baissés. + +»--Écoutez, dit le chef de gare à Ponsot, il y a peut-être un moyen: la +compagnie vient d’accorder un train spécial, qui va partir, à Mgr +Ganthouard; vous le voyez bien, monseigneur? C’est celui qui est là, +avec ses bas violets... Arrangez-vous avec lui: moi, ça ne me regarde +pas, le train est à lui, il en est le maître. + +»--Diable! fait Ponsot. + +»Mais nécessité n’a pas de loi. Il avait besoin d’être à Matadi à temps +pour prendre le bateau d’Anvers, lui aussi; il pensa, comme Henri IV, +qu’Anvers vaut bien une messe, et le voilà, lui, le vénérable et le +constructeur du temple maçonnique, abordant bien gentiment monseigneur, +lui disant qu’entre Européens, n’est-il pas vrai, il faut s’entr’aider, +que lui-même, en pareil cas... + +»Si tu avais pu voir Prosper! Il fut magnifique! Courtois, la voix +miséricordieuse, égale--et si ferme dans son dessein! «Avec quel +plaisir, dit-il, il obligerait n’importe lequel de ses compatriotes, en +particulier M. Ponsot, dont l’excellente réputation est venue jusqu’à +lui... Mais le train spécial ne comporte qu’un wagon, et ce wagon est +encombré, entièrement encombré; obligés, par la pauvreté de la mission, +de se nourrir à l’indigène, les aliments qu’il emporte, pour lui et le +père, tiennent toute la place... + +»--N’est-ce que cela, monseigneur, s’empressa de proposer Ponsot: +laissez votre chicouangue sur le quai, et accordez-moi l’honneur et le +plaisir d’être votre amphitryon jusqu’à Matadi! + +»--Voilà, concluait monseigneur, quand il contait cette histoire, ce que +j’appelle une solution satisfaisante: nous avons voyagé, le père et moi, +en train spécial, et M. Ponsot, vénérable de la loge maçonnique de +Brazzaville, nous a traités agréablement... fort agréablement, je me +plais à lui rendre cette justice, sans qu’il nous en coûtât un centime. +Ce fut une bonne affaire, une affaire comme je les veux... Pourtant, +elle aurait pu être meilleure. Figurez-vous que la compagnie ne m’a pas +rendu mes 57 francs! Je ne le pardonnerai jamais au chef de gare. + + * * * * * + +Mais il y avait aussi «la force morale» de l’administration. Quelle +était, contre les sorciers, la sorcellerie de l’administration? +Partonneau ne me le dit pas ce jour-là. Mais un jour, à l’Exposition +coloniale de Marseille, nous rencontrâmes le vieux Malgache. + +Il était assis, non pas confortablement en tailleur sur son derrière et +sur ses cuisses, comme font les Turcs, mais dans une position bizarre, +accroupi, la pointe, si l’on peut dire, de ses fesses touchant seulement +le sol; et tressait, devant le public, des chapeaux en paille de riz. On +en fait, à Madagascar, de fort jolis, qui valent bien ceux qu’on +fabrique à Florence; mais ils ne sont pas encore à la mode chez nous, ce +qui tient, je pense, à la bêtise de nos importateurs; ou bien qu’ils les +vendent comme chapeaux de paille de Florence, ce qui prouverait celle de +tous les Français. + +Ce Malgache était un très vieux Malgache, assurément: il ne regardait +pas les femmes. Tous les Malgaches, à moins qu’ils n’aient atteint un +âge très avancé, font l’amour en toute innocence, avec ardeur, +sincérité, persistance, et ne manquent jamais d’exprimer à la personne +élue, du mieux qu’ils peuvent, l’énergie de leurs sentiments. Mais +celui-là ne faisait que tresser sa paille, sans lever les yeux. Il était +maigre, à la façon des vieux hommes quand la graisse ne les envahit pas; +austère comme un prêtre, toutefois souriant. + +--C’est toi, Ramanantsalame, lui dit Partonneau dans sa langue... Tu +n’es donc plus sorcier?... + +Le vieux dressa la tête. Tout à coup, prosterné, il embrassait les pieds +de Partonneau, à la mode de son pays, quand on veut rendre hommage à un +supérieur ou à un bienfaiteur. En même temps, il suppliait: + +--Ne dis pas ça ici, _toumpou-ko_--monseigneur!--Il ne faut pas dire ça +ici!... + +Mais aussi, fouillant dans son _salako_ assez crasseux--son pagne, que +les colons appellent aussi assez drôlement «le trousse c...»--il en +retirait un billet de cent sous, qu’il offrit respectueusement à ce +«seigneur». Ce n’était point, je le savais, une tentative d’achat, de +corruption: simplement l’hommage que tout Malgache, fidèle aux antiques +coutumes, doit présenter à un grand de la terre, en le saluant. + +--Non, fit Partonneau, employant presque ses propres paroles, ça ne se +fait pas ici, ça... Mais je ne dirai rien, sois tranquille. Rentre +_andranou_. + +Le vieux réintégra la case où il ouvrait ses chapeaux, humblement +obéissant. Partonneau s’éloigna de quelques pas. Je n’avais rien +compris. + +--... Ce n’est pas seulement un sorcier, c’est un assassin. Et mon +premier, mon unique client... Qui sait? J’aurais peut-être réussi comme +avocat, si j’avais continué: ç’avait été un brillant début! + +»... Je vais t’expliquer. Il y a vingt-six ans, quand nos troupes eurent +pris Tananarive--ou plutôt ce qui restait de nos troupes: il n’y eut +jamais d’expédition coloniale plus mal conçue, plus mal menée--et que +nous y eûmes institué le protectorat, il y eut d’abord un fâcheux +flottement dans ce qu’on est convenu d’appeler les méthodes +administratives. Les militaires commencèrent par ordonner aux habitants +des villages de leur apporter toutes les armes qu’ils possédaient. +C’était une bêtise, parce que ces armes appartenaient à des sortes de +gardes nationales. Les bons, les pacifiques, qui ne tenaient nullement à +se battre contre n’importe qui, obéirent; les méchants gardèrent leurs +pétoires--des fusils snyders, vendus par les Anglais--de sorte que, en +un clin d’œil, le pays fut couvert de bandes pillardes, qui ne furent +pas d’abord des insurgés patriotes, mais de simples brigands. Là-dessus, +les sorciers s’en mêlèrent: les sorciers indigènes n’aiment jamais les +Européens, parce que les Européens amènent avec eux des médecins, et +protègent les missionnaires, deux catégories de personnes qui ôtent le +pain de la bouche aux sorciers, des gâte-métier. + +»Un de ces sorciers, devenu chef de bande, était Ramanantsalame. Il ne +se contenta pas de voler des bœufs et de chiper du riz, ce qui eût été +une distraction presque innocente, il attaqua trois colons, chercheurs +d’or, qui avaient eu la naïveté de croire, sur les assurances du +gouvernement, que le pays était «pacifié», et les massacra hideusement. +Je te fais grâce des détails de ce crime; ils sont atroces. Les trois +malheureux s’étaient réfugiés dans une case au toit de paille, à +laquelle Ramanantsalame fit mettre le feu. Suffoqués par la fumée, ils +tentèrent une sortie. Les hommes de Ramanantsalame les tuèrent, leur +ouvrirent le ventre en croix, les mutilèrent salement... Tu comprends ce +que je veux dire. + +»Comme je connaissais le pays depuis longtemps, le gouvernement +civil--les militaires ne voulaient plus rien savoir--me mit à la tête +d’une vingtaine de miliciens, avec ordre de m’emparer du bonhomme, +vivant, si possible. Par hasard, j’y réussis. Je le pris au vol au +moment où il sautait par la fenêtre d’une maison dans le village où il +s’était réfugié. Je croyais que ma besogne était finie... Mon vieux, tu +ne tiens pas compte des beautés de la civilisation! Qui dit civilisation +dit tribunaux. Il y avait à Tananarive une Cour d’assises, mais une Cour +d’assises sans jurés; rien qu’un président, deux juges en robe rouge et +deux assesseurs, choisis parmi les colons. Seulement, on ne trouva point +d’avocats: la graine n’en avait pas encore germé dans l’île. Je vois +donc arriver chez moi le procureur général. + +»--Il paraît que vous êtes licencié en droit? me dit cet important +magistrat. + +»--Comme tout le monde... Quand on est jeune, on ne sait pas ce qu’on +fait! + +»--Non, pas comme tout le monde, répond le procureur général. Nous avons +eu beau chercher, il n’y a pas d’autre licencié en droit à Tananarive. +Vous êtes le seul. Alors il faut que vous soyez le défenseur, devant la +cour, de Ramanantsalame. + +»--Mais c’est idiot! C’est moi qui l’ai arrêté, voyons! + +»--Ça n’a aucune importance: vous serez son défenseur. + +»Un des principes que j’ai acquis au cours de ma carrière d’explorateur, +est que, plus les requêtes ou les injonctions qui vous sont présentées +vous semblent stupides, plus il est inutile, ou même dangereux, de n’y +point obtempérer. Je comparus donc aux assises en qualité de défenseur +de cette canaille de Ramanantsalame, et prononçai, en substance, la +plaidoirie que voilà: + +«Jugés par des magistrats civils français, en vertu des lois criminelles +françaises, nous nous bornerons à invoquer l’article 12 du Code pénal: +«Tout condamné à mort aura la tête tranchée.» Et nous ferons appel non +seulement à la lettre, mais à l’esprit de cet article, ainsi qu’à +l’usage plus que séculaire: vous n’avez pas le droit de nous décoller +autrement qu’à l’aide de cet appareil qui déjà fit tomber, aux jours +révolutionnaires, la tête de tant d’innocentes victimes. J’ai nommé la +guillotine! Eh bien, amenez vos bois de justice! Nous les attendons: à +Saint-Pierre-et-Miquelon, colonie où les transports sont bien moins +dispendieux qu’ici, il en coûta 72.000 francs à l’administration pour +faire exécuter un condamné à mort. A Tananarive, la facture, messieurs, +s’élèverait, suivant le barème que je soumets à votre désintéressé et +judicieux examen, à 150.000 francs. Vous trouverez sans doute que c’est +bien cher pour se payer la tête d’un pauvre diable, aveuglé d’un obscur +fanatisme, qui... qui... qui... _Et caetera._» + +»Après quoi je m’assis, au milieu de l’ahurissement général. La cour se +retira pour délibérer. Le président, brave homme, et pas bête, qui avait +fait toute sa carrière de magistrat aux colonies, souffla un peu, et +avisa: + +»--Il y a tout de même quelque chose dans l’argumentation du défenseur: +si nous condamnons cet homme à mort, il le faudra guillotiner. Et nous +n’avons pas de guillotine... + +»Mais l’un des assesseurs civils était architecte. En cette qualité, il +aurait aussi bien construit un bateau à vapeur qu’un moulin à vent ou +une niche à chien. Cet animal proposa tout de suite: + +»--Mais je vous en ferai une, moi, de guillotine! Il n’y a rien de plus +simple! + +»Et il se mit à tracer l’épure de la guillotine sur son buvard. + +»--Je ne suis pas de cet avis, répliqua par bonheur le prudent +président. Quand j’étais juge à Saint-Louis-du-Sénégal, on a construit +comme ça une guillotine de fortune. On l’a essayée sur une botte de +paille, elle marchait admirablement. Sur un tronc de palmier, sur un +veau: elle marchait toujours. Mais sur le cou d’un condamné, elle n’a +plus rien voulu savoir. Non, non! je repousse la solution de la +guillotine indigène. C’est un outil qui doit venir de la métropole!... +Qu’on l’acquitte, ce pauvre bougre, puisqu’il serait ruineux de le +décapiter! + +»Voilà comment cette crapule de Ramanantsalame, grâce à mon éloquence, +est encore en vie.» + +Nous repassâmes devant le vieux Malgache. Il tressait toujours ses +chapeaux. Partonneau renouvela sa question: + +--Alors, tu n’es plus sorcier, ni assassin? + +Le vieux répondit, en levant des mains déprécatrices: + +--Pas la peine... ça ne paie plus!... + +Et dans cette réplique m’apparut, en vérité, le succès de ce qu’on +nomme, par un trop grand mot qui prête à sourire, et qui est vrai +pourtant, «le succès de notre œuvre civilisatrice...» + + * * * * * + +--Mais, Partonneau, lui demandai-je, quand les missionnaires, ou, si tu +veux, le christianisme, entrent en conflit avec les religions locales, +que faut-il faire? + +--Je n’ai pas d’opinion sur ce que pouvait et devait être la politique +religieuse de l’Empire Romain au IIIe siècle, mais je tiens +qu’aujourd’hui, du point de vue colonial, le seul qui soit de mon +ressort, le gouverneur Félix devrait être considéré comme un excellent +fonctionnaire: il était plein de bon sens. Polyeucte, au contraire... +j’aurais de la méfiance à l’égard de Polyeucte, son zèle m’inquiéterait. + +«Je l’ai rencontré au début de ma carrière, il y a bien des années, +ressuscité, dans un petit poste qui s’appelle Messira, sur le Saloum. + +»J’ignore si tu te souviens exactement de ce que c’est que le Saloum. +C’est une rivière qui donne son nom à une province, laquelle dépend du +gouvernement du Sénégal. Vers le sud, le territoire touche à la Gambie +qui est anglaise. Et la Gambie elle-même n’est qu’une espèce de large +couloir, large de quarante kilomètres à peu près, au fond duquel coule +une rivière qui porte le même nom, profonde et large comme un fjord de +Norvège. En somme, la Gambie, pour les Anglais, c’est une colonie +avortée, une colonie sans espoir de développement, qui ne leur sert à +rien du tout. Mais ils la gardent dans l’espoir de l’échanger un jour +contre l’Algérie. + +--Tu dis, Partonneau? + +--C’est pourtant facile à comprendre. La Gambie est le type de ces +colonies inutiles que leur propriétaire ne conserve que pour servir de +monnaie d’échange contre une autre, mieux à sa convenance. Or, comme en +matière d’échange l’Angleterre tient à gagner, selon sa nature, j’en +conclus qu’elle n’abandonnerait la Gambie que contre l’Algérie ou +l’Indochine, ou les deux, si possible. + +--Ah! bon!... Tu as des manières de parler!... + +--Je parle pour me faire entendre, et en paraboles, comme les +prophètes... En attendant, pour bien nous montrer l’avantage que nous +aurions à lui acheter sa Gambie, dont nous nous fichons par ailleurs +comme une tortue d’une corde à nœuds, l’Angleterre y pratique la seule +industrie à laquelle ce couloir du reste peut servir, celle de la +contrebande du gin, de la cotonnade et de la poudre dans nos possessions +du Sénégal, de la Guinée française et du Haut-Sénégal-Niger. Et cela +nous oblige, de notre côté, à entretenir un ou plusieurs douaniers, dans +les plus petits patelins, tout le long du couloir. + +»Le père Chambédisse était préposé des douanes à Messira, qui est un +lieu peu enchanteur, à l’embouchure du Saloum, comme je t’ai dit; mais +presque en face il y a l’embouchure de la Gambie et la capitale de la +Gambie anglaise, Bathurst: à surveiller. + +»A Messira, il y a des Ouolofs musulmans et chrétiens, et aussi des +Sérères fétichistes. Tout ce pays, auparavant, était aux Sérères. Mais +ils reculent progressivement devant les Ouolofs, parce que, étant +fétichistes, leurs bons dieux ne leur défendent pas de se saouler avec +du gin, avec de la bière de mil, avec du vin de palmes, avec tous les +breuvages qui ont un peu plus de goût que l’eau pure; et ça ne paraît +pas avoir été salutaire à leur tempérament. Pourtant, il y a une +trentaine d’années, il en restait encore pas mal, braves gens au fond, +bien qu’à peu près complètement abrutis, et ils avaient à Messira une +belle case-fétiche, toute remplie de ces bonshommes en bois que les +collectionneurs paient maintenant les yeux de la tête, un collège de +sorciers et un grand-sorcier, comme qui dirait une espèce d’archevêque +des Sérères, lequel se livrait dans la case-fétiche à un tas +d’opérations extraordinaires. Ce grand-sorcier était un vieux noir, +sérieux comme un âne qui boit, très convaincu de ses mérites, mais assez +facile à vivre et avec lequel, personnellement, j’entretenais les +meilleures relations. + +»A l’autre bout de Messira, il y avait la chapelle de la mission +lazariste, pour les Ouolofs catholiques, et une espèce de presbytère où +vivait le missionnaire, le père Mottu. Lui aussi un très brave homme, +dans son genre, plus près du mien; mais je ne le lui montrais pas: le +principe de non-intervention, tu conçois. Si tout le monde avait bien +voulu en faire autant!... + +»Tout le monde, et en particulier Chambédisse, le douanier, par malheur, +ne voulait pas en faire autant. Chambédisse, avec passion, avec +convictions, avec fureur, se déclarait nettement anticlérical. C’est ce +qui l’a lié avec le père Mottu. + +--Partonneau, voyons!... + +--Je te dis les choses comme elles sont, et si tu voulais bien y +réfléchir un seul instant, tu découvrirais que ce rapprochement était +inévitable. A quoi bon avoir une opinion si l’on ne peut l’exprimer? +Chambédisse ne pouvait me l’exprimer, ni à mon unique commis des +Affaires indigènes, à cause du principe de non-intervention, que je +respectais scrupuleusement, et que j’imposais à mon personnel de +respecter; alors il est allé droit à l’ennemi, je veux dire au père +Mottu. Le père Mottu se devait de tenir le coup. Il l’a tenu. + +»Ça fait que, peu à peu, ils sont devenus inséparables, justement parce +qu’ils n’étaient pas du même avis. Si tu crois qu’à Messira les sujets +de conversation sont nombreux! Au fond l’un et l’autre étaient heureux +d’être tombés sur celui-là, qui est inépuisable. La partie n’était pas +tout à fait égale, parce que Chambédisse puisait principalement ses +arguments dans Léo Taxil, et le père Mottu dans la _Somme_ de Saint +Thomas, un meilleur auteur. Mais jamais Chambédisse ne s’avouait vaincu, +et, quand il avait battu en retraite, ce n’était que pour un moment. Une +fois seul, il pensait: «Voilà un nouveau raisonnement qui va lui en +boucher un coin.» Ces nouveaux raisonnements lui apparaissaient surtout +à l’heure de l’apéritif. Une absinthe le rendait lucide, plusieurs lui +inspiraient une véritable éloquence, devant laquelle le père Mottu +cédait apparemment. + +»Mais alors, le lendemain, c’était le missionnaire qui revenait! Il +avait trouvé la réponse, il écrasait son adversaire. Mais ce n’était pas +pour longtemps. + +»Et un jour, un jour--ah! laisse-moi le qualifier de fatal!--Saint +Thomas eut le dessus, définitivement. Je crois que, ce jour-là, +Chambédisse avait un peu dépassé son habituelle dose apéritive. Son cœur +se fondit, la lumière brilla pour lui. Il vit, il crut, il fut désabusé. +Ce n’était plus Chambédisse, c’était Polyeucte, dans toute l’ardeur et +le délire d’une foi nouvelle, Polyeucte acharné contre les faux dieux. + +»--Mon père, dit-il au missionnaire, je suis converti. Vous m’avez +converti!» + +Le père Mottu répondit, comme il convient, qu’il en louait le Seigneur. + +»--Mais ce n’est pas tout ça, poursuivit Chambédisse; il faut faire +quelque chose qui soit digne de ce grand jour. Allons de ce pas brûler +les idoles des Sérères! + +»Le père Mottu allégua que cette démarche était à ses yeux légèrement +inconsidérée. + +»Malheureusement, comme le père Mottu fumait la pipe, Chambédisse +s’empara de ses allumettes, qui étaient sur la table. Il y ajouta un +tome des œuvres de Léo Taxil, et partit en courant. + +«--Chambédisse, rendez-moi mes allumettes! criait le père Mottu, +essayant de le rattraper. + +»Ce fut en vain, son récent fanatisme donnait des ailes à Chambédisse, +et la grande case-fétiche était une paillotte comme toutes les cases des +Sérères. Elle brûla très bien. Le père Mottu était fort embarrassé du +zèle de son prosélyte. Il s’efforça même de sauver un de ces faux dieux +des Sérères, mais le bonhomme lui fut arraché des mains par les fidèles +du Grand-Sorcier, insuffisamment informés de ses intentions, et qui +faillirent lui faire un mauvais parti. + +»Le lendemain, je reçus la visite du Grand-Sorcier. Ce respectable +animiste m’intima gravement qu’il aurait cru pouvoir attacher plus de +confiance dans la protection du gouvernement de la République, ou des +paroles à cet effet. Il en ajouta d’autres qui signifiaient à peu près: + +»--Ça va faire du vilain: mes dieux se vengeront! + +»Je fus obligé de lui répliquer que ses dieux pouvaient faire tout ce +qu’ils pourraient, mais que je conseillais à leurs prêtres de se tenir +tranquilles. Il sourit comme si cette suggestion ne le regardait pas, et +s’en alla d’un air de commisération. + +»Il s’en était si bien allé, que je ne le revis jamais. Le lendemain, il +avait gagné par mer la Guinée Portugaise, avec tout son collège de +sorciers, et la moitié ou les trois quarts des Sérères fétichistes, ce +qui diminua de façon regrettable le rendement de l’impôt de +capitulation. + +»... Et n’empêcha pas la chapelle du père Mottu de brûler à son tour +dans la quinzaine. Je demandai le déplacement de Chambédisse: d’abord +comme sanction à son enthousiasme indiscret, mais surtout dans son +propre intérêt. Mais l’administration compétente prit son temps, comme +toujours, et quand la décision arriva, Chambédisse était déjà mort: de +maladie, évidemment. Personne n’a jamais pu prouver que ce ne fut pas de +maladie.» + + + + +LE MAITRE DES HOMMES + + + + +LE CONDAMNÉ A MORT + + +«... Dans toutes celles de nos possessions où j’ai exercé les pouvoirs +que je détiens du gouvernement de la France, me dit Partonneau, je me +suis toujours arrangé, dans ces dernières années, pour faire condamner à +mort le plus grand nombre possible de mes sujets. Je disais aux +tribunaux indigènes--non pas, tu le comprends bien, aux magistrats +français: il m’aurait suffi d’exprimer ce désir pour que ces animaux +s’évertuassent à le contrarier--je disais à ces braves juges noirs qui +rendent leurs arrêts sous un baobab, un doubalel ou un fromager: «Ne +vous gênez pas! Soyez sévères! Faites respecter les bonnes mœurs, +l’ordre public, et même les intérêts de votre politique et de vos +passions!» + +»Tu vas penser que je suis altéré de sang, que j’aime à voir pendre, +décapiter, fusiller, peut-être écarteler. Il n’en est rien. Je suis le +plus doux des hommes, et le plus indulgent: la mansuétude incarnée. Mais +je vais t’enseigner une chose, qu’on ignore trop, et qu’il est +indispensable de connaître: c’est que le bon état, c’est que la +prospérité d’un cercle sont en raison proportionnelle et directe du +nombre des condamnés à mort! + +»Ainsi qu’il arrive de la plupart des grandes découvertes, c’est le +hasard qui me permit de faire celle-ci. + +»J’étais à ce moment gouverneur de la côte des Graines (Afrique +Occidentale). Il y a des fonctionnaires coloniaux qui dirigent leur +colonie sous un _pankah_, assis dans leur fauteuil en rotin. Ce n’est +pas ma manière. A parcourir perpétuellement la colonie, on ne parvient +pas encore à tout savoir et à réaliser ce qui devrait être fait; mais en +restant sur son derrière, on ne sait rien, et rien ne se fait. Je finis +même par réfléchir à ceci: «Il n’y a encore aucune communication entre +la côte des Graines et sa voisine, le Niger-Volta. Si je vais rendre +visite à mon collègue du Niger-Volta, bien que je n’aie pas grand’chose +à lui dire--mais il paraît que l’apéritif est chez lui excellent, parce +qu’il a une machine à glace,--à partir de cet instant, il y en aura +une!» + +»Donc, je pars, en automobile--nous avons tous des automobiles, à +l’heure qu’il est, sur les routes de ma colonie--et je télégraphie à +l’administrateur de Bodiéni: «Peut-on rouler de Bodiéni à Fouloubé, qui +est la capitale du Niger-Volta?» Il me répond: «De la frontière du +Niger-Volta à Fouloubé, il y a une route d’auto, mais de Bodiéni à cette +frontière, sur trois cents kilomètres, rien! C’est la forêt et la +montagne.» Alors, je lui câble: «Pas de route sur trois cents +kilomètres? Vous avez trois jours pour la faire!» + +»L’administrateur de Bodiéni n’avait avec lui par suite de décès, +relèves, et autres petits jeux administratifs, qu’un commis principal, +le seul blanc avec lui dans tout le cercle: un ancien étudiant en +pharmacie, à trois inscriptions. Il colle son pharmacien sur le boulot, +avec dix mille indigènes levés par les soins des chefs de villages. En +trois jours, la route est faite, sauf pour les ponts: mais comme c’était +la saison sèche, l’auto descendait gentiment dans le lit des rivières, à +sec ou du moins guéables. Pour remonter, on mettait dix indigènes +derrière, cinquante devant, qui tiraient à la cordelle: ça faisait une +négromobile au lieu d’une automobile, mais ça marchait tout de même... +Voilà comment il y a une route, maintenant, de ma capitale au Niger: ce +n’est pas plus difficile que ça: il n’y avait qu’à y penser. Et c’est +une belle route, bien qu’un des chefs du pays, Malmady-Coumla, prétende +qu’elle lui fiche le vertige. C’est qu’elle est pour la plus grande +partie en lacets, en corniche, au-dessus des torrents, et qu’elle est +large! Ce bon Mahmady-Coumba n’était accoutumé qu’à ses pistes, qui ont +juste la largeur des pieds d’un nègre et vont toujours tout droit, du +fond des vallées à leur sommet, sans se soucier de la pente. + +»Me voilà donc à Bodiéni en un rien de temps. Il y a là des +Apolloniennes assez agréables. Quelques instants diurnes pour me +rafraîchir, quelques heures nocturnes pour nouer connaissance avec +elles, et le lendemain je me fais rendre compte des affaires d’État par +l’administrateur. Tout était dans l’ordre, les indigènes faisaient +preuve d’un bon esprit. Autrement dit, ils avaient payé leurs taxes. +C’est tout ce qu’on leur demande: je défie qu’on prétende qu’un cercle +où l’indigène acquitte les taxes sans réclamer n’est pas animé d’un bon +esprit. + +»--L’impôt est rentré, me dit l’administrateur: 300.000 francs, dans des +caisses, sous mon lit. + +»--Et votre chambre ferme à clef? + +»--On n’a jamais su ce que c’était qu’une clef dans le pays... mais +qu’est-ce que ça fait? + +»--Vous avez raison, lui dis-je, du moment que vous couchez dans votre +lit. Et je ne vous demande même pas si vous y êtes seul. + +»En effet, jamais les noirs ne se risqueraient à voler en plein jour, +surtout une lourde caisse dont tout le monde sait le contenu. La +confiance de mon subordonné avait mon approbation sincère. Je lui +accordai mes compliments pour l’administration de son cercle. + +»--Je repars demain, ajoutai-je. Vous m’accompagnerez. + +»C’est encore un de mes principes de me faire accompagner par +l’administrateur, tant que je suis sur son domaine. On s’aperçoit ainsi +d’un tas de choses, même si les noirs n’osent se plaindre de rien. Par +exemple, si les vieilles femmes, seules, assistent aux palabres, c’est +que le chef de cercle a coutume d’être trop entreprenant avec les +jeunes, à qui leurs maris ou leurs pères font gagner la brousse avant +qu’il arrive. Mais tout à coup je réfléchis: + +»--Mais non, ce n’est pas possible. Et l’argent de l’impôt? Vos trois +cent mille francs, dans cette case ouverte à tout le monde? Mettez-y +votre pharmacien. + +»--Il est loin: sur le tronçon de route qui reste à construire entre +Bodiéni et la frontière. Je ne puis pas le faire revenir: les noirs n’en +ficheraient plus un coup. Mais ça ne fait rien: je puis quitter le poste +avec vous demain matin... Je vais installer le condamné à mort dans ma +chambre: les caisses de l’impôt ne risqueront rien. + +»--Le condamné à mort? + +»--Oui: Samba Laôbé... Monsieur le gouverneur, Samba Laôbé est la +providence du cercle. Sans lui, surtout depuis que tous mes +collaborateurs européens ont été mobilisés, je ne m’en serais pas +tiré... Vous avez vu mes miliciens, hier? + +»--Oui. Ils manœuvrent comme des rengagés sénégalais. Je n’ai jamais vu +ça. + +»--C’est le condamné à mort qui les a dressés... Et le jardin? Il est +admirable, n’est-ce pas, le jardin? Il n’y en a pas deux comme ça dans +toute l’Afrique occidentale. C’est le condamné à mort qui y veille... Il +tient aussi la comptabilité. + +»--Mais qu’est-ce que c’est que votre condamné à mort? + +»--C’est un condamné à mort. Voilà tout. Seulement il l’est depuis dix +ans... Il y avait eu recours en grâce, comme la loi l’exige, et il est à +croire que la pièce, ou bien la réponse à la pièce, s’est perdue dans la +brousse, que le courrier a été arrêté, intercepté... Alors Samba est +toujours condamné à mort, mais il n’est pas exécuté. Vous concevez que, +dans ces conditions, il marche au doigt et à l’œil. Sinon, on lui dit: +«Tu sais, Samba, je vais écrire à Paris!» Et puis, comme il est +éternellement prisonnier, on a tout pu lui apprendre, on avait le temps: +la cuisine, l’art militaire, l’horticulture, le jardinage, la lecture, +l’écriture, la comptabilité; et maintenant, on peut se reposer sur lui +pour former des élèves. Tandis qu’avec des galapiats de condamnés à deux +ou trois ans de travaux seulement, ça ne vaut pas la peine d’essayer de +leur faire entrer quoi que ce soit dans la tête: quand ils ont appris, +ils s’en vont!... + +»Nous partîmes le lendemain, laissant la garde des 300.000 francs, le +commandement du cercle, en somme tout le gouvernement, à Samba Laôbé, +condamné à mort. Il s’en tira à la satisfaction universelle. J’aurais +voulu pouvoir lui faire décerner les palmes académiques. + +»Voilà pourquoi j’invite tous mes tribunaux indigènes à multiplier le +nombre des condamnés à mort: ils sont l’épine dorsale des États que je +gouverne. Car, bien entendu, instruit par cette expérience, je m’arrange +pour qu’ils ne soient jamais exécutés.» + +»Au bout du compte, c’est l’extension de la loi Bérenger à la peine de +mort; et puisque la suspension des effets du jugement a pour +indispensable condition la bonne conduite du bénéficiaire, on a toutes +les chances de garder sous la main un gaillard souple comme un gant. + +»J’ai parlé «du glaive de la loi». Ce n’est là, je dois bien le +spécifier, qu’une figure: les condamnés à mort par les tribunaux +indigènes, aux termes de la coutume, doivent être pendus jusqu’à ce que +mort s’ensuive. Pour parler correctement j’aurais dû dire, par +conséquent: la potence, ou le gibet, ou la hart, comme tu voudras, de la +justice. + +»Mon procédé, pour me procurer une quantité suffisante de condamnés à +mort, était aussi simple qu’efficace: il me suffisait d’inviter les +tribunaux indigènes à ne pas se gêner pour faire preuve de sévérité. +Pour éviter ensuite la destruction, qui eût été, pour mes projets, +déplorable, de cette matière première, il me fallait user ensuite d’une +certaine diplomatie. J’y employais mon procureur de la République, avec +qui j’étais, par bonheur, dans les meilleurs termes: homme, du reste, de +la plus grande humanité. Il ne faut point trop s’en étonner: à notre +époque contemporaine, c’est le plus souvent la magistrature assise qui +prétend à la sévérité, la magistrature debout à l’indulgence: +précisément, je suppose, parce que ce devrait être l’inverse; ainsi +l’exige le perpétuel paradoxe de nos mœurs judiciaires actuelles. + +»Bien pénétré de mes intentions, qui s’accordaient avec la bonté +naturelle de son cœur, cet excellent magistrat s’arrangeait pour +retarder durant des mois l’expédition du pourvoi, puis du recours en +grâce. Parfois même, il savait égarer les pièces nécessaires à cette +expédition, et tu conçois bien qu’on ne saurait exécuter un homme tant +que la Cour de cassation et le président de la République n’ont pas dit +leur dernier mot. Enfin, si par hasard le moment arrivait que nous +étions forcés dans nos derniers retranchements, que la Cour de cassation +repoussât le pourvoi, que le président de la République refusât la +grâce, j’avais découvert, avec lui, un moyen tout à fait sûr de +conserver indéfiniment mon condamné: + +»Le jugement, disions-nous, appartient sans conteste au tribunal +indigène, mais l’application de la peine nous concerne: elle est du +ressort de l’exécutif. Or, il est constaté que, dans le cercle où cette +application de la peine doit avoir lieu, personne ne sait pendre. Et le +condamné doit être pendu, non pas fusillé ou décapité, cela ne fait +point l’ombre d’un doute. En conséquence, il sera sursis à l’exécution +jusqu’à ce qu’il apparaisse un spécialiste de la pendaison. + +»On n’en trouvait jamais: nous y mettions bon ordre. + +»C’est ainsi que Mamy-N’Diaye, du cercle de Kouadiakofi, put couler, +comme tous ses collègues, cinq ou six années d’une existence heureuse, +malgré la décision des anciens de son village, qui voulait que, depuis +ce temps, son corps se balançât dans les airs. Ce Mamy-N’Diaye, du +reste, avait été de son vivant légal, si je puis employer cette +expression, une déplorable crapule, la honte de sa race et de sa tribu: +un incorrigible ivrogne, qui avait fini par tuer son père et sa mère, +deux de ses oncles et le garde-police venu pour l’arrêter. Mais on a des +principes ou on n’en a pas: mon principe était que Mamy-N’Diaye ne +devait pas plus être exécuté que les camarades. C’était bien davantage +encore l’opinion de Carlier, l’administrateur du cercle: tous les autres +administrateurs possédaient déjà leur condamné à mort et lui n’en avait +pas! Il en souffrait comme d’une insupportable infériorité, susceptible +d’influer sur son avancement, puisque le gouvernement de son cercle s’en +ressentait. Il me jura que Mamy-N’Diaye, malgré les apparences, ferait +un aussi bon condamné à mort que les autres. Le fait est qu’il l’avait +dressé à la perfection par le procédé le plus élémentaire: rien qu’en +lui annonçant qu’il deviendrait un cadavre définitif le jour où il +boirait autre chose que de l’eau. Obligé à la sobriété, Mamy-N’Diaye +était devenu le plus inoffensif des hommes, et la main droite de Carlier +pour l’administration du cercle, bien entendu. Par surcroît, on l’avait +mis à la vaccination: il maniait la lancette comme un vieux praticien. + +»Malheureusement, il y a des choses qu’on ne saurait prévoir. Voilà +qu’un jour tombe à Kouadiakofi le quartier-maître de la marine Plévech, +détaché à la flottille et à l’hydrographie de la Volta. Carlier était en +tournée. Il est reçu par le commis principal Bouffiot, un brave homme, +mais un crétin, qui lui offre à dîner. Le dîner est servi, comme de +juste, par Mamy-N’Diaye, qui avait dirigé les travaux du cuisinier. Ce +dîner était excellent. Plévech en fait ses compliments à Bouffiot, qui +répond orgueilleusement: + +»--Depuis que nous avons notre condamné à mort!... + +Et Mamy-N’Diaye salue, avec un bon sourire. + +»--Vous avez un condamné à mort? fait Plévech. Pourquoi ça? Pourquoi +n’est-il pas exécuté? + +»--Parce que, expliqua Bouffiot, qui par malheur, dans sa situation +subordonnée, ne se croyait pas permis de révéler un des grands secrets +de mon gouvernement, parce que... il doit être pendu. + +»--Eh bien?... + +»--Eh bien, continue Bouffiot selon la consigne, à Kouadiakofi, personne +ne sait pendre. + +»--Vous ne savez pas pendre? crie Plévech avec autant de stupeur que +d’indignation. C’est impossible! Tout le monde sait pendre! + +»--Mais non, je vous assure... + +»--Tout le monde sait pendre: c’est la chose la plus facile. Vous avez +bien une corde? + +»--Oui... + +»--On fait un nœud à double épissure... Tenez, comme ça!... Il n’y a +plus qu’à trouver un arbre: ce doubalel, avec sa grosse branche, par +exemple. Il a l’air d’avoir été fait pour ça... Il faut aussi une +table... Mais la voilà: celle devant laquelle nous sommes assis... Toi, +le condamné à mort, enlève la nappe... Elle est enlevée?... Mets la +table sous la branche. Appelle mon boy. + +»Le boy de Plévech arrive à l’ordre, Plévech lui fait accrocher la +corde. + +»--Et maintenant, dit Plévech à Mamy-N’Diaye, monte sur la table. + +»Le pauvre Mamy-N’Diaye, qui depuis six ans qu’il était condamné à mort +n’avait jamais fait autre chose qu’obéir, monta sur la table. + +«--Mais, proteste Bouffiot, ça ne vous regarde pas, cette affaire-là! + +»--Est-il condamné à mort, oui ou non? Je ne connais que ça. Une +administration qui n’exécute pas les sentences parce qu’elle ne sait pas +pendre! C’est à n’y pas croire! Quand je raconterai ça... Boy, mets la +corde au cou du condamné... Bon!... retire la table... Il n’y a qu’à +retirer la table. + +»... Le boy retira la table, et Mamy-N’Diaye, qui n’y avait rien compris +du tout, se trouva pendu. Bouffiot sauta à son tour sur la table, pour +le dépendre, mais il était trop tard: la colonne vertébrale s’était +cassée net. + +»--Vous voyez bien que vous savez pendre, conclut Plévech. + +»L’administrateur Carlier, à son retour, ayant appris la fin imprévue du +pauvre Mamy-N’Diaye, m’en avertit par télégramme, mais je ne pus faire +prendre aucune mesure disciplinaire contre Plévech, attendu qu’en effet +sa victime était censée être exécutée depuis plusieurs années, et, +juridiquement, devait l’être. + + + + +UNE LEÇON + + +«... Si singuliers, inattendus, embarrassants que fussent les +événements, me confia Partonneau, j’ai toujours trouvé moyen de me tirer +d’affaire avec mes sujets--car ce sont des sujets, dans les colonies où +ils ne sont pas électeurs. Les populations de notre empire +d’outre-mer--je parle même des cannibales du Congo ou des îles +polynésiennes--sont simples, impressionnables, obéissantes, +respectueuses du chef, parce qu’elles ont toujours un chef, et +mourraient tout simplement de faim, d’ennui, de pure incapacité à +décider les choses les plus élémentaires, si elles n’en avaient point. A +plus forte raison se laissent-elles diriger, manier, quand ce chef est +un blanc, un homme d’une race supérieure, sorti de la mer par un +incompréhensible et formidable miracle. Je ne fais même pas exception +pour les Annamites, qui ne sont pas pourtant des sauvages, mais de +braves laboureurs fort civilisés à leur manière, et à leur manière +aussi, d’une touchante, patriarcale moralité. Ils considèrent le chef, +d’où qu’il vienne, comme leur «père et mère»; on en tire tout ce qu’on +veut, si l’on sait les prendre. Cela me fut enseigné, il y a bien +longtemps déjà, au début de ma carrière, par un collègue plein +d’expérience qui me disait: «Ce pays-ci est si facile à conduire! On +devrait y envoyer de chez nous les apprentis sous-préfets: les bêtises +n’ont pas d’importance!» + +»Une seule fois dans ma vie, je crois, j’ai été roulé--pas moi +personnellement, mais un de mes subordonnés dont j’étais +responsable--par mes administrés. Il est vrai que c’étaient des +Européens, des blancs, ou plutôt des blanches, comme tu verras. Il n’y a +rien à faire avec des blancs, surtout des Français: ce sont des +individus, d’indécrottables individus, non pas un troupeau. Ou alors +c’est un troupeau qui n’a d’autre souci que d’embêter le berger. Songe +alors, quand les femmes s’en mêlent! + +»Je venais de Madagascar, et l’on m’avait envoyé à l’île du +Saint-Esprit. C’était de l’avancement, puisque j’étais gouverneur, et +non plus administrateur en chef, et c’est pourquoi j’avais accepté le +poste. Mais à part ce motif de carrière, ce changement ne m’amusait pas. +Madagascar est une colonie agréable; les femmes y sont aimables, les +hommes disciplinés, pas bêtes, et, à cette époque, il n’y avait pas trop +de colons: tu dois savoir qu’on a plus d’embêtements avec un seul colon +qu’avec cent mille indigènes. Le climat, surtout dans les hauts, est +délicieux: les plateaux sont autant de stations pour poitrinaires. Mais +l’île du Saint-Esprit--j’en change le nom, tu la reconnaîtras aisément, +pour peu que ça t’amuse--est située dans une des régions les plus +déshéritées du globe, au milieu du brouillard et des glaces. Il y a là +quelque six mille habitants, pas beaucoup plus, et tous des blancs, +comme je viens de te le dire, descendus de quelques pêcheurs et marins +bretons, normands ou basques, qui vinrent s’y établir il y a quatre +siècles. Est-ce le climat, si rude et si triste, qui n’a pas été +favorable à la race, ou bien l’effet des mariages consanguins? La +plupart de ces gens sont devenus tout petits de taille, surtout les +femmes; ils ne se développent guère, semblent rester des enfants. Un +jour, un de mes employés m’annonça qu’il allait épouser une fille du +pays, qu’il me nomma: + +»--Tu es fou! lui dis-je, elle n’a pas douze ans... + +»Il m’apporta l’extrait de son acte de naissance: elle en avait +dix-huit! Ce petit peuple--petit, comme tu vois, dans plusieurs sens du +mot: du reste, as-tu remarqué qu’on ne voit jamais de grands animaux +dans les petites îles? Il y a peut-être là une question de proportions +voulues par la nature--garde toutefois des qualités solides. Il est +sobre, honnête, travailleur; ses idées, sa moralité, sa religion sont +restées exactement ce qu’elles étaient au dix-septième siècle, il s’est +conservé intact dans ses glaces, il n’a pas bougé. Durant la saison des +pêches, qui sont à peu près leur seule occupation--la terre et la +température sont si ingrates que l’agriculture même n’y existe pour +ainsi dire point--ces gens besognent durement, sans lever leurs pauvres +têtes. Aussitôt l’hiver arrivé, ils n’ont plus grand’chose à faire. +Alors ils font de la politique, une espèce de politique locale, à propos +de rien, de queues de poires, sur des sujets infimes qu’on a la plus +grande peine du monde à concevoir. C’est leur seule distraction. Ils ne +reçoivent pas de journaux, n’ont que très peu de livres, bien qu’ils +sachent tous lire, et soient aussi intelligents sans doute que vous et +moi, d’une intelligence trépidante, acérée, pareille à la vivacité des +fox-terriers: le cerveau ne diminue pas en même temps que la taille, ni +l’activité du système nerveux. Et ils sont fiers, vertueux, ombrageux, +susceptibles. + +»Un matin que je venais d’arriver à mon bureau, mon expéditionnaire, +Manga-Maso, que j’avais emmené avec moi de Tamatave, m’avertit: + +»--Y en a ici délégation notables. Vouloir parler toi: _Kabary_ +(discours, palabres). + +»--Dis-moi, lui demandai-je, s’ils ont des gants blancs ou des gants +noirs? + +»--Y en a gants noirs, répondit-il. + +»Je connaissais les coutumes de l’île: la délégation portait des gants +noirs; alors ses intentions étaient hostiles; ça allait chauffer. + +»Ça chauffa! Je lus sur les visages tous les signes d’une indignation +non dissimulée. On m’annonça qu’un de mes subordonnés, un des juges au +tribunal de Saint-Esprit, parti depuis trois mois pour la France, en +congé régulier, venait de commettre à l’égard de la population féminine +de l’île un outrage abominable, impardonnable! Je pensai en moi-même que +ce crime ne devait pas être bien grave, puisque son auteur, absent, +n’avait pu le commettre en personne. On me détrompa. Les gants noirs du +président de la délégation jetèrent en frémissant sur ma table une +petite brochure, rédigée par le magistrat incriminé, à l’occasion de je +ne sais plus quelle exposition qui avait lieu en cet instant à Paris. +C’était un essai, qui me parut fort innocent, sur l’île du Saint-Esprit, +ses ressources, son aspect géographique, les mœurs de ses habitants. + +»--Eh bien? fis-je. + +»--Là, monsieur, là! indiquèrent les gants noirs, frémissants d’émotion. + +»Je lus: «... Les femmes de l’île du Saint-Esprit sont bavardes et +coquettes.» + +»J’eus la plus grande peine à m’empêcher de rire. C’était ça, non, +c’était ça, l’irréparable outrage?... Si ce brave homme de président +avait pu lire ce qu’on imprime quotidiennement, en France, sur les +femmes de France, il aurait senti que le péché était véniel. C’est ce +que je tentai, bien doucement, de lui faire entendre. Il ne comprit pas +du tout. Comme je te l’ai dit, ces gens n’ont que peu d’occasions de +lire: et tout ce qu’ils peuvent lire, surtout ce qui vient de la +métropole, cette France qu’ils n’ont jamais vue et ne verront jamais, +prend à leurs yeux une importance démesurée. + +»--Nous sommes venus demander le déplacement de ce magistrat, conclut le +président, froissé de mon indifférence. Il ne faut pas qu’il revienne +jamais à Saint-Esprit. + +»--Cela vous regarde, répondis-je. Adressez-moi un vœu en ce sens. Je le +transmettrai à l’administration centrale, mais sans l’appuyer, je dois +vous en avertir. L’offense est insignifiante, et ce juge est un +excellent magistrat, sérieux, bon juriste, fort attaché aux devoirs de +sa charge. Avez-vous un autre reproche à lui faire? + +»--Celui-là suffit! répliqua la délégation d’un air sombre. + +»Elle tourna les talons. Je reçus quelques heures plus tard la plainte +qu’elle formulait contre ce juge «au nom de toute la population de l’île +et de l’honneur des femmes». Je l’envoyai telle quelle, sans +commentaires, à l’administration de la rue Oudinot--et l’administration +s’assit dessus, comme tu peux le penser. Je suppose même que les jeunes +rédacteurs du ministère des colonies s’en firent une pinte de bon sang, +peut-être même le ministre, si cette réclamation est tombée sous ses +yeux, ce qui n’est pas probable. + +»Une des rares distractions, à Saint-Esprit, est d’aller lire les +télégrammes de navigation, qui sont affichés, sur papier jaune, devant +les bureaux du capitaine de port. C’est ainsi que les habitants de la +toute petite ville apprirent que le _Gaurisankar_--à propos pourquoi +est-ce que nous donnons des noms de montagnes aux bateaux? C’est +idiot!--arriverait bientôt, débarquant un certain nombre de passagers, +parmi lesquels l’infortuné magistrat, cause involontaire d’un si grand +scandale. + +»La population de Saint-Esprit tint des conciliabules nombreux, mais si +secrets que ma police, du reste fort restreinte et médiocrement adroite, +ne me put donner aucun renseignement sur les décisions prises: + +»--Ils veulent se venger, me dit-on seulement. Une vengeance +épouvantable, inoubliable! + +»Voulaient-ils donc tuer ce pauvre juge? Je ne les en croyais pas +capables. Ce sont de bonnes gens; ils sont très doux. Le seul crime dont +on se souvienne a été commis, dans l’île, il y a cinquante ans, et +encore par un marin étranger. Cependant, je crus devoir prendre toutes +les précautions possibles. Je groupai mes forces de police au grand +complet--une douzaine d’hommes--sur l’appontement, dès que le +_Gaurisankar_ fut en vue. Et je m’établis là en personne, pour voir, et +imposer mon autorité. + +»Je n’eus rien à faire, absolument rien. On ne voyait pas, si loin que +les yeux pussent chercher, un seul habitant mâle de l’île du +Saint-Esprit. Où s’étaient-ils cachés, dans quelles gorges de la +montagne, quelles cavernes? Mais toutes les femmes étaient là, deux +mille femmes environ, les vieilles et les jeunes, rangées en haie depuis +l’appontement jusqu’au tribunal. Toutes habillées de noir, sans un +bijou, sans une fleur, et silencieuses, dramatiquement, +invraisemblablement silencieuses. On n’entendait que le piaillement des +mouettes. Ces femmes étaient là, voilà tout: un double mur noir. + +»... Le pauvre juge grimpa l’échelle de l’appontement et parut. Tout +d’abord, il ne distingua quoi que ce fût qui le pût choquer: rien que +ces deux sombres murailles, qui couraient à l’infini, et des yeux +étincelants sous des coiffes noires, à la bretonne. Il mit le pied sur +le quai... Les deux premières femmes, à droite et à gauche, crachèrent. +Oh! pas sur lui! A ses pieds, seulement; deux larges crachats, préparés, +délibérés. C’est à peine pourtant s’il y fit attention. Mais les autres, +l’une après l’autre, les deux mille femmes de Saint-Esprit! Les crachats +tombaient, deux par deux; on entendait leur petite pluie sur la +route--et pas un autre bruit. Ah! il avait dit que les femmes de +Saint-Esprit étaient coquettes et bavardes! Il pouvait les regarder, +toutes vêtues comme des veuves. Et de leurs lèvres, devant lui, tant +qu’il resterait dans l’île, ne sortirait jamais un mot. Seulement ce +petit bruit de crachats, quand il passerait. Pas autre chose... + +»Alors, le juge comprit, et blêmit. Il marcha plus vite, et s’enfonça +sous la porte du tribunal. Il ne quitta cet abri qu’à la nuit pour +gagner sa maison. Mais le lendemain, du tribunal à cette maison, c’était +la même chose... Il tint bon six semaines, puis sollicita son rappel. Il +était vaincu. Vaincu par ce silence, ce noir, ce dédain spumeux.» + + * * * * * + +Voilà comme les gens de l’île du Saint-Esprit ont tenu tête à +l’administration française. Et je songe parfois que c’est une idée qui +venait de très loin, du fond des siècles, de l’époque où les peuples +n’avaient pas d’autres moyens de manifester la mésestime, à la fois +soumise et orgueilleuse, où ils tenaient leurs maîtres. + + + + +SA PRUDENCE + + +Je m’amusais parfois--et il était assez rare que je fisse erreur--à +deviner l’origine ou le corps d’où sont issus les administrateurs +coloniaux, par la seule façon dont ils prononcent, devant leur chef +suprême, cette phrase élémentaire: «Oui, monsieur le Résident Général!» +Ce brave Lefebvre, à qui l’on confiait toujours les postes les plus +difficiles ou les plus déshérités, qui ne s’en offusquait nullement, qui +même les sollicitait, «parce que, disait-il, on y est plus à son aise +que près des légumes, et que les inspecteurs y passent moins de temps», +ne la pouvait sortir de ses lèvres sans y ajouter, dans son inexprimable +émotion, un explétif blasphématoire: «Nom de Dieu! Oui! monsieur le +Résident Général! Oui, sacré Nom de Dieu!» C’est que Lefebvre a été tout +petit commis des affaires indigènes, et même, auparavant, simple sergent +de la vieille infanterie de marine, puis employé de factorerie. +Énergique, dévoué comme un chien, un peu court d’esprit et plein de +sens, il perdait la tête en présence du maître tout-puissant; ces jurons +malsonnants exprimaient à la fois le désordre respectueux de son âme, et +sa décision d’aveugle obéissance. Les anciens officiers de l’armée de +terre émettaient la formule automatiquement et comme à cinq pas de +distance, la main à une coiffure militaire absente, mais avec une sorte +de respect hiérarchique et définitif. Ceux qui venaient de la marine, +avec une courtoisie raffinée qui dissimule un dédain latent: car la +marine obéit à ses chefs, mais les juge, mais ne les aime pas, et +cependant méprise tout ce qui ne vient pas de la marine. + +Pour Partonneau, il disait d’un souffle raccourci: «Oui, m’sieu le +Résident Général!» J’en avais induit que, des bancs du lycée, il était +entré tout droit à l’École coloniale; il continuait de répondre au pion. +Je ne me trompais pas. Il obéissait, ou plutôt il obtempérait, parce que +la désobéissance est non seulement impossible, mais inutile, qu’on n’y +gagne rien pour le but qu’on veut atteindre. «Le mieux, déclarait-il, +est d’attendre qu’_Ils_ changent d’idée ou qu’il en arrive un autre: ces +deux cas sont les seuls qui se peuvent produire.» + +Une fois pourtant, une fois au moins, Partonneau alla plus loin, et +démentit le maître en sa présence. Il est vrai que celui-ci n’en sut +jamais rien! C’était un nouveau venu, un grand homme débarqué tout +fraîchement d’une France démocratique et populaire qu’il n’avait jamais +quittée. Vigoureux et dont le gouvernement devait laisser des traces. +Mais, comme ces rudes conventionnels dont Napoléon fit des préfets et +des vice-rois, joignant au goût et au sens du commandement l’habitude du +langage qu’il faut pour le faire accepter chez nous, gardant même une +foi profonde en ces formules. Il est bien peu de prêtres, il n’en est +peut-être pas, qui ne croient aux mystères de leur culte; il n’est pas +non plus, je pense, de dirigeants du nouveau régime qui ne croient à ses +dogmes: et la liberté, l’égalité, la fraternité, sont pour eux des faits +incontestables, sacrés, au nom desquels seulement ils ordonnent, +mandataires inspirés. + +Partonneau reçut celui-là avec le cérémonial ordinaire, qui ne manque +pas de grandeur, aux frontières du cercle qu’il avait pour mission +d’administrer: armée, magistrature, clergé, étaient rangés selon l’ordre +du décret de messidor. Venaient ensuite les grands mandarins, les +préfets, les sous-préfets indigènes, avec leurs somptueuses robes +d’apparat, leurs parasols, leurs étendards, leurs six poils de barbe +blanche, fins comme ceux de leurs légers pinceaux à écrire, puis les +chefs des notables et quelques notables; enfin tout ce qu’il faut pour +la majesté. Et même Partonneau aperçut Lou-Vinh-Phuoc, qu’il n’avait pas +convoqué. Lou-Vinh-Phuoc, qui s’était placé, bien ostensiblement, et +dans son costume de tous les jours, un costume par lui-même +irrespectueux, à côté des grands mandarins et même en bon rang parmi +eux. + +Ce Lou-Vinh-Phuoc était une assez dangereuse canaille, et peut-être +aussi un homme intéressant: un vieux pirate, mal converti. Personne +jamais ne fit le compte de ses anciennes pilleries, de ses assassinats; +lui non plus. Un jour de fatigue, et par manière de trêve plutôt que par +résolution définitive, on lui avait donné des terres. Il s’y était +installé comme dans un fief féodal, y avait établi en manière de comtes +et de barons les complices qui lui étaient le plus sympathiques, +exploitant rudement ses paysans, faisant par surcroît la contrebande de +l’opium sur une généreuse échelle; et, quand un Chinois lui paraissait +suffisamment bandit pour être digne de sa confiance, lui donnant un +petit bien, mais lui conseillant de garder son fusil et beaucoup de +poudre. Il était aussi connu sous le sobriquet de Si-Sa-Peth. Ne +cherchez ce nom ni dans la langue annamite, ni dans la chinoise. C’était +la transposition, dans une orthographe pittoresque, de l’opinion des +Européens du cercle: «Si ça pète, ça cassera.» Les mandarins +paraissaient subir son contact, ce jour-là, avec répugnance; +Lou-Vinh-Phuoc n’était pas un lettré. Vulgaire paysan voué au +brigandage, plus lucratif, il ignorait la science des caractères; il +était obligé d’entretenir un scribe pour lire sa correspondance: un +parvenu, un nouveau riche. + +Enfin, arriva, avec le retard d’usage, le cortège cavalcadant du grand +chef. Maison militaire, maison civile, domesticité. Tout cela brillant, +tout cela bruyant. Et, en dernier lieu, deux porteurs indigènes tenant +sur leurs épaules un meuble dont je suis bien forcé de dire un mot, bien +qu’il soit malaisé de le qualifier de façon décente: tel Louis XIV et le +duc de Vendôme, monsieur le Résident Général voyageait avec sa «chaise». +Comme à tout être humain les nécessités de la nature humaine +s’imposaient à lui; et il avait jugé, sans doute avec raison, malséant à +sa dignité de s’égarer dans la brousse comme un simple mortel. + +Cette magnifique caravane et ce qui la suivait, s’arrêta pour les +présentations, qui furent faites par Partonneau avec une assurance +paisible et une politesse détachée. Ce fut un spectacle assez +déconcertant pour des yeux français, des yeux de Français de la +métropole, que ces vieillards cassés par l’âge, hautains dans leurs +robes écarlates ou jaunes, se prosternant cinq fois jusqu’à terre, le +front dans la poudre du chemin, devant le chef venu de France! +Déconcertant pour nous, mais pour nous seulement. Pour d’autres, mieux +accoutumés, tout naturel en restant émouvant: depuis des milliers +d’années, c’était le salut rituel, obligatoire, devant la Puissance, +considérée comme Père-et-Mère... + +Mais Lou-Vinh-Phuoc, bousculant quelques-uns de ces somptueux et +respectueux mandarins, resta debout, l’œil bien droit, doucement +insolent, et tendit simplement la main, _à la française!_ + +Ce fut, dans l’assemblée annamite, un murmure de stupeur, et, parmi les +mandarins, d’indignation. Lou-Vinh-Phuoc déshonorait la hiérarchie! Mais +M. le Résident Général dressa la tête d’un air ravi. Se tournant vers +Partonneau: + +--Vous allez expliquer à votre administré, fit-il, tout mon plaisir de +voir ici un homme ayant gardé la conscience et la fierté de ses droits +de citoyen! + +Pour la première fois de sa vie, Partonneau faillit perdre son +sang-froid. Se reprenant, il traduisit à Lou-Vinh-Phuoc, en annamite: + +--Son Excellence le Résident Général me charge de vous dire qu’il sait +que vous êtes un personnage grossier, sans connaissance des lettres, +ignorant des usages; et qu’en conséquence, dans sa commisération, il +veut bien vous faire la grâce--la grâce, entendez-vous!--de vous +dispenser du salut! + +Ce fut, dans l’assistance indigène, un rire d’approbation, de +satisfaction, d’apaisement. M. le Résident Général ne comprit pas, il +s’éloigna de son pas actif. Lou-Vinh-Phuoc, écrasé, stupide, rougissant +d’avoir perdu la face en public, inquiet de son sort, n’osant suivre le +cortège, demeura seul. Et distinguant la chaise, abandonnée sur la berge +du Fleuve Rouge, il eut une impulsion subite, dans sa pensée +réparatrice. Quel était ce meuble? Un trône, sans doute, celui des +audiences. On doit à ces objets sacrés les révérences qu’on n’a pas +faites à leur maître. S’agenouillant, il l’entoura de ses bras. + + + + +ET LE SOIR VINT... + + + + +ET LE SOIR VINT... + + +Sur le boulevard Saint-Michel, à peu près à la hauteur de l’École des +Mines, ce sont deux bonshommes de bronze, dont l’un montre à l’autre on +ne sait quoi, mais dont on veut que ce soit un tube de verre, contenant +une médecine inédite et magique. Ceci, bien qu’important, est impossible +à distinguer à l’œil nu, je vous dis ce qu’on m’a dit; de même que, +selon ce qui me fut affirmé, ces deux personnages sont des pharmaciens +célèbres. J’ai toujours estimé ce monument assez laid et le geste de ces +mandarins aussi risible que celui de l’évangéliste qui se met un doigt +dans le nez pour montrer qu’il subodore l’approche de l’Esprit Saint. +Mon opinion, que je crois raisonnable, et consacrée par de trop nombreux +exemples, est que notre art contemporain, tel qu’il se manifeste sur les +voies publiques, est ordinairement aussi malencontreux que celui des +vieux galfâtres qui président au modelage des chefs-d’œuvre du quartier +Saint-Sulpice. + +Mais, au cours de la guerre, passant avec moi devant ce regrettable +groupe, Camille Ribieyre lui fit ostensiblement un grand salut, une +révérence, s’il vous plaît, et m’intima: + +--Ote ton chapeau. + +J’ôtai mon chapeau. Je ne voudrais pas que nul pût jamais soupçonner que +je manque d’égards envers n’importe qui ou n’importe quoi. Je cultive, +je collectionne, je thésaurise les rites. Ceux que m’enseignera ma +petite amie Camille obtiendront ma faveur toute particulière. Elle a +seize ans aujourd’hui. Quand je l’ai vue pour la première fois, il y a +deux ans, au Laos, où son père exploite les bois de la forêt, elle était +toute nue, et à cheval! Revenant de prendre son bain dans la rivière, il +semble qu’elle avait accoutumé de rentrer dans cet état d’innocence, n’y +voyant rien d’extraordinaire. Pourquoi pas? Est-ce que toutes les filles +du pays, les Laotiennes, ses compagnes, n’en faisaient pas autant? Je +n’ai mémoire de rien de plus beau, de plus pur, que cette petite fille +sans voiles, aux seins roses à peine formés, aux longues cuisses +d’éphèbe, déjà fortes, sur ce beau poney tout frémissant, lui-même +ruisselant d’eau. + +Le vieux bonhomme que je suis en train de devenir ferait pour cette +jeune sauvage des choses bien plus difficiles que d’offrir, sans savoir +pourquoi, un public hommage à deux pharmacopoles, statufiés en zinc +d’art. Cependant, je me permis de demander pourquoi il fallait saluer. + +--Comment, tu ne sais pas? répondit-elle sérieusement. C’est eux qui ont +inventé la quinine. Alors?... sans la quinine, est-ce qu’on vivrait? + +Voilà. Je découvrais que juger d’une effigie par son seul mérite +esthétique est une erreur de civilisé, ou d’incroyant, ce qui, très +probablement, est la même chose. Ce n’est pas sa beauté, c’est sa +sainteté, sa capacité de faire du miracle que le chrétien vénère dans la +statue du saint. Et Camille, cette Camille née sous d’autres cieux, +subissant avec peine le nôtre, s’était formé une autre idée, mais +analogue, de la sainteté et du miracle: la sainteté scientifique, le +miracle scientifique. Du fond de sa brousse, avec la perspective de la +brousse, elle avait discerné par le cœur, par les sens, par les +nécessités de la vie quotidienne, ce que nous ne concevons encore que +par l’esprit, et faiblement. + +Vivante, saine, irrésistible petite Camille! Que de belles choses j’ai +imaginées sur ton compte!... La femme nouvelle, n’est-ce pas? La femme +que nous fabriquent ces terres où il y a quelque chose à faire pour les +femmes comme pour les hommes, de même que nos aïeules avaient aussi +quelque chose à faire, une mission de commandement, de direction, sur +leurs biens, au milieu de leurs gens. Celles de notre civilisation +occidentale, des poupées? Mais, sauf quand elles ont des métiers +d’hommes, et la même triste spécialisation, les mêmes tares +professionnelles alors que des hommes, comment voulez-vous qu’elles +soient autre chose, quelle besogne leur est réservée, quel rôle leur +impose des devoirs? Ah! chère gosse, mauvaise gosse de Camille, +impétueuse, primitive, gâtée, avec tes taches de rousseur et tes jambes +trop longues, tes jambes de poulain qui suit sa mère au pâturage, que +d’histoires je me suis contées sur toi! Et comme la civilisation, cette +civilisation que j’injuriais, s’est vengée sur moi-même, mes rêves, et +ta propre personne, ce jour même où je te conduisais au cinq heures de +madame Bohatier! Car elle reprit son empire, alors, cette civilisation, +contre toi! Aux beaux souvenirs de ma vision du Laos se superpose +maintenant celle que tu m’as donnée dans cette maison parisienne: une +rustaude sans grâce, qui avait enlevé son chapeau. Oui, elle avait +enlevé son chapeau, comprenez-vous ça, comme une paysanne! Elle avait, +par surcroît, ôté son manteau, elle le remettait, elle avait l’air de +dire: «On étouffe, on s’ennuie, ici! Comme je voudrais être là-bas, et +nue!» + +Et c’était pourtant un salon «colonial» que celui de madame Bohatier! + + * * * * * + +Quand les coloniaux ne sont pas aux colonies, ils sont à Paris--tant que +l’heure de la retraite n’a pas sonné, car, dans ce cas, la plupart, +n’ayant pas fait fortune, vont vivre économiquement en province--et +principalement au café. Mais je ne m’occuperai pas ici des cafés, qui +sont trop connus. Tout au plus, signalerai-je que le principal lieu de +réunion des broussards, quelques années avant la guerre, était le +«Pousset» des boulevards. Il y a aussi le _Café des Vosges et de +François Coppée_, près de la rue Oudinot. Mais celui-ci jouit plus +particulièrement de la clientèle des employés du Ministère des Colonies +et, pour cette cause, est méprisé des véritables coloniaux: ils n’y vont +que pour se faire des relations utiles. + + * * * * * + +Toutefois, il y a aussi des salons coloniaux, et même un peu plus +nombreux qu’on ne croirait. Ceci n’a rien d’étonnant si l’on songe qu’il +se rencontre des coloniaux mariés, dont les femmes ont des prétentions à +la mondanité, d’autres--ceux seulement d’Indo-Chine--qui, ayant pris +l’habitude de l’opium, n’y sauraient renoncer en France, et que sur la +natte dure, autour de la petite lampe et du bambou divin, se réunissent +fatalement des gens qui ne s’aiment pas toujours à la folie, mais que la +même passion secrète, persécutée, cimente pourtant comme les pierres +d’une mosaïque. + +Je n’ai pas l’intention de parler non plus de ces fumeries parisiennes, +les ayant peu fréquentées. Je respecte l’opium. Je lui ai dû, non pas de +grandes joies,--les joies de l’opium font partie de la friperie du bazar +romantique,--mais un grand calme, un bon équilibre d’esprit, un +salutaire optimisme à des moments où ce n’étaient point des ingrédients +vitaux faciles à se procurer. Mais l’expérience m’a prouvé que la drogue +est incompatible avec les obligations de la vie occidentale. Celle-ci +est trop active, trop pressante, et il y a toujours un tas +d’imbéciles--ou de «fonctions» sociales, également détestables--qui vous +accaparent à l’heure sacrée: le théâtre et les dîners en ville +interdisent l’usage régulier du «bambou» en France ou, du moins, à +Paris, beaucoup plus sûrement que les perquisitions de la police. + +Mais il y a aussi les salons des fonctionnaires de haut grade, où les +autres fonctionnaires de grade inférieur viennent faire leur cour. Il y +a les demeures des quelques colons, assez rares encore, qui ont fait +fortune, et viennent jouir de cette fortune à Paris. Tel était le cas de +M. et madame Bohatier, d’Indo-Chine. + +Camille m’avait dit: + +--Est-ce que nous y verrons monsieur Partonneau? + +--C’est probable, et aussi madame Vaubelle. + +--Ah! avait fait Camille, sans excès de sympathie. + +Cela m’avait amusé, de découvrir un sentiment de jalousie, un sentiment +bien féminin, chez ma dryade du Laos. + +--Tu n’aimes pas madame Vaubelle? Elle fait pourtant des frais pour toi. +Et elle est jolie! + +Camille n’avait pas répondu. + +--Et tu aimes bien monsieur Partonneau? + +--Il dit des choses que je ne sais pas sur ce que je sais... Et il est +si simple, lui, monsieur Partonneau! + +Les enfants et les illettrés éprouvent une reconnaissance pareille pour +les gens illustres--et Partonneau, ignoré des Parisiens, est illustre +dans le petit monde colonial--qui ne sont pas intimidants. Nous +trouvâmes Partonneau chez les Bohatier, mais avec madame Vaubelle, en +effet, ce qui fit visiblement moins de plaisir à Camille et fut +peut-être pour quelque chose dans son air d’ennui et ses mauvaises +manières. Si elle considéra cette personne avec méfiance et mauvaise +humeur, elle écoutait Partonneau comme un gosse qu’on mène pour la +première fois au théâtre. Madame Vaubelle, pour sa part, le couvait des +yeux avec une sollicitude, une adoration inquiètes; il ne la regardait +guère. Il y avait là aussi le couple Blazeix, ménage de ressources +modestes. Pourtant madame Blazeix est élégante, ou veut l’être. Elle +n’est pas, elle, une coloniale. Elle n’a jamais quitté Paris et passe +pour y avoir fait le bonheur, avant son mariage et même après, d’un +assez grand nombre d’amis, ce qui ne saurait l’empêcher de conserver un +air d’innocence attendrissant, étant de ces femmes favorisées de la +nature à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession à la minute même +qu’elles commettent le troisième péché capital. La naïve Camille lui +témoignait une sympathie dont j’étais un peu embarrassé, et l’on avait +l’impression que son mari la considérait comme un objet rare, sans prix, +tout émerveillé encore qu’elle eût pu condescendre à devenir madame +Blazeix. Nul, à part trois ou quatre techniciens dispersés dans le monde +entier, ne sait que cet Ardéchois remarquablement laid, qui pousse la +brachycéphalie de son crâne énorme, épais, crépu, jusqu’à l’excès le +plus monstrueux, est l’ingénieur agronome, le botaniste, le spécialiste +en cultures coloniales le plus éminent de France, depuis la mort de ce +curieux, génial et désintéressé bohème qui s’est appelé Karpovitch, ce +juif russe naturalisé français qui finit, il y a quelques années, par se +suicider, à la russe, un soir qu’il s’ennuyait. Ce pauvre Blazeix lui +ressemble moralement et par son extérieur misérable. Il était venu avec +des souliers de chemineau; bien pis: d’agent de police en civil. Son +pantalon blanc, son veston d’alpaga noir, lustré, sur lequel le ruban de +la Légion d’honneur fait une tache inattendue, étaient visiblement +confectionnés. Seul, le désir de se reclasser, après tant d’aventures, +pouvait expliquer la résolution prise par l’ambitieuse Juliette d’en +faire son époux légitime. Mais, ce jour-là, il avait l’air radieux. Il +annonçait, il criait aux inconnus même sa chance inespérée: il devenait +l’ingénieur-conseil de la Banque du Pacifique, qui devait profiter de +l’effondrement prévu de l’empire colonial allemand pour installer +d’immenses exploitations aux Samoa, aux îles Bismarck, en Chine et en +Indo-Chine: cinquante mille de traitement! + +Cette nouvelle me surprit. Non pas seulement qu’il m’étonnât que les +hauts seigneurs de cette puissante société eussent su découvrir le bon +et grand Blazeix dans la cave administrative où le gouvernement +français, toujours généreux et avisé, lui octroyait six mille francs par +an; il courait des bruits sur la situation de cette firme, on disait +qu’elle traverserait sans doute, après la guerre, une passe difficile. +Blazeix avait l’air si heureux que je n’osai jeter ouvertement de l’eau +froide sur sa joie. Je pris madame Blazeix à part, dans un petit coin, +pour lui communiquer mes craintes. + +--Je crois pouvoir vous rassurer, me répondit-elle assez sèchement... +Cher monsieur, mes renseignements sont puisés à meilleure source que les +vôtres: le directeur de la Pacifique est de mes amis! + +A ce mot, la «découverte» que cette société avait faite des mérites, +certains, du reste, de l’humble et impratique Blazeix me parut moins +inexplicable. Je n’avais plus rien à dire et me contentai de féliciter +le ménage. + +--Mais ma femme me suggère, me confia Blazeix, de faire prendre sur sa +tête, par la société, en plus de mes appointements, une assurance sur la +vie de quatre cent mille francs... Elle prétend que ma santé court des +risques. Elle se les exagère: si j’avais dû claquer dans ces pays-là, il +y a vingt ans que ce serait fait. + +--C’est une excellente précaution... + +--Vous pensez?... Bah! + +Brave Blazeix, qui se croyait éternel, qui ne songeait qu’à la besogne à +faire! Il l’avait accomplie si longtemps pour cinq cents francs par +mois! Je voyais bien que sa femme, dans ses conversations, qu’on pouvait +croire assez intimes, avec le directeur de la Pacifique, n’avait pas +perdu le nord. Peut-être même envisageait-elle que le casse-tête des +Papous ou les miasmes des forêts de l’archipel Bismarck la +débarrasseraient de son époux. Alors, l’assurance serait là pour lui +permettre une agréable existence. Mais où était le mal? De nouveau, je +jurai à Blazeix: + +--Si, si! Je vous assure! + + * * * * * + +Au moment où j’allais partir, madame Vaubelle trouva moyen de se +rapprocher de moi. + +--Votre ami, me dit-elle, la gorge un peu frémissante, monsieur +Partonneau... qu’est-ce qu’il pense? qu’est-ce qu’il veut?... Tâchez de +le savoir, je vous en supplie. Vous m’avez déjà promis!... + + * * * * * + +C’est pendant la guerre que Partonneau avait commencé de sentir tomber +sur ses épaules le mal atroce et sans remèdes, l’un des rares sous le +ciel dont il n’eût pas l’expérience: la vieillesse et, avec elle, une +mélancolie singulière. Il n’avait point encore atteint la cinquantaine. +Mais on dit que certains chauffeurs ou mécaniciens de locomotives, quand +tombe sur eux l’heure de la retraite, sont pris bientôt d’un mal +exceptionnel et funeste. Trente années durant, leur corps, leur brave +corps d’humain qui était au début pareil au vôtre, au mien, a subi la +trépidation des formidables machines qui détraquent les entrailles et +vous secouent la peau du ventre comme un tambour d’énormes baguettes. Il +en est qui n’ont pu tenir le coup. Ceux-là sont morts tout de suite, ou +bien sont allés ailleurs, faire autre chose, ils ont abandonné. Les +autres s’adaptent. Ils s’adaptent à tel point que ces trépidations +incessantes leur deviennent nécessaires. Quand ils cessent de les +éprouver, leurs muscles, leurs tendons, leur chair, leur moelle +épinière, les réclament, souffrent obscurément, crient: «Qu’y a-t-il, +mais qu’y a-t-il donc? On ne vit pas! Nous ne sentons plus rien!» +L’organisme se fait atone, inerte. Le sang ne circule plus. L’homme est +saisi d’un tremblement sénile, comme si la nature voulait lui rendre +cette agitation, ces secousses musculaires et nerveuses dont +l’accoutumance lui a fait un besoin. Mais ce n’est que la fin, rien que +la sinistre fin: la paralysie qui est venue. + +De corps et d’âme, Partonneau en était là. Tant qu’il n’avait fait que +toucher barre en France pour repartir au bout de quelques mois, il +n’avait pas ressenti le contre-coup des rigueurs, des misères de son +métier, des maladies tropicales, des outrages du soleil, des poisons de +la terre et des eaux. Chacun de ces brefs retours lui avait paru des +convalescences. Il arrivait fourbu, il repartait fourbi de frais, net et +solide, disait-il, comme un patin neuf. Mais la guerre, après l’avoir +rappelé pour lui confier un poste d’officier de complément, avait duré, +duré! Partonneau se trouva stupéfait, humilié, lui qui avait affronté +non seulement tant de périls, mais de fatigues, et surhumaines, et +toujours étalé, de ne plus pouvoir étaler, à la fin! On l’avait envoyé à +l’arrière, comme un vieux; on avait d’abord utilisé décemment ses +«spécialités» dans un de ces camps du Midi où l’on dressait les noirs +recrutés en Afrique; puis dans un état-major, à Paris! Ces besognes lui +semblaient indignes de lui. Pourtant, il se jugeait. Son malheur est de +ne jamais se faire d’illusions, ni sur les autres, ni sur lui. Il me +disait: «Je ne suis plus bon qu’à ça. On a eu raison...» + +J’ai déjà parlé ailleurs de ces hémiplégies passagères qui contractent +par instants, lorsqu’un excès de fatigue intellectuelle ou physique +épuise ses forces, la moitié gauche de son visage, crispant sa lèvre +supérieure en grimace, remontant une de ses orbites vers les tempes: +retour perfide des toxines que n’a jamais entièrement éliminées son sang +de vieil impaludé. Ces crises devenaient maintenant plus fréquentes. Il +en restait souvent défiguré de longues semaines. Toutefois, débarrassé +de ces misères, il se retrouvait beau, en vérité, de cette beauté +virile, ironique, héroïque, qui inspire à tous, même aux hommes, le +besoin de voir en lui un maître, et de le suivre. Le poison paludique +prêtait même à ses yeux, ses yeux clairs d’homme qui toujours a su tout +regarder en face, et comprendre pour décider, cet éclat, cette intensité +qui font palpiter les femmes. Il les abaissait sur elles avec une +autorité non voulue, mais irrésistible. Je ne comprenais que trop, bien +que j’en fusse jaloux, le sentiment de madame Vaubelle à son égard, et +ce dévorant souci qu’elle m’avait montré chez les Bohatier. Ce n’était +pas la première fois. Je lui répondais, moins brutalement qu’ici, mais +c’était le sens de mes paroles: «Je crois qu’il ne vous a pas laissé de +doutes. Vous devez le savoir mieux que moi.» Elle hochait la tête. +Est-ce que c’est une preuve ça, avec n’importe quel homme, mais surtout +un homme tel que Partonneau? + +--Tâchez de le savoir, implorait-elle. Il vous parlera peut-être, à +vous, il vous dira la vérité. J’ai l’impression qu’il ne dit jamais la +vérité aux femmes... Pourquoi souriez-vous? + +--Parce que je soupçonne qu’il ne la dit pas toujours, même aux hommes, +en cette matière. + +Je mentais. Ce qui m’avait inspiré ce sourire, c’était la réminiscence +incongrue d’une phrase de Balzac dans la _Dernière Incarnation de +Vautrin_: «Es-tu contente de ton milord?» demande une amie à sa +camarade, la Belle Normande, qui vient de faire la connaissance, au sens +biblique du mot, du mouchard Peyrade, grimé en Anglais. «Ma chère, +répond la lorette, quand il fait l’amour, c’est comme quand il vient de +se raser. Il se regarde dans la glace, et l’on dirait qu’il pense: +«Allons, aujourd’hui, je ne me suis pas coupé!» Je songeais que, dans +ses transports amoureux, Partonneau devait avoir, à peu de chose près, +la même énigmatique attitude que le faux Anglais de Balzac. Pourtant, +j’avais promis de poser la question, si délicate qu’elle me parût. Je me +sentais plus que de la sympathie pour madame Vaubelle. Si c’eût été moi +qu’elle avait eu la bonté de distinguer, j’en eusse été très sincèrement +ému, j’eusse éprouvé cette sorte de reconnaissance qu’il est d’ailleurs +presque toujours prudent de dissimuler, et qui vous jette à dire: «Mon +Dieu! Vous avez bien voulu!... Je ne le méritais pas!» + +Cette gentille madame Vaubelle avait gardé la plus louable fidélité à +son époux, industriel du Nord, jusqu’au jour qu’infirmière bénévole dans +un hôpital, elle y rencontra Partonneau, blessé assez gravement. Pour +lui elle s’était désespérément compromise, avait fait les pires folies, +celles qui se voient, abandonné son mari, son ménage, ses enfants, +l’avait été rejoindre à l’autre bout de la France, puis à Paris. Elle +l’aurait suivi au bout du monde, et en enfer. Est-ce qu’il pouvait y +avoir un enfer là où était Partonneau? Enfin, elle l’aimait comme seule, +de nos jours, une septentrionale sait encore aimer un amant, avec +abnégation, avec dévotion, sans le juger jamais, de toute son âme et de +tout son corps: elle est d’une province où l’on retarde de cinquante ans +sur Paris, où l’on persiste à prendre l’amour au sérieux, comme la +religion--et la sienne, du reste, est restée fort vive. C’est ce que je +me permis de suggérer à Partonneau, l’en félicitant, ajoutant qu’il +avait lieu d’être fier de la passion qu’on lui témoignait. + +--Elle est parfaite. Le jour où tu voudras, elle profitera du divorce +que son mari demande contre elle pour abandon du domicile conjugal; elle +pourra même obtenir la nullité du mariage en cour de Rome, elle +t’épousera. Tu l’aimes, n’est-ce pas? Elle en vaut du peine. + +--Je ne sais pas! + +--Tu ne sais pas? + +--Je crois que je pourrais l’aimer. Et j’en ai envie! oh! envie! + +Il n’est rien de plus apparent que les sentiments forts chez Partonneau, +justement parce qu’ils impriment à son visage une immobilité voulue, +presque tragique. C’est, de sa part, dressage de volonté, acquis là-bas, +dans des pays à coucher dehors--où l’on couche quelquefois dehors, en +effet--et où il faut savoir dissimuler, parce que la vie même, la vie +toute nue en dépend. Je vis qu’il était violemment, profondément ému. + +--... Mais je ne veux pas m’attacher à elle, je ne veux pas l’épouser, +surtout. Comprends-tu? Nous ne sommes pas faits pour les Européennes, +nous autres! Ça finit toujours mal, nous nous trompons toujours! + +--Tu as peur d’être trompé? + +Il haussa les épaules. + +--J’ai l’habitude. Je ne connais pas un blanc, entends-tu, pas un blanc, +dans les patelins où je suis allé, qui n’ait été fait cocu par son boy. +C’est une loi inéluctable, une loi naturelle, de même que la pluie doit +tomber tous les jours, entre midi et trois heures, dans la saison +chaude, en pays tropical. Ici, je ne le serais peut-être pas par mon +domestique, je le serais par... peut-être par toi. C’est plus honorable! +Seulement... + +--Seulement?... + +--Quand ma congaïe, ou ma mousso, ou ma ramatou a manqué à ses devoirs +de fidélité, je n’en suis pas moins son maître. Son maître à tel point +qu’elle me doit l’argent qu’elle a reçu, si on l’a payée. Elle ne me +quittera pas pour ça. C’est moi qui la chasserai, si je veux, qui la +garderai, s’il me convient. Mais celles d’ici!... Elles se fourrent dans +la tête des idées extraordinaires. Elles n’ont pas de maîtres, ou se +figurent qu’elles n’en ont pas, qu’elles sont libres. Cette petite +Vaubelle est charmante, oui, charmante, et comme il me plaît. On dirait +qu’elle n’a pas de volonté, hormis la volonté de l’homme qu’elle aime. +Eh bien, elle en a une! Elle ne saurait s’empêcher d’en avoir une. Elle +aurait une vie à côté de la mienne, une vie où je n’entrerais pas, où je +n’aurais pas le droit d’entrer. Et elle a déjà quitté un homme, de son +gré. Pourquoi n’en quitterait-elle pas un autre? + +--Parce que c’est elle, et parce que c’est toi. + +Il secoua la tête. + +--Belle raison! Non, non! On ne possède vraiment, on n’est maître que +des femmes qu’on achète. Et dans ce pays-ci, on n’achète pas, on loue. +On loue pour un temps. Ou bien on est acheté: c’est la dot. On n’a rien, +rien de sûr, dans le premier cas. Dans le second, on est esclave. Et +pourtant, pourtant!... + +--Pourtant? + +--J’en ai une envie folle! Être un Européen comme les autres, bon Dieu! +Un vrai, avec une maison, une femme, un piano, des enfants! Et il y a +tant de choses, au fond, qui sont pareilles, partout! Je me souviens, +une fois... C’était dans la Haute-Guinée. J’étais malade, malade à +crever. J’aurais dû crever. Une bilieuse hématurique. C’est une drôle +d’impression, que tu ne connais pas, quand on croit qu’on n’a pincé que +l’accès de fièvre banal, ordinaire, et qu’on voit tout à coup le sable +rester noir sous un jet de son urine: le sang, le sang qui s’est +décomposé dans les reins, le sang empoisonné! On se dit: «Demain, +après-demain, je n’y serai plus!» Inutile, d’ailleurs, de s’occuper de +soi. On sait qu’on est foutu, qu’on aura le délire, et qu’on ne se +rappellera rien: rien de rien, jusqu’à la fin. On se voit mort, on est +déjà mort en esprit. C’est très reposant. + +»Je m’en suis tiré. Un miracle. Tout seul. J’ai oublié entièrement ce +qui s’est passé, ce qu’on a fait de moi, pendant deux ou trois jours. Je +me vois seulement, je ne sais combien de temps après, couché dans mon +_tipoï_, une espèce de hamac à deux porteurs, sur une piste qui +traversait une de ces régions africaines dont on finit par avoir +horreur, même en bonne santé, tant il y en a qui se ressemblent: de +petits arbres qui restent toujours nains, malingres, malheureux, parce +que les indigènes fichent le feu à la brousse chaque année et que les +arbres ont eu trop de peine, en vérité, à survivre à l’incendie. +Parfois, un fromager, un peu plus grand, qui pleure mélancoliquement, en +automne, les larmes bleues de ses pétales. Et il n’a pas de feuilles: +seulement ces fleurs qui veulent mourir. Ou bien un baobab ridicule, +ventru, une espèce d’énorme betterave devenue folle, sur lequel des +cynocéphales sont grimpés comme des gamins qui regardent passer un +cortège. Et ils crient! Ils crient! Il me semblait les comprendre: «Le +blanc va mourir! Le blanc va mourir! C’est bien fait! Fallait pas qu’y +aille!» Et le sol est fait comme de scories de hauts fourneaux: une +terre ferrugineuse, la latérite, tu sais, que le soleil transforme, +jusqu’à des mètres de profondeur, en une matière sonore, pleine +d’alvéoles, pareille à une énorme éponge métallique. Ça fait que les +porteurs vont lentement. Leurs pieds nus leur font mal. Ils marchent +comme sur des œufs, des œufs bouillants. + +»Et voilà que, subitement, ils se sont arrêtés. Arrêtés tout à fait! +C’est le sentiment de cette immobilité qui m’a sorti de ma torpeur, je +pense. Tout m’était devenu bien égal. Mais des porteurs sont faits pour +aller! Et je voulais rester un chef, un chef qui commande, pour qui on +fait son devoir, tant qu’il est vivant. Je cherchais des mots pour un +ordre. Je ne les trouvais pas dans ma cervelle brouillée. J’ouvrais les +yeux sans voir. Mais, à la fin, je vis. + +»... Deux têtes de négresses, penchées au-dessus de ma tête. Une +vieille, sèche comme un de ces troncs rabougris, autour de moi, et une +jeune aux seins déjà longs, pendants, parce qu’elle nourrissait son +premier enfant, accroché derrière son dos. Elle passa doucement, oh! +doucement, ses mains sur mon front, mes cheveux, mes joues. Et puis elle +murmura quelque chose à la vieille, qui lui tendit un _canari_, une +grande jarre pleine de lait. Dans ce pays-là, les Coniaguis--c’étaient +deux Coniaguies--ont des bœufs. Et ce sont des gens très sauvages, qui +ne donnent jamais l’hospitalité, jamais la moindre chose à un étranger: +au contraire de tous les autres noirs, qu’on ne saurait regarder prenant +leur repas sans qu’ils ne se croient tenus de vous en offrir une part. +Il n’y a même pas de case pour les étrangers, dans les villages +coniaguis. Vous pouvez crever à leur porte sans qu’ils lèvent les yeux. +C’est un point intéressant d’ethnographie. Je l’ai noté. Tu trouveras ça +dans une de mes communications à l’Institut d’Anthropologie, avec +d’autres choses assez drôles. Ce sont les plus libres des hommes, les +plus braves et les plus durs. + +»... Eh bien, je sentis tout à coup que cette négresse, la jeune, +faisait signe à la vieille de me soulever la tête. Elle approcha le +_canari_ de mes lèvres et prononça un mot qui veut dire: «Bois!» je +suppose. + +»Et je bus, je bus à longues lampées, le lait crémeux, ce lait qui était +presque du beurre. Il me semblait boire non seulement la santé, non +seulement la vie, mais la bonté, la charité, la maternité des femmes, de +toutes les femmes; il me semblait que j’étais redevenu petit enfant, que +c’était ainsi, en tout petit enfant, que celle-là me voyait, me prenait, +que je buvais le lait de ses mamelles. Quand ma tête retomba, quand +j’eus l’air d’en avoir assez, elle sourit d’un air satisfait--et elle +est partie. Je ne l’ai jamais revue, et je penserai à elle, toujours, +plus qu’à aucune de celles qui ont cru m’accorder une faveur insigne en +me prêtant l’accès, pour un instant, de ce petit muscle hospitalier dont +elles ont fait, dont nous avons fait--qui dira pourquoi, en raison de +quelle folie?--le siège de leur vertu et de leur honneur... _The woman +that gave thee milk_, comme dit la Mère Louve à Mowgli, dans Kipling. +Ah! oui, ça, ça!... + +»Je ne l’ai jamais oublié. Mais ce regard de la Coniaguie qui m’a donné +du lait, je l’ai retrouvé, il y a un an, dans les yeux de madame +Vaubelle penchée sur moi, à l’hôpital. C’est ça qui m’a attaché à elle. +C’est ça qui m’a fait espérer. J’ai cru comprendre qu’au fond de toutes +les femmes, et de tous les hommes, demeurent des sentiments très +primitifs, élémentaires, sur lesquels on pourrait s’entendre. Et alors, +alors!... Ah! mon vieux, ce serait le rêve. Devenir un homme comme tout +le monde, au lieu d’une espèce de monstre, un solitaire qui, toute sa +vie, a vécu, uniquement vécu, par son cerveau, ses muscles et sa +volonté! + + * * * * * + +Le lendemain matin même, je courus rapporter ces confidences favorables +à madame Vaubelle. Elle revenait de la messe. + +--J’y vais tous les jours, me confia-t-elle. Au temps de mon mariage, je +n’y allais que le dimanche. Mais quand «il» a failli mourir, à +l’hôpital, j’ai pris l’habitude. J’ai fait vœu, même, si vous voulez +savoir, de continuer toute ma vie, s’il guérissait. + +Ainsi, dans le temps qu’elle commettait l’adultère en esprit, dans le +temps même qu’ensuite elle l’avait commis dans sa chair, elle n’avait +jamais conçu que c’était un péché, ce qu’elle demandait au Seigneur, et +que sa prière, les intentions mêmes de sa prière au pied de l’autel, +n’étaient qu’un sacrilège. Il ne pouvait y avoir de péché, puisqu’elle +aimait! Dieu et son désir ne pouvaient être que d’accord. Je me promis +de faire savoir à Partonneau qu’en cela encore elle était près de +l’humble Africaine à peine entrevue par lui, une des fois qu’il +agonisait! Ah! certes, Suzanne Vaubelle était aussi simple, aussi +primitive. Chez elle, l’instinct, le sentiment étaient tout: la raison, +la civilisation, la morale, les dogmes, passaient sur elle comme l’eau +sur de l’huile. De même, souhaitant peut-être la fin de l’époux qui la +battait, l’Africaine allait en cet instant planter un clou dans le +fétiche de son village pour lui dire: «Rappelle-toi de faire mourir cet +homme!» + +... Il était onze heures. Et voilà que toutes les cloches, dans toutes +les églises, commencèrent de sonner. Elles évoquèrent pour moi, une +seconde, le premier jour de la guerre, le tocsin dans les campagnes, le +terrible tocsin qui criait aux hommes: «Allez, on vous veut, c’est +l’heure du massacre!» Mais, cette fois, c’était l’anti-tocsin, c’était +l’armistice. Il était signé. Quinze cent mille de ces hommes étaient +morts, mais non pas en vain. Ils avaient vaincu. Leurs os avaient +vaincu! Voulant courir chez Partonneau, me réjouir avec lui, je me +sentis lié, roulé dans une vague de foule. Tout le monde était dans la +rue. Vous vous souvenez, n’est-ce pas, vous vous souvenez! C’était un +délire immense, une ivresse de joie, de cauchemar fini, qui faisaient +couler les larmes. On s’embrassait. On embrassait n’importe qui. Dans un +tourbillon humain, à une station du métro, une femme m’embrassa, une +jeune femme du peuple, aux yeux égarés, dont les bras s’ouvraient, dont +le corps s’offrait à moi, à tous. Et, baissant la tête pour recevoir le +baiser que je lui rendais, comme la vieille amante dans le _Bel-Ami_ de +Maupassant, elle enroula quelques-uns de ses cheveux autour d’un bouton +de mon pardessus, et tira, pour que cela lui fît un peu mal, pour avoir +un peu mal dans une occasion telle: sublime conception de vouloir mêler +la douleur physique à la joie du cœur, de les confondre, comme pour un +enfantement! Moi-même, j’avais les larmes aux yeux en arrivant chez +Partonneau. + +--L’armistice est signé! La guerre est gagnée! + +Il fumait sa pipe bien tranquillement. Il n’avait pas même ouvert sa +fenêtre pour voir ce spectacle qu’on ne reverra plus jamais, cette fête +spontanée du triomphe. + +--Il paraît, fit-il, il paraît... + +--Tu n’as pas l’air d’en être sûr? + +--Si, si!... On rédige aujourd’hui le bulletin de victoire. Je connais +ça. Il faudrait savoir ce que c’est que la victoire. C’est tellement +différent, selon l’idée qu’on s’en fait! + +»... Une fois, j’accompagnais une colonne dans l’ouest sakalave, à +Madagascar. Une belle colonne, tu sais, avec deux batteries de montagne, +et tout ce qu’il faut pour la majesté des opérations. Vers midi, un +jour, des coups de feu partent de la brousse. Ennemi invisible, +naturellement, mais pas un homme atteint. Ça n’empêche pas de disposer +les deux batteries dans l’ordre indiqué par le règlement d’artillerie le +plus récent, de diriger deux ou trois volées d’obus sur un point +également indiqué par le règlement, et d’envoyer ensuite une compagnie +pour voir. Personne. L’ennemi avait pris la fuite. C’était donc une +victoire, on rédigea le bulletin de victoire. Bon! Le lendemain, à la +même heure, nouveaux coups de fusil, mais, cette fois, une douzaine de +tirailleurs amochés. On enlève les morts, et le toubib s’arrange comme +il peut avec les blessés! Sais-tu ce qu’il leur trouve dans la peau? Les +débris des obus qu’on avait tirés la veille. Les Sakhalaves avaient de +la poudre pour nous faire la guerre à leur manière, mais pas de balles +pour charger leurs pétoires. Et ils n’avaient fait la première attaque, +vingt-quatre heures auparavant, tirant à blanc, que pour qu’on leur tire +dessus, pas à blanc, et se procurer de la mitraille. Alors, ne crois-tu +pas que ce jour-là, eux-mêmes n’avaient pas de leur côté rédigé leur +bulletin de victoire? Eux aussi, ils avaient réalisé leur but de guerre. +Quand il y en a un qui joue aux échecs, l’autre aux dames, et l’un +contre l’autre, ça peut arriver. Demande-toi, si tu es intelligent, si +les Boches, à cette minute, ne rédigent pas leur bulletin de victoire. +Si les buts sont différents! + +--Mais quels buts? + +--Penses-tu qu’on fasse la guerre, à l’époque où nous sommes, pour des +morceaux de terre! Aux colonies seulement: dans les patelins où prendre +la terre, c’est s’approprier l’homme qui est dessus, sa puissance de +travail. Mais en Europe! On se fait la guerre pour augmenter sa propre +puissance de production, de richesse, de possibilités de richesses, et +diminuer celle de l’adversaire. Les Boches ont détruit la nôtre, pour +dix ans, vingt ans. Ils ont gardé la leur. Voilà... + +--Mais ils paieront, ils doivent payer! + +Partonneau siffla. + +--As-tu jamais vu quelqu’un payer quand il ne veut pas?... Non, vois-tu, +nous avons gagné la guerre, mais les Boches ne l’ont pas perdue. + +Je me suis rappelé cette conversation, plus tard!... A ce moment, je me +contentai de plaindre Partonneau; sans doute il était en cet instant le +seul, de tous les Français, à ne pas demeurer convaincu que la victoire +était la victoire, qu’on aurait du vaincu tout ce qu’on voudrait, qu’on +lui dicterait sa volonté. Je pensais avec pitié: «Il est de ceux à qui +la guerre a donné la tape. Alors, il se regarde, et juge la France +d’après lui.» Lui aussi, au cours de son existence, il avait gagné ses +guerres, toutes ses guerres. Maintenant, il était fatigué, il était... +il était fini! Il penchait donc à décider que sa patrie lui ressemblait! +J’en souffrais comme d’une humiliation personnelle; je l’aimais, je +l’admirais tant! Durant de si longues années, les années d’avant-guerre, +les années où l’on était «le vaincu», il avait si pleinement personnifié +pour moi le Français qui ne désespérait pas, qui n’avait pas bavardé sur +des ruines, et agissait, montrant que nous étions encore et toujours des +mâles! Il parut pénétrer ma pensée. + +--Tu es en train de te dire que je ne suis plus qu’une vieille gloire, +n’est-ce pas: la même chose qu’une vieille lune? Possible. Tu verras si +toi-même tu vieillis comme tu aurais vieilli, sans la guerre. Ceux qui +profiteront d’elle, ce sont les générations trop jeunes pour l’avoir +faite, rappelle-toi: parce que celles-là verront le monde nouveau _comme +il est_, tandis que pour nous, les vieux, et pour tous ceux qui l’ont +faite, nous resterons toujours empêtrés dans le souvenir de ce qui a +été, et que ça nous gênera pour comprendre. Nous n’avons qu’à nous +laisser manger. + +--Manger? + +--A lâcher de bonne grâce la place qu’on nous enlèverait de force, si tu +veux. Prendre sa retraite, enfin. Notre rôle est fini, mon vieux, bien +fini... Voyons, raisonne! Tu noircis du papier, toi. Eh bien: des +écrivains qui s’étaient fait un nom avant 1815, quels sont ceux qui ont +continué à exister, je veux dire à être lus, après Waterloo? Les +conditions de la société étaient nouvelles, ils n’ont pu s’y adapter. +Nous ne nous adapterons pas davantage. + +Je refusais d’accepter un seul mot de ce qu’il considérait comme des +vérités attristantes, mais incontestables. Ce n’est que pour arriver à +mon but, sur un autre terrain, que j’accordai: + +--Soit, la retraite. La tienne sera belle: presque jeune encore, devenu +un ancêtre, un des créateurs de la plus grande France, comme disent les +faiseurs de phrases. Et, avec la gloire, l’amour, la fortune même. + +--L’amour, la fortune?... + +--Madame Vaubelle. Un signe de toi et elle t’apportera tout cela. + +Il ne répondit pas. + +--Voyons, Partonneau, il faut te décider, il faut que ce soit oui ou +non, et rapidement. Agir d’autre façon, à l’égard d’une telle femme, ce +serait de la malhonnêteté. Tu n’es pas comme les autres, et c’est pour +cela qu’elle t’aime, mais tu n’es pas un mufle. + +Je retrouvai dans ses yeux cette étrange illumination qui m’avait frappé +si souvent, du temps qu’il était lui, tout à fait lui: le si +terriblement perspicace Partonneau. + +--Attends encore quelque temps. Je te donnerai une «décision», comme tu +dis, le jour où nous aurons une décision dans l’affaire Blazeix. + +--L’affaire Blazeix? Quelle affaire? Et quel rapport? + +Il haussa les épaules. + +--Tu verras. Attends, te dis-je. + + * * * * * + +Un mois plus tard, la Banque du Pacifique, sans suspendre entièrement +ses paiements, avouait ses embarras, sollicitait le secours des autres +établissements de crédit. Il se pouvait qu’elle l’obtînt; il se pouvait +aussi qu’elle sombrât. On ne savait rien. Une seule chose était sûre: +c’est qu’elle devait réduire ses entreprises, pratiquer de larges +économies sur son personnel. Il ne partirait jamais pour +l’Extrême-Orient, il ne jouirait jamais de son magnifique salaire, le +pauvre Blazeix! Je le rencontrai le lendemain du jour où ces mauvaises +nouvelles commençaient de se répandre. Il serait inexact d’écrire qu’il +ne paraissait en éprouver nulle déception, mais il avait si bien su, +toute sa vie, se passer d’argent, il avait si peu de besoins! «J’avais +fait un rêve, un joli rêve, me dit-il, voilà tout! C’est un peu +ennuyeux!...» Puis il me parla, sans transition, de ses essais sur la +résistance des fibres d’un textile nouveau qui venait de lui parvenir de +Madagascar. Brave Blazeix! C’était un homme qui ne songeait qu’à +travailler, pour le plaisir: «Il faudra que vous veniez voir ça, à mon +laboratoire de Saint-Mandé, ajouta-t-il ingénument. Ça, et d’autres +choses... Connaissez-vous?...» + +Il tira de sa poche deux ou trois graines desséchées qui ressemblaient +aux cosses d’un très gros haricot, ou encore à celles que laissent +tomber, vers la fin de l’automne, certains arbres acclimatés dans nos +pays, tels que l’acacia ou le vernis du Japon. + +--J’ai reçu ça, il y a cinq ou six semaines... Très intéressant: c’est +le _moukiga_, le poison utilisé le plus fréquemment par les sorciers du +Congo. On broie les graines dans l’eau de la boisson, tout simplement. +Le philtre agit en quelques jours ou en deux, quatre, six mois, à la +volonté de l’opérateur: ça dépend de la dose, et la mort est naturelle, +tout à fait naturelle, produite par des perforations de l’intestin qui +rappellent, à s’y méprendre, les effets d’une entérite aiguë... La cause +véritable? Un alcaloïde tout à fait spécial. Je l’ai obtenu, +l’alcaloïde, à l’état pur, et essayé sur des cobayes: alors c’est +foudroyant! + +Il me montra un petit tube. + +--Et vous emportez ça chez vous, Blazeix? Bon Dieu, vous feriez mieux de +laisser ces choses-là dans votre laboratoire! + +--Bah! J’ai aussi mon petit atelier chez moi. Le soir, je travaille +encore. + +--Dites-moi, il n’est pas du côté de la cuisine, votre atelier? + +Il se mit à rire comme un enfant. + +--Non, non! Ne craignez rien! + + * * * * * + +Le surlendemain, c’est Partonneau qui sonna chez moi. Il alla s’asseoir +à sa place ordinaire, sur le canapé, en face de ma table de travail, +bourra sa pipe et, durant cinq minutes, n’ouvrit pas la bouche. Je le +voyais bien, il voulait imposer à ses traits cette immobilité +impénétrable qui, je l’ai déjà noté ailleurs, n’est chez lui que la +marque de sentiments ou d’émotions qu’il dissimule. Mais, cette fois, +l’orage intérieur était si fort qu’il avait agi sur tout son organisme +impaludé; on voyait reparaître sur son visage cette espèce d’hémiplégie +faciale qui le défigure aux instants d’épuisement physique ou de crise +morale. Retirant sa pipe de ses lèvres convulsées: + +--Je viens de chez Blazeix; il est mort, tu sais! + +Il avait si mal prononcé, malgré toute la puissance de son vouloir, que +j’eus peine à comprendre. Et puis, la nouvelle était si surprenante! + +--Tu dis? + +--Je dis que Blazeix est mort cette nuit... + +--Mais de quoi? C’est impossible, c’est... c’est effroyable! + +--De quoi... Demande-le au médecin. Il a trouvé la mort toute naturelle, +le médecin: péritonite foudroyante. Tu comprends, un homme qui avait eu +deux fois la dysenterie, une fois le choléra, sans compter toutes les +petites misères que nous rapportons... Sa femme a expliqué le cas de la +façon la plus lucide. Tout est en règle. On l’enterre mardi. Voilà... + +Je regardai Partonneau dans les yeux. + +--Et tu crois, toi?... + +--Je ne crois rien du tout. Je crois ce que croit le médecin. Mon cher, +il ne doit jamais y avoir qu’une vérité: la vérité officielle. Sans ça, +où irions-nous? + +--Partonneau, murmurai-je d’une voix si basse que moi-même j’avais peine +à m’entendre, alors, l’assurance?... + +--Eh bien, la compagnie la paiera, l’assurance. C’est une consolation +pour madame Blazeix, n’est-ce pas? + +--Oui, oui!... Partonneau!... Avant-hier, je l’avais rencontré, Blazeix, +et il m’a montré, en tube, je ne sais quel poison équatorial. + +--Tu supposes qu’il s’est suicidé? Suicidé gentiment, discrètement, en +douceur? + +--Non... Il n’avait pas l’air d’y songer, ce n’était pas un homme à ça. + +--Et Karpovitch? Tu te souviens... Est-ce qu’il avait l’air d’un homme à +se suicider? Pourtant... Ou bien on l’a peut-être suicidé, Blazeix, on +lui a fait comprendre... Mais alors, il a joliment bien joué le jeu! +Pendant vingt-quatre heures, il paraît qu’il a souffert comme un damné, +et sa femme a fait venir un médecin, le même qui a signé le permis +d’inhumer. Il ne lui a rien dit, au médecin, sinon que c’était une +crise, qu’il connaissait ça, qu’il n’avait besoin de personne. + +--Tu en conclus?... Ah! Tu ne veux pas dire ce que tu en conclus! + +--Tu vois bien que je ne dis rien! + +Un silence encore. Puis, il décida d’une voix bien égale cette fois: + +--La petite madame Blazeix va jouir d’une existence confortable... + +--Partonneau, quand je t’ai parlé de ce que tu sais pour madame +Vaubelle, il y a six semaines, tu m’as répondu: «Nous en recauserons +quand nous aurons vu la fin de l’affaire Blazeix.» C’est à ça que tu +faisais allusion, c’est ça que tu prévoyais? + +--Pas précisément... Peut-être quelque chose dans ce genre-là. Et si +Blazeix n’avait pas été un colonial, je veux dire un imbécile en tout ce +qui concerne les femmes de ce pays-ci, il n’aurait jamais associé son +existence à celle de cette femme!... Nous sommes tous pareils! + +Il jeta ces derniers mots avec une rudesse qui parut le déchirer +lui-même. + +--Tiens, fit-il, allons nous promener. Blazeix est mort à Paris au lieu +de claquer là-bas: un point, c’est tout. Qu’il n’en soit plus question, +hein? Pauvre bougre, tout de même! Il aurait fait encore de si belle +besogne. Pas usé encore tout à fait, lui!... Dix ans de moins que +moi!... + + * * * * * + +C’était un de ces jours de lumière, comme il n’en est que sous le ciel +de l’île de France, d’une telle limpidité qu’ils donnent l’impression de +tout voir et de tout aimer, parce qu’on distingue tout, légèrement, sans +efforts. Sans dire quoi que ce soit d’important, j’entends qui tînt aux +deux sujets dont, seuls, nos esprits pouvaient s’occuper: cette fin +brusque et angoissante de Blazeix et la résolution qu’il fallait enfin +que prît Partonneau à l’égard de madame Vaubelle, presque +silencieusement, à pied, nous gagnâmes le bois de Boulogne, puis cette +rive de la Seine devant laquelle, au delà de l’eau grise ou diaprée des +couleurs du prisme par les essences subtiles suintant de la coque des +vieux bateaux charbonniers, assomptionne Saint-Cloud et son coteau. Il +n’est guère que les gens qui sont allés très loin, qui sont allés +partout, pour savoir apprécier, pour oser apprécier ce qui peut chaque +jour s’offrir au regard. Je connaissais l’affection de Partonneau pour +ce paysage; il l’estime un des plus aimables du monde. Nulle part en +France, ni ailleurs, la nature n’épouse plus harmonieusement l’œuvre des +hommes. Pas de maison qui ne lève la tête à travers une touffe d’arbres +comme un petit oiseau le bec au-dessus de son nid. Le clocher même de la +petite ville, bien que tout neuf et trop maigre, fait «à l’économie», ne +parvient pas à déparer cet ensemble, exquis à toutes les saisons de +l’année--soit que les frondaisons portent leur audacieuse parure +printanière ou les somptuosités plus lourdes et brûlantes de l’automne, +soit que les branchages lointains, l’hiver, apparaissent lilas sur +l’horizon, ou d’un blanc rose, très tendre, s’il a neigé. Par surcroît, +ajoute Partonneau, on peut aller voir ça quand il vous plaît; et les +Japonais, qui sont des hommes sages, nous enseignent qu’il n’y a de +vraiment belles que les belles choses qu’on a sous la main, qu’on +fréquente à sa convenance; des autres, on ne garde qu’une impression de +rareté, on les a vues pour en parler, plus que pour en jouir. + +Il faut traverser une petite pelouse et gagner le bord de la Seine, où +personne jamais ne va. Alors, vous pouvez rester tout seul, avec cette +jolie chose toute à vous, comme un millionnaire; vous en êtes le maître. +A cette époque, on trouvait là une espèce de ponton, abandonné depuis +dix ans. Une crue plus tard l’a emporté; du reste il tombait en ruines. +Sur ce ponton demeurait un banc, mal sûr, à la vérité: la prudence +commandait d’éviter le milieu pour ne s’asseoir que sur les extrémités +au-dessus des piédroits. C’est ce que nous fîmes, Partonneau et moi. +Ainsi, nous avions l’air de jouer à je ne sais quel jeu puéril, nous +regardant, mais sans nous rapprocher. + +... Et Partonneau prononça très doucement, comme on soupire: + +--C’est ennuyeux de quitter ça _aussi_! + +Jamais encore il ne m’avait parlé de rien de pareil. + +--Comment, lui dis-je, tu repars? + +--Non, non, je m’en vais... + +Vous ne comprenez pas la différence; cela doit vous paraître un propos +d’imbécile. «Partir» ou «s’en aller» ont toujours passé pour des +synonymes. Mais j’avais tellement l’habitude de son esprit, et de +l’entendre à demi mot! «Partir», pour lui comme pour moi, cela +signifiait l’aventure devenue naturelle, l’exercice du vieux métier, +l’océan traversé, puis la «mission» quelque part, ou bien le poste +n’importe où, la besogne administrative chez les noirs ou les jaunes, le +proconsulat colonial, quoi! avec sa monotonie, ses bâillements, mais +aussi ses rudes plaisirs, que vous ignorerez toujours, vous les gens +d’ici, vous les «éléphants!» S’en aller, ce n’est pas la même chose, +c’est même le contraire: c’est abandonner. Partonneau abandonnait, voilà +ce qu’il voulait dire. Il quittait à la fois Paris et les colonies. + +--Alors, où vas-tu? + +--Mon vieux, si c’était pour l’Angleterre et comme Anglais que j’aie +fait ce que j’ai fait, je serais aujourd’hui baronnet, ou tout au moins +_knight_, enfin j’aurais un manche à mon nom, comme ils disent, de quoi +je me ficherais d’ailleurs comme de ma première paire de chaussettes. +Mais, avec le titre, une dotation: les Anglais, qui ne sont bêtes qu’en +apparence, ont compris que noblesse sans richesse, c’est de la blague, +ils vous collent sagement les deux ensemble. Mais je suis Français, et +c’est pour la France que j’ai travaillé; on vient donc de me nommer +commandeur de la Légion d’honneur en me fendant l’oreille, distinction +impressionnante pour laquelle j’ai acquitté quatre-vingts francs de +droits de chancellerie, et toucherai toujours la peau, n’étant qu’un +pâle pékin. Ma retraite va être liquidée à huit mille francs, ce qui +est, paraît-il, exceptionnel et magnifique. Je dois me féliciter que mes +vieux, en mourant, m’en aient laissé à peu près autant, sinon ce serait +la mendicité. Même ainsi, ce n’est pas assez pour Paris. Je ferai donc +comme les autres, ce sera le trou, le petit trou aussi peu cher que +possible, le plus loin possible, en Bretagne ou dans le Midi. Tu me +diras que je pourrais aussi faire comme quelques autres, et que les +conseils d’administration n’ont pas été inventés pour les chiens... + +--Il n’y a pas que ce moyen, et tu le sais: Il y a _elle_. Et tu ferais, +avec ton bonheur, le bonheur de celle-là. + +--Il y a deux choses que je ne comprendrai jamais, cria-t-il, que nous +ne comprendrons jamais, nous autres de là-bas: ce sont les affaires +d’_ici_ et les femmes d’_ici_. Et ça se mêle, ça se confond, ces femmes +et ces affaires! Tu le vois bien, maintenant!... Tout de suite, quand ce +malheureux Blazeix m’a annoncé d’abord son mariage, puis «sa chance», +j’ai eu le pressentiment de ce qui arriverait! + +--Admettons. Il n’y a qu’une conséquence à en tirer: c’est qu’à toi ça +ne serait pas arrivé. Tu aurais vu le coup, tu te serais défendu. Mais +qu’ai-je même à faire cette supposition? Elle est odieuse! Madame +Vaubelle est ce qu’il y a de mieux comme Française, tu entends, ce qu’il +y a de mieux! + +--Je le crois... Tiens, tu te rappelles, quand on donne un coup de +marteau sur l’arbre de couche d’une machine pour savoir s’il n’y a pas +de paille, et qu’on dit: «Ça sonne bien!...» Elle sonne bien, cette +femme-là, c’est du bon métal. + +--Alors?... Et, tout à l’heure, en regardant cette eau, ces arbres, la +colline, les maisons, ce n’est pas seulement à eux que tu pensais. Tu as +dit: «Il va falloir quitter _ça aussi_.» Aussi! Donc, il y a elle. Tu +regrettes de la quitter. + +Ce fut comme si on l’eût frappé sur une cicatrice. + +--Eh bien, oui je la regrette! Il est même probable que je la +regretterai toute ma vie! Je la regrette, mais je ne la connais pas. Je +n’ai jamais eu le temps de connaître aucune femme blanche, des vraies. +Je suis plus bête en ça qu’un curé! Tu en as vu, n’est-ce pas, des curés +qui lâchaient tout pour une femme? Et laquelle, bon Dieu! Pourtant, ils +avaient eu le confessionnal, ça aurait dû les former. Moi pas!... +J’aurais peur, bêtement, injustement peur, toute ma vie, à côté d’elle, +comme un mauvais cavalier sur un cheval de sang. Je le lui montrerais, +et je me montrerais comme je ne veux pas qu’elle me voie, méfiant quand +il ne faut pas, jaloux par incompréhension. Voilà où nous en sommes, +nous, les coloniaux: à ne pas savoir distinguer entre la pire et la +meilleure, ne sachant en France que ce qui n’y sert à rien, et, de ce +que savent les derniers des idiots, ignorant tout... Des blanches, des +Françaises, oui, j’en ai eu, parbleu! Et, peut-être, qui en auraient +valu la peine si j’avais su. Mais rappelle-toi: est-il une seule de mes +bonnes fortunes que j’aie osé élever au-dessus du niveau d’une aventure +de potache ou d’étudiant? J’ai blagué ce que, peut-être, je n’aurais pas +dû blaguer: par peur d’être roulé. En amour, je suis noué, je resterai +noué. Il est trop tard. Oui, c’est un grand malheur, mais il est trop +tard! + + * * * * * + +Une quinzaine à peine est passée. Voici ma petite amie Camille qui tombe +chez moi. En trombe, naturellement, et toute seule. Vous ne voudriez pas +qu’à seize ans une fille comme elle, accoutumée à courir les forêts du +Laos paternel en flanquant des coups de cravache sur le chapeau des +coolies qui ne saluent pas assez vite, s’encombre à Paris d’un chaperon. +Elle n’attend pas un quart de minute pour m’apprendre l’objet de sa +visite: c’est l’orgueil des Européens transplantés en Extrême-Orient, +pour se distinguer des jaunes, qui en abusent, de mépriser les +circonlocutions, de sauter à pieds joints sur les possibles ou décentes +entrées en matières. J’ajouterai que Camille n’avait pas même daigné me +souhaiter le bonjour. + +--Est-ce vrai, demanda-t-elle, tout de go, que M. Partonneau n’épouse +pas madame Vaubelle? + +--En a-t-il jamais été question? + +Je crois avoir fait entendre qu’elle n’est point patiente. Et comme j’ai +l’habitude, quand je suis embarrassé, de paraître considérer avec une +attention profonde ce que je suis en train d’écrire, d’un coup de main, +elle balaye les papiers qui couvraient ma table. + +--Camille! + +--Je n’aime pas qu’on mente _mal_! C’est insupportable, et tu as l’air +bête. Tout le monde sait que M. Partonneau était avec madame Vaubelle. + +--Comment? Qu’est-ce que c’est que ces mots-là?... + +--... Je me trompe. C’est madame Vaubelle qui était avec M. Partonneau. +C’est elle qui voulait l’épouser, hein? qui aurait tout fait pour se +faire épouser--et aujourd’hui il ne la voit plus, jamais, jamais, ni +devant le monde, ni toute seule... Pas la peine de faire celui qui tombe +des nues! En huit jours, elle a vieilli de vingt ans. Elle a... elle a +son âge. On prétend qu’elle va se réconcilier avec son mari, le monsieur +qui fait du fil, dans le Nord. Tout ça, on l’a raconté devant moi chez +les Bohatier... et aussi que tu avais été l’un des premiers informés, +que c’est toi qui as servi de commissionnaire à M. Partonneau. + +J’évite de répondre directement. + +--Admettons que c’est vrai, qu’est-ce que ça peut te faire? Camille, +occupe-toi de ce qui te regarde. + +--Je m’occupe de ce qui me plaît. + +--Tu t’occuperas de ce qui te plaît au Laos. Ici, tu n’es qu’une petite +fille. Tâche de te conduire en petite fille convenable, et fiche-moi la +paix. + +Elle me ficha la paix sans insister, ce qui ne fut pas sans m’étonner un +peu. Mais la suite de l’interrogatoire que j’avais dû subir fut à mon +sens, ainsi que, je le présume, au jugement de toutes les personnes +raisonnables, encore plus inattendue. Camille, au sortir de chez moi, +avait couru chez Partonneau, pour lui tenir un discours qui peut se +résumer ainsi: + +«Puisque vous n’aimez plus madame Vaubelle, c’est moi qu’il faut aimer. +Moi, c’est fait! C’est fait depuis que je vous ai vu... A votre +disposition. Nous retournerons là-bas ensemble. Papa? Il fait tout ce +que je lui demande. Et je voudrais bien savoir ce qu’il pourrait trouver +à redire à monsieur Partonneau. Vous m’épouserez si vous le préférez. +Ça, c’est votre affaire. Pour le reste, ce sera quand vous voudrez. Mais +je préférerais que ce soit tout de suite, parce que j’ai un peu peur.» + +Je répète d’après Partonneau, et dans tout ce qu’il dit apparaît presque +toujours une nuance d’ironie qui vient des étranges raccourcis de sa +parole. Il semblait visiblement décontenancé. Il était neuf heures du +soir, je finissais de dîner. + +--Qu’est-ce que tu lui as répondu? + +--Je l’ai fichue à la porte! + +--Comme ça, brutalement? + +--Non... avec des mots gentils... Et je l’ai embrassée. Oui, je l’ai +embrassée! Il n’y avait pas moyen de ne pas l’embrasser, c’est drôle! +Elle se laissait embrasser tant que je voulais, et si j’avais voulu... +Puisqu’elle venait pour ça!... Mais je l’ai fichue à la porte. + +--Pour toujours? + +Pas de réponse directe: + +--... Tiens, viens chez moi! + +--Nous pouvons bien causer ici... + +--Viens chez moi! Je n’y vois plus clair. + +Savez-vous ce que c’est que la jalousie des hommes qui vieillissent? Un +sentiment désolant, amer et résigné tout ensemble. Je l’éprouvais en cet +instant. J’eusse volontiers aimé madame Vaubelle, je l’ai avoué. J’adore +lâchement, en esclave, cette petite Camille. Elles ne m’ont jamais +regardé. Et elles étaient tout entières, de corps et de volonté, à ce +Partonneau, ce Partonneau que j’aimais aussi, que je ne pouvais +m’empêcher d’aimer, et qui les faisait souffrir. Du moins, il avait fait +souffrir madame Vaubelle, et il s’était résolu, bizarrement, +absurdement, à la faire encore souffrir. Mais Camille? J’en étais moins +sûr. Alors, c’était moi qui souffrais... + + * * * * * + +Chez Partonneau. Un appartement de trois pièces, mais vastes, rue +Lhomond, dans une vieille maison, ancien couvent désaffecté, je crois. +Les fenêtres donnent sur des jardins et du silence. Pas un bibelot, pas +un souvenir exotique, dans le logis de cet homme qui ne s’est pas +contenté de courir la terre entière, mais y séjourna, s’y fit partout +des demeures. C’est par là que je comprenais combien son imagination est +forte: il n’a besoin de rien pour se rappeler. Des livres, seulement, +des collections de cartes et de dossiers, et, parmi ces livres, +au-dessus même, des romans policiers, la plupart anglais. Presque pas de +meubles. Dans son cabinet, une large table en bois blanc, posée sur +tréteaux, pour étudier les cartes ou en dessiner. Mais, dans un coin, un +de ces matelas «cambodgiens» durement rembourrés, articulés, et qui se +replient de façon à pouvoir s’emporter comme une valise. Partonneau +ouvrit un placard, en retira la petite lampe dont je connais bien la +forme et l’emploi, deux longues aiguilles, un pot à opium en corne de +buffle, et une pipe au tuyau de bambou, de celles qui sont les plus +communes, mais vieille et bien parfumée, très douce. + +Je levai le couvercle du pot à opium. La drogue y avait séché. Dure +comme du bois, elle avait maintenant l’apparence d’une plaque de vernis +brun, couverte de poussière. Partonneau essuya cette poussière et mit +une bouilloire sur un réchaud. + +--Il va falloir faire fondre l’opium, dit-il. Voilà près de deux ans que +je n’ai fumé, mais c’est ainsi que je comprends la drogue. Pas +d’habitude!... D’abord, il faut s’arranger pour ne jamais tenir à +rien... En user seulement quand on a besoin d’y voir clair--et pour être +saoul après si c’est nécessaire. Dépasser la dose normale--ça vient +vite, quand on n’a pas l’accoutumance--et dormir, dormir! S’abrutir pour +vingt-quatre heures. On se réveille dégoûté de soi, c’est ce qu’il faut. + +«Y voir clair! Y voir clair!...» Voici deux fois qu’il répétait cette +phrase. Il me faisait peur. + +--Veux-tu commencer? proposa-t-il, faisant griller la première boulette. + +--Non. Je préfère ne pas fumer. + +--A ton aise... Moi, je te répète que j’en ai besoin. + +Durant plus d’une heure, j’entendis le grésillement des boulettes. Je +percevais vaguement, dans l’ombre de la chambre, sa main forte et +toujours ferme qui maniait l’épingle longue. Longtemps, sans presque +cesser de fumer, sinon pour boire un peu de fleur de thé, il demeura +muet, concentré, les yeux fixés sur je ne sais quoi, que je ne voyais +pas, qui n’existait pas. Par degrés, le rictus qu’infligeait à ses +traits la contracture de ses muscles s’évanouit. Une fois encore, il fut +le beau Partonneau, viril et rajeuni. J’admirai le courage de cet homme +qui savait posséder toujours là, à portée de sa main, le remède +périlleux, il est vrai, mais si sûr en apparence, et séduisant, à son +affaissement, à sa souffrance, et qui refusait d’en user... Puis, il se +mit à parler, à parler sans interruption, faisant les demandes et les +réponses. Je connaissais cela: entre l’idéation logique d’un esprit +solide, fonctionnant à l’état normal, et celle que procure l’opium au +début de la fumerie, il y a toute la différence d’une mélodie, une vraie +mélodie, à une tyrolienne. La tyrolienne, ce sont des roulades sur un +thème élémentaire, non pas un air: mais c’est alors justement ces +roulades qu’on trouve sublimes, où l’on se délecte... Enfin, le cerveau +se fixe. Il ne distingue plus, ou ne croit distinguer qu’une chose, une +seule, à la fois très proche et très lointaine, immobile et toutefois +envahissante. Il la contemple avec un détachement surnaturel, une +acceptation sympathique et souriante, quelle qu’elle soit, même atroce. + +Oui... une heure, deux heures, j’ignore combien de temps, Partonneau fit +passer devant mes yeux des visages, des paysages, des aventures. J’en +reconnaissais quelques-unes, transfigurées. D’autres étaient peut-être +des rêves, mais plutôt la transposition, sur un plan biais, spirituel, +de réalités évanouies. Un métaphysicien ne voit pas, ne conçoit pas la +nature, quand il la veut expliquer, telle qu’elle lui apparaît: il se +promène _à l’envers du monde sensible_. + +Et c’est, tout à coup, presque cette image qu’employa Partonneau. Son +visage avait conquis une étrange béatitude. + +--Je suis... je suis à l’envers de la tapisserie! Et c’est moi qui l’ai +faite. Je suis le tapissier. Tu sais comment il fait, le tapissier? On +n’y comprend rien quand on le regarde: ce ne sont que des taches de +couleur et des brins de laine qui touffent. Mais lui _sait_: il est le +maître, comme Dieu--c’est même la comparaison qui explique le mieux +l’action divine,--et le dessin naît sous ses doigts. Moi aussi, +maintenant, je suis derrière le canevas. Je vois d’avance, je sais +d’avance. Je fabrique souverainement ce qui me reste de vie. En ce +moment, par toute la terre, il n’y a pas dix hommes tels que moi: tous +les autres sont à l’endroit de la tapisserie, ils se laissent tisser sur +le canevas, ils ne le tissent pas! + +»C’est à ça que ça sert ou que ça devrait servir, la drogue!... Je suis +maintenant au-dessus de moi. Je me regarde comme du haut de l’éternité. +Tout à l’heure, il n’en était pas ainsi. Tout à l’heure... oui, quand +j’ai commencé à fumer, mon idée, si tu veux la savoir, c’était de +prendre cette petite fille, puisqu’elle s’offre. Quoi? Quoi?... Moi, +Partonneau, à mon âge!... A cause de mon âge, peut-être? Devenir à la +fois le père et l’amant. Avoir une enfant qui serait une maîtresse! Etre +à peu près roi, là-bas, loin de ce chien de pays! Elle n’est pas comme +l’autre, celle-là! Elle n’est pas d’ici. Je la comprendrais, elle me +comprendrait, _elle saurait pourquoi je fais les choses_. Ah! que ce +serait beau, quelle fin, quelle fin pour ma vie! Tu sais, quand je me +suis mis à fumer, et que je parlais sans m’arrêter, c’est à ça que je +pensais en-dessous. + +»Et puis, l’ivresse, la saine ivresse de mon cerveau a dissipé celle de +mon cœur. J’ai vu clair, dans cet être humain qui est là, à côté de moi, +qui est moi, et que je considère froidement, comme un étranger, telle +une âme qui procéderait au jugement de sa vie, après la mort du corps! +Je vais te dire: dans six mois, Camille me donnerait des coups de +cravache!» + +Je haussai les épaules. S’il eût décidé de prendre Camille, je l’aurais +haï. Mais cette imagination! Il divaguait... + +--... Elle me donnerait des coups de cravache, elle mettrait le feu à la +case, ou pire... Et elle aurait bien raison. Je vais te dire ce que je +ne t’ai jamais dit, quand tu me parlais de madame Vaubelle. Ce sont des +choses qu’on a peine à s’avouer même à soi, et que, du reste, on sait à +peine, qui demeurent dans l’inconscient à moins qu’on ne soit illuminé +comme je le suis, pour quelques heures... Ce n’est pas impunément qu’on +a connu le goût de l’amour exotique... Non, je ne parle pas des boys: un +moraliste se plairait à concéder que je suis à peu près normal. Il se +tromperait. Je sais qu’il me faut un certain genre de femmes, et +justement de ces femmes comme il y en a là-bas! toutes jeunes, toutes +jeunes, comme Camille, mais Camille mûrira. + +»... Et presque des garçons, tu sais, minces, sans sexe, sauf leur sexe. +Et soumises, obéissantes en tout, des esclaves. Camille est de sa race, +d’autant plus de sa race qu’elle a vécu, qu’elle est née aux lieux où +cette race peut imposer son besoin de domination. Elle ne sera jamais +soumise... La vois-tu, devant mon harem? Elle n’accepterait jamais, +jamais! Alors, ce serait l’enfer... Voyons, rappelle-toi? Tu en as vu, +de ces couples-là, où nous sommes allés? + +Il roula une dernière boulette plus grosse que les autres, en aspira la +fumée, qu’il garda longtemps dans ses poumons. + +--Un colonial, un vrai colonial doit mourir solitaire. + +Il avait fermé les yeux. Je voyais bien qu’il ne dormait pas: mais il +était parti pour ces régions inaccessibles et froides où tout devient +indifférent. Ni moi, ni personne, ni rien du monde extérieur n’existait +plus pour lui. Je le quittai, silencieusement. + + * * * * * + +Ce n’est pas cette année-là que j’ai retrouvé Partonneau. Jamais +criminel ne prit plus de soin pour faire perdre sa trace. Il avait +disparu, dès le lendemain de cette nuit décisive, sans envoyer un mot ni +à moi, qui me considérais comme le meilleur, le plus fidèle de ses amis, +ni à madame Vaubelle, ni à Camille. Il se fût fait moine, il fût entré +dans une chartreuse, une trappe, qu’il n’aurait pu s’évanouir plus +complètement. Je le savais vivant, étant allé demander de ses nouvelles +au ministère. Les trimestres de sa pension lui étaient régulièrement +payés, on lisait sa signature sur les feuilles d’émargement, mais son +adresse me fut refusée: il avait formellement interdit de la +communiquer. Je me rappelais le mot, le mot héroïque ou désespéré qu’il +avait eu: «Un colonial, un vrai colonial, doit mourir solitaire!» Mais +aurais-je pu soupçonner qu’il l’avait pris dans une acception si +farouche et radicale? Il était toujours membre, semble-t-il, de diverses +sociétés scientifiques, auxquelles continuaient de parvenir ses +cotisations. Leurs bulletins, sur son ordre, lui étaient envoyés au +ministère, qui les lui retournait. Par le même canal, on lui avait +proposé de faire partie de l’Académie des Sciences Coloniales, qui +venait de se fonder; il n’avait même pas répondu. Comme il l’avait +résolu--mais de quelle manière!--«il s’en était allé», il avait +abandonné, s’était séparé brusquement, brutalement du monde. Je me +souviens d’avoir lu des journaux--des journaux spéciaux!--qui, déjà, +parlaient de lui comme d’un mort, un mort presque illustre, mais d’une +illustration déjà périmée, d’une autre époque, abolie. Je songeais +parfois: «S’il était encore l’_ancien_ Partonneau, comme il en rirait! +Mais il ne l’est plus, sans doute. Dans cet état mêlé de détachement +sublime et de dégoût sauvage où je l’ai vu, où, certes, il est encore, +puisqu’il ne reparaît pas, que reste-t-il du Partonneau que j’ai +connu?...» + +Une autre chose me faisait souffrir: la manière dont les jeunes, ceux +qui lui avaient succédé, ou le souhaitaient, parlaient de lui comme +d’une vieille gloire, d’une vieille lune... C’est ce qu’il avait prévu, +prédit: non seulement la montée de générations nouvelles, ingénument +pressées, féroces, mais l’avènement d’un monde qui, subitement, +repoussait l’ancien, eût-on cru, à des siècles et des siècles en +arrière... Moi-même, chose affreuse à dire, je commençais d’oublier +Partonneau. La vie est la vie. Et puisque je voulais vivre, continuer de +m’intéresser aux choses qui sont, ou qui vont naître, même si elles me +déplaisent, même si je n’y trouve pas ma place... + + * * * * * + +... Vers le milieu du mois de novembre, les premiers froids de l’hiver +étant venus assez prématurément, un ami m’emmena tirer le canard, à la +hutte, sur un des grands étangs de Bourgogne. Il ne convient pas de +préciser davantage la région. C’est un des genres de chasse que j’aime +le mieux, avec une sorte de passion triste. Il fait presque nuit, les +mains gèlent à travers les gros gants de laine sur le canon du fusil. +Les feuilles jaunies, gelées, lourdes de grésil, tombent des arbres avec +un bruit toujours le même, presque imperceptible, cependant importun, +fatidique, qui fait penser, je ne sais pourquoi, à des cimetières. Les +bûcherons, les charbonniers abattent des troncs ou les ébranchent. La +sève de ces blessures exhale une odeur amère, voluptueuse encore, qui +donne envie de pleurer sur tout ce qui vieillit, sur tout ce qui s’en +va. Il n’est que l’eau, cette eau si froide, qui a l’air vivante. Il y +a, dans l’aspect de l’eau, toujours, quelque chose d’éternel et de +consolant. Le ciel, presque noir, verse des larmes lentes, l’air est +noir, sauf pour un mince reflet de cuivre rouge au couchant. On entend +chuchoter dans la hutte: «Les voilà!» Et l’on aperçoit, vaguement +d’abord, la grande bande ailée, triangulaire, qui crisse et tourne avant +de se poser. Alors, je me demande: «D’où viennent-ils, d’où +viennent-ils? Ils voyageront toujours, eux, jusqu’à leur mort. Moi, j’ai +fini... Je suis arrêté, et j’attends ici...» J’en oublie de tirer, je +tire trop tard. Je fus maladroit... + +Le village est un petit village, où l’auberge, bien que bourguignonne, +est pauvre. Nous y fîmes un repas tardif, assez misérable. L’aubergiste +nous confia que nous eussions trouvé meilleure chère un jour de foire. +Les autres jours, dame!... + +--Il ne doit y avoir personne ici, que des paysans, lui dis-je. + +--Personne, en hiver. En été, il y a le monde des châteaux... Ah! si, +pourtant, il y a le Perdu! + +--Le Perdu? + +--C’est comme ça qu’on dit, chez nous, pour les gens qui sont un peu +marteau, expliqua l’aubergiste, qui possédait de surplus, par souvenir +du régiment et de la guerre, un autre argot que celui des campagnards... +Celui-là a fait arranger une vieille ferme, près de la rivière. Il a +détourné l’eau pour aménager une espèce d’étang, au milieu de son pré. + +--Pour la pêche, la chasse? + +--Non. Il n’a pas empoissonné, il n’a pas de hutte... Pour faire une +carte de géographie... C’est un monsieur qui vient on ne sait d’où. Des +îles, qu’on dit. + +--Une carte de géographie? Je ne comprends pas. + +Il leva les sourcils en signe qu’il ne comprenait pas non plus, qu’il ne +pouvait pas expliquer. Une carte, quoi! comme sur les murs de l’école, +mais par terre... + +Nous étions seuls dans la salle, notre repas était terminé. Il éteignait +les lampes et laissait s’assoupir le poêle de fonte. + +--Ceux qui veulent veiller, en hiver, conseilla-t-il, ils vont chez le +forgeron. Chez le forgeron, y a toujours du feu. Et le feu fait de la +lumière et du chaud. + +Comme nous nous levions sur cette suggestion candide, il ajouta: + +--Vous le verrez peut-être, chez le forgeron, le Perdu. Il y va... Il +cause guère, mais il y va... + + * * * * * + +C’est une chose émouvante, quand on y pense, que de nos jours mêmes, +après de si grands bouleversements qui ont changé la face de la terre et +l’âme des gens, il se trouve encore, dans notre France et sans doute +dans tout le reste de l’Europe, des bourgades où, comme du temps +d’Œdipe, le rude atelier du forgeron demeure le lieu de réunion des +hommes et des femmes, l’abri du passant qui entre, vient se chauffer et +prendre les nouvelles... Nous entrâmes, disant: «Salut, messieurs et +dames», ainsi qu’il convient. Et cela aussi est beau: ces appellations +primitivement réservées aux seigneurs et à leurs épouses, obligatoires +aujourd’hui à l’égard de tout Français, de toute Française, signifient +que tous les Français, quarante millions de Français, sont devenus des +seigneurs. Nous ne nous en apercevons plus, mais les étrangers le +remarquent... Le forgeron, maître en sa demeure, répondit: «Salut!» sans +se lever, et ceux qui étaient là, les hommes et les femmes, à leur tour, +prononcèrent: «Salut!» Mais, seuls, ceux qui étaient près du feu qui ne +s’éteint jamais, le feu de braise sur lequel on jetait, de temps en +temps, des brindilles de sapin pour faire de la clarté, ceux-là seuls se +levèrent pour nous laisser approcher de l’âtre. Courtoisie due aux +derniers arrivants, surtout inconnus. + +Il paraît que, avant notre arrivée, quelqu’un lisait, à la lueur d’un +unique luminaire, je ne sais quelle nouvelle puisée dans je ne sais quel +almanach. L’almanach et le journal, dans les campagnes, ont remplacé les +vieux contes de la _Bibliothèque Bleue_, que les colporteurs ont renoncé +à vendre depuis quarante ans. C’est dommage. C’était bien beau, même +dans la pâle adaptation de cette collection à quatre sous, la légende +des quatre fils Aymon! Mais il faut savoir se résigner. Si le monde ne +changeait en rien, ce serait encore plus laid, plus triste et plus +funeste que lorsqu’il change trop, à notre goût... La lecture +s’interrompit. On nous demanda poliment si la chasse avait été bonne. +Des trois cents habitants du village de C... pas un n’ignorait, depuis +le matin, que nous étions là, et pourquoi. On fit des remarques sur le +temps et la saison. Tout cela était lent, rituel. Les formules d’accueil +et de politesse sont peut-être ce qui change le moins vite dans un +peuple, même en voie d’évolution rapide. La surface y est moins troublée +que le tréfonds. + +Il y avait des vieilles et des vieux sur de rares chaises de paille, des +gens sur des bancs, des blocs de bois, des tas de ferraille. Parfois, +les branchettes de sapin s’éteignaient. Alors, on ne voyait plus que la +face, éclairée par la chandelle, du jeune homme chargé de lire +l’almanach. Parfois on en jetait sur le foyer un nouvel amas, les +figures s’illustraient de rouille et de sang comme dans un tableau des +frères Le Nain. Je ne les considérais pas une à une, je laissais errer +partout mon regard incertain, attentif seulement à l’ensemble, d’autant +plus que, pendant ce temps, j’essayais de trouver des choses à dire, ce +qui n’est jamais facile dans un milieu qu’on ignore, dont on sait +seulement qu’il est malin et susceptible. Il m’est impossible de me +rappeler combien de minutes s’écoulèrent avant que mes yeux pussent +distinguer un personnage familièrement mêlé aux autres, qui n’était ni +au fond, contre la muraille, avec les jeunes, ni en avant, avec les +vieilles, les vieux et les importants du village--et le seul, pourtant, +vêtu comme un «monsieur». C’était évidemment le Perdu, ce ne pouvait +être que lui--et le Perdu était Partonneau! + +Il ne paraissait pas notablement vieilli. Il avait engraissé seulement, +et sa barbe que, comme un paysan, il ne rasait qu’une fois par semaine, +croissait rêche et blanche sur ses joues et ses mâchoires plus rondes et +plus molles. Plus de traces de contracture sur son visage, que je +retrouvais détendu, apaisé, mais aussi effacé, dégradé: telles ces +monnaies antiques dont l’usure effrusta l’effigie. Et il y a +l’impondérable, l’indicible! Dix années auparavant son regard, pesant +derrière mon dos, m’eût fait tourner la tête et pressentir: «Il est là!» +Mais ou bien il ne s’était pas soucié de me regarder, m’ayant reconnu, +ou bien il n’était plus Partonneau, mais un homme tel que tous les +hommes, sans plus de volonté, ni d’empire. + +Ce fut moi qui allai à lui: + +--C’est toi, ici, Partonneau? + +J’entendis une voix qui était sa voix, et pourtant ne l’était plus: +«Oui, c’est moi...»--Mais si forte est la puissance du souvenir et de +l’amitié-amour, que, malgré cette froideur, s’il n’y avait pas eu tout +ce monde, si enclin à se moquer, je l’eusse embrassé. + +--C’est toi! C’est toi! + +--Tu vois bien... + +L’intonation s’était faite un peu moins tiède, moins neutre; à lui aussi +semblait remonter quelque chose des temps abolis, une ombre d’émotion, +de plaisir. Il sourit, d’un pauvre sourire. + +--Tu es ici depuis... depuis que tu as quitté Paris, depuis deux ans? + +--Depuis deux ans... + +--Et qu’est-ce que tu fais? + +--Mais rien! fit-il, comme étonné... Je n’ai rien à faire... + +--Tu chasses? + +Je m’arrêtais à ces questions oiseuses, comme on fait toujours, par +pudeur, quand on n’ose poser les autres,--tant d’autres, qui +m’angoissaient. + +--Oui, un peu, quand on m’invite... On déjeune... + +--Tu pêches? + +--Non. Ça m’ennuie... + +--Je comprends... Tu te rappelles les pêches miraculeuses, sur le Fleuve +Rouge? Ici, c’est si peu de chose!... + +--Ce n’est pas ça... Ça doit être plus intéressant, quand c’est +difficile... Mais ça m’ennuie... + +--Tu as des terres, un élevage? Tu fais valoir? + +--Oh! voyons... J’ai un pré. Je le loue... + +--Mais à quoi passes-tu ton temps? Tu écris? + +Une moue de dédain et d’impatience: + +--Je ne passe pas mon temps. C’est le temps qui passe, tout seul... +C’est bien, c’est très bien comme ça... + +J’attendais une invitation: «Tu vas passer ici quelques jours; en tout +cas, tu loges chez moi cette nuit.» Rien. C’est moi qui imposai: + +--J’irai te demander à déjeuner demain. + +--Bon. Si tu veux... A demain... + +Et je m’en fus coucher dans la triste auberge. + + * * * * * + +On nous avait dit, la veille, que Partonneau avait «aménagé» la ferme où +il s’était si singulièrement venu cacher. A peine s’il était possible de +s’en apercevoir. «Désaffecté» eût été un terme plus exact. Délibérément, +il laissait tomber en ruines les communs, l’étable, le toit aux +fourrages. Toutefois, il avait pris soin de faire tracer une allée pavée +qui traversait la cour, de la porte charretière à l’entrée du bâtiment +d’habitation. Trois pièces seulement. La première servant à la fois de +cuisine et de salle à manger, la seconde étant sa chambre à coucher, la +troisième son bureau, si l’on peut, d’après ce qu’on va voir, employer +cette expression. Les livres et les cartons à dossiers étaient restés +empilés le long des murs depuis l’arrivée de Partonneau, sans qu’il +daignât les honorer d’un classement sur des rayons ou dans une +bibliothèque. Sur la table--une de ces lourdes et longues tables, faites +d’une seule bille de hêtre, comme on en trouve dans les fermes--je +reconnus, entassés, tous les fascicules des bulletins des sociétés +scientifiques dont Partonneau était resté membre. Seuls, les plus +anciens avaient été coupés. Il s’avérait que leur destinataire n’avait +pas même ouvert les autres. Il n’en était pas de même, ce qui me frappa, +du _Journal Officiel_ et des _Tablettes des Deux Charentes_, feuille +locale qui publie régulièrement les affectations militaires, les départs +des fonctionnaires coloniaux et des officiers de la marine de guerre, et +qui semblaient avoir été compulsés quotidiennement. + +Le mobilier de ce logis me parut encore plus succinct que celui de +l’appartement que Partonneau avait occupé à Paris. Quelques armoires +campagnardes, du type le plus courant, en poirier, des chaises de paille +et un lit de camp, le même lit de camp qui avait suivi en tous lieux ce +fier vagabond, drapé d’une couverture verte, d’un vert de drap de +billard, la même aussi qui l’avait accompagné partout. La soulevant, je +ne vis pas trace de draps; sans doute cet ascète désabusé continuait de +coucher à même la sangle, roulé dans ce rude lainage, comme il avait +fait durant trente années sur toutes les pistes du monde. Le matelas +cambodgien échappa longtemps à mes regards. Je le découvris, dans un +coin du bureau, supportant des livres poussiéreux. Il était évident +qu’on ne l’avait pas déplié depuis l’emménagement. D’ailleurs, l’odorat +le plus subtil n’eût pu déceler nulle part la plus faible trace de cette +odeur persistante de chocolat bouilli et de noix confite que laisse +l’opium. Non, non, Partonneau ne s’était pas mis, ou remis, à la fumée +noire. Ce n’était pas à elle qu’il demandait de peupler sa solitude, de +le confirmer dans son renoncement. Ce n’était pas à elle qu’il devait +cet air d’absence, de demi-sommeil, l’espèce de relâchement que je +distinguais dans toute sa personne, la voussure de ses épaules, +l’affaissement de ses muscles, autrefois toujours bandés. + +Les mystiques ont décrit, avec une minutie scrupuleuse et déchirée, ce +mal de l’âme qu’ils appellent l’_acedia_: un sentiment affreux de vide +et de sécheresse quand ils ont perdu l’extase, quand leur Dieu ne vient +plus à leur prière, à leur appel. C’était ce sentiment de vide que +j’éprouvais à cette heure. Partonneau était là, et je ne le retrouvais +pas. Il répondait à toutes mes questions avec une justesse automatique, +non pas comme s’il eût été au-dessus du monde, le dominant et s’en +séparant, mais de façon unie, médiocre, sans une seule de ces terribles +formules où, jadis, il résumait un jugement décisif et inattendu. +N’importe quel petit bourgeois de petite ville eût tenu la même +conversation, dans les mêmes termes. Ce fut en vain que je tentai +d’amener sur le tapis les souvenirs mêmes que nous avions en commun, et +l’œuvre de sa vie. Il répondait, l’air fermé: «Oui, n’est-ce pas, +oui...», ou bien «Vraiment? Tu dis?» Cependant, alors, il me semblait +discerner dans son regard, venant de très loin, et refoulé, maîtrisé, +chassé, le feu brûlant d’une ironie douloureuse, ensanglantée. Mais je +ne puis dire qu’il parût triste, ou même mélancolique: le calme lisse, +et pourtant gonflé, d’une mer qu’on a vaincue en filant de l’huile. Sa +réplique la plus fréquente était: «Pour quoi faire?»--«Tu fumes encore, +quelquefois?»--«Non. Pour quoi faire?»--«Tu as lu les articles de +Rollin sur le Maroc espagnol, dans le _Bulletin de l’Afrique +française_?»--«Non. Pour quoi faire? Hein? Tu dis que c’est +intéressant?...» + +Le déjeuner qu’il m’offrit fut copieux et même délicat pour un repas +campagnard, ce qui me surprit assez. Autrefois, c’était un reproche que +je lui faisais de ne pas attacher une importance suffisante, même en +Europe, aux plaisirs de la table. Il y avait là chez lui plus que +sobriété: indifférence, ignorance, manque d’intérêt, sauf bizarrement +pour des friandises goûtées aux jours de son enfance, telles que «la +pompe», la tarte épaisse de son Auvergne natale. Maintenant, il buvait +et mangeait beaucoup, semblait aimer s’attarder à table. A la fin du +repas, il se versa plusieurs petits verres d’un marc qu’il me +recommanda. Ses yeux se firent plus brillants--je dois écrire, chose +injurieuse en parlant de lui, plus intelligents. Il parut même +manifester quelque chose qui ressemblait à un besoin d’activité, ou à un +désir honteux que ma présence l’empêchait de satisfaire. Il se décida: + +--Veux-tu faire avec moi le reste du tour du propriétaire?... Ça nous +dégourdira les jambes. + +... Avant de partir, il mit dans sa poche le _Journal Officiel_ et les +_Tablettes des Deux Charentes_. + +Il n’avait pas songé, dans sa propriété, à «faire jardin» ou même +«potager», ce qui est d’ordinaire la première préoccupation des +coloniaux. Les arbres du verger, non taillés, ne donnaient plus de +fruits. Des vaches paissaient dans son pré, mais je savais, depuis la +veille, qu’elles ne lui appartenaient pas. Du reste, il ne regardait +rien, ne me montrait rien. D’un pas plus vif, il me conduisit jusqu’à +l’étang qu’il avait fait creuser. + +Alors, je vis! Je vis la fameuse «carte de géographie» dont m’avait +parlé l’aubergiste... C’était, au milieu de l’étang, une île +artificielle, en forme de planisphère, une image aplatie, déroulée du +globe terrestre, où l’eau de cette mare figurait l’océan. Tout ce qui +n’était pas les colonies françaises avait été négligé, demeurait nu, ou +couvert d’herbes folles. Mais toutes nos possessions, toutes, +Indo-Chine, Madagascar, Afrique du Nord, Afrique occidentale, Congo, et +les îles, Guadeloupe, Martinique, Réunion, Tahiti, la Calédonie, les +Touamotou, les Marquises, Saint-Pierre et Miquelon, jusqu’aux Kerguélen +avaient été minutieusement modelées, reproduites dans leur forme et les +variations de leur altitude, avec leurs fleuves, leurs ports, les villes +de l’intérieur, les postes, la délimitation même des provinces et des +cercles. Sur la rive, une sorte de monticule, également artificiel, +portait un banc. Partonneau s’y assit, dépliant le _Journal Officiel_ et +les _Tablettes_. + +--Tu permets? fit-il d’une voix presque implorante, vergogneuse. C’est +ma seule distraction quotidienne... Et elle me manque, quand je ne l’ai +pas! + +Il lisait: + +«Mouvement dans la magistrature coloniale.» + +«--Ça, les magistrats, je m’en fous... Pourtant, il faut savoir... + +«... M. Dumoulin, procureur général à Tananarive, est admis à faire +valoir ses droits à la retraite...» + +--Tu te le rappelles, ce vieux Dumoulin? A la fin, il avait fini par y +comprendre quelque chose. La preuve, c’est qu’il avait des ennemis, au +lieu de passer pour un pur crétin, inoffensif... Maintenant, il s’en va. +Il s’en va comme moi je m’en suis allé... + +«... M. Le Prieur, juge de paix à compétence étendue à Lang-Son +(Indo-Chine), est nommé juge d’instruction à Hanoï.» + +--... L’avancement, le bel avancement!... Mais Lang-Son! Lang-Son, +pourtant! Les jolies montagnes, tu sais, les montagnes aux coupes +nettes, pathétiques, les champs de badiane qui sentent si bon--et les +histoires de contrebande de l’opium avec les Chinois, qui étaient si +drôles... Et la route de ravitaillement des postes-frontières, par +That-Khé et Cao-Bang jusqu’au Fleuve Rouge, à travers des paysages de +baie d’Along mise à sec, où la pluie mille fois millénaire taillade des +pyramides qui portent elles-mêmes des milliers de petits pains de sucre, +portraits en miniature de ces grands pitons pointus... Des grottes qui +s’enfoncent au diable sous terre, des rivières qui coulent dans les +_cañons_ à pic, à six cents mètres en contre-bas... Calcaire liasique... +Et, dans ce calcaire, j’ai trouvé des veines de mica, un paradoxe +géologique. On m’a contesté ça: le mica ne devrait exister que dans les +terrains cristallins... + +«... Les territoires de la Haute-Volta seront organisés en gouvernement +autonome, relevant du gouvernement général de l’Afrique occidentale. M. +Hesling est désigné pour remplir les fonctions de lieutenant +gouverneur.» + +--... Tu te rappelles, le petit Hesling à Madagascar, il y a vingt-sept +ans? Il était arrivé avec sa mère, la veuve d’un général, je crois. Un +gosse, un vrai gosse, un bon petit qui ne savait rien de rien. Moi, je +me demandais si on en tirerait jamais quoi que ce soit. C’est Gallieni +qui l’a dressé. Il avait de la bonne volonté, le gosse, et un cerveau +frais. Il s’est formé, il aime l’ouvrage... Ah! il s’y entendait, +Gallieni, pour le dressage! C’était amusant à voir, ça faisait vivre!... +On dit que c’est lui qui a gagné la bataille de la Marne. Moi, je m’en +fous... Je vais te dire: ce sont les Allemands qui l’ont perdue. Et ils +l’ont perdue parce qu’ils se croyaient certains de la gagner, de même +que nous perdrons la prochaine bataille dans soixante ans--ils sont +idiots ceux qui croient à la guerre pour _maintenant_--parce que nous +serons sûrs aussi de la gagner. C’est toujours comme ça, c’est une loi +historique. Le vainqueur devient le vaincu, parce que, d’être vainqueur, +ça vous donne une cervelle de crétin équestre et aristocrate... Non, +non, le vrai Gallieni, c’est le Gallieni colonial: un proconsul! Un +bougre qui savait que les armes, c’est un outil, un outil indispensable, +mais que, une fois qu’il a servi, il en faut d’autres. Avec ça, le sens +de l’_imperium_: «Je veux la paix, d’abord parce que c’est plus joli à +voir, mais aussi parce que c’est moi qui la fais, et que ça me permet de +commander à tout le monde, au lieu de commander seulement à des +militaires.» + + * * * * * + +Partonneau était redevenu l’ancien Partonneau. La mauvaise graisse était +sortie je ne sais comment de ses joues. La voussure de son dos avait +disparu. Ses fortes mandibules mâchaient et jetaient les phrases par +saccades, avec des ellipses formidables, et toujours ce passage +fantasque et lumineux, immédiat, des choses coloniales aux choses +européennes, françaises, qui, toute son existence, avaient fait +l’originalité de sa philosophie. Il s’interrompit: + +--... Hein? Hein? Tu vois, je ne suis plus qu’un vieil imbécile! + +... Au moment où je me réjouissais de le retrouver! + +--Si! Un vieil imbécile. Un retraité gâteux qui lit l’_Annuaire_... Je +m’amuse à le regarder sur une carte en relief au lieu du machin à +couverture bleue, voilà tout... Quand je suis arrivé ici, et que j’ai +arrangé cette île comme tu la vois, je lisais encore des communications, +des rapports envoyés par les types de là-bas--tiens, le bouquin de +Gautier, sur le Sahara!--et je suivais tout ça sur ce relief... Mais, +maintenant, ajouta-t-il avec satisfaction, maintenant c’est fini. Je ne +lis plus que les nominations, l’_Annuaire_... + +--C’est pour ça que, des publications que tu reçois, il n’y a que les +plus anciennes qui soient coupées? + +--Pour ça!... Et je vais me désabonner. C’est encore un fil. Il faut le +trancher. + +--Mais pourquoi, pourquoi? + +--Pour tuer le vieil homme, dit-il, farouchement. Pour finir de le +tuer... Ah! je le croyais bien en train de mourir... Chaque jour, quand +je vais à cette île, mes souvenirs deviennent plus impersonnels, plus +dépouillés de tout ce qui était moi, mes déductions, mes ambitions, +ma... ma philosophie, comme tu dis. Il a fallu que tu viennes: c’est une +rechute! + +--Une rechute? + +--Je veux mourir en paix, entends-tu! Je veux mourir en esprit, d’abord, +arriver à la mort sans regrets, sans désirs... C’est peut-être encore là +une chose que m’a apprise l’Extrême-Orient: mais il faut que je ne sache +même plus d’où ça me vient. Il n’y a qu’à cette condition que ça fera +corps avec moi: non plus une doctrine, alors, un instinct. + +--Et de la sorte tu t’imagines que tu mourras heureux? + +--Je suis sûr, fit-il, d’une voix redevenue toute neutre, de ne pas +mourir malheureux. L’homme raisonnable n’en saurait souhaiter +davantage... Allons, viens prendre un verre de bière, avant de nous +quitter! Tu te souviens, c’était aussi l’usage, là-bas... + +Il me versa la bière, dans la cuisine-salle-à-manger. Nous demeurâmes +longtemps muets. + +--Partonneau, tu te suicides! + +Il haussa les épaules. Puisque c’était ça qu’il voulait: anéantir +progressivement les parties supérieures de son être, devenir une espèce +d’animal, puis de végétal humain, puis rien... + +--Et... cette promenade quotidienne à ton étang, c’est tout ce que tu +fais? + +--Presque. Je dors beaucoup, je mange le plus que je peux. Le soir, en +hiver, je vais chez le forgeron, comme tu as vu: ces paysans +m’enseignent combien peu de pensées suffisent à un homme. C’est très +salutaire. + +--Et... les femmes? + +--Parfois, dit-il paisiblement, je vais à Dijon... De moins en moins. + +Cruellement, je voulus porter le dernier coup: + +--Camille est mariée, en Indo-Chine, à un planteur de caoutchouc, je +crois. + +--Ah!... Et ça va?... + +--Je ne crois pas. + +--Le contraire m’aurait étonné... Elle aura besoin de plusieurs +expériences... Et madame Vaubelle? interrogea-t-il, de lui-même. + +--Elle s’est réconciliée avec son mari. Même elle en a eu un nouvel +enfant. + +--Elle a bien fait... C’est une brave femme, celle-là... Ce qu’il y a de +mieux. + +--Veux-tu que je le lui dise, de ta part? + +--Tu ne le feras pas! Pour elle, et pour moi. + +--Partonneau, sois franc!... Tu ne les as jamais aimées, ce qui +s’appelle aimer? + +--Comment veux-tu que je te dise? C’est probable. C’est même certain, +puisque j’ai pu renoncer à elles... Il me semble, du fond de ce sommeil +que je veux imposer à tout ce qui fut moi, que sur certains points, j’y +vois plus clair encore que même cette dernière nuit, tu sais, à Paris... +Il se pourrait que, de cœur et d’esprit, je n’aie jamais su aimer les +femmes: les hommes seulement. + +--Partonneau! + +--Oui... Je suis quelqu’un à qui son éducation première, ses lectures +d’adolescence ont montré les femmes comme le seul objet de désir, mais +qui, au fond, n’était pas fait pour elles, dédaignait leur âme, se +méfiait de tous leurs actes, même les plus simples, les plus légitimes. +Et la vie que j’ai menée, les femmes instinctives, primitives que +j’ai possédées, m’ont confirmé dons cette méfiance et cette +incompréhension... Mais qui, par contre, aimait l’intelligence et +l’énergie viriles, qu’il connaissait bien, les aimait passionnément, +jusqu’avec sa sensibilité... Mon vieux! Si je t’avouais que, depuis deux +ans, j’ai pensé plus souvent à toi qu’à elles! + +--Je te remercie... + +--On est des vieux, maintenant, et de braves gens, après tout. On peut +tout se dire... + + * * * * * + +Je ne voulais pas m’attendrir. Il l’avait dit: on était des vieux, on +n’avait plus le droit. Je demandai seulement: + +--Je reviendrai... Tu veux bien?... + +Il secoua la tête. + +--Quand je serai mort. Pas avant. Avant, ne fais pas ça... Mauvais pour +moi, tu comprends... Cette journée-ci, cette journée avec toi, eh bien, +elle m’a retardé DANS MON PROGRÈS... + + + + +TABLE DES MATIÈRES + + + LES FEMMES DE PARTONNEAU Pages. + Les femmes de Partonneau 9 + Dans le monde 29 + + PREMIÈRES RENCONTRES + Premières rencontres 45 + Le musée du fou 67 + + LES FORCES MORALES + Les forces morales 91 + L’aveugle 99 + + LE MAITRE DES HOMMES + Le condamné à mort 135 + Une leçon 149 + Sa prudence 161 + + ET LE SOIR VINT... + Et le soir vint... 171 + + +E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75357 *** diff --git a/75357-h/75357-h.htm b/75357-h/75357-h.htm new file mode 100644 index 0000000..f5e4b24 --- /dev/null +++ b/75357-h/75357-h.htm @@ -0,0 +1,6871 @@ +<!DOCTYPE html> +<html lang="fr"> +<head> + <meta charset="UTF-8"> + <title>L’illustre Partonneau | Project Gutenberg</title> + <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover"> + <style> + +p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; + margin: .3em 0;} + +h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } +h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } +h3 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 3em 0 1.5em 0; } + +div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; + margin: 1em 0; } + +.large { font-size: 130%; } +.small { font-size: 90%; } +.xsmall { font-size: 80%; } +small { font-size: 80%; letter-spacing: .05em; } + +.i { font-style: italic; } +.i i { font-style: normal; } + +.sc { font-variant: small-caps; } + +hr { width: 20%; margin: 1em 40%; } + +sup { font-size: smaller; vertical-align: 30%; line-height: 1em; } + +li { list-style: none; text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; } + +div.flex { display: flex; justify-content: center; } +table { margin: 1em auto; } +td { vertical-align: top; } +td.bot { vertical-align: bottom; padding-left: 1em; } +td.c div { text-align: center; padding-top: .7em; padding-bottom: .5em; } +td.r div { text-align: right; } +td.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; text-align: left; } + +a { text-decoration: none; } + +div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; } +.break, .chapter { margin-top: 4em; } + +img { max-width: 100%; } + +@media screen { + body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; } + img { max-height: 700px; } +} + +.x-ebookmaker .break, .x-ebookmaker .chapter { page-break-before: always; } +.top2em { padding-top: 2em; } +.top4em { padding-top: 4em; } +.nobreak { page-break-before: avoid; } + + </style> +</head> +<body> +<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75357 ***</div> +<div class="x-ebookmaker-drop c"><img src="images/cover.jpg" alt=""></div> +<div class="x-ebookmaker-drop break"></div> +<p class="c top2em large">PIERRE MILLE</p> + +<h1>L’ILLUSTRE<br> +PARTONNEAU</h1> + + +<p class="c gap"><span class="large">ALBIN MICHEL, ÉDITEUR</span><br> +PARIS — 22, RUE HUYGHENS — PARIS</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em">DU MÊME AUTEUR</p> + + +<p class="c i">A la même Librairie :</p> + +<ul> +<li><span class="sc">La Détresse des Harpagon.</span></li> +</ul> +<p class="c i">A PARAITRE :</p> + +<ul> +<li><span class="sc">Le Diable au Sahara.</span></li> +</ul> +<p class="c i">Chez Calmann-Lévy :</p> + +<ul> +<li><span class="sc">Sur la vaste Terre.</span></li> +<li><span class="sc">Barnavaux et quelques Femmes.</span></li> +<li><span class="sc">La Biche écrasée.</span></li> +<li><span class="sc">Louise et Barnavaux.</span></li> +<li><span class="sc">Caillou et Tili.</span></li> +<li><span class="sc">Le Monarque.</span></li> +<li><span class="sc">Nasr’Eddine et son Épouse.</span></li> +<li><span class="sc">Sous leur dictée.</span></li> +<li><span class="sc">Trois Femmes.</span></li> +</ul> +<p class="c i">Chez Flammarion :</p> + +<ul> +<li><span class="sc">La Nuit d’amour sur la montagne.</span></li> +</ul> +<p class="c i">Chez Crès :</p> + +<ul> +<li><span class="sc">En croupe de Bellone.</span></li> +<li><span class="sc">Le Bol de Chine.</span></li> +<li><span class="sc">Mémoires d’un Dada besogneux.</span></li> +</ul> +<p class="c i">Chez Ferenczi :</p> + +<ul> +<li><span class="sc">L’Ange du Bizarre.</span></li> +<li><span class="sc">Histoires exotiques et merveilleuses.</span></li> +<li><span class="sc">Myrrhine Courtisane et Martyre.</span></li> +</ul> +<p class="c i">Chez Stock :</p> + +<ul> +<li><span class="sc">Paraboles et Diversions.</span></li> +</ul> +<p class="c i">Aux Cahiers de la quinzaine :</p> + +<ul> +<li><span class="sc">Quand Panurge ressuscita.</span></li> +<li><span class="sc">L’Enfant et la Reine morte.</span></li> +</ul> +<p class="c i">A la Maison du Livre :</p> + +<ul> +<li><span class="sc">Monsieur Barbe-Bleue… et Madame !</span></li> +</ul> +<div class="break"></div> + + +<p class="c i top4em">Il a été tiré de cet ouvrage<br> +50 exemplaires sur papier de Hollande<br> +numérotés à la presse<br> +de 1 à 50.<br> +100 exemplaires sur papier vergé pur fil<br> +des Papeteries Lafuma<br> +numérotés à la presse<br> +de 1 à 100.</p> + + + +<p class="c gap">Droits de traduction et de reproduction réservés +pour tous les pays.<br> +<span lang="en" xml:lang="en">Copyright 1924, by</span> <span class="sc">Albin Michel</span>.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">LES FEMMES DE PARTONNEAU</h2> + + + + +<h3 id="c1">LES FEMMES DE PARTONNEAU</h3> + + +<p>Partonneau revenait de Madagascar. Il y a +longtemps que se passèrent les événements dont +je me fais l’historien : c’était deux ou trois ans +après l’insurrection qui suivit la prise de Tananarive. +Partonneau s’était alors révélé ce qu’il +fut durant le reste de son aventureuse carrière : +l’un des collaborateurs civils les plus adroits, le +plus vigoureux de Gallieni ; en apparence, et à +l’écouter, le plus imprévu des humains ; en réalité, +montrant le génie de la politique indigène. +Il avait administré des provinces aussi vastes que +la Belgique, rendu la justice comme saint Louis, +sauf qu’il était assis sous un pamplemoussier, +non sous un chêne ; livré des batailles rangées à +la tête de dix-huit miliciens, de la sorte pacifié +la moitié d’un empire ; enfin, gouverné sagement, +mais dans l’éclat d’une puissance illimitée. +Le tout sans s’étonner de rien : il n’avait jamais +l’air de croire que c’était arrivé.</p> + +<p>Quand un mot de lui me fit savoir qu’il était +de retour à Paris, je courus le voir. Ce proconsul +avait tout simplement repris son ancien domicile, +une modeste chambre d’étudiant, rue Flatters, +au quartier latin. Sa concierge me dit, +d’une voix un peu surprise :</p> + +<p>— Mais M. Partonneau n’est pas là, à cette +heure-ci ! (Il était quatre heures de l’après-midi.) +Vous le trouverez au café Mahieu, comme de +juste.</p> + +<p>J’allai donc au café Mahieu. J’y découvris en +effet Partonneau, attaché de toute son âme aux +problèmes d’une manille aux enchères avec des +habitués qui l’ignoraient radicalement trois jours +auparavant, mais le tutoyaient. Telle était la +simplicité de son âme : il ne se souvenait plus +d’avoir été vice-roi, d’être toujours officier de la +Légion d’honneur et grande médaille d’or de la +Société de Géographie. Ou plutôt, comme il disait, +avec sa belle philosophie, ramassée dans +une formule concise : « Tout ça n’avait aucun +rapport ! »</p> + +<p>— Alors, lui dis-je, tu ne regrettes pas tes +grandeurs ?</p> + +<p>— Non, fit-il, sincèrement : ici la vie est beaucoup +plus facile ! Je n’ai à me soucier de rien…</p> + +<p>En effet, il ne se souciait de rien. Toutefois, +y réfléchissant, il me déclara que, pour lui, Paris +manquait de femmes. Je répliquai que ce n’était +pas l’opinion générale.</p> + +<p>— C’est possible, me répondit Partonneau, +mais alors c’est que je ne sais plus « manière ». +A Madagascar, je n’avais qu’à m’adresser aux +<i>governora madinika</i>, les chefs des notables, qui +m’envoyaient tout de suite ce qu’ils avaient de +mieux. Ici, il n’y a pas de <i>governora madinika</i> : +cela me manque.</p> + +<p>Je lui fis remarquer qu’il y avait un préfet de +police ; il me pria de ne pas me payer sa tête. +Mais je ne croyais pas si bien dire, ainsi qu’on +verra.</p> + +<p>Deux jours plus tard, il m’apprenait qu’il +avait trouvé « quelqu’un ». Ce quelqu’un s’appelait +Émilienne. Comme je m’informais de l’endroit +où il l’avait rencontrée :</p> + +<p>— Mais dans la rue ! Où veux-tu que ce soit ?</p> + +<p>Il ajouta qu’il l’avait installée chez lui, que +c’était une personne très comme il faut, bien +agréable, et qu’elle avait des vertus d’intérieur.</p> + +<p>Je supposai que c’était à cause de ces vertus +d’intérieur qu’on ne voyait jamais Émilienne. +Partonneau allait au Mahieu sans elle, dînait +sans elle à la brasserie du Panthéon, retournait +jouer à la manille, au Mahieu, sans elle, et ne +partait que vers minuit.</p> + +<p>— Partonneau, lui dis-je timidement un soir, +qu’est-ce qu’elle fait, ton Émilienne, pendant ce +temps-là ?</p> + +<p>— Elle m’attend en mangeant des marrons. +C’est une femme qui adore les marrons, avec du +vin blanc. Chaque tribu a ses mœurs.</p> + +<p>Je me permis de lui faire observer que les +mœurs de la tribu parisienne ne sont pas, généralement, +si simples ; que les femmes, chez nous, +aiment la distraction ; que, de plus, elles souhaitent +d’ordinaire que leurs amis fassent l’étalage +public de leurs attraits et de leur toilette.</p> + +<p>— Je me souviens, reconnut Partonneau, +d’avoir lu ces particularités dans certains ouvrages +qui traitent de la matière. Mais Émilienne +est différente. Elle ne demande pas du tout à +m’accompagner. Je la vois le soir, quand je +rentre, et le matin, où elle fait le ménage, cependant +que je travaille à ma grande carte, au cent +millième, du nord-est de Madagascar. Cela nous +suffit à tous deux.</p> + +<p>Toutefois, il advint un jour que Partonneau +vint s’asseoir à mes côtés, la figure légèrement +attristée.</p> + +<p>— C’est curieux, me dit-il, Émilienne a été +prise dans une rafle !</p> + +<p>— Dans une rafle ? Comment cela ?</p> + +<p>— Comme il paraît que ça se fait : par la +police. Elle se promenait sur le boulevard, et la +police l’a emmenée…</p> + +<p>Je compris pourquoi Émilienne ne tenait pas +à accompagner Partonneau le soir : elle avait +d’autres occupations, et ne passait pas décidément +tout son temps à manger des marrons.</p> + +<p>— … Et elle a fait prévenir la concierge, poursuivit +Partonneau, qu’il me fallait aller la réclamer +à la préfecture de police.</p> + +<p>— Et tu iras ?</p> + +<p>— Sûrement, j’irai ! Je me suis informé. Une +femme qui vit avec un homme honorable, la +police n’a pas le droit de la cueillir : tels sont +les lois et règlements de ces populations occidentales. +Tout à l’heure je vais donc aller réclamer +Émilienne.</p> + +<p>Il revint deux heures après.</p> + +<p>— C’est extraordinaire, fit-il, on n’a pas voulu +la relâcher !</p> + +<p>— Il y avait un cheveu ?…</p> + +<p>— Aucun cheveu. J’ai vu un administrateur, +très aimable. Je lui ai dit : « Vos miliciens ont +arrêté une femme qui vit avec moi. Puisqu’elle +vit avec moi, je viens la chercher. Voilà mes +noms et qualités. » Il m’a répondu : « Rien de +plus juste, cher monsieur… Enchanté de cette +occasion de faire connaissance de l’explorateur +Partonneau, dont la renommée est venue jusqu’à +moi. Cette dame s’appelle ?…</p> + +<p>» — Elle s’appelle Émilienne !</p> + +<p>» — … Émilienne ? Bien. Son nom de famille ?</p> + +<p>» Alors, je suis tombé des nues : « Est-ce que +vous croyez, lui ai-je dit, que j’ai l’indiscrétion +de demander leur nom de famille aux dames qui +m’honorent de leurs faveurs ? Et qu’avais-je besoin +de connaître son nom de famille ? Je ne +veux pas en hériter ! » Là-dessus, il m’a répondu : +« Je regrette ! mais, dans ce cas, malgré +la meilleure volonté du monde… »</p> + +<p>Partonneau réfléchit un instant, et conclut :</p> + +<p>— A Madagascar, les femmes n’ont pas de +nom de famille. Les hommes non plus, du reste. +Ils ont bien raison : ces complications sont ridicules !</p> + +<hr> + + +<p>Il ne faudrait pas croire que toutes les dames +que, dans l’acception biblique du terme, mon +ami Partonneau connut à Paris, quand, par +chance il y venait se reposer de ses fatigues, +échouèrent, comme celle dont je viens de parler, +à la préfecture de police. Il y en eut d’autres, +dont les relations avec cet homme illustre se terminèrent +différemment, bien que d’une façon +toujours aussi singulière ; et je compte rapporter +comment. Il est certain qu’il n’avait de rien, ni +des femmes, ni de l’autorité, ni de la manière +dont il convient d’exercer cette autorité, une +conception qui puisse ressembler en quoi que ce +soit à la nôtre.</p> + +<p>Celle-ci ne pouvait que demeurer fort éloignée +des comportements que son génie naturel, développé +par ses séjours sous d’autres cieux, et l’habitude +qu’il avait prise d’y exercer les réalités de +la domination, avaient inculqués à Partonneau. +C’est ce qu’il me fit bien sentir, il y a quelques +années, alors que j’avais le plaisir de le retrouver +chef de cercle, muni de pouvoirs effectivement +illimités, dans une des régions les moins +assimilées de notre Indo-Chine septentrionale : +car ce diable d’homme a été partout, et l’on doit +à la vérité de reconnaître qu’il est l’un de ceux +qui ont le moins mal réussi partout où il a passé.</p> + +<p>« L’administration, me dit-il, est une chose +très simple. Elle a trois aspects : ce qu’on fait +pour le gouvernement, ce qu’on fait pour les indigènes, +ce qu’on fait pour soi. Le gouvernement, +les indigènes n’étant pas électeurs, se +déclare satisfait si les impôts rentrent régulièrement. +Pour les indigènes, il s’agit de les persuader +que plus ils paieront régulièrement ces +impôts et moins on les embêtera. En d’autres +termes, que s’ils s’acquittent gentiment de ce +devoir, on leur fichera la paix absolument, et +que nous serons pour eux comme si nous n’existions +pas. Pour soi-même, il s’agit d’organiser +sa petite vie le plus confortablement qu’on +peut. »</p> + +<p>Je constatai que, en effet, Partonneau jouissait +de la confiance silencieuse du gouvernement ; +que les indigènes payaient l’impôt et, pour le +reste, ne se volaient les uns les autres que selon +leurs coutumes héréditaires ; enfin, qu’il avait +organisé sa petite vie.</p> + +<p>Il s’était fait construire une « résidence » au +milieu d’un assez beau lac. C’était afin de goûter +un peu de fraîcheur. « L’inconvénient de cet +emplacement, expliquait-il, est que l’eau engendre +des moustiques : mais c’est un fait bien +connu que les poissons rouges mangent les +moustiques. J’ai donc frappé mes administrés +d’une taxe annuelle et personnelle d’un certain +nombre de poissons rouges, dont ils s’acquittent +fort honnêtement ; ils les mettent dans le lac et +je suis débarrassé des moustiques. Une autre +plaie du pays, ce sont les cafards ; ils envahissent +les habitations : mais c’est un autre fait bien +connu en histoire naturelle que les pintades +mangent les cafards. Il me suffit donc d’entretenir +dans la résidence les pintades qu’il faut. »</p> + +<p>Et il est vrai que cette demeure administrative +avait, grâce à ces oiseaux, l’air d’un poulailler ; +mais il jugeait avec bon sens qu’il n’est pas, +après tout, plus extraordinaire d’avoir chez soi +des pintades que des chiens ou des chats.</p> + +<p>Toutefois, l’intérieur de ce palais résidentiel +me parut assez bizarre. Il ne se composait que +d’une chambre à coucher, sur laquelle je reviendrai +tout à l’heure, et d’une salle immense, très +haute, mais entièrement dépourvue de meubles. +J’apercevais seulement, suspendues au plafond, +des choses vagues, auxquelles étaient attachées +des poulies.</p> + +<p>Partonneau me dit, d’un air tout naturel :</p> + +<p>— Je suppose que tu veux déjeuner ?… Tirailleur +Ba, — c’est-à-dire numéro trois, — l’appareil +numéro cinq !</p> + +<p>Sur quoi le <i>linh-cô</i> Ba, avec une aisance qui +prouvait une longue habitude, manœuvra un +certain nombre de poulies, et fit descendre du +plafond une table, des chaises et un buffet. Nous +déjeunâmes.</p> + +<p>— A présent, tirailleur Ba, la sieste ! commanda +Partonneau : l’appareil numéro deux !</p> + +<p>Le tirailleur Ba, ayant fait prendre au mobilier +de salle à manger un mouvement ascensionnel, +le remplaça par deux lits de repos, couverts +de nattes fraîches parfaitement confortables.</p> + +<p>— Maintenant, me dit Partonneau vers quatre +heures, tu permets que je travaille un peu ?</p> + +<p>Le tirailleur Ba évoqua des hauteurs un bureau, +un fauteuil de bureau, quelques sièges et +une bibliothèque avec des cartons verts.</p> + +<p>— Par ce procédé, m’expliqua sérieusement +Partonneau, on a beaucoup plus d’air !</p> + +<p>Il se mit à dépouiller paisiblement son courrier +administratif. Bientôt une exclamation d’impatience +lui échappa, qui me surprit de la part +de cet homme d’un si grand sang-froid.</p> + +<p>— Faut-il qu’ils soient bêtes, cria-t-il, faut-il +qu’ils soient bêtes !</p> + +<p>— Plus qu’à l’ordinaire ?</p> + +<p>— Oui. C’est la direction de la justice, à Hanoï, +qui me demande un tas de renseignements +dont elle n’a que faire ! Des renseignements qui +sont destinés à Paris, tu comprends, aux gens de +Paris, mais ne signifient absolument rien : +« L’esprit de la population !… l’organisation de +la justice dans mon cercle ! » Ils vont voir !</p> + +<p>En regard d’une des formules imprimées +qu’on lui communiquait, il écrivit :</p> + +<p>« Le chef du cercle de Yen-Minh inflige aux +indigènes les amendes qu’ils ont méritées ; leur +administre les châtiments qui sont nécessaires +pour les maintenir dans la bonne conduite ; condamne +à mort ; et, <i>dans les cas plus graves</i>, en +réfère à l’autorité supérieure ! »</p> + +<p>— Mais c’est idiot ! Si tu condamnes à mort, +il ne peut y avoir de cas plus graves !</p> + +<p>— Mon cher, fit-il, l’essentiel est de remplir +les formules ; on ne lit jamais rien, <i>mais on +remarque les blancs</i> !</p> + +<p>Un génie si décidément original me remplissait +d’admiration. La nuit venue, je l’accompagnai +jusque dans sa chambre à coucher. Elle était +fort vaste, et les meubles, ce qui me parut +presque choquant, si vite on s’accoutume aux +choses qui, d’abord, vous semblent incongrues, +reposaient à terre, au lieu de planer dans +le ciel. Même le lit, un lit immense, carré, de la +dimension, à lui tout seul, d’une pièce d’un +appartement parisien, était aussi définitivement +fixé au sol qu’une cathédrale. Il se caractérisait, +de plus, par une particularité assez exceptionnelle : +sur l’une de ses parois latérales apparaissait +une petite porte, une espèce de trappe.</p> + +<p>— Que diable est-ce là ? demandai-je.</p> + +<p>— Tu vas voir, me répondit Partonneau : tout +ce qu’il y a de plus pratique.</p> + +<p>S’étant déshabillé, il s’étendit sur le lit, et, +allongeant la main, frappa un petit coup sur le +bois de la porte.</p> + +<p>— Ti-Haï ! appela-t-il.</p> + +<p>La porte s’ouvrit et, du dessous du lit, sortit +une jeune Annamite, d’un aspect agréable, +qui salua respectueusement son seigneur et +maître.</p> + +<p>— Tu conçois, m’expliqua Partonneau, qu’il +est parfaitement inutile qu’elle reste <i>au-dessus</i> +quand je n’ai plus besoin d’elle. Je l’appelle +quand je veux… et puis elle rentre.</p> + +<p>Ti-Haï, comme lui, semblait juger que rien +n’était plus légitime, ni plus simple.</p> + +<hr> + + +<p>Quelque temps plus tard, une légitime émotion +agita, jusqu’à le déchirer, le corps des administrateurs, +ou du moins la grande majorité +d’entre eux, dans notre colonie du Juste-Milieu-Asiatique : +un nouveau Résident Général, dans sa +sollicitude, avait bien voulu se préoccuper +d’amender leurs mœurs.</p> + +<p>Il en était résulté une circulaire confidentielle, +mais pressante, et même rédigée en termes impérieux : +MM. les administrateurs étaient invités à +répudier, dans le plus court délai, les petites +épouses indigènes qui, jusqu’à ce jour, embellissaient +leur solitude. La circulaire admettait que +ce sacrifice pourrait, dans certains cas, leur paraître +douloureux ; elle représentait qu’il était +indispensable : ces unions plus ou moins morganatiques +sont de nature à déconsidérer nos agents +aux yeux des fonctionnaires britanniques de la +colonie voisine qui parfois viennent visiter notre +possession ; par surcroît, les preuves qu’elles ne +sont point sans inconvénients politiques ne sont +que trop nombreuses : Combien de chefs de +cercle n’en sont-ils pas arrivés à ne voir que par +les yeux de leurs « congaïes », adoptant leurs +préjugés, leurs sympathies ou leurs antipathies, +favorisant leur famille et leur village au détriment +des intérêts généraux des indigènes, et de la +simple justice même ? Combien de ces congaïes +n’abusent-elles de leur influence pour faire +rendre, à condition d’y trouver leur avantage, +des arrêts qui compromettent le bon renom de +l’administration française ? Et n’en peut-on +citer aussi qui vont jusqu’à trahir à la fois leur +époux européen et le gouvernement dont il est le +délégué ?</p> + +<p>Ceux des administrateurs que touchait la circulaire — ils +étaient nombreux — tinrent des +espèces de congrès secrets qui ne furent guère +que d’inutiles parlotes. Les uns prétendaient se +révolter ouvertement. D’autres en appeler à la +presse parisienne ; d’autres encore proposaient +qu’au moins l’on adressât à M. le Résident Général +une lettre collective de protestation, suggérant +qu’une mesure si draconienne, prise, en +apparence, au nom de la morale, était susceptible +d’entraîner des écarts bien plus déplorables, de +nature à faire périr les deux sexes, chacun de +son côté. On comptait beaucoup, pour cette +insurrection, sur le célèbre Partonneau, on attendait +de sa part une énergique défense : on connaissait +son scepticisme, ses habitudes de franc-parler ; +on savait aussi quels liens l’attachaient, +depuis plusieurs années, à l’aimable Ti-Haï.</p> + +<p>Ti-Haï n’avait été appelée par lui aux honneurs +d’un concubinat quasi officiel qu’après de +scrupuleuses enquêtes et un achat en forme à ses +parents des Trois-Lacs : il s’agissait, en somme, +d’un mariage parfaitement régulier, selon la coutume +indigène. Cette aimable enfant était arrivée +chez Partonneau entièrement couverte de bouse +de vache, et Partonneau, au courant des usages, +s’était bien gardé de lui faire enlever sur l’heure +cette carapace, à laquelle seules ont droit les filles +parfaitement vertueuses, notoirement vierges, et +qui ont l’intention d’accomplir avec rigueur tous +leurs devoirs d’épouses ; il avait attendu qu’elle +séchât. A cette heure, Ti-Haï possédait trois colliers, +l’un de perles d’or, l’autre de perles +d’ambre, le dernier de corail, dons de son seigneur +et maître, preuve ostentatoire et somptueuse +de condescendances de sa part exceptionnelles. +Même elle avait un pousse-pousse pour +courir le marché et les magasins, comme la +femme de première classe d’un mandarin ; enfin, +à l’abondance et à la richesse de ses toilettes, +au nombre de ses <i>kai-aos</i> de soie, il ne semblait +pas impossible qu’elle reçût des cadeaux qui tous +ne venaient point de Partonneau, mais de ses administrés, +justement soucieux de se ménager les +faveurs d’une si grande dame, et si influente.</p> + +<p>A la grande surprise de ses collègues, Partonneau +leur opposa la fin de non-recevoir la plus +catégorique.</p> + +<p>— Les journaux de Paris, leur dit-il, se ficheront +de vous ! Ils se ficheront de vous parce que +c’est trop drôle : les administrateurs du Juste-Milieu-Asiatique +réduits à la situation et aux obsessions +des citoyens d’Athènes dans <i>Lysistrata</i> ! On +se moquera de vous, sans que nulle pitié se mêle +à cet ébaudissement. Quant au Résident Général, +oui, je vais lui écrire, au Résident Général, +mais ce sera pour lui dire qu’il a raison, cent +fois raison, que nous ne pouvons qu’être désagréablement +roulés par nos congaïes, qu’il se +peut bien même que j’aie été roulé par la mienne +et que je m’empresse d’accéder à son juste désir.</p> + +<p>Il fut traité de lâcheur, voire de lâche. On alla +jusqu’à murmurer, derrière son dos, que l’illustre +Partonneau vieillissait, qu’il n’était plus +digne de sa réputation, qu’il sacrifiait ses affections, +ainsi que les légitimes plaisirs de ses collègues, +au désir d’être bien en cour, au soin de son +avancement. L’ayant appris, il répondit seulement +qu’il était en effet, très probablement, un +héros dans le genre de Titus, lequel, pour garder +l’Empire, avait sacrifié Bérénice aux exigences +du Sénat romain ; et l’on vit la pauvre Ti-Haï +quitter la maison de Partonneau. Cela ne prouvait +rien ; les cœurs n’ont pas besoin, pour palpiter +à l’unisson, de battre sous le même toit : +mais elle était souvent en larmes, et perpétuellement, +en plus, de la pire humeur. Alors, nul ne +douta plus de la sincérité de Partonneau.</p> + +<p>M. le Résident Général ne manqua pas d’être +flatté de l’adhésion, à ses principes, d’un personnage +qui passait pour pousser fort loin, d’ordinaire, +l’esprit d’indépendance : Partonneau bénéficia, +avant son tour, d’un avancement de +classe. Ce ne fut pas tout : M. le Résident Général, +dans une de ses tournées, s’étant arrêté +chez lui, trouva des paroles presque attendries +pour le féliciter d’une si noble obéissance, si rapide, +et qui pourtant lui avait dû coûter. Partonneau +se contenta de s’incliner en souriant. Au +même instant, parurent deux jeunes personnes, +qui entrèrent par deux portes opposées, ne se +regardèrent point, mais lui posèrent fort tendrement +la main, chacune de son côté, sur une +épaule.</p> + +<p>— Madame Ti-Haï ! fit Partonneau, les présentant, +du village des Trois-Lacs, madame Thi-Ba, +du village des Grandes-Rizières…</p> + +<p>— Et quel rôle, monsieur, jouent ici ces +dames ? demanda M. le Résident Général, glacial.</p> + +<p>— Madame Ti-Haï est ma première épouse, +madame Thi-Ba, la seconde.</p> + +<p>— Est-ce là, fit M. le Résident Général, l’engagement +que vous aviez pris ? En vérité, monsieur !…</p> + +<p>Il ne cachait pas se trouver fort offensé. Partonneau +répliqua :</p> + +<p>— J’ai porté honnêtement à votre connaissance +que je n’avais plus d’épouse indigène. Rien +de plus rigoureusement et grammaticalement +exact, puisque j’en ai deux, ce qui fait un pluriel… +J’ai considéré, monsieur le Résident Général, +qu’il avait été fort sage de m’interdire la +monogamie. Faisant mon examen de conscience, +j’ai reconnu qu’en effet l’influence d’une épouse +menaçait de m’être funeste, et que, selon vos +propres paroles, je risquais de m’abandonner à +sa seule influence, de ne voir que par ses yeux. +J’en ai donc pris une seconde. Thi-Ba est du village +des Grandes-Rizières, lequel, depuis l’aurore +des temps historiques, abomine le village +des Trois-Lacs, dont Ti-Haï est sortie. Toutes +deux, par surcroît, se jalousent, et s’entendent +comme chien et chat. Il n’est pas une petite malice, +une petite tentative de prévarication par +séduction, de la part de Ti-Haï, que Thi-Ba ne +s’empresse de signaler. Et Ti-Haï fait de même +à l’égard de Thi-Ba. Elles sont devenues ma +police ; en se dénonçant réciproquement, elles +dénoncent tous ceux qui s’adressent à elles. Sans +vous, monsieur le Résident Général, je n’eusse +jamais découvert cet admirable moyen de gouvernement.</p> + +<p>Ce haut fonctionnaire, ayant réfléchi, jugea +qu’il y avait du bon dans la politique conjugale +et extra-conjugale de Partonneau. C’est lui qui +m’a conté l’histoire.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="c2">DANS LE MONDE</h3> + + +<p>L’avant-dernière fois que Partonneau revint +à Paris, il était au comble de la gloire. Dédaignant, +pour quitter la colonie du Juste-Milieu-Asiatique, +de faire comme tout le monde, et +de s’embarquer sur un confortable paquebot, +et tournant le dos à l’océan Indien, il s’en +était revenu par le Thibet. Tout seul ! Et, seul +de tous les Européens depuis le voyage des missionnaires +Huc et Gabet, c’est-à-dire depuis plus +de trois quarts de siècle, il avait réussi là où Dutreuil +de Rhins a si cruellement échoué : il +avait pénétré dans la mystérieuse Lha-Ssa ; il +s’était entretenu avec le Dalaï-Lama, Bouddha +vivant des Thibétains, beaucoup plus familièrement +que je n’arriverai jamais à le faire avec +M. Ramsay Macdonald ; il avait visité, je ne sais +où, des grottes-bibliothèques où dorment depuis +trente siècles des manuscrits rédigés dans +des langues que nul ne parle plus, pas même les +perroquets ; il n’avait tué personne, on n’avait +pas même essayé de l’assassiner ; pourtant, il +avait tout vu, tout entendu sur son passage ; il +avait été géographe, géologue, philologue, botaniste, +et rapportait par surcroît une collection +d’<i>argols</i> unique au monde. Les <i>argols</i>, il faut +le faire connaître à ceux qui pourraient l’ignorer, +sont le seul combustible connu sur les hauts plateaux +thibétains, où ne sauraient croître même +ces saules, pas plus hauts que des géraniums, +qu’on rencontre encore jusque dans les régions +arctiques ; ce sont des bouses de ruminants, tout +bonnement, mais parvenues à un parfait état de +siccité. Il y a celles du chameau, pour lesquelles +Partonneau professe de l’estime : il paraît +qu’elles valent, pour faire griller une côtelette, +le meilleur bois de hêtre. Il y a celles des vaches, +pour lesquelles il témoigne un profond mépris. +Il y a enfin les petites boules rondes que laissent +sur leurs pas les chèvres et les moutons, et dont +il est enthousiaste : il démontra, devant un aréopage +de savants et de métallurgistes, qu’elles dégagent +une chaleur susceptible de fondre même +l’acier. Un journal publia cette expérience avec +cette manchette : « La crise du charbon conjurée ! »</p> + +<p>De si notables et diverses découvertes avaient +valu à Partonneau quelque notoriété. Il devint +d’abord populaire ; son portrait figura dans les +périodiques et les quotidiens. Ce qui compte davantage, +il fut un homme à la mode. Les salons +se le disputèrent ; il connut cette gloire suprême : +des dames fort distinguées envoyèrent à leurs +amis des cartes les invitant à venir prendre le +thé chez elles, avec cette note, soigneusement +soulignée : « Pour rencontrer M. Partonneau. »</p> + +<p>Je crois me souvenir de l’avoir dit, au début +de l’étude que je consacre à la vie de cet homme +singulier et admirable : Partonneau, dans les séjours +qu’il avait faits à Paris, au cours de sa +longue et très aventureuse carrière, n’avait jamais +fréquenté que le café Mahieu. Cet homme +qui semble tout savoir ignore le bridge ; il ne +connaît que la manille. Une fois en France, il +se retrouvait ce qu’il y avait été avant de la +quitter pour la première fois, un étudiant, même +un étudiant pauvre, aux joies faciles ; que dis-je, +élémentaires. Il ne sait rien de ce qu’on est +convenu d’appeler « le monde », de ses usages, +du ton de conversation qu’il y faut prendre. Cela +m’inquiéta pour lui. D’autre part, j’étais son +ami, je m’enorgueillissais de sa réputation, +j’eusse été peiné qu’il repoussât de si flatteuses +attentions. A cet égard, je fus bientôt +rassuré.</p> + +<p>— J’irai, fit-il, considérant d’un air paisible +la première de ces invitations, que je ne lui présentais +qu’avec timidité.</p> + +<p>Et comme je le regardais, un peu étonné d’une +décision si aisée, si rapide :</p> + +<p>— … C’est de l’exploration !</p> + +<p>J’avoue que ce mot me fit trembler. Je le +voyais entrant avec un théodolite chez Madame +de Véromandes, ou appliquant un compas +à branches courbes sur la face de M. Mouvenot, +le grand homme d’affaires, à l’égard de qui cette +personne passe pour avoir des bontés, afin de +prendre sa mensuration crânienne ; ou bien encore +faisant un petit cadeau à M. l’abbé Chudier, +qui fréquente aussi la maison, pour l’inciter à +lui céder une pièce archéologique intéressante +de son église, par les mêmes procédés dont il usa +pour séduire les bonzes des lamaseries, et emporter +leurs plus précieux bouddhas.</p> + +<p>Il ne fit rien de tout cela, par la bonne raison +que c’est à peine, d’abord, s’il ouvrit la bouche, +sauf pour les expressions de courtoisie les plus +vagues et les plus générales. Il avait l’air, pour +moi qui le connaissais bien, de songer : « Qu’est-ce +que ces indigènes vont me demander de payer +pour entrer dans leur pays ? »</p> + +<p>— Monsieur, lui demanda à la fin madame de +Véromandes, avec une aimable impatience, +parlez-nous un peu des femmes du Thibet.</p> + +<p>— Ce sont, madame, des personnes fort heureuses : +car elles ont généralement trois ou +quatre époux légitimes en même temps, ce qui +me paraît suffire. Tous les frères d’une famille +sont ordinairement maris d’une même femme.</p> + +<p>Madame de Véromandes manifesta, malgré sa +politesse, quelque incrédulité. Mais M. l’abbé +Chudier voulut bien lui jurer que les <i>Annales de +la Propagation de la Foi</i> confirment les dires de +l’explorateur. Il ajouta que cette coutume ne lui +paraissait pas irréprochable.</p> + +<p>— En effet, observa madame de Véromandes, +que deviennent les autres hommes ?</p> + +<p>— Madame, fit Partonneau, tout est comme en +France, ne vous en souciez point : une femme a +plusieurs hommes, et les hommes sans emploi +se font moines !… Cette coutume n’a pas manqué +d’être favorisée par la Chine, suzeraine du pays, et +antimilitariste : une femme qui possède plusieurs +hommes les juge tous indispensables à son bonheur, +et n’en veut pas faire des soldats. Quant +aux moines ils sont naturellement exempts de +porter les armes : combinaison de tout repos +pour assurer la paix ! Si nos pacifistes avaient la +moindre prévoyance ils devraient d’abord établir +en France ces deux institutions qui s’appuient +et se complètent : le cléricalisme et la polyandrie.</p> + +<p>La conversation prenait un tour scabreux. +J’en frémissais. Fort heureusement, comme +elle était à M. Mouvenot de nul intérêt, il interrogea :</p> + +<p>— Et l’administration, monsieur, le gouvernement +de ce pays-là ? Ils doivent être fort vénaux, +comme partout en Orient ?</p> + +<p>M. Mouvenot en savait quelque chose. A l’aurore +de sa grande fortune, alors qu’il opérait en +Turquie, il acquit l’art de distribuer les <i>bakchichs</i> +avec fruit et discernement ; et plus tard, +en Occident, cet art n’a pas manqué non plus +de lui être utile. Même l’importance des services +qu’il a ainsi rendus le défend seule contre la +malveillance de ceux qui le voudraient accuser +de corruption.</p> + +<p>— Il est vrai, fit ingénument Partonneau, il +est vrai ! Dans ce pays, nul fonctionnaire civil, +militaire, ou même religieux, n’accorde rien à +personne qu’en échange d’un petit avantage personnel… +Mais après tout, le pot-de-vin, monsieur, +le pot-de-vin n’est pas incompatible avec +un haut état de civilisation !</p> + +<p>Je crus que la foudre était tombée. Je rougis, +je pâlis. J’avais tort. Le visage de M. Mouvenot, +du contraire, s’illumina. Il était enchanté, +il acquérait de vives lueurs de philosophie sociale ; +de quoi, auparavant, il ne s’était jamais +soucié.</p> + +<p>— Vous aviez raison, me dit-il à demi-voix, +votre ami est un homme de génie ! Croyez-vous +qu’il entrerait dans les affaires ? Avec sa notoriété…</p> + +<hr> + + +<p>Partonneau, malgré cette invitation, n’entra +pas dans les affaires. Mais j’en vins à me persuader +qu’il ne tenait qu’à lui de trouver dans +les entours de madame de Véromandes une amie +élégante, même spirituelle, en tout cas sachant, +à coup sûr, unir quelque délicatesse à une intéressante +et suffisante sensualité. Enfin quelque +chose de nouveau pour lui ; et de l’exploration +encore, sur quoi j’eusse goûté ses aperçus, qui +manquent rarement, on le sait, d’originalité.</p> + +<p>Il ne m’était point échappé qu’il avait plu. +Comme toujours il avait montré quelque chose +d’imprévu, de surprenant. La virilité de son +grand corps maigre et sec, mais musculeux, le +contraste assez voluptueux de ses sourcils fort +noirs et d’un regard demeuré très jeune, presque +enfantin, sous la forêt candide de ses cheveux +parfaitement blancs, mais durs et coupés en +brosse, n’avaient pas été non plus sans produire +une impression favorable. Je pus bientôt me +rendre compte qu’il lui était loisible de choisir +entre trois ou quatre personnes qui ne feraient +pas languir trop longtemps son impatience. Cela +aussi me paraissait digne d’être retenu : je le savais +n’avoir point accoutumé d’attendre. Je le +savais ! mais comment eussé-je pu prévoir que, +malgré tout mon empressement à lui être utile, +j’arrivais déjà trop tard ! Lorsque je lui fis part +des espoirs qu’à mon sens il était en droit légitime +de nourrir, il fit preuve tout d’abord d’hésitations +que je crus pouvoir porter au crédit de +sa modestie, puis attribuer à sa nonchalance.</p> + +<p>« Tant d’embarras, objecta-t-il, pour si peu de +chose ! Il n’aimait pas les complications. Les +jeunes femmes appartenant à un monde si brillant +n’étaient point son affaire : ou bien il leur +paraîtrait bientôt insupportable et sauvage, ou +bien il leur devrait consacrer un temps qu’il préférait +employer autrement ; il s’apprêtait à écrire +la relation de son voyage, à relever ses itinéraires +géographiques… »</p> + +<p>Je lui représentai que ces allégations étaient +fort semblables à des défaites ; que l’amie qu’il +choisirait n’aurait guère plus de temps à lui donner +que lui-même ne se sentait disposé à en +accorder ; qu’une liaison, pour elle, consisterait +surtout dans la satisfaction de se dire : « Cet +homme dont on parle est à moi ! » et de le pouvoir +faire connaître en confidence à des rivales +possibles ; qu’il raisonnait de l’amour, tel qu’on +le pratique aujourd’hui dans la bonne société, +d’après une littérature surannée qui en exagère +les difficultés, en complique fictivement les cérémonies ; +et que celles-ci, dans la réalité, sont à +cette heure réduites à presque rien.</p> + +<p>— Il est possible, reconnut-il brusquement : +mais j’ai ce qu’il me faut !</p> + +<p>Il n’y avait pas encore quinze jours que Partonneau +était à Paris : il y possédait déjà une +amitié ! Cela n’était pas extraordinaire, j’aurais +dû m’y attendre. Pourtant je lui demandai, un +peu décontenancé :</p> + +<p>— Et c’est… une passion ?</p> + +<p>Il leva vers moi des yeux candides, mais scandalisés :</p> + +<p>— Moi ? Voyons !… Non, et même je ne sais +pas trop bien comment cela s’est fait. Elle habitait +sur le même palier, la porte en face. +J’avais laissé la mienne ouverte : elle est +entrée…</p> + +<p>— Et qu’est-ce qu’elle fait chez toi ?</p> + +<p>— Elle est gentille… Elle a ouvert mes caisses, +et elle a mis dans les armoires ce qu’il y avait +dans les caisses. Elle range, elle tourne dans l’appartement. +Quand elle a fini de ranger, elle joue +avec son chien : parce qu’elle a un chien, un +berger allemand…</p> + +<p>Alors, je me rappelai cette Émilienne, qu’il +avait gardée chez lui durant six mois sans même +penser à lui demander son nom de famille, et +la petite Annamite qui passait la nuit sous son +lit, à Yen-Minh, ne sortant de sa cachette qu’à +l’évocation du maître. Je compris combien la +femme continuait à tenir peu de place dans l’existence +de cet homme vraiment fort. Il avait pris +celle-là comme il avait pris les autres : parce +qu’elle était entrée. Cela lui suffisait ; il n’en +demandait pas davantage, il aurait cru imprudent, +fatigant, funeste à son repos de chercher +autre chose.</p> + +<p>Il proposa, avec une auguste sérénité :</p> + +<p>— Veux-tu la voir ?</p> + +<p>Je la vis. Elle s’appelait Jacqueline. Elle était +blonde, c’est tout le souvenir qu’elle m’a laissé ; +de ces femmes dont on ne garde pas plus les traits +dans sa mémoire qu’on ne pourrait distinguer +une souris blanche d’une autre souris blanche. +Je suppose qu’elle pouvait avoir entre trente et +quarante ans ; elle était peut-être beaucoup plus +jeune. Il paraît qu’elle vivait d’une rente assez +confortable, qui lui avait été léguée par « quelqu’un ». +Sur elle je n’en sus jamais davantage, +et cela même, je me demande comment je l’ai su, +comment elle était là, pourquoi elle était restée +après être venue. Je ne me l’explique pas encore. +Je ne crois pas qu’elle aimât Partonneau ; pourtant +elle l’adorait. J’entends qu’elle aimait « servir », +et être à un homme. Elle élevait vers lui +des yeux perpétuellement attentifs, un peu inquiets : +les yeux que son chien avait pour elle-même.</p> + +<p>Et lui, Partonneau, était « bon » pour elle. +Je n’ai jamais mieux senti tout ce qu’il peut habiter +de cruel, à force d’insuffisance, dans ce seul +petit mot, et le sentiment, l’attitude, qu’il prétend +représenter. Il ne la traitait point comme +la petite Annamite. Il ne l’enfermait pas, il la +laissait parfaitement libre. J’imagine que sans +raisonner, instinctivement, il respectait en elle +« la majesté du blanc », dont tout Européen, une +fois qu’il a fréquenté, en les dominant, des races +différentes de la sienne, finit par concevoir une +si haute idée. Il avait seulement l’air de lui dire : +« Tu es libre, mais moi aussi ! Et au fond, alors +c’est comme si nous ne nous connaissions pas ! » +Et ce qu’il y avait de terrible, si l’on prenait +la peine d’y réfléchir, c’est qu’elle, cette Jacqueline, +<i>ne voulait pas</i> être libre…</p> + +<p>Je fus quelques jours sans revoir Partonneau. +Un matin, j’allai chez lui. Je le trouvai en bras +de chemise, un crayon d’une main, un compas +de l’autre, penché sur une immense carte à +grande échelle, qu’il dessinait patiemment après +l’avoir étendue sur une vaste planche de bois +blanc posée sur deux tréteaux. Cette sorte de +table était à peu près le seul meuble de la pièce, +sauf une chaise de paille. Telle était la simplicité +de mœurs de cet homme admirable. Partout il +était campé. Je ne vis pas Jacqueline. Ce fut en +vain que je la cherchai dans le reste de l’appartement.</p> + +<p>— Où est-elle ? demandai-je.</p> + +<p>— Je ne sais pas, répondit Partonneau. Chez +elle, probablement ; en face. Elle ne vient plus.</p> + +<p>— Tu l’as chassée ?</p> + +<p>— Si tu veux… Figure-toi qu’avant-hier, il +était cinq heures du soir, le jour commençait de +se faire un peu sombre. J’étais là, où tu me vois, +avec les mêmes outils, en train de songer : « Par +où diable peut-elle bien passer, cette garce de +cote 3.400 ?… Voilà une femme qui me met la +main sur le front, qui me dit : « Mais, mon chéri, +tu vas te faire mal aux yeux, si tu travailles +sans lumière ! » Comprends-tu ça ? Est-ce que +ça la regardait ? Je lui ai dit :</p> + +<p>— F… le camp, à la fin, f… le camp ! D’abord, +je ne conçois pas du tout pourquoi tu es ici ; tu +ne me demandes jamais d’argent, c’est un mystère +insondable. Mais cependant j’ai fini par +comprendre : tu as un chien qui est curieux, un +chien qui aime à « faire balcon », à regarder les +passants dans la rue ! Et toi, tu habites sur la +cour. Eh bien ! ton chien, il pourra venir tant +qu’il voudra ! Mais toi, pour quoi faire ?…</p> + +<p>« Je suppose qu’elle n’a pas été contente. Elle +n’a pas pleuré, elle n’a pas insisté : elle est +partie.</p> + +<p>— Et tu n’as pas été la chercher ? Il y avait +quatre pas…</p> + +<p>— Non. Encore une fois, pour quoi faire ?</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">PREMIÈRES RENCONTRES</h2> + + + + +<h3 id="c3">PREMIÈRES RENCONTRES</h3> + + +<p>— Ne devrais-je pas confesser mon infirmité ? +Il se peut que je sache conter à peu près une histoire : +j’ignore l’art d’écrire l’histoire. Mes souvenirs, +des profondeurs cérébrales où ils sommeillent, +reviennent sans ordre, se classent sans +méthode, sans nul respect de la chronologie, +ainsi que, communément, chez les enfants et +les femmes. Jamais, un jour d’hiver, un jour de +gel ou de pluie froide, je n’arriverais à me rappeler +un matin de printemps, fût-il de l’année +dernière. Jamais un soir d’allégresse, un de ces +soirs où l’on se sent l’ami de tout le genre humain, +je ne saurais évoquer l’amertume d’une +déception ancienne, un événement dont j’ai pu +souffrir, une crise spirituelle qui me fut douloureuse, +ou bien humiliante : ma mémoire actuelle +est toujours de la couleur du temps et de celle +de mon âme…</p> + +<p>Voilà que je m’aperçois, un peu tard, que j’ai +pris le récit des souvenirs que j’ai gardés de cet +homme exceptionnel, sinon par la fin, du moins +au hasard, et en désordre. J’ai omis de dire +comment je fis la connaissance de Partonneau, +comment, dès l’abord, sa personnalité singulière +m’imposa, avec un étonnement un peu craintif, +l’admiration du disciple pour le maître.</p> + +<hr> + + +<p>Ce fut, il y a bien longtemps, dans une ville +d’eaux où je faisais une cure. Il était assis, au +casino, devant une table de trente-et-quarante, +et je me tenais debout derrière lui, risquant de +temps à autre un timide jeton de cent sous, tandis +qu’il jetait, avec une malchance persistante, +d’assez grosses sommes sur le tapis. Il se leva +enfin, sans témoigner la moindre impatience, +même avec un sourire indéfinissable, où il y +avait comme de la volupté, m’offrit courtoisement +sa place. Je préférai le suivre sur la terrasse +où, sans autres façons, ni même me demander +mon nom, il commença de me parler +de tout, à propos de rien, comme nul autre que +lui ne saurait parler. Depuis, j’ai joui bien souvent +de cette sorte de conversation qui lui est +propre, incisive à en être déchirante, toujours +neuve ; joui, bien exactement, comme d’un +vice.</p> + +<p>Il ne me connaissait pas, mais on me +l’avait montré, on me l’avait nommé. Je le savais +célèbre par une exploration dangereuse en +Mongolie, puis une autre à Madagascar. Il y a près +de trente ans de tout cela, et, à cette époque, +Madagascar, qui n’était pas encore français, demeurait, +malgré les beaux et longs voyages de +Grandidier, à peu près <i lang="la" xml:lang="la">terra incognita</i> pour un +ignorant et un Français de la petite France tel +que je l’étais alors. Ce grand diable long et +brun, aux traits vigoureusement sculptés, ironiques — imaginez +une espèce de Barrès qui aurait +des muscles — m’inspirait la qualité d’admiration +un peu puérile qu’on éprouve pour les +gens dont on ne sait pas « comment ils ont fait ». +… Voici qu’il venait de m’apparaître sous les +traits d’un joueur, sinon professionnel, du moins +d’habitude : un homme qui avait traversé toute +l’Asie centrale, et Madagascar en diagonale, administré +l’Afrique, spécialiste en géologie exotique, +et qui avait reçu pour ça la croix d’officier +de la Légion d’honneur et la grande médaille +d’or de la Société de Géographie ! Ce n’était pas +les mœurs que mon ingénuité attribuait à un +savant, même explorateur : je n’y comprenais +plus rien.</p> + +<p>A cette époque reculée, l’automobile n’était +pas inventée ; on se trouvait encore aux beaux +jours de la bicyclette. Tout le monde « en faisait », +c’était plus qu’une mode : une rage, une +folie. Partonneau m’invita à une promenade à bicyclette +en montagne « pour s’entraîner aux +côtes ». J’acceptai bien volontiers.</p> + +<p>Nous partîmes de bon matin. Je n’osais faire allusion +à cette assiduité de mon compagnon, qui +m’étonnait, aux tables de jeu du casino. Mais +comme on ralentissait à cause de la route dont la +pente monte assez rudement, je le félicitai poliment +de sa grande médaille d’or. Il haussa les +épaules, et répondit :</p> + +<p>— Les sociétés de géographie, les sociétés de +géographie !…</p> + +<p>Il soufflait assez péniblement. Enfin, il m’envoya +d’un trait, dans la figure :</p> + +<p>— Les sociétés de géographie sont composées +de sédentaires qui se réunissent pour encourager +les instincts migrateurs de leurs compatriotes !</p> + +<p>Je vous cite cette phrase afin de vous donner +quelque idée des formules définitives, mais scandaleuses, +qui caractérisent la conversation de +Partonneau… Mais quand nous parvînmes au +sommet de la côte, me retournant vers lui, qui +était resté un peu en arrière, je faillis crier d’angoisse, +d’horreur, de terreur : ce n’était plus +là le Partonneau que je connaissais, mais un +autre — ou plutôt il y avait <i>deux</i> Partonneau, +de même que Janus a deux faces. Le profil de +droite était resté tel que ma mémoire l’avait enregistré ; +le profil de gauche apparaissait hideux +et formidable ; la bouche et l’œil, contractés, +crispés, remontant vers les tempes dans un rictus +effrayant — d’autant plus effrayant qu’il était +immobile, comme sculpté, pour l’éternité, dans +une pierre inerte !</p> + +<p>— Bon Dieu ! criai-je, que vous est-il +arrivé !</p> + +<p>Il me répondit, avec la partie de ses lèvres +qui vivait encore, et d’un ton tout uni :</p> + +<p>— Paralysie faciale… Vous inquiétez pas… +Résultat du paludisme : un peu forcé l’allure, +alors fabriqué des toxines, et toxines amené paralysie… +Ordinaire, très ordinaire !… Parlez pas +de ça : idiot ! Passera après déjeuner.</p> + +<p>Et je ne lui parlai plus « de ça », puisqu’il +le défendait. Vers le soir, au retour, il me proposa +de nous baigner dans l’Allier. Il se déshabilla. +Je vis, dans sa nudité magnifique, son +corps d’athlète, maigre et musculeux. Mais dès +qu’il me tourna les épaules pour descendre dans +l’eau tumultueuse du torrent, voici qu’un nouveau +cri de stupeur et presque d’épouvante +m’échappa : rouge, presque sanguinolente encore, +toute gonflée par l’effort de réparation des +tissus, une cicatrice affreuse partait du milieu de +sa cuisse gauche, puis se séparait en deux branches, +l’une allant rejoindre son sexe, l’autre +filant, filant, autour de la cuisse…</p> + +<p>— Tiens, fit-il, je n’y pensais plus… C’est le +bœuf sauvage…</p> + +<p>— Le bœuf sauvage ?…</p> + +<p>— Oui. Dans l’ouest de Madagascar. Les Sakalaves +sont venus me dire qu’il y avait un +bœuf sauvage qui venait rendre visite un peu +trop souvent à leurs vaches domestiques, et que +ça les embêtait, parce que les vaches faisaient +ensuite des veaux un peu trop sauvages. Alors +j’ai pris mon fusil, je suis allé voir. J’ai rencontré +la brute près d’un champ de cannes à +sucre. Je lui ai envoyé une balle, à cent mètres, +et j’ai cru l’avoir ratée ; elle est entrée dans le +champ de cannes, comme si de rien n’était, je +l’ai suivie, comme un imbécile : mais je ne +voyais rien, dans ces grandes tiges. L’animal a +foncé sur moi. Voilà…</p> + +<p>— C’est tout ?</p> + +<p>— Oui, tout… Ah ! non… Le bœuf est allé +crever à dix mètres. Je l’avais eu tout de même, +vous savez… Il a été versé à l’ordinaire de mes +miliciens : il pesait bien dans les sept cents. Ça +faisait de la viande !</p> + +<p>— Mais vous, vous ?</p> + +<p>— Ah ! moi aussi, je faisais de la viande, +comme vous voyez. L’hôpital le plus proche était +à Mévatanane, à 170 kilomètres de l’endroit où +ça s’est passé. On m’a mis sur une civière, on m’y +a porté. Mais les mouches ont pondu dans cette +viande, elle s’est mise à grouiller de vers, figurez-vous ! +Très curieux à regarder, mais gênant +pour l’odeur… A l’hôpital de Mévatanane il n’y +avait qu’un médecin, sans nez.</p> + +<p>— Sans nez ?</p> + +<p>— Sans nez. Conséquence d’un ancien coup de +pied de Vénus, je suppose. Il n’aime pas montrer +sa figure aux gens, et c’est pour ça qu’il avait +choisi Mévatanane pour exercer son art : il n’y +avait jamais personne, à cette époque. Il a regardé +ma cuisse, et il a dit :</p> + +<p>« C’est dégoûtant ! on ne m’amène jamais que +les cas désespérés ! »</p> + +<p>— Alors ?</p> + +<p>— Alors, il voulait me couper la jambe. J’ai +refusé, et je lui ai demandé :</p> + +<p>— Avez-vous des livres ?</p> + +<p>Il avait, je ne sais comment, quelques vieux +numéros du <i>Correspondant</i>. Le <i>Correspondant</i> est +une vieille revue catholique libérale, assez bien +faite. Je me suis guéri en lisant le <i>Correspondant</i>…</p> + +<p>— Guéri ? En combien de temps ?</p> + +<p>— Me rappelle plus… Deux mois, je pense… +Mais pendant ces soixante jours — et pour la +première fois je vis ses yeux briller d’une sorte +de plaisir et de désir furieux — comme je croyais +que j’allais mourir et que je voulais vivre, je ne +me suis pas embêté une minute !</p> + +<hr> + + +<p>… Alors, je compris pourquoi Partonneau, +revenu en France, ne quittait plus les tables de +trente-et-quarante ou de roulette. Ses nerfs sont +aussi durs, aussi calleux que son corps énergique +est insensible. Et pour les réveiller, il lui fallait +l’excitation de ce qui, pour tout autre, eût été +la peur, ou la douleur physique, ou l’angoisse +morale, ou le risque amer du jeu.</p> + +<hr> + + +<p>Quelques jours après qu’il m’eut montré, sur +les bords d’un gave pyrénéen, les épouvantables +marques laissées sur sa chair, en un endroit +assez délicat, par son combat contre un +bœuf sauvage, nous revînmes ensemble à Paris. +Il me semblait que je ne pourrais plus jamais +quitter cet homme admirable et déconcertant ; je +l’écoutais avec religion, j’enregistrais ses paroles, +je ne souhaitais rien, sinon devenir humblement +l’Eckermann de cette espèce de Gœthe colonial, +je me sentais pour lui l’âme d’un disciple modeste, +enthousiaste, fidèle : et il est bien vrai que +je lui dois beaucoup. Il n’était mon aîné que d’un +lustre à peine ; mais je me trouvais à l’âge ductile +où l’on cherche sans orgueil sa personnalité +à travers des personnalités plus fortes, ardent à +s’offrir tout entier pour recevoir leur empreinte. +En un mot, je l’aimais. J’ignore, même +aujourd’hui, s’il daigna, de longtemps, m’en +savoir gré. Cela ne vint que plus tard. Je me +trouvais là, je le comprenais ou essayais de le +comprendre ; il pensait devant moi, paisiblement +il m’annexait, comme il eût fait, au cours d’une +exploration, d’un indigène paraissant raisonnablement +honnête et bien disposé pour le blanc. +Bientôt il me tutoya. Je lui eus, de cette familiarité, +une reconnaissance infinie ; il me fallut +quelque temps pour oser la lui rendre.</p> + +<p>Il semblait d’une égalité d’humeur, d’une patience +comme ascétiques. Cela, de sa part, était +raisonné, volontaire. Il m’avoua certain jour +nourrir un profond dédain pour les explorateurs +qui se font tuer :</p> + +<p>« Cela prouve seulement, me dit-il, qu’ils ne +connaissent pas la philosophie du métier, qui +n’est rien autre que celle du ver de terre. Le ver +de terre est aveugle. Quand, dans ses reptations +souterraines, il rencontre une racine, un caillou, +n’importe quoi qui l’empêche d’aller tout droit, +il ne s’obstine pas. Il pousse sa pauvre tête pointue +à droite et à gauche, jusqu’à ce qu’il ait +trouvé un terrain qui cède à ses sollicitations. +C’est comme ça qu’il faut faire. Si, sur son chemin, +on rencontre un personnage mal luné qui +vous dit : « On ne passe pas ! » il faut attendre +quelques jours. Et s’il ne change pas d’avis, passer +ailleurs… S’il faut savoir frapper, quelquefois ? +Évidemment ! Mais alors, dur ! Et par conséquent, +si l’on est certain, absolument certain, +d’être le plus fort. La morale, la vraie morale, +consiste à ne jamais faire la guerre qu’à plus +faible que soi : de même qu’il est sage de ne donner +de gifles qu’aux enfants. C’est une morale +immorale, mais c’est la bonne. »</p> + +<p>Ce fut un incident fort banal, et ridicule, qui +me montra que cette égalité d’humeur, cette +patience étaient simulées, et ce qu’elles cachaient +de violence… Il pleuvait. Partonneau qui ne portait +d’ordinaire rien dans les mains, pas même +une canne, entra dans un magasin et fit l’emplette +d’un parapluie. Telle était son habitude : +l’averse passée, il oubliait le parapluie n’importe +où.</p> + +<p>Nous suivions les quais. Il s’agissait de retourner +sur la rive gauche. Un peu avant le Pont-Neuf +nous aperçûmes, assez loin encore, l’omnibus +de Ménilmontant. A cette époque, perdue +à cette heure dans le recul de la légende, il n’y +avait pas encore d’autobus : rien que de grandes +caisses roulantes, avec une impériale, et traînées +par trois chevaux. Il faut faire maintenant un +effort de mémoire pour se rappeler combien la +physionomie de Paris a pu changer en moins +de quinze ans… Partonneau prit sa course pour +rattraper cet omnibus, en refermant son parapluie. +Je le suivis, avec plus de lenteur.</p> + +<p>… Au moment où il allait atteindre la voiture, +un autre piéton le rejoignit. C’était, selon l’apparence, +un bourgeois assez cossu, un monsieur +qui, certes, se fût offert un fiacre, s’il en eût passé +sur ce quai assez déshérité, pour éviter l’averse. +Partonneau allongeait déjà la main pour saisir +le garde-fou, la jambe pour s’établir sur le marchepied… +le monsieur cossu le bouscula, et prit +sa place.</p> + +<p>Alors, je vis, spectacle inattendu et scandaleux, +Partonneau l’empoigner vigoureusement au collet, +le tirer en arrière, et lui envoyer à travers la +figure un magnifique revers de son riflard. Le +coup porta si bien que le chapeau tomba et que +le monsieur fit un écart en arrière.</p> + +<p>Comme j’arrivais, tout essoufflé, me remémorant, +au pas de charge, ces vers d’un illustre +poète, à peine modifiés, il s’avéra que le monsieur +cossu était aussi un monsieur combatif. +Lui-même avait un parapluie : je tombais en +pleine séance d’escrime.</p> + +<p>Pendant ce temps l’omnibus s’était éloigné, +mais ralentissait pour gravir le dos d’âne du +Pont-Neuf. Je criai à Partonneau :</p> + +<p>— Qu’est-ce qui te prend ? tu es fou ?</p> + +<p>Partonneau avait retrouvé son sang-froid. Il +s’amusait de tout son cœur en parant les attaques +du monsieur cossu qui, je dois bien le reconnaître, +n’avait pas davantage été l’agresseur que +la France ne le fut plus tard à l’égard de l’Allemagne.</p> + +<p>— Monsieur, dit Partonneau un peu haletant, +je prendrai l’omnibus, et vous ne l’aurez pas !</p> + +<p>Sur quoi, ayant l’air de suivre la consigne militaire +en cas d’alerte, qui est de s’esquiver rapidement, +il mit ses jambes à son cou, gagna +l’omnibus, et s’y assit. Je l’avais suivi. Les voyageurs +de l’omnibus riaient comme des enfants, +moi aussi.</p> + +<p>Mais le monsieur cossu, dans un état d’exaspération +concevable, transforma ses bras en un +poste de télégraphie optique d’un rayon d’action +tel que le conducteur de l’omnibus, tirant sa +sonnette, fit arrêter la voiture. Et le monsieur +entra !</p> + +<p>Ce fut tragique. Le monsieur alla s’asseoir en +face de Partonneau. Il était écarlate, il était bleu, +il était vert d’indignation, en même temps que +le feu de la bataille et de la course lui coupaient +le souffle.</p> + +<p>— Monsieur, dit-il à Partonneau, ça ne se passera +pas comme ça !… Votre carte.</p> + +<p>— Ma foi, répondit paisiblement Partonneau, +je n’en ai pas !</p> + +<p>Ce n’était point, de sa part, un mensonge. +Depuis longtemps il avait renoncé à l’usage des +cartes de visite, par la raison, expliquait-il, que, +dans les pays qu’il habite généralement, personne +ne les peut lire.</p> + +<p>— Les voilà bien, dit pour tous les voyageurs +le monsieur cossu, ces goujats qui donnent des +coups de parapluie. Ça n’a seulement pas de +carte !… Écrivez-moi votre nom, votre adresse !</p> + +<p>Partonneau, avec une prétendue confusion, déclara +qu’il n’avait ni papier ni crayon, ni plume. +Un voyageur perfide prêta les objets nécessaires.</p> + +<p>Alors, Partonneau, froidement, inscrivit, sur +la feuille qu’on lui avait tendue, <i>mon nom</i> ! Je +n’eus le temps de voir que cela, et j’allais protester. +La fermeté de son regard cloua cette protestation +sur mes lèvres. Il demanda, bien doux, tenant +toujours la feuille de papier entre ses doigts.</p> + +<p>— Et vous, monsieur, puis-je savoir ?…</p> + +<p>— Oui, monsieur, moi, des cartes, j’en ai toujours !</p> + +<p>Partonneau lut à haute voix, pour l’assistance :</p> + +<p><i>M. Aristide Lebeau, 10, impasse Lebeau, entrepreneur +de menuiseries et cercueils.</i></p> + +<p>— Monsieur, fit Partonneau avec une gravité +terrible, vous pouvez préparer <i>le vôtre</i> !</p> + +<p>Les yeux durs, la lèvre hautaine, il lui présentait +les lignes qu’il venait d’écrire, ces lignes +dont la première portait mon nom, mon pauvre +nom, bien inconnu de tous à ce moment. Le +monsieur cossu, de rouge et de bleu devint blanc +comme un linge. Il murmura ces mots, pour moi +incompréhensibles :</p> + +<p>— C’est toujours comme ça ! Toujours comme +ça !</p> + +<p>Son derrière, son important derrière, commença +de ramper vers la sortie, sans quitter la +banquette ; au premier arrêt, il s’évanouit, silencieux.</p> + +<p>Vainqueurs, nous ne descendîmes qu’à la place +de Rennes. Seul enfin avec Partonneau j’osai lui +reprocher d’avoir ainsi, sans courage, substitué +ma personne à la sienne.</p> + +<p>— Mon cher ami, répondit-il sans honte, c’est +que je me suis jugé trop parfaitement idiot… J’ai +préféré que ce fût toi… Quand cet imbécile m’a +bousculé, je n’ai plus songé que je me trouvais +à Paris. J’ai réagi comme en présence d’un noir +ou d’un jaune qui ose attenter à la majesté du +blanc, ce qui exige le coup de cravache. Je +n’avais pas de cravache, j’ai pris mon parapluie. +C’est stupide ! stupide ! Bon Dieu ! il faut que je +m’en aille, ou bien que je m’adapte. Toutes réflexions +faites, je crois que j’aime mieux m’en +aller… Mais ne crains rien : tu n’entendras plus +jamais parler du bonhomme.</p> + +<p>— Je le pense, répliquai-je : il est parti bien +vite… Mais pourquoi, je ne m’explique pas pourquoi ? +Il ne me connaît pas ; d’ailleurs, je me +sers d’une épée comme d’une fourchette, et à +dix mètres, je ne mettrais pas une balle de pistolet +dans une porte cochère.</p> + +<p>— Mon cher, me révéla Partonneau, c’est bien +simple. Au-dessous de ton nom et de ton adresse, +j’avais écrit seulement ceci : <i>maître d’armes</i>.</p> + +<hr> + + +<p>Du reste, humilié, déconcerté dans mon admiration, +il m’arrivait de le trouver radicalement +absurde. Il ne s’intéressait à rien absolument, à +Paris et en France. Il professait sur toutes choses — j’entends +les choses qui, à ce moment, affolaient +la plupart des Parisiens — que les jugements +les plus courts et les plus médiocres. On +aurait juré qu’il le faisait exprès : il ne le faisait +pas exprès ! Parmi ces jugements, quelques-uns +approchaient de l’humour. Il ne s’en doutait pas : +il les exprimait tout à fait sérieusement. C’est +ainsi qu’une fois, alors qu’on était tout près +d’une période d’élections générales, et qu’il était +à craindre que les décisions du peuple, réuni +dans ses comices, ne fussent hostiles au régime +que nous possédons, il demanda, étonné : « pourquoi +les ministres ne faisaient-ils pas « amarrer » +quelques notables ? » Il estimait légitime, quand +le gouvernement est obligé de procéder à une +élection, que celui-ci commence par jeter dans +la <i>canha-fa</i>, entendez sur la paille humide des +cachots, un certain nombre de citoyens, afin +d’inspirer aux autres des réflexions salutaires sur +l’irrésistible pouvoir de l’Autorité. « Amarrer » +les notables lui paraissait donc la première mesure +à prendre, toutes les fois que se présente un +événement désagréable. Si c’est une grève, les +présidents et les secrétaires du syndicat de la corporation +en grève ; mais si c’est un accident de +chemin de fer, le président, les administrateurs +et les ingénieurs de la Compagnie : les têtes, +enfin, toujours les têtes !</p> + +<p>« J’ai remarqué, expliquait-il, qu’ici, vous ne +fichez jamais dedans que les <i>nhaquoués</i>, autrement +dit les pédezouilles. L’expérience nous a +enseigné, aux colonies, qu’il ne sert de rien +d’amarrer les pédezouilles : ils sont, en quelque +sorte, payés pour ça par ceux qui les mènent, et +encore « payés » est une exagération. En réalité, +ils sont tenus d’acquitter les bêtises que font +leurs maîtres, soit sous forme d’amendes, soit en +allant au violon. Ils en ont l’habitude, et cela +n’empêche rien. La vérité est qu’on n’obtient le +bon ordre, et une saine administration, qu’en +tapant sur le mandarin, quitte à lui accorder, +entre temps, les plus grands honneurs, afin de +lui assurer le respect du peuple. »</p> + +<p>Tout cela était tellement extraordinaire et à +proprement parler, hors de raison, qu’il n’y avait +rien à lui répondre, sinon que « ça ne pouvait +pas se faire comme ça », et à changer de conversation. +Lui-même s’en rendait compte, car il +était dans ses principes de commencer par étudier +« l’indigène » : et il constatait, sans songer +à s’en froisser, que pour le moment, il ne comprenait +pas l’indigène parisien, et que celui-ci le +lui rendait ; mais il ne l’accusait pas d’avoir +tort.</p> + +<p>« Il a fallu, m’expliqua-t-il un jour, que je +prisse mes dispositions pour vivre dans des pays +où, à première vue, il n’y a pas moyen de vivre, +et ne pas m’y embêter alors qu’on n’y distingue +que des motifs de s’embêter jusqu’à la mort : car, +moi aussi, il fut une époque où je fus Français, +et même Parisien. La plupart des coloniaux ne +parviennent à cet état indispensable d’abrutissement +et d’heureuse ataraxie qu’inconsciemment, +sous l’influence du climat, du milieu et +des circonstances. C’est ce qu’ils appellent +« avoir pris la couche ». Et ils savent, par expérience, +que tant qu’ils n’ont pas pris la couche, +ils souffrent de ce mal horrible qui s’appelle la +nostalgie, ils trouvent que tout va de travers, ils +sont mécontents de tout ; ils ne sont bons qu’à se +laisser claquer ou rembarquer. Moi, j’ai pris la +couche volontairement. J’ai étudié les moyens de +l’étendre sur moi, d’en pénétrer mes pores, de +m’en faire une cuirasse. Mais c’est une cuirasse +qui tient à la chair : on ne s’en débarrasse pas +comme on veut ; il y faut même plusieurs années. »</p> + +<p>La curiosité me vint d’analyser de quels éléments +cette « couche » se composait. Je constatai +assez aisément que le premier était, de la part +de mon ami, et sans doute de tous ceux qui ont +partagé son genre d’existence, une insouciance +profonde et sincère à l’égard de toutes les classes +de la société qui n’étaient pas « sa classe ». En +d’autres termes, l’esprit de corps. Nous le connaissons, +chez nous, par les militaires et aussi +par les magistrats, qui en sont profondément +imbus, mais encore nos militaires et nos magistrats +de France sont-ils obligés de fréquenter des +personnes qui ne sont ni militaires ni magistrats : +les nécessités de la vie contemporaine les +y contraignent. Partonneau, bien au contraire, +vivait depuis plus de vingt ans dans des pays +exceptionnels où il n’avait rencontré que trois +catégories d’humains, pratiquement réduites à +deux : l’indigène, matière de sa profession, et +qu’il ne considérait que professionnellement, un +peu comme le médecin les malades, ou plutôt, +comme le prêtre les laïcs ; et puis les Européens, +les <i>blancs</i> ; et ces blancs répartis en deux subdivisions : +les administrateurs coloniaux, la seule +importante, et les autres.</p> + +<p>De là chez lui, d’ailleurs, un magnifique, un +émouvant mépris de l’argent. Chez nous, depuis +plus d’un siècle, c’est l’argent qui donne le rang ; +si nous avons encore une aristocratie, ce n’est +plus qu’une ploutocratie. Pour Partonneau, l’argent +était une chose due à son grade, à sa fonction, +et qui n’avait en soi qu’une importance tout +à fait secondaire, d’autant plus que, « à la colonie », +maison, train de maison, automobile, +enfin presque toutes les nécessités ou les agréments +de l’existence, lui arrivaient en surcroît +de son traitement. Ainsi l’argent, pour lui, +n’était pour ainsi dire que le superflu ; quelque +chose comme la « semaine » qu’on donne aux +collégiens ; il le dilapidait comme un aristocrate +des temps passés, peut-être même avec plus +d’affectation. Quand, à Paris même, il avait touché +son traitement, en billets de banque, il ne +daignait pas plier ces billets dans un portefeuille. +Il les froissait négligemment, en forme de boule, +qu’il jetait dans la poche de son pantalon, et, +pour payer quoi que ce soit, se contentait d’effeuiller +la boule.</p> + +<p>Je m’aperçus bientôt que rien, décidément, +rien n’avait d’importance à ses yeux que sa colonie, +les gens de sa colonie, que la France et sa +capitale même, avec son luxe, ses magnificences, +les hiérarchies mondaines qu’on s’efforce d’y +recréer artificiellement, n’existaient pas. Je le +conduisis un jour, espérant l’émouvoir, à la répétition +générale d’une pièce à laquelle le « Tout-Paris » +des premières et des salons à la mode +s’était fait un devoir d’assister ; ce qu’on appelle +un événement de la saison. Il y avait là des +hommes politiques fort connus ; tous les lions de +la littérature et du journalisme ; la belle madame +Levreau, qui mènerait toutes les élections à +l’Académie si sa rivale Madame de Perdrix-Marais +ne lui faisait concurrence ; et jusqu’à +Mgr Lapie, évêque <i lang="la" xml:lang="la">in partibus</i> d’Antioche, celui +qui, vous savez bien, a converti à son lit de mort +M. Pavillon, cet illustre philologue, athée de +goût, de tempérament et de raison.</p> + +<p>… Partonneau tira sa lorgnette, scruta l’assemblée +avec une grande conscience, et me dit tout +naturellement :</p> + +<p>« Il y a Perronneau, le résident supérieur +d’Annam, dans une avant-scène ; Julliard, de +Hai-Binh, avec sa petite amie, dans une baignoire. +La Maloire, le directeur de la Société +d’Électricité de Saïgon, avec sa femme, et madame +Pouyade, tu sais, l’épicière du boulevard +Paul-Bert, à Hanoï, aux fauteuils : la chambrée +n’est pas mauvaise !</p> + +<p>Alors, je compris vraiment ce que c’est que +la couche !</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="c4">LE MUSÉE DU FOU</h3> + + +<p>Comme nous venions de dépasser la Celle, +Partonneau arrêta l’auto et consulta la carte.</p> + +<p>— Plus qu’une vingtaine de kilomètres pour +gagner Mairols, fit-il. Et le détour en vaut la +peine : nous déjeunerons au Musée du Fou. C’est +au moins aussi intéressant que toutes les églises +romanes qui jouissent de ton admiration.</p> + +<p>— Le Musée du Fou ?…</p> + +<p>— C’est comme ça qu’on l’appelle dans le +pays… Le Fou, c’est un frère-la-côte de ma connaissance. +Rencontré au Chari, en pleine Afrique +Centrale, il y a une quinzaine d’années. A fait +fortune là-bas, drôlement. Prétend que j’y suis +pour quelque chose ; tient une auberge dans un +endroit où il ne passe pas quatre clients par an : +nous recevra bien. Un peu piqué.</p> + +<p>— Mais son Musée ?…</p> + +<p>— Tu verras ! répondit Partonneau brièvement.</p> + +<p>Me passant le volant, il s’occupa d’allumer sa +pipe avec une allumette-tison. Puis il reprit la +direction de la voiture. Je la lui cédai sans enthousiasme. +Partonneau a gardé de ses randonnées +exotiques l’opinion qu’une auto doit passer +partout. Il avait engagé celle-là dans un chemin +que seules les charrettes à bœufs des indigènes +de France ont jamais fréquenté, comme cela se +peut voir à la profondeur des ornières. Du reste, +il ne prêtait nulle attention au paysage : les beaux +châtaigniers qui enfoncent de grosses racines +apparentes dans le granit et le gneiss décomposés ; +les vues sublimes ouvertes d’un coup +brusque, aux tournants, sur les eaux blanches et +bleues d’un torrent qui coule si bas, au-dessous +de vous, qu’on n’entend pas la bataille qu’il livre +aux vieux rochers de son lit ; les plateaux déserts, +ondulés, robés de bruyères violettes. Il expliquait +laconiquement, dans son style télégraphique :</p> + +<p>— Ici, un des centres du recrutement pour les +colonies. Trois centres, sans compter Paris et +Marseille, où l’on trouve de tout : l’Ardèche, +l’Aveyron, l’Ariège : des pays pauvres d’où les +gens émigrent. L’Ardèche, c’est pour les missions +catholiques : de braves gens, peu difficiles +sur la nourriture, sobres, durs au travail. Ça fait +de bons frères convers, et de bons novices. +L’Aveyron, ça donne des employés de factorerie : +des types à la tête ronde comme une boule, +économes, âpres au gain, et solides. C’est de là +qu’est le Fou : il est retourné dans son pays, +comme tu vois. L’Ariège fait des administrateurs : +des gaillards à la coule, qui savent se débrouiller +pour l’avancement et reviennent, assez +souvent, manger leur retraite au patelin. J’oubliais +les Corses : mais ça, c’est une autre +affaire… Mon vieux, ce que c’est déconcertant au +premier abord, quand on ignore ça, de trouver +une tête de tigre naturalisée, ou bien le squelette +d’un poisson-scie, au centre de la France, dans +un village de la montagne !…</p> + +<p>— Mais le Musée !</p> + +<p>— Je te dis que tu verras !… D’ailleurs nous +y sommes. Bonjour, monsieur Boniface !</p> + +<p>C’est ainsi que j’appris que le Fou répondait +aussi à un nom un peu plus chrétien et moins +extraordinaire. Un tout petit homme, mince +comme un fil, pas plus haut qu’un enfant de +seize ans. Des pieds et des mains d’une exiguïté +singulière, comme c’est le cas chez certaines +races sauvages, et des yeux étonnants, troublants, +à l’iris dilaté, agrandi, aux sclérotiques +jaunes de bile : non pas ceux d’un alcoolique, +cela se voyait à la précision de tous ses mouvements, +à ses doigts qui ne tremblaient pas, mais +d’un vieil impaludé, d’un fiévreux chronique +dont le foie, par surcroît, est atteint.</p> + +<p>— Vous avez eu la bilieuse hématurique ? +suggérai-je.</p> + +<p>— Deux fois… Vous avez vu ça ? Comment ?… +<i>Il en est donc ?</i> fit M. Boniface, se tournant +vers Partonneau.</p> + +<p>— Oui, fit Partonneau, il en est ! Il en a été, +du moins. Comme vous. J’espère que ça nous +vaudra un bon déjeuner.</p> + +<p>— Même s’il n’y avait eu que vous ! Ah ! +monsieur Partonneau, monsieur Partonneau ! +Quel plaisir de vous revoir ! Tout ce qu’il y a ici +est à votre service, vous le savez bien !</p> + +<p>Partonneau détourna la conversation.</p> + +<p>— En attendant l’omelette, dit-il, nous pourrions +visiter votre collection… A quel numéro en +êtes-vous ?</p> + +<p>— Soixante-huit mille, monsieur Partonneau, +soixante-huit mille et quelques !… Vous savez, +depuis que l’Amérique est devenue sèche, comme +ils disent, ça m’a fait des numéros de plus !</p> + +<p>— J’aurais plutôt cru le contraire…</p> + +<p>— Non, non !… Je vous expliquerai… Attendez +que j’allume une bonne lampe à réflecteur. +Un rat de cave ne suffit pas, pour tout ce qu’il y +a à voir…</p> + +<p>Il nous fit passer par la cuisine, la buanderie, +et, tirant une grosse clef de sa poche, ouvrit une +lourde porte qui découvrit un escalier descendant +par deux étages dans les entrailles de la +terre.</p> + +<hr> + + +<p>Le Musée du Fou était dans une cave. Sa collection +était une collection de soixante-huit mille +bouteilles !</p> + +<p>— Il y a là tous les crus, cria le Fou, et sa +voix retentissait sur le granit des voûtes, tous +les crus ! Non pas seulement ceux de France, +ceux du monde entier ! Tenez, voilà les vins, +tous les vins de la Grèce, ceux qu’on fait à la +française, pour l’exportation, et les autres, résinés, +dans des outres. Ceux de Perse, ceux de +l’Inde — on fait du vin, dans l’Inde ! — Ceux +de Californie, d’Australie et du Cap ! Ceux +d’Espagne, ceux de Hongrie, d’Autriche, de Roumanie, +de Bulgarie, de Serbie, d’Alsace, du +Rhin, d’Italie, de Bessarabie… Ce petit vin blanc +de Chaâba, en Bessarabie, est curieux. Il vient +de vignes transplantées du pays de Vaud, en +Suisse… J’ai aussi tous les vins de Suisse, naturellement ! +Et toutes les eaux-de-vie, toutes les +liqueurs de la terre, toutes les marques de toutes +les caves, de tous les vins, de toutes les liqueurs. +Même toutes les marques d’absinthe, qui est interdite +maintenant. Au complet ! Au complet !… +Et voilà mes dernières acquisitions : à côté des +genièvres et des gins des Flandres, de Belgique, +de Hollande, d’Angleterre, et des whiskys d’Angleterre +encore, d’Écosse, d’Irlande, du Canada, +d’Amérique, tous les nouveaux whiskys, tous les +alcools fabriqués en contrebande aux États-Unis — les +<i lang="en" xml:lang="en">moonshined</i>, comme il paraît qu’on les +appelle — depuis la loi de sécheresse. J’ai tout, +tout, tout ! Des fois, ça n’est qu’une pinte, une +demi-pinte, un tout petit échantillon. Plus souvent, +ça va par caisses de douze bouteilles. Et +pour la France, autant que possible, la pièce entière +de la meilleure année : soixante-huit mille +bouteilles des vins, des eaux-de-vie, des liqueurs, +des apéritifs de France ! Venez voir : j’ai encore +trois caves comme celle-ci. Je passe sous la route, +par un tunnel !</p> + +<p>— Et vous boirez tout cela ? demandai-je.</p> + +<p>— Je n’en bois jamais un verre, fit-il âprement. +Je garde tout ! J’augmente, je ne diminue +jamais la collection.</p> + +<p>Il me regardait d’un air fier et défiant. Un +avare jaloux de son trésor, un poète qui s’abreuvait +idéalement de cette fortune, de ce trésor liquide, +de cette âme du vin, destinée par lui à +l’immortalité, à l’éternité : fallait-il le mépriser +ou l’admirer ?</p> + +<p>Le déjeuner comportait quatorze plats, sans +compter les entremets et le dessert : des écrevisses, +des truites, des perdreaux, un cuissot de +sanglier, mariné. En s’asseyant, Partonneau +avait dit :</p> + +<p>— Monsieur Boniface, nous buvons du vin, +nous ! Allons, tapez dans votre Musée : deux +bouteilles de montrachet et deux de langon !</p> + +<p>— Je n’ai rien à vous refuser, monsieur Partonneau, +répondit le Fou, avec une gratitude +humble.</p> + +<p>Il alla chercher les bouteilles. En présence du +cuissot de sanglier, Partonneau déboucha le +langon :</p> + +<p>— Mais, monsieur Boniface, il est passé, ce +vin-là !</p> + +<p>Le Fou baissa la tête, en rougissant :</p> + +<p>— Comment voulez-vous que je le sache ? Il y +en a trop, dans ma cave, trop ! Et puisque je n’en +bois jamais !</p> + +<p>Soupirant, il s’en fut quérir une autre bouteille.</p> + +<p>Je voulus remplir son verre de ce vénérable +langon, parfumé, vigoureux.</p> + +<p>— Non, fit-il, non… Pour vous, monsieur +Partonneau, tout ce que vous voudrez ! Mais moi, +ça me ferait trop de peine ! Et puis, mon foie : il +faut que je fasse attention à mon foie. Mais j’en +jouis, allez, de ma collection, j’en jouis !</p> + +<p>Alors, je compris pourquoi on appelle M. Boniface +le Fou : il possède soixante-huit mille bouteilles +de vin, et n’en boit une goutte : chose +incroyable pour des Français. Mais j’admirai +l’imagination de ce thésauriseur passionné, qui +s’inventait à lui-même le goût, qui se grisait follement +en pensée de cet océan de vin et d’alcool, +qu’il avait là, sous les lèvres, sans jamais en approcher +sa bouche. Et je calculai rapidement que +ces soixante-huit mille bouteilles, au prix moyen +de six ou sept francs chacune, ne devaient pas +lui avoir coûté moins d’un demi-million. Et il +y avait les eaux-de-vie, les liqueurs, dont le prix +d’achat avait dû être notablement plus élevé : le +total certes, dépassait de beaucoup cette somme. +Il était donc bien riche, ce petit aubergiste, cet +ancien « frère-la-côte », comme l’appelait Partonneau, +qui nous avait accueillis en pantoufles, +sans faux col à sa chemise peu fraîche, son vieux +pantalon mal retenu par une ceinture de flanelle +rouge sur ses reins maigres, retombant en +tire-bouchon sur ses pieds ? Je posai la question. +Je ne la posai point comme je l’écris ici, je l’enveloppai, +la drapai, m’efforçai de la poser avec +élégance, insouciance apparente, et par allusion. +Mais enfin, rien au monde n’aurait pu m’empêcher +de la poser.</p> + +<p>— J’ai eu ce qu’il faut pour acheter tout +ça, répondit M. Boniface, et encore bien davantage. +Je ne le dirais pas à d’autres, mais M. Partonneau +sait tout. Alors ? Il vous raconterait la +chose dès que j’aurais le dos tourné. Autant que +ça soit moi.</p> + +<p>« Vingt ans de ma vie, j’ai passé dans l’Oubanghi-Chari, +vingt ans ! J’y étais parti comme +télégraphiste militaire, j’y suis devenu sergent +télégraphiste. J’en ai posé, des poteaux et des +fils !… En même temps, je chassais pour nourrir +mes hommes et pour faire plaisir aux Bouniouls, +aux nègres, vous savez, quand un lion ou une +panthère venait les embêter : un paradis terrestre +l’Oubanghi-Chari, pour la chasse à la grosse +bête… Et j’aimais ça !… ah ! j’aimais ça !… On +dirait que ça vous étonne, parce que je n’ai pas +l’air costaud : un crevard, j’ai toujours été un +crevard, pas plus gros qu’aujourd’hui, pas plus +fort. Mais ça n’est pas la force qui fait le bon +chasseur : c’est d’avoir bon pied, bon œil, et du +sang-froid. Je n’ai jamais eu peur de rien, pas +même des buffles, qui sont les animaux les plus +embêtants. Bien plus que les lions : le lion n’est +pas malin, et il est bien moins brutal. Moins +imprévu aussi : on sait toujours à peu près ce +qu’il va faire : le buffle !…</p> + +<p>» Ça me plaisait tellement, cette vie-là, que +j’ai rempilé après mon premier congé. Et après… +après, comme je n’avais pas assez d’instruction +pour passer officier dans l’arme, qui est une +arme savante, je suis encore resté, je me suis mis +à chasser l’éléphant. C’est un métier chanceux ; +à la fin des fins beaucoup y restent… Le plus +épatant des chasseurs d’éléphants, le grand +homme, l’illustre — Coquelin, il s’appelait — en +avait tué cent cinquante ; mais au cent cinquante +et unième, c’est l’éléphant qui l’a eu. +Moi, je ne voulais pas y laisser ma peau. Je me +disais : « Que j’attrape seulement une tonne +d’ivoire, à quarante francs le kilo — qui était +le prix à l’époque — ça me fera quarante mille +francs. Je n’ai ni femme ni enfants ni parents ; +je placerai ça à fonds perdu, et j’irai prendre ma +retraite en France… » Je ne voyais pas plus +loin… Quand j’y pense, bon Dieu !… »</p> + +<p>Il s’arrêta un instant, ébloui de lui-même et +de sa merveilleuse aventure.</p> + +<p>« Pourtant, mes mille kilos, je ne les eus pas +si vite que ça. D’abord, quand j’avais abattu un +éléphant, il me fallait porter l’ivoire jusqu’à la +plus proche factorerie. Ce portage, ça faisait trop +de frais pour moi. Je m’engageai donc, pour +commencer, dans une maison de commerce, à +tant par mois, avec un intérêt sur l’ivoire que +je procurerais. Comme ça, j’avais mes porteurs +à l’œil, et pas de frais.</p> + +<p>» Je cherchais autant que possible à débusquer +des éléphants solitaires. D’abord, en général, ce +sont de vieux mâles, dont les défenses sont plus +lourdes. Et puis, tirer dans une troupe de ces +animaux-là, c’est plus risqué : pour un qu’on +met par terre, vingt qui vous chargent. Surtout +les mères, quand elles ont des éléphanteaux. +Enfin, les solitaires marchent et paissent surtout +la nuit. Le jour, ils cherchent un boqueteau bien +sombre, ils y dorment appuyés contre un arbre. +On les suit à la trace de leurs gros pieds, et on les +tire… Ça n’est pas héroïque, mais c’est commercial, +et c’est de cette façon-là que chassent les +indigènes… Et comme l’éléphant, pendant son +sommeil, se réveille pour faire ses besoins, et +bouse au pied de l’arbre, ça fait une odeur de +fumier, quand on entre dans ces boqueteaux !…</p> + +<p>» Mais, un jour, je tombai sur une bande, une +grosse bande. C’était sur un terrain où je n’étais +jamais allé encore, ni, je crois bien, aucun Européen. +Un immense marais desséché, quelque +chose comme un Tchad qui ne serait pas porté +sur les cartes : des roseaux tout brûlés par le +soleil, une terre gercée, et, quand on fouillait +cette terre, qui a la consistance de la brique, de +ces drôles de petits poissons, vous savez, qui se +creusent un lit dans la fange, quand elle est encore +molle, s’y font une espèce de nid comme un +cocon de ver à soie, et puis s’endorment pour ne +se réveiller qu’à la saison des pluies et des inondations, +et recommencer à nager.</p> + +<p>» Je n’avais avec moi que mon porteur de +fusil, Taraoré. Et je regardais cette bande d’animaux +énormes qui ne me voyaient pas, ne me +sentaient pas, parce que j’étais sous le vent, et +bien caché dans ces roseaux. Je ne savais quoi +décider. Tirer dans le tas ? Je vous ai dit que +c’était dangereux ; d’ailleurs ils n’étaient pas +encore à portée. Et puis il y avait dans leur conduite +quelque chose qui m’étonnait, quelque +chose de pas ordinaire, d’incompréhensible, +d’impressionnant… Ils ne paissaient pas, ils +n’avaient pas l’air d’accomplir non plus une de +ces grandes randonnées qu’ils font parfois, à +fond de train, pour passer d’un endroit à un +autre, très éloigné… Ils marchaient comme en +procession, gravement, tristement. Oui, tristement, +je vous assure ! Un cortège pour un enterrement : +ce fut la comparaison bizarre qui me +vint à l’idée. Et je vis, oui, je vis à la tête de ce +cortège deux vieux mâles, des bêtes tout à fait +antiques, monstrueuses, aux défenses énormes, +qui vacillaient, titubaient, comme saoules. Et +chacun de ces vieux mâles était comme enlacé +par les trompes de deux femelles qui les tiraient, +les entraînaient, pendant qu’ils semblaient dire : +« Non, non, pas maintenant ! Encore un instant, +je vous en supplie ! »</p> + +<p>» Les femelles les conduisirent jusqu’à l’endroit +où le marécage commençait, car il y avait +encore un point où le marécage subsistait — et, +les lâchant, se mirent derrière eux, les poussant +doucement, comme avec pitié, de leur énorme +front. Il y en eut un qui trébucha, tomba, ne se +releva point ; l’autre le suivit bientôt dans sa +chute… Et le reste de la bande, avec les quatre +femelles, s’était rangé devant eux, en terre ferme. +Ils étaient bien là une trentaine, des vieux, des +jeunes, des éléphants gigantesques, dans toute la +puissance de leur âge et de leur force. Et tous +poussèrent ensemble un grand cri, comme l’appel, +sur une seule note, de trente immenses clairons.</p> + +<p>» La trompe des deux enlisés s’éleva au-dessus +de la boue, un instant, et répondit, désespérée… +Ce fut tout. La bande s’éloigna, de son même +pas lent, grave, de son pas de deuil…</p> + +<p>» Je ne comprenais toujours pas. Taraoré me +dit les yeux brillants :</p> + +<p>» — Leur cimetière ! C’est un de leurs cimetières, +ici ! On ne le connaissait pas. Ils y ont +conduit ces deux vieux, qui allaient mourir… +Maintenant ils s’en vont…</p> + +<p>» J’avais entendu parler de ces cimetières d’éléphants, +où ils conduisent, les laissant exprès +s’enliser, leurs malades et leurs vieux, quand ils +ne peuvent plus suivre la bande. Mais j’avais cru +jusque-là que c’était une blague ! J’allai voir ; +dans la boue desséchée, je vis des crânes, des défenses, +parfois les formidables ossements d’un +pied qui pointait, l’animal ayant chaviré, la tête +en bas. Depuis des siècles il servait de cimetière, +ce marais-là ! Il contenait des milliers et des milliers +de squelettes d’éléphants. C’était une mine +d’ivoire, autant dire une mine d’or.</p> + +<p>» Je m’en allai, songeant : « Si tu en parles, +on te la volera, ta mine ! Mais toi tout seul, comment +l’exploiter ? » A la fin j’en parlai à M. Partonneau. +On peut compter sur lui : c’est un drôle +de type, il se f… de l’argent. Et c’est lui qui m’a +donné le bon tuyau, le vrai conseil : « Ne dis +rien aux blancs. Va trouver sultan Ahmed, et dis-lui : +« Je sais où il y a un cimetière d’éléphants, +et toi tu ne sais pas. Prends la moitié de +l’ivoire, donne-moi le reste. »</p> + +<p>» Je suppose qu’il a dû me carotter, sultan Ahmed, +mais tout de même, de l’ivoire qu’il m’a +donné, j’ai tiré, en trois campagnes, seize cent +mille francs… »</p> + +<hr> + + +<p>— Tu y crois, toi à cette histoire de cimetières +d’éléphants ? demandai-je à Partonneau quand +nous fûmes remontés en automobile.</p> + +<p>Il haussa les épaules.</p> + +<p>— Est-ce qu’on peut savoir ?… Le père Boniface +a trouvé un gisement d’ivoire, et il est venu +me demander conseil, comme il le dit. Voilà ce +qu’il y a de sûr… Et pourquoi pas, après tout, +pourquoi pas ? Ici, en Europe, nous ne voyons +guère que des animaux domestiqués, apprivoisés, — privés, +comme le dit un involontaire calembour +de la langue, — privés par notre intelligence +patiente de leur intelligence, incapables +de se subvenir à eux-mêmes, abrutis. Sur ces +terres encore primitives, au contraire, l’homme +est encore si peu de chose, il tient si peu de +place, et une place si médiocrement honorable ! +Entre lui et la bête, la distance s’amoindrit. Parfois, +oui, parfois, ce n’est pas l’homme qui a +l’avantage. Au bout du compte, on a quelques +raisons de supposer que nous ne sommes pas +la tentative initiale qu’ait faite la nature pour +jeter dans le monde les premières lueurs de +la raison, du libre arbitre, de l’industrie, de +quelque chose comme <i>la moralité</i>. C’est une hypothèse +qui peut se soutenir, et qu’on a soutenue, +qu’aux premiers jours du monde, avant que +l’homme apparût sur la terre, les insectes, les +grands insectes dont on retrouve les empreintes +dans les entrailles de nos houillères n’ont pas +été alors ce qu’ils sont aujourd’hui : des automates +qui font, sans savoir pourquoi, sans nul enseignement +des générations précédentes, qu’ils +n’ont pas connues, les mêmes gestes d’une incompréhensible +prévoyance — mais qu’ils tâtonnèrent +d’abord, innovèrent, ne parvinrent à la +perfection que par degrés, et se fixèrent dans +cette perfection de leur race, qui devint instinctive. +Quand la race des hommes sera devenue +aussi vieille que celle des fourmis, qui sait si +tous ses gestes, à elle aussi, ne deviendront pas +automatiques ?</p> + +<p>» Cela te paraît absurde, à première vue, mais +rappelle-toi comme, dans la grande savane africaine, +on éprouve fortement l’impression que la +terre est <i>encore</i> aux termites. Elle est si maladroite, +et si pauvre, et si rare, l’œuvre des +hommes dans ces régions : quelques mauvaises +cahutes de paille, et d’imperceptibles champs. +Tout cela irrégulier, difforme, sans géométrie : +et nous avons depuis si longtemps la conception +que l’humanité prête, à tout ce qui vient d’elle, +des mesures et des proportions méditées ! Or, +voici que partout, jusqu’aux confins de l’horizon, +apparaissent les demeures des termites : forteresses +avec des tourelles d’angle, un toit en surplomb +pour l’écoulement des eaux de pluie, avec +des magasins, des chambres, de vastes salles : +villes sans nombre, qui abritent toute une organisation +sociale, des reproducteurs, des soldats, +des travailleurs ingénieux.</p> + +<p>» Qu’est-ce donc qu’un village nègre à côté des +édifices harmonieux et gigantesques élevés par +ces sales et presque invisibles poux blancs ? Oui, +je sais bien : ils n’ont pas de conscience individuelle, +ils travaillent sans savoir comment, sans +pouvoir faire autrement, sans se rendre compte. +Mais, jadis, ils ont dû comprendre, ou alors on +n’y comprendrait plus rien !…</p> + +<p>» Et les grands animaux sauvages, aussi. +Écoute !</p> + +<p>» Je me trouvais un jour sur une rivière qui +s’appelle la M’Bomou. J’ai beau chercher dans +mes souvenirs, je ne me rappelle pas de lieu +plus sauvage : le pays n’est pas aux hommes, +mais aux grandes créatures qui existaient avant +les hommes. Aux éléphants surtout. A mesure +qu’avançait ma pirogue, leurs traces devenaient +plus nombreuses sur les berges. On les apercevait +par moments dans les abreuvoirs que leurs +pieds massifs finissent par creuser dans le talus +de la rivière quand ils se dirigent vers l’eau : +ils fendaient un rideau de feuilles lourdes, couleur +de bronze, et c’était tout.</p> + +<p>» Enfin, à un détour du courant je surpris, +en train de boire, deux éléphants qui n’avaient +pas vu venir la pirogue. L’eau coulait dans un +chenal creusé entre deux rives abruptes, que +même leurs jambes de géants eussent eu peine à +escalader. J’épaulai mon fusil, je tirai… Un éléphant, +blessé, se cabra, voulut fuir, et l’autre le +suivit. Mais je persistai à décharger mon arme +sur le même, sachant que ces bêtes monstrueuses +ont la vie dure. Il était littéralement couvert de +sang, tout rouge ; par une artère coupée, ce sang +giclait comme le vin d’une barrique en perce. A +la fin il chancela. Alors l’autre lui posa sa trompe +sur le cou. Ils avaient en vérité l’air de se dire +quelque chose, et je crus comprendre : « Vengeons-nous ! » +Tout de suite, à travers l’eau +creuse qu’ils faisaient jaillir par grandes gerbes, +ils me chargèrent.</p> + +<p>» Ils arrivaient la tête haute, farouches, menaçants ; +leurs oreilles immenses, de chaque côté +de leurs nuques, claquaient comme des drapeaux. +Je continuais de tirer, mais sans doute n’avais-je +plus mon sang-froid : ils semblaient ne rien sentir, +ils approchaient toujours. Les noirs qui me +passaient des cartouches prirent peur, et sautèrent +à l’eau. Moi-même, une seconde, je vis la +mort. A ce moment, une branche qui doucement +s’abaissait de la rive arrêta la pirogue. Je saisis +cette branche et gagnai la terre ferme. J’étais +sauvé. Les éléphants ne pouvaient faire comme +moi : ils étaient pour ainsi dire prisonniers dans +le lit de la rivière.</p> + +<p>» Mais ils tentèrent de briser, de leurs pieds +et de leurs défenses, cette embarcation qu’ils considéraient +sans doute comme un être malfaisant, +l’un de ceux qui leur avaient envoyé les coups +dont ils souffraient. Je me souviens aussi qu’ils +prirent, dans la coque, mon pliant, mes ustensiles +de cuisine, ma cuvette en fer émaillé ; puis, après +les avoir méthodiquement élevés à la hauteur de +leurs yeux, les jetèrent à l’eau. J’avais recommencé +à leur envoyer des coups de fusil, autant +que possible visant toujours l’animal que j’avais +déjà blessé.</p> + +<p>» Il vint un moment où je crus bien que celui-ci +allait mourir. Il tomba sur les genoux, jetant +une sorte de plainte que je n’oublierai jamais, +qui retentit au loin sur l’eau, une plainte à la +fois formidable et douloureuse. Je l’avais ! il allait +se coucher là pour agoniser.</p> + +<p>» Alors je vis une chose étonnante, sublime. +Son camarade — je crois que c’était une femelle, — lui +jeta de l’eau sur le corps comme pour le +rafraîchir, le ranimer, et l’autre, le blessé, remua +doucement la tête. Il avait l’air de dire : +« Merci ! laisse-moi ! » Puis l’éléphant valide lui +noua sa trompe autour du cou — je ne saurais +trouver d’autres mots — et fit un bond gigantesque ; +malgré le poids incalculable qu’il avait +à porter, il escalada la berge — je ne les retrouvai +jamais.</p> + +<p>» Mais au moment où j’ai vu <i>ça</i>, mon vieux, +cet animal que je considérais comme une énorme +brute, enlaçant le corps de son ami pour le sauver, +j’eus l’idée que je venais de commettre un +assassinat, et que ces bêtes avaient raisonné, agi, +souffert comme des hommes !</p> + +<p>» Ailleurs, j’ai vu des marsouins, des légionnaires, +des Sénégalais, emporter du champ de +bataille leur officier blessé. On considérait ça +comme héroïque, et c’était héroïque, en effet, ils +étaient cités pour ça. Mais alors ?… »</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">LES FORCES MORALES</h2> + + + + +<h3 id="c5">LES FORCES MORALES</h3> + + +<p>— … Il faut compter aux colonies, me dit-il, +avec les forces morales. Du reste, c’est très +simple : elles se ramènent à une seule : la sorcellerie.</p> + +<p>— Partonneau, tu vas fort ! Et l’Islam en +Afrique, et les mandarins confucianistes en Indo-Chine, +les missionnaires catholiques et protestants +partout ; l’administration civile elle-même. +Elle ne repose pas uniquement sur la force brutale, +l’administration ! Du moins elle l’affirme. +Elle entend représenter la civilisation…</p> + +<p>— Même l’influence morale de l’administration, +c’est de la sorcellerie !… Parce que la force +matérielle, pour l’indigène, est conditionnée, +causée par des esprits invisibles, par des fétiches +qui la procurent. L’administrateur ou le chef militaire +a de bons fétiches, des fétiches plus puissants +que les fétiches locaux, voilà tout. Le marabout +musulman est un féticheur monothéiste, +pas autre chose. Et le missionnaire apporte d’autres +fétiches, un peu différents. Tout primitif est +un pur spiritualiste. L’explication matérialiste +des phénomènes est une des conceptions les +plus récentes — et par conséquent une des moins +solides — qui soient entrées dans la cervelle de +l’humanité.</p> + +<p>— Mais les sorciers, les vrais sorciers indigènes, +ce sont des fumistes ou des empoisonneurs, +ou les deux !</p> + +<p>— Pas nécessairement, ou pas du tout. Quand +ils empoisonnent, c’est dans l’exercice de leurs +fonctions. C’est l’esprit qui habite le poison qui +tue, et légitimement, non pas eux. Eux ne sont +que l’intermédiaire, l’instrument. Ils représentent +la justice immanente, et la moralité telle +qu’on la conçoit autour d’eux, telle qu’on en a +besoin autour d’eux. Une justice qui nous choque, +mais supérieure, religieuse. Ils sont un élément +d’ordre et d’organisation. Ils découvrent les voleurs +plus sûrement qu’un juge d’instruction ; +les criminels aussi : ce n’est pas toujours le +<i>vrai</i> criminel : mais bah !… Dans une communauté +régulièrement constituée, l’essentiel est +d’en trouver un, et que le vouloir social de réparation, +de sécurité soit satisfait… Relis la <i>Dernière +Incarnation de Vautrin</i>.</p> + +<p>— Mais ils ne croient pas eux-mêmes à leurs +magies ?</p> + +<p>— Autant qu’à ses rites n’importe quel prêtre +de n’importe quelle religion… C’est-à-dire plus +ou moins, selon les individus et les cas… mais +s’ils n’y croyaient pas <i>généralement</i>, leur attitude +serait incompréhensible.</p> + +<p>» Il faut te dire que longtemps, comme toi, je +les ai pris pour des fumistes, des simulateurs, des +empoisonneurs — uniquement !… Au Gabon, +surtout.</p> + +<p>» Car des sorciers, il y en a ! Tout le Gabon +en fourmille, et c’est une sale engeance. Et l’idée +que j’avais d’eux, c’est que ce sont seulement +des singes et des empoisonneurs. Pour des empoisonneurs, +pas moyen d’en douter : c’est un +pays où il ne fait pas bon avoir une paille avec +sa <i>mousso</i> indigène. Je te recommanderais de +faire attention ! Pour un oui ou pour un non, +elle va trouver le féticheur, et le féticheur lui +donne je ne sais quoi, qui est malsain dans la +soupe. C’est extraordinaire ce qu’il y a d’Européens +qui sont morts de la colique, au Gabon. +Et j’imagine qu’il y en aura encore pas mal.</p> + +<p>» Mais des singes aussi, ces sorciers. Au moment +où les indigènes sèment leur mil, ils ont +un système à eux pour obtenir du diable, ou de +qui tu voudras, une bonne récolte : ils s’habillent +en champ de mil, ils se couvrent de paille +de mil des pieds à la tête, et ils dansent, ils dansent +comme des fous en se jetant de l’eau sur la +tête. Comme ça, il y aura de la pluie, et du +grain à faire péter les silos ! Les nègres sont convaincus +de l’efficacité du procédé beaucoup plus +que nos paysans de celle des Rogations. Mais +eux, les sorciers ? Je n’arrivais pas à me fourrer +dans la tête qu’ils pussent avoir confiance +dans ces sottises : s’habiller en meules de foin, +penses-tu !</p> + +<p>» Et puis voilà qu’une fois il nous tombe sur +le dos, du côté de N’Djolé, l’insurrection obligatoire +tous les trois ou quatre ans. De ces petites +secousses de rien du tout, auxquelles on ne consacre +pas même une ligne dans les journaux de +Paris, mais embêtantes, malgré ça, quand on est +dedans. Embêtantes parce que ça vous arrive généralement +au moment qu’il ne faut pas, où +l’administrateur est en congé, où l’adjoint principal +des affaires indigènes est en tournée pour +ramasser l’impôt, ou bien sur son lit de camp +avec la bilieuse — et la moitié des tirailleurs sénégalais +et des miliciens en tournée avec l’adjoint +principal, à moins qu’ils ne soient en bordée : +et tu peux être sûr que ces négros savent +tout ça !</p> + +<p>» Or, jamais, jamais, ils ne marcheraient sans +leur sorcier, le sorcier est toujours au fond de +l’affaire. S’il n’y était pas, il n’y aurait pas d’insurrection, +puisque le bonhomme, pour tout arrêter, +n’aurait qu’à déclarer que les sorts ne sont +pas favorables à l’opération, que le sang du poulet +sacrifié est tombé à gauche au lieu de tomber +à droite, ou ce que tu voudras ! Et, d’autre part, +c’est là qu’est le problème : voilà des gaillards +qui ont tout à perdre si la bataille tourne mal. +En tout cas, ils doivent y perdre leur réputation ! +D’abord, ils ont prédit que ça tournerait bien. +Ensuite, ils ont vendu, à des prix fous, des centaines +et des centaines de gris-gris qui doivent +préserver leurs paroissiens contre les balles. Si +on les estourbit, pourtant, ces paroissiens ? Et +si eux-mêmes y passent ? Car ils doivent prendre +le commandement de la troupe, justement, en +leur qualité de canailles invulnérables par essence, +et de magiciens porte-veine. Pour se décider +dans ces conditions, il faut qu’ils aient eux-mêmes +la foi : ça ne peut pas s’expliquer autrement.</p> + +<p>» Eh bien ! c’est avec leur sorcier en tête que +j’ai vu s’amener, cette fois-là encore, la bande +de sauvages des environs de N’Djolé. De loin, +c’était noir, c’était grouillant, ça faisait comme +des fourmis. Mais les fourmis, c’est silencieux, +même dans leur fureur, et ça, ça gueulait, ça +gueulait ! Je les attendais à l’entrée du village, +avec une douzaine d’hommes, ce que j’avais de +meilleur, de vieux Sénégalais. La contenance de +ma petite troupe me rassura : des gaillards d’attaque +qui en avaient vu de toutes les couleurs, et +méprisaient profondément « ces nègres ». Mais la +bande approcha, et c’était un bal, figure-toi, +beaucoup plus que ça ne faisait penser à une bataille : +deux ou trois cents aliénés qui chantaient +je ne sais quoi, et sautaient en l’air plus haut que +les types des quadrilles payés, dans le temps, au +Moulin de la Galette, — avec leur sorcier, qui +chantait et sautait plus haut que les autres, leur +sorcier qui n’était pas habillé en meule de foin, +cette fois, mais tout nu, le corps et la figure peints +en rouge et en blanc, et un casque extraordinaire +sur le crâne, un casque qui reproduisait le corps +tout entier d’un formidable oiseau de proie, avec +les ailes !</p> + +<p>» Je dis à mes Sénégalais :</p> + +<p>« A deux-cents mètres, feu sur le sorcier ! »</p> + +<p>» Ils comprirent. Parbleu, si on descendait le +sorcier, tous ces galapiats foutraient le camp ! A +deux cents mètres, ils ouvrirent le feu, et moi-même +j’épaulai.</p> + +<p>» Tu sais si je suis bon tireur. Quand j’eus lâché +mon coup de fusil, je rouvris l’œil que je +venais de cligner, pour regarder, comptant bien +voir le bougre à terre : il se portait comme toi +et moi ! Et il se retourna vers sa bande, comme +pour dire : « Vous voyez bien ! »… Alors ce fut +le bond ! Une vague énorme, déchaînée, toujours +plus près ! Je continuais à crier :</p> + +<p>» — Au sorcier, nom de Dieu ! Au sorcier ! »</p> + +<p>» Je vidai sur lui toutes les cartouches de +mon magasin. Je ne tirais pas au hasard, je visais, +je t’assure que je visais, en faisant tous mes +efforts pour garder mon sang-froid : mais peut-être +l’ai-je perdu, après tout. A cinquante mètres, +à trente, à vingt, je tirais toujours : et rien, rien, +rien ! Et chaque fois, cette gueule devenait plus +proche, terriblement plus proche, ricanante, +triomphante, diabolique… Parfaitement : diabolique. +A ce moment, j’ai cru au diable, à toutes +ces histoires de diableries. Je me suis dit : « C’est +vrai ! Il ne blague pas : il est verni ! »</p> + +<p>» J’ai fermé les yeux pour ne pas avoir l’éclair +de son espèce de grand coupe-coupe. Je le sentais +déjà sur ma gorge, le coupe-coupe. Tout en +fermant les yeux, j’ai tiré une dernière fois. J’entendis +alors mes Sénégalais rigoler. Ma balle +avait traversé le salaud de part en part ; il avait +boulé comme un lièvre…</p> + +<p>» J’ai fait : « Ouf ! » Tu ne peux pas croire +combien ça m’aurait embêté de mourir converti +aux sorciers : et j’en étais bougrement près. »</p> + +<hr> + + +<p>— Bon… Mais les missionnaires chrétiens ne +sont pas des sorciers. Ce n’est pas de la sorcellerie +qu’ils tirent leur influence ?…</p> + +<p>— Qu’en sais-tu ? Du moment qu’ils invoquent +une puissance invisible, parlent au nom de cette +puissance ? Ce n’est pas leur faute, mais pour +le primitif, ils sont des sorciers…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="c6">L’AVEUGLE</h3> + + +<p>— J’ai connu, en Afrique, à Madagascar, en +Asie, des missionnaires de toutes sortes, des +blancs, des noirs, des jaunes, des catholiques, des +protestants, et même un Mormon, au Congo ! Je +ne sais pas pourquoi il était venu, celui-là : rien +de plus inutile que de prêcher la polygamie aux +Bangalas, ils sont convertis d’avance. Mais il m’a +dit : « Ça n’est pas tout que de posséder plusieurs +femmes devant le Seigneur : il faut aussi savoir +les faire travailler ! » C’est comme ça que j’ai +compris la haute portée économique du mormonisme : +il permet à un vaillant et pieux époux de +se constituer un lucratif atelier familial et de se +moquer, toutes portes fermées, des lois sur la limitation +des heures de travail.</p> + +<p>» Tu te rappelles aussi les missionnaires portugais +d’Indo-Chine et leur excellent évêque à +qui un gouverneur disait : « C’est étonnant +comme les enfants dans votre chrétienté ont un +type plus civilisé, plus… comment donc m’expliquer ?… +plus « Européen » — et qui répondait +bonnement, écartant les bras d’un geste d’excuse : +« Que voulez-vous ? Nous avons des pères +qui ne sont pas raisonnables ! »</p> + +<p>» Tu te rappelles le pauvre missionnaire à qui +nous avons fait croire que la maison de ce brave +Barbieux, l’agent des douanes mort d’une bilieuse +hématurique, avait servi aux tenues d’une +loge maçonnique, que le diable y revenait, et qui +est allé l’exorciser en grande pompe ? Tu te rappelles, +le père Mottu, le lazariste du Gabon, sa +soutane toujours salie de sciure, de copeaux de +bois, de poussière de grès, parce que dès qu’il +avait un instant, il taillait, dans des blocs de +pierre ou des billes d’<i>okoumé</i>, des statues de +bonnes vierges, d’anges, de bons dieux, d’une +naïveté divine, ce qui ne l’aurait pas empêché +de traverser l’Afrique jusqu’aux <i lang="en" xml:lang="en">Falls</i> pour sauver +une âme. On l’aimait bien, celui-là, n’est-ce +pas ? Et Prosper, tu sais, le grand évêque, un +rude type, une manière d’empereur en bas violets. +Pas seulement un missionnaire, celui-là : +un chef. Partout, il aurait été un chef !</p> + +<p>» Mais il y en a un à qui je ne pense jamais +sans éprouver un petit frisson d’émotion, d’étonnement, +comme à un homme enfin qui ne +serait pas fait de la même matière que les autres, +c’est un pasteur norvégien. Amundsen. Celui-là +tu ne l’as pas connu. Il évangélisait, il y a quinze +ans, sur la côte des Mahafales, à Madagascar. Il +vivait là, depuis des années et des années, tout +seul : pas un blanc à quarante lieues autour de +lui.</p> + +<p>» Un pays de chien, cette région des Mahafales ! +Il y pleut toutes les années bissextiles. Autant +dire jamais. Pourtant il y pousse des choses. Ce +n’est pas l’aridité d’un Sahara, ça ressemblerait +plutôt, autant que j’en puis juger, à certains plateaux +de l’Amérique du Sud que je n’ai pas +vus de mes yeux, mais dont j’ai lu la description. +Les plantes s’arrangent, pour vivre, non +pas dans le sol, sec comme un plafond de briques, +mais dans l’air. Ce sont les feuilles qui +fournissent ainsi de l’eau, de la sève aux racines : +le monde renversé, quoi ! Ça ne leur donne pas +une physionomie séduisante : de gros bulbes rugueux, +avec des pointes qui leur sortent de partout, +comme à des casse-têtes du moyen âge, des +espèces de cactus nains, aux épines imperceptibles, +microscopiques… Tout ça finit par se +dessécher, et le vent promène ces épines qui +vous entrent partout, dans la chair, dans les +yeux…</p> + +<p>» Les Mahafales se protègent la vue, comme ils +peuvent, avec un voile de fibres tressées, quand +ils n’ont pas besoin d’y voir absolument clair, +c’est-à-dire de voler. Car telle est leur principale +industrie : le vol des bestiaux, qu’ils vont razzier +chez leurs voisins plus favorisés. Ils en ont +une autre, assez curieuse : le long des rivières +il croît quelques arbres, et sur ces arbres il y a +des singes, ou plutôt des maques, des miniatures +de maques, pas plus grosses que le poing. Ils +les piègent, les chaponnent, et les remettent en +liberté. La maque chaponnée devient très grasse, +très tendre. Sur quoi ils la rattrapent, et la mangent…</p> + +<p>» C’est un sale peuple. Sa conviction, quand +un étranger a l’idée, d’ailleurs déraisonnable, +je le reconnais, de venir chez eux, c’est qu’il ne +peut être qu’un espion, chargé de leur reprendre +les bœufs qu’ils ont chipés. Et puis je suppose +qu’ils ne se sont pas installés dans cet horrible +pays pour leur plaisir, qu’ils s’y sont réfugiés +pour échapper à d’autres races plus fortes qui +leur faisaient des misères, et qu’ils se disent : +« Est-ce que celui-là va recommencer ? Tuons-le ! »</p> + +<p>» De sorte qu’ils tuent l’étranger. Toujours. +C’est la règle, c’est la loi.</p> + +<p>» J’avais mes dix-huit miliciens d’escorte, +bien armés, ils ne me faisaient pas peur. Mais je +me demandais comment, depuis vingt ans qu’il +était là, cet Amundsen arrivé sans rien que sa +bible, son couteau de poche et sa fourchette, avait +bien pu échapper à la petite cérémonie d’usage : +le ventre ouvert en croix, et ce qui s’ensuit, que +tu sais ? Ça me paraissait incompréhensible.</p> + +<p>» Bon. Voilà qu’à deux kilomètres de sa chapelle — il +avait fait bâtir une paillotte qu’il appelait +sa chapelle — je vois arriver à tout petits +pas un grand vieux habillé de blanc, tout blanc +de barbe, conduit par une jeune fille tout en +blanc, et blonde, blonde comme un nuage à l’orient +du ciel, le matin. Elle tenait un de ses +bras, de l’autre il tâtonnait avec une canne.</p> + +<p>» — Mais il est aveugle le pauvre bougre !</p> + +<p>» Voilà ce que vis, du premier coup d’œil, et +je vis aussi que la jeune fille avait un voile de +gaze, maintenu par un bandeau, sur la figure. +Elle n’enlevait jamais ce voile, même dans sa +maison, comme je m’en aperçus plus tard. Et +c’était sa fille. Il avait été marié, cet homme-là, +comme tous les missionnaires protestants. Luthérien, +calviniste ? Ma foi, je ne sais pas. J’ai oublié +de demander, ces choses-là m’intéressent très +peu. Mais il avait eu cette enfant-là, elle vivait +avec lui, dans cet enfer de sable, d’épines de cactus +perfides, de Mahafales méchants comme des +ânes rouges et plus dangereux que les épines. +Et c’était elle, le missionnaire, maintenant, ça +devait être elle qui faisait le plus gros de la besogne, +puisque lui, le père, il était aveugle !</p> + +<p>» Je n’oublierai jamais la soirée que j’ai passée +dans leur case. Tout était extraordinaire, même +la langue dont nous nous servions. Amundsen et +sa fille ne parlaient que le norvégien et le malgache. +Alors c’était le malgache qui servait de +truchement. On était comme des sauvages.</p> + +<p>» — Il y a combien de temps que vous avez +eu cet… accident ? lui demandai-je, contemplant +ses yeux sanglants et vagues.</p> + +<p>» — Douze ans… Je n’ai pas pris assez de précautions… +il faut beaucoup de précautions, dit-il +presque sévèrement, se tournant du côté où +il savait qu’était sa fille… Je pensais à autre +chose…</p> + +<p>» — Et… vous êtes content ?</p> + +<p>» — Oui… Ils commencent à entendre la parole. +Douze ou quinze…</p> + +<p>» Un converti par année de cécité. Et il ne se +plaignait pas, il était heureux !</p> + +<p>» — Vous ne devriez plus être vivant ! criai-je, +avec un accent où je tremble qu’il y ait eu de la +colère. Ni vous ni votre fille. C’est la première +fois que les Mahafales respectent la vie d’un +étranger !</p> + +<p>» — Je suis arrivé ici avec ma femme et ma +fille, dit-il d’une voix très douce. Ma pauvre +femme est morte, depuis, aveugle aussi. Les Mahafales +nous ont dit : « On va vous faire mourir, +c’est la règle ! » J’ai répondu : « Vous le pouvez… +Nos âmes resteront avec vous ! » Et après, +ils ont tenu un grand conseil, et nous ont laissés +en paix.</p> + +<p>» Sa fille aux cheveux d’aurore, qui s’était tue +jusque-là, interrompit :</p> + +<p>» — En malgache, vous le savez, c’est le même +mot qui veut dire « âme », « ombre » et « fantôme ». +Les Mahafales ont eu peur de nos fantômes. +Mon père, sans le savoir, leur avait fait +la seule menace qui les pût épouvanter !</p> + +<p>» Tu vois, le sorcier !… le sorcier qu’il avait +été, sans le savoir !</p> + +<hr> + + +<p>» Un peu plus tard, je trouvai moyen de tirer +le vieil Amundsen tout seul dans un coin.</p> + +<p>» — Si votre fille reste <i>ici</i>, lui dis-je, elle deviendra +aveugle comme vous !</p> + +<p>» — Oui, fit-il d’un air réfléchi, oui… C’est +probable… Mais tel est le champ que nous a +donné le Seigneur. On ne déserte pas le champ +du Seigneur !</p> + +<p>» Quand je songe à ces paroles-là, j’en ai encore +froid dans le dos. Je ne sais pas si c’est +d’horreur ou d’admiration. »</p> + +<p>— Pauvre fille, demandai-je, qu’est-elle devenue ?</p> + +<p>— Est-ce que je sais ?…</p> + +<p>— Mais les missionnaires catholiques ?</p> + +<p>— Mon ami, le prêtre catholique est doué de +la formidable puissance de faire descendre Dieu +sur terre, dans l’Eucharistie — par incantation. +C’est du moins l’idée que se font de lui les primitifs, +et, si tu veux bien y réfléchir, elle est, de +leur part, assez naturelle. Donc, il n’est pas, aux +yeux de ces primitifs, un homme comme les +autres. Il a des pouvoirs surnaturels, il ouvre, et +par conséquent peut fermer les portes du Paradis, +damner ou sauver pour l’éternité. C’est formidable !… +Cela se complique, pour le missionnaire +catholique, d’une hiérarchie solide, organisée, +qui accroît sa force de commandement. +Tout, dans son esprit, est à sa place, il connaît +la sienne, il sait mettre les gens à la leur. Avec +ça, célibataire : on peut dire qu’il a épousé +l’Église. Rien pour lui, tout pour elle. Dévouement, +sacrifice, économie, domination.</p> + +<p>… Au Congo Belge, les indigènes ne connaissent +qu’un Dieu, qui est celui des catholiques. +C’est un des plus précieux résultats de la campagne +faite, il y a quinze ans, contre Sa Majesté +Léopold II, avec le concours des missionnaires +protestants : on a balancé Léopold II, mais on +n’a pas balancé les missionnaires catholiques, +qui ont balancé en un tournemain les protestants +suédois, anglais, norvégiens et américains : +ç’a été du travail bien fait, quand on y +pense, quoique ce ne soit peut-être pas tout à +fait celui qu’on avait dans l’idée.</p> + +<p>» Mais, au Congo français, les indigènes connaissent +trois Dieux…</p> + +<p>— … Le Père, le Fils et le Saint-Esprit !</p> + +<p>Partonneau haussa les épaules :</p> + +<p>— … Ils ne s’inquiètent pas de théologie !… +Je te dis qu’ils connaissent trois dieux, ou <i>zombis</i> +dans leur langue, qui sont zombi français, +qui est catholique, zombi suédois, qui est protestant, +et zombi Ponsot, qui est franc-maçon. +Car cet excellent Ponsot, colon influent, est aussi +un libre penseur convaincu, un maçon de je ne +sais plus quel degré, mais considérable, et il a +fait construire, à Brazzaville, un temple maçonnique +juste en face de la cathédrale de l’archevêque, +exprès pour l’embêter.</p> + +<p>» Tu as connu Monseigneur ? Il est mort, aujourd’hui, +mais tu l’as connu ?… En effet, ça +l’embêtait ; il avait Ponsot dans le nez, bien que, +franc-maçon ou pas franc-maçon, Ponsot soit +un brave homme. Monseigneur Prosper Ganthouard, +que tout le monde en Afrique équatoriale +appelait Prosper tout simplement, depuis +quarante ans, aimait bien la plaisanterie quand +elle venait de lui, beaucoup moins quand il en +était victime. Cela suffit à expliquer, je suppose, +qu’à la fin de sa vie il n’avait plus guère que deux +soucis, hors les devoirs de son œuvre évangélique : +se payer, avant de mourir, la tête de Ponsot, +et administrer ses missions sans sortir un +sou de sa poche. Tu comprends, Prosper c’était +un fils de paysans, comme bien des missionnaires. +Il avait conservé les habitudes de nos +campagnes, au bénéfice de l’Église, rien qu’au bénéfice +de l’Église, car, de succession personnelle, +on sait maintenant qu’il n’a pas laissé lourd. Ses +diocèses étaient administrés comme il eût administré +une ferme : lui et son clergé devaient vivre +sur le pays, de rentes en nature, pour ainsi dire ; +quant à l’argent, il est fait pour arrondir le bien +spirituel ou temporel, et il y a toujours trop d’occasions +de le dépenser ; ça fait gros cœur.</p> + +<p>» Eh bien, Prosper, avant d’aller au paradis, +où j’aime à croire qu’il trône maintenant à la +droite du bon Dieu, en raison de ses vertus et +de son grade, a joui des suprêmes satisfactions +que désirait son âme ; il a réalisé une notable +économie, et il a eu le père Ponsot ; il l’a eu, +comme tu vas voir, dans les grandes largeurs : +c’est bien vrai que l’Église est éternelle, il ne lui +faut qu’attendre l’occasion.</p> + +<p>» Il y avait bien trente ans que Prosper n’était +retourné en Europe : les missionnaires n’ont pas +des congés réguliers comme nous autres ; même +le principe, c’est qu’ils reviennent le plus rarement +possible : ils meurent ou ils s’habituent, +ils apprennent à vivre à la mode indigène, et les +langues et les coutumes. S’ils meurent, on les +remplace ; s’ils vivent, on n’a pas à leur payer +leurs frais de voyage, tous les trois ans, aller et +retour. Tu vois que Prosper avait été bien dressé +en matière d’économie. Mais enfin, voilà que sur +le tard il obtient l’autorisation de ses supérieurs +d’aller soigner son foie à Vichy, accompagné +d’un autre père, un <i lang="la" xml:lang="la">socius</i>, bien entendu, puisqu’il +appartenait à une congrégation. Il prend le +vapeur de la mission — un beau vapeur, pas un +sabot comme ceux du gouvernement, et acheté +par lui, car pour les dépenses qui rapportent, +malgré qu’il fût serré pour tout le reste, comme +je l’ai dit, Prosper n’y regardait pas — et il arrive +à Léopoldville, chez les Belges, pour prendre +le chemin de fer de Matadi, d’où il s’embarquerait. +Le voici donc à la gare, devant le guichet.</p> + +<p>» — Deux billets pour Matadi, s’il vous +plaît.</p> + +<p>» — Deux billets de première ? fait l’employé, +considérant qu’ils étaient des blancs, et que +Prosper était habillé en monseigneur… C’est +mille francs !</p> + +<p>» — Mille francs pour trois cents kilomètres ! +se récrie Prosper.</p> + +<p>» — Oui… cinq cents francs par place : vous +n’êtes pas ici en Europe.</p> + +<p>» — Mille francs, proteste l’évêque tout doucement, +mille francs ! Vous n’y pensez pas ! Avec +mille francs, je me charge de nourrir dix petits +nègres, dont je ferai des chrétiens, de bons chrétiens, +pendant un an ! Donnez-moi des secondes.</p> + +<p>» — Voilà : c’est six cents francs.</p> + +<p>» — C’est encore beaucoup trop cher ! gémit +l’archevêque.</p> + +<p>» Pendant ce temps-là, le chef de gare lui-même +était survenu, à la nouvelle qu’il y avait +au guichet des clients difficultueux. Prosper continue +à marchander avec lui.</p> + +<p>» — Enfin, dit-il, donnez-moi ce que vous +avez de meilleur marché ?</p> + +<p>» — Nous avons, fait le chef de gare, des quatrièmes +à 28 fr. 50… Seulement, c’est pour les +nègres.</p> + +<p>» — Monsieur, lui répond Prosper avec une +grande onction, voilà trente ans que je vis pour +rien avec les nègres ; je passerai bien vingt-quatre +heures avec eux pour économiser 943 +francs !… En voilà 57, donnez-moi deux quatrièmes… +Quand part le train ?</p> + +<p>» — Dans deux heures. Et il n’y en a qu’un +tous les quatre jours. Vous ferez bien d’aller vous +installer tout de suite si vous voulez trouver de +la place.</p> + +<p>» — J’y vais ! déclare Prosper, de la meilleure +grâce.</p> + +<p>» Le voilà qui s’installe dans une des caisses +sans toit ni cloisons des quatrièmes, avec ses bas +violets, son <i lang="la" xml:lang="la">socius</i>, ses malles et ses couffins de +provisions — en grande partie de la chicouangue, +qui est de la farine de banane verte — au milieu +d’une centaine de négros et de négresses, auxquels +il commence à raconter des histoires en +patois bakongo.</p> + +<p>» Pendant ce temps-là, le chef de gare avait +réfléchi.</p> + +<p>» — Monseigneur, dit-il, ça ferait décidément +trop mauvais effet de faire voyager deux blancs, +dont un archevêque, avec des <i>bouniouls</i> ; rendez-moi +vos billets de quatrième, je vais inscrire +dessus que vous êtes autorisés à monter en première.</p> + +<p>» — C’est parfait, répond Prosper, je vous félicite +de votre généreuse initiative : le Seigneur +ne l’oubliera pas ; recevez en attendant ma bénédiction +apostolique.</p> + +<p>» Mais quand le chef de gare eut reçu la bénédiction, +il songea tout de même : « J’ai peut-être +un peu outrepassé mes pouvoirs. Il faut que +j’avertisse la direction à Matadi. »</p> + +<p>» Il téléphone à Matadi, et le directeur lui répond : +« Comment ! vous ne donnez que des +premières à monseigneur l’archevêque ! Veuillez +lui dire que la compagnie se fait un devoir +de lui offrir un train spécial ! »</p> + +<p>» Le chef de gare arrête le train, qui s’ébranlait, +jette sur le quai les malles de Prosper, sa chicouangue +et son <i lang="la" xml:lang="la">socius</i>, et lui crie :</p> + +<p>» — Monseigneur ! Monseigneur ! On vous prie +d’accepter un train spécial.</p> + +<p>» — C’est parfait, répond Prosper en descendant, +vous remercierez bien la compagnie… Mais +alors, mon ami, alors…</p> + +<p>» — Quoi ? fait le chef de gare.</p> + +<p>» — … Alors, vous me devez 57 francs ! Deux +quatrièmes Léopoldville-Matadi, que je n’utilise +pas… Voilà les billets, reprenez-les !</p> + +<p>» — Par exemple ! s’écrie le chef de gare : la +recette est acquise, je la garde. Vous n’imaginez +pas que je vais bouleverser toute ma comptabilité +pour vous ; et les frais du train spécial !</p> + +<p>» — Mon ami, lui dit doucement Prosper, je +réclamerai ces 57 francs jusqu’au siège social, à +Bruxelles, s’il est nécessaire…</p> + +<hr> + + +<p>» Au moment que cette discussion allait +prendre un ton fâcheux, un blanc se précipite, +s’épongeant sous son casque : Ponsot, le père +Ponsot lui-même, le vénérable de la Loge, le +fondateur du temple maçonnique.</p> + +<p>» — Le train ! dit-il ; le train ?…</p> + +<p>» — Il est parti, le train, répond le chef de +gare. Il est loin, même à sa vitesse commerciale, +en palier, de quinze à l’heure… Vous prendrez +le prochain : nous sommes jeudi : lundi prochain.</p> + +<p>» Ponsot commence à jurer de façon à remplir +d’allégresse tous les diables du Congo. Prosper +et son <i lang="la" xml:lang="la">socius</i>, à l’autre bout du quai, lisaient leur +bréviaire, les yeux baissés.</p> + +<p>» — Écoutez, dit le chef de gare à Ponsot, il +y a peut-être un moyen : la compagnie vient +d’accorder un train spécial, qui va partir, à +Mgr Ganthouard ; vous le voyez bien, monseigneur ? +C’est celui qui est là, avec ses bas violets… +Arrangez-vous avec lui : moi, ça ne me +regarde pas, le train est à lui, il en est le maître.</p> + +<p>» — Diable ! fait Ponsot.</p> + +<p>» Mais nécessité n’a pas de loi. Il avait besoin +d’être à Matadi à temps pour prendre le bateau +d’Anvers, lui aussi ; il pensa, comme Henri IV, +qu’Anvers vaut bien une messe, et le voilà, lui, +le vénérable et le constructeur du temple maçonnique, +abordant bien gentiment monseigneur, +lui disant qu’entre Européens, n’est-il pas vrai, +il faut s’entr’aider, que lui-même, en pareil cas…</p> + +<p>» Si tu avais pu voir Prosper ! Il fut magnifique ! +Courtois, la voix miséricordieuse, égale — et +si ferme dans son dessein ! « Avec quel +plaisir, dit-il, il obligerait n’importe lequel de ses +compatriotes, en particulier M. Ponsot, dont +l’excellente réputation est venue jusqu’à lui… +Mais le train spécial ne comporte qu’un wagon, +et ce wagon est encombré, entièrement encombré ; +obligés, par la pauvreté de la mission, de se +nourrir à l’indigène, les aliments qu’il emporte, +pour lui et le père, tiennent toute la place…</p> + +<p>» — N’est-ce que cela, monseigneur, s’empressa +de proposer Ponsot : laissez votre chicouangue +sur le quai, et accordez-moi l’honneur +et le plaisir d’être votre amphitryon jusqu’à +Matadi !</p> + +<p>» — Voilà, concluait monseigneur, quand il +contait cette histoire, ce que j’appelle une solution +satisfaisante : nous avons voyagé, le père et +moi, en train spécial, et M. Ponsot, vénérable de +la loge maçonnique de Brazzaville, nous a traités +agréablement… fort agréablement, je me plais à +lui rendre cette justice, sans qu’il nous en coûtât +un centime. Ce fut une bonne affaire, une affaire +comme je les veux… Pourtant, elle aurait pu +être meilleure. Figurez-vous que la compagnie +ne m’a pas rendu mes 57 francs ! Je ne le pardonnerai +jamais au chef de gare.</p> + +<hr> + + +<p>Mais il y avait aussi « la force morale » de +l’administration. Quelle était, contre les sorciers, +la sorcellerie de l’administration ? Partonneau +ne me le dit pas ce jour-là. Mais un jour, à l’Exposition +coloniale de Marseille, nous rencontrâmes +le vieux Malgache.</p> + +<p>Il était assis, non pas confortablement en tailleur +sur son derrière et sur ses cuisses, comme +font les Turcs, mais dans une position bizarre, +accroupi, la pointe, si l’on peut dire, de ses +fesses touchant seulement le sol ; et tressait, devant +le public, des chapeaux en paille de riz. On +en fait, à Madagascar, de fort jolis, qui valent +bien ceux qu’on fabrique à Florence ; mais ils +ne sont pas encore à la mode chez nous, ce qui +tient, je pense, à la bêtise de nos importateurs ; +ou bien qu’ils les vendent comme chapeaux de +paille de Florence, ce qui prouverait celle de +tous les Français.</p> + +<p>Ce Malgache était un très vieux Malgache, assurément : +il ne regardait pas les femmes. Tous +les Malgaches, à moins qu’ils n’aient atteint un +âge très avancé, font l’amour en toute innocence, +avec ardeur, sincérité, persistance, et ne manquent +jamais d’exprimer à la personne élue, du +mieux qu’ils peuvent, l’énergie de leurs sentiments. +Mais celui-là ne faisait que tresser sa +paille, sans lever les yeux. Il était maigre, à la +façon des vieux hommes quand la graisse ne les +envahit pas ; austère comme un prêtre, toutefois +souriant.</p> + +<p>— C’est toi, Ramanantsalame, lui dit Partonneau +dans sa langue… Tu n’es donc plus sorcier ?…</p> + +<p>Le vieux dressa la tête. Tout à coup, prosterné, +il embrassait les pieds de Partonneau, à la mode +de son pays, quand on veut rendre hommage à +un supérieur ou à un bienfaiteur. En même +temps, il suppliait :</p> + +<p>— Ne dis pas ça ici, <i>toumpou-ko</i> — monseigneur ! — Il +ne faut pas dire ça ici !…</p> + +<p>Mais aussi, fouillant dans son <i>salako</i> assez +crasseux — son pagne, que les colons appellent +aussi assez drôlement « le trousse c… » — il en +retirait un billet de cent sous, qu’il offrit respectueusement +à ce « seigneur ». Ce n’était point, +je le savais, une tentative d’achat, de corruption : +simplement l’hommage que tout Malgache, +fidèle aux antiques coutumes, doit présenter à +un grand de la terre, en le saluant.</p> + +<p>— Non, fit Partonneau, employant presque +ses propres paroles, ça ne se fait pas ici, ça… +Mais je ne dirai rien, sois tranquille. Rentre <i>andranou</i>.</p> + +<p>Le vieux réintégra la case où il ouvrait ses +chapeaux, humblement obéissant. Partonneau +s’éloigna de quelques pas. Je n’avais rien compris.</p> + +<p>— … Ce n’est pas seulement un sorcier, c’est +un assassin. Et mon premier, mon unique +client… Qui sait ? J’aurais peut-être réussi +comme avocat, si j’avais continué : ç’avait été +un brillant début !</p> + +<p>» … Je vais t’expliquer. Il y a vingt-six ans, +quand nos troupes eurent pris Tananarive — ou +plutôt ce qui restait de nos troupes : il n’y eut +jamais d’expédition coloniale plus mal conçue, +plus mal menée — et que nous y eûmes institué +le protectorat, il y eut d’abord un fâcheux flottement +dans ce qu’on est convenu d’appeler les +méthodes administratives. Les militaires commencèrent +par ordonner aux habitants des villages +de leur apporter toutes les armes qu’ils +possédaient. C’était une bêtise, parce que ces +armes appartenaient à des sortes de gardes nationales. +Les bons, les pacifiques, qui ne tenaient +nullement à se battre contre n’importe qui, +obéirent ; les méchants gardèrent leurs pétoires — des +fusils snyders, vendus par les Anglais — de +sorte que, en un clin d’œil, le pays fut couvert +de bandes pillardes, qui ne furent pas d’abord +des insurgés patriotes, mais de simples brigands. +Là-dessus, les sorciers s’en mêlèrent : les sorciers +indigènes n’aiment jamais les Européens, parce +que les Européens amènent avec eux des médecins, +et protègent les missionnaires, deux catégories +de personnes qui ôtent le pain de la bouche +aux sorciers, des gâte-métier.</p> + +<p>» Un de ces sorciers, devenu chef de bande, +était Ramanantsalame. Il ne se contenta pas de +voler des bœufs et de chiper du riz, ce qui eût +été une distraction presque innocente, il attaqua +trois colons, chercheurs d’or, qui avaient eu la +naïveté de croire, sur les assurances du gouvernement, +que le pays était « pacifié », et les massacra +hideusement. Je te fais grâce des détails de +ce crime ; ils sont atroces. Les trois malheureux +s’étaient réfugiés dans une case au toit de paille, +à laquelle Ramanantsalame fit mettre le feu. Suffoqués +par la fumée, ils tentèrent une sortie. Les +hommes de Ramanantsalame les tuèrent, leur ouvrirent +le ventre en croix, les mutilèrent salement… +Tu comprends ce que je veux dire.</p> + +<p>» Comme je connaissais le pays depuis longtemps, +le gouvernement civil — les militaires ne +voulaient plus rien savoir — me mit à la tête +d’une vingtaine de miliciens, avec ordre de +m’emparer du bonhomme, vivant, si possible. +Par hasard, j’y réussis. Je le pris au vol au moment +où il sautait par la fenêtre d’une maison +dans le village où il s’était réfugié. Je croyais +que ma besogne était finie… Mon vieux, tu ne +tiens pas compte des beautés de la civilisation ! +Qui dit civilisation dit tribunaux. Il y avait +à Tananarive une Cour d’assises, mais une Cour +d’assises sans jurés ; rien qu’un président, deux +juges en robe rouge et deux assesseurs, choisis +parmi les colons. Seulement, on ne trouva point +d’avocats : la graine n’en avait pas encore germé +dans l’île. Je vois donc arriver chez moi le procureur +général.</p> + +<p>» — Il paraît que vous êtes licencié en droit ? +me dit cet important magistrat.</p> + +<p>» — Comme tout le monde… Quand on est +jeune, on ne sait pas ce qu’on fait !</p> + +<p>» — Non, pas comme tout le monde, répond +le procureur général. Nous avons eu beau chercher, +il n’y a pas d’autre licencié en droit à Tananarive. +Vous êtes le seul. Alors il faut que +vous soyez le défenseur, devant la cour, de Ramanantsalame.</p> + +<p>» — Mais c’est idiot ! C’est moi qui l’ai arrêté, +voyons !</p> + +<p>» — Ça n’a aucune importance : vous serez +son défenseur.</p> + +<p>» Un des principes que j’ai acquis au cours de +ma carrière d’explorateur, est que, plus les requêtes +ou les injonctions qui vous sont présentées +vous semblent stupides, plus il est inutile, +ou même dangereux, de n’y point obtempérer. +Je comparus donc aux assises en qualité de défenseur +de cette canaille de Ramanantsalame, et +prononçai, en substance, la plaidoirie que voilà :</p> + +<p>« Jugés par des magistrats civils français, en +vertu des lois criminelles françaises, nous nous +bornerons à invoquer l’article 12 du Code +pénal : « Tout condamné à mort aura la tête +tranchée. » Et nous ferons appel non seulement +à la lettre, mais à l’esprit de cet article, +ainsi qu’à l’usage plus que séculaire : vous +n’avez pas le droit de nous décoller autrement +qu’à l’aide de cet appareil qui déjà fit tomber, +aux jours révolutionnaires, la tête de tant d’innocentes +victimes. J’ai nommé la guillotine ! +Eh bien, amenez vos bois de justice ! Nous les +attendons : à Saint-Pierre-et-Miquelon, colonie +où les transports sont bien moins dispendieux +qu’ici, il en coûta 72.000 francs à l’administration +pour faire exécuter un condamné à +mort. A Tananarive, la facture, messieurs, +s’élèverait, suivant le barème que je soumets +à votre désintéressé et judicieux examen, à +150.000 francs. Vous trouverez sans doute que +c’est bien cher pour se payer la tête d’un +pauvre diable, aveuglé d’un obscur fanatisme, +qui… qui… qui… <i lang="la" xml:lang="la">Et caetera.</i> »</p> + +<p>» Après quoi je m’assis, au milieu de l’ahurissement +général. La cour se retira pour délibérer. +Le président, brave homme, et pas bête, qui avait +fait toute sa carrière de magistrat aux colonies, +souffla un peu, et avisa :</p> + +<p>» — Il y a tout de même quelque chose dans +l’argumentation du défenseur : si nous condamnons +cet homme à mort, il le faudra guillotiner. +Et nous n’avons pas de guillotine…</p> + +<p>» Mais l’un des assesseurs civils était architecte. +En cette qualité, il aurait aussi bien construit un +bateau à vapeur qu’un moulin à vent ou une +niche à chien. Cet animal proposa tout de suite :</p> + +<p>» — Mais je vous en ferai une, moi, de guillotine ! +Il n’y a rien de plus simple !</p> + +<p>» Et il se mit à tracer l’épure de la guillotine +sur son buvard.</p> + +<p>» — Je ne suis pas de cet avis, répliqua par +bonheur le prudent président. Quand j’étais juge +à Saint-Louis-du-Sénégal, on a construit comme +ça une guillotine de fortune. On l’a essayée sur +une botte de paille, elle marchait admirablement. +Sur un tronc de palmier, sur un veau : elle marchait +toujours. Mais sur le cou d’un condamné, +elle n’a plus rien voulu savoir. Non, non ! je repousse +la solution de la guillotine indigène. C’est +un outil qui doit venir de la métropole !… Qu’on +l’acquitte, ce pauvre bougre, puisqu’il serait +ruineux de le décapiter !</p> + +<p>» Voilà comment cette crapule de Ramanantsalame, +grâce à mon éloquence, est encore en +vie. »</p> + +<p>Nous repassâmes devant le vieux Malgache. Il +tressait toujours ses chapeaux. Partonneau +renouvela sa question :</p> + +<p>— Alors, tu n’es plus sorcier, ni assassin ?</p> + +<p>Le vieux répondit, en levant des mains déprécatrices :</p> + +<p>— Pas la peine… ça ne paie plus !…</p> + +<p>Et dans cette réplique m’apparut, en vérité, le +succès de ce qu’on nomme, par un trop grand +mot qui prête à sourire, et qui est vrai pourtant, +« le succès de notre œuvre civilisatrice… »</p> + +<hr> + + +<p>— Mais, Partonneau, lui demandai-je, quand +les missionnaires, ou, si tu veux, le christianisme, +entrent en conflit avec les religions locales, +que faut-il faire ?</p> + +<p>— Je n’ai pas d’opinion sur ce que pouvait et +devait être la politique religieuse de l’Empire +Romain au <small>III</small><sup>e</sup> siècle, mais je tiens qu’aujourd’hui, +du point de vue colonial, le seul qui soit +de mon ressort, le gouverneur Félix devrait être +considéré comme un excellent fonctionnaire : il +était plein de bon sens. Polyeucte, au contraire… +j’aurais de la méfiance à l’égard de Polyeucte, +son zèle m’inquiéterait.</p> + +<p>« Je l’ai rencontré au début de ma carrière, il +y a bien des années, ressuscité, dans un petit +poste qui s’appelle Messira, sur le Saloum.</p> + +<p>» J’ignore si tu te souviens exactement de ce +que c’est que le Saloum. C’est une rivière +qui donne son nom à une province, laquelle +dépend du gouvernement du Sénégal. Vers le +sud, le territoire touche à la Gambie qui est anglaise. +Et la Gambie elle-même n’est qu’une espèce +de large couloir, large de quarante kilomètres +à peu près, au fond duquel coule une +rivière qui porte le même nom, profonde et large +comme un fjord de Norvège. En somme, la Gambie, +pour les Anglais, c’est une colonie avortée, +une colonie sans espoir de développement, qui ne +leur sert à rien du tout. Mais ils la gardent dans +l’espoir de l’échanger un jour contre l’Algérie.</p> + +<p>— Tu dis, Partonneau ?</p> + +<p>— C’est pourtant facile à comprendre. La +Gambie est le type de ces colonies inutiles que +leur propriétaire ne conserve que pour servir de +monnaie d’échange contre une autre, mieux à sa +convenance. Or, comme en matière d’échange +l’Angleterre tient à gagner, selon sa nature, j’en +conclus qu’elle n’abandonnerait la Gambie que +contre l’Algérie ou l’Indochine, ou les deux, si +possible.</p> + +<p>— Ah ! bon !… Tu as des manières de +parler !…</p> + +<p>— Je parle pour me faire entendre, et en paraboles, +comme les prophètes… En attendant, +pour bien nous montrer l’avantage que nous aurions +à lui acheter sa Gambie, dont nous nous +fichons par ailleurs comme une tortue d’une +corde à nœuds, l’Angleterre y pratique la seule +industrie à laquelle ce couloir du reste peut +servir, celle de la contrebande du gin, de la cotonnade +et de la poudre dans nos possessions du +Sénégal, de la Guinée française et du Haut-Sénégal-Niger. +Et cela nous oblige, de notre côté, à +entretenir un ou plusieurs douaniers, dans les +plus petits patelins, tout le long du couloir.</p> + +<p>» Le père Chambédisse était préposé des +douanes à Messira, qui est un lieu peu enchanteur, +à l’embouchure du Saloum, comme je t’ai +dit ; mais presque en face il y a l’embouchure +de la Gambie et la capitale de la Gambie anglaise, +Bathurst : à surveiller.</p> + +<p>» A Messira, il y a des Ouolofs musulmans et +chrétiens, et aussi des Sérères fétichistes. Tout ce +pays, auparavant, était aux Sérères. Mais ils reculent +progressivement devant les Ouolofs, parce +que, étant fétichistes, leurs bons dieux ne leur +défendent pas de se saouler avec du gin, avec de +la bière de mil, avec du vin de palmes, avec tous +les breuvages qui ont un peu plus de goût que +l’eau pure ; et ça ne paraît pas avoir été salutaire +à leur tempérament. Pourtant, il y a une trentaine +d’années, il en restait encore pas mal, +braves gens au fond, bien qu’à peu près complètement +abrutis, et ils avaient à Messira une +belle case-fétiche, toute remplie de ces bonshommes +en bois que les collectionneurs paient +maintenant les yeux de la tête, un collège de +sorciers et un grand-sorcier, comme qui dirait +une espèce d’archevêque des Sérères, lequel se +livrait dans la case-fétiche à un tas d’opérations +extraordinaires. Ce grand-sorcier était un vieux +noir, sérieux comme un âne qui boit, très convaincu +de ses mérites, mais assez facile à vivre +et avec lequel, personnellement, j’entretenais les +meilleures relations.</p> + +<p>» A l’autre bout de Messira, il y avait la chapelle +de la mission lazariste, pour les Ouolofs +catholiques, et une espèce de presbytère où vivait +le missionnaire, le père Mottu. Lui aussi un très +brave homme, dans son genre, plus près du +mien ; mais je ne le lui montrais pas : le principe +de non-intervention, tu conçois. Si tout le +monde avait bien voulu en faire autant !…</p> + +<p>» Tout le monde, et en particulier Chambédisse, +le douanier, par malheur, ne voulait pas +en faire autant. Chambédisse, avec passion, avec +convictions, avec fureur, se déclarait nettement +anticlérical. C’est ce qui l’a lié avec le père +Mottu.</p> + +<p>— Partonneau, voyons !…</p> + +<p>— Je te dis les choses comme elles sont, et si +tu voulais bien y réfléchir un seul instant, tu +découvrirais que ce rapprochement était inévitable. +A quoi bon avoir une opinion si l’on ne +peut l’exprimer ? Chambédisse ne pouvait me +l’exprimer, ni à mon unique commis des Affaires +indigènes, à cause du principe de non-intervention, +que je respectais scrupuleusement, et que +j’imposais à mon personnel de respecter ; alors +il est allé droit à l’ennemi, je veux dire au père +Mottu. Le père Mottu se devait de tenir le coup. +Il l’a tenu.</p> + +<p>» Ça fait que, peu à peu, ils sont devenus inséparables, +justement parce qu’ils n’étaient pas +du même avis. Si tu crois qu’à Messira les sujets +de conversation sont nombreux ! Au fond l’un et +l’autre étaient heureux d’être tombés sur celui-là, +qui est inépuisable. La partie n’était pas tout +à fait égale, parce que Chambédisse puisait principalement +ses arguments dans Léo Taxil, et le +père Mottu dans la <i>Somme</i> de Saint Thomas, un +meilleur auteur. Mais jamais Chambédisse ne +s’avouait vaincu, et, quand il avait battu en +retraite, ce n’était que pour un moment. Une +fois seul, il pensait : « Voilà un nouveau raisonnement +qui va lui en boucher un coin. » Ces +nouveaux raisonnements lui apparaissaient surtout +à l’heure de l’apéritif. Une absinthe le rendait +lucide, plusieurs lui inspiraient une véritable +éloquence, devant laquelle le père Mottu +cédait apparemment.</p> + +<p>» Mais alors, le lendemain, c’était le missionnaire +qui revenait ! Il avait trouvé la réponse, il +écrasait son adversaire. Mais ce n’était pas pour +longtemps.</p> + +<p>» Et un jour, un jour — ah ! laisse-moi le qualifier +de fatal ! — Saint Thomas eut le dessus, +définitivement. Je crois que, ce jour-là, Chambédisse +avait un peu dépassé son habituelle dose +apéritive. Son cœur se fondit, la lumière brilla +pour lui. Il vit, il crut, il fut désabusé. Ce n’était +plus Chambédisse, c’était Polyeucte, dans toute +l’ardeur et le délire d’une foi nouvelle, Polyeucte +acharné contre les faux dieux.</p> + +<p>» — Mon père, dit-il au missionnaire, je suis +converti. Vous m’avez converti ! »</p> + +<p>Le père Mottu répondit, comme il convient, +qu’il en louait le Seigneur.</p> + +<p>» — Mais ce n’est pas tout ça, poursuivit +Chambédisse ; il faut faire quelque chose qui +soit digne de ce grand jour. Allons de ce pas +brûler les idoles des Sérères !</p> + +<p>» Le père Mottu allégua que cette démarche +était à ses yeux légèrement inconsidérée.</p> + +<p>» Malheureusement, comme le père Mottu fumait +la pipe, Chambédisse s’empara de ses allumettes, +qui étaient sur la table. Il y ajouta un +tome des œuvres de Léo Taxil, et partit en courant.</p> + +<p>« — Chambédisse, rendez-moi mes allumettes ! +criait le père Mottu, essayant de le rattraper.</p> + +<p>» Ce fut en vain, son récent fanatisme donnait +des ailes à Chambédisse, et la grande case-fétiche +était une paillotte comme toutes les cases +des Sérères. Elle brûla très bien. Le père Mottu +était fort embarrassé du zèle de son prosélyte. Il +s’efforça même de sauver un de ces faux dieux +des Sérères, mais le bonhomme lui fut arraché +des mains par les fidèles du Grand-Sorcier, insuffisamment +informés de ses intentions, et qui faillirent +lui faire un mauvais parti.</p> + +<p>» Le lendemain, je reçus la visite du Grand-Sorcier. +Ce respectable animiste m’intima gravement +qu’il aurait cru pouvoir attacher plus de +confiance dans la protection du gouvernement +de la République, ou des paroles à cet effet. Il +en ajouta d’autres qui signifiaient à peu près :</p> + +<p>» — Ça va faire du vilain : mes dieux se vengeront !</p> + +<p>» Je fus obligé de lui répliquer que ses dieux +pouvaient faire tout ce qu’ils pourraient, mais +que je conseillais à leurs prêtres de se tenir tranquilles. +Il sourit comme si cette suggestion ne le +regardait pas, et s’en alla d’un air de commisération.</p> + +<p>» Il s’en était si bien allé, que je ne le revis +jamais. Le lendemain, il avait gagné par mer la +Guinée Portugaise, avec tout son collège de sorciers, +et la moitié ou les trois quarts des Sérères +fétichistes, ce qui diminua de façon regrettable +le rendement de l’impôt de capitulation.</p> + +<p>» … Et n’empêcha pas la chapelle du père +Mottu de brûler à son tour dans la quinzaine. Je +demandai le déplacement de Chambédisse : +d’abord comme sanction à son enthousiasme +indiscret, mais surtout dans son propre intérêt. +Mais l’administration compétente prit son temps, +comme toujours, et quand la décision arriva, +Chambédisse était déjà mort : de maladie, évidemment. +Personne n’a jamais pu prouver que +ce ne fut pas de maladie. »</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">LE MAITRE DES HOMMES</h2> + + + + +<h3 id="c7">LE CONDAMNÉ A MORT</h3> + + +<p>« … Dans toutes celles de nos possessions où +j’ai exercé les pouvoirs que je détiens du gouvernement +de la France, me dit Partonneau, je +me suis toujours arrangé, dans ces dernières années, +pour faire condamner à mort le plus grand +nombre possible de mes sujets. Je disais aux tribunaux +indigènes — non pas, tu le comprends +bien, aux magistrats français : il m’aurait suffi +d’exprimer ce désir pour que ces animaux s’évertuassent +à le contrarier — je disais à ces braves +juges noirs qui rendent leurs arrêts sous un +baobab, un doubalel ou un fromager : « Ne vous +gênez pas ! Soyez sévères ! Faites respecter les +bonnes mœurs, l’ordre public, et même les +intérêts de votre politique et de vos passions ! »</p> + +<p>» Tu vas penser que je suis altéré de sang, que +j’aime à voir pendre, décapiter, fusiller, peut-être +écarteler. Il n’en est rien. Je suis le plus +doux des hommes, et le plus indulgent : la mansuétude +incarnée. Mais je vais t’enseigner une +chose, qu’on ignore trop, et qu’il est indispensable +de connaître : c’est que le bon état, c’est +que la prospérité d’un cercle sont en raison proportionnelle +et directe du nombre des condamnés +à mort !</p> + +<p>» Ainsi qu’il arrive de la plupart des grandes +découvertes, c’est le hasard qui me permit de +faire celle-ci.</p> + +<p>» J’étais à ce moment gouverneur de la côte +des Graines (Afrique Occidentale). Il y a des fonctionnaires +coloniaux qui dirigent leur colonie +sous un <i>pankah</i>, assis dans leur fauteuil en rotin. +Ce n’est pas ma manière. A parcourir perpétuellement +la colonie, on ne parvient pas encore à +tout savoir et à réaliser ce qui devrait être fait ; +mais en restant sur son derrière, on ne sait rien, +et rien ne se fait. Je finis même par réfléchir à +ceci : « Il n’y a encore aucune communication +entre la côte des Graines et sa voisine, le Niger-Volta. +Si je vais rendre visite à mon collègue +du Niger-Volta, bien que je n’aie pas grand’chose +à lui dire — mais il paraît que l’apéritif +est chez lui excellent, parce qu’il a une machine +à glace, — à partir de cet instant, il y +en aura une ! »</p> + +<p>» Donc, je pars, en automobile — nous avons +tous des automobiles, à l’heure qu’il est, sur les +routes de ma colonie — et je télégraphie à l’administrateur +de Bodiéni : « Peut-on rouler de +Bodiéni à Fouloubé, qui est la capitale du +Niger-Volta ? » Il me répond : « De la frontière +du Niger-Volta à Fouloubé, il y a une +route d’auto, mais de Bodiéni à cette frontière, +sur trois cents kilomètres, rien ! C’est la forêt +et la montagne. » Alors, je lui câble : « Pas +de route sur trois cents kilomètres ? Vous avez +trois jours pour la faire ! »</p> + +<p>» L’administrateur de Bodiéni n’avait avec lui +par suite de décès, relèves, et autres petits jeux +administratifs, qu’un commis principal, le seul +blanc avec lui dans tout le cercle : un ancien étudiant +en pharmacie, à trois inscriptions. Il colle +son pharmacien sur le boulot, avec dix mille +indigènes levés par les soins des chefs de villages. +En trois jours, la route est faite, sauf pour +les ponts : mais comme c’était la saison sèche, +l’auto descendait gentiment dans le lit des rivières, +à sec ou du moins guéables. Pour remonter, +on mettait dix indigènes derrière, cinquante +devant, qui tiraient à la cordelle : ça faisait une +négromobile au lieu d’une automobile, mais ça +marchait tout de même… Voilà comment il y a +une route, maintenant, de ma capitale au Niger : +ce n’est pas plus difficile que ça : il n’y avait +qu’à y penser. Et c’est une belle route, bien +qu’un des chefs du pays, Malmady-Coumla, prétende +qu’elle lui fiche le vertige. C’est qu’elle +est pour la plus grande partie en lacets, en corniche, +au-dessus des torrents, et qu’elle est large ! +Ce bon Mahmady-Coumba n’était accoutumé +qu’à ses pistes, qui ont juste la largeur des pieds +d’un nègre et vont toujours tout droit, du fond +des vallées à leur sommet, sans se soucier de la +pente.</p> + +<p>» Me voilà donc à Bodiéni en un rien de temps. +Il y a là des Apolloniennes assez agréables. Quelques +instants diurnes pour me rafraîchir, quelques +heures nocturnes pour nouer connaissance +avec elles, et le lendemain je me fais rendre +compte des affaires d’État par l’administrateur. +Tout était dans l’ordre, les indigènes faisaient +preuve d’un bon esprit. Autrement dit, ils +avaient payé leurs taxes. C’est tout ce qu’on leur +demande : je défie qu’on prétende qu’un cercle +où l’indigène acquitte les taxes sans réclamer +n’est pas animé d’un bon esprit.</p> + +<p>» — L’impôt est rentré, me dit l’administrateur : +300.000 francs, dans des caisses, sous mon +lit.</p> + +<p>» — Et votre chambre ferme à clef ?</p> + +<p>» — On n’a jamais su ce que c’était qu’une +clef dans le pays… mais qu’est-ce que ça fait ?</p> + +<p>» — Vous avez raison, lui dis-je, du moment +que vous couchez dans votre lit. Et je ne vous +demande même pas si vous y êtes seul.</p> + +<p>» En effet, jamais les noirs ne se risqueraient +à voler en plein jour, surtout une lourde caisse +dont tout le monde sait le contenu. La confiance +de mon subordonné avait mon approbation sincère. +Je lui accordai mes compliments pour l’administration +de son cercle.</p> + +<p>» — Je repars demain, ajoutai-je. Vous m’accompagnerez.</p> + +<p>» C’est encore un de mes principes de me faire +accompagner par l’administrateur, tant que je +suis sur son domaine. On s’aperçoit ainsi d’un +tas de choses, même si les noirs n’osent se +plaindre de rien. Par exemple, si les vieilles +femmes, seules, assistent aux palabres, c’est que +le chef de cercle a coutume d’être trop entreprenant +avec les jeunes, à qui leurs maris ou leurs +pères font gagner la brousse avant qu’il arrive. +Mais tout à coup je réfléchis :</p> + +<p>» — Mais non, ce n’est pas possible. Et l’argent +de l’impôt ? Vos trois cent mille francs, +dans cette case ouverte à tout le monde ? Mettez-y +votre pharmacien.</p> + +<p>» — Il est loin : sur le tronçon de route qui +reste à construire entre Bodiéni et la frontière. Je +ne puis pas le faire revenir : les noirs n’en ficheraient +plus un coup. Mais ça ne fait rien : je puis +quitter le poste avec vous demain matin… Je vais +installer le condamné à mort dans ma chambre : +les caisses de l’impôt ne risqueront rien.</p> + +<p>» — Le condamné à mort ?</p> + +<p>» — Oui : Samba Laôbé… Monsieur le gouverneur, +Samba Laôbé est la providence du +cercle. Sans lui, surtout depuis que tous mes collaborateurs +européens ont été mobilisés, je ne +m’en serais pas tiré… Vous avez vu mes miliciens, +hier ?</p> + +<p>» — Oui. Ils manœuvrent comme des rengagés +sénégalais. Je n’ai jamais vu ça.</p> + +<p>» — C’est le condamné à mort qui les a dressés… +Et le jardin ? Il est admirable, n’est-ce pas, +le jardin ? Il n’y en a pas deux comme ça dans +toute l’Afrique occidentale. C’est le condamné à +mort qui y veille… Il tient aussi la comptabilité.</p> + +<p>» — Mais qu’est-ce que c’est que votre condamné +à mort ?</p> + +<p>» — C’est un condamné à mort. Voilà tout. +Seulement il l’est depuis dix ans… Il y avait eu +recours en grâce, comme la loi l’exige, et il est +à croire que la pièce, ou bien la réponse à la +pièce, s’est perdue dans la brousse, que le courrier +a été arrêté, intercepté… Alors Samba est +toujours condamné à mort, mais il n’est pas exécuté. +Vous concevez que, dans ces conditions, il +marche au doigt et à l’œil. Sinon, on lui dit : +« Tu sais, Samba, je vais écrire à Paris ! » Et +puis, comme il est éternellement prisonnier, on +a tout pu lui apprendre, on avait le temps : la +cuisine, l’art militaire, l’horticulture, le jardinage, +la lecture, l’écriture, la comptabilité ; et +maintenant, on peut se reposer sur lui pour +former des élèves. Tandis qu’avec des galapiats +de condamnés à deux ou trois ans de travaux +seulement, ça ne vaut pas la peine d’essayer de +leur faire entrer quoi que ce soit dans la tête : +quand ils ont appris, ils s’en vont !…</p> + +<p>» Nous partîmes le lendemain, laissant la garde +des 300.000 francs, le commandement du cercle, +en somme tout le gouvernement, à Samba Laôbé, +condamné à mort. Il s’en tira à la satisfaction +universelle. J’aurais voulu pouvoir lui faire +décerner les palmes académiques.</p> + +<p>» Voilà pourquoi j’invite tous mes tribunaux +indigènes à multiplier le nombre des condamnés +à mort : ils sont l’épine dorsale des États que je +gouverne. Car, bien entendu, instruit par cette +expérience, je m’arrange pour qu’ils ne soient +jamais exécutés. »</p> + +<p>» Au bout du compte, c’est l’extension de la +loi Bérenger à la peine de mort ; et puisque la +suspension des effets du jugement a pour indispensable +condition la bonne conduite du bénéficiaire, +on a toutes les chances de garder sous la +main un gaillard souple comme un gant.</p> + +<p>» J’ai parlé « du glaive de la loi ». Ce n’est là, +je dois bien le spécifier, qu’une figure : les condamnés +à mort par les tribunaux indigènes, aux +termes de la coutume, doivent être pendus jusqu’à +ce que mort s’ensuive. Pour parler correctement +j’aurais dû dire, par conséquent : la potence, +ou le gibet, ou la hart, comme tu voudras, +de la justice.</p> + +<p>» Mon procédé, pour me procurer une quantité +suffisante de condamnés à mort, était aussi +simple qu’efficace : il me suffisait d’inviter les +tribunaux indigènes à ne pas se gêner pour faire +preuve de sévérité. Pour éviter ensuite la destruction, +qui eût été, pour mes projets, déplorable, +de cette matière première, il me fallait +user ensuite d’une certaine diplomatie. J’y employais +mon procureur de la République, avec +qui j’étais, par bonheur, dans les meilleurs +termes : homme, du reste, de la plus grande +humanité. Il ne faut point trop s’en étonner : à +notre époque contemporaine, c’est le plus souvent +la magistrature assise qui prétend à la sévérité, +la magistrature debout à l’indulgence : précisément, +je suppose, parce que ce devrait être +l’inverse ; ainsi l’exige le perpétuel paradoxe de +nos mœurs judiciaires actuelles.</p> + +<p>» Bien pénétré de mes intentions, qui s’accordaient +avec la bonté naturelle de son cœur, cet +excellent magistrat s’arrangeait pour retarder +durant des mois l’expédition du pourvoi, puis du +recours en grâce. Parfois même, il savait égarer +les pièces nécessaires à cette expédition, et tu +conçois bien qu’on ne saurait exécuter un homme +tant que la Cour de cassation et le président de +la République n’ont pas dit leur dernier mot. +Enfin, si par hasard le moment arrivait que nous +étions forcés dans nos derniers retranchements, +que la Cour de cassation repoussât le pourvoi, +que le président de la République refusât la +grâce, j’avais découvert, avec lui, un moyen +tout à fait sûr de conserver indéfiniment mon +condamné :</p> + +<p>» Le jugement, disions-nous, appartient sans +conteste au tribunal indigène, mais l’application +de la peine nous concerne : elle est du ressort de +l’exécutif. Or, il est constaté que, dans le cercle +où cette application de la peine doit avoir lieu, +personne ne sait pendre. Et le condamné doit +être pendu, non pas fusillé ou décapité, cela ne +fait point l’ombre d’un doute. En conséquence, +il sera sursis à l’exécution jusqu’à ce qu’il apparaisse +un spécialiste de la pendaison.</p> + +<p>» On n’en trouvait jamais : nous y mettions +bon ordre.</p> + +<p>» C’est ainsi que Mamy-N’Diaye, du cercle de +Kouadiakofi, put couler, comme tous ses collègues, +cinq ou six années d’une existence heureuse, +malgré la décision des anciens de son village, +qui voulait que, depuis ce temps, son corps +se balançât dans les airs. Ce Mamy-N’Diaye, du +reste, avait été de son vivant légal, si je puis employer +cette expression, une déplorable crapule, +la honte de sa race et de sa tribu : un incorrigible +ivrogne, qui avait fini par tuer son père et +sa mère, deux de ses oncles et le garde-police +venu pour l’arrêter. Mais on a des principes ou +on n’en a pas : mon principe était que Mamy-N’Diaye +ne devait pas plus être exécuté que les +camarades. C’était bien davantage encore l’opinion +de Carlier, l’administrateur du cercle : tous +les autres administrateurs possédaient déjà leur +condamné à mort et lui n’en avait pas ! Il en +souffrait comme d’une insupportable infériorité, +susceptible d’influer sur son avancement, puisque +le gouvernement de son cercle s’en ressentait. +Il me jura que Mamy-N’Diaye, malgré les +apparences, ferait un aussi bon condamné à +mort que les autres. Le fait est qu’il l’avait dressé +à la perfection par le procédé le plus élémentaire : +rien qu’en lui annonçant qu’il deviendrait +un cadavre définitif le jour où il boirait +autre chose que de l’eau. Obligé à la sobriété, +Mamy-N’Diaye était devenu le plus inoffensif +des hommes, et la main droite de Carlier pour +l’administration du cercle, bien entendu. Par +surcroît, on l’avait mis à la vaccination : il maniait +la lancette comme un vieux praticien.</p> + +<p>» Malheureusement, il y a des choses qu’on +ne saurait prévoir. Voilà qu’un jour tombe à +Kouadiakofi le quartier-maître de la marine Plévech, +détaché à la flottille et à l’hydrographie de +la Volta. Carlier était en tournée. Il est reçu par +le commis principal Bouffiot, un brave homme, +mais un crétin, qui lui offre à dîner. Le dîner est +servi, comme de juste, par Mamy-N’Diaye, qui +avait dirigé les travaux du cuisinier. Ce dîner +était excellent. Plévech en fait ses compliments +à Bouffiot, qui répond orgueilleusement :</p> + +<p>» — Depuis que nous avons notre condamné à +mort !…</p> + +<p>Et Mamy-N’Diaye salue, avec un bon sourire.</p> + +<p>» — Vous avez un condamné à mort ? fait Plévech. +Pourquoi ça ? Pourquoi n’est-il pas exécuté ?</p> + +<p>» — Parce que, expliqua Bouffiot, qui par +malheur, dans sa situation subordonnée, ne se +croyait pas permis de révéler un des grands secrets +de mon gouvernement, parce que… il doit +être pendu.</p> + +<p>» — Eh bien ?…</p> + +<p>» — Eh bien, continue Bouffiot selon la consigne, +à Kouadiakofi, personne ne sait pendre.</p> + +<p>» — Vous ne savez pas pendre ? crie Plévech +avec autant de stupeur que d’indignation. C’est +impossible ! Tout le monde sait pendre !</p> + +<p>» — Mais non, je vous assure…</p> + +<p>» — Tout le monde sait pendre : c’est la chose +la plus facile. Vous avez bien une corde ?</p> + +<p>» — Oui…</p> + +<p>» — On fait un nœud à double épissure… +Tenez, comme ça !… Il n’y a plus qu’à trouver +un arbre : ce doubalel, avec sa grosse branche, +par exemple. Il a l’air d’avoir été fait pour ça… +Il faut aussi une table… Mais la voilà : celle devant +laquelle nous sommes assis… Toi, le condamné +à mort, enlève la nappe… Elle est enlevée ?… +Mets la table sous la branche. Appelle +mon boy.</p> + +<p>» Le boy de Plévech arrive à l’ordre, Plévech +lui fait accrocher la corde.</p> + +<p>» — Et maintenant, dit Plévech à Mamy-N’Diaye, +monte sur la table.</p> + +<p>» Le pauvre Mamy-N’Diaye, qui depuis six ans +qu’il était condamné à mort n’avait jamais fait +autre chose qu’obéir, monta sur la table.</p> + +<p>« — Mais, proteste Bouffiot, ça ne vous regarde +pas, cette affaire-là !</p> + +<p>» — Est-il condamné à mort, oui ou non ? Je +ne connais que ça. Une administration qui n’exécute +pas les sentences parce qu’elle ne sait pas +pendre ! C’est à n’y pas croire ! Quand je raconterai +ça… Boy, mets la corde au cou du condamné… +Bon !… retire la table… Il n’y a qu’à +retirer la table.</p> + +<p>» … Le boy retira la table, et Mamy-N’Diaye, +qui n’y avait rien compris du tout, se trouva +pendu. Bouffiot sauta à son tour sur la table, +pour le dépendre, mais il était trop tard : la colonne +vertébrale s’était cassée net.</p> + +<p>» — Vous voyez bien que vous savez pendre, +conclut Plévech.</p> + +<p>» L’administrateur Carlier, à son retour, +ayant appris la fin imprévue du pauvre Mamy-N’Diaye, +m’en avertit par télégramme, mais je +ne pus faire prendre aucune mesure disciplinaire +contre Plévech, attendu qu’en effet sa victime +était censée être exécutée depuis plusieurs années, +et, juridiquement, devait l’être.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="c8">UNE LEÇON</h3> + + +<p>« … Si singuliers, inattendus, embarrassants +que fussent les événements, me confia Partonneau, +j’ai toujours trouvé moyen de me tirer +d’affaire avec mes sujets — car ce sont des sujets, +dans les colonies où ils ne sont pas électeurs. Les +populations de notre empire d’outre-mer — je +parle même des cannibales du Congo ou des îles +polynésiennes — sont simples, impressionnables, +obéissantes, respectueuses du chef, parce qu’elles +ont toujours un chef, et mourraient tout simplement +de faim, d’ennui, de pure incapacité à décider +les choses les plus élémentaires, si elles n’en +avaient point. A plus forte raison se laissent-elles +diriger, manier, quand ce chef est un blanc, un +homme d’une race supérieure, sorti de la mer +par un incompréhensible et formidable miracle. +Je ne fais même pas exception pour les Annamites, +qui ne sont pas pourtant des sauvages, +mais de braves laboureurs fort civilisés à leur +manière, et à leur manière aussi, d’une touchante, +patriarcale moralité. Ils considèrent le +chef, d’où qu’il vienne, comme leur « père et +mère » ; on en tire tout ce qu’on veut, si l’on +sait les prendre. Cela me fut enseigné, il y a bien +longtemps déjà, au début de ma carrière, par +un collègue plein d’expérience qui me disait : +« Ce pays-ci est si facile à conduire ! On devrait +y envoyer de chez nous les apprentis sous-préfets : +les bêtises n’ont pas d’importance ! »</p> + +<p>» Une seule fois dans ma vie, je crois, j’ai +été roulé — pas moi personnellement, mais un +de mes subordonnés dont j’étais responsable — par +mes administrés. Il est vrai que c’étaient des +Européens, des blancs, ou plutôt des blanches, +comme tu verras. Il n’y a rien à faire avec des +blancs, surtout des Français : ce sont des individus, +d’indécrottables individus, non pas un troupeau. +Ou alors c’est un troupeau qui n’a d’autre +souci que d’embêter le berger. Songe alors, +quand les femmes s’en mêlent !</p> + +<p>» Je venais de Madagascar, et l’on m’avait envoyé +à l’île du Saint-Esprit. C’était de l’avancement, +puisque j’étais gouverneur, et non plus +administrateur en chef, et c’est pourquoi j’avais +accepté le poste. Mais à part ce motif de carrière, +ce changement ne m’amusait pas. Madagascar +est une colonie agréable ; les femmes y sont aimables, +les hommes disciplinés, pas bêtes, et, à +cette époque, il n’y avait pas trop de colons : tu +dois savoir qu’on a plus d’embêtements avec un +seul colon qu’avec cent mille indigènes. Le climat, +surtout dans les hauts, est délicieux : les +plateaux sont autant de stations pour poitrinaires. +Mais l’île du Saint-Esprit — j’en change +le nom, tu la reconnaîtras aisément, pour peu +que ça t’amuse — est située dans une des régions +les plus déshéritées du globe, au milieu du +brouillard et des glaces. Il y a là quelque six +mille habitants, pas beaucoup plus, et tous des +blancs, comme je viens de te le dire, descendus +de quelques pêcheurs et marins bretons, normands +ou basques, qui vinrent s’y établir il y a +quatre siècles. Est-ce le climat, si rude et si triste, +qui n’a pas été favorable à la race, ou bien l’effet +des mariages consanguins ? La plupart de ces +gens sont devenus tout petits de taille, surtout les +femmes ; ils ne se développent guère, semblent +rester des enfants. Un jour, un de mes employés +m’annonça qu’il allait épouser une fille du pays, +qu’il me nomma :</p> + +<p>» — Tu es fou ! lui dis-je, elle n’a pas douze +ans…</p> + +<p>» Il m’apporta l’extrait de son acte de naissance : +elle en avait dix-huit ! Ce petit peuple — petit, +comme tu vois, dans plusieurs sens du +mot : du reste, as-tu remarqué qu’on ne voit +jamais de grands animaux dans les petites îles ? +Il y a peut-être là une question de proportions +voulues par la nature — garde toutefois des qualités +solides. Il est sobre, honnête, travailleur ; +ses idées, sa moralité, sa religion sont restées +exactement ce qu’elles étaient au dix-septième +siècle, il s’est conservé intact dans ses glaces, il +n’a pas bougé. Durant la saison des pêches, qui +sont à peu près leur seule occupation — la terre +et la température sont si ingrates que l’agriculture +même n’y existe pour ainsi dire point — ces +gens besognent durement, sans lever leurs +pauvres têtes. Aussitôt l’hiver arrivé, ils n’ont +plus grand’chose à faire. Alors ils font de la politique, +une espèce de politique locale, à propos +de rien, de queues de poires, sur des sujets infimes +qu’on a la plus grande peine du monde +à concevoir. C’est leur seule distraction. Ils ne +reçoivent pas de journaux, n’ont que très peu de +livres, bien qu’ils sachent tous lire, et soient +aussi intelligents sans doute que vous et moi, +d’une intelligence trépidante, acérée, pareille à +la vivacité des fox-terriers : le cerveau ne diminue +pas en même temps que la taille, ni l’activité du +système nerveux. Et ils sont fiers, vertueux, ombrageux, +susceptibles.</p> + +<p>» Un matin que je venais d’arriver à mon +bureau, mon expéditionnaire, Manga-Maso, que +j’avais emmené avec moi de Tamatave, m’avertit :</p> + +<p>» — Y en a ici délégation notables. Vouloir +parler toi : <i>Kabary</i> (discours, palabres).</p> + +<p>» — Dis-moi, lui demandai-je, s’ils ont des +gants blancs ou des gants noirs ?</p> + +<p>» — Y en a gants noirs, répondit-il.</p> + +<p>» Je connaissais les coutumes de l’île : la délégation +portait des gants noirs ; alors ses intentions +étaient hostiles ; ça allait chauffer.</p> + +<p>» Ça chauffa ! Je lus sur les visages tous les +signes d’une indignation non dissimulée. On +m’annonça qu’un de mes subordonnés, un des +juges au tribunal de Saint-Esprit, parti depuis +trois mois pour la France, en congé régulier, +venait de commettre à l’égard de la population +féminine de l’île un outrage abominable, +impardonnable ! Je pensai en moi-même que ce +crime ne devait pas être bien grave, puisque son +auteur, absent, n’avait pu le commettre en personne. +On me détrompa. Les gants noirs du président +de la délégation jetèrent en frémissant sur +ma table une petite brochure, rédigée par le magistrat +incriminé, à l’occasion de je ne sais plus +quelle exposition qui avait lieu en cet instant à +Paris. C’était un essai, qui me parut fort innocent, +sur l’île du Saint-Esprit, ses ressources, son +aspect géographique, les mœurs de ses habitants.</p> + +<p>» — Eh bien ? fis-je.</p> + +<p>» — Là, monsieur, là ! indiquèrent les gants +noirs, frémissants d’émotion.</p> + +<p>» Je lus : « … Les femmes de l’île du Saint-Esprit +sont bavardes et coquettes. »</p> + +<p>» J’eus la plus grande peine à m’empêcher de +rire. C’était ça, non, c’était ça, l’irréparable outrage ?… +Si ce brave homme de président avait +pu lire ce qu’on imprime quotidiennement, en +France, sur les femmes de France, il aurait senti +que le péché était véniel. C’est ce que je tentai, +bien doucement, de lui faire entendre. Il ne comprit +pas du tout. Comme je te l’ai dit, ces gens +n’ont que peu d’occasions de lire : et tout ce +qu’ils peuvent lire, surtout ce qui vient de la +métropole, cette France qu’ils n’ont jamais vue +et ne verront jamais, prend à leurs yeux une +importance démesurée.</p> + +<p>» — Nous sommes venus demander le déplacement +de ce magistrat, conclut le président, +froissé de mon indifférence. Il ne faut pas qu’il +revienne jamais à Saint-Esprit.</p> + +<p>» — Cela vous regarde, répondis-je. Adressez-moi +un vœu en ce sens. Je le transmettrai à +l’administration centrale, mais sans l’appuyer, +je dois vous en avertir. L’offense est insignifiante, +et ce juge est un excellent magistrat, sérieux, +bon juriste, fort attaché aux devoirs de +sa charge. Avez-vous un autre reproche à lui +faire ?</p> + +<p>» — Celui-là suffit ! répliqua la délégation +d’un air sombre.</p> + +<p>» Elle tourna les talons. Je reçus quelques +heures plus tard la plainte qu’elle formulait +contre ce juge « au nom de toute la population +de l’île et de l’honneur des femmes ». Je l’envoyai +telle quelle, sans commentaires, à l’administration +de la rue Oudinot — et l’administration +s’assit dessus, comme tu peux le penser. Je +suppose même que les jeunes rédacteurs du ministère +des colonies s’en firent une pinte de bon +sang, peut-être même le ministre, si cette réclamation +est tombée sous ses yeux, ce qui n’est pas +probable.</p> + +<p>» Une des rares distractions, à Saint-Esprit, +est d’aller lire les télégrammes de navigation, +qui sont affichés, sur papier jaune, devant les +bureaux du capitaine de port. C’est ainsi que +les habitants de la toute petite ville apprirent +que le <i>Gaurisankar</i> — à propos pourquoi est-ce +que nous donnons des noms de montagnes aux +bateaux ? C’est idiot ! — arriverait bientôt, débarquant +un certain nombre de passagers, parmi +lesquels l’infortuné magistrat, cause involontaire +d’un si grand scandale.</p> + +<p>» La population de Saint-Esprit tint des conciliabules +nombreux, mais si secrets que ma police, +du reste fort restreinte et médiocrement adroite, +ne me put donner aucun renseignement sur les +décisions prises :</p> + +<p>» — Ils veulent se venger, me dit-on seulement. +Une vengeance épouvantable, inoubliable !</p> + +<p>» Voulaient-ils donc tuer ce pauvre juge ? Je +ne les en croyais pas capables. Ce sont de bonnes +gens ; ils sont très doux. Le seul crime dont on +se souvienne a été commis, dans l’île, il y a cinquante +ans, et encore par un marin étranger. +Cependant, je crus devoir prendre toutes les précautions +possibles. Je groupai mes forces de police +au grand complet — une douzaine d’hommes — sur +l’appontement, dès que le <i>Gaurisankar</i> +fut en vue. Et je m’établis là en personne, pour +voir, et imposer mon autorité.</p> + +<p>» Je n’eus rien à faire, absolument rien. On +ne voyait pas, si loin que les yeux pussent chercher, +un seul habitant mâle de l’île du Saint-Esprit. +Où s’étaient-ils cachés, dans quelles +gorges de la montagne, quelles cavernes ? Mais +toutes les femmes étaient là, deux mille femmes +environ, les vieilles et les jeunes, rangées en +haie depuis l’appontement jusqu’au tribunal. +Toutes habillées de noir, sans un bijou, sans une +fleur, et silencieuses, dramatiquement, invraisemblablement +silencieuses. On n’entendait que +le piaillement des mouettes. Ces femmes étaient +là, voilà tout : un double mur noir.</p> + +<p>» … Le pauvre juge grimpa l’échelle de l’appontement +et parut. Tout d’abord, il ne distingua +quoi que ce fût qui le pût choquer : rien que ces +deux sombres murailles, qui couraient à l’infini, +et des yeux étincelants sous des coiffes noires, à +la bretonne. Il mit le pied sur le quai… Les deux +premières femmes, à droite et à gauche, crachèrent. +Oh ! pas sur lui ! A ses pieds, seulement ; +deux larges crachats, préparés, délibérés. C’est à +peine pourtant s’il y fit attention. Mais les autres, +l’une après l’autre, les deux mille femmes de +Saint-Esprit ! Les crachats tombaient, deux par +deux ; on entendait leur petite pluie sur la route — et +pas un autre bruit. Ah ! il avait dit que les +femmes de Saint-Esprit étaient coquettes et bavardes ! +Il pouvait les regarder, toutes vêtues +comme des veuves. Et de leurs lèvres, devant lui, +tant qu’il resterait dans l’île, ne sortirait jamais +un mot. Seulement ce petit bruit de crachats, +quand il passerait. Pas autre chose…</p> + +<p>» Alors, le juge comprit, et blêmit. Il marcha +plus vite, et s’enfonça sous la porte du tribunal. +Il ne quitta cet abri qu’à la nuit pour gagner sa +maison. Mais le lendemain, du tribunal à cette +maison, c’était la même chose… Il tint bon six +semaines, puis sollicita son rappel. Il était +vaincu. Vaincu par ce silence, ce noir, ce dédain +spumeux. »</p> + +<hr> + + +<p>Voilà comme les gens de l’île du Saint-Esprit +ont tenu tête à l’administration française. Et je +songe parfois que c’est une idée qui venait de +très loin, du fond des siècles, de l’époque où les +peuples n’avaient pas d’autres moyens de manifester +la mésestime, à la fois soumise et orgueilleuse, +où ils tenaient leurs maîtres.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="c9">SA PRUDENCE</h3> + + +<p>Je m’amusais parfois — et il était assez rare +que je fisse erreur — à deviner l’origine ou le +corps d’où sont issus les administrateurs coloniaux, +par la seule façon dont ils prononcent, +devant leur chef suprême, cette phrase élémentaire : +« Oui, monsieur le Résident Général ! » Ce +brave Lefebvre, à qui l’on confiait toujours les +postes les plus difficiles ou les plus déshérités, +qui ne s’en offusquait nullement, qui même les +sollicitait, « parce que, disait-il, on y est plus à +son aise que près des légumes, et que les inspecteurs +y passent moins de temps », ne la pouvait +sortir de ses lèvres sans y ajouter, dans son inexprimable +émotion, un explétif blasphématoire : +« Nom de Dieu ! Oui ! monsieur le Résident Général ! +Oui, sacré Nom de Dieu ! » C’est que +Lefebvre a été tout petit commis des affaires indigènes, +et même, auparavant, simple sergent de +la vieille infanterie de marine, puis employé de +factorerie. Énergique, dévoué comme un chien, +un peu court d’esprit et plein de sens, il perdait +la tête en présence du maître tout-puissant ; ces +jurons malsonnants exprimaient à la fois le désordre +respectueux de son âme, et sa décision +d’aveugle obéissance. Les anciens officiers de +l’armée de terre émettaient la formule automatiquement +et comme à cinq pas de distance, la +main à une coiffure militaire absente, mais avec +une sorte de respect hiérarchique et définitif. +Ceux qui venaient de la marine, avec une courtoisie +raffinée qui dissimule un dédain latent : +car la marine obéit à ses chefs, mais les juge, +mais ne les aime pas, et cependant méprise tout +ce qui ne vient pas de la marine.</p> + +<p>Pour Partonneau, il disait d’un souffle raccourci : +« Oui, m’sieu le Résident Général ! » +J’en avais induit que, des bancs du lycée, il était +entré tout droit à l’École coloniale ; il continuait +de répondre au pion. Je ne me trompais pas. Il +obéissait, ou plutôt il obtempérait, parce que la +désobéissance est non seulement impossible, +mais inutile, qu’on n’y gagne rien pour le but +qu’on veut atteindre. « Le mieux, déclarait-il, +est d’attendre qu’<i>Ils</i> changent d’idée ou qu’il en +arrive un autre : ces deux cas sont les seuls qui +se peuvent produire. »</p> + +<p>Une fois pourtant, une fois au moins, Partonneau +alla plus loin, et démentit le maître en sa +présence. Il est vrai que celui-ci n’en sut jamais +rien ! C’était un nouveau venu, un grand homme +débarqué tout fraîchement d’une France démocratique +et populaire qu’il n’avait jamais quittée. +Vigoureux et dont le gouvernement devait laisser +des traces. Mais, comme ces rudes conventionnels +dont Napoléon fit des préfets et des vice-rois, +joignant au goût et au sens du commandement +l’habitude du langage qu’il faut pour le faire +accepter chez nous, gardant même une foi profonde +en ces formules. Il est bien peu de prêtres, +il n’en est peut-être pas, qui ne croient aux mystères +de leur culte ; il n’est pas non plus, je +pense, de dirigeants du nouveau régime qui ne +croient à ses dogmes : et la liberté, l’égalité, la +fraternité, sont pour eux des faits incontestables, +sacrés, au nom desquels seulement ils ordonnent, +mandataires inspirés.</p> + +<p>Partonneau reçut celui-là avec le cérémonial +ordinaire, qui ne manque pas de grandeur, aux +frontières du cercle qu’il avait pour mission d’administrer : +armée, magistrature, clergé, étaient +rangés selon l’ordre du décret de messidor. Venaient +ensuite les grands mandarins, les préfets, +les sous-préfets indigènes, avec leurs somptueuses +robes d’apparat, leurs parasols, leurs étendards, +leurs six poils de barbe blanche, fins comme +ceux de leurs légers pinceaux à écrire, puis les +chefs des notables et quelques notables ; enfin +tout ce qu’il faut pour la majesté. Et même Partonneau +aperçut Lou-Vinh-Phuoc, qu’il n’avait +pas convoqué. Lou-Vinh-Phuoc, qui s’était placé, +bien ostensiblement, et dans son costume de tous +les jours, un costume par lui-même irrespectueux, +à côté des grands mandarins et même en +bon rang parmi eux.</p> + +<p>Ce Lou-Vinh-Phuoc était une assez dangereuse +canaille, et peut-être aussi un homme intéressant : +un vieux pirate, mal converti. Personne +jamais ne fit le compte de ses anciennes pilleries, +de ses assassinats ; lui non plus. Un jour de fatigue, +et par manière de trêve plutôt que par +résolution définitive, on lui avait donné des +terres. Il s’y était installé comme dans un fief +féodal, y avait établi en manière de comtes et de +barons les complices qui lui étaient le plus sympathiques, +exploitant rudement ses paysans, faisant +par surcroît la contrebande de l’opium sur +une généreuse échelle ; et, quand un Chinois lui +paraissait suffisamment bandit pour être digne +de sa confiance, lui donnant un petit bien, mais +lui conseillant de garder son fusil et beaucoup +de poudre. Il était aussi connu sous le sobriquet +de Si-Sa-Peth. Ne cherchez ce nom ni dans la +langue annamite, ni dans la chinoise. C’était la +transposition, dans une orthographe pittoresque, +de l’opinion des Européens du cercle : « Si ça +pète, ça cassera. » Les mandarins paraissaient +subir son contact, ce jour-là, avec répugnance ; +Lou-Vinh-Phuoc n’était pas un lettré. Vulgaire +paysan voué au brigandage, plus lucratif, il ignorait +la science des caractères ; il était obligé d’entretenir +un scribe pour lire sa correspondance : +un parvenu, un nouveau riche.</p> + +<p>Enfin, arriva, avec le retard d’usage, le cortège +cavalcadant du grand chef. Maison militaire, +maison civile, domesticité. Tout cela brillant, +tout cela bruyant. Et, en dernier lieu, deux porteurs +indigènes tenant sur leurs épaules un +meuble dont je suis bien forcé de dire un mot, +bien qu’il soit malaisé de le qualifier de façon +décente : tel Louis XIV et le duc de Vendôme, +monsieur le Résident Général voyageait avec sa +« chaise ». Comme à tout être humain les nécessités +de la nature humaine s’imposaient à lui ; +et il avait jugé, sans doute avec raison, malséant +à sa dignité de s’égarer dans la brousse comme +un simple mortel.</p> + +<p>Cette magnifique caravane et ce qui la suivait, +s’arrêta pour les présentations, qui furent faites +par Partonneau avec une assurance paisible et +une politesse détachée. Ce fut un spectacle assez +déconcertant pour des yeux français, des yeux +de Français de la métropole, que ces vieillards +cassés par l’âge, hautains dans leurs robes écarlates +ou jaunes, se prosternant cinq fois jusqu’à +terre, le front dans la poudre du chemin, devant +le chef venu de France ! Déconcertant pour nous, +mais pour nous seulement. Pour d’autres, mieux +accoutumés, tout naturel en restant émouvant : +depuis des milliers d’années, c’était le salut rituel, +obligatoire, devant la Puissance, considérée +comme Père-et-Mère…</p> + +<p>Mais Lou-Vinh-Phuoc, bousculant quelques-uns +de ces somptueux et respectueux mandarins, +resta debout, l’œil bien droit, doucement insolent, +et tendit simplement la main, <i>à la française !</i></p> + +<p>Ce fut, dans l’assemblée annamite, un murmure +de stupeur, et, parmi les mandarins, d’indignation. +Lou-Vinh-Phuoc déshonorait la hiérarchie ! +Mais M. le Résident Général dressa la tête +d’un air ravi. Se tournant vers Partonneau :</p> + +<p>— Vous allez expliquer à votre administré, +fit-il, tout mon plaisir de voir ici un homme +ayant gardé la conscience et la fierté de ses droits +de citoyen !</p> + +<p>Pour la première fois de sa vie, Partonneau +faillit perdre son sang-froid. Se reprenant, il +traduisit à Lou-Vinh-Phuoc, en annamite :</p> + +<p>— Son Excellence le Résident Général me +charge de vous dire qu’il sait que vous êtes un +personnage grossier, sans connaissance des +lettres, ignorant des usages ; et qu’en conséquence, +dans sa commisération, il veut bien vous +faire la grâce — la grâce, entendez-vous ! — de +vous dispenser du salut !</p> + +<p>Ce fut, dans l’assistance indigène, un rire +d’approbation, de satisfaction, d’apaisement. +M. le Résident Général ne comprit pas, il s’éloigna +de son pas actif. Lou-Vinh-Phuoc, écrasé, +stupide, rougissant d’avoir perdu la face en public, +inquiet de son sort, n’osant suivre le cortège, +demeura seul. Et distinguant la chaise, +abandonnée sur la berge du Fleuve Rouge, il eut +une impulsion subite, dans sa pensée réparatrice. +Quel était ce meuble ? Un trône, sans doute, +celui des audiences. On doit à ces objets sacrés +les révérences qu’on n’a pas faites à leur maître. +S’agenouillant, il l’entoura de ses bras.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">ET LE SOIR VINT…</h2> + + + + +<h3 id="c10">ET LE SOIR VINT…</h3> + + +<p>Sur le boulevard Saint-Michel, à peu près à +la hauteur de l’École des Mines, ce sont deux +bonshommes de bronze, dont l’un montre à +l’autre on ne sait quoi, mais dont on veut que +ce soit un tube de verre, contenant une médecine +inédite et magique. Ceci, bien qu’important, est +impossible à distinguer à l’œil nu, je vous dis +ce qu’on m’a dit ; de même que, selon ce qui +me fut affirmé, ces deux personnages sont des +pharmaciens célèbres. J’ai toujours estimé ce +monument assez laid et le geste de ces mandarins +aussi risible que celui de l’évangéliste +qui se met un doigt dans le nez pour montrer +qu’il subodore l’approche de l’Esprit Saint. Mon +opinion, que je crois raisonnable, et consacrée +par de trop nombreux exemples, est que notre +art contemporain, tel qu’il se manifeste sur les +voies publiques, est ordinairement aussi malencontreux +que celui des vieux galfâtres qui président +au modelage des chefs-d’œuvre du quartier +Saint-Sulpice.</p> + +<p>Mais, au cours de la guerre, passant avec moi +devant ce regrettable groupe, Camille Ribieyre +lui fit ostensiblement un grand salut, une révérence, +s’il vous plaît, et m’intima :</p> + +<p>— Ote ton chapeau.</p> + +<p>J’ôtai mon chapeau. Je ne voudrais pas que +nul pût jamais soupçonner que je manque +d’égards envers n’importe qui ou n’importe quoi. +Je cultive, je collectionne, je thésaurise les rites. +Ceux que m’enseignera ma petite amie Camille +obtiendront ma faveur toute particulière. Elle a +seize ans aujourd’hui. Quand je l’ai vue pour +la première fois, il y a deux ans, au Laos, où +son père exploite les bois de la forêt, elle était +toute nue, et à cheval ! Revenant de prendre son +bain dans la rivière, il semble qu’elle avait accoutumé +de rentrer dans cet état d’innocence, +n’y voyant rien d’extraordinaire. Pourquoi pas ? +Est-ce que toutes les filles du pays, les Laotiennes, +ses compagnes, n’en faisaient pas autant ? +Je n’ai mémoire de rien de plus beau, de +plus pur, que cette petite fille sans voiles, aux +seins roses à peine formés, aux longues cuisses +d’éphèbe, déjà fortes, sur ce beau poney tout +frémissant, lui-même ruisselant d’eau.</p> + +<p>Le vieux bonhomme que je suis en train de +devenir ferait pour cette jeune sauvage des choses +bien plus difficiles que d’offrir, sans savoir pourquoi, +un public hommage à deux pharmacopoles, +statufiés en zinc d’art. Cependant, je me +permis de demander pourquoi il fallait saluer.</p> + +<p>— Comment, tu ne sais pas ? répondit-elle +sérieusement. C’est eux qui ont inventé la quinine. +Alors ?… sans la quinine, est-ce qu’on +vivrait ?</p> + +<p>Voilà. Je découvrais que juger d’une effigie +par son seul mérite esthétique est une erreur de +civilisé, ou d’incroyant, ce qui, très probablement, +est la même chose. Ce n’est pas sa beauté, +c’est sa sainteté, sa capacité de faire du miracle +que le chrétien vénère dans la statue du saint. Et +Camille, cette Camille née sous d’autres cieux, +subissant avec peine le nôtre, s’était formé une +autre idée, mais analogue, de la sainteté et du +miracle : la sainteté scientifique, le miracle +scientifique. Du fond de sa brousse, avec la +perspective de la brousse, elle avait discerné par +le cœur, par les sens, par les nécessités de la vie +quotidienne, ce que nous ne concevons encore +que par l’esprit, et faiblement.</p> + +<p>Vivante, saine, irrésistible petite Camille ! Que +de belles choses j’ai imaginées sur ton compte !… +La femme nouvelle, n’est-ce pas ? La femme que +nous fabriquent ces terres où il y a quelque +chose à faire pour les femmes comme pour les +hommes, de même que nos aïeules avaient aussi +quelque chose à faire, une mission de commandement, +de direction, sur leurs biens, au milieu +de leurs gens. Celles de notre civilisation occidentale, +des poupées ? Mais, sauf quand elles ont +des métiers d’hommes, et la même triste spécialisation, +les mêmes tares professionnelles alors +que des hommes, comment voulez-vous qu’elles +soient autre chose, quelle besogne leur est réservée, +quel rôle leur impose des devoirs ? Ah ! +chère gosse, mauvaise gosse de Camille, impétueuse, +primitive, gâtée, avec tes taches de rousseur +et tes jambes trop longues, tes jambes de +poulain qui suit sa mère au pâturage, que d’histoires +je me suis contées sur toi ! Et comme la +civilisation, cette civilisation que j’injuriais, +s’est vengée sur moi-même, mes rêves, et ta +propre personne, ce jour même où je te conduisais +au cinq heures de madame Bohatier ! Car +elle reprit son empire, alors, cette civilisation, +contre toi ! Aux beaux souvenirs de ma vision du +Laos se superpose maintenant celle que tu m’as +donnée dans cette maison parisienne : une rustaude +sans grâce, qui avait enlevé son chapeau. +Oui, elle avait enlevé son chapeau, comprenez-vous +ça, comme une paysanne ! Elle avait, par +surcroît, ôté son manteau, elle le remettait, elle +avait l’air de dire : « On étouffe, on s’ennuie, +ici ! Comme je voudrais être là-bas, et nue ! »</p> + +<p>Et c’était pourtant un salon « colonial » que +celui de madame Bohatier !</p> + +<hr> + + +<p>Quand les coloniaux ne sont pas aux colonies, +ils sont à Paris — tant que l’heure de la retraite +n’a pas sonné, car, dans ce cas, la plupart, +n’ayant pas fait fortune, vont vivre économiquement +en province — et principalement au café. +Mais je ne m’occuperai pas ici des cafés, qui +sont trop connus. Tout au plus, signalerai-je que +le principal lieu de réunion des broussards, quelques +années avant la guerre, était le « Pousset » +des boulevards. Il y a aussi le <i>Café des Vosges +et de François Coppée</i>, près de la rue Oudinot. +Mais celui-ci jouit plus particulièrement de la +clientèle des employés du Ministère des Colonies +et, pour cette cause, est méprisé des véritables +coloniaux : ils n’y vont que pour se faire des +relations utiles.</p> + +<hr> + + +<p>Toutefois, il y a aussi des salons coloniaux, et +même un peu plus nombreux qu’on ne croirait. +Ceci n’a rien d’étonnant si l’on songe qu’il se +rencontre des coloniaux mariés, dont les femmes +ont des prétentions à la mondanité, d’autres — ceux +seulement d’Indo-Chine — qui, ayant pris +l’habitude de l’opium, n’y sauraient renoncer +en France, et que sur la natte dure, autour de +la petite lampe et du bambou divin, se réunissent +fatalement des gens qui ne s’aiment pas toujours +à la folie, mais que la même passion secrète, +persécutée, cimente pourtant comme les pierres +d’une mosaïque.</p> + +<p>Je n’ai pas l’intention de parler non plus de +ces fumeries parisiennes, les ayant peu fréquentées. +Je respecte l’opium. Je lui ai dû, non pas +de grandes joies, — les joies de l’opium font +partie de la friperie du bazar romantique, — mais +un grand calme, un bon équilibre d’esprit, +un salutaire optimisme à des moments où ce +n’étaient point des ingrédients vitaux faciles à +se procurer. Mais l’expérience m’a prouvé que la +drogue est incompatible avec les obligations de +la vie occidentale. Celle-ci est trop active, trop +pressante, et il y a toujours un tas d’imbéciles — ou +de « fonctions » sociales, également détestables — qui +vous accaparent à l’heure sacrée : le +théâtre et les dîners en ville interdisent l’usage +régulier du « bambou » en France ou, du moins, +à Paris, beaucoup plus sûrement que les perquisitions +de la police.</p> + +<p>Mais il y a aussi les salons des fonctionnaires +de haut grade, où les autres fonctionnaires de +grade inférieur viennent faire leur cour. Il y a +les demeures des quelques colons, assez rares encore, +qui ont fait fortune, et viennent jouir de +cette fortune à Paris. Tel était le cas de M. et +madame Bohatier, d’Indo-Chine.</p> + +<p>Camille m’avait dit :</p> + +<p>— Est-ce que nous y verrons monsieur Partonneau ?</p> + +<p>— C’est probable, et aussi madame Vaubelle.</p> + +<p>— Ah ! avait fait Camille, sans excès de sympathie.</p> + +<p>Cela m’avait amusé, de découvrir un sentiment +de jalousie, un sentiment bien féminin, chez ma +dryade du Laos.</p> + +<p>— Tu n’aimes pas madame Vaubelle ? Elle +fait pourtant des frais pour toi. Et elle est +jolie !</p> + +<p>Camille n’avait pas répondu.</p> + +<p>— Et tu aimes bien monsieur Partonneau ?</p> + +<p>— Il dit des choses que je ne sais pas sur ce +que je sais… Et il est si simple, lui, monsieur +Partonneau !</p> + +<p>Les enfants et les illettrés éprouvent une reconnaissance +pareille pour les gens illustres — et +Partonneau, ignoré des Parisiens, est illustre +dans le petit monde colonial — qui ne sont pas +intimidants. Nous trouvâmes Partonneau chez +les Bohatier, mais avec madame Vaubelle, en +effet, ce qui fit visiblement moins de plaisir à +Camille et fut peut-être pour quelque chose dans +son air d’ennui et ses mauvaises manières. Si +elle considéra cette personne avec méfiance et +mauvaise humeur, elle écoutait Partonneau +comme un gosse qu’on mène pour la première +fois au théâtre. Madame Vaubelle, pour sa part, +le couvait des yeux avec une sollicitude, une +adoration inquiètes ; il ne la regardait guère. Il +y avait là aussi le couple Blazeix, ménage de ressources +modestes. Pourtant madame Blazeix est +élégante, ou veut l’être. Elle n’est pas, elle, une +coloniale. Elle n’a jamais quitté Paris et passe +pour y avoir fait le bonheur, avant son mariage +et même après, d’un assez grand nombre d’amis, +ce qui ne saurait l’empêcher de conserver un air +d’innocence attendrissant, étant de ces femmes +favorisées de la nature à qui l’on donnerait le +bon Dieu sans confession à la minute même +qu’elles commettent le troisième péché capital. +La naïve Camille lui témoignait une sympathie +dont j’étais un peu embarrassé, et l’on avait +l’impression que son mari la considérait comme +un objet rare, sans prix, tout émerveillé encore +qu’elle eût pu condescendre à devenir madame +Blazeix. Nul, à part trois ou quatre techniciens +dispersés dans le monde entier, ne sait que cet +Ardéchois remarquablement laid, qui pousse la +brachycéphalie de son crâne énorme, épais, +crépu, jusqu’à l’excès le plus monstrueux, est +l’ingénieur agronome, le botaniste, le spécialiste +en cultures coloniales le plus éminent de France, +depuis la mort de ce curieux, génial et désintéressé +bohème qui s’est appelé Karpovitch, ce +juif russe naturalisé français qui finit, il y a +quelques années, par se suicider, à la russe, un +soir qu’il s’ennuyait. Ce pauvre Blazeix lui ressemble +moralement et par son extérieur misérable. +Il était venu avec des souliers de chemineau ; +bien pis : d’agent de police en civil. Son +pantalon blanc, son veston d’alpaga noir, lustré, +sur lequel le ruban de la Légion d’honneur fait +une tache inattendue, étaient visiblement confectionnés. +Seul, le désir de se reclasser, après +tant d’aventures, pouvait expliquer la résolution +prise par l’ambitieuse Juliette d’en faire son +époux légitime. Mais, ce jour-là, il avait l’air +radieux. Il annonçait, il criait aux inconnus +même sa chance inespérée : il devenait l’ingénieur-conseil +de la Banque du Pacifique, qui devait +profiter de l’effondrement prévu de l’empire +colonial allemand pour installer d’immenses exploitations +aux Samoa, aux îles Bismarck, en +Chine et en Indo-Chine : cinquante mille de traitement !</p> + +<p>Cette nouvelle me surprit. Non pas seulement +qu’il m’étonnât que les hauts seigneurs de +cette puissante société eussent su découvrir le +bon et grand Blazeix dans la cave administrative +où le gouvernement français, toujours généreux +et avisé, lui octroyait six mille francs par an ; il +courait des bruits sur la situation de cette firme, +on disait qu’elle traverserait sans doute, après la +guerre, une passe difficile. Blazeix avait l’air si +heureux que je n’osai jeter ouvertement de l’eau +froide sur sa joie. Je pris madame Blazeix à part, +dans un petit coin, pour lui communiquer mes +craintes.</p> + +<p>— Je crois pouvoir vous rassurer, me répondit-elle +assez sèchement… Cher monsieur, +mes renseignements sont puisés à meilleure +source que les vôtres : le directeur de la Pacifique +est de mes amis !</p> + +<p>A ce mot, la « découverte » que cette société +avait faite des mérites, certains, du reste, de +l’humble et impratique Blazeix me parut moins +inexplicable. Je n’avais plus rien à dire et me +contentai de féliciter le ménage.</p> + +<p>— Mais ma femme me suggère, me confia +Blazeix, de faire prendre sur sa tête, par la société, +en plus de mes appointements, une assurance +sur la vie de quatre cent mille francs… +Elle prétend que ma santé court des risques. Elle +se les exagère : si j’avais dû claquer dans ces +pays-là, il y a vingt ans que ce serait fait.</p> + +<p>— C’est une excellente précaution…</p> + +<p>— Vous pensez ?… Bah !</p> + +<p>Brave Blazeix, qui se croyait éternel, qui ne +songeait qu’à la besogne à faire ! Il l’avait accomplie +si longtemps pour cinq cents francs par +mois ! Je voyais bien que sa femme, dans ses +conversations, qu’on pouvait croire assez intimes, +avec le directeur de la Pacifique, n’avait pas +perdu le nord. Peut-être même envisageait-elle +que le casse-tête des Papous ou les miasmes des +forêts de l’archipel Bismarck la débarrasseraient +de son époux. Alors, l’assurance serait là pour +lui permettre une agréable existence. Mais où +était le mal ? De nouveau, je jurai à Blazeix :</p> + +<p>— Si, si ! Je vous assure !</p> + +<hr> + + +<p>Au moment où j’allais partir, madame Vaubelle +trouva moyen de se rapprocher de moi.</p> + +<p>— Votre ami, me dit-elle, la gorge un peu +frémissante, monsieur Partonneau… qu’est-ce +qu’il pense ? qu’est-ce qu’il veut ?… Tâchez de +le savoir, je vous en supplie. Vous m’avez déjà +promis !…</p> + +<hr> + + +<p>C’est pendant la guerre que Partonneau avait +commencé de sentir tomber sur ses épaules le +mal atroce et sans remèdes, l’un des rares sous le +ciel dont il n’eût pas l’expérience : la vieillesse +et, avec elle, une mélancolie singulière. Il n’avait +point encore atteint la cinquantaine. Mais on dit +que certains chauffeurs ou mécaniciens de locomotives, +quand tombe sur eux l’heure de la retraite, +sont pris bientôt d’un mal exceptionnel et +funeste. Trente années durant, leur corps, leur +brave corps d’humain qui était au début pareil +au vôtre, au mien, a subi la trépidation des formidables +machines qui détraquent les entrailles et +vous secouent la peau du ventre comme un tambour +d’énormes baguettes. Il en est qui n’ont pu +tenir le coup. Ceux-là sont morts tout de suite, +ou bien sont allés ailleurs, faire autre chose, ils +ont abandonné. Les autres s’adaptent. Ils s’adaptent +à tel point que ces trépidations incessantes +leur deviennent nécessaires. Quand ils cessent de +les éprouver, leurs muscles, leurs tendons, leur +chair, leur moelle épinière, les réclament, souffrent +obscurément, crient : « Qu’y a-t-il, mais +qu’y a-t-il donc ? On ne vit pas ! Nous ne sentons +plus rien ! » L’organisme se fait atone, inerte. +Le sang ne circule plus. L’homme est saisi d’un +tremblement sénile, comme si la nature voulait +lui rendre cette agitation, ces secousses musculaires +et nerveuses dont l’accoutumance lui a fait +un besoin. Mais ce n’est que la fin, rien que la +sinistre fin : la paralysie qui est venue.</p> + +<p>De corps et d’âme, Partonneau en était là. Tant +qu’il n’avait fait que toucher barre en France +pour repartir au bout de quelques mois, il n’avait +pas ressenti le contre-coup des rigueurs, des misères +de son métier, des maladies tropicales, des +outrages du soleil, des poisons de la terre et des +eaux. Chacun de ces brefs retours lui avait +paru des convalescences. Il arrivait fourbu, il +repartait fourbi de frais, net et solide, disait-il, +comme un patin neuf. Mais la guerre, après +l’avoir rappelé pour lui confier un poste d’officier +de complément, avait duré, duré ! Partonneau +se trouva stupéfait, humilié, lui qui avait +affronté non seulement tant de périls, mais de +fatigues, et surhumaines, et toujours étalé, de ne +plus pouvoir étaler, à la fin ! On l’avait envoyé +à l’arrière, comme un vieux ; on avait d’abord +utilisé décemment ses « spécialités » dans un de +ces camps du Midi où l’on dressait les noirs recrutés +en Afrique ; puis dans un état-major, à +Paris ! Ces besognes lui semblaient indignes de +lui. Pourtant, il se jugeait. Son malheur est de +ne jamais se faire d’illusions, ni sur les autres, +ni sur lui. Il me disait : « Je ne suis plus bon +qu’à ça. On a eu raison… »</p> + +<p>J’ai déjà parlé ailleurs de ces hémiplégies passagères +qui contractent par instants, lorsqu’un +excès de fatigue intellectuelle ou physique +épuise ses forces, la moitié gauche de son visage, +crispant sa lèvre supérieure en grimace, remontant +une de ses orbites vers les tempes : retour +perfide des toxines que n’a jamais entièrement +éliminées son sang de vieil impaludé. Ces crises +devenaient maintenant plus fréquentes. Il en restait +souvent défiguré de longues semaines. Toutefois, +débarrassé de ces misères, il se retrouvait +beau, en vérité, de cette beauté virile, ironique, +héroïque, qui inspire à tous, même aux hommes, +le besoin de voir en lui un maître, et de le suivre. +Le poison paludique prêtait même à ses yeux, ses +yeux clairs d’homme qui toujours a su tout regarder +en face, et comprendre pour décider, cet +éclat, cette intensité qui font palpiter les femmes. +Il les abaissait sur elles avec une autorité non +voulue, mais irrésistible. Je ne comprenais que +trop, bien que j’en fusse jaloux, le sentiment de +madame Vaubelle à son égard, et ce dévorant +souci qu’elle m’avait montré chez les Bohatier. +Ce n’était pas la première fois. Je lui répondais, +moins brutalement qu’ici, mais c’était le sens de +mes paroles : « Je crois qu’il ne vous a pas laissé +de doutes. Vous devez le savoir mieux que moi. » +Elle hochait la tête. Est-ce que c’est une preuve +ça, avec n’importe quel homme, mais surtout +un homme tel que Partonneau ?</p> + +<p>— Tâchez de le savoir, implorait-elle. Il vous +parlera peut-être, à vous, il vous dira la vérité. +J’ai l’impression qu’il ne dit jamais la vérité +aux femmes… Pourquoi souriez-vous ?</p> + +<p>— Parce que je soupçonne qu’il ne la dit +pas toujours, même aux hommes, en cette +matière.</p> + +<p>Je mentais. Ce qui m’avait inspiré ce sourire, +c’était la réminiscence incongrue d’une phrase de +Balzac dans la <i>Dernière Incarnation de Vautrin</i> : +« Es-tu contente de ton milord ? » demande une +amie à sa camarade, la Belle Normande, qui +vient de faire la connaissance, au sens biblique +du mot, du mouchard Peyrade, grimé en Anglais. +« Ma chère, répond la lorette, quand il fait +l’amour, c’est comme quand il vient de se raser. +Il se regarde dans la glace, et l’on dirait qu’il +pense : « Allons, aujourd’hui, je ne me suis pas +coupé ! » Je songeais que, dans ses transports +amoureux, Partonneau devait avoir, à peu de +chose près, la même énigmatique attitude que le +faux Anglais de Balzac. Pourtant, j’avais promis +de poser la question, si délicate qu’elle me parût. +Je me sentais plus que de la sympathie pour +madame Vaubelle. Si c’eût été moi qu’elle avait +eu la bonté de distinguer, j’en eusse été très sincèrement +ému, j’eusse éprouvé cette sorte de reconnaissance +qu’il est d’ailleurs presque toujours +prudent de dissimuler, et qui vous jette à dire : +« Mon Dieu ! Vous avez bien voulu !… Je ne le +méritais pas ! »</p> + +<p>Cette gentille madame Vaubelle avait gardé la +plus louable fidélité à son époux, industriel du +Nord, jusqu’au jour qu’infirmière bénévole dans +un hôpital, elle y rencontra Partonneau, blessé +assez gravement. Pour lui elle s’était désespérément +compromise, avait fait les pires folies, +celles qui se voient, abandonné son mari, son +ménage, ses enfants, l’avait été rejoindre à +l’autre bout de la France, puis à Paris. Elle l’aurait +suivi au bout du monde, et en enfer. Est-ce +qu’il pouvait y avoir un enfer là où était Partonneau ? +Enfin, elle l’aimait comme seule, de nos +jours, une septentrionale sait encore aimer un +amant, avec abnégation, avec dévotion, sans le +juger jamais, de toute son âme et de tout son +corps : elle est d’une province où l’on retarde de +cinquante ans sur Paris, où l’on persiste à +prendre l’amour au sérieux, comme la religion — et +la sienne, du reste, est restée fort vive. C’est +ce que je me permis de suggérer à Partonneau, +l’en félicitant, ajoutant qu’il avait lieu d’être fier +de la passion qu’on lui témoignait.</p> + +<p>— Elle est parfaite. Le jour où tu voudras, elle +profitera du divorce que son mari demande contre +elle pour abandon du domicile conjugal ; elle +pourra même obtenir la nullité du mariage en +cour de Rome, elle t’épousera. Tu l’aimes, n’est-ce +pas ? Elle en vaut du peine.</p> + +<p>— Je ne sais pas !</p> + +<p>— Tu ne sais pas ?</p> + +<p>— Je crois que je pourrais l’aimer. Et j’en ai +envie ! oh ! envie !</p> + +<p>Il n’est rien de plus apparent que les sentiments +forts chez Partonneau, justement parce +qu’ils impriment à son visage une immobilité +voulue, presque tragique. C’est, de sa part, dressage +de volonté, acquis là-bas, dans des pays à +coucher dehors — où l’on couche quelquefois +dehors, en effet — et où il faut savoir dissimuler, +parce que la vie même, la vie toute nue en dépend. +Je vis qu’il était violemment, profondément +ému.</p> + +<p>— … Mais je ne veux pas m’attacher à elle, je +ne veux pas l’épouser, surtout. Comprends-tu ? +Nous ne sommes pas faits pour les Européennes, +nous autres ! Ça finit toujours mal, nous nous +trompons toujours !</p> + +<p>— Tu as peur d’être trompé ?</p> + +<p>Il haussa les épaules.</p> + +<p>— J’ai l’habitude. Je ne connais pas un blanc, +entends-tu, pas un blanc, dans les patelins où je +suis allé, qui n’ait été fait cocu par son boy. C’est +une loi inéluctable, une loi naturelle, de même +que la pluie doit tomber tous les jours, entre +midi et trois heures, dans la saison chaude, en +pays tropical. Ici, je ne le serais peut-être pas par +mon domestique, je le serais par… peut-être par +toi. C’est plus honorable ! Seulement…</p> + +<p>— Seulement ?…</p> + +<p>— Quand ma congaïe, ou ma mousso, ou ma +ramatou a manqué à ses devoirs de fidélité, je +n’en suis pas moins son maître. Son maître +à tel point qu’elle me doit l’argent qu’elle +a reçu, si on l’a payée. Elle ne me quittera +pas pour ça. C’est moi qui la chasserai, si +je veux, qui la garderai, s’il me convient. +Mais celles d’ici !… Elles se fourrent dans la tête +des idées extraordinaires. Elles n’ont pas de +maîtres, ou se figurent qu’elles n’en ont pas, +qu’elles sont libres. Cette petite Vaubelle est charmante, +oui, charmante, et comme il me plaît. +On dirait qu’elle n’a pas de volonté, hormis la +volonté de l’homme qu’elle aime. Eh bien, elle +en a une ! Elle ne saurait s’empêcher d’en avoir +une. Elle aurait une vie à côté de la mienne, une +vie où je n’entrerais pas, où je n’aurais pas le +droit d’entrer. Et elle a déjà quitté un homme, +de son gré. Pourquoi n’en quitterait-elle pas un +autre ?</p> + +<p>— Parce que c’est elle, et parce que c’est toi.</p> + +<p>Il secoua la tête.</p> + +<p>— Belle raison ! Non, non ! On ne possède +vraiment, on n’est maître que des femmes qu’on +achète. Et dans ce pays-ci, on n’achète pas, on +loue. On loue pour un temps. Ou bien on est +acheté : c’est la dot. On n’a rien, rien de sûr, +dans le premier cas. Dans le second, on est esclave. +Et pourtant, pourtant !…</p> + +<p>— Pourtant ?</p> + +<p>— J’en ai une envie folle ! Être un Européen +comme les autres, bon Dieu ! Un vrai, avec une +maison, une femme, un piano, des enfants ! Et +il y a tant de choses, au fond, qui sont pareilles, +partout ! Je me souviens, une fois… C’était dans +la Haute-Guinée. J’étais malade, malade à crever. +J’aurais dû crever. Une bilieuse hématurique. +C’est une drôle d’impression, que tu ne connais +pas, quand on croit qu’on n’a pincé que l’accès +de fièvre banal, ordinaire, et qu’on voit tout à +coup le sable rester noir sous un jet de son urine : +le sang, le sang qui s’est décomposé dans les +reins, le sang empoisonné ! On se dit : « Demain, +après-demain, je n’y serai plus ! » Inutile, d’ailleurs, +de s’occuper de soi. On sait qu’on est +foutu, qu’on aura le délire, et qu’on ne se rappellera +rien : rien de rien, jusqu’à la fin. On se +voit mort, on est déjà mort en esprit. C’est très +reposant.</p> + +<p>» Je m’en suis tiré. Un miracle. Tout seul. J’ai +oublié entièrement ce qui s’est passé, ce qu’on a +fait de moi, pendant deux ou trois jours. Je me +vois seulement, je ne sais combien de temps +après, couché dans mon <i>tipoï</i>, une espèce de +hamac à deux porteurs, sur une piste qui traversait +une de ces régions africaines dont on finit +par avoir horreur, même en bonne santé, tant il +y en a qui se ressemblent : de petits arbres qui +restent toujours nains, malingres, malheureux, +parce que les indigènes fichent le feu à la brousse +chaque année et que les arbres ont eu trop de +peine, en vérité, à survivre à l’incendie. Parfois, +un fromager, un peu plus grand, qui pleure mélancoliquement, +en automne, les larmes bleues +de ses pétales. Et il n’a pas de feuilles : seulement +ces fleurs qui veulent mourir. Ou bien un baobab +ridicule, ventru, une espèce d’énorme betterave +devenue folle, sur lequel des cynocéphales sont +grimpés comme des gamins qui regardent passer +un cortège. Et ils crient ! Ils crient ! Il me semblait +les comprendre : « Le blanc va mourir ! +Le blanc va mourir ! C’est bien fait ! Fallait pas +qu’y aille ! » Et le sol est fait comme de scories +de hauts fourneaux : une terre ferrugineuse, la +latérite, tu sais, que le soleil transforme, jusqu’à +des mètres de profondeur, en une matière sonore, +pleine d’alvéoles, pareille à une énorme +éponge métallique. Ça fait que les porteurs vont +lentement. Leurs pieds nus leur font mal. Ils marchent +comme sur des œufs, des œufs bouillants.</p> + +<p>» Et voilà que, subitement, ils se sont arrêtés. +Arrêtés tout à fait ! C’est le sentiment de cette +immobilité qui m’a sorti de ma torpeur, je pense. +Tout m’était devenu bien égal. Mais des porteurs +sont faits pour aller ! Et je voulais rester un chef, +un chef qui commande, pour qui on fait son +devoir, tant qu’il est vivant. Je cherchais des +mots pour un ordre. Je ne les trouvais pas dans +ma cervelle brouillée. J’ouvrais les yeux sans +voir. Mais, à la fin, je vis.</p> + +<p>» … Deux têtes de négresses, penchées au-dessus +de ma tête. Une vieille, sèche comme un de +ces troncs rabougris, autour de moi, et une jeune +aux seins déjà longs, pendants, parce qu’elle +nourrissait son premier enfant, accroché derrière +son dos. Elle passa doucement, oh ! doucement, +ses mains sur mon front, mes cheveux, +mes joues. Et puis elle murmura quelque chose +à la vieille, qui lui tendit un <i>canari</i>, une grande +jarre pleine de lait. Dans ce pays-là, les Coniaguis — c’étaient +deux Coniaguies — ont des bœufs. Et +ce sont des gens très sauvages, qui ne donnent +jamais l’hospitalité, jamais la moindre chose à +un étranger : au contraire de tous les autres +noirs, qu’on ne saurait regarder prenant leur +repas sans qu’ils ne se croient tenus de vous en +offrir une part. Il n’y a même pas de case pour +les étrangers, dans les villages coniaguis. Vous +pouvez crever à leur porte sans qu’ils lèvent les +yeux. C’est un point intéressant d’ethnographie. +Je l’ai noté. Tu trouveras ça dans une de mes +communications à l’Institut d’Anthropologie, +avec d’autres choses assez drôles. Ce sont les +plus libres des hommes, les plus braves et les +plus durs.</p> + +<p>» … Eh bien, je sentis tout à coup que cette +négresse, la jeune, faisait signe à la vieille de me +soulever la tête. Elle approcha le <i>canari</i> de mes +lèvres et prononça un mot qui veut dire : +« Bois ! » je suppose.</p> + +<p>» Et je bus, je bus à longues lampées, le lait +crémeux, ce lait qui était presque du beurre. Il +me semblait boire non seulement la santé, non +seulement la vie, mais la bonté, la charité, la +maternité des femmes, de toutes les femmes ; il +me semblait que j’étais redevenu petit enfant, +que c’était ainsi, en tout petit enfant, que celle-là +me voyait, me prenait, que je buvais le lait de ses +mamelles. Quand ma tête retomba, quand j’eus +l’air d’en avoir assez, elle sourit d’un air satisfait — et +elle est partie. Je ne l’ai jamais revue, et +je penserai à elle, toujours, plus qu’à aucune de +celles qui ont cru m’accorder une faveur insigne +en me prêtant l’accès, pour un instant, de ce +petit muscle hospitalier dont elles ont fait, dont +nous avons fait — qui dira pourquoi, en raison +de quelle folie ? — le siège de leur vertu et de +leur honneur… <i lang="en" xml:lang="en">The woman that gave thee milk</i>, +comme dit la Mère Louve à Mowgli, dans Kipling. +Ah ! oui, ça, ça !…</p> + +<p>» Je ne l’ai jamais oublié. Mais ce regard de la +Coniaguie qui m’a donné du lait, je l’ai retrouvé, +il y a un an, dans les yeux de madame Vaubelle +penchée sur moi, à l’hôpital. C’est ça qui m’a +attaché à elle. C’est ça qui m’a fait espérer. J’ai +cru comprendre qu’au fond de toutes les femmes, +et de tous les hommes, demeurent des sentiments +très primitifs, élémentaires, sur lesquels on pourrait +s’entendre. Et alors, alors !… Ah ! mon +vieux, ce serait le rêve. Devenir un homme +comme tout le monde, au lieu d’une espèce de +monstre, un solitaire qui, toute sa vie, a vécu, +uniquement vécu, par son cerveau, ses muscles +et sa volonté !</p> + +<hr> + + +<p>Le lendemain matin même, je courus rapporter +ces confidences favorables à madame Vaubelle. +Elle revenait de la messe.</p> + +<p>— J’y vais tous les jours, me confia-t-elle. Au +temps de mon mariage, je n’y allais que le dimanche. +Mais quand « il » a failli mourir, à +l’hôpital, j’ai pris l’habitude. J’ai fait vœu, +même, si vous voulez savoir, de continuer toute +ma vie, s’il guérissait.</p> + +<p>Ainsi, dans le temps qu’elle commettait l’adultère +en esprit, dans le temps même qu’ensuite +elle l’avait commis dans sa chair, elle n’avait jamais +conçu que c’était un péché, ce qu’elle demandait +au Seigneur, et que sa prière, les intentions +mêmes de sa prière au pied de l’autel, +n’étaient qu’un sacrilège. Il ne pouvait y avoir +de péché, puisqu’elle aimait ! Dieu et son désir +ne pouvaient être que d’accord. Je me promis +de faire savoir à Partonneau qu’en cela encore +elle était près de l’humble Africaine à peine entrevue +par lui, une des fois qu’il agonisait ! Ah ! +certes, Suzanne Vaubelle était aussi simple, aussi +primitive. Chez elle, l’instinct, le sentiment +étaient tout : la raison, la civilisation, la morale, +les dogmes, passaient sur elle comme l’eau sur +de l’huile. De même, souhaitant peut-être la fin +de l’époux qui la battait, l’Africaine allait en cet +instant planter un clou dans le fétiche de son +village pour lui dire : « Rappelle-toi de faire +mourir cet homme ! »</p> + +<p>… Il était onze heures. Et voilà que toutes les +cloches, dans toutes les églises, commencèrent de +sonner. Elles évoquèrent pour moi, une seconde, +le premier jour de la guerre, le tocsin dans les +campagnes, le terrible tocsin qui criait aux +hommes : « Allez, on vous veut, c’est l’heure du +massacre ! » Mais, cette fois, c’était l’anti-tocsin, +c’était l’armistice. Il était signé. Quinze cent +mille de ces hommes étaient morts, mais non pas +en vain. Ils avaient vaincu. Leurs os avaient +vaincu ! Voulant courir chez Partonneau, me +réjouir avec lui, je me sentis lié, roulé dans une +vague de foule. Tout le monde était dans la rue. +Vous vous souvenez, n’est-ce pas, vous vous souvenez ! +C’était un délire immense, une ivresse de +joie, de cauchemar fini, qui faisaient couler les +larmes. On s’embrassait. On embrassait n’importe +qui. Dans un tourbillon humain, à une +station du métro, une femme m’embrassa, une +jeune femme du peuple, aux yeux égarés, dont +les bras s’ouvraient, dont le corps s’offrait à moi, +à tous. Et, baissant la tête pour recevoir le baiser +que je lui rendais, comme la vieille amante dans +le <i>Bel-Ami</i> de Maupassant, elle enroula quelques-uns +de ses cheveux autour d’un bouton de mon +pardessus, et tira, pour que cela lui fît un peu +mal, pour avoir un peu mal dans une occasion +telle : sublime conception de vouloir mêler la +douleur physique à la joie du cœur, de les confondre, +comme pour un enfantement ! Moi-même, +j’avais les larmes aux yeux en arrivant +chez Partonneau.</p> + +<p>— L’armistice est signé ! La guerre est gagnée !</p> + +<p>Il fumait sa pipe bien tranquillement. Il +n’avait pas même ouvert sa fenêtre pour voir ce +spectacle qu’on ne reverra plus jamais, cette fête +spontanée du triomphe.</p> + +<p>— Il paraît, fit-il, il paraît…</p> + +<p>— Tu n’as pas l’air d’en être sûr ?</p> + +<p>— Si, si !… On rédige aujourd’hui le bulletin +de victoire. Je connais ça. Il faudrait savoir ce +que c’est que la victoire. C’est tellement différent, +selon l’idée qu’on s’en fait !</p> + +<p>» … Une fois, j’accompagnais une colonne +dans l’ouest sakalave, à Madagascar. Une belle +colonne, tu sais, avec deux batteries de montagne, +et tout ce qu’il faut pour la majesté des +opérations. Vers midi, un jour, des coups de +feu partent de la brousse. Ennemi invisible, naturellement, +mais pas un homme atteint. Ça +n’empêche pas de disposer les deux batteries dans +l’ordre indiqué par le règlement d’artillerie le +plus récent, de diriger deux ou trois volées d’obus +sur un point également indiqué par le règlement, +et d’envoyer ensuite une compagnie pour +voir. Personne. L’ennemi avait pris la fuite. +C’était donc une victoire, on rédigea le bulletin +de victoire. Bon ! Le lendemain, à la même +heure, nouveaux coups de fusil, mais, cette fois, +une douzaine de tirailleurs amochés. On enlève +les morts, et le toubib s’arrange comme il peut +avec les blessés ! Sais-tu ce qu’il leur trouve dans +la peau ? Les débris des obus qu’on avait tirés la +veille. Les Sakhalaves avaient de la poudre pour +nous faire la guerre à leur manière, mais pas de +balles pour charger leurs pétoires. Et ils n’avaient +fait la première attaque, vingt-quatre heures auparavant, +tirant à blanc, que pour qu’on leur tire +dessus, pas à blanc, et se procurer de la mitraille. +Alors, ne crois-tu pas que ce jour-là, eux-mêmes +n’avaient pas de leur côté rédigé leur bulletin de +victoire ? Eux aussi, ils avaient réalisé leur but +de guerre. Quand il y en a un qui joue aux +échecs, l’autre aux dames, et l’un contre l’autre, +ça peut arriver. Demande-toi, si tu es intelligent, +si les Boches, à cette minute, ne rédigent pas +leur bulletin de victoire. Si les buts sont différents !</p> + +<p>— Mais quels buts ?</p> + +<p>— Penses-tu qu’on fasse la guerre, à l’époque +où nous sommes, pour des morceaux de terre ! +Aux colonies seulement : dans les patelins où +prendre la terre, c’est s’approprier l’homme qui +est dessus, sa puissance de travail. Mais en Europe ! +On se fait la guerre pour augmenter sa +propre puissance de production, de richesse, de +possibilités de richesses, et diminuer celle de +l’adversaire. Les Boches ont détruit la nôtre, +pour dix ans, vingt ans. Ils ont gardé la leur. +Voilà…</p> + +<p>— Mais ils paieront, ils doivent payer !</p> + +<p>Partonneau siffla.</p> + +<p>— As-tu jamais vu quelqu’un payer quand il +ne veut pas ?… Non, vois-tu, nous avons gagné +la guerre, mais les Boches ne l’ont pas perdue.</p> + +<p>Je me suis rappelé cette conversation, plus +tard !… A ce moment, je me contentai de plaindre +Partonneau ; sans doute il était en cet instant +le seul, de tous les Français, à ne pas demeurer +convaincu que la victoire était la victoire, qu’on +aurait du vaincu tout ce qu’on voudrait, qu’on +lui dicterait sa volonté. Je pensais avec pitié : +« Il est de ceux à qui la guerre a donné la tape. +Alors, il se regarde, et juge la France d’après +lui. » Lui aussi, au cours de son existence, il avait +gagné ses guerres, toutes ses guerres. Maintenant, +il était fatigué, il était… il était fini ! Il penchait +donc à décider que sa patrie lui ressemblait ! J’en +souffrais comme d’une humiliation personnelle ; +je l’aimais, je l’admirais tant ! Durant de si +longues années, les années d’avant-guerre, les +années où l’on était « le vaincu », il avait si pleinement +personnifié pour moi le Français qui ne +désespérait pas, qui n’avait pas bavardé sur des +ruines, et agissait, montrant que nous étions encore +et toujours des mâles ! Il parut pénétrer ma +pensée.</p> + +<p>— Tu es en train de te dire que je ne suis plus +qu’une vieille gloire, n’est-ce pas : la même chose +qu’une vieille lune ? Possible. Tu verras si toi-même +tu vieillis comme tu aurais vieilli, sans la +guerre. Ceux qui profiteront d’elle, ce sont les +générations trop jeunes pour l’avoir faite, rappelle-toi : +parce que celles-là verront le monde +nouveau <i>comme il est</i>, tandis que pour nous, les +vieux, et pour tous ceux qui l’ont faite, nous resterons +toujours empêtrés dans le souvenir de ce +qui a été, et que ça nous gênera pour comprendre. +Nous n’avons qu’à nous laisser manger.</p> + +<p>— Manger ?</p> + +<p>— A lâcher de bonne grâce la place qu’on +nous enlèverait de force, si tu veux. Prendre sa +retraite, enfin. Notre rôle est fini, mon vieux, bien +fini… Voyons, raisonne ! Tu noircis du papier, +toi. Eh bien : des écrivains qui s’étaient fait un +nom avant 1815, quels sont ceux qui ont continué +à exister, je veux dire à être lus, après Waterloo ? +Les conditions de la société étaient nouvelles, +ils n’ont pu s’y adapter. Nous ne nous +adapterons pas davantage.</p> + +<p>Je refusais d’accepter un seul mot de ce qu’il +considérait comme des vérités attristantes, mais +incontestables. Ce n’est que pour arriver à mon +but, sur un autre terrain, que j’accordai :</p> + +<p>— Soit, la retraite. La tienne sera belle : +presque jeune encore, devenu un ancêtre, un +des créateurs de la plus grande France, comme +disent les faiseurs de phrases. Et, avec la gloire, +l’amour, la fortune même.</p> + +<p>— L’amour, la fortune ?…</p> + +<p>— Madame Vaubelle. Un signe de toi et elle +t’apportera tout cela.</p> + +<p>Il ne répondit pas.</p> + +<p>— Voyons, Partonneau, il faut te décider, il +faut que ce soit oui ou non, et rapidement. Agir +d’autre façon, à l’égard d’une telle femme, ce +serait de la malhonnêteté. Tu n’es pas comme les +autres, et c’est pour cela qu’elle t’aime, mais tu +n’es pas un mufle.</p> + +<p>Je retrouvai dans ses yeux cette étrange illumination +qui m’avait frappé si souvent, du temps +qu’il était lui, tout à fait lui : le si terriblement +perspicace Partonneau.</p> + +<p>— Attends encore quelque temps. Je te donnerai +une « décision », comme tu dis, le jour où +nous aurons une décision dans l’affaire Blazeix.</p> + +<p>— L’affaire Blazeix ? Quelle affaire ? Et quel +rapport ?</p> + +<p>Il haussa les épaules.</p> + +<p>— Tu verras. Attends, te dis-je.</p> + +<hr> + + +<p>Un mois plus tard, la Banque du Pacifique, +sans suspendre entièrement ses paiements, +avouait ses embarras, sollicitait le secours des +autres établissements de crédit. Il se pouvait +qu’elle l’obtînt ; il se pouvait aussi qu’elle sombrât. +On ne savait rien. Une seule chose était +sûre : c’est qu’elle devait réduire ses entreprises, +pratiquer de larges économies sur son personnel. +Il ne partirait jamais pour l’Extrême-Orient, il +ne jouirait jamais de son magnifique salaire, le +pauvre Blazeix ! Je le rencontrai le lendemain +du jour où ces mauvaises nouvelles commençaient +de se répandre. Il serait inexact d’écrire +qu’il ne paraissait en éprouver nulle déception, +mais il avait si bien su, toute sa vie, se passer +d’argent, il avait si peu de besoins ! « J’avais +fait un rêve, un joli rêve, me dit-il, voilà tout ! +C’est un peu ennuyeux !… » Puis il me parla, +sans transition, de ses essais sur la résistance des +fibres d’un textile nouveau qui venait de lui parvenir +de Madagascar. Brave Blazeix ! C’était un +homme qui ne songeait qu’à travailler, pour le +plaisir : « Il faudra que vous veniez voir ça, à +mon laboratoire de Saint-Mandé, ajouta-t-il ingénument. +Ça, et d’autres choses… Connaissez-vous ?… »</p> + +<p>Il tira de sa poche deux ou trois graines desséchées +qui ressemblaient aux cosses d’un très gros +haricot, ou encore à celles que laissent tomber, +vers la fin de l’automne, certains arbres acclimatés +dans nos pays, tels que l’acacia ou le vernis +du Japon.</p> + +<p>— J’ai reçu ça, il y a cinq ou six semaines… +Très intéressant : c’est le <i>moukiga</i>, le poison utilisé +le plus fréquemment par les sorciers du +Congo. On broie les graines dans l’eau de la boisson, +tout simplement. Le philtre agit en quelques +jours ou en deux, quatre, six mois, à la volonté +de l’opérateur : ça dépend de la dose, et la mort +est naturelle, tout à fait naturelle, produite par +des perforations de l’intestin qui rappellent, à s’y +méprendre, les effets d’une entérite aiguë… La +cause véritable ? Un alcaloïde tout à fait spécial. +Je l’ai obtenu, l’alcaloïde, à l’état pur, et essayé +sur des cobayes : alors c’est foudroyant !</p> + +<p>Il me montra un petit tube.</p> + +<p>— Et vous emportez ça chez vous, Blazeix ? +Bon Dieu, vous feriez mieux de laisser ces choses-là +dans votre laboratoire !</p> + +<p>— Bah ! J’ai aussi mon petit atelier chez moi. +Le soir, je travaille encore.</p> + +<p>— Dites-moi, il n’est pas du côté de la cuisine, +votre atelier ?</p> + +<p>Il se mit à rire comme un enfant.</p> + +<p>— Non, non ! Ne craignez rien !</p> + +<hr> + + +<p>Le surlendemain, c’est Partonneau qui sonna +chez moi. Il alla s’asseoir à sa place ordinaire, +sur le canapé, en face de ma table de travail, +bourra sa pipe et, durant cinq minutes, n’ouvrit +pas la bouche. Je le voyais bien, il voulait imposer +à ses traits cette immobilité impénétrable +qui, je l’ai déjà noté ailleurs, n’est chez lui que +la marque de sentiments ou d’émotions qu’il +dissimule. Mais, cette fois, l’orage intérieur était +si fort qu’il avait agi sur tout son organisme +impaludé ; on voyait reparaître sur son visage +cette espèce d’hémiplégie faciale qui le défigure +aux instants d’épuisement physique ou de crise +morale. Retirant sa pipe de ses lèvres convulsées :</p> + +<p>— Je viens de chez Blazeix ; il est mort, tu +sais !</p> + +<p>Il avait si mal prononcé, malgré toute la puissance +de son vouloir, que j’eus peine à comprendre. +Et puis, la nouvelle était si surprenante !</p> + +<p>— Tu dis ?</p> + +<p>— Je dis que Blazeix est mort cette nuit…</p> + +<p>— Mais de quoi ? C’est impossible, c’est… +c’est effroyable !</p> + +<p>— De quoi… Demande-le au médecin. Il a +trouvé la mort toute naturelle, le médecin : péritonite +foudroyante. Tu comprends, un homme +qui avait eu deux fois la dysenterie, une fois le +choléra, sans compter toutes les petites misères +que nous rapportons… Sa femme a expliqué le +cas de la façon la plus lucide. Tout est en règle. +On l’enterre mardi. Voilà…</p> + +<p>Je regardai Partonneau dans les yeux.</p> + +<p>— Et tu crois, toi ?…</p> + +<p>— Je ne crois rien du tout. Je crois ce que +croit le médecin. Mon cher, il ne doit jamais y +avoir qu’une vérité : la vérité officielle. Sans ça, +où irions-nous ?</p> + +<p>— Partonneau, murmurai-je d’une voix si +basse que moi-même j’avais peine à m’entendre, +alors, l’assurance ?…</p> + +<p>— Eh bien, la compagnie la paiera, l’assurance. +C’est une consolation pour madame Blazeix, +n’est-ce pas ?</p> + +<p>— Oui, oui !… Partonneau !… Avant-hier, je +l’avais rencontré, Blazeix, et il m’a montré, en +tube, je ne sais quel poison équatorial.</p> + +<p>— Tu supposes qu’il s’est suicidé ? Suicidé +gentiment, discrètement, en douceur ?</p> + +<p>— Non… Il n’avait pas l’air d’y songer, ce +n’était pas un homme à ça.</p> + +<p>— Et Karpovitch ? Tu te souviens… Est-ce +qu’il avait l’air d’un homme à se suicider ? Pourtant… +Ou bien on l’a peut-être suicidé, Blazeix, +on lui a fait comprendre… Mais alors, il a joliment +bien joué le jeu ! Pendant vingt-quatre +heures, il paraît qu’il a souffert comme un +damné, et sa femme a fait venir un médecin, le +même qui a signé le permis d’inhumer. Il ne lui +a rien dit, au médecin, sinon que c’était une +crise, qu’il connaissait ça, qu’il n’avait besoin +de personne.</p> + +<p>— Tu en conclus ?… Ah ! Tu ne veux pas dire +ce que tu en conclus !</p> + +<p>— Tu vois bien que je ne dis rien !</p> + +<p>Un silence encore. Puis, il décida d’une voix +bien égale cette fois :</p> + +<p>— La petite madame Blazeix va jouir d’une +existence confortable…</p> + +<p>— Partonneau, quand je t’ai parlé de ce que +tu sais pour madame Vaubelle, il y a six semaines, +tu m’as répondu : « Nous en recauserons +quand nous aurons vu la fin de l’affaire Blazeix. » +C’est à ça que tu faisais allusion, c’est ça que tu +prévoyais ?</p> + +<p>— Pas précisément… Peut-être quelque chose +dans ce genre-là. Et si Blazeix n’avait pas été un +colonial, je veux dire un imbécile en tout ce qui +concerne les femmes de ce pays-ci, il n’aurait +jamais associé son existence à celle de cette +femme !… Nous sommes tous pareils !</p> + +<p>Il jeta ces derniers mots avec une rudesse qui +parut le déchirer lui-même.</p> + +<p>— Tiens, fit-il, allons nous promener. Blazeix +est mort à Paris au lieu de claquer là-bas : un +point, c’est tout. Qu’il n’en soit plus question, +hein ? Pauvre bougre, tout de même ! Il aurait +fait encore de si belle besogne. Pas usé encore +tout à fait, lui !… Dix ans de moins que moi !…</p> + +<hr> + + +<p>C’était un de ces jours de lumière, comme il +n’en est que sous le ciel de l’île de France, d’une +telle limpidité qu’ils donnent l’impression de +tout voir et de tout aimer, parce qu’on distingue +tout, légèrement, sans efforts. Sans dire quoi que +ce soit d’important, j’entends qui tînt aux deux +sujets dont, seuls, nos esprits pouvaient s’occuper : +cette fin brusque et angoissante de Blazeix +et la résolution qu’il fallait enfin que prît Partonneau +à l’égard de madame Vaubelle, presque +silencieusement, à pied, nous gagnâmes le bois +de Boulogne, puis cette rive de la Seine devant +laquelle, au delà de l’eau grise ou diaprée des +couleurs du prisme par les essences subtiles suintant +de la coque des vieux bateaux charbonniers, +assomptionne Saint-Cloud et son coteau. Il n’est +guère que les gens qui sont allés très loin, qui +sont allés partout, pour savoir apprécier, pour +oser apprécier ce qui peut chaque jour s’offrir +au regard. Je connaissais l’affection de Partonneau +pour ce paysage ; il l’estime un des plus +aimables du monde. Nulle part en France, ni +ailleurs, la nature n’épouse plus harmonieusement +l’œuvre des hommes. Pas de maison qui ne +lève la tête à travers une touffe d’arbres comme +un petit oiseau le bec au-dessus de son nid. Le +clocher même de la petite ville, bien que tout +neuf et trop maigre, fait « à l’économie », ne +parvient pas à déparer cet ensemble, exquis à +toutes les saisons de l’année — soit que les frondaisons +portent leur audacieuse parure printanière +ou les somptuosités plus lourdes et brûlantes +de l’automne, soit que les branchages lointains, +l’hiver, apparaissent lilas sur l’horizon, ou +d’un blanc rose, très tendre, s’il a neigé. Par +surcroît, ajoute Partonneau, on peut aller voir +ça quand il vous plaît ; et les Japonais, qui sont +des hommes sages, nous enseignent qu’il n’y a +de vraiment belles que les belles choses qu’on a +sous la main, qu’on fréquente à sa convenance ; +des autres, on ne garde qu’une impression de +rareté, on les a vues pour en parler, plus que +pour en jouir.</p> + +<p>Il faut traverser une petite pelouse et gagner +le bord de la Seine, où personne jamais ne va. +Alors, vous pouvez rester tout seul, avec cette +jolie chose toute à vous, comme un millionnaire ; +vous en êtes le maître. A cette époque, on trouvait +là une espèce de ponton, abandonné depuis +dix ans. Une crue plus tard l’a emporté ; du reste +il tombait en ruines. Sur ce ponton demeurait +un banc, mal sûr, à la vérité : la prudence commandait +d’éviter le milieu pour ne s’asseoir que +sur les extrémités au-dessus des piédroits. C’est ce +que nous fîmes, Partonneau et moi. Ainsi, nous +avions l’air de jouer à je ne sais quel jeu puéril, +nous regardant, mais sans nous rapprocher.</p> + +<p>… Et Partonneau prononça très doucement, +comme on soupire :</p> + +<p>— C’est ennuyeux de quitter ça <i>aussi</i> !</p> + +<p>Jamais encore il ne m’avait parlé de rien de +pareil.</p> + +<p>— Comment, lui dis-je, tu repars ?</p> + +<p>— Non, non, je m’en vais…</p> + +<p>Vous ne comprenez pas la différence ; cela doit +vous paraître un propos d’imbécile. « Partir » +ou « s’en aller » ont toujours passé pour des synonymes. +Mais j’avais tellement l’habitude de +son esprit, et de l’entendre à demi mot ! « Partir », +pour lui comme pour moi, cela signifiait +l’aventure devenue naturelle, l’exercice du vieux +métier, l’océan traversé, puis la « mission » +quelque part, ou bien le poste n’importe où, la +besogne administrative chez les noirs ou les +jaunes, le proconsulat colonial, quoi ! avec sa +monotonie, ses bâillements, mais aussi ses rudes +plaisirs, que vous ignorerez toujours, vous les +gens d’ici, vous les « éléphants ! » S’en aller, ce +n’est pas la même chose, c’est même le contraire : +c’est abandonner. Partonneau abandonnait, voilà +ce qu’il voulait dire. Il quittait à la fois Paris et +les colonies.</p> + +<p>— Alors, où vas-tu ?</p> + +<p>— Mon vieux, si c’était pour l’Angleterre et +comme Anglais que j’aie fait ce que j’ai fait, je +serais aujourd’hui baronnet, ou tout au moins +<i lang="en" xml:lang="en">knight</i>, enfin j’aurais un manche à mon nom, +comme ils disent, de quoi je me ficherais d’ailleurs +comme de ma première paire de chaussettes. +Mais, avec le titre, une dotation : les Anglais, +qui ne sont bêtes qu’en apparence, ont +compris que noblesse sans richesse, c’est de la +blague, ils vous collent sagement les deux ensemble. +Mais je suis Français, et c’est pour la +France que j’ai travaillé ; on vient donc de me +nommer commandeur de la Légion d’honneur +en me fendant l’oreille, distinction impressionnante +pour laquelle j’ai acquitté quatre-vingts +francs de droits de chancellerie, et toucherai +toujours la peau, n’étant qu’un pâle pékin. Ma +retraite va être liquidée à huit mille francs, ce +qui est, paraît-il, exceptionnel et magnifique. Je +dois me féliciter que mes vieux, en mourant, +m’en aient laissé à peu près autant, sinon ce serait +la mendicité. Même ainsi, ce n’est pas assez +pour Paris. Je ferai donc comme les autres, ce +sera le trou, le petit trou aussi peu cher que possible, +le plus loin possible, en Bretagne ou dans +le Midi. Tu me diras que je pourrais aussi faire +comme quelques autres, et que les conseils d’administration +n’ont pas été inventés pour les +chiens…</p> + +<p>— Il n’y a pas que ce moyen, et tu le sais : +Il y a <i>elle</i>. Et tu ferais, avec ton bonheur, le +bonheur de celle-là.</p> + +<p>— Il y a deux choses que je ne comprendrai +jamais, cria-t-il, que nous ne comprendrons +jamais, nous autres de là-bas : ce sont les affaires +d’<i>ici</i> et les femmes d’<i>ici</i>. Et ça se mêle, ça se +confond, ces femmes et ces affaires ! Tu le vois +bien, maintenant !… Tout de suite, quand ce +malheureux Blazeix m’a annoncé d’abord son +mariage, puis « sa chance », j’ai eu le pressentiment +de ce qui arriverait !</p> + +<p>— Admettons. Il n’y a qu’une conséquence +à en tirer : c’est qu’à toi ça ne serait pas arrivé. +Tu aurais vu le coup, tu te serais défendu. Mais +qu’ai-je même à faire cette supposition ? Elle est +odieuse ! Madame Vaubelle est ce qu’il y a de +mieux comme Française, tu entends, ce qu’il y a +de mieux !</p> + +<p>— Je le crois… Tiens, tu te rappelles, quand +on donne un coup de marteau sur l’arbre de +couche d’une machine pour savoir s’il n’y a pas +de paille, et qu’on dit : « Ça sonne bien !… » +Elle sonne bien, cette femme-là, c’est du bon +métal.</p> + +<p>— Alors ?… Et, tout à l’heure, en regardant +cette eau, ces arbres, la colline, les maisons, ce +n’est pas seulement à eux que tu pensais. Tu as +dit : « Il va falloir quitter <i>ça aussi</i>. » Aussi ! +Donc, il y a elle. Tu regrettes de la quitter.</p> + +<p>Ce fut comme si on l’eût frappé sur une cicatrice.</p> + +<p>— Eh bien, oui je la regrette ! Il est même +probable que je la regretterai toute ma vie ! Je +la regrette, mais je ne la connais pas. Je n’ai +jamais eu le temps de connaître aucune femme +blanche, des vraies. Je suis plus bête en ça qu’un +curé ! Tu en as vu, n’est-ce pas, des curés qui +lâchaient tout pour une femme ? Et laquelle, bon +Dieu ! Pourtant, ils avaient eu le confessionnal, +ça aurait dû les former. Moi pas !… J’aurais +peur, bêtement, injustement peur, toute ma vie, +à côté d’elle, comme un mauvais cavalier sur un +cheval de sang. Je le lui montrerais, et je me +montrerais comme je ne veux pas qu’elle me +voie, méfiant quand il ne faut pas, jaloux par +incompréhension. Voilà où nous en sommes, +nous, les coloniaux : à ne pas savoir distinguer +entre la pire et la meilleure, ne sachant en +France que ce qui n’y sert à rien, et, de ce que +savent les derniers des idiots, ignorant tout… +Des blanches, des Françaises, oui, j’en ai eu, +parbleu ! Et, peut-être, qui en auraient valu la +peine si j’avais su. Mais rappelle-toi : est-il une +seule de mes bonnes fortunes que j’aie osé élever +au-dessus du niveau d’une aventure de potache +ou d’étudiant ? J’ai blagué ce que, peut-être, je +n’aurais pas dû blaguer : par peur d’être roulé. +En amour, je suis noué, je resterai noué. Il est +trop tard. Oui, c’est un grand malheur, mais il +est trop tard !</p> + +<hr> + + +<p>Une quinzaine à peine est passée. Voici ma +petite amie Camille qui tombe chez moi. En +trombe, naturellement, et toute seule. Vous ne +voudriez pas qu’à seize ans une fille comme elle, +accoutumée à courir les forêts du Laos paternel +en flanquant des coups de cravache sur le chapeau +des coolies qui ne saluent pas assez vite, +s’encombre à Paris d’un chaperon. Elle n’attend +pas un quart de minute pour m’apprendre l’objet +de sa visite : c’est l’orgueil des Européens transplantés +en Extrême-Orient, pour se distinguer des +jaunes, qui en abusent, de mépriser les circonlocutions, +de sauter à pieds joints sur les possibles +ou décentes entrées en matières. J’ajouterai que +Camille n’avait pas même daigné me souhaiter +le bonjour.</p> + +<p>— Est-ce vrai, demanda-t-elle, tout de go, que +M. Partonneau n’épouse pas madame Vaubelle ?</p> + +<p>— En a-t-il jamais été question ?</p> + +<p>Je crois avoir fait entendre qu’elle n’est point +patiente. Et comme j’ai l’habitude, quand je suis +embarrassé, de paraître considérer avec une attention +profonde ce que je suis en train d’écrire, +d’un coup de main, elle balaye les papiers qui +couvraient ma table.</p> + +<p>— Camille !</p> + +<p>— Je n’aime pas qu’on mente <i>mal</i> ! C’est insupportable, +et tu as l’air bête. Tout le monde +sait que M. Partonneau était avec madame Vaubelle.</p> + +<p>— Comment ? Qu’est-ce que c’est que ces +mots-là ?…</p> + +<p>— … Je me trompe. C’est madame Vaubelle +qui était avec M. Partonneau. C’est elle qui voulait +l’épouser, hein ? qui aurait tout fait pour se +faire épouser — et aujourd’hui il ne la voit plus, +jamais, jamais, ni devant le monde, ni toute +seule… Pas la peine de faire celui qui tombe des +nues ! En huit jours, elle a vieilli de vingt ans. +Elle a… elle a son âge. On prétend qu’elle va se +réconcilier avec son mari, le monsieur qui fait +du fil, dans le Nord. Tout ça, on l’a raconté +devant moi chez les Bohatier… et aussi que tu +avais été l’un des premiers informés, que c’est +toi qui as servi de commissionnaire à M. Partonneau.</p> + +<p>J’évite de répondre directement.</p> + +<p>— Admettons que c’est vrai, qu’est-ce que ça +peut te faire ? Camille, occupe-toi de ce qui te +regarde.</p> + +<p>— Je m’occupe de ce qui me plaît.</p> + +<p>— Tu t’occuperas de ce qui te plaît au Laos. +Ici, tu n’es qu’une petite fille. Tâche de te conduire +en petite fille convenable, et fiche-moi la +paix.</p> + +<p>Elle me ficha la paix sans insister, ce qui ne +fut pas sans m’étonner un peu. Mais la suite de +l’interrogatoire que j’avais dû subir fut à mon +sens, ainsi que, je le présume, au jugement de +toutes les personnes raisonnables, encore plus +inattendue. Camille, au sortir de chez moi, avait +couru chez Partonneau, pour lui tenir un discours +qui peut se résumer ainsi :</p> + +<p>« Puisque vous n’aimez plus madame Vaubelle, +c’est moi qu’il faut aimer. Moi, c’est fait ! +C’est fait depuis que je vous ai vu… A votre disposition. +Nous retournerons là-bas ensemble. +Papa ? Il fait tout ce que je lui demande. Et je +voudrais bien savoir ce qu’il pourrait trouver à +redire à monsieur Partonneau. Vous m’épouserez +si vous le préférez. Ça, c’est votre affaire. Pour +le reste, ce sera quand vous voudrez. Mais je préférerais +que ce soit tout de suite, parce que j’ai +un peu peur. »</p> + +<p>Je répète d’après Partonneau, et dans tout ce +qu’il dit apparaît presque toujours une nuance +d’ironie qui vient des étranges raccourcis de sa +parole. Il semblait visiblement décontenancé. Il +était neuf heures du soir, je finissais de dîner.</p> + +<p>— Qu’est-ce que tu lui as répondu ?</p> + +<p>— Je l’ai fichue à la porte !</p> + +<p>— Comme ça, brutalement ?</p> + +<p>— Non… avec des mots gentils… Et je l’ai +embrassée. Oui, je l’ai embrassée ! Il n’y avait +pas moyen de ne pas l’embrasser, c’est drôle ! +Elle se laissait embrasser tant que je voulais, et +si j’avais voulu… Puisqu’elle venait pour ça !… +Mais je l’ai fichue à la porte.</p> + +<p>— Pour toujours ?</p> + +<p>Pas de réponse directe :</p> + +<p>— … Tiens, viens chez moi !</p> + +<p>— Nous pouvons bien causer ici…</p> + +<p>— Viens chez moi ! Je n’y vois plus clair.</p> + +<p>Savez-vous ce que c’est que la jalousie des +hommes qui vieillissent ? Un sentiment désolant, +amer et résigné tout ensemble. Je l’éprouvais en +cet instant. J’eusse volontiers aimé madame Vaubelle, +je l’ai avoué. J’adore lâchement, en esclave, +cette petite Camille. Elles ne m’ont jamais +regardé. Et elles étaient tout entières, de corps +et de volonté, à ce Partonneau, ce Partonneau +que j’aimais aussi, que je ne pouvais m’empêcher +d’aimer, et qui les faisait souffrir. Du moins, il +avait fait souffrir madame Vaubelle, et il s’était +résolu, bizarrement, absurdement, à la faire encore +souffrir. Mais Camille ? J’en étais moins +sûr. Alors, c’était moi qui souffrais…</p> + +<hr> + + +<p>Chez Partonneau. Un appartement de trois +pièces, mais vastes, rue Lhomond, dans une +vieille maison, ancien couvent désaffecté, je crois. +Les fenêtres donnent sur des jardins et du silence. +Pas un bibelot, pas un souvenir exotique, dans le +logis de cet homme qui ne s’est pas contenté de +courir la terre entière, mais y séjourna, s’y fit +partout des demeures. C’est par là que je comprenais +combien son imagination est forte : il +n’a besoin de rien pour se rappeler. Des livres, +seulement, des collections de cartes et de dossiers, +et, parmi ces livres, au-dessus même, des +romans policiers, la plupart anglais. Presque +pas de meubles. Dans son cabinet, une large +table en bois blanc, posée sur tréteaux, pour étudier +les cartes ou en dessiner. Mais, dans un coin, +un de ces matelas « cambodgiens » durement +rembourrés, articulés, et qui se replient de façon +à pouvoir s’emporter comme une valise. Partonneau +ouvrit un placard, en retira la petite +lampe dont je connais bien la forme et l’emploi, +deux longues aiguilles, un pot à opium en corne +de buffle, et une pipe au tuyau de bambou, de +celles qui sont les plus communes, mais vieille +et bien parfumée, très douce.</p> + +<p>Je levai le couvercle du pot à opium. La drogue +y avait séché. Dure comme du bois, elle avait +maintenant l’apparence d’une plaque de vernis +brun, couverte de poussière. Partonneau essuya +cette poussière et mit une bouilloire sur un réchaud.</p> + +<p>— Il va falloir faire fondre l’opium, dit-il. +Voilà près de deux ans que je n’ai fumé, mais +c’est ainsi que je comprends la drogue. Pas d’habitude !… +D’abord, il faut s’arranger pour ne +jamais tenir à rien… En user seulement quand +on a besoin d’y voir clair — et pour être saoul +après si c’est nécessaire. Dépasser la dose normale — ça +vient vite, quand on n’a pas l’accoutumance — et +dormir, dormir ! S’abrutir pour +vingt-quatre heures. On se réveille dégoûté de +soi, c’est ce qu’il faut.</p> + +<p>« Y voir clair ! Y voir clair !… » Voici deux +fois qu’il répétait cette phrase. Il me faisait peur.</p> + +<p>— Veux-tu commencer ? proposa-t-il, faisant +griller la première boulette.</p> + +<p>— Non. Je préfère ne pas fumer.</p> + +<p>— A ton aise… Moi, je te répète que j’en ai +besoin.</p> + +<p>Durant plus d’une heure, j’entendis le grésillement +des boulettes. Je percevais vaguement, dans +l’ombre de la chambre, sa main forte et toujours +ferme qui maniait l’épingle longue. Longtemps, +sans presque cesser de fumer, sinon pour boire +un peu de fleur de thé, il demeura muet, concentré, +les yeux fixés sur je ne sais quoi, que je +ne voyais pas, qui n’existait pas. Par degrés, le +rictus qu’infligeait à ses traits la contracture de +ses muscles s’évanouit. Une fois encore, il fut le +beau Partonneau, viril et rajeuni. J’admirai le +courage de cet homme qui savait posséder toujours +là, à portée de sa main, le remède périlleux, +il est vrai, mais si sûr en apparence, et +séduisant, à son affaissement, à sa souffrance, et +qui refusait d’en user… Puis, il se mit à parler, +à parler sans interruption, faisant les demandes +et les réponses. Je connaissais cela : entre l’idéation +logique d’un esprit solide, fonctionnant à +l’état normal, et celle que procure l’opium au +début de la fumerie, il y a toute la différence +d’une mélodie, une vraie mélodie, à une tyrolienne. +La tyrolienne, ce sont des roulades sur +un thème élémentaire, non pas un air : mais c’est +alors justement ces roulades qu’on trouve sublimes, +où l’on se délecte… Enfin, le cerveau se +fixe. Il ne distingue plus, ou ne croit distinguer +qu’une chose, une seule, à la fois très proche et +très lointaine, immobile et toutefois envahissante. +Il la contemple avec un détachement surnaturel, +une acceptation sympathique et souriante, +quelle qu’elle soit, même atroce.</p> + +<p>Oui… une heure, deux heures, j’ignore combien +de temps, Partonneau fit passer devant mes +yeux des visages, des paysages, des aventures. +J’en reconnaissais quelques-unes, transfigurées. +D’autres étaient peut-être des rêves, mais plutôt +la transposition, sur un plan biais, spirituel, de +réalités évanouies. Un métaphysicien ne voit pas, +ne conçoit pas la nature, quand il la veut expliquer, +telle qu’elle lui apparaît : il se promène <i>à +l’envers du monde sensible</i>.</p> + +<p>Et c’est, tout à coup, presque cette image +qu’employa Partonneau. Son visage avait conquis +une étrange béatitude.</p> + +<p>— Je suis… je suis à l’envers de la tapisserie ! +Et c’est moi qui l’ai faite. Je suis le tapissier. Tu +sais comment il fait, le tapissier ? On n’y comprend +rien quand on le regarde : ce ne sont que +des taches de couleur et des brins de laine qui +touffent. Mais lui <i>sait</i> : il est le maître, comme +Dieu — c’est même la comparaison qui explique +le mieux l’action divine, — et le dessin naît sous +ses doigts. Moi aussi, maintenant, je suis derrière +le canevas. Je vois d’avance, je sais +d’avance. Je fabrique souverainement ce qui me +reste de vie. En ce moment, par toute la terre, +il n’y a pas dix hommes tels que moi : tous les +autres sont à l’endroit de la tapisserie, ils se +laissent tisser sur le canevas, ils ne le tissent pas !</p> + +<p>» C’est à ça que ça sert ou que ça devrait servir, +la drogue !… Je suis maintenant au-dessus de +moi. Je me regarde comme du haut de l’éternité. +Tout à l’heure, il n’en était pas ainsi. Tout à +l’heure… oui, quand j’ai commencé à fumer, +mon idée, si tu veux la savoir, c’était de prendre +cette petite fille, puisqu’elle s’offre. Quoi ? +Quoi ?… Moi, Partonneau, à mon âge !… A +cause de mon âge, peut-être ? Devenir à la fois le +père et l’amant. Avoir une enfant qui serait une +maîtresse ! Etre à peu près roi, là-bas, loin de +ce chien de pays ! Elle n’est pas comme l’autre, +celle-là ! Elle n’est pas d’ici. Je la comprendrais, +elle me comprendrait, <i>elle saurait pourquoi je +fais les choses</i>. Ah ! que ce serait beau, quelle +fin, quelle fin pour ma vie ! Tu sais, quand je me +suis mis à fumer, et que je parlais sans m’arrêter, +c’est à ça que je pensais en-dessous.</p> + +<p>» Et puis, l’ivresse, la saine ivresse de mon +cerveau a dissipé celle de mon cœur. J’ai vu +clair, dans cet être humain qui est là, à côté de +moi, qui est moi, et que je considère froidement, +comme un étranger, telle une âme qui procéderait +au jugement de sa vie, après la mort du +corps ! Je vais te dire : dans six mois, Camille +me donnerait des coups de cravache ! »</p> + +<p>Je haussai les épaules. S’il eût décidé de +prendre Camille, je l’aurais haï. Mais cette imagination ! +Il divaguait…</p> + +<p>— … Elle me donnerait des coups de cravache, +elle mettrait le feu à la case, ou pire… Et elle aurait +bien raison. Je vais te dire ce que je ne t’ai +jamais dit, quand tu me parlais de madame Vaubelle. +Ce sont des choses qu’on a peine à +s’avouer même à soi, et que, du reste, on sait à +peine, qui demeurent dans l’inconscient à moins +qu’on ne soit illuminé comme je le suis, pour +quelques heures… Ce n’est pas impunément +qu’on a connu le goût de l’amour exotique… +Non, je ne parle pas des boys : un moraliste se +plairait à concéder que je suis à peu près normal. +Il se tromperait. Je sais qu’il me faut un certain +genre de femmes, et justement de ces femmes +comme il y en a là-bas ! toutes jeunes, toutes +jeunes, comme Camille, mais Camille mûrira.</p> + +<p>» … Et presque des garçons, tu sais, minces, +sans sexe, sauf leur sexe. Et soumises, obéissantes +en tout, des esclaves. Camille est de sa +race, d’autant plus de sa race qu’elle a vécu, +qu’elle est née aux lieux où cette race peut imposer +son besoin de domination. Elle ne sera jamais +soumise… La vois-tu, devant mon harem ? Elle +n’accepterait jamais, jamais ! Alors, ce serait +l’enfer… Voyons, rappelle-toi ? Tu en as vu, de +ces couples-là, où nous sommes allés ?</p> + +<p>Il roula une dernière boulette plus grosse que +les autres, en aspira la fumée, qu’il garda longtemps +dans ses poumons.</p> + +<p>— Un colonial, un vrai colonial doit mourir +solitaire.</p> + +<p>Il avait fermé les yeux. Je voyais bien qu’il ne +dormait pas : mais il était parti pour ces régions +inaccessibles et froides où tout devient +indifférent. Ni moi, ni personne, ni rien du +monde extérieur n’existait plus pour lui. Je le +quittai, silencieusement.</p> + +<hr> + + +<p>Ce n’est pas cette année-là que j’ai retrouvé +Partonneau. Jamais criminel ne prit plus de soin +pour faire perdre sa trace. Il avait disparu, dès +le lendemain de cette nuit décisive, sans envoyer +un mot ni à moi, qui me considérais comme le +meilleur, le plus fidèle de ses amis, ni à madame +Vaubelle, ni à Camille. Il se fût fait moine, il +fût entré dans une chartreuse, une trappe, qu’il +n’aurait pu s’évanouir plus complètement. Je le +savais vivant, étant allé demander de ses nouvelles +au ministère. Les trimestres de sa pension +lui étaient régulièrement payés, on lisait sa signature +sur les feuilles d’émargement, mais son +adresse me fut refusée : il avait formellement +interdit de la communiquer. Je me rappelais le +mot, le mot héroïque ou désespéré qu’il avait eu : +« Un colonial, un vrai colonial, doit mourir solitaire ! » +Mais aurais-je pu soupçonner qu’il +l’avait pris dans une acception si farouche et +radicale ? Il était toujours membre, semble-t-il, +de diverses sociétés scientifiques, auxquelles continuaient +de parvenir ses cotisations. Leurs bulletins, +sur son ordre, lui étaient envoyés au ministère, +qui les lui retournait. Par le même canal, +on lui avait proposé de faire partie de l’Académie +des Sciences Coloniales, qui venait de se fonder ; +il n’avait même pas répondu. Comme il l’avait +résolu — mais de quelle manière ! — « il s’en +était allé », il avait abandonné, s’était séparé +brusquement, brutalement du monde. Je me souviens +d’avoir lu des journaux — des journaux +spéciaux ! — qui, déjà, parlaient de lui comme +d’un mort, un mort presque illustre, mais d’une +illustration déjà périmée, d’une autre époque, +abolie. Je songeais parfois : « S’il était encore +l’<i>ancien</i> Partonneau, comme il en rirait ! Mais il +ne l’est plus, sans doute. Dans cet état mêlé de +détachement sublime et de dégoût sauvage où je +l’ai vu, où, certes, il est encore, puisqu’il ne reparaît +pas, que reste-t-il du Partonneau que j’ai +connu ?… »</p> + +<p>Une autre chose me faisait souffrir : la manière +dont les jeunes, ceux qui lui avaient succédé, ou +le souhaitaient, parlaient de lui comme d’une +vieille gloire, d’une vieille lune… C’est ce qu’il +avait prévu, prédit : non seulement la montée de +générations nouvelles, ingénument pressées, féroces, +mais l’avènement d’un monde qui, subitement, +repoussait l’ancien, eût-on cru, à des +siècles et des siècles en arrière… Moi-même, +chose affreuse à dire, je commençais d’oublier +Partonneau. La vie est la vie. Et puisque je voulais +vivre, continuer de m’intéresser aux choses +qui sont, ou qui vont naître, même si elles me +déplaisent, même si je n’y trouve pas ma place…</p> + +<hr> + + +<p>… Vers le milieu du mois de novembre, les +premiers froids de l’hiver étant venus assez prématurément, +un ami m’emmena tirer le canard, +à la hutte, sur un des grands étangs de Bourgogne. +Il ne convient pas de préciser davantage +la région. C’est un des genres de chasse que +j’aime le mieux, avec une sorte de passion triste. +Il fait presque nuit, les mains gèlent à travers +les gros gants de laine sur le canon du fusil. +Les feuilles jaunies, gelées, lourdes de grésil, +tombent des arbres avec un bruit toujours le +même, presque imperceptible, cependant importun, +fatidique, qui fait penser, je ne sais pourquoi, +à des cimetières. Les bûcherons, les charbonniers +abattent des troncs ou les ébranchent. +La sève de ces blessures exhale une odeur amère, +voluptueuse encore, qui donne envie de pleurer +sur tout ce qui vieillit, sur tout ce qui s’en va. +Il n’est que l’eau, cette eau si froide, qui a l’air +vivante. Il y a, dans l’aspect de l’eau, toujours, +quelque chose d’éternel et de consolant. Le ciel, +presque noir, verse des larmes lentes, l’air +est noir, sauf pour un mince reflet de cuivre +rouge au couchant. On entend chuchoter dans +la hutte : « Les voilà ! » Et l’on aperçoit, vaguement +d’abord, la grande bande ailée, triangulaire, +qui crisse et tourne avant de se poser. +Alors, je me demande : « D’où viennent-ils, d’où +viennent-ils ? Ils voyageront toujours, eux, jusqu’à +leur mort. Moi, j’ai fini… Je suis arrêté, et +j’attends ici… » J’en oublie de tirer, je tire trop +tard. Je fus maladroit…</p> + +<p>Le village est un petit village, où l’auberge, +bien que bourguignonne, est pauvre. Nous y +fîmes un repas tardif, assez misérable. L’aubergiste +nous confia que nous eussions trouvé meilleure +chère un jour de foire. Les autres jours, +dame !…</p> + +<p>— Il ne doit y avoir personne ici, que des +paysans, lui dis-je.</p> + +<p>— Personne, en hiver. En été, il y a le monde +des châteaux… Ah ! si, pourtant, il y a le Perdu !</p> + +<p>— Le Perdu ?</p> + +<p>— C’est comme ça qu’on dit, chez nous, pour +les gens qui sont un peu marteau, expliqua l’aubergiste, +qui possédait de surplus, par souvenir +du régiment et de la guerre, un autre argot que +celui des campagnards… Celui-là a fait arranger +une vieille ferme, près de la rivière. Il a détourné +l’eau pour aménager une espèce d’étang, au milieu +de son pré.</p> + +<p>— Pour la pêche, la chasse ?</p> + +<p>— Non. Il n’a pas empoissonné, il n’a pas de +hutte… Pour faire une carte de géographie… +C’est un monsieur qui vient on ne sait d’où. Des +îles, qu’on dit.</p> + +<p>— Une carte de géographie ? Je ne comprends +pas.</p> + +<p>Il leva les sourcils en signe qu’il ne comprenait +pas non plus, qu’il ne pouvait pas expliquer. +Une carte, quoi ! comme sur les murs de l’école, +mais par terre…</p> + +<p>Nous étions seuls dans la salle, notre repas +était terminé. Il éteignait les lampes et laissait +s’assoupir le poêle de fonte.</p> + +<p>— Ceux qui veulent veiller, en hiver, conseilla-t-il, +ils vont chez le forgeron. Chez le forgeron, +y a toujours du feu. Et le feu fait de la +lumière et du chaud.</p> + +<p>Comme nous nous levions sur cette suggestion +candide, il ajouta :</p> + +<p>— Vous le verrez peut-être, chez le forgeron, le +Perdu. Il y va… Il cause guère, mais il y va…</p> + +<hr> + + +<p>C’est une chose émouvante, quand on y pense, +que de nos jours mêmes, après de si grands bouleversements +qui ont changé la face de la terre +et l’âme des gens, il se trouve encore, dans notre +France et sans doute dans tout le reste de l’Europe, +des bourgades où, comme du temps +d’Œdipe, le rude atelier du forgeron demeure le +lieu de réunion des hommes et des femmes, l’abri +du passant qui entre, vient se chauffer et prendre +les nouvelles… Nous entrâmes, disant : « Salut, +messieurs et dames », ainsi qu’il convient. Et +cela aussi est beau : ces appellations primitivement +réservées aux seigneurs et à leurs épouses, +obligatoires aujourd’hui à l’égard de tout Français, +de toute Française, signifient que tous les +Français, quarante millions de Français, sont +devenus des seigneurs. Nous ne nous en apercevons +plus, mais les étrangers le remarquent… Le +forgeron, maître en sa demeure, répondit : +« Salut ! » sans se lever, et ceux qui étaient là, +les hommes et les femmes, à leur tour, prononcèrent : +« Salut ! » Mais, seuls, ceux qui étaient +près du feu qui ne s’éteint jamais, le feu de braise +sur lequel on jetait, de temps en temps, des brindilles +de sapin pour faire de la clarté, ceux-là +seuls se levèrent pour nous laisser approcher de +l’âtre. Courtoisie due aux derniers arrivants, surtout +inconnus.</p> + +<p>Il paraît que, avant notre arrivée, quelqu’un +lisait, à la lueur d’un unique luminaire, je ne +sais quelle nouvelle puisée dans je ne sais quel +almanach. L’almanach et le journal, dans les +campagnes, ont remplacé les vieux contes de la +<i>Bibliothèque Bleue</i>, que les colporteurs ont renoncé +à vendre depuis quarante ans. C’est dommage. +C’était bien beau, même dans la pâle +adaptation de cette collection à quatre sous, la +légende des quatre fils Aymon ! Mais il faut savoir +se résigner. Si le monde ne changeait en +rien, ce serait encore plus laid, plus triste et plus +funeste que lorsqu’il change trop, à notre goût… +La lecture s’interrompit. On nous demanda poliment +si la chasse avait été bonne. Des trois cents +habitants du village de C… pas un n’ignorait, +depuis le matin, que nous étions là, et pourquoi. +On fit des remarques sur le temps et la saison. +Tout cela était lent, rituel. Les formules d’accueil +et de politesse sont peut-être ce qui change +le moins vite dans un peuple, même en voie +d’évolution rapide. La surface y est moins troublée +que le tréfonds.</p> + +<p>Il y avait des vieilles et des vieux sur de rares +chaises de paille, des gens sur des bancs, des +blocs de bois, des tas de ferraille. Parfois, les +branchettes de sapin s’éteignaient. Alors, on ne +voyait plus que la face, éclairée par la chandelle, +du jeune homme chargé de lire l’almanach. Parfois +on en jetait sur le foyer un nouvel amas, +les figures s’illustraient de rouille et de sang +comme dans un tableau des frères Le Nain. Je +ne les considérais pas une à une, je laissais errer +partout mon regard incertain, attentif seulement +à l’ensemble, d’autant plus que, pendant ce +temps, j’essayais de trouver des choses à dire, ce +qui n’est jamais facile dans un milieu qu’on +ignore, dont on sait seulement qu’il est malin et +susceptible. Il m’est impossible de me rappeler +combien de minutes s’écoulèrent avant que mes +yeux pussent distinguer un personnage familièrement +mêlé aux autres, qui n’était ni au fond, +contre la muraille, avec les jeunes, ni en avant, +avec les vieilles, les vieux et les importants du +village — et le seul, pourtant, vêtu comme un +« monsieur ». C’était évidemment le Perdu, ce +ne pouvait être que lui — et le Perdu était Partonneau !</p> + +<p>Il ne paraissait pas notablement vieilli. Il avait +engraissé seulement, et sa barbe que, comme +un paysan, il ne rasait qu’une fois par semaine, +croissait rêche et blanche sur ses joues et ses +mâchoires plus rondes et plus molles. Plus de +traces de contracture sur son visage, que je retrouvais +détendu, apaisé, mais aussi effacé, dégradé : +telles ces monnaies antiques dont l’usure +effrusta l’effigie. Et il y a l’impondérable, l’indicible ! +Dix années auparavant son regard, pesant +derrière mon dos, m’eût fait tourner la tête et +pressentir : « Il est là ! » Mais ou bien il ne s’était +pas soucié de me regarder, m’ayant reconnu, ou +bien il n’était plus Partonneau, mais un homme +tel que tous les hommes, sans plus de volonté, +ni d’empire.</p> + +<p>Ce fut moi qui allai à lui :</p> + +<p>— C’est toi, ici, Partonneau ?</p> + +<p>J’entendis une voix qui était sa voix, et pourtant +ne l’était plus : « Oui, c’est moi… » — Mais +si forte est la puissance du souvenir et de l’amitié-amour, +que, malgré cette froideur, s’il n’y +avait pas eu tout ce monde, si enclin à se +moquer, je l’eusse embrassé.</p> + +<p>— C’est toi ! C’est toi !</p> + +<p>— Tu vois bien…</p> + +<p>L’intonation s’était faite un peu moins tiède, +moins neutre ; à lui aussi semblait remonter +quelque chose des temps abolis, une ombre +d’émotion, de plaisir. Il sourit, d’un pauvre +sourire.</p> + +<p>— Tu es ici depuis… depuis que tu as quitté +Paris, depuis deux ans ?</p> + +<p>— Depuis deux ans…</p> + +<p>— Et qu’est-ce que tu fais ?</p> + +<p>— Mais rien ! fit-il, comme étonné… Je n’ai +rien à faire…</p> + +<p>— Tu chasses ?</p> + +<p>Je m’arrêtais à ces questions oiseuses, comme +on fait toujours, par pudeur, quand on n’ose poser +les autres, — tant d’autres, qui m’angoissaient.</p> + +<p>— Oui, un peu, quand on m’invite… On +déjeune…</p> + +<p>— Tu pêches ?</p> + +<p>— Non. Ça m’ennuie…</p> + +<p>— Je comprends… Tu te rappelles les pêches +miraculeuses, sur le Fleuve Rouge ? Ici, c’est si +peu de chose !…</p> + +<p>— Ce n’est pas ça… Ça doit être plus intéressant, +quand c’est difficile… Mais ça m’ennuie…</p> + +<p>— Tu as des terres, un élevage ? Tu fais valoir ?</p> + +<p>— Oh ! voyons… J’ai un pré. Je le loue…</p> + +<p>— Mais à quoi passes-tu ton temps ? Tu écris ?</p> + +<p>Une moue de dédain et d’impatience :</p> + +<p>— Je ne passe pas mon temps. C’est le temps +qui passe, tout seul… C’est bien, c’est très bien +comme ça…</p> + +<p>J’attendais une invitation : « Tu vas passer +ici quelques jours ; en tout cas, tu loges chez +moi cette nuit. » Rien. C’est moi qui imposai :</p> + +<p>— J’irai te demander à déjeuner demain.</p> + +<p>— Bon. Si tu veux… A demain…</p> + +<p>Et je m’en fus coucher dans la triste auberge.</p> + +<hr> + + +<p>On nous avait dit, la veille, que Partonneau +avait « aménagé » la ferme où il s’était si singulièrement +venu cacher. A peine s’il était possible +de s’en apercevoir. « Désaffecté » eût été +un terme plus exact. Délibérément, il laissait +tomber en ruines les communs, l’étable, le toit +aux fourrages. Toutefois, il avait pris soin de +faire tracer une allée pavée qui traversait la cour, +de la porte charretière à l’entrée du bâtiment +d’habitation. Trois pièces seulement. La première +servant à la fois de cuisine et de salle à manger, +la seconde étant sa chambre à coucher, la troisième +son bureau, si l’on peut, d’après ce qu’on +va voir, employer cette expression. Les livres et +les cartons à dossiers étaient restés empilés le +long des murs depuis l’arrivée de Partonneau, +sans qu’il daignât les honorer d’un classement +sur des rayons ou dans une bibliothèque. Sur la +table — une de ces lourdes et longues tables, +faites d’une seule bille de hêtre, comme on en +trouve dans les fermes — je reconnus, entassés, +tous les fascicules des bulletins des sociétés scientifiques +dont Partonneau était resté membre. +Seuls, les plus anciens avaient été coupés. Il +s’avérait que leur destinataire n’avait pas même +ouvert les autres. Il n’en était pas de même, ce +qui me frappa, du <i>Journal Officiel</i> et des <i>Tablettes +des Deux Charentes</i>, feuille locale qui +publie régulièrement les affectations militaires, +les départs des fonctionnaires coloniaux et des +officiers de la marine de guerre, et qui semblaient +avoir été compulsés quotidiennement.</p> + +<p>Le mobilier de ce logis me parut encore plus +succinct que celui de l’appartement que Partonneau +avait occupé à Paris. Quelques armoires +campagnardes, du type le plus courant, en poirier, +des chaises de paille et un lit de camp, le +même lit de camp qui avait suivi en tous lieux +ce fier vagabond, drapé d’une couverture verte, +d’un vert de drap de billard, la même aussi qui +l’avait accompagné partout. La soulevant, je ne +vis pas trace de draps ; sans doute cet ascète désabusé +continuait de coucher à même la sangle, +roulé dans ce rude lainage, comme il avait fait +durant trente années sur toutes les pistes du +monde. Le matelas cambodgien échappa longtemps +à mes regards. Je le découvris, dans un +coin du bureau, supportant des livres poussiéreux. +Il était évident qu’on ne l’avait pas déplié +depuis l’emménagement. D’ailleurs, l’odorat le +plus subtil n’eût pu déceler nulle part la plus +faible trace de cette odeur persistante de chocolat +bouilli et de noix confite que laisse l’opium. Non, +non, Partonneau ne s’était pas mis, ou remis, à +la fumée noire. Ce n’était pas à elle qu’il demandait +de peupler sa solitude, de le confirmer +dans son renoncement. Ce n’était pas à elle qu’il +devait cet air d’absence, de demi-sommeil, l’espèce +de relâchement que je distinguais dans +toute sa personne, la voussure de ses épaules, +l’affaissement de ses muscles, autrefois toujours +bandés.</p> + +<p>Les mystiques ont décrit, avec une minutie +scrupuleuse et déchirée, ce mal de l’âme qu’ils +appellent l’<i lang="la" xml:lang="la">acedia</i> : un sentiment affreux de vide +et de sécheresse quand ils ont perdu l’extase, +quand leur Dieu ne vient plus à leur prière, à +leur appel. C’était ce sentiment de vide que +j’éprouvais à cette heure. Partonneau était là, et +je ne le retrouvais pas. Il répondait à toutes mes +questions avec une justesse automatique, non +pas comme s’il eût été au-dessus du monde, le +dominant et s’en séparant, mais de façon unie, +médiocre, sans une seule de ces terribles formules +où, jadis, il résumait un jugement décisif +et inattendu. N’importe quel petit bourgeois +de petite ville eût tenu la même conversation, +dans les mêmes termes. Ce fut en vain que je +tentai d’amener sur le tapis les souvenirs mêmes +que nous avions en commun, et l’œuvre de sa +vie. Il répondait, l’air fermé : « Oui, n’est-ce pas, +oui… », ou bien « Vraiment ? Tu dis ? » Cependant, +alors, il me semblait discerner dans son +regard, venant de très loin, et refoulé, maîtrisé, +chassé, le feu brûlant d’une ironie douloureuse, +ensanglantée. Mais je ne puis dire qu’il parût +triste, ou même mélancolique : le calme lisse, +et pourtant gonflé, d’une mer qu’on a vaincue en +filant de l’huile. Sa réplique la plus fréquente +était : « Pour quoi faire ? » — « Tu fumes encore, +quelquefois ? » — « Non. Pour quoi faire ? » — « Tu +as lu les articles de Rollin sur le Maroc +espagnol, dans le <i>Bulletin de l’Afrique française</i> ? » — « Non. +Pour quoi faire ? Hein ? Tu +dis que c’est intéressant ?… »</p> + +<p>Le déjeuner qu’il m’offrit fut copieux et même +délicat pour un repas campagnard, ce qui me +surprit assez. Autrefois, c’était un reproche que +je lui faisais de ne pas attacher une importance +suffisante, même en Europe, aux plaisirs de la +table. Il y avait là chez lui plus que sobriété : +indifférence, ignorance, manque d’intérêt, sauf +bizarrement pour des friandises goûtées aux jours +de son enfance, telles que « la pompe », la tarte +épaisse de son Auvergne natale. Maintenant, il +buvait et mangeait beaucoup, semblait aimer +s’attarder à table. A la fin du repas, il se versa +plusieurs petits verres d’un marc qu’il me recommanda. +Ses yeux se firent plus brillants — je +dois écrire, chose injurieuse en parlant de lui, +plus intelligents. Il parut même manifester +quelque chose qui ressemblait à un besoin d’activité, +ou à un désir honteux que ma présence +l’empêchait de satisfaire. Il se décida :</p> + +<p>— Veux-tu faire avec moi le reste du tour du +propriétaire ?… Ça nous dégourdira les jambes.</p> + +<p>… Avant de partir, il mit dans sa poche le +<i>Journal Officiel</i> et les <i>Tablettes des Deux Charentes</i>.</p> + +<p>Il n’avait pas songé, dans sa propriété, à « faire +jardin » ou même « potager », ce qui est d’ordinaire +la première préoccupation des coloniaux. +Les arbres du verger, non taillés, ne donnaient +plus de fruits. Des vaches paissaient dans son pré, +mais je savais, depuis la veille, qu’elles ne lui +appartenaient pas. Du reste, il ne regardait rien, +ne me montrait rien. D’un pas plus vif, il me +conduisit jusqu’à l’étang qu’il avait fait creuser.</p> + +<p>Alors, je vis ! Je vis la fameuse « carte de géographie » +dont m’avait parlé l’aubergiste… +C’était, au milieu de l’étang, une île artificielle, +en forme de planisphère, une image aplatie, déroulée +du globe terrestre, où l’eau de cette mare +figurait l’océan. Tout ce qui n’était pas les colonies +françaises avait été négligé, demeurait nu, +ou couvert d’herbes folles. Mais toutes nos +possessions, toutes, Indo-Chine, Madagascar, +Afrique du Nord, Afrique occidentale, Congo, +et les îles, Guadeloupe, Martinique, Réunion, +Tahiti, la Calédonie, les Touamotou, les Marquises, +Saint-Pierre et Miquelon, jusqu’aux Kerguélen +avaient été minutieusement modelées, reproduites +dans leur forme et les variations de +leur altitude, avec leurs fleuves, leurs ports, les +villes de l’intérieur, les postes, la délimitation +même des provinces et des cercles. Sur la rive, +une sorte de monticule, également artificiel, +portait un banc. Partonneau s’y assit, dépliant +le <i>Journal Officiel</i> et les <i>Tablettes</i>.</p> + +<p>— Tu permets ? fit-il d’une voix presque implorante, +vergogneuse. C’est ma seule distraction +quotidienne… Et elle me manque, quand je ne +l’ai pas !</p> + +<p>Il lisait :</p> + +<p>« Mouvement dans la magistrature coloniale. »</p> + +<p>« — Ça, les magistrats, je m’en fous… Pourtant, +il faut savoir…</p> + +<p>« … M. Dumoulin, procureur général à Tananarive, +est admis à faire valoir ses droits à la +retraite… »</p> + +<p>— Tu te le rappelles, ce vieux Dumoulin ? A +la fin, il avait fini par y comprendre quelque +chose. La preuve, c’est qu’il avait des ennemis, +au lieu de passer pour un pur crétin, inoffensif… +Maintenant, il s’en va. Il s’en va comme moi je +m’en suis allé…</p> + +<p>« … M. Le Prieur, juge de paix à compétence +étendue à Lang-Son (Indo-Chine), est nommé +juge d’instruction à Hanoï. »</p> + +<p>— … L’avancement, le bel avancement !… Mais +Lang-Son ! Lang-Son, pourtant ! Les jolies montagnes, +tu sais, les montagnes aux coupes nettes, +pathétiques, les champs de badiane qui sentent +si bon — et les histoires de contrebande de +l’opium avec les Chinois, qui étaient si drôles… +Et la route de ravitaillement des postes-frontières, +par That-Khé et Cao-Bang jusqu’au Fleuve +Rouge, à travers des paysages de baie d’Along +mise à sec, où la pluie mille fois millénaire taillade +des pyramides qui portent elles-mêmes des +milliers de petits pains de sucre, portraits en +miniature de ces grands pitons pointus… Des +grottes qui s’enfoncent au diable sous terre, des +rivières qui coulent dans les <i>cañons</i> à pic, à +six cents mètres en contre-bas… Calcaire liasique… +Et, dans ce calcaire, j’ai trouvé des veines +de mica, un paradoxe géologique. On m’a contesté +ça : le mica ne devrait exister que dans les +terrains cristallins…</p> + +<p>« … Les territoires de la Haute-Volta seront +organisés en gouvernement autonome, relevant +du gouvernement général de l’Afrique occidentale. +M. Hesling est désigné pour remplir les +fonctions de lieutenant gouverneur. »</p> + +<p>— … Tu te rappelles, le petit Hesling à Madagascar, +il y a vingt-sept ans ? Il était arrivé avec +sa mère, la veuve d’un général, je crois. Un +gosse, un vrai gosse, un bon petit qui ne savait +rien de rien. Moi, je me demandais si on en tirerait +jamais quoi que ce soit. C’est Gallieni qui +l’a dressé. Il avait de la bonne volonté, le gosse, +et un cerveau frais. Il s’est formé, il aime l’ouvrage… +Ah ! il s’y entendait, Gallieni, pour le +dressage ! C’était amusant à voir, ça faisait +vivre !… On dit que c’est lui qui a gagné la +bataille de la Marne. Moi, je m’en fous… +Je vais te dire : ce sont les Allemands qui l’ont +perdue. Et ils l’ont perdue parce qu’ils se +croyaient certains de la gagner, de même que +nous perdrons la prochaine bataille dans soixante +ans — ils sont idiots ceux qui croient à +la guerre pour <i>maintenant</i> — parce que nous serons +sûrs aussi de la gagner. C’est toujours +comme ça, c’est une loi historique. Le vainqueur +devient le vaincu, parce que, d’être vainqueur, +ça vous donne une cervelle de crétin équestre et +aristocrate… Non, non, le vrai Gallieni, c’est +le Gallieni colonial : un proconsul ! Un bougre +qui savait que les armes, c’est un outil, un outil +indispensable, mais que, une fois qu’il a servi, +il en faut d’autres. Avec ça, le sens de l’<i lang="la" xml:lang="la">imperium</i> : +« Je veux la paix, d’abord parce que c’est +plus joli à voir, mais aussi parce que c’est +moi qui la fais, et que ça me permet de commander +à tout le monde, au lieu de commander +seulement à des militaires. »</p> + +<hr> + + +<p>Partonneau était redevenu l’ancien Partonneau. +La mauvaise graisse était sortie je ne sais +comment de ses joues. La voussure de son dos +avait disparu. Ses fortes mandibules mâchaient +et jetaient les phrases par saccades, avec des +ellipses formidables, et toujours ce passage fantasque +et lumineux, immédiat, des choses coloniales +aux choses européennes, françaises, qui, +toute son existence, avaient fait l’originalité de +sa philosophie. Il s’interrompit :</p> + +<p>— … Hein ? Hein ? Tu vois, je ne suis plus +qu’un vieil imbécile !</p> + +<p>… Au moment où je me réjouissais de le retrouver !</p> + +<p>— Si ! Un vieil imbécile. Un retraité gâteux +qui lit l’<i>Annuaire</i>… Je m’amuse à le regarder +sur une carte en relief au lieu du machin à couverture +bleue, voilà tout… Quand je suis arrivé +ici, et que j’ai arrangé cette île comme tu la +vois, je lisais encore des communications, des +rapports envoyés par les types de là-bas — tiens, +le bouquin de Gautier, sur le Sahara ! — et je +suivais tout ça sur ce relief… Mais, maintenant, +ajouta-t-il avec satisfaction, maintenant c’est fini. +Je ne lis plus que les nominations, l’<i>Annuaire</i>…</p> + +<p>— C’est pour ça que, des publications que tu +reçois, il n’y a que les plus anciennes qui soient +coupées ?</p> + +<p>— Pour ça !… Et je vais me désabonner. C’est +encore un fil. Il faut le trancher.</p> + +<p>— Mais pourquoi, pourquoi ?</p> + +<p>— Pour tuer le vieil homme, dit-il, farouchement. +Pour finir de le tuer… Ah ! je le croyais +bien en train de mourir… Chaque jour, quand +je vais à cette île, mes souvenirs deviennent plus +impersonnels, plus dépouillés de tout ce qui était +moi, mes déductions, mes ambitions, ma… ma +philosophie, comme tu dis. Il a fallu que tu +viennes : c’est une rechute !</p> + +<p>— Une rechute ?</p> + +<p>— Je veux mourir en paix, entends-tu ! Je +veux mourir en esprit, d’abord, arriver à la mort +sans regrets, sans désirs… C’est peut-être encore +là une chose que m’a apprise l’Extrême-Orient : +mais il faut que je ne sache même plus d’où ça +me vient. Il n’y a qu’à cette condition que ça +fera corps avec moi : non plus une doctrine, +alors, un instinct.</p> + +<p>— Et de la sorte tu t’imagines que tu mourras +heureux ?</p> + +<p>— Je suis sûr, fit-il, d’une voix redevenue +toute neutre, de ne pas mourir malheureux. +L’homme raisonnable n’en saurait souhaiter +davantage… Allons, viens prendre un verre de +bière, avant de nous quitter ! Tu te souviens, +c’était aussi l’usage, là-bas…</p> + +<p>Il me versa la bière, dans la cuisine-salle-à-manger. +Nous demeurâmes longtemps muets.</p> + +<p>— Partonneau, tu te suicides !</p> + +<p>Il haussa les épaules. Puisque c’était ça qu’il +voulait : anéantir progressivement les parties +supérieures de son être, devenir une espèce +d’animal, puis de végétal humain, puis rien…</p> + +<p>— Et… cette promenade quotidienne à ton +étang, c’est tout ce que tu fais ?</p> + +<p>— Presque. Je dors beaucoup, je mange le +plus que je peux. Le soir, en hiver, je vais chez +le forgeron, comme tu as vu : ces paysans m’enseignent +combien peu de pensées suffisent à un +homme. C’est très salutaire.</p> + +<p>— Et… les femmes ?</p> + +<p>— Parfois, dit-il paisiblement, je vais à +Dijon… De moins en moins.</p> + +<p>Cruellement, je voulus porter le dernier coup :</p> + +<p>— Camille est mariée, en Indo-Chine, à un +planteur de caoutchouc, je crois.</p> + +<p>— Ah !… Et ça va ?…</p> + +<p>— Je ne crois pas.</p> + +<p>— Le contraire m’aurait étonné… Elle aura +besoin de plusieurs expériences… Et madame +Vaubelle ? interrogea-t-il, de lui-même.</p> + +<p>— Elle s’est réconciliée avec son mari. Même +elle en a eu un nouvel enfant.</p> + +<p>— Elle a bien fait… C’est une brave femme, +celle-là… Ce qu’il y a de mieux.</p> + +<p>— Veux-tu que je le lui dise, de ta part ?</p> + +<p>— Tu ne le feras pas ! Pour elle, et pour moi.</p> + +<p>— Partonneau, sois franc !… Tu ne les as +jamais aimées, ce qui s’appelle aimer ?</p> + +<p>— Comment veux-tu que je te dise ? C’est probable. +C’est même certain, puisque j’ai pu renoncer +à elles… Il me semble, du fond de ce +sommeil que je veux imposer à tout ce qui fut +moi, que sur certains points, j’y vois plus clair +encore que même cette dernière nuit, tu sais, à +Paris… Il se pourrait que, de cœur et d’esprit, +je n’aie jamais su aimer les femmes : les hommes +seulement.</p> + +<p>— Partonneau !</p> + +<p>— Oui… Je suis quelqu’un à qui son éducation +première, ses lectures d’adolescence ont +montré les femmes comme le seul objet de désir, +mais qui, au fond, n’était pas fait pour elles, +dédaignait leur âme, se méfiait de tous leurs +actes, même les plus simples, les plus légitimes. +Et la vie que j’ai menée, les femmes instinctives, +primitives que j’ai possédées, m’ont confirmé +dons cette méfiance et cette incompréhension… +Mais qui, par contre, aimait l’intelligence et +l’énergie viriles, qu’il connaissait bien, les aimait +passionnément, jusqu’avec sa sensibilité… +Mon vieux ! Si je t’avouais que, depuis deux ans, +j’ai pensé plus souvent à toi qu’à elles !</p> + +<p>— Je te remercie…</p> + +<p>— On est des vieux, maintenant, et de braves +gens, après tout. On peut tout se dire…</p> + +<hr> + + +<p>Je ne voulais pas m’attendrir. Il l’avait dit : on +était des vieux, on n’avait plus le droit. Je demandai +seulement :</p> + +<p>— Je reviendrai… Tu veux bien ?…</p> + +<p>Il secoua la tête.</p> + +<p>— Quand je serai mort. Pas avant. Avant, ne +fais pas ça… Mauvais pour moi, tu comprends… +Cette journée-ci, cette journée avec toi, eh bien, +elle m’a retardé DANS MON PROGRÈS…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2> + + +<div class="flex"> +<table> +<tr><td> </td> +<td class="bot r small"><div>Pages.</div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>LES FEMMES DE PARTONNEAU</div></td></tr> +<tr><td class="drap">Les femmes de Partonneau</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c1">9</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Dans le monde</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c2">29</a></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>PREMIÈRES RENCONTRES</div></td></tr> +<tr><td class="drap">Premières rencontres</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c3">45</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Le musée du fou</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c4">67</a></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>LES FORCES MORALES</div></td></tr> +<tr><td class="drap">Les forces morales</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c5">91</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">L’aveugle</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c6">99</a></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>LE MAITRE DES HOMMES</div></td></tr> +<tr><td class="drap">Le condamné à mort</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c7">135</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Une leçon</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c8">149</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Sa prudence</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c9">161</a></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>ET LE SOIR VINT…</div></td></tr> +<tr><td class="drap">Et le soir vint…</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c10">171</a></div></td></tr> +</table></div> + +<p class="c gap xsmall">E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY</p> + + +<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75357 ***</div> +</body> +</html> + diff --git a/75357-h/images/cover.jpg b/75357-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..535b157 --- /dev/null +++ b/75357-h/images/cover.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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