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-The Project Gutenberg eBook of Le Maître du Navire, by Louis
-Chadourne
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Le Maître du Navire
-
-Author: Louis Chadourne
-
-Illustrator: Jean-Gabriel Daragnès
-
-Release Date: July 24, 2022 [eBook #68606]
-
-Language: French
-
-Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team
- at https://www.pgdp.net (This book was produced from images
- made available by the HathiTrust Digital Library.)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MAÎTRE DU NAVIRE ***
-
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-
- COLLECTION LITTÉRAIRE DES ROMANS D’AVENTURES
-
- LOUIS CHADOURNE
-
- LE MAITRE
- DU NAVIRE
-
- [Illustration]
-
- L’ÉDITION FRANÇAISE ILLUSTRÉE
- 30, RUE DE PROVENCE--PARIS
-
- 1919
-
-
-
-
-DU MÊME AUTEUR
-
-
-Commémoration d’un Mort de printemps, poème. (Paris, 1917. _Épuisé_.)
-
-L’Amour et le Sablier, poèmes. (_La Belle Édition_, Paris, 1919.)
-
-
-EN PRÉPARATION:
-
-Poèmes pour les Deux Crépuscules. (Édition de _La Sirène_.)
-
-Le Conquérant du Dernier Jour, nouvelles.
-
-La Force Ensevelie, roman.
-
-
-
-
-IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:
-
-25 exemplaires sur papier hollande numérotés de 1 à 25.
-
-(Sept de ces exemplaires,--les numéros 1 à 7,--n’ont pas été mis dans le
-commerce.)
-
-
-Tous droits de traduction, d’adaptation, de reproduction et de
-représentation réservés pour tous pays, y compris la Suède et la
-Norvège.
-
-Copyright 1919 by _L’Édition française illustrée_, Paris.
-
-
-
-
-[Illustration]
-
-
-
-
- LOUIS CHADOURNE
-
- Le
- Maître du Navire
-
- OUVRAGE ILLUSTRÉ DE
- DEUX BOIS ORIGINAUX DE DARAGNÉS
- (Frontispice et couverture)
-
-
- PARIS
- L’ÉDITION FRANÇAISE ILLUSTRÉE
- 30, Rue de Provence, 30
-
- 1919
-
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-
-
-AVANT-PROPOS
-
-négligeable
-
-A L’ANCIENNE MODE
-
-
-Lecteur,
-
-Tu tiens à juste raison pour outrecuidant un auteur qui se mêle
-d’extraire à ton usage, et sans que tu l’en pries, la moelle et le suc
-de son livre. Ce n’est souvent que viande creuse: aussi, ne ferai-je pas
-de la sorte. Je t’avertis donc de t’arrêter à l’écorce romanesque de
-cette fiction et de n’y point chercher l’amande. Toutefois, si tu veux
-philosopher--et l’on dit bien à tort que c’est le propre de l’homme, car
-les chats, les hiboux et les éléphants ont plus que lui le goût et le
-loisir de la réflexion--si tu veux philosopher, dis-je, pousse plus
-avant en cette aventureuse fantaisie. Ce que tu cherches, tu le
-trouveras sans doute, car tu le portes en toi-même à ton insu et l’on ne
-découvre que les trésors enfouis dans son propre cœur.
-
-
-
-
-Le Maître du Navire
-
-
-
-
-PREMIÈRE PARTIE
-
-LA TRAVERSÉE COMMENCE
-
-
-
-CHAPITRE PREMIER
-
-L’HOMME AUX LUNETTES VERTES.
-
- «Quel est ce guerrier qui s’élève au-dessus des autres: son
- bouclier est semé d’étoiles et son aspect n’est pas celui d’un
- mortel?»
-
- EURIPIDE.
-
-
-En soulevant le store baissé, à cause de la lumière crue, sur la large
-baie du wagon-salon, Leminhac découvrit, barrant l’horizon de sa ligne
-puissante, la Cordillère des Andes dont quelques sommets étincelaient.
-Ce spectacle majestueux ne lui inspira qu’une réflexion prosaïque:
-
---Ce train n’avance pas.
-
-Mais, comme il se piquait de quelque sentiment de la nature et qu’on ne
-peut décemment, lorsqu’on est avocat et conférencier, laisser passer
-sans commentaires la perspective éthérée, sur un sombre azur, des
-cratères du Chimborazo ou du Cotopaxi, il ajouta:
-
---Panorama en vérité grandiose. Et comme on est loin de Paris!
-
-Un Français se reconnaît en voyage à ce qu’il accommode à toutes les
-sauces ces syllabes magiques: Paris! Ce nom bien-aimé ne quitte pas ses
-lèvres, surtout si le voyageur est natif de Pézenas ou de
-Brive-la-Gaillarde. Si vous rencontrez un Français sous la ligne précise
-de l’équateur, comme c’est le cas dans cette histoire, ou dans une oasis
-du Sahara, ou buvant le thé sur le poêle d’une isba sibérienne, ne
-manquez pas de lui demander innocemment:
-
---De quel pays de la France êtes-vous originaire?
-
-Il ne manquera pas de vous répondre:
-
---De Paris, naturellement.
-
-Et parfois avec le plus riche accent de Provence ou de Gascogne. Nous ne
-trouvons sur la mappemonde que des Français de Paris.
-
-Si maître Leminhac, jeune gloire du barreau parisien, égaré au
-centre--bien lointain--de notre planisphère terrestre, évoquait ainsi la
-Ville Lumière, c’était sans doute moins pour rappeler à son vis-à-vis,
-vieillard correctement binoclé d’or, les délices de notre moderne
-Capoue, que pour attirer l’attention bienveillante d’une troisième
-personne jusqu’ici plongée dans la lecture d’un livre, sans nul doute
-anglais, si l’on en jugeait par la couverture de toile verte, agrémentée
-de filets d’or.
-
-L’effet cherché se produisit naturellement, et la troisième personne,
-dont Leminhac n’avait encore aperçu qu’une lourde torsade dorée sous la
-soie d’une écharpe, découvrit, l’espace d’un instant, un profil un peu
-lourd, mais d’une étrange séduction.
-
---C’est une Russe, pensa Leminhac qui avait fait de sérieuses études
-ethnologiques au Palais de glace et, plus récemment, dans un atelier
-cubiste de Montparnasse.
-
---C’est une Russe, répéta-t-il, satisfait de sa perspicacité encore
-invérifiée d’ailleurs. Il n’y a qu’elles pour avoir ce menton un peu
-fort, ce nez légèrement aplati et pour être cependant les plus
-séduisantes créatures. Et quels cheveux!
-
---Il me faut voir ses yeux, ajouta-t-il. C’est indispensable.
-
---Ne pensez-vous pas, Leminhac, dit le vieillard binoclé d’or, que nous
-arriverons en retard à Callao?
-
---Je le pense, mon cher professeur, répondit l’avocat. D’après
-l’horaire, et si je me souviens bien de l’heure à laquelle nous avons
-passé à la dernière station, nous avons déjà un retard de cinq heures.
-
---C’est peu, évidemment, pour de pareilles distances.
-
---Oui, fit Leminhac, mais il serait fâcheux de manquer le _Gloucester_ à
-Callao. Les formalités pour les bagages sont longues.
-
---Patience, fit le professeur.
-
-Et il se replongea dans la méditation du deuxième tome de Krafft-Ebing,
-dont il avait commencé la lecture à Yokohama, et il n’était encore qu’à
-la cinq cent quatre-vingt-treizième page.
-
-Le nom, articulé par Leminhac avec un faux accent anglais, du
-_Gloucester_ fit de nouveau émerger dans la lumière le profil blond.
-
---J’ai vu ses yeux, soliloqua-t-il de nouveau. Ils sont indiscutablement
-slaves.
-
-Cependant, le train ralentissait sa course, patinait sur ses freins et
-stoppait net.
-
---Une panne, sursauta le professeur.
-
---Impossible, fit Leminhac.
-
-L’inconnue ferma son livre, esquissant une moue impatiente, et se
-dirigea vers le couloir.
-
-Le train s’était arrêté dans la brousse. Un vaste désert parsemé de
-blocs de lave spongieux et noirs, hérissé de buissons et d’arbustes
-épineux--à l’ouest, les nappes miroitantes des Salines--un paysage
-métallique, noir et blanc, sur qui, brusque, la nuit équatoriale
-s’affaissa.
-
-Leminhac avait suivi l’inconnue dans le couloir et s’affairait auprès du
-contrôleur nègre, en un anglais douteux mêlé de sabir.
-
---Qu’y a-t-il donc?... retard incompréhensible. Ah! ils sont jolis, les
-chemins de fer américains!
-
---Le passage est difficile, Monsieur, repartit l’agent au sombre visage.
-Le poste nous avertit que la lisière nord de la forêt est en feu. Si
-l’incendie est grave, il sera impossible de franchir cette barrière de
-flamme.
-
---Bigre, pesta Leminhac. Et que fera-t-on alors?
-
---On attendra.
-
---Est-ce que cela peut durer longtemps? interrogea le professeur,
-accouru à son tour.
-
---On ne peut pas savoir. Toutefois, il n’y a pas lieu de craindre que
-l’incendie s’étende considérablement, la forêt étant humide et pleine de
-marécages. La zone du feu est très limitée.
-
---Combien de temps encore?
-
---Dix, douze heures. Un jour peut-être, au maximum.
-
---Nous manquerons le paquebot, gémit Leminhac. C’est inévitable. Il part
-demain à 13 h. 40. Et il est déjà 9 heures du soir.
-
-L’inconnue parut s’inquiéter et s’approcha du groupe.
-
---Croyez-vous, Monsieur, demanda-t-elle à Leminhac, que nous ne
-puissions vraiment prendre le _Gloucester_?
-
---Je le crains, Madame, et vous m’en voyez navré. J’ai assez de ce pays.
-Il est morne. On y étouffe. Les naturels n’ont pas de conversation...
-C’est une bonne fortune rare que de rencontrer en pareil lieu d’aussi
-agréables compagnons de voyage, une bonne fortune que le malencontreux
-incident qui nous retarde va nous faire encore apprécier davantage.
-
---Hélas! fit l’inconnue, serons-nous contraints de demeurer trois
-semaines à Callao, dévorés par les moustiques?
-
---Il n’y a, en effet, pas de départ de ce port-là avant vingt jours. Il
-faudra gagner Guayaquil ou revenir à San-Francisco.
-
-Le professeur qui avait, en raison des circonstances, renoncé à
-Krafft-Ebing, apparut, le chef orné d’une casquette d’un vert sournois.
-
---Si vous me le permettez, Madame, et puisque nous voici compagnons
-d’infortune, je ferai les présentations.
-
-Il montra le professeur:
-
---M. le professeur Tramier, de l’Académie de médecine de Paris.
-
-Et, se désignant lui-même:
-
---Anatole Leminhac, avocat à la Cour, Français, Parisien même...
-
---Maître Leminhac, interrompit l’inconnue, pour la plus grande
-stupéfaction de l’avocat et du médecin, maître Leminhac? Mais,
-n’est-ce pas vous qui avez si brillamment plaidé dans l’affaire
-Soliveau-Depréchandieu?
-
---C’est moi-même. Par quel hasard mon nom, si modeste encore, est-il
-parvenu à vos oreilles, Madame...
-
---Madame Erikow, Marie Erikow. Ne vous étonnez pas. J’ai suivi les
-audiences. Cette affaire était passionnante, n’est-ce pas? Et j’ai
-admiré votre talent.
-
---Vous me flattez, Madame.
-
---Leminhac est la modestie même, crut devoir ajouter le docteur Tramier.
-Mais c’est une des futures gloires de notre barreau.
-
---Je n’en doute pas, dit Mme Erikow, avec un sourire poli.
-
---Et vous êtes Russe, Madame?
-
---Russe de Moscou,
-
---Je l’avais deviné.
-
-Quelques-uns des voyageurs étant descendus, Leminhac proposa de suivre
-leur exemple.
-
-La nuit était venue. Aux yeux des voyageurs, vers le nord, l’horizon
-apparut, embrasé. Au bas du ciel, la masse obscure de la forêt se
-dressait comme une titanique cité de ténèbres. Une barre d’un rouge
-sombre coupait l’horizon et sur cet écran de feu se tordaient des arbres
-dont les arabesques convulsées, nettement dessinées en noir d’encre,
-évoquaient une lanterne magique pour géants.
-
---C’est sinistre, murmura Leminhac.
-
---C’est splendide, soupira Mme Erikow.
-
---C’est bien ennuyeux, gémit le professeur.
-
-La brise lourde qui soufflait du Pacifique apportait sa senteur marine
-où se mêlaient les bouffées âcres de l’incendie, l’odeur des plantes
-tropicales huileuses et grasses que rongeait lentement le feu. On
-percevait la crépitation des branches et le craquement sourd des troncs
-qui éclataient.
-
-Leminhac offrit son bras à Mme Erikow pour faire quelques pas le long de
-la voie ferrée. Les autres voyageurs causaient ou fumaient, par groupes;
-de petites braises de cigares trouaient l’ombre.
-
-Un Espagnol, coiffé d’un sombrero gris et plat et vêtu
-d’homespun,--tache claire dans la nuit,--jurait sans interruption:
-
---_Sacramento! Ciento mil pesetas, he de perder esta noche._
-
-Une miss soupirait:
-
---_What a beautiful night!_
-
-et citait du Shelley:
-
- «_Palace roof of cloudless nights,
- «Paradise of golden lights._»
-
-L’avocat se pencha vers sa compagne:
-
---Vous allez à Sydney, sans doute?
-
---Oui. J’ai des propriétés là-bas.
-
---C’est également notre destination, à Tramier et à moi.
-
---Vos cabines sont réservées?
-
---Oui; la vôtre aussi?
-
---Naturellement.
-
---Pourvu que le _Gloucester_ nous attende?
-
---Je commence à désespérer.
-
-La nuit s’écoulait et le sinistre rougeoiement de l’horizon ne
-disparaissait pas du ciel.
-
-Marie Erikow regagna son sleeping, tandis que Leminhac et Tramier
-jouissaient, non sans quelque aigreur, de la nuit tropicale baignée
-d’aromes.
-
-Comme elle s’approchait du train, elle trébucha, laissant échapper un
-léger cri. Une main robuste sortit de l’ombre, providentielle.
-
---Vous êtes-vous fait mal, Madame? dit une voix où perçait un accent
-anglais.
-
-Un homme, dont elle distinguait mal les traits, mais qui semblait jeune,
-la soutenait sous le bras. Une pipe courte brûlait à sa bouche. Il
-sentait bon l’ambre et le tabac de Virginie.
-
---Non, Monsieur, ce n’est rien. Un bleu, tout au plus. Mais comment
-ai-je pu tomber?
-
---Vous avez buté dans un fil de fer: permettez-moi de vous aider à
-remonter en voiture.
-
-Le voyageur l’accompagna silencieusement jusqu’au wagon, éclairé
-doucement de lampes électriques, dont quelques-unes étaient déjà en
-veilleuses. Le train allongé, avec ses traverses de cuivre et les
-chiffres dorés de la compagnie, reposait sur ses ressorts, comme une
-bête de luxe. Le wagon-salon, placé à l’arrière, tout en glaces,
-étincelait dans l’épaisseur morne de la nuit.
-
-A la clarté des lampes, Marie Erikow put détailler la physionomie de son
-Sigisbée nocturne. C’était un jeune homme, vêtu d’un complet à carreaux
-de coupe sportive, coiffé d’une casquette, type classique de l’Anglais
-en voyage. Quand elle leva les yeux, elle vit qu’il était beau. Découplé
-comme un joueur de cricket, il avait un visage d’un ovale très pur, dont
-la pâleur rosée était toute féminine; mais le menton volontaire
-dissipait l’impression un peu trouble que pouvaient causer la douceur
-régulière des traits et le charme sensuel de la bouche.
-
-Il s’inclina respectueusement:
-
---Robert Helven, de Cambridge, peintre.
-
-Elle le remercia de son appui, et lui tendit la main. Il la serra. Elle
-le trouva correct, mais un peu froid.
-
-Aussi ajouta-t-elle, comme il regagnait son compartiment:
-
---Vous allez sans doute à Callao. Nous nous reverrons en route.
-
-Les stores baissés, elle défit ses lourdes torsades, mira en souriant
-l’éclair de ses yeux glauques et de ses lèvres carminées, puis
-s’enveloppa dans une robe chinoise de soie violette où jouaient des
-cigognes d’or et des oiseaux à aigrette. La couchette du sleeping
-l’accueillit et elle ferma les yeux sur la seconde page du dernier livre
-de M. Claude Farière, préférant sans doute à sa littérature l’image
-indécise d’un portrait de Gainsborough.
-
- * * * * *
-
-Quand Marie Vassilievna Erikow se réveilla, le train filait à travers la
-grande plaine fertile qui longe le Pacifique. Son sommeil, après
-plusieurs journées de voyage, avait été si profond qu’elle n’avait pas
-senti le bercement du rapide en marche, succédant à l’immobilité de la
-halte. Elle fit jouer les stores et les abaissa immédiatement, tant la
-lumière était vive.
-
-Sur la plate-forme vitrée du wagon-salon, Leminhac et le professeur
-Tramier semblaient hypnotisés par le ruban d’acier que le train dévidait
-vertigineusement derrière lui.
-
---Onze heures, gémit lugubrement la future gloire du barreau. Onze
-heures! A treize heures quarante, le _Gloucester_ lèvera l’ancre. Nous
-sommes bons.
-
---Résignons-nous, répliqua le docteur, à qui la lecture persévérante de
-Krafft-Ebing--entreprise à Yokohama--avait donné une patience à
-l’épreuve de tous les coups du destin. Résignons-nous. Qui sait? le
-paquebot ne sera peut-être pas encore parti! C’est un petit bateau sans
-importance.
-
---Petit ou grand, ne vous imaginez point qu’il va nous attendre. Rien à
-faire, que rester à Callao trois semaines ou regagner San-Francisco.
-Peste soit des forêts, des trains et des incendies!
-
-Marie Erikow entra à ce moment. Elle avait un tailleur de voyage d’une
-étoffe claire et moelleuse qui drapait sa taille un peu lourde. Sous les
-voiles, sa chevelure laissait étinceler des paillettes d’or.
-
---Bonjour, fit-elle. Alors, il paraît que c’en est fait du _Gloucester_?
-
---Il paraît, dit tristement Leminhac. Nous n’arriverons qu’à la nuit.
-
---C’est absurde. Quelle folie! C’est bien ma faute. J’aurais dû partir
-plus tôt. On n’arrive pas ainsi au dernier moment.
-
---Nous aussi, soupira le professeur.
-
---Oui, nous aussi, dit impétueusement Leminhac. Quand je pense que je
-dois prononcer dans quinze jours à Sydney ma conférence sur l’éloquence
-révolutionnaire, conférence à laquelle assisteront vingt mille personnes
-dont pas une ne sait un mot de français, quand je pense à cela, mon âme
-se déchire et mes yeux se remplissent de larmes.
-
---Séchez-les vite, dit Marie Erikow. Vous ferez votre conférence à
-Callao.
-
---Je ne compte pas y rester. Dieu me préserve de vos palaces
-équatoriaux.
-
---Nous déciderons là-bas, conclut judicieusement Tramier, ce qu’il nous
-restera de mieux à faire, une fois sûrs que le _Gloucester_ est bien
-manqué.
-
-Au dining-car, pour le déjeuner, Mme Erikow, le docteur et Leminhac
-s’assirent à la même table. Une place restait libre. Ce fut le peintre
-anglais qui l’occupa. Marie Erikow en profita pour présenter celui
-qu’elle appelait généreusement son «sauveur». Leminhac conçut de
-l’heureuse fortune du jeune Anglais un dépit qu’il dissimula
-diplomatiquement. Il fut d’ailleurs éblouissant, répandant aux genoux de
-la Russe toute une pacotille de scintillantes banalités. De temps à
-autre, d’une main potelée, il lissait ses favoris qu’il portait courts à
-l’instar d’un critique littéraire fort en vue dans la capitale. Le
-docteur mâchait en silence, assaisonnant tous les plats d’une
-Worcester-sauce susceptible de corroder le diamant. Quant à l’Anglais,
-Marie Erikow nota qu’il avait les yeux marrons ou café très clair et de
-belles dents, qu’il portait à l’annulaire gauche une bague touch-wood
-ornée d’une émeraude et qu’il mangeait et parlait avec une sobriété
-puritaine. Il ne prononça que quelques mots et ce fut pour lui demander
-si elle ne désirait pas quelques gouttes de la sauce infernale accaparée
-par le professeur. Néanmoins, il parut charmant, car une jolie bouche
-est plus séduisante que les plus brillants mots d’esprit. L’âge et la
-figure d’Helven le dispensaient de tout effort pour plaire. Il
-paraissait d’ailleurs timide et l’ignorance même qu’il manifestait de
-ses avantages leur en ajoutait un nouveau.
-
-Marie Erikow alluma une cigarette et s’étendit nonchalamment sur un des
-larges fauteuils de cuir. Le train avait accéléré encore sa vitesse et
-déchirait l’espace, qui s’ouvrait en sifflant devant la Compound à la
-nuque trapue dont les bielles se détendaient avec la souplesse de
-muscles bien entraînés.
-
-Leminhac, sur la plate-forme, tirait quelques bouffées d’un Upman choisi
-par l’académicien dans les boîtes d’acajou présentées par le steward.
-Tramier assurait un binocle hésitant, penché sur l’indicateur du Lloyd.
-Ils étaient seuls. Helven, dans le wagon-salon, contemplait la Russe,
-attentif et un peu languissant, pareil à un lévrier de race.
-
---Inquiétant, ce jeune Anglais! dit Leminhac.
-
---Inquiétant? Et pourquoi donc? repartit Tramier. Il me semble fort bien
-élevé.
-
---Je n’aime pas le genre Dorian Gray, ni ces champions de boxe qui vous
-ont des visages de vierges préraphaëlites.
-
---Le gaillard paraît musclé comme un jeune tigre.
-
---Et avec cela, des yeux de gazelle. Je n’aime pas la confusion des
-genres, mon cher professeur. Nous autres, Français, nous autres, Latins,
-nous répugnons à ces mélanges. Notre type de la beauté masculine est
-plus simple et plus grave...
-
-Ce disant, il ajusta d’un coup de pouce une cravate doctrinaire de soie
-noire ornée d’un camée et rejoignit la Russe et l’«Antinoüs de
-Cambridge».
-
-Tramier, solitaire, reprit mélancoliquement la page cinq cent
-quatre-vingt-quatorzième de Krafft-Ebing.
-
- * * * * *
-
-Le temps et l’espace furent consciencieusement dévorés par
-
- «_le dragon mugissant qu’un savant a fait naître_»
-
-si bien que le rapide entra dans la gare de Callao deux heures plus tôt
-que ne s’y attendaient les voyageurs, rattrapant ainsi une partie de son
-long retard.
-
-Hélas, la joie des quatre compagnons fut de courte durée!
-
---Le _Gloucester_?
-
---Parti à treize heures quarante.
-
---Sacramento!
-
-Ainsi jurèrent ensemble l’Espagnol vêtu d’homespun et Leminhac qui
-affectait une certaine pratique de la langue des hidalgos, tout en usant
-de libertés républicaines avec l’accent tonique.
-
-Comme la journée était fort avancée, on élut de camper patriarcalement
-dans un Palace de goût municho-viennois, adorné de pâtisseries en stuc
-et pareil à ces pièces montées où bave la crème et où l’on dessine avec
-du sirop de si agréables figures. Ses balcons ventrus et dorés
-s’arrondissaient face à la mer et les houles du Pacifique venaient
-déployer dédaigneusement leurs écharpes sous les masques horrifiques de
-mascarons œdémateux.
-
-Un portier suisse attendait au centre de la terre la Russe, l’Anglais et
-les deux Français qui ne s’en montrèrent point surpris. On leur assigna
-des chambres dont le mobilier eût découragé les amis de M. Francis
-Jourdain. Ils y reposèrent, d’ailleurs, à poings fermés, sans entendre
-la plainte des flots qui portèrent Magellan et les cinq caravelles:
-_Trinidad_, _Santiago_, _Victoria_, _Conception_ et _San-Antonio_, à la
-conquête des terres inconnues où des sauvages, peints en jaune et des
-cornes de cerf dessinées sur les joues, offrirent aux Portugais des
-clous de girofle et des oiseaux de Paradis.
-
-La nuit fut pour eux sans rêve, sauf peut-être pour Marie Erikow; elle
-leur fut aussi de pauvre conseil, car ils se retrouvèrent le lendemain
-sur le quai inondé de soleil, encombré de balles et de tonneaux, tous
-quatre incertains de ce qu’ils devaient décider.
-
-La chaleur était fort lourde.
-
-Leminhac, qui s’imposait maintenant comme le cacique de l’errante tribu,
-proclama:
-
---Entrons quelque part. Nous prendrons un apéritif.
-
-Pour la couleur locale, on choisit le bar du _Pajaro Azul_. L’endroit
-était frais et confortable. Sur le comptoir peint d’un bleu clair à
-faire grincer les dents, sans doute à cause de l’enseigne et faute
-d’oiseau d’aucune sorte, s’entassaient des pyramides de citrons, de
-limons, de goyaves; le soleil, tamisé par de larges stores de pailles,
-jouait sur l’écorce des pamplemousses, sur la peau tendue à éclater des
-figues de Surinam. De l’arrière-boutique, où s’entassaient des caisses
-d’épices et des ballots de riz ou de manioc, glissait une odeur de
-vanille.
-
---Je pense, dit Helven le silencieux, à un petit bar de la Jamaïque, qui
-sentait la cannelle comme celui-ci est parfumé de vanille. On y mangeait
-des melons exquis que l’on avait laissés, une nuit entière, le ventre
-bourré de glace pilée, de tranches d’ananas, de bananes coupées en menus
-morceaux; le tout, arrosé d’un rhum comme on n’en boit que là-bas, noir,
-sucré et aromatisé de cannelle...»
-
---Je vois, dit Leminhac, que vous avez beaucoup voyagé.
-
---Et, ajouta Marie Erikow en riant, que vous agréez avec reconnaissance
-les dons du Seigneur.
-
-Ils s’assirent autour de quatre verres que l’or du whisky enflamma sans
-retard.
-
---Que faire? dit Marie Erikow.
-
---Absurde aventure, gémit Leminhac. Ce paquebot...
-
-Comme il disait ces mots, un homme d’une taille gigantesque, le visage
-haut en couleur et noyé dans une barbe flamboyante, entra dans le bar.
-Il était sobrement, mais fort proprement vêtu d’un complet de toile
-blanche très fine et dont la coupe était parfaite. Coiffé d’une
-casquette à visière vernie, il pouvait passer pour un marin, mais rien
-n’indiquait son grade et le nom du vaisseau.
-
---Ce gentleman, dit Helven, ferait un superbe horseguard.
-
---Ce doit être un officier de marine. Il y a une canonnière en rade,
-supposa Marie Erikow qu’intriguait la singulière prestance de l’inconnu.
-
-Celui-ci s’assit à une table voisine et commanda une tasse de thé
-bouillant.
-
---C’est un homme qui a l’habitude des pays chauds, murmura Tramier.
-
-L’homme souleva sa casquette. Une paire de lunettes vertes voilait son
-regard; les joues étaient hâlées par le vent de mer; le bas du visage se
-perdait dans le remous flamboyant de la barbe.
-
---Un Pactole, dit Leminhac.
-
-Il y avait dans la physionomie du personnage, malgré ses manières aisées
-et la bonhomie avec laquelle il s’adressait, en espagnol, au garçon du
-bar, une telle étrangeté,--due peut-être aux deux disques verts qui
-auréolaient ses orbites--que les quatre voyageurs éprouvèrent quelque
-gêne à reprendre leur conversation.
-
---Il est navrant, dit Leminhac, d’avoir manqué ce paquebot.
-
---Cela nous fait un retard interminable, dit Tramier.
-
---Que faire? demanda Marie Erikow.
-
---Partir pour San-Francisco demain, proposa Helven. Nous y attendrons le
-prochain départ puisque, j’imagine, Sydney est notre commune
-destination.
-
---Nous en avons encore pour une quinzaine au moins, gémit Leminhac.
-
---Il n’y a pas d’autre moyen...
-
- * * * * *
-
-L’inconnu payait, se levait et disparaissait en laissant tomber derrière
-sa haute silhouette le rideau de perles bariolées qui servait de porte.
-
---Drôle de corps, murmura Leminhac.
-
-Ils reprirent leur discussion, incertains, irritables, trouvant, malgré
-la fraîcheur vanillée du «Pajaro Azul», que l’aventure tournait mal.
-
-L’Aventure! Mot magique où bruissent toutes les voix du mystère. Elle se
-présenta brusquement, comme toute aventure qui se respecte, dans la
-clarté bleue du bar, masquée d’humour, bonasse et sournoise à la fois,
-sous la forme d’une lettre qu’apportait un matelot, tout de blanc vêtu
-et dont le béret portait en banderolle, lettres d’or sur fond noir, ce
-mot: _Cormoran_.--Le marin entra prestement dans la salle et, sans
-hésitation, remit à Tramier que son aspect vénérable désignait comme le
-doyen de la bande, une large enveloppe blanche cachetée, gravée d’une
-ancre autour de laquelle se répétait, en exergue: _Cormoran_.
-
---Pour moi? exclama Tramier stupéfait.
-
-L’homme s’inclina et disparut d’un pas léger, amorti par les semelles de
-corde.
-
---Mais c’est impossible! hoquetait le docteur. Impossible. Qui diable
-puis-je connaître ici? Et comment cet homme m’a-t-il reconnu?
-
---Ouvrez donc, conseilla Helven.
-
-Avec quelques précautions craintives, et comme si le pli avait dû
-contenir un explosif habilement dissimulé, le professeur Tramier, de
-l’Académie de médecine, décacheta l’enveloppe.
-
-Une stupeur souriante inonda son visage.
-
---C’est inouï, fit-il.
-
---Parlez, je vous en supplie, gémit Marie Erikow, qui crispait ses
-belles mains impatientes sur la table. Parlez. Lisez cette lettre.
-
---Elle nous est adressée à tous, dit le docteur.
-
---Ah! par exemple, cria Leminhac.
-
---Voici:
-
-
-A BORD DU _Cormoran_.
-
-«_Le hasard qui m’a fait surprendre votre conversation me permet de vous
-rendre un service et je ne saurais hésiter un instant devant la
-perspective d’obliger des personnalités aussi distinguées que celles du
-professeur Tramier, de l’Académie de médecine_»...
-
---Connu, vous êtes connu sous l’équateur, exclama, transporté d’envie,
-Leminhac.
-
---«... _de maître Leminhac, du barreau de Paris_...
-
---Moi aussi, bégaya l’avocat. Mais c’est de la magie!
-
---«... _de sir William Helven, le peintre bien connu et, j’ai réservé
-son nom pour couronner cette liste précieuse, de l’infiniment charmante
-Marie Vassilievna Erikow_...
-
---Il est exquis, murmura-t-elle... Mais qui est-ce donc?
-
---Notre voisin à lunettes, dit Helven.
-
---«... _Mon yacht, le Cormoran, qui est un fort bon bâtiment gréé pour
-la haute mer et avec qui j’ai accompli de nombreuses traversées, peut
-vous mener sans encombre à Sidney où moi-même j’allais me rendre.
-N’hésitez pas à accepter l’hospitalité d’un honorable commerçant qui
-professe le respect de la science, de l’art et de la beauté_...
-
---Et de l’éloquence? insinua Leminhac.
-
---«... _Vous trouverez à mon bord tout le confortable et le dévouement
-attentif de_
-
- VAN DEN BROOKS
- _Marchand de cotonnades._
-
-«_P.-S.--Si l’offre vous convient, vous trouverez, à 5 heures, à
-l’embarcadère, un canot qui vous mènera à mon bord et transportera vos
-bagages._»
-
-
---C’est fantastique, dit Leminhac. Comment sait-il nos noms?
-
---Acceptons, acceptons. Quelle drôle d’aventure, cria Marie Erikow,
-battant des mains.
-
---Mais, dit Tramier, je ne connais pas ce M. Van den Brooks.
-
---N’importe, il nous connaît. Cela suffit. Et il nous invite! répliqua
-Marie.
-
---Un monsieur qui possède un navire gréé pour la haute mer ne peut être
-que respectable, assura Leminhac. Et de plus, il se dit marchand de
-cotonnades. C’est une profession fort honorée.
-
---Hm... dit Tramier. A mon âge, je ne voudrais pas faire d’imprudence.
-Comment serons-nous installés?
-
---Fort bien, j’en suis sûre, insista Marie qui ne tenait plus sur sa
-chaise. Il le dit, d’ailleurs.
-
---On peut toujours voir, proposa Leminhac.
-
---C’est cela, allons voir Van den Brooks!
-
-Et Marie Erikow sortit précipitamment du bar, suivie de Leminhac et de
-Tramier, éperdu, qui s’accrochait à ses basques.
-
-Le jeune garçon du _Pajaro Azul_ rattrapa Helven.
-
---Ce n’est pas payé, Senorito.
-
-Helven solda les whiskys puis, se tournant vers le muchacho dont les
-yeux luisaient sous des sourcils de charbon:
-
---Connais-tu ce grand marin à barbe blonde qui s’est assis près de nous?
-
---Non, Excellence (le pourboire ennoblit l’homme généreux).
-
---Vient-il quelquefois à Callao?
-
---Je ne l’ai jamais vu, Monsieur, avant la soirée d’hier. On dit qu’il
-est à bord d’un petit vapeur amarré à l’entrée de la rade.
-
---Personne ne le connaît sur le port?
-
---Non, Senorito. C’est un étranger. Les plus vieux matelots du port ne
-le connaissent ni lui ni son bateau, et pourtant, ils connaissent bien
-des capitaines de navire.
-
---_Gracias_, dit Helven.
-
---_Vaya usted con Dios_, dit le muchacho.
-
-Et tout en rejoignant les autres, Helven répétait les syllabes sonores
-de l’adieu espagnol:
-
---_Vaya usted con Dios: Vaya usted con Dios... con Dios_... Espérons que
-ce ne sera pas avec le diable.
-
-
-
-
-CHAPITRE II
-
-LE «CORMORAN» LÈVE L’ANCRE.
-
- Guido vorrei che tu e Lapo ed io.
- Fossimo presi per incantamento
- E mesi in un Vascel ch’ ad ogni vento
- Per mare andasse à voler vostro e mio.
-
- DANTE.
-
-
-Le Portier Suisse et le Chasseur Nègre les ayant accompagnés de leurs
-bénédictions, les quatre voyageurs se dirigeaient à l’heure dite vers
-l’embarcadère. Quelques porteurs noirs les suivaient, la nuque ployée
-sous les malles de cabine. Celles de Marie Erikow étaient fort plates,
-d’un beau cuir patiné et parfumé et leurs flancs étaient revêtus d’une
-multitude de vignettes où l’on distinguait, sur des fonds de clairs de
-lune ou de couchants embrasés, le sphinx d’Égypte et les terrasses du
-Casino de Monte-Carlo, des bouquets de palmier, une gondole, le tout
-chevauché de ces majuscules dont les Astoria, Continental et Palaces du
-monde entier ornent capricieusement l’invitation au Voyage.
-
-Le port encadrait dans la blancheur crue des môles une eau sombre et
-presque immobile. Des ballots de cacao, de quinquina, de manioc
-s’entassaient sur le quai. Assis sur un tas de cordages ou une balle de
-marchandises, des nègres coiffés d’un large panama, le torse nu et les
-jambes ensachées d’un pantalon de coutil rayé à pieds d’éléphant,
-suivaient avec indolence le déchargement d’une baleinière fraîchement
-arrivée des îles des Tortues. Lorsque Marie Erikow, éclatante de
-blancheur, passa près d’eux, ils relevèrent, épanouies d’un sourire
-ivoirin, leurs faces luisantes et semblables, sous les ailes de paille,
-à des soleils noirs.
-
---Voici le canot, dit Leminhac qui marchait en tête.
-
-La curiosité fit battre le cœur de Marie Erikow, d’Helven, et même du
-professeur.
-
-Au bord du quai, sur l’eau lourde, irisée, où flottaient des peaux
-d’orange et de pamplemousses, une lance se balançait, laquée de gris
-vert à filets d’or, un vrai canot d’amiral, monté par huit rameurs
-uniformément vêtus comme le matelot qui avait porté la lettre.
-
-L’un d’eux qui, d’après le galon de laine noire posé sur sa manche,
-devait être un quartier-maître, sauta à terre au-devant des voyageurs et
-les aida à embarquer.
-
-Puis, d’un «han», les huit torses blancs se renversèrent, huit gorges
-hâlées tendirent leurs muscles vers l’espace: les rames coupèrent l’eau
-d’un souple effort, sifflèrent, éclaboussées d’écume, ramenées vivement
-en arrière par huit paires de bras acajou. Le départ fut si rapide,
-l’élan si bien réglé et si vigoureux qu’Helven ne put s’empêcher de
-crier en anglais:
-
---Allo, c’est encore mieux que l’équipe d’Eton.
-
-Un sourire du quartier-maître--visage de brique torréfié par le gin et
-le vent de mer--un sourire qui fut une sorte de plissement imperceptible
-au coin gauche des lèvres, remercia.
-
---Ce sont de bons garçons, pensa Helven.
-
-Les passagers gardaient le silence. Ils n’osaient exprimer leurs
-sentiments, craignant d’être entendus, et une inquiétude se glissait
-subtile et sournoise dans leurs cœurs, à mesure que les blanches maisons
-de Callao se transformaient en cubes de plus en plus menus, et que le
-ciel et la terre s’élargissaient autour d’eux.
-
-On n’apercevait pas le «_Cormoran_».
-
---Où diable est donc ce mystérieux navire? chuchota Leminhac à l’oreille
-du professeur. Je n’en vois pas la moindre apparence.
-
-Le canot était déjà à l’extrémité du port. On avait longé des caboteurs
-à la coque rouillée, des chalutiers peints en rouge et noir et deux ou
-trois vapeurs plus sérieux, à demi sommeillant dans la torpeur de la
-rade, pavoisés d’une flamboyante lessive, chemises, jerseys, caleçons
-balancés doucement par la brise. Plus loin, c’était la pointe de la
-jetée, le phare, le poste de douane et le large.
-
---Où nous mènent-ils donc? demanda Marie Erikow au peintre.
-
---Je n’en sais rien et je ne m’en soucie pas, répliqua celui-ci à voix
-basse. Nous sommes dans l’aventure: laissons-nous glisser. Êtes-vous
-inquiète?
-
---Pas le moins du monde, fit Marie Vassilievna, avec assurance.
-
---Moi non plus. Je ne crains qu’une chose, c’est que l’aventure n’en
-soit pas une, que ce Van den Brooks soit, comme il le prétend, un
-honnête marchand de cotonnades, vaniteux et obligeant, et que tout se
-réduise à une promenade en mer.
-
---Je ne vous croyais pas si romanesque, fit Marie avec une pointe de
-curiosité. Que voudriez-vous donc?
-
---Je ne sais pas moi-même. Mais j’erre à travers le monde à la poursuite
-de cette aventure qui n’arrive jamais. Je l’entrevois partout, et je ne
-la saisis nulle part. Elle se cache dans cette porte entr’ouverte, dans
-cette barque qui attend; elle rôde à votre porte à la tombée de la nuit;
-elle bourdonne autour de votre lampe, dans la chambre silencieuse. Cet
-homme qui vous frôle, cette femme qui s’est retournée imperceptiblement
-quand vous passiez, peut-être vont-ils l’apporter avec eux; peut-être
-sont-ils chargés de votre destin! Est-ce qu’on sait? Le mystère est ici,
-là, ailleurs. Il est avec moi, avec ces rameurs, avec vous...
-
---Comme vous m’étonnez! fit avec quelque langueur Marie Erikow
-plaisamment bercée par la voix et les troubles paroles du peintre. Je
-croyais les Anglais si froids.
-
---Nous sommes le peuple de l’aventure, reprit énergiquement Helven. Ne
-sommes-nous pas les fils d’une terre qu’entoure le chuchotement des
-flots? Nous sommes nés dans une île, et cela suffit pour nous donner
-l’instinct des départs. Un commerçant, chez nous, est un poète--un poète
-qui s’ignore, c’est entendu: il y a dans ses ballots les épices des
-Antilles, la poudre d’or de la Guinée, les ivoires de l’Afrique; il y a
-toutes les richesses, tous les diamants, tous les aromates de l’univers
-dans les cales de ses vaisseaux. Il y a aussi l’Empire, les Indes, et
-leur nom seul porte le mystère du monde. Cela suffit pour ennoblir
-l’épicerie.
-
---Je vous savais peintre, dit Marie: seriez-vous aussi poète?
-
---Je ne suis qu’un voyageur, un passant, comme mille autres, étonné des
-choses les plus simples, curieux des choses les plus compliquées... Si
-ce Van den Brooks pouvait être un forban, un prince déguisé, le roi
-d’une île déserte...
-
-Marie Erikow éclata de rire et ce rire sonna sur la mer éclatante et
-plate.
-
---Chi lo sa? Il est peut-être l’un ou l’autre.
-
-Habilement manœuvrée, la lance contournait l’extrémité du môle,
-décrivant une courbe rapide. La Russe leva les yeux vers l’homme qui, en
-face d’elle, au bout du canot, maintenait d’un poing ferme la barre.
-C’était un matelot au teint mat que le hâle avait patiné délicatement.
-Au contraire des autres rameurs rasés et poncés, un très léger duvet
-noir ombrageait ses lèvres qu’il avait minces et carminées. Le nez était
-busqué; les yeux, sombres et longs, filtraient, à travers les cils, une
-douceur cruelle. Marie Erikow remarqua que, sous le béret blanc, il
-portait un foulard de soie noire étroitement noué autour des tempes et
-qui donnait un étrange relief au visage. L’homme gouvernait avec des
-mouvements sûrs; ses gestes et sa pose même marquaient une souplesse de
-félin. Il était grave, dominant la barque d’un buste hautain.
-
---Ce ne peut être qu’un Espagnol, pensa-t-elle.
-
-Elle eut envie d’interroger Helven. Mais elle se tut, sans savoir
-pourquoi.
-
-La lance filait toujours, ondulant sur les lames plus fortes, car l’on
-commençait à sentir le balancement des grandes houles pacifiques. Le
-môle dépassé, on piqua vers une sorte de promontoire de terre rouge que
-la barque contourna au plus près.
-
---Le _Cormoran_! exclama Leminhac. Le voici! Mâtin! c’est un joli
-bateau.
-
-Tous les yeux se tournèrent dans la direction indiquée par le doigt
-tendu de l’avocat.
-
-Dans une anse rose bordée de cocotiers et de goyaviers un petit vapeur
-effilé roulait légèrement sur ses amarres. On le distinguait mal, car il
-était peint, à la manière des navires de guerre, d’une couleur verte qui
-se confondait avec l’eau. Toutefois, ses bastingages de cuivre
-étincelaient.
-
-De plus près, Helven nota que le _Cormoran_ avait l’apparence gracieuse
-d’un yacht de plaisance, mais la courbure robuste de la coque
-l’indiquait propre à de longues traversées. Il devait jauger 800
-tonneaux environ, portait une cheminée, deux mâts à voile et des
-antennes de T. S. F.
-
-Le professeur restait muet. Leminhac s’affairait et prononçait
-maintenant des mots techniques: «bossoir... tirant d’eau...
-écoutilles...», rassemblant des bribes de Jules Verne, du temps où il
-lisait en sarrau de lustrine noire et les doigts dans les oreilles _Les
-Enfants du Capitaine Grant_.
-
---Nous allons voir le forban, enfin! murmura Marie Erikow à l’oreille
-d’Helven.
-
-Celui-ci ne répondit pas, mais montra des yeux, sur le pont du navire,
-une haute silhouette blanche qui attendait...
-
-L’accostage se fit aisément. Le barreur avait sauté sur la rampe de fer
-qui donnait accès au bord, et aidait Marie Erikow à prendre pied. Puis,
-happant un câble qui pendait, il grimpa le long des cordages avec une
-agilité de chat et disparut.
-
-Le bizarre client du _Pajaro Azul_ accueillit ses hôtes à la coupée. Il
-parut aux passagers d’une taille plus haute encore qu’ils n’avaient jugé
-à première vue. Sa barbe fulgurait. Il n’avait pas quitté ses lunettes
-vertes.
-
-Galamment, il baisa la main de Marie Erikow, salua chacun des voyageurs.
-
---Inutile de faire les présentations, assura-t-il. Je vous connais et
-c’est un honneur pour le _Cormoran_ d’accueillir de pareils passagers.
-J’espère que vous trouverez ici tout le confort d’un paquebot.
-
---Nous sommes de grands voyageurs, ajouta-t-il en hochant la tête. J’ai
-roulé pas mal de mers; je connais leurs caprices, leur lumière et leur
-odeur. J’aime l’eau. Mon navire m’appartient, et je le mène à ma guise.
-
-Sa voix était chaude, mordante. Il la maniait avec adresse.
-
---Cet homme parle bien, pensa Leminhac. Il plairait au barreau.
-
---C’est singulier! songea Helven. Il a quelque chose d’un acteur.
-
---Ne me demandez pas, continua Van den Brooks, comment je connais vos
-noms. Ne me demandez pas non plus pourquoi j’ai écrit cette lettre. Sans
-doute le service que je suis heureux de vous rendre excusera l’étrangeté
-de ma démarche. Mais ne me posez pas de questions.
-
-«Rassurez-vous. Je suis un homme simple, un pauvre marchand sans fard ni
-malice, à qui les hasards de son commerce ont montré quelques aspects de
-la terre et des hommes, un vieux loup de mer qui ne sait autre chose que
-ce que le vent et la vague lui ont appris. Quant aux femmes,--et il se
-tourna vers Marie qui soutint mal l’éclat des lunettes--je ne puis
-qu’admirer leur grâce et leur beauté; mais elles sont pour moi comme la
-mer qu’on ne possède jamais.»
-
-Le ton et les paroles de Van den Brooks n’avaient rien qui décelât la
-rudesse du marin et du trafiquant, mais bien plutôt l’élégance un peu
-maniérée d’un homme du monde amateur de théâtre et d’effet.
-
---Quelle chattemitte! pensa Helven.
-
-Le professeur Tramier était enchanté de la bonhomie cordiale de cet
-accueil.
-
---Nous ne saurions vous dire, commença-t-il... l’amabilité parfaite...
-sans doute un peu étrange... mais les conventions mondaines... sous
-cette latitude... nous excuserez aussi... reconnaissance...
-
---Nous levons l’ancre dans la nuit, dit le marchand de cotonnades. Nous
-aurons une de ces belles traversées que réserve le Pacifique, des nuits
-telles que vous n’en avez jamais connu, sous ces constellations dont
-rêvent les poètes. C’est une joie pour moi que de réunir sur ce modeste
-esquif des esprits aussi raffinés. Les loisirs du bord nous permettront
-de longs entretiens; j’y puiserai mille satisfactions que jusqu’ici mon
-labeur de marin ne m’a pas laissé prendre.
-
---Et vous nous conterez vos voyages? dit Marie Erikow.
-
---Hélas! des voyages de trafiquant ne sauraient passionner l’attention
-d’une jolie femme. En tout cas, il sera fait, à mon bord, tout le
-possible pour que pas un instant dans cette solitude vous ne songiez à
-regretter l’Europe, «l’Europe aux anciens parapets», comme le dit
-excellemment Arthur Rimbaud...
-
---Qui donc? dit Tramier. Je ne connais pas ce nom.
-
---Je vous expliquerai, fit Leminhac en poussant le coude du professeur.
-
---En attendant, ajouta Van den Brooks, on va vous conduire à vos cabines
-et, avant le dîner, je vous ferai visiter le bord.
-
-Aux côtés du marchand se tenait sans mot dire un homme que les trois
-galons d’or de son uniforme désignaient comme le capitaine du bateau. Il
-était petit; d’une carrure de taureau, un œil d’acier enfoui sous
-d’épais sourcils: borgne, une longue cicatrice lui barrait le front de
-la tempe droite à la racine du nez, pâle sur le teint brique du marin.
-
---Vous conduirez nos hôtes, capitaine.
-
-Et il présenta:
-
---Le capitaine Halifax, commandant le _Cormoran_.
-
-Les cabines étaient d’un confort que les colosses de la Hamburg-America
-ou de la White Star eussent envié. Marie Erikow eut la surprise de
-trouver la sienne ornée d’orchidées fort rares. Quant au professeur, il
-fit jouer les robinets de la baignoire et installa les deux tomes de
-Krafft-Ebing en bonne et due place.
-
-Le thé fut servi sur le pont. Puis le marchand de cotonnades conduisit
-ses hôtes par des escaliers de cuivre, des couloirs boisés de
-palissandre et d’acajou, tendus de linoléum clair, à travers les dédales
-d’un merveilleux bijou de yacht. Marie Erikow, enthousiasmée, battait
-des mains.
-
-Ses transports furent immodérés quand Van den Brooks montra la serre
-minuscule où le jardinier chinois élevait des orchidées.
-
---Je ne puis voyager sans quelques fleurs, expliqua-t-il.
-
-Helven ne put s’empêcher d’esquisser un sourire intérieur.
-
-On pénétra dans le bar américain, laqué de blanc, étincelant de
-cristaux, de nickel, d’étiquettes multicolores et de petits drapeaux de
-soie appartenant à toutes les nationalités. Un autre Chinois, barman
-accompli, en smoking blanc, brassait des élixirs variés. Leminhac ne
-résista pas au désir de se jucher sur un tabouret et absorba un
-oyster-cocktail de la plus atroce apparence.
-
-Le professeur Tramier ne cachait pas son admiration.
-
---Quel luxe! Quel goût!
-
---Je vous l’avais dit, fit Leminhac.
-
---Cet homme doit être milliardaire?
-
---Au moins.
-
---Mais vous êtes un roi déguisé? dit Marie Erikow au marchand de
-cotonnades.
-
---Mieux que cela, répondit l’homme aux lunettes avec une modestie
-ironique.
-
-L’ordonnance du repas, la délicatesse des mets--cuisine française--Mon
-chef ne me quitte jamais, déclara Van den Brooks. C’est un Périgourdin.
-Pour l’équipage, il y a un cuisinier chinois--les fruits exotiques, les
-sorbets parfumés aux plus diverses essences, l’excellence des crus--en
-particulier un Château-Grillé de vieille date--tout contribua à faire de
-cette soirée, pour les heureux voyageurs, quelque chose comme une
-féerie. Helven lui-même, le froid et silencieux Helven, se déridait.
-Leminhac porta un toast enflammé à l’amphitryon, dont on ne pouvait dire
-s’il souriait, tant sa barbe était éblouissante:
-
---Majestueux comme Salomon, dit l’avocat, et paré du même faste, si vous
-confiez à la mer qui le respecte, le vaisseau qui porte à la fois votre
-fortune et votre sagesse...
-
-Mais il ne put terminer sa période, tant la chaleur du festin l’avait
-ému.
-
-Marie Erikow tendait à Helven une cigarette allumée: c’est, paraît-il,
-une mode russe. Le professeur, les yeux béatement clos, savourait un
-Havane où se confondaient tous les aromes de Cuba.
-
-On monta sur le pont où les rocking-chairs étaient disposés et les
-boissons glacées, servies.
-
---Une chose m’étonne encore, murmura Marie Erikow à l’oreille d’Helven.
-Comment a-t-il su nos noms?
-
---C’est bien simple.
-
---Mais encore?
-
---Le registre de l’hôtel, chère Madame. Le portier me l’a dit.
-
-Cigares et cigarettes brasillaient dans l’ombre. Van den Brooks fumait
-une pipe courte. Helven nota que le _Cormoran_ n’avait qu’un feu allumé,
-et ce feu s’éteignit bientôt.
-
-Engourdis dans la torpeur des digestions heureuses, les passagers ne
-prêtèrent qu’une oreille distraite aux rumeurs du bord; ils
-n’entendirent pas les commandements et le grincement des cordes. Mais,
-soudain, le vent de mer les enveloppa d’un souffle plus frais et les
-balancements de la houle firent osciller dans les verres l’or pâle des
-citronnades. Silencieusement, tous feux éteints, le _Cormoran_
-s’éloignait de la côte.
-
-Au-dessus de sa tête, Helven, renversé dans son fauteuil, vit glisser la
-Croix du Sud...
-
-
-
-
-CHAPITRE III
-
-UN ÉTRANGE NAVIRE, UN ÉTRANGE ÉQUIPAGE.
-
- «C’était la chose du monde la plus facile que de s’assurer du
- capitaine du navire, les marins étant généralement gens de bonne
- humeur et chevaleresques.»
-
- DANIEL DE FOË.
-
-
-Van den Brooks faisait sur le pont sa promenade matinale accompagné
-d’Helven. Une curiosité très vive rapprochait le jeune peintre de ce
-milliardaire fastueux qui se prétendait trafiquant de cotonnades, qui ne
-voyageait qu’avec une serre d’orchidées, des barmen chinois et qui
-citait les poètes maudits.
-
---Vous remarquerez, dit Van den Brooks, que les machines du _Cormoran_
-ont des moteurs à pétrole: d’où, point de bruit, point de fumée, point
-de crasse. Ne faut-il pas un navire propre et silencieux pour traverser
-ces calmes étendues?
-
---En effet, dit Helven. Je ne m’expliquais pas comment la marche de
-votre yacht pouvait être aussi douce. Vous avez eu là une heureuse idée.
-
-Les rivages de l’Amérique n’apparaissaient plus à l’horizon que comme
-une ligne pâle, à peine perceptible. C’était déjà le large, la solitude
-glauque du Grand Océan. L’étendue des eaux était pareille à un immense
-disque d’émeraude sur lequel venait se briser la lumière torride dont un
-voile de brume légère tamisait encore la crudité.
-
-Ils descendirent dans l’entrepont.
-
-Quelques matelots se reposaient après le repas du matin. Les uns
-jouaient aux cartes, assis par terre; d’autres agaçaient un ouistiti qui
-poussait des cris aigus. Un ara gris et rouge se perchait sur le poing
-d’un colosse noir qui offrait au bec crochu de l’oiseau de petites
-tranches de bananes.
-
---Hombre! disait le nègre à l’oiseau, ouvrez votre maudit bec,
-Jack-le-Triste, et soyez de bonne humeur.
-
-A leur approche, tous se levèrent.
-
-Le singe, apercevant les arrivants, bondit par-dessus la tête des
-matelots, agrippa un cordage qui se balançait et fit à Van den Brooks
-les plus affreuses grimaces de son masque rose où luisaient des yeux en
-vrille.
-
---Voici le favori du bord, dit le marchand. Les matelots le nomment:
-«Captain Joë»; il est très savant et c’est mon conseiller.
-
---Ici, Joë, ajouta-t-il.
-
-Le singe sauta sur son épaule.
-
---Que pensez-vous, Captain Joë, de cette canaille de Tommy Hogshead,
-qu’il a fallu ramener au fond du canot, tant il s’était soûlé pendant
-l’escale?
-
-Le singe fit entendre un grincement aigre,
-
---Vous pensez, n’est-ce pas, Captain Joë, qu’il sera privé de sa paie ou
-que Hopkins lui appliquera une bonne volée de nerf de bœuf, à son choix?
-C’est votre avis, c’est aussi le mien, mon ami.
-
-Tous les yeux se tournèrent vers le colosse qui tenait l’ara. C’était un
-nègre hideux, réputé à cause de sa force herculéenne. Pour sa corpulence
-et sa face bestiale, les matelots l’avaient surnommé «Hogshead», ce qui
-signifie à la fois le Muid ou Tête de pourceau.
-
---Allez, Captain Joë, et dites à vos amis que M. Van den Brooks a la
-main large, mais un poignet de fer.
-
-Ils s’éloignèrent.
-
---Vous usez donc du chat à neuf queues, demanda Helven intrigué.
-
---C’est le meilleur Évangile, répliqua le marchand avec douceur. Mes
-gaillards n’en écoutent pas d’autre.
-
-Helven jeta un regard sur le groupe des matelots qui reprenaient leurs
-jeux. Il y avait là une dizaine d’hommes de races mêlées, des
-Anglo-Saxons blonds et roses, des Espagnols olivâtres, quelques nègres.
-Ils étaient tous uniformément vêtus de blanc. Mais une vision
-pittoresque traversa l’esprit du peintre. Il vit en un éclair le pont
-d’une caravelle et ces mêmes hommes, le front serré de foulards, le
-torse nu, des pistolets à la ceinture, à la bouche les longues pipes de
-terre qui portent une ancre et l’image d’un brick, hâlés, guenilleux,
-sacrant, crachant, parmi les tonneaux de poudre d’or, les mousquets et
-les caronnades. Il vit appuyé au beaupré la haute silhouette du
-capitaine Kid et l’ombre du baquet sanglant...
-
-Et son regard revint sur Van den Brooks, qui bourrait son brûle-gueule,
-paisible...
-
- * * * * *
-
-Marie Erikow sortait de sa cabine. Elle était dans toute la fraîcheur du
-matin, après une nuit de repos que le roulis, léger d’ailleurs, du
-navire, n’avait pas troublé.
-
---Bonjour, fit-elle. Je suis matinale. Félicitez-moi.
-
---Il est près de midi, dit Van den Brooks. Nous vous félicitons.
-
---C’est la pleine mer, n’est-ce pas? J’ai vu de mon hublot la ligne
-bleue qui monte et descend. Mon Dieu, comme nous sommes loin de tout!
-
---N’est-ce pas une belle sensation, dit Van den Brooks, que de se sentir
-seul et maître de sa destinée?
-
---Oui, dit-elle. Mais c’est vous qui êtes maître de la nôtre.
-
---Rassurez-vous: j’en ferai bon usage. A tout à l’heure, ajouta-t-il,
-pour le lunch.
-
-Il s’éloigna, laissant la Russe et le peintre dans le grand salon dont
-le mobilier était en bois des Iles et d’un plaisant rococo portugais.
-
---Que pensez-vous de notre hôte? demanda Marie.
-
---Ce pourrait être un négrier, un opiomane ou un lecteur exaspéré de M.
-de Montesquiou-Fézensac. Je ne sais pas encore.
-
---A coup sûr, il est fort riche.
-
---Qu’importe! fit Helven. Ce navire est le plus aimable des séjours,
-puisque vous l’embellissez.
-
---Vous cultivez le madrigal?
-
---A mes heures. Mais reconnaissez que vous régnez sur le vaisseau par la
-seule grâce de votre beauté.
-
---Assez, fit-elle, en remerciant le flatteur d’un regard savant. Ses
-yeux avaient la couleur de l’aigue-marine.
-
---Je vous y prends.
-
-La voix de Leminhac frappa de ses ondes sonores les panneaux de bois de
-rose.
-
---Je vous y prends. Vous écoutez ce séducteur d’Helven. Méfiez-vous!
-C’est le serpent lui-même.
-
-Un gong annonçait le déjeuner.
-
---Permettez-moi, dit Leminhac.
-
-Et il offrit son bras à Marie qui l’accepta en souriant.
-
---Ce petit Anglais, pensait l’avocat, doit manquer d’expérience.
-
-Van den Brooks présidait une table fleurie. Il avait Marie Erikow à sa
-droite et le professeur Tramier en face de lui, par égard pour sa
-rosette rouge et son binocle d’or. Le professeur avait bien dormi et
-n’avait pu lire douze lignes de Krafft-Ebing sans fermer les yeux.
-
---Vous travaillez en voyage, demanda Marie Erikow pleine de respect et
-de sollicitude.
-
---Certes, dit le professeur. Il n’y a rien de pareil au bercement du
-train pour prédisposer à la réflexion. Mais le roulis du navire endort
-un peu.
-
---Je ne suis pas de votre avis, dit Van den Brooks, je ne me sens jamais
-plus actif qu’à mon bord. Mais, ajouta-t-il, les lunettes vertes
-tournées vers l’académicien, me permettrai-je de vous demander quel est
-actuellement l’objet de vos recherches?
-
---Je viens, dit Tramier, d’un congrès médical où je représentais la
-psychiatrie française. Je suis un «médecin de l’âme».
-
---Ah! fit Van den Brooks. Quelle mauvaise malade!
-
---Vous pourriez avoir raison, Monsieur, mais c’est une malade qui
-n’existe plus. La médecine l’a tuée depuis longtemps. Descartes l’avait
-logée dans la glande pinéale. Mais nous n’avons trouvé, en guise d’âme,
-que des fibres et des cellules. Cela nous suffit, et nous opérons fort
-bien, sans métaphysique.
-
---Purgando et saignando, fit Van den Brooks, comme vous avez raison! Il
-faut traiter la fièvre par le clystère, la mélancolie par les sangsues
-et les humeurs bizarres par la douche.
-
---Il n’y a point de doute, assura Leminhac.
-
---Il n’y a point d’âme, dit le professeur; il n’y a que des organes.
-
---Oh! dit Marie Erikow, je ne puis croire une pareille chose. Alors,
-nous serions pareils aux bêtes?
-
---Ce serait une fâcheuse comparaison pour elles, murmura Helven.
-
-La liqueur du Brésil coula dans des tasses orientales; pipes et cigares
-émirent leurs volutes bleues, et l’on se retira pour la sieste.
-
- * * * * *
-
-Cependant, Helven ne dormit pas.
-
-Le navire glissait dans l’embrasement de la mer et du ciel. A bord, le
-timonier et l’homme du quart veillaient seuls.
-
-Helven se leva du lit étroit où il s’était étendu quelques instants,
-impuissant à s’assoupir. Il ouvrit doucement la porte de la cabine et se
-glissa dans l’entrepont. Du dortoir des matelots, des ronflements
-s’élevaient.
-
-Le peintre avait quelque expérience des choses de la marine, et il ne
-fut pas sans noter certains détails singuliers. La puissance des
-machines, la robustesse du navire n’étaient pas le propre d’un navire de
-plaisance. Quant au coton, Helven, se glissant par l’échelle qui
-conduisait à la cale, n’en distingua point une balle. La cale était
-bourrée de provisions et aussi de caisses métalliques dont il ne put
-estimer le contenu.
-
-Il termina son excursion par l’avant du navire. Quelle ne fut pas sa
-stupéfaction en découvrant, sous des bâches de toile verte, deux petits
-canons fixés sur des pivots de cuivre. Les sabords étaient soigneusement
-masqués.
-
---Peste, fit-il, M. Van den Brooks est fort soigneux de son coton...
-
-Comme il regagnait sa cabine, il aperçut la puissante silhouette du
-marchand qui montait sur le pont. Il s’effaça rapidement, mais un léger
-et inexplicable malaise s’était emparé de lui, à cette brusque
-apparition.
-
- * * * * *
-
-Cette nuit-là, réunis sur le pont du vaisseau, le ciel fourmillant
-d’astres au-dessus de leurs têtes, lentement balancés par les houles du
-Pacifique, ils connurent la beauté du monde.
-
-Les quatre passagers et auprès d’eux Van den Brooks, que Leminhac
-nommait maintenant «le Magnifique», reposaient sur des rocking-chairs
-que le roulis du navire faisait voluptueusement osciller. Une brise qui,
-soufflant des terres lointaines, avait passé sur les forêts de
-citronniers, de santal et de bois de rose, caressait leurs fronts,
-tandis qu’à portée de leurs mains, des boissons éclatantes et glacées
-embuaient le cristal des verres où tremblaient les chalumeaux de paille.
-Lorsqu’ils levaient les yeux, ils pouvaient suivre du regard, ondulant
-selon le rythme du navire, la Croix du Sud et le cortège des
-constellations.
-
---Tant d’astres ignorés, murmura Marie Erikow. Et lorsqu’ils penchaient
-la tête, ils voyaient, émergeant et plongeant tour à tour, l’étrave
-sombre du _Cormoran_ ouvrir un sillage de feu, car la mer était
-phosphorescente, les vagues rutilaient d’émeraudes, des perles
-rejaillissaient sous l’élan du vaisseau, comme un collier qui se brise
-et dont les joyaux, inépuisablement, s’égrènent.
-
---Voyez-vous, dit Van den Brooks, la mer étaler son trésor; la
-voyez-vous brasser ses pierreries, comme un avare qui plonge les bras
-dans ses coffres et laisse couler entre ses doigts l’or, les rubis et
-les émeraudes. Elle ruisselle de joyaux: la voyez-vous avec ses monceaux
-de diamants, d’améthystes, de topazes, de béryls et d’aigues-marines,
-cette Golconde naufragée...
-
-Il parlait d’une voix lente, mais Helven démêlait, sous la paisible
-intonation, je ne sais quoi de rauque et de passionné.
-
---Et ne songez-vous pas, ajouta-t-il, devant cette munificence, à tous
-les trésors engloutis, aux galions bondés d’or et de diamant qu’elle a
-happés, à l’incorruptible splendeur qu’elle recèle sous les plis de ses
-vagues?
-
---Si vous saviez, murmura-t-il. Si vous saviez ce qu’il m’a été donné de
-voir...
-
-Mais il n’acheva pas...
-
- * * * * *
-
-Une étrange animation régnait à bord, une agitation invisible; on eût
-dit que le navire se crispait d’attente et se gonflait de volupté. Des
-ombres rôdaient. On devinait des formes couchées le long des
-bastingages; des yeux luisaient. Tous sentirent passer sur leur visage
-une haleine de désir, comme si auprès d’eux un être formidable et muet
-convoitait une proie, et Marie Erikow, abaissant ses paupières, huma
-voluptueusement ce souffle.
-
-L’équipage flairait la présence d’une femme, dans l’immense solitude de
-la nuit et de la mer, de cette femme qui, une cigarette brasillant au
-bout de ses doigts, semblait dormir, les narines palpitantes et des
-reflets d’astres mêlés à ses cheveux.
-
-Van den Brooks devinait cette muette convoitise et tournait de temps en
-temps la tête vers les ombres les plus audacieuses, comme un dompteur.
-
-Soudain, une voix s’éleva. Elle était chaude, tour à tour langoureuse et
-passionnée. Elle martelait des syllabes sonores, des vers éclatants et
-âpres:
-
- «Ti quiero, Morena, ti quiero
- «Como se quiere la gloria,
- «Como se quiere il dinero,
- «Como se quiere una madre,
- «Ti quiero...»
-
-C’était une supplication. La voix s’infléchissait avec une tendresse
-douloureuse, montant jusqu’aux étoiles et retombant doucement sur la
-crête lumineuse des vagues. Un Espagnol chantait, s’accompagnant d’une
-guitare:
-
- «Una noche en que la luna
- «No daba su luz tan bella...»
-
-Une mélodie grave soutenait les paroles et ce chant sauvage et passionné
-d’hommes qui ne rient pas. L’amant ouvrait la tombe de la bien-aimée et
-recouvrait le cher visage d’un mouchoir, pour que la bouche tant de fois
-baisée ne mordît pas la terre:
-
- «Porque no mordie la tierra
- «La boca que io besé...»
-
-Marie Erikow avait complètement fermé les yeux. Helven pouvait voir
-tressaillir légèrement ses lèvres et il se sentit mordu d’une jalousie
-sourde pour ce chanteur inconnu.
-
-Puis ce furent des danses: le zapateado endiablé, la jota:
-
- «Es la jota que siempre canté,
- «La jota di mi tiera... olé, olé.»
-
-un tango presque tragique que cadençait la guitare au son voilé par la
-main aplatie du musicien; une habanera où vibrait la nostalgie des
-danses sous les platanes lorsque les filles aux seins tendus et cambrant
-la cheville affrontent les gars bruns qui vont, la cigarette aux lèvres
-et le sombrero sur les yeux.
-
-Emportés par le rythme, les matelots espagnols faisaient claquer leurs
-doigts, pour marquer la cadence; mais le chanteur invisible continuait
-son chant.
-
-Quand il s’arrêta, l’étendue se fit silencieuse et vide.
-
---Lopez, dit Van den Brooks, arrive ici.
-
-Dans l’ombre, une silhouette surgit. Marie reconnut le barreur du canot
-et elle en éprouva un bizarre tressaillement.
-
---Mon garçon, dit Van den Brooks, tu chantes trop bien. Prends garde à
-toi: cela te portera malheur.
-
-Et il lui tendit un cigare.
-
---Vous êtes un véritable artiste, fit Leminhac.
-
-Mais l’homme tourna le dos, sans mot dire, et disparut.
-
---Ces Espagnols, nota aigrement l’avocat, sont tous fiers comme Artaban.
-
-Personne ne releva sa remarque. La nuit s’achevait. On regagna les
-cabines.
-
-Comme Marie Erikow, précédée d’Helven et de Van den Brooks, descendait
-le petit escalier de la coupée, Tommy Hogshead s’effaça contre la paroi
-pour la laisser passer. Elle frôla légèrement le nègre dont les yeux
-blancs luisaient dans l’ombre. Ayant fermé sa cabine à double tour, elle
-se déshabilla en fredonnant:
-
- «Ti quiero...»
-
-vaguement caressée par tous les désirs qu’elle avait suscités et en
-savourant l’encens un peu brutal avec satisfaction. Mais elle ne put
-dormir. Toute la nuit, elle crut entendre sur le seuil de la cabine un
-souffle d’homme endormi, et n’osa pas ouvrir la porte pour rechercher la
-cause de cette singulière hallucination.
-
-
-
-
-CHAPITRE IV
-
-OÙ VAN DEN BROOKS SE PRÉSENTE.--HISTOIRE D’UN RICHE.
-
- «Moi, je fais servir mon génie à peindre les délices de la
- cruauté, délices non passagères, artificielles, mais qui ont
- commencé avec l’homme, finiront avec lui.»
-
- LAUTRÉAMONT.
-
-
-Comme le steward versait l’or du Sparkling Moselle dans un sombre
-cristal de Bohême, le professeur Tramier émit quelques idées sur la
-richesse.
-
-Le professeur, ancien boursier de collège, candidat tenace à tous les
-concours, primé, lauré et médaillé, devenu un des maîtres de la science
-et un des médecins les plus consultés de Paris, avait gardé de ses
-origines modestes un respect étonné pour le faste. Il n’était pas très
-sûr de posséder réellement une limousine de 40 HP, un appartement avenue
-d’Iéna et une chasse en Sologne. Dans ses salons où tous les siècles de
-la monarchie et de l’Empire confondaient leurs styles, leurs ors, leurs
-cuivres, leurs bois peints ou leurs acajous vernis suivant la tradition
-brocantesque de l’ameublement national et bourgeois, le professeur se
-mouvait gauchement et comme installé par hasard dans un garni trop
-somptueux.
-
-Toutefois, il jugea convenable de faire un éloge de la richesse.
-
---C’est, dit-il, la richesse qui a remplacé l’héroïsme. Nos Dioscures
-sont aujourd’hui James Rockefeller et Pierpont-Morgan. Ils nous
-apparaissent siégeant sur un Olympe lointain, nimbés d’or et voilés aux
-mortels par des nuages de banknotes.
-
-«La foudre elle-même ne manque pas à ces nouveaux Jupiters: ce sont eux
-qui font la loi aux rois et non plus le Seigneur tout-puissant, Sabaoth
-ou Dieu des armées. Le destin en soit loué. Car ce sont des sages: ils
-ont amassé beaucoup de biens, et connaissent, par conséquent, l’art de
-conduire les peuples.
-
---Et de traire les hommes, ajouta Helven.
-
---J’avoue, reprit le professeur, avec un regard allumé par le repas,
-qu’il m’est arrivé d’envier ce que l’on n’ose appeler leur bonheur--car
-c’est un mot qui ne signifie rien--mais tout au moins l’enivrement de
-leur puissance. Un mot, un coup de téléphone, une fiche à déplacer, et
-voici des lignes de chemins de fer qui se déroulent, des vaisseaux qui
-essaiment sur la mer, des usines qui s’embrasent, la guerre qui
-bouleverse le monde. A volonté, prospérité ou misère, douleur ou joie,
-ils sèment tout à pleines mains.
-
---Mon cher professeur, dit Leminhac, dont les rentes étaient maigres,
-vous faites de la mythologie. La mythologie du billet de banque! En
-réalité, il n’en va pas ainsi. Les milliardaires sont des bourgeois
-économes, mesquins et quelquefois sordides. Un roi du dollar,
-aujourd’hui défunt, priait sa femme de ne point acheter d’huîtres, les
-trouvant d’un prix trop élevé, et il ne donnait pas de pourboire à ses
-cochers, quand il prenait un fiacre. Ils ne sont pas maîtres de leur
-fortune qui marche toute seule et, s’ils le pouvaient, ils
-l’arrêteraient tout bonnement: elle les effraie. La plupart ne
-connaissent pas leur pouvoir et la limite même de leurs richesses. S’ils
-bouleversent le monde, c’est par pure incohérence; s’ils sèment la joie
-ou la douleur, ils ne s’en aperçoivent même pas; ils n’agissent que par
-cupidité, tout comme un épicier de village qui spécule sur son gruyère.
-A tous les degrés de l’échelle, l’appétit du lucre est identique: il est
-grossier et borné.
-
---Notre cher professeur Tramier est lyrique, dit Van den Brooks, et M.
-Leminhac prononce de vertueuses paroles. Vous parlez des riches. Mais
-j’imagine--excusez-moi de la liberté grande--que tous deux vous les
-ignorez.
-
---Il y en a de toutes sortes, dit Marie Erikow. Quel rapport y a-t-il
-entre le marchand de cochons de Chicago, accroché à son téléphone et à
-ses registres, et le latifundiaire de Moscovie qui vit comme un satrape
-et fait knouter ses moujiks? Aucun.
-
---Oh! fit Van den Brooks, plus que vous ne croyez: il y a un fond
-commun. Le professeur a tort; l’avocat aussi. Non point parce qu’ils
-généralisent, mais parce qu’ils ne touchent pas le point vif. Vous ne
-connaissez pas ce qui fait essentiellement la mentalité du riche, son
-vice caché.
-
---Quel est-il donc? demanda Leminhac. Vous êtes mieux placé que moi pour
-le connaître.
-
---Quand vous le saurez, il vous expliquera tout et vous comprendrez à la
-fois mégalomanie et parcimonie, le magnat et le bourgeois sordide, car
-tous ces traits coexistent en eux.
-
---Parlez, dit le professeur. Nul mieux que vous ne saurait nous
-éclairer.
-
---Au fond du sentiment de la propriété, il y a l’instinct de la
-destruction. L’enfant n’aime son jouet que lorsqu’il peut le casser.
-Voilà toute l’histoire de la richesse. Vous me comprendrez mieux tout à
-l’heure.
-
-«Le riche est un destructeur. Sa puissance est faite de destruction,
-comme celle de tous les vainqueurs. Il ne s’élève que sur des ruines et
-sur des cadavres. S’il détruit d’abord par nécessité ou par ambition,
-bientôt il en prend le goût, et il n’y a pas de pire virus que cette
-jouissance d’anéantir.»
-
-Van den Brooks s’animait, et, comme toujours, lorsqu’il sortait de son
-flegme, ses lunettes vertes brillaient.
-
---Quand on en a goûté, on continue. Ne croyez pas que le riche ait
-l’amour de créer. S’il crée, ce n’est jamais que pour détruire autre
-chose à côté. Et naturellement, je ne parle pas du troupeau des
-enrichis. Je parle des potentats, des vrais riches, qui ont l’instinct
-de la domination, de ceux dont vous dites qu’ils sont le bien et le mal,
-ceux-là, croyez-moi--et il appuya sur ces mots--ce sont des rapaces
-d’une singulière espèce, car non seulement ils se dévorent entre eux,
-mais ils se dévorent eux-mêmes.
-
-«Le riche dont je parle n’a pas la notion de l’utilité. C’est un
-carnassier et il mastique: il lui faut de la viande. S’il fait de la
-philanthropie, c’est pour avoir beaucoup de moutons à sa portée. Il vous
-citera Kant et l’Évangile. Mais il y a toujours un bout de langue
-révélateur, au coin des babines.
-
-«Les hommes et les choses n’ont d’autre valeur que de satisfaire son
-appétit inépuisable. Ce n’est point lucre, je vous dis, c’est violence
-et c’est soif de destruction. Le tigre tue parce qu’il a faim; le riche
-tue parce qu’il a le goût de tuer. La plupart du temps, il lui suffit de
-savoir que, s’il veut, il peut tuer. Que lui parlez-vous d’utiliser? Ce
-qui sert aux autres peut ne pas lui servir.
-
-«Celui qui dépasse lui-même ses appétits inconscients arrive à la
-connaissance de sa nature et en jouit. Ce riche supérieur touche au
-sublime. Au bout d’une longue carrière, quand il a écumé tous les
-océans, édifié sa fortune sur les décombres des maisons rivales, spolié
-des milliers d’innocents, il se croise les bras devant ses coffres
-bondés et l’amertume des vanités emplit son cœur. Ne croyez pas que
-posséder le satisfasse.
-
-«Il y a chez tous les riches un fond d’avarice, et les plus prodigues,
-en apparence, sont souvent les plus avares. Mais chez le riche dont je
-parle, ce n’est pas l’avidité qui domine. Donnez-lui le monde. Il ne
-thésaurisera point. Il le détruira.
-
-«Et c’est pourquoi il arrive souvent que les grands riches défont
-eux-mêmes ce qu’ils ont fait. Si l’homme est impuissant à créer, il est
-tout puissant pour anéantir; et dans cette œuvre de mort, il sent
-s’épanouir toutes ses facultés. C’est alors qu’il touche à la
-perfection.»
-
-La voix de Van den Brooks se fit plus grave:
-
---_Qualis artifex!_ On ne possède bien que ce que l’on peut détruire.
-
-«Si les amants rêvent de mourir ensemble, c’est parce que la possession
-complète ne s’accomplit que dans la mort. C’est ainsi qu’il faut
-entendre cette phrase de l’Écriture: Il nous aima jusqu’à la mort,
-_usque ad mortem_.»
-
-Marie Erikow demeurait, sa cuiller levée, oubliant de porter à sa bouche
-un flot de glace au kummel qui fondait lentement.
-
---Serait-ce un sadique? méditait le psychiatre.
-
---Un amateur du petit frisson? pensait Leminhac.
-
---Quel amoureux! rêvait Marie Erikow.
-
-Helven regardait curieusement le marchand de cotonnades qui vidait
-maintenant à petits coups un gobelet de Xérès.
-
---Tenez, dit Van den Brooks, je vais vous raconter une histoire:
-
-«Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de la banque Vermont, Lorris
-et Cº.
-
---Parbleu, dit Leminhac, j’ai été le chargé d’affaires d’un des
-créanciers français. Dieu sait s’ils étaient nombreux.
-
---Oui, fort nombreux. Ce fut une affaire sensationnelle.
-
---Un coup de tonnerre! appuya l’avocat.
-
---J’ai quelques détails sur cette catastrophe financière. De
-Vermont--mettons que ce fut un de mes amis--descendait d’une ancienne
-famille de huguenots français, émigrés au Canada et passés en Amérique
-au moment de l’Indépendance. Curieuse famille, d’ailleurs, dont l’un des
-ancêtres chevaucha, botte à botte, avec le baron des Adrets et pendit,
-empala ou rôtit pas mal de papistes, sans compter un certain nombre de
-ses coreligionnaires qu’il soulageait de leurs bourses, sur les routes
-de l’Estérel, avant de les expédier dans un monde où le dieu des
-parpaillots se chargerait de reconnaître les siens. C’était d’ailleurs
-un aimable homme, encore peu huguenotisé, et qui, tout en ferraillant
-pour la bonne cause, pratiquait un scepticisme parfait en matière de
-morale et même de droit commun. Poète entre deux boute-selles, et
-fessant les maritornes d’auberge, on lui attribue quelques pièces
-apocryphes d’un recueil intitulé «le Carquois» et dont le principal
-auteur fut le sieur Louvigné du Dézert illustré par votre compatriote
-Fernand Fleuret.
-
---C’est un livre licencieux, dit le professeur. Je l’ai feuilleté chez
-un bouquiniste et les marchands ne l’exposent que ceint d’une solide
-ficelle.
-
---Ses descendants, fort puritains, élevèrent consciencieusement des
-bœufs, des porcs et des chevaux et amassèrent une fortune qui redora le
-blason comtal. La banque fut fondée à New-York en 1876, par le comte
-Gratien dont le fils épousa une Espagnole. Celle-ci, naturellement
-catholique, éleva dans sa religion leur fils unique, Lionel, qui, à la
-mort de son père, prit avec son coassocié William W. Lorris la direction
-de la banque dont il était le principal actionnaire.
-
-«Lionel était un grand gaillard, fait pour remplir l’armure de son
-ancêtre, mais qui, malgré son apparence de reître, vécut comme un moine
-les années de sa jeunesse. Sa mère l’avait confit en dévotion et lui
-avait farci l’esprit de toutes les fariboles que peut nourrir
-l’imagination d’une fille de hidalgo. Elle lui représentait l’enfer
-ouvert sous chacun de ses pas et l’enfant s’attendait toutes les nuits à
-voir flamber à son chevet les yeux du diable venu pour le quérir sous la
-forme d’un barbet. Salutaire éducation!
-
---Salutaire en effet, dit le professeur. Elle remplit les asiles
-d’aliénés.
-
---Erreur, mon cher maître. Elle aiguise la sensibilité, elle fait des
-poètes, des saints et les fanatiques qui sont les maîtres du monde.
-
---Cela revient au même, dit Tramier.
-
---Passons! Lionel eût fait un bon inquisiteur, si grand était son amour
-du prochain. Il eût rôti la moitié du monde pour garnir le paradis. Sa
-fortune était considérable et il ne la négligeait point. Au contraire,
-il était fort assidu à ses bureaux et la banque prospérait.
-
-«Sa vie était celle d’un ascète. On ne le trouvait qu’à son office de la
-City et dans son hôtel de la Cinquième Avenue où il avait aménagé une
-précieuse bibliothèque, car il était fort curieux de lettres et
-d’histoire.
-
-«William W. Lorris, son associé, semblait fort lié avec lui, bien plus
-encore par une amitié véritable que par la communauté de leurs intérêts.
-Les deux ne faisaient qu’un et pourtant, il ne pouvait exister d’êtres
-plus différents: Lorris, enjoué, bon vivant, amateur de chevaux et de
-femmes; Lionel, chaste, taciturne, et couvant un feu intérieur.
-
-«Quelques opérations, adroitement réussies, celle du Columbian Railway,
-de la compagnie électrique de l’Ohio, etc., classèrent Lionel parmi les
-premiers financiers de son temps et valurent à la raison sociale un
-surcroît de renommée.
-
-«C’est en plein succès et à l’apogée de sa gloire et de sa prospérité
-que Lionel de Vermont disparut.
-
-«Sans tambour ni trompettes. Un jour, l’huissier qui veillait aux
-barrières de son Louvre, ne le vit point arriver à dix heures sonnantes,
-comme il en avait invariablement coutume. Le jour même, William W.
-Lorris reçut une lettre de son associé, l’informant que Lionel se
-rendait en Europe pour quelque temps, qu’il ne fallait pas s’attendre à
-recevoir de ses nouvelles et que l’on ne s’inquiétât d’aucune manière.
-Il reviendrait en temps voulu.
-
-«Une année, deux années s’écoulèrent. Confiant dans la parole de son
-ami, William W. Lorris administra l’office du mieux qu’il put et sa
-gestion fut heureuse. Il ne cessa jamais d’espérer le retour de Lionel,
-prêt à lui exposer, le jour où l’on tuerait le veau gras, la
-comptabilité la plus loyale et la plus nette.
-
-«Alors apparut Sigismond Loch, que personne ne connaissait jusqu’ici et
-qui ouvrit dans la cité un modeste bureau d’affaires. Ce Loch était un
-vieillard, fort voûté, assez crasseux, le chef agrémenté d’une chevelure
-abondante et grise, le menton d’une barbe patriarcale. Cet accessoire de
-sa physionomie était d’ailleurs le seul détail qui pût le
-rapprocher--conventionnellement du moins--des pâtres de Chaldée. Il
-n’avait ni leur innocence, ni leur piété, et je n’ai jamais douté qu’il
-ne fût une canaille accomplie.
-
-«Il se révéla bientôt, aux yeux des plus experts et des plus adroits
-financiers, comme un maître de la spéculation. Jamais requin ne nagea
-plus adroitement entre deux eaux et ne happa plus prestement sa proie.
-Il tenait ferme et ne lâchait point prise. On lui attribue le scandale
-de la Minnesota Diskonto Gesellschaft. Ce geste digne d’un forban de
-haute lignée lui valut la réputation d’un malin avec qui il fallait
-compter et remplit les coffres de l’Office Loch, lequel ne payait point
-de mine et n’avait pas d’huissier à chaîne.
-
-«L’affaire en question porta une grave atteinte à la Banque
-Vermont-Lorris dont les intérêts se trouvèrent lésés par la chute d’une
-maison amie et alliée. Chose étrange, les machinations du patriarche,
-pour la plupart assez tortueuses, apparaissaient à un observateur
-désintéressé et compétent, comme visant toutes le même but, à savoir
-ruiner le crédit des Vermont-Lorris and Cº. Ceux-ci,--ou pour mieux dire
-Lorris tout court, car Lionel ne donnait pas signe de vie--Lorris donc
-avait affaire à forte partie et devait se tenir à carreau. Mais il ne
-soupçonnait point la trame. Cette trame était de mailles fines et
-serrées. Tous ceux qui ont hanté, il y a douze ans, le péristyle de la
-Bourse, se souviennent de la prodigieuse habileté avec laquelle furent
-conduites les affaires des Brazilian Diamonds, des Minoteries Werruys,
-des Braddington Motor Cars, et mille autres opérations du même genre.
-Une fatalité mystérieuse dirigeait les cours dans le sens le plus
-favorable aux opérations de Sigismond Loch, dont on peut dire qu’il ne
-connut pas un échec, pendant le temps--heureusement bref--où sa sinistre
-et pateline figure hanta les songes arides des financiers. La même
-fatalité--était-ce bien le destin?--amenait progressivement
-l’effondrement de l’ancienne et si honorablement connue banque Vermont.
-De père en fils, les Vermont avaient joui de la confiance et de la
-sympathie universelles--chose rare dans les milieux où l’on a à la fois
-la dent dure et l’échine souple.
-
-«L’impopularité de Sigismond Loch augmentait chaque jour. Il est
-probable que ses desseins secrets apparaissaient à quelques-uns, selon
-une de ces presciences ou divinations inexplicables. On flairait le
-coquin, sans toutefois l’aborder de front. Des manifestations hostiles,
-qui eurent lieu à la Bourse, lui témoignèrent les sentiments de la
-confrérie. Mais il ne parut pas s’en émouvoir. Et d’ailleurs, la fortune
-lui souriait.
-
-«On racontait sur lui d’étranges histoires et qui frôlaient la manie.
-Par les soirs d’hiver, il racolait, disait-on, dans les quartiers
-miséreux, de pauvres petits va-nu-pieds grelottant le froid et la faim.
-Le bonhomme les prenait doucement par la main et--comment ne pas suivre
-un si respectable vieillard?--les conduisait devant les boutiques les
-mieux achalandées, les plus lumineuses. On humait l’arome des cakes et
-des puddings, le fumet des rôtis, l’odeur chaude du pain. Les crèmes
-bavaient sur l’or des croûtes; les nougats échafaudaient leurs
-marqueteries appétissantes; les pâtes d’amandes et de coings, les
-gâteaux farcis de noix et de pistache, les chocolats fourrés de liqueurs
-et de fruits, tout cet Eldorado de la gourmandise chatouillait le palais
-des meurt-de-faim en culottes ravaudées. Le patriarche de Chaldée
-sentait frémir dans sa main racornie la menotte du bambin affamé, et
-j’imagine qu’il en éprouvait quelque jouissance particulière, car la
-fête durait longtemps.
-
-«Le gamin n’osait pas en demander davantage et l’aspect à la fois
-bienveillant et grave de Sigismond l’intimidait. Inconsciemment poussé
-par l’impératif--le plus catégorique de tous--de sa panse vide, ivre de
-convoitise et tout tremblant à l’idée de toucher enfin--une fois dans sa
-vie--à tant de délices, il tirait le vieillard vers l’entrée de l’Éden.
-
-«--Tout à l’heure, disait le bonhomme. Patience, mon petit ami. Tu ne
-t’en plaindras pas.
-
-«Puis, quand il jugeait que la farce avait assez duré, il lui chuchotait
-paternellement:
-
-«--Toutes ces bonnes choses te font envie, mon petit garçon. Toutes ces
-bonnes choses sont succulentes. Si tu savais comme elles fondent dans la
-bouche, comme elles vous caressent agréablement le gosier. Il y en a
-beaucoup que tu n’as jamais goûtées et que tu ne goûteras jamais, car tu
-es un petit pauvre et vraisemblablement, tu mourras de faim, un jour ou
-l’autre. Tu feras peut-être fortune, mais ne crois pas que l’on devienne
-milliardaire en ramassant des épingles, comme le racontent vos imbéciles
-des écoles. Tu seras peut-être un coquin et, dans ce cas, si tu
-t’enrichis, tu laisseras crever les camarades. En attendant, tu as
-faim...
-
-«--Oh! oui, Monsieur, disait le gosse qui ne comprenait rien, sinon
-qu’il y avait en face de lui beaucoup à manger et du meilleur.
-
-«--Bien, tu as faim et tu n’as pas d’argent?
-
-«--Non, Monsieur. Non, mon bon Monsieur.
-
-«--Alors?
-
-«--...
-
-«--Alors, mon petit, il faut faire un beau cran à ta ceinture et rentrer
-doucettement au foyer paternel où tu recevras des claques.
-
-«Et, tapant sur son gousset:
-
-«--Moi, j’ai de l’argent et je mange quand j’ai faim. Il faut avoir de
-l’argent. Respecte les riches. Ils sont bons; ils sont vertueux; ils ont
-toutes les qualités. Vois comme nous sommes, mon ami. Va, mon enfant, et
-que Dieu te protège.
-
-«Un soir, Sigismond Loch, en mal de philanthropie, rencontra sur son
-chemin une femme misérablement vêtue et qui lui parut d’une grande
-beauté. Il avait l’esprit de décision et il aborda franchement la
-créature. D’ailleurs son aspect vénérable pouvait le faire prendre pour
-un pasteur ou un grand chef de l’Armée du Salut.
-
-«--Vous m’excuserez, Madame, dit-il poliment. Ne croyez pas que je
-veuille vous débiter des fadaises, et, si je vous complimente de votre
-beau visage, ce n’est pas pour faire le galantin. Dieu m’en préserve à
-mon âge. Seriez-vous, par hasard, modèle pour les peintres?
-
-«--Non, Monsieur, répondit l’inconnue. Je suis piqueuse à la machine.
-
-«--Un pauvre métier, Madame, n’est-ce pas, et qui nourrit mal celle qui
-le pratique?
-
-«--Hélas... Monsieur. Mais il faut vivre et je me résigne.
-
-«--Je puis beaucoup pour vous. En deux mots, voici: chargé par un des
-grands journaux de cette ville d’organiser un concours de beauté, je ne
-doute pas que vous n’obteniez un prix--le premier peut-être--car vous
-êtes fort belle. Vous le savez, je pense.
-
-«--On me l’a dit quelquefois, Monsieur, mais cela ne m’a jamais servi.
-
-«--Le monde est mal fait, dit Sigismond Loch, et une guenon vêtue de
-dentelles et parée de diamants vaut mille fois mieux qu’une Madone en
-jupon défraîchi. Donnez-moi votre adresse. Voici la mienne, d’ailleurs.
-Révéler votre beauté m’assure un succès à mon journal et votre vie peut
-être changée du jour au lendemain.
-
-«Il accompagna cette mirifique promesse d’un regard tentateur et
-s’éloigna dans la nuit.
-
-«_Vanity fair_, un journal alors à la mode avait, en effet, organisé un
-concours de beauté, d’ailleurs anonyme. Mérite ou protection, l’inconnue
-de Sigismond Loch obtint le premier prix. Quant au patriarche, il fut le
-premier à informer sa protégée de l’heureuse nouvelle. Il mit le comble
-à sa bonté en lui faisant adresser une robe du bon faiseur, un chapeau,
-des bottines, du linge fin, le tout du meilleur goût, car il s’entendait
-à mille choses autres que hausse, baisse et achats au comptant. Puis
-l’inconnue, parée de tous ses atours et vraiment éclatante de beauté,
-s’en vint au bureau du journal, afin d’être photographiée. Sigismond
-l’accompagnait naturellement pour la plus grande satisfaction des
-reporters et des snobs que sa présence éloignait, bien malgré eux, de la
-Lauréate.
-
-«--Ce vieux Sigismond a trouvé une bien jolie chaussure pour son vilain
-pied, dit une mauvaise langue.
-
-«Et l’histoire de courir.
-
-«Mais Dieu seul, qui sonde les reins et les cœurs, connaissait les
-desseins du patriarche.
-
-«Tout le jour, il promena sa protégée dans les lieux les plus élégants
-de la Métropole. Il la fit dîner avec lui au restaurant à la mode et la
-conduisit à l’Opéra. Quand elle pénétra dans la loge, réservée par
-Sigismond, toutes les lorgnettes se braquèrent sur elle et un murmure
-d’admiration courut à l’orchestre.
-
-«--Qui est-ce? demanda Madame Austin-Clar, reine des Boîtes-de-Conserve.
-
-«--Personne, répondit-on; la maîtresse de Sigismond Loch.
-
-«L’inconnue huma ce soir-là un fumet dont la femme la plus belle, la
-plus riche et la plus enviée ne se lasse point et qu’elle regrette
-jusqu’à la mort, celui de la vanité. De la boue où, la veille encore,
-elle pataugeait, elle se vit portée, radieuse, à l’admiration d’une
-foule, offerte à l’envie d’un parterre de milliardaires, ce qui vaut
-mieux aujourd’hui, pour une jolie fille, qu’un parterre de rois.
-Sigismond l’entourait d’attentions, comme un amoureux de vingt ans, et
-jalousement écartait d’elle les amis trop empressés. Il tenait surtout à
-ce que la gloire de sa protégée restât anonyme. L’inconnue, défaillante
-de tant d’émotions, débordant d’espoirs, formant mille rêves de
-félicité, tournait vers le protecteur des yeux de gazelle
-reconnaissante. Sans doute entrevoyait-elle, abritée par cette barbe
-vénérable, un avenir de douceur et de repos. Tout de suite, elle s’était
-adaptée à sa nouvelle condition, minaudait derrière son éventail avec
-une grâce accomplie et ne retirait pas ses gants, de crainte que l’on ne
-découvrît des phalanges usées par l’aiguille.
-
-«La représentation terminée, Sigismond la fit monter dans sa voiture. La
-fête tant attendue par le vieux forban allait enfin commencer. Ce n’est
-point d’amour que je parle.
-
-«Dans l’ombre de la limousine--dont le patriarche avait éteint la lampe
-intérieure, pour plus d’intimité,--l’inconnue, ne songeant qu’à son
-bienfaiteur, se pencha, oh! imperceptiblement, sur l’épaule de
-Sigismond.
-
-«Celui-ci en profita pour lui dire de sa voix la plus onctueuse:
-
-«--Où faut-il vous conduire?
-
-«La pauvrette ne s’attendait pas à cette question. Elle avait déjà
-oublié son adresse.
-
-«--Je ne sais pas, balbutia-t-elle. Où vous voudrez...
-
-«Peut-être nourrissait-elle encore quelque espoir. Ce vieillard était si
-délicat.
-
-«--Alors, dit Sigismond, vous me permettrez de vous arrêter à l’endroit
-où j’ai eu le plaisir de faire votre connaissance.
-
-«La limousine stoppa à un carrefour. La belle d’un jour mit pied à terre
-et trempa dans la boue les jolis souliers de satin qu’elle ne remettrait
-plus jamais. Le brouillard nocturne l’engloutit.
-
-«La voiture du patriarche glissait dans la ville endormie. Sigismond
-ralluma la lampe et il se frottait les mains en songeant à sa protégée
-qui retrouvait maintenant, cendres de sa gloire éphémère, la mansarde,
-la cheminée sans feu et la machine à coudre...
-
- * * * * *
-
-«Cependant, le malheureux William W. Lorris se débattait comme un beau
-diable pour défendre le dernier crédit de la banque Vermont, crédit miné
-et sapé de toutes parts et qui devait s’effondrer, sans que rien de la
-part du gérant justifiât la cruauté imméritée de ce destin. La vieille
-réputation des Vermont n’était plus un pavillon suffisant pour préserver
-la maison des calomnies malicieusement répandues et dont le venin
-sortait indirectement de la poche à fiel de Sigismond. On disait Lorris
-endetté considérablement et le bruit suffisait à ramener en même temps
-des créances dont, sans cela, les échéances eussent été renouvelées. Un
-grand nombre de ces créances avaient d’ailleurs été rachetées en
-sous-main par le patriarche et Lorris connut brusquement, un beau jour,
-le nom de son impitoyable adversaire.
-
-«William W. Lorris était un fort brave homme et qui n’avait pas encore
-sondé l’insondable fourberie et la plus insondable encore lâcheté des
-hommes. Pourtant, l’acharnement de Sigismond Loch le frappa; il ne
-pouvait l’expliquer. Désespéré de voir s’évanouir ses derniers soutiens,
-se fermer devant lui les portes amies, ses plus anciens compagnons et
-ceux qui devaient avoir en lui la foi la plus solide, passer sur le
-trottoir d’en face pour n’avoir pas à lui serrer la main, acculé au
-désastre, Lorris se présenta chez Sigismond Loch.
-
-«Le patriarche le reçut avec une sereine affabilité.
-
-«--Vous avez en mains, lui dit Lorris, les principales créances de ma
-maison. Elles viennent à échéance ce mois courant. Si vous ne m’accordez
-pas un délai, je me vois dans l’impossibilité de faire face. Je n’ai pas
-besoin de vous dire le parti qui me restera à prendre.
-
-«--Mais, mon bon jeune homme, dit le vieillard avec mansuétude, il ne
-faut jamais désespérer. Les voies du Seigneur sont mystérieuses...
-
-«--Trêve de tartuferies, dit William W. Lorris, qui étouffait.
-
-«--Chut, chut, mon ami! Ne nous impatientons pas, je ne suis qu’un
-vieillard...
-
-«Lorris comprit et baissa la tête.
-
-«--Vous avez encore du crédit. Je ne doute pas que vos «good fellows» de
-la Banque Hudson ou des Pierpont-Carrier ne vous viennent en aide
-immédiatement.
-
-«--Hélas! fit Lorris qui avait tout tenté et n’avait pu forcer la porte
-de Pierpont-Carrier, un ami de vingt ans.
-
-«--Je ne puis croire que votre situation soit aussi désespérée.
-
-«--Elle l’est, dit Lorris, irrémédiablement. Mon sort dépend de vous.
-
-«--Votre sort, votre sort... Et qu’y puis-je, moi, pauvre financier
-obscur, sans ressources, obligé de réaliser le plus tôt possible tout ce
-que je possède, car j’ai moi aussi de redoutables échéances?
-
-«--Alors?... demanda Lorris.
-
-«--Alors, vous me voyez navré, désespéré... je ne puis croire, non, je
-ne puis croire que votre situation...
-
-«--C’est bien, fit froidement le banquier, je comprends.
-
-«--Mais, exclama le vieillard, soudain illuminé, Lionel de Vermont,
-votre associé, peut vous sauver: s’il revenait, il rétablirait votre
-crédit...
-
-«Lorris esquissa un geste vague.
-
-«--J’ai ruiné sa maison, murmura-t-il. Dieu sait pourtant que j’avais
-tout fait. Qu’il me pardonne!
-
-«--Une dernière fois, ajouta-t-il, les yeux fixés sur les bésicles
-clignotantes du patriarche, une dernière fois, vous refusez?
-
-«--Je vous jure, protesta Sigismond, je vous jure que je ne puis.
-
-«--Adieu, dit Lorris.
-
-«Il claqua la porte. On ne le revit ni chez Sigismond, ni chez lui, ni
-ailleurs.
-
-«La banqueroute fut déclarée; la maison de Lorris et celle de Vermont,
-saisies. On vendit aux enchères la précieuse bibliothèque. Ce jour-là,
-Sigismond Loch, qui assistait à la vente, acheta une précieuse édition
-elzévirienne du «Traité de l’Amitié», reliée en veau et blasonnée.
-
-«Il rentra chez lui, ce petit livre sous le bras. Dans la journée, et
-celle qui suivit, il retira des diverses banques tous ses dépôts, régla
-ses comptes, mit ses affaires en ordre et abandonna l’Office à un juif
-qui lui avait payé une somme assez ronde. Nul ne connaissait la fortune
-de Sigismond: elle devait être considérable, si l’on en juge d’après le
-nombre des opérations qu’il réussit et d’après sa prodigieuse
-friponnerie. Toutes les valeurs personnelles de Vermont et de Lorris
-étaient entre ses mains.
-
-«Les domestiques renvoyés, son appartement vide, un fiacre à sa porte et
-les malles bouclées, il entra une dernière minute dans son cabinet de
-toilette.
-
-«Le patriarche n’en repassa jamais le seuil. On ne retrouva que sa
-barbe, sa perruque et ses bésicles. Ce fut un homme jeune, de haute
-taille, les traits déjà ravagés par les veilles et les excès; les yeux
-ardents, un jeune homme d’allure romantique, byronien comme le Corsaire
-et qui partait à la conquête du monde.
-
-«Lionel lui-même!...»
-
- * * * * *
-
---Par exemple, dit Leminhac, l’histoire est tout à fait invraisemblable.
-
---Peut-être, dit Van den Brooks, mais elle est vraie. Elle nous démontre
-ce que je disais plus haut. Je pense que Lionel ne s’est pas arrêté là.
-
---Qu’est-il devenu? demanda Marie Erikow.
-
---Mystère, dit le marchand de cotonnades. Le bruit a couru qu’il s’était
-fait sauter à la dynamite avec toute sa fortune et une négresse qu’il
-adorait, dans une île du Pacifique. On a dit aussi que, plein de
-repentir, il avait consacré ses rentes à la Propagation de la Foi et au
-rachat des petits Chinois dont leurs parents nourrissent les cochons
-domestiques. On a dit encore qu’il avait frété un navire et qu’il
-s’adonnait à la course, renouvelant des exploits des ancien
-flibustiers...
-
---Qui sait! dit Helven. Cela est peut-être plus exact.
-
-Van den Brooks sourit dans sa barbe.
-
---N’en croyez rien, fit-il. Je sais ce qu’est devenu Lionel.
-
---Dites, supplia Marie.
-
---Devinez.
-
---Non. Parlez. Ne soyez pas méchant.
-
---Il est devenu Dieu, ni plus ni moins.
-
-Et Van den Brooks éclata de rire.
-
-
-
-
-CHAPITRE V
-
-OÙ VAN DEN BROOKS PARLE EN MAÎTRE.
-
- «Cosi parla e le guardie indi dispone.»
-
- LE TASSE.
-
-
-A midi, le capitaine Halifax, surnommé par l’équipage Halifax-le-Borgne,
-faisait le point. Van den Brooks assistait généralement à l’opération
-et, ce jour-là, il avait Helven avec lui. Le peintre éprouvait à l’égard
-du marchand de cotonnades des sentiments si confus et, en apparence, si
-contraires, qu’il ne pouvait s’empêcher de rechercher sa compagnie, dans
-la mesure où la réserve coutumière de Van den Brooks le permettait; en
-même temps, il ne pouvait se trouver avec lui sans un certain malaise.
-Tour à tour, le bizarre personnage l’attirait et le repoussait; il ne
-restait pas insensible au charme de cet esprit qui joignait l’audace à
-la vigueur, et la poésie à l’humour, il ne résistait pas à l’accent
-mordant ou passionné de cette voix. Le maître du _Cormoran_ exerçait sur
-Helven, comme sur tout son entourage, une fascination faite à la fois de
-crainte et de séduction. Helven la ressentait plus que tout autre, parce
-qu’il était d’une sensibilité plus aiguisée que Tramier et Leminhac,
-mais il luttait contre elle, redoutant d’apercevoir un jour le dessous
-tragique de ce masque. Si, lorsque Van den Brooks parlait, Helven comme
-Marie Erikow s’abandonnait à son charme, il arrivait au jeune homme de
-sursauter en surprenant dans la voix du marchand je ne sais quelle
-inflexion trouble et quelle rauque cruauté. Il se reprenait alors et,
-méfiant, surveillait l’hôte dont le regard demeurait impénétrable.
-
-Donc, Halifax-le-Borgne faisait le point et Helven qui, nous l’avons
-dit, avait quelque pratique de la navigation, ne releva pas sans
-inquiétude la situation du navire. Il crut s’apercevoir que l’on ne
-suivait pas la route commerciale habituelle de Callao à Sydney, mais que
-l’on avait dévié d’un degré environ vers le Nord-Nord-Ouest. Ainsi,
-depuis trois jours que l’on avait quitté la côte, le navire s’était
-éloigné de près de soixante milles marins du trajet ordinaire des
-paquebots, ce qui représentait un écart assez considérable.
-
---Où nous conduit-on? songeait Helven.
-
-Il est assez déplaisant de se trouver à bord d’un navire, commandé par
-un personnage dans le genre de Van den Brooks, monté par un équipage
-aussi singulier que celui de Halifax-le-Borgne, matelots qui sous leur
-harnais semblaient proprement l’écume des ports et parmi lesquels
-surgissaient les deux singulières figures de Tommy Hogshead le colosse
-et de Lopez au bandeau noir; il est assez déplaisant, dis-je, de se
-trouver en pareille compagnie, à bord d’un navire, aussi luxueux
-soit-il, si ce navire prend tout à coup, et sans que nous soyons maîtres
-de donner un coup de barre, une direction imprévue et mystérieuse.
-
---Cela est bien curieux, réfléchit le peintre. Nous nous éloignons de
-plus en plus de notre destination. A cette allure, dans trois jours,
-nous piquerons en plein sur les Malouines.
-
-Toutefois, il n’osa pas formuler ses observations et, prudemment, se
-tint coi. Van den Brooks lisait la carte marine, promenant sa barbe
-étincelante sur les spirales vertes des profondeurs.
-
-Dans le salon, Helven retrouva Marie Erikow, Tramier et Leminhac.
-
---Quelle solitude, disait la Russe. Combien de temps encore
-resterons-nous sans nouvelles?
-
---Bah! répondit l’avocat, quel besoin avons-nous de nouvelles? Ne
-sommes-nous pas parfaitement heureux?--Pour ma part, ajouta-t-il, avec
-un regard languissant à l’adresse de sa voisine, je ne souhaite rien de
-plus.
-
---Moi, dit le professeur, j’aimerais à savoir si ce vieux ramolli de
-Rouquignol a fait sa communication à l’Académie sur la dissociation des
-cellules nerveuses chez les Radiolaires; il a dû dire un tas de sottises
-à l’allemande.
-
---Et moi, dit Helven, je voudrais bien savoir par quel chemin nous
-allons à Sydney?
-
-Et il fit part de ses constatations.
-
---Êtes-vous bien sûr, demanda Leminhac, de ne pas vous tromper?
-
---Sûr, dit Helven.
-
-L’avocat parut incrédule.
-
---Pourquoi Van den Brooks nous ferait-il dévier de notre route, puisque
-lui-même se rend à Sydney? demanda le professeur.
-
---Helven, mon ami, dit Marie Erikow, moqueuse, méfiez-vous de votre
-imagination. Vous rêvez parfois d’aventures. Rêvez-vous aussi tout
-éveillé?
-
---Soit, dit Helven piqué, n’en parlons plus. A Dieu vat.
-
---J’ai pour ma part, assura le professeur, la plus grande confiance dans
-le maître du navire. Il cultive le paradoxe, mais je le crois un honnête
-homme et fort instruit pour sa condition.
-
-Helven ne put s’empêcher de sourire.
-
-Le maître du bord apparut, bientôt suivi du steward qui annonça le
-déjeuner.
-
---A table, dit Van den Brooks; le chef nous a apprêté une lamproie à la
-hollandaise et des dolmades en feuilles de vigne à la mode grecque. Ne
-le faisons pas attendre!
-
-Il prit le bras de Marie Erikow.
-
---Comment vous trouvez-vous à bord, Madame?
-
---A merveille, mais pour moi, ajouta-t-elle, c’est un conte de fées et
-vous êtes un magicien. J’ai peur d’être soudain transformée en souris,
-en écureuil, ou en femme de lettres.
-
---Ne craignez rien, dit-il. Je n’abuserai pas de mon pouvoir, et en ce
-qui concerne la dernière des transformations, je n’aime pas les
-bas-bleus.
-
-Il ajouta négligemment:
-
---J’ai là le dernier livre de Mme Maurel. Je vous le prêterai, s’il vous
-plaît.
-
---Grand merci, répondit la Russe.
-
-Les liqueurs--dernières bouteilles de la veuve Amphoux--avaient été
-apportées au fumoir, lorsque le capitaine Halifax se présenta.
-
---Vous avez à me parler, capitaine? dit Van den Brooks.
-
-Halifax fit signe que oui.
-
---Excusez-moi, dit le marchand.
-
-Et ils sortirent.
-
- * * * * *
-
-Lorsque Van den Brooks reparut, un sourire tremblait dans sa barbe
-pactolienne.
-
---Vous m’excuserez, dit le marchand avec courtoisie, de vous avoir
-abandonnés quelques instants.
-
---Mais, je vous en prie... bien entendu... comment donc!
-
---Et vous m’excuserez encore de la grande liberté que je vais prendre
-avec vous. Ne voyez, je vous en prie, dans ce que je vais vous demander,
-qu’une mesure nécessitée par certaines opérations commerciales...
-
---...
-
---Voici; je vous serais tout à fait obligé de ne pas quitter ces deux
-pièces, jusqu’à ce que l’on vienne vous prévenir que l’accès du pont est
-libre.
-
---Prisonniers! pensa Helven.
-
---Je vais vous faire apporter des rafraîchissements, des livres, des
-journaux, des revues, tout ce que vous pouvez désirer.
-
---Puis-je avoir le deuxième tome de Krafft-Ebing? demanda le professeur.
-
---Immédiatement.
-
---Nous sommes aux arrêts? demanda Marie Erikow.
-
---Quel vilain mot! C’est une faveur que je vous demande, et vous ne
-pouvez me la refuser. Je me confonds en excuses. La nécessité seule...
-
-Et prestement, silencieusement, Van den Brooks disparut. Fort surpris,
-les quatre passagers entendirent le glissement du pêne dans la serrure.
-
---Enfermés, nous sommes enfermés, dit Leminhac.
-
---Quelles drôles de manières! murmura le professeur choqué.
-
---C’est tout à fait amusant, dit Marie Erikow, que le mystère
-enchantait.
-
---Je voudrais bien, dit Helven, connaître les opérations commerciales de
-M. Van den Brooks. Elles doivent être fort intéressantes.
-
-Le steward apportait un plateau chargé des plus délicates friandises,
-des coupes de Venise où moussaient des sorbets neigeux et légers comme
-des mousselines, des pots de Hollande remplis de confitures au gingembre
-et de gelées de fleurs et de fruits. Un groom nègre le suivait, élevant
-sur sa tête crépue un plat persan d’un bleu éteint où s’entassaient des
-limons, des cédrats et des oranges.
-
---Il fait bien les choses, opina le professeur.
-
---Comment saurait-on lui en vouloir? dit Marie Erikow.
-
-Bientôt le professeur Tramier s’endormait et un souffle égal sortait de
-sa bouche entr’ouverte, fertile en doctes paroles. Marie suivait les
-volutes de sa cigarette. Helven et Leminhac engagèrent une partie
-d’échecs.
-
-Une certaine contrainte pesait sur eux.
-
---Nous sommes fort bien ici, dit l’avocat. Mais il me suffit de savoir
-cette porte fermée pour avoir envie d’aller sur le pont me dégourdir les
-jambes.
-
-Comme il disait ces mots, une détonation ébranla le navire.
-
---Un coup de canon! fit Helven.
-
-Marie Erikow ne broncha pas.
-
---Tiens, dit-elle à Helven, vous voilà servi. Il me semble que nous
-sommes dans l’aventure.
-
-Le professeur avait sursauté.
-
---Qu’est-ce? Qu’y a-t-il donc?
-
-Quant à Leminhac, il cherchait en vain à distinguer par le hublot ce qui
-se passait au dehors.
-
-Une seconde détonation fit trembler les verres et les tasses.
-
---Mais c’est une bataille navale, dit Marie.
-
---Attention à l’abordage, sourit Helven.
-
-Leminhac pâlissant bredouillait:
-
---Mais je ne vois rien, rien... si, un peu de fumée!
-
-Quant au professeur, il arpentait le salon:
-
---C’est incompréhensible, incompréhensible. Un homme si bien élevé!
-
-Ce fut le silence.
-
-Des coups de sifflet, des bruits de chaîne. Le navire ralentissait sa
-marche, puis roulait, immobile.
-
---On stoppe. En pleine mer...
-
---Il y a un autre bateau, dit Leminhac, qui accoste. Mais je ne peux
-voir à l’avant.
-
-Il essaya d’ouvrir. Impossible: le hublot était fermé solidement.
-
-Au-dessus d’eux, les passagers entendaient des bruits de caisses lourdes
-que l’on traîne, des coups de sifflet--tout un remue-ménage dont ils ne
-pouvaient s’expliquer la cause.
-
---J’ai comme une idée, dit Helven à Marie, que le patron du _Cormoran_
-donne dans la flibuste.
-
---Enfant, dit celle-ci. En êtes-vous toujours aux romans d’aventures?
-
-Le silence se rétablit. Le navire reprit sa marche. Une heure environ
-s’écoula.
-
-Derrière la porte, on entendit la voix de Van den Brooks, sa voix
-d’airain:
-
---Double ration de tafia, ce soir à l’équipage! Et la porte s’ouvrit...
-
-
-
-
-DEUXIÈME PARTIE
-
-LES NUITS DU «CORMORAN»
-
-
-
-
-CHAPITRE VI
-
-LE RÉCIT DU DOCTEUR. LE CAHIER DE MAROQUIN ROUGE.
-
- «Dans un quartier qu’endort l’odeur de ses jardins et de ses
- arbres, la rampe du soir s’élève et baisse un peu ses accords,
- par ce temps d’automne.»
-
- LÉON-PAUL FARGUE.
-
-
-Ce soir-là, le dîner fut moins animé que de coutume. Les étranges
-incidents de la journée pesaient encore sur les esprits des quatre
-passagers et Leminhac chercha longtemps en vain à attiser une
-conversation qui restait languissante, malgré l’excellence des mets et
-des crus. Van den Brooks jouait à la perfection son rôle de maître de
-maison, surveillait discrètement l’ordonnance du repas et faisait front
-à Leminhac. Le professeur affectait une réserve polie, car il ne
-pardonnait pas au trafiquant d’avoir fermé à clé la porte du salon.
-
---C’est là, pensait Tramier, une incorrection. Je ne serais pas sorti,
-mais la porte devait rester ouverte.
-
-Marie Erikow observait Helven du coin de l’œil. Elle n’était pas
-insensible au charme de ce jeune homme dont le visage était resté celui
-d’un adolescent. Mais, bien que, coquette accomplie et consciente de ses
-avantages, elle devinât parfaitement l’effet produit sur le peintre par
-sa beauté, elle le trouvait fuyant, insaisissable et, contrairement à
-tous ses devoirs, absorbé parfois dans une rêverie dont elle aurait
-voulu connaître l’objet. Ce soir-là, la rêverie devait être
-particulièrement séduisante, car Helven ne levait pas le nez de son
-assiette et, fort impoliment, jugeait-elle, n’adressait pas la parole à
-sa voisine. Elle se tourna vers Leminhac et lui prodigua des flatteries:
-l’avocat ne manqua pas de tomber dans le piège.
-
---Je me rappelle, lui dit-elle, l’audience où vous avez défendu cette
-malheureuse Sophie Soliveau, accusée à tort d’avoir assassiné son mari
-et dévalisé son amant. Une femme peut-elle être capable d’une pareille
-abjection? Le mari, passe encore. Mais l’amant?
-
---Je n’ai pas, dit l’avocat, douté un seul instant de son innocence.
-Sophie était bien trop jolie pour être coupable et le jury fut de cet
-avis.
-
---Ainsi prononce la justice des hommes, murmura Helven que le manège de
-Marie agaçait et qui se sentait brusquement enflammé pour l’avocat d’une
-de ces haines que l’on pourrait appeler phosphoriques.
-
---La justice, dit Van den Brooks, il est fort heureux qu’elle ne règne
-pas sur la terre. Avec elle, il n’y aurait pas d’amour possible.
-D’ailleurs, les hommes ne la désirent pas.
-
---Je ne crois pas cela, dit le professeur sèchement. L’amour du
-prochain...
-
---... Est le commencement de l’injustice, continua Van den Brooks. N’en
-doutez pas, mon cher professeur. La justice est faite de raison et
-l’amour n’a que faire avec cette personne sèche, hargneuse, et bien
-équilibrée; il est même son plus mortel ennemi.
-
---Certes, dit âprement Helven, puisque nous n’aimons que ce qui nous
-blesse.
-
-Marie Erikow fut satisfaite. Elle protesta:
-
---Croyez-vous donc l’amour si absurde?
-
---Helven a raison, dit Van den Brooks. Si l’amour n’était pas absurde,
-il ne serait pas. Et plus il est absurde, plus il est tenace. Les
-passions ridicules sont les plus fortes.
-
---D’ailleurs, remarqua Leminhac, toute passion est ridicule par
-définition. Ne croyez-vous pas, Madame?
-
---Pardon? dit Marie Erikow qui faisait de la psychologie à voix basse
-avec le peintre.
-
-Van den Brooks donna le signal et l’on monta sur le pont.
-
---Il ne faudrait pas dormir, dit Marie. Les nuits sont trop belles.
-
---Veillons, dit Helven.
-
---Veillons et parlons, dit Leminhac. Il faut raconter des histoires.
-
---Des histoires comment? demanda Marie.
-
---Des histoires d’amour, naturellement.
-
---Hélas! dit Van den Brooks, il n’y en a qu’une. Il y a deux mille ans
-qu’on la raconte.
-
---Ce n’est pas sûr, fit le professeur. J’ai eu dans mon cabinet
-plusieurs confidences.
-
---Bah! c’est encore la même histoire... avec des variantes.
-
---N’en croyez rien, insista Tramier. Il y a parfois des choses
-étonnantes.
-
---Même pour un savant? questionna ironiquement Marie.
-
---Même pour un médecin. Il y a par exemple une chose que je n’ai jamais
-comprise: c’est l’amour de l’avilissement.
-
---Oh! oh! dit ironiquement Van den Brooks. J’ai beaucoup connu Sacher
-Masoch.
-
---Ce n’est pas tout à fait cela, dit le docteur. J’ai dans ma valise un
-document...
-
---Je connais le sujet, coupa Van den Brooks. Dans tout amour, il y a au
-fond le besoin de la souffrance et l’instinct de l’abaissement.
-
-Sa voix résonna étrangement sous la voûte étoilée.
-
---D’avilissement, répéta-t-il. Peut-être même, à force de s’abaisser,
-arrive-t-on à aimer. Un homme supérieur n’aimera les hommes qu’en
-s’abaissant à leur niveau et la femme réduit au sien l’amant qu’elle
-tient sous son charme.
-
---Mais... dit le médecin.
-
---Ce n’est pas tout, en effet, reprit le marchand. Il y a des hommes
-pour qui la souffrance et la bassesse sont les conditions mêmes de
-l’amour.
-
---Hélas! oui, dit Tramier; je le sais maintenant. Mais je jurerais que,
-pour parler de la sorte, vous avez connu mon malheureux ami et client
-Florent Martin.
-
---Non, dit Van den Brooks, mais je connais les hommes.
-
---Peut-on, demanda Marie, connaître le document si intéressant que vous
-portez dans votre valise?
-
---Hélas! Madame, c’est une triste chose: le journal d’un homme qui vécut
-une vie double et qui la vécut dans le déchirement.
-
---Il est mort? fit la Russe.
-
---Il en est mort, oui, Madame.
-
-Il y eut un silence; puis, Marie Erikow reprit:
-
---Peut-on savoir quel fut son mal?
-
---Je puis, dit le docteur, vous donner connaissance de quelques
-fragments de son journal où il a résumé les principaux épisodes d’une
-vie qui fut tragique. Mais cette lecture serait longue...
-
---Oh! je vous en supplie, implora la Russe.
-
---Nous vous le demandons, ajouta Van den Brooks.
-
---Soit, mais je n’achèverai peut-être pas ce soir.
-
---On continuera demain, dit Helven. Les nuits sont propices aux
-veillées.
-
- * * * * *
-
-Tramier sortit et revint quelques instants après, tenant à la main un
-cahier relié en maroquin de couleur rouge sombre. Il s’assit, comme à sa
-chaire, et prit doctoralement la parole:
-
-
-RÉCIT DU DOCTEUR
-
-«Ce jour-là, il y a environ un an, comme j’achevais mon déjeuner, un
-coup de sonnette retentit.
-
-«Un coup de sonnette est une chose fort banale et ne doit pas être
-considéré comme un avertissement céleste. D’ailleurs, je ne crois ni aux
-signes, ni aux avertissements providentiels ou diaboliques. Ma culture
-est proprement scientifique; mes antécédents religieux, nuls. Je suis
-médecin et, qui plus est, psychiatre. Il n’y a de merveilleux nulle part
-et, dans l’âme humaine, moins que partout ailleurs. Je suis un esprit
-libre.
-
-«Je savourais, à la mode anglaise, mon repas fini, une pinte
-rigoureusement dosée d’_half and half_. Mon estomac est équilibré comme
-mon esprit. Pas de dyspepsie, pas de cauchemars, pas de métaphysique. Je
-fumais alors la pipe et je sens encore, sous mon pouce, l’élasticité
-blonde du tabac, lorsque retentit le timbre de la porte.
-
-«Le soleil de juin ruisselait par la baie, noyait les cristaux
-étincelants. Des marronniers balançaient leurs houppes. Je les revois
-encore, découpés par la glace sans tain.
-
-«Ce timbre pourtant me fit mal. Il troua désagréablement le silence
-digestif de l’heure étalée devant moi. J’appréhendais un raseur. Que
-sais-je? Quelquefois, une demi-seconde, on éprouve un grouillement de
-choses vagues qui ne résistent pas d’ailleurs à l’analyse d’un esprit
-sain.
-
-«La porte s’ouvrit. Le domestique de Florent Martin entra, sa casquette
-à la main.
-
-«--Madame demande Monsieur le docteur tout de suite. C’est urgent.
-
-«--Qu’y a-t-il, Jacques?
-
-«--Un malheur, Monsieur, un grand malheur.
-
-«--Florent est malade?
-
-«--Il est mort.
-
-«--Mort? Et de quoi? Et quand?
-
-«--Il y a une demi-heure à peine. Monsieur s’est tiré une balle de
-pistolet dans la tête. Il est couché sur le divan du bureau. On l’a
-trouvé, le visage à moitié emporté, parce que sa main avait tremblé...
-
-«On m’apportait mon chapeau. Je sautais dans la voiture, suivi de
-Jacques qui récitait d’un ton de patenôtre:
-
-«--Madame a voulu qu’on aille quérir M. le docteur tout de suite. Il
-paraît qu’il y a quelque chose pour vous, Monsieur. Mais je crois bien
-que ce n’est pas affaire de médecine. Le pauvre monsieur s’est bien
-touché, allez. Qui aurait cru cela?
-
-«Je laissais le bon apôtre à ses divagations hypocrites, car Florent
-était un patron nerveux, hautain, intolérable, en somme. La porte de
-l’antichambre était entr’ouverte. Une femme de chambre, bouffie
-d’émotion, m’introduisit dans le cabinet de travail dont les rideaux
-avaient été tendus contre un trop cynique soleil; et j’aperçus dans la
-pénombre la forme de celui qui avait été mon ami. Un rayon qui filtrait
-de la fenêtre coulait doucement sur la blancheur d’un mouchoir dont on
-avait voilé la face terrible du mort.
-
-«Mort, en effet, et bien mort.
-
-«Mon examen fut court. Je n’eus pas le courage de contempler longtemps
-ce visage qui n’était qu’une plaie, cette bouche qu’une convulsion
-suprême avait tordue. Je recouvris les traits qui n’étaient plus ceux
-que j’avais aimés.
-
-«La femme de Florent, affaissée dans un coin de la bibliothèque, était
-sans larmes. La fixité de son regard m’émut plus qu’une scène de
-larmoyant délire. Il me parut inutile de parler. Je m’assis auprès
-d’elle.
-
-«Avez-vous besoin de moi? lui dis-je au bout de quelques instants.
-
-«--Je vous remercie. Peut-être, pour les formalités, la police, que
-sais-je?
-
-«Et, après un silence:
-
-«--Cette fin ne vous surprend pas, vous, docteur?
-
-«Je fis un geste vague.
-
-«--C’est à vous qu’il a voulu expliquer son acte, continua-t-elle. Sans
-doute, il vous l’avait fait déjà pressentir. Il y avait une lettre sur
-sa table, une lettre et un pli, tous deux à votre adresse. Les voici.
-Tout cela est à vous, et le secret aussi, s’il vous convient de le
-garder.
-
-«Tout le jour, je m’acquittai des formalités funèbres et de l’expédition
-administrative du mort que l’ombre éternelle délivrait à jamais des
-paperasses. Je couchai dans le repos légal l’ami, frauduleusement
-échappé à un monde si bien agencé. Et je quittai cette maison où nul
-maintenant ne me retenait.
-
-«La nuit de juin, translucide et lourde d’essences, rôdait le long des
-jardins d’Auteuil. D’un ciel presque auroral tombait un illusoire
-apaisement. Une silhouette claire, attardée, se hâtait vers le retour et
-laissait un parfum subtil et charnel se mêler à l’odeur des feuilles
-fraîches et de l’herbe. L’heure était si douce et si calme que l’image
-de mon ami s’en effaçait sans une ride. Je soupirais d’aise, loin des
-médecins légistes, des commissaires et des croque-morts.
-
-«Pourtant, le pli qui gonflait ma poche me rappela le mystère. Mystère?
-Non, plus pour moi. Et, sur mon seuil, tout en poussant la grille, je ne
-pus m’empêcher de murmurer:
-
-«--Il a tenu son engagement.
-
- * * * * *
-
-«J’étais le plus ancien ami de Florent. De nous deux, il était le plus
-jeune, et pourtant il ne laissa pas d’exercer sur moi, au long de ces
-années adolescentes, une influence singulière et dont je me défendais
-mal. Je le revois encore, jeune garçon de quinze ans, d’une élégance
-déjà très sûre, sachant nouer une cravate, à l’aise dans ses vêtements,
-jamais réduit à enfoncer dans ses poches ses mains qu’il avait fines et
-un peu maigres. Son visage allongé se teignait d’un léger coloris
-d’ambre, car son père, un cossu marchand de rhum, avait épousé aux
-Antilles une fille quelque peu métissée dont un capitaine au long cours
-me raconta qu’elle dansait le «Zapateado» dans les bouges de Caracas et
-qu’elle n’était pas cruelle aux matelots. Elle mourut d’ailleurs, à
-peine arrivée à Bordeaux, et presque aussi vite que son singe fidèle.
-Florent grandit dans la double terreur d’une gouvernante anglaise et
-d’un père qui se soûlait de tafia comme un débardeur et ramenait chez
-lui des filles du port aux cheveux bleus et aux lèvres carminées.
-
-«Un soir qu’il feignait de dormir dans son petit lit, il entendit des
-pas lourds dans l’escalier, des hoquets et des rires de femme. La porte
-s’ouvrit et il vit se pencher sur lui, dans le halo de la veilleuse, une
-gorge nue et un masque pâle où luisaient des yeux sombres qui
-l’effrayèrent un peu. Cette dame sentait très fort le musc et, je pense
-aussi, le gin. Mais elle câlinait amoureusement le petit qui n’osait
-pleurer. Et elle chantonnait en baisant ses boucles:
-
-«--Mon beau petit Dick, mon beau petit Dick, dodo, l’enfant do...
-
-«Brusquement, le père était entré. D’un revers de main, il avait arraché
-le visage blanc, jeté la femme à terre et il la cravachait de son stick
-en cuir d’hippopotame, mâchant d’une voix sourde:
-
-«--Pourquoi touches-tu ce gosse? Pourquoi touches-tu mon gosse?
-
-«A chaque coup, la femme se lovait comme un serpent. Quand il l’eut bien
-battue, il la poussa dehors. Puis, de son mouchoir, il essuya le visage
-de l’enfant.
-
-«Florent n’avait jamais oublié cette soirée. Bien des choses restèrent
-ainsi gravées en lui, des choses très lointaines qu’il n’avait pas
-connues, mais qui lui venaient de loin, d’un petit port des mers du Sud
-où les trafiquants en escale tirent des bordées au poivre rouge.
-
-«En dépit de sa brutalité, de ses foulards indicibles et de sa lourde
-chaîne d’or, agrémentée d’une dent de tigre, Florent n’était pas arrivé
-à détester son père. Entre deux soûleries, ce chevalier du tafia prenait
-l’enfant dans ses bras avec des câlineries de nourrice. Il le berçait en
-zézayant la chanson créole:
-
- «Adie godcha, adie amou
- «Adie gain d’o, adie colichou
-
-qui fait penser aux oiseaux-mouches, à Paul et Virginie et aux volcans
-en pain de sucre sur un ciel de safran. Il attachait alors sur son petit
-des regards embués d’alcool et de nostalgie. Mais l’alcool lui fit faire
-plus tôt qu’il ne pensait une traversée définitive, sans escales ni
-bordées. Il laissait à Florent un héritage assez rond et une hérédité
-plutôt compliquée. Et Florent regretta son père, l’honorable Nathaniel
-Martin, importateur.
-
- * * * * *
-
-«Pour moi, j’ai connu Florent à Paris où son tuteur l’avait conduit.
-Nous habitions la même maison; nous suivîmes les mêmes classes.
-J’enviais à mon ami son goût, sa mise discrète et raffinée. Je crois
-qu’il me dédaignait un peu, mais je ne lui en tenais pas rancune. Nous
-vivions dans une intimité étroite, dont il s’évadait d’ailleurs par
-instants. Il y avait dans sa vie des échappées obscures et qui me
-demeurèrent toujours étrangères, des fuites où mon amitié ne pouvait le
-suivre et dont il gardait jalousement le secret. Je pensais qu’il aimait
-à flâner seul, certains soirs, ou qu’il s’enfermait dans sa chambre pour
-y savourer des toxines romantiques. Je redoutais bien trop son sourire
-du coin des lèvres, son sourire des mauvais jours, si ma curiosité
-s’était abandonnée à une question inopportune.
-
-«Lorsque je devins chef de clinique de mon maître L..., je pris un
-nouveau logement et mes relations avec Florent s’espacèrent. Nous nous
-retrouvions une fois par semaine environ, dans un petit bar anglais du
-quartier Saint-Lazare où le stout était honorable, non moins que le
-steack-pudding et le pie aux fruits. Les pintes de métal mêlaient leur
-éclat aux reflets de l’acajou poli. C’était un plaisant coin, à la
-Dickens, où l’esprit et le corps jouissaient d’un chaleureux équilibre.
-Ce confortable pourtant n’arrivait pas toujours à dissiper l’inquiétude
-que je devinais sur les traits mobiles de mon ami. Il s’asseyait en face
-de moi, pianotant sur la nappe, tandis que je m’efforçais d’occuper son
-attention. Son visage s’était creusé depuis l’adolescence, mais des
-cheveux bouclés qu’il peinait vainement à aplatir auréolaient encore
-juvénilement son front. J’admirais sa grâce, sa désinvolture un peu
-lasse et hautaine. Il sentait cet hommage tacite de mon affection et me
-pardonnait, en échange, ce qu’il croyait être mon incompréhension de sa
-conduite.
-
-«Parfois, il s’animait. Puis, soudain, un voile s’abaissait sur ses
-traits; un clignement de paupière éteignait le scintillement du regard.
-Je devinais une détresse que je voulais expliquer par la dépression
-nerveuse. Je conseillais des piqûres; mais il prenait son mauvais
-sourire et me reléguait, tout net, dans mon bon sens.
-
-«Nos entretiens eussent été mornes; mais un sujet le passionnait qui
-touchait de très près à ma compétence:
-
-«--Le sexe et l’esprit! Toi qui vois chaque jour des malades, des fous,
-des gens qui présentent hideusement exagérés les troubles secrets, les
-tares latentes qui dorment en nous, crois-tu que notre intelligence
-plonge par ses racines dans les bas-fonds ténébreux de notre être?
-Faut-il que notre esprit soit asservi à la force aveugle du désir? Que
-cet instinct bestial circule impurement sous les créations de la pensée?
-
-«Je riais aux éclats.
-
-«--Et pourquoi t’indigner ainsi?
-
-«La préoccupation sexuelle est au fond de toute créature. L’accouplement
-est la loi. Au fond, je vais jusqu’à dire que toutes les variétés de
-l’esprit et du caractère sont en fonction des modalités sexuelles. Tel
-poème, telle symphonie que tu admires jaillissent d’un mouvement obscur
-de l’être. Les plus beaux chants de joie, c’est le mâle qui s’exalte;
-les plus douloureux, c’est le mâle insatisfait. Tourment de l’esprit,
-non: tourment de la chair.
-
-«--Crois-tu vraiment cela? Crois-tu donc qu’il n’y ait en nous rien qui
-ne soit vicié par l’animal? Crois-tu que ceux qui cherchaient à force de
-cilices ou de discipline à tuer leur corps parce qu’il était rebelle à
-leur esprit, obéissaient ainsi à une délectation morose, à une sorte de
-rut sauvage et destructeur? Non, mon ami, tu te trompes. Ta science ne
-me convaincra pas.
-
-«--Ma science n’est que l’image de la vie elle-même, telle que l’ordonne
-ma raison. L’homme n’est certainement pas un Dieu, il serait bien plutôt
-une bête. Sans la vieille racine de l’animalité, tout ce bel édifice de
-raison, d’amour et d’esthétique tomberait. Les branches s’élèvent très
-haut; la souche plonge très bas. Tout l’homme repose sur deux forces:
-besoin de manger, besoin de se reproduire, et la seconde de ces forces
-est la plus violente et la plus facilement déréglée.
-
-«--Je ne conçois point l’homme ainsi, répliquait Florent avec une
-lassitude un peu agacée. Il y a bien deux forces en lui; mais l’une le
-tire vers le haut, l’autre l’entraîne vers un gouffre. Toute sa vie
-n’est que déchirement. Un dieu et un démon se partagent ses entrailles.
-Suivant que l’un ou l’autre triomphe, il sombre ou se transfigure! Mais
-il ne peut que suivre cette lutte dont il est l’enjeu et se tordre de
-douleur.
-
-«L’angoisse violente qui se peignait sur son visage me frappa
-brusquement. Je lui tendis un cigare qu’il alluma d’un geste nerveux.
-Nous sortîmes dans la nuit glacée. Je pris son bras:
-
-«--Florent, de l’équilibre. Et surtout, pas de péché originel et de
-métaphysique. C’est la condition d’une bonne santé.
-
-«Il ne me répondit pas.
-
-«De pareilles discussions se produisaient souvent. Je résolus de ne plus
-m’y abandonner, car mon pauvre ami en sortait irritable et fiévreux.
-Tandis qu’il s’éloignait dans la nuit, je voyais sa haute silhouette se
-voûter lentement vers la terre.
-
-«A cette époque, Florent entreprit d’assez longs voyages. Il revint au
-bout de deux ans environ et un jour m’annonça son mariage. Son visage
-était plus calme; il me parut moins tourmenté, plus heureux de vivre.
-
-«--Tu seras content, me dit-il. Je deviens raisonnable. J’en ai
-décidément assez de la solitude et des spéculations. Je renonce à ma
-tour d’ivoire ou plutôt j’entrebâille la porte pour laisser passer la
-compagne. A deux, nous serons à la fois plus isolés et plus mêlés à la
-vie. Au fond, tu parlais d’or. Rien ne sert de la mépriser, cette vie,
-notre unique certitude. J’ai regardé trop haut ou trop bas. Aujourd’hui,
-je veux l’équilibre.
-
-«Il baissa la voix.
-
-«--Nul n’est descendu plus bas que moi; nul n’a plus aimé son ordure,
-nul ne s’y est roulé avec plus de délices, nul ne s’est plus délecté de
-sa charogne. Et nul n’a plus versé de larmes sur lui-même.
-
-«Il parlait d’une voix sourde, saccadée. La sérénité, qui m’avait
-heureusement surpris tout à l’heure, disparaissait de son visage, et
-j’avais en face de moi un Florent inconnu, sombre, violent et qui
-battait sa coulpe comme un moine passionné se roule sur son cilice. De
-quelle faute mystérieuse voulait-il parler? Quelle était cette prétendue
-déchéance? Je l’ignorais.
-
-«--Folies, pensai-je, folies de cette pauvre imagination intoxiquée de
-tous les poisons littéraires; hérédité d’alcoolique.
-
-«Il se reprit d’ailleurs bien vite. Et, plus calme, posément:
-
-«--Allons, mon vieux, je déraisonne. Pardonne, c’est la dernière fois.
-Je veux vivre, maintenant, comme toi, comme les autres, comme un homme,
-quoi! Je le veux. Il faudra que cela soit.
-
- * * * * *
-
-«La femme qu’il épousait était belle. Elle l’est encore. Les yeux un peu
-métalliques, un peu durs, souvent lointains; une ligne fort gracieuse.
-Elle avait dans la courbe de ses hanches de quoi _déspiritualiser_ à
-souhait ce névrosé mystique de Florent. Je ne doutais pas qu’elle n’y
-parvînt à bref délai et me réjouissais à l’avance.
-
-«Le couple me parut heureux. Je me rendais assez souvent dans la vaste
-maison d’Auteuil que Florent tenait de son père et qu’il avait voulu
-garder. Il y avait un jardin mal entretenu, dont l’herbe envahissait les
-allées, un magnolia qui, chaque printemps, épanouissait ses larges
-pétales de cuir blanc; et toute l’année, par je ne sais quel mystère,
-des feuilles mortes jonchaient le sol. Le timbre qui résonnait, lorsque
-s’ouvrait la porte de fer, évoquait une province automnale et je ne sais
-quoi de conventuel. A mon avis, ce n’était pas la demeure qui convenait
-à un jeune ménage élégant. Mais Florent ne voulait pas entendre parler
-de la quitter et sa femme partageait ce goût. Musicienne, elle grisait
-doucement Florent qui passait ses journées entières à l’écouter, couché
-sur un divan. Il ne travaillait que fort peu, du moins à mon jugement.
-Nos relations étaient toujours cordiales, mais au fond, je ne pénétrais
-pas dans l’intimité du couple qui s’isolait dans ce que je croyais être
-son bonheur.
-
-«Et telle fut l’histoire des cinq mois qui précédèrent la catastrophe.
-
-«--Il y a environ un an, la femme de mon ami, Lia, se fit un jour
-annoncer à ma clinique. Il ne lui arrivait que très rarement de venir
-jusque-là; c’était toujours moi, célibataire, qui me rendais au domicile
-du ménage. Ses traits tirés, sa pâleur me frappèrent. Ses révélations me
-frappèrent plus encore. Quelques jours plus tard, je reçus la visite de
-Florent lui-même. Je savais ce qui l’amenait. Quelque chose de tragique
-entra, ce soir-là, dans la chambre avec cet homme.
-
-«--J’ai à te parler, dit-il.
-
-«Et il s’assit près de moi.
-
-«Le soir impondérable, envahissant lentement les livres et la grande
-table de chêne, polie comme un sombre miroir, coulait le long de nos
-vêtements. Mais le visage de mon ami paraissait plus pâle dans cette
-ombre, ses yeux brûlaient d’un feu plus intense. Il parlait encore,
-tandis que je contemplais un rameau d’automne, maigre et nu, dont le
-trait incisait la vitre crépusculaire. Il parla, il parla longtemps...
-
-«Vous saurez tout à l’heure ce qu’il avait à me dire, et vous
-comprendrez pourquoi sa mort ne m’a pas surpris.
-
-«Le soir de la mort de Florent, je m’enfermai dans ma chambre et ouvris
-le pli qui m’était destiné. Mon ami avait voulu que je fusse encore son
-confident par delà la tombe.
-
-«Ce petit cahier--le voici--contenait le secret d’une vie qui fut
-tourmentée et qui a tragiquement fini. Ce secret, je l’avoue, je ne
-l’avais jamais pressenti. L’humeur souvent bizarre de Florent, je me
-l’expliquais par des raisons qui, évidemment, n’en étaient point. Tout
-me semblait clair, net, et il y avait pourtant sous cette surface un
-abîme que je ne devinais pas.
-
---Un abîme, interrompit Van den Brooks, vous ne pensiez pas dire si
-juste.
-
---Oui, murmura Helven, nous ne nous connaissons ni les uns ni les
-autres. Dès notre naissance, nous sommes des emmurés, des emmurés pour
-la vie.
-
- * * * * *
-
-Le vent qui soufflait de la mer nocturne gémissait doucement dans les
-antennes du navire. L’étrave ouvrait l’eau calme en un froissement de
-soie. Van den Brooks tournait son regard vers les constellations qui,
-seules, palpitaient dans cette solitude. La braise d’une cigarette
-éclairait d’un feu rouge le beau bras accoudé de Mme Erikow.
-
-Leminhac se balançait dans son rocking; Helven tenait entre ses mains sa
-tête attentive. La nuit tropicale enveloppait les passagers, leurs rêves
-et la course du navire.
-
---Je prévois d’ores et déjà, dit l’avocat, l’histoire de votre ami.
-Florent avait de qui tenir: il avait du poivre dans le sang.
-
---Je connais, repartit Van den Brooks, le démon qui le possédait. Je ne
-sais s’il a un nom sur les listes infernales, mais «Heautontimoroumenos»
-lui conviendrait, car il porte l’homme à se déchirer lui-même et à jouir
-de son tourment.
-
---Vous, Van den Brooks, interrompit vivement Tramier, vous êtes l’homme
-le plus passionné et l’esprit le moins scientifique que je connaisse. Ce
-qui s’explique le plus clairement vous paraît obscur. Pour vous, il doit
-y avoir du démoniaque dans les vérités mathématiques et du surnaturel
-dans la géométrie.
-
-Van den Brooks poussa vers le ciel fourmillant d’astres une mince
-spirale de fumée et grogna dans sa barbe:
-
---J’ai parcouru une grande surface de la terre; j’ai navigué sur tous
-les océans et je vous assure que j’ai vu pas mal d’hommes et de femmes
-aussi différents les uns des autres que le jour de la nuit et ce yacht
-d’un sloop de pêche. Mais ce que je n’ai jamais vu, c’est un médecin ou
-un savant capables d’éclaircir le mystère de ces âmes innombrables.
-
---Vous préférez les prêtres, parbleu, insinua Leminhac avec un sourire.
-
---Non, dit Van den Brooks. Leurs dogmes les aveuglent comme les vôtres.
-Mais quand ils ne raisonnent pas, ils voient plus loin que vous. Ils ont
-un sens qui vous manque.
-
---Lequel?
-
---Le sens mystique.
-
---Un mot, cela, mon cher. Pas davantage. Il n’y a qu’une connaissance:
-celle de la raison.
-
---Vous êtes des enfants, murmura Van den Brooks; vous faites joujou avec
-des formules; vous êtes ivres d’une science vaine qui n’a pas soulagé
-les épaules humaines de la millionième partie de son accablant fardeau;
-d’une science aveugle qui, à chaque coup de pioche de ses pionniers
-fanatiques, ne voit pas surgir les nouveaux mystères et s’épaissir le
-nuage. Vous constatez des coïncidences, mais avez-vous jamais expliqué
-un rapport de cause à effet? Les liens que vous forgez ne sont que de
-lamentables ficelles. Et dans le monde moral? Là, vous pataugez
-honteusement. Vous avez pu découvrir que l’eau bout à 100°. Belle
-trouvaille. Mais avez-vous découvert ce que c’est que l’amour, la haine,
-la jalousie, le désir? Saisissez-vous leurs lois? Vous écrivez des
-volumes de fatras sur ces problèmes éternels; vous entassez les
-documents et les enquêtes. A quoi bon? Y voyez-vous plus clair que Job
-sur son fumier?
-
-«Quand vous ne comprenez pas, vous vous en tirez avec des mots. Vous
-dites: hystérie, hérédité, que sais-je? Si vous réfléchissiez un peu,
-vous autres scientifiques, vous reconnaîtriez combien vague, combien
-insuffisante est cette explication de la passion, de la folie, du crime,
-du mystère tapi sous chacun de nos pas, latent derrière chaque visage,
-chaque redingote bien boutonnée.
-
---Bah! dit Tramier, moi je ne crois pas au diable. Van den Brooks, vous
-êtes le dernier des manichéens, le manichéen de la cotonnade.
-
---Je ne suis qu’un flâneur et un curieux, un homme qui regarde et
-voudrait bien savoir, un homme qui n’a appris qu’une chose, à force de
-rouler sa bosse: c’est qu’il ne suffit pas de voir avec ses yeux, de
-toucher avec ses mains, de raisonner avec sa raison.
-
-«Tenez, ajouta Van den Brooks en souriant, voici deux êtres qui, sans un
-mot, sans un regard, ont--pour un instant--l’un de l’autre la
-connaissance la plus parfaite, cette connaissance qui n’est pas
-l’analyse, mais qui est la possession. Le jour où vous aurez de
-l’univers cette connaissance-là, vous serez non pas un savant, mais un
-saint ou un amoureux. Regardez: voici le premier échelon de la mystique.
-
-Et il tourna la tête vers le bastingage: accoudés, indifférents aux
-paroles, Marie Erikow et Helven écoutaient le chant de la mer
-phosphorescente.
-
---Ce n’est qu’une minute, reprit-il, mais une minute d’amant vaut toute
-une vie de philosophe.
-
---Bonne nuit, fit Tramier, nous reprendrons demain.
-
-
-
-
-CHAPITRE VII
-
-OÙ L’ON ENTREVOIT DEUX RIVAUX, UN TROISIÈME LARRON ET UN NÈGRE
-SENTIMENTAL.
-
- David le Roy, saige prophètes,
- Crainte de Dieu en oublia,
- Voyant laver cuisses bien faictes.
-
- VILLON.
-
-
-Une minute. Ce ne fut, en effet, qu’une minute et Marie Erikow laissait
-le jeune Anglais accoudé au bastingage, plongé dans une rêverie à
-laquelle elle savait bien maintenant ne pas être étrangère. Au fond,
-elle se souciait moins de la compagnie d’un homme que de sentir celui-ci
-préoccupé d’elle. Fort habilement elle s’éloignait dès qu’elle devinait
-l’empire exercé par son charme sur l’esprit de l’amoureux, de sorte que
-le pauvre diable pouvait «cristalliser» à son aise, laissant macérer
-dans des baumes et des aromates imaginaires le souvenir de la fugitive.
-Consciente ou inconsciente, cette tactique lui réussissait fort bien et,
-tout en se décoiffant devant sa glace, le jour fini, elle pouvait
-dresser en souriant un tableau de chasse fort honorable. Comme dans ses
-terres de Moscovie, une meute de lévriers blancs, la Russe aimait à
-conserver autour d’elle une troupe d’adorateurs énervés, peut-être, mais
-empressés et fidèles.
-
-A bord du _Cormoran_, c’était une fort petite troupe, car elle ne
-pouvait accueillir les suffrages trop directs d’un équipage chatouillé
-par sa présence. Elle se sentait obscurément désirée par ces hommes
-rudes et basanés qui, sans doute, au temps du capitaine Kid, l’eussent
-tirée au sort ou partagée équitablement. Mais Van den Brooks veillait à
-la moralité de ses gaillards. Captain Joë faisait quotidiennement son
-rapport et de sages rations de nerfs de bœuf entretenaient dans ces âmes
-frustes le sentiment de la discipline et le respect de la pudeur. Celle
-de Marie, parfois effarouchée par la démonstration un peu brusque d’un
-matelot certain de n’être point surpris, s’accommodait assez bien d’une
-existence qui permettait à la Russe de régner sur tout un navire et de
-ranger sous son sceptre quarante brutes, trois civilisés et Van den
-Brooks.
-
-Mais était-elle bien sûre de dominer Van den Brooks, comme elle dominait
-Helven ou ce fat de Leminhac?
-
---Van den Brooks, songeait-elle, comme il est secret! M’aimerait-il, si
-je voulais m’en donner la peine?
-
-La vérité est qu’elle se donnait quelque peine, sans aucun succès, et
-que le marchand ne se départait jamais vis-à-vis d’elle de cette réserve
-polie qui fait si terriblement endêver les coquettes.
-
-Helven et Leminhac offraient un champ d’expérience plus aisément
-praticable et, bien qu’attirée par le plaisant visage du boxeur
-préraphaëlite, elle ne pouvait résister au désir d’approcher un brandon
-incendiaire de l’inflammable avocat. C’était ainsi une navette dont
-s’apercevait Helven et dont le pauvret ne pouvait s’empêcher de
-souffrir.
-
-Ce soir-là, il se crut le préféré. Trop timide, hélas! il se contenta de
-s’en réjouir et Marie Erikow, enchantée de sa bonne besogne, regagnait
-prestement sa cabine en sifflant comme par hasard un air espagnol. Où
-donc l’avait-elle entendu?
-
-Comme elle descendait le petit escalier à lames de cuivre qui conduisait
-au couloir des cabines, elle entendit au-dessus d’elle un écho
-mystérieux. L’écho répétait la «Habanera» et, chose tout à fait insolite
-pour un écho, y ajoutait même quelques variantes.
-
-Elle leva la tête et vit, se profilant entre les vergues basses du
-misaine, la silhouette souple de Lopez. Une cigarette brasillait,
-éclairant vaguement le visage maigre de l’Espagnol. L’écho s’était tu.
-
---L’insolent, pensa-t-elle.
-
-Elle demeura un instant ainsi, les yeux fixés sur les étoiles qui
-glissaient au-dessus du navire, pensive. Il lui sembla, en même temps,
-distinguer, assis sur la vergue de hune, une forme sombre et si massive
-que ce ne pouvait être, semblait-il, celle d’un matelot du navire occupé
-à quelque manœuvre. D’ailleurs, la forme demeurait immobile. On eût dit
-un génie monstrueux, présidant, le front proche des astres, à la course
-nocturne du vaisseau.
-
---Ce pourrait être Tommy Hogshead, murmura-t-elle. A quoi rêve-t-il
-ainsi perché à cette heure?
-
-Elle n’avait jamais pu oublier le malaise qui l’avait saisie un soir à
-frôler le géant. Ce dernier paraissait vraiment s’attacher à ses traces
-et, chose étrange, Marie ne rencontrait jamais Lopez, sans que l’ombre
-sinistre de la brute ne surgît aussitôt derrière l’Espagnol.
-
-Elle frissonna à cette pensée et descendit hâtivement les dernières
-marches. Dans ses songes, cette nuit-là, passèrent mille visions
-terrifiantes ou burlesques: les hôtes du _Cormoran_ dansaient une
-sarabande effrénée; Van den Brooks l’emportait, enveloppée dans sa barbe
-et la déposait, à demi-morte, au fond d’une barque que, transformé en
-gondolier, Tommy Hogshead guidait à travers un marais grouillant de
-serpents et d’insectes immondes, tandis que Lopez jouait de la guitare
-avec des doigts de squelette sous la lune couleur de cendre.
-
- * * * * *
-
---Je connais les femmes, soliloquait Leminhac devant son miroir à barbe.
-Elles ne m’en font point accroire. Mme Erikow agace ce petit Helven,
-mais ce n’est que pur déguisement. Je ne lui suis pas indifférent.
-
-Il monta sur le pont, dans l’espoir d’y rencontrer la Russe. Le
-Pacifique étalait sa splendeur immuable et ses longues houles bleues
-berçaient le navire.
-
-Van den Brooks s’avança vers l’avocat. Il portait Captain Joë sur son
-épaule et il avait à la main trois orchidées veinées de rouge, aux
-lèvres pendantes et aux monstrueux pistils.
-
---Captain Joë, saluez notre cher maître. Notre cher maître est de bonne
-humeur et roule dans son cœur des pensées satisfaites. N’est-il pas
-vrai, Captain Joë?
-
-Le singe grinça comme une corde de puits.
-
---Oui, vous êtes de mon avis, je le sais bien, _old chap_. Si vous
-n’étiez singe, enfant des forêts impénétrables, vous souhaiteriez être
-avocat, _caro signore mio_.
-
---Je pense que votre compagnon entend toutes les langues, fit
-ironiquement Leminhac que Van den Brooks agaçait prodigieusement.
-
---Toutes, dit le marchand; mais il n’en parle aucune: il ferait un bon
-diplomate. Et comment trouvez-vous mes fleurs? ajouta-t-il, en montrant
-les orchidées.
-
---Belles, autant que leur difformité le permet.
-
---Leminhac, dit Van den Brooks, les humanités vous ont perdu: vous
-n’avez pas le sens de la nature.
-
---Par exemple, exclama l’avocat, mais vos orchidées sont des phénomènes
-de serre; ce ne sont pas des fleurs.
-
---Erreur, répondit le maître du _Cormoran_: elles sont plus vraies que
-la nature. C’est comme si vous disiez qu’un homme de génie n’est pas un
-homme.
-
-Marie Erikow apparut. Sa silhouette blonde se détachait sur l’azur
-sombre de la mer et du ciel.
-
---Aphrodite, née de l’onde amère, dit l’avocat, pourri d’un hellénisme
-de collège.
-
---Oh! fit Van den Brooks, c’est une divinité qui a mal tourné, depuis
-qu’on lui a appris le catéchisme.
-
---Bonjour, cria Marie. Comme le monde est beau, ce matin!
-
---Et vous êtes, dit galamment l’avocat, la plus belle partie de ce
-monde.
-
-Van den Brooks la salua profondément.
-
---Permettez-moi de vous fleurir.
-
-Il lui tendit les fleurs.
-
---Merveilleuses, dit-elle. On dirait qu’elles vivent.
-
---Vous voyez, fit le marchand à Leminhac. C’est moi qui avais raison.
-
-Tous trois arpentaient le pont, en attendant le gong qui les appellerait
-à table.
-
-Lopez les croisa et passa sans saluer.
-
---Dieu, que cet Espagnol semble vaniteux, dit Leminhac.
-
---Non, répondit Van den Brooks, c’est un rêveur. Il a étranglé un jour
-une fille de Caracas, sans y penser. C’est pour cela que je l’ai pris à
-mon bord. Le pauvre, personne ne l’aurait compris.
-
-Il regarda Marie. Elle tenait ses mains derrière son dos. Il la laissa
-avancer légèrement et vit qu’elle n’avait plus entre les doigts que deux
-des fleurs rares.
-
---Bon, pensa-t-il, je sais où est la troisième.
-
- * * * * *
-
-Tommy Hogshead, qui fumait un long cigare de Virginie, sec et noir entre
-ses dents blanches, le savait aussi. Et il regardait l’Espagnol qui
-s’éloignait nonchalamment, comme je ne vous souhaite d’être jamais
-regardé par personne, de peau blanche ou colorée.
-
-
-
-
-CHAPITRE VIII
-
-LA MYSTIQUE DE VAN DEN BROOKS.
-
- «Car le prix de la courtisane vaut à peine un morceau de pain,
- mais la femme rend captive l’âme de l’homme, laquelle n’a point
- de prix.»
-
- _Proverbes_.
-
-
-Celui qui eût pu voir glisser sur les eaux calmes du grand Océan le
-_Cormoran_ silencieux, avec ses cuivres étincelants et parfois, si la
-brise était bonne, ses voiles blanches gonflées, n’aurait pu imaginer
-que le yacht de Van den Brooks abritât autre chose que la joie de vivre,
-la paresse divine et la rêverie. Et pourtant, en ces quelques jours, si
-rapidement écoulés, depuis le départ de Callao, des intrigues se
-nouaient, des désirs et des haines mêlaient leurs ferments, comme il
-arrive partout où des hommes sont réunis, que ce soit au cœur enfiévré
-d’une ville ou dans la solitude du désert ou de l’Océan. L’inquiétante
-figure du marchand n’était pas faite pour calmer les esprits agités, car
-tous ceux qui approchaient Van den Brooks éprouvaient au contact de cet
-homme je ne sais quel malaise, fait de crainte et d’étonnement.
-
-Cependant, la nuit semée de mille constellations inconnues, caressée de
-brises où le parfum des forêts lointaines se mêlait à l’odeur amère de
-l’Océan, la nuit tropicale, semblable à une aurore, paraissait adoucir
-les cœurs et les esprits. Leminhac perdait son acidité naturelle; Helven
-oubliait sa jalousie et aussi son inquiétude au sujet de la direction du
-navire qui, d’après lui, continuait à s’éloigner de la route habituelle;
-Marie Erikow se sentait redevenir une jeune fille tendre et sans
-apprêts; quant au professeur, il oubliait la médecine et versait dans la
-littérature, comme font malheureusement pas mal de ses confrères qui
-n’ont pas pour excuse l’enivrante splendeur des Tropiques.
-
-La douceur qui se répandait du ciel sur le pont du navire ne
-prédisposait guère à la conversation les passagers réunis autour des
-sorbets et des orangeades.
-
-Pourtant, Marie Erikow, s’adressant au docteur Tramier, manifesta le
-désir de voir éclaircir le mystère de Florent.
-
-Tramier prit alors la parole:
-
---Je vous ai dit hier soir la fin tragique de mon ami. La lecture de son
-journal fut pour moi une révélation, mais une de ces révélations qui
-jettent parfois d’étranges lueurs sur un problème, sans permettre d’en
-déchiffrer complètement la solution. Ce journal est un chaos de notes et
-d’impressions. Pour ne pas vous égarer dans ce dédale de souvenirs, je
-choisirai pour vous deux des passages les plus caractéristiques. Quant
-au reste, permettez-moi de vous le résumer le plus fidèlement possible.
-
-«Pendant les deux années qui précèdent son mariage, Florent est piqué
-par la tarentule des départs, poussé par je ne sais quelle fièvre
-d’instabilité.
-
-«Il parcourt successivement l’Espagne, la Belgique et la Flandre,
-l’Allemagne du Sud, l’Autriche. Bien que ces diverses étapes ne soient
-déterminées que par sa seule fantaisie de rêveur et d’artiste, il y a
-entre elles un certain lien. Florent est en pleine crise de
-mysticisme...
-
---Qu’entendez-vous par là, vous, Tramier? interrompit Van den Brooks.
-
---Au fond, quelque chose d’assez simple, mon cher. Un mystique, c’est
-toujours un émotif exagéré que la réalité blesse ou déçoit sans cesse et
-qui construit des plans imaginaires pour y projeter le faisceau
-irritable de sa sensibilité.
-
---Il y a du vrai, fit Van den Brooks. Mais ce vrai n’explique rien,
-comme toujours. Les médecins dissèquent des pétales de rose avec de
-ravissants bistouris, mais ils ne nous révèlent jamais l’essence du
-parfum.
-
---Quoi qu’il en soit, continua Tramier, Florent semble avoir traversé
-une crise violente de spiritualité et même de religiosité. A bien
-regarder toutes les phases de sa vie, elles sont caractérisées par cette
-succession alternative de dérèglement sensuel et de raffinement
-sentimental, d’excès bas et vils et d’aspirations platoniques, de
-brutalité, de violence ou de tendresse.
-
---C’est un fort beau miroir, dit Van den Brooks. Nous pouvons tous nous
-pencher sur lui.
-
---En Espagne, en Autriche, en Flandre, Florent fit de longues retraites
-dans des monastères ou des auberges perdues. Que cherchait-il dans ces
-solitudes? La paix, sans doute.
-
---C’est là qu’il l’eût le moins aisément rencontrée, repartit le
-marchand. L’homme inquiet transporte son tourment avec lui et, dans la
-solitude, le tourment est son seul compagnon.
-
---On trouve dans son journal, à chaque page, la griffe de cette nature
-passionnée et suprêmement égoïste. Les effusions d’amour qui s’y
-rencontrent n’ont jamais un objet précis. C’est une image de lui-même
-qu’il adore. Par contre, il se roule avec fureur dans les voluptés les
-plus basses. Ce sont des cyclones effroyables et rapides et, dans leur
-tourbillon, sombrent cette haute intelligence, cette sensibilité
-d’artiste. Il boit; il use de l’opium, et surtout il fait sa compagnie
-de filles, de la lie même des prostituées; il les ramasse dans le
-ruisseau et s’encanaille avec elles, deux, trois jours, rarement plus,
-sordide, méconnaissable. Échappé du cyclone, il fuit et le voilà de
-nouveau repris par une période de solitude et de méditation. De
-méditation presque exclusivement. Car il ne produit pas, il ne rend rien
-de ce qu’il absorbe. Tout est consumé par sa propre ardeur. Il tient
-seulement à jour le récit de sa vie; il note scrupuleusement, mais sans
-commentaires, le détail de ses frasques. Échappé des bouges de
-Barcelone, le voici dans la cellule d’un monastère, perdu au cœur de la
-Sierra Leone, suivant sur le mur ocre la flèche d’ombre bleue que décrit
-le jour torride. De l’eau claire, des limons et les âpres oraisons de
-Saint-Jean de la Croix. Ailleurs, on lit:
-
-«J’ai vécu trois folles journées et trois nuits infernales, à Prague,
-avec une Juive belle comme un vase de cuivre. Elle a quatorze ans et,
-depuis sa neuvième année, sert aux matelots du fleuve. On l’appelle
-Sulka. Elle mord comme un jeune chien et elle est plus avare que toute
-sa tribu. Mais il a bien fallu qu’elle desserre ses ongles, tant je l’ai
-battue. Elle m’a beaucoup aimé. Les matelots jaloux voulaient défoncer
-la porte chaque nuit. Puis, ils s’éloignaient par les ruelles pavées en
-chantant les rauques chansons que l’on entend, les nuits de pêche, sur
-les rivages d’Illyrie. Une nuit, je crois bien que l’on a assassiné
-quelqu’un devant la maison. J’ai entendu un cri et je suis sorti. Un
-coup m’a renversé et je me suis retrouvé au jour, la figure en sang,
-assis contre un cabestan du quai. La police m’a interrogé et m’a salué
-très bas quand j’ai dit que j’étais un touriste victime d’une
-agression.»
-
-«Et c’est la même chose à Tolède, à Naples, dans de petites villes
-inconnues où il arrive un soir, à l’heure trouble, et où, tout de suite,
-haletant, il cherche le mauvais lieu, le masque écaillé dans l’angle de
-la vitre, ces bouches funèbres, ces épaules lasses, ces seins fripés,
-ces sombres îlots de vice et de misère sur qui il vient s’abattre comme
-un grand oiseau éperdu.
-
-«Chose étrange. Jamais une aventure où le mot d’amour puisse être
-prononcé. C’est un égoïste farouche. Il ne voit que lui; il ne songe
-qu’à son étrange soif. Ivre de solitude et de pensée, il vient tournoyer
-sur un pauvre charnier et se repaît d’ordure avec passion.
-
-«Je ne comprends pas.
-
-«J’ai eu un jour ses confidences.
-
-«Après sa mort, j’ai pris connaissance de ce manuscrit. Cet homme a
-souffert: il a souffert au point de se donner la mort.
-
-«Et je ne comprends pas.
-
---Vous comprendrez, Tramier, fit Van den Brooks, vous comprendrez quand
-vous ne serez plus seulement un médecin.
-
---Les mots de souillure, péché, immondice, reviennent à tout instant
-dans son journal. Pour lui, c’est l’amour, l’acte d’amour qui, quel que
-soit l’objet, est par essence le péché. Encore ce vieil atavisme
-religieux. Et voilà ce que je ne comprends plus. Pour moi, l’amour
-normal est sain, hygiéniquement recommandable et nécessaire à la
-conservation de l’espèce. Il n’y a pas de quoi se désespérer. C’est
-tout.
-
---Oh! non, interrompit Mme Erikow, avec un soupir.
-
---J’entends bien, chère Madame, et je suis trop galant pour...
-
---Non, vous n’entendez pas, Tramier, pas du tout, repartit Van den
-Brooks qui tirait de son brûle-gueule de petites bouffées auréolées de
-gris cendré. Laissons la galanterie, laissons aussi l’hygiène.
-
-«Florent est un esprit absolu; aussi paradoxal que cela puisse paraître,
-il est de la race des ascètes, des moines, de tous ceux qui sont
-incapables de sacrifier aux conventions sociales une parcelle de leur
-terrible individualisme comme le plus léger article de leur foi. C’est
-un anarchiste, comme les moines d’ailleurs, qui n’acceptent une
-discipline que pour vivre plus librement en eux-mêmes, hors de toute
-intervention spirituelle. Florent est incapable de se soumettre à un
-ordre moral imposé, comme il est incapable de mentir, car le mensonge
-est une soumission.
-
-«Or, notre ami, doué d’un esprit d’indépendance aussi farouche, se
-trouve être possédé par le plus terrible des démons. Possédé est le mot,
-je l’emploie à dessein et sachant que vous en sourirez, Tramier, et vous
-aussi Leminhac, qui êtes volontiers sceptique en matière
-d’irresponsabilité.
-
-«Je ne connais pas la suite du journal de Florent. Je la prévois. Je la
-devine. D’ores et déjà, nous nous sommes tous rendu compte que Florent
-est possédé par cette passion étrange que j’appellerai de l’amour
-humilié.
-
---Érotisme morbide, je l’ai toujours pensé, fit Tramier.
-
---Ce n’est qu’un côté de la question et c’est même le mauvais côté. Il y
-a en effet deux faces à ce visage, doublement tourné vers l’ombre et
-vers la lumière.
-
-«Pour Florent, l’amour est, d’une part, un besoin de l’esprit. En quoi
-d’ailleurs l’intelligence est-elle autre chose qu’une forme même de
-l’amour? Mais, l’amour normal n’est qu’un échelon et un échelon
-médiocre, quand il n’est pas exalté, vers le grand rêve mystique, vers
-cette cime où des flammes incorruptibles se mêlent sans se consumer.
-
-«Il reste l’amour mêlé de pitié et, celui-là, quelle ivresse!
-
---Vous pensez donc, interrogea Helven, que Florent était avant tout un
-cérébral?
-
---Il l’était. Chez l’homme, d’ailleurs, tout vient de l’esprit, et le
-mal comme le bien.
-
-«D’autre part, Florent est terriblement sensuel. Le désir de la femme
-est un boulet rivé à sa cheville. Mais ce désir satisfait, le squelette
-enguirlandé de son amour lui apparaît. Fougueusement épris d’absolu, il
-ne cherche dans l’amour que ce qu’il a de plus haut et aussi ce qu’il a
-de plus bas. Tout le camouflage du désir et de l’intérêt lui répugne. Il
-préfère la délectation sordide et nue avec la fille.
-
---Ne croyez-vous pas, dit Marie Erikow, qu’il se mêle à cette recherche
-quelque étrange perversité?
-
---Tout vient de l’esprit, répondit Van den Brooks. L’esprit est
-glorification et scandale. Il n’y a point de péché de la chair; il n’y a
-de péché que de l’esprit.
-
- * * * * *
-
-Un silence régna sur le pont du vaisseau. La mer était parcourue de
-longs froissements, comme si le vent nocturne rabattait des écharpes et
-déployait des soieries obscures.
-
-Une bouffée de vent fit gémir les agrès et les cordages.
-
---La brise tourne, fit Leminhac.
-
---Prophète de malheur, gémit Mme Erikow. Vous allez attirer la tempête.
-
---Ne me foudroyez pas en attendant, chère amie. Laissez cela à Jupiter.
-Mais vos yeux sont si brillants qu’ils lancent déjà des éclairs. Pour
-qui tant de rayons? Est-ce pour notre ami Helven?
-
---Leminhac, vous faites fausse route, mon ami. Peut-on être aussi
-spirituel par une nuit aussi splendide?
-
---Les Français ne peuvent s’empêcher d’avoir de l’esprit, glissa le
-silencieux Helven. C’est ce qui les sauve bien souvent...
-
---... et ce qui les perd presque toujours, compléta Van den Brooks.
-
- * * * * *
-
-Le _Cormoran_ filait à bonne allure, labourant de son étrave la mer
-déchirée d’étincelles. Le vent s’était levé, un vent du Sud qui
-desséchait un peu la gorge et qui avait dû passer sur des terres
-lointaines, torrides et parfumées. Les moteurs à pétrole étant presque
-silencieux, on entendait bruire toutes les antennes du vaisseau. Une
-musique, qui semblait vibrer à tous les points de l’étendue,
-accompagnait sa course.
-
---Qui n’a pas connu les nuits du Pacifique, murmura Marie Vassilievna,
-ne connaît pas la joie de se sentir un atome entraîné dans la danse de
-l’univers. Il n’a pas participé à l’harmonie céleste. Le temps ne vous
-semble-t-il pas aboli, l’espace désormais sans limites? Aborderons-nous
-jamais quelque part? Je ne le souhaite pas d’ailleurs.
-
---J’ai connu quelque chose d’analogue, dit Van den Brooks. Et c’était
-dans votre pays, Madame. Je me souviens avoir descendu le fleuve Volga
-qui est lent et majestueux. Le voyage dure plusieurs jours et les
-steppes, les forêts, les villages, les églises peintes se déroulent
-comme les images d’un livre qu’on n’aurait même pas la peine de
-feuilleter. Les bateliers chantent leurs chants sur des rythmes graves
-et religieux; leurs voix sont profondes, mais douces et elles emplissent
-la solitude des eaux et la solitude des forêts. Quand ils ne chantent
-plus, le silence règne comme aux premiers jours du monde. Je demeurais
-étendu sur le pont tout le jour et une grande partie de la nuit. J’étais
-comme un roi qui visite son royaume et mon règne n’avait pas de fin.
-
---Nous sommes loin, fit Tramier, de cette ville infernale qu’on nomme
-Paris.
-
---Je veux tout de même rester damné, siffla Leminhac.
-
---En écoutant vos discussions, repartit Marie Vassilievna, je pensais au
-contraste terrible de cette âme et de ce paysage, de cette vie et de la
-nôtre en ces jours. Il me semblait que nous étions réunis sur une très
-haute cime, dans les neiges, et que sous nos pieds se déroulait la
-tragique destinée des hommes. Et nous étions très froids, très purs,
-très lumineux.
-
---En attendant de redescendre, soupira Helven.
-
---En somme, demanda Tramier, que pensez-vous de Florent? Est-ce un
-poète, un ascète, un fou?
-
---Je pense, dit Van den Brooks, que les poètes--votre ami en était
-un--ont toujours recherché les filles, parce qu’il y a une cruelle
-volupté à aimer bassement et aussi pour toutes sortes de raisons que je
-vous dirai une autre fois.
-
-Cependant, Marie se taisait et nul ne demanda, ce soir-là, au professeur
-d’ouvrir le mystérieux cahier, préférant au manuscrit du névropathe
-l’enluminure étoilée du firmament.
-
-
-
-
-CHAPITRE IX
-
-OÙ VAN DEN BROOKS PARLE BELLES-LETTRES. HISTOIRE DES JEUNES GENS DE
-MINDANAO.
-
-
-Ce matin-là, Helven releva le point, aux côtés du capitaine Halifax et
-constata que l’on avait encore dévié d’une trentaine de milles vers le
-nord-nord-ouest. C’était donc dans une direction inconnue que l’on
-marchait.
-
---Quelle route suivez-vous, capitaine? demanda-t-il avec indifférence.
-
-Halifax fixa sur lui son œil unique.
-
---Tiens, dit-il, vous vous intéressez à la route?
-
---Oui, répondit l’Anglais. J’ai pas mal navigué à la voile dans ma
-jeunesse et je sais relever la situation d’un navire, suivant les astres
-et les profondeurs.
-
-Il se repentit aussitôt de cet aveu imprudent.
-
---Voilà qui plairait à M. Van den Brooks, fit Halifax avec sa face morne
-où les lèvres bougeaient à peine.
-
-La haute stature du marchand de cotonnades apparaissait sur le pont.
-
---Jeune homme, continua le borgne--et l’on ne pouvait de loin distinguer
-qu’il parlait--jeune homme, la modestie est la vertu d’un vrai marin.
-Soyez modeste, soyez modeste, et gardez bien pour vous toute votre
-science nautique, comme il convient à un peintre.
-
-Helven, surpris, regardait le marin qui se penchait maintenant sur la
-carte.
-
---Allo, fit Van den Brooks, quelle vitesse?
-
---Seize nœuds, répondit le capitaine.
-
---C’est bien.
-
-Helven appuya:
-
---C’est même fort bien pour un yacht.
-
---Oh! dit Van den Brooks, le _Cormoran_ n’est pas un bateau d’amateur.
-
---Je m’en doutais, faillit répondre l’Anglais.
-
-Mais il se mordit les lèvres à temps.
-
- * * * * *
-
-Van den Brooks prit le jeune peintre par le bras et commença avec lui
-cette promenade à travers le navire qui était le rite sacro-saint de la
-journée et en marquait invariablement le début. Il voyait tout d’un œil
-rapide et infaillible.
-
-Dans l’entrepont, étendu sur son hamac, qu’il n’avait pas encore roulé,
-Lopez fumait. Sa belle tête brune se balançait, et il laissait pendre un
-poignet cerclé d’un mince bracelet d’or.
-
---Debout, dit Van den Brooks. Ce n’est pas l’heure de la sieste.
-
-L’homme se leva et il s’éloigna sans une excuse. Il y avait dans ses
-traits une extraordinaire expression de mélancolie.
-
---Quel étrange matelot! dit Helven.
-
---Oui, c’est un de ces gaillards qui font des poètes, des moines, des
-assassins et parfois aussi des ruffians. Ils sont capables de tuer pour
-un désir ou pour une vengeance; ils sont aussi capables de mourir pour
-quelqu’un, à l’occasion. Lopez allait au bagne. Je l’ai pris avec moi.
-Il ne l’oubliera pas. Mais il est indolent, orgueilleux et grave...
-
-Van den Brooks ajouta:
-
---Il y a un malheur. Il chante trop bien. Il finira mal.
-
---Je ne comprends pas, dit Helven.
-
---No matter, boy, répondit le marchand.
-
- * * * * *
-
-Ils surprirent Marie Erikow en train de faire mousser ses cheveux devant
-une glace.
-
---Voulez-vous, demanda Van den Brooks, m’accompagner jusqu’à la serre.
-Je vous y fleurirai. Les fleurs d’hier doivent être fanées...
-
-La Russe sourit.
-
---Allons. Vous êtes l’hôte le plus exquis.
-
---Moi, dit Helven, j’ai envie de faire le portrait de Lopez...
-
---Quelle idée! exclama Marie. Il n’est pas beau. Il est noir et sec
-comme un cigare.
-
- * * * * *
-
-Dans la petite serre vitrée où le botaniste chinois élevait des
-orchidées noires ou pourpres, veinées d’orange ou de bleu, des fleurs
-qui saignaient comme des plaies, bâillaient comme des bouches ou des
-vulves et dressaient des pistils énormes et veloutés, le marchand
-choisit deux des plus beaux monstres et les tendit à la Russe.
-
---En voulez-vous une troisième? demanda-t-il galamment.
-
-Marie, un peu surprise, chercha à surprendre un regard derrière les
-lunettes vertes. Mais elle n’y parvint pas.
-
---Voulez-vous, dit Van den Brooks, me permettre de vous montrer ma
-bibliothèque?
-
-Et ils pénétrèrent dans une pièce arrondie, de petite dimension, mais
-ornée de livres dont les reliures brûlaient de flammes douces, dans la
-pénombre, parmi les armes, lances, boucliers, kriss, coupe-têtes, des
-vases de Chine en émail bleu et des instruments de musique aux formes
-surprenantes. Dans un angle, un énorme Bouddah trônait, et les spirales
-azurées des bâtons de santal qui brasillaient dans les brûle-parfums,
-enveloppaient d’un épais nuage le rayonnement cuivré de la statue. A ses
-pieds, était accroupie une autre statue, d’ivoire bruni sans doute, et
-qui représentait un jeune Hindou presque nu et la tête ceinte d’un
-turban.
-
-Mais, à la grande surprise de la Russe, la statue d’ivoire se dressa
-devant eux, pour se prosterner ensuite à la mode orientale. Van den
-Brooks parut ne point s’apercevoir de sa présence et l’homme--car ce
-n’était point un simulacre--demeura courbé sur le tapis.
-
---Mes livres, dit Van den Brooks, en montrant les rayons de bois de rose
-revêtus de plaques en cristal. J’ai quelques éditions rares.
-
-Il tendit à Marie un livre dont la reliure semblait faite d’une peau de
-serpent, veinée de jaune et de noir.
-
---Lautréamont, dit-il, les _Chants de Maldoror_, mon livre de chevet.
-
---Je ne connais pas, fit la Russe éberluée.
-
---C’est un classique, prononça le marchand de cotonnades.
-
-Et montrant un autre ouvrage:
-
---Les _Éloges_ de Saint-Léger Léger; le seul poète exotique de la
-France. Que de fois je me répète les versets où vit pour moi une
-enfance:
-
- «_Ma bonne était métisse et sentait le ricin; toujours j’ai vu qu’il y
- avait les perles d’une sueur brillante sur son front, à l’entour de
- ses yeux et--si tiède--sa bouche avait le goût des pommes roses, dans
- la rivière avant midi._
-
- «... _Mais de l’aïeule jaunissante et qui si bien savait soigner les
- piqûres des «pieds-gris», je dirai qu’on est belle quand on a des bas
- blancs et que s’en vient par la persienne la sage fleur de feu vers
- vos longues paupières d’ivoire._
-
- «... _Et je n’ai pas connu toutes leurs voix et je n’ai pas connu
- toutes les femmes, tous les hommes qui servaient dans la haute demeure
- de bois; mais pour longtemps encore j’ai mémoire des faces insonores,
- couleur de papaye et d’ennui et qui s’arrêtaient derrière nos chaises
- comme des astres morts._»
-
-Van den Brooks lisait d’une voix un peu sourde et les images du poète
-rajeunissaient sans doute un monde qu’il avait connu ou rêvé, car les
-lunettes brillaient d’un éclat inaccoutumé.
-
---Vous lisez beaucoup? demanda Marie.
-
---Je lisais, dit Van den Brooks. Aujourd’hui... Vous voyez: ma
-bibliothèque du yacht est fort réduite et ne comprend que les ouvrages
-indispensables à mon esprit, comme l’opium ou la morphine pour les
-toxicomanes: peu de livres, Lautréamont et Saint-Léger Léger, pour les
-modernes; le «Songe de Polyphile» pour la Renaissance; Martial et
-Claudien pour l’antiquité, etc.
-
---Comme vous êtes érudit! dit la Russe. Je ne connais aucun de ces noms.
-
---Et puis, reprit le marchand, voici le Livre.
-
-Sur un petit pupitre de chêne était posée la Bible, sombrement reliée.
-
---Le Livre des Livres, prononça-t-il d’une voix vibrante, le Livre du
-Seigneur Tout-Puissant, le Livre de la Colère, le Livre de la Foudre et
-des Sept Plaies, le Livre de la Vengeance, le Livre d’Elohim, le Livre
-du Désert et de la Mer Desséchée, le Livre des Étoiles pâlissantes et de
-la Bête, le Livre de l’Injuste...
-
-Il sembla un instant enivré de ses propres paroles et Marie eut peine à
-réprimer un frisson.
-
---Il a l’air d’un fou, pensa-t-elle.
-
-L’Hindou agenouillé n’avait fait aucun mouvement.
-
-En passant devant lui, Marie demanda:
-
---Un de vos serviteurs?
-
---Mon serviteur, dit Van den Brooks. Le seul. C’est un fils de rajah.
-
---Oh! fit la Russe avec une admiration ironique, il vous faut des fils
-de souverain pour esclaves.
-
---Pour esclaves, vous l’avez dit. J’ai droit de vie et de mort sur
-celui-ci. Et il m’aime.
-
-Il ajouta:
-
---L’homme a besoin d’adorer et la mort lui est douce, s’il meurt pour
-quelqu’un ou pour quelque chose, fût-ce pour un mensonge.
-
---Mais comment, demanda Marie, ce fils de rajah est-il entré à votre
-service?
-
---Asseyez-vous, dit le maître du navire, et prenez une cigarette turque.
-C’est un accessoire indispensable à un récit non dépourvu d’exotisme:
-
- * * * * *
-
-«Je n’étais point alors dans les cotonnades, mais je faisais le commerce
-de l’ambre gris entre Sumatra et le continent Indien, ce qui, entre
-nous, était d’un fameux rapport. Je ne possédais pas encore le
-_Cormoran_, mais un simple «sloop», un fort bon bâtiment d’ailleurs et
-susceptible de naviguer au plus près, car nous longions souvent le
-littoral. Un jour que nous avions mouillé, à l’abri d’une petite crique,
-dans les parages de l’île de Mindanao, nous aperçûmes un canot guidé par
-des rameurs nègres. Au centre de l’embarcation, construite à la mode des
-indigènes, je distinguai, à la lorgnette, deux jeunes gens, un garçon
-d’une quinzaine d’années et une fille un peu plus jeune. Tous deux
-semblaient appartenir à quelque riche famille hindoue, si l’on en
-pouvait juger par leurs vêtements, leurs coiffures et les joyaux dont
-ils étaient parés. Tous deux étaient d’une remarquable beauté.
-
-«Je résolus de m’attacher ces enfants. Comme le canot se rapprochait,
-mes hommes firent des signaux et bientôt, je pus faire monter à mon
-bord--où je leur offris des présents--les propres enfants du rajah de
-Mindanao. Une collation fort propre leur fut servie et je les divertis
-en leur montrant mes armes, mes cartes et quelques coquillages des îles
-Galapagos. Pendant ce temps, le sloop levait l’ancre, profitant d’une
-bonne brise du sud-ouest. Les rameurs nègres restés dans le canot et
-qui, patiemment, attendaient le retour des petits souverains, poussèrent
-bien quelques cris. Mais une volée de mousqueterie leur rendit la raison
-et ils s’enfuirent à grands coups de rames, tandis que nous voguions
-glorieusement vers de lointains rivages.
-
-«J’avais tout d’abord songé à exiger du rajah une rançon honorable en
-échange de sa progéniture. Mais, chose étrange, les enfants ne
-manifestèrent pas une grande douleur de se voir ravis à leur famille.
-Ils me témoignèrent très vite une affection que je leur rendis et je
-décidai de les garder à mon bord. Tous deux étaient fort empressés
-autour de moi et ils charmèrent mes longues heures solitaires sur
-l’Océan. Leur visage, leurs jeux, leurs manières tendres et affectueuses
-me ravissaient.
-
-«Le frère et la sœur paraissaient se chérir très profondément.
-Toutefois, je ne fus pas sans remarquer, au bout de quelque temps, que
-l’humeur de Jeolly--c’était le nom du jeune homme--s’assombrissait; un
-chagrin secret le rongeait et je n’en pouvais, malgré tous mes efforts,
-démêler la raison.
-
-«L’attitude de Jeolly vis-à-vis de sa charmante sœur, dont le badinage
-m’enchantait, était des plus bizarres. Tour à tour tendre ou brutal,
-violent ou caressant, il rudoyait la pauvrette: son irritabilité était
-extrême et ses repentirs non moins ardents. Je restai longtemps sans
-soupçonner l’origine de cette humeur. Mais un jour, je devinai que
-Jeolly était jaloux.
-
-«Le jeune prince était dévoré de cette passion terrible qui peut
-conduire au meurtre ou au suicide l’être le plus doux et le plus aimant:
-Jeolly était jaloux de moi. Par quel mystère ce garçon s’était-il pris
-pour moi d’un tel attachement? C’est ce que je ne saurais vous
-expliquer. Les caresses, les petits présents que je prodiguais à sa sœur
-semblaient le torturer et, pourtant, il en recevait sa part, en toute
-justice. Car, à vrai dire, je n’avais pas de préférences. Mais il lui
-suffisait que la fillette ne me fût pas indifférente, pour que sa
-malheureuse passion le déchirât aussitôt.
-
-«Un soir, je trouvai le frère et la sœur enlacés et sanglotant. Jeolly
-berçait l’enfant, qui se plaignait de violentes douleurs et des larmes
-ruisselaient de ses yeux. Il la pressait sur son cœur et la nommait des
-noms les plus doux. L’angoisse crispait ses traits.
-
-«--Qu’est-ce? lui dis-je, inquiet.
-
-«Il ne me répondit pas et me montra le corps de la fillette agité de
-soubresauts.
-
-«J’ignorais quel pouvait être son mal et nous n’avions pas de médecin à
-bord. Elle se plaignait de douleurs au ventre et se tordait les mains,
-le visage déjà décomposé.
-
-«Quant à Jeolly, il couvrait sa sœur de baisers, avec des transports
-d’une ardeur telle que j’en demeurai étonné. En même temps, il semblait
-en proie à la désolation la plus cruelle.
-
-«Une idée fulgurante traversa mon esprit.
-
-«Je courus à une armoire où je conservais un bocal d’arsenic qui me
-servait à empailler les oiseaux de mer. L’armoire avait été ouverte.
-
-«Quand je revins, il me suffit de regarder Jeolly pour que celui-ci
-tombât à mes pieds, anéanti.
-
-«La pauvrette mourut dans la nuit, et son petit corps frêle, que nous
-liâmes dans un sac avec les bijoux qu’elle portait, descendit lentement
-dans les profondeurs nocturnes de la mer.
-
-«Je n’ai jamais rien dit à Jeolly, mais le coquin m’est reconnaissant de
-ne point l’avoir pendu à la vergue de cacatois.»
-
- * * * * *
-
-L’Hindou demeurait impassible, sous l’or ruisselant des lampes divines,
-dans la fumée des cassolettes, et pareil à un gardien des Tombeaux.
-
---Allons prendre l’air, dit Van den Brooks. La mer est belle; le
-_Cormoran_ file seize nœuds. Il fait bon vivre, Madame.
-
-
-
-
-CHAPITRE X
-
-L’INCANTATION.--UN ENTRETIEN SUR LE PÉCHÉ.
-
- «Quelle est celle-ci qui s’élève du désert comme une colonne de
- vapeur, exhalant la myrrhe et l’encens et toutes sortes de
- parfums...?»
-
- _Cant. des Cant._
-
-
-La Russe emporta de cet entretien une étrange impression. Van den Brooks
-lui apparaissait maintenant comme un être monstrueux, planant au-dessus
-du Bien et du Mal (dont elle-même n’avait d’ailleurs qu’une notion, je
-dirai accidentelle, comme la plupart d’entre nous), dispensant la
-justice et l’injustice, avec l’incohérence d’un dieu qui aurait éprouvé
-toutes les passions des hommes, unissant d’ailleurs, comme il convient,
-le scepticisme à l’omnipotence, tour à tour vibrant et sarcastique,
-verni de flegme et brûlant d’une flamme intérieure que l’on devinait,
-sans en apercevoir un reflet, sur ce visage toujours clos.
-
-Elle eut un instant l’envie de se confier à Helven et de lui confesser
-son malaise. Mais elle n’osa pas et ne parla à personne de cette
-entrevue dans la bibliothèque du navire.
-
-La nuit ramena les passagers sur le pont, autour des cristaux et des
-glaces. Le Pacifique déroulait ses anneaux innombrables. Ce soir-là,
-accoudé sous la lampe, Tramier ouvrit le cahier de maroquin rouge et
-lut, à la demande de tous, ce chapitre du journal de Florent.
-
- * * * * *
-
-«Nul n’a besoin de connaître les détails de cet étrange mariage. Ils
-sont gravés dans ma mémoire avec une netteté suffisante pour qu’il me
-soit inutile de fixer sur ce journal le récit de mon union avec Lia
-Kovalski. Je la retracerai pourtant, cette union, de façon à m’en rendre
-plus claires les causes et les raisons; mais ce sera de loin, à grands
-traits perceptibles pour moi seul et comme on construit, un jour, une
-silhouette aimée dont la ligne secrète n’apparaît pas à l’étranger.
-
-«J’avais rencontré Lia, il y a quelques années. J’ai noté alors au
-passage l’impression qu’elle me fit éprouver. Un _contact spirituel_, ce
-sont les seuls mots qui peuvent caractériser cette curieuse sensation.
-La beauté de Lia n’était pas d’elle-même la chose qui me frappait le
-plus, mais l’irradiation en quelque sorte de cette beauté me pénétrait
-subtilement. Je ne saurais mieux comparer l’étrange charme qui se
-dégageait de cette personne, qu’à une sorte d’incantation émanant de sa
-démarche, de son regard, de sa voix, de tout son être. J’éprouvais à
-échanger avec elle des propos quelconques une sorte d’allégement et en
-même temps de fascination. Un serpent qui écoute de la musique suit, en
-ondulant, la ligne harmonieuse: de même, il me suffisait de la sentir
-vivre auprès de moi pour ne pouvoir distraire un instant ma pensée du
-rythme que je pressentais en elle. Qu’importaient la valeur et la
-signification des choses dites? J’éprouvais pour la première fois cette
-impression singulière de vivre avec un être d’une vie concordante et
-comme à l’unisson (car seule la musique peut exprimer une part de cette
-réalité). Les ondes mystérieuses qui accompagnaient ses pas ou le son de
-ses paroles provoquaient en moi des vibrations que je percevais
-matériellement, comme dans une pièce silencieuse on entend tout à coup
-la corde invisible du piano ou du violon caché dans son étui répondre à
-l’inflexion d’une voix, à l’écho lointain d’un timbre ou d’une cloche.
-Mystérieuse résonance. Il y avait un point précis et secret où les ondes
-de nos deux êtres se confondaient en un harmonique. Je n’arrive qu’avec
-la plus grande difficulté à trouver des mots, et combien imparfaits,
-pour exprimer cette communion purement psychique. C’était bien «en
-pensée» que se produisait cette fusion, mais dans ce que la pensée avait
-de plus essentiel, de plus fluide, de moins imagé. Nous glissions sur un
-plan hors du réel et comme si deux émanations de nous-mêmes, les plus
-lumineuses, les plus subtiles, s’affrontaient dans une harmonie
-préétablie. De pareilles nuances ne peuvent se rendre: on tombe aussitôt
-dans l’abstraction et la mystique.
-
-«Je ne vis Lia que quelques instants, ce premier soir. Depuis, les
-hasards et les orages de la vie m’éloignèrent d’elle. Mais à plusieurs
-reprises, me trouvant dans les circonstances les plus diverses et dans
-les contrées les plus éloignées, il m’arriva de sentir vibrer en moi cet
-harmonique mystérieux.
-
-«Je suivais à pied, un soir, une route qui traverse une des plus
-épaisses forêts de Thuringe. Un silence d’airain régnait. Pas un bruit
-ne venait battre la formidable muraille des troncs que baignait un sang
-crépusculaire.
-
-«Mon pas s’étouffait sur des mousses; la triple voûte de feuillage ne
-tressaillait d’aucun vol. Nulle part je ne me suis senti plus
-impénétrablement muré dans l’angoisse d’un monde hostile. Ma poitrine
-était oppressée, comme si l’air même traversait difficilement jusqu’à
-moi ces branches lourdes de lichens et fléchissantes de vétusté. Je
-hâtais le pas. Soudain, il me sembla que le cœur d’ébène de cette énorme
-sylve s’amollissait. Une maturité indicible s’épanouissait quelque part
-dans le monde. Une bouffée plus fraîche et tout ailée de pluie me
-caressa le front. Et je perçus au fond de moi-même cette résonance que
-j’avais perçue un soir, alors que dans une foule étincelante, je
-marchais aux côtés de Lia. Ce fut exactement comme quand on heurte un
-flambeau et qu’un violon répond en gémissant dans l’ombre. Mais où
-heurtait-on le flambeau? D’où venait cet harmonique surnaturel? De Lia,
-de Lia, sans nul doute. Et ce fut comme si je voyais sa figure, mais
-translucide et presque immatérielle, traverser l’ombre des forêts.
-
-«Ce fut une autre fois sur les bords du Tibre limoneux et encore une
-autre fois, un soir, que je buvais de la wodka avec de petites
-musiciennes tcherkesses dans une ville de la Pologne autrichienne.
-L’étrange note avait résonné et mes compagnes avaient depuis longtemps
-posé à terre leurs balalaïkas que je demeurais encore, les yeux vagues
-et l’esprit égaré.
-
-«--Tu écoutes encore, me dit l’une d’elles. Que peux-tu entendre?
-
-«Au cours de mes voyages, je ne reçus jamais de nouvelles de Lia. Nous
-nous connaissions à peine; il n’y avait pas de raisons à une
-correspondance. Personne ne me parla d’elle. Et pourtant, je suis sûr,
-grâce à ces avertissements singuliers, d’avoir, à des milliers de
-lieues, possédé jusqu’à la pulsation de son cœur.
-
- * * * * *
-
-«Je savais que je la reverrais à mon retour. Et je l’ai revue,
-simplement, naturellement, parce que cela était écrit. Elle m’a dit:
-
-«--Vous avez beaucoup changé.
-
-«Et je pense qu’elle voulait dire:
-
-«--Vous avez beaucoup vieilli.
-
-«Mais elle était toujours belle, lumineuse et un peu froide, comme les
-pierres d’une eau sans tare.
-
-«Le destin fit que nous nous rencontrâmes à la tombée de la nuit, dans
-le parc d’amis dont j’étais l’hôte et avec qui voisinait Lia. Nous nous
-trouvions auprès d’une ancienne orangerie un peu inquiétante d’aspect.
-C’était un pavillon fort bas et fort long, complètement délabré. Les
-portes et les fenêtres étaient veuves de leurs carreaux; le lierre qui
-recouvrait la façade extérieure entrait à gros bouillons où
-bourdonnaient encore des guêpes et des abeilles, car on était à la fin
-de l’été. Les marronniers de la pelouse ne laissaient tomber qu’un jour
-glauque où grimaçaient des macarons écornés. Hors des urnes de terre
-rouge, d’étranges plantes grasses se répandaient en longs tentacules: on
-eût dit de chevelures écailleuses de gorgones et les courants d’air leur
-donnaient une apparence de vie.
-
-«Je la reverrai toujours entrant par la double porte du fond, dans le
-bourdonnement des insectes et le frisselis des colonnes de lierre. Elle
-avait cette grâce flexible et un peu maladive qui est celle de la Flora
-botticellienne, avec je ne sais quoi de plus résolu et aussi de plus
-tragique. Elle aurait pu tenir dans ses mains un livre fermé ou une épée
-nue. Elle s’avançait sans me voir, car l’obscurité était proche.
-
-«Pour moi, réfugié par hasard dans ce bâtiment mélancolique, encore tout
-parfumé des fleurs et des fruits rares, des cédrats, des limons
-accumulés au cours des années, je la vis et ne bougeai pas: je
-l’attendais. Sa seule vue établissait en moi un ordre parfait. Son
-sourire était calme et lumineux, comme la raison même, mais plus
-pénétrant et plus attendri. Elle m’apparaissait comme une flamme qui
-marche: je ne désirais d’elle que sa clarté.
-
-«A ma vue, elle ne se troubla nullement.
-
-«--Je me doutais, me dit-elle, que nous nous reverrions.
-
-«Je lui parlai de mes voyages, sans lui laisser ignorer que j’avais
-pensé à elle. Toutefois, je n’osais lui décrire le phénomène bizarre de
-télépathie que j’avais éprouvé. Je prononçai à plusieurs reprises le mot
-«harmonique», pensant qu’elle en saisirait peut-être la portée et la
-signification, mais elle ne fit pas mine de l’entendre.
-
-«La nuit était tout à fait venue quand nous quittâmes l’orangerie, et
-les abeilles réveillées à notre passage nous firent une musique d’adieu
-dans le bleu silence de la lune.
-
- * * * * *
-
-«Je n’aurais jamais dû la revoir. Nous nous rencontrâmes chaque jour.
-Nos amis soupçonnèrent le manège et ils l’encouragèrent. Nous passions
-souvent les heures chaudes de l’après-midi dans l’orangerie; nous
-partions ensuite à travers les détours à demi sauvages du parc.
-
-«Ce parc s’étendait sur les flancs d’une colline et l’on avait à
-l’improviste la découverte de la plaine, ramagée de vert et d’or,
-voilée, le soir, de vapeurs bleues et de la terre noire qui fumait vers
-le soleil. En dehors de ces échappées lumineuses, c’était des voûtes
-sans fin de verdure, un jour stagnant et glauque comme celui des grottes
-sous-marines, des pins athlétiques aux troncs violets et ocres, des
-mélèzes, des érables, un cèdre ruisselant d’une ombre biblique, des
-fontaines, des étangs opaques, des clairières d’une herbe fine jonchées
-de vieilles souches autour desquelles s’épanouissaient, astres veloutés,
-d’énormes champignons, oranges ou pourpres. Partout le silence,
-frémissant à peine d’un chant d’oiseau ou d’un murmure de source,
-partout, la solitude et la liberté. Et je me gardais bien de parler
-d’amour à Lia, de peur de troubler une telle félicité. Je craignais
-seulement qu’elle n’abordât le sujet elle-même.
-
-«C’était là ma seule crainte, la seule ombre à tant de sérénité. Je
-jouissais auprès de Lia d’une si parfaite béatitude que les joies
-ordinaires de l’amour me paraissaient, en comparaison, d’une écœurante
-grossièreté. Par quel mystère cette jeune fille irradiait-elle autour de
-son être une telle harmonie? Je ne pouvais m’empêcher de songer aux
-délices dont la contemplation fugitive de Béatrice emplissait l’âme du
-jeune Dante. Le monde lui-même ne m’apparaissait plus que sous un
-diaphane voile de bonheur; tous les instants de ma vie se confondaient
-en une lumineuse éternité, en une douceur d’après-midi sans nuages, sous
-des feuillages immobiles, l’heure arrêtée aux bouches des fontaines et
-les eaux elles-mêmes silencieuses.
-
-«Je goûtais enfin cette communion dont j’enviais jusqu’alors, sans les
-soupçonner, les joies célébrées par les grands mystiques. La seule
-présence de Lia m’élevait au-dessus du plan terrestre des affections et
-me plongeait dans un ravissement sur lequel le temps et l’espace ne
-pouvaient rien. Ces jouissances étaient profondes, mais rien, à
-l’extérieur, ne les révélait. Tout ce drame de félicité se jouait au
-fond de moi-même, sans que rien vînt en trahir sur mon visage ou dans
-mes gestes la fulgurante intensité. Lia elle-même soupçonnait-elle ma
-joie? Je ne sais. Et cela est peu probable, à moins que par quelque
-divination, possible après tout, elle n’eût vu soudainement se dérouler
-les arcanes ensoleillées de ma pensée. Rien, même dans notre
-conversation, ne reflétait les torrents de lumière qui ruisselaient en
-moi. Nous pouvions être tour à tour brillants, enjoués ou tendres,
-aborder tous les sujets, nous perdre dans tous les méandres de la
-fantaisie: l’ineffable musique résonnait à l’arrière-plan de mon esprit,
-sans que fût jamais altérée la pureté de ces accords. Le sens des
-paroles que prononçait Lia mûrissait en moi-même d’une étrange façon et
-des fruits merveilleux naissaient à chaque son qui sortait de sa bouche.
-Je vivais ainsi dans une sorte d’hypnose et comme si elle m’eût lié à
-elle par quelque philtre.
-
-«Mais elle ignorait son pouvoir. Elle ignorait sans doute également la
-nature de la béatitude que j’éprouvais auprès d’elle. Si cette
-connaissance lui avait été donnée, elle n’aurait pas elle-même laissé
-tomber le germe qui devait empoisonner notre bonheur.
-
-«La froideur apparente que je lui témoignais, malgré la cordialité de
-nos propos et la fréquence quotidienne de nos rencontres, ce maintien
-strictement amical qu’il m’était si facile de garder, tout cela devait
-l’étonner, sans peut-être même qu’elle eût conscience de sa propre
-surprise. Certaines paroles, certaines rougeurs, la spontanéité
-brusquement arrêtée d’un geste me montraient qu’elle avait quelque peine
-de ma réserve, pour elle, inexplicable. Vivre aux yeux de tous dans
-l’intimité des amants les plus passionnés et n’échanger jamais ni une
-caresse, ni un baiser, ni même une seule parole qui pût faire croire à
-l’amour, c’était évidemment une situation assez paradoxale. J’attachais
-pourtant un grand prix à ce qu’elle demeurât telle. Le calme infini qui
-s’était emparé de tout mon être, pour rien au monde, je n’aurais voulu
-que quelque désir vînt le troubler. Égoïstement plongé dans ma félicité
-cristalline, je ne voulais pas voir le secret travail qui s’opérait dans
-l’être si cher auquel je la devais.
-
-«Lia devenait chaque jour plus amoureuse, plus fémininement amoureuse de
-moi. De l’Empyrée où je l’avais placée, elle descendait degré par degré
-vers ces régions inférieures dont je désirais tant la tenir éloignée, où
-je ne voulais pas qu’elle me rencontrât.
-
-«J’aurais souhaité qu’il y eût, entre nous, comme une porte scellée,
-comme un doigt posé sur la bouche. Nous avions la plus belle part. Nous?
-Je ne songeais alors qu’à moi-même. Pourquoi ne pas demeurer ainsi? Et
-j’eus même un jour l’idée de lui proposer une sorte de mariage blanc.
-Mais la difficulté d’exprimer une pensée aussi bizarre à une femme
-éprise de vous et qui vous croit seulement timide m’empêcha de réaliser
-mon projet.
-
- * * * * *
-
-«Une après-midi, nous nous trouvâmes comme d’ordinaire à l’orangerie.
-Bien que l’automne fût déjà avancé, l’air était fort lourd et l’on
-s’attendait à un orage. L’électricité dont l’atmosphère était chargée
-faisait, de chaque contact, un petit choc sec et désagréable. On avait
-cette impression, si curieuse à de pareils moments, d’un fil trop tendu
-quelque part et qui va casser. Lia était assise auprès de moi. Je lui
-racontai alors ce que je lui avais toujours caché: le phénomène de
-l’harmonique, le charme sous lequel elle m’avait tenu.
-
-«--Me croyez-vous un tel pouvoir? me demanda-t-elle en souriant. Suis-je
-donc sans le savoir une fée ou une incantatrice?
-
-«--Vous l’êtes sans nul doute. Attention seulement à ne pas rompre le
-charme.
-
-«--Est-ce vraiment un charme pour vous?
-
-«Et elle fixa sur mes yeux son regard pur et profond comme l’aigue
-marine.
-
-«--C’est le seul que j’aie jamais subi, répondis-je. Vous ne vous doutez
-pas de sa puissance. Si vous saviez quel autre être je suis, loin de
-vous, Lia? Lia, vous ne vous douterez jamais de ce que peut être la
-misère d’un homme dont la vie est un perpétuel déchirement. Il y a en
-moi deux personnages: l’un ne vit que pour les choses magnifiques et
-délicates: c’est celui que vous connaissez. L’autre... mais mieux vaut
-n’en point parler...
-
-«--Je suis sûre que vous condamnez à tort ce personnage invisible.
-
-«--Hélas! Lia, celui que vous connaissez est aussi éloigné de l’autre
-que deux frères qui se haïssent. Lorsque l’un mène la barque, l’autre
-n’a plus qu’à se voiler le front.
-
-«--Comme vous parlez étrangement, fit-elle. Il y a des choses bien
-secrètes dans votre vie. Je voudrais tant pouvoir quelque chose pour
-vous: vous rendre heureux.
-
-«--Je le suis, Lia.
-
-«A ces mots, elle éclata en sanglots et posa sa tête sur mon épaule.
-
-«--Oh! gémit-elle, pourtant, vous ne m’aimez pas. Et vous mentez.
-
-«Je n’ai pas résisté. Je l’ai prise dans mes bras et j’ai bu l’eau amère
-de ses larmes. Puis comme elle me tendait ses lèvres, je les ai baisées
-de ma bouche souillée de tant d’écumes. Et le désir m’a pris et m’a
-tordu comme l’ouragan. Et j’ai froissé sa robe, et j’ai mordu ses seins
-et elle m’enlaçait farouchement, prise de folie. De larges gouttes
-d’orage venaient s’écraser près de nos bouches, traversant le toit
-lézardé sur qui pesait un nuage verdâtre et fixe. Les masques de plâtre
-ricanaient et les gorgones d’argile gonflaient leur chevelure sous les
-éclairs blancs.
-
-«Je l’ai rejetée de moi, heureuse et brisée, mais elle est revenue avec
-sa docilité satisfaite et elle m’a dit:
-
-«--Ne soyez plus triste, ami, je vous guérirai.
-
-«Un silence s’ouvrit dans l’orage, un silence mortel... Et j’entendis
-alors la vibration cinglante et le sanglot d’une corde qui se brise. Où
-donc se brisait cette corde? Je suis sûr d’avoir entendu, j’entendrai
-toujours ce gémissement métallique et cette vibration qui s’éternise...
-Le charme était rompu. L’incantatrice déchue, à mes genoux, m’offrait
-ses mains sans pouvoir et sa chevelure dénouée...»
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
---C’est l’histoire d’Ève, fit Helven. Pourquoi la femme veut-elle
-toujours mordre un fruit qui la fera grincer des dents, et dont l’homme
-ne voudra plus, peut-être, après sa morsure?
-
---Parce qu’elle ne sait pas, dit Marie Erikow. Si elle savait...
-
---Si elle savait--et au fond elle sait--elle mordrait quand même, parce
-que le goût du péché est dans sa bouche, repartit Van den Brooks.
-
---Vous voilà bien misogyne, ce soir, sourit la Russe.
-
---Aimer est proche de son contraire, chère amie. Et que vient d’ailleurs
-faire l’amour à propos d’un simple jugement! Si la chair de la femme
-n’était pas toute pétrie de péché, l’homme ne la désirerait pas.
-
---Allons bon, gronda Tramier, voilà que pour coucher avec sa femme, il
-faudrait croire au péché originel.
-
---J’ai dit: aimer; je n’ai point parlé de routine, de devoir ou d’autres
-choses respectables. Je dis, appuya Van den Brooks, que, de nos jours et
-depuis des siècles, l’idée de péché n’est pas séparée de l’idée d’amour,
-qu’elle attise l’amour, qu’elle l’envenime et qu’il n’y a point sans
-elle, aujourd’hui, de grandes passions.
-
---C’est sans doute pourquoi il y en a si peu, insinua Marie,
-
---Bah! fit Leminhac. Et que faites-vous des grandes amoureuses du
-paganisme: Héro et Léandre, Énée et Didon; que faites-vous de Phèdre?
-
---Pour celle-là, interrompit Helven, je n’en connais qu’une figure et
-elle est catholique: c’est celle de Racine.
-
---Quant aux autres, reprit Van den Brooks, entendons-nous. J’ai dit:
-aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, amour et péché se confondent. Je
-n’ai pas dit que l’amour n’existe pas sans cette notion morale. Et
-parbleu, si, il existe. Qui le nierait? Mais celui qui a inventé le
-péché a fait la plus belle invention amoureuse du monde: il a trouvé une
-volupté nouvelle. Qu’un désir mortel brûle Alexis ou Didon, que l’un et
-l’autre exhalent en plaintes immortelles le secret de leur tourment
-divin: je vois là le visage antique de l’amour; il est simple et
-farouche, comme celui d’un adolescent. Mais le visage de l’amour moderne
-est creusé de rides minuscules et profondes. Sa bouche, si belle de
-loin, regardez-la de près: vous la verrez marquée d’un pli amer; ses
-yeux humides sont cernés de bistre. L’amour antique se consume d’un
-désir pur et charnel; l’amour moderne se consume de son désir et de sa
-propre réprobation. Il convoite et se reproche de convoiter; il veut et
-cependant il hésite; il avance les lèvres vers la coupe et les retire
-avec horreur. Ses baisers ont une saveur de mort: c’est un goût que les
-païens ne connaissaient pas.
-
---Et qu’ils n’auraient pas à nous envier, glissa Tramier, avec une
-assurance un peu agacée. En vérité, Van den Brooks, cette religion du
-péché est une grande folie. Elle éloigne l’homme de tout ce qui est
-naturel, de ce qui doit servir aux fins de la race. Elle fait de l’amour
-une chose secrète, honteuse, furtive. L’amour, continua Tramier en
-s’exaltant, et son pince-nez s’agitait prophétiquement, l’amour, c’est
-la splendeur des corps jeunes et clairs, le don suprême sous le soleil,
-c’est...
-
---Une grande chiennerie, voilà tout, laissa tomber Van den Brooks. Mon
-excellent Tramier, vous êtes un médecin savant et certainement un bon
-père de famille, mais je ne vous conseille pas de vous introduire avec
-votre scalpel dans les colloques des vrais amants.
-
-Tramier blessé traversa le pont et s’accouda au bastingage.
-
---Avouez, objecta Leminhac, que cette notion du péché qui empoisonne
-l’amour comme une essence dangereuse et subtile, avouez cependant que ce
-n’est pas là un grand bienfait, mon cher Van den Brooks. Comme tout
-serait plus aisé, plus simple, plus humain...
-
---Vous, vous ne serez jamais un amant, fit avec un sourire bizarre le
-marchand de cotonnades.
-
- * * * * *
-
-Helven et Marie Erikow ne parlaient pas.
-
-Van den Brooks secoua les cendres de sa pipe à la face de la mer
-taciturne. Leminhac prit Tramier par le bras et lui conseilla vivement
-de venir confectionner un réconfortant cherry-flip en dehors de toute
-question de péché originel et de sophistique amoureuse. Leurs pas
-tintèrent sur les marches ourlées de cuivre qui conduisaient au petit
-bar.
-
-Sous le ciel nu, le jeune homme resta près de Marie. Il s’agenouilla au
-pied du rocking-chair qui cessa son balancement.
-
---Je ne sais pas si c’est un péché, murmura-t-il, mais je crois bien que
-je...
-
---N’achevez pas, dit-elle.
-
-Et le rayon d’un astre clément joua sur ses lèvres humides, sur ses
-dents étincelantes et sur la crête écumeuse des vagues...
-
-
-
-
-CHAPITRE XI
-
-L’ESCLAVE DU BRÉSIL.
-
- «Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t’a fait naître,
- Ta tâche est d’allumer la pipe de ton maître.»
-
- BAUDELAIRE.
-
-
---Je vous dis, affirmait Leminhac, en agitant près de son favori droit
-le fuseau de nickel qui contenait un œuf, du cherry et de la glace
-pilée, je vous dis--et il scandait chacun de ses mots d’une vigoureuse
-saccade--qu’elle aime ce petit Anglais.
-
---Je n’en crois rien, répondit doctoralement Tramier.
-
---Et pourquoi ne le croyez-vous pas?
-
---Je ne le crois pas, parce que je ne le crois pas.
-
---Un acte de foi, docteur, c’est grave.
-
---Mettons, si vous voulez, que je ne le crois pas parce que cela ne me
-plaît pas.
-
---Cela ne vous plaît pas, docteur? Et pourquoi ce sentiment?
-
---Jeune homme, je ne suis pas en veine d’analyse. Mais ce petit Anglais
-ne me revient qu’à moitié.
-
---A moi, fit Leminhac, il ne me revient pas du tout.
-
-Il ajouta, comme si cette formule était une hypothèse satisfaisante pour
-toutes les solutions:
-
---Il est peintre.
-
---Peintre, fit Tramier. Qui donc l’a jamais vu peindre? Il est tout le
-jour sur le pont, comme un lévrier, aux genoux de Mme Erikow. Du diable
-s’il a jamais brossé une marine.
-
---Il y a des peintres qui ne peignent pas, murmura Leminhac, en
-dévissant avec soin le cornet de métal où s’était élaboré le breuvage
-laiteux à point.
-
---Ils n’en sont que plus dangereux, appuya sentencieusement le docteur.
-Mais, dites, Leminhac, ce sujet vous préoccupe donc?
-
---A peine, repartit l’avocat. Simple question d’étude psychologique.
-Dans mon métier, vous savez...
-
---Oui, fit Tramier. Mais ne vous cassez pas la tête. Je vois très clair
-dans ce petit jeu. A propos, vous savez que Mme Erikow est affligée de
-quelques millions...
-
---Peste, confia Leminhac à son chalumeau.
-
---Oui, parfaitement, et des terres en Sibérie ou dans le Caucase, je ne
-sais. Si le cœur vous en dit... J’oubliais, des plantations dans les
-parages de l’Australie...
-
---Le cœur ne saurait parler plus haut que la raison, hélas, cher
-docteur. Et ma raison...
-
---Ta... ta... ta, laissez donc. Je sais ce que je dis. Mme Erikow n’aime
-pas Helven. Elle n’aime pas Van den Brooks. Elle ne m’aime pas, hélas.
-
---Qui sait? flatta Leminhac.
-
---Inutile... Elle n’aime personne... que vous, peut-être. Voyons, vous
-êtes jeune et déjà un des maîtres du barreau, une des futures gloires en
-tout cas. L’affaire Soliveau-Depréchandieu vous a porté aux nues. Marie
-Erikow le sait; elle a suivi toutes les audiences. Physiquement, mon
-Dieu, vous n’êtes pas...
-
---Mal...
-
---Vous êtes même plutôt...
-
---Bien...
-
---Que voulez-vous de plus?
-
---Qu’elle m’aime.
-
---Elle vous aimera. Le tout est de savoir s’y prendre. Écoutez...
-
-Comme Tramier, assurant un pince-nez chancelant, se penchait
-confidentiellement vers Leminhac, la porte du bar s’ouvrit dans une
-bouffée de vent salin.
-
-Van den Brooks entra en se voûtant un peu, à cause de sa haute taille.
-Il demeura debout quelques instants sur le seuil, regardant les deux
-compères. Sa barbe d’or s’étalait ruisselante sous les lampes
-électriques.
-
---Un flip?
-
---Non, un cherry pur. De quoi parliez-vous donc?
-
---De femmes.
-
---Enfants, dit Van den Brooks.
-
---Nous ne sommes plus en nourrice, cher Monsieur, susurra Leminhac,
-pincé.
-
---A l’en croire, il n’y a que lui qui connaît les femmes, remarqua
-aigrement le professeur.
-
---Hélas! soupira Van den Brooks.
-
---Contez-nous donc vos bonnes fortunes, insista gaiement Leminhac.
-
---Elles ne vous feraient pas rire, dit le marchand de cotonnades.
-
-A cause des lunettes vertes, Tramier et Leminhac n’avaient déjà plus
-envie de rire. Ce diable d’homme ne savait vraiment pas être drôle.
-
---Voyons, fit Leminhac, quelle fut la plus aimée?
-
---Vous y tenez? demanda le marchand.
-
---Nous y tenons, insista le docteur.
-
---Elle servait dans une plantation de café, quelque part, là-bas, dans
-l’état de Sao-Paolo. Elle avait les yeux de la couleur du café, avec des
-paillettes d’or comme l’eau-de-vie de Dantzig. Elle était droite comme
-une belle tige de canne, et lisse, et luisante, et ses cheveux n’étaient
-pas crépus, mais nattés autour des oreilles avec des disques de cuivre.
-Elle mâchait du bethel, ce qui lui faisait les dents noires, et dansait,
-immobile, des danses terribles avec le bouclier poli de son ventre,
-assise sur ses chevilles, au son des flûtes acides. L’amour avait avec
-elle un goût que vous ne connaîtrez jamais, mes pauvres amis, et, quand
-elle tenait un homme dans la force de ses cuisses rondes... Je la
-battais quelquefois, pour le bon ordre...
-
-«Un soir, comme je m’étendais près d’elle, sur le lit de camp, je
-m’aperçus qu’elle feignait de dormir. Je restai donc éveillé, tout en
-simulant également le sommeil. Et voici ce que je vis: la main droite
-qui pendait languissamment sur le sol se souleva doucement et, d’un
-geste fort naturel, d’un geste de femme endormie et câline, elle glissa
-sa main sous l’oreiller, puis la retira avec des précautions infinies.
-Méfiant, je saisis dans l’ombre son poignet et, sous mon étreinte, elle
-poussa un cri qui me glaça. Tout en la maintenant de mon mieux, car elle
-se débattait, je pus faire de la lumière et je vis ce qu’elle avait
-placé sous mon chevet.
-
-«C’était un serpent-minute--une minute pour mourir--une charmante petite
-bête, toute engourdie et pareille à un point d’interrogation, qui se
-serait doucement éveillée tout à l’heure, dans la chaleur de ma nuque.
-
-«J’ai cassé les reins d’un rotin bien appliqué à cette femme qui fut
-sans doute la plus aimée. Et elle gisait au pied du lit de camp, pliée
-en deux, pareille à un pauvre cadavre noir et mou de vipère...
-
-«Et ce cherry, voyons? Leminhac, mon ami, qu’attendez-vous?
-
---Je n’aime pas ces histoires de nègres, dit Tramier.
-
---C’est d’un exotisme facile, sentencia Leminhac.
-
-Et ils regardaient avec quelque malaise Van den Brooks, dont le visage
-roulait dans une barbe diabolique et qui bourrait son éternelle pipe,
-d’un pouce innocent et consciencieux.
-
-
-
-
-CHAPITRE XII
-
-UNE HISTOIRE DE CHAT À NEUF QUEUES.
-
- «Ce fut alors, qu’étant occupés à nous choisir des Valentines
- suivant la coutume de notre pays, la veille de Saint-Valentin,
- et à jaser sur la coquetterie des femmes, il s’éleva une
- furieuse tempête; d’où nous conclûmes qu’il n’était pas bon de
- mal parler des femmes en mer.»
-
- _Voyages d’Aris Claesz_.
-
-
-Ce matin-là, Van den Brooks donnait au navire le coup d’œil du maître.
-Le pont avait été soigneusement passé au faubert par les nègres et
-miroitait au soleil. Les cuivres des bastingages éblouissaient. Le
-_Cormoran_ filait à bonne allure et ouvrait son sillage d’écume à
-travers les houles du Pacifique, pareil à un oiseau de feu. Le
-Hollandais était accompagné du capitaine Halifax-le-Borgne, dont la
-cicatrice était plus blanche que de coutume. Le visage du marin n’était
-pas susceptible de passer par une autre teinte que l’ocre brun dont
-l’avaient revêtu le soleil et les embruns de tous les océans. Mais la
-grande coupure qui traversait son front, du sommet de la tempe droite à
-la racine du nez, devenait plus blême, aux heures de fortes émotions.
-Van den Brooks parlait fort:
-
---Je vous dis, capitaine, que si pareil fait se renouvelle, vous
-quitterez mon bord.
-
---Les coquins ont volé la clé du coffre où le maître-queux cache le
-rhum. Voilà toute l’affaire. Lopez a un œil poché et Tommy Hogshead
-saigne du nez. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat.
-
---Il y a de quoi fouetter un nègre. L’incident serait sans importance en
-lui-même. Mais je crains qu’il n’y ait autre chose là-dessous, ouvrez
-l’œil, Halifax.
-
---J’ai fait mettre les coupables aux fers, Monsieur; ils seront privés
-de leur paie pendant deux jours. Que puis-je faire de plus?
-
---Tenir sévèrement la main à ce que le bon ordre règne sur le
-_Cormoran_... Je crains que vous ne sachiez vous faire obéir, Halifax.
-Vous n’avez pas la manière.
-
---C’est la première fois que vous me faites un semblable reproche,
-Monsieur, grogna le marin.
-
---Et je suis sûr que ce sera la dernière, Halifax. Vous ferez réunir
-tout l’équipage sur le pont à dix heures, former le cercle, les
-coupables au centre. Allez, capitaine.
-
---Bien, Monsieur.
-
-Et Halifax-le-Borgne s’éloigna, roulant sur ses jambes arquées.
-
- * * * * *
-
-Depuis une heure, Leminhac, en un «blanc» impeccable, arpentait le
-couloir des cabines. Les paroles de Tramier avaient hanté sa nuit et
-Marie Vassilievna Erikow lui paraissait d’une beauté plus séduisante
-encore, depuis qu’il s’ajoutait à son charme personnel celui d’une
-fortune opulente: les terres du Caucase ou de Sibérie, la plantation,
-etc. Où diable Tramier avait-il puisé ces renseignements?
-
---Ces médecins savent tout, pensa-t-il. Les femmes n’ont pas de secret
-pour eux.
-
-Et cette considération le fortifia dans son propos de commencer, dès le
-jour même, une cour assidue, en dépit du silencieux Helven.
-
-L’avocat donna, devant la glace, un léger coup de pouce à un nœud safran
-du meilleur goût, lissa ses favoris et inclina légèrement, très
-légèrement, sa casquette de yachtman. A ce moment précis, la fatalité
-voulut que Marie Erikow ouvrît la porte de sa cabine et cueillît sur le
-vif le galantin.
-
---Peste, fit-elle, quelle matinale élégance!
-
---Votre seule présence la justifierait, chère Madame.
-
---Déjà en veine de compliments. Quel dommage! Moi qui me réjouissais de
-vivre ces quelques jours de solitude en compagnie de vrais loups de mer.
-
---De vrais loups de mer perdraient leur rudesse en votre compagnie et
-deviendraient de vrais agneaux.
-
---Tant pis... fit Marie Vassilievna. Je déteste les agneaux, les daims
-et tous les animaux timides et doux.
-
-Sans se déconcerter, Leminhac lui offrit son bras. Elle refusa, mais
-consentit à l’accompagner sur le pont.
-
---Quelle superbe matinée! articula Leminhac avec une emphase lyrique.
-Quelle délice de vivre de pareils jours et si inattendus! Quand je pense
-que nous étions destinés à un paquebot banal, à la vie de Palace,
-confort moderne, tennis, tziganes et poker! Au lieu de cela, un train
-manqué, et nous voilà installés sur le plus ravissant des yachts, avec
-un hôte un peu bizarre en vérité...
-
---En vérité, croyez-vous?...
-
---Oui, Van den Brooks est un bien étrange personnage.
-
---Je le crois fort bon, dit sèchement Marie.
-
---Hum, douta Leminhac. Il faut l’entendre au bar.
-
---En tout cas, nous lui sommes redevables d’une traversée unique.
-
---Unique, avez-vous dit. Hélas... on ne peut espérer former deux fois
-une réunion aussi choisie. Quels charmants compagnons! Tramier...
-
---J’aime beaucoup le docteur, assura Marie.
-
---Cet aimable Helven...
-
---...
-
---Plein de talent, j’en suis sûr.
-
---Je n’en sais rien, moi, opina Marie.
-
---D’ailleurs, cela n’a aucune importance. On ne le voit pas souvent
-peindre...
-
-Comme il disait ces mots, le peintre surgit de l’écoutille et se
-rapprocha d’eux.
-
---Nous disions du mal de vous, sourit Mme Erikow.
-
---Il vous est permis d’en dire, repartit en s’inclinant Helven et il
-insista sur le «vous», en regardant Marie, ce qui irrita fort Leminhac.
-
---Avez-vous vu les dauphins? ajouta-t-il.
-
---Non.
-
---Venez, alors.
-
-Et il les entraîna près du bastingage. Tout autour du navire bondissait
-le cortège écumant des monstres. Ils plongeaient, émergeaient, dans un
-ébrouement d’étincelles.
-
---On dit qu’ils annoncent la terre, fit Leminhac.
-
---Déjà! murmura Marie.
-
---Oh! fit Helven, nous ne sommes pas encore en vue de Sydney, il s’en
-faut. Il y a peut-être une île dans ces parages.
-
---Oui, fit derrière eux une voix. Il y a mon île, l’île Van den Brooks.
-Vous plaira-t-il d’y faire escale?
-
---Mais alors, sursauta Marie Erikow très excitée, un vrai Monte Cristo!
-
---Excusez, Madame, dit Van den Brooks, mais voici mes gens et j’ai à
-régler avec eux un petit détail d’ordre intérieur. Cinq minutes, s’il
-vous plaît.
-
- * * * * *
-
-Un coup de sifflet retentit. Tout l’équipage, en bon ordre, avait formé
-le cercle sur le pont. Tous, uniformément vêtus de toile grise, le béret
-proprement posé sur l’oreille. Au centre, Halifax-le-Borgne, en
-casquette blanche à galons d’or, et à quelques pas de lui, les fers
-encore aux pieds, les deux prétendus voleurs de rhum, Lopez et Tommy
-Hogshead.
-
-Le nègre était d’une hideur puissante: un front imperceptible sous une
-masse laineuse de cheveux, une mâchoire de gorille. La lèvre était
-fendue et un filet de sang, qui paraissait violet, coulait sur le
-menton. L’homme presque nu, des muscles superbes roulaient sous la peau
-noire et lisse.
-
-Quant à Lopez, Marie Erikow angoissée le dévisagea. L’Espagnol s’en
-aperçut et blêmit affreusement. Il était beau avec ses yeux d’Andalou,
-longs et cruels, un soupçon de duvet noir sur les lèvres, le teint mat.
-Une mèche noire glissait sous le béret, sur l’œil. Il avait autour du
-poignet cerclé de fer, un autre cercle d’or, très mince, qui brillait:
-un bracelet.
-
-Autour d’eux, le cercle était formé par les quartiers-maîtres, les deux
-mécaniciens blancs, les chauffeurs nègres, les matelots de manœuvre
-presque tous blancs et les cuisiniers chinois.
-
-Van den Brooks fendit le cercle.
-
---D’abord, cria Lopez, tordant ses mains dans les fers, l’œil chargé de
-haine, d’abord, vous n’avez pas le droit...
-
-Le Hollandais tourna vers lui ses lunettes vertes et l’homme se tut.
-
---Ces deux hommes sont coupables de vol et d’ivrognerie. Ils doivent
-être châtiés. Je suis maître souverain à mon bord. Qu’on se le dise.
-Ici, Hopkins.
-
-Hopkins sortit du cercle. C’était un homme roux, au cou de taureau, aux
-yeux d’albinos. Il tenait à la main un nerf de bœuf.
-
-Hopkins s’approcha de Tommy Hogshead et lui mit la main sur l’épaule.
-
---A genoux... dit-il.
-
-Le noir hébété s’agenouilla, plia le dos.
-
-Le matelot roux releva sa manche droite. On vit apparaître un avant-bras
-velu; les poils étincelaient autour d’un tatouage bleu: une ancre et
-deux trèfles.
-
---C’est horrible, fit Mme Erikow, qui avait pris Helven par le bras,
-nerveusement.
-
---C’est indigne, sifflota Leminhac. Une pareille scène est intolérable.
-
-Avait-il entendu? Van den Brooks tourna imperceptiblement la tête et
-l’avocat prudemment se tut.
-
-Le nerf de bœuf siffla. Un hurlement retentit.
-
-Une longue zébrure blême apparut sur l’échine noire, deux fois, trois
-fois, cinq fois. Le nègre mordait le plancher avec sa bouche écumante.
-
---Assez, fit Van den Brooks. Détachez-le.
-
-Hopkins déverrouilla les fers. Le nègre était libre de toute entrave.
-
---Ici, fit encore Van den Brooks, le doigt baissé.
-
-Le géant s’approcha du maître, s’agenouilla et baisa sa chaussure.
-
---Va, dit Van den Brooks. Je te pardonne.
-
---C’est l’esclavage, purement et simplement, souffla Leminhac dans la
-nuque de Marie Vassilievna. C’est d’un autre âge. Je ferai un rapport au
-consul.
-
-Marie Erikow regardait le matelot espagnol. Lopez attendait. Il était
-d’une pâleur grise; le sang affleurait au coin des yeux.
-
-Hopkins s’approcha de lui.
-
---Détache-le, fit Van den Brooks. Il est libre.
-
---Rompez, ordonna Halifax.
-
-Les matelots s’engouffrèrent dans l’écoutille.
-
-Van den Brooks, la barbe étincelante d’embruns, debout à la proue,
-dominait le vaisseau, les hommes et la mer flagellée de soleil.
-
-
-
-
-CHAPITRE XIII
-
-L’ESPRIT NOCTURNE.
-
- «Les eaux dérobées sont plus douces; le pain pris en secret plus
- agréable.»
-
- _Prov._, IX, 17.
-
-
---Le Magnifique, dit ce soir-là Leminhac en parlant du maître du navire,
-le Magnifique n’est qu’un négrier et je raconterai l’incident de ce
-matin dans un journal.
-
---Cela serait peu généreux, dit Helven, car vous êtes son hôte.
-
---Et puis, dit Marie Erikow, ses hommes l’acceptent. Tommy Hogshead a
-baisé sa chaussure: il aurait pu l’étrangler.
-
---Van den Brooks a raison. C’est ainsi qu’on mène les hommes.
-L’esclavage avait du bon.
-
---J’imagine, dit le professeur, qu’il mène les femmes de la sorte et
-qu’il a pratiqué Nietzsche: «Si tu vas chez les femmes, n’oublie pas le
-fouet».
-
---Bah! dit la Russe, mieux vaut être battue que négligée.
-
---Excellent principe, murmura l’avocat. Hélas... nous autres Français...
-
---Chut, dit Helven, voici l’homme.
-
-La haute silhouette de Van den Brooks sortait de l’ombre.
-
---J’espère, dit-il au docteur, que nous connaîtrons ce soir la destinée
-de Florent. J’avoue que votre récit m’intéresse particulièrement et je
-retrouve dans le journal de votre ami un grand nombre de mes propres
-observations.
-
---Oui, répondit Tramier. Je compte terminer cette tragique histoire; le
-dénouement s’approche.
-
-La lampe auréola la tête du savant académicien et la berceuse des eaux
-amères accompagna sa lecture.
-
-Il lut:
-
- * * * * *
-
-«Je l’ai pourtant tendrement chérie.
-
-«La beauté de Lia, la culture et la grâce naturelle de son esprit me
-valurent les compliments des hommes et les avances dépitées des femmes.
-On m’estimait heureux et j’étais sur le point de croire que réellement
-j’avais trouvé le bonheur. La vanité masculine est si puissante qu’elle
-peut même forcer l’amour. Parfois, je me juge misérablement puéril en
-songeant à l’onde de joie qui m’envahissait, au moment où s’ouvraient
-devant nous les portes orgueilleuses d’un salon, lorsque toutes les
-têtes se tournaient devant l’apparition de Lia. Le sursaut était si aigu
-que je serrais violemment les poings et j’avais la plus grande peine du
-monde à réprimer sur mes lèvres un sourire de fierté et de béatitude.
-L’insolence des autres femmes était contrainte de plier devant une
-beauté aussi souveraine. Quant aux désirs des hommes, ils bruissaient
-autour de ma compagne comme un chœur importun de moucherons. J’en riais,
-car j’étais sûr d’être aimé.
-
-«Malgré ma vie orageuse, mes nombreuses expériences et cette maturité
-amère que je constatais souvent en moi avec désespoir, je ne résistais
-pas à tant de vaniteuse délectation. Il y a là une ivresse que seuls
-apprécieront les hommes qui ont eu la bonne ou la mauvaise fortune de
-conduire à leur bras une femme superbement belle et dont on les savait
-aimés. Je les laisse juges de ma faiblesse et je livre cet aveu à leur
-ironie, à leur pitié ou à leur mélancolie.
-
-«Toujours est-il que les succès de Lia dans le monde lui valurent de ma
-part une tendresse et une application qu’elle n’eût pas obtenues
-peut-être sans cela, malgré sa figure, son intelligence, malgré son
-amour même qui était sans bornes. Oui, Lia m’aimait, comme elle m’aime
-encore à cette heure, comme elle m’aimera après ma mort, d’un de ces
-amours sur lesquels le temps est impuissant et la déchéance même de
-l’être aimé. Elle s’est attachée à moi, simplement, sans réticences,
-sans réserve, comme la rivière se donne au fleuve dans lequel elle se
-jette, d’un flot continu, d’un élan qui ne s’arrête pas. Elle m’aime
-_humainement_, sans faire de part en mon individualité, sans préférence
-pour telles ou telles qualités; elle m’aime avec ses sens et avec son
-esprit; en dehors de moi, il n’est rien. Je connais l’immensité de ce
-sentiment. Elle ne m’effraie pas, mais elle m’attriste, parce qu’il
-n’est pas de pire amertume que de beaucoup prendre et de moins donner.
-Et je me sens pauvre auprès de sa richesse, faible auprès de sa force.
-Il faut bien que je sois pauvre pour ne lui offrir, en échange de ce
-trésor, que ma vanité satisfaite et mon cœur, hélas, inquiet. Les joies
-que m’a données la possession de cette femme se sont vite épuisées.
-Est-ce parce qu’il ne s’y mêlait aucune tristesse? Le plus léger de mes
-baisers semble enivrer Lia, mais le bonheur que je lui vaux m’éloigne
-d’elle. Je m’irrite à la voir pâmée, alors que, simulant la passion, je
-suis au-dedans de moi-même glacé. Pourquoi sa volupté, jaillie de mon
-amour, prend-elle pour moi quelque chose d’obscène? Les plus folles
-contorsions des filles ne m’ont jamais donné cette sensation d’impudeur
-et de lascivité. Mais Lia, il me semble qu’en se livrant à moi, elle se
-dégrade et je la méprise pour le plaisir que je lui donne. Un étrange
-sadisme se mêle à ce sentiment. Je la voudrais froide et sans vie dans
-mes bras. Et lorsque, anéantie, elle s’endort sur mon épaule, c’est moi
-qui la veille et je l’imagine morte.
-
-«Chacune de ces nuits, où nous roulons enlacés l’un à l’autre, creuse
-plus profondément entre elle et moi le fossé qui nous sépare et qu’elle
-n’aperçoit point. Elle s’approche, enjouée, amoureuse. Je lui souris et
-elle ne voit pas ce que cache mon sourire. Je l’admire pourtant. Parfois
-encore des ondes de tendresse jaillissent du plus profond de mon cœur et
-je voudrais m’agenouiller à ses pieds. Parfois, il me semble que je
-l’aime encore. Mais lorsqu’elle défaille entre mes bras, que ses yeux se
-ferment, que ses lèvres laissent échapper des paroles insensées et des
-sons à demi inarticulés, mes mains se crispent autour de sa gorge pour
-étouffer sa voix. Je la hais...
-
-«Puis, honteux de moi-même, impuissant à comprendre l’étendue de ma
-folie, je laisse ma tête reposer près de la sienne et mes songes
-misérables errer. Nous semblons deux amants heureux et endormis.
-Pourtant, je veille. Et c’est alors que l’esprit parle.
-
-«L’esprit nocturne! C’est ainsi que je le nomme en moi-même secrètement,
-car j’ai fini par lui donner un nom, depuis si longtemps qu’il a choisi
-mon cœur pour ses haltes terribles. L’étrange compagnon! J’aurais pu
-être un homme heureux, mais à la tombée du jour, dans le calme de la
-nuit, pendant mes courses solitaires, même dans les plus intimes
-causeries avec Lia sous la lampe, l’esprit se glisse et s’assied près de
-moi. Je ne saurais écrire ce qu’il me dit; ses paroles bourdonnent à mes
-oreilles dans le silence doré de la chambre; alors que tout bruit, toute
-agitation extérieure viennent expirer sur le seuil, il est là, il parle
-et je ne puis pas ne pas l’écouter.
-
-«Sans doute, si l’amour que j’avais conçu pour Lia dès notre première
-rencontre était resté tel que je le souhaitais, j’aurais connu la
-félicité sur cette terre. Du jour où Lia laissa tomber sa tête sur mon
-épaule, du jour où je l’ai, au sens brutal et misérable de ce mot,
-possédée, l’esprit est entré dans notre cercle. Curieuse destinée que
-celle d’un homme qui s’éloigne de la femme qu’il aimait dès l’instant où
-elle s’abandonne et qui poursuit de son désir celles que tous les hommes
-ont souillées. Je ne puis expliquer une aussi étrange anomalie par
-aucune raison naturelle, mais seulement par une sorte de loi diabolique,
-par le joug occulte de l’esprit.
-
-«Lia est belle. Je la regardais ce soir, tandis qu’assise à son piano
-elle me chantait de sa voix de contralto un lied déchirant de Schumann:
-
- «die alten bösen Lieder
- »die Traüme schlimm und arg...
-
-«Le salon était noyé d’ombre, ainsi que le corps de Lia; moi-même, assis
-dans le coin le plus éloigné de la pièce, je me sentais invisible,
-recouvert d’une vague de ténèbres et de musique. Seul le visage de ma
-compagne émergeait lumineusement de la pénombre dans le rayonnement de
-ses cheveux, son visage et ses mains qui, légèrement, effleuraient le
-clavier éclatant et mat ou se crispaient avec violence sur un accord.
-L’émotion faisait courir un frisson sur la nuque découverte; les lèvres
-s’entr’ouvraient humides; les yeux semblaient baignés d’une eau sombre.
-Une surhumaine beauté planait au-dessus d’elle et transfigurait ses
-traits déjà si purs.
-
-«Un instant, je me sentis transporté aux anciennes délices; je crus
-entendre encore vibrer en moi l’harmonique mystérieux; je crus de
-nouveau plonger dans les flots de cet océan qui, pendant quelques
-ineffables jours, m’avait roulé dans ses plis, oublieux du temps et du
-destin. Je ne pouvais détacher mon regard de cet ovale parfait qui, doré
-par la lumière, sortait de l’ombre comme une image divine brusquement
-apparue sur l’eau d’un miroir féerique. Je ne percevais plus ce chant
-grave et passionné qu’elle chantait: je n’entendais plus que les
-battements de mon cœur, car ceux-ci remplissaient maintenant tout
-l’espace contenu entre l’épaisseur invisible des murs. Mon cœur
-palpitait violemment; il me semblait que les pulsations de mes artères
-ébranlaient la chambre close, comme un bélier. Lia était devant mes
-yeux, revêtue de cet éclat séraphique qu’elle avait pour moi, alors que
-mes lèvres n’avaient pas encore effleuré sa bouche. Je la contemplais
-avec l’adoration d’un mangeur d’opium pour la vision surgie de la drogue
-béatifique.
-
-«Que ne demeure-t-elle ainsi, figée dans cette extase, auréolée de cette
-ombre! Pourquoi venez-vous vers moi, inaccessible Lia?
-
-«--Mon amour, êtes-vous triste? Cette musique vous fait-elle mal?
-
-«--Je vous regardais, amie. Je n’écoutais pas la musique. Il me
-suffisait de vous voir.
-
-«--Tu m’aimes, dit-elle. Je le sens.
-
-«Et elle me tend sa bouche.
-
-«Mais l’esprit se glisse entre nos lèvres.
-
-«Je prétexte une migraine et je la laisse, humiliée, pour remonter dans
-ma chambre.
-
- * * * * *
-
-«Comme la nuit est lourde. J’ouvre ma fenêtre. Les tilleuls et les
-marronniers du jardin ne sont agités d’aucun frisson. Une étrange odeur
-monte de leurs feuillages; une odeur de sève, écœurante, langoureuse. Et
-par delà les masses sombres des arbres, le halo de la ville pareil à la
-voie lactée. Je songe aux rues, aux boulevards, aux grands lampadaires
-étoilés, aux façades des théâtres et des music-halls fardées de lumières
-violettes, au fourmillement noir de la foule où l’on frôle des femmes
-peintes, où s’ouvrent des sillages de parfums. Je songe au printemps
-poussiéreux des grandes cités, à la fièvre qui englue vos paumes, aux
-jardins dont la brise emporte les pollens à travers les rues peuplées de
-désirs. Je songe aux fenêtres éclairées où se penchent des gorges nues
-pour aspirer l’haleine du soir, au ciel électrique qui blêmit dans la
-buée voluptueuse et âcre exhalée de millions de corps et de millions de
-bouches. Et la ville m’appelle, haletante, oppressée, étouffant dans sa
-noire ceinture de feuillages, lacérée d’une étrange détresse, prête à
-s’offrir, nue, à tous les hommes, à tous les désirs, à moi-même.
-
- * * * * *
-
-«Lia est rentrée dans sa chambre. Avec des précautions infinies, j’ai
-donné à la porte un tour de clé. La serrure bien huilée n’a fait aucun
-bruit. Précaution d’ailleurs inutile, car Lia n’est pas importune et je
-la crois un peu blessée à cause de ma fausse migraine. Mais j’ai besoin
-d’être seul, d’avoir à moi, égoïstement, le petit coin de la maison
-commune. J’ai besoin d’échapper à la domination de l’amour, à l’avidité
-de la tendresse, besoin de m’avouer à moi-même insatisfait.
-
-«Un rais de lumière glisse sous la porte et j’entends des pas légers,
-des froissements de soie et de linge, tout le délicat manège d’une femme
-qui fait sa toilette de nuit. Le corps de Lia est beau, pareil à la
-chair d’une jeune amande. Il se plie à toutes les caresses; il est
-souple et subtil; il est ardent. Le lit, très large et très bas, tendu
-de linon, nous attend; la chambre sent l’iris et l’ambre; la
-porte-fenêtre s’entr’ouvre pour laisser passer le souffle du jardin
-nocturne. Une clarté voilée tombe de la lampe; dans cette pénombre, Lia,
-svelte et blanche, émerge des mousselines et, solitaire, attend.
-
-«Derrière la cloison, indifférent aux charmes de l’amour si proche, je
-laisse la nuit m’envahir.
-
-«Quel homme, sachant le prix de ces caresses, de cette ardeur et de ce
-luxe, n’ouvrirait cette porte? Elle est close, pourtant, et je n’ai pas
-fait un pas vers elle. Elle est close sur la volupté, sur le bonheur,
-sur tout ce qui fait le bonheur des autres, des hommes, non le mien.
-
-«Une voix dit:
-
-«--Fou. Tu es un homme riche, un homme heureux. Tu as une maison, des
-serviteurs et une femme qui soulève les désirs sur son passage, une
-femme qui est amoureuse et fidèle. Tu es un homme établi. Tu as des
-biens et tu dois en jouir. Jouis de ta maison, de ta fortune et de ta
-femme, car elle est aussi ton bien. Sois donc heureux, imbécile. Profite
-de tes cristaux, de ton argent et de ton lit. Allons. Ouvre la porte.
-
-«--Je ne sais pas posséder.
-
-«Une autre voix dit:
-
-«--La femme qui t’aime, t’aime un jour, une heure. Elle a préparé le lit
-et les parfums. Elle t’attend. Si tu ne viens pas, c’est un autre qui
-passera son seuil. Prends garde.
-
-«--Que m’importe.
-
-«J’entends encore:
-
-«--La destinée t’a accordé une femme dont le cœur est pur et le corps
-ardent. Que te faut-il de plus? Son esprit est l’égal du tien. Elle est
-faite pour te donner toutes les joies; elle est unique. Votre royaume
-est sans limites. Que te faut-il de plus?
-
-«--Je ne sais.
-
-«Ah! je frissonne. Une main s’est posée sur mon épaule. Je me retourne:
-l’ombre.
-
-«--Tu étouffes dans cette chambre. Viens, mon petit, tu n’es pas fait
-pour ce bonheur-là, tu n’es pas fait pour le bonheur. Regarde par la
-fenêtre. Vois comme la ville luit, par delà les arbres: on dirait
-qu’elle respire, n’est-ce pas? Elle est pleine de douleur, la ville,
-pleine de fièvre, de sang, de désir; elle est gorgée de stupre; elle a
-des rues sombres où se balancent des lanternes, comme de mauvaises
-étoiles, et des avenues inondées de lumière brutale où passent des
-femmes plus blanches que des cadavres, des femmes pleines de ruse, de
-misère, de haine, des femmes souillées, avec leur audace triste... Oui,
-l’autre, je sais. Écoute. Mets ton oreille à la serrure. Elle dort, mon
-petit. Tu entends comme sa respiration est calme. Elle rêve que tu
-l’aimes et elle est heureuse. Elle ne comprend pas, va.
-
-«... Non. Elle n’entendra pas. C’est cela. Mets ton chapeau, ton vieux
-chapeau et ce manteau un peu usé. Tu l’as déjà porté, tu le sais bien,
-une nuit d’aventure, une nuit de fièvre, doucement, fais doucement.
-
-«... Oui, je sais bien qu’elle est belle. Mais, qu’est-ce que cela, la
-beauté? Ce n’est pas parce qu’elles sont belles, que tu les désires,
-dis, les autres? Et puis elles sont belles aussi, à leur manière, avec
-leur fard, leurs yeux cernés et la trace des coups...
-
-«... Tu dis qu’elle est ton égale, qu’elle te comprend. Non, ne mens
-pas, mon petit. Est-ce qu’une femme peut te comprendre, quand elle
-t’aime? Est-ce que la femme peut comprendre l’homme? Illusion. Leur
-façon de te comprendre, c’est de te bercer. Elles n’en ont pas d’autre.
-Et quelles sont celles qui te bercent le mieux...?
-
-«... Fais doucement, mon petit. Là, relève ton col. Non, la porte ne
-fera pas de bruit. Je t’en réponds. Le chien n’aboiera pas non plus. La
-nuit t’appelle, elle est pleine de secrets; elle est pleine de cette
-amertume qui te manque dans ta maison. Va, mon petit. Tu as besoin de te
-griser de tristesse et de dégoût. Saoûle-toi, saoûle-toi jusqu’à la
-nausée. Tu crèveras de honte, demain. Mais ce soir, ce soir, tu baiseras
-toute la misère sur les lèvres et tu sais bien qu’il n’y a pas de baiser
-qui vaille celui-là.»
-
- * * * * *
-
-«Qui a parlé?
-
-«Où suis-je?
-
-«Dans la rue.»
-
-
-
-
-CHAPITRE XIV
-
-LE DOCTEUR TERMINE SON RÉCIT.
-
- «Il reste à la psychologie beaucoup de progrès à faire.
-
- «Je te salue, vieil Océan...»
-
- LAUTRÉAMONT.
-
-
---Le journal s’arrête ici, dit Tramier en fermant le cahier de maroquin.
-Il y a un an, environ, je reçus la visite de Lia. C’était la première
-fois qu’elle sonnait à ma porte et j’avoue que je fus assez intrigué de
-sa démarche. Lia était, comme toujours, fort belle; mais son visage,
-habituellement rosé, était d’une pâleur qui me frappa aussitôt. Ses
-traits tirés révélaient la fatigue et l’insomnie. La lassitude ajoutait
-à sa beauté un charme douloureux.
-
-«--Quoi, lui dis-je, seriez-vous souffrante? Vous semblez un peu
-défaite. Rien de grave, je pense?
-
-«--Il ne s’agit pas de moi, répondit-elle.
-
-«--De qui donc? De Florent?
-
-«--Oui, murmura-t-elle à voix basse. J’ai à vous parler
-confidentiellement.
-
-«Je la fis passer dans mon cabinet dont je fermai soigneusement la
-double porte. Lia prit la parole:
-
-«--Florent est malade, très malade.
-
-«--Cette maladie l’a donc pris brusquement?
-
-«--Non, fit-elle. Il y a longtemps qu’il est atteint.
-
-«--Je ne me suis jamais aperçu de rien. Pourtant, Florent est un ami de
-toujours: je l’ai suivi depuis l’enfance.
-
-«--Moi non plus, je ne savais pas. Maintenant, je sais et je n’espère
-pas.
-
-«--Incurable?
-
-«--Probablement. Le mal dont il souffre, je doute que votre science
-puisse le maîtriser. Il réside où vous ne saurez l’atteindre.
-
---«Erreur, chère amie. Il n’y a point de maladie morale qui n’ait, pour
-ainsi dire, sa transcription physique. Je la saisirai. Nous le
-traiterons, nous le guérirons. Mais pour l’amour de Dieu, parlez,
-dites-moi tout.
-
-«--Voici:
-
-«J’ai aimé, j’aime encore Florent, autant qu’une femme peut aimer.
-Pardonnez-moi, mon ami, d’entrer dans des détails aussi intimes. Mais
-ils sont nécessaires. Je ne suis pas laide; je suis jeune; le sort de
-Florent semble enviable à bien des hommes. Et pourtant, depuis le jour
-où je suis devenue sa femme, son amour n’a cessé de décroître. Est-ce là
-un de ces résultats terribles et imprévus des unions auxquelles la
-passion a présidé? Je ne sais. Florent m’a passionnément aimée, j’en
-suis sûre, tant que je ne lui ai pas appartenu. Mes caresses ont détruit
-cet amour. Je l’ai compris, bien qu’il s’efforçât de dissimuler et qu’il
-feignît de me payer de retour. Mais est-ce qu’une femme amoureuse peut
-se tromper? Et n’est-ce pas une chose affreuse que de détruire de ses
-propres mains la chose du monde que l’on voudrait conserver entre
-toutes? Mon amour a tué le sien.
-
-«--Vous vous trompez certainement. Florent vous aime, il n’y a point de
-doute. Combien de fois m’a-t-il parlé...
-
-«--Laissez-moi continuer, fit-elle avec un geste de la main, comme pour
-écarter ces objections importunes.
-
-«L’homme, dit-on, a toujours besoin de conquérir; son désir s’épuise,
-s’il ne lutte pas. J’ai cru un instant que Florent subissait cette loi.
-J’ai usé de coquetterie; j’ai voulu le contraindre à se défendre. Vains
-artifices. L’indifférence seule m’a répondu. Bien pis encore: il a paru
-sourire à l’idée que je pouvais être heureuse en dehors de lui, comme
-s’il en concevait quelque allègement.
-
-«Enfin, il m’a fuie. Je n’ose dire qu’il m’a méprisée, car j’ai parfois
-surpris tant de tendresse dans son regard que je n’ai pu le croire
-absolument perdu.
-
-«Mais quel funeste secret nourrissait-il? Quel remords?
-
-«Je songeais alors que, dans une minute d’égarement, il m’avait
-peut-être trompée, et que m’approcher lui semblait depuis une
-profanation. Cette pensée m’était fort douloureuse. Mais elle n’était
-pas inconciliable avec le caractère de Florent, dont la délicatesse, en
-matière de sentiment, a toujours été extrême. Je résolus d’avoir le mot
-de l’énigme.
-
-«Aussi habilement que possible, je mis la conversation sur le terrain de
-la fidélité masculine. Je proclamai ma générosité, le peu d’importance
-que j’attachais à un oubli véniel. L’amour et la sincérité ne lavent-ils
-pas toutes les fautes? S’il m’avait alors fait un aveu, j’en aurais
-certainement éprouvé quelque dépit, malgré mes protestations. Mais
-combien j’eusse été heureuse de le voir délivré de son fardeau et prêt à
-se laisser reconquérir!
-
-«Hélas! aucun aveu ne sortit de sa bouche.
-
-«Un fait brutal, terrifiant, se produisit.
-
-«Depuis quelques temps déjà, Florent ne partageait plus ma chambre. Il
-dormait dans une pièce voisine de la mienne et séparée seulement par une
-cloison. Une nuit, je m’éveillai brusquement, en proie à une de ces
-inexplicables angoisses qui parfois vous arrachent au sommeil. Une main
-serrait ma gorge. J’ouvris les yeux; l’aube filtrait à travers les
-rideaux, emplissant la chambre d’une pénombre blême.
-
-«--On a marché dans le jardin.
-
-«J’écoutais avec cette attention atroce que donne la peur. Aucun bruit
-ne m’échappait, ni le craquement menu des boiseries anciennes, ni les
-battements sourds de mon cœur.
-
-«Distinctement, le bruit d’un pas sur le sable parvint à mon oreille.
-
-«--On a marché. On vient...
-
-«Je bondis à la fenêtre, mais les volets étaient clos et je n’osai les
-ouvrir.
-
-«Une peur folle me paralysait. Pourquoi? Ce pouvait être le chien, un
-domestique. N’importe. J’essayai d’appeler «Florent! Florent!» à travers
-la cloison, mais ma voix s’arrêtait dans ma gorge.
-
-«Alors, j’ouvris la porte et la chambre était vide.
-
-«Un instant, je demeurai, muette d’effroi, sur le seuil. La tension
-terrible de mon esprit et de mes sens ne diminuait pas. J’écoutai. On
-montait maintenant l’escalier. Des pas feutrés, lents et précis, les pas
-de quelqu’un qui ne veut pas être entendu, des pas de voleurs.
-
-«Automatiquement, posant le pied avec précaution, j’avançai dans la
-pièce. Le jour blanchissait le lit désert. On n’y avait pas couché.
-
-«On marche maintenant sur le palier. La poignée de la porte bouge
-imperceptiblement, tourne, tourne, sans un bruit. Il y a quelqu’un là
-derrière. J’étouffe. Je voudrais crier. Je ne puis.
-
-«La porte s’entre-bâille. Un chapeau sombre se glisse en avant. Puis,
-une main, un corps.
-
-«Je hurle:--Qui est là? Au secours.
-
-«L’homme surpris s’arrête. Je distingue une silhouette inconnue, un
-feutre rabattu sur les yeux, un manteau grisâtre fondu dans la pénombre.
-Ces images traversent mon esprit tandis que l’épouvante glace mes
-membres.
-
-«L’homme a relevé la tête.
-
-«C’est lui.
-
-«C’est mon amour, dans ces vêtements sordides, suant la honte, qui
-rentre à pas de loup, comme un voleur, comme un assassin.
-
-«J’ai caché ma tête dans mes mains, et je m’effondre sur un siège,
-attendant.
-
-«Avec des gestes hésitants, des gestes de malade ou d’homme ivre, il a
-dépouillé son manteau. Puis, il est resté quelques instants, debout dans
-l’aube livide, me regardant. Lentement, il est venu à moi, il s’est
-agenouillé et, le front posé sur le bras du fauteuil, il a parlé.
-
-«Je ne puis tout vous répéter, mon ami.
-
-«Mais, tandis qu’il parlait, mon âme se fendait de douleur et j’ai
-pleuré sur lui, pleuré sur nous.
-
-«Il m’a dit:
-
-«--Ne me touche pas. Tu n’aurais jamais dû me toucher. Je ne suis pas
-digne que ta main m’effleure. Ne me touche pas. Cela me ferait mal. Cela
-te ferait horreur, ensuite...
-
-«Ne me demande pas d’où je viens. Pense que je viens des profondeurs de
-la mort.
-
-«Je ne suis pas fait pour notre bonheur. Je ne suis pas fait pour ta
-pureté. Pardonne-moi. C’est une force en moi qui me guide. Je ne puis
-lui résister. Je vais comme un aveugle.
-
-«Pourquoi es-tu devenue ma femme? Pourquoi ai-je commis ce crime de
-t’associer à ma vie? Et pourtant, je t’ai adorée, comme un esprit. Mais,
-il ne fallait pas qu’il y eût l’amour entre nous. Parce que l’amour
-n’est que souffrance et délectation de sa souillure.
-
-«Pardonne-moi. Tu es belle. Tu es pure: tu étais faite pour donner la
-joie. Et tu ne me l’as point donnée, parce que je ne suis point créé
-pour la joie, parce que mon âme est altérée d’amertume.
-
-«Tu m’attendais avec ton corps éclatant comme la neige et comme les lys,
-avec tes caresses réservées à moi seul, tu m’attendais dans le secret de
-notre lit et de nos parfums.
-
-«Je t’ai préféré des corps souillés par tous les mâles, des lèvres
-flétries, des visages émaciés par le vice et la misère.
-
-«Écoute. Écoute, malgré tout. Mes paroles sont infâmes, mais il faut que
-tu les connaisses. Car je porte sur moi toute la misère et tout le vice
-de l’homme. Et c’est ma seule excuse.
-
-«J’aurais voulu t’élever en esprit un autel; mais nous n’aurions pas dû
-communier dans le plaisir, car le plaisir sépare ceux que l’esprit a
-unis.
-
-«Je suis resté insensible à ta beauté, à ton amour, parce que notre
-domaine commun n’était pas là.
-
-«Et le domaine de la volupté, je ne le partage qu’avec les prostituées,
-qu’avec les filles du ruisseau, qu’avec les plus basses et les plus
-viles, celles qu’on a pour une obole, pour un morceau de pain.
-
-«Car je n’aime qu’un plaisir mêlé de larmes, qu’une volupté amère, qu’un
-fruit plein de cendres; et mes lèvres s’attardent volontiers sur les
-bouches qui insultent.
-
-«Pardonne-moi. Il n’y a pas de ma faute. A la chute du jour, une force
-obscure me prend par les épaules et me chasse devant elle par les rues,
-sur les places publiques, vers celles qui étanchent ma soif d’abjection.
-
-«Pardonne-moi. Je me suis éloigné de toi parce que ta main est pure et
-qu’elle ne doit pas me toucher.
-
-«Quand la force m’abandonne, je ne me reconnais plus et je passe ma main
-sur mon front. Mais je sais bien que je ne puis lui échapper et qu’elle
-me guette et qu’elle m’entraînera jusqu’à la mort.»
-
- * * * * *
-
-«Je ne saurais vous rendre, mon ami, le ton de ces paroles, que je vous
-répète d’ailleurs bien imparfaitement. Florent parlait d’une voix sourde
-et dont la monotonie était tragique. Il était immobile, appuyé sur le
-bois du fauteuil qui lui meurtrissait le front, mais il ne s’apercevait
-de rien, et pas un instant il ne leva la tête. C’était une sorte de
-gémissement qui montait de sa poitrine ou de la terre ou de la nuit, et
-qui emplissait mes oreilles, mon cœur, mon être tout entier. Que
-pouvais-je faire? Pleurer seulement.
-
-«Puis, maternellement, je l’ai pris par la main, je l’ai forcé à
-s’étendre. Il avait des mouvements spasmodiques et les muscles raides
-comme un somnambule.
-
-«--Reposez-vous, ami, vous êtes malade. Mais je vous guérirai. Nous vous
-guérirons.
-
-«A le contempler ainsi misérable, une épouvante m’envahissait et il me
-semblait qu’un être mystérieux possédait, torturait, dégradait ce corps
-que j’avais tant aimé, ce visage où tant de flamme avait lui.
-
-«Et, sans doute, il en est ainsi. C’est pourquoi ma pitié et mon amour
-l’ont emporté sur l’horreur causée par ces aveux. Florent n’est pas
-responsable.
-
-«Florent est en proie à une terrible folie. Mais est-ce que certaines
-folies ne se guérissent pas, docteur?
-
-«--Certainement, si, chère amie. Il y a dans nos cliniques de nombreux
-cas de guérison. Le cas de Florent n’est pas absolument nouveau...
-
-«--Alors vous guérirez Florent? Vous me le rendrez?
-
-«--Je vous le rendrai, sain, normal, heureux.
-
-«--Je ne l’oublierai jamais, mon vieil ami.
-
-«Je l’accompagnai jusqu’à sa voiture. Elle se pencha à la portière,
-agitant sa main gantée de sombre. Je me souviens. C’était l’automne.
-L’avenue se perdait dans la brume violette du soir.
-
- * * * * *
-
-«Je résolus de le guérir. Florent entra à ma clinique. Hydrothérapie,
-bromure, hygiène, repos, j’ai tout employé. Pendant six mois, il ne
-présenta aucun trouble. Alors, je le renvoyai chez lui. En me quittant,
-il me déclara:
-
-«--J’espère être guéri. Si par hasard _cela_ me reprenait, je me
-tuerais.
-
-«Quelque temps passa.
-
-«Et j’appris qu’il s’était donné la mort.
-
-«Voici ce qui s’était passé, je l’ai su de la bouche de Lia.
-
-«La vie du ménage avait repris sous les meilleurs auspices. Florent
-était affectueux et calme. Il travaillait. Un soir, comme il s’était
-retiré dans sa chambre, Lia, en se déshabillant, entendit le bruit d’une
-porte qui s’ouvre. Un pressentiment l’envahit. Florent s’échappait de
-nouveau.
-
-«Elle se dressa devant lui sur le seuil. Elle le prit aux épaules,
-suppliant:
-
-«--Tu ne sortiras pas. Reste. Je t’en prie. Il ne faut pas, Florent. Il
-ne faut pas.
-
-«Mais lui, sombre, les yeux fixes:
-
-«--Laisse-moi.
-
-«--Tu me tueras plutôt.
-
-«Alors, il lui serra la gorge de ses doigts crispés et la bouche sur sa
-bouche, siffla:
-
-«--Laisse-moi ou je t’étrangle.
-
-«Puis il la rejeta à demi morte sur le parquet de la chambre et disparut
-dans la nuit.»
-
- * * * * *
-
-Le docteur Tramier cessa de parler.
-
-Le silence régna un moment sur le pont du navire. Les cinq ombres
-restaient muettes: on eût dit qu’une angoisse descendait sur elles des
-profondeurs nocturnes du monde, voilait jusqu’à la phosphorescente
-splendeur du Pacifique.
-
-Pourtant, une voix s’éleva enfin.
-
-C’était celle de Marie Erikow.
-
---Est-il possible que les hommes aiment le mal, la misère et la douleur?
-
---Non, répondit Tramier, les fous, seulement. Et mon pauvre ami était
-fou, incurablement fou.
-
---Que de folies diverses il y a sous la calotte des cieux, murmura
-Helven, qui sortit un instant de sa réserve accoutumée. Et qui les
-distinguera? Qui fera la part de la santé et de la maladie, de la folie
-et de la raison? Où commencent l’une et l’autre? Leurs frontières sont
-invisibles.
-
-Leminhac éclata et de sa voix sonore lança aux échos de l’infini:
-
---Quelle que soit votre subtilité, Monsieur Helven, vous ne saurez nier
-que la lumière de la raison balaie ce ténébreux mélange de sensualité et
-de mysticisme. Si Florent avait eu un atome de bon sens et s’il avait
-pris trois grains d’ellébore, il serait resté en paix avec sa femme et
-n’aurait point eu d’aussi mauvaises fréquentations.
-
---Je ne sais pas, dit Helven, ce que vous appelez le bon sens. Est-ce le
-sens commun?
-
---Parfaitement.
-
---Dans ce cas, vous me permettrez de le récuser. Il arrive assez souvent
-que le sens commun tourne à ce que vous appelez la folie. L’histoire en
-est pleine d’exemples. Des millions d’hommes commettent ensemble des
-actes qui, d’après votre bon sens, sont absurdes. Quelle raison les
-jugera? Un souffle que vous dites insensé, et que je dis mystérieux
-passe sur le monde. Sagesse et folie sont des mots. Qu’est-ce que les
-guerres, sinon des épidémies mystiques? Qu’est-ce que les religions et
-leur fanatisme? Des millions de croyants se précipitent sous les roues
-meurtrières du char de Jaggernaut. Les hommes brûlent, égorgent,
-écartèlent pour une proposition de foi. Des processions de flagellants
-ont traversé l’Italie, portant leurs cilices, leurs disciplines et leurs
-fouets sanglants. Où est-il, le sens commun? Comment jugerez-vous les
-actes et les grands mouvements des foules, pareils aux courants de
-l’Océan?
-
-Flegmatique, Van den Brooks, qui avait écouté jusque-là sans mot dire,
-éleva la voix:
-
---Les imbéciles seuls soumettent tout à l’estimation du bon sens,
-articula-t-il impitoyablement. Le bon sens est une courte lorgnette.
-Vous avez bien raison, Helven. Où commence la folie?
-
-«Vous demandez, Madame,--et il se tourna vers Marie Erikow qui allumait
-en cet instant une cigarette russe--vous demandez s’il est possible que
-les hommes aiment le mal, la misère et la douleur, je vous répondrai:
-Oui. Bien plus, je dirai que ce sont là les choses qu’ils préfèrent.»
-
-Helven tourna curieusement la tête vers le marchand de cotonnades, car
-le son de sa voix, où vibrait un insolite accent de passion,
-l’intriguait. Était-ce le reflet de la pipe? Il lui sembla que les
-lunettes vertes brillaient étrangement. Les autres écoutaient. Les
-paroles de Van den Brooks portaient, ce soir, plus loin que de coutume.
-
---Que fait l’enfant? Il prend un moineau et il l’aveugle. Ensuite, il le
-caresse, il le pose tout chaud dans sa petite main, baise les paupières
-crevées et l’appelle «mon mignon, mon petit oiseau chéri». Tout l’homme
-est là, et la femme.
-
-«La souffrance nous attire obscurément. Cet attrait est plus fort que
-celui du bonheur et de la joie.
-
-«On aime à voir les bêtes dans les ménageries, les lions couverts de
-plaies, les tigres aux yeux chassieux, les buffles dont les orbites sont
-incrustés de petites mouches malignes. On regarde longuement les
-prisonniers. Je me souviens de convois en Sibérie. Le bruit des chaînes
-chatouille agréablement l’oreille de l’homme sensible. Il s’apitoie et
-il croit qu’il est bon. Sa vanité est flattée. Puis, au fond de
-lui-même, il jouit davantage de sa liberté, devant la servitude des
-autres. La souffrance est un piment fort savoureux. On en goûte d’abord
-du bout des lèvres, comme le bourgeois qui regarde passer les
-prisonniers. Peu à peu, on s’affine, on se perfectionne, on va loin...
-
- * * * * *
-
-Helven aurait juré que Van den Brooks passait doucement sa langue sur
-ses lèvres.
-
- * * * * *
-
---Pour donner de la volupté à Florent, il faut toute la misère humaine.
-Il lui faut ces filles qui livrent leur corps au premier venu, pour une
-bouchée de pain, qui subissent les contacts les plus ignobles, dont
-l’incessante besogne est de s’étendre sur le dos, du matin au soir et du
-soir au matin, parquées dans des quartiers spéciaux, dans des maisons
-closes, gavées de stupre et d’alcool, devenues plus lourdes et plus
-apathiques que des bêtes de somme ou gorgées de haine et d’un fiel
-longtemps accumulé. Quel raffinement, que d’aller demander l’amour à ces
-machines à plaisir, de les obliger à un sursaut humain et de les laisser
-retomber ensuite dans leur misère ou leur indifférence plus affreuse
-encore. Le joli jeu, vraiment. Votre malade était un délicat, docteur.
-
---A vrai dire, dit Tramier, je n’ai jamais considéré la chose sous ce
-jour.
-
---Toute la misère humaine, oui. Le résultat quintessencié de cette
-civilisation de maîtres brutaux et d’esclaves grossiers, le voilà pour
-quelques artistes, jouir de la souffrance, chercher la volupté dans la
-douleur. Et regardez-les avec leur bouche bégayante de pitié et leurs
-yeux étincelants de désir. Regardons-nous aussi et demandons-nous si
-nous ne leur ressemblons pas.
-
---Ne jouissons-nous pas quelquefois de notre propre douleur? dit Helven.
-
---Oh! combien de fois! s’exclama Marie Erikow--et le geste de son bras
-traça dans l’ombre une ligne blanche au bout de laquelle luisait une
-cigarette, comme une pierre précieuse.--Combien de fois! Quand j’étais
-petite fille, il m’arrivait de me réveiller la nuit et de mettre mes
-pieds nus sur le carreau glacé, jusqu’à ce que le froid me mordît comme
-une brûlure. Je me recouchais et j’avais plaisir d’avoir eu mal.
-Pourquoi?
-
---Inconsciemment d’abord, reprit Van den Brooks, consciemment ensuite,
-on tire volupté de la souffrance d’autrui. Voyez l’amour lui-même, comme
-il se confond avec la douleur. Deux amants font de leurs baisers des
-morsures cruelles, jamais assez cruelles à leur gré. Le sang jaillit
-quelquefois sous leurs lèvres et ils le boivent avec délices.
-
---Amours de sauvage, murmura Leminhac assez bas, parce qu’il craignait
-de déplaire à Marie Erikow dont l’exclamation l’avait surpris.
-
-Mais Van den Brooks insista cruellement, les lunettes vertes tournées
-vers l’avocat, qui se sentait fort mal à l’aise.
-
---Amours de sauvages, que non pas. Vous ne connaissez pas les sauvages,
-maître Leminhac. Je vous en ferai connaître, s’il vous plaît. Ce sont
-des animaux bien plus doux que nos civilisés. Le culte et la passion de
-la douleur ne viennent que tard. Il faut un dosage compliqué de toutes
-sortes d’ingrédients. La religion, l’intelligence, la culture, tout cela
-aiguise notre instinct de délectation cruelle.
-
-«Se mortifier, n’est-ce pas le suprême délice des ascètes? Est-ce autre
-chose que cet instinct cruel tourné contre nous-mêmes? Comme il est bon
-de se faire mal, n’est-ce pas, Madame Erikow? Vous êtes Russe, vous
-comprenez cela mieux que les Français, quoique parmi eux il y ait eu
-quelques bons maîtres de la torture psychologique.
-
---C’est vrai, dit Marie Erikow, il y a là une ivresse que mes frères
-slaves recherchent volontiers.
-
---L’homme aime à faire souffrir et il aime ce qui le fait souffrir. Le
-chien aussi aime le maître qui le bat. D’un bout à l’autre de l’univers,
-c’est un continuel échange. Nous nous baignons dans la douleur.
-
- * * * * *
-
-Van den Brooks articula ces derniers mots d’une voix plus sourde. Il y
-avait dans son accent une violence contenue qui frappa les passagers.
-Tramier lui-même, qui sommeillait dans son rocking-chair, tressaillit.
-Un léger malaise s’empara du groupe. Mme Erikow donna, contrairement à
-son habitude, le signal du départ, et se sauva sans prendre le bras
-d’Helven. Celui-ci serra la main de Van den Brooks et, comme il
-s’éloignait, il entendit le marchand de cotonnades qui, les yeux tournés
-vers les constellations éparses, murmurait:
-
---Dieu n’est que le plus artiste des bourreaux.
-
-
-
-
-TROISIÈME PARTIE
-
-L’ESCALE
-
-
-
-
-CHAPITRE XV
-
-OÙ IL EST DONNÉ À HELVEN D’EXPÉRIMENTER À SES DÉPENS LA FRAGILITÉ
-FÉMININE.
-
- «Viros illustres decipis
- «Cum melle venenosa.»
-
- _Carmina vagorum_.
-
-
---Demain, dit Van den Brooks à ses hôtes, nous serons en vue de mon île,
-et j’imagine que nous pourrons débarquer dans la soirée.
-
---Vous êtes vraiment roi d’une île déserte? exclama Marie Erikow. Helven
-l’avait deviné... Et elle se tourna en riant vers le peintre.
-
---Monsieur Helven est fort perspicace, répondit le trafiquant. Je m’en
-étais déjà douté. Mais, ajouta-t-il, mon île n’est pas déserte: elle est
-même fort bien peuplée. Ce sera pour moi un honneur et une joie que de
-vous la faire visiter.
-
---Certes, dit le professeur, nous ne saurions laisser passer une
-pareille occasion d’élargir nos connaissances géographiques. Où donc est
-située votre île?
-
---Je suppose, répondit Van den Brooks, qu’elle fait partie de l’archipel
-océanien. Tout me porte à le croire: la végétation, les récifs de
-coraux, les volcans, bien qu’elle soit absolument à part des groupes
-d’îles reconnues.
-
-«Je puis, ajouta-t-il, avec un accent de fierté, me vanter de l’avoir
-découverte. Aucune carte n’en fait mention. Peut-être William Dampier,
-dans le premier voyage qu’il fit en 1699 avec le capitaine John Cock, le
-boucanier et le pilote Cowley, l’aperçut-il. Un passage de son récit me
-porte à le croire; mais, s’il baptisa l’île Orageuse et l’île des
-Pétoncles, il ne donna pas de nom à la terre qui devait porter le mien.
-
---Et vous avez fait part de votre découverte, naturellement? demanda le
-professeur.
-
---Pas encore, répondit Van den Brooks; j’attends d’avoir achevé quelques
-expériences, précisé exactement la situation de l’île, etc...
-
---C’est un conte des Mille et une nuits, dit Marie enthousiasmée. Et
-qu’y a-t-il dans l’île Van den Brooks? Des trésors?
-
---Peut-être, répondit le maître du navire. Patience!
-
---Cette escale, interrogea Leminhac, nous détourne-t-elle beaucoup de
-notre route? Je vous pose cette question au sujet de ma conférence de
-Sydney.
-
---Soyez sans inquiétude, mon cher maître, nous parviendrons sans
-encombre et sans retard à notre commune destination.
-
-Sur cette réponse ambiguë, l’homme aux lunettes vertes salua ses hôtes
-et s’éloigna.
-
-On sortait de table; le professeur se disposait à la sieste. Leminhac
-proposa à Marie Erikow de lui faire la lecture.
-
---Mais que lirez-vous? demanda celle-ci.
-
---Ce que vous voudrez: des vers, de la prose ou un article de magazine.
-
---Non, fit Marie, la lecture m’ennuie.
-
---Que désirez-vous donc?
-
---Rien. Dormir.
-
---Dormez, dit Helven. Pendant votre sommeil, je ferai votre portrait.
-
---Je commence, dit la Russe.
-
-Et elle ferma les yeux.
-
-Leminhac, furieux, quitta le salon.
-
---Bonne chance, siffla-t-il au peintre.
-
- * * * * *
-
-Helven et Marie demeurèrent seuls. On devinait derrière les stores qui
-voilaient les hublots, l’océan embrasé et la lourde splendeur de
-l’après-midi tropicale. Les boiseries du navire craquaient de chaleur.
-Des fleurs dans les vases laissaient choir leurs pétales. Le peintre
-passa la main sur son front et le sentit humecté d’une légère sueur.
-Marie ne bougeait pas.
-
-Ses yeux étaient clos et les cils faisaient sur le visage une ombre
-soyeuse. Les narines frémissaient d’une palpitation presque invisible;
-mais cela suffit à Helven pour qu’il n’eût plus la moindre envie de
-prendre un pinceau ou un crayon.
-
---Ce simple frisson, songeait-il, cette ondulation insaisissable de la
-vie, qui l’a rendue? qui la rendra?
-
-Il se laissa glisser sur un coussin au pied du fauteuil.
-
-Marie n’avait pas eu besoin d’ouvrir les yeux. Elle étendit la main et
-le peintre la couvrit de baisers. Marie jugeait maintenant qu’il était
-nécessaire de lui accorder quelques menues faveurs, destinées à lui
-faire prendre patience jusqu’à la fin du voyage et elle comptait bien
-les lui doser savamment.
-
-Helven agenouillé se disait:
-
---Je parlerai.
-
-Et il parla. Nous ne rapporterons pas ses paroles: tous nos lecteurs les
-ont prononcées, toutes nos lectrices les ont entendues. En pareil jeu,
-il faut être acteur; les spectateurs et les chroniqueurs ont le mauvais
-rôle. Remplaçons donc le monologue de l’amant et les agaceries de la
-dame par le signe qu’en solfège on nomme silence. Vous qui lisez cette
-histoire, vous saurez bien le rendre éloquent.
-
-Dans les flancs revêtus de bois précieux de cet étrange navire--qui n’a
-peut-être jamais existé--atomes écrasés sous les splendeurs conjointes
-de l’océan et du ciel qui heurtent leurs rayons comme deux boucliers
-d’émeraude et de saphir... etc... etc...: le thème est d’un beau lyrisme
-et nous l’abandonnons à votre verve, ami lecteur.
-
-Seul, le résultat de cet entretien nous intéresse. Helven crut les
-paroles tendres qui sortaient de la bouche de Marie. Elles furent pour
-son cœur le plus délectable des élixirs et le plus suave des baumes.
-Bien qu’il ne fût ni plus naïf, ni plus sot qu’un autre, il ne douta
-point qu’elle ne l’aimât. En pareille matière, l’expérience n’est qu’une
-bulle de savon et l’amoureux échaudé ne craint pas l’eau froide des
-désillusions à venir. Il la crut, parce qu’elle était belle, avec ses
-mâchoires un peu lourdes et ses torsades fauves. Il la crut, parce
-qu’elle connaissait l’art de manier le cœur des hommes et d’aiguiser à
-la fois leur désir et leur tendresse, sans satisfaire l’un et l’autre.
-C’était là sa fonction naturelle: susciter mirages et prestiges et faire
-ensuite la pirouette. Le chat joue avec la souris, le serpent avec
-l’oiseau, la femme avec l’homme, en quoi, elle a beaucoup plus
-d’avantages que le chat et le serpent, car la souris et l’oiseau
-n’ont--du moins, nous le préjugeons--qu’une sensualité médiocre et fort
-peu de vanité.
-
-Lorsque Marie remit sur ses joues un nuage de poudre, destiné à lui
-donner le teint à la mode du jour; lorsqu’elle promena sur ses lèvres,
-effleurées par bien des hasards, un bâton de carmin, tapota devant la
-glace une chevelure légèrement ébouriffée, Helven crut à la beauté de
-vivre et à l’éternelle jeunesse du monde.
-
-Il y crut--jusqu’à la nuit tombée.
-
- * * * * *
-
-Ce soir-là, on ne conta pas d’histoires sur le pont du _Cormoran_. La
-nuit était trop émouvante par son seul infini, avec le fourmillement de
-ses étoiles, le halètement des houles et la plainte des brises
-voyageuses, pour que les passagers sentissent le besoin d’échanger des
-paroles. Leminhac lui-même se taisait. Comme on approchait de l’escale,
-on se grisait une dernière fois de solitude et de silence.
-
-Van den Brooks songeait. La rêverie de l’homme blond était profonde; son
-esprit, sans doute, se mêlait aux eaux ténébreuses, mouvant comme elles,
-comme elles sans repos. De petites couronnes de fumée sortaient de sa
-bouche et sa barbe rougeoyait sous le reflet de la pipe courte, à chaque
-bouffée, comme une forge qui s’éteint et se rallume tour à tour.
-
---A quoi peut rêver cet homme? se demandait Marie.
-
-Et elle éprouvait un secret dépit à songer que vraisemblablement ce
-n’était point à elle.
-
-Helven était auprès de la Russe et cherchait une main qu’elle
-abandonnait ou retirait avec un art consommé. Le peintre était trop
-heureux pour ne pas voir dans ce manège les preuves d’un amour presque
-vainqueur et d’une vertu encore réticente.
-
-Marie Erikow rêvait, elle aussi. Hélas! ce n’était plus au jeune
-préraphaëlite, ni aux enivrantes minutes de l’après-midi, dans le salon
-du vaisseau titubant de la torpeur des siestes. Elle se rappelait, fort
-naïvement, avoir, au sortir des bras timides et passionnés du peintre,
-souri à quelqu’un qui, lui, ne souriait jamais.
-
-Helven fut fort surpris de la voir se lever la première et, prétextant
-une migraine, se retirer dans sa cabine.
-
-Les hommes restèrent seuls.
-
---Je mets au concours, dit l’acide avocat, le sujet suivant: Du rôle de
-la migraine dans la psychologie féminine, sa nature et ses variétés, son
-avènement historique.
-
---La migraine a eu plusieurs noms, dit le docteur Tramier. Ce furent
-d’abord les vapeurs. Aujourd’hui, elle est, avec la crise de nerfs, la
-ressource suprême des lectrices de Paul Bourget.
-
-Helven, plein d’une inquiétude qui rongeait déjà son pauvre bonheur,
-arpentait le pont et finit par se diriger vers l’avant, sous prétexte
-d’astronomie.
-
---Il fera de bonnes observations, dit Leminhac, car il est déjà dans la
-lune.
-
- * * * * *
-
-Le pont du _Cormoran_ était depuis assez longtemps déserté par les
-passagers et les étoiles commençaient à pâlir, lorsqu’une forme sombre
-émergea de l’entrepont. La clarté d’un astre indiscret fit étinceler une
-boucle malencontreusement échappée d’une résille de soie. Marie Erikow,
-drapée dans un long châle, en grand appareil de mystère, se coula dans
-l’ombre, comme si elle eût redouté le regard de quelque invisible vigie.
-
-Le navire semblait abandonné de ses passagers et de son équipage, pareil
-à un vaisseau fantôme, voguant au hasard de l’immensité. Seule, à
-l’avant, la silhouette de l’homme de quart faisait une tache d’ombre.
-Les vergues aux voiles repliées gémissaient par instant dans le silence.
-
-Marie se dissimulait sous la passerelle de manœuvre. Nul, à cette
-minute, ne pouvait distinguer son visage, mais ses yeux glauques
-devaient briller d’un éclat assez vif; elle froissait dans ses mains une
-mince feuille de papier qu’elle avait trouvée, épinglée sur sa toilette,
-par un audacieux coquin, lequel n’avait pas eu besoin de se nommer.
-Certes, ni Leminhac, ni le timide Helven n’auraient osé s’aventurer
-ainsi dans une cabine au risque d’être pris pour malandrins ou goujats
-et dénoncés par quelque steward trop bavard. La porte avait sans doute
-été délicatement ouverte à l’aide d’une fausse clé et il faut à ce genre
-d’entreprise une éducation technique que, fort malheureusement à notre
-avis, ne reçoivent pas encore tous les fils de notaire ou d’épicier.
-
-La Russe, avec ce savoureux frisson de curiosité qui a conduit à leur
-perte pas mal de filles d’Eve, se hâta de lire les lignes tracées au
-crayon, d’une main moins habile à calligraphier qu’à forcer des
-serrures, et ne s’indigna qu’ensuite du procédé. Le billet était écrit
-en un affreux mélange de français et d’espagnol, mais le sens en parut
-suffisamment clair à une cosmopolite aussi avertie pour qu’elle
-s’aventurât de la sorte, sur le pont, à la recherche de...
-
-Mais à la recherche de qui?
-
-Ne nous hâtons pas de la blâmer. Il faut dire à son excuse qu’elle
-s’indigna consciencieusement d’une pareille insolence; qu’elle satisfit
-dans son for intérieur à toutes les conventions morales et religieuses;
-qu’elle éprouva tour à tour les fortes réactions de la vertu et de la
-pudeur outragée; que, si elle céda à l’invitation impertinente d’un
-galant, ce fut par pure curiosité et bien sûre que les choses n’iraient
-pas au delà d’une certaine limite, en tout bien tout honneur s’entend;
-que les circonstances étaient exceptionnelles; que l’on ne se trouve pas
-tous les jours à bord d’un navire comme le _Cormoran_; et qu’enfin, on
-ne trouve pas à tous les carrefours des gaillards bien tournés,
-aventureux, au teint bronzé, à la gorge nue, des gaillards qui ont dans
-leur vie des légendes d’amour et de sang, dont le visage émacié
-s’auréole d’un foulard sombre, qui portent un cercle d’or mince au
-poignet et une navaja dans leur poche; des gaillards dans le genre d’un
-certain matelot espagnol, habile à la guitare, aux dés et à la lame:
-Lopez, pour ne pas le nommer.
-
-Il suffit d’ailleurs de prononcer son nom pour qu’il surgisse. Venu sans
-doute à pas de feutre, ou caché derrière un rouleau de cordages. Aux
-côtés de la Russe qui tressaille, le voici, long, souple, félin. C’est
-décidément un bel écumeur d’océans, le don Juan classique des ports, le
-chevalier des maisons closes où les matelots en bordée emplissent de
-piastres et de pistoles les bas à fleurs des courtisanes. De nobles
-dames ne sont pas insensibles à l’éclair noir de ses yeux et Marie
-Erikow, la première, en subit le brusque prestige. Le coquin sait son
-pouvoir et n’en abuse pas. Mais il sait aussi qu’en pareille occasion,
-parler importe peu et, puisque la belle est venue...
-
-Que les amoureux fervents et les savants austères, arrivés ou non à la
-mûre saison, que les petits jeunes gens farcis d’idéalisme et soupirants
-effarouchés d’improbables Béatrices; que les vieillards pleins de regret
-et les adultes pleins de désillusion prennent exemple sur ce gars souple
-et farouche. Le fruit est mûr; il sait le cueillir: tout est là. Et le
-baiser que longuement il imprime sur les lèvres de l’imprudente, elle le
-savoure maintenant avec autant de délices--et peut-être même
-davantage--que s’il eût été précédé d’un volume de sonnets et d’un
-semestre de cour...
-
-Et Helven?
-
-Helven souffrait d’une insomnie qui lui faisait arpenter le pont du
-vaisseau à l’heure où les amoureux prudents et soucieux d’éviter les
-désillusions demeurent sagement entre leurs draps. Quel malicieux démon
-lui fit entreprendre la traversée, peu périlleuse en apparence, du pont
-arrière au gaillard d’avant? Ce qu’il découvrit sur son chemin lui en
-apprit long sur l’éternel féminin, si tant est qu’en cette matière on
-apprenne jamais quelque chose--quelque chose du moins que l’on ne soit
-pas décidé à oublier à la première occasion.
-
-Toujours est-il que, prestement retourné dans sa cabine, il versa sur
-son oreiller quelques-unes de ces larmes que l’on verse encore avant
-trente ans.
-
- * * * * *
-
-Deux autres personnages se souciaient également fort peu de Morphée et
-de ses pavots. Décidément, bien des ombres hantaient, cette nuit-là, le
-_Cormoran_ si calme en apparence. L’une d’elles glissait d’un pas fort
-léger, le pas d’une personne habituée aux courses nocturnes.
-
-Une lampe électrique de poche joua d’un éclair furtif.
-
---Le sommeil vous fuit-il, Madame?
-
---Oh! Monsieur Van den Brooks...
-
---La nuit est fort douce, n’est-ce pas?
-
---Oui... j’étais un peu souffrante... je voulais respirer...
-
---Vous sentez-vous mieux?
-
---Fort bien, maintenant.
-
---Puis-je vous accompagner à votre cabine?
-
-Et l’ombre gigantesque accompagna l’ombre plus frêle tandis que la brise
-continuait à souffler, les étoiles à luire et l’océan à se plaindre.
-
-Quant à l’autre noctambule... mais ceci est déjà d’un autre chapitre...
-
-
-
-
-CHAPITRE XVI
-
-LES RANCUNES DE TOMMY HOGSHEAD.
-
- «Semblablement où est la Reine
- «Qui commanda que Buridan
- «Fût jeté en un sac en Seine.»
-
- VILLON.
-
-
-Le maître du navire était vraiment un compagnon fort discret et Marie
-Erikow n’eut qu’à se louer de la façon courtoise dont Van den Brooks
-prit congé d’elle à la porte de sa cabine, en lui souhaitant une bonne
-nuit.
-
---Certes, pensait-elle, il aurait pu abuser de la situation. Qu’il soit
-ou non marchand de cotonnades, c’est un galant homme.
-
-Mais elle éprouvait un secret malaise et quelque gêne à la pensée
-d’affronter, le jour venu, la barbe éclatante et les lunettes du
-trafiquant. Avait-il vu? Il est déplaisant pour une personne bien née et
-bien rentée d’être surprise à s’encanailler et, bien qu’un matelot ne
-soit pas un domestique et que Lopez fût fait comme un prince--cela, il
-fallait le reconnaître--Marie était fort humiliée en songeant que Van
-den Brooks pouvait l’avoir aperçue dans les bras de l’Espagnol. Au fond,
-elle regrettait cette aventure. Elle songea un instant à la porte
-secrète par où une princesse illustre faisait passer ses amants dans une
-éternité qui la mettait à l’abri des soupçons et des commérages. Elle
-aimait, comme toutes les femmes, les solutions expéditives et, pendant
-cinq minutes, elle eût volontiers envoyé vers les prairies d’asphodèles
-où vaguent les mânes amoureux, Lopez, Van den Brooks et même--par
-contre-coup--le pauvre Helven qu’elle croyait d’ailleurs paisiblement
-endormi d’un sommeil peuplé de son image.
-
-Il y avait encore à cette heure, à bord du _Cormoran_, un homme--ou
-quelque chose d’approchant--qui songeait, lui aussi, aux méthodes
-expérimentales par lesquelles on peut arracher le plus promptement
-possible un ennemi ou un rival à un univers turbulent de passions et de
-folies. Ces méthodes peuvent se justifier--non seulement par l’argument
-grossier qui est la force et l’intérêt de celui qui les applique--mais
-encore par le bien même du sujet à qui l’on évite de la sorte une
-multitude de déboires à venir. C’est pourquoi l’amant tué par un jaloux
-comprend, une fois parvenu sur les rives du Styx, tout ce qu’il doit à
-son meurtrier.
-
-Des considérations d’un altruisme aussi subtil ne pouvaient d’ailleurs
-traverser le front étroit de Tommy Hogshead qui, pareil dans l’ombre à
-un esclave de Michel-Ange, accroupi sur un rouleau de cordes, roulait de
-ténébreuses pensées.
-
-Les meilleurs principes de M. Taine ne sauraient qu’imparfaitement nous
-faire pénétrer dans l’esprit du nègre et nous éclairer l’obscure genèse
-de sa passion. La race d’abord. Il était né dans la jungle africaine,
-parmi les lianes géantes, les fleurs qui se nourrissent d’insectes, les
-marécages grouillant de serpents et d’araignées monstrueuses, d’une mère
-au nez percé d’un gris-gris en os. Rien, en dehors des bordées
-hasardeuses d’escales, ne pouvait être pour lui une suffisante
-préparation à l’esthétique des blancs. Pourtant, du jour où la Russe mit
-le pied sur le plancher du _Cormoran_, le nègre vécut dans son sillage
-parfumé; il la flairait de loin et surgissait à ses côtés, à
-l’improviste, roulant ses yeux de porcelaine et grimaçant de toutes ses
-dents. Marie Erikow parlait parfois en plaisantant de ce simiesque
-amoureux, mais la brute l’effrayait, d’autant que Tommy, dit le Muid ou
-Tête de Pourceau, semblait avoir pris de ses frères à la peau laiteuse
-une certaine crapulerie de manières, laquelle appartient pourtant en
-propre à notre civilisation. Un jour qu’il ne risquait point d’être
-surpris, il eut une façon franche et expressive de démontrer ses
-sentiments à la Russe qu’un pareil cynisme indigna, mais qui n’osa s’en
-plaindre à Van den Brooks, tant le geste avait été brutal.
-
-Le milieu et le moment contribuent davantage à expliquer cette
-psychologie moricaude. Marie était la seule femme du navire et les gars
-de l’équipage n’étaient pas gens à se contenter des délices inventées
-par l’amant spirituel de Petite Secousse; ils eussent piétiné
-sauvagement les plates-bandes du jardin de Bérénice. Le vent de mer est
-chargé d’iode; le whisky et le ginger ale abondent dans les soutes du
-navire. Seul, le chat à neuf queues, adroitement manié par Hopkins,
-pouvait maintenir les convoitises des matelots dans les limites d’une
-délectation tout idéale, laquelle se traduisait, au cours des siestes ou
-des repos sur le gaillard d’avant, par des propos d’un lyrisme
-nostalgique et priapesque, des facéties dont le sel, pour n’être point
-attique, n’était pas moins d’une saveur assez mordante. Le nègre, peu
-bavard, humait l’odeur féminine qui, de la cabine de Marie, se glissait
-subtilement à travers les cloisons du navire et il se grisait lentement
-d’une menaçante ivresse.
-
-Quel flair mystérieux lui fit pressentir en Lopez l’élu et le rival
-heureux? C’est ce que la méthode de Taine ne nous permet pas de deviner.
-Sans doute haïssait-il depuis longtemps l’Espagnol, simplement parce que
-celui-ci était beau, désinvolte et aimé des filles. Sa jalousie
-atteignit le paroxysme lorsqu’il devina la secrète inclination de la
-Russe. Les fortes passions sont susceptibles d’affiner les brutes au
-point de les transformer en des psychologues raffinés, bien plus, de
-leur donner une intuition que les plus délicats leur envieraient. C’est
-ainsi que la soif et la faim aiguisent l’odorat des chiens et des
-tigres. Tommy Hogshead, amoureux, en aurait remontré à Benjamin
-Constant, à Stendhal et à M. Paul Bourget. Enfin la correction publique,
-à lui infligée par le bras vigoureux d’Hopkins, épargnée à Lopez par
-l’arbitraire de Van den Brooks, avait exaspéré sa haine. Il tournait sa
-fureur non pas contre le maître du navire, car son âme fruste ignorait
-la justice et ne connaissait que la force: Van den Brooks était le
-maître et en quelque sorte un Dieu; le nègre battu baisait sa sandale.
-Mais Lopez? Lopez n’était qu’un matelot comme lui; il n’avait pas subi
-les verges; il n’avait pas mordu le parquet sous les yeux ironiques de
-la femme blanche. A cette pensée, une rage folle l’étranglait. Dominé
-par son idée fixe, il épia les moindres gestes et toutes les allées et
-venues des partenaires de ce jeu dangereux; c’est ainsi qu’il surprit la
-rapide génuflexion de Lopez ramassant l’orchidée tombée--juste à
-propos--des mains de Marie.
-
- * * * * *
-
-Ce jour-là devait être marqué dans l’horoscope de l’Espagnol par une
-fâcheuse conjonction d’astres.
-
-Je pense qu’aucune gitane, jeune ou vieille, ridée comme une vieille
-pomme ou lisse comme une orange, des anneaux d’or aux oreilles et
-flanquée de quelques sacripants en culottes percées, porteurs de
-guitares ou d’accordéons, je pense qu’aucune de ces prophétesses de
-carrefour ne lui avait révélé les signes qui présidèrent à sa naissance,
-à savoir Saturne, Mars et Vénus, funestement conjoints. Il se fût, sans
-cela, montré plus circonspect.
-
-L’Espagnol aguiché par Marie, dont l’imprudence en semblable jeu ne
-connaissait pas de bornes, et qui, s’il s’agissait de mettre un homme à
-ses pieds, fût-ce un prince ou un débardeur, pouvait braver le feu, la
-flamme et même le ridicule, l’Espagnol crut que l’heure du berger était
-venue, et berger il se fit, je n’entends point pâtre sentimental,
-Tyrcis, Corydon ou «Pastor fido», mais vrai chevrier andalou, le sang
-chaud, la main prompte et la bouche audacieuse. Toutefois, le lieu du
-rendez-vous était mal choisi, et l’arrivée de Van den Brooks interrompit
-les ébats où le matelot espagnol se révélait maître et Marie Erikow,
-humble servante.
-
-Lopez s’esbigna, redoutant le maître du navire; mais lorsqu’il se
-retrouva seul et qu’il flaira dans l’ombre ses mains où traînait une
-odeur mêlée de chypre, d’ambre et de santal, le ruffian audacieux et
-froid, le fourbe luron et l’aventurier sûr de sa force disparurent: il
-ne resta qu’un pauvre fou.
-
-Avant tout, rattraper sa proie, sentir de nouveau entre ses bras le
-poids tiède et parfumé de ce corps, sur ses lèvres l’élan de la bouche
-adverse; briser de caresses cruelles l’aguicheuse, faire pâmer sous une
-étreinte brutale la belle fierté de la dame et saccager, avec une fureur
-joyeuse de malandrin, bas de soie et chemises de linon. L’image de Marie
-nue, haletante et humiliée se dressa devant lui. Désespérant de pouvoir
-la saisir, il rongeait silencieusement ses poings.
-
-La nuit s’achève. L’aube s’élève de la mer. Les eaux sont plus sombres
-encore, mais le ciel pâlit à l’horizon.
-
-Lopez surgit. Il tient à la main un filin long de quelques mètres et qui
-traîne derrière lui. Il s’achemine vers le bastingage et se penche pour
-repérer exactement l’emplacement d’un certain hublot entr’ouvert par où
-filtre la lueur d’une lampe. Ce rond lumineux absorbe toute son
-attention. Il respire fortement comme un chien sur la piste, puis noue
-d’une main experte son filin à la rampe de cuivre. Le voici qui enjambe
-le bastingage. Il se laisse maintenant glisser le long de la corde. Ses
-pieds se balancent dans le vide: ils sont à peu près à la hauteur du
-hublot... Le roulis du navire le fait osciller comme un pendu...
-
- * * * * *
-
-Marie dormait. Elle avait laissé, comme d’ordinaire, la fenêtre de la
-cabine entre-bâillée pour permettre à la brise nocturne de caresser son
-visage et ses mains abandonnées.
-
-Entendait-elle en songe le pincement sourd des guitares, les doigts
-claquants des danseurs et le refrain des habaneras? Je ne sais...
-
-... Un cri horrible déchira le silence. Marie sursauta, les mains à sa
-gorge. Mais le silence s’était refermé sur le cri, comme l’eau se
-referme sur le noyé.
-
-Elle tremblait.
-
---Un oiseau de mer, pensa-t-elle.
-
-Mais il n’y a point de mouettes et de goélands dans ces parages. Il y a
-seulement dans le remous du navire--qui suit sa route--une main crispée
-vers les étoiles, une bouche qu’emplit la mort.
-
-... Et sur le pont, muet et ricanant de tout son ivoire, debout auprès
-d’un câble tranché, Tommy Hogshead. Le premier rayon d’aurore effleure
-la lame d’un couteau qui luit, au bout d’un bras sombre, comme un
-poisson d’argent.
-
-
-
-
-CHAPITRE XVII
-
-LE CRI DE LA VIGIE.
-
- «Les Espagnols et Quiros lui-même coururent de grands dangers
- sur cette terre qui fut nommée par le pilote _Gente Hermosa_ (la
- belle nation), mais que les indications trop vagues de sa
- relation ne désignent pas assez pour que nous lui assignions son
- nom moderne.»
-
- _Voyages de Quiros_, 1606.
-
-
-Le matin qui suivit cette nuit, où les principaux héros de cette
-histoire se sont montrés sujets à des insomnies qui--au moins pour l’un
-d’eux--influèrent notablement sur le cours de leur destinée, ce
-matin-là, Leminhac, fort dispos, car il n’avait pas souffert du même
-malaise, se précipita au-devant de Marie Erikow, dès que celle-ci
-apparut sur le pont.
-
---La terre, cria-t-il, en agitant sa casquette.
-
-Van den Brooks entouré d’Helven, du professeur et du capitaine
-Halifax-le-Borgne, dirigeait sa lorgnette sur un point de l’horizon.
-
---Est-ce l’île? demanda Marie.
-
---C’est l’île, répondit le maître du navire, mon île.
-
---Oh! je veux voir... implora la Russe.
-
-Elle prit la lunette, mais jura qu’elle ne distinguait rien.
-
---Patience, dit Van den Brooks. Vous aurez le temps de la voir dans tous
-ses détails, et, à vrai dire, elle ne manque pas de singularités.
-
---Votre navire, dit Marie, devrait s’appeler Silence et votre île,
-Mystère; vous-même, n’êtes qu’un gigantesque point d’interrogation. Je
-vous déteste.
-
-Dans l’excitation de la nouvelle aventure, dans l’attente de cette
-escale qui s’annonçait si étrangement, Marie oubliait tous
-les événements de la veille. Helven qui, tout en se rasant
-consciencieusement, avait rassemblé ses souvenirs de l’Ecclésiaste, des
-Pères de l’Église, des poètes antiques et modernes, des moralistes, de
-tous ceux enfin qui ont stigmatisé la fragilité féminine, thème éternel
-des littératures, Helven, qui s’était fait une âme à l’épreuve de toutes
-les circonstances, ne se souciait pas de rappeler une mésaventure
-désagréable pour lui, mais fort peu flatteuse pour elle.
-
-Captain Joë batifolait allégrement sur l’épaule droite du marchand de
-cotonnades, tandis que Jack-le-Triste, l’ara gris et rouge (qui
-m’excusera de ne lui avoir fait jouer dans cette histoire qu’un rôle de
-second plan... ce n’est d’ailleurs que partie remise) élisait la gauche
-pour perchoir. L’avisé conseiller de Van den Brooks avait dû faire son
-rapport, car le maître du navire émit une étrange proposition.
-
---Les bains nocturnes, dit-il,--et les passagers se regardèrent avec
-stupéfaction--les bains nocturnes ne valent rien pour la voix.
-
---???
-
---Oui, ajouta-t-il, un de mes matelots dont les qualités de chanteur ne
-vous étaient pas inconnues--vous souvenez-vous, Madame?--a commis
-l’imprudence de trop rêver aux étoiles et l’imprudence plus grave encore
-de tenter un plongeon dans cette eau perfide, mais si attirante, la
-nuit. Le pauvre, je l’excuse, c’était un poète. Quelle ivresse de
-brasser ces vagues phosphorescentes qui sont à la fois de l’or, de l’eau
-et du feu; quelle ivresse de faire le Triton éclaboussé de pierreries,
-sous le tendre regard d’Hécate. Hélas! j’ai bien peur qu’il ne chante
-plus.
-
---Lopez? dit Helven.
-
---Lopez lui-même. Je lui avais prédit que sa voix lui porterait malheur.
-Je voulais dire par là qu’il avait trop d’imagination.
-
---Il y a eu un accident à bord? demanda le professeur avec sollicitude.
-
---A bord, hum... par-dessus bord, plutôt, commenta Van den Brooks. Mais
-tout cela n’a aucune importance. Ce sont des détails d’ordre intérieur.
-
-Marie n’avait pas bronché. Aucun trait de son visage ne décelait
-l’angoisse qui l’étreignait.
-
---Oh! fit Van den Brooks, sentez-vous l’odeur--l’odeur de mon île?
-
-Le professeur renifla, l’avocat enfla ses narines.
-
---Je ne sens rien, affirmèrent-ils ensemble.
-
-Mais Van den Brooks aspirait avec volupté un parfum trop subtil pour les
-narines vulgaires.
-
---Ce sont mes forêts, murmura-t-il dans une sorte d’extase, mes forêts
-de bois de rose, de santal et d’orangers; mes collines que bleuit le
-myrte à thé, où fleurissent les champs d’arum; mes plaines couvertes de
-moissons, où l’on cueille l’enivrant kava; mes rivières ombragées qui
-roulent des paillettes d’or, mes cascades, mes pâturages, mes haies de
-mûriers, tout ce parfum de la terre promise, de la terre de mon peuple,
-de mon royaume enfin, qui est le royaume de Dieu.
-
---Je ne sens toujours rien, chuchota l’avocat, agacé par ce lyrisme, à
-l’oreille d’Helven.
-
---Oh! fit celui-ci, je flaire aussi le parfum de votre île, monsieur Van
-den Brooks. Il embaume délicieusement.
-
---Et moi aussi, dit Marie Erikow...
-
---Voici la terre, prononça le maître du navire avec une étrange
-solennité.
-
-Ce ne fut d’abord qu’un point imperceptible, puis dans le cercle de la
-lunette apparurent peu à peu une bande sombre qui était les forêts, des
-points lumineux qui étaient les brisants ruisselants d’écume.
-
---Vous ne pouvez voir les cimes, dit Van den Brooks. Elles sont cachées
-par les nuages. Mais il y a des montagnes au cœur de mon île et vers
-elles montent lentement les plaines et les forêts, comme un cortège de
-suppliants vers l’autel. Elles vomissent parfois le feu et la terreur,
-car l’Esprit réside sur les sommets.
-
---Cette île est donc habitée par un Dieu, demanda ironiquement Leminhac.
-
---Vous l’avez dit, répondit le marchand avec gravité.
-
-L’avocat, à qui Helven poussait le coude, n’insista pas, pour ne point
-blesser des convictions religieuses aussi personnelles que celles de M.
-Van den Brooks, lequel paraissait d’ailleurs en ce moment fort peu
-enclin à la plaisanterie.
-
---Oui, dit le maître du navire, bien avant de voir mon île, je sens son
-odeur. Je la flaire de loin, comme un fauve.
-
-Et fauve il paraissait vraiment avec sa barbe où le soleil allumait des
-lueurs.
-
-Il continua:
-
---Les anciens navigateurs découvrirent, grâce à leur odorat, des îles
-inconnues. Bougainville n’écrit-il pas--c’est un poète--: «Longtemps
-avant l’aurore, une odeur délicieuse nous avait annoncé le voisinage de
-cette terre.» Byron et ses compagnons décimés par le scorbut respirent,
-sans pouvoir aborder leurs rivages, l’aromatique parfum des îles qu’ils
-nomment amèrement les Iles de la Déception. Et moi-même, c’est
-l’émanation de ma terre qui m’a guidé vers elle.
-
- * * * * *
-
-A mesure que le _Cormoran_, dont la vive allure n’avait jamais diminué,
-se rapprochait de l’île, les passagers pouvaient distinguer sur
-l’horizon le profil de ce mystérieux domaine.
-
-Il semblait de vastes dimensions. Vue à une distance de quelques milles,
-l’île apparaissait de contours assez harmonieusement arrondis.
-
---Elle a la forme d’une harpe, dit Marie Erikow.
-
-Au centre, émergeait, dominant des vallonnements sombres et comme une
-mer de feuillages, une cime noirâtre, d’aspect sinistre. Un
-panache--nuages ou cendres--la couronnait.
-
---C’est en effet, dit le professeur, une île volcanique et M. Van den
-Brooks a raison de croire qu’elle se rattache à l’archipel océanien.
-
---Découverte, articula lentement le marchand de cotonnades, je l’ai
-découverte. Sentez-vous la force de ce mot, comprenez-vous tout ce qu’il
-représente? Je sais maintenant de quelle formidable ivresse dut
-défaillir l’âme de Magellan, lorsque sa caravelle fendit les eaux
-vierges du Pacifique. Dans ce vieil univers pourri, où grouillent toutes
-les vermines de la corruption, où tout est souillé, où tout est flétri,
-où les sèves sont anémiées, où le printemps est sans vigueur, où tout,
-même les arbres, même l’humus nourricier, s’épuise de décrépitude et de
-sénilité, retrouver l’Éden luxuriant et le jeune visage de la vie!
-Sentez-vous cela? Le sentez-vous?
-
---Je comprends, dit Helven, ému malgré lui par cet homme qui semblait à
-la fois un prodigieux acteur et un prophète inspiré (les deux d’ailleurs
-se concilient).
-
---Je comprends aussi, dit Marie Erikow que l’attitude d’Helven
-inquiétait.
-
---Mais, demanda Tramier, comment l’avez-vous découverte?
-
---Ce ne fut pas seulement le hasard. Je la cherchais. Je savais qu’il
-devait y avoir dans quelque coin du globe une terre à moi réservée. J’ai
-toujours cru à ma mission et à mon étoile. Ma mission était de découvrir
-mon peuple, d’instaurer mon règne: je ne lui ai point failli.
-
-«Je montais alors un sloop: le _Swallow_, l’Hirondelle, si vous voulez.
-Un bon bâtiment pour ces parages. Je n’avais pas encore le _Cormoran_.
-Si je trafiquais d’ambre gris, de corail rose, d’épices ou de toute
-autre marchandise, que vous importe! Acheter ou vendre, qu’est-ce que
-cela? Voler ou prêcher, flibustier ou missionnaire, baptiser ou empaler:
-qu’est-ce que cela? Il n’y a que la mission qui compte.
-
-«Je savais qu’il y avait dans cette région du Grand Océan des îles--une
-tout au moins--que les navigateurs les plus illustres n’avaient pas
-reconnues. J’ai lu tous leurs récits, étudié tous leurs mémoires, toutes
-leurs cartes. Et dans cette étude solitaire, sous la lampe vacillante
-accrochée au plafond de ma cabine, je revivais les minutes glorieuses
-que connurent ces Puissants. Ainsi mon imagination enfiévrée m’a fait
-suivre Schouten qui découvrit Honden ou l’île des Chiens, car il y a
-là des chiens qui n’aboient pas; Quiros, lorsqu’il fonda
-Jérusalem-la-Neuve; Rooggewen qui aperçoit dans la clarté de l’aube une
-île qu’il nomme _Aurore_ et le même jour, au crépuscule, une autre île
-qu’il nomme _Vêpre_; Dampier qui frémit devant l’Ile Brûlante d’où sort
-un mugissement pareil au bruit du tonnerre, et tant d’autres, capitaines
-de navire, boucaniers, flibustiers, savants, tous partis à la conquête
-du monde. Et les lions marins escortent leurs galères; des sauvages
-noirs ou cuivrés s’empressent autour d’eux, leur offrant des présents
-inconnus, grimaçant de leurs faces peintes.
-
-«J’enviais les conquistadors. Mais une amertume me venait à lire le
-récit de tant d’exploits. Qu’avaient-ils fait de leurs conquêtes?
-Docilement livré à la cupidité mesquine, à la brutalité aveugle de leurs
-rois, de leurs empereurs qui, à leur tour, cédèrent les forêts
-embaumées, les récifs de coraux et les filles sauvages de ces îles,
-vêtues d’étoffes plus douces que la soie, à d’immondes commis, à de
-fétides trafiquants. Issue misérable de tant d’épopées.
-
-«Une voix m’appela; une étoile me conduisit.
-
-«Je peux dire qu’à cette époque, j’étais déjà rassasié des joies
-humaines, ayant pris de fort bonne heure ma place au banquet et dévoré
-plus que ma part à belles dents. Pourtant, ce ne fut pas sans une
-étrange ivresse que je reconnus le Présage.
-
-«Car il y eut un Présage.
-
-«Nous naviguions depuis deux semaines. Mon équipage--il comprenait
-quelques-uns de ceux qui sont ici--était épuisé de fatigue. Le scorbut
-minait la plupart d’entre nous. Nous soupirions vers la fraîcheur des
-aiguades, les plages de sable blanc qu’ombragent les cocotiers et les
-bords obscurs des rivières. Mais rien. Parfois d’aromatiques bouffées
-nous faisaient espérer l’approche d’une terre fertile. Hélas, ce n’était
-que déception.
-
-«Un matin, comme le soleil se levait, je faisais ma ronde habituelle et
-je me rendais auprès de l’homme de quart pour voir si le coquin ne
-s’était pas endormi à son poste, lorsqu’un choc me renversa. En même
-temps, j’entendis un grand bruit à l’avant. Je me relevai en hâte. Le
-pilote me faisait des signes. J’accourus et que vis-je à l’avant du
-navire? La mer toute rouge de sang. Oui, du sang, de larges plaques
-d’écume rose, sur l’eau calme qu’empourpraient encore les feux d’une
-aube inespérée.
-
-«Je vis là un présage et je ne me trompai point, car le soir, nous
-découvrîmes, sous l’orbe crépusculaire du soleil, la terre fumante et
-vierge de mon île.
-
-«Lorsque je mis au radoub mon sloop le _Swallow_, je pus m’expliquer la
-cause de ce prodige que les anciens eussent enregistré dans leurs
-annales. On vit, à l’avant, à sept pieds sous l’eau, une corne fort
-enfoncée, à peu près de la figure et de l’épaisseur d’une dent
-d’éléphant. C’était sans doute un monstre marin qui avait donné dans le
-bordage. Mais les faits les plus simples décèlent parfois la force
-occulte du Destin.
-
---Et, insista le professeur, êtes-vous bien sûr que d’autres Européens
-n’aient pas mis le pied sur ce sol?
-
---Sûr, dit Van den Brooks, du moins en ce qui concerne les navigateurs
-connus. En tout cas, mon île n’est portée encore sur aucune carte.
-
---Quelle belle communication à faire à la Société de géographie!
-s’extasia Tramier.
-
- * * * * *
-
-A ce moment, le gong résonna et la salle à manger du _Cormoran_ réunit
-les passagers autour de Van den Brooks.
-
---Notre dernier repas avant l’escale, dit ce dernier; nous débarquerons
-avant que la nuit soit tombée.
-
-Le champagne coula en l’honneur de la Nouvelle Terre et Marie Erikow en
-but un grand nombre de coupes, accompagnées d’amandes grillées mélangées
-de gros sel.
-
- * * * * *
-
-Le sort de Lopez l’intriguait, l’angoissait même. Inconsciemment, elle
-avait voué le beau et infortuné matelot au sort de Buridan, et
-maintenant, elle craignait que ce vœu n’eût été soudainement réalisé.
-Les paroles ambiguës de Van den Brooks avaient jeté le trouble dans son
-âme. Cependant, elle n’osait interroger personne.
-
-Le déjeuner fini, elle se retira sous prétexte de boucler ses malles et
-gagna la cabine du capitaine Halifax. Elle frappa.
-
---Entrez, répondit une voix enrouée.
-
-Apercevant la Russe, Halifax-le-Borgne bondit du lit étroit où il était
-étendu, en bras de chemise et secouant sur sa paume une pipe refroidie.
-Il mâchonnait des excuses et semblait confus d’être surpris en si
-familier accoutrement par la passagère, l’unique passagère.
-
---Ne vous excusez pas, capitaine, dit la Russe. Vous êtes chez vous,
-restez à votre aise.
-
-La cabine sentait la saumure et le tabac. Halifax--méticuleusement
-propre d’ailleurs--n’aimait que ces frustes parfums.
-
---Et que puis-je pour vous, Madame?
-
---Un simple renseignement. Un potin du bord, si vous préférez. Voilà. Il
-paraît qu’il y a eu un accident cette nuit. M. Van den Brooks n’en dit
-pas long à ce sujet et je suis inquiète, inquiète... Je ne sais même pas
-quelle est la victime. Mais la pensée qu’il y a quelqu’un de souffrant à
-bord m’est insupportable. Je voudrais tant faire quelque chose. Les
-soins d’une femme peuvent être précieux. Et un secours d’argent,
-peut-être?
-
-Halifax, caressant sa pipe sur ses narines, écoutait sans mot dire. Je
-ne puis dire qu’il souriait, car le Borgne n’avait souri que deux fois
-dans sa vie: le jour où il avait porté sa femme en terre et le jour où
-Van den Brooks lui confia le commandement du yacht. Il n’avait
-d’ailleurs dans sa longue carrière pleuré qu’une seule fois, et ce fut
-le jour de son baptême.
-
---Ne soyez pas aussi mystérieux que M. Van den Brooks, parlez,
-capitaine. Je tiens à soulager ce malheureux...
-
---Le malheureux en question, Madame, s’il souffre actuellement c’est de
-maux que vous ne pourriez soulager, malgré tant de bonne volonté. Et je
-crois volontiers qu’il est en train de rôtir sur la broche du diable,
-parlant par respect.
-
-Et Halifax, qui était un mécréant superstitieux, esquissa un vague signe
-de croix.
-
-La Russe l’imita, se signant avec le pouce, à la manière orthodoxe.
-
---Mort, murmura-t-elle. Comment s’appelait-il?
-
---Lopez, Madame, l’homme qui chantait.
-
---Et comment l’accident est-il arrivé?
-
---Entre nous, Madame, il ne s’agit pas d’un accident, mais d’un crime,
-bel et bien. Lopez avait à bord un ennemi mortel et il ne fait pas
-bon--croyez-en ma vieille expérience--avoir à ses trousses un gars dans
-le genre de Tommy Hogshead, dont l’âme est bien plus noire que la peau.
-Je ne reproche rien à M. Van den Brooks, qui sait ce qu’il fait mieux
-que nous: mais je pense que le chat à neuf queues a mal servi
-l’Espagnol, le jour où fut fouetté Tommy. Déjà, les deux gaillards
-s’étaient battus--pour une histoire de rhum--et le nègre, aussi fort
-qu’il soit, n’avait pas eu le dessus. Lopez était un boxeur remarquable
-et il était capable de couper le sifflet à une bonne douzaine de
-sacripants. C’est pourquoi le Muid l’a pris traîtreusement et l’a
-balancé par-dessus bord. Telle est du moins ma supposition.
-
---Mais que va-t-on faire du meurtrier? Il sera pendu, je pense bien.
-
---Bah! Pas de preuves. Tout ce que je vous dis là, c’est mon idée. Mais
-je n’ai pas assisté à la scène. Je mettrais ma main au feu que tout
-s’est passé comme je vous le représente, mais je n’ai pas un témoin à
-citer, pas un fait à invoquer. Le nègre voulait se venger. Il s’est
-vengé. Que faisait Lopez à cette heure sur le pont, au lieu de dormir
-comme ses camarades? Cela, c’est une affaire entre les étoiles, la mer,
-Tommy Hogshead et le défunt. Pour moi, mystère.
-
-La Russe se sentit gênée, bien qu’Halifax fixât attentivement le cadran
-d’une montre accrochée au mur.
-
---Et qu’en pense M. Van den Brooks?
-
---Ce que pense M. Van den Brooks, il le garde généralement pour lui,
-Madame. En tout cas, il ne paraît point attacher d’importance à
-l’incident, comme il dit. Lopez a eu l’imprudence de se baigner au clair
-de lune. Tant pis pour lui. Telle est son oraison funèbre et l’opinion
-de notre maître qui est celle de ses serviteurs...
-
-Marie se leva et remercia le capitaine. Rentrée dans sa cabine, elle mit
-sa tête dans ses mains et se prit à songer...
-
-Bientôt retentirent des coups de sifflet, des bruits de chaînes et de
-palans. Le _Cormoran_ ralentissait sa course. Tout l’équipage était à
-son poste de manœuvre. On jetait l’ancre.
-
-Marie baigna ses yeux et monta sur le pont. Le navire était amarré dans
-une crique, entre de hautes et verdoyantes collines. Une plage de sable
-très blanc s’inclinait doucement vers la mer...
-
-L’Ile, c’était l’Ile.
-
-
-
-
-CHAPITRE XVIII
-
-L’ÎLE VAN DEN BROOKS.
-
- «In the afternoon they came into a land
- «In which it seemed always afternoon.»
-
- TENNYSON.
-
-
-Le débarquement s’opéra avec une solennité qui ne laissa pas d’étonner
-les voyageurs. Les matelots s’étaient rangés en bon ordre sur le pont.
-Précédé de l’esclave hindou qui portait une cassette de bois précieux et
-conduisait Captain Joë et l’ara, tous deux liés à une chaîne d’or, Van
-den Brooks s’avança vers la coupée et fit signe à ses hôtes de le
-suivre.
-
---Tiens, fit Leminhac, quel est ce personnage de Mi-Carême?
-
-Et il désignait Jeolly, l’Hindou.
-
---Je ne l’avais encore jamais vu... Et vous, Madame?
-
---Ni moi non plus, répondit Marie.
-
-Comme ils s’apprêtaient à monter dans le canot--le même qui les avait
-menés à bord--où le marchand avait pris place, ils virent une barque se
-détacher de la rive prochaine. C’était une pirogue dont l’avant recourbé
-s’ornait d’une tête sculptée en bois d’ébène, avec des yeux de nacre,
-des oreilles en écaille, une longue barbe et des lèvres peintes en
-rouge. Un jeune homme bronzé, mais point noir, s’y tenait au centre,
-appuyé sur une lance; il était nu; des fleurs passées dans ses oreilles
-et les cheveux poudrés à frimas d’une sorte de chaux.
-
---C’est un des grands de mon royaume, dit Van den Brooks.
-
-La pirogue étant à portée de voix du canot, le jeune sauvage poussa un
-cri. Les rameurs abandonnèrent leurs avirons et se dressèrent, poussant
-une clameur que répéta l’écho des collines. Puis ils reprirent leur
-place et revinrent à force de rames vers le rivage.
-
-L’air était doux, embaumé de mille aromes. La lumière baissait, dorant
-de ses rayons jaunissants le sable de la plage sur laquelle se
-trouvaient rassemblés, en deux groupes, des hommes bronzés comme le
-guerrier de la pirogue et des jeunes femmes, fort blanches, vêtues
-d’étoffes multicolores et soyeuses, le front et les épaules ornés de
-fleurs inconnues. Lorsque Van den Brooks mit le pied sur le sol de son
-île, tous se prosternèrent, puis les femmes, se relevant, semèrent sur
-ses pas des brassées de fleurs, dont les larges pétales écarlates
-ouvrirent bien vite aux voyageurs un chemin de sang. Les guerriers
-fermèrent la marche et le cortège s’avança par une route qui gravissait
-les flancs de la colline, bordée d’orangers et de haies de mûriers.
-
-Van den Brooks, silencieux, demeurait solitaire à quelques pas des
-passagers qui le suivaient docilement.
-
-Le maître du navire semblait plongé dans une austère méditation et sa
-haute figure revêtait une gravité surprenante.
-
---Il marche comme un grand prêtre, dit Leminhac. Il a bien de l’allure
-pour un marchand de cotonnades.
-
-Le professeur, que ce faste flattait, observait les naturels et la
-végétation.
-
---Cette île doit être d’une grande fertilité, dit-il. Le climat est sans
-doute tempéré et toujours égal.
-
-Marie Erikow ne put s’empêcher de murmurer ces vers:
-
- «Un après-midi, ils arrivèrent dans un pays
- «Où paraissait régner un éternel après-midi.»
-
-et elle crut aborder en rêve sur une terre où les choses ne changent
-point et dont la lumière rosée caressa, un soir, la «mélancolie aux doux
-yeux» des Mangeurs de Lotus.
-
-Helven regardait, étonné et ravi par l’étrangeté du décor. Comme il
-considérait un des guerriers de l’escorte, l’étonnement se peignit sur
-son visage et il communiqua à son voisin, le professeur, une observation
-qui fit retourner celui-ci.
-
---Victime de quelque accident, sans doute, fit Tramier. Dommage. C’est
-un superbe spécimen de la race.
-
-Le guerrier en question était d’une haute stature; la proportion de ses
-formes était d’une harmonie antique. Sa peau était fortement hâlée; ses
-cheveux longs et poudrés--ce devait être la coutume de l’île--mais il
-était pénible de ne voir, au bout de son bras gauche, où les muscles
-saillaient, qu’un moignon hideux et difforme.
-
-La vue de ce mutilé superbe et grave causa à Helven un tel malaise que
-le paysage, pourtant si calme et doré par le crépuscule, lui parut
-brusquement sinistre.
-
-Mais il ne voulut pas faire part de son impression.
-
- * * * * *
-
-Ils parvinrent dans une sorte d’hémicycle bordé par des collines toutes
-mouvantes de sombres feuillages et dont le centre était formé par une
-prairie d’un vert plus tendre, empourprée de ces fleurs dont aimaient à
-se parer les naturels. Du sommet d’une des collines, sur la droite,
-roulait en mugissant une cascade, dont les eaux, arrivées à la prairie,
-se divisaient en scintillants ruisseaux, entretenant ainsi dans cette
-oasis une éternelle fraîcheur.
-
---L’Éden, dit Marie. Il ne nous a pas trompés.
-
-Et tous--même le spirituel avocat et l’exact professeur--aspirèrent
-d’une lente gorgée l’odeur d’un monde nouveau, d’un monde qui s’offrait
-à leur bouche comme un fruit ignoré, lisse, velouté comme une joue
-d’enfant. Avant de mordre, ils hésitaient sur le seuil du plaisir, et
-ils songeaient au Jardin des premières délices.
-
-La voix de Van den Brooks rompit le silence doré. Il s’arrêta et le
-cortège demeura immobile à sa suite.
-
---Ma demeure, fit-il, tourné vers ses hôtes et étendant le bras.
-
-Suivant son geste, dans les entrelacs d’une exubérante végétation où se
-confondaient les plantes de tous les climats, aloès, cactus, plantes
-tropicales épineuses et charnues, cocotiers, goyaviers, arbres à pain,
-bois de rose et de santal, et jusqu’à des pins parasols qui rappelèrent
-à Helven les soirs sur le Pincio, ils distinguèrent, ombragé de palmes,
-un édifice aux larges bases, formant une masse sombre et rougeoyante par
-endroits, adossé à un rocher de granit rouge, veiné de vert.
-
---Venez, dit Van den Brooks, vous serez les bienvenus.
-
-Il prirent alors une allée, pavée de lave grise, bordée de cactus, de
-figuiers de Barbarie et de palmiers, qui les conduisit au bas du large
-perron qu’ornaient des rampes en corail.
-
---Quelle délicieuse résidence! murmurait le professeur, les yeux
-écarquillés derrière son binocle.
-
-L’Hindou qui avait disparu quelques instants se montra au sommet de
-l’escalier et se prosterna, tandis que Van den Brooks et ses hôtes
-gravissaient les degrés.
-
-L’édifice s’étendait sur une grande largeur, ceint d’un péristyle fait
-de piliers en bois de teck qui supportaient un toit recouvert de
-feuilles de palmiers.
-
---Il ne pleut jamais dans mon île, dit le marchand. Seule, une rosée
-nocturne, abondante, donne à ce sol son admirable fécondité.
-
-La porte massive et ronde s’ouvrait sur une sorte de vestibule d’où l’on
-apercevait un patio rustique, au milieu duquel fusait un jet d’eau.
-D’énormes jarres d’argile jaillissaient des arums aux pétales de cuir
-blanc et parfumé, des sortes de digitales bleues, et aussi les gerbes
-pourpres de l’île. Sur le seuil de la maison veillaient deux
-gigantesques fétiches d’ébène au masque laqué de rouge.
-
-Dans le vestibule, les serviteurs, pour la plupart des naturels vêtus de
-cette curieuse soie végétale, fort douce à toucher, que les voyageurs
-avaient déjà remarquée, se trouvaient réunis. Ils se prosternèrent,
-puis, sur l’ordre du maître, s’apprêtèrent à conduire les hôtes à leurs
-appartements.
-
-Les chambres étaient simples, mais en tous points confortables: tendues
-de nattes, meublées de rotins et de larges divans qui servaient de lits.
-Portes et fenêtres demeuraient ouvertes, voilées seulement de rideaux en
-perles de bois rouge et noir.
-
-Marie Erikow, très lasse, s’étendit et, ayant prié Helven de l’excuser
-auprès du marchand, s’endormit au murmure du jet d’eau.
-
-Helven se pencha à sa fenêtre. Il vit une prairie d’herbe douce, à la
-lisière d’un bois épais. L’ombre de la nuit rôdait déjà. Une vapeur
-bleue s’élevait des arbres et de la terre comme un encens d’une
-cassolette invisible. Et le grondement lointain de la cascade
-accompagnait la musique silencieuse du soir.
-
- * * * * *
-
-Les quatre hommes se retrouvèrent à table. Le repas était servi dans une
-pièce fort vaste, ornée de colonnes en bois précieux. Le plafond était
-soutenu par de puissantes travées entre lesquelles se massait la nuit.
-D’une lourde chaîne de cuivre descendait une lampe à trois becs qui
-versait une clarté jaune sur la nappe et les cristaux, et par instants
-un souffle mystérieux lui imprimait une oscillation qui déplaçait les
-ombres dans la chambre. Van den Brooks, le buste très droit, semblait
-avoir le front dans les ténèbres. Les mets étaient apportés par des
-jeunes filles vêtues de blanc, couronnées de fleurs, et qui, dans
-l’obscurité, glissaient sans bruit comme des visions élyséennes.
-L’Hindou se dressait hiératique, appuyé contre une colonne et paraissait
-se confondre avec l’ébène.
-
-L’ensemble de la scène offrait un curieux mélange de raffinement et de
-barbarie. Sans doute était-ce l’étrangeté du décor, mais les trois
-convives de Van den Brooks se seraient sentis plus à l’aise dans
-l’étincelante salle à manger du _Cormoran_. Tout autour d’eux était
-mystère, et un pareil mystère à des milliers de lieues de toute
-civilisation, dans une île inconnue, au milieu du Pacifique, n’est pas
-chose fort rassurante. L’amphitryon n’était guère fait pour dissiper le
-trouble vague de leurs cœurs.
-
-Aussi le repas fut-il assez morne.
-
---Notre étoile nous manque, dit Leminhac.
-
---Ne saurez-vous donc jamais vous passer de la société des femmes?
-répondit Van den Brooks. Vous voilà bien, vous autres Français.
-
---J’avoue, déclara Tramier, que je regrette moins ce soir la présence de
-notre charmante amie. Je me sens fort las et je vous demanderai la
-permission de me retirer.
-
-Ils se levèrent. Chacun rentra dans son appartement où deux servantes
-d’une grande beauté et de manières douces et indolentes leur préparèrent
-un bain très chaud, à la mode japonaise...
-
- * * * * *
-
-Sous le soleil matinal, l’île, couverte de rosée, étincelait comme un
-diamant. Levés dès l’aube, Helven et Leminhac partirent en excursion,
-escortés par l’Hindou que Van den Brooks leur avait assigné pour guide.
-
-La résidence du marchand avait été construite dans un endroit solitaire;
-autour d’elle, disséminées dans les arbres, on ne voyait que quelques
-cases, sans doute habitées par les serviteurs.
-
-Les passagers prirent un sentier encaissé entre des rochers et au bord
-duquel coulait un torrent. Ils arrivèrent ainsi au sommet d’une colline
-d’où l’immensité du Grand Océan s’offrit à leurs regards. Ils purent
-aussi considérer le panorama de l’île étendue à leurs pieds.
-
---Elle a vraiment la forme d’une harpe, dit Helven. Mme Erikow avait
-raison.
-
-Devant eux émergeait la tête creuse et noire du volcan, qui paraissait
-plus sinistre et plus désolé, dominant l’ondulation des feuillages
-innombrables.
-
-Des colombes au plumage feu volaient au-dessus de leurs têtes.
-Quelques-unes se posèrent près des étrangers et elles étaient si peu
-craintives qu’Helven put en caresser une.
-
---Ces innocentes créatures, dit Leminhac, ne nous connaissent pas
-encore. C’est pourquoi elles sont si confiantes.
-
-Sur l’autre versant de la colline s’étageait un village entouré de
-vergers. Les maisons, recouvertes de feuilles de palmier, étaient
-basses, mais d’aspect riant. Curieux de voir de plus près les naturels,
-Helven et Leminhac s’acheminèrent à travers bois, précédés par leur
-guide. Le son bizarre et aigu d’un instrument de musique les arrêta à la
-lisière; ils contemplèrent alors quelques instants, dissimulés derrière
-les troncs, un spectacle gracieux.
-
-Les habitations étaient faites d’un toit incliné reposant sur des
-piliers et sans aucune espèce de muraille. Ils virent des femmes
-accroupies devant des pierres d’où montait une fumée bleuâtre et
-aromatique; un vieillard raccommodait un filet de pêcheur; un enfant
-jouait d’une sorte de trompe de bois et, autour de lui, des jeunes gens
-et des jeunes filles, demi-nus, et tous couronnés de fleurs pourpres,
-dansaient.
-
---Mais, chuchota Leminhac, nous sommes vraiment dans l’île des
-Philosophes.
-
---Dans l’île des Bienheureux, dit Helven.
-
-L’air était imprégné de joie. D’humides senteurs glissaient à travers
-les feuilles dont la rosée achevait de s’évaporer.
-
-Les étrangers sortirent de leur cachette et, à leur vue, les naturels se
-réfugièrent, comme épouvantés, dans leurs cases. Bientôt rassurés
-d’ailleurs, ils vinrent en foule autour d’eux et les jeunes filles leur
-jetèrent en riant des fleurs. Un vieillard leur fit signe de s’asseoir
-près de lui, sous un arbre. Alors un enfant, de peau très blanche et,
-lui aussi, enguirlandé de fleurs, se mit à chanter sur un air lent et
-tendre une chanson qu’un autre accompagnait d’une flûte.
-
-Les mains chargées de fleurs et de fruits, escortés par le riant cortège
-de jeunes filles, Helven et Leminhac s’éloignèrent de cet Éden.
-
---Mais, dit l’avocat, il n’y a donc point d’hommes dans cette île?
-
---En effet, répondit Helven, hormis les guerriers d’escorte de M. Van
-den Brooks, je n’en ai pas vu.
-
-Ils pénétrèrent alors dans une petite vallée. Les feuillages enlacés
-formaient au-dessus de leurs têtes les plus délicieux bosquets. Un
-ruisseau bruissait sur un lit de sable très blanc: des oiseaux à longue
-queue se posaient sur ses bords et plongeaient dans l’eau un bec aigu.
-
---Des oiseaux de Paradis, dit Leminhac. Et Mme Erikow n’est pas là!
-
---Décidément, fit Helven, notre marchand de cotonnades est plus et mieux
-qu’un philosophe. C’est un poète. Un poète seul peut découvrir une île
-pareille et la choisir pour résidence. S’il veut m’y garder, j’y reste.
-
---Le lieu est charmant, dit Leminhac. Mais tous ces sauvages, danseurs
-et enguirlandés, ne me font pas oublier la rue de la Paix.
-
- * * * * *
-
-Fortement dégoûté, Helven s’éloigna de son compagnon qui, étendu sur
-l’herbe molle, allumait une cigarette.
-
-Il prit une sente moussue qui s’ouvrait dans le bois et la suivit
-quelques minutes. Quelle ne fut pas sa surprise à découvrir dans ce site
-enchanteur un lieu d’une abominable désolation.
-
-A ses yeux s’offrait une vaste clairière où les naturels avaient dû--il
-n’y avait pas longtemps encore--édifier un village. Mais on ne
-distinguait plus que des troncs à demi-calcinés, quelques blocs de
-pierre noire. Seules, deux ou trois cases, que l’incendie avait
-épargnées à peu près, demeuraient encore debout. Cela suffisait pour
-montrer que la vie avait existé là et qu’elle n’était plus. Helven crut
-flairer au ras de ces décombres une écœurante odeur de décomposition. Il
-s’avança hardiment, traînant ses pas dans une poussière mêlée de cendre,
-songeant à un village d’Afrique sous ses palmiers déserts, après une
-razzia de négriers.
-
-Son pied heurta quelque chose. Il se baissa. Tâtant avec la pointe de
-son soulier, il fit sortir un ossement, autour duquel grouillaient des
-fourmis.
-
-Brusquement, une épouvante l’envahit. L’air se glaçait. Les arbres et
-les buissons étaient hostiles. L’odeur de cadavre emplissait ses
-narines.
-
-A toutes jambes, il prit la fuite.
-
-Dans le sentier, il bouscula l’Hindou qui venait à sa rencontre.
-Celui-ci le saisit par le bras et Helven reconnut une poigne vigoureuse.
-Le fidèle serviteur du trafiquant le regarda de telle façon que le jeune
-peintre pensa:
-
---Ce doit être là une promenade réservée.
-
-Il affecta pourtant un calme souriant et, débouchant dans le vallon où
-l’attendait Leminhac, il aperçut, ferme et immobile comme un roc qui
-attend le vaisseau désemparé, ayant derrière lui le dôme des forêts et
-la cime du volcan, le Maître de l’Ile et du Navire.
-
-
-
-
-CHAPITRE XIX
-
-LES JOYAUX ENGLOUTIS.
-
- «Aris, ayant fait une bonne pêche au clair de la lune, en porta
- une partie au Roi auprès de qui il trouva une troupe de jeunes
- filles nues, qui dansaient, jouant sur un bois creux comme une
- pompe qui rend quelques sons sur lesquels les jeunes filles
- réglaient leurs pas...»
-
- _Voyages_ d’ARIS CLAESZ (1616).
-
-
-Van den Brooks accueillit le jeune peintre avec un sourire ambigu.
-
---Il ne faut pas vous aventurer sans guide, Monsieur Helven, dans les
-méandres de l’île.
-
---Y aurait-il des pièges à loups? demanda brusquement l’Anglais qui
-avait repris son sang-froid.
-
-Van den Brooks éclata d’un bon rire:
-
---Oh! que non! Il n’y a pas de loups dans mon île fortunée. Il n’y a que
-des agneaux, beaucoup d’agneaux.
-
-Et sa voix s’infléchissait tendrement.
-
---Avez-vous vu quelques-uns de mes sujets, demanda-t-il aux deux
-visiteurs, tandis qu’ils se mettaient en route.
-
---Oui, répondit l’avocat, nous avons eu le spectacle le plus idyllique
-que l’on puisse imaginer: des danses champêtres, des chants, des
-cortèges de jeunes filles enguirlandées de fleurs; enfin tout mon
-«Télémaque» m’est revenu à la mémoire. Vos sujets me semblent fort
-heureux, Monsieur, et nous les avons enviés, Helven et moi...
-
---Oui, fit le marchand de cotonnades avec componction. Et comme ils
-m’aiment...
-
- * * * * *
-
-Ils prirent pour rentrer une autre route et traversèrent un second
-village dont l’aspect était beaucoup moins riant que le premier. Il n’y
-régnait pas cette animation charmante qui avait ravi les deux étrangers.
-La nature était aussi belle, mais les vergers qui entouraient les cases
-semblaient moins bien entretenus. Ni jeux, ni chants, ni danses. Un
-silence de plomb que rompaient seulement le bruit de la mer se brisant
-au loin sur les récifs et le roucoulement des colombes dans les
-feuillages. Quelques fumées s’élevaient au-dessus des habitations où les
-femmes vaquaient aux soins domestiques. Sur le seuil du village, ils
-aperçurent un homme nu assis sur un bloc de lave. A leur approche,
-l’homme quitta sa place et vint au-devant des étrangers. C’était un
-naturel grand et bien proportionné. A quelques pas d’eux, il se
-prosterna selon l’usage qui paraissait général; puis, tournant vers Van
-den Brooks une face émaciée où luisaient des yeux de fièvre, il agita,
-comme un suppliant, des moignons purulents et hideux.
-
-Ce spectacle évoqua aussitôt dans l’esprit d’Helven celui du guerrier
-mutilé et il ne put réprimer un mouvement d’horreur. Leminhac éprouvait
-aussi un dégoût très vif. Ce paysage enchanteur était soudainement terni
-et souillé par deux poings sanglants et frénétiques.
-
-Van den Brooks impassible, continuant sa marche, baissa sur l’homme le
-rayon de ses lunettes vertes. Et cet homme se prosterna lentement:
-Helven vit deux larmes rouler de ses yeux égarés.
-
-Il n’osa interroger le marchand qui, d’un ton plein d’aménité, leur
-montrait, à mesure qu’ils avançaient, les merveilles et les singularités
-de l’île. Ils traversèrent sur un pont de bois une rivière encaissée
-entre des roches grisâtres et dont l’eau coulait sur un lit de lave,
-d’un noir d’encre.
-
---Cette rivière, dit Van den Brooks, roule des paillettes d’or.
-
-Mais ni l’air parfumé d’aloès et de muscade, ni le murmure des sources,
-ni les prairies où paissaient des bœufs blancs et noirs, rien de ce qui
-faisait la splendeur fertile de cette terre ne pouvait dissiper le
-malaise étrange d’Helven.
-
- * * * * *
-
-Leminhac semblait enchanté de sa promenade et il se montra
-particulièrement brillant au déjeuner. Marie Erikow complètement reposée
-et qui, en compagnie du professeur, avait fait quelques pas dans l’île,
-était aussi d’excellente humeur. Quant à Tramier, une vieille toquade de
-botanique l’avait repris et il ne pensait qu’à confectionner un herbier
-avec les plantes de l’île Van den Brooks.
-
---Vos jeunes filles, dit Marie Erikow au marchand, sont ravissantes. Et
-vêtues avec un goût! Quelle est donc cette admirable étoffe dont elles
-font leurs habits et qui est pareille à la soie?
-
---C’est, en effet, dit le professeur, une soie végétale. J’ai reconnu le
-«phormium tenax», n’est-ce pas, Monsieur Van den Brooks?
-
---Plus exactement, dit le marchand, le mûrier à papier, très abondant
-dans mon royaume.
-
---Votre royaume? objecta l’avocat. Mais ne craignez-vous pas d’être
-obligé d’en abandonner un jour la suzeraineté à quelqu’une de ces
-odieuses grandes Puissances?
-
---Non, dit Van den Brooks, ma souveraineté n’est pas de celles qui se
-perdent.
-
---Vous avez retrouvé l’âge d’or, exclama Marie Erikow. Que vos sujets
-sont heureux!
-
---Ils ne connaissent pas toute l’étendue de leur bonheur, répondit le
-maître de l’île; ou plutôt, ils ne la connaissaient pas avant mon
-arrivée; ils commencent à l’apprécier maintenant.
-
---Je m’en doute, pensa Helven, qui songeait aux supplications
-gémissantes du stropiat.
-
---Vous devez être fort bon pour eux, remarqua la Russe attendrie.
-
---Je leur ai donné tout ce qui leur manquait, repartit le trafiquant.
-Ils avaient un sol fertile, des vergers chargés de fruits, des prairies
-émaillées de fleurs, un éternel été, des eaux douces, un air embaumé;
-ils vivaient là, dans l’innocence des premiers âges, sans passions,
-puisqu’ils pouvaient satisfaire tous leurs désirs. Sans doute, ils
-étaient heureux, mais il leur manquait l’essentiel.
-
---Quoi donc, alors? demanda l’avocat.
-
---Ils ne connaissaient pas la Loi.
-
- * * * * *
-
-Ce disant, le marchand se leva de table et conduisit ses hôtes dans le
-patio où des rafraîchissements étaient servis. Un velum orange tamisait
-la lumière et donnait à tous les visages un teint cuivré qui seyait à
-merveille à la beauté de la Russe.
-
-Helven, galant et froid, lui en fit compliment:
-
---La reine au masque d’or, dit-il.
-
---Non, répondit-elle, la reine sans masque.
-
-Helven sourit et Marie comprit que le galant était perdu. Elle
-comprenait bien pourquoi; mais elle comprenait mal comment.
-
-Elle se rabattit sur Van den Brooks:
-
---Je tiens, dit-elle, à faire avec vous le tour du propriétaire. Vous
-allez d’abord me montrer votre palais, ensuite votre royaume.
-
---A votre guise, répondit le trafiquant. Messieurs, ajouta-t-il en se
-tournant vers les hommes, vous plaît-il de faire avec nous cette visite?
-
-Et il offrit son bras à Mme Erikow.
-
-Toutes les pièces du palais ouvraient sur le patio; de toutes on
-entendait bruire le jet d’eau dans sa vasque de malachite. La
-bibliothèque était fort bien garnie; les salons, ornés de fétiches
-d’ivoire ou d’ébène, laqués, peints ou dorés, hérissés de clous, de
-cornes, de poils, avec des yeux blancs ou rouges, des masques convulsés,
-des bouches hurlantes.
-
---Ce sont, dit Van den Brooks, les mauvais esprits qui troublaient mon
-peuple. Mon peuple n’avait qu’une croyance: celle des revenants dont ces
-horribles caricatures sont les emblèmes. Depuis que je suis ici,
-l’Esprit a chassé les démons et j’ai fait enlever tous ces pauvres
-simulacres qui forment, comme vous le voyez, une assez jolie collection.
-
---Quel dommage, dit l’avocat, que Monsieur Jean Cocteau ne soit pas ici:
-il se pâmerait d’aise. Et vous, demanda-t-il à Helven, n’êtes-vous pas
-cubiste? Il y a là de quoi inspirer toute une esthétique.
-
-On abandonna visages et faux-visages grimaçants pour pénétrer dans une
-salle oblongue où la lumière ne filtrait qu’à travers des stores épais
-de soie rouge et verte. Des nattes étaient tendues sur le sol, jonchées
-de coussins durs. De petites tables de laque, très basses, étaient
-disposées à côté des nattes, avec des lampes ornées d’araignées de
-bronze et, tout auprès, des pipes et des flacons de jade. Un énorme
-Bouddah, pareil à celui que Marie avait vu sur le _Cormoran_, rougeoyait
-dans un angle.
-
---Ici, dit Helven, c’est sans doute le Temple de la Drogue?
-
-Van den Brooks s’inclina:
-
---S’il vous plaît d’en user, fit-il.
-
-Marie battit des mains:
-
---Oh! oui, ce soir, ce soir...
-
-Les autres pièces n’avaient rien de remarquable: on revint dans la
-bibliothèque.
-
---Je vais, dit Van den Brooks, vous donner la plus grande preuve
-d’amitié et de confiance que j’aie jamais donnée à personne. Je vais
-vous montrer ce qui, depuis des siècles, n’a jamais été vu par d’autres
-yeux que par les miens.
-
-Il s’approcha d’un rayon et déplaça légèrement une précieuse édition du
-«Vathek» de Beckford. Le casier des livres tourna sur lui-même et une
-porte de fer apparut, qui fut ouverte d’ailleurs avec un procédé
-analogue, cher aux auteurs de films cinématographiques.
-
- * * * * *
-
-Fort intrigués, les quatre voyageurs suivirent leur hôte qui descendait
-les degrés d’un petit escalier en vis, creusé dans le granit.
-
-Helven pensa que le rocher adossé à la maison constituait ainsi une
-heureuse porte de sortie.
-
-L’escalier donnait accès à une sorte de galerie naturelle, fort basse,
-et qui suivait un plan incliné. Helven en déduisit--et il ne se trompait
-pas--que cette galerie devait aboutir à la plage. Van den Brooks
-marchait en tête, une lampe électrique à la main, presque courbé en
-deux. Des gouttes d’eau suintaient le long des parois et s’écrasaient
-tantôt sur une main, tantôt sur un visage, sensation désagréable qui fit
-pousser à Marie des cris aigus.
-
---N’ayez aucune crainte, dit Van den Brooks, nous arrivons.
-
-On entendait déjà le mugissement des flots et la sourde détonation des
-vagues sur les brisants. Van den Brooks tourna brusquement à droite.
-Helven, qui se tenait immédiatement derrière lui, distingua sous le
-rayon direct de la lampe une paroi de rocher et une plaque de cuivre. Un
-ressort joua et, presque à plat ventre, la petite troupe pénétra par une
-ouverture circulaire dans un puits de ténèbres et de silence.
-
-Clac, le bruit sec d’un commutateur. La lumière ruisselle sur les parois
-rugueuses d’une crypte. La paroi granitique s’empourpre comme d’un sang
-fraîchement versé. De petites facettes de mica scintillent et, dans
-l’ombre de la voûte, c’est un battement d’ailes nocturnes effarouchées.
-
-Marie Erikow affectait une audacieuse assurance.
-
---En plein roman, dit-elle. Vive Van den Brooks!
-
-Helven songeait:
-
---Il doit y avoir une fissure dans la voûte, puisqu’il niche ici des
-oiseaux de mer et que l’air n’est pas vicié.
-
-Mais il fut arraché à ses déductions policières par l’attitude du
-marchand.
-
-Celui-ci se tenait debout au centre de la crypte, la barbe étincelante
-de rayons. Ses lunettes brillaient d’un éclat vraiment diabolique. Il
-semblait l’officiant de quelque rite obscur et cruel.
-
-Soudain, il se baissa, prononçant des paroles incohérentes. Un disque de
-pierre tourna et un coffre d’acier vint émerger automatiquement à la
-surface; il y eut un déclic. Avec des mouvements dont il réprimait mal
-la fébrilité, le maître du navire fit jouer les serrures, puis, d’un
-grand geste, il releva le couvercle pesant:
-
---Regardez, cria-t-il, regardez...
-
-Sous les feux des lampes électriques, un prodigieux trésor s’enflammait
-comme un brasier. C’était un sabbat de pierreries, une orgie
-d’émeraudes, de rubis, de topazes; des grappes de perles s’écroulaient;
-les yeux troubles des opales luisaient; les saphirs faisaient songer aux
-sultanes des mille et une nuits; les améthystes, à d’éblouissantes
-religions. Deux escarboucles roulèrent sur le sol; Marie Erikow les prit
-dans l’ombre pour des prunelles de chat.
-
-Van den Brooks, transformé, frénétique, plongeait ses coudes dans le
-coffre, brassait les diamants et retirait par instant ses mains qu’il
-tenait hautes, comme s’il eût voulu égoutter leur magnificence.
-
---C’est beau comme la mer phosphorescente, c’est plus beau qu’elle,
-haletait-il. C’est du sang, c’est du feu, cela brûle, cela grise. C’est
-à moi, à moi. C’est mon vin, ma folie, ma divinité...
-
-Tramier prit le bras d’Helven:
-
---Ces trésors sont prodigieux; mais toutes ces pierres sont peut-être
-fausses. En tout cas, je crois notre hôte décidément fou et en bon
-chemin pour la paralysie générale.
-
---C’est une opinion, chuchota Helven.
-
-Il se tut, car Van den Brooks se retournait. Le maître de l’île avait
-repris son calme.
-
---Savez-vous, dit-il, qui m’a livré ces trésors fabuleux? Il y a là pour
-des millions et des millions de pierreries, des diamants gros comme des
-œufs, des perles roses et noires. Savez-vous qui m’a fait cette
-largesse?
-
-«La mer, continua-t-il gravement. Et regardez ce qu’elle m’a livré
-aussi.
-
-Il plongea ses bras dans le coffre, fouilla un moment et retira une
-boule jaunâtre. C’était une tête de mort: une émeraude s’était logée
-dans son orbite.
-
-Puis il rejeta le crâne parmi les pierreries, referma le coffre et
-s’assit sur le couvercle.
-
- * * * * *
-
---Un jour que je me promenais sur la pointe orientale de l’île, peu de
-temps après mon débarquement, mon pied heurta sur le sable d’une petite
-crique une planche rongée par la mer. Je ne doutai pas que ce ne fût une
-épave et je reconnus un fragment encore muni d’une serrure ancienne de
-fer ciselé. La rouille avait rongé si profondément le métal que j’eus
-beaucoup de peine à distinguer les détails de la ciselure. J’y parvins
-cependant. Je distinguai successivement quelques lettres: G... O...
-SA... et une date, 1592. C’était assurément l’épave d’un vaisseau brisé
-sur les récifs. Mon imagination évoqua aussitôt les galions espagnols
-chargés des diamants et de l’or du Pérou, de tous les trésors des Indes
-Orientales, que le vent et les courants entraînaient parfois dans des
-directions inconnues et qui, parfois aussi, venaient misérablement se
-rompre sur des écueils. Les lettres déchiffrées confirmèrent mon
-hypothèse. Après maints efforts, je reconstruisis ce nom: _Graciosa_.
-
-«La _Graciosa_ avait dû couler aux abords de mon île. Il fallait la
-retrouver.
-
-«Grâce aux naturels qui sont de fort bons plongeurs, je pus bientôt
-avoir des indications intéressantes. Les plongeurs notèrent, en effet, à
-une profondeur d’une dizaine de brasses seulement, une carcasse de
-bateau à demi enlizée dans le sable et toute recouverte de coquillages.
-Je ne vous retracerai pas mes efforts personnels et ceux de mes
-ouvriers. Revêtu d’un scaphandre, je passai de longues heures, immergé,
-le pic à la main, pour dégager le navire englouti et m’en faciliter
-l’accès. Enfin, je pus pénétrer sur le gaillard d’avant et descendre
-dans les soutes. Vous ne sauriez imaginer l’horreur de ce cadavre de
-vaisseau, rongé par le sel, gonflé d’une eau noire, tout grouillant de
-poulpes et de crabes, dans le silence d’une mort séculaire. Je
-tremblais; j’avançais pourtant.
-
-«La _Graciosa_ était bien une goélette et ses flancs recélaient
-d’inestimables trésors. Des lingots d’or que les siècles avaient
-ternis--mais je sus bien reconnaître le précieux métal--s’amoncelaient
-parmi des algues. Ils étaient trop pesants: je les laissai à la mer qui
-faisait bonne garde.
-
-«Soudain, titubant dans cette eau obscure, embarrassé par mes semelles
-de plomb et le casque respiratoire, je heurtai un coffre volumineux.
-J’étendis la main, et ma main se posa sur quelque chose de lisse, de
-froid et d’un peu visqueux. C’était un crâne. Le coffre ouvert à
-grand’peine, car il était comme maçonné de coquilles, une Golconde
-apparut à mes yeux: les pierreries palpitaient dans la glauque pénombre.
-
-«Je ne sépare point ces joyaux engloutis et par moi ramenés à la
-lumière, de ce funèbre ossement poli par les flots.»
-
- * * * * *
-
-Comme il achevait ces mots, Van den Brooks appuya sur un ressort
-invisible et le coffre redescendit dans la cachette.
-
-Muets, ses hôtes regagnèrent avec lui la fraîche demeure où fusait le
-jet d’eau, où les arums embaumaient dans des jarres étrangement peintes.
-
-
-
-
-CHAPITRE XX
-
-L’HOMME QUI VOULUT ÊTRE DIEU.
-
- «Vous connaîtrez en ceci que je suis le Seigneur: je vais
- frapper l’eau de ce fleuve avec la verge que j’ai en main et
- elle sera changée en sang.»
-
- _Exode_.
-
-
-L’île tout entière baignait cette après-midi dans une telle douceur que
-les voyageurs sentirent peu à peu se dissiper le malaise causé par la
-scène de la crypte. Revenus à la lumière, ils cédèrent au charme
-amollissant de cette contrée où, sous un ciel toujours égal, les fleurs
-s’alanguissaient sur leur tige, sans se flétrir.
-
---Ici, dit Marie Erikow, les fleurs meurent et ne vieillissent pas.
-
---Cela est vrai, répondit l’avocat, la décrépitude est bannie de cette
-terre.
-
-Le professeur expliquait à Helven que Van den Brooks présentait
-incontestablement des troubles mentaux dont le principal était la fureur
-mégalomanique.
-
---D’ailleurs, ajoutait Tramier, en dehors de ces accès qui pourraient
-avoir un jour de funestes conséquences, il faut convenir que c’est un
-homme accompli, fort intelligent et le plus aimable des hôtes.
-
-Le peintre ne lui paraissant pas prêter une attention suffisante à son
-diagnostic, il rejoignit Leminhac et Marie Erikow qui avait pris le bras
-de Van den Brooks.
-
---Venez-vous? demanda Marie à Helven. Nous allons visiter l’île sous la
-conduite de son roi.
-
---Excusez-moi, dit Helven, je préfère rester sur la plage et prendre
-quelques croquis.
-
- * * * * *
-
-En réalité, le jeune homme se sentait envahi d’un furieux besoin de
-solitude. Il avait toujours rêvé d’aventures, et l’Aventure s’offrait à
-lui. Van den Brooks était un vrai protagoniste de roman, mystérieux à
-souhait, peut-être même assez dangereux pour pimenter les derniers
-chapitres de l’histoire. Que signifiaient, en effet, ces horribles
-mutilations, cette adoration craintive des naturels pour le marchand de
-cotonnades? Que signifiait le village brûlé? Toutes les paroles de Van
-den Brooks revenaient à la mémoire du peintre et certaines prenaient un
-sens très lourd. Helven se rappela le soir où le trafiquant, le front
-tourné vers les astres, avait laissé tomber de ses lèvres: «Dieu n’est
-que le plus artiste des bourreaux».
-
-Et pourtant, ce jour-là, malgré l’Aventure, dans cette curieuse
-atmosphère imprégnée à la fois d’une édénique sérénité et de menaces
-inconnues, dans cet air embaumé et peut-être saturé de poisons subtils,
-le peintre, jadis avide d’émotions fortes, se coucha sur le sable de la
-grève, en proie à cette lassitude que les Pères de l’Église ont nommée
-le _taedium vitae_. Marie Erikow n’était sans doute pas étrangère à cet
-abattement; mais la tristesse d’Helven s’élargissait au delà d’une
-simple mésaventure amoureuse: elle embrassait les méandres de l’île, les
-récifs de coraux, les volcans sourcilleux, le ciel d’émail sombre et les
-houles du Pacifique. Une phrase de Nietzsche lui revint à l’esprit et,
-la prononçant, ses yeux se remplirent de larmes: «_Jadis, on disait Dieu
-en regardant sur les mers lointaines_...».
-
-Il se leva. Décidé à chasser ses humeurs romantiques, il prit à travers
-bois, dans une direction opposée à celle suivie par le petit groupe. Le
-silence était profond. Dans l’enchevêtrement des branches et des
-feuillages qu’il écartait pour se frayer une route, des battements
-d’ailes effarés, une fuite brusque dans les buissons; puis le silence se
-refermait et le bruit de la mer elle-même ne pénétrait pas cette sylve.
-L’odeur des plantes et des arbres était presque suffocante; des aromes
-obscurs se condensaient sous cette voûte, comme en une cassolette bien
-close. Les tempes d’Helven battaient. Il avait hâte maintenant de
-trouver une clairière, d’aspirer une bouffée venue du large, de voir
-au-dessus de sa tête un morceau de ciel libre. De son bâton, il fauchait
-les lianes, abattait les basses branches, faisant sa trouée, les épaules
-en avant.
-
-Enfin, un rayon de soleil traversa les feuillages moins épais. Il
-respira.
-
-Alors, dans le silence, un hululement s’éleva, une plainte si vaste
-qu’elle paraissait sortir de la forêt et gagner l’espace des eaux
-amères, par-dessus les arbres et les collines, comme un vol de grues
-gémissantes. C’était une supplication monocorde, un peu rauque et d’une
-désolation infinie.
-
-Helven frémit. Cette île recélait donc dans ses plis embaumés les plus
-atroces douleurs?
-
-Rejetant les branchages, il vit devant lui une clairière d’herbes fines.
-Au centre, étaient assis en cercle quelques personnages qui se livraient
-à une sorte de lamentation liturgique.
-
-Le soleil qui coulait sur leurs corps nus faisait miroiter de petites
-écailles d’argent. Au bruit des feuilles, ils se levèrent et marchèrent
-au-devant de l’étranger, tournant vers lui des visages blancs où les
-yeux n’étaient plus que des trous écarlates. Quelques-uns n’avaient plus
-de nez et de béants ulcères rongeaient leurs bouches.
-
-Un souffle d’épouvante passa sur le front d’Helven. Il s’enfonça dans la
-forêt, talonné par la Lèpre.
-
- * * * * *
-
-Les hôtes de M. Van den Brooks étaient déjà réunis autour de la table,
-lorsque le peintre entra dans la salle à manger, le visage encore un peu
-pâle.
-
---Où diable étiez-vous donc? demanda l’avocat.
-
---J’ai fait, répondit Helven, une excursion fort pittoresque.
-
-Le marchand regardait le jeune homme avec beaucoup d’intérêt.
-
---Nous déplorons, dit-il, que votre goût de la solitude vous ait
-entraîné loin de nous.
-
---Si Sa Majesté le veut bien, fit Marie Vassilievna qui traitait
-maintenant Van den Brooks en souverain d’opérette, nous achèverons la
-soirée dans un certain Temple qu’elle nous a montré aujourd’hui et où il
-nous plairait assez d’officier en l’honneur du Seigneur des Pavots.
-
---Volontiers, dit le trafiquant. L’opium est à la fois un sage
-conseiller et le maître des songes. Il fait bon reposer en sa compagnie,
-sur un oreiller de laque dure. J’ai de fort bonne drogue. Ce n’est pas
-comme à Paris où l’on tète du dross.
-
---Bravo, fit Marie.
-
---Pour moi, glissa Tramier, je m’abstiendrai, mais je vous regarderai
-volontiers.
-
-Helven et Leminhac acquiescèrent et l’on passa dans la fumerie.
-
- * * * * *
-
-Des lanternes, ornées d’oiseaux monstrueux sur fond rouge, éclairaient
-la pièce. Nous supposons que nos lecteurs ont tous lu Thomas de Quincey,
-Kipling, ou tout au moins Claude Farrère; ils nous dispenseront donc de
-nous étendre longuement en des descriptions d’un effet facile et d’un
-goût un peu usé. Les amateurs de ce pittoresque recourront à leurs
-auteurs préférés; quant aux amateurs de la drogue elle-même, ils
-connaissent ses merveilleux effets et son nom seul suffit à évoquer dans
-leur esprit des Palais de Béatitude que nulle brocante de verbe ou de
-style ne parviendrait à meubler.
-
-Bientôt le silence tomba des voûtes obscures et tout autour des lampes
-grésillèrent les boules soigneusement rôties dont l’odeur ne s’oublie
-point. L’Hindou préparait les pipes. Marie Erikow refusa d’ailleurs ses
-services. Elle tenait trop à la volupté d’amollir la goutte sacrée au
-bout de l’aiguille sur l’or crépitant de la flamme.
-
-Leminhac eut bientôt mal au cœur; mais il eut le tact de ne pas se
-plaindre. Le professeur s’initiait prudemment aux Paradis artificiels.
-Quant aux autres, ils fumèrent, sans mot dire, les premières pipes.
-
-Bientôt cette lucidité élyséenne que donne l’opium, cette langueur
-d’après-midi qui n’atténue point l’éclat des images, envahirent l’esprit
-des fumeurs. Le professeur lui-même s’enivrait lentement du parfum qui,
-peu à peu, imprégnait les murs, les nattes, les étoffes, la nuit.
-
-Et ils étaient cette fois-ci bien pareils aux mangeurs de Lotus qui
-s’assirent au soir sur le sable jaune d’un pays où les choses ne
-changent pas, sur une plage au bord des flots, entre la lune et le
-soleil.
-
- * * * * *
-
-Comme ils glissaient ainsi sur les pentes exquises de la mort, il leur
-parut entendre une voix semblable à celle de Van den Brooks, mais ni les
-uns ni les autres ne surent la distinguer de leurs songes:
-
---M’avez-vous pris, ô étrangers, disait le Maître du Navire, m’avez-vous
-pris pour un marchand de cotonnades? Faut-il que vos esprits soient
-lourds et vos yeux aveuglés? N’avez-vous donc point vu qui j’étais;
-n’avez-vous pas compris le sens de mes paroles?
-
-«Un roi, pensez-vous.
-
-«Non, un Dieu.»
-
---Un Dieu, fit Tramier. Qui a dit cela?
-
-Et il retourna la tête sur son coussin.
-
---Comme cette odeur est entêtante, songeait-il.
-
- * * * * *
-
---Oui, un Dieu, reprit la voix. Je suis le Dieu de cette terre et le
-Dieu de ces hommes. Ils m’adorent et je dispose à la fois des fruits du
-sol, de la chair et du sang de mon peuple.
-
-«Sans doute, je n’étais qu’un homme autrefois. Mais cela ne m’a point
-suffi. J’ai voulu être Dieu. Je le suis.
-
-«Voici que j’ai débarqué sur cette terre,--et cette terre le Seigneur
-l’avait bénie entre toutes. Les vents orageux n’y soufflent point; la
-rosée humecte les plantes; le soleil et la lune la caressent de leurs
-rayons; la mer lèche doucement ses rives. Mon île était le jardin des
-délices, le vase de la joie, le vaisseau de l’innocence.
-
-«Je vis des hommes et des femmes au corps harmonieux, au front couronné
-de fleurs. Ils vivaient nus et ne connaissaient point leur nudité. La
-terre produisait en abondance de quoi suffire aux besoins de ses
-enfants; ils ne travaillaient point. Ne possédant rien en propre, ils ne
-se haïssaient pas. Bien au contraire, ils s’aimaient et s’unissaient
-entre eux, selon leurs goûts et selon les heures; ils se séparaient
-avant que la lassitude ne devînt du dégoût; et l’amour n’était pour eux
-ni une lame aiguisée, ni un feu dévorant, ni une folie hagarde. L’aube
-et le crépuscule se posaient sur leurs maisons comme un vol pacifique de
-colombes. La mort elle-même se parait de voiles candides; elle les
-prenait par la main et ils la suivaient, croyant qu’elle les conduisait
-dans une autre île où les fleurs n’étaient pas moins belles, l’air moins
-embaumé et le ciel moins éclatant.
-
-«A voir cette félicité, mon cœur défaillit d’amertume. Depuis des
-siècles, me dis-je, ils jouissent d’un bonheur fait d’ignorance. Ils
-n’ont ni société, ni religion, ni morale, ni sanctions. Horreur! Ils
-ignorent la Loi.
-
-«Et il me parut qu’un sombre nuage voilait subitement cette nature
-splendide. Car la destinée de l’homme n’est point d’être heureux, mais
-de connaître et d’appliquer la Loi.
-
-«Je résolus de la leur révéler et de les arracher ainsi à leur félicité
-coupable. Mais ce n’était point chose aisée, car ils ne m’entendaient
-pas. Rien, dans cette île qui n’avait pas changé depuis l’Éden, rien
-n’avait pu leur apprendre que l’homme est né pour travailler; que toute
-joie, dans son essence, est damnable, sinon celle qui naît du bien
-accompli et de l’observance des préceptes; que l’amour est une
-souillure; que la loi enfin, la loi de l’Éternel, c’est la douleur.
-
-«Impuissant à faire pénétrer ces vérités salutaires dans leurs esprits
-corrompus par tant d’innocence, je procédai autrement que par des
-discours.
-
-«J’avais pour moi la force: des serviteurs résolus, des armes et tous
-les arguments que nous fournissent quelques livres de poudre, de
-chevrotines et pas mal encore d’autres ingrédients dont je vous parlerai
-tout à l’heure. Le fer et le feu, employés pour cette juste cause,
-contribuèrent à établir la Loi.
-
-«Loué soit le Tout-Puissant, qui m’a donné d’être son second et presque
-son égal sur cette terre immonde. Les desseins de la Providence sont
-cruels, mais je suis avec joie leur instrument.
-
-«Que je baigne mes mains dans le sang du pécheur; que je déchire ses
-entrailles; que j’arrache ses yeux. Ma violence et ma rage bienfaisantes
-lui ouvriront l’éternité. Qui n’a pas goûté cette volupté souveraine n’a
-jamais été ivre.
-
-«Et voici:
-
-«Ces pauvres sauvages ignoraient tout du juste et de l’injuste. Comment
-leur faire entendre ces notions indispensables? N’ayant aucun besoin et
-par conséquent aucune privation, ne possédant rien et jouissant de tout,
-ils ne pouvaient comprendre la gloire du Très-Haut qui distribue, selon
-ses desseins mystérieux, la pauvreté et la richesse, la maladie et la
-santé. Où le mal n’existait pas, il me fallut le créer, pour que la
-lumière de l’Éternel gagnât les ténèbres de leur cœur.
-
-«Ainsi ai-je fait. J’ai mutilé les êtres les plus solides et les plus
-vigoureux; je leur ai enlevé la force de leurs mains et de leurs jambes;
-j’ai crevé la coque de leurs yeux; j’ai arraché ces langues qui ne
-louaient pas le Seigneur. J’ai allumé des bûchers, incendié des
-villages, égorgé des femmes et des enfants. Mais j’ai bien eu soin
-d’épargner une partie des habitants, pour leur donner, par mon
-arbitraire, une notion de l’équité. Le Seigneur a-t-il fait autrement au
-jardin de l’Éden? A-t-il autrement que moi répandu sur la terre en
-genèse la douleur comme une semence?
-
-«Vers moi aujourd’hui les hommes les plus vigoureux agitent leurs poings
-sanglants. Je les ai humiliés et je leur ai appris à prier. Les femmes
-ne considèrent plus l’amour comme une joie. Il ne leur est permis que
-d’être mères. La pureté enfin, l’ascétique pureté, va descendre et va
-régner sur cette terre où les hommes vivaient comme vivent les oiseaux.
-
-«Le bien-être de la chair éloigne de Dieu. Les maladies et la
-décrépitude étaient ignorées de mon peuple. J’ai fait surgir devant eux
-le spectre argenté de la Lèpre aux yeux roses.»
-
-La voix se tut.
-
- * * * * *
-
-Dans le silence de la fumerie, on n’entendait plus que le souffle des
-dormeurs. Tous avaient cessé de fumer. Il y eut deux ou trois
-soupirs--des cauchemars sans doute.
-
-La voix reprit:
-
- * * * * *
-
-«La grâce du Seigneur a pénétré ces âmes, car ceux à qui j’ai infligé de
-salutaires souffrances se prosternent devant moi et m’adorent
-aujourd’hui. Non seulement ils me craignent, mais ils m’aiment pour le
-mal que je leur ai fait. Et sans doute ils préfèrent ma création
-douloureuse au règne paisible de la nature.
-
-«Et moi-même, un vin capiteux enivre maintenant mes esprits. L’orgueil
-du Seigneur est descendu en moi. Ce que j’ai fait, Dieu seul eût pu le
-faire. Il avait oublié dans son œuvre ce misérable coin de terre et j’en
-ai fait le temple de sa glorification. Lorsque je considère mon ouvrage,
-je me sens l’égal du Tout-Puissant.
-
-«Louez-moi pour les plaies; louez-moi pour la lèpre; louez-moi pour le
-sang répandu; louez-moi pour avoir substitué à la nature bestiale la
-Loi, la divine Loi.»
-
- * * * * *
-
-La nuit se referma comme un calice sur la chambre où les dernières
-lampes battaient de l’aile, pareilles à des papillons de lumière
-agonisante.
-
- * * * * *
-
-A l’aube, Helven se secoua le premier et regagna sa chambre.
-
---Dieu! que j’ai mal dormi, pensait-il. Décidément, l’opium ne me
-réussit plus. J’en ai perdu l’habitude.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXI
-
-OÙ VAN DEN BROOKS SE DÉCOUVRE.
-
- «Poulpe au regard de soie...»
-
- MALDOROR.
-
-
-Le marchand de cotonnades semblait goûter la bonne drogue et, cette
-nuit-là, il avait dû en absorber une assez respectable quantité, car on
-ne le vit pas de la matinée. Les quatre voyageurs se retrouvèrent, un
-peu avant midi, sous le péristyle du Palais.
-
-Leminhac avait les traits tirés et le professeur, les yeux bouffis. Par
-contre, Marie Erikow était fraîche comme l’aube elle-même. Helven, qui
-n’avait pas mal supporté une vingtaine de pipes, complimenta celle-ci
-sur son teint.
-
---L’opium, dit la Russe, c’est pour moi un véritable bain. J’en sors
-rafraîchie, détendue, et je vois tout en rose.
-
---Rose, dit l’avocat, cette couleur évoque en moi le souvenir d’un
-affreux cauchemar. Pourquoi cette association? Il devait y avoir dans
-mon rêve quelque chose de hideux et de rose à la fois... J’y suis... des
-yeux. Brr. Je ne vous le raconterai pas. Mais la drogue ne me donne pas
-des visions précisément folâtres.
-
---C’est étrange, dit Helven. Moi, j’ai fait un cauchemar analogue.
-
---Quant à moi, intervint le professeur, je n’ai pas fumé, mais la salle
-était si imprégnée des vapeurs de vos pipes, que je me suis tout
-doucettement intoxiqué. Je n’ai pas rêvé, mais il m’a semblé entendre la
-voix de M. Van den Brooks et j’ai attribué, dans ma torpeur, à ce pauvre
-homme toutes sortes de propos incohérents. Je pense que l’impression
-causée par la scène de la crypte a déclenché les élucubrations de mes
-méninges.
-
---J’ai entendu également la voix de notre hôte, repartit Helven. Il m’a
-paru qu’il délirait.
-
---Curieuse coïncidence, remarqua l’avocat.
-
-Marie Erikow, abandonnant les hommes à leur conversation, s’éloigna pour
-faire quelques pas sur la plage et admirer les jeux de la lumière sur
-les coraux ruisselants d’écume. La nouveauté du paysage, le charme
-pittoresque de cette escale, tout avait contribué à lui faire rapidement
-oublier la dernière nuit du _Cormoran_. Elle en avait même si
-complètement perdu le souvenir, car les femmes ont parfois la mémoire
-courte, qu’elle ne s’expliquait pas la froideur d’Helven à son égard.
-Elle regrettait déjà d’avoir découragé l’avocat qui aurait pu à la
-rigueur constituer un pis-aller et traitait intérieurement le peintre de
-«nigaud».
-
-Elle cheminait sur le sable de la plage, suivant sa rêverie. Toutes les
-préfaces de feu Melchior de Vogüé, tous les articles de feu Théodore de
-Wyzewa ne nous révéleront pas les arcanes de l’âme slave.
-Contentons-nous d’admirer la jeune femme qui, vêtue de blanc, longe le
-bord sombre de la mer, ramasse parfois un galet veiné d’or ou s’appuie
-au tronc d’un cocotier, pour suivre du regard le jeu des houles indigo.
-Mais voici que vient se poser à côté d’elle un oiseau couleur de feu.
-C’est une des colombes dont le plumage enflamme les feuillages de l’île.
-L’oiseau semble peu craintif et Marie s’approche pour le saisir. Elle
-étend la main, mais il s’envole et va se poser quelques pas plus loin...
-Et la poursuite continue, tout comme dans les contes arabes où l’oiseau
-se mue, au bon moment, en un génie, une princesse ou un crapaud.
-
-Aucune de ces transformations n’advint ce jour-là, car le merveilleux
-avait--sans doute depuis l’apparition de Van den Brooks--déserté le
-rivage de l’île qui fut son dernier refuge. Mais cette course conduisit
-Marie à quelque distance de l’habitation, dans un lieu solitaire.
-C’était une petite crique encaissée de rocher de granit rouge que
-recouvraient de larges plaques de mousses verdissantes. Marie se pencha
-au bord de la falaise, cherchant à sonder la profondeur de l’eau glauque
-comme ses propres prunelles. Elle vit d’abord son image couronnée de
-plantes marines, puis distingua, échoué entre deux rochers, un canot
-peint en vert et qui portait en lettres blanches le nom du yacht
-_Cormoran_. La barque se balançait, maintenue au roc par une corde; elle
-contenait quelques ballots et un tonnelet. La présence de ce chargement
-annonçait sans doute la présence d’un propriétaire et, mi-farniente,
-mi-curiosité, Marie Erikow se coucha sur la falaise, surveillant la
-barque et suivant en même temps la danse serpentine des algues dans la
-transparence de l’eau.
-
-Elle s’engourdissait déjà sous le soleil qui rôtissait l’herbe courte et
-odorante du rocher, lorsqu’elle entendit un pas crisser sur le sable.
-
-Tel le Cyclope aux yeux rusés d’Ulysse, apparut, émergeant des blocs
-empourprés, Tommy Hogshead, ruisselant. Le nègre regarda tout autour de
-lui, puis, s’approchant du canot, il souleva le tonnelet à bout de bras
-et but à longs traits. Il battit ensuite le briquet, alluma une pipe de
-terre et s’étendit sur le sable.
-
---Que vient faire ici cette brute? songeait Marie.
-
- * * * * *
-
-La sinistre face de Tommy la poursuivit. Les paroles confidentielles du
-capitaine Halifax, qui en savait peut-être plus long qu’il ne voulait en
-avoir l’air, n’avaient guère contribué à dissiper les craintes que lui
-inspirait le drôle. Elle savait maintenant que la quasi-certitude d’un
-crime--dont elle devinait la raison--pesait sur ce crâne laineux. Tout
-le jour, l’ivoire ricanant du nègre hanta ses esprits, et le souvenir de
-Lopez ajoutait à sa peur un nouveau malaise fait à la fois de honte...
-et de regret...
-
- * * * * *
-
-Van den Brooks ne parut pas au déjeuner. L’Hindou excusa son maître avec
-des gestes. L’absence du marchand surprit ses hôtes et le repas fut
-morne. La chaise vide de Van den Brooks eût-elle été occupée brusquement
-par le spectre de Banco, les quatre voyageurs n’auraient pas été moins
-silencieux. Lassitude causée par la nuit d’opium, anxiété vague d’un
-mystère, angoisse d’une menace suspendue sur l’île ou sur la maison,
-toujours est-il que le malaise, éprouvé par chacun et constaté chez ses
-voisins, ne cessait de s’accroître à chaque minute.
-
-Leminhac et le professeur eurent vainement recours aux havanes de Van
-den Brooks; Marie Erikow but inutilement deux verres de kummel glacé;
-Helven tira sans succès sur sa pipe bourrée d’un tabac virginien macéré
-dans le miel et le jus de figue: hélas! l’inquiétude aux doigts perfides
-serrait leurs gorges.
-
---Ma foi, dit l’avocat, l’île de M. Van den Brooks est un royaume fort
-plaisant, mais je ne voudrais pas priver mes auditeurs australiens d’une
-parole française. Quand partons-nous?
-
---Le royaume est beau, dit à son tour le professeur, mais le roi est mal
-équilibré.
-
---Quant à moi, éclata Marie, j’ai assez de tous ces sauvages et il y a
-au moins quinze jours que je n’ai pas lu les articles de M. Capus et le
-_New-York Herald_. Je veux partir.
-
-Helven ne dit rien, car il était déjà sorti. Quand il revint, il trouva
-tout son monde sommeillant sur les fauteuils du patio et Leminhac occupé
-à une réussite. Le jet d’eau, irisé par un rayon de soleil, flottait
-semblable à une crinière d’arc-en-ciel.
-
-Le peintre secoua ses amis.
-
---_Get up._ Le sommeil ne vaut rien pour la digestion. Leminhac, mon
-cher, si vous voulez savoir l’avenir, mieux vaut venir tirer un
-horoscope sur le sable de la plage.
-
---Je crois, ajouta-t-il, qu’une promenade nous est _absolument
-né-ces-sai-re_.
-
-Il articula ces mots à voix basse, mais si nettement que les trois
-autres le regardèrent, surpris, et le suivirent.
-
---Qu’y a-t-il? demanda Marie.
-
-Helven attendit que l’on se fût éloigné à bonne distance de la maison.
-Quand ils se trouvèrent sur la plage nue, sûrs de ne point être épiés,
-le peintre dit:
-
---Le _Cormoran_ a quitté son mouillage. Le _Cormoran_ n’est plus ici.
-
---Sinistre plaisanterie, grogna l’avocat.
-
---En êtes-vous bien sûr? demanda le professeur.
-
---Voyez plutôt.
-
-Et Helven conduisit ses compagnons sur un rocher d’où l’on dominait la
-petite rade de débarquement.
-
-La mer s’étalait, bleue et plate: pas une fumée à l’horizon.
-
---Il n’y a pas d’autre mouillage aux abords de l’île, continua le
-peintre. Le yacht a levé l’ancre la nuit dernière.
-
---Alors nous sommes prisonniers? gémit Marie.
-
---Prisonniers de M. Van den Brooks, fit Tramier. Ce n’est pas drôle. Un
-personnage aussi excentrique ne m’inspire aucune confiance.
-
---Mais serait-il parti lui-même? demanda l’avocat.
-
---Je ne crois pas, répondit Helven.
-
-L’étendue ruisselante de lumière leur parut désolée et l’angoisse agita
-ses ailes glacées au-dessus de leurs têtes.
-
---Que faire?
-
-Marie Erikow s’était assise sur le sable, la tête dans ses mains.
-
---Ne vous effrayez pas, madame, supplia Leminhac. Il n’y a pas encore
-lieu de s’affoler. Délibérons.
-
-Ils gagnèrent un boqueteau, hors des vues du maître de l’Ile.
-
---Entre nous, dit le professeur, ce Van den Brooks est un fou. Tous les
-fous dangereux ont une apparence normale au premier abord: j’aurais dû
-m’en douter et ne jamais accepter de monter sur ce fâcheux navire qui
-nous plante ici bellement.
-
---N’épiloguons pas inutilement, repartit Helven. Je ne suis pas sans
-inquiétude: cette île me paraît présenter des singularités peu
-rassurantes.
-
---Je suis tout à fait de cet avis, commenta Marie.
-
---Moi aussi, murmura l’avocat.
-
---D’autre part, je ne suis pas très sûr que l’opium m’ait halluciné
-complètement, cette nuit...
-
---Moi non plus, fit le professeur.
-
---Résumons-nous donc. Ce soir, nous exprimerons à M. Van den Brooks
-notre désir de quitter au plus tôt son royaume.
-
---Nous serons courtois et énergiques, appuya l’avocat: je parlerai.
-
---Et s’il n’était plus là? objecta Marie.
-
-Mais nul ne répondit.
-
- * * * * *
-
-Marie Erikow n’eut pas le courage d’affronter le dîner. Elle se retira
-dans sa chambre et pria Leminhac de la tenir au courant des événements,
-s’il y avait lieu. Elle assujettit elle-même les barres de ses volets,
-tant elle craignait de voir luire à sa fenêtre les sinistres boules de
-loto de Tommy Hogshead. Plusieurs fois, au cours de la nuit, elle
-sursauta, croyant entendre des craquements. Et pourtant, la nuit
-tropicale, lamée de soie, éventait l’île de mille souffles, l’île
-heureuse, les étoiles et la mer chuchotante...
-
- * * * * *
-
-Les trois hommes prirent place à table. La salle était sombre; la lampe
-suspendue à sa lourde chaîne projetait sur les murs des ombres
-éléphantesques. L’Hindou se tenait à son poste. Soudain, avant que le
-service ait commencé, sans que nul l’ait entendu venir, les convives
-virent, debout devant sa chaise, Van den Brooks, le front perdu dans les
-ténèbres.
-
-Leminhac, qui avait le sens du théâtre, eut bonne envie de murmurer:
-«Bon appétit, Messieurs...»
-
-Mais la voix lui manqua.
-
---Excusez-moi, dit le marchand. Les intérêts de mon peuple m’ont obligé
-à rester cette longue journée éloigné de vous. Je réparerai cela demain.
-
---Vous êtes tout excusé, monsieur, répondit le professeur, et nous ne
-saurions vous détourner d’accomplir les devoirs d’un si important
-ministère. Le séjour que nous avons fait ici restera un impérissable
-souvenir. Hélas! les meilleures choses ont un court destin et...
-
---Que non, que non! fit le marchand.
-
---Pourtant, insista le professeur interloqué, il nous faudra partir et
-ce départ doit être proche...
-
---Voire, fit Van den Brooks, à la manière de Panurge.
-
-Leminhac, inquiet, remit son intervention au moment des liqueurs. Le
-marchand se montra, tout le long du dîner, d’une humeur et d’une
-cordialité parfaites, déplorant l’absence de Mme Erikow.
-
---Je crains que le climat ne lui convienne pas, dit le docteur.
-
---Erreur! Il n’en est pas de plus sain, répéta l’heureux propriétaire de
-l’île.
-
-On passa au fumoir. Les cigares et les alcools étaient tels que les
-convives de Van den Brooks, chaleureusement émus par la digestion, ne
-purent s’empêcher de chanter en leur cœur les louanges de l’hôte.
-
---Au fond, songeait Tramier, c’est un fou inoffensif et intermittent.
-
---Quelle charmante réunion! s’exclama le maître de l’île. Comme il est
-doux d’avoir auprès de soi des hommes de votre valeur et de votre
-culture, mes chers amis, quand on est comme moi, un pauvre solitaire et
-un rustre, pour tout dire. Vous m’apportez les parfums d’une
-civilisation dont, depuis trop longtemps, je ne goûte plus les fruits.
-Les joies de la sympathie et de l’amitié avaient depuis longtemps aussi
-déserté mon cœur: vous me les avez fait retrouver. Grâces vous en soient
-rendues. Je n’oublierai jamais nos entretiens, la douceur des nuits
-passées ensemble à discuter des grands problèmes de l’âme et de la vie,
-sur le pont du _Cormoran_...
-
---A propos, intervint Helven, où donc est allé le yacht?
-
---Parti pour Sumatra, cette nuit, articula sèchement Van den Brooks.
-
---Mais alors... mais alors... bégaya Tramier.
-
---Et ma conférence! s’exclama Leminhac, ma conférence est certainement
-manquée.
-
---En vérité... en vérité... haletait le docteur, vous êtes fort
-hospitalier, monsieur, mais l’hospitalité a des limites...
-
---Nous ne pouvons pourtant prolonger indéfiniment notre séjour dans
-votre île, insista Leminhac.
-
---Et comment partir maintenant? reprit le professeur.
-
-Ne prêtant qu’une oreille distraite à ces plaintes amoébées, le marchand
-rejetait voluptueusement la fumée de son havane. Il était fort adroit à
-souffler des couronnes. Son regard se dirigea sur Helven et il sourit,
-comme s’il avait en lui un confident secret. Le jeune homme, confus et
-irrité, détourna les yeux.
-
-Alors, le marchand de cotonnades éclata d’un grand rire et tout le
-palais vibra. Un pareil frémissement devait secouer l’Olympe, lorsque
-Zeus était en gaieté.
-
-Il se frappa la cuisse, poussa vers le plafond un jet tumultueux de
-fumée et, la barbe épanouie d’allégresse, articula:
-
---Vous ne partirez plus.
-
-Il y eut ce qu’on appelle un froid.
-
-Le Zeus de la Jûte dressa sa haute taille et, barbe en avant, cigare aux
-doigts, arpenta le fumoir.
-
---Ah! çà, dit-il d’une voix calme--jugeant sans doute incongrue une
-hilarité trop manifeste--pour qui me prenez-vous? Pour un jeune daim en
-nourrice, pour un philanthrope ramolli, pour un... (la pudeur nous
-interdit de reproduire le terme dont il se servit). Ah! mes pauvres
-amis, mes pauvres chers amis, que vous me faites de peine! Je vous
-croyais moins obtus.
-
-«Alors, comme ça, vous avez cru que vous pourriez vous offrir une
-croisière aux frais du père Van den Brooks, boire son champagne et son
-whisky, fumer ses cigares, vous goberger à votre aise et puis, adieu je
-t’ai vu, vous rembarquer sur ma galère et retourner à vos chères études?
-
-«Non, mes agneaux, vous aviez compté sans votre hôte.
-
-«Votre hôte veut que vous restiez. Vous resterez. Au fond, vous n’êtes
-pas trop mal ici. Le climat est excellent pour les rhumatisants. Or,
-notre cher professeur est goutteux et vous autres, vous avez sans nul
-doute des prédispositions funestes à cette affection. Je vous garde et
-je vous soigne...
-
---Mais... mais..., essaya le professeur.
-
---Chut, chut. Laissez parler votre bon Van den Brooks; il ne veut que
-votre bien.
-
-«Avez-vous songé un peu à ce que vous feriez, si je vous débarquais,
-tout frais, tout roses, engraissés comme de petits cochons, sur les
-quais de Sydney? Non, vous n’y avez pas songé? Eh! bien, moi, je vais
-vous le dire: vous iriez raconter partout qu’il y a, quelque part dans
-une île, une sorte de fou qui se dit marchand de cotonnades et qui parle
-trop quand il a pris de l’opium. Monsieur Helven, qui est un si charmant
-homme et qui connaît si bien les choses de la marine, donnerait même
-exactement la latitude et la longitude. Pas vrai, mon jeune ami? Et
-puis, un beau jour, ne verrais-je pas débarquer ici les serviteurs
-abêtis et galonnés de vos Sodomes et de vos Gomorrhes, vos coloniaux,
-vos gendarmes, vos fonctionnaires? Jolie société. Plaise à Dieu que
-cette racaille ne foule jamais le sol de cette île bénie par le
-Seigneur: je la recevrais à coups de fusil.
-
-«Ce n’est pas tout, mes bons amis. Je m’ennuie ici. J’aime la société
-des dames, des dames qui jouent du piano, parlent anglais et tiennent
-leur place au bridge. Vous n’avez pas pensé une minute que vous pouviez
-faire le bridge de ce pauvre Van den Brooks? Ingrats! Je suis sûr que
-Mme Erikow a bien meilleur cœur. Mais vous ferez mon bridge, allez, et
-vous y prendrez goût. Je m’ennuie, je vous le répète, et je vous
-garde...
-
-«Prenez-en votre parti. Allez, croyez-moi! Vous n’avez d’ailleurs pas
-d’autre alternative: mon bridge ou le radeau de la Méduse, à supposer
-que vous puissiez quitter la côte sans recevoir une chevrotine de mes
-fidèles serviteurs qui sont de parfaits évangélistes. Quand vous les
-connaîtrez mieux, vous les apprécierez.
-
-«Et nous collaborerons! Oui, mes amis, le Seigneur vous a fait cette
-grâce de vous appeler à moi. Vous participerez à mon œuvre. Le
-professeur Tramier est un homme plein de science et de ressources. C’est
-un médecin. Il m’aidera à donner à mon peuple, par les méthodes que vous
-connaissez (oui, oui, ne protestez pas) et qu’il élargira, le sentiment
-de la justice et cette crainte de Dieu qui est le commencement de la
-sagesse, comme dit la grammaire grecque. Vous m’aiderez à amener le
-règne de Dieu sur cette terre, en m’aidant moi-même à y régner.
-
-«Leminhac, mon cher maître, qui êtes doué d’une si belle faconde, je
-vous emploierai à la propagation de la foi et, d’autre part, vous
-pourrez, sur ce terrain vierge, vous livrer avec moi à de sérieuses
-expériences sociologiques. Il y a beaucoup à faire ici, en cette
-matière, et M. Durkheim n’aurait jamais rêvé une pareille félicité.
-
-«Enfin, mon cher Helven, votre sensibilité d’artiste vous désigne pour
-un rôle à la fois délicat et sublime. Vous serez l’Instrument du
-Seigneur, le Serviteur de ses Vengeances et vous doserez à merveille, en
-y prenant un pieux plaisir, ces délectables supplices qui ouvrent aux
-âmes l’Éternelle Cité.
-
-«Quant à Mme Erikow, permettez-moi de ne pas insister. Les voies de Dieu
-sont mystérieuses. Préparez-la à la grande tâche qui lui incombe. Salut
-à toi, fille de Jérusalem!
-
-«Considérez maintenant votre nouvelle existence. Le Seigneur vous
-donnera des jours nombreux. Vous vivrez autour de moi, comme les
-rejetons d’un chêne majestueux, jusqu’au jour où...
-
-«Allez, mes amis, soyez sages. Bonne nuit. Ne faites pas de mauvais
-rêves.»
-
- * * * * *
-
-Et l’Hindou rabattit sur le Maître la lourde portière ramagée de fleurs
-et d’oiseaux des Iles.
-
-
-
-
-QUATRIÈME PARTIE
-
-LA TRAVERSÉE S’ACHÈVE
-
-
-
-
-CHAPITRE XXII
-
-OÙ IL EST QUESTION DE LA CONCUPISCENCE CHEZ LES PERSONNES DE COULEUR, DE
-SES RAPPORTS AVEC L’ODORAT ET AUSSI D’UN PASSAGE SECRET ET D’UNE PORTE
-DE FER.
-
-
-Le _Cormoran_ avait bien levé l’ancre. Qu’il se dirigeât ou non vers
-Sumatra, comme le prétendait Van den Brooks, c’est là une question à
-laquelle, seul, le capitaine Halifax pourrait répondre et, pour le
-moment, le voici dans sa cabine, en chandail de laine bleue, la joue
-gonflée d’une chique. Halifax-le-Borgne prend ses aises, maintenant
-qu’il n’a plus à son bord «ces bougres de terriens» et qu’il est seul
-avec le ciel, la mer, son bon navire et quelques coquins dont l’eau
-salée est l’élément naturel. «Où va le _Cormoran_, capitaine?» Le
-capitaine n’a cure de nous répondre et il mastique une savoureuse
-tranche de tabac. Ce n’est pas Halifax qui vendra son maître.
-
-On frappe à la porte--deux coups secs.
-
---Entrez, bosseman, qu’y a-t-il?
-
---Il manque un homme à l’appel, capitaine.
-
---Lequel?
-
---Tommy Hogshead. Le gaillard a filé cette nuit. Il est parti sur un
-canot du bord, emportant un tonnelet de rhum, des biscuits et quelques
-boîtes de conserves.
-
---A dieu vat, dit philosophiquement Halifax. Il n’ira pas loin. Et ce
-n’est pas une grande perte que nous faisons là. Merci, bosseman.
-
-Et il fait passer sa chique de la joue droite à la joue gauche,
-soufflant à une distance honorable pour un capitaine au long cours un
-jet de salive noire.
-
- * * * * *
-
-Il y a sur les bords de l’île Van den Brooks une petite crique où les
-crabes abondent. Il y en a de toutes les tailles et les matelots en sont
-friands. Mais ne croyez pas un instant que Tommy Hogshead ait amarré son
-canot chargé de provisions dans cette anse à crustacés pour se livrer au
-plaisir innocent de la pêche. Vous vous feriez de cet enfant des forêts
-africaines une image idyllique dans le goût de Bernardin de
-Saint-Pierre, mais peu conforme au goût d’aujourd’hui: ce dernier aime
-qu’on lui peigne la vie et les hommes en noir plutôt qu’en rose. En
-l’espèce d’ailleurs le noir est de rigueur, car non seulement Tommy est
-de peau fort sombre, mais il roule dans son esprit des desseins plus
-sombres encore. Il faut un traître dans toute histoire et ce rôle lui
-est dévolu. Il cède à la fatalité. Plaignons-le, mais ne quittons pas
-des yeux sa haute silhouette qui se profile en coulée d’encre sur les
-rochers de la crique, à la nuit tombante. Que cherche-t-il avec tant de
-persévérance? Il passe agilement d’un rocher à l’autre, entre dans l’eau
-jusqu’à mi-jambe, explore toutes les fissures de la falaise. Le voici
-qui se courbe, se courbe et disparaît.
-
-Tommy Hogshead a trouvé quelque chose et ce quelque chose est
-probablement ce qu’il cherchait. Dans une anfractuosité de la falaise
-s’ouvre une sorte de galerie naturelle dont l’étroit accès est barré par
-une épaisse grille de fer. Le nègre caresse amoureusement les barreaux,
-éprouve la serrure; mais cette herse digne d’une Bastille ne lui paraît
-pas sans doute un obstacle bien sérieux, car il sourit de tout son
-ivoire. La nuit vient. Tommy juge sans doute que sa journée a été
-suffisamment remplie; après une cordiale accolade au tonnelet de rhum,
-il s’étend au fond de son canot et regarde, de cette couche oscillante,
-les étoiles se lever sur le Pacifique.
-
-Sous cette latitude ou sous une autre, les étoiles ont gardé le magique
-pouvoir d’amollir les cœurs les plus endurcis. Le nègre n’est pas
-insensible à l’influence des astres, car le sommeil ne voile pas ses
-prunelles de porcelaine. Ce farouche fils de Cham est dévoré d’une
-passion que, lecteurs impénitents de Georges Ohnet, vous croyez
-appartenir en propre aux membres du Jockey, aux officiers de cavalerie
-et aux ingénieurs des Ponts et Chaussées. Tommy Hogshead est amoureux
-et, s’il a quitté son bord, s’il s’est caché dans l’Anse aux Crabes,
-c’est pour suivre la piste de Marie, pour flairer son parfum, pour
-tenter peut-être un coup d’audace. Il n’est pas sans connaître
-l’existence d’une certaine galerie qui, de la falaise, aboutit à
-l’intérieur même du palais de son maître. Et ce qu’il vient d’éprouver
-de son poing, pareil à une massue d’ébène, c’est la qualité des barreaux
-et la force de la serrure qui défendent l’accès du secret passage.
-
- * * * * *
-
-La Vénus nègre doit s’attacher à sa proie avec un acharnement tout
-spécial, car Tommy ne ferma pas l’œil. Lorsque la nuit fut avancée, il
-grimpa le long des rochers et gagna une éminence d’où il pouvait
-apercevoir, entre les arbres, la maison de Van den Brooks. Une lueur
-tremblait encore à quelques fenêtres. Elle s’éteignit au bout de
-quelques minutes: le nègre redescendit alors dans la crique. L’ombre
-épaisse des rochers et de l’eau ne le gênait nullement et il retrouva
-sans hésitation l’ouverture de la galerie.
-
-Celle-ci était fort basse: un homme de la taille du nègre n’y pouvait
-pénétrer qu’à plat ventre: de plus, elle s’ouvrait à fleur d’eau et
-devait être impraticable par les gros temps. Une mousse verdâtre
-engluait ses bords. La grille était fixée au roc, d’un côté par deux
-gonds, de l’autre par une serrure. Tommy empoigna les barreaux et pesa
-lourdement. De l’eau jusqu’aux jarrets, arc-bouté sur un bloc de granit,
-les muscles de ses bras et de ses cuisses tendus comme des câbles
-d’acier, immobile dans son ahan, il semblait la statue obscure de la
-Force. Quelques secondes, et le pêne se tordit lentement. La grille
-céda. Elle s’ouvrait en dedans.
-
-Rampant sur les lichens gluants, le nègre s’avança dans la galerie.
-Quelques mètres plus loin, le couloir s’élargissait. Il put se
-redresser. Les ténèbres étaient opaques, mais, en tâtant les parois, il
-remonta la pente. Il passa devant la crypte où Van den Brooks avait
-enfoui les joyaux de la _Graciosa_ et refit, sans le savoir, le chemin
-suivi, quelques jours auparavant, par la dame de ses pensées.
-
-L’odeur de la Russe chatouillait si fort les narines du nègre,--car,
-chacun le sait, l’amour chez les animaux et les sauvages est déterminé
-par l’odorat--qu’il accomplit rapidement, et presque sans tâtonner, la
-montée d’un escalier fort raide, dans une obscurité de tombeau. Hélas!
-il n’était pas au bout de ses peines. Une surface lisse et glacée
-s’offrit à ses paumes. Il devina une porte de métal; mais il eut beau
-chercher, il ne rencontra ni serrure, ni poignée, ni la moindre prise.
-Il haletait, baigné de sueur, frissonnant dans l’humidité visqueuse de
-ce boyau. Devant lui, un obstacle sur lequel la pesée formidable de son
-échine ne pouvait rien. Sa force restait vaine; son cerveau obtus
-n’avait pas prévu l’issue fatale de cette aventure. Dans les ténèbres de
-sa pensée, une angoisse bougeait comme une larve. Il demeurait, accroupi
-devant le seuil triplement scellé, songeant à celle qui, là, tout près
-de lui, offrait sa blancheur odorante aux caresses du lit. Un
-gémissement rauque s’échappa de sa gorge.
-
-Il y eut un souffle, un glissement, un rais pâle de lumière.
-
-Tommy n’eut que le temps de se laisser rouler le long de l’escalier, au
-pied duquel il trouva un refuge dans une excavation du roc.
-
-La porte de fer s’était ouverte.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXIII
-
-LE CALME PRÉCURSEUR.
-
- «The huge and thoughtful night.»
-
- WHITMAN.
-
-
-Leminhac, délégué à cet effet, donna à Marie Erikow un aperçu des
-projets nourris par M. Van den Brooks au sujet de ses hôtes et de la
-part de collaboration qu’il leur réservait dans sa grande œuvre. Un
-aperçu seulement, car il omit de transmettre le salut du Maître de l’Ile
-à la fille de Jérusalem, craignant d’apporter un trouble trop vif dans
-l’esprit de la Russe. Celle-ci, d’ailleurs, se comporta vaillamment.
-
---Croyez-vous, dit-elle, que ce fou nous menace de quelque danger?
-
---Il faut s’attendre à tout, dit Leminhac, mais jusqu’ici, il n’y a
-point péril en cette demeure.
-
---S’il en est ainsi, reprit la Russe avec un sang-froid que bien des
-stratèges lui eussent envié, il faut aviser au plus tôt à quitter l’île.
-
---Cela ne me paraît point aisé, hélas! murmura l’avocat. Nous allons
-tenir conseil.
-
-Mais Van den Brooks ne leur en laissa point le loisir. Il se montra ce
-jour-là d’un empressement sans pareil autour de ses hôtes bien-aimés. Il
-les couvait du regard, leur souriait en coulisse et se livrait enfin au
-charmant manège du chat avec la souris, manège qui paraissait fort bien
-convenir à sa nature. Marie Erikow ne pouvait s’empêcher de l’admirer et
-inconsciemment se retrouvait en lui. Le professeur marquait une réserve
-orgueilleuse et prenait l’attitude du stoïque accablé par le destin.
-Leminhac, lui, ne parvenait pas à dissimuler quelque mélancolie. Quant à
-Helven, il se gardait bien d’affecter une bonhomie qui eût donné long à
-penser à ce finaud de marchand, mais montrait suffisamment de bonne
-humeur pour qu’on pût le croire résigné à son nouveau sort.
-
---Vous me permettrez, dit-il affablement à Van den Brooks, d’user et
-d’abuser de votre bibliothèque. Vous avez là mille ouvrages rares que je
-désire lire depuis fort longtemps. Les loisirs que vous m’offrez dans
-votre île me paraîtront enchanteurs, si mon esprit y peut goûter tant de
-délectables aliments.
-
---Mon cher ami, dit le Maître de l’Ile, tous ces volumes sont à vous. Je
-ne suis pas fâché que vous consacriez à la lecture une grande partie de
-vos heures libres. Étant donné l’emploi que je vous réserve, certains
-ouvrages vous seront utiles, bien plus, nécessaires. Même s’ils vous
-semblent arides, je vous conseille fort le _Traité d’anatomie_ de
-Poirier et un travail fort curieux d’un savant chinois, traduit par
-votre serviteur lui-même, touchant _l’Art de disséquer à vif_.
-
---Dès aujourd’hui, dit énergiquement Helven, je me mettrai à l’ouvrage.
-
-Et, de fait, il demeura seul dans la bibliothèque tout le temps que
-Marie consacra à une violente migraine, Tramier à son herbier et
-Leminhac à un écarté avec le marchand.
-
-Le peintre ne resta pas oisif.
-
- * * * * *
-
-Vers le soir, Van den Brooks eut la bonne grâce de se retirer et les
-quatre voyageurs se retrouvèrent dans le boqueteau au-dessus de la
-plage.
-
---Quelle sinistre aventure! commença le professeur qui jouait volontiers
-le rôle du chœur dans la tragédie antique.
-
---Permettez, dit Helven. Il ne faut nous en prendre qu’à nous-mêmes et
-le mieux est de ne songer qu’aux décisions immédiates.
-
---Oui, fit Marie. Il faut nous sauver.
-
---Songez, reprit le peintre, que nous sommes gardés. La nuit dernière,
-j’ai voulu mettre le nez dehors, à titre d’expérience, mais quelques
-ombres de mauvais augure m’ont détourné de pousser plus loin que le
-seuil. Il est impossible de passer par les portes ou les fenêtres. Nous
-recevrions des coups de fusil...
-
-Il s’interrompit:
-
---J’ai cru entendre un craquement derrière ce buisson, dit-il. Nous
-sommes épiés.
-
-Il baissa la voix:
-
---Je sais un moyen de sortir. En deux mots, voici: ce soir, on passera à
-la fumerie. Nous ferons semblant de fumer et Van den Brooks, qui m’a
-l’air de donner assez dans la drogue, sera bientôt hors d’état
-d’empêcher nos projets. Rendez-vous dans la bibliothèque, tous quatre.
-Je me charge du reste.
-
---Enfant, dit Leminhac. Sortir du palais, la belle affaire! C’est sortir
-de l’île qu’il faut.
-
---Nous décrocherons une pirogue, repartit Helven, il y en a certainement
-sur le rivage.
-
---J’ai une idée, dit Marie, il y a un canot chargé de provisions, dans
-une petite crique à trois cents pas d’ici.
-
-Elle décrivit l’endroit où elle avait aperçu le canot de Tommy, sans
-toutefois parler du nègre.
-
---Merveilleux! éclata Helven. Si le canot est encore là, nous sommes
-sauvés, car j’ai comme une idée que cette crique... mais, motus! Vous
-saurez cela assez tôt. Fiez-vous à moi.
-
---Et si le canot a un propriétaire, fit Leminhac, et si ce propriétaire
-ne consent pas à céder à nos honnêtes propositions...
-
---Alors, articula Helven, voici...
-
-Et il sortit de sa poche un bowie-knife fort honorable.
-
---J’ai mieux que cela, dit en souriant Marie.
-
-Et elle sortit de son sac à main un ravissant browning.
-
---Parfait, jugea le peintre. En attendant, M. Tramier va, sur vos
-indications, aller reconnaître si le canot est encore là. Il est moins
-aisément suspect qu’aucun d’entre nous.
-
-Le professeur accepta, assura son binocle, et l’on vit sa petite
-silhouette noire diminuer sur la falaise. Comme on était loin de
-l’Académie, des Radiolaires et de Krafft-Ebing, sur cette île semée de
-volcans, exubérante de verdure, devant la splendeur déserte du
-Pacifique.
-
-Le professeur songeait:
-
---Que suis-je allé faire dans cette galère... c’est-à-dire dans ce
-maudit yacht? Que n’ai-je attendu un paquebot sûr et bourgeois? Ce Van
-den Brooks est un huguenot opiomane, c’est-à-dire un fou de la plus
-dangereuse espèce. Qu’allons-nous devenir?
-
-Cependant, il aperçut le canot qui se balançait dans l’anse aux crabes.
-Par bonheur, Tommy n’était pas là.
-
---Ayons bon espoir, dit Helven, quand le professeur communiqua le
-résultat de sa reconnaissance. Je suis maintenant certain de mon plan.
-Nous aurons une passe difficile. Peut-être essuierons-nous quelques
-balles...
-
---Ils nous manqueront comme la sentinelle de Prague, fit héroïquement
-l’avocat.
-
---Et ce sera la liberté.
-
---Rentrons vite, dit le professeur. Van den Brooks serait sur ses
-gardes...
-
-Et tout en regagnant la demeure massive sous les palmes--qui semblait
-maintenant une prison--le bon docteur songeait--perspective peu
-folâtre--au Radeau de la Méduse.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXIV
-
-L’ÉVASION.
-
- Agli occhi miei ricomincio diletto
- Tosto ch’i’ usci’ fuor dell’aura morta
- Che m’avea contristati gli occhi e il petto.
-
- DANTE.
-
-
---Je suis lasse, dit Marie au dîner; je demande au Seigneur de l’île la
-faveur de quelques pipes. L’opium seul me rend des forces.
-
---J’y consens d’autant plus volontiers, repartit l’aimable trafiquant,
-que moi-même je ne trouve de réconfort que dans la prière et dans la
-drogue. L’une va à Dieu et l’autre en vient.
-
---Je ne me suis pas bien trouvé de mon premier essai, fit Leminhac en
-minaudant.
-
---Vous essaierez de nouveau, insista Van den Brooks. On ne parvient pas
-du premier coup à la béatitude.
-
---Pour moi, dit le professeur, je veux bien tenter ce soir une bouffée.
-
---Bravo, mon cher maître--et le marchand lui frappa sur l’épaule. Il
-faut que, comme moi, vous cherchiez dans le calice du Pavot des conseils
-et des inspirations. C’est tout à fait indispensable à notre ministère.
-
-Ils s’étendirent sur les nattes. Les pipes émirent leurs brèves volutes;
-les lampes brasillèrent. De nouveau, le silence et l’ombre recouvrirent
-l’île, le palais, les fumeurs.
-
-En vérité, l’heure était tragique. Van den Brooks, couché sous la clarté
-rouge d’une lampe, semblait le génie funeste de ces lieux. Étendu, il
-paraissait encore plus grand et sa barbe se déroulait comme un fleuve de
-feu, à la lueur haletante des veilleuses. Autour de lui, ses hôtes, ses
-victimes, s’allongeaient, feignant d’absorber la fumée, affectant une
-volupté que rongeait l’angoisse des minutes à venir. A tout bien peser,
-quelles chances avaient-ils d’échapper au monstre? Aucune. S’ils
-déjouaient la surveillance des serviteurs, s’ils passaient même à
-travers les balles, quelle autre perspective que d’attendre sur une mer
-déserte, dévorés par la faim et la soif, un navire qui peut-être ne
-passerait jamais. La mort planait sur eux. Helven, le plus audacieux de
-tous et qui, parce que le plus jeune, avait le moins peur de mourir,
-sentit bouger en lui le trouble démon du désespoir.
-
- * * * * *
-
-C’est alors que la voix s’éleva--la voix qui l’autre soir avait parlé:
-
-«L’opium est la route qui conduit à la mort, c’est le sentier baigné
-d’aromes qui descend vers les profondeurs. Trois esclaves à la peau
-noire, trois esclaves endormis gardent le seuil de mon palais; l’enclos
-sacré est ceint de pavots; le soleil de midi ne le frappe point; mais,
-seuls, l’ont effleuré les rayons du couchant et les bleues écharpes de
-la lune. O mes amis, quand vous connaîtrez mon palais, vous n’élirez pas
-d’autre demeure.
-
-«Que sont maintenant pour moi les tristes fils des vivants? Que sont
-pour moi les fruits acides de la terre? Que sont pour moi les voluptés
-des mortels, puisque je connais la joie de Dieu? O mes amis, quand vous
-connaîtrez mes festins, le pain des hommes aura pour vous le goût des
-cendres.
-
-«Voici que je dirige mes regards sur le chemin parcouru; voici que je
-considère l’œuvre accomplie. Et l’amertume envahit mon cœur, comme la
-mer montante le sable des grèves. Car mon désir est tourné vers une
-autre contrée; ma tête cherche d’autres ombrages et les palmes de cette
-terre ne sont pas une aile assez douce à la lassitude de ma vie.
-
-«Dès l’aube de ma jeunesse, j’ai connu la force et la puissance et j’en
-ai usé pour la plus grande gloire du Très-Haut. Les hommes ont été entre
-mes mains comme les cymbales aux mains des Lévites et de leurs ossements
-choqués, j’ai fait jaillir la louange de l’Éternel. J’ai conduit mes
-frères et amis sur le seuil des terres promises et je les ai rejetés
-ensuite dans leur abjection, afin qu’ils ne blasphémassent point avec
-leur joie. J’ai semé la douleur et j’ai fait pousser le mal comme la
-plante robuste dans une terre grasse, parce que la douleur et le mal
-glorifient Dieu et qu’ils sont sa justification.
-
-«Ma tâche est faite. La force de mes membres se tourne vers le repos. La
-mort s’ouvre devant moi comme la couche parfumée devant l’époux.
-
-«Mes amis, vous pouvez m’en croire: il n’est volupté plus enivrante que
-celle de s’anéantir. Cette fumée qui baigne nos fronts n’est qu’un
-avant-goût des suprêmes délices.
-
-«Et voici ce que je vous propose:
-
-«Cherchons ensemble la mort la plus suave et le lit le plus moelleux.
-Écrivons sur le seuil de nos chambres ce mot: euthanasie. Qu’est-ce que
-le bain de Pétrone, l’eau empourprée de sang et de pétales de roses?
-Qu’est-ce que le sommeil sous le mancenillier? Il nous faut trouver
-autre chose. La science séculaire et notre propre divination nous
-aideront à cette découverte.
-
-«Peut-être parviendrons-nous à franchir ce terrible fossé sur un pont de
-cristal! Peut-être nous évanouirons-nous dans l’éther de quelque nuit
-laiteuse, comme, un soir de fête, s’évanouit l’écho d’une musique dans
-les bosquets, parmi les danseurs et les musiciens!
-
-«O mes amis, cherchons à mourir ensemble de la plus belle des morts.»
-
- * * * * *
-
-La voix expira lentement.
-
---Voire! pensa Leminhac. Je n’ai nulle envie de pratiquer ces macabres
-artifices.
-
-Il se tourna et vit la place d’Helven déserte.
-
---C’est l’heure, murmura-t-il.
-
-Le Maître de l’Ile reposait dans les ténèbres.
-
- * * * * *
-
-A pas de feutre, Marie, puis Leminhac, puis le professeur qui semblait
-fort ému et dont le binocle glissait à tout instant, se retrouvèrent
-dans la bibliothèque. La nuit était fort claire et la pièce, plongée
-dans une légère pénombre.
-
-Helven, debout devant un rayon, déplaça le «Vathek» de Beckford. Un
-bruit se fit entendre, puis la porte secrète tourna.
-
-D’un signe, Helven entraîna les autres derrière lui. Marie Erikow passa
-la dernière, attardée à retirer de son sac, non point le conseiller des
-grâces, mais un fort bon donneur d’avis à sept cartouches.
-
-Leminhac fit jouer sa lampe électrique. L’escalier apparut. Ils
-descendirent. Leurs pas semblaient faire rouler des tonnerres. Ils
-serraient les dents et retenaient leurs souffles.
-
-Parvenus au bas de l’escalier, ils s’engagèrent dans le couloir, assez
-large à son entrée. Le sol humide glissait. Leminhac n’allumait pas sa
-lampe de crainte qu’un rayon ne fût aperçu à travers quelque fissure du
-rocher.
-
-Marie Erikow était prête à tout événement. Elle se sentait lucide et un
-peu grisée par le danger. On vit double, lorsque la mort vous guette.
-
-Chose étrange, il lui parut que quelqu’un marchait derrière elle. Elle
-prêta l’oreille, tout en avançant. Aucun bruit suspect ne lui parvint.
-Mais c’était comme une présence, comme un souffle--quelque chose vivait
-dans l’ombre.
-
-On arrivait au bout. Déjà les vagues détonnaient sur les parois
-rocheuses, d’une rumeur sourde et funèbre. Une fraîcheur salée mordit
-leurs lèvres. Le couloir se rétrécissait; la route était fort basse. Il
-fallut se plier en deux.
-
-Helven, qui marchait en tête, sursauta.
-
---Nous sommes perdus!
-
-Devant lui, il aperçut un pan de nuit et quelques étoiles, le tout dans
-un orbe de roc strié de barreaux de fer.
-
---Une grille. Nous sommes perdus, perdus!
-
-Leminhac, qui cheminait derrière lui, ne voyait rien.
-
-Le passage était tellement étroit qu’Helven dut se mettre à quatre
-pattes. Il parvint ainsi à la grille. Il saisit les barreaux et tira à
-lui. La grille était ouverte.
-
-Une onde d’espoir gonfla sa poitrine. Sur le rebord du rocher, il se
-redressa et sauta dans l’eau. Les autres le suivirent. Devant eux, le
-canot balançait sa forme sombre. Une vague les aspergea. Ils se
-hâtèrent.
-
- * * * * *
-
-Marie parvint la dernière à l’orifice, se traînant péniblement sur les
-genoux. Quand elle aperçut les étoiles et l’eau mouvante devant elle,
-elle rendit grâces à Dieu. Mais un souffle rauque la fit retourner.
-Cette fois-ci, ce n’était pas une illusion. Elle vit dans les ténèbres
-du boyau luire les yeux blancs qui avaient hanté ses songes.
-
---Le nègre!
-
-La brute couchée tout de son long sur les lichens humides rampait vers
-elle. Déjà sa lourde main se tendait pour la saisir. On eût dit d’un
-reptile monstrueux, la bouche entr’ouverte sur l’éclair livide des
-dents.
-
-Elle bondit. La nuit la happa. Elle était sauve.
-
-Se retournant brusquement, elle tira la grille vers elle au moment
-précis où Tommy Hogshead empoignait les barreaux.
-
-La tête hideuse du nègre ricanait derrière cette cage.
-
---Tant pis pour lui, pensa-t-elle.
-
-Sa main ne trembla pas.
-
-Un claquement sec. Un peu de cervelle éclaboussa le roc. La tête
-s’affaissa sur les barres, les yeux demeurèrent fixes et blancs, ouverts
-sur l’immensité.
-
-Marie sauta dans la barque.
-
-Ils étaient saufs.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXV
-
-OÙ RÉAPPARAÎT CERTAIN NAVIRE.
-
- «Je vais accompagner Miss Rooseway qui quête
- Fort gentiment pour les familles des marins
- Naufragés. Oh! qu’une valse lente, ses reins
- A mon bras droit, je l’entraîne sans violence
- Dans un naufrage où Dieu reconnaîtrait les siens.»
-
- HENRI J.-M. LEVEY.
-
-
-Helven et Leminhac saisirent les avirons. L’avocat faisait de son mieux.
-Quant au peintre, les régates sut la Tamise l’avaient depuis longtemps
-préparé à son rôle. Le canot était léger. En quelques minutes, on fut
-hors de la crique et le large apparut. Au-dessus de leurs têtes, le ciel
-pâlissait déjà; la nuit se frangeait de pourpre, comme un rideau de
-théâtre qui, près de se soulever, laisse passer un rais de lumière; les
-houles dans cette pénombre de genèse semblaient rouler des flots de
-naphte, visqueux et noirs. Les fugitifs ne purent réprimer au fond
-d’eux-mêmes une secrète terreur.
-
---Qu’avez-vous fait? demanda Helven à Marie. Vous avez tiré?
-
---On nous poursuivait, répondit la Russe.
-
---Qui?
-
---Je ne sais. Une ombre. J’ai eu peur.
-
---Vous pouviez nous perdre.
-
-Marie ne répondit pas.
-
---Je pense, dit le professeur, que le bruit de la mer sur les rochers a
-assourdi la détonation, car personne ne semble s’être aperçu de notre
-départ.
-
-En effet, rien ne bougeait sur la crête des falaises. Pas une lueur, pas
-un coup de feu. Leur fuite n’avait pas été surprise. On ne s’en
-apercevrait qu’au jour. Il fallait donc voguer à force de rames, car,
-sans nul doute, Van den Brooks voudrait rattraper ses hôtes.
-
---Heureusement, soliloqua le professeur, dont la tâche était d’écoper le
-fond du canot, heureusement que le marchand de cotonnades est, à cette
-heure, abruti par la drogue. Il rêve sans doute à ses méthodes
-d’évangélisation et se réjouit à l’idée de nous avoir pour acolytes.
-
-Marie était plongée dans une profonde rêverie. Parfois, dans la blafarde
-lueur de l’aube, elle regardait ses mains, avec des réminiscences de
-Macbeth: «Tous les parfums de l’Arabie...». Mais c’était avant tout
-littérature et bonne éducation, car elle aurait eu beaucoup plus de
-répugnance d’abord et de remords ensuite à abattre un de ses lévriers
-qu’elle n’en avait éprouvé à faire sauter la pauvre cervelle d’un nègre.
-Elle avait visé froidement la grosse lune noire, comme on vise, dans les
-foires, l’œuf qui sautille au bout d’un jet d’eau.
-
---J’ai tué un homme, pensait la petite fille bien élevée.
-
---Ce n’était qu’un nègre, commentait Mme Erikow.
-
-Et tout s’était si vite passé et la nuit était si obscure qu’il ne lui
-restait déjà plus qu’un souvenir très vague de son meurtre, aussi vague
-que l’image d’un noyé qui coula lentement, par une nuit pareille,
-tendant vers le ciel un poing crispé, étoilé d’un petit cercle d’or...
-
-Si Marie eût philosophé--mais elle se contentait d’être dans la vie un
-admirable philosophe pratique--elle eût sans doute déduit de sa propre
-observation que la vertu est en bonne part affaire d’imagination; que
-l’on a baptisé bien à tort «folle du logis» cette charmante fée grâce à
-laquelle il peut y avoir quelque pitié sur cette terre et que si les
-arides méninges des hommes d’État contenaient quelques microns de cet
-ellébore, ils répugneraient vraisemblablement à déchaîner la folie et
-les passions des hommes; pour tout dire, qu’avec un grain d’imagination,
-il n’y aurait ni guerres, ni aucun des fléaux qui en découlent et que,
-sur notre croûte terrestre, moisissure du Cosmos, pousseraient enfin
-quelques fleurs...
-
-Mais aucun des passagers de ce frêle esquif, que les vagues soulèvent et
-balancent comme un hochet, n’est disposé à égarer son esprit dans ces
-hautes sphères de la spéculation. En quoi ils ont grandement raison et
-rien ne sert de divaguer. Passe encore, les pieds au feu, sur un bon
-fauteuil de cuir, une vieille fine à son chevet, une pipe odorante à la
-bouche, en écoutant la pluie ruisseler sur les vitres et le vent balayer
-les avenues désertes! Mais, foin de ces balivernes lorsqu’on est de
-pauvres diables menacés de la male mort, et que seules trois planches de
-sapin goudronné vous empêchent d’aller éclairer votre lanterne aux
-vessies de lampadophores, par cent brasses de profondeur.
-
-Les heures passent. Le han des rameurs scande les minutes. De gros
-nuages glissent très bas, emportés par une forte brise. Des faisceaux de
-safran jaillissent entre leurs îles d’encre. Un rayon frappe la mer,
-comme une lance le bouclier adverse. C’est l’aurore. Déjà la terre de
-Van den Brooks, la terre du Dieu s’efface. Elle n’est plus qu’un point
-sombre, plus rien...
-
-Helven laisse tomber ses rames.
-
---Sauvés!
-
-Marie le regarde. Il est beau, la chemise ouverte sur la poitrine très
-blanche, le front brillant de sueur, cet athlète pensif. Marie a une
-folle envie de baiser ses lèvres, son cou nu, de se jeter à ses pieds.
-Un instant, elle oublie le canot, la mer déserte; elle oublie qu’ils ne
-sont plus qu’une misérable épave à la merci des flots, à la merci de la
-faim...
-
-La voix de l’avocat la rappelle à la réalité.
-
---Sauvés? Je ne veux pas faire l’oiseau de mauvais augure, mais si
-personne ne vient nous repêcher, nous tirerons à la courte paille «pour
-savoir qui... qui sera mangé, ohé, ohé».
-
---Évidemment, tout comme dans la chanson, grogne le professeur que cette
-perspective assombrit.
-
---Mais il y a des provisions, crie Marie joyeusement: je fais
-l’inventaire.
-
-Pauvre Tommy Hogshead! Les crabes fouillent déjà de leurs pinces les
-orbites où roulaient tes yeux blancs. Et voici que la Belle des Belles
-ouvre les boîtes de conserves soigneusement volées par ton astuce. Que
-dirait le fol d’Elseneur?
-
---Un tonnelet de rhum. Fort entamé, en vérité. Il reste environ deux
-litres. Jamais nous ne boirons tout cela.
-
-Et elle rit.
-
---Trois boîtes de corned-beef; petites, ces boîtes--deux boîtes de
-sardines--une vingtaine de biscuits et... et... c’est tout!
-
---De quoi vivre trois jours, dit Helven, en nous rationnant.
-
---Et si, dans trois jours, nous sommes encore là, nous n’aurons d’autre
-ressource que la courte paille, insiste Leminhac qui manifeste des
-velléités anthropophagiques, heureusement rares chez les membres du
-barreau français.
-
---Bah! fait Helven, placide, avec votre dévouement, nous patienterons
-bien trois jours de plus: vous êtes gras.
-
-Jusqu’ici, la gravité de la situation n’accable aucun des fugitifs.
-Peut-être manquent-ils tous de cette «folle du logis» dont l’absence, en
-pareil cas, est appréciable.
-
-Mais voici que la voix timide, angoissée du professeur pose une
-question--et cette question est terrible:
-
---De l’eau? Y a-t-il de l’eau pour boire?
-
-Il n’y a pas d’eau. Aucun de ces fous n’a songé à l’épouvantable
-supplice qui les attend: la soif.
-
-Au-dessus d’eux, un ciel qui verse déjà son implacable lumière sur l’eau
-plus étincelante qu’un miroir, autour d’eux la mer: des houles aux longs
-plis déferlent, pareilles à de lourdes robes, se poursuivant sans
-s’atteindre, d’un rythme éternel. Et l’air salé déjà dessèche leurs
-gorges.
-
-L’alcool. Ils n’ont que de l’alcool.
-
-Helven prend sa tête entre ses mains.
-
---J’ai été fou--fou. Pardonnez-moi de vous avoir entraînés dans cette
-aventure...
-
---Nous sommes tous responsables de notre infortune, dit le professeur.
-Et je suis le plus coupable de tous, parce que le plus vieux. Nous avons
-agi comme des enfants.
-
---Nous sommes partis comme pour une promenade, dit l’avocat, et comme si
-l’on attendait un navire sur l’océan comme un omnibus sur le boulevard.
-
---Ce Van den Brooks m’a fait peur, je l’avoue, confessa Tramier. Et la
-peur m’a enlevé toute prévoyance.
-
---Il faut agir, reprit énergiquement Helven.
-
-Il tira de sa poche une boussole, s’orienta.
-
---Il faut voguer vers le sud, si nous voulons trouver un navire. Mais
-nous avons de fortes chances, dans ces parages, de rencontrer une île
-qui n’aura pas un aliéné pour propriétaire. L’île Van den Brooks n’est
-pas isolée: elle fait partie d’un archipel. Nous aurons bien de la
-malchance si, en voguant dans la direction qui doit être celle des
-Marquises, étant donnée la route suivie par le _Cormoran_, nous ne
-trouvons pas une aiguade et un poste quelconque.
-
---Après tout, dit l’avocat, le Pacifique est assez bien fréquenté et
-nous ne sommes plus au temps de la _Méduse_.
-
---Folie, repartit le professeur, folie pure. Et la soif, y pensez-vous?
-Et les courants? Pas une voile même pour nous aider. Nous mourrons de
-fatigue, d’épuisement, de faim, du scorbut...
-
-Marie Erikow ne parlait pas. Elle regardait au loin, les yeux vides.
-
---Il faut tenter la chance, reprit Helven, ou revenir chez M. Van den
-Brooks. Il n’y a pas de milieu. Choisissez.
-
---Je ne veux pas revenir, dit alors Marie. J’aime mieux mourir. Revenez,
-si le cœur vous en dit: je me jette à l’eau tout de suite.
-
---Aux voix, ordonna Helven. Je suis pour tenter la chance.
-
---Pas moi, gémit faiblement le docteur.
-
---Ni moi non plus, murmura Leminhac.
-
---Oh! fit Marie Erikow avec mépris.
-
---Pardon, reprit l’avocat, confus, pardon, je suis pour tenter un peu la
-chance. On verra après, ajouta-t-il entre ses dents...
-
---A Dieu vat, fit l’Anglais. Je prends le commandement du bord. Madame
-Erikow tiendra la barre. Nous trois, nous ramerons. Deux seront aux
-avirons, pendant que le troisième se reposera. Je vais faire le point.
-Si le temps ne se gâte pas, nous pourrons avancer et ne pas trop
-dériver. Il faut nous rapprocher de la ligne suivie par les vapeurs.
-Nous en sommes encore à quelques milles. Le canot est bon. Il n’embarque
-pas trop. En route!
-
-Le professeur courbait la tête, comprenant l’irrémédiable vanité de
-l’entreprise. Il se mit cependant avec courage aux avirons et fit ce que
-lui permettaient ses forces.
-
- * * * * *
-
-Vers la fin du jour, la soif commença.
-
-Il y a toute une littérature des naufrages, depuis Homère jusqu’à Hector
-Malot, en passant par le récit palpitant du radeau de la _Méduse_. Je
-renvoie donc mes lecteurs aux bons ouvrages qui rapportent fidèlement
-les angoisses des malheureux perdus en mer, leurs tribulations, leurs
-souffrances et la manière d’accommoder les restes de ses compagnons
-d’infortune. En ce qui concerne particulièrement les sensations pénibles
-causées par la soif, je conseille aux amateurs la _Ballade du vieux
-Marin_, de Coleridge, qui est un texte fort documenté.
-
-A la nuit tombante, on se partagea huit sardines, quatre biscuits, et
-chacun but deux doigts de rhum. Mais les fugitifs n’avaient pas avalé
-leur dernière bouchée que le feu des salaisons et de l’alcool rongeait
-leur palais. Jusqu’ici, aucun d’eux n’avait osé se plaindre. Leminhac
-n’y tint plus:
-
---Je meurs, gémit-il. J’ai trop...
-
---Chut, dit Helven. Ne prononcez pas ce mot.
-
-Sa voix était rauque.
-
-Une à une, les étoiles surgirent, et leur cortège s’élevait lentement,
-comme une Panathénée d’astres. Leur ascension dans le firmament de plus
-en plus sombre eût ravi l’âme de Pythagore, mais plongea les malheureux
-dans une désolation infinie.
-
-Le supplice du mirage s’ajouta à celui de la soif. Ils songèrent aux
-nuits du _Cormoran_. Ils revirent--et leurs entrailles se
-contractèrent--les sorbets neigeux, les hauts verres où tremblait l’or
-pâle du whisky, les chalumeaux aspirant le jus glacé des citrons et des
-oranges. Leurs gosiers s’enflammèrent à cette image intolérable.
-
---C’est atroce, atroce, murmura Marie. J’aime mieux mourir.
-
---J’aime mieux revenir, gémit honteusement Leminhac; j’aime mieux être
-évangéliste chez le marchand de cotonnades.
-
-Le professeur prit la parole. Il était épuisé de fatigue, ses traits
-étaient tirés, son visage semblait blafard dans l’ombre claire de la
-nuit tropicale.
-
---Ne persévérons pas, dit-il, dans un dessein aussi insensé. Nous
-périrons sans nul doute. La mort n’est rien; mais l’agonie sera
-terrible. Nous ne sommes pas encore assez éloignés de l’île que nous ne
-puissions la retrouver. Van den Brooks fera de nous ce qu’il lui plaira
-et peut-être sera-t-il ému de notre détresse. D’après mes observations,
-c’est un fou, mais un fou intermittent. Il a des intervalles, parfois
-assez longs, de lucidité. Si nous tombons sur un bon moment, nous sommes
-sauvés. Il nous rembarquera peut-être.
-
---Soit, dit Helven. Quel que soit l’arbitraire de M. Van den Brooks, le
-retour vaut mieux que cette agonie. Mais qu’en pense Madame Erikow?
-
---Je pense, dit-elle, que je donnerais ma fortune et ma vie à qui
-m’apporterait un verre d’eau.
-
---Nous allons alors, reprit Helven, mettre le cap sur l’île funeste.
-
---Faites, ajouta Marie. Si ce marchand est trop odieux, j’ai la liberté
-dans mon sac.
-
- * * * * *
-
-La décision prise, ils n’eurent qu’une hâte: retrouver l’île où
-murmuraient des sources. L’image des eaux vives leur faisait oublier
-l’évangile de Van den Brooks, les mutilés et même le mufle rose de la
-lèpre.
-
-Ils dépensèrent ce qui leur restait de forces à ramer toute la nuit.
-Helven prétendait s’orienter sur les étoiles. Marie Erikow prit la place
-du professeur qui s’affaissait à demi-mort sur les avirons. Cette
-nuit-là leur parut interminable. Ils ne l’oublièrent jamais.
-
---A l’aube, pensaient-ils, nous apercevrons la terre.
-
-Mais à l’aube, l’étendue marine s’offrit à leurs yeux, dans la nudité de
-ses flots. L’horizon était vide; le ciel, d’une immuable splendeur.
-
-Helven frissonna.
-
---Je crains, murmura-t-il, que le courant ne nous ait fait dériver
-quelque peu.
-
---Alors, dit gravement le professeur, je vais écrire mes dernières
-volontés.
-
-Il déchira une feuille de bloc et arma son stylographe.
-
---Celui de nous--et ce ne sera certainement pas moi--qui fermera les
-yeux le dernier, celui qui conservera encore quelque force, lorsque ses
-compagnons seront déjà dissipés dans le tourbillon des atomes,
-rassemblera ce qui lui restera de vie pour écrire nos noms infortunés,
-la date de notre perte, et confier ce triste document, soigneusement
-roulé dans ce récipient (il montra le tonnelet de rhum), à la mer qui
-sera notre tombeau.
-
-Marie Erikow pleurait doucement.
-
---Quel dommage que nous n’ayons pas une bouteille, fit Leminhac. Ce
-serait tout à fait dans la tradition.
-
---Puisse notre exemple, ajouta le docteur, être de quelque utilité aux
-imprudents navigateurs!
-
-Il griffonna quelques lignes, puis, stoïque comme Caton, s’enveloppa la
-tête de son mouchoir et s’étendit au fond de la barque.
-
-Helven, avec la fureur du désespoir, se remit aux avirons. Son visage
-était fort pâle, mais une énergie suprême s’y peignait.
-
-Marie l’admira, et plaça en lui tout son espoir. Leminhac, bien que fort
-épuisé, reprit courage et aida son compagnon...
-
-Vers midi, les rameurs, dévorés par la soif, ruisselants de sueur, les
-mains ensanglantées, laissèrent retomber les lourds avirons. Les tolets
-gémirent, puis la barque tournoya sur la crête indolente des vagues.
-
- * * * * *
-
-Le soleil se couchait «dans des confitures de crimes», lorsqu’un panache
-de fumée voila légèrement le disque inspirateur de sonnets. Ce n’était
-qu’une bien mince fumée, mais elle parut à Marie Erikow, qui guettait un
-sauveur impossible, couchée à l’avant et semblable à une figure de
-proue, le signe même de la vie. Elle passa plusieurs fois la main sur
-ses yeux, craignant d’être victime de quelque abominable hallucination.
-Mais la traînée sombre s’allongeait maintenant sur la pourpre du ciel.
-Plus de doute. Un navire.
-
-Elle poussa un cri.
-
-Helven bondit, enjamba les corps de Leminhac et de Tramier qui ne
-bougeaient pas et hurla à son tour:
-
---Hurrah! Un bâtiment.
-
-Des larmes roulèrent de ses yeux. Leminhac se souleva, anxieux.
-
---Êtes-vous fou?
-
---Fou vous-même. Regardez.
-
-Marie Erikow dénoua son écharpe. Helven assujettit à une rame la longue
-mousseline blanche qui flotta sur la mer comme un pavillon de salut.
-
---Pourvu qu’ils nous voient, haletait l’avocat.
-
-Le navire approchait. Il était maintenant impossible que, du bord, on
-n’aperçût point le canot.
-
-Marie déchargea son browning, mais les sèches détonations s’amortirent
-dans le vent. Le professeur s’était redressé et semblait ne pas
-comprendre.
-
-Bientôt les fugitifs distinguèrent l’arête fine d’un mât, l’étrave
-écumante du bateau.
-
-Tous ensemble, ils hurlèrent:
-
---A nous, du bord! A nous!
-
-Helven agitait désespérément son aviron.
-
-Le navire piquait droit sur eux. Ses bastingages de cuivre étincelaient.
-
-Quelques minutes d’angoisse... et ils reconnurent le _Cormoran_.
-
-Une haute silhouette se profilait au gaillard d’avant, détachée en noir
-d’encre sur la bande pourpre du crépuscule.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXVI
-
-LE CRÉPUSCULE D’UN DIEU.
-
- «O grand astre, quel serait ton bonheur, si tu n’avais pas ceux
- que tu éclaires...
-
- «Voici. Je suis dégoûté de ma sagesse comme l’abeille qui a
- amassé trop de miel.
-
- «J’ai besoin de mains qui se tendent...
-
- «Voilà pourquoi je dois descendre dans les profondeurs comme tu
- fais le soir, quand tu vas derrière les mers, apportant ta
- clarté au-dessous du monde, ô astre débordant de richesse.»
-
- ZARATHUSTRA.
-
-
-Le capitaine Halifax dirigea les opérations--fort simples d’ailleurs--du
-repêchage. Les quatre infortunés furent hissés à bord, en assez piteuse
-posture. Le professeur semblait avoir perdu connaissance; Leminhac, son
-col défait, les mains en sang, prononçait des paroles incohérentes.
-Marie Erikow se raidissait et, malgré son épuisement, ajustait d’une
-main hésitante les mèches blondes que les embruns avaient collées sur
-ses tempes. Quant à Helven, ruisselant d’eau, ses vêtements en désordre,
-il semblait un jeune captif, indomptable et farouche.
-
-Appuyé au misaine, Van den Brooks suivait de ses lunettes vertes le
-défilé de ses victimes. Aucune parole ne sortit de sa barbe enflammée.
-On conduisit les fugitifs à leurs anciennes cabines où des soins leur
-furent prodigués et des rafraîchissements servis.
-
- * * * * *
-
-La chaleur brûlante du thé, un bon massage, ramenèrent le professeur à
-la vie. Quant aux autres, plus jeunes et plus vigoureux, il leur suffit
-d’absorber quelques grogs auxquels succédèrent de nombreux sandwichs,
-pour retrouver toutes leurs forces. Ils revoyaient les élégantes
-boiseries de palissandre, les meubles anglais, les fauteuils de cuir, et
-Marie Erikow constata sur sa table la présence des orchidées chères au
-Maître du Navire. Les heures d’angoisse qu’ils avaient vécues, la mort
-qui les avait effleurés de son aile--la plus affreuse des
-morts--jusqu’au souvenir de l’île, de la fumerie d’opium et des étranges
-discours de Van den Brooks, tout cela se fondait dans le bien-être de
-l’heure, de la chaleureuse circulation, de la vie revenue enfin.
-
-L’espoir les baignait de ses effluves. Minutes exquises, où l’être
-connaît une nouvelle naissance et s’épanouit dans la tiédeur heureuse de
-la chair.
-
-Helven bourra sa pipe d’un tabac sec, mis à sa portée dans un pot de
-Hollande, car les moindres détails du confort étaient prévus à bord du
-_Cormoran_. Il savoura avec délices les premières bouffées. Mais la
-rêverie n’étouffait pas chez lui le sens positif de sa race et il se
-prit à considérer la situation.
-
-Van den Brooks demeurait une formidable énigme. N’allait-il pas se
-venger terriblement? L’équipage du yacht était composé de forbans;
-Halifax n’était qu’un instrument docile aux mains de son maître. De ce
-côté nul espoir de secours. Le marchand de cotonnades exerçait à son
-bord le droit de haute et basse justice. Quel scrupule pouvait
-l’empêcher de suspendre aux vergues de cacatois la dépouille mortelle de
-maître Leminhac, du professeur Tramier et de sir William Helven? Cruauté
-inutile, sans doute. Mais Van den Brooks devait redouter les
-divulgations de ses hôtes, s’il les remettait en liberté. Cet homme
-avait sans doute un passé assez lourd pour vouloir éviter--au prix même
-d’un assassinat--des démêlés compromettants avec la justice. Les quatre
-voyageurs pouvaient l’accuser d’avoir séquestré leurs personnes,
-indiquer la situation de l’île, etc. En somme, tout devait décider le
-trafiquant--sinon à faire disparaître ses hôtes--du moins à les garder
-prisonniers, sans espoir de libération.
-
-Revenu à la réalité, le peintre songeait avec angoisse qu’il eût
-peut-être mieux valu piquer une pleine eau dans cette mer
-phosphorescente qui, tant de fois, avait enchanté ses songes nocturnes.
-
- * * * * *
-
-On frappe. Helven tressaille.
-
---Monsieur Van den Brooks vous attend au salon, si vous vous sentez la
-force de vous y rendre.
-
-C’était Halifax lui-même, rude et courtois à son ordinaire.
-
---Mieux vaut être fixé tout de suite, songea Helven.
-
-Et bravement, il suivit le borgne.
-
-Dans le salon, que leurs conversations et leurs rires avaient si souvent
-animé, les quatre passagers se trouvèrent réunis: le professeur, affalé
-sur un fauteuil; Leminhac, assurant sa cravate doctrinaire; Marie
-Erikow, dédaigneuse, une cigarette au coin des lèvres; Helven, fixant
-hardiment Van den Brooks qui, debout dans l’ombre, lissait nonchalamment
-sa barbe.
-
-Marie, ironique, rompit le silence.
-
---Un tribunal, dit-elle. Mais vous siégez seul, Monsieur?
-
---Je suffirai à ma tâche, rassurez-vous, Madame, répondit le maître du
-navire. Mais, d’abord, comment vous trouvez-vous de cette petite fugue?
-
---Je m’en trouverai fort bien, Monsieur, répondit la Russe, si je
-réussis à vous faire pendre.
-
---Oh! les femmes, gémit intérieurement l’avocat. Elles n’en ratent
-jamais une. Si cela continue...
-
-Et il tâta sa cravate, comme s’il craignait déjà qu’on ne changeât le
-beau ruban de soie pour un ruban plus grossier... de chanvre.
-
---C’est fort bien, reprit Van den Brooks. Soyez obligeant et voilà votre
-récompense. La leçon me servira. Je vous trouve en peine; je vous prends
-à mon bord; je vous y traite avec tous les égards possibles; je vous
-fais visiter un des plus beaux coins de cette terre, je me montre pour
-vous l’hôte le plus attentif à vos moindres désirs. Et l’on me souhaite
-une potence! Grand merci, Madame. Mais songez pour l’instant que vous
-êtes à mon bord et que, sur les trente-huit lurons qui composent mon
-équipage (il y en avait quarante, mais vous savez où sont les deux
-autres, peut-être?), pas un ne lèvera le doigt pour vous soustraire à ma
-juste vengeance, s’il me convient de l’assouvir.
-
---Je m’en doute, répliqua la Russe. Ce sont des lâches, comme leur
-maître.
-
---Un peu de modération, Madame, intervint alors d’une voix faible le
-professeur. Nous sommes infiniment reconnaissants à M. Van den Brooks du
-service qu’il a voulu nous rendre et qui serait beaucoup plus grand s’il
-n’avait lui-même exagéré son amabilité, s’il nous avait conduits
-directement à Sydney. Mais M. Van den Brooks s’est montré pour nous,
-comme il le dit justement, le plus obligeant des hôtes. Le _Cormoran_
-fut pour nous le séjour le plus exquis...
-
---Et vous voulez le quitter! soupira le marchand.
-
---Tout nous appelle sur notre vieux continent, fit mielleusement le
-professeur, qui se révélait diplomate. Tout, notre vie, nos affections,
-notre labeur. Comment nous arracher aux voix de nos épouses, de nos
-enfants, de nos amis? Certes, la vie dans votre île embaumée, dans ce
-nouvel Éden, nous paraît une condition fort enviable. Mais hélas! la
-raison nous oblige à renoncer à l’Age d’Or, à retrouver l’Age de
-l’acier, l’Age des Banknotes. Funeste nécessité! Mais pouvons-nous nous
-y soustraire?
-
---Vous le pouvez, dit Van den Brooks. Je l’ai fait.
-
---Mais non, hélas! Mille fois non. Aucun de nous ne renoncera à ses
-ambitions, à sa fortune, à ses amours, à son foyer. Nous préférons une
-vie d’efforts, dans la fièvre de notre civilisation, aux loisirs fleuris
-que vous nous offrez. Nos goûts, malheureusement...
-
---Il s’agit bien de vos goûts, dit brutalement le marchand. Il s’agit de
-ma volonté et vous êtes dans ma main comme des fétus de paille. Je vous
-briserai, si cela me plaît. Vous n’êtes qu’une vieille baderne, mon cher
-professeur...
-
---Monsieur... fit Tramier étouffant.
-
---Silence, rugit le marchand. Vous avez assez bavardé. Moi seul ai le
-droit de parler ici.
-
---Vous n’avez pas le droit de nous insulter, répliqua Helven. Mme Erikow
-a raison. Vous êtes un lâche; vous insultez les vieillards et les
-femmes.
-
---Excusez-moi, monsieur Helven, fit avec calme Van den Brooks, à la plus
-grande stupéfaction des passagers. Et vous, Madame, et vous aussi,
-monsieur Tramier. Je m’emporte. Soit. Je serai correct... allez... Je
-sais ce que j’ai à faire. Vous m’obligerez en rentrant dans vos cabines.
-
- * * * * *
-
-Le capitaine Halifax veilla à ce que chaque passager regagnât son logis.
-Les dîners furent servis dans les cabines. Helven voulut rejoindre
-l’avocat; mais la porte était fermée d’un loquet extérieur. Il appela,
-vainement.
-
-Il s’assit sur son lit et l’angoisse s’assit à son côté. Cette fois, il
-n’y avait plus de doute. Van den Brooks était un fou, mais un fou
-logique, prudent, soucieux de son intérêt. Cet intérêt exigeait que les
-gens qui pouvaient contrarier sa folie, l’empêcher de poursuivre ses
-desseins insensés, fussent mis hors d’état d’agir. Et c’en était
-fini!...
-
-La voilà bien, l’Aventure!... Il songeait à sa maison paisible, dans ce
-coin d’Écosse où il était né, aux landes roses où le vent gémit si
-tristement les nuits d’hiver, d’une plainte que l’on n’oublie pas; il
-revit les troncs brûlants dans la haute cheminée; il sentit l’odeur des
-grogs au gingembre que préparait sa mère--une vieille dame si propre et
-les clés à la ceinture--et l’odeur des bruyères humides, les matins de
-chasse où l’on part, encore engourdi de sommeil, transi du brouillard
-d’octobre; il entendit le hurlement des chiens et les mille rumeurs
-domestiques, il revécut sa jeunesse, comme on la revit parfois, toute
-résumée en quelques images, en quelques parfums...
-
-Et le sommeil fut plus fort que le souvenir et que l’angoisse. Il
-s’endormit.
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Il sursauta. La porte venait de s’ouvrir. Une pénombre blafarde coulait
-par le hublot.
-
---Venez, fit la voix d’Halifax. Dépêchons.
-
---Ça y est, pensa le jeune homme. M. Van den Brooks opère à la manière
-française... au petit jour...
-
-Devant le marin, il ne voulut pas paraître couard, s’habilla
-soigneusement, et noua sa cravate comme s’il se rendait à une
-garden-party.
-
-Halifax le précédait. Ils parvinrent sur le pont avant. Dans la clarté
-falote de l’aube, Helven distingua, rangé en bon ordre, l’équipage,
-comme le jour où l’on avait fustigé le nègre. La silhouette de Van den
-Brooks, tout à l’avant du vaisseau, dominait la mer et l’aube. Helven ne
-put voir son visage. Auprès de lui, l’Hindou, son serviteur. L’Anglais
-s’arrêta à quelques pas, et attendit. Les uns après les autres,
-Leminhac, Tramier et Mme Erikow arrivèrent, conduits par Halifax. Marie
-était fort pâle, elle serrait les lèvres; son menton lourd rendait sa
-beauté plus saisissante et presque cruelle.
-
-Van den Brooks ne se retourna pas.
-
-Un silence de mort tombait du ciel où s’effaçaient les astres. Helven
-regarda une dernière fois, pâlissante, la Croix du Sud.
-
- * * * * *
-
-Alors Van den Brooks se retourna. Et les passagers ne le reconnurent
-plus. Sa grande barbe avait disparu. Ses yeux--ses yeux agrandis par la
-fièvre et la folie--luisaient, libres de tout verre. Son visage était
-beau, émacié, grave, mais hagard. Le voyant, ils comprirent.
-
---Le coup du Patriarche, parbleu! songea Leminhac qui se rappela
-l’histoire de Sigismond Loch.
-
- * * * * *
-
-Mais, tourné vers l’Océan, Van den Brooks parla. La voix entendue dans
-la fumerie roula sur les flots:
-
-«Ne craignez rien, étrangers. Je ne vous veux aucun mal. Vous ne m’avez
-pas compris.
-
-«Ce que j’espérais trouver en vous, vous ne pouviez me le donner. La
-grandeur de mon rêve ne vous a pas séduits. Vous ne m’avez pas compris
-non plus, quand, des profondeurs de l’opium, j’ai laissé monter vers
-vous ma plainte de Dieu lassé.»
-
-La voix s’éleva:
-
-«Car Dieu, je le fus. La terre gémissante de mon île peut l’affirmer et
-mon peuple courbé sous ma verge peut le clamer à ces flots et à ces
-étoiles. Homme, j’ai refait la création à la mesure de Dieu. Et c’est
-pourquoi je me dis son égal.»
-
- * * * * *
-
-Il reprit plus bas, avec une lassitude voilée:
-
-«Mais vous ne comprenez pas, et vous pensez que je suis fou. Une
-dernière fois, je veux mettre devant vous, ô inconnus, mon cœur, mon
-cœur saignant:
-
-«Une soif d’amour implacable me poursuit: l’amour, l’amour des hommes,
-est une source dont le mirage hante mes nuits. Mais cette source, elle
-ne peut jaillir de mon cœur. Mon cœur est une roche aride: qui le
-frappera pour que les eaux vives s’en écoulent?
-
-«Quand je tenais entre mes mains la fragile destinée des hommes, quand
-leur voix suppliante déchirait mes oreilles, quand je les ployais,
-mutilés, sanglants, sous la malédiction du Seigneur, j’espérais qu’il
-naîtrait en moi cette indicible douceur: la pitié.
-
-«Si j’ai prodigué le martyre, si j’ai fait couler le sang, comme un vin
-dans un festin de noces, ce n’est pas pour une vaine jouissance, mais
-bien pour moissonner les épis attendus. Hélas, ils n’ont point germé.
-J’espérais que les tortures infligées à mes victimes m’attendriraient et
-me forceraient de les aimer: il n’en fut rien.
-
-«Un Dieu sans amour est un Dieu sans joie: je renonce à la Divinité.
-
-«Je rentre parmi les hommes. J’abandonne mon peuple. J’ai appelé dans
-mon île quelques hommes pieux: des missionnaires protestants. Hélas! je
-crains que, bien vite, ne vivant plus dans une sainte terreur, mon
-peuple ne perde la foi...
-
-«Mais je ne puis plus. Peut-être deviendrai-je mineur ou docker;
-peut-être, ouvrier plombier. Je ne sais. Je veux être le plus humble des
-hommes, après avoir été leur Dieu.
-
-«Et voici le signe de mon renoncement.»
-
-Comme il disait ces mots, l’Hindou s’écarta, découvrant le coffre des
-joyaux engloutis.
-
-Van den Brooks souleva le couvercle. Il retira une émeraude d’une fort
-belle eau et la tendit à Marie.
-
---Acceptez-la, Madame, en souvenir du Dieu qui n’est plus.
-
-Puis, à brassées frénétiques, il rejeta dans la mer les trésors qu’il y
-avait puisés. Topazes, rubis, émeraudes, améthystes, tombaient en pluie
-de feu sur les eaux calmes, trouaient la soie grise d’une mer aurorale.
-
-La voix s’éleva encore et l’on entendit ces mots:
-
-«_Tria sunt insatiabilia: mare, infernum et vulva._»
-
-Le sacrifice accompli, Van den Brooks fit signe aux passagers et à
-l’équipage de se retirer. Il resta seul, courbé sur la mer...
-
-[Musique: Wagner]
-
-
-
-
-ÉPILOGUE
-
-
-Les quatre voyageurs prirent place dans un canot et Halifax, qui les
-accompagnait, leur montra dans le brouillard un rivage où luisaient
-quelques maisons peintes à la chaux.
-
---Voici, dit-il, un poste européen: des Portugais, je crois. Vous
-trouverez là une hospitalité suffisante et tous les renseignements
-nécessaires pour votre route.
-
-Le canot aborda au pied de rochers que longeait un banc de sable.
-Halifax descendit à terre; puis, clignant de son œil unique, comme s’il
-s’agissait d’une excellente plaisanterie:
-
---Bon voyage! cria-t-il à ses anciens passagers.
-
-Et il sauta dans la barque, qui s’éloigna à force de rames.
-
-Inquiets, Helven et Leminhac prirent les devants et s’en furent frapper
-à une des maisons. L’aspect crasseux et débonnaire d’un douanier
-portugais les rassura. Ils n’osèrent s’enquérir du lieu où ils étaient,
-craignant de passer pour fous, mais ils réclamèrent un abri.
-
-Marie Erikow était restée en arrière, au bras du professeur. Tous deux
-demeuraient silencieux. Soudain, la jeune femme lâcha le bras de Tramier
-et, à toutes jambes, courut le long du rivage. Elle agitait
-désespérément son écharpe, comme pour appeler le canot, déjà à demi
-happé par la brume. Tramier, qui à la vérité était un peu sourd, crut
-entendre un cri et courut derrière elle. Mais Leminhac, de loin, avait
-aperçu la fugitive; il fut plus prompt.
-
-Dans un accès de désespoir qui paraissait atroce, la Russe s’était jetée
-sur le sable. L’avocat s’approcha d’elle, souleva doucement le visage où
-roulaient de grosses larmes.
-
---Qu’est-ce donc? murmura-t-il. _Le_ regretteriez-vous?
-
---Oh! gémit Marie Erikow, entre deux sanglots, j’ai perdu mon émeraude.
-
-Et elle ajouta, tout bas, déjà consolée, souriante:
-
---Mais vous êtes bon, vous, je le savais...
-
- * * * * *
-
-Le _Cormoran_ avait disparu.
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES
-
-
- Chapitre I.--L’homme aux lunettes vertes 1
- -- II.--Le «Cormoran» lève l’ancre 22
- -- III.--Un étrange navire, un étrange équipage 34
- -- IV.--Où Van den Brooks se présente.--Histoire d’un riche 46
- -- V.--Où Van den Brooks parle en maître 68
- -- VI.--Le récit du docteur.--Le cahier de maroquin rouge 77
- -- VII.--Où l’on entrevoit deux rivaux, un troisième larron
- et un nègre sentimental 98
- -- VIII.--La mystique de Van den Brooks 104
- -- IX.--Où Van den Brooks parle belles-lettres.--Histoire
- des jeunes gens de Mindanao 114
- -- X.--L’incantation.--Un entretien sur le péché 124
- -- XI.--L’esclave du Brésil 139
- -- XII.--Une histoire de chat à neuf queues 144
- -- XIII.--L’esprit nocturne 151
- -- XIV.--Le docteur termine son récit 162
- -- XV.--Où il est donné à Helven d’expérimenter à ses
- dépens la fragilité féminine 177
- -- XVI.--Les rancunes de Tommy Hogshead 188
- -- XVII.--Le cri de la vigie 195
- -- XVIII.--L’île Van den Brooks 208
- -- XIX.--Les joyaux engloutis 219
- -- XX.--L’homme qui voulut être Dieu 231
- -- XXI.--Où Van den Brooks se découvre 242
- -- XXII.--Où il est question de la concupiscence chez les
- personnes de couleur, de ses rapports avec
- l’odorat et aussi d’un passage secret et d’une
- porte de fer 255
- -- XXIII.--Le calme précurseur 261
- -- XXIV.--L’évasion 266
- -- XXV.--Où réapparaît certain navire 273
- -- XXVI.--Le crépuscule d’un dieu 285
- Épilogue 295
-
-
-
-
-COLLECTION LITTÉRAIRE DES
-
-ROMANS D’AVENTURES
-
-
-DÉJÀ PARU DANS CETTE COLLECTION:
-
-L’ÉTONNANTE VIE DU COLONEL JACK (DANIEL DE FOË). Traduction de MAURICE
-DEKOBRA.
-
-POUR PARAITRE PROCHAINEMENT:
-
-JOË ROLLON, L’AUTRE HOMME INVISIBLE (EDMOND CAZAL).
-
-LES PIRATERIES DU CAPITAINE SINGLETON (DANIEL DE FOË).
-
-LE GENTLEMAN BURLESQUE (MAURICE DEKOBRA).
-
-etc., etc.
-
-Chaque Volume de cette Collection est orné de deux Bois originaux de
-DARAGNÈS
-
-Un volume chaque mois.
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-LE VOLUME: 4 FR. 50 NET
-
-
-
-
-COLLECTION LITTÉRAIRE DES
-
-ROMANS FANTAISISTES
-
-DÉJÀ PARU DANS CETTE COLLECTION:
-
-L’HOMME VERDATRE, par H. AVELOT. Illustrations de l’Auteur.
-
-POUR PARAITRE PROCHAINEMENT:
-
-LE CORSAIRE GALANT, par DORSENNE et BOISYVON.
-
-LES AVENTURES DE TOM JOË, par GABRIEL DE LAUTREC.
-
-LA COMTESSE TATOUÉE, par H. AVELOT.
-
-etc., etc.
-
-Un volume chaque mois. LE VOLUME: 2 FR. 50 NET
-
-
-
-
-LES LIVRES QU’IL FAUT LIRE
-
-L’AMANT DE L’INGÉNUE, par Robert FLORIGNI et Guy d’ABZAC. Un vol. in-16
-Net 4 fr. 50
-
-LILY, modèle, roman de Montmartre, par André WARNOD. Illustrations de
-l’Auteur. Un vol. in-16. Net 4 fr. 50
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-L’ÉTONNANTE VIE DU COLONEL JACK, par Daniel de FOE. Traduction de
-Maurice DEKOBRA. Deux bois originaux de DARAGNÈS. Un vol. in-16. Net 4
-fr. 50
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-SOUS LES MERS, par Gérard BAUER. Préface de Paul BOURGET. Un vol. in-16
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-QUELQUES GRANDS DUELS AÉRIENS, par le sous-lieutenant VIALLET et Jacques
-MORTANE. 32 dessins explicatifs du sous-lieutenant VIALLET. Un volume
-in-8 Net 3 fr. »
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-LE MASSACRE DES INNOCENTS, par Alfred MACHARD et POULBOT. Illustré de 47
-dessins inédits de POULBOT. (21e mille) Un volume in-16. Net 2 fr. 50
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-LES GOSSES DANS LES RUINES, par Paul GSELL et POULBOT. 50 dessins de
-POULBOT. Un volume in-16. Net 2 fr. 50
-
-ROLAND GARROS, VIRTUOSE DE L’AVIATION, par Jacques MORTANE. Un volume
-in-16 Net 2 fr. 50
-
-SAMMY, VOLONTAIRE AMÉRICAIN, par Maurice DEKOBRA. Un vol. in-16 illus.
-(4e mille) Net 4 fr. 50
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-VOLUPTÉS DE GUERRE, par Edmond CAZAL. Un vol. in-16. Net 4 fr. 50
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-L’ARMÉE DE L’AIR, par LA CIGOGNE (Jacques DUVAL). Un volume in-16, 128
-pages. Net 2 fr. 50
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-NOUNE ET LA GUERRE, par YVES PASCAL. Un vol. in-16. Net 4 fr. 50
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-LA GUERRE DES NUES, racontée par ses Morts, par J. MORTANE et J. DAÇAY.
-Préface du Lieut. FONCK. Un volume in-16 Net 4 fr. 50
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-CHASSEURS DE BOCHES, par Jacques MORTANE. Un volume in-16. (6e mille)
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-JEPH, Le roman d’un As, par HENRI DECOIN. Préface de G. de PAWLOWSKI. Un
-vol. in-16 (4e mille) Net 4 fr. 50
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-CASSINOU VA-T-EN GUERRE, par CH. DERENNES. Illustrations de Léon FAURET.
-Un vol. in-16. (4e mille) Net 4 fr. 50
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-L’HOMME VERDATRE, par H. AVELOT, Illustrations de l’auteur. Un vol.
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-LE PÈLERIN DE GASCOGNE, par CHARLES DERENNES. Un vol. in-16 Net 4 fr. 50
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-L’ABDICATION de RIS-ORANGIS, par LÉO LARGUIER. Illustrations de GERDA
-WEGENER. Un vol. in-16 (5e mille) Net 4 fr. 50
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-LES HEURES DÉCHIRÉES (Notes du Front), par LÉO LARGUIER. Illustrations
-de R. DILIGENT. Un vol. in-16 (5e mille) Net 4 fr. 50
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-ORIENT ROYAL (Cinq ans à la Cour de Roumanie), par ROBERT SCHEFFER.
-Avant-propos de J.-H. ROSNY aîné. Un volume in-16 (4e mille) Net 4 fr.
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-LES FLANDRES EN KHAKI, par Victor BREYER. Couverture dessinée par
-HAUTOT. Préface de C. FAROUX. Un volume in-16, 104 pages (3e mille). Net
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-L’ÉNIGME DE CHARLEROI (Que s’est-il passé à Charleroi?) par Gabriel
-HANOTAUX, de l’Académie Française. Un vol. in-16, 128 pages, 4 cartes
-(27e mille) Net 1 fr. 50
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-LES FAUSSES NOUVELLES de la Grande Guerre, par le Dr LUCIEN-GRAUX. Deux
-volumes grand in-16. Le volume Net 6 fr. »
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-LE MOUTON ROUGE (Contes de Guerre) par le Dr LUCIEN-GRAUX. Un vol. in-16
-(4e mille) Net 4 fr. 50
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-LE CHANT DE L’ÉQUIPAGE, par PIERRE MAC-ORLAN. Illustrations de GUS BOFA.
-Un volume in-16 (6e mille) Net 4 fr. 50
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-PLUS PRÈS DE TOI (Ceux de Kitchener en France), par CLAUDE FREMY. Un
-vol. in-16 (4e mille) Net 4 fr. 50
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-CAVALIERS DE FRANCE, par le Capitaine LANGEVIN. Illustrations de Gérard
-COCHET. Préface de Théodore CHEZE. Un vol. in-16 (4e mille) Net 4 fr. 50
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-LUEURS ET REFLETS DE LA GUERRE, par Gaston SORBETS. Un volume in-16 Net
-4 fr. 50
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-... SAVOIA! (La Guerre des Cimes), par ÉRIC ALLATINI. Couverture en
-couleurs de CAPPIELLO. Un vol. in-16 (3e mille) Net 2 fr. »
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-L’ÉDITION FRANÇAISE ILLUSTRÉE
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-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>Le Maître du Navire</span>, by Louis Chadourne</p>
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
-at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you
-are not located in the United States, you will have to check the laws of the
-country where you are located before using this eBook.
-</div>
-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: <span lang='fr' xml:lang='fr'>Le Maître du Navire</span></p>
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Louis Chadourne</p>
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Illustrator: Jean-Gabriel Daragnès</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: July 24, 2022 [eBook #68606]</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p>
- <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)</p>
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>LE MAÎTRE DU NAVIRE</span> ***</div>
-<div class="c x-ebookmaker-drop">
-<img class="h700" src="images/cover.jpg" alt="" />
-</div>
-<p class="c gap">COLLECTION LITTÉRAIRE DES ROMANS D’AVENTURES</p>
-
-<p class="c large">LOUIS CHADOURNE</p>
-
-<p class="c huge">LE MAITRE<br />
-DU NAVIRE</p>
-
-
-<p class="c gap small">L’ÉDITION FRANÇAISE ILLUSTRÉE<br />
-30, RUE DE PROVENCE — PARIS</p>
-
-<p class="c">1919</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em">DU MÊME AUTEUR</p>
-
-
-<p class="drap"><b>Commémoration d’un Mort de printemps</b>, poème.
-(Paris, 1917. <i>Épuisé</i>.)</p>
-
-<p class="drap"><b>L’Amour et le Sablier</b>, poèmes. (<i>La Belle Édition</i>, Paris, 1919.)</p>
-
-
-<p class="c"><span class="sc">En préparation</span> :</p>
-
-<p class="drap"><b>Poèmes pour les Deux Crépuscules.</b> (Édition de <i>La Sirène</i>.)</p>
-
-<p class="drap"><b>Le Conquérant du Dernier Jour</b>, nouvelles.</p>
-
-<p class="drap"><b>La Force Ensevelie</b>, roman.</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em i">IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :</p>
-
-<p class="c">25 exemplaires sur papier hollande numérotés
-de 1 à 25.</p>
-
-<p class="c small">(Sept de ces exemplaires, — les numéros 1 à 7, — n’ont
-pas été mis dans le commerce.)</p>
-
-
-<p class="c gap small">Tous droits de traduction, d’adaptation,
-de reproduction et de représentation réservés pour tous pays,
-y compris la Suède et la Norvège.</p>
-
-<p class="c small"><span lang="en" xml:lang="en">Copyright 1919 by</span> <i>L’Édition française illustrée</i>, Paris.</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<div class="c top2em"><img src="images/illu.jpg" alt="" /></div>
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em large">LOUIS CHADOURNE</p>
-
-<h1>Le<br />
-<span class="large">Maître du Navire</span></h1>
-
-<p class="c"><span class="xsmall">OUVRAGE ILLUSTRÉ DE</span><br />
-DEUX BOIS ORIGINAUX DE DARAGNÈS<br />
-(<i class="small">Frontispice et couverture</i>)</p>
-
-
-<p class="c gap">PARIS<br />
-L’ÉDITION FRANÇAISE ILLUSTRÉE<br />
-30, Rue de Provence, 30</p>
-
-<p class="c">1919</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">AVANT-PROPOS<br />
-<span class="i">négligeable</span><br />
-<span class="small">A L’ANCIENNE MODE</span></h2>
-
-
-<p class="ind i">Lecteur,</p>
-
-<p class="i">Tu tiens à juste raison pour outrecuidant un auteur
-qui se mêle d’extraire à ton usage, et sans que tu l’en
-pries, la moelle et le suc de son livre. Ce n’est souvent
-que viande creuse : aussi, ne ferai-je pas de la
-sorte. Je t’avertis donc de t’arrêter à l’écorce romanesque
-de cette fiction et de n’y point chercher l’amande.
-Toutefois, si tu veux philosopher — et l’on dit bien à
-tort que c’est le propre de l’homme, car les chats, les
-hiboux et les éléphants ont plus que lui le goût et le
-loisir de la réflexion — si tu veux philosopher, dis-je,
-pousse plus avant en cette aventureuse fantaisie. Ce
-que tu cherches, tu le trouveras sans doute, car tu le
-portes en toi-même à ton insu et l’on ne découvre que
-les trésors enfouis dans son propre cœur.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="c b xlarge">Le Maître du Navire</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak">PREMIÈRE PARTIE<br />
-LA TRAVERSÉE COMMENCE</h2>
-
-
-
-<h3 id="ch1">CHAPITRE PREMIER<br />
-<span class="sc">L’homme aux lunettes vertes.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>« Quel est ce guerrier qui s’élève
-au-dessus des autres : son bouclier
-est semé d’étoiles et son aspect
-n’est pas celui d’un mortel ? »</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Euripide.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>En soulevant le store baissé, à cause de la lumière
-crue, sur la large baie du wagon-salon, Leminhac
-découvrit, barrant l’horizon de sa ligne puissante,
-la Cordillère des Andes dont quelques sommets étincelaient.
-Ce spectacle majestueux ne lui inspira
-qu’une réflexion prosaïque :</p>
-
-<p>— Ce train n’avance pas.</p>
-
-<p>Mais, comme il se piquait de quelque sentiment
-de la nature et qu’on ne peut décemment, lorsqu’on
-est avocat et conférencier, laisser passer sans commentaires
-la perspective éthérée, sur un sombre
-azur, des cratères du Chimborazo ou du Cotopaxi, il
-ajouta :</p>
-
-<p>— Panorama en vérité grandiose. Et comme on
-est loin de Paris !</p>
-
-<p>Un Français se reconnaît en voyage à ce qu’il
-accommode à toutes les sauces ces syllabes magiques :
-Paris ! Ce nom bien-aimé ne quitte pas ses lèvres,
-surtout si le voyageur est natif de Pézenas ou de
-Brive-la-Gaillarde. Si vous rencontrez un Français
-sous la ligne précise de l’équateur, comme c’est le
-cas dans cette histoire, ou dans une oasis du Sahara, ou
-buvant le thé sur le poêle d’une isba sibérienne, ne
-manquez pas de lui demander innocemment :</p>
-
-<p>— De quel pays de la France êtes-vous originaire ?</p>
-
-<p>Il ne manquera pas de vous répondre :</p>
-
-<p>— De Paris, naturellement.</p>
-
-<p>Et parfois avec le plus riche accent de Provence
-ou de Gascogne. Nous ne trouvons sur la mappemonde
-que des Français de Paris.</p>
-
-<p>Si maître Leminhac, jeune gloire du barreau parisien,
-égaré au centre — bien lointain — de notre planisphère
-terrestre, évoquait ainsi la Ville Lumière,
-c’était sans doute moins pour rappeler à son vis-à-vis,
-vieillard correctement binoclé d’or, les délices de notre
-moderne Capoue, que pour attirer l’attention bienveillante
-d’une troisième personne jusqu’ici plongée
-dans la lecture d’un livre, sans nul doute anglais, si
-l’on en jugeait par la couverture de toile verte, agrémentée
-de filets d’or.</p>
-
-<p>L’effet cherché se produisit naturellement, et la
-troisième personne, dont Leminhac n’avait encore
-aperçu qu’une lourde torsade dorée sous la soie d’une
-écharpe, découvrit, l’espace d’un instant, un profil
-un peu lourd, mais d’une étrange séduction.</p>
-
-<p>— C’est une Russe, pensa Leminhac qui avait fait
-de sérieuses études ethnologiques au Palais de glace
-et, plus récemment, dans un atelier cubiste de Montparnasse.</p>
-
-<p>— C’est une Russe, répéta-t-il, satisfait de sa perspicacité
-encore invérifiée d’ailleurs. Il n’y a qu’elles
-pour avoir ce menton un peu fort, ce nez légèrement
-aplati et pour être cependant les plus séduisantes
-créatures. Et quels cheveux !</p>
-
-<p>— Il me faut voir ses yeux, ajouta-t-il. C’est
-indispensable.</p>
-
-<p>— Ne pensez-vous pas, Leminhac, dit le vieillard
-binoclé d’or, que nous arriverons en retard à Callao ?</p>
-
-<p>— Je le pense, mon cher professeur, répondit
-l’avocat. D’après l’horaire, et si je me souviens bien
-de l’heure à laquelle nous avons passé à la dernière
-station, nous avons déjà un retard de cinq heures.</p>
-
-<p>— C’est peu, évidemment, pour de pareilles
-distances.</p>
-
-<p>— Oui, fit Leminhac, mais il serait fâcheux de
-manquer le <i>Gloucester</i> à Callao. Les formalités pour
-les bagages sont longues.</p>
-
-<p>— Patience, fit le professeur.</p>
-
-<p>Et il se replongea dans la méditation du deuxième
-tome de Krafft-Ebing, dont il avait commencé la
-lecture à Yokohama, et il n’était encore qu’à la cinq
-cent quatre-vingt-treizième page.</p>
-
-<p>Le nom, articulé par Leminhac avec un faux accent
-anglais, du <i>Gloucester</i> fit de nouveau émerger dans
-la lumière le profil blond.</p>
-
-<p>— J’ai vu ses yeux, soliloqua-t-il de nouveau. Ils
-sont indiscutablement slaves.</p>
-
-<p>Cependant, le train ralentissait sa course, patinait
-sur ses freins et stoppait net.</p>
-
-<p>— Une panne, sursauta le professeur.</p>
-
-<p>— Impossible, fit Leminhac.</p>
-
-<p>L’inconnue ferma son livre, esquissant une moue
-impatiente, et se dirigea vers le couloir.</p>
-
-<p>Le train s’était arrêté dans la brousse. Un vaste
-désert parsemé de blocs de lave spongieux et noirs,
-hérissé de buissons et d’arbustes épineux — à l’ouest,
-les nappes miroitantes des Salines — un paysage
-métallique, noir et blanc, sur qui, brusque, la nuit
-équatoriale s’affaissa.</p>
-
-<p>Leminhac avait suivi l’inconnue dans le couloir et
-s’affairait auprès du contrôleur nègre, en un anglais
-douteux mêlé de sabir.</p>
-
-<p>— Qu’y a-t-il donc ?… retard incompréhensible.
-Ah ! ils sont jolis, les chemins de fer américains !</p>
-
-<p>— Le passage est difficile, Monsieur, repartit
-l’agent au sombre visage. Le poste nous avertit que la
-lisière nord de la forêt est en feu. Si l’incendie est
-grave, il sera impossible de franchir cette barrière de
-flamme.</p>
-
-<p>— Bigre, pesta Leminhac. Et que fera-t-on alors ?</p>
-
-<p>— On attendra.</p>
-
-<p>— Est-ce que cela peut durer longtemps ? interrogea
-le professeur, accouru à son tour.</p>
-
-<p>— On ne peut pas savoir. Toutefois, il n’y a pas lieu
-de craindre que l’incendie s’étende considérablement,
-la forêt étant humide et pleine de marécages. La
-zone du feu est très limitée.</p>
-
-<p>— Combien de temps encore ?</p>
-
-<p>— Dix, douze heures. Un jour peut-être, au maximum.</p>
-
-<p>— Nous manquerons le paquebot, gémit Leminhac.
-C’est inévitable. Il part demain à 13 h. 40. Et il est
-déjà 9 heures du soir.</p>
-
-<p>L’inconnue parut s’inquiéter et s’approcha du
-groupe.</p>
-
-<p>— Croyez-vous, Monsieur, demanda-t-elle à
-Leminhac, que nous ne puissions vraiment prendre le
-<i>Gloucester</i> ?</p>
-
-<p>— Je le crains, Madame, et vous m’en voyez
-navré. J’ai assez de ce pays. Il est morne. On y
-étouffe. Les naturels n’ont pas de conversation…
-C’est une bonne fortune rare que de rencontrer en
-pareil lieu d’aussi agréables compagnons de voyage,
-une bonne fortune que le malencontreux incident
-qui nous retarde va nous faire encore apprécier
-davantage.</p>
-
-<p>— Hélas ! fit l’inconnue, serons-nous contraints de
-demeurer trois semaines à Callao, dévorés par les
-moustiques ?</p>
-
-<p>— Il n’y a, en effet, pas de départ de ce port-là avant
-vingt jours. Il faudra gagner Guayaquil ou revenir à
-San-Francisco.</p>
-
-<p>Le professeur qui avait, en raison des circonstances,
-renoncé à Krafft-Ebing, apparut, le chef orné d’une
-casquette d’un vert sournois.</p>
-
-<p>— Si vous me le permettez, Madame, et puisque
-nous voici compagnons d’infortune, je ferai les présentations.</p>
-
-<p>Il montra le professeur :</p>
-
-<p>— M. le professeur Tramier, de l’Académie de
-médecine de Paris.</p>
-
-<p>Et, se désignant lui-même :</p>
-
-<p>— Anatole Leminhac, avocat à la Cour, Français,
-Parisien même…</p>
-
-<p>— Maître Leminhac, interrompit l’inconnue, pour
-la plus grande stupéfaction de l’avocat et du médecin,
-maître Leminhac ? Mais, n’est-ce pas vous qui avez si
-brillamment plaidé dans l’affaire Soliveau-Depréchandieu ?</p>
-
-<p>— C’est moi-même. Par quel hasard mon nom,
-si modeste encore, est-il parvenu à vos oreilles,
-Madame…</p>
-
-<p>— Madame Erikow, Marie Erikow. Ne vous
-étonnez pas. J’ai suivi les audiences. Cette affaire
-était passionnante, n’est-ce pas ? Et j’ai admiré votre
-talent.</p>
-
-<p>— Vous me flattez, Madame.</p>
-
-<p>— Leminhac est la modestie même, crut devoir
-ajouter le docteur Tramier. Mais c’est une des futures
-gloires de notre barreau.</p>
-
-<p>— Je n’en doute pas, dit M<sup>me</sup> Erikow, avec un
-sourire poli.</p>
-
-<p>— Et vous êtes Russe, Madame ?</p>
-
-<p>— Russe de Moscou,</p>
-
-<p>— Je l’avais deviné.</p>
-
-<p>Quelques-uns des voyageurs étant descendus,
-Leminhac proposa de suivre leur exemple.</p>
-
-<p>La nuit était venue. Aux yeux des voyageurs, vers
-le nord, l’horizon apparut, embrasé. Au bas du ciel,
-la masse obscure de la forêt se dressait comme une
-titanique cité de ténèbres. Une barre d’un rouge
-sombre coupait l’horizon et sur cet écran de feu se
-tordaient des arbres dont les arabesques convulsées,
-nettement dessinées en noir d’encre, évoquaient une
-lanterne magique pour géants.</p>
-
-<p>— C’est sinistre, murmura Leminhac.</p>
-
-<p>— C’est splendide, soupira M<sup>me</sup> Erikow.</p>
-
-<p>— C’est bien ennuyeux, gémit le professeur.</p>
-
-<p>La brise lourde qui soufflait du Pacifique apportait
-sa senteur marine où se mêlaient les bouffées
-âcres de l’incendie, l’odeur des plantes tropicales
-huileuses et grasses que rongeait lentement le feu.
-On percevait la crépitation des branches et le craquement
-sourd des troncs qui éclataient.</p>
-
-<p>Leminhac offrit son bras à M<sup>me</sup> Erikow pour faire
-quelques pas le long de la voie ferrée. Les autres
-voyageurs causaient ou fumaient, par groupes ; de
-petites braises de cigares trouaient l’ombre.</p>
-
-<p>Un Espagnol, coiffé d’un sombrero gris et plat et
-vêtu d’homespun, — tache claire dans la nuit, — jurait
-sans interruption :</p>
-
-<p>— <i lang="es" xml:lang="es">Sacramento ! Ciento mil pesetas, he de perder
-esta noche.</i></p>
-
-<p>Une miss soupirait :</p>
-
-<p>— <i lang="en" xml:lang="en">What a beautiful night !</i></p>
-
-<p class="noindent">et citait du Shelley :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i" lang="en" xml:lang="en">« Palace roof of cloudless nights,</div>
-<div class="verse i" lang="en" xml:lang="en">« Paradise of golden lights. »</div>
-</div>
-
-<p>L’avocat se pencha vers sa compagne :</p>
-
-<p>— Vous allez à Sydney, sans doute ?</p>
-
-<p>— Oui. J’ai des propriétés là-bas.</p>
-
-<p>— C’est également notre destination, à Tramier et
-à moi.</p>
-
-<p>— Vos cabines sont réservées ?</p>
-
-<p>— Oui ; la vôtre aussi ?</p>
-
-<p>— Naturellement.</p>
-
-<p>— Pourvu que le <i>Gloucester</i> nous attende ?</p>
-
-<p>— Je commence à désespérer.</p>
-
-<p>La nuit s’écoulait et le sinistre rougeoiement de
-l’horizon ne disparaissait pas du ciel.</p>
-
-<p>Marie Erikow regagna son sleeping, tandis que
-Leminhac et Tramier jouissaient, non sans quelque
-aigreur, de la nuit tropicale baignée d’aromes.</p>
-
-<p>Comme elle s’approchait du train, elle trébucha,
-laissant échapper un léger cri. Une main robuste
-sortit de l’ombre, providentielle.</p>
-
-<p>— Vous êtes-vous fait mal, Madame ? dit une voix
-où perçait un accent anglais.</p>
-
-<p>Un homme, dont elle distinguait mal les traits,
-mais qui semblait jeune, la soutenait sous le bras.
-Une pipe courte brûlait à sa bouche. Il sentait bon
-l’ambre et le tabac de Virginie.</p>
-
-<p>— Non, Monsieur, ce n’est rien. Un bleu, tout au
-plus. Mais comment ai-je pu tomber ?</p>
-
-<p>— Vous avez buté dans un fil de fer : permettez-moi
-de vous aider à remonter en voiture.</p>
-
-<p>Le voyageur l’accompagna silencieusement jusqu’au
-wagon, éclairé doucement de lampes électriques,
-dont quelques-unes étaient déjà en veilleuses.
-Le train allongé, avec ses traverses de cuivre et les
-chiffres dorés de la compagnie, reposait sur ses ressorts,
-comme une bête de luxe. Le wagon-salon,
-placé à l’arrière, tout en glaces, étincelait dans l’épaisseur
-morne de la nuit.</p>
-
-<p>A la clarté des lampes, Marie Erikow put détailler
-la physionomie de son Sigisbée nocturne. C’était un
-jeune homme, vêtu d’un complet à carreaux de coupe
-sportive, coiffé d’une casquette, type classique de
-l’Anglais en voyage. Quand elle leva les yeux, elle
-vit qu’il était beau. Découplé comme un joueur de
-cricket, il avait un visage d’un ovale très pur, dont
-la pâleur rosée était toute féminine ; mais le menton
-volontaire dissipait l’impression un peu trouble que
-pouvaient causer la douceur régulière des traits et
-le charme sensuel de la bouche.</p>
-
-<p>Il s’inclina respectueusement :</p>
-
-<p>— Robert Helven, de Cambridge, peintre.</p>
-
-<p>Elle le remercia de son appui, et lui tendit la main.
-Il la serra. Elle le trouva correct, mais un peu froid.</p>
-
-<p>Aussi ajouta-t-elle, comme il regagnait son compartiment :</p>
-
-<p>— Vous allez sans doute à Callao. Nous nous
-reverrons en route.</p>
-
-<p>Les stores baissés, elle défit ses lourdes torsades,
-mira en souriant l’éclair de ses yeux glauques et de
-ses lèvres carminées, puis s’enveloppa dans une robe
-chinoise de soie violette où jouaient des cigognes d’or
-et des oiseaux à aigrette. La couchette du sleeping
-l’accueillit et elle ferma les yeux sur la seconde page
-du dernier livre de M. Claude Farière, préférant sans
-doute à sa littérature l’image indécise d’un portrait
-de Gainsborough.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Quand Marie Vassilievna Erikow se réveilla, le
-train filait à travers la grande plaine fertile qui longe
-le Pacifique. Son sommeil, après plusieurs journées
-de voyage, avait été si profond qu’elle n’avait pas
-senti le bercement du rapide en marche, succédant à
-l’immobilité de la halte. Elle fit jouer les stores et les
-abaissa immédiatement, tant la lumière était vive.</p>
-
-<p>Sur la plate-forme vitrée du wagon-salon, Leminhac
-et le professeur Tramier semblaient hypnotisés par
-le ruban d’acier que le train dévidait vertigineusement
-derrière lui.</p>
-
-<p>— Onze heures, gémit lugubrement la future
-gloire du barreau. Onze heures ! A treize heures quarante,
-le <i>Gloucester</i> lèvera l’ancre. Nous sommes
-bons.</p>
-
-<p>— Résignons-nous, répliqua le docteur, à qui la
-lecture persévérante de Krafft-Ebing — entreprise à
-Yokohama — avait donné une patience à l’épreuve de
-tous les coups du destin. Résignons-nous. Qui sait ?
-le paquebot ne sera peut-être pas encore parti ! C’est
-un petit bateau sans importance.</p>
-
-<p>— Petit ou grand, ne vous imaginez point qu’il
-va nous attendre. Rien à faire, que rester à Callao
-trois semaines ou regagner San-Francisco. Peste soit
-des forêts, des trains et des incendies !</p>
-
-<p>Marie Erikow entra à ce moment. Elle avait un
-tailleur de voyage d’une étoffe claire et moelleuse qui
-drapait sa taille un peu lourde. Sous les voiles, sa
-chevelure laissait étinceler des paillettes d’or.</p>
-
-<p>— Bonjour, fit-elle. Alors, il paraît que c’en est
-fait du <i>Gloucester</i> ?</p>
-
-<p>— Il paraît, dit tristement Leminhac. Nous
-n’arriverons qu’à la nuit.</p>
-
-<p>— C’est absurde. Quelle folie ! C’est bien ma faute.
-J’aurais dû partir plus tôt. On n’arrive pas ainsi au
-dernier moment.</p>
-
-<p>— Nous aussi, soupira le professeur.</p>
-
-<p>— Oui, nous aussi, dit impétueusement Leminhac.
-Quand je pense que je dois prononcer dans
-quinze jours à Sydney ma conférence sur l’éloquence
-révolutionnaire, conférence à laquelle assisteront vingt
-mille personnes dont pas une ne sait un mot de français,
-quand je pense à cela, mon âme se déchire et mes yeux
-se remplissent de larmes.</p>
-
-<p>— Séchez-les vite, dit Marie Erikow. Vous ferez
-votre conférence à Callao.</p>
-
-<p>— Je ne compte pas y rester. Dieu me préserve de
-vos palaces équatoriaux.</p>
-
-<p>— Nous déciderons là-bas, conclut judicieusement
-Tramier, ce qu’il nous restera de mieux à faire,
-une fois sûrs que le <i>Gloucester</i> est bien manqué.</p>
-
-<p>Au <span lang="en" xml:lang="en">dining-car</span>, pour le déjeuner, M<sup>me</sup> Erikow, le
-docteur et Leminhac s’assirent à la même table. Une
-place restait libre. Ce fut le peintre anglais qui l’occupa.
-Marie Erikow en profita pour présenter celui qu’elle
-appelait généreusement son « sauveur ». Leminhac
-conçut de l’heureuse fortune du jeune Anglais un
-dépit qu’il dissimula diplomatiquement. Il fut d’ailleurs
-éblouissant, répandant aux genoux de la Russe
-toute une pacotille de scintillantes banalités. De
-temps à autre, d’une main potelée, il lissait ses favoris
-qu’il portait courts à l’instar d’un critique littéraire
-fort en vue dans la capitale. Le docteur mâchait en
-silence, assaisonnant tous les plats d’une <span lang="en" xml:lang="en">Worcester-sauce</span>
-susceptible de corroder le diamant. Quant à
-l’Anglais, Marie Erikow nota qu’il avait les yeux
-marrons ou café très clair et de belles dents, qu’il
-portait à l’annulaire gauche une bague <span lang="en" xml:lang="en">touch-wood</span>
-ornée d’une émeraude et qu’il mangeait et parlait
-avec une sobriété puritaine. Il ne prononça que quelques
-mots et ce fut pour lui demander si elle ne désirait
-pas quelques gouttes de la sauce infernale accaparée
-par le professeur. Néanmoins, il parut charmant,
-car une jolie bouche est plus séduisante que les
-plus brillants mots d’esprit. L’âge et la figure d’Helven
-le dispensaient de tout effort pour plaire. Il paraissait
-d’ailleurs timide et l’ignorance même qu’il manifestait
-de ses avantages leur en ajoutait un nouveau.</p>
-
-<p>Marie Erikow alluma une cigarette et s’étendit
-nonchalamment sur un des larges fauteuils de cuir.
-Le train avait accéléré encore sa vitesse et déchirait
-l’espace, qui s’ouvrait en sifflant devant la <span lang="en" xml:lang="en">Compound</span>
-à la nuque trapue dont les bielles se détendaient avec
-la souplesse de muscles bien entraînés.</p>
-
-<p>Leminhac, sur la plate-forme, tirait quelques
-bouffées d’un Upman choisi par l’académicien dans
-les boîtes d’acajou présentées par le steward. Tramier
-assurait un binocle hésitant, penché sur l’indicateur
-du Lloyd. Ils étaient seuls. Helven, dans le wagon-salon,
-contemplait la Russe, attentif et un peu
-languissant, pareil à un lévrier de race.</p>
-
-<p>— Inquiétant, ce jeune Anglais ! dit Leminhac.</p>
-
-<p>— Inquiétant ? Et pourquoi donc ? repartit Tramier.
-Il me semble fort bien élevé.</p>
-
-<p>— Je n’aime pas le genre Dorian Gray, ni ces
-champions de boxe qui vous ont des visages de
-vierges préraphaëlites.</p>
-
-<p>— Le gaillard paraît musclé comme un jeune tigre.</p>
-
-<p>— Et avec cela, des yeux de gazelle. Je n’aime
-pas la confusion des genres, mon cher professeur.
-Nous autres, Français, nous autres, Latins, nous
-répugnons à ces mélanges. Notre type de la beauté
-masculine est plus simple et plus grave…</p>
-
-<p>Ce disant, il ajusta d’un coup de pouce une cravate
-doctrinaire de soie noire ornée d’un camée et rejoignit
-la Russe et l’« Antinoüs de Cambridge ».</p>
-
-<p>Tramier, solitaire, reprit mélancoliquement la
-page cinq cent quatre-vingt-quatorzième de Krafft-Ebing.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le temps et l’espace furent consciencieusement
-dévorés par</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">« <i>le dragon mugissant qu’un savant a fait naître</i> »</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">si bien que le rapide entra dans la gare de Callao deux
-heures plus tôt que ne s’y attendaient les voyageurs,
-rattrapant ainsi une partie de son long retard.</p>
-
-<p>Hélas, la joie des quatre compagnons fut de courte
-durée !</p>
-
-<p>— Le <i>Gloucester</i> ?</p>
-
-<p>— Parti à treize heures quarante.</p>
-
-<p>— <span lang="es" xml:lang="es">Sacramento !</span></p>
-
-<p>Ainsi jurèrent ensemble l’Espagnol vêtu d’homespun
-et Leminhac qui affectait une certaine
-pratique de la langue des hidalgos, tout en usant de
-libertés républicaines avec l’accent tonique.</p>
-
-<p>Comme la journée était fort avancée, on élut de
-camper patriarcalement dans un Palace de goût
-municho-viennois, adorné de pâtisseries en stuc et
-pareil à ces pièces montées où bave la crème et où
-l’on dessine avec du sirop de si agréables figures.
-Ses balcons ventrus et dorés s’arrondissaient face à
-la mer et les houles du Pacifique venaient déployer
-dédaigneusement leurs écharpes sous les masques
-horrifiques de mascarons œdémateux.</p>
-
-<p>Un portier suisse attendait au centre de la terre
-la Russe, l’Anglais et les deux Français qui ne s’en
-montrèrent point surpris. On leur assigna des
-chambres dont le mobilier eût découragé les amis
-de M. Francis Jourdain. Ils y reposèrent, d’ailleurs,
-à poings fermés, sans entendre la plainte des flots
-qui portèrent Magellan et les cinq caravelles : <i>Trinidad</i>,
-<i>Santiago</i>, <i>Victoria</i>, <i>Conception</i> et <i>San-Antonio</i>,
-à la conquête des terres inconnues où des
-sauvages, peints en jaune et des cornes de cerf
-dessinées sur les joues, offrirent aux Portugais des
-clous de girofle et des oiseaux de Paradis.</p>
-
-<p>La nuit fut pour eux sans rêve, sauf peut-être
-pour Marie Erikow ; elle leur fut aussi de pauvre
-conseil, car ils se retrouvèrent le lendemain sur le
-quai inondé de soleil, encombré de balles et de tonneaux,
-tous quatre incertains de ce qu’ils devaient
-décider.</p>
-
-<p>La chaleur était fort lourde.</p>
-
-<p>Leminhac, qui s’imposait maintenant comme le
-cacique de l’errante tribu, proclama :</p>
-
-<p>— Entrons quelque part. Nous prendrons un
-apéritif.</p>
-
-<p>Pour la couleur locale, on choisit le bar du <i lang="es" xml:lang="es">Pajaro
-Azul</i>. L’endroit était frais et confortable. Sur le
-comptoir peint d’un bleu clair à faire grincer les
-dents, sans doute à cause de l’enseigne et faute
-d’oiseau d’aucune sorte, s’entassaient des pyramides
-de citrons, de limons, de goyaves ; le soleil, tamisé
-par de larges stores de pailles, jouait sur l’écorce des
-pamplemousses, sur la peau tendue à éclater des
-figues de Surinam. De l’arrière-boutique, où s’entassaient
-des caisses d’épices et des ballots de riz
-ou de manioc, glissait une odeur de vanille.</p>
-
-<p>— Je pense, dit Helven le silencieux, à un petit
-bar de la Jamaïque, qui sentait la cannelle comme
-celui-ci est parfumé de vanille. On y mangeait des
-melons exquis que l’on avait laissés, une nuit entière,
-le ventre bourré de glace pilée, de tranches d’ananas,
-de bananes coupées en menus morceaux ; le tout,
-arrosé d’un rhum comme on n’en boit que là-bas,
-noir, sucré et aromatisé de cannelle… »</p>
-
-<p>— Je vois, dit Leminhac, que vous avez beaucoup
-voyagé.</p>
-
-<p>— Et, ajouta Marie Erikow en riant, que vous
-agréez avec reconnaissance les dons du Seigneur.</p>
-
-<p>Ils s’assirent autour de quatre verres que l’or du
-whisky enflamma sans retard.</p>
-
-<p>— Que faire ? dit Marie Erikow.</p>
-
-<p>— Absurde aventure, gémit Leminhac. Ce
-paquebot…</p>
-
-<p>Comme il disait ces mots, un homme d’une taille
-gigantesque, le visage haut en couleur et noyé dans
-une barbe flamboyante, entra dans le bar. Il était
-sobrement, mais fort proprement vêtu d’un complet
-de toile blanche très fine et dont la coupe était
-parfaite. Coiffé d’une casquette à visière vernie, il
-pouvait passer pour un marin, mais rien n’indiquait
-son grade et le nom du vaisseau.</p>
-
-<p>— Ce <span lang="en" xml:lang="en">gentleman</span>, dit Helven, ferait un superbe
-<span lang="en" xml:lang="en">horseguard</span>.</p>
-
-<p>— Ce doit être un officier de marine. Il y a une
-canonnière en rade, supposa Marie Erikow qu’intriguait
-la singulière prestance de l’inconnu.</p>
-
-<p>Celui-ci s’assit à une table voisine et commanda
-une tasse de thé bouillant.</p>
-
-<p>— C’est un homme qui a l’habitude des pays
-chauds, murmura Tramier.</p>
-
-<p>L’homme souleva sa casquette. Une paire de
-lunettes vertes voilait son regard ; les joues étaient
-hâlées par le vent de mer ; le bas du visage se perdait
-dans le remous flamboyant de la barbe.</p>
-
-<p>— Un Pactole, dit Leminhac.</p>
-
-<p>Il y avait dans la physionomie du personnage,
-malgré ses manières aisées et la bonhomie avec
-laquelle il s’adressait, en espagnol, au garçon du
-bar, une telle étrangeté, — due peut-être aux deux
-disques verts qui auréolaient ses orbites — que les
-quatre voyageurs éprouvèrent quelque gêne à
-reprendre leur conversation.</p>
-
-<p>— Il est navrant, dit Leminhac, d’avoir manqué
-ce paquebot.</p>
-
-<p>— Cela nous fait un retard interminable, dit
-Tramier.</p>
-
-<p>— Que faire ? demanda Marie Erikow.</p>
-
-<p>— Partir pour San-Francisco demain, proposa
-Helven. Nous y attendrons le prochain départ
-puisque, j’imagine, Sydney est notre commune
-destination.</p>
-
-<p>— Nous en avons encore pour une quinzaine au
-moins, gémit Leminhac.</p>
-
-<p>— Il n’y a pas d’autre moyen…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>L’inconnu payait, se levait et disparaissait en
-laissant tomber derrière sa haute silhouette le rideau
-de perles bariolées qui servait de porte.</p>
-
-<p>— Drôle de corps, murmura Leminhac.</p>
-
-<p>Ils reprirent leur discussion, incertains, irritables,
-trouvant, malgré la fraîcheur vanillée du « <span lang="es" xml:lang="es">Pajaro
-Azul</span> », que l’aventure tournait mal.</p>
-
-<p>L’Aventure ! Mot magique où bruissent toutes les
-voix du mystère. Elle se présenta brusquement,
-comme toute aventure qui se respecte, dans la clarté
-bleue du bar, masquée d’humour, bonasse et sournoise
-à la fois, sous la forme d’une lettre qu’apportait
-un matelot, tout de blanc vêtu et dont le béret portait
-en banderolle, lettres d’or sur fond noir, ce
-mot : <i>Cormoran</i>. — Le marin entra prestement dans
-la salle et, sans hésitation, remit à Tramier que son
-aspect vénérable désignait comme le doyen de la
-bande, une large enveloppe blanche cachetée, gravée
-d’une ancre autour de laquelle se répétait, en exergue :
-<i>Cormoran</i>.</p>
-
-<p>— Pour moi ? exclama Tramier stupéfait.</p>
-
-<p>L’homme s’inclina et disparut d’un pas léger,
-amorti par les semelles de corde.</p>
-
-<p>— Mais c’est impossible ! hoquetait le docteur.
-Impossible. Qui diable puis-je connaître ici ? Et
-comment cet homme m’a-t-il reconnu ?</p>
-
-<p>— Ouvrez donc, conseilla Helven.</p>
-
-<p>Avec quelques précautions craintives, et comme
-si le pli avait dû contenir un explosif habilement
-dissimulé, le professeur Tramier, de l’Académie de
-médecine, décacheta l’enveloppe.</p>
-
-<p>Une stupeur souriante inonda son visage.</p>
-
-<p>— C’est inouï, fit-il.</p>
-
-<p>— Parlez, je vous en supplie, gémit Marie Erikow,
-qui crispait ses belles mains impatientes sur la table.
-Parlez. Lisez cette lettre.</p>
-
-<p>— Elle nous est adressée à tous, dit le docteur.</p>
-
-<p>— Ah ! par exemple, cria Leminhac.</p>
-
-<p>— Voici :</p>
-
-
-<p class="date"><span class="sc">A bord du</span> <i>Cormoran</i>.</p>
-
-<p>« <i>Le hasard qui m’a fait surprendre votre conversation
-me permet de vous rendre un service et je ne
-saurais hésiter un instant devant la perspective
-d’obliger des personnalités aussi distinguées que celles
-du professeur Tramier, de l’Académie de médecine</i> »…</p>
-
-<p>— Connu, vous êtes connu sous l’équateur,
-exclama, transporté d’envie, Leminhac.</p>
-
-<p>— « … <i>de maître Leminhac, du barreau de Paris</i>…</p>
-
-<p>— Moi aussi, bégaya l’avocat. Mais c’est de la
-magie !</p>
-
-<p>— « … <i>de sir William Helven, le peintre bien connu
-et, j’ai réservé son nom pour couronner cette liste
-précieuse, de l’infiniment charmante Marie Vassilievna
-Erikow</i>…</p>
-
-<p>— Il est exquis, murmura-t-elle… Mais qui est-ce
-donc ?</p>
-
-<p>— Notre voisin à lunettes, dit Helven.</p>
-
-<p>— « … <i>Mon yacht, le Cormoran, qui est un fort bon
-bâtiment gréé pour la haute mer et avec qui j’ai
-accompli de nombreuses traversées, peut vous mener
-sans encombre à Sidney où moi-même j’allais me
-rendre. N’hésitez pas à accepter l’hospitalité d’un
-honorable commerçant qui professe le respect de la
-science, de l’art et de la beauté</i>…</p>
-
-<p>— Et de l’éloquence ? insinua Leminhac.</p>
-
-<p>— « … <i>Vous trouverez à mon bord tout le confortable
-et le dévouement attentif de</i></p>
-
-<p class="sign"><span class="blk"><span class="small">VAN DEN BROOKS</span><br />
-<i>Marchand de cotonnades.</i></span></p>
-
-<p>« <i>P.-S. — Si l’offre vous convient, vous trouverez,
-à 5 heures, à l’embarcadère, un canot qui vous mènera
-à mon bord et transportera vos bagages.</i> »</p>
-
-
-<p class="gap">— C’est fantastique, dit Leminhac. Comment
-sait-il nos noms ?</p>
-
-<p>— Acceptons, acceptons. Quelle drôle d’aventure,
-cria Marie Erikow, battant des mains.</p>
-
-<p>— Mais, dit Tramier, je ne connais pas ce M. Van
-den Brooks.</p>
-
-<p>— N’importe, il nous connaît. Cela suffit. Et il
-nous invite ! répliqua Marie.</p>
-
-<p>— Un monsieur qui possède un navire gréé pour
-la haute mer ne peut être que respectable, assura
-Leminhac. Et de plus, il se dit marchand de cotonnades.
-C’est une profession fort honorée.</p>
-
-<p>— Hm… dit Tramier. A mon âge, je ne voudrais
-pas faire d’imprudence. Comment serons-nous installés ?</p>
-
-<p>— Fort bien, j’en suis sûre, insista Marie qui
-ne tenait plus sur sa chaise. Il le dit, d’ailleurs.</p>
-
-<p>— On peut toujours voir, proposa Leminhac.</p>
-
-<p>— C’est cela, allons voir Van den Brooks !</p>
-
-<p>Et Marie Erikow sortit précipitamment du bar,
-suivie de Leminhac et de Tramier, éperdu, qui
-s’accrochait à ses basques.</p>
-
-<p>Le jeune garçon du <i lang="es" xml:lang="es">Pajaro Azul</i> rattrapa Helven.</p>
-
-<p>— Ce n’est pas payé, <span lang="es" xml:lang="es">Senorito</span>.</p>
-
-<p>Helven solda les whiskys puis, se tournant vers le
-<span lang="es" xml:lang="es">muchacho</span> dont les yeux luisaient sous des sourcils
-de charbon :</p>
-
-<p>— Connais-tu ce grand marin à barbe blonde qui
-s’est assis près de nous ?</p>
-
-<p>— Non, Excellence (le pourboire ennoblit l’homme
-généreux).</p>
-
-<p>— Vient-il quelquefois à Callao ?</p>
-
-<p>— Je ne l’ai jamais vu, Monsieur, avant la soirée
-d’hier. On dit qu’il est à bord d’un petit vapeur
-amarré à l’entrée de la rade.</p>
-
-<p>— Personne ne le connaît sur le port ?</p>
-
-<p>— Non, <span lang="es" xml:lang="es">Senorito</span>. C’est un étranger. Les plus
-vieux matelots du port ne le connaissent ni lui ni
-son bateau, et pourtant, ils connaissent bien des
-capitaines de navire.</p>
-
-<p>— <i lang="es" xml:lang="es">Gracias</i>, dit Helven.</p>
-
-<p>— <i lang="es" xml:lang="es">Vaya usted con Dios</i>, dit le <span lang="es" xml:lang="es">muchacho</span>.</p>
-
-<p>Et tout en rejoignant les autres, Helven répétait
-les syllabes sonores de l’adieu espagnol :</p>
-
-<p>— <i lang="es" xml:lang="es">Vaya usted con Dios : Vaya usted con Dios…
-con Dios</i>… Espérons que ce ne sera pas avec le diable.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch2">CHAPITRE II<br />
-<span class="sc">Le « Cormoran » lève l’ancre.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Guido vorrei che tu e Lapo ed io.</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Fossimo presi per incantamento</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">E mesi in un Vascel ch’ ad ogni vento</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Per mare andasse à voler vostro e mio.</div>
-</div>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Dante</span>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Le Portier Suisse et le Chasseur Nègre les ayant
-accompagnés de leurs bénédictions, les quatre
-voyageurs se dirigeaient à l’heure dite vers l’embarcadère.
-Quelques porteurs noirs les suivaient, la
-nuque ployée sous les malles de cabine. Celles de
-Marie Erikow étaient fort plates, d’un beau cuir patiné
-et parfumé et leurs flancs étaient revêtus d’une multitude
-de vignettes où l’on distinguait, sur des fonds
-de clairs de lune ou de couchants embrasés, le sphinx
-d’Égypte et les terrasses du Casino de Monte-Carlo,
-des bouquets de palmier, une gondole, le tout chevauché
-de ces majuscules dont les Astoria, Continental
-et Palaces du monde entier ornent capricieusement
-l’invitation au Voyage.</p>
-
-<p>Le port encadrait dans la blancheur crue des
-môles une eau sombre et presque immobile. Des
-ballots de cacao, de quinquina, de manioc s’entassaient
-sur le quai. Assis sur un tas de cordages ou
-une balle de marchandises, des nègres coiffés d’un
-large panama, le torse nu et les jambes ensachées
-d’un pantalon de coutil rayé à pieds d’éléphant,
-suivaient avec indolence le déchargement d’une
-baleinière fraîchement arrivée des îles des Tortues.
-Lorsque Marie Erikow, éclatante de blancheur, passa
-près d’eux, ils relevèrent, épanouies d’un sourire
-ivoirin, leurs faces luisantes et semblables, sous les
-ailes de paille, à des soleils noirs.</p>
-
-<p>— Voici le canot, dit Leminhac qui marchait en
-tête.</p>
-
-<p>La curiosité fit battre le cœur de Marie Erikow,
-d’Helven, et même du professeur.</p>
-
-<p>Au bord du quai, sur l’eau lourde, irisée, où flottaient
-des peaux d’orange et de pamplemousses,
-une lance se balançait, laquée de gris vert à filets
-d’or, un vrai canot d’amiral, monté par huit rameurs
-uniformément vêtus comme le matelot qui avait
-porté la lettre.</p>
-
-<p>L’un d’eux qui, d’après le galon de laine noire posé
-sur sa manche, devait être un quartier-maître, sauta
-à terre au-devant des voyageurs et les aida à embarquer.</p>
-
-<p>Puis, d’un « han », les huit torses blancs se renversèrent,
-huit gorges hâlées tendirent leurs muscles
-vers l’espace : les rames coupèrent l’eau d’un souple
-effort, sifflèrent, éclaboussées d’écume, ramenées
-vivement en arrière par huit paires de bras acajou.
-Le départ fut si rapide, l’élan si bien réglé et si vigoureux
-qu’Helven ne put s’empêcher de crier en anglais :</p>
-
-<p>— Allo, c’est encore mieux que l’équipe
-d’Eton.</p>
-
-<p>Un sourire du quartier-maître — visage de brique
-torréfié par le gin et le vent de mer — un sourire
-qui fut une sorte de plissement imperceptible au coin
-gauche des lèvres, remercia.</p>
-
-<p>— Ce sont de bons garçons, pensa Helven.</p>
-
-<p>Les passagers gardaient le silence. Ils n’osaient
-exprimer leurs sentiments, craignant d’être entendus,
-et une inquiétude se glissait subtile et sournoise
-dans leurs cœurs, à mesure que les blanches
-maisons de Callao se transformaient en cubes de
-plus en plus menus, et que le ciel et la terre s’élargissaient
-autour d’eux.</p>
-
-<p>On n’apercevait pas le « <i>Cormoran</i> ».</p>
-
-<p>— Où diable est donc ce mystérieux navire ? chuchota
-Leminhac à l’oreille du professeur. Je n’en
-vois pas la moindre apparence.</p>
-
-<p>Le canot était déjà à l’extrémité du port. On avait
-longé des caboteurs à la coque rouillée, des chalutiers
-peints en rouge et noir et deux ou trois vapeurs
-plus sérieux, à demi sommeillant dans la torpeur de
-la rade, pavoisés d’une flamboyante lessive, chemises,
-jerseys, caleçons balancés doucement par la
-brise. Plus loin, c’était la pointe de la jetée, le phare,
-le poste de douane et le large.</p>
-
-<p>— Où nous mènent-ils donc ? demanda Marie
-Erikow au peintre.</p>
-
-<p>— Je n’en sais rien et je ne m’en soucie pas, répliqua
-celui-ci à voix basse. Nous sommes dans
-l’aventure : laissons-nous glisser. Êtes-vous inquiète ?</p>
-
-<p>— Pas le moins du monde, fit Marie Vassilievna,
-avec assurance.</p>
-
-<p>— Moi non plus. Je ne crains qu’une chose, c’est
-que l’aventure n’en soit pas une, que ce Van den
-Brooks soit, comme il le prétend, un honnête marchand
-de cotonnades, vaniteux et obligeant, et que
-tout se réduise à une promenade en mer.</p>
-
-<p>— Je ne vous croyais pas si romanesque, fit Marie
-avec une pointe de curiosité. Que voudriez-vous
-donc ?</p>
-
-<p>— Je ne sais pas moi-même. Mais j’erre à travers
-le monde à la poursuite de cette aventure qui n’arrive
-jamais. Je l’entrevois partout, et je ne la saisis nulle
-part. Elle se cache dans cette porte entr’ouverte,
-dans cette barque qui attend ; elle rôde à votre porte
-à la tombée de la nuit ; elle bourdonne autour de
-votre lampe, dans la chambre silencieuse. Cet homme
-qui vous frôle, cette femme qui s’est retournée imperceptiblement
-quand vous passiez, peut-être vont-ils
-l’apporter avec eux ; peut-être sont-ils chargés de
-votre destin ! Est-ce qu’on sait ? Le mystère est ici,
-là, ailleurs. Il est avec moi, avec ces rameurs, avec
-vous…</p>
-
-<p>— Comme vous m’étonnez ! fit avec quelque langueur
-Marie Erikow plaisamment bercée par la voix
-et les troubles paroles du peintre. Je croyais les
-Anglais si froids.</p>
-
-<p>— Nous sommes le peuple de l’aventure, reprit
-énergiquement Helven. Ne sommes-nous pas les fils
-d’une terre qu’entoure le chuchotement des flots ?
-Nous sommes nés dans une île, et cela suffit pour nous
-donner l’instinct des départs. Un commerçant, chez
-nous, est un poète — un poète qui s’ignore, c’est
-entendu : il y a dans ses ballots les épices des Antilles,
-la poudre d’or de la Guinée, les ivoires de l’Afrique ;
-il y a toutes les richesses, tous les diamants, tous les
-aromates de l’univers dans les cales de ses vaisseaux.
-Il y a aussi l’Empire, les Indes, et leur nom seul
-porte le mystère du monde. Cela suffit pour ennoblir
-l’épicerie.</p>
-
-<p>— Je vous savais peintre, dit Marie : seriez-vous
-aussi poète ?</p>
-
-<p>— Je ne suis qu’un voyageur, un passant, comme
-mille autres, étonné des choses les plus simples,
-curieux des choses les plus compliquées… Si ce Van
-den Brooks pouvait être un forban, un prince déguisé,
-le roi d’une île déserte…</p>
-
-<p>Marie Erikow éclata de rire et ce rire sonna sur la
-mer éclatante et plate.</p>
-
-<p>— <span lang="it" xml:lang="it">Chi lo sa ?</span> Il est peut-être l’un ou l’autre.</p>
-
-<p>Habilement manœuvrée, la lance contournait
-l’extrémité du môle, décrivant une courbe rapide.
-La Russe leva les yeux vers l’homme qui, en face
-d’elle, au bout du canot, maintenait d’un poing
-ferme la barre. C’était un matelot au teint mat que
-le hâle avait patiné délicatement. Au contraire des
-autres rameurs rasés et poncés, un très léger duvet
-noir ombrageait ses lèvres qu’il avait minces et carminées.
-Le nez était busqué ; les yeux, sombres et
-longs, filtraient, à travers les cils, une douceur cruelle.
-Marie Erikow remarqua que, sous le béret blanc, il
-portait un foulard de soie noire étroitement noué
-autour des tempes et qui donnait un étrange relief
-au visage. L’homme gouvernait avec des mouvements
-sûrs ; ses gestes et sa pose même marquaient
-une souplesse de félin. Il était grave, dominant la
-barque d’un buste hautain.</p>
-
-<p>— Ce ne peut être qu’un Espagnol, pensa-t-elle.</p>
-
-<p>Elle eut envie d’interroger Helven. Mais elle se
-tut, sans savoir pourquoi.</p>
-
-<p>La lance filait toujours, ondulant sur les lames
-plus fortes, car l’on commençait à sentir le balancement
-des grandes houles pacifiques. Le môle
-dépassé, on piqua vers une sorte de promontoire
-de terre rouge que la barque contourna au plus
-près.</p>
-
-<p>— Le <i>Cormoran</i> ! exclama Leminhac. Le voici !
-Mâtin ! c’est un joli bateau.</p>
-
-<p>Tous les yeux se tournèrent dans la direction
-indiquée par le doigt tendu de l’avocat.</p>
-
-<p>Dans une anse rose bordée de cocotiers et de
-goyaviers un petit vapeur effilé roulait légèrement
-sur ses amarres. On le distinguait mal, car il était
-peint, à la manière des navires de guerre, d’une couleur
-verte qui se confondait avec l’eau. Toutefois,
-ses bastingages de cuivre étincelaient.</p>
-
-<p>De plus près, Helven nota que le <i>Cormoran</i>
-avait l’apparence gracieuse d’un yacht de plaisance,
-mais la courbure robuste de la coque l’indiquait
-propre à de longues traversées. Il devait jauger
-800 tonneaux environ, portait une cheminée, deux
-mâts à voile et des antennes de T. S. F.</p>
-
-<p>Le professeur restait muet. Leminhac s’affairait
-et prononçait maintenant des mots techniques :
-« bossoir… tirant d’eau… écoutilles… », rassemblant
-des bribes de Jules Verne, du temps où il lisait
-en sarrau de lustrine noire et les doigts dans les
-oreilles <i>Les Enfants du Capitaine Grant</i>.</p>
-
-<p>— Nous allons voir le forban, enfin ! murmura
-Marie Erikow à l’oreille d’Helven.</p>
-
-<p>Celui-ci ne répondit pas, mais montra des yeux,
-sur le pont du navire, une haute silhouette blanche
-qui attendait…</p>
-
-<p>L’accostage se fit aisément. Le barreur avait
-sauté sur la rampe de fer qui donnait accès au bord,
-et aidait Marie Erikow à prendre pied. Puis, happant
-un câble qui pendait, il grimpa le long des cordages
-avec une agilité de chat et disparut.</p>
-
-<p>Le bizarre client du <i lang="es" xml:lang="es">Pajaro Azul</i> accueillit ses
-hôtes à la coupée. Il parut aux passagers d’une taille
-plus haute encore qu’ils n’avaient jugé à première
-vue. Sa barbe fulgurait. Il n’avait pas quitté ses
-lunettes vertes.</p>
-
-<p>Galamment, il baisa la main de Marie Erikow,
-salua chacun des voyageurs.</p>
-
-<p>— Inutile de faire les présentations, assura-t-il.
-Je vous connais et c’est un honneur pour le <i>Cormoran</i>
-d’accueillir de pareils passagers. J’espère que
-vous trouverez ici tout le confort d’un paquebot.</p>
-
-<p>— Nous sommes de grands voyageurs, ajouta-t-il
-en hochant la tête. J’ai roulé pas mal de mers ; je
-connais leurs caprices, leur lumière et leur odeur.
-J’aime l’eau. Mon navire m’appartient, et je le mène
-à ma guise.</p>
-
-<p>Sa voix était chaude, mordante. Il la maniait avec
-adresse.</p>
-
-<p>— Cet homme parle bien, pensa Leminhac. Il
-plairait au barreau.</p>
-
-<p>— C’est singulier ! songea Helven. Il a quelque
-chose d’un acteur.</p>
-
-<p>— Ne me demandez pas, continua Van den
-Brooks, comment je connais vos noms. Ne me
-demandez pas non plus pourquoi j’ai écrit cette
-lettre. Sans doute le service que je suis heureux
-de vous rendre excusera l’étrangeté de ma démarche.
-Mais ne me posez pas de questions.</p>
-
-<p>« Rassurez-vous. Je suis un homme simple, un
-pauvre marchand sans fard ni malice, à qui les
-hasards de son commerce ont montré quelques
-aspects de la terre et des hommes, un vieux loup de
-mer qui ne sait autre chose que ce que le vent et la
-vague lui ont appris. Quant aux femmes, — et il se
-tourna vers Marie qui soutint mal l’éclat des
-lunettes — je ne puis qu’admirer leur grâce et leur
-beauté ; mais elles sont pour moi comme la mer qu’on
-ne possède jamais. »</p>
-
-<p>Le ton et les paroles de Van den Brooks n’avaient
-rien qui décelât la rudesse du marin et du trafiquant,
-mais bien plutôt l’élégance un peu maniérée d’un
-homme du monde amateur de théâtre et d’effet.</p>
-
-<p>— Quelle chattemitte ! pensa Helven.</p>
-
-<p>Le professeur Tramier était enchanté de la bonhomie
-cordiale de cet accueil.</p>
-
-<p>— Nous ne saurions vous dire, commença-t-il…
-l’amabilité parfaite… sans doute un peu étrange…
-mais les conventions mondaines… sous cette latitude…
-nous excuserez aussi… reconnaissance…</p>
-
-<p>— Nous levons l’ancre dans la nuit, dit le marchand
-de cotonnades. Nous aurons une de ces belles
-traversées que réserve le Pacifique, des nuits telles
-que vous n’en avez jamais connu, sous ces constellations
-dont rêvent les poètes. C’est une joie pour
-moi que de réunir sur ce modeste esquif des esprits
-aussi raffinés. Les loisirs du bord nous permettront
-de longs entretiens ; j’y puiserai mille satisfactions
-que jusqu’ici mon labeur de marin ne m’a pas laissé
-prendre.</p>
-
-<p>— Et vous nous conterez vos voyages ? dit Marie
-Erikow.</p>
-
-<p>— Hélas ! des voyages de trafiquant ne sauraient
-passionner l’attention d’une jolie femme. En
-tout cas, il sera fait, à mon bord, tout le possible pour
-que pas un instant dans cette solitude vous ne songiez
-à regretter l’Europe, « l’Europe aux anciens
-parapets », comme le dit excellemment Arthur
-Rimbaud…</p>
-
-<p>— Qui donc ? dit Tramier. Je ne connais pas ce
-nom.</p>
-
-<p>— Je vous expliquerai, fit Leminhac en poussant
-le coude du professeur.</p>
-
-<p>— En attendant, ajouta Van den Brooks, on va
-vous conduire à vos cabines et, avant le dîner, je vous
-ferai visiter le bord.</p>
-
-<p>Aux côtés du marchand se tenait sans mot dire un
-homme que les trois galons d’or de son uniforme
-désignaient comme le capitaine du bateau. Il était
-petit ; d’une carrure de taureau, un œil d’acier
-enfoui sous d’épais sourcils : borgne, une longue cicatrice
-lui barrait le front de la tempe droite à la racine
-du nez, pâle sur le teint brique du marin.</p>
-
-<p>— Vous conduirez nos hôtes, capitaine.</p>
-
-<p>Et il présenta :</p>
-
-<p>— Le capitaine Halifax, commandant le <i>Cormoran</i>.</p>
-
-<p>Les cabines étaient d’un confort que les colosses
-de la Hamburg-America ou de la White Star eussent
-envié. Marie Erikow eut la surprise de trouver la
-sienne ornée d’orchidées fort rares. Quant au professeur,
-il fit jouer les robinets de la baignoire et installa
-les deux tomes de Krafft-Ebing en bonne et due place.</p>
-
-<p>Le thé fut servi sur le pont. Puis le marchand de
-cotonnades conduisit ses hôtes par des escaliers de
-cuivre, des couloirs boisés de palissandre et d’acajou,
-tendus de linoléum clair, à travers les dédales d’un
-merveilleux bijou de yacht. Marie Erikow, enthousiasmée,
-battait des mains.</p>
-
-<p>Ses transports furent immodérés quand Van den
-Brooks montra la serre minuscule où le jardinier
-chinois élevait des orchidées.</p>
-
-<p>— Je ne puis voyager sans quelques fleurs, expliqua-t-il.</p>
-
-<p>Helven ne put s’empêcher d’esquisser un sourire
-intérieur.</p>
-
-<p>On pénétra dans le bar américain, laqué de blanc,
-étincelant de cristaux, de nickel, d’étiquettes multicolores
-et de petits drapeaux de soie appartenant
-à toutes les nationalités. Un autre Chinois, barman
-accompli, en smoking blanc, brassait des élixirs
-variés. Leminhac ne résista pas au désir de se jucher
-sur un tabouret et absorba un <span lang="en" xml:lang="en">oyster-cocktail</span> de la
-plus atroce apparence.</p>
-
-<p>Le professeur Tramier ne cachait pas son admiration.</p>
-
-<p>— Quel luxe ! Quel goût !</p>
-
-<p>— Je vous l’avais dit, fit Leminhac.</p>
-
-<p>— Cet homme doit être milliardaire ?</p>
-
-<p>— Au moins.</p>
-
-<p>— Mais vous êtes un roi déguisé ? dit Marie Erikow
-au marchand de cotonnades.</p>
-
-<p>— Mieux que cela, répondit l’homme aux lunettes
-avec une modestie ironique.</p>
-
-<p>L’ordonnance du repas, la délicatesse des mets — cuisine
-française — Mon chef ne me quitte jamais,
-déclara Van den Brooks. C’est un Périgourdin. Pour
-l’équipage, il y a un cuisinier chinois — les fruits
-exotiques, les sorbets parfumés aux plus diverses
-essences, l’excellence des crus — en particulier un
-Château-Grillé de vieille date — tout contribua à
-faire de cette soirée, pour les heureux voyageurs,
-quelque chose comme une féerie. Helven lui-même,
-le froid et silencieux Helven, se déridait. Leminhac
-porta un toast enflammé à l’amphitryon, dont on ne
-pouvait dire s’il souriait, tant sa barbe était éblouissante :</p>
-
-<p>— Majestueux comme Salomon, dit l’avocat, et
-paré du même faste, si vous confiez à la mer qui le
-respecte, le vaisseau qui porte à la fois votre fortune
-et votre sagesse…</p>
-
-<p>Mais il ne put terminer sa période, tant la chaleur
-du festin l’avait ému.</p>
-
-<p>Marie Erikow tendait à Helven une cigarette
-allumée : c’est, paraît-il, une mode russe. Le professeur,
-les yeux béatement clos, savourait un Havane
-où se confondaient tous les aromes de Cuba.</p>
-
-<p>On monta sur le pont où les <span lang="en" xml:lang="en">rocking-chairs</span> étaient
-disposés et les boissons glacées, servies.</p>
-
-<p>— Une chose m’étonne encore, murmura Marie
-Erikow à l’oreille d’Helven. Comment a-t-il su nos
-noms ?</p>
-
-<p>— C’est bien simple.</p>
-
-<p>— Mais encore ?</p>
-
-<p>— Le registre de l’hôtel, chère Madame. Le portier
-me l’a dit.</p>
-
-<p>Cigares et cigarettes brasillaient dans l’ombre.
-Van den Brooks fumait une pipe courte. Helven
-nota que le <i>Cormoran</i> n’avait qu’un feu allumé, et
-ce feu s’éteignit bientôt.</p>
-
-<p>Engourdis dans la torpeur des digestions heureuses,
-les passagers ne prêtèrent qu’une oreille
-distraite aux rumeurs du bord ; ils n’entendirent pas
-les commandements et le grincement des cordes.
-Mais, soudain, le vent de mer les enveloppa d’un
-souffle plus frais et les balancements de la houle
-firent osciller dans les verres l’or pâle des citronnades.
-Silencieusement, tous feux éteints, le <i>Cormoran</i>
-s’éloignait de la côte.</p>
-
-<p>Au-dessus de sa tête, Helven, renversé dans son
-fauteuil, vit glisser la Croix du Sud…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch3">CHAPITRE III<br />
-<span class="sc">Un étrange navire, un étrange équipage.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>« C’était la chose du monde la
-plus facile que de s’assurer du
-capitaine du navire, les marins
-étant généralement gens de bonne
-humeur et chevaleresques. »</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Daniel de Foë.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Van den Brooks faisait sur le pont sa promenade
-matinale accompagné d’Helven. Une curiosité très
-vive rapprochait le jeune peintre de ce milliardaire
-fastueux qui se prétendait trafiquant de cotonnades,
-qui ne voyageait qu’avec une serre d’orchidées, des
-barmen chinois et qui citait les poètes maudits.</p>
-
-<p>— Vous remarquerez, dit Van den Brooks, que
-les machines du <i>Cormoran</i> ont des moteurs à pétrole :
-d’où, point de bruit, point de fumée, point de crasse.
-Ne faut-il pas un navire propre et silencieux pour
-traverser ces calmes étendues ?</p>
-
-<p>— En effet, dit Helven. Je ne m’expliquais pas
-comment la marche de votre yacht pouvait être aussi
-douce. Vous avez eu là une heureuse idée.</p>
-
-<p>Les rivages de l’Amérique n’apparaissaient plus
-à l’horizon que comme une ligne pâle, à peine perceptible.
-C’était déjà le large, la solitude glauque du
-Grand Océan. L’étendue des eaux était pareille à un
-immense disque d’émeraude sur lequel venait se
-briser la lumière torride dont un voile de brume
-légère tamisait encore la crudité.</p>
-
-<p>Ils descendirent dans l’entrepont.</p>
-
-<p>Quelques matelots se reposaient après le repas du
-matin. Les uns jouaient aux cartes, assis par terre ;
-d’autres agaçaient un ouistiti qui poussait des cris
-aigus. Un ara gris et rouge se perchait sur le poing
-d’un colosse noir qui offrait au bec crochu de l’oiseau
-de petites tranches de bananes.</p>
-
-<p>— <span lang="es" xml:lang="es">Hombre</span> ! disait le nègre à l’oiseau, ouvrez
-votre maudit bec, Jack-le-Triste, et soyez de bonne
-humeur.</p>
-
-<p>A leur approche, tous se levèrent.</p>
-
-<p>Le singe, apercevant les arrivants, bondit par-dessus
-la tête des matelots, agrippa un cordage qui se balançait
-et fit à Van den Brooks les plus affreuses grimaces
-de son masque rose où luisaient des yeux en
-vrille.</p>
-
-<p>— Voici le favori du bord, dit le marchand. Les
-matelots le nomment : « Captain Joë » ; il est très
-savant et c’est mon conseiller.</p>
-
-<p>— Ici, Joë, ajouta-t-il.</p>
-
-<p>Le singe sauta sur son épaule.</p>
-
-<p>— Que pensez-vous, Captain Joë, de cette canaille
-de Tommy Hogshead, qu’il a fallu ramener au fond
-du canot, tant il s’était soûlé pendant l’escale ?</p>
-
-<p>Le singe fit entendre un grincement aigre,</p>
-
-<p>— Vous pensez, n’est-ce pas, Captain Joë, qu’il
-sera privé de sa paie ou que Hopkins lui appliquera
-une bonne volée de nerf de bœuf, à son choix ? C’est
-votre avis, c’est aussi le mien, mon ami.</p>
-
-<p>Tous les yeux se tournèrent vers le colosse qui
-tenait l’ara. C’était un nègre hideux, réputé à cause
-de sa force herculéenne. Pour sa corpulence et sa face
-bestiale, les matelots l’avaient surnommé « Hogshead »,
-ce qui signifie à la fois le Muid ou Tête de
-pourceau.</p>
-
-<p>— Allez, Captain Joë, et dites à vos amis que
-M. Van den Brooks a la main large, mais un poignet
-de fer.</p>
-
-<p>Ils s’éloignèrent.</p>
-
-<p>— Vous usez donc du chat à neuf queues, demanda
-Helven intrigué.</p>
-
-<p>— C’est le meilleur Évangile, répliqua le marchand
-avec douceur. Mes gaillards n’en écoutent
-pas d’autre.</p>
-
-<p>Helven jeta un regard sur le groupe des matelots
-qui reprenaient leurs jeux. Il y avait là une dizaine
-d’hommes de races mêlées, des Anglo-Saxons blonds
-et roses, des Espagnols olivâtres, quelques nègres. Ils
-étaient tous uniformément vêtus de blanc. Mais une
-vision pittoresque traversa l’esprit du peintre. Il vit
-en un éclair le pont d’une caravelle et ces mêmes
-hommes, le front serré de foulards, le torse nu, des
-pistolets à la ceinture, à la bouche les longues pipes de
-terre qui portent une ancre et l’image d’un brick,
-hâlés, guenilleux, sacrant, crachant, parmi les tonneaux
-de poudre d’or, les mousquets et les caronnades.
-Il vit appuyé au beaupré la haute silhouette
-du capitaine Kid et l’ombre du baquet sanglant…</p>
-
-<p>Et son regard revint sur Van den Brooks, qui
-bourrait son brûle-gueule, paisible…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Marie Erikow sortait de sa cabine. Elle était dans
-toute la fraîcheur du matin, après une nuit de repos
-que le roulis, léger d’ailleurs, du navire, n’avait
-pas troublé.</p>
-
-<p>— Bonjour, fit-elle. Je suis matinale. Félicitez-moi.</p>
-
-<p>— Il est près de midi, dit Van den Brooks. Nous
-vous félicitons.</p>
-
-<p>— C’est la pleine mer, n’est-ce pas ? J’ai vu de
-mon hublot la ligne bleue qui monte et descend. Mon
-Dieu, comme nous sommes loin de tout !</p>
-
-<p>— N’est-ce pas une belle sensation, dit Van den
-Brooks, que de se sentir seul et maître de sa destinée ?</p>
-
-<p>— Oui, dit-elle. Mais c’est vous qui êtes maître
-de la nôtre.</p>
-
-<p>— Rassurez-vous : j’en ferai bon usage. A tout à
-l’heure, ajouta-t-il, pour le lunch.</p>
-
-<p>Il s’éloigna, laissant la Russe et le peintre dans
-le grand salon dont le mobilier était en bois des Iles
-et d’un plaisant rococo portugais.</p>
-
-<p>— Que pensez-vous de notre hôte ? demanda Marie.</p>
-
-<p>— Ce pourrait être un négrier, un opiomane ou
-un lecteur exaspéré de M. de Montesquiou-Fézensac.
-Je ne sais pas encore.</p>
-
-<p>— A coup sûr, il est fort riche.</p>
-
-<p>— Qu’importe ! fit Helven. Ce navire est le plus
-aimable des séjours, puisque vous l’embellissez.</p>
-
-<p>— Vous cultivez le madrigal ?</p>
-
-<p>— A mes heures. Mais reconnaissez que vous
-régnez sur le vaisseau par la seule grâce de votre
-beauté.</p>
-
-<p>— Assez, fit-elle, en remerciant le flatteur d’un
-regard savant. Ses yeux avaient la couleur de l’aigue-marine.</p>
-
-<p>— Je vous y prends.</p>
-
-<p>La voix de Leminhac frappa de ses ondes sonores
-les panneaux de bois de rose.</p>
-
-<p>— Je vous y prends. Vous écoutez ce séducteur
-d’Helven. Méfiez-vous ! C’est le serpent lui-même.</p>
-
-<p>Un gong annonçait le déjeuner.</p>
-
-<p>— Permettez-moi, dit Leminhac.</p>
-
-<p>Et il offrit son bras à Marie qui l’accepta en souriant.</p>
-
-<p>— Ce petit Anglais, pensait l’avocat, doit manquer
-d’expérience.</p>
-
-<p>Van den Brooks présidait une table fleurie. Il
-avait Marie Erikow à sa droite et le professeur Tramier
-en face de lui, par égard pour sa rosette rouge
-et son binocle d’or. Le professeur avait bien dormi et
-n’avait pu lire douze lignes de Krafft-Ebing sans
-fermer les yeux.</p>
-
-<p>— Vous travaillez en voyage, demanda Marie
-Erikow pleine de respect et de sollicitude.</p>
-
-<p>— Certes, dit le professeur. Il n’y a rien de pareil
-au bercement du train pour prédisposer à la réflexion.
-Mais le roulis du navire endort un peu.</p>
-
-<p>— Je ne suis pas de votre avis, dit Van den Brooks,
-je ne me sens jamais plus actif qu’à mon bord. Mais,
-ajouta-t-il, les lunettes vertes tournées vers l’académicien,
-me permettrai-je de vous demander quel est
-actuellement l’objet de vos recherches ?</p>
-
-<p>— Je viens, dit Tramier, d’un congrès médical où
-je représentais la psychiatrie française. Je suis un
-« médecin de l’âme ».</p>
-
-<p>— Ah ! fit Van den Brooks. Quelle mauvaise
-malade !</p>
-
-<p>— Vous pourriez avoir raison, Monsieur, mais
-c’est une malade qui n’existe plus. La médecine l’a
-tuée depuis longtemps. Descartes l’avait logée dans
-la glande pinéale. Mais nous n’avons trouvé, en guise
-d’âme, que des fibres et des cellules. Cela nous suffit,
-et nous opérons fort bien, sans métaphysique.</p>
-
-<p>— <span lang="la" xml:lang="la">Purgando</span> et saignando, fit Van den Brooks,
-comme vous avez raison ! Il faut traiter la fièvre
-par le clystère, la mélancolie par les sangsues et les
-humeurs bizarres par la douche.</p>
-
-<p>— Il n’y a point de doute, assura Leminhac.</p>
-
-<p>— Il n’y a point d’âme, dit le professeur ; il n’y a
-que des organes.</p>
-
-<p>— Oh ! dit Marie Erikow, je ne puis croire une
-pareille chose. Alors, nous serions pareils aux bêtes ?</p>
-
-<p>— Ce serait une fâcheuse comparaison pour elles,
-murmura Helven.</p>
-
-<p>La liqueur du Brésil coula dans des tasses orientales ;
-pipes et cigares émirent leurs volutes bleues,
-et l’on se retira pour la sieste.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Cependant, Helven ne dormit pas.</p>
-
-<p>Le navire glissait dans l’embrasement de la mer
-et du ciel. A bord, le timonier et l’homme du quart
-veillaient seuls.</p>
-
-<p>Helven se leva du lit étroit où il s’était étendu
-quelques instants, impuissant à s’assoupir. Il ouvrit
-doucement la porte de la cabine et se glissa dans
-l’entrepont. Du dortoir des matelots, des ronflements
-s’élevaient.</p>
-
-<p>Le peintre avait quelque expérience des choses de
-la marine, et il ne fut pas sans noter certains détails
-singuliers. La puissance des machines, la robustesse
-du navire n’étaient pas le propre d’un navire de
-plaisance. Quant au coton, Helven, se glissant par
-l’échelle qui conduisait à la cale, n’en distingua
-point une balle. La cale était bourrée de provisions
-et aussi de caisses métalliques dont il ne put estimer
-le contenu.</p>
-
-<p>Il termina son excursion par l’avant du navire.
-Quelle ne fut pas sa stupéfaction en découvrant, sous
-des bâches de toile verte, deux petits canons fixés sur
-des pivots de cuivre. Les sabords étaient soigneusement
-masqués.</p>
-
-<p>— Peste, fit-il, M. Van den Brooks est fort
-soigneux de son coton…</p>
-
-<p>Comme il regagnait sa cabine, il aperçut la puissante
-silhouette du marchand qui montait sur le
-pont. Il s’effaça rapidement, mais un léger et inexplicable
-malaise s’était emparé de lui, à cette brusque
-apparition.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Cette nuit-là, réunis sur le pont du vaisseau, le
-ciel fourmillant d’astres au-dessus de leurs têtes,
-lentement balancés par les houles du Pacifique, ils
-connurent la beauté du monde.</p>
-
-<p>Les quatre passagers et auprès d’eux Van den
-Brooks, que Leminhac nommait maintenant « le
-Magnifique », reposaient sur des <span lang="en" xml:lang="en">rocking-chairs</span> que
-le roulis du navire faisait voluptueusement osciller.
-Une brise qui, soufflant des terres lointaines, avait
-passé sur les forêts de citronniers, de santal et de bois
-de rose, caressait leurs fronts, tandis qu’à portée
-de leurs mains, des boissons éclatantes et glacées
-embuaient le cristal des verres où tremblaient les
-chalumeaux de paille. Lorsqu’ils levaient les yeux,
-ils pouvaient suivre du regard, ondulant selon le
-rythme du navire, la Croix du Sud et le cortège des
-constellations.</p>
-
-<p>— Tant d’astres ignorés, murmura Marie Erikow.
-Et lorsqu’ils penchaient la tête, ils voyaient, émergeant
-et plongeant tour à tour, l’étrave sombre du
-<i>Cormoran</i> ouvrir un sillage de feu, car la mer était
-phosphorescente, les vagues rutilaient d’émeraudes,
-des perles rejaillissaient sous l’élan du vaisseau,
-comme un collier qui se brise et dont les joyaux,
-inépuisablement, s’égrènent.</p>
-
-<p>— Voyez-vous, dit Van den Brooks, la mer étaler
-son trésor ; la voyez-vous brasser ses pierreries,
-comme un avare qui plonge les bras dans ses coffres
-et laisse couler entre ses doigts l’or, les rubis et les
-émeraudes. Elle ruisselle de joyaux : la voyez-vous
-avec ses monceaux de diamants, d’améthystes, de
-topazes, de béryls et d’aigues-marines, cette Golconde
-naufragée…</p>
-
-<p>Il parlait d’une voix lente, mais Helven démêlait,
-sous la paisible intonation, je ne sais quoi de rauque
-et de passionné.</p>
-
-<p>— Et ne songez-vous pas, ajouta-t-il, devant cette
-munificence, à tous les trésors engloutis, aux galions
-bondés d’or et de diamant qu’elle a happés, à l’incorruptible
-splendeur qu’elle recèle sous les plis de ses vagues ?</p>
-
-<p>— Si vous saviez, murmura-t-il. Si vous saviez ce
-qu’il m’a été donné de voir…</p>
-
-<p>Mais il n’acheva pas…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Une étrange animation régnait à bord, une agitation
-invisible ; on eût dit que le navire se crispait
-d’attente et se gonflait de volupté. Des ombres
-rôdaient. On devinait des formes couchées le long des
-bastingages ; des yeux luisaient. Tous sentirent
-passer sur leur visage une haleine de désir, comme
-si auprès d’eux un être formidable et muet convoitait
-une proie, et Marie Erikow, abaissant ses paupières,
-huma voluptueusement ce souffle.</p>
-
-<p>L’équipage flairait la présence d’une femme, dans
-l’immense solitude de la nuit et de la mer, de cette
-femme qui, une cigarette brasillant au bout de ses
-doigts, semblait dormir, les narines palpitantes et des
-reflets d’astres mêlés à ses cheveux.</p>
-
-<p>Van den Brooks devinait cette muette convoitise
-et tournait de temps en temps la tête vers les ombres
-les plus audacieuses, comme un dompteur.</p>
-
-<p>Soudain, une voix s’éleva. Elle était chaude, tour
-à tour langoureuse et passionnée. Elle martelait des
-syllabes sonores, des vers éclatants et âpres :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« Ti quiero, Morena, ti quiero</div>
-<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« Como se quiere la gloria,</div>
-<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« Como se quiere il dinero,</div>
-<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« Como se quiere una madre,</div>
-<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« Ti quiero… »</div>
-</div>
-
-<p>C’était une supplication. La voix s’infléchissait avec
-une tendresse douloureuse, montant jusqu’aux étoiles
-et retombant doucement sur la crête lumineuse des
-vagues. Un Espagnol chantait, s’accompagnant d’une
-guitare :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« Una noche en que la luna</div>
-<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« No daba su luz tan bella… »</div>
-</div>
-
-<p>Une mélodie grave soutenait les paroles et ce chant
-sauvage et passionné d’hommes qui ne rient pas.
-L’amant ouvrait la tombe de la bien-aimée et recouvrait
-le cher visage d’un mouchoir, pour que la bouche
-tant de fois baisée ne mordît pas la terre :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« Porque no mordie la tierra</div>
-<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« La boca que io besé… »</div>
-</div>
-
-<p>Marie Erikow avait complètement fermé les yeux.
-Helven pouvait voir tressaillir légèrement ses lèvres
-et il se sentit mordu d’une jalousie sourde pour ce
-chanteur inconnu.</p>
-
-<p>Puis ce furent des danses : le zapateado endiablé,
-la <span lang="es" xml:lang="es">jota</span> :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« Es la jota que siempre canté,</div>
-<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« La jota di mi tiera… olé, olé. »</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">un tango presque tragique que cadençait la guitare
-au son voilé par la main aplatie du musicien ; une
-habanera où vibrait la nostalgie des danses sous les
-platanes lorsque les filles aux seins tendus et cambrant
-la cheville affrontent les gars bruns qui vont, la
-cigarette aux lèvres et le sombrero sur les yeux.</p>
-
-<p>Emportés par le rythme, les matelots espagnols
-faisaient claquer leurs doigts, pour marquer la cadence ;
-mais le chanteur invisible continuait son chant.</p>
-
-<p>Quand il s’arrêta, l’étendue se fit silencieuse et
-vide.</p>
-
-<p>— Lopez, dit Van den Brooks, arrive ici.</p>
-
-<p>Dans l’ombre, une silhouette surgit. Marie reconnut
-le barreur du canot et elle en éprouva un bizarre tressaillement.</p>
-
-<p>— Mon garçon, dit Van den Brooks, tu chantes
-trop bien. Prends garde à toi : cela te portera malheur.</p>
-
-<p>Et il lui tendit un cigare.</p>
-
-<p>— Vous êtes un véritable artiste, fit Leminhac.</p>
-
-<p>Mais l’homme tourna le dos, sans mot dire, et
-disparut.</p>
-
-<p>— Ces Espagnols, nota aigrement l’avocat, sont
-tous fiers comme Artaban.</p>
-
-<p>Personne ne releva sa remarque. La nuit s’achevait.
-On regagna les cabines.</p>
-
-<p>Comme Marie Erikow, précédée d’Helven et de Van
-den Brooks, descendait le petit escalier de la coupée,
-Tommy Hogshead s’effaça contre la paroi pour la
-laisser passer. Elle frôla légèrement le nègre dont les
-yeux blancs luisaient dans l’ombre. Ayant fermé sa
-cabine à double tour, elle se déshabilla en fredonnant :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« Ti quiero… »</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">vaguement caressée par tous les désirs qu’elle avait
-suscités et en savourant l’encens un peu brutal avec
-satisfaction. Mais elle ne put dormir. Toute la nuit,
-elle crut entendre sur le seuil de la cabine un souffle
-d’homme endormi, et n’osa pas ouvrir la porte pour
-rechercher la cause de cette singulière hallucination.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch4">CHAPITRE IV<br />
-<span class="sc">Où Van den Brooks se présente. — Histoire
-d’un riche.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>« Moi, je fais servir mon génie
-à peindre les délices de la
-cruauté, délices non passagères,
-artificielles, mais qui ont
-commencé avec l’homme, finiront
-avec lui. »</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Lautréamont.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Comme le steward versait l’or du Sparkling
-Moselle dans un sombre cristal de Bohême, le professeur
-Tramier émit quelques idées sur la richesse.</p>
-
-<p>Le professeur, ancien boursier de collège, candidat
-tenace à tous les concours, primé, lauré et médaillé,
-devenu un des maîtres de la science et un des médecins
-les plus consultés de Paris, avait gardé de ses
-origines modestes un respect étonné pour le faste. Il
-n’était pas très sûr de posséder réellement une
-limousine de 40 HP, un appartement avenue d’Iéna
-et une chasse en Sologne. Dans ses salons où tous
-les siècles de la monarchie et de l’Empire confondaient
-leurs styles, leurs ors, leurs cuivres, leurs
-bois peints ou leurs acajous vernis suivant la tradition
-brocantesque de l’ameublement national et
-bourgeois, le professeur se mouvait gauchement et
-comme installé par hasard dans un garni trop
-somptueux.</p>
-
-<p>Toutefois, il jugea convenable de faire un éloge
-de la richesse.</p>
-
-<p>— C’est, dit-il, la richesse qui a remplacé l’héroïsme.
-Nos Dioscures sont aujourd’hui James
-Rockefeller et Pierpont-Morgan. Ils nous apparaissent
-siégeant sur un Olympe lointain, nimbés d’or et
-voilés aux mortels par des nuages de <span lang="en" xml:lang="en">banknotes</span>.</p>
-
-<p>« La foudre elle-même ne manque pas à ces nouveaux
-Jupiters : ce sont eux qui font la loi aux
-rois et non plus le Seigneur tout-puissant, Sabaoth
-ou Dieu des armées. Le destin en soit loué. Car ce
-sont des sages : ils ont amassé beaucoup de biens,
-et connaissent, par conséquent, l’art de conduire
-les peuples.</p>
-
-<p>— Et de traire les hommes, ajouta Helven.</p>
-
-<p>— J’avoue, reprit le professeur, avec un regard
-allumé par le repas, qu’il m’est arrivé d’envier ce que
-l’on n’ose appeler leur bonheur — car c’est un mot
-qui ne signifie rien — mais tout au moins l’enivrement
-de leur puissance. Un mot, un coup de téléphone,
-une fiche à déplacer, et voici des lignes de
-chemins de fer qui se déroulent, des vaisseaux qui
-essaiment sur la mer, des usines qui s’embrasent,
-la guerre qui bouleverse le monde. A volonté, prospérité
-ou misère, douleur ou joie, ils sèment tout à
-pleines mains.</p>
-
-<p>— Mon cher professeur, dit Leminhac, dont les
-rentes étaient maigres, vous faites de la mythologie.
-La mythologie du billet de banque ! En réalité, il
-n’en va pas ainsi. Les milliardaires sont des bourgeois
-économes, mesquins et quelquefois sordides. Un roi
-du dollar, aujourd’hui défunt, priait sa femme de
-ne point acheter d’huîtres, les trouvant d’un prix
-trop élevé, et il ne donnait pas de pourboire à ses
-cochers, quand il prenait un fiacre. Ils ne sont pas
-maîtres de leur fortune qui marche toute seule et,
-s’ils le pouvaient, ils l’arrêteraient tout bonnement :
-elle les effraie. La plupart ne connaissent pas leur
-pouvoir et la limite même de leurs richesses. S’ils
-bouleversent le monde, c’est par pure incohérence ;
-s’ils sèment la joie ou la douleur, ils ne s’en aperçoivent
-même pas ; ils n’agissent que par cupidité,
-tout comme un épicier de village qui spécule sur son
-gruyère. A tous les degrés de l’échelle, l’appétit du
-lucre est identique : il est grossier et borné.</p>
-
-<p>— Notre cher professeur Tramier est lyrique, dit
-Van den Brooks, et M. Leminhac prononce de vertueuses
-paroles. Vous parlez des riches. Mais j’imagine — excusez-moi
-de la liberté grande — que tous
-deux vous les ignorez.</p>
-
-<p>— Il y en a de toutes sortes, dit Marie Erikow.
-Quel rapport y a-t-il entre le marchand de cochons
-de Chicago, accroché à son téléphone et à ses registres,
-et le latifundiaire de Moscovie qui vit comme
-un satrape et fait knouter ses moujiks ? Aucun.</p>
-
-<p>— Oh ! fit Van den Brooks, plus que vous ne
-croyez : il y a un fond commun. Le professeur a
-tort ; l’avocat aussi. Non point parce qu’ils généralisent,
-mais parce qu’ils ne touchent pas le point
-vif. Vous ne connaissez pas ce qui fait essentiellement
-la mentalité du riche, son vice caché.</p>
-
-<p>— Quel est-il donc ? demanda Leminhac. Vous
-êtes mieux placé que moi pour le connaître.</p>
-
-<p>— Quand vous le saurez, il vous expliquera tout
-et vous comprendrez à la fois mégalomanie et parcimonie,
-le magnat et le bourgeois sordide, car tous
-ces traits coexistent en eux.</p>
-
-<p>— Parlez, dit le professeur. Nul mieux que vous
-ne saurait nous éclairer.</p>
-
-<p>— Au fond du sentiment de la propriété, il y a
-l’instinct de la destruction. L’enfant n’aime son
-jouet que lorsqu’il peut le casser. Voilà toute l’histoire
-de la richesse. Vous me comprendrez mieux
-tout à l’heure.</p>
-
-<p>« Le riche est un destructeur. Sa puissance est
-faite de destruction, comme celle de tous les vainqueurs.
-Il ne s’élève que sur des ruines et sur des
-cadavres. S’il détruit d’abord par nécessité ou par
-ambition, bientôt il en prend le goût, et il n’y a pas
-de pire virus que cette jouissance d’anéantir. »</p>
-
-<p>Van den Brooks s’animait, et, comme toujours,
-lorsqu’il sortait de son flegme, ses lunettes vertes
-brillaient.</p>
-
-<p>— Quand on en a goûté, on continue. Ne croyez
-pas que le riche ait l’amour de créer. S’il crée, ce
-n’est jamais que pour détruire autre chose à côté.
-Et naturellement, je ne parle pas du troupeau des
-enrichis. Je parle des potentats, des vrais riches, qui
-ont l’instinct de la domination, de ceux dont vous
-dites qu’ils sont le bien et le mal, ceux-là, croyez-moi — et
-il appuya sur ces mots — ce sont des
-rapaces d’une singulière espèce, car non seulement
-ils se dévorent entre eux, mais ils se dévorent
-eux-mêmes.</p>
-
-<p>« Le riche dont je parle n’a pas la notion de l’utilité.
-C’est un carnassier et il mastique : il lui faut de la
-viande. S’il fait de la philanthropie, c’est pour avoir
-beaucoup de moutons à sa portée. Il vous citera
-Kant et l’Évangile. Mais il y a toujours un bout de
-langue révélateur, au coin des babines.</p>
-
-<p>« Les hommes et les choses n’ont d’autre valeur
-que de satisfaire son appétit inépuisable. Ce n’est
-point lucre, je vous dis, c’est violence et c’est soif de
-destruction. Le tigre tue parce qu’il a faim ; le riche
-tue parce qu’il a le goût de tuer. La plupart du
-temps, il lui suffit de savoir que, s’il veut, il peut
-tuer. Que lui parlez-vous d’utiliser ? Ce qui sert aux
-autres peut ne pas lui servir.</p>
-
-<p>« Celui qui dépasse lui-même ses appétits inconscients
-arrive à la connaissance de sa nature et en
-jouit. Ce riche supérieur touche au sublime. Au bout
-d’une longue carrière, quand il a écumé tous les
-océans, édifié sa fortune sur les décombres des maisons
-rivales, spolié des milliers d’innocents, il se
-croise les bras devant ses coffres bondés et l’amertume
-des vanités emplit son cœur. Ne croyez pas
-que posséder le satisfasse.</p>
-
-<p>« Il y a chez tous les riches un fond d’avarice, et
-les plus prodigues, en apparence, sont souvent les
-plus avares. Mais chez le riche dont je parle, ce n’est
-pas l’avidité qui domine. Donnez-lui le monde. Il ne
-thésaurisera point. Il le détruira.</p>
-
-<p>« Et c’est pourquoi il arrive souvent que les grands
-riches défont eux-mêmes ce qu’ils ont fait. Si
-l’homme est impuissant à créer, il est tout puissant
-pour anéantir ; et dans cette œuvre de mort, il sent
-s’épanouir toutes ses facultés. C’est alors qu’il
-touche à la perfection. »</p>
-
-<p>La voix de Van den Brooks se fit plus grave :</p>
-
-<p>— <i lang="la" xml:lang="la">Qualis artifex !</i> On ne possède bien que ce que
-l’on peut détruire.</p>
-
-<p>« Si les amants rêvent de mourir ensemble, c’est
-parce que la possession complète ne s’accomplit
-que dans la mort. C’est ainsi qu’il faut entendre
-cette phrase de l’Écriture : Il nous aima jusqu’à la
-mort, <i lang="la" xml:lang="la">usque ad mortem</i>. »</p>
-
-<p>Marie Erikow demeurait, sa cuiller levée, oubliant
-de porter à sa bouche un flot de glace au kummel
-qui fondait lentement.</p>
-
-<p>— Serait-ce un sadique ? méditait le psychiatre.</p>
-
-<p>— Un amateur du petit frisson ? pensait Leminhac.</p>
-
-<p>— Quel amoureux ! rêvait Marie Erikow.</p>
-
-<p>Helven regardait curieusement le marchand de
-cotonnades qui vidait maintenant à petits coups
-un gobelet de Xérès.</p>
-
-<p>— Tenez, dit Van den Brooks, je vais vous raconter
-une histoire :</p>
-
-<p>« Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de la
-banque Vermont, Lorris et C<sup>o</sup>.</p>
-
-<p>— Parbleu, dit Leminhac, j’ai été le chargé
-d’affaires d’un des créanciers français. Dieu sait
-s’ils étaient nombreux.</p>
-
-<p>— Oui, fort nombreux. Ce fut une affaire sensationnelle.</p>
-
-<p>— Un coup de tonnerre ! appuya l’avocat.</p>
-
-<p>— J’ai quelques détails sur cette catastrophe
-financière. De Vermont — mettons que ce fut un
-de mes amis — descendait d’une ancienne famille
-de huguenots français, émigrés au Canada et passés
-en Amérique au moment de l’Indépendance. Curieuse
-famille, d’ailleurs, dont l’un des ancêtres chevaucha,
-botte à botte, avec le baron des Adrets et pendit,
-empala ou rôtit pas mal de papistes, sans compter
-un certain nombre de ses coreligionnaires qu’il
-soulageait de leurs bourses, sur les routes de l’Estérel,
-avant de les expédier dans un monde où le
-dieu des parpaillots se chargerait de reconnaître
-les siens. C’était d’ailleurs un aimable homme, encore
-peu huguenotisé, et qui, tout en ferraillant pour la
-bonne cause, pratiquait un scepticisme parfait en
-matière de morale et même de droit commun. Poète
-entre deux boute-selles, et fessant les maritornes
-d’auberge, on lui attribue quelques pièces apocryphes
-d’un recueil intitulé « le Carquois » et dont le principal
-auteur fut le sieur Louvigné du Dézert illustré
-par votre compatriote Fernand Fleuret.</p>
-
-<p>— C’est un livre licencieux, dit le professeur.
-Je l’ai feuilleté chez un bouquiniste et les marchands
-ne l’exposent que ceint d’une solide ficelle.</p>
-
-<p>— Ses descendants, fort puritains, élevèrent
-consciencieusement des bœufs, des porcs et des
-chevaux et amassèrent une fortune qui redora le
-blason comtal. La banque fut fondée à New-York
-en 1876, par le comte Gratien dont le fils épousa une
-Espagnole. Celle-ci, naturellement catholique, éleva
-dans sa religion leur fils unique, Lionel, qui, à la
-mort de son père, prit avec son coassocié William W.
-Lorris la direction de la banque dont il était le principal
-actionnaire.</p>
-
-<p>« Lionel était un grand gaillard, fait pour remplir
-l’armure de son ancêtre, mais qui, malgré son apparence
-de reître, vécut comme un moine les années
-de sa jeunesse. Sa mère l’avait confit en dévotion
-et lui avait farci l’esprit de toutes les fariboles que
-peut nourrir l’imagination d’une fille de hidalgo. Elle
-lui représentait l’enfer ouvert sous chacun de ses
-pas et l’enfant s’attendait toutes les nuits à voir
-flamber à son chevet les yeux du diable venu pour
-le quérir sous la forme d’un barbet. Salutaire éducation !</p>
-
-<p>— Salutaire en effet, dit le professeur. Elle remplit
-les asiles d’aliénés.</p>
-
-<p>— Erreur, mon cher maître. Elle aiguise la sensibilité,
-elle fait des poètes, des saints et les fanatiques
-qui sont les maîtres du monde.</p>
-
-<p>— Cela revient au même, dit Tramier.</p>
-
-<p>— Passons ! Lionel eût fait un bon inquisiteur, si
-grand était son amour du prochain. Il eût rôti la
-moitié du monde pour garnir le paradis. Sa fortune
-était considérable et il ne la négligeait point. Au
-contraire, il était fort assidu à ses bureaux et la
-banque prospérait.</p>
-
-<p>« Sa vie était celle d’un ascète. On ne le trouvait
-qu’à son office de la <span lang="en" xml:lang="en">City</span> et dans son hôtel de la
-Cinquième Avenue où il avait aménagé une précieuse
-bibliothèque, car il était fort curieux de lettres et
-d’histoire.</p>
-
-<p>« William W. Lorris, son associé, semblait fort lié
-avec lui, bien plus encore par une amitié véritable
-que par la communauté de leurs intérêts. Les deux
-ne faisaient qu’un et pourtant, il ne pouvait exister
-d’êtres plus différents : Lorris, enjoué, bon vivant,
-amateur de chevaux et de femmes ; Lionel, chaste,
-taciturne, et couvant un feu intérieur.</p>
-
-<p>« Quelques opérations, adroitement réussies, celle
-du <span lang="en" xml:lang="en">Columbian Railway</span>, de la compagnie électrique
-de l’Ohio, etc., classèrent Lionel parmi les premiers
-financiers de son temps et valurent à la raison sociale
-un surcroît de renommée.</p>
-
-<p>« C’est en plein succès et à l’apogée de sa gloire
-et de sa prospérité que Lionel de Vermont disparut.</p>
-
-<p>« Sans tambour ni trompettes. Un jour, l’huissier
-qui veillait aux barrières de son Louvre, ne le vit
-point arriver à dix heures sonnantes, comme il en
-avait invariablement coutume. Le jour même,
-William W. Lorris reçut une lettre de son associé,
-l’informant que Lionel se rendait en Europe pour
-quelque temps, qu’il ne fallait pas s’attendre à
-recevoir de ses nouvelles et que l’on ne s’inquiétât
-d’aucune manière. Il reviendrait en temps voulu.</p>
-
-<p>« Une année, deux années s’écoulèrent. Confiant
-dans la parole de son ami, William W. Lorris administra
-l’office du mieux qu’il put et sa gestion fut
-heureuse. Il ne cessa jamais d’espérer le retour de
-Lionel, prêt à lui exposer, le jour où l’on tuerait le
-veau gras, la comptabilité la plus loyale et la plus
-nette.</p>
-
-<p>« Alors apparut Sigismond Loch, que personne ne
-connaissait jusqu’ici et qui ouvrit dans la cité un
-modeste bureau d’affaires. Ce Loch était un vieillard,
-fort voûté, assez crasseux, le chef agrémenté d’une
-chevelure abondante et grise, le menton d’une
-barbe patriarcale. Cet accessoire de sa physionomie
-était d’ailleurs le seul détail qui pût le rapprocher — conventionnellement
-du moins — des pâtres de
-Chaldée. Il n’avait ni leur innocence, ni leur piété, et
-je n’ai jamais douté qu’il ne fût une canaille
-accomplie.</p>
-
-<p>« Il se révéla bientôt, aux yeux des plus experts et
-des plus adroits financiers, comme un maître de la
-spéculation. Jamais requin ne nagea plus adroitement
-entre deux eaux et ne happa plus prestement
-sa proie. Il tenait ferme et ne lâchait point prise.
-On lui attribue le scandale de la <span lang="de" xml:lang="de">Minnesota Diskonto
-Gesellschaft</span>. Ce geste digne d’un forban de haute
-lignée lui valut la réputation d’un malin avec qui
-il fallait compter et remplit les coffres de l’Office
-Loch, lequel ne payait point de mine et n’avait pas
-d’huissier à chaîne.</p>
-
-<p>« L’affaire en question porta une grave atteinte
-à la Banque Vermont-Lorris dont les intérêts se
-trouvèrent lésés par la chute d’une maison amie et
-alliée. Chose étrange, les machinations du patriarche,
-pour la plupart assez tortueuses, apparaissaient à
-un observateur désintéressé et compétent, comme
-visant toutes le même but, à savoir ruiner le crédit
-des Vermont-Lorris and C<sup>o</sup>. Ceux-ci, — ou pour
-mieux dire Lorris tout court, car Lionel ne donnait
-pas signe de vie — Lorris donc avait affaire à forte
-partie et devait se tenir à carreau. Mais il ne soupçonnait
-point la trame. Cette trame était de mailles
-fines et serrées. Tous ceux qui ont hanté, il y a douze
-ans, le péristyle de la Bourse, se souviennent de la prodigieuse
-habileté avec laquelle furent conduites les
-affaires des <span lang="en" xml:lang="en">Brazilian Diamonds</span>, des Minoteries Werruys,
-des <span lang="en" xml:lang="en">Braddington Motor Cars</span>, et mille autres opérations
-du même genre. Une fatalité mystérieuse dirigeait
-les cours dans le sens le plus favorable aux opérations
-de Sigismond Loch, dont on peut dire qu’il ne
-connut pas un échec, pendant le temps — heureusement
-bref — où sa sinistre et pateline figure hanta
-les songes arides des financiers. La même fatalité — était-ce
-bien le destin ? — amenait progressivement
-l’effondrement de l’ancienne et si honorablement
-connue banque Vermont. De père en fils, les
-Vermont avaient joui de la confiance et de la sympathie
-universelles — chose rare dans les milieux où
-l’on a à la fois la dent dure et l’échine souple.</p>
-
-<p>« L’impopularité de Sigismond Loch augmentait
-chaque jour. Il est probable que ses desseins secrets
-apparaissaient à quelques-uns, selon une de ces
-presciences ou divinations inexplicables. On flairait le
-coquin, sans toutefois l’aborder de front. Des manifestations
-hostiles, qui eurent lieu à la Bourse, lui
-témoignèrent les sentiments de la confrérie. Mais il
-ne parut pas s’en émouvoir. Et d’ailleurs, la fortune
-lui souriait.</p>
-
-<p>« On racontait sur lui d’étranges histoires et qui
-frôlaient la manie. Par les soirs d’hiver, il racolait,
-disait-on, dans les quartiers miséreux, de pauvres
-petits va-nu-pieds grelottant le froid et la faim. Le
-bonhomme les prenait doucement par la main et — comment
-ne pas suivre un si respectable vieillard ? — les
-conduisait devant les boutiques les
-mieux achalandées, les plus lumineuses. On humait
-l’arome des cakes et des puddings, le fumet des
-rôtis, l’odeur chaude du pain. Les crèmes bavaient
-sur l’or des croûtes ; les nougats échafaudaient leurs
-marqueteries appétissantes ; les pâtes d’amandes et
-de coings, les gâteaux farcis de noix et de pistache,
-les chocolats fourrés de liqueurs et de fruits, tout cet
-Eldorado de la gourmandise chatouillait le palais des
-meurt-de-faim en culottes ravaudées. Le patriarche
-de Chaldée sentait frémir dans sa main racornie la
-menotte du bambin affamé, et j’imagine qu’il en
-éprouvait quelque jouissance particulière, car la
-fête durait longtemps.</p>
-
-<p>« Le gamin n’osait pas en demander davantage et
-l’aspect à la fois bienveillant et grave de Sigismond
-l’intimidait. Inconsciemment poussé par l’impératif — le
-plus catégorique de tous — de sa panse vide,
-ivre de convoitise et tout tremblant à l’idée de toucher
-enfin — une fois dans sa vie — à tant de délices,
-il tirait le vieillard vers l’entrée de l’Éden.</p>
-
-<p>«  — Tout à l’heure, disait le bonhomme. Patience,
-mon petit ami. Tu ne t’en plaindras pas.</p>
-
-<p>« Puis, quand il jugeait que la farce avait assez
-duré, il lui chuchotait paternellement :</p>
-
-<p>«  — Toutes ces bonnes choses te font envie, mon
-petit garçon. Toutes ces bonnes choses sont succulentes.
-Si tu savais comme elles fondent dans la
-bouche, comme elles vous caressent agréablement
-le gosier. Il y en a beaucoup que tu n’as jamais
-goûtées et que tu ne goûteras jamais, car tu es un
-petit pauvre et vraisemblablement, tu mourras de
-faim, un jour ou l’autre. Tu feras peut-être fortune,
-mais ne crois pas que l’on devienne milliardaire
-en ramassant des épingles, comme le racontent
-vos imbéciles des écoles. Tu seras peut-être un
-coquin et, dans ce cas, si tu t’enrichis, tu laisseras
-crever les camarades. En attendant, tu as faim…</p>
-
-<p>«  — Oh ! oui, Monsieur, disait le gosse qui ne comprenait
-rien, sinon qu’il y avait en face de lui beaucoup
-à manger et du meilleur.</p>
-
-<p>«  — Bien, tu as faim et tu n’as pas d’argent ?</p>
-
-<p>«  — Non, Monsieur. Non, mon bon Monsieur.</p>
-
-<p>«  — Alors ?</p>
-
-<p>«  — …</p>
-
-<p>«  — Alors, mon petit, il faut faire un beau cran à
-ta ceinture et rentrer doucettement au foyer paternel
-où tu recevras des claques.</p>
-
-<p>« Et, tapant sur son gousset :</p>
-
-<p>«  — Moi, j’ai de l’argent et je mange quand j’ai
-faim. Il faut avoir de l’argent. Respecte les riches.
-Ils sont bons ; ils sont vertueux ; ils ont toutes les
-qualités. Vois comme nous sommes, mon ami. Va,
-mon enfant, et que Dieu te protège.</p>
-
-<p>« Un soir, Sigismond Loch, en mal de philanthropie,
-rencontra sur son chemin une femme misérablement
-vêtue et qui lui parut d’une grande beauté. Il
-avait l’esprit de décision et il aborda franchement
-la créature. D’ailleurs son aspect vénérable pouvait
-le faire prendre pour un pasteur ou un grand
-chef de l’Armée du Salut.</p>
-
-<p>«  — Vous m’excuserez, Madame, dit-il poliment.
-Ne croyez pas que je veuille vous débiter des fadaises,
-et, si je vous complimente de votre beau visage, ce
-n’est pas pour faire le galantin. Dieu m’en préserve
-à mon âge. Seriez-vous, par hasard, modèle pour
-les peintres ?</p>
-
-<p>«  — Non, Monsieur, répondit l’inconnue. Je suis
-piqueuse à la machine.</p>
-
-<p>«  — Un pauvre métier, Madame, n’est-ce pas, et
-qui nourrit mal celle qui le pratique ?</p>
-
-<p>«  — Hélas… Monsieur. Mais il faut vivre et je me
-résigne.</p>
-
-<p>«  — Je puis beaucoup pour vous. En deux mots,
-voici : chargé par un des grands journaux de cette
-ville d’organiser un concours de beauté, je ne doute
-pas que vous n’obteniez un prix — le premier peut-être — car
-vous êtes fort belle. Vous le savez, je pense.</p>
-
-<p>«  — On me l’a dit quelquefois, Monsieur, mais
-cela ne m’a jamais servi.</p>
-
-<p>«  — Le monde est mal fait, dit Sigismond Loch,
-et une guenon vêtue de dentelles et parée de diamants
-vaut mille fois mieux qu’une Madone en jupon
-défraîchi. Donnez-moi votre adresse. Voici la mienne,
-d’ailleurs. Révéler votre beauté m’assure un succès
-à mon journal et votre vie peut être changée du jour
-au lendemain.</p>
-
-<p>« Il accompagna cette mirifique promesse d’un
-regard tentateur et s’éloigna dans la nuit.</p>
-
-<p>« <i lang="en" xml:lang="en">Vanity fair</i>, un journal alors à la mode avait,
-en effet, organisé un concours de beauté, d’ailleurs
-anonyme. Mérite ou protection, l’inconnue de Sigismond
-Loch obtint le premier prix. Quant au patriarche,
-il fut le premier à informer sa protégée de
-l’heureuse nouvelle. Il mit le comble à sa bonté en
-lui faisant adresser une robe du bon faiseur, un chapeau,
-des bottines, du linge fin, le tout du meilleur
-goût, car il s’entendait à mille choses autres que
-hausse, baisse et achats au comptant. Puis l’inconnue,
-parée de tous ses atours et vraiment éclatante de
-beauté, s’en vint au bureau du journal, afin d’être
-photographiée. Sigismond l’accompagnait naturellement
-pour la plus grande satisfaction des reporters
-et des snobs que sa présence éloignait, bien malgré
-eux, de la Lauréate.</p>
-
-<p>«  — Ce vieux Sigismond a trouvé une bien jolie
-chaussure pour son vilain pied, dit une mauvaise
-langue.</p>
-
-<p>« Et l’histoire de courir.</p>
-
-<p>« Mais Dieu seul, qui sonde les reins et les cœurs,
-connaissait les desseins du patriarche.</p>
-
-<p>« Tout le jour, il promena sa protégée dans les
-lieux les plus élégants de la Métropole. Il la fit dîner
-avec lui au restaurant à la mode et la conduisit à
-l’Opéra. Quand elle pénétra dans la loge, réservée par
-Sigismond, toutes les lorgnettes se braquèrent sur
-elle et un murmure d’admiration courut à l’orchestre.</p>
-
-<p>«  — Qui est-ce ? demanda Madame Austin-Clar,
-reine des Boîtes-de-Conserve.</p>
-
-<p>«  — Personne, répondit-on ; la maîtresse de Sigismond
-Loch.</p>
-
-<p>« L’inconnue huma ce soir-là un fumet dont la
-femme la plus belle, la plus riche et la plus enviée ne
-se lasse point et qu’elle regrette jusqu’à la mort,
-celui de la vanité. De la boue où, la veille encore,
-elle pataugeait, elle se vit portée, radieuse, à l’admiration
-d’une foule, offerte à l’envie d’un parterre
-de milliardaires, ce qui vaut mieux aujourd’hui, pour
-une jolie fille, qu’un parterre de rois. Sigismond
-l’entourait d’attentions, comme un amoureux de
-vingt ans, et jalousement écartait d’elle les amis trop
-empressés. Il tenait surtout à ce que la gloire de sa
-protégée restât anonyme. L’inconnue, défaillante
-de tant d’émotions, débordant d’espoirs, formant
-mille rêves de félicité, tournait vers le protecteur
-des yeux de gazelle reconnaissante. Sans doute
-entrevoyait-elle, abritée par cette barbe vénérable,
-un avenir de douceur et de repos. Tout de suite, elle
-s’était adaptée à sa nouvelle condition, minaudait
-derrière son éventail avec une grâce accomplie et ne
-retirait pas ses gants, de crainte que l’on ne découvrît
-des phalanges usées par l’aiguille.</p>
-
-<p>« La représentation terminée, Sigismond la fit
-monter dans sa voiture. La fête tant attendue par
-le vieux forban allait enfin commencer. Ce n’est point
-d’amour que je parle.</p>
-
-<p>« Dans l’ombre de la limousine — dont le patriarche
-avait éteint la lampe intérieure, pour plus
-d’intimité, — l’inconnue, ne songeant qu’à son bienfaiteur,
-se pencha, oh ! imperceptiblement, sur
-l’épaule de Sigismond.</p>
-
-<p>« Celui-ci en profita pour lui dire de sa voix la
-plus onctueuse :</p>
-
-<p>«  — Où faut-il vous conduire ?</p>
-
-<p>« La pauvrette ne s’attendait pas à cette question.
-Elle avait déjà oublié son adresse.</p>
-
-<p>«  — Je ne sais pas, balbutia-t-elle. Où vous voudrez…</p>
-
-<p>« Peut-être nourrissait-elle encore quelque espoir.
-Ce vieillard était si délicat.</p>
-
-<p>«  — Alors, dit Sigismond, vous me permettrez de
-vous arrêter à l’endroit où j’ai eu le plaisir de faire
-votre connaissance.</p>
-
-<p>« La limousine stoppa à un carrefour. La belle
-d’un jour mit pied à terre et trempa dans la boue les
-jolis souliers de satin qu’elle ne remettrait plus
-jamais. Le brouillard nocturne l’engloutit.</p>
-
-<p>« La voiture du patriarche glissait dans la ville
-endormie. Sigismond ralluma la lampe et il se
-frottait les mains en songeant à sa protégée qui
-retrouvait maintenant, cendres de sa gloire éphémère,
-la mansarde, la cheminée sans feu et la
-machine à coudre…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>« Cependant, le malheureux William W. Lorris se
-débattait comme un beau diable pour défendre le
-dernier crédit de la banque Vermont, crédit miné et
-sapé de toutes parts et qui devait s’effondrer, sans
-que rien de la part du gérant justifiât la cruauté
-imméritée de ce destin. La vieille réputation des Vermont
-n’était plus un pavillon suffisant pour préserver
-la maison des calomnies malicieusement répandues
-et dont le venin sortait indirectement de la poche
-à fiel de Sigismond. On disait Lorris endetté considérablement
-et le bruit suffisait à ramener en même
-temps des créances dont, sans cela, les échéances
-eussent été renouvelées. Un grand nombre de ces
-créances avaient d’ailleurs été rachetées en sous-main
-par le patriarche et Lorris connut brusquement,
-un beau jour, le nom de son impitoyable adversaire.</p>
-
-<p>« William W. Lorris était un fort brave homme et
-qui n’avait pas encore sondé l’insondable fourberie
-et la plus insondable encore lâcheté des hommes.
-Pourtant, l’acharnement de Sigismond Loch le
-frappa ; il ne pouvait l’expliquer. Désespéré de voir
-s’évanouir ses derniers soutiens, se fermer devant
-lui les portes amies, ses plus anciens compagnons et
-ceux qui devaient avoir en lui la foi la plus solide,
-passer sur le trottoir d’en face pour n’avoir pas à lui
-serrer la main, acculé au désastre, Lorris se présenta
-chez Sigismond Loch.</p>
-
-<p>« Le patriarche le reçut avec une sereine affabilité.</p>
-
-<p>«  — Vous avez en mains, lui dit Lorris, les
-principales créances de ma maison. Elles viennent
-à échéance ce mois courant. Si vous ne m’accordez
-pas un délai, je me vois dans l’impossibilité de faire
-face. Je n’ai pas besoin de vous dire le parti qui me
-restera à prendre.</p>
-
-<p>«  — Mais, mon bon jeune homme, dit le vieillard
-avec mansuétude, il ne faut jamais désespérer. Les
-voies du Seigneur sont mystérieuses…</p>
-
-<p>«  — Trêve de tartuferies, dit William W. Lorris,
-qui étouffait.</p>
-
-<p>«  — Chut, chut, mon ami ! Ne nous impatientons
-pas, je ne suis qu’un vieillard…</p>
-
-<p>« Lorris comprit et baissa la tête.</p>
-
-<p>«  — Vous avez encore du crédit. Je ne doute pas
-que vos « <span lang="en" xml:lang="en">good fellows</span> » de la Banque Hudson ou
-des Pierpont-Carrier ne vous viennent en aide
-immédiatement.</p>
-
-<p>«  — Hélas ! fit Lorris qui avait tout tenté et n’avait
-pu forcer la porte de Pierpont-Carrier, un ami de
-vingt ans.</p>
-
-<p>«  — Je ne puis croire que votre situation soit aussi
-désespérée.</p>
-
-<p>«  — Elle l’est, dit Lorris, irrémédiablement. Mon
-sort dépend de vous.</p>
-
-<p>«  — Votre sort, votre sort… Et qu’y puis-je, moi,
-pauvre financier obscur, sans ressources, obligé de
-réaliser le plus tôt possible tout ce que je possède,
-car j’ai moi aussi de redoutables échéances ?</p>
-
-<p>«  — Alors ?… demanda Lorris.</p>
-
-<p>«  — Alors, vous me voyez navré, désespéré… je ne
-puis croire, non, je ne puis croire que votre situation…</p>
-
-<p>«  — C’est bien, fit froidement le banquier, je comprends.</p>
-
-<p>«  — Mais, exclama le vieillard, soudain illuminé,
-Lionel de Vermont, votre associé, peut vous sauver :
-s’il revenait, il rétablirait votre crédit…</p>
-
-<p>« Lorris esquissa un geste vague.</p>
-
-<p>«  — J’ai ruiné sa maison, murmura-t-il. Dieu
-sait pourtant que j’avais tout fait. Qu’il me pardonne !</p>
-
-<p>«  — Une dernière fois, ajouta-t-il, les yeux fixés
-sur les bésicles clignotantes du patriarche, une dernière
-fois, vous refusez ?</p>
-
-<p>«  — Je vous jure, protesta Sigismond, je vous
-jure que je ne puis.</p>
-
-<p>«  — Adieu, dit Lorris.</p>
-
-<p>« Il claqua la porte. On ne le revit ni chez
-Sigismond, ni chez lui, ni ailleurs.</p>
-
-<p>« La banqueroute fut déclarée ; la maison de
-Lorris et celle de Vermont, saisies. On vendit
-aux enchères la précieuse bibliothèque. Ce jour-là,
-Sigismond Loch, qui assistait à la vente, acheta
-une précieuse édition elzévirienne du « Traité de
-l’Amitié », reliée en veau et blasonnée.</p>
-
-<p>« Il rentra chez lui, ce petit livre sous le bras.
-Dans la journée, et celle qui suivit, il retira des
-diverses banques tous ses dépôts, régla ses comptes,
-mit ses affaires en ordre et abandonna l’Office à
-un juif qui lui avait payé une somme assez ronde.
-Nul ne connaissait la fortune de Sigismond : elle
-devait être considérable, si l’on en juge d’après le
-nombre des opérations qu’il réussit et d’après sa
-prodigieuse friponnerie. Toutes les valeurs personnelles
-de Vermont et de Lorris étaient entre ses
-mains.</p>
-
-<p>« Les domestiques renvoyés, son appartement
-vide, un fiacre à sa porte et les malles bouclées, il
-entra une dernière minute dans son cabinet de toilette.</p>
-
-<p>« Le patriarche n’en repassa jamais le seuil. On ne
-retrouva que sa barbe, sa perruque et ses bésicles.
-Ce fut un homme jeune, de haute taille, les traits
-déjà ravagés par les veilles et les excès ; les yeux
-ardents, un jeune homme d’allure romantique,
-byronien comme le Corsaire et qui partait à la conquête
-du monde.</p>
-
-<p>« Lionel lui-même !… »</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>— Par exemple, dit Leminhac, l’histoire est tout
-à fait invraisemblable.</p>
-
-<p>— Peut-être, dit Van den Brooks, mais elle est
-vraie. Elle nous démontre ce que je disais plus haut.
-Je pense que Lionel ne s’est pas arrêté là.</p>
-
-<p>— Qu’est-il devenu ? demanda Marie Erikow.</p>
-
-<p>— Mystère, dit le marchand de cotonnades. Le
-bruit a couru qu’il s’était fait sauter à la dynamite
-avec toute sa fortune et une négresse qu’il adorait,
-dans une île du Pacifique. On a dit aussi que, plein
-de repentir, il avait consacré ses rentes à la Propagation
-de la Foi et au rachat des petits Chinois dont
-leurs parents nourrissent les cochons domestiques.
-On a dit encore qu’il avait frété un navire et qu’il
-s’adonnait à la course, renouvelant des exploits des
-ancien flibustiers…</p>
-
-<p>— Qui sait ! dit Helven. Cela est peut-être plus
-exact.</p>
-
-<p>Van den Brooks sourit dans sa barbe.</p>
-
-<p>— N’en croyez rien, fit-il. Je sais ce qu’est devenu
-Lionel.</p>
-
-<p>— Dites, supplia Marie.</p>
-
-<p>— Devinez.</p>
-
-<p>— Non. Parlez. Ne soyez pas méchant.</p>
-
-<p>— Il est devenu Dieu, ni plus ni moins.</p>
-
-<p>Et Van den Brooks éclata de rire.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch5">CHAPITRE V<br />
-<span class="sc">Où Van den Brooks parle en maître.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">« Cosi parla e le guardie indi dispone. »</div>
-</div>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Le Tasse</span>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>A midi, le capitaine Halifax, surnommé par l’équipage
-Halifax-le-Borgne, faisait le point. Van den
-Brooks assistait généralement à l’opération et, ce jour-là,
-il avait Helven avec lui. Le peintre éprouvait à
-l’égard du marchand de cotonnades des sentiments si
-confus et, en apparence, si contraires, qu’il ne pouvait
-s’empêcher de rechercher sa compagnie, dans la
-mesure où la réserve coutumière de Van den Brooks
-le permettait ; en même temps, il ne pouvait se
-trouver avec lui sans un certain malaise. Tour à tour,
-le bizarre personnage l’attirait et le repoussait ; il ne
-restait pas insensible au charme de cet esprit qui
-joignait l’audace à la vigueur, et la poésie à
-l’humour, il ne résistait pas à l’accent mordant
-ou passionné de cette voix. Le maître du <i>Cormoran</i>
-exerçait sur Helven, comme sur tout son entourage,
-une fascination faite à la fois de crainte et
-de séduction. Helven la ressentait plus que tout
-autre, parce qu’il était d’une sensibilité plus
-aiguisée que Tramier et Leminhac, mais il luttait
-contre elle, redoutant d’apercevoir un jour le dessous
-tragique de ce masque. Si, lorsque Van den
-Brooks parlait, Helven comme Marie Erikow s’abandonnait
-à son charme, il arrivait au jeune homme de
-sursauter en surprenant dans la voix du marchand
-je ne sais quelle inflexion trouble et quelle rauque
-cruauté. Il se reprenait alors et, méfiant, surveillait
-l’hôte dont le regard demeurait impénétrable.</p>
-
-<p>Donc, Halifax-le-Borgne faisait le point et Helven
-qui, nous l’avons dit, avait quelque pratique de la
-navigation, ne releva pas sans inquiétude la situation
-du navire. Il crut s’apercevoir que l’on ne suivait
-pas la route commerciale habituelle de Callao à
-Sydney, mais que l’on avait dévié d’un degré
-environ vers le Nord-Nord-Ouest. Ainsi, depuis
-trois jours que l’on avait quitté la côte, le navire
-s’était éloigné de près de soixante milles marins du
-trajet ordinaire des paquebots, ce qui représentait
-un écart assez considérable.</p>
-
-<p>— Où nous conduit-on ? songeait Helven.</p>
-
-<p>Il est assez déplaisant de se trouver à bord d’un
-navire, commandé par un personnage dans le genre
-de Van den Brooks, monté par un équipage aussi
-singulier que celui de Halifax-le-Borgne, matelots
-qui sous leur harnais semblaient proprement l’écume
-des ports et parmi lesquels surgissaient les deux
-singulières figures de Tommy Hogshead le colosse et
-de Lopez au bandeau noir ; il est assez déplaisant,
-dis-je, de se trouver en pareille compagnie, à bord
-d’un navire, aussi luxueux soit-il, si ce navire prend
-tout à coup, et sans que nous soyons maîtres de donner
-un coup de barre, une direction imprévue et mystérieuse.</p>
-
-<p>— Cela est bien curieux, réfléchit le peintre. Nous
-nous éloignons de plus en plus de notre destination.
-A cette allure, dans trois jours, nous piquerons en
-plein sur les Malouines.</p>
-
-<p>Toutefois, il n’osa pas formuler ses observations et,
-prudemment, se tint coi. Van den Brooks lisait la
-carte marine, promenant sa barbe étincelante sur
-les spirales vertes des profondeurs.</p>
-
-<p>Dans le salon, Helven retrouva Marie Erikow,
-Tramier et Leminhac.</p>
-
-<p>— Quelle solitude, disait la Russe. Combien de
-temps encore resterons-nous sans nouvelles ?</p>
-
-<p>— Bah ! répondit l’avocat, quel besoin avons-nous
-de nouvelles ? Ne sommes-nous pas parfaitement
-heureux ? — Pour ma part, ajouta-t-il, avec un
-regard languissant à l’adresse de sa voisine, je ne
-souhaite rien de plus.</p>
-
-<p>— Moi, dit le professeur, j’aimerais à savoir si ce
-vieux ramolli de Rouquignol a fait sa communication
-à l’Académie sur la dissociation des cellules nerveuses
-chez les Radiolaires ; il a dû dire un tas de sottises à
-l’allemande.</p>
-
-<p>— Et moi, dit Helven, je voudrais bien savoir par
-quel chemin nous allons à Sydney ?</p>
-
-<p>Et il fit part de ses constatations.</p>
-
-<p>— Êtes-vous bien sûr, demanda Leminhac, de ne
-pas vous tromper ?</p>
-
-<p>— Sûr, dit Helven.</p>
-
-<p>L’avocat parut incrédule.</p>
-
-<p>— Pourquoi Van den Brooks nous ferait-il dévier
-de notre route, puisque lui-même se rend à Sydney ?
-demanda le professeur.</p>
-
-<p>— Helven, mon ami, dit Marie Erikow, moqueuse,
-méfiez-vous de votre imagination. Vous rêvez parfois
-d’aventures. Rêvez-vous aussi tout éveillé ?</p>
-
-<p>— Soit, dit Helven piqué, n’en parlons plus. A
-Dieu vat.</p>
-
-<p>— J’ai pour ma part, assura le professeur, la plus
-grande confiance dans le maître du navire. Il cultive
-le paradoxe, mais je le crois un honnête homme et
-fort instruit pour sa condition.</p>
-
-<p>Helven ne put s’empêcher de sourire.</p>
-
-<p>Le maître du bord apparut, bientôt suivi du steward
-qui annonça le déjeuner.</p>
-
-<p>— A table, dit Van den Brooks ; le chef nous a
-apprêté une lamproie à la hollandaise et des dolmades
-en feuilles de vigne à la mode grecque. Ne le faisons
-pas attendre !</p>
-
-<p>Il prit le bras de Marie Erikow.</p>
-
-<p>— Comment vous trouvez-vous à bord, Madame ?</p>
-
-<p>— A merveille, mais pour moi, ajouta-t-elle, c’est un
-conte de fées et vous êtes un magicien. J’ai peur
-d’être soudain transformée en souris, en écureuil, ou
-en femme de lettres.</p>
-
-<p>— Ne craignez rien, dit-il. Je n’abuserai pas
-de mon pouvoir, et en ce qui concerne la dernière
-des transformations, je n’aime pas les bas-bleus.</p>
-
-<p>Il ajouta négligemment :</p>
-
-<p>— J’ai là le dernier livre de M<sup>me</sup> Maurel. Je vous
-le prêterai, s’il vous plaît.</p>
-
-<p>— Grand merci, répondit la Russe.</p>
-
-<p>Les liqueurs — dernières bouteilles de la veuve
-Amphoux — avaient été apportées au fumoir, lorsque
-le capitaine Halifax se présenta.</p>
-
-<p>— Vous avez à me parler, capitaine ? dit Van den
-Brooks.</p>
-
-<p>Halifax fit signe que oui.</p>
-
-<p>— Excusez-moi, dit le marchand.</p>
-
-<p>Et ils sortirent.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Lorsque Van den Brooks reparut, un sourire tremblait
-dans sa barbe pactolienne.</p>
-
-<p>— Vous m’excuserez, dit le marchand avec courtoisie,
-de vous avoir abandonnés quelques instants.</p>
-
-<p>— Mais, je vous en prie… bien entendu… comment
-donc !</p>
-
-<p>— Et vous m’excuserez encore de la grande liberté
-que je vais prendre avec vous. Ne voyez, je vous en
-prie, dans ce que je vais vous demander, qu’une
-mesure nécessitée par certaines opérations commerciales…</p>
-
-<p>— …</p>
-
-<p>— Voici ; je vous serais tout à fait obligé de ne pas
-quitter ces deux pièces, jusqu’à ce que l’on vienne
-vous prévenir que l’accès du pont est libre.</p>
-
-<p>— Prisonniers ! pensa Helven.</p>
-
-<p>— Je vais vous faire apporter des rafraîchissements,
-des livres, des journaux, des revues, tout ce
-que vous pouvez désirer.</p>
-
-<p>— Puis-je avoir le deuxième tome de Krafft-Ebing ?
-demanda le professeur.</p>
-
-<p>— Immédiatement.</p>
-
-<p>— Nous sommes aux arrêts ? demanda Marie
-Erikow.</p>
-
-<p>— Quel vilain mot ! C’est une faveur que je vous
-demande, et vous ne pouvez me la refuser. Je me
-confonds en excuses. La nécessité seule…</p>
-
-<p>Et prestement, silencieusement, Van den Brooks
-disparut. Fort surpris, les quatre passagers entendirent
-le glissement du pêne dans la serrure.</p>
-
-<p>— Enfermés, nous sommes enfermés, dit Leminhac.</p>
-
-<p>— Quelles drôles de manières ! murmura le professeur
-choqué.</p>
-
-<p>— C’est tout à fait amusant, dit Marie Erikow,
-que le mystère enchantait.</p>
-
-<p>— Je voudrais bien, dit Helven, connaître les
-opérations commerciales de M. Van den Brooks. Elles
-doivent être fort intéressantes.</p>
-
-<p>Le steward apportait un plateau chargé des plus
-délicates friandises, des coupes de Venise où moussaient
-des sorbets neigeux et légers comme des mousselines,
-des pots de Hollande remplis de confitures
-au gingembre et de gelées de fleurs et de fruits. Un
-groom nègre le suivait, élevant sur sa tête crépue un
-plat persan d’un bleu éteint où s’entassaient des
-limons, des cédrats et des oranges.</p>
-
-<p>— Il fait bien les choses, opina le professeur.</p>
-
-<p>— Comment saurait-on lui en vouloir ? dit Marie
-Erikow.</p>
-
-<p>Bientôt le professeur Tramier s’endormait et un
-souffle égal sortait de sa bouche entr’ouverte, fertile
-en doctes paroles. Marie suivait les volutes de sa
-cigarette. Helven et Leminhac engagèrent une
-partie d’échecs.</p>
-
-<p>Une certaine contrainte pesait sur eux.</p>
-
-<p>— Nous sommes fort bien ici, dit l’avocat. Mais
-il me suffit de savoir cette porte fermée pour
-avoir envie d’aller sur le pont me dégourdir les
-jambes.</p>
-
-<p>Comme il disait ces mots, une détonation ébranla
-le navire.</p>
-
-<p>— Un coup de canon ! fit Helven.</p>
-
-<p>Marie Erikow ne broncha pas.</p>
-
-<p>— Tiens, dit-elle à Helven, vous voilà servi. Il me
-semble que nous sommes dans l’aventure.</p>
-
-<p>Le professeur avait sursauté.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il donc ?</p>
-
-<p>Quant à Leminhac, il cherchait en vain à distinguer
-par le hublot ce qui se passait au dehors.</p>
-
-<p>Une seconde détonation fit trembler les verres et
-les tasses.</p>
-
-<p>— Mais c’est une bataille navale, dit Marie.</p>
-
-<p>— Attention à l’abordage, sourit Helven.</p>
-
-<p>Leminhac pâlissant bredouillait :</p>
-
-<p>— Mais je ne vois rien, rien… si, un peu de fumée !</p>
-
-<p>Quant au professeur, il arpentait le salon :</p>
-
-<p>— C’est incompréhensible, incompréhensible. Un
-homme si bien élevé !</p>
-
-<p>Ce fut le silence.</p>
-
-<p>Des coups de sifflet, des bruits de chaîne. Le
-navire ralentissait sa marche, puis roulait, immobile.</p>
-
-<p>— On stoppe. En pleine mer…</p>
-
-<p>— Il y a un autre bateau, dit Leminhac, qui
-accoste. Mais je ne peux voir à l’avant.</p>
-
-<p>Il essaya d’ouvrir. Impossible : le hublot était
-fermé solidement.</p>
-
-<p>Au-dessus d’eux, les passagers entendaient des
-bruits de caisses lourdes que l’on traîne, des coups
-de sifflet — tout un remue-ménage dont ils ne
-pouvaient s’expliquer la cause.</p>
-
-<p>— J’ai comme une idée, dit Helven à Marie, que
-le patron du <i>Cormoran</i> donne dans la flibuste.</p>
-
-<p>— Enfant, dit celle-ci. En êtes-vous toujours aux
-romans d’aventures ?</p>
-
-<p>Le silence se rétablit. Le navire reprit sa marche.
-Une heure environ s’écoula.</p>
-
-<p>Derrière la porte, on entendit la voix de Van den
-Brooks, sa voix d’airain :</p>
-
-<p>— Double ration de tafia, ce soir à l’équipage !
-Et la porte s’ouvrit…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">DEUXIÈME PARTIE<br />
-LES NUITS DU « CORMORAN »</h2>
-
-
-
-
-<h3 id="ch6">CHAPITRE VI<br />
-<span class="sc">Le récit du docteur. Le cahier de maroquin
-rouge.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>« Dans un quartier qu’endort
-l’odeur de ses jardins et de ses
-arbres, la rampe du soir s’élève et
-baisse un peu ses accords, par ce
-temps d’automne. »</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Léon-Paul Fargue.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Ce soir-là, le dîner fut moins animé que de coutume.
-Les étranges incidents de la journée pesaient encore
-sur les esprits des quatre passagers et Leminhac
-chercha longtemps en vain à attiser une conversation
-qui restait languissante, malgré l’excellence des mets
-et des crus. Van den Brooks jouait à la perfection son
-rôle de maître de maison, surveillait discrètement
-l’ordonnance du repas et faisait front à Leminhac. Le
-professeur affectait une réserve polie, car il ne pardonnait
-pas au trafiquant d’avoir fermé à clé la
-porte du salon.</p>
-
-<p>— C’est là, pensait Tramier, une incorrection. Je
-ne serais pas sorti, mais la porte devait rester ouverte.</p>
-
-<p>Marie Erikow observait Helven du coin de l’œil.
-Elle n’était pas insensible au charme de ce jeune
-homme dont le visage était resté celui d’un adolescent.
-Mais, bien que, coquette accomplie et consciente de
-ses avantages, elle devinât parfaitement l’effet produit
-sur le peintre par sa beauté, elle le trouvait
-fuyant, insaisissable et, contrairement à tous ses
-devoirs, absorbé parfois dans une rêverie dont elle
-aurait voulu connaître l’objet. Ce soir-là, la rêverie
-devait être particulièrement séduisante, car Helven
-ne levait pas le nez de son assiette et, fort impoliment,
-jugeait-elle, n’adressait pas la parole à sa
-voisine. Elle se tourna vers Leminhac et lui prodigua
-des flatteries : l’avocat ne manqua pas de tomber
-dans le piège.</p>
-
-<p>— Je me rappelle, lui dit-elle, l’audience où vous
-avez défendu cette malheureuse Sophie Soliveau,
-accusée à tort d’avoir assassiné son mari et dévalisé
-son amant. Une femme peut-elle être capable
-d’une pareille abjection ? Le mari, passe encore. Mais
-l’amant ?</p>
-
-<p>— Je n’ai pas, dit l’avocat, douté un seul instant
-de son innocence. Sophie était bien trop jolie pour
-être coupable et le jury fut de cet avis.</p>
-
-<p>— Ainsi prononce la justice des hommes, murmura
-Helven que le manège de Marie agaçait et qui se
-sentait brusquement enflammé pour l’avocat d’une
-de ces haines que l’on pourrait appeler phosphoriques.</p>
-
-<p>— La justice, dit Van den Brooks, il est fort
-heureux qu’elle ne règne pas sur la terre. Avec elle,
-il n’y aurait pas d’amour possible. D’ailleurs, les
-hommes ne la désirent pas.</p>
-
-<p>— Je ne crois pas cela, dit le professeur sèchement.
-L’amour du prochain…</p>
-
-<p>— … Est le commencement de l’injustice, continua
-Van den Brooks. N’en doutez pas, mon cher professeur.
-La justice est faite de raison et l’amour
-n’a que faire avec cette personne sèche, hargneuse, et
-bien équilibrée ; il est même son plus mortel ennemi.</p>
-
-<p>— Certes, dit âprement Helven, puisque nous
-n’aimons que ce qui nous blesse.</p>
-
-<p>Marie Erikow fut satisfaite. Elle protesta :</p>
-
-<p>— Croyez-vous donc l’amour si absurde ?</p>
-
-<p>— Helven a raison, dit Van den Brooks. Si l’amour
-n’était pas absurde, il ne serait pas. Et plus il est
-absurde, plus il est tenace. Les passions ridicules
-sont les plus fortes.</p>
-
-<p>— D’ailleurs, remarqua Leminhac, toute passion
-est ridicule par définition. Ne croyez-vous pas,
-Madame ?</p>
-
-<p>— Pardon ? dit Marie Erikow qui faisait de la
-psychologie à voix basse avec le peintre.</p>
-
-<p>Van den Brooks donna le signal et l’on monta sur
-le pont.</p>
-
-<p>— Il ne faudrait pas dormir, dit Marie. Les nuits
-sont trop belles.</p>
-
-<p>— Veillons, dit Helven.</p>
-
-<p>— Veillons et parlons, dit Leminhac. Il faut
-raconter des histoires.</p>
-
-<p>— Des histoires comment ? demanda Marie.</p>
-
-<p>— Des histoires d’amour, naturellement.</p>
-
-<p>— Hélas ! dit Van den Brooks, il n’y en a qu’une.
-Il y a deux mille ans qu’on la raconte.</p>
-
-<p>— Ce n’est pas sûr, fit le professeur. J’ai eu dans
-mon cabinet plusieurs confidences.</p>
-
-<p>— Bah ! c’est encore la même histoire… avec des
-variantes.</p>
-
-<p>— N’en croyez rien, insista Tramier. Il y a parfois
-des choses étonnantes.</p>
-
-<p>— Même pour un savant ? questionna ironiquement
-Marie.</p>
-
-<p>— Même pour un médecin. Il y a par exemple une
-chose que je n’ai jamais comprise : c’est l’amour
-de l’avilissement.</p>
-
-<p>— Oh ! oh ! dit ironiquement Van den Brooks. J’ai
-beaucoup connu Sacher Masoch.</p>
-
-<p>— Ce n’est pas tout à fait cela, dit le docteur.
-J’ai dans ma valise un document…</p>
-
-<p>— Je connais le sujet, coupa Van den Brooks.
-Dans tout amour, il y a au fond le besoin de la souffrance
-et l’instinct de l’abaissement.</p>
-
-<p>Sa voix résonna étrangement sous la voûte étoilée.</p>
-
-<p>— D’avilissement, répéta-t-il. Peut-être même, à
-force de s’abaisser, arrive-t-on à aimer. Un homme
-supérieur n’aimera les hommes qu’en s’abaissant à
-leur niveau et la femme réduit au sien l’amant qu’elle
-tient sous son charme.</p>
-
-<p>— Mais… dit le médecin.</p>
-
-<p>— Ce n’est pas tout, en effet, reprit le marchand.
-Il y a des hommes pour qui la souffrance et la bassesse
-sont les conditions mêmes de l’amour.</p>
-
-<p>— Hélas ! oui, dit Tramier ; je le sais maintenant.
-Mais je jurerais que, pour parler de la sorte, vous
-avez connu mon malheureux ami et client Florent
-Martin.</p>
-
-<p>— Non, dit Van den Brooks, mais je connais les
-hommes.</p>
-
-<p>— Peut-on, demanda Marie, connaître le document
-si intéressant que vous portez dans votre valise ?</p>
-
-<p>— Hélas ! Madame, c’est une triste chose : le journal
-d’un homme qui vécut une vie double et qui la
-vécut dans le déchirement.</p>
-
-<p>— Il est mort ? fit la Russe.</p>
-
-<p>— Il en est mort, oui, Madame.</p>
-
-<p>Il y eut un silence ; puis, Marie Erikow reprit :</p>
-
-<p>— Peut-on savoir quel fut son mal ?</p>
-
-<p>— Je puis, dit le docteur, vous donner connaissance
-de quelques fragments de son journal où il
-a résumé les principaux épisodes d’une vie qui fut
-tragique. Mais cette lecture serait longue…</p>
-
-<p>— Oh ! je vous en supplie, implora la Russe.</p>
-
-<p>— Nous vous le demandons, ajouta Van den
-Brooks.</p>
-
-<p>— Soit, mais je n’achèverai peut-être pas ce soir.</p>
-
-<p>— On continuera demain, dit Helven. Les nuits
-sont propices aux veillées.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Tramier sortit et revint quelques instants après,
-tenant à la main un cahier relié en maroquin de couleur
-rouge sombre. Il s’assit, comme à sa chaire, et prit
-doctoralement la parole :</p>
-
-
-<p class="c small">RÉCIT DU DOCTEUR</p>
-
-<p>« Ce jour-là, il y a environ un an, comme j’achevais
-mon déjeuner, un coup de sonnette retentit.</p>
-
-<p>« Un coup de sonnette est une chose fort banale et ne
-doit pas être considéré comme un avertissement céleste.
-D’ailleurs, je ne crois ni aux signes, ni aux avertissements
-providentiels ou diaboliques. Ma culture est
-proprement scientifique ; mes antécédents religieux,
-nuls. Je suis médecin et, qui plus est, psychiatre. Il
-n’y a de merveilleux nulle part et, dans l’âme humaine,
-moins que partout ailleurs. Je suis un esprit libre.</p>
-
-<p>« Je savourais, à la mode anglaise, mon repas fini,
-une pinte rigoureusement dosée d’<i lang="en" xml:lang="en">half and half</i>. Mon
-estomac est équilibré comme mon esprit. Pas de
-dyspepsie, pas de cauchemars, pas de métaphysique.
-Je fumais alors la pipe et je sens encore, sous mon
-pouce, l’élasticité blonde du tabac, lorsque retentit
-le timbre de la porte.</p>
-
-<p>« Le soleil de juin ruisselait par la baie, noyait les
-cristaux étincelants. Des marronniers balançaient
-leurs houppes. Je les revois encore, découpés par la
-glace sans tain.</p>
-
-<p>« Ce timbre pourtant me fit mal. Il troua désagréablement
-le silence digestif de l’heure étalée devant
-moi. J’appréhendais un raseur. Que sais-je ? Quelquefois,
-une demi-seconde, on éprouve un grouillement
-de choses vagues qui ne résistent pas d’ailleurs
-à l’analyse d’un esprit sain.</p>
-
-<p>« La porte s’ouvrit. Le domestique de Florent
-Martin entra, sa casquette à la main.</p>
-
-<p>«  — Madame demande Monsieur le docteur tout
-de suite. C’est urgent.</p>
-
-<p>«  — Qu’y a-t-il, Jacques ?</p>
-
-<p>«  — Un malheur, Monsieur, un grand malheur.</p>
-
-<p>«  — Florent est malade ?</p>
-
-<p>«  — Il est mort.</p>
-
-<p>«  — Mort ? Et de quoi ? Et quand ?</p>
-
-<p>«  — Il y a une demi-heure à peine. Monsieur s’est
-tiré une balle de pistolet dans la tête. Il est couché
-sur le divan du bureau. On l’a trouvé, le visage à
-moitié emporté, parce que sa main avait tremblé…</p>
-
-<p>« On m’apportait mon chapeau. Je sautais dans la
-voiture, suivi de Jacques qui récitait d’un ton de
-patenôtre :</p>
-
-<p>«  — Madame a voulu qu’on aille quérir M. le docteur
-tout de suite. Il paraît qu’il y a quelque chose
-pour vous, Monsieur. Mais je crois bien que ce n’est
-pas affaire de médecine. Le pauvre monsieur s’est
-bien touché, allez. Qui aurait cru cela ?</p>
-
-<p>« Je laissais le bon apôtre à ses divagations hypocrites,
-car Florent était un patron nerveux, hautain,
-intolérable, en somme. La porte de l’antichambre
-était entr’ouverte. Une femme de chambre, bouffie
-d’émotion, m’introduisit dans le cabinet de travail
-dont les rideaux avaient été tendus contre un trop
-cynique soleil ; et j’aperçus dans la pénombre la
-forme de celui qui avait été mon ami. Un rayon qui
-filtrait de la fenêtre coulait doucement sur la blancheur
-d’un mouchoir dont on avait voilé la face
-terrible du mort.</p>
-
-<p>« Mort, en effet, et bien mort.</p>
-
-<p>« Mon examen fut court. Je n’eus pas le courage
-de contempler longtemps ce visage qui n’était qu’une
-plaie, cette bouche qu’une convulsion suprême avait
-tordue. Je recouvris les traits qui n’étaient plus
-ceux que j’avais aimés.</p>
-
-<p>« La femme de Florent, affaissée dans un coin de la
-bibliothèque, était sans larmes. La fixité de son regard
-m’émut plus qu’une scène de larmoyant délire. Il
-me parut inutile de parler. Je m’assis auprès d’elle.</p>
-
-<p>« Avez-vous besoin de moi ? lui dis-je au bout
-de quelques instants.</p>
-
-<p>«  — Je vous remercie. Peut-être, pour les formalités,
-la police, que sais-je ?</p>
-
-<p>« Et, après un silence :</p>
-
-<p>«  — Cette fin ne vous surprend pas, vous, docteur ?</p>
-
-<p>« Je fis un geste vague.</p>
-
-<p>«  — C’est à vous qu’il a voulu expliquer son acte,
-continua-t-elle. Sans doute, il vous l’avait fait déjà
-pressentir. Il y avait une lettre sur sa table, une
-lettre et un pli, tous deux à votre adresse. Les voici.
-Tout cela est à vous, et le secret aussi, s’il vous
-convient de le garder.</p>
-
-<p>« Tout le jour, je m’acquittai des formalités
-funèbres et de l’expédition administrative du mort
-que l’ombre éternelle délivrait à jamais des paperasses.
-Je couchai dans le repos légal l’ami, frauduleusement
-échappé à un monde si bien agencé. Et
-je quittai cette maison où nul maintenant ne me
-retenait.</p>
-
-<p>« La nuit de juin, translucide et lourde d’essences,
-rôdait le long des jardins d’Auteuil. D’un ciel presque
-auroral tombait un illusoire apaisement. Une silhouette
-claire, attardée, se hâtait vers le retour et
-laissait un parfum subtil et charnel se mêler à l’odeur
-des feuilles fraîches et de l’herbe. L’heure était si
-douce et si calme que l’image de mon ami s’en effaçait
-sans une ride. Je soupirais d’aise, loin des
-médecins légistes, des commissaires et des croque-morts.</p>
-
-<p>« Pourtant, le pli qui gonflait ma poche me rappela
-le mystère. Mystère ? Non, plus pour moi. Et, sur
-mon seuil, tout en poussant la grille, je ne pus m’empêcher
-de murmurer :</p>
-
-<p>«  — Il a tenu son engagement.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>« J’étais le plus ancien ami de Florent. De nous
-deux, il était le plus jeune, et pourtant il ne laissa
-pas d’exercer sur moi, au long de ces années adolescentes,
-une influence singulière et dont je me défendais
-mal. Je le revois encore, jeune garçon de quinze
-ans, d’une élégance déjà très sûre, sachant nouer
-une cravate, à l’aise dans ses vêtements, jamais
-réduit à enfoncer dans ses poches ses mains qu’il
-avait fines et un peu maigres. Son visage allongé se
-teignait d’un léger coloris d’ambre, car son père,
-un cossu marchand de rhum, avait épousé aux
-Antilles une fille quelque peu métissée dont un
-capitaine au long cours me raconta qu’elle dansait
-le « Zapateado » dans les bouges de Caracas et qu’elle
-n’était pas cruelle aux matelots. Elle mourut d’ailleurs,
-à peine arrivée à Bordeaux, et presque aussi
-vite que son singe fidèle. Florent grandit dans la
-double terreur d’une gouvernante anglaise et d’un
-père qui se soûlait de tafia comme un débardeur et
-ramenait chez lui des filles du port aux cheveux
-bleus et aux lèvres carminées.</p>
-
-<p>« Un soir qu’il feignait de dormir dans son petit
-lit, il entendit des pas lourds dans l’escalier, des
-hoquets et des rires de femme. La porte s’ouvrit et
-il vit se pencher sur lui, dans le halo de la veilleuse,
-une gorge nue et un masque pâle où luisaient des
-yeux sombres qui l’effrayèrent un peu. Cette dame
-sentait très fort le musc et, je pense aussi, le gin.
-Mais elle câlinait amoureusement le petit qui n’osait
-pleurer. Et elle chantonnait en baisant ses boucles :</p>
-
-<p>«  — Mon beau petit Dick, mon beau petit Dick,
-dodo, l’enfant do…</p>
-
-<p>« Brusquement, le père était entré. D’un revers
-de main, il avait arraché le visage blanc, jeté la
-femme à terre et il la cravachait de son stick en cuir
-d’hippopotame, mâchant d’une voix sourde :</p>
-
-<p>«  — Pourquoi touches-tu ce gosse ? Pourquoi touches-tu
-mon gosse ?</p>
-
-<p>« A chaque coup, la femme se lovait comme un
-serpent. Quand il l’eut bien battue, il la poussa
-dehors. Puis, de son mouchoir, il essuya le visage
-de l’enfant.</p>
-
-<p>« Florent n’avait jamais oublié cette soirée. Bien
-des choses restèrent ainsi gravées en lui, des choses
-très lointaines qu’il n’avait pas connues, mais qui
-lui venaient de loin, d’un petit port des mers du
-Sud où les trafiquants en escale tirent des bordées
-au poivre rouge.</p>
-
-<p>« En dépit de sa brutalité, de ses foulards indicibles
-et de sa lourde chaîne d’or, agrémentée d’une dent
-de tigre, Florent n’était pas arrivé à détester son
-père. Entre deux soûleries, ce chevalier du tafia
-prenait l’enfant dans ses bras avec des câlineries de
-nourrice. Il le berçait en zézayant la chanson créole :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">« Adie godcha, adie amou</div>
-<div class="verse">« Adie gain d’o, adie colichou</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">qui fait penser aux oiseaux-mouches, à Paul et
-Virginie et aux volcans en pain de sucre sur un ciel
-de safran. Il attachait alors sur son petit des regards
-embués d’alcool et de nostalgie. Mais l’alcool lui
-fit faire plus tôt qu’il ne pensait une traversée définitive,
-sans escales ni bordées. Il laissait à Florent
-un héritage assez rond et une hérédité plutôt compliquée.
-Et Florent regretta son père, l’honorable
-Nathaniel Martin, importateur.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>« Pour moi, j’ai connu Florent à Paris où son
-tuteur l’avait conduit. Nous habitions la même
-maison ; nous suivîmes les mêmes classes. J’enviais
-à mon ami son goût, sa mise discrète et raffinée. Je
-crois qu’il me dédaignait un peu, mais je ne lui en
-tenais pas rancune. Nous vivions dans une intimité
-étroite, dont il s’évadait d’ailleurs par instants. Il
-y avait dans sa vie des échappées obscures et qui
-me demeurèrent toujours étrangères, des fuites où
-mon amitié ne pouvait le suivre et dont il gardait
-jalousement le secret. Je pensais qu’il aimait à
-flâner seul, certains soirs, ou qu’il s’enfermait dans
-sa chambre pour y savourer des toxines romantiques.
-Je redoutais bien trop son sourire du coin des lèvres,
-son sourire des mauvais jours, si ma curiosité s’était
-abandonnée à une question inopportune.</p>
-
-<p>« Lorsque je devins chef de clinique de mon maître
-L…, je pris un nouveau logement et mes relations
-avec Florent s’espacèrent. Nous nous retrouvions
-une fois par semaine environ, dans un petit bar
-anglais du quartier Saint-Lazare où le <span lang="en" xml:lang="en">stout</span> était
-honorable, non moins que le <span lang="en" xml:lang="en">steack-pudding</span> et le <span lang="en" xml:lang="en">pie</span>
-aux fruits. Les pintes de métal mêlaient leur éclat
-aux reflets de l’acajou poli. C’était un plaisant
-coin, à la Dickens, où l’esprit et le corps jouissaient
-d’un chaleureux équilibre. Ce confortable pourtant
-n’arrivait pas toujours à dissiper l’inquiétude que
-je devinais sur les traits mobiles de mon ami. Il
-s’asseyait en face de moi, pianotant sur la nappe,
-tandis que je m’efforçais d’occuper son attention.
-Son visage s’était creusé depuis l’adolescence, mais
-des cheveux bouclés qu’il peinait vainement à
-aplatir auréolaient encore juvénilement son front.
-J’admirais sa grâce, sa désinvolture un peu lasse et
-hautaine. Il sentait cet hommage tacite de mon
-affection et me pardonnait, en échange, ce qu’il
-croyait être mon incompréhension de sa conduite.</p>
-
-<p>« Parfois, il s’animait. Puis, soudain, un voile
-s’abaissait sur ses traits ; un clignement de paupière
-éteignait le scintillement du regard. Je devinais une
-détresse que je voulais expliquer par la dépression
-nerveuse. Je conseillais des piqûres ; mais il prenait
-son mauvais sourire et me reléguait, tout net, dans
-mon bon sens.</p>
-
-<p>« Nos entretiens eussent été mornes ; mais un
-sujet le passionnait qui touchait de très près à ma
-compétence :</p>
-
-<p>«  — Le sexe et l’esprit ! Toi qui vois chaque jour des
-malades, des fous, des gens qui présentent hideusement
-exagérés les troubles secrets, les tares latentes
-qui dorment en nous, crois-tu que notre intelligence
-plonge par ses racines dans les bas-fonds ténébreux
-de notre être ? Faut-il que notre esprit soit asservi à
-la force aveugle du désir ? Que cet instinct bestial
-circule impurement sous les créations de la pensée ?</p>
-
-<p>« Je riais aux éclats.</p>
-
-<p>«  — Et pourquoi t’indigner ainsi ?</p>
-
-<p>« La préoccupation sexuelle est au fond de toute
-créature. L’accouplement est la loi. Au fond, je vais
-jusqu’à dire que toutes les variétés de l’esprit et du
-caractère sont en fonction des modalités sexuelles.
-Tel poème, telle symphonie que tu admires jaillissent
-d’un mouvement obscur de l’être. Les plus
-beaux chants de joie, c’est le mâle qui s’exalte ; les
-plus douloureux, c’est le mâle insatisfait. Tourment
-de l’esprit, non : tourment de la chair.</p>
-
-<p>«  — Crois-tu vraiment cela ? Crois-tu donc qu’il
-n’y ait en nous rien qui ne soit vicié par l’animal ?
-Crois-tu que ceux qui cherchaient à force de cilices
-ou de discipline à tuer leur corps parce qu’il était
-rebelle à leur esprit, obéissaient ainsi à une délectation
-morose, à une sorte de rut sauvage et destructeur ?
-Non, mon ami, tu te trompes. Ta science ne me
-convaincra pas.</p>
-
-<p>«  — Ma science n’est que l’image de la vie elle-même,
-telle que l’ordonne ma raison. L’homme n’est
-certainement pas un Dieu, il serait bien plutôt une
-bête. Sans la vieille racine de l’animalité, tout ce
-bel édifice de raison, d’amour et d’esthétique tomberait.
-Les branches s’élèvent très haut ; la souche
-plonge très bas. Tout l’homme repose sur deux forces :
-besoin de manger, besoin de se reproduire, et la
-seconde de ces forces est la plus violente et la plus
-facilement déréglée.</p>
-
-<p>«  — Je ne conçois point l’homme ainsi, répliquait
-Florent avec une lassitude un peu agacée. Il y a
-bien deux forces en lui ; mais l’une le tire vers le
-haut, l’autre l’entraîne vers un gouffre. Toute sa vie
-n’est que déchirement. Un dieu et un démon se
-partagent ses entrailles. Suivant que l’un ou l’autre
-triomphe, il sombre ou se transfigure ! Mais il ne
-peut que suivre cette lutte dont il est l’enjeu et se
-tordre de douleur.</p>
-
-<p>« L’angoisse violente qui se peignait sur son visage
-me frappa brusquement. Je lui tendis un cigare
-qu’il alluma d’un geste nerveux. Nous sortîmes dans
-la nuit glacée. Je pris son bras :</p>
-
-<p>«  — Florent, de l’équilibre. Et surtout, pas de
-péché originel et de métaphysique. C’est la condition
-d’une bonne santé.</p>
-
-<p>« Il ne me répondit pas.</p>
-
-<p>« De pareilles discussions se produisaient souvent.
-Je résolus de ne plus m’y abandonner, car mon
-pauvre ami en sortait irritable et fiévreux. Tandis
-qu’il s’éloignait dans la nuit, je voyais sa haute
-silhouette se voûter lentement vers la terre.</p>
-
-<p>« A cette époque, Florent entreprit d’assez longs
-voyages. Il revint au bout de deux ans environ et
-un jour m’annonça son mariage. Son visage était
-plus calme ; il me parut moins tourmenté, plus
-heureux de vivre.</p>
-
-<p>«  — Tu seras content, me dit-il. Je deviens raisonnable.
-J’en ai décidément assez de la solitude et des
-spéculations. Je renonce à ma tour d’ivoire ou plutôt
-j’entrebâille la porte pour laisser passer la compagne.
-A deux, nous serons à la fois plus isolés et plus
-mêlés à la vie. Au fond, tu parlais d’or. Rien ne sert
-de la mépriser, cette vie, notre unique certitude.
-J’ai regardé trop haut ou trop bas. Aujourd’hui,
-je veux l’équilibre.</p>
-
-<p>« Il baissa la voix.</p>
-
-<p>«  — Nul n’est descendu plus bas que moi ; nul n’a
-plus aimé son ordure, nul ne s’y est roulé avec plus
-de délices, nul ne s’est plus délecté de sa charogne.
-Et nul n’a plus versé de larmes sur lui-même.</p>
-
-<p>« Il parlait d’une voix sourde, saccadée. La sérénité,
-qui m’avait heureusement surpris tout à l’heure,
-disparaissait de son visage, et j’avais en face de moi
-un Florent inconnu, sombre, violent et qui battait
-sa coulpe comme un moine passionné se roule sur son
-cilice. De quelle faute mystérieuse voulait-il parler ?
-Quelle était cette prétendue déchéance ? Je l’ignorais.</p>
-
-<p>«  — Folies, pensai-je, folies de cette pauvre imagination
-intoxiquée de tous les poisons littéraires ;
-hérédité d’alcoolique.</p>
-
-<p>« Il se reprit d’ailleurs bien vite. Et, plus calme,
-posément :</p>
-
-<p>«  — Allons, mon vieux, je déraisonne. Pardonne,
-c’est la dernière fois. Je veux vivre, maintenant,
-comme toi, comme les autres, comme un homme,
-quoi ! Je le veux. Il faudra que cela soit.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>« La femme qu’il épousait était belle. Elle l’est
-encore. Les yeux un peu métalliques, un peu durs,
-souvent lointains ; une ligne fort gracieuse. Elle
-avait dans la courbe de ses hanches de quoi <i>déspiritualiser</i>
-à souhait ce névrosé mystique de Florent.
-Je ne doutais pas qu’elle n’y parvînt à bref délai
-et me réjouissais à l’avance.</p>
-
-<p>« Le couple me parut heureux. Je me rendais
-assez souvent dans la vaste maison d’Auteuil que
-Florent tenait de son père et qu’il avait voulu garder.
-Il y avait un jardin mal entretenu, dont l’herbe
-envahissait les allées, un magnolia qui, chaque printemps,
-épanouissait ses larges pétales de cuir blanc ;
-et toute l’année, par je ne sais quel mystère, des
-feuilles mortes jonchaient le sol. Le timbre qui
-résonnait, lorsque s’ouvrait la porte de fer, évoquait
-une province automnale et je ne sais quoi de conventuel.
-A mon avis, ce n’était pas la demeure qui
-convenait à un jeune ménage élégant. Mais Florent
-ne voulait pas entendre parler de la quitter et sa
-femme partageait ce goût. Musicienne, elle grisait
-doucement Florent qui passait ses journées entières
-à l’écouter, couché sur un divan. Il ne travaillait
-que fort peu, du moins à mon jugement. Nos
-relations étaient toujours cordiales, mais au fond,
-je ne pénétrais pas dans l’intimité du couple qui
-s’isolait dans ce que je croyais être son bonheur.</p>
-
-<p>« Et telle fut l’histoire des cinq mois qui précédèrent
-la catastrophe.</p>
-
-<p>«  — Il y a environ un an, la femme de mon ami,
-Lia, se fit un jour annoncer à ma clinique. Il ne lui
-arrivait que très rarement de venir jusque-là ; c’était
-toujours moi, célibataire, qui me rendais au domicile
-du ménage. Ses traits tirés, sa pâleur me frappèrent.
-Ses révélations me frappèrent plus encore. Quelques
-jours plus tard, je reçus la visite de Florent lui-même.
-Je savais ce qui l’amenait. Quelque chose de tragique
-entra, ce soir-là, dans la chambre avec cet homme.</p>
-
-<p>«  — J’ai à te parler, dit-il.</p>
-
-<p>« Et il s’assit près de moi.</p>
-
-<p>« Le soir impondérable, envahissant lentement les
-livres et la grande table de chêne, polie comme un
-sombre miroir, coulait le long de nos vêtements. Mais
-le visage de mon ami paraissait plus pâle dans cette
-ombre, ses yeux brûlaient d’un feu plus intense. Il
-parlait encore, tandis que je contemplais un rameau
-d’automne, maigre et nu, dont le trait incisait la
-vitre crépusculaire. Il parla, il parla longtemps…</p>
-
-<p>« Vous saurez tout à l’heure ce qu’il avait à me
-dire, et vous comprendrez pourquoi sa mort ne m’a
-pas surpris.</p>
-
-<p>« Le soir de la mort de Florent, je m’enfermai
-dans ma chambre et ouvris le pli qui m’était destiné.
-Mon ami avait voulu que je fusse encore son confident
-par delà la tombe.</p>
-
-<p>« Ce petit cahier — le voici — contenait le secret
-d’une vie qui fut tourmentée et qui a tragiquement
-fini. Ce secret, je l’avoue, je ne l’avais jamais pressenti.
-L’humeur souvent bizarre de Florent, je me
-l’expliquais par des raisons qui, évidemment, n’en
-étaient point. Tout me semblait clair, net, et il y
-avait pourtant sous cette surface un abîme que je
-ne devinais pas.</p>
-
-<p>— Un abîme, interrompit Van den Brooks, vous
-ne pensiez pas dire si juste.</p>
-
-<p>— Oui, murmura Helven, nous ne nous connaissons
-ni les uns ni les autres. Dès notre naissance,
-nous sommes des emmurés, des emmurés pour la vie.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le vent qui soufflait de la mer nocturne gémissait
-doucement dans les antennes du navire. L’étrave
-ouvrait l’eau calme en un froissement de soie. Van
-den Brooks tournait son regard vers les constellations
-qui, seules, palpitaient dans cette solitude. La
-braise d’une cigarette éclairait d’un feu rouge le
-beau bras accoudé de M<sup>me</sup> Erikow.</p>
-
-<p>Leminhac se balançait dans son <span lang="en" xml:lang="en">rocking</span> ; Helven
-tenait entre ses mains sa tête attentive. La nuit
-tropicale enveloppait les passagers, leurs rêves et
-la course du navire.</p>
-
-<p>— Je prévois d’ores et déjà, dit l’avocat, l’histoire
-de votre ami. Florent avait de qui tenir : il avait du
-poivre dans le sang.</p>
-
-<p>— Je connais, repartit Van den Brooks, le démon
-qui le possédait. Je ne sais s’il a un nom sur les
-listes infernales, mais « Heautontimoroumenos » lui
-conviendrait, car il porte l’homme à se déchirer lui-même
-et à jouir de son tourment.</p>
-
-<p>— Vous, Van den Brooks, interrompit vivement
-Tramier, vous êtes l’homme le plus passionné et
-l’esprit le moins scientifique que je connaisse. Ce qui
-s’explique le plus clairement vous paraît obscur. Pour
-vous, il doit y avoir du démoniaque dans les vérités
-mathématiques et du surnaturel dans la géométrie.</p>
-
-<p>Van den Brooks poussa vers le ciel fourmillant
-d’astres une mince spirale de fumée et grogna dans
-sa barbe :</p>
-
-<p>— J’ai parcouru une grande surface de la terre ;
-j’ai navigué sur tous les océans et je vous assure
-que j’ai vu pas mal d’hommes et de femmes aussi
-différents les uns des autres que le jour de la nuit et
-ce yacht d’un sloop de pêche. Mais ce que je n’ai
-jamais vu, c’est un médecin ou un savant capables
-d’éclaircir le mystère de ces âmes innombrables.</p>
-
-<p>— Vous préférez les prêtres, parbleu, insinua
-Leminhac avec un sourire.</p>
-
-<p>— Non, dit Van den Brooks. Leurs dogmes les
-aveuglent comme les vôtres. Mais quand ils ne raisonnent
-pas, ils voient plus loin que vous. Ils ont un
-sens qui vous manque.</p>
-
-<p>— Lequel ?</p>
-
-<p>— Le sens mystique.</p>
-
-<p>— Un mot, cela, mon cher. Pas davantage. Il
-n’y a qu’une connaissance : celle de la raison.</p>
-
-<p>— Vous êtes des enfants, murmura Van den
-Brooks ; vous faites joujou avec des formules ; vous
-êtes ivres d’une science vaine qui n’a pas soulagé les
-épaules humaines de la millionième partie de son
-accablant fardeau ; d’une science aveugle qui, à
-chaque coup de pioche de ses pionniers fanatiques,
-ne voit pas surgir les nouveaux mystères et s’épaissir
-le nuage. Vous constatez des coïncidences, mais
-avez-vous jamais expliqué un rapport de cause à
-effet ? Les liens que vous forgez ne sont que de lamentables
-ficelles. Et dans le monde moral ? Là, vous
-pataugez honteusement. Vous avez pu découvrir
-que l’eau bout à 100°. Belle trouvaille. Mais avez-vous
-découvert ce que c’est que l’amour, la haine,
-la jalousie, le désir ? Saisissez-vous leurs lois ? Vous
-écrivez des volumes de fatras sur ces problèmes
-éternels ; vous entassez les documents et les enquêtes.
-A quoi bon ? Y voyez-vous plus clair que Job sur
-son fumier ?</p>
-
-<p>« Quand vous ne comprenez pas, vous vous en
-tirez avec des mots. Vous dites : hystérie, hérédité,
-que sais-je ? Si vous réfléchissiez un peu, vous autres
-scientifiques, vous reconnaîtriez combien vague,
-combien insuffisante est cette explication de la
-passion, de la folie, du crime, du mystère tapi sous
-chacun de nos pas, latent derrière chaque visage,
-chaque redingote bien boutonnée.</p>
-
-<p>— Bah ! dit Tramier, moi je ne crois pas au diable.
-Van den Brooks, vous êtes le dernier des manichéens,
-le manichéen de la cotonnade.</p>
-
-<p>— Je ne suis qu’un flâneur et un curieux, un
-homme qui regarde et voudrait bien savoir, un
-homme qui n’a appris qu’une chose, à force de rouler
-sa bosse : c’est qu’il ne suffit pas de voir avec ses
-yeux, de toucher avec ses mains, de raisonner avec
-sa raison.</p>
-
-<p>« Tenez, ajouta Van den Brooks en souriant,
-voici deux êtres qui, sans un mot, sans un regard,
-ont — pour un instant — l’un de l’autre la connaissance
-la plus parfaite, cette connaissance qui n’est
-pas l’analyse, mais qui est la possession. Le jour où
-vous aurez de l’univers cette connaissance-là, vous
-serez non pas un savant, mais un saint ou un amoureux.
-Regardez : voici le premier échelon de la
-mystique.</p>
-
-<p>Et il tourna la tête vers le bastingage : accoudés,
-indifférents aux paroles, Marie Erikow et Helven
-écoutaient le chant de la mer phosphorescente.</p>
-
-<p>— Ce n’est qu’une minute, reprit-il, mais une
-minute d’amant vaut toute une vie de philosophe.</p>
-
-<p>— Bonne nuit, fit Tramier, nous reprendrons
-demain.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch7">CHAPITRE VII<br />
-<span class="sc">Où l’on entrevoit deux rivaux, un troisième
-larron et un nègre sentimental.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">David le Roy, saige prophètes,</div>
-<div class="verse">Crainte de Dieu en oublia,</div>
-<div class="verse">Voyant laver cuisses bien faictes.</div>
-</div>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Villon</span>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Une minute. Ce ne fut, en effet, qu’une minute et
-Marie Erikow laissait le jeune Anglais accoudé au
-bastingage, plongé dans une rêverie à laquelle elle
-savait bien maintenant ne pas être étrangère. Au fond,
-elle se souciait moins de la compagnie d’un homme
-que de sentir celui-ci préoccupé d’elle. Fort habilement
-elle s’éloignait dès qu’elle devinait l’empire exercé
-par son charme sur l’esprit de l’amoureux, de sorte
-que le pauvre diable pouvait « cristalliser » à son
-aise, laissant macérer dans des baumes et des aromates
-imaginaires le souvenir de la fugitive. Consciente
-ou inconsciente, cette tactique lui réussissait
-fort bien et, tout en se décoiffant devant sa glace, le
-jour fini, elle pouvait dresser en souriant un tableau
-de chasse fort honorable. Comme dans ses terres de
-Moscovie, une meute de lévriers blancs, la Russe
-aimait à conserver autour d’elle une troupe d’adorateurs
-énervés, peut-être, mais empressés et fidèles.</p>
-
-<p>A bord du <i>Cormoran</i>, c’était une fort petite
-troupe, car elle ne pouvait accueillir les suffrages
-trop directs d’un équipage chatouillé par sa présence.
-Elle se sentait obscurément désirée par ces
-hommes rudes et basanés qui, sans doute, au temps
-du capitaine Kid, l’eussent tirée au sort ou partagée
-équitablement. Mais Van den Brooks veillait à la
-moralité de ses gaillards. Captain Joë faisait quotidiennement
-son rapport et de sages rations de
-nerfs de bœuf entretenaient dans ces âmes frustes le
-sentiment de la discipline et le respect de la pudeur.
-Celle de Marie, parfois effarouchée par la démonstration
-un peu brusque d’un matelot certain de n’être
-point surpris, s’accommodait assez bien d’une existence
-qui permettait à la Russe de régner sur tout
-un navire et de ranger sous son sceptre quarante
-brutes, trois civilisés et Van den Brooks.</p>
-
-<p>Mais était-elle bien sûre de dominer Van den
-Brooks, comme elle dominait Helven ou ce fat de
-Leminhac ?</p>
-
-<p>— Van den Brooks, songeait-elle, comme il est
-secret ! M’aimerait-il, si je voulais m’en donner la
-peine ?</p>
-
-<p>La vérité est qu’elle se donnait quelque peine,
-sans aucun succès, et que le marchand ne se départait
-jamais vis-à-vis d’elle de cette réserve polie qui fait
-si terriblement endêver les coquettes.</p>
-
-<p>Helven et Leminhac offraient un champ d’expérience
-plus aisément praticable et, bien qu’attirée
-par le plaisant visage du boxeur préraphaëlite, elle
-ne pouvait résister au désir d’approcher un brandon
-incendiaire de l’inflammable avocat. C’était ainsi
-une navette dont s’apercevait Helven et dont le
-pauvret ne pouvait s’empêcher de souffrir.</p>
-
-<p>Ce soir-là, il se crut le préféré. Trop timide, hélas ! il
-se contenta de s’en réjouir et Marie Erikow, enchantée
-de sa bonne besogne, regagnait prestement sa cabine
-en sifflant comme par hasard un air espagnol. Où
-donc l’avait-elle entendu ?</p>
-
-<p>Comme elle descendait le petit escalier à lames de
-cuivre qui conduisait au couloir des cabines, elle
-entendit au-dessus d’elle un écho mystérieux. L’écho
-répétait la « Habanera » et, chose tout à fait insolite
-pour un écho, y ajoutait même quelques variantes.</p>
-
-<p>Elle leva la tête et vit, se profilant entre les vergues
-basses du misaine, la silhouette souple de Lopez.
-Une cigarette brasillait, éclairant vaguement le
-visage maigre de l’Espagnol. L’écho s’était tu.</p>
-
-<p>— L’insolent, pensa-t-elle.</p>
-
-<p>Elle demeura un instant ainsi, les yeux fixés sur les
-étoiles qui glissaient au-dessus du navire, pensive.
-Il lui sembla, en même temps, distinguer, assis sur la
-vergue de hune, une forme sombre et si massive que
-ce ne pouvait être, semblait-il, celle d’un matelot du
-navire occupé à quelque manœuvre. D’ailleurs, la
-forme demeurait immobile. On eût dit un génie
-monstrueux, présidant, le front proche des astres, à
-la course nocturne du vaisseau.</p>
-
-<p>— Ce pourrait être Tommy Hogshead, murmura-t-elle.
-A quoi rêve-t-il ainsi perché à cette heure ?</p>
-
-<p>Elle n’avait jamais pu oublier le malaise qui l’avait
-saisie un soir à frôler le géant. Ce dernier paraissait
-vraiment s’attacher à ses traces et, chose étrange,
-Marie ne rencontrait jamais Lopez, sans que l’ombre
-sinistre de la brute ne surgît aussitôt derrière l’Espagnol.</p>
-
-<p>Elle frissonna à cette pensée et descendit hâtivement
-les dernières marches. Dans ses songes, cette
-nuit-là, passèrent mille visions terrifiantes ou burlesques :
-les hôtes du <i>Cormoran</i> dansaient une
-sarabande effrénée ; Van den Brooks l’emportait, enveloppée
-dans sa barbe et la déposait, à demi-morte,
-au fond d’une barque que, transformé en gondolier,
-Tommy Hogshead guidait à travers un marais
-grouillant de serpents et d’insectes immondes, tandis
-que Lopez jouait de la guitare avec des doigts de
-squelette sous la lune couleur de cendre.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>— Je connais les femmes, soliloquait Leminhac
-devant son miroir à barbe. Elles ne m’en font point
-accroire. M<sup>me</sup> Erikow agace ce petit Helven,
-mais ce n’est que pur déguisement. Je ne lui suis pas
-indifférent.</p>
-
-<p>Il monta sur le pont, dans l’espoir d’y rencontrer
-la Russe. Le Pacifique étalait sa splendeur immuable
-et ses longues houles bleues berçaient le navire.</p>
-
-<p>Van den Brooks s’avança vers l’avocat. Il portait
-Captain Joë sur son épaule et il avait à la main trois
-orchidées veinées de rouge, aux lèvres pendantes et
-aux monstrueux pistils.</p>
-
-<p>— Captain Joë, saluez notre cher maître. Notre
-cher maître est de bonne humeur et roule dans son
-cœur des pensées satisfaites. N’est-il pas vrai, Captain
-Joë ?</p>
-
-<p>Le singe grinça comme une corde de puits.</p>
-
-<p>— Oui, vous êtes de mon avis, je le sais bien,
-<i lang="en" xml:lang="en">old chap</i>. Si vous n’étiez singe, enfant des forêts
-impénétrables, vous souhaiteriez être avocat, <i lang="it" xml:lang="it">caro
-signore mio</i>.</p>
-
-<p>— Je pense que votre compagnon entend toutes
-les langues, fit ironiquement Leminhac que Van den
-Brooks agaçait prodigieusement.</p>
-
-<p>— Toutes, dit le marchand ; mais il n’en parle
-aucune : il ferait un bon diplomate. Et comment
-trouvez-vous mes fleurs ? ajouta-t-il, en montrant les
-orchidées.</p>
-
-<p>— Belles, autant que leur difformité le permet.</p>
-
-<p>— Leminhac, dit Van den Brooks, les humanités
-vous ont perdu : vous n’avez pas le sens de la nature.</p>
-
-<p>— Par exemple, exclama l’avocat, mais vos orchidées
-sont des phénomènes de serre ; ce ne sont pas des
-fleurs.</p>
-
-<p>— Erreur, répondit le maître du <i>Cormoran</i> :
-elles sont plus vraies que la nature. C’est comme si
-vous disiez qu’un homme de génie n’est pas un
-homme.</p>
-
-<p>Marie Erikow apparut. Sa silhouette blonde se
-détachait sur l’azur sombre de la mer et du ciel.</p>
-
-<p>— Aphrodite, née de l’onde amère, dit l’avocat,
-pourri d’un hellénisme de collège.</p>
-
-<p>— Oh ! fit Van den Brooks, c’est une divinité qui
-a mal tourné, depuis qu’on lui a appris le catéchisme.</p>
-
-<p>— Bonjour, cria Marie. Comme le monde est beau,
-ce matin !</p>
-
-<p>— Et vous êtes, dit galamment l’avocat, la plus
-belle partie de ce monde.</p>
-
-<p>Van den Brooks la salua profondément.</p>
-
-<p>— Permettez-moi de vous fleurir.</p>
-
-<p>Il lui tendit les fleurs.</p>
-
-<p>— Merveilleuses, dit-elle. On dirait qu’elles vivent.</p>
-
-<p>— Vous voyez, fit le marchand à Leminhac. C’est
-moi qui avais raison.</p>
-
-<p>Tous trois arpentaient le pont, en attendant le
-gong qui les appellerait à table.</p>
-
-<p>Lopez les croisa et passa sans saluer.</p>
-
-<p>— Dieu, que cet Espagnol semble vaniteux, dit
-Leminhac.</p>
-
-<p>— Non, répondit Van den Brooks, c’est un rêveur.
-Il a étranglé un jour une fille de Caracas, sans y
-penser. C’est pour cela que je l’ai pris à mon bord. Le
-pauvre, personne ne l’aurait compris.</p>
-
-<p>Il regarda Marie. Elle tenait ses mains derrière
-son dos. Il la laissa avancer légèrement et vit qu’elle
-n’avait plus entre les doigts que deux des fleurs rares.</p>
-
-<p>— Bon, pensa-t-il, je sais où est la troisième.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Tommy Hogshead, qui fumait un long cigare de
-Virginie, sec et noir entre ses dents blanches, le
-savait aussi. Et il regardait l’Espagnol qui s’éloignait
-nonchalamment, comme je ne vous souhaite d’être
-jamais regardé par personne, de peau blanche ou
-colorée.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch8">CHAPITRE VIII<br />
-<span class="sc">La mystique de Van den Brooks.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>« Car le prix de la courtisane
-vaut à peine un morceau de pain,
-mais la femme rend captive l’âme
-de l’homme, laquelle n’a point de
-prix. »</p>
-
-<p class="sign"><i>Proverbes</i>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Celui qui eût pu voir glisser sur les eaux calmes
-du grand Océan le <i>Cormoran</i> silencieux, avec ses
-cuivres étincelants et parfois, si la brise était bonne,
-ses voiles blanches gonflées, n’aurait pu imaginer que
-le yacht de Van den Brooks abritât autre chose que
-la joie de vivre, la paresse divine et la rêverie. Et
-pourtant, en ces quelques jours, si rapidement
-écoulés, depuis le départ de Callao, des intrigues se
-nouaient, des désirs et des haines mêlaient leurs ferments,
-comme il arrive partout où des hommes sont
-réunis, que ce soit au cœur enfiévré d’une ville ou
-dans la solitude du désert ou de l’Océan. L’inquiétante
-figure du marchand n’était pas faite pour calmer
-les esprits agités, car tous ceux qui approchaient
-Van den Brooks éprouvaient au contact de cet homme
-je ne sais quel malaise, fait de crainte et d’étonnement.</p>
-
-<p>Cependant, la nuit semée de mille constellations
-inconnues, caressée de brises où le parfum des forêts
-lointaines se mêlait à l’odeur amère de l’Océan, la
-nuit tropicale, semblable à une aurore, paraissait
-adoucir les cœurs et les esprits. Leminhac perdait son
-acidité naturelle ; Helven oubliait sa jalousie et aussi
-son inquiétude au sujet de la direction du navire qui,
-d’après lui, continuait à s’éloigner de la route habituelle ;
-Marie Erikow se sentait redevenir une jeune
-fille tendre et sans apprêts ; quant au professeur, il
-oubliait la médecine et versait dans la littérature,
-comme font malheureusement pas mal de ses confrères
-qui n’ont pas pour excuse l’enivrante splendeur
-des Tropiques.</p>
-
-<p>La douceur qui se répandait du ciel sur le pont du
-navire ne prédisposait guère à la conversation les
-passagers réunis autour des sorbets et des orangeades.</p>
-
-<p>Pourtant, Marie Erikow, s’adressant au docteur
-Tramier, manifesta le désir de voir éclaircir le mystère
-de Florent.</p>
-
-<p>Tramier prit alors la parole :</p>
-
-<p>— Je vous ai dit hier soir la fin tragique de mon
-ami. La lecture de son journal fut pour moi une révélation,
-mais une de ces révélations qui jettent parfois
-d’étranges lueurs sur un problème, sans permettre
-d’en déchiffrer complètement la solution. Ce journal
-est un chaos de notes et d’impressions. Pour ne pas
-vous égarer dans ce dédale de souvenirs, je choisirai
-pour vous deux des passages les plus caractéristiques.
-Quant au reste, permettez-moi de vous le résumer
-le plus fidèlement possible.</p>
-
-<p>« Pendant les deux années qui précèdent son
-mariage, Florent est piqué par la tarentule des
-départs, poussé par je ne sais quelle fièvre d’instabilité.</p>
-
-<p>« Il parcourt successivement l’Espagne, la Belgique
-et la Flandre, l’Allemagne du Sud, l’Autriche.
-Bien que ces diverses étapes ne soient déterminées
-que par sa seule fantaisie de rêveur et d’artiste, il y
-a entre elles un certain lien. Florent est en pleine
-crise de mysticisme…</p>
-
-<p>— Qu’entendez-vous par là, vous, Tramier ?
-interrompit Van den Brooks.</p>
-
-<p>— Au fond, quelque chose d’assez simple, mon cher.
-Un mystique, c’est toujours un émotif exagéré que
-la réalité blesse ou déçoit sans cesse et qui construit
-des plans imaginaires pour y projeter le faisceau
-irritable de sa sensibilité.</p>
-
-<p>— Il y a du vrai, fit Van den Brooks. Mais ce vrai
-n’explique rien, comme toujours. Les médecins
-dissèquent des pétales de rose avec de ravissants
-bistouris, mais ils ne nous révèlent jamais l’essence
-du parfum.</p>
-
-<p>— Quoi qu’il en soit, continua Tramier, Florent
-semble avoir traversé une crise violente de spiritualité
-et même de religiosité. A bien regarder toutes
-les phases de sa vie, elles sont caractérisées par cette
-succession alternative de dérèglement sensuel et de
-raffinement sentimental, d’excès bas et vils et d’aspirations
-platoniques, de brutalité, de violence ou de
-tendresse.</p>
-
-<p>— C’est un fort beau miroir, dit Van den
-Brooks. Nous pouvons tous nous pencher sur lui.</p>
-
-<p>— En Espagne, en Autriche, en Flandre, Florent
-fit de longues retraites dans des monastères ou des
-auberges perdues. Que cherchait-il dans ces solitudes ?
-La paix, sans doute.</p>
-
-<p>— C’est là qu’il l’eût le moins aisément rencontrée,
-repartit le marchand. L’homme inquiet transporte
-son tourment avec lui et, dans la solitude, le
-tourment est son seul compagnon.</p>
-
-<p>— On trouve dans son journal, à chaque page,
-la griffe de cette nature passionnée et suprêmement
-égoïste. Les effusions d’amour qui s’y rencontrent
-n’ont jamais un objet précis. C’est une image de lui-même
-qu’il adore. Par contre, il se roule avec fureur
-dans les voluptés les plus basses. Ce sont des cyclones
-effroyables et rapides et, dans leur tourbillon,
-sombrent cette haute intelligence, cette sensibilité
-d’artiste. Il boit ; il use de l’opium, et surtout il fait
-sa compagnie de filles, de la lie même des prostituées ;
-il les ramasse dans le ruisseau et s’encanaille
-avec elles, deux, trois jours, rarement plus, sordide,
-méconnaissable. Échappé du cyclone, il fuit et le
-voilà de nouveau repris par une période de solitude
-et de méditation. De méditation presque exclusivement.
-Car il ne produit pas, il ne rend rien de ce qu’il
-absorbe. Tout est consumé par sa propre ardeur. Il
-tient seulement à jour le récit de sa vie ; il note scrupuleusement,
-mais sans commentaires, le détail de
-ses frasques. Échappé des bouges de Barcelone, le
-voici dans la cellule d’un monastère, perdu au cœur
-de la Sierra Leone, suivant sur le mur ocre la flèche
-d’ombre bleue que décrit le jour torride. De l’eau
-claire, des limons et les âpres oraisons de Saint-Jean
-de la Croix. Ailleurs, on lit :</p>
-
-<p>« J’ai vécu trois folles journées et trois nuits
-infernales, à Prague, avec une Juive belle comme
-un vase de cuivre. Elle a quatorze ans et, depuis
-sa neuvième année, sert aux matelots du
-fleuve. On l’appelle Sulka. Elle mord comme un
-jeune chien et elle est plus avare que toute sa tribu.
-Mais il a bien fallu qu’elle desserre ses ongles, tant
-je l’ai battue. Elle m’a beaucoup aimé. Les matelots
-jaloux voulaient défoncer la porte chaque nuit. Puis,
-ils s’éloignaient par les ruelles pavées en chantant les
-rauques chansons que l’on entend, les nuits de pêche,
-sur les rivages d’Illyrie. Une nuit, je crois bien que
-l’on a assassiné quelqu’un devant la maison. J’ai
-entendu un cri et je suis sorti. Un coup m’a renversé
-et je me suis retrouvé au jour, la figure en sang, assis
-contre un cabestan du quai. La police m’a interrogé
-et m’a salué très bas quand j’ai dit que j’étais un
-touriste victime d’une agression. »</p>
-
-<p>« Et c’est la même chose à Tolède, à Naples, dans
-de petites villes inconnues où il arrive un soir, à
-l’heure trouble, et où, tout de suite, haletant, il
-cherche le mauvais lieu, le masque écaillé dans
-l’angle de la vitre, ces bouches funèbres, ces épaules
-lasses, ces seins fripés, ces sombres îlots de vice
-et de misère sur qui il vient s’abattre comme un
-grand oiseau éperdu.</p>
-
-<p>« Chose étrange. Jamais une aventure où le mot
-d’amour puisse être prononcé. C’est un égoïste
-farouche. Il ne voit que lui ; il ne songe qu’à son
-étrange soif. Ivre de solitude et de pensée, il vient
-tournoyer sur un pauvre charnier et se repaît d’ordure
-avec passion.</p>
-
-<p>« Je ne comprends pas.</p>
-
-<p>« J’ai eu un jour ses confidences.</p>
-
-<p>« Après sa mort, j’ai pris connaissance de ce
-manuscrit. Cet homme a souffert : il a souffert au
-point de se donner la mort.</p>
-
-<p>« Et je ne comprends pas.</p>
-
-<p>— Vous comprendrez, Tramier, fit Van den
-Brooks, vous comprendrez quand vous ne serez plus
-seulement un médecin.</p>
-
-<p>— Les mots de souillure, péché, immondice,
-reviennent à tout instant dans son journal. Pour lui,
-c’est l’amour, l’acte d’amour qui, quel que soit
-l’objet, est par essence le péché. Encore ce vieil atavisme
-religieux. Et voilà ce que je ne comprends plus.
-Pour moi, l’amour normal est sain, hygiéniquement
-recommandable et nécessaire à la conservation de
-l’espèce. Il n’y a pas de quoi se désespérer. C’est tout.</p>
-
-<p>— Oh ! non, interrompit M<sup>me</sup> Erikow, avec un soupir.</p>
-
-<p>— J’entends bien, chère Madame, et je suis trop
-galant pour…</p>
-
-<p>— Non, vous n’entendez pas, Tramier, pas du tout,
-repartit Van den Brooks qui tirait de son brûle-gueule
-de petites bouffées auréolées de gris cendré.
-Laissons la galanterie, laissons aussi l’hygiène.</p>
-
-<p>« Florent est un esprit absolu ; aussi paradoxal que
-cela puisse paraître, il est de la race des ascètes, des
-moines, de tous ceux qui sont incapables de sacrifier
-aux conventions sociales une parcelle de leur terrible
-individualisme comme le plus léger article de leur
-foi. C’est un anarchiste, comme les moines d’ailleurs,
-qui n’acceptent une discipline que pour vivre plus
-librement en eux-mêmes, hors de toute intervention
-spirituelle. Florent est incapable de se soumettre à
-un ordre moral imposé, comme il est incapable de
-mentir, car le mensonge est une soumission.</p>
-
-<p>« Or, notre ami, doué d’un esprit d’indépendance
-aussi farouche, se trouve être possédé par le plus
-terrible des démons. Possédé est le mot, je l’emploie
-à dessein et sachant que vous en sourirez, Tramier,
-et vous aussi Leminhac, qui êtes volontiers sceptique
-en matière d’irresponsabilité.</p>
-
-<p>« Je ne connais pas la suite du journal de Florent.
-Je la prévois. Je la devine. D’ores et déjà, nous nous
-sommes tous rendu compte que Florent est possédé
-par cette passion étrange que j’appellerai de l’amour
-humilié.</p>
-
-<p>— Érotisme morbide, je l’ai toujours pensé, fit
-Tramier.</p>
-
-<p>— Ce n’est qu’un côté de la question et c’est même
-le mauvais côté. Il y a en effet deux faces à ce visage,
-doublement tourné vers l’ombre et vers la lumière.</p>
-
-<p>« Pour Florent, l’amour est, d’une part, un besoin
-de l’esprit. En quoi d’ailleurs l’intelligence est-elle
-autre chose qu’une forme même de l’amour ? Mais,
-l’amour normal n’est qu’un échelon et un échelon
-médiocre, quand il n’est pas exalté, vers le grand
-rêve mystique, vers cette cime où des flammes
-incorruptibles se mêlent sans se consumer.</p>
-
-<p>« Il reste l’amour mêlé de pitié et, celui-là, quelle
-ivresse !</p>
-
-<p>— Vous pensez donc, interrogea Helven, que
-Florent était avant tout un cérébral ?</p>
-
-<p>— Il l’était. Chez l’homme, d’ailleurs, tout vient
-de l’esprit, et le mal comme le bien.</p>
-
-<p>« D’autre part, Florent est terriblement sensuel.
-Le désir de la femme est un boulet rivé à sa cheville.
-Mais ce désir satisfait, le squelette enguirlandé de
-son amour lui apparaît. Fougueusement épris
-d’absolu, il ne cherche dans l’amour que ce qu’il a
-de plus haut et aussi ce qu’il a de plus bas. Tout le
-camouflage du désir et de l’intérêt lui répugne. Il
-préfère la délectation sordide et nue avec la fille.</p>
-
-<p>— Ne croyez-vous pas, dit Marie Erikow, qu’il
-se mêle à cette recherche quelque étrange perversité ?</p>
-
-<p>— Tout vient de l’esprit, répondit Van den Brooks.
-L’esprit est glorification et scandale. Il n’y a point
-de péché de la chair ; il n’y a de péché que de l’esprit.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Un silence régna sur le pont du vaisseau. La mer
-était parcourue de longs froissements, comme si le
-vent nocturne rabattait des écharpes et déployait
-des soieries obscures.</p>
-
-<p>Une bouffée de vent fit gémir les agrès et les cordages.</p>
-
-<p>— La brise tourne, fit Leminhac.</p>
-
-<p>— Prophète de malheur, gémit M<sup>me</sup> Erikow. Vous
-allez attirer la tempête.</p>
-
-<p>— Ne me foudroyez pas en attendant, chère
-amie. Laissez cela à Jupiter. Mais vos yeux sont
-si brillants qu’ils lancent déjà des éclairs. Pour
-qui tant de rayons ? Est-ce pour notre ami Helven ?</p>
-
-<p>— Leminhac, vous faites fausse route, mon ami.
-Peut-on être aussi spirituel par une nuit aussi splendide ?</p>
-
-<p>— Les Français ne peuvent s’empêcher d’avoir de
-l’esprit, glissa le silencieux Helven. C’est ce qui les
-sauve bien souvent…</p>
-
-<p>— … et ce qui les perd presque toujours, compléta
-Van den Brooks.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le <i>Cormoran</i> filait à bonne allure, labourant de son
-étrave la mer déchirée d’étincelles. Le vent s’était
-levé, un vent du Sud qui desséchait un peu la gorge
-et qui avait dû passer sur des terres lointaines, torrides
-et parfumées. Les moteurs à pétrole étant
-presque silencieux, on entendait bruire toutes les antennes
-du vaisseau. Une musique, qui semblait vibrer
-à tous les points de l’étendue, accompagnait sa course.</p>
-
-<p>— Qui n’a pas connu les nuits du Pacifique, murmura
-Marie Vassilievna, ne connaît pas la joie de se
-sentir un atome entraîné dans la danse de l’univers.
-Il n’a pas participé à l’harmonie céleste. Le temps
-ne vous semble-t-il pas aboli, l’espace désormais
-sans limites ? Aborderons-nous jamais quelque part ?
-Je ne le souhaite pas d’ailleurs.</p>
-
-<p>— J’ai connu quelque chose d’analogue, dit
-Van den Brooks. Et c’était dans votre pays, Madame.
-Je me souviens avoir descendu le fleuve Volga
-qui est lent et majestueux. Le voyage dure plusieurs
-jours et les steppes, les forêts, les villages, les
-églises peintes se déroulent comme les images d’un
-livre qu’on n’aurait même pas la peine de feuilleter.
-Les bateliers chantent leurs chants sur des rythmes
-graves et religieux ; leurs voix sont profondes, mais
-douces et elles emplissent la solitude des eaux
-et la solitude des forêts. Quand ils ne chantent plus,
-le silence règne comme aux premiers jours du
-monde. Je demeurais étendu sur le pont tout le jour
-et une grande partie de la nuit. J’étais comme un roi
-qui visite son royaume et mon règne n’avait pas de fin.</p>
-
-<p>— Nous sommes loin, fit Tramier, de cette ville
-infernale qu’on nomme Paris.</p>
-
-<p>— Je veux tout de même rester damné, siffla
-Leminhac.</p>
-
-<p>— En écoutant vos discussions, repartit Marie
-Vassilievna, je pensais au contraste terrible de cette
-âme et de ce paysage, de cette vie et de la nôtre en ces
-jours. Il me semblait que nous étions réunis sur une
-très haute cime, dans les neiges, et que sous nos pieds
-se déroulait la tragique destinée des hommes. Et
-nous étions très froids, très purs, très lumineux.</p>
-
-<p>— En attendant de redescendre, soupira Helven.</p>
-
-<p>— En somme, demanda Tramier, que pensez-vous
-de Florent ? Est-ce un poète, un ascète, un fou ?</p>
-
-<p>— Je pense, dit Van den Brooks, que les poètes — votre
-ami en était un — ont toujours recherché les
-filles, parce qu’il y a une cruelle volupté à aimer
-bassement et aussi pour toutes sortes de raisons que
-je vous dirai une autre fois.</p>
-
-<p>Cependant, Marie se taisait et nul ne demanda, ce
-soir-là, au professeur d’ouvrir le mystérieux cahier,
-préférant au manuscrit du névropathe l’enluminure
-étoilée du firmament.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch9">CHAPITRE IX<br />
-<span class="sc">Où Van den Brooks parle belles-lettres.
-Histoire des jeunes gens de Mindanao.</span></h3>
-
-
-<p>Ce matin-là, Helven releva le point, aux côtés
-du capitaine Halifax et constata que l’on avait
-encore dévié d’une trentaine de milles vers le nord-nord-ouest.
-C’était donc dans une direction inconnue
-que l’on marchait.</p>
-
-<p>— Quelle route suivez-vous, capitaine ? demanda-t-il
-avec indifférence.</p>
-
-<p>Halifax fixa sur lui son œil unique.</p>
-
-<p>— Tiens, dit-il, vous vous intéressez à la route ?</p>
-
-<p>— Oui, répondit l’Anglais. J’ai pas mal navigué
-à la voile dans ma jeunesse et je sais relever la situation
-d’un navire, suivant les astres et les profondeurs.</p>
-
-<p>Il se repentit aussitôt de cet aveu imprudent.</p>
-
-<p>— Voilà qui plairait à M. Van den Brooks, fit
-Halifax avec sa face morne où les lèvres bougeaient
-à peine.</p>
-
-<p>La haute stature du marchand de cotonnades
-apparaissait sur le pont.</p>
-
-<p>— Jeune homme, continua le borgne — et l’on
-ne pouvait de loin distinguer qu’il parlait — jeune
-homme, la modestie est la vertu d’un vrai marin.
-Soyez modeste, soyez modeste, et gardez bien pour
-vous toute votre science nautique, comme il convient
-à un peintre.</p>
-
-<p>Helven, surpris, regardait le marin qui se penchait
-maintenant sur la carte.</p>
-
-<p>— Allo, fit Van den Brooks, quelle vitesse ?</p>
-
-<p>— Seize nœuds, répondit le capitaine.</p>
-
-<p>— C’est bien.</p>
-
-<p>Helven appuya :</p>
-
-<p>— C’est même fort bien pour un yacht.</p>
-
-<p>— Oh ! dit Van den Brooks, le <i>Cormoran</i> n’est pas
-un bateau d’amateur.</p>
-
-<p>— Je m’en doutais, faillit répondre l’Anglais.</p>
-
-<p>Mais il se mordit les lèvres à temps.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Van den Brooks prit le jeune peintre par le bras
-et commença avec lui cette promenade à travers le
-navire qui était le rite sacro-saint de la journée et en
-marquait invariablement le début. Il voyait tout
-d’un œil rapide et infaillible.</p>
-
-<p>Dans l’entrepont, étendu sur son hamac, qu’il
-n’avait pas encore roulé, Lopez fumait. Sa belle
-tête brune se balançait, et il laissait pendre un poignet
-cerclé d’un mince bracelet d’or.</p>
-
-<p>— Debout, dit Van den Brooks. Ce n’est pas
-l’heure de la sieste.</p>
-
-<p>L’homme se leva et il s’éloigna sans une excuse.
-Il y avait dans ses traits une extraordinaire expression
-de mélancolie.</p>
-
-<p>— Quel étrange matelot ! dit Helven.</p>
-
-<p>— Oui, c’est un de ces gaillards qui font des
-poètes, des moines, des assassins et parfois aussi
-des ruffians. Ils sont capables de tuer pour un désir
-ou pour une vengeance ; ils sont aussi capables de
-mourir pour quelqu’un, à l’occasion. Lopez allait
-au bagne. Je l’ai pris avec moi. Il ne l’oubliera pas.
-Mais il est indolent, orgueilleux et grave…</p>
-
-<p>Van den Brooks ajouta :</p>
-
-<p>— Il y a un malheur. Il chante trop bien. Il
-finira mal.</p>
-
-<p>— Je ne comprends pas, dit Helven.</p>
-
-<p>— <span lang="en" xml:lang="en">No matter, boy</span>, répondit le marchand.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Ils surprirent Marie Erikow en train de faire
-mousser ses cheveux devant une glace.</p>
-
-<p>— Voulez-vous, demanda Van den Brooks, m’accompagner
-jusqu’à la serre. Je vous y fleurirai. Les
-fleurs d’hier doivent être fanées…</p>
-
-<p>La Russe sourit.</p>
-
-<p>— Allons. Vous êtes l’hôte le plus exquis.</p>
-
-<p>— Moi, dit Helven, j’ai envie de faire le portrait
-de Lopez…</p>
-
-<p>— Quelle idée ! exclama Marie. Il n’est pas beau.
-Il est noir et sec comme un cigare.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Dans la petite serre vitrée où le botaniste chinois
-élevait des orchidées noires ou pourpres, veinées
-d’orange ou de bleu, des fleurs qui saignaient comme
-des plaies, bâillaient comme des bouches ou des
-vulves et dressaient des pistils énormes et veloutés,
-le marchand choisit deux des plus beaux monstres
-et les tendit à la Russe.</p>
-
-<p>— En voulez-vous une troisième ? demanda-t-il
-galamment.</p>
-
-<p>Marie, un peu surprise, chercha à surprendre un
-regard derrière les lunettes vertes. Mais elle n’y
-parvint pas.</p>
-
-<p>— Voulez-vous, dit Van den Brooks, me permettre
-de vous montrer ma bibliothèque ?</p>
-
-<p>Et ils pénétrèrent dans une pièce arrondie, de
-petite dimension, mais ornée de livres dont les reliures
-brûlaient de flammes douces, dans la pénombre,
-parmi les armes, lances, boucliers, kriss, coupe-têtes,
-des vases de Chine en émail bleu et des instruments
-de musique aux formes surprenantes. Dans un angle,
-un énorme Bouddah trônait, et les spirales azurées
-des bâtons de santal qui brasillaient dans les brûle-parfums,
-enveloppaient d’un épais nuage le rayonnement
-cuivré de la statue. A ses pieds, était accroupie
-une autre statue, d’ivoire bruni sans doute, et qui
-représentait un jeune Hindou presque nu et la tête
-ceinte d’un turban.</p>
-
-<p>Mais, à la grande surprise de la Russe, la statue
-d’ivoire se dressa devant eux, pour se prosterner
-ensuite à la mode orientale. Van den Brooks parut
-ne point s’apercevoir de sa présence et l’homme — car
-ce n’était point un simulacre — demeura
-courbé sur le tapis.</p>
-
-<p>— Mes livres, dit Van den Brooks, en montrant
-les rayons de bois de rose revêtus de plaques en
-cristal. J’ai quelques éditions rares.</p>
-
-<p>Il tendit à Marie un livre dont la reliure semblait
-faite d’une peau de serpent, veinée de jaune et de
-noir.</p>
-
-<p>— Lautréamont, dit-il, les <i>Chants de Maldoror</i>,
-mon livre de chevet.</p>
-
-<p>— Je ne connais pas, fit la Russe éberluée.</p>
-
-<p>— C’est un classique, prononça le marchand de
-cotonnades.</p>
-
-<p>Et montrant un autre ouvrage :</p>
-
-<p>— Les <i>Éloges</i> de Saint-Léger Léger ; le seul poète
-exotique de la France. Que de fois je me répète les
-versets où vit pour moi une enfance :</p>
-
-<blockquote>
-<p>« <i>Ma bonne était métisse et sentait le ricin ; toujours
-j’ai vu qu’il y avait les perles d’une sueur brillante
-sur son front, à l’entour de ses yeux et — si tiède — sa
-bouche avait le goût des pommes roses, dans la
-rivière avant midi.</i></p>
-
-<p>« … <i>Mais de l’aïeule jaunissante et qui si bien
-savait soigner les piqûres des « pieds-gris », je dirai
-qu’on est belle quand on a des bas blancs et que s’en
-vient par la persienne la sage fleur de feu vers vos
-longues paupières d’ivoire.</i></p>
-
-<p>« … <i>Et je n’ai pas connu toutes leurs voix et je n’ai
-pas connu toutes les femmes, tous les hommes qui
-servaient dans la haute demeure de bois ; mais pour
-longtemps encore j’ai mémoire des faces insonores,
-couleur de papaye et d’ennui et qui s’arrêtaient
-derrière nos chaises comme des astres morts.</i> »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Van den Brooks lisait d’une voix un peu sourde
-et les images du poète rajeunissaient sans doute un
-monde qu’il avait connu ou rêvé, car les lunettes
-brillaient d’un éclat inaccoutumé.</p>
-
-<p>— Vous lisez beaucoup ? demanda Marie.</p>
-
-<p>— Je lisais, dit Van den Brooks. Aujourd’hui…
-Vous voyez : ma bibliothèque du yacht est fort
-réduite et ne comprend que les ouvrages indispensables
-à mon esprit, comme l’opium ou la morphine
-pour les toxicomanes : peu de livres, Lautréamont
-et Saint-Léger Léger, pour les modernes ; le « Songe
-de Polyphile » pour la Renaissance ; Martial et Claudien
-pour l’antiquité, etc.</p>
-
-<p>— Comme vous êtes érudit ! dit la Russe. Je ne
-connais aucun de ces noms.</p>
-
-<p>— Et puis, reprit le marchand, voici le Livre.</p>
-
-<p>Sur un petit pupitre de chêne était posée la Bible,
-sombrement reliée.</p>
-
-<p>— Le Livre des Livres, prononça-t-il d’une voix
-vibrante, le Livre du Seigneur Tout-Puissant, le
-Livre de la Colère, le Livre de la Foudre et des Sept
-Plaies, le Livre de la Vengeance, le Livre d’Elohim,
-le Livre du Désert et de la Mer Desséchée, le Livre
-des Étoiles pâlissantes et de la Bête, le Livre de
-l’Injuste…</p>
-
-<p>Il sembla un instant enivré de ses propres paroles
-et Marie eut peine à réprimer un frisson.</p>
-
-<p>— Il a l’air d’un fou, pensa-t-elle.</p>
-
-<p>L’Hindou agenouillé n’avait fait aucun mouvement.</p>
-
-<p>En passant devant lui, Marie demanda :</p>
-
-<p>— Un de vos serviteurs ?</p>
-
-<p>— Mon serviteur, dit Van den Brooks. Le seul.
-C’est un fils de rajah.</p>
-
-<p>— Oh ! fit la Russe avec une admiration ironique,
-il vous faut des fils de souverain pour esclaves.</p>
-
-<p>— Pour esclaves, vous l’avez dit. J’ai droit de
-vie et de mort sur celui-ci. Et il m’aime.</p>
-
-<p>Il ajouta :</p>
-
-<p>— L’homme a besoin d’adorer et la mort lui est
-douce, s’il meurt pour quelqu’un ou pour quelque
-chose, fût-ce pour un mensonge.</p>
-
-<p>— Mais comment, demanda Marie, ce fils de
-rajah est-il entré à votre service ?</p>
-
-<p>— Asseyez-vous, dit le maître du navire, et prenez
-une cigarette turque. C’est un accessoire indispensable
-à un récit non dépourvu d’exotisme :</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>« Je n’étais point alors dans les cotonnades, mais
-je faisais le commerce de l’ambre gris entre Sumatra
-et le continent Indien, ce qui, entre nous, était d’un
-fameux rapport. Je ne possédais pas encore le <i>Cormoran</i>,
-mais un simple « <span lang="en" xml:lang="en">sloop</span> », un fort bon bâtiment
-d’ailleurs et susceptible de naviguer au plus près,
-car nous longions souvent le littoral. Un jour que
-nous avions mouillé, à l’abri d’une petite crique,
-dans les parages de l’île de Mindanao, nous aperçûmes
-un canot guidé par des rameurs nègres. Au
-centre de l’embarcation, construite à la mode des
-indigènes, je distinguai, à la lorgnette, deux jeunes
-gens, un garçon d’une quinzaine d’années et une
-fille un peu plus jeune. Tous deux semblaient appartenir
-à quelque riche famille hindoue, si l’on en
-pouvait juger par leurs vêtements, leurs coiffures et
-les joyaux dont ils étaient parés. Tous deux étaient
-d’une remarquable beauté.</p>
-
-<p>« Je résolus de m’attacher ces enfants. Comme le
-canot se rapprochait, mes hommes firent des signaux
-et bientôt, je pus faire monter à mon bord — où je
-leur offris des présents — les propres enfants du
-rajah de Mindanao. Une collation fort propre leur
-fut servie et je les divertis en leur montrant mes
-armes, mes cartes et quelques coquillages des îles
-Galapagos. Pendant ce temps, le sloop levait l’ancre,
-profitant d’une bonne brise du sud-ouest. Les
-rameurs nègres restés dans le canot et qui, patiemment,
-attendaient le retour des petits souverains,
-poussèrent bien quelques cris. Mais une volée de
-mousqueterie leur rendit la raison et ils s’enfuirent
-à grands coups de rames, tandis que nous voguions
-glorieusement vers de lointains rivages.</p>
-
-<p>« J’avais tout d’abord songé à exiger du rajah une
-rançon honorable en échange de sa progéniture.
-Mais, chose étrange, les enfants ne manifestèrent
-pas une grande douleur de se voir ravis à leur famille.
-Ils me témoignèrent très vite une affection que je
-leur rendis et je décidai de les garder à mon bord.
-Tous deux étaient fort empressés autour de moi
-et ils charmèrent mes longues heures solitaires sur
-l’Océan. Leur visage, leurs jeux, leurs manières
-tendres et affectueuses me ravissaient.</p>
-
-<p>« Le frère et la sœur paraissaient se chérir très
-profondément. Toutefois, je ne fus pas sans remarquer,
-au bout de quelque temps, que l’humeur de
-Jeolly — c’était le nom du jeune homme — s’assombrissait ;
-un chagrin secret le rongeait et je n’en
-pouvais, malgré tous mes efforts, démêler la raison.</p>
-
-<p>« L’attitude de Jeolly vis-à-vis de sa charmante
-sœur, dont le badinage m’enchantait, était des plus
-bizarres. Tour à tour tendre ou brutal, violent ou
-caressant, il rudoyait la pauvrette : son irritabilité
-était extrême et ses repentirs non moins ardents.
-Je restai longtemps sans soupçonner l’origine de
-cette humeur. Mais un jour, je devinai que Jeolly
-était jaloux.</p>
-
-<p>« Le jeune prince était dévoré de cette passion
-terrible qui peut conduire au meurtre ou au suicide
-l’être le plus doux et le plus aimant : Jeolly était
-jaloux de moi. Par quel mystère ce garçon s’était-il
-pris pour moi d’un tel attachement ? C’est ce que
-je ne saurais vous expliquer. Les caresses, les petits
-présents que je prodiguais à sa sœur semblaient le
-torturer et, pourtant, il en recevait sa part, en toute
-justice. Car, à vrai dire, je n’avais pas de préférences.
-Mais il lui suffisait que la fillette ne me fût
-pas indifférente, pour que sa malheureuse passion
-le déchirât aussitôt.</p>
-
-<p>« Un soir, je trouvai le frère et la sœur enlacés et
-sanglotant. Jeolly berçait l’enfant, qui se plaignait
-de violentes douleurs et des larmes ruisselaient de
-ses yeux. Il la pressait sur son cœur et la nommait
-des noms les plus doux. L’angoisse crispait ses
-traits.</p>
-
-<p>«  — Qu’est-ce ? lui dis-je, inquiet.</p>
-
-<p>« Il ne me répondit pas et me montra le corps de
-la fillette agité de soubresauts.</p>
-
-<p>« J’ignorais quel pouvait être son mal et nous
-n’avions pas de médecin à bord. Elle se plaignait de
-douleurs au ventre et se tordait les mains, le visage
-déjà décomposé.</p>
-
-<p>« Quant à Jeolly, il couvrait sa sœur de baisers, avec
-des transports d’une ardeur telle que j’en demeurai
-étonné. En même temps, il semblait en proie à la
-désolation la plus cruelle.</p>
-
-<p>« Une idée fulgurante traversa mon esprit.</p>
-
-<p>« Je courus à une armoire où je conservais un
-bocal d’arsenic qui me servait à empailler les oiseaux
-de mer. L’armoire avait été ouverte.</p>
-
-<p>« Quand je revins, il me suffit de regarder Jeolly
-pour que celui-ci tombât à mes pieds, anéanti.</p>
-
-<p>« La pauvrette mourut dans la nuit, et son petit
-corps frêle, que nous liâmes dans un sac avec les
-bijoux qu’elle portait, descendit lentement dans les
-profondeurs nocturnes de la mer.</p>
-
-<p>« Je n’ai jamais rien dit à Jeolly, mais le coquin
-m’est reconnaissant de ne point l’avoir pendu à la
-vergue de cacatois. »</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>L’Hindou demeurait impassible, sous l’or ruisselant
-des lampes divines, dans la fumée des cassolettes,
-et pareil à un gardien des Tombeaux.</p>
-
-<p>— Allons prendre l’air, dit Van den Brooks. La
-mer est belle ; le <i>Cormoran</i> file seize nœuds. Il fait
-bon vivre, Madame.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch10">CHAPITRE X<br />
-<span class="sc">L’incantation. — Un entretien sur le péché.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>« Quelle est celle-ci qui s’élève
-du désert comme une colonne de
-vapeur, exhalant la myrrhe et
-l’encens et toutes sortes de parfums…? »</p>
-
-<p class="sign"><i>Cant. des Cant.</i></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>La Russe emporta de cet entretien une étrange
-impression. Van den Brooks lui apparaissait maintenant
-comme un être monstrueux, planant au-dessus
-du Bien et du Mal (dont elle-même n’avait d’ailleurs
-qu’une notion, je dirai accidentelle, comme la plupart
-d’entre nous), dispensant la justice et l’injustice,
-avec l’incohérence d’un dieu qui aurait éprouvé toutes
-les passions des hommes, unissant d’ailleurs, comme
-il convient, le scepticisme à l’omnipotence, tour à
-tour vibrant et sarcastique, verni de flegme et brûlant
-d’une flamme intérieure que l’on devinait, sans
-en apercevoir un reflet, sur ce visage toujours clos.</p>
-
-<p>Elle eut un instant l’envie de se confier à Helven
-et de lui confesser son malaise. Mais elle n’osa pas et
-ne parla à personne de cette entrevue dans la bibliothèque
-du navire.</p>
-
-<p>La nuit ramena les passagers sur le pont, autour
-des cristaux et des glaces. Le Pacifique déroulait ses
-anneaux innombrables. Ce soir-là, accoudé sous la
-lampe, Tramier ouvrit le cahier de maroquin rouge
-et lut, à la demande de tous, ce chapitre du
-journal de Florent.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>« Nul n’a besoin de connaître les détails de cet
-étrange mariage. Ils sont gravés dans ma mémoire avec
-une netteté suffisante pour qu’il me soit inutile de
-fixer sur ce journal le récit de mon union avec Lia
-Kovalski. Je la retracerai pourtant, cette union, de
-façon à m’en rendre plus claires les causes et les
-raisons ; mais ce sera de loin, à grands traits perceptibles
-pour moi seul et comme on construit, un jour,
-une silhouette aimée dont la ligne secrète n’apparaît
-pas à l’étranger.</p>
-
-<p>« J’avais rencontré Lia, il y a quelques années.
-J’ai noté alors au passage l’impression qu’elle me fit
-éprouver. Un <i>contact spirituel</i>, ce sont les seuls mots
-qui peuvent caractériser cette curieuse sensation. La
-beauté de Lia n’était pas d’elle-même la chose qui me
-frappait le plus, mais l’irradiation en quelque sorte de
-cette beauté me pénétrait subtilement. Je ne saurais
-mieux comparer l’étrange charme qui se dégageait de
-cette personne, qu’à une sorte d’incantation émanant
-de sa démarche, de son regard, de sa voix, de tout son
-être. J’éprouvais à échanger avec elle des propos quelconques
-une sorte d’allégement et en même temps de
-fascination. Un serpent qui écoute de la musique
-suit, en ondulant, la ligne harmonieuse : de même,
-il me suffisait de la sentir vivre auprès de moi pour ne
-pouvoir distraire un instant ma pensée du rythme
-que je pressentais en elle. Qu’importaient la valeur et
-la signification des choses dites ? J’éprouvais pour la
-première fois cette impression singulière de vivre avec
-un être d’une vie concordante et comme à l’unisson
-(car seule la musique peut exprimer une part de cette
-réalité). Les ondes mystérieuses qui accompagnaient
-ses pas ou le son de ses paroles provoquaient en moi
-des vibrations que je percevais matériellement, comme
-dans une pièce silencieuse on entend tout à coup la
-corde invisible du piano ou du violon caché dans son
-étui répondre à l’inflexion d’une voix, à l’écho lointain
-d’un timbre ou d’une cloche. Mystérieuse résonance.
-Il y avait un point précis et secret où les ondes
-de nos deux êtres se confondaient en un harmonique.
-Je n’arrive qu’avec la plus grande difficulté à trouver
-des mots, et combien imparfaits, pour exprimer cette
-communion purement psychique. C’était bien « en
-pensée » que se produisait cette fusion, mais dans
-ce que la pensée avait de plus essentiel, de plus
-fluide, de moins imagé. Nous glissions sur un plan
-hors du réel et comme si deux émanations de nous-mêmes,
-les plus lumineuses, les plus subtiles, s’affrontaient
-dans une harmonie préétablie. De pareilles
-nuances ne peuvent se rendre : on tombe aussitôt
-dans l’abstraction et la mystique.</p>
-
-<p>« Je ne vis Lia que quelques instants, ce premier
-soir. Depuis, les hasards et les orages de la vie m’éloignèrent
-d’elle. Mais à plusieurs reprises, me trouvant
-dans les circonstances les plus diverses et dans les
-contrées les plus éloignées, il m’arriva de sentir
-vibrer en moi cet harmonique mystérieux.</p>
-
-<p>« Je suivais à pied, un soir, une route qui
-traverse une des plus épaisses forêts de Thuringe. Un
-silence d’airain régnait. Pas un bruit ne venait
-battre la formidable muraille des troncs que baignait
-un sang crépusculaire.</p>
-
-<p>« Mon pas s’étouffait sur des mousses ; la triple voûte
-de feuillage ne tressaillait d’aucun vol. Nulle part je
-ne me suis senti plus impénétrablement muré dans
-l’angoisse d’un monde hostile. Ma poitrine était oppressée,
-comme si l’air même traversait difficilement
-jusqu’à moi ces branches lourdes de lichens et fléchissantes
-de vétusté. Je hâtais le pas. Soudain, il me
-sembla que le cœur d’ébène de cette énorme sylve
-s’amollissait. Une maturité indicible s’épanouissait
-quelque part dans le monde. Une bouffée plus fraîche
-et tout ailée de pluie me caressa le front. Et je perçus
-au fond de moi-même cette résonance que j’avais
-perçue un soir, alors que dans une foule étincelante,
-je marchais aux côtés de Lia. Ce fut exactement
-comme quand on heurte un flambeau et qu’un violon
-répond en gémissant dans l’ombre. Mais où heurtait-on
-le flambeau ? D’où venait cet harmonique surnaturel ?
-De Lia, de Lia, sans nul doute. Et ce fut comme si je
-voyais sa figure, mais translucide et presque immatérielle,
-traverser l’ombre des forêts.</p>
-
-<p>« Ce fut une autre fois sur les bords du Tibre limoneux
-et encore une autre fois, un soir, que je buvais
-de la wodka avec de petites musiciennes tcherkesses
-dans une ville de la Pologne autrichienne. L’étrange
-note avait résonné et mes compagnes avaient depuis
-longtemps posé à terre leurs balalaïkas que je demeurais
-encore, les yeux vagues et l’esprit égaré.</p>
-
-<p>«  — Tu écoutes encore, me dit l’une d’elles. Que
-peux-tu entendre ?</p>
-
-<p>« Au cours de mes voyages, je ne reçus jamais de
-nouvelles de Lia. Nous nous connaissions à peine ; il n’y
-avait pas de raisons à une correspondance. Personne
-ne me parla d’elle. Et pourtant, je suis sûr, grâce à
-ces avertissements singuliers, d’avoir, à des milliers
-de lieues, possédé jusqu’à la pulsation de son cœur.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>« Je savais que je la reverrais à mon retour. Et je l’ai
-revue, simplement, naturellement, parce que cela
-était écrit. Elle m’a dit :</p>
-
-<p>«  — Vous avez beaucoup changé.</p>
-
-<p>« Et je pense qu’elle voulait dire :</p>
-
-<p>«  — Vous avez beaucoup vieilli.</p>
-
-<p>« Mais elle était toujours belle, lumineuse et un peu
-froide, comme les pierres d’une eau sans tare.</p>
-
-<p>« Le destin fit que nous nous rencontrâmes à la
-tombée de la nuit, dans le parc d’amis dont j’étais
-l’hôte et avec qui voisinait Lia. Nous nous trouvions
-auprès d’une ancienne orangerie un peu inquiétante
-d’aspect. C’était un pavillon fort bas et fort long,
-complètement délabré. Les portes et les fenêtres étaient
-veuves de leurs carreaux ; le lierre qui recouvrait la
-façade extérieure entrait à gros bouillons où bourdonnaient
-encore des guêpes et des abeilles, car on
-était à la fin de l’été. Les marronniers de la pelouse ne
-laissaient tomber qu’un jour glauque où grimaçaient
-des macarons écornés. Hors des urnes de terre
-rouge, d’étranges plantes grasses se répandaient en
-longs tentacules : on eût dit de chevelures écailleuses
-de gorgones et les courants d’air leur donnaient
-une apparence de vie.</p>
-
-<p>« Je la reverrai toujours entrant par la double porte
-du fond, dans le bourdonnement des insectes et le
-frisselis des colonnes de lierre. Elle avait cette grâce
-flexible et un peu maladive qui est celle de la Flora
-botticellienne, avec je ne sais quoi de plus résolu et
-aussi de plus tragique. Elle aurait pu tenir dans
-ses mains un livre fermé ou une épée nue. Elle
-s’avançait sans me voir, car l’obscurité était
-proche.</p>
-
-<p>« Pour moi, réfugié par hasard dans ce bâtiment
-mélancolique, encore tout parfumé des fleurs et des
-fruits rares, des cédrats, des limons accumulés au
-cours des années, je la vis et ne bougeai pas : je
-l’attendais. Sa seule vue établissait en moi un ordre
-parfait. Son sourire était calme et lumineux, comme
-la raison même, mais plus pénétrant et plus attendri.
-Elle m’apparaissait comme une flamme qui marche :
-je ne désirais d’elle que sa clarté.</p>
-
-<p>« A ma vue, elle ne se troubla nullement.</p>
-
-<p>«  — Je me doutais, me dit-elle, que nous nous reverrions.</p>
-
-<p>« Je lui parlai de mes voyages, sans lui laisser
-ignorer que j’avais pensé à elle. Toutefois, je n’osais
-lui décrire le phénomène bizarre de télépathie que
-j’avais éprouvé. Je prononçai à plusieurs reprises le
-mot « harmonique », pensant qu’elle en saisirait peut-être
-la portée et la signification, mais elle ne fit pas
-mine de l’entendre.</p>
-
-<p>« La nuit était tout à fait venue quand nous quittâmes
-l’orangerie, et les abeilles réveillées à notre
-passage nous firent une musique d’adieu dans le bleu
-silence de la lune.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>« Je n’aurais jamais dû la revoir. Nous nous rencontrâmes
-chaque jour. Nos amis soupçonnèrent le
-manège et ils l’encouragèrent. Nous passions souvent
-les heures chaudes de l’après-midi dans l’orangerie ;
-nous partions ensuite à travers les détours à demi
-sauvages du parc.</p>
-
-<p>« Ce parc s’étendait sur les flancs d’une colline et
-l’on avait à l’improviste la découverte de la plaine,
-ramagée de vert et d’or, voilée, le soir, de vapeurs
-bleues et de la terre noire qui fumait vers le soleil. En
-dehors de ces échappées lumineuses, c’était des voûtes
-sans fin de verdure, un jour stagnant et glauque
-comme celui des grottes sous-marines, des pins
-athlétiques aux troncs violets et ocres, des mélèzes,
-des érables, un cèdre ruisselant d’une ombre biblique,
-des fontaines, des étangs opaques, des clairières
-d’une herbe fine jonchées de vieilles souches autour
-desquelles s’épanouissaient, astres veloutés, d’énormes
-champignons, oranges ou pourpres. Partout le silence,
-frémissant à peine d’un chant d’oiseau ou d’un
-murmure de source, partout, la solitude et la liberté.
-Et je me gardais bien de parler d’amour à Lia, de
-peur de troubler une telle félicité. Je craignais seulement
-qu’elle n’abordât le sujet elle-même.</p>
-
-<p>« C’était là ma seule crainte, la seule ombre à tant
-de sérénité. Je jouissais auprès de Lia d’une si parfaite
-béatitude que les joies ordinaires de l’amour me
-paraissaient, en comparaison, d’une écœurante grossièreté.
-Par quel mystère cette jeune fille irradiait-elle
-autour de son être une telle harmonie ? Je ne pouvais
-m’empêcher de songer aux délices dont la contemplation
-fugitive de Béatrice emplissait l’âme du jeune
-Dante. Le monde lui-même ne m’apparaissait plus
-que sous un diaphane voile de bonheur ; tous les
-instants de ma vie se confondaient en une lumineuse
-éternité, en une douceur d’après-midi sans nuages,
-sous des feuillages immobiles, l’heure arrêtée aux
-bouches des fontaines et les eaux elles-mêmes silencieuses.</p>
-
-<p>« Je goûtais enfin cette communion dont j’enviais
-jusqu’alors, sans les soupçonner, les joies célébrées
-par les grands mystiques. La seule présence de Lia
-m’élevait au-dessus du plan terrestre des affections et
-me plongeait dans un ravissement sur lequel le temps
-et l’espace ne pouvaient rien. Ces jouissances étaient
-profondes, mais rien, à l’extérieur, ne les révélait.
-Tout ce drame de félicité se jouait au fond de moi-même,
-sans que rien vînt en trahir sur mon visage
-ou dans mes gestes la fulgurante intensité. Lia elle-même
-soupçonnait-elle ma joie ? Je ne sais. Et cela
-est peu probable, à moins que par quelque divination,
-possible après tout, elle n’eût vu soudainement se
-dérouler les arcanes ensoleillées de ma pensée. Rien,
-même dans notre conversation, ne reflétait les torrents
-de lumière qui ruisselaient en moi. Nous pouvions
-être tour à tour brillants, enjoués ou tendres,
-aborder tous les sujets, nous perdre dans tous les
-méandres de la fantaisie : l’ineffable musique résonnait
-à l’arrière-plan de mon esprit, sans que fût jamais
-altérée la pureté de ces accords. Le sens des paroles
-que prononçait Lia mûrissait en moi-même d’une
-étrange façon et des fruits merveilleux naissaient à
-chaque son qui sortait de sa bouche. Je vivais ainsi
-dans une sorte d’hypnose et comme si elle m’eût lié à
-elle par quelque philtre.</p>
-
-<p>« Mais elle ignorait son pouvoir. Elle ignorait sans
-doute également la nature de la béatitude que j’éprouvais
-auprès d’elle. Si cette connaissance lui avait été
-donnée, elle n’aurait pas elle-même laissé tomber le
-germe qui devait empoisonner notre bonheur.</p>
-
-<p>« La froideur apparente que je lui témoignais,
-malgré la cordialité de nos propos et la fréquence
-quotidienne de nos rencontres, ce maintien strictement
-amical qu’il m’était si facile de garder, tout
-cela devait l’étonner, sans peut-être même qu’elle
-eût conscience de sa propre surprise. Certaines paroles,
-certaines rougeurs, la spontanéité brusquement arrêtée
-d’un geste me montraient qu’elle avait quelque
-peine de ma réserve, pour elle, inexplicable. Vivre
-aux yeux de tous dans l’intimité des amants les plus
-passionnés et n’échanger jamais ni une caresse, ni un
-baiser, ni même une seule parole qui pût faire croire
-à l’amour, c’était évidemment une situation assez
-paradoxale. J’attachais pourtant un grand prix à ce
-qu’elle demeurât telle. Le calme infini qui s’était
-emparé de tout mon être, pour rien au monde, je
-n’aurais voulu que quelque désir vînt le troubler.
-Égoïstement plongé dans ma félicité cristalline, je
-ne voulais pas voir le secret travail qui s’opérait
-dans l’être si cher auquel je la devais.</p>
-
-<p>« Lia devenait chaque jour plus amoureuse, plus fémininement
-amoureuse de moi. De l’Empyrée où je
-l’avais placée, elle descendait degré par degré vers ces
-régions inférieures dont je désirais tant la tenir éloignée,
-où je ne voulais pas qu’elle me rencontrât.</p>
-
-<p>« J’aurais souhaité qu’il y eût, entre nous, comme
-une porte scellée, comme un doigt posé sur la bouche.
-Nous avions la plus belle part. Nous ? Je ne songeais
-alors qu’à moi-même. Pourquoi ne pas demeurer
-ainsi ? Et j’eus même un jour l’idée de lui proposer une
-sorte de mariage blanc. Mais la difficulté d’exprimer
-une pensée aussi bizarre à une femme éprise de vous et
-qui vous croit seulement timide m’empêcha de
-réaliser mon projet.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>« Une après-midi, nous nous trouvâmes comme
-d’ordinaire à l’orangerie. Bien que l’automne fût
-déjà avancé, l’air était fort lourd et l’on s’attendait
-à un orage. L’électricité dont l’atmosphère était
-chargée faisait, de chaque contact, un petit choc sec et
-désagréable. On avait cette impression, si curieuse à
-de pareils moments, d’un fil trop tendu quelque part
-et qui va casser. Lia était assise auprès de moi. Je lui
-racontai alors ce que je lui avais toujours caché : le
-phénomène de l’harmonique, le charme sous lequel
-elle m’avait tenu.</p>
-
-<p>«  — Me croyez-vous un tel pouvoir ? me demanda-t-elle
-en souriant. Suis-je donc sans le savoir une fée
-ou une incantatrice ?</p>
-
-<p>«  — Vous l’êtes sans nul doute. Attention seulement
-à ne pas rompre le charme.</p>
-
-<p>«  — Est-ce vraiment un charme pour vous ?</p>
-
-<p>« Et elle fixa sur mes yeux son regard pur et profond
-comme l’aigue marine.</p>
-
-<p>«  — C’est le seul que j’aie jamais subi, répondis-je.
-Vous ne vous doutez pas de sa puissance. Si vous
-saviez quel autre être je suis, loin de vous, Lia ? Lia,
-vous ne vous douterez jamais de ce que peut être la
-misère d’un homme dont la vie est un perpétuel déchirement.
-Il y a en moi deux personnages : l’un ne vit
-que pour les choses magnifiques et délicates : c’est
-celui que vous connaissez. L’autre… mais mieux vaut
-n’en point parler…</p>
-
-<p>«  — Je suis sûre que vous condamnez à tort ce personnage
-invisible.</p>
-
-<p>«  — Hélas ! Lia, celui que vous connaissez est aussi
-éloigné de l’autre que deux frères qui se haïssent.
-Lorsque l’un mène la barque, l’autre n’a plus qu’à se
-voiler le front.</p>
-
-<p>«  — Comme vous parlez étrangement, fit-elle. Il y a
-des choses bien secrètes dans votre vie. Je voudrais
-tant pouvoir quelque chose pour vous : vous rendre
-heureux.</p>
-
-<p>«  — Je le suis, Lia.</p>
-
-<p>« A ces mots, elle éclata en sanglots et posa sa tête
-sur mon épaule.</p>
-
-<p>«  — Oh ! gémit-elle, pourtant, vous ne m’aimez pas.
-Et vous mentez.</p>
-
-<p>« Je n’ai pas résisté. Je l’ai prise dans mes bras et
-j’ai bu l’eau amère de ses larmes. Puis comme elle me
-tendait ses lèvres, je les ai baisées de ma bouche souillée
-de tant d’écumes. Et le désir m’a pris et m’a tordu
-comme l’ouragan. Et j’ai froissé sa robe, et j’ai mordu
-ses seins et elle m’enlaçait farouchement, prise de
-folie. De larges gouttes d’orage venaient s’écraser
-près de nos bouches, traversant le toit lézardé sur
-qui pesait un nuage verdâtre et fixe. Les masques de
-plâtre ricanaient et les gorgones d’argile gonflaient
-leur chevelure sous les éclairs blancs.</p>
-
-<p>« Je l’ai rejetée de moi, heureuse et brisée, mais elle
-est revenue avec sa docilité satisfaite et elle m’a dit :</p>
-
-<p>«  — Ne soyez plus triste, ami, je vous guérirai.</p>
-
-<p>« Un silence s’ouvrit dans l’orage, un silence mortel…
-Et j’entendis alors la vibration cinglante et le
-sanglot d’une corde qui se brise. Où donc se brisait
-cette corde ? Je suis sûr d’avoir entendu, j’entendrai
-toujours ce gémissement métallique et cette vibration
-qui s’éternise… Le charme était rompu. L’incantatrice
-déchue, à mes genoux, m’offrait ses mains sans pouvoir
-et sa chevelure dénouée… »</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>— C’est l’histoire d’Ève, fit Helven. Pourquoi la
-femme veut-elle toujours mordre un fruit qui la fera
-grincer des dents, et dont l’homme ne voudra plus,
-peut-être, après sa morsure ?</p>
-
-<p>— Parce qu’elle ne sait pas, dit Marie Erikow. Si
-elle savait…</p>
-
-<p>— Si elle savait — et au fond elle sait — elle
-mordrait quand même, parce que le goût du péché
-est dans sa bouche, repartit Van den Brooks.</p>
-
-<p>— Vous voilà bien misogyne, ce soir, sourit la
-Russe.</p>
-
-<p>— Aimer est proche de son contraire, chère amie.
-Et que vient d’ailleurs faire l’amour à propos d’un
-simple jugement ! Si la chair de la femme n’était pas
-toute pétrie de péché, l’homme ne la désirerait pas.</p>
-
-<p>— Allons bon, gronda Tramier, voilà que pour
-coucher avec sa femme, il faudrait croire au péché
-originel.</p>
-
-<p>— J’ai dit : aimer ; je n’ai point parlé de routine,
-de devoir ou d’autres choses respectables. Je dis,
-appuya Van den Brooks, que, de nos jours et depuis
-des siècles, l’idée de péché n’est pas séparée de l’idée
-d’amour, qu’elle attise l’amour, qu’elle l’envenime et
-qu’il n’y a point sans elle, aujourd’hui, de grandes
-passions.</p>
-
-<p>— C’est sans doute pourquoi il y en a si peu,
-insinua Marie,</p>
-
-<p>— Bah ! fit Leminhac. Et que faites-vous des
-grandes amoureuses du paganisme : Héro et Léandre,
-Énée et Didon ; que faites-vous de Phèdre ?</p>
-
-<p>— Pour celle-là, interrompit Helven, je n’en connais
-qu’une figure et elle est catholique : c’est celle
-de Racine.</p>
-
-<p>— Quant aux autres, reprit Van den Brooks,
-entendons-nous. J’ai dit : aujourd’hui, qu’on le
-veuille ou non, amour et péché se confondent. Je
-n’ai pas dit que l’amour n’existe pas sans cette notion
-morale. Et parbleu, si, il existe. Qui le nierait ? Mais
-celui qui a inventé le péché a fait la plus belle invention
-amoureuse du monde : il a trouvé une volupté
-nouvelle. Qu’un désir mortel brûle Alexis ou Didon,
-que l’un et l’autre exhalent en plaintes immortelles
-le secret de leur tourment divin : je vois là le visage
-antique de l’amour ; il est simple et farouche, comme
-celui d’un adolescent. Mais le visage de l’amour
-moderne est creusé de rides minuscules et profondes. Sa
-bouche, si belle de loin, regardez-la de près : vous
-la verrez marquée d’un pli amer ; ses yeux humides
-sont cernés de bistre. L’amour antique se consume
-d’un désir pur et charnel ; l’amour moderne se consume
-de son désir et de sa propre réprobation. Il
-convoite et se reproche de convoiter ; il veut et cependant
-il hésite ; il avance les lèvres vers la coupe et les
-retire avec horreur. Ses baisers ont une saveur de
-mort : c’est un goût que les païens ne connaissaient
-pas.</p>
-
-<p>— Et qu’ils n’auraient pas à nous envier, glissa
-Tramier, avec une assurance un peu agacée. En vérité,
-Van den Brooks, cette religion du péché est une grande
-folie. Elle éloigne l’homme de tout ce qui est naturel,
-de ce qui doit servir aux fins de la race. Elle fait de
-l’amour une chose secrète, honteuse, furtive. L’amour,
-continua Tramier en s’exaltant, et son pince-nez
-s’agitait prophétiquement, l’amour, c’est la splendeur
-des corps jeunes et clairs, le don suprême sous
-le soleil, c’est…</p>
-
-<p>— Une grande chiennerie, voilà tout, laissa tomber
-Van den Brooks. Mon excellent Tramier, vous êtes un
-médecin savant et certainement un bon père de
-famille, mais je ne vous conseille pas de vous introduire
-avec votre scalpel dans les colloques des vrais
-amants.</p>
-
-<p>Tramier blessé traversa le pont et s’accouda au
-bastingage.</p>
-
-<p>— Avouez, objecta Leminhac, que cette notion du
-péché qui empoisonne l’amour comme une essence
-dangereuse et subtile, avouez cependant que ce n’est
-pas là un grand bienfait, mon cher Van den Brooks.
-Comme tout serait plus aisé, plus simple, plus humain…</p>
-
-<p>— Vous, vous ne serez jamais un amant, fit avec
-un sourire bizarre le marchand de cotonnades.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Helven et Marie Erikow ne parlaient pas.</p>
-
-<p>Van den Brooks secoua les cendres de sa pipe à la
-face de la mer taciturne. Leminhac prit Tramier par
-le bras et lui conseilla vivement de venir confectionner
-un réconfortant <span lang="en" xml:lang="en">cherry-flip</span> en dehors de
-toute question de péché originel et de sophistique
-amoureuse. Leurs pas tintèrent sur les marches
-ourlées de cuivre qui conduisaient au petit bar.</p>
-
-<p>Sous le ciel nu, le jeune homme resta près de Marie.
-Il s’agenouilla au pied du <span lang="en" xml:lang="en">rocking-chair</span> qui cessa
-son balancement.</p>
-
-<p>— Je ne sais pas si c’est un péché, murmura-t-il,
-mais je crois bien que je…</p>
-
-<p>— N’achevez pas, dit-elle.</p>
-
-<p>Et le rayon d’un astre clément joua sur ses lèvres
-humides, sur ses dents étincelantes et sur la crête
-écumeuse des vagues…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch11">CHAPITRE XI<br />
-<span class="sc">L’esclave du Brésil.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">« Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t’a fait naître,</div>
-<div class="verse">Ta tâche est d’allumer la pipe de ton maître. »</div>
-</div>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Baudelaire</span>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>— Je vous dis, affirmait Leminhac, en agitant près
-de son favori droit le fuseau de nickel qui contenait
-un œuf, du <span lang="en" xml:lang="en">cherry</span> et de la glace pilée, je vous dis — et
-il scandait chacun de ses mots d’une vigoureuse
-saccade — qu’elle aime ce petit Anglais.</p>
-
-<p>— Je n’en crois rien, répondit doctoralement
-Tramier.</p>
-
-<p>— Et pourquoi ne le croyez-vous pas ?</p>
-
-<p>— Je ne le crois pas, parce que je ne le crois pas.</p>
-
-<p>— Un acte de foi, docteur, c’est grave.</p>
-
-<p>— Mettons, si vous voulez, que je ne le crois pas
-parce que cela ne me plaît pas.</p>
-
-<p>— Cela ne vous plaît pas, docteur ? Et pourquoi ce
-sentiment ?</p>
-
-<p>— Jeune homme, je ne suis pas en veine d’analyse.
-Mais ce petit Anglais ne me revient qu’à moitié.</p>
-
-<p>— A moi, fit Leminhac, il ne me revient pas du
-tout.</p>
-
-<p>Il ajouta, comme si cette formule était une hypothèse
-satisfaisante pour toutes les solutions :</p>
-
-<p>— Il est peintre.</p>
-
-<p>— Peintre, fit Tramier. Qui donc l’a jamais vu
-peindre ? Il est tout le jour sur le pont, comme un
-lévrier, aux genoux de M<sup>me</sup> Erikow. Du diable s’il
-a jamais brossé une marine.</p>
-
-<p>— Il y a des peintres qui ne peignent pas, murmura
-Leminhac, en dévissant avec soin le cornet de
-métal où s’était élaboré le breuvage laiteux à point.</p>
-
-<p>— Ils n’en sont que plus dangereux, appuya
-sentencieusement le docteur. Mais, dites, Leminhac,
-ce sujet vous préoccupe donc ?</p>
-
-<p>— A peine, repartit l’avocat. Simple question
-d’étude psychologique. Dans mon métier, vous
-savez…</p>
-
-<p>— Oui, fit Tramier. Mais ne vous cassez pas la
-tête. Je vois très clair dans ce petit jeu. A propos,
-vous savez que M<sup>me</sup> Erikow est affligée de quelques
-millions…</p>
-
-<p>— Peste, confia Leminhac à son chalumeau.</p>
-
-<p>— Oui, parfaitement, et des terres en Sibérie ou
-dans le Caucase, je ne sais. Si le cœur vous en dit…
-J’oubliais, des plantations dans les parages de l’Australie…</p>
-
-<p>— Le cœur ne saurait parler plus haut que la raison,
-hélas, cher docteur. Et ma raison…</p>
-
-<p>— Ta… ta… ta, laissez donc. Je sais ce que je dis.
-M<sup>me</sup> Erikow n’aime pas Helven. Elle n’aime pas Van
-den Brooks. Elle ne m’aime pas, hélas.</p>
-
-<p>— Qui sait ? flatta Leminhac.</p>
-
-<p>— Inutile… Elle n’aime personne… que vous,
-peut-être. Voyons, vous êtes jeune et déjà un des
-maîtres du barreau, une des futures gloires en tout
-cas. L’affaire Soliveau-Depréchandieu vous a porté
-aux nues. Marie Erikow le sait ; elle a suivi toutes
-les audiences. Physiquement, mon Dieu, vous
-n’êtes pas…</p>
-
-<p>— Mal…</p>
-
-<p>— Vous êtes même plutôt…</p>
-
-<p>— Bien…</p>
-
-<p>— Que voulez-vous de plus ?</p>
-
-<p>— Qu’elle m’aime.</p>
-
-<p>— Elle vous aimera. Le tout est de savoir s’y
-prendre. Écoutez…</p>
-
-<p>Comme Tramier, assurant un pince-nez chancelant,
-se penchait confidentiellement vers Leminhac, la
-porte du bar s’ouvrit dans une bouffée de vent
-salin.</p>
-
-<p>Van den Brooks entra en se voûtant un peu, à
-cause de sa haute taille. Il demeura debout quelques
-instants sur le seuil, regardant les deux compères. Sa
-barbe d’or s’étalait ruisselante sous les lampes électriques.</p>
-
-<p>— Un <span lang="en" xml:lang="en">flip</span> ?</p>
-
-<p>— Non, un <span lang="en" xml:lang="en">cherry</span> pur. De quoi parliez-vous
-donc ?</p>
-
-<p>— De femmes.</p>
-
-<p>— Enfants, dit Van den Brooks.</p>
-
-<p>— Nous ne sommes plus en nourrice, cher Monsieur,
-susurra Leminhac, pincé.</p>
-
-<p>— A l’en croire, il n’y a que lui qui connaît
-les femmes, remarqua aigrement le professeur.</p>
-
-<p>— Hélas ! soupira Van den Brooks.</p>
-
-<p>— Contez-nous donc vos bonnes fortunes, insista
-gaiement Leminhac.</p>
-
-<p>— Elles ne vous feraient pas rire, dit le marchand
-de cotonnades.</p>
-
-<p>A cause des lunettes vertes, Tramier et Leminhac
-n’avaient déjà plus envie de rire. Ce diable d’homme
-ne savait vraiment pas être drôle.</p>
-
-<p>— Voyons, fit Leminhac, quelle fut la plus aimée ?</p>
-
-<p>— Vous y tenez ? demanda le marchand.</p>
-
-<p>— Nous y tenons, insista le docteur.</p>
-
-<p>— Elle servait dans une plantation de café, quelque
-part, là-bas, dans l’état de Sao-Paolo. Elle avait
-les yeux de la couleur du café, avec des paillettes d’or
-comme l’eau-de-vie de Dantzig. Elle était droite
-comme une belle tige de canne, et lisse, et luisante, et
-ses cheveux n’étaient pas crépus, mais nattés autour
-des oreilles avec des disques de cuivre. Elle mâchait
-du bethel, ce qui lui faisait les dents noires, et dansait,
-immobile, des danses terribles avec le bouclier
-poli de son ventre, assise sur ses chevilles, au son des
-flûtes acides. L’amour avait avec elle un goût que
-vous ne connaîtrez jamais, mes pauvres amis, et,
-quand elle tenait un homme dans la force de ses
-cuisses rondes… Je la battais quelquefois, pour le bon
-ordre…</p>
-
-<p>« Un soir, comme je m’étendais près d’elle, sur le
-lit de camp, je m’aperçus qu’elle feignait de dormir. Je
-restai donc éveillé, tout en simulant également le
-sommeil. Et voici ce que je vis : la main droite qui
-pendait languissamment sur le sol se souleva doucement
-et, d’un geste fort naturel, d’un geste de
-femme endormie et câline, elle glissa sa main sous
-l’oreiller, puis la retira avec des précautions infinies.
-Méfiant, je saisis dans l’ombre son poignet et, sous
-mon étreinte, elle poussa un cri qui me glaça. Tout
-en la maintenant de mon mieux, car elle se débattait,
-je pus faire de la lumière et je vis ce qu’elle avait
-placé sous mon chevet.</p>
-
-<p>« C’était un serpent-minute — une minute pour
-mourir — une charmante petite bête, toute engourdie
-et pareille à un point d’interrogation, qui se serait
-doucement éveillée tout à l’heure, dans la chaleur de
-ma nuque.</p>
-
-<p>« J’ai cassé les reins d’un rotin bien appliqué à
-cette femme qui fut sans doute la plus aimée. Et elle
-gisait au pied du lit de camp, pliée en deux, pareille
-à un pauvre cadavre noir et mou de vipère…</p>
-
-<p>« Et ce <span lang="en" xml:lang="en">cherry</span>, voyons ? Leminhac, mon ami,
-qu’attendez-vous ?</p>
-
-<p>— Je n’aime pas ces histoires de nègres, dit Tramier.</p>
-
-<p>— C’est d’un exotisme facile, sentencia Leminhac.</p>
-
-<p>Et ils regardaient avec quelque malaise Van den
-Brooks, dont le visage roulait dans une barbe diabolique
-et qui bourrait son éternelle pipe, d’un pouce
-innocent et consciencieux.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch12">CHAPITRE XII<br />
-<span class="sc">Une histoire de chat à neuf queues.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>« Ce fut alors, qu’étant occupés à
-nous choisir des Valentines suivant
-la coutume de notre pays, la veille
-de Saint-Valentin, et à jaser sur
-la coquetterie des femmes, il
-s’éleva une furieuse tempête ; d’où
-nous conclûmes qu’il n’était pas
-bon de mal parler des femmes en
-mer. »</p>
-
-<p class="sign"><i>Voyages d’Aris Claesz</i>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Ce matin-là, Van den Brooks donnait au navire le
-coup d’œil du maître. Le pont avait été soigneusement
-passé au faubert par les nègres et miroitait au
-soleil. Les cuivres des bastingages éblouissaient. Le
-<i>Cormoran</i> filait à bonne allure et ouvrait son
-sillage d’écume à travers les houles du Pacifique,
-pareil à un oiseau de feu. Le Hollandais était accompagné
-du capitaine Halifax-le-Borgne, dont la cicatrice
-était plus blanche que de coutume. Le visage du
-marin n’était pas susceptible de passer par une autre
-teinte que l’ocre brun dont l’avaient revêtu le
-soleil et les embruns de tous les océans. Mais la
-grande coupure qui traversait son front, du
-sommet de la tempe droite à la racine du nez, devenait
-plus blême, aux heures de fortes émotions. Van
-den Brooks parlait fort :</p>
-
-<p>— Je vous dis, capitaine, que si pareil fait se
-renouvelle, vous quitterez mon bord.</p>
-
-<p>— Les coquins ont volé la clé du coffre où le
-maître-queux cache le rhum. Voilà toute l’affaire.
-Lopez a un œil poché et Tommy Hogshead saigne du
-nez. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat.</p>
-
-<p>— Il y a de quoi fouetter un nègre. L’incident
-serait sans importance en lui-même. Mais je crains
-qu’il n’y ait autre chose là-dessous, ouvrez l’œil,
-Halifax.</p>
-
-<p>— J’ai fait mettre les coupables aux fers, Monsieur ;
-ils seront privés de leur paie pendant deux jours.
-Que puis-je faire de plus ?</p>
-
-<p>— Tenir sévèrement la main à ce que le bon ordre
-règne sur le <i>Cormoran</i>… Je crains que vous ne
-sachiez vous faire obéir, Halifax. Vous n’avez pas la
-manière.</p>
-
-<p>— C’est la première fois que vous me faites un
-semblable reproche, Monsieur, grogna le marin.</p>
-
-<p>— Et je suis sûr que ce sera la dernière, Halifax.
-Vous ferez réunir tout l’équipage sur le pont à dix
-heures, former le cercle, les coupables au centre.
-Allez, capitaine.</p>
-
-<p>— Bien, Monsieur.</p>
-
-<p>Et Halifax-le-Borgne s’éloigna, roulant sur ses
-jambes arquées.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Depuis une heure, Leminhac, en un « blanc » impeccable,
-arpentait le couloir des cabines. Les paroles
-de Tramier avaient hanté sa nuit et Marie Vassilievna
-Erikow lui paraissait d’une beauté plus séduisante
-encore, depuis qu’il s’ajoutait à son charme
-personnel celui d’une fortune opulente : les terres
-du Caucase ou de Sibérie, la plantation, etc. Où
-diable Tramier avait-il puisé ces renseignements ?</p>
-
-<p>— Ces médecins savent tout, pensa-t-il. Les
-femmes n’ont pas de secret pour eux.</p>
-
-<p>Et cette considération le fortifia dans son propos
-de commencer, dès le jour même, une cour assidue, en
-dépit du silencieux Helven.</p>
-
-<p>L’avocat donna, devant la glace, un léger coup de
-pouce à un nœud safran du meilleur goût, lissa ses
-favoris et inclina légèrement, très légèrement, sa
-casquette de yachtman. A ce moment précis, la fatalité
-voulut que Marie Erikow ouvrît la porte de sa
-cabine et cueillît sur le vif le galantin.</p>
-
-<p>— Peste, fit-elle, quelle matinale élégance !</p>
-
-<p>— Votre seule présence la justifierait, chère
-Madame.</p>
-
-<p>— Déjà en veine de compliments. Quel dommage !
-Moi qui me réjouissais de vivre ces quelques jours
-de solitude en compagnie de vrais loups de mer.</p>
-
-<p>— De vrais loups de mer perdraient leur rudesse
-en votre compagnie et deviendraient de vrais agneaux.</p>
-
-<p>— Tant pis… fit Marie Vassilievna. Je déteste les
-agneaux, les daims et tous les animaux timides et doux.</p>
-
-<p>Sans se déconcerter, Leminhac lui offrit son bras.
-Elle refusa, mais consentit à l’accompagner sur le
-pont.</p>
-
-<p>— Quelle superbe matinée ! articula Leminhac
-avec une emphase lyrique. Quelle délice de vivre de
-pareils jours et si inattendus ! Quand je pense que
-nous étions destinés à un paquebot banal, à la vie
-de Palace, confort moderne, tennis, tziganes et
-poker ! Au lieu de cela, un train manqué, et nous voilà
-installés sur le plus ravissant des yachts, avec un hôte
-un peu bizarre en vérité…</p>
-
-<p>— En vérité, croyez-vous ?…</p>
-
-<p>— Oui, Van den Brooks est un bien étrange personnage.</p>
-
-<p>— Je le crois fort bon, dit sèchement Marie.</p>
-
-<p>— Hum, douta Leminhac. Il faut l’entendre au bar.</p>
-
-<p>— En tout cas, nous lui sommes redevables d’une
-traversée unique.</p>
-
-<p>— Unique, avez-vous dit. Hélas… on ne peut
-espérer former deux fois une réunion aussi choisie.
-Quels charmants compagnons ! Tramier…</p>
-
-<p>— J’aime beaucoup le docteur, assura Marie.</p>
-
-<p>— Cet aimable Helven…</p>
-
-<p>— …</p>
-
-<p>— Plein de talent, j’en suis sûr.</p>
-
-<p>— Je n’en sais rien, moi, opina Marie.</p>
-
-<p>— D’ailleurs, cela n’a aucune importance. On ne
-le voit pas souvent peindre…</p>
-
-<p>Comme il disait ces mots, le peintre surgit de
-l’écoutille et se rapprocha d’eux.</p>
-
-<p>— Nous disions du mal de vous, sourit
-M<sup>me</sup> Erikow.</p>
-
-<p>— Il vous est permis d’en dire, repartit en
-s’inclinant Helven et il insista sur le « vous », en regardant
-Marie, ce qui irrita fort Leminhac.</p>
-
-<p>— Avez-vous vu les dauphins ? ajouta-t-il.</p>
-
-<p>— Non.</p>
-
-<p>— Venez, alors.</p>
-
-<p>Et il les entraîna près du bastingage. Tout autour
-du navire bondissait le cortège écumant des
-monstres. Ils plongeaient, émergeaient, dans un
-ébrouement d’étincelles.</p>
-
-<p>— On dit qu’ils annoncent la terre, fit Leminhac.</p>
-
-<p>— Déjà ! murmura Marie.</p>
-
-<p>— Oh ! fit Helven, nous ne sommes pas encore en
-vue de Sydney, il s’en faut. Il y a peut-être une île
-dans ces parages.</p>
-
-<p>— Oui, fit derrière eux une voix. Il y a mon île,
-l’île Van den Brooks. Vous plaira-t-il d’y faire escale ?</p>
-
-<p>— Mais alors, sursauta Marie Erikow très excitée,
-un vrai Monte Cristo !</p>
-
-<p>— Excusez, Madame, dit Van den Brooks, mais
-voici mes gens et j’ai à régler avec eux un petit détail
-d’ordre intérieur. Cinq minutes, s’il vous plaît.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Un coup de sifflet retentit. Tout l’équipage, en bon
-ordre, avait formé le cercle sur le pont. Tous, uniformément
-vêtus de toile grise, le béret proprement
-posé sur l’oreille. Au centre, Halifax-le-Borgne, en
-casquette blanche à galons d’or, et à quelques pas
-de lui, les fers encore aux pieds, les deux prétendus
-voleurs de rhum, Lopez et Tommy Hogshead.</p>
-
-<p>Le nègre était d’une hideur puissante : un front
-imperceptible sous une masse laineuse de cheveux,
-une mâchoire de gorille. La lèvre était fendue et un
-filet de sang, qui paraissait violet, coulait sur le
-menton. L’homme presque nu, des muscles superbes
-roulaient sous la peau noire et lisse.</p>
-
-<p>Quant à Lopez, Marie Erikow angoissée le dévisagea.
-L’Espagnol s’en aperçut et blêmit affreusement.
-Il était beau avec ses yeux d’Andalou, longs et cruels,
-un soupçon de duvet noir sur les lèvres, le teint mat.
-Une mèche noire glissait sous le béret, sur l’œil. Il
-avait autour du poignet cerclé de fer, un autre cercle
-d’or, très mince, qui brillait : un bracelet.</p>
-
-<p>Autour d’eux, le cercle était formé par les quartiers-maîtres,
-les deux mécaniciens blancs, les chauffeurs
-nègres, les matelots de manœuvre presque tous
-blancs et les cuisiniers chinois.</p>
-
-<p>Van den Brooks fendit le cercle.</p>
-
-<p>— D’abord, cria Lopez, tordant ses mains dans
-les fers, l’œil chargé de haine, d’abord, vous n’avez
-pas le droit…</p>
-
-<p>Le Hollandais tourna vers lui ses lunettes vertes et
-l’homme se tut.</p>
-
-<p>— Ces deux hommes sont coupables de vol et
-d’ivrognerie. Ils doivent être châtiés. Je suis maître
-souverain à mon bord. Qu’on se le dise. Ici, Hopkins.</p>
-
-<p>Hopkins sortit du cercle. C’était un homme roux,
-au cou de taureau, aux yeux d’albinos. Il tenait à
-la main un nerf de bœuf.</p>
-
-<p>Hopkins s’approcha de Tommy Hogshead et lui mit
-la main sur l’épaule.</p>
-
-<p>— A genoux… dit-il.</p>
-
-<p>Le noir hébété s’agenouilla, plia le dos.</p>
-
-<p>Le matelot roux releva sa manche droite. On vit
-apparaître un avant-bras velu ; les poils étincelaient
-autour d’un tatouage bleu : une ancre et deux trèfles.</p>
-
-<p>— C’est horrible, fit M<sup>me</sup> Erikow, qui avait pris
-Helven par le bras, nerveusement.</p>
-
-<p>— C’est indigne, sifflota Leminhac. Une pareille
-scène est intolérable.</p>
-
-<p>Avait-il entendu ? Van den Brooks tourna imperceptiblement
-la tête et l’avocat prudemment se tut.</p>
-
-<p>Le nerf de bœuf siffla. Un hurlement retentit.</p>
-
-<p>Une longue zébrure blême apparut sur l’échine
-noire, deux fois, trois fois, cinq fois. Le nègre mordait
-le plancher avec sa bouche écumante.</p>
-
-<p>— Assez, fit Van den Brooks. Détachez-le.</p>
-
-<p>Hopkins déverrouilla les fers. Le nègre était libre
-de toute entrave.</p>
-
-<p>— Ici, fit encore Van den Brooks, le doigt baissé.</p>
-
-<p>Le géant s’approcha du maître, s’agenouilla et
-baisa sa chaussure.</p>
-
-<p>— Va, dit Van den Brooks. Je te pardonne.</p>
-
-<p>— C’est l’esclavage, purement et simplement,
-souffla Leminhac dans la nuque de Marie Vassilievna.
-C’est d’un autre âge. Je ferai un rapport au consul.</p>
-
-<p>Marie Erikow regardait le matelot espagnol. Lopez
-attendait. Il était d’une pâleur grise ; le sang affleurait
-au coin des yeux.</p>
-
-<p>Hopkins s’approcha de lui.</p>
-
-<p>— Détache-le, fit Van den Brooks. Il est libre.</p>
-
-<p>— Rompez, ordonna Halifax.</p>
-
-<p>Les matelots s’engouffrèrent dans l’écoutille.</p>
-
-<p>Van den Brooks, la barbe étincelante d’embruns,
-debout à la proue, dominait le vaisseau, les hommes
-et la mer flagellée de soleil.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch13">CHAPITRE XIII<br />
-<span class="sc">L’esprit nocturne.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>« Les eaux dérobées sont plus
-douces ; le pain pris en secret
-plus agréable. »</p>
-
-<p class="sign"><i>Prov.</i>, IX, 17.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>— Le Magnifique, dit ce soir-là Leminhac en
-parlant du maître du navire, le Magnifique n’est qu’un
-négrier et je raconterai l’incident de ce matin dans
-un journal.</p>
-
-<p>— Cela serait peu généreux, dit Helven, car vous
-êtes son hôte.</p>
-
-<p>— Et puis, dit Marie Erikow, ses hommes l’acceptent.
-Tommy Hogshead a baisé sa chaussure : il
-aurait pu l’étrangler.</p>
-
-<p>— Van den Brooks a raison. C’est ainsi qu’on
-mène les hommes. L’esclavage avait du bon.</p>
-
-<p>— J’imagine, dit le professeur, qu’il mène les
-femmes de la sorte et qu’il a pratiqué Nietzsche : « Si
-tu vas chez les femmes, n’oublie pas le fouet ».</p>
-
-<p>— Bah ! dit la Russe, mieux vaut être battue que
-négligée.</p>
-
-<p>— Excellent principe, murmura l’avocat. Hélas…
-nous autres Français…</p>
-
-<p>— Chut, dit Helven, voici l’homme.</p>
-
-<p>La haute silhouette de Van den Brooks sortait de
-l’ombre.</p>
-
-<p>— J’espère, dit-il au docteur, que nous connaîtrons
-ce soir la destinée de Florent. J’avoue que votre
-récit m’intéresse particulièrement et je retrouve
-dans le journal de votre ami un grand nombre de
-mes propres observations.</p>
-
-<p>— Oui, répondit Tramier. Je compte terminer
-cette tragique histoire ; le dénouement s’approche.</p>
-
-<p>La lampe auréola la tête du savant académicien
-et la berceuse des eaux amères accompagna sa
-lecture.</p>
-
-<p>Il lut :</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>« Je l’ai pourtant tendrement chérie.</p>
-
-<p>« La beauté de Lia, la culture et la grâce naturelle
-de son esprit me valurent les compliments des
-hommes et les avances dépitées des femmes. On
-m’estimait heureux et j’étais sur le point de croire
-que réellement j’avais trouvé le bonheur. La vanité
-masculine est si puissante qu’elle peut même forcer
-l’amour. Parfois, je me juge misérablement puéril
-en songeant à l’onde de joie qui m’envahissait, au
-moment où s’ouvraient devant nous les portes
-orgueilleuses d’un salon, lorsque toutes les têtes se
-tournaient devant l’apparition de Lia. Le sursaut
-était si aigu que je serrais violemment les poings et
-j’avais la plus grande peine du monde à réprimer
-sur mes lèvres un sourire de fierté et de béatitude.
-L’insolence des autres femmes était contrainte de
-plier devant une beauté aussi souveraine. Quant
-aux désirs des hommes, ils bruissaient autour de ma
-compagne comme un chœur importun de moucherons.
-J’en riais, car j’étais sûr d’être aimé.</p>
-
-<p>« Malgré ma vie orageuse, mes nombreuses expériences
-et cette maturité amère que je constatais
-souvent en moi avec désespoir, je ne résistais pas à
-tant de vaniteuse délectation. Il y a là une ivresse
-que seuls apprécieront les hommes qui ont eu la
-bonne ou la mauvaise fortune de conduire à leur
-bras une femme superbement belle et dont on les
-savait aimés. Je les laisse juges de ma faiblesse et je
-livre cet aveu à leur ironie, à leur pitié ou à leur
-mélancolie.</p>
-
-<p>« Toujours est-il que les succès de Lia dans le
-monde lui valurent de ma part une tendresse et une
-application qu’elle n’eût pas obtenues peut-être
-sans cela, malgré sa figure, son intelligence, malgré
-son amour même qui était sans bornes. Oui, Lia
-m’aimait, comme elle m’aime encore à cette heure,
-comme elle m’aimera après ma mort, d’un de ces
-amours sur lesquels le temps est impuissant et la
-déchéance même de l’être aimé. Elle s’est attachée à
-moi, simplement, sans réticences, sans réserve,
-comme la rivière se donne au fleuve dans lequel elle
-se jette, d’un flot continu, d’un élan qui ne s’arrête
-pas. Elle m’aime <i>humainement</i>, sans faire de part en
-mon individualité, sans préférence pour telles ou
-telles qualités ; elle m’aime avec ses sens et avec son
-esprit ; en dehors de moi, il n’est rien. Je connais
-l’immensité de ce sentiment. Elle ne m’effraie pas,
-mais elle m’attriste, parce qu’il n’est pas de pire
-amertume que de beaucoup prendre et de moins
-donner. Et je me sens pauvre auprès de sa richesse,
-faible auprès de sa force. Il faut bien que je sois
-pauvre pour ne lui offrir, en échange de ce trésor,
-que ma vanité satisfaite et mon cœur, hélas, inquiet.
-Les joies que m’a données la possession de cette
-femme se sont vite épuisées. Est-ce parce qu’il ne
-s’y mêlait aucune tristesse ? Le plus léger de mes
-baisers semble enivrer Lia, mais le bonheur que je
-lui vaux m’éloigne d’elle. Je m’irrite à la voir pâmée,
-alors que, simulant la passion, je suis au-dedans de
-moi-même glacé. Pourquoi sa volupté, jaillie de mon
-amour, prend-elle pour moi quelque chose d’obscène ?
-Les plus folles contorsions des filles ne m’ont jamais
-donné cette sensation d’impudeur et de lascivité.
-Mais Lia, il me semble qu’en se livrant à moi, elle
-se dégrade et je la méprise pour le plaisir que je lui
-donne. Un étrange sadisme se mêle à ce sentiment.
-Je la voudrais froide et sans vie dans mes bras. Et
-lorsque, anéantie, elle s’endort sur mon épaule, c’est
-moi qui la veille et je l’imagine morte.</p>
-
-<p>« Chacune de ces nuits, où nous roulons enlacés
-l’un à l’autre, creuse plus profondément entre elle
-et moi le fossé qui nous sépare et qu’elle n’aperçoit
-point. Elle s’approche, enjouée, amoureuse. Je lui
-souris et elle ne voit pas ce que cache mon sourire.
-Je l’admire pourtant. Parfois encore des ondes de
-tendresse jaillissent du plus profond de mon cœur
-et je voudrais m’agenouiller à ses pieds. Parfois, il
-me semble que je l’aime encore. Mais lorsqu’elle
-défaille entre mes bras, que ses yeux se ferment, que
-ses lèvres laissent échapper des paroles insensées et
-des sons à demi inarticulés, mes mains se crispent
-autour de sa gorge pour étouffer sa voix. Je la hais…</p>
-
-<p>« Puis, honteux de moi-même, impuissant à comprendre
-l’étendue de ma folie, je laisse ma tête reposer
-près de la sienne et mes songes misérables errer.
-Nous semblons deux amants heureux et endormis.
-Pourtant, je veille. Et c’est alors que l’esprit parle.</p>
-
-<p>« L’esprit nocturne ! C’est ainsi que je le nomme
-en moi-même secrètement, car j’ai fini par lui donner
-un nom, depuis si longtemps qu’il a choisi mon cœur
-pour ses haltes terribles. L’étrange compagnon ! J’aurais
-pu être un homme heureux, mais à la tombée du
-jour, dans le calme de la nuit, pendant mes courses
-solitaires, même dans les plus intimes causeries
-avec Lia sous la lampe, l’esprit se glisse et s’assied
-près de moi. Je ne saurais écrire ce qu’il me dit ; ses
-paroles bourdonnent à mes oreilles dans le silence
-doré de la chambre ; alors que tout bruit, toute
-agitation extérieure viennent expirer sur le seuil, il
-est là, il parle et je ne puis pas ne pas l’écouter.</p>
-
-<p>« Sans doute, si l’amour que j’avais conçu pour
-Lia dès notre première rencontre était resté tel que
-je le souhaitais, j’aurais connu la félicité sur cette
-terre. Du jour où Lia laissa tomber sa tête sur mon
-épaule, du jour où je l’ai, au sens brutal et misérable
-de ce mot, possédée, l’esprit est entré dans notre
-cercle. Curieuse destinée que celle d’un homme qui
-s’éloigne de la femme qu’il aimait dès l’instant où
-elle s’abandonne et qui poursuit de son désir celles
-que tous les hommes ont souillées. Je ne puis expliquer
-une aussi étrange anomalie par aucune raison
-naturelle, mais seulement par une sorte de loi diabolique,
-par le joug occulte de l’esprit.</p>
-
-<p>« Lia est belle. Je la regardais ce soir, tandis
-qu’assise à son piano elle me chantait de sa voix de
-contralto un lied déchirant de Schumann :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="de" xml:lang="de">« die alten bösen Lieder</div>
-<div class="verse" lang="de" xml:lang="de">» die Traüme schlimm und arg…</div>
-</div>
-
-<p>« Le salon était noyé d’ombre, ainsi que le corps
-de Lia ; moi-même, assis dans le coin le plus éloigné
-de la pièce, je me sentais invisible, recouvert d’une
-vague de ténèbres et de musique. Seul le visage de
-ma compagne émergeait lumineusement de la
-pénombre dans le rayonnement de ses cheveux, son
-visage et ses mains qui, légèrement, effleuraient le
-clavier éclatant et mat ou se crispaient avec violence
-sur un accord. L’émotion faisait courir un frisson
-sur la nuque découverte ; les lèvres s’entr’ouvraient
-humides ; les yeux semblaient baignés d’une eau
-sombre. Une surhumaine beauté planait au-dessus
-d’elle et transfigurait ses traits déjà si purs.</p>
-
-<p>« Un instant, je me sentis transporté aux anciennes
-délices ; je crus entendre encore vibrer en moi l’harmonique
-mystérieux ; je crus de nouveau plonger
-dans les flots de cet océan qui, pendant quelques
-ineffables jours, m’avait roulé dans ses plis, oublieux
-du temps et du destin. Je ne pouvais détacher mon
-regard de cet ovale parfait qui, doré par la lumière,
-sortait de l’ombre comme une image divine brusquement
-apparue sur l’eau d’un miroir féerique. Je ne
-percevais plus ce chant grave et passionné qu’elle
-chantait : je n’entendais plus que les battements de
-mon cœur, car ceux-ci remplissaient maintenant
-tout l’espace contenu entre l’épaisseur invisible
-des murs. Mon cœur palpitait violemment ; il me
-semblait que les pulsations de mes artères ébranlaient
-la chambre close, comme un bélier. Lia était
-devant mes yeux, revêtue de cet éclat séraphique
-qu’elle avait pour moi, alors que mes lèvres n’avaient
-pas encore effleuré sa bouche. Je la contemplais
-avec l’adoration d’un mangeur d’opium pour la
-vision surgie de la drogue béatifique.</p>
-
-<p>« Que ne demeure-t-elle ainsi, figée dans cette
-extase, auréolée de cette ombre ! Pourquoi venez-vous
-vers moi, inaccessible Lia ?</p>
-
-<p>«  — Mon amour, êtes-vous triste ? Cette musique
-vous fait-elle mal ?</p>
-
-<p>«  — Je vous regardais, amie. Je n’écoutais pas la
-musique. Il me suffisait de vous voir.</p>
-
-<p>«  — Tu m’aimes, dit-elle. Je le sens.</p>
-
-<p>« Et elle me tend sa bouche.</p>
-
-<p>« Mais l’esprit se glisse entre nos lèvres.</p>
-
-<p>« Je prétexte une migraine et je la laisse, humiliée,
-pour remonter dans ma chambre.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>« Comme la nuit est lourde. J’ouvre ma fenêtre.
-Les tilleuls et les marronniers du jardin ne sont
-agités d’aucun frisson. Une étrange odeur monte de
-leurs feuillages ; une odeur de sève, écœurante,
-langoureuse. Et par delà les masses sombres des
-arbres, le halo de la ville pareil à la voie lactée. Je
-songe aux rues, aux boulevards, aux grands lampadaires
-étoilés, aux façades des théâtres et des music-halls
-fardées de lumières violettes, au fourmillement
-noir de la foule où l’on frôle des femmes peintes, où
-s’ouvrent des sillages de parfums. Je songe au
-printemps poussiéreux des grandes cités, à la fièvre
-qui englue vos paumes, aux jardins dont la brise
-emporte les pollens à travers les rues peuplées de
-désirs. Je songe aux fenêtres éclairées où se penchent
-des gorges nues pour aspirer l’haleine du soir, au
-ciel électrique qui blêmit dans la buée voluptueuse
-et âcre exhalée de millions de corps et de millions
-de bouches. Et la ville m’appelle, haletante,
-oppressée, étouffant dans sa noire ceinture de feuillages,
-lacérée d’une étrange détresse, prête à s’offrir,
-nue, à tous les hommes, à tous les désirs, à moi-même.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>« Lia est rentrée dans sa chambre. Avec des précautions
-infinies, j’ai donné à la porte un tour de clé.
-La serrure bien huilée n’a fait aucun bruit. Précaution
-d’ailleurs inutile, car Lia n’est pas importune et je
-la crois un peu blessée à cause de ma fausse migraine.
-Mais j’ai besoin d’être seul, d’avoir à moi, égoïstement,
-le petit coin de la maison commune. J’ai
-besoin d’échapper à la domination de l’amour, à
-l’avidité de la tendresse, besoin de m’avouer à moi-même
-insatisfait.</p>
-
-<p>« Un rais de lumière glisse sous la porte et j’entends
-des pas légers, des froissements de soie et de
-linge, tout le délicat manège d’une femme qui fait
-sa toilette de nuit. Le corps de Lia est beau, pareil
-à la chair d’une jeune amande. Il se plie à toutes les
-caresses ; il est souple et subtil ; il est ardent. Le lit,
-très large et très bas, tendu de linon, nous attend ;
-la chambre sent l’iris et l’ambre ; la porte-fenêtre
-s’entr’ouvre pour laisser passer le souffle du jardin
-nocturne. Une clarté voilée tombe de la lampe ;
-dans cette pénombre, Lia, svelte et blanche, émerge
-des mousselines et, solitaire, attend.</p>
-
-<p>« Derrière la cloison, indifférent aux charmes de
-l’amour si proche, je laisse la nuit m’envahir.</p>
-
-<p>« Quel homme, sachant le prix de ces caresses, de
-cette ardeur et de ce luxe, n’ouvrirait cette porte ?
-Elle est close, pourtant, et je n’ai pas fait un pas
-vers elle. Elle est close sur la volupté, sur le bonheur,
-sur tout ce qui fait le bonheur des autres, des hommes,
-non le mien.</p>
-
-<p>« Une voix dit :</p>
-
-<p>«  — Fou. Tu es un homme riche, un homme heureux.
-Tu as une maison, des serviteurs et une femme
-qui soulève les désirs sur son passage, une femme
-qui est amoureuse et fidèle. Tu es un homme établi.
-Tu as des biens et tu dois en jouir. Jouis de ta maison,
-de ta fortune et de ta femme, car elle est aussi ton
-bien. Sois donc heureux, imbécile. Profite de tes
-cristaux, de ton argent et de ton lit. Allons. Ouvre
-la porte.</p>
-
-<p>«  — Je ne sais pas posséder.</p>
-
-<p>« Une autre voix dit :</p>
-
-<p>«  — La femme qui t’aime, t’aime un jour, une
-heure. Elle a préparé le lit et les parfums. Elle
-t’attend. Si tu ne viens pas, c’est un autre qui passera
-son seuil. Prends garde.</p>
-
-<p>«  — Que m’importe.</p>
-
-<p>« J’entends encore :</p>
-
-<p>«  — La destinée t’a accordé une femme dont le
-cœur est pur et le corps ardent. Que te faut-il de
-plus ? Son esprit est l’égal du tien. Elle est faite pour
-te donner toutes les joies ; elle est unique. Votre
-royaume est sans limites. Que te faut-il de plus ?</p>
-
-<p>«  — Je ne sais.</p>
-
-<p>« Ah ! je frissonne. Une main s’est posée sur mon
-épaule. Je me retourne : l’ombre.</p>
-
-<p>«  — Tu étouffes dans cette chambre. Viens, mon
-petit, tu n’es pas fait pour ce bonheur-là, tu n’es pas
-fait pour le bonheur. Regarde par la fenêtre. Vois
-comme la ville luit, par delà les arbres : on dirait
-qu’elle respire, n’est-ce pas ? Elle est pleine de douleur,
-la ville, pleine de fièvre, de sang, de désir ;
-elle est gorgée de stupre ; elle a des rues sombres où
-se balancent des lanternes, comme de mauvaises
-étoiles, et des avenues inondées de lumière brutale
-où passent des femmes plus blanches que des cadavres,
-des femmes pleines de ruse, de misère, de
-haine, des femmes souillées, avec leur audace triste…
-Oui, l’autre, je sais. Écoute. Mets ton oreille à la
-serrure. Elle dort, mon petit. Tu entends comme sa
-respiration est calme. Elle rêve que tu l’aimes et elle
-est heureuse. Elle ne comprend pas, va.</p>
-
-<p>« … Non. Elle n’entendra pas. C’est cela. Mets ton
-chapeau, ton vieux chapeau et ce manteau un peu
-usé. Tu l’as déjà porté, tu le sais bien, une nuit
-d’aventure, une nuit de fièvre, doucement, fais
-doucement.</p>
-
-<p>« … Oui, je sais bien qu’elle est belle. Mais, qu’est-ce
-que cela, la beauté ? Ce n’est pas parce qu’elles sont
-belles, que tu les désires, dis, les autres ? Et puis
-elles sont belles aussi, à leur manière, avec leur fard,
-leurs yeux cernés et la trace des coups…</p>
-
-<p>« … Tu dis qu’elle est ton égale, qu’elle te comprend.
-Non, ne mens pas, mon petit. Est-ce qu’une femme
-peut te comprendre, quand elle t’aime ? Est-ce que
-la femme peut comprendre l’homme ? Illusion.
-Leur façon de te comprendre, c’est de te bercer. Elles
-n’en ont pas d’autre. Et quelles sont celles qui
-te bercent le mieux…?</p>
-
-<p>« … Fais doucement, mon petit. Là, relève ton col.
-Non, la porte ne fera pas de bruit. Je t’en réponds.
-Le chien n’aboiera pas non plus. La nuit t’appelle,
-elle est pleine de secrets ; elle est pleine de cette
-amertume qui te manque dans ta maison. Va, mon
-petit. Tu as besoin de te griser de tristesse et de
-dégoût. Saoûle-toi, saoûle-toi jusqu’à la nausée. Tu
-crèveras de honte, demain. Mais ce soir, ce soir, tu
-baiseras toute la misère sur les lèvres et tu sais bien
-qu’il n’y a pas de baiser qui vaille celui-là. »</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>« Qui a parlé ?</p>
-
-<p>« Où suis-je ?</p>
-
-<p>« Dans la rue. »</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch14">CHAPITRE XIV<br />
-<span class="sc">Le docteur termine son récit.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>« Il reste à la psychologie beaucoup
-de progrès à faire.</p>
-
-<p>« Je te salue, vieil Océan… »</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Lautréamont</span>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>— Le journal s’arrête ici, dit Tramier en fermant
-le cahier de maroquin. Il y a un an, environ, je reçus
-la visite de Lia. C’était la première fois qu’elle sonnait
-à ma porte et j’avoue que je fus assez intrigué de sa
-démarche. Lia était, comme toujours, fort belle ;
-mais son visage, habituellement rosé, était d’une
-pâleur qui me frappa aussitôt. Ses traits tirés révélaient
-la fatigue et l’insomnie. La lassitude ajoutait
-à sa beauté un charme douloureux.</p>
-
-<p>«  — Quoi, lui dis-je, seriez-vous souffrante ? Vous
-semblez un peu défaite. Rien de grave, je pense ?</p>
-
-<p>«  — Il ne s’agit pas de moi, répondit-elle.</p>
-
-<p>«  — De qui donc ? De Florent ?</p>
-
-<p>«  — Oui, murmura-t-elle à voix basse. J’ai à vous
-parler confidentiellement.</p>
-
-<p>« Je la fis passer dans mon cabinet dont je fermai
-soigneusement la double porte. Lia prit la parole :</p>
-
-<p>«  — Florent est malade, très malade.</p>
-
-<p>«  — Cette maladie l’a donc pris brusquement ?</p>
-
-<p>«  — Non, fit-elle. Il y a longtemps qu’il est atteint.</p>
-
-<p>«  — Je ne me suis jamais aperçu de rien. Pourtant,
-Florent est un ami de toujours : je l’ai suivi
-depuis l’enfance.</p>
-
-<p>«  — Moi non plus, je ne savais pas. Maintenant, je
-sais et je n’espère pas.</p>
-
-<p>«  — Incurable ?</p>
-
-<p>«  — Probablement. Le mal dont il souffre, je doute
-que votre science puisse le maîtriser. Il réside où
-vous ne saurez l’atteindre.</p>
-
-<p>— « Erreur, chère amie. Il n’y a point de maladie
-morale qui n’ait, pour ainsi dire, sa transcription
-physique. Je la saisirai. Nous le traiterons, nous le
-guérirons. Mais pour l’amour de Dieu, parlez, dites-moi
-tout.</p>
-
-<p>«  — Voici :</p>
-
-<p>« J’ai aimé, j’aime encore Florent, autant qu’une
-femme peut aimer. Pardonnez-moi, mon ami, d’entrer
-dans des détails aussi intimes. Mais ils sont nécessaires.
-Je ne suis pas laide ; je suis jeune ; le sort de
-Florent semble enviable à bien des hommes. Et pourtant,
-depuis le jour où je suis devenue sa femme, son
-amour n’a cessé de décroître. Est-ce là un de ces
-résultats terribles et imprévus des unions auxquelles
-la passion a présidé ? Je ne sais. Florent m’a passionnément
-aimée, j’en suis sûre, tant que je ne lui ai pas
-appartenu. Mes caresses ont détruit cet amour. Je
-l’ai compris, bien qu’il s’efforçât de dissimuler et
-qu’il feignît de me payer de retour. Mais est-ce
-qu’une femme amoureuse peut se tromper ? Et
-n’est-ce pas une chose affreuse que de détruire de ses
-propres mains la chose du monde que l’on voudrait
-conserver entre toutes ? Mon amour a tué le sien.</p>
-
-<p>«  — Vous vous trompez certainement. Florent vous
-aime, il n’y a point de doute. Combien de fois m’a-t-il
-parlé…</p>
-
-<p>«  — Laissez-moi continuer, fit-elle avec un geste de
-la main, comme pour écarter ces objections importunes.</p>
-
-<p>« L’homme, dit-on, a toujours besoin de conquérir ;
-son désir s’épuise, s’il ne lutte pas. J’ai cru un
-instant que Florent subissait cette loi. J’ai usé de
-coquetterie ; j’ai voulu le contraindre à se défendre.
-Vains artifices. L’indifférence seule m’a répondu. Bien
-pis encore : il a paru sourire à l’idée que je pouvais
-être heureuse en dehors de lui, comme s’il en concevait
-quelque allègement.</p>
-
-<p>« Enfin, il m’a fuie. Je n’ose dire qu’il m’a méprisée,
-car j’ai parfois surpris tant de tendresse dans
-son regard que je n’ai pu le croire absolument perdu.</p>
-
-<p>« Mais quel funeste secret nourrissait-il ? Quel remords ?</p>
-
-<p>« Je songeais alors que, dans une minute d’égarement,
-il m’avait peut-être trompée, et que m’approcher
-lui semblait depuis une profanation. Cette
-pensée m’était fort douloureuse. Mais elle n’était pas
-inconciliable avec le caractère de Florent, dont la
-délicatesse, en matière de sentiment, a toujours été
-extrême. Je résolus d’avoir le mot de l’énigme.</p>
-
-<p>« Aussi habilement que possible, je mis la conversation
-sur le terrain de la fidélité masculine. Je proclamai
-ma générosité, le peu d’importance que j’attachais
-à un oubli véniel. L’amour et la sincérité ne
-lavent-ils pas toutes les fautes ? S’il m’avait alors fait
-un aveu, j’en aurais certainement éprouvé quelque
-dépit, malgré mes protestations. Mais combien
-j’eusse été heureuse de le voir délivré de son fardeau
-et prêt à se laisser reconquérir !</p>
-
-<p>« Hélas ! aucun aveu ne sortit de sa bouche.</p>
-
-<p>« Un fait brutal, terrifiant, se produisit.</p>
-
-<p>« Depuis quelques temps déjà, Florent ne partageait
-plus ma chambre. Il dormait dans une pièce voisine de
-la mienne et séparée seulement par une cloison. Une
-nuit, je m’éveillai brusquement, en proie à une de ces
-inexplicables angoisses qui parfois vous arrachent au
-sommeil. Une main serrait ma gorge. J’ouvris les
-yeux ; l’aube filtrait à travers les rideaux, emplissant
-la chambre d’une pénombre blême.</p>
-
-<p>«  — On a marché dans le jardin.</p>
-
-<p>« J’écoutais avec cette attention atroce que donne
-la peur. Aucun bruit ne m’échappait, ni le craquement
-menu des boiseries anciennes, ni les battements
-sourds de mon cœur.</p>
-
-<p>« Distinctement, le bruit d’un pas sur le sable parvint
-à mon oreille.</p>
-
-<p>«  — On a marché. On vient…</p>
-
-<p>« Je bondis à la fenêtre, mais les volets étaient clos
-et je n’osai les ouvrir.</p>
-
-<p>« Une peur folle me paralysait. Pourquoi ? Ce
-pouvait être le chien, un domestique. N’importe.
-J’essayai d’appeler « Florent ! Florent ! » à travers
-la cloison, mais ma voix s’arrêtait dans ma gorge.</p>
-
-<p>« Alors, j’ouvris la porte et la chambre était vide.</p>
-
-<p>« Un instant, je demeurai, muette d’effroi, sur le
-seuil. La tension terrible de mon esprit et de mes sens
-ne diminuait pas. J’écoutai. On montait maintenant
-l’escalier. Des pas feutrés, lents et précis, les pas de
-quelqu’un qui ne veut pas être entendu, des pas de
-voleurs.</p>
-
-<p>« Automatiquement, posant le pied avec précaution,
-j’avançai dans la pièce. Le jour blanchissait le lit
-désert. On n’y avait pas couché.</p>
-
-<p>« On marche maintenant sur le palier. La poignée de
-la porte bouge imperceptiblement, tourne, tourne,
-sans un bruit. Il y a quelqu’un là derrière. J’étouffe.
-Je voudrais crier. Je ne puis.</p>
-
-<p>« La porte s’entre-bâille. Un chapeau sombre se
-glisse en avant. Puis, une main, un corps.</p>
-
-<p>« Je hurle : — Qui est là ? Au secours.</p>
-
-<p>« L’homme surpris s’arrête. Je distingue une
-silhouette inconnue, un feutre rabattu sur les yeux, un
-manteau grisâtre fondu dans la pénombre. Ces images
-traversent mon esprit tandis que l’épouvante glace
-mes membres.</p>
-
-<p>« L’homme a relevé la tête.</p>
-
-<p>« C’est lui.</p>
-
-<p>« C’est mon amour, dans ces vêtements sordides,
-suant la honte, qui rentre à pas de loup, comme un
-voleur, comme un assassin.</p>
-
-<p>« J’ai caché ma tête dans mes mains, et je m’effondre
-sur un siège, attendant.</p>
-
-<p>« Avec des gestes hésitants, des gestes de malade
-ou d’homme ivre, il a dépouillé son manteau. Puis, il
-est resté quelques instants, debout dans l’aube
-livide, me regardant. Lentement, il est venu à moi, il
-s’est agenouillé et, le front posé sur le bras du fauteuil,
-il a parlé.</p>
-
-<p>« Je ne puis tout vous répéter, mon ami.</p>
-
-<p>« Mais, tandis qu’il parlait, mon âme se fendait
-de douleur et j’ai pleuré sur lui, pleuré sur nous.</p>
-
-<p>« Il m’a dit :</p>
-
-<p>«  — Ne me touche pas. Tu n’aurais jamais dû me
-toucher. Je ne suis pas digne que ta main m’effleure.
-Ne me touche pas. Cela me ferait mal. Cela te ferait
-horreur, ensuite…</p>
-
-<p>« Ne me demande pas d’où je viens. Pense que je
-viens des profondeurs de la mort.</p>
-
-<p>« Je ne suis pas fait pour notre bonheur. Je ne suis
-pas fait pour ta pureté. Pardonne-moi. C’est une
-force en moi qui me guide. Je ne puis lui résister. Je
-vais comme un aveugle.</p>
-
-<p>« Pourquoi es-tu devenue ma femme ? Pourquoi ai-je
-commis ce crime de t’associer à ma vie ? Et pourtant,
-je t’ai adorée, comme un esprit. Mais, il ne
-fallait pas qu’il y eût l’amour entre nous. Parce que
-l’amour n’est que souffrance et délectation de sa
-souillure.</p>
-
-<p>« Pardonne-moi. Tu es belle. Tu es pure : tu étais
-faite pour donner la joie. Et tu ne me l’as point
-donnée, parce que je ne suis point créé pour la joie,
-parce que mon âme est altérée d’amertume.</p>
-
-<p>« Tu m’attendais avec ton corps éclatant comme la
-neige et comme les lys, avec tes caresses réservées à
-moi seul, tu m’attendais dans le secret de notre lit
-et de nos parfums.</p>
-
-<p>« Je t’ai préféré des corps souillés par tous les
-mâles, des lèvres flétries, des visages émaciés par le
-vice et la misère.</p>
-
-<p>« Écoute. Écoute, malgré tout. Mes paroles sont
-infâmes, mais il faut que tu les connaisses. Car je
-porte sur moi toute la misère et tout le vice de l’homme.
-Et c’est ma seule excuse.</p>
-
-<p>« J’aurais voulu t’élever en esprit un autel ; mais
-nous n’aurions pas dû communier dans le plaisir, car
-le plaisir sépare ceux que l’esprit a unis.</p>
-
-<p>« Je suis resté insensible à ta beauté, à ton amour,
-parce que notre domaine commun n’était pas là.</p>
-
-<p>« Et le domaine de la volupté, je ne le partage
-qu’avec les prostituées, qu’avec les filles du ruisseau,
-qu’avec les plus basses et les plus viles, celles qu’on
-a pour une obole, pour un morceau de pain.</p>
-
-<p>« Car je n’aime qu’un plaisir mêlé de larmes, qu’une
-volupté amère, qu’un fruit plein de cendres ; et mes
-lèvres s’attardent volontiers sur les bouches qui
-insultent.</p>
-
-<p>« Pardonne-moi. Il n’y a pas de ma faute. A la
-chute du jour, une force obscure me prend par les
-épaules et me chasse devant elle par les rues, sur les
-places publiques, vers celles qui étanchent ma soif
-d’abjection.</p>
-
-<p>« Pardonne-moi. Je me suis éloigné de toi parce
-que ta main est pure et qu’elle ne doit pas me toucher.</p>
-
-<p>« Quand la force m’abandonne, je ne me reconnais
-plus et je passe ma main sur mon front. Mais je sais
-bien que je ne puis lui échapper et qu’elle me guette
-et qu’elle m’entraînera jusqu’à la mort. »</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>« Je ne saurais vous rendre, mon ami, le ton de ces
-paroles, que je vous répète d’ailleurs bien imparfaitement.
-Florent parlait d’une voix sourde et dont la
-monotonie était tragique. Il était immobile, appuyé
-sur le bois du fauteuil qui lui meurtrissait le front,
-mais il ne s’apercevait de rien, et pas un instant il
-ne leva la tête. C’était une sorte de gémissement qui
-montait de sa poitrine ou de la terre ou de la nuit, et
-qui emplissait mes oreilles, mon cœur, mon être tout
-entier. Que pouvais-je faire ? Pleurer seulement.</p>
-
-<p>« Puis, maternellement, je l’ai pris par la main, je
-l’ai forcé à s’étendre. Il avait des mouvements spasmodiques
-et les muscles raides comme un somnambule.</p>
-
-<p>«  — Reposez-vous, ami, vous êtes malade. Mais
-je vous guérirai. Nous vous guérirons.</p>
-
-<p>« A le contempler ainsi misérable, une épouvante
-m’envahissait et il me semblait qu’un être mystérieux
-possédait, torturait, dégradait ce corps que
-j’avais tant aimé, ce visage où tant de flamme avait lui.</p>
-
-<p>« Et, sans doute, il en est ainsi. C’est pourquoi ma
-pitié et mon amour l’ont emporté sur l’horreur causée
-par ces aveux. Florent n’est pas responsable.</p>
-
-<p>« Florent est en proie à une terrible folie. Mais est-ce
-que certaines folies ne se guérissent pas, docteur ?</p>
-
-<p>«  — Certainement, si, chère amie. Il y a dans nos
-cliniques de nombreux cas de guérison. Le cas de
-Florent n’est pas absolument nouveau…</p>
-
-<p>«  — Alors vous guérirez Florent ? Vous me le rendrez ?</p>
-
-<p>«  — Je vous le rendrai, sain, normal, heureux.</p>
-
-<p>«  — Je ne l’oublierai jamais, mon vieil ami.</p>
-
-<p>« Je l’accompagnai jusqu’à sa voiture. Elle se pencha
-à la portière, agitant sa main gantée de sombre. Je
-me souviens. C’était l’automne. L’avenue se perdait
-dans la brume violette du soir.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>« Je résolus de le guérir. Florent entra à ma clinique.
-Hydrothérapie, bromure, hygiène, repos, j’ai
-tout employé. Pendant six mois, il ne présenta aucun
-trouble. Alors, je le renvoyai chez lui. En me quittant,
-il me déclara :</p>
-
-<p>«  — J’espère être guéri. Si par hasard <i>cela</i> me
-reprenait, je me tuerais.</p>
-
-<p>« Quelque temps passa.</p>
-
-<p>« Et j’appris qu’il s’était donné la mort.</p>
-
-<p>« Voici ce qui s’était passé, je l’ai su de la bouche
-de Lia.</p>
-
-<p>« La vie du ménage avait repris sous les meilleurs
-auspices. Florent était affectueux et calme. Il travaillait.
-Un soir, comme il s’était retiré dans sa
-chambre, Lia, en se déshabillant, entendit le bruit
-d’une porte qui s’ouvre. Un pressentiment l’envahit.
-Florent s’échappait de nouveau.</p>
-
-<p>« Elle se dressa devant lui sur le seuil. Elle le prit
-aux épaules, suppliant :</p>
-
-<p>«  — Tu ne sortiras pas. Reste. Je t’en prie. Il ne
-faut pas, Florent. Il ne faut pas.</p>
-
-<p>« Mais lui, sombre, les yeux fixes :</p>
-
-<p>«  — Laisse-moi.</p>
-
-<p>«  — Tu me tueras plutôt.</p>
-
-<p>« Alors, il lui serra la gorge de ses doigts crispés
-et la bouche sur sa bouche, siffla :</p>
-
-<p>«  — Laisse-moi ou je t’étrangle.</p>
-
-<p>« Puis il la rejeta à demi morte sur le parquet de la
-chambre et disparut dans la nuit. »</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le docteur Tramier cessa de parler.</p>
-
-<p>Le silence régna un moment sur le pont du navire.
-Les cinq ombres restaient muettes : on eût dit qu’une
-angoisse descendait sur elles des profondeurs nocturnes
-du monde, voilait jusqu’à la phosphorescente
-splendeur du Pacifique.</p>
-
-<p>Pourtant, une voix s’éleva enfin.</p>
-
-<p>C’était celle de Marie Erikow.</p>
-
-<p>— Est-il possible que les hommes aiment le mal,
-la misère et la douleur ?</p>
-
-<p>— Non, répondit Tramier, les fous, seulement.
-Et mon pauvre ami était fou, incurablement fou.</p>
-
-<p>— Que de folies diverses il y a sous la calotte des
-cieux, murmura Helven, qui sortit un instant de sa
-réserve accoutumée. Et qui les distinguera ? Qui fera la
-part de la santé et de la maladie, de la folie et de la
-raison ? Où commencent l’une et l’autre ? Leurs frontières
-sont invisibles.</p>
-
-<p>Leminhac éclata et de sa voix sonore lança aux
-échos de l’infini :</p>
-
-<p>— Quelle que soit votre subtilité, Monsieur Helven,
-vous ne saurez nier que la lumière de la raison balaie
-ce ténébreux mélange de sensualité et de mysticisme.
-Si Florent avait eu un atome de bon sens et s’il avait
-pris trois grains d’ellébore, il serait resté en paix avec
-sa femme et n’aurait point eu d’aussi mauvaises
-fréquentations.</p>
-
-<p>— Je ne sais pas, dit Helven, ce que vous appelez
-le bon sens. Est-ce le sens commun ?</p>
-
-<p>— Parfaitement.</p>
-
-<p>— Dans ce cas, vous me permettrez de le récuser.
-Il arrive assez souvent que le sens commun tourne à
-ce que vous appelez la folie. L’histoire en est pleine
-d’exemples. Des millions d’hommes commettent
-ensemble des actes qui, d’après votre bon sens, sont
-absurdes. Quelle raison les jugera ? Un souffle que
-vous dites insensé, et que je dis mystérieux passe sur
-le monde. Sagesse et folie sont des mots. Qu’est-ce
-que les guerres, sinon des épidémies mystiques ?
-Qu’est-ce que les religions et leur fanatisme ? Des
-millions de croyants se précipitent sous les roues meurtrières
-du char de Jaggernaut. Les hommes brûlent,
-égorgent, écartèlent pour une proposition de foi. Des
-processions de flagellants ont traversé l’Italie, portant
-leurs cilices, leurs disciplines et leurs fouets
-sanglants. Où est-il, le sens commun ? Comment jugerez-vous
-les actes et les grands mouvements des foules,
-pareils aux courants de l’Océan ?</p>
-
-<p>Flegmatique, Van den Brooks, qui avait écouté
-jusque-là sans mot dire, éleva la voix :</p>
-
-<p>— Les imbéciles seuls soumettent tout à l’estimation
-du bon sens, articula-t-il impitoyablement. Le
-bon sens est une courte lorgnette. Vous avez bien
-raison, Helven. Où commence la folie ?</p>
-
-<p>« Vous demandez, Madame, — et il se tourna vers
-Marie Erikow qui allumait en cet instant une cigarette
-russe — vous demandez s’il est possible que les
-hommes aiment le mal, la misère et la douleur, je vous
-répondrai : Oui. Bien plus, je dirai que ce sont là les
-choses qu’ils préfèrent. »</p>
-
-<p>Helven tourna curieusement la tête vers le marchand
-de cotonnades, car le son de sa voix, où vibrait un
-insolite accent de passion, l’intriguait. Était-ce le
-reflet de la pipe ? Il lui sembla que les lunettes vertes
-brillaient étrangement. Les autres écoutaient. Les
-paroles de Van den Brooks portaient, ce soir, plus loin
-que de coutume.</p>
-
-<p>— Que fait l’enfant ? Il prend un moineau et il
-l’aveugle. Ensuite, il le caresse, il le pose tout chaud
-dans sa petite main, baise les paupières crevées et
-l’appelle « mon mignon, mon petit oiseau chéri ». Tout
-l’homme est là, et la femme.</p>
-
-<p>« La souffrance nous attire obscurément. Cet attrait
-est plus fort que celui du bonheur et de la joie.</p>
-
-<p>« On aime à voir les bêtes dans les ménageries, les
-lions couverts de plaies, les tigres aux yeux chassieux,
-les buffles dont les orbites sont incrustés de petites
-mouches malignes. On regarde longuement les prisonniers.
-Je me souviens de convois en Sibérie. Le
-bruit des chaînes chatouille agréablement l’oreille de
-l’homme sensible. Il s’apitoie et il croit qu’il est bon.
-Sa vanité est flattée. Puis, au fond de lui-même, il jouit
-davantage de sa liberté, devant la servitude des
-autres. La souffrance est un piment fort savoureux.
-On en goûte d’abord du bout des lèvres, comme
-le bourgeois qui regarde passer les prisonniers.
-Peu à peu, on s’affine, on se perfectionne, on va
-loin…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Helven aurait juré que Van den Brooks passait
-doucement sa langue sur ses lèvres.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>— Pour donner de la volupté à Florent, il faut
-toute la misère humaine. Il lui faut ces filles qui
-livrent leur corps au premier venu, pour une bouchée
-de pain, qui subissent les contacts les plus ignobles,
-dont l’incessante besogne est de s’étendre sur le dos,
-du matin au soir et du soir au matin, parquées
-dans des quartiers spéciaux, dans des maisons closes,
-gavées de stupre et d’alcool, devenues plus lourdes et
-plus apathiques que des bêtes de somme ou gorgées de
-haine et d’un fiel longtemps accumulé. Quel raffinement,
-que d’aller demander l’amour à ces machines
-à plaisir, de les obliger à un sursaut humain et de les
-laisser retomber ensuite dans leur misère ou leur
-indifférence plus affreuse encore. Le joli jeu, vraiment.
-Votre malade était un délicat, docteur.</p>
-
-<p>— A vrai dire, dit Tramier, je n’ai jamais considéré
-la chose sous ce jour.</p>
-
-<p>— Toute la misère humaine, oui. Le résultat quintessencié
-de cette civilisation de maîtres brutaux
-et d’esclaves grossiers, le voilà pour quelques
-artistes, jouir de la souffrance, chercher la volupté
-dans la douleur. Et regardez-les avec leur bouche
-bégayante de pitié et leurs yeux étincelants de désir.
-Regardons-nous aussi et demandons-nous si nous ne
-leur ressemblons pas.</p>
-
-<p>— Ne jouissons-nous pas quelquefois de notre
-propre douleur ? dit Helven.</p>
-
-<p>— Oh ! combien de fois ! s’exclama Marie Erikow — et
-le geste de son bras traça dans l’ombre une ligne
-blanche au bout de laquelle luisait une cigarette,
-comme une pierre précieuse. — Combien de fois ! Quand
-j’étais petite fille, il m’arrivait de me réveiller la nuit
-et de mettre mes pieds nus sur le carreau glacé, jusqu’à
-ce que le froid me mordît comme une brûlure.
-Je me recouchais et j’avais plaisir d’avoir eu mal.
-Pourquoi ?</p>
-
-<p>— Inconsciemment d’abord, reprit Van den Brooks,
-consciemment ensuite, on tire volupté de la souffrance
-d’autrui. Voyez l’amour lui-même, comme il se
-confond avec la douleur. Deux amants font de leurs
-baisers des morsures cruelles, jamais assez cruelles à
-leur gré. Le sang jaillit quelquefois sous leurs lèvres et
-ils le boivent avec délices.</p>
-
-<p>— Amours de sauvage, murmura Leminhac assez
-bas, parce qu’il craignait de déplaire à Marie Erikow
-dont l’exclamation l’avait surpris.</p>
-
-<p>Mais Van den Brooks insista cruellement, les lunettes
-vertes tournées vers l’avocat, qui se sentait fort mal à
-l’aise.</p>
-
-<p>— Amours de sauvages, que non pas. Vous ne connaissez
-pas les sauvages, maître Leminhac. Je vous en
-ferai connaître, s’il vous plaît. Ce sont des animaux
-bien plus doux que nos civilisés. Le culte
-et la passion de la douleur ne viennent que tard.
-Il faut un dosage compliqué de toutes sortes d’ingrédients.
-La religion, l’intelligence, la culture, tout
-cela aiguise notre instinct de délectation cruelle.</p>
-
-<p>« Se mortifier, n’est-ce pas le suprême délice des
-ascètes ? Est-ce autre chose que cet instinct cruel
-tourné contre nous-mêmes ? Comme il est bon de se
-faire mal, n’est-ce pas, Madame Erikow ? Vous êtes
-Russe, vous comprenez cela mieux que les Français,
-quoique parmi eux il y ait eu quelques bons maîtres
-de la torture psychologique.</p>
-
-<p>— C’est vrai, dit Marie Erikow, il y a là une ivresse
-que mes frères slaves recherchent volontiers.</p>
-
-<p>— L’homme aime à faire souffrir et il aime ce qui
-le fait souffrir. Le chien aussi aime le maître qui le
-bat. D’un bout à l’autre de l’univers, c’est un continuel
-échange. Nous nous baignons dans la douleur.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Van den Brooks articula ces derniers mots d’une
-voix plus sourde. Il y avait dans son accent une violence
-contenue qui frappa les passagers. Tramier lui-même,
-qui sommeillait dans son <span lang="en" xml:lang="en">rocking-chair</span>, tressaillit.
-Un léger malaise s’empara du groupe. M<sup>me</sup> Erikow
-donna, contrairement à son habitude, le signal
-du départ, et se sauva sans prendre le bras d’Helven.
-Celui-ci serra la main de Van den Brooks et, comme
-il s’éloignait, il entendit le marchand de cotonnades
-qui, les yeux tournés vers les constellations éparses,
-murmurait :</p>
-
-<p>— Dieu n’est que le plus artiste des bourreaux.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">TROISIÈME PARTIE<br />
-L’ESCALE</h2>
-
-
-
-
-<h3 id="ch15">CHAPITRE XV<br />
-<span class="sc">Où il est donné à Helven d’expérimenter à ses
-dépens la fragilité féminine.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">« Viros illustres decipis</div>
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">« Cum melle venenosa. »</div>
-</div>
-
-<p class="sign"><i lang="la" xml:lang="la">Carmina vagorum</i>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>— Demain, dit Van den Brooks à ses hôtes, nous
-serons en vue de mon île, et j’imagine que nous
-pourrons débarquer dans la soirée.</p>
-
-<p>— Vous êtes vraiment roi d’une île déserte ?
-exclama Marie Erikow. Helven l’avait deviné… Et
-elle se tourna en riant vers le peintre.</p>
-
-<p>— Monsieur Helven est fort perspicace, répondit le
-trafiquant. Je m’en étais déjà douté. Mais, ajouta-t-il,
-mon île n’est pas déserte : elle est même fort bien
-peuplée. Ce sera pour moi un honneur et une joie
-que de vous la faire visiter.</p>
-
-<p>— Certes, dit le professeur, nous ne saurions laisser
-passer une pareille occasion d’élargir nos connaissances
-géographiques. Où donc est située votre île ?</p>
-
-<p>— Je suppose, répondit Van den Brooks, qu’elle
-fait partie de l’archipel océanien. Tout me porte à le
-croire : la végétation, les récifs de coraux, les volcans,
-bien qu’elle soit absolument à part des groupes d’îles
-reconnues.</p>
-
-<p>« Je puis, ajouta-t-il, avec un accent de fierté, me
-vanter de l’avoir découverte. Aucune carte n’en fait
-mention. Peut-être William Dampier, dans le premier
-voyage qu’il fit en 1699 avec le capitaine John
-Cock, le boucanier et le pilote Cowley, l’aperçut-il.
-Un passage de son récit me porte à le croire ; mais,
-s’il baptisa l’île Orageuse et l’île des Pétoncles, il ne
-donna pas de nom à la terre qui devait porter le mien.</p>
-
-<p>— Et vous avez fait part de votre découverte,
-naturellement ? demanda le professeur.</p>
-
-<p>— Pas encore, répondit Van den Brooks ; j’attends
-d’avoir achevé quelques expériences, précisé exactement
-la situation de l’île, etc…</p>
-
-<p>— C’est un conte des Mille et une nuits, dit Marie
-enthousiasmée. Et qu’y a-t-il dans l’île Van den
-Brooks ? Des trésors ?</p>
-
-<p>— Peut-être, répondit le maître du navire.
-Patience !</p>
-
-<p>— Cette escale, interrogea Leminhac, nous
-détourne-t-elle beaucoup de notre route ? Je vous
-pose cette question au sujet de ma conférence de
-Sydney.</p>
-
-<p>— Soyez sans inquiétude, mon cher maître, nous
-parviendrons sans encombre et sans retard à notre
-commune destination.</p>
-
-<p>Sur cette réponse ambiguë, l’homme aux lunettes
-vertes salua ses hôtes et s’éloigna.</p>
-
-<p>On sortait de table ; le professeur se disposait à la
-sieste. Leminhac proposa à Marie Erikow de lui faire
-la lecture.</p>
-
-<p>— Mais que lirez-vous ? demanda celle-ci.</p>
-
-<p>— Ce que vous voudrez : des vers, de la prose ou
-un article de magazine.</p>
-
-<p>— Non, fit Marie, la lecture m’ennuie.</p>
-
-<p>— Que désirez-vous donc ?</p>
-
-<p>— Rien. Dormir.</p>
-
-<p>— Dormez, dit Helven. Pendant votre sommeil,
-je ferai votre portrait.</p>
-
-<p>— Je commence, dit la Russe.</p>
-
-<p>Et elle ferma les yeux.</p>
-
-<p>Leminhac, furieux, quitta le salon.</p>
-
-<p>— Bonne chance, siffla-t-il au peintre.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Helven et Marie demeurèrent seuls. On devinait
-derrière les stores qui voilaient les hublots, l’océan
-embrasé et la lourde splendeur de l’après-midi tropicale.
-Les boiseries du navire craquaient de chaleur.
-Des fleurs dans les vases laissaient choir leurs pétales.
-Le peintre passa la main sur son front et le sentit
-humecté d’une légère sueur. Marie ne bougeait pas.</p>
-
-<p>Ses yeux étaient clos et les cils faisaient sur le
-visage une ombre soyeuse. Les narines frémissaient
-d’une palpitation presque invisible ; mais cela suffit
-à Helven pour qu’il n’eût plus la moindre envie de
-prendre un pinceau ou un crayon.</p>
-
-<p>— Ce simple frisson, songeait-il, cette ondulation
-insaisissable de la vie, qui l’a rendue ? qui la rendra ?</p>
-
-<p>Il se laissa glisser sur un coussin au pied du fauteuil.</p>
-
-<p>Marie n’avait pas eu besoin d’ouvrir les yeux. Elle
-étendit la main et le peintre la couvrit de baisers.
-Marie jugeait maintenant qu’il était nécessaire de lui
-accorder quelques menues faveurs, destinées à lui
-faire prendre patience jusqu’à la fin du voyage et elle
-comptait bien les lui doser savamment.</p>
-
-<p>Helven agenouillé se disait :</p>
-
-<p>— Je parlerai.</p>
-
-<p>Et il parla. Nous ne rapporterons pas ses paroles :
-tous nos lecteurs les ont prononcées, toutes nos lectrices
-les ont entendues. En pareil jeu, il faut être
-acteur ; les spectateurs et les chroniqueurs ont le
-mauvais rôle. Remplaçons donc le monologue de
-l’amant et les agaceries de la dame par le signe qu’en
-solfège on nomme silence. Vous qui lisez cette histoire,
-vous saurez bien le rendre éloquent.</p>
-
-<p>Dans les flancs revêtus de bois précieux de cet
-étrange navire — qui n’a peut-être jamais existé — atomes
-écrasés sous les splendeurs conjointes de
-l’océan et du ciel qui heurtent leurs rayons comme
-deux boucliers d’émeraude et de saphir… etc… etc… :
-le thème est d’un beau lyrisme et nous l’abandonnons
-à votre verve, ami lecteur.</p>
-
-<p>Seul, le résultat de cet entretien nous intéresse.
-Helven crut les paroles tendres qui sortaient de la
-bouche de Marie. Elles furent pour son cœur le plus
-délectable des élixirs et le plus suave des baumes.
-Bien qu’il ne fût ni plus naïf, ni plus sot qu’un autre,
-il ne douta point qu’elle ne l’aimât. En pareille
-matière, l’expérience n’est qu’une bulle de savon et
-l’amoureux échaudé ne craint pas l’eau froide des
-désillusions à venir. Il la crut, parce qu’elle était
-belle, avec ses mâchoires un peu lourdes et ses torsades
-fauves. Il la crut, parce qu’elle connaissait l’art
-de manier le cœur des hommes et d’aiguiser à la fois
-leur désir et leur tendresse, sans satisfaire l’un et
-l’autre. C’était là sa fonction naturelle : susciter
-mirages et prestiges et faire ensuite la pirouette.
-Le chat joue avec la souris, le serpent avec l’oiseau,
-la femme avec l’homme, en quoi, elle a beaucoup plus
-d’avantages que le chat et le serpent, car la souris et
-l’oiseau n’ont — du moins, nous le préjugeons — qu’une
-sensualité médiocre et fort peu de vanité.</p>
-
-<p>Lorsque Marie remit sur ses joues un nuage de
-poudre, destiné à lui donner le teint à la mode du jour ;
-lorsqu’elle promena sur ses lèvres, effleurées par bien
-des hasards, un bâton de carmin, tapota devant la
-glace une chevelure légèrement ébouriffée, Helven
-crut à la beauté de vivre et à l’éternelle jeunesse du
-monde.</p>
-
-<p>Il y crut — jusqu’à la nuit tombée.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Ce soir-là, on ne conta pas d’histoires sur le pont du
-<i>Cormoran</i>. La nuit était trop émouvante par son
-seul infini, avec le fourmillement de ses étoiles, le
-halètement des houles et la plainte des brises voyageuses,
-pour que les passagers sentissent le besoin
-d’échanger des paroles. Leminhac lui-même se taisait.
-Comme on approchait de l’escale, on se grisait une
-dernière fois de solitude et de silence.</p>
-
-<p>Van den Brooks songeait. La rêverie de l’homme
-blond était profonde ; son esprit, sans doute, se
-mêlait aux eaux ténébreuses, mouvant comme elles,
-comme elles sans repos. De petites couronnes de
-fumée sortaient de sa bouche et sa barbe rougeoyait
-sous le reflet de la pipe courte, à chaque bouffée,
-comme une forge qui s’éteint et se rallume tour à tour.</p>
-
-<p>— A quoi peut rêver cet homme ? se demandait
-Marie.</p>
-
-<p>Et elle éprouvait un secret dépit à songer que vraisemblablement
-ce n’était point à elle.</p>
-
-<p>Helven était auprès de la Russe et cherchait une
-main qu’elle abandonnait ou retirait avec un art
-consommé. Le peintre était trop heureux pour ne
-pas voir dans ce manège les preuves d’un amour
-presque vainqueur et d’une vertu encore réticente.</p>
-
-<p>Marie Erikow rêvait, elle aussi. Hélas ! ce n’était
-plus au jeune préraphaëlite, ni aux enivrantes
-minutes de l’après-midi, dans le salon du vaisseau
-titubant de la torpeur des siestes. Elle se rappelait,
-fort naïvement, avoir, au sortir des bras timides et
-passionnés du peintre, souri à quelqu’un qui, lui, ne
-souriait jamais.</p>
-
-<p>Helven fut fort surpris de la voir se lever la première
-et, prétextant une migraine, se retirer dans sa
-cabine.</p>
-
-<p>Les hommes restèrent seuls.</p>
-
-<p>— Je mets au concours, dit l’acide avocat, le
-sujet suivant : Du rôle de la migraine dans la psychologie
-féminine, sa nature et ses variétés, son avènement
-historique.</p>
-
-<p>— La migraine a eu plusieurs noms, dit le docteur
-Tramier. Ce furent d’abord les vapeurs. Aujourd’hui,
-elle est, avec la crise de nerfs, la ressource suprême des
-lectrices de Paul Bourget.</p>
-
-<p>Helven, plein d’une inquiétude qui rongeait déjà
-son pauvre bonheur, arpentait le pont et finit par se
-diriger vers l’avant, sous prétexte d’astronomie.</p>
-
-<p>— Il fera de bonnes observations, dit Leminhac,
-car il est déjà dans la lune.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le pont du <i>Cormoran</i> était depuis assez longtemps
-déserté par les passagers et les étoiles commençaient
-à pâlir, lorsqu’une forme sombre émergea
-de l’entrepont. La clarté d’un astre indiscret fit
-étinceler une boucle malencontreusement échappée
-d’une résille de soie. Marie Erikow, drapée dans un
-long châle, en grand appareil de mystère, se coula
-dans l’ombre, comme si elle eût redouté le regard de
-quelque invisible vigie.</p>
-
-<p>Le navire semblait abandonné de ses passagers et
-de son équipage, pareil à un vaisseau fantôme,
-voguant au hasard de l’immensité. Seule, à l’avant,
-la silhouette de l’homme de quart faisait une tache
-d’ombre. Les vergues aux voiles repliées gémissaient
-par instant dans le silence.</p>
-
-<p>Marie se dissimulait sous la passerelle de manœuvre.
-Nul, à cette minute, ne pouvait distinguer son visage,
-mais ses yeux glauques devaient briller d’un éclat
-assez vif ; elle froissait dans ses mains une mince
-feuille de papier qu’elle avait trouvée, épinglée sur
-sa toilette, par un audacieux coquin, lequel n’avait
-pas eu besoin de se nommer. Certes, ni Leminhac,
-ni le timide Helven n’auraient osé s’aventurer ainsi
-dans une cabine au risque d’être pris pour malandrins
-ou goujats et dénoncés par quelque steward trop
-bavard. La porte avait sans doute été délicatement
-ouverte à l’aide d’une fausse clé et il faut à ce genre
-d’entreprise une éducation technique que, fort
-malheureusement à notre avis, ne reçoivent pas encore
-tous les fils de notaire ou d’épicier.</p>
-
-<p>La Russe, avec ce savoureux frisson de curiosité
-qui a conduit à leur perte pas mal de filles d’Eve, se
-hâta de lire les lignes tracées au crayon, d’une main
-moins habile à calligraphier qu’à forcer des serrures,
-et ne s’indigna qu’ensuite du procédé. Le billet était
-écrit en un affreux mélange de français et d’espagnol,
-mais le sens en parut suffisamment clair à une
-cosmopolite aussi avertie pour qu’elle s’aventurât de
-la sorte, sur le pont, à la recherche de…</p>
-
-<p>Mais à la recherche de qui ?</p>
-
-<p>Ne nous hâtons pas de la blâmer. Il faut dire à son
-excuse qu’elle s’indigna consciencieusement d’une
-pareille insolence ; qu’elle satisfit dans son for
-intérieur à toutes les conventions morales et religieuses ;
-qu’elle éprouva tour à tour les fortes réactions
-de la vertu et de la pudeur outragée ; que, si
-elle céda à l’invitation impertinente d’un galant, ce
-fut par pure curiosité et bien sûre que les choses
-n’iraient pas au delà d’une certaine limite, en tout
-bien tout honneur s’entend ; que les circonstances
-étaient exceptionnelles ; que l’on ne se trouve pas tous
-les jours à bord d’un navire comme le <i>Cormoran</i> ;
-et qu’enfin, on ne trouve pas à tous les carrefours des
-gaillards bien tournés, aventureux, au teint bronzé,
-à la gorge nue, des gaillards qui ont dans leur vie des
-légendes d’amour et de sang, dont le visage émacié
-s’auréole d’un foulard sombre, qui portent un cercle
-d’or mince au poignet et une navaja dans leur poche ;
-des gaillards dans le genre d’un certain matelot
-espagnol, habile à la guitare, aux dés et à la lame :
-Lopez, pour ne pas le nommer.</p>
-
-<p>Il suffit d’ailleurs de prononcer son nom pour qu’il
-surgisse. Venu sans doute à pas de feutre, ou caché
-derrière un rouleau de cordages. Aux côtés de la
-Russe qui tressaille, le voici, long, souple, félin. C’est
-décidément un bel écumeur d’océans, le don Juan
-classique des ports, le chevalier des maisons closes
-où les matelots en bordée emplissent de piastres et de
-pistoles les bas à fleurs des courtisanes. De nobles
-dames ne sont pas insensibles à l’éclair noir de ses
-yeux et Marie Erikow, la première, en subit le
-brusque prestige. Le coquin sait son pouvoir et
-n’en abuse pas. Mais il sait aussi qu’en pareille occasion,
-parler importe peu et, puisque la belle est
-venue…</p>
-
-<p>Que les amoureux fervents et les savants austères,
-arrivés ou non à la mûre saison, que les petits jeunes
-gens farcis d’idéalisme et soupirants effarouchés
-d’improbables Béatrices ; que les vieillards pleins de
-regret et les adultes pleins de désillusion prennent
-exemple sur ce gars souple et farouche. Le fruit est
-mûr ; il sait le cueillir : tout est là. Et le baiser que
-longuement il imprime sur les lèvres de l’imprudente,
-elle le savoure maintenant avec autant de délices — et
-peut-être même davantage — que s’il eût été
-précédé d’un volume de sonnets et d’un semestre de
-cour…</p>
-
-<p>Et Helven ?</p>
-
-<p>Helven souffrait d’une insomnie qui lui faisait
-arpenter le pont du vaisseau à l’heure où les amoureux
-prudents et soucieux d’éviter les désillusions demeurent
-sagement entre leurs draps. Quel malicieux
-démon lui fit entreprendre la traversée, peu périlleuse
-en apparence, du pont arrière au gaillard d’avant ?
-Ce qu’il découvrit sur son chemin lui en apprit long
-sur l’éternel féminin, si tant est qu’en cette matière
-on apprenne jamais quelque chose — quelque chose
-du moins que l’on ne soit pas décidé à oublier à la
-première occasion.</p>
-
-<p>Toujours est-il que, prestement retourné dans sa
-cabine, il versa sur son oreiller quelques-unes de ces
-larmes que l’on verse encore avant trente ans.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Deux autres personnages se souciaient également
-fort peu de Morphée et de ses pavots. Décidément,
-bien des ombres hantaient, cette nuit-là, le <i>Cormoran</i>
-si calme en apparence. L’une d’elles glissait d’un pas
-fort léger, le pas d’une personne habituée aux
-courses nocturnes.</p>
-
-<p>Une lampe électrique de poche joua d’un éclair
-furtif.</p>
-
-<p>— Le sommeil vous fuit-il, Madame ?</p>
-
-<p>— Oh ! Monsieur Van den Brooks…</p>
-
-<p>— La nuit est fort douce, n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>— Oui… j’étais un peu souffrante… je voulais
-respirer…</p>
-
-<p>— Vous sentez-vous mieux ?</p>
-
-<p>— Fort bien, maintenant.</p>
-
-<p>— Puis-je vous accompagner à votre cabine ?</p>
-
-<p>Et l’ombre gigantesque accompagna l’ombre plus
-frêle tandis que la brise continuait à souffler, les
-étoiles à luire et l’océan à se plaindre.</p>
-
-<p>Quant à l’autre noctambule… mais ceci est déjà
-d’un autre chapitre…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch16">CHAPITRE XVI<br />
-<span class="sc">Les rancunes de Tommy Hogshead.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">« Semblablement où est la Reine</div>
-<div class="verse">« Qui commanda que Buridan</div>
-<div class="verse">« Fût jeté en un sac en Seine. »</div>
-</div>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Villon</span>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Le maître du navire était vraiment un compagnon
-fort discret et Marie Erikow n’eut qu’à se louer de
-la façon courtoise dont Van den Brooks prit congé
-d’elle à la porte de sa cabine, en lui souhaitant une
-bonne nuit.</p>
-
-<p>— Certes, pensait-elle, il aurait pu abuser de la
-situation. Qu’il soit ou non marchand de cotonnades,
-c’est un galant homme.</p>
-
-<p>Mais elle éprouvait un secret malaise et quelque
-gêne à la pensée d’affronter, le jour venu, la barbe
-éclatante et les lunettes du trafiquant. Avait-il vu ?
-Il est déplaisant pour une personne bien née et bien
-rentée d’être surprise à s’encanailler et, bien qu’un
-matelot ne soit pas un domestique et que Lopez fût
-fait comme un prince — cela, il fallait le reconnaître — Marie
-était fort humiliée en songeant que Van
-den Brooks pouvait l’avoir aperçue dans les bras de
-l’Espagnol. Au fond, elle regrettait cette aventure.
-Elle songea un instant à la porte secrète par où une
-princesse illustre faisait passer ses amants dans une
-éternité qui la mettait à l’abri des soupçons et des
-commérages. Elle aimait, comme toutes les femmes,
-les solutions expéditives et, pendant cinq minutes,
-elle eût volontiers envoyé vers les prairies d’asphodèles
-où vaguent les mânes amoureux, Lopez, Van
-den Brooks et même — par contre-coup — le pauvre
-Helven qu’elle croyait d’ailleurs paisiblement
-endormi d’un sommeil peuplé de son image.</p>
-
-<p>Il y avait encore à cette heure, à bord du <i>Cormoran</i>,
-un homme — ou quelque chose d’approchant — qui
-songeait, lui aussi, aux méthodes expérimentales
-par lesquelles on peut arracher le plus promptement
-possible un ennemi ou un rival à un univers turbulent
-de passions et de folies. Ces méthodes peuvent
-se justifier — non seulement par l’argument grossier
-qui est la force et l’intérêt de celui qui les applique — mais
-encore par le bien même du sujet à qui l’on
-évite de la sorte une multitude de déboires à venir.
-C’est pourquoi l’amant tué par un jaloux comprend,
-une fois parvenu sur les rives du Styx, tout ce qu’il
-doit à son meurtrier.</p>
-
-<p>Des considérations d’un altruisme aussi subtil ne
-pouvaient d’ailleurs traverser le front étroit de
-Tommy Hogshead qui, pareil dans l’ombre à un
-esclave de Michel-Ange, accroupi sur un rouleau de
-cordes, roulait de ténébreuses pensées.</p>
-
-<p>Les meilleurs principes de M. Taine ne sauraient
-qu’imparfaitement nous faire pénétrer dans l’esprit
-du nègre et nous éclairer l’obscure genèse de sa
-passion. La race d’abord. Il était né dans la jungle
-africaine, parmi les lianes géantes, les fleurs qui se
-nourrissent d’insectes, les marécages grouillant de
-serpents et d’araignées monstrueuses, d’une mère
-au nez percé d’un gris-gris en os. Rien, en dehors des
-bordées hasardeuses d’escales, ne pouvait être
-pour lui une suffisante préparation à l’esthétique
-des blancs. Pourtant, du jour où la Russe mit le pied
-sur le plancher du <i>Cormoran</i>, le nègre vécut dans son
-sillage parfumé ; il la flairait de loin et surgissait à
-ses côtés, à l’improviste, roulant ses yeux de porcelaine
-et grimaçant de toutes ses dents. Marie Erikow
-parlait parfois en plaisantant de ce simiesque amoureux,
-mais la brute l’effrayait, d’autant que Tommy,
-dit le Muid ou Tête de Pourceau, semblait avoir pris
-de ses frères à la peau laiteuse une certaine crapulerie
-de manières, laquelle appartient pourtant en propre
-à notre civilisation. Un jour qu’il ne risquait point
-d’être surpris, il eut une façon franche et expressive
-de démontrer ses sentiments à la Russe qu’un pareil
-cynisme indigna, mais qui n’osa s’en plaindre à Van
-den Brooks, tant le geste avait été brutal.</p>
-
-<p>Le milieu et le moment contribuent davantage à
-expliquer cette psychologie moricaude. Marie était la
-seule femme du navire et les gars de l’équipage n’étaient
-pas gens à se contenter des délices inventées par
-l’amant spirituel de Petite Secousse ; ils eussent
-piétiné sauvagement les plates-bandes du jardin de
-Bérénice. Le vent de mer est chargé d’iode ;
-le whisky et le <span lang="en" xml:lang="en">ginger ale</span> abondent dans
-les soutes du navire. Seul, le chat à neuf queues,
-adroitement manié par Hopkins, pouvait maintenir
-les convoitises des matelots dans les limites d’une
-délectation tout idéale, laquelle se traduisait, au
-cours des siestes ou des repos sur le gaillard d’avant,
-par des propos d’un lyrisme nostalgique et priapesque,
-des facéties dont le sel, pour n’être point
-attique, n’était pas moins d’une saveur assez mordante.
-Le nègre, peu bavard, humait l’odeur féminine
-qui, de la cabine de Marie, se glissait subtilement
-à travers les cloisons du navire et il se grisait
-lentement d’une menaçante ivresse.</p>
-
-<p>Quel flair mystérieux lui fit pressentir en Lopez
-l’élu et le rival heureux ? C’est ce que la méthode de
-Taine ne nous permet pas de deviner. Sans doute
-haïssait-il depuis longtemps l’Espagnol, simplement
-parce que celui-ci était beau, désinvolte et aimé des
-filles. Sa jalousie atteignit le paroxysme lorsqu’il
-devina la secrète inclination de la Russe. Les fortes
-passions sont susceptibles d’affiner les brutes au point
-de les transformer en des psychologues raffinés,
-bien plus, de leur donner une intuition que les plus
-délicats leur envieraient. C’est ainsi que la soif et la
-faim aiguisent l’odorat des chiens et des tigres.
-Tommy Hogshead, amoureux, en aurait remontré
-à Benjamin Constant, à Stendhal et à M. Paul Bourget.
-Enfin la correction publique, à lui infligée par le
-bras vigoureux d’Hopkins, épargnée à Lopez par
-l’arbitraire de Van den Brooks, avait exaspéré sa
-haine. Il tournait sa fureur non pas contre le maître
-du navire, car son âme fruste ignorait la justice et
-ne connaissait que la force : Van den Brooks était
-le maître et en quelque sorte un Dieu ; le nègre
-battu baisait sa sandale. Mais Lopez ? Lopez n’était
-qu’un matelot comme lui ; il n’avait pas subi les
-verges ; il n’avait pas mordu le parquet sous les
-yeux ironiques de la femme blanche. A cette pensée,
-une rage folle l’étranglait. Dominé par son idée fixe,
-il épia les moindres gestes et toutes les allées et
-venues des partenaires de ce jeu dangereux ; c’est
-ainsi qu’il surprit la rapide génuflexion de Lopez
-ramassant l’orchidée tombée — juste à propos — des
-mains de Marie.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Ce jour-là devait être marqué dans l’horoscope de
-l’Espagnol par une fâcheuse conjonction d’astres.</p>
-
-<p>Je pense qu’aucune gitane, jeune ou vieille, ridée
-comme une vieille pomme ou lisse comme une
-orange, des anneaux d’or aux oreilles et flanquée de
-quelques sacripants en culottes percées, porteurs de
-guitares ou d’accordéons, je pense qu’aucune de ces
-prophétesses de carrefour ne lui avait révélé les signes
-qui présidèrent à sa naissance, à savoir Saturne,
-Mars et Vénus, funestement conjoints. Il se fût, sans
-cela, montré plus circonspect.</p>
-
-<p>L’Espagnol aguiché par Marie, dont l’imprudence
-en semblable jeu ne connaissait pas de bornes, et
-qui, s’il s’agissait de mettre un homme à ses pieds,
-fût-ce un prince ou un débardeur, pouvait braver
-le feu, la flamme et même le ridicule, l’Espagnol crut
-que l’heure du berger était venue, et berger il se fit,
-je n’entends point pâtre sentimental, Tyrcis,
-Corydon ou « Pastor fido », mais vrai chevrier andalou,
-le sang chaud, la main prompte et la bouche
-audacieuse. Toutefois, le lieu du rendez-vous était
-mal choisi, et l’arrivée de Van den Brooks interrompit
-les ébats où le matelot espagnol se révélait
-maître et Marie Erikow, humble servante.</p>
-
-<p>Lopez s’esbigna, redoutant le maître du navire ;
-mais lorsqu’il se retrouva seul et qu’il flaira dans
-l’ombre ses mains où traînait une odeur mêlée de
-chypre, d’ambre et de santal, le ruffian audacieux
-et froid, le fourbe luron et l’aventurier sûr de sa force
-disparurent : il ne resta qu’un pauvre fou.</p>
-
-<p>Avant tout, rattraper sa proie, sentir de nouveau
-entre ses bras le poids tiède et parfumé de ce corps,
-sur ses lèvres l’élan de la bouche adverse ; briser de
-caresses cruelles l’aguicheuse, faire pâmer sous une
-étreinte brutale la belle fierté de la dame et saccager,
-avec une fureur joyeuse de malandrin, bas de soie
-et chemises de linon. L’image de Marie nue, haletante
-et humiliée se dressa devant lui. Désespérant
-de pouvoir la saisir, il rongeait silencieusement ses
-poings.</p>
-
-<p>La nuit s’achève. L’aube s’élève de la mer. Les
-eaux sont plus sombres encore, mais le ciel pâlit à
-l’horizon.</p>
-
-<p>Lopez surgit. Il tient à la main un filin long de
-quelques mètres et qui traîne derrière lui. Il s’achemine
-vers le bastingage et se penche pour repérer
-exactement l’emplacement d’un certain hublot
-entr’ouvert par où filtre la lueur d’une lampe. Ce
-rond lumineux absorbe toute son attention. Il respire
-fortement comme un chien sur la piste, puis noue
-d’une main experte son filin à la rampe de cuivre.
-Le voici qui enjambe le bastingage. Il se laisse
-maintenant glisser le long de la corde. Ses pieds se
-balancent dans le vide : ils sont à peu près à la hauteur
-du hublot… Le roulis du navire le fait osciller
-comme un pendu…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Marie dormait. Elle avait laissé, comme d’ordinaire,
-la fenêtre de la cabine entre-bâillée pour permettre
-à la brise nocturne de caresser son visage et
-ses mains abandonnées.</p>
-
-<p>Entendait-elle en songe le pincement sourd des
-guitares, les doigts claquants des danseurs et le
-refrain des habaneras ? Je ne sais…</p>
-
-<p>… Un cri horrible déchira le silence. Marie sursauta,
-les mains à sa gorge. Mais le silence s’était
-refermé sur le cri, comme l’eau se referme sur le
-noyé.</p>
-
-<p>Elle tremblait.</p>
-
-<p>— Un oiseau de mer, pensa-t-elle.</p>
-
-<p>Mais il n’y a point de mouettes et de goélands
-dans ces parages. Il y a seulement dans le remous du
-navire — qui suit sa route — une main crispée vers
-les étoiles, une bouche qu’emplit la mort.</p>
-
-<p>… Et sur le pont, muet et ricanant de tout son
-ivoire, debout auprès d’un câble tranché, Tommy
-Hogshead. Le premier rayon d’aurore effleure la
-lame d’un couteau qui luit, au bout d’un bras sombre,
-comme un poisson d’argent.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch17">CHAPITRE XVII<br />
-<span class="sc">Le cri de la vigie.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>« Les Espagnols et Quiros lui-même
-coururent de grands
-dangers sur cette terre qui fut
-nommée par le pilote <i lang="es" xml:lang="es">Gente Hermosa</i>
-(la belle nation), mais que
-les indications trop vagues de sa
-relation ne désignent pas assez
-pour que nous lui assignions
-son nom moderne. »</p>
-
-<p class="sign"><i>Voyages de Quiros</i>, 1606.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Le matin qui suivit cette nuit, où les principaux
-héros de cette histoire se sont montrés sujets à des
-insomnies qui — au moins pour l’un d’eux — influèrent
-notablement sur le cours de leur destinée, ce
-matin-là, Leminhac, fort dispos, car il n’avait pas
-souffert du même malaise, se précipita au-devant de
-Marie Erikow, dès que celle-ci apparut sur le
-pont.</p>
-
-<p>— La terre, cria-t-il, en agitant sa casquette.</p>
-
-<p>Van den Brooks entouré d’Helven, du professeur
-et du capitaine Halifax-le-Borgne, dirigeait sa
-lorgnette sur un point de l’horizon.</p>
-
-<p>— Est-ce l’île ? demanda Marie.</p>
-
-<p>— C’est l’île, répondit le maître du navire, mon
-île.</p>
-
-<p>— Oh ! je veux voir… implora la Russe.</p>
-
-<p>Elle prit la lunette, mais jura qu’elle ne distinguait
-rien.</p>
-
-<p>— Patience, dit Van den Brooks. Vous aurez le
-temps de la voir dans tous ses détails, et, à vrai dire,
-elle ne manque pas de singularités.</p>
-
-<p>— Votre navire, dit Marie, devrait s’appeler
-Silence et votre île, Mystère ; vous-même, n’êtes
-qu’un gigantesque point d’interrogation. Je vous
-déteste.</p>
-
-<p>Dans l’excitation de la nouvelle aventure, dans
-l’attente de cette escale qui s’annonçait si étrangement,
-Marie oubliait tous les événements de la veille.
-Helven qui, tout en se rasant consciencieusement,
-avait rassemblé ses souvenirs de l’Ecclésiaste, des
-Pères de l’Église, des poètes antiques et modernes,
-des moralistes, de tous ceux enfin qui ont stigmatisé
-la fragilité féminine, thème éternel des littératures,
-Helven, qui s’était fait une âme à l’épreuve de toutes
-les circonstances, ne se souciait pas de rappeler
-une mésaventure désagréable pour lui, mais fort
-peu flatteuse pour elle.</p>
-
-<p>Captain Joë batifolait allégrement sur l’épaule
-droite du marchand de cotonnades, tandis que
-Jack-le-Triste, l’ara gris et rouge (qui m’excusera
-de ne lui avoir fait jouer dans cette histoire qu’un
-rôle de second plan… ce n’est d’ailleurs que partie
-remise) élisait la gauche pour perchoir. L’avisé
-conseiller de Van den Brooks avait dû faire son
-rapport, car le maître du navire émit une étrange
-proposition.</p>
-
-<p>— Les bains nocturnes, dit-il, — et les passagers se
-regardèrent avec stupéfaction — les bains nocturnes
-ne valent rien pour la voix.</p>
-
-<p>— ? ??</p>
-
-<p>— Oui, ajouta-t-il, un de mes matelots dont les
-qualités de chanteur ne vous étaient pas inconnues — vous
-souvenez-vous, Madame ? — a commis
-l’imprudence de trop rêver aux étoiles et l’imprudence
-plus grave encore de tenter un plongeon dans
-cette eau perfide, mais si attirante, la nuit. Le
-pauvre, je l’excuse, c’était un poète. Quelle ivresse
-de brasser ces vagues phosphorescentes qui sont à
-la fois de l’or, de l’eau et du feu ; quelle ivresse de
-faire le Triton éclaboussé de pierreries, sous le tendre
-regard d’Hécate. Hélas ! j’ai bien peur qu’il ne chante
-plus.</p>
-
-<p>— Lopez ? dit Helven.</p>
-
-<p>— Lopez lui-même. Je lui avais prédit que sa
-voix lui porterait malheur. Je voulais dire par là
-qu’il avait trop d’imagination.</p>
-
-<p>— Il y a eu un accident à bord ? demanda le
-professeur avec sollicitude.</p>
-
-<p>— A bord, hum… par-dessus bord, plutôt, commenta
-Van den Brooks. Mais tout cela n’a aucune
-importance. Ce sont des détails d’ordre intérieur.</p>
-
-<p>Marie n’avait pas bronché. Aucun trait de son
-visage ne décelait l’angoisse qui l’étreignait.</p>
-
-<p>— Oh ! fit Van den Brooks, sentez-vous l’odeur — l’odeur
-de mon île ?</p>
-
-<p>Le professeur renifla, l’avocat enfla ses narines.</p>
-
-<p>— Je ne sens rien, affirmèrent-ils ensemble.</p>
-
-<p>Mais Van den Brooks aspirait avec volupté un
-parfum trop subtil pour les narines vulgaires.</p>
-
-<p>— Ce sont mes forêts, murmura-t-il dans une
-sorte d’extase, mes forêts de bois de rose, de santal
-et d’orangers ; mes collines que bleuit le myrte à thé,
-où fleurissent les champs d’arum ; mes plaines couvertes
-de moissons, où l’on cueille l’enivrant kava ;
-mes rivières ombragées qui roulent des paillettes
-d’or, mes cascades, mes pâturages, mes haies de
-mûriers, tout ce parfum de la terre promise, de la
-terre de mon peuple, de mon royaume enfin, qui est
-le royaume de Dieu.</p>
-
-<p>— Je ne sens toujours rien, chuchota l’avocat,
-agacé par ce lyrisme, à l’oreille d’Helven.</p>
-
-<p>— Oh ! fit celui-ci, je flaire aussi le parfum de
-votre île, monsieur Van den Brooks. Il embaume
-délicieusement.</p>
-
-<p>— Et moi aussi, dit Marie Erikow…</p>
-
-<p>— Voici la terre, prononça le maître du navire
-avec une étrange solennité.</p>
-
-<p>Ce ne fut d’abord qu’un point imperceptible, puis
-dans le cercle de la lunette apparurent peu à peu
-une bande sombre qui était les forêts, des points
-lumineux qui étaient les brisants ruisselants d’écume.</p>
-
-<p>— Vous ne pouvez voir les cimes, dit Van den
-Brooks. Elles sont cachées par les nuages. Mais il
-y a des montagnes au cœur de mon île et vers elles
-montent lentement les plaines et les forêts, comme
-un cortège de suppliants vers l’autel. Elles vomissent
-parfois le feu et la terreur, car l’Esprit réside
-sur les sommets.</p>
-
-<p>— Cette île est donc habitée par un Dieu, demanda
-ironiquement Leminhac.</p>
-
-<p>— Vous l’avez dit, répondit le marchand avec
-gravité.</p>
-
-<p>L’avocat, à qui Helven poussait le coude, n’insista
-pas, pour ne point blesser des convictions religieuses
-aussi personnelles que celles de M. Van den
-Brooks, lequel paraissait d’ailleurs en ce moment fort
-peu enclin à la plaisanterie.</p>
-
-<p>— Oui, dit le maître du navire, bien avant de voir
-mon île, je sens son odeur. Je la flaire de loin, comme
-un fauve.</p>
-
-<p>Et fauve il paraissait vraiment avec sa barbe où le
-soleil allumait des lueurs.</p>
-
-<p>Il continua :</p>
-
-<p>— Les anciens navigateurs découvrirent, grâce à
-leur odorat, des îles inconnues. Bougainville n’écrit-il
-pas — c’est un poète —  : « Longtemps avant l’aurore,
-une odeur délicieuse nous avait annoncé le voisinage
-de cette terre. » Byron et ses compagnons décimés
-par le scorbut respirent, sans pouvoir aborder
-leurs rivages, l’aromatique parfum des îles qu’ils
-nomment amèrement les Iles de la Déception. Et
-moi-même, c’est l’émanation de ma terre qui m’a
-guidé vers elle.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>A mesure que le <i>Cormoran</i>, dont la vive allure
-n’avait jamais diminué, se rapprochait de l’île, les
-passagers pouvaient distinguer sur l’horizon le profil
-de ce mystérieux domaine.</p>
-
-<p>Il semblait de vastes dimensions. Vue à une distance
-de quelques milles, l’île apparaissait de contours
-assez harmonieusement arrondis.</p>
-
-<p>— Elle a la forme d’une harpe, dit Marie Erikow.</p>
-
-<p>Au centre, émergeait, dominant des vallonnements
-sombres et comme une mer de feuillages, une cime
-noirâtre, d’aspect sinistre. Un panache — nuages ou
-cendres — la couronnait.</p>
-
-<p>— C’est en effet, dit le professeur, une île volcanique
-et M. Van den Brooks a raison de croire qu’elle
-se rattache à l’archipel océanien.</p>
-
-<p>— Découverte, articula lentement le marchand de
-cotonnades, je l’ai découverte. Sentez-vous la force
-de ce mot, comprenez-vous tout ce qu’il représente ?
-Je sais maintenant de quelle formidable ivresse dut
-défaillir l’âme de Magellan, lorsque sa caravelle
-fendit les eaux vierges du Pacifique. Dans ce vieil
-univers pourri, où grouillent toutes les vermines
-de la corruption, où tout est souillé, où tout est
-flétri, où les sèves sont anémiées, où le printemps
-est sans vigueur, où tout, même les arbres, même
-l’humus nourricier, s’épuise de décrépitude et de
-sénilité, retrouver l’Éden luxuriant et le jeune visage
-de la vie ! Sentez-vous cela ? Le sentez-vous ?</p>
-
-<p>— Je comprends, dit Helven, ému malgré lui par
-cet homme qui semblait à la fois un prodigieux acteur
-et un prophète inspiré (les deux d’ailleurs se concilient).</p>
-
-<p>— Je comprends aussi, dit Marie Erikow que l’attitude
-d’Helven inquiétait.</p>
-
-<p>— Mais, demanda Tramier, comment l’avez-vous
-découverte ?</p>
-
-<p>— Ce ne fut pas seulement le hasard. Je la cherchais.
-Je savais qu’il devait y avoir dans quelque coin
-du globe une terre à moi réservée. J’ai toujours cru à
-ma mission et à mon étoile. Ma mission était de découvrir
-mon peuple, d’instaurer mon règne : je ne lui ai
-point failli.</p>
-
-<p>« Je montais alors un sloop : le <i lang="en" xml:lang="en">Swallow</i>, l’Hirondelle,
-si vous voulez. Un bon bâtiment pour ces parages.
-Je n’avais pas encore le <i>Cormoran</i>. Si je trafiquais
-d’ambre gris, de corail rose, d’épices ou de toute autre
-marchandise, que vous importe ! Acheter ou vendre,
-qu’est-ce que cela ? Voler ou prêcher, flibustier
-ou missionnaire, baptiser ou empaler : qu’est-ce que
-cela ? Il n’y a que la mission qui compte.</p>
-
-<p>« Je savais qu’il y avait dans cette région du Grand
-Océan des îles — une tout au moins — que les navigateurs
-les plus illustres n’avaient pas reconnues.
-J’ai lu tous leurs récits, étudié tous leurs mémoires,
-toutes leurs cartes. Et dans cette étude solitaire, sous
-la lampe vacillante accrochée au plafond de ma cabine,
-je revivais les minutes glorieuses que connurent ces
-Puissants. Ainsi mon imagination enfiévrée m’a fait
-suivre Schouten qui découvrit Honden ou l’île des
-Chiens, car il y a là des chiens qui n’aboient pas ;
-Quiros, lorsqu’il fonda Jérusalem-la-Neuve ; Rooggewen
-qui aperçoit dans la clarté de l’aube une île qu’il
-nomme <i>Aurore</i> et le même jour, au crépuscule, une
-autre île qu’il nomme <i>Vêpre</i> ; Dampier qui frémit
-devant l’Ile Brûlante d’où sort un mugissement
-pareil au bruit du tonnerre, et tant d’autres, capitaines
-de navire, boucaniers, flibustiers, savants, tous
-partis à la conquête du monde. Et les lions marins
-escortent leurs galères ; des sauvages noirs ou cuivrés
-s’empressent autour d’eux, leur offrant des présents
-inconnus, grimaçant de leurs faces peintes.</p>
-
-<p>« J’enviais les conquistadors. Mais une amertume
-me venait à lire le récit de tant d’exploits. Qu’avaient-ils
-fait de leurs conquêtes ? Docilement livré à la
-cupidité mesquine, à la brutalité aveugle de leurs
-rois, de leurs empereurs qui, à leur tour, cédèrent
-les forêts embaumées, les récifs de coraux et les filles
-sauvages de ces îles, vêtues d’étoffes plus douces que
-la soie, à d’immondes commis, à de fétides trafiquants.
-Issue misérable de tant d’épopées.</p>
-
-<p>« Une voix m’appela ; une étoile me conduisit.</p>
-
-<p>« Je peux dire qu’à cette époque, j’étais déjà
-rassasié des joies humaines, ayant pris de fort bonne
-heure ma place au banquet et dévoré plus que ma
-part à belles dents. Pourtant, ce ne fut pas sans une
-étrange ivresse que je reconnus le Présage.</p>
-
-<p>« Car il y eut un Présage.</p>
-
-<p>« Nous naviguions depuis deux semaines. Mon équipage — il
-comprenait quelques-uns de ceux qui sont
-ici — était épuisé de fatigue. Le scorbut minait la
-plupart d’entre nous. Nous soupirions vers la fraîcheur
-des aiguades, les plages de sable blanc
-qu’ombragent les cocotiers et les bords obscurs des
-rivières. Mais rien. Parfois d’aromatiques bouffées
-nous faisaient espérer l’approche d’une terre fertile.
-Hélas, ce n’était que déception.</p>
-
-<p>« Un matin, comme le soleil se levait, je faisais ma
-ronde habituelle et je me rendais auprès de l’homme
-de quart pour voir si le coquin ne s’était pas endormi
-à son poste, lorsqu’un choc me renversa. En même
-temps, j’entendis un grand bruit à l’avant. Je me
-relevai en hâte. Le pilote me faisait des signes.
-J’accourus et que vis-je à l’avant du navire ? La
-mer toute rouge de sang. Oui, du sang, de larges
-plaques d’écume rose, sur l’eau calme qu’empourpraient
-encore les feux d’une aube inespérée.</p>
-
-<p>« Je vis là un présage et je ne me trompai point,
-car le soir, nous découvrîmes, sous l’orbe crépusculaire
-du soleil, la terre fumante et vierge de mon
-île.</p>
-
-<p>« Lorsque je mis au radoub mon sloop le <i lang="en" xml:lang="en">Swallow</i>, je
-pus m’expliquer la cause de ce prodige que les anciens
-eussent enregistré dans leurs annales. On vit, à
-l’avant, à sept pieds sous l’eau, une corne fort enfoncée,
-à peu près de la figure et de l’épaisseur d’une dent
-d’éléphant. C’était sans doute un monstre marin qui
-avait donné dans le bordage. Mais les faits les plus simples
-décèlent parfois la force occulte du Destin.</p>
-
-<p>— Et, insista le professeur, êtes-vous bien sûr que
-d’autres Européens n’aient pas mis le pied sur ce sol ?</p>
-
-<p>— Sûr, dit Van den Brooks, du moins en ce qui
-concerne les navigateurs connus. En tout cas, mon
-île n’est portée encore sur aucune carte.</p>
-
-<p>— Quelle belle communication à faire à la Société
-de géographie ! s’extasia Tramier.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>A ce moment, le gong résonna et la salle à manger
-du <i>Cormoran</i> réunit les passagers autour de Van den
-Brooks.</p>
-
-<p>— Notre dernier repas avant l’escale, dit ce dernier ;
-nous débarquerons avant que la nuit soit tombée.</p>
-
-<p>Le champagne coula en l’honneur de la Nouvelle
-Terre et Marie Erikow en but un grand nombre de
-coupes, accompagnées d’amandes grillées mélangées
-de gros sel.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le sort de Lopez l’intriguait, l’angoissait même.
-Inconsciemment, elle avait voué le beau et infortuné
-matelot au sort de Buridan, et maintenant, elle craignait
-que ce vœu n’eût été soudainement réalisé. Les
-paroles ambiguës de Van den Brooks avaient jeté le
-trouble dans son âme. Cependant, elle n’osait interroger
-personne.</p>
-
-<p>Le déjeuner fini, elle se retira sous prétexte de
-boucler ses malles et gagna la cabine du capitaine
-Halifax. Elle frappa.</p>
-
-<p>— Entrez, répondit une voix enrouée.</p>
-
-<p>Apercevant la Russe, Halifax-le-Borgne bondit du
-lit étroit où il était étendu, en bras de chemise et
-secouant sur sa paume une pipe refroidie. Il mâchonnait
-des excuses et semblait confus d’être surpris en
-si familier accoutrement par la passagère, l’unique
-passagère.</p>
-
-<p>— Ne vous excusez pas, capitaine, dit la Russe.
-Vous êtes chez vous, restez à votre aise.</p>
-
-<p>La cabine sentait la saumure et le tabac. Halifax — méticuleusement
-propre d’ailleurs — n’aimait
-que ces frustes parfums.</p>
-
-<p>— Et que puis-je pour vous, Madame ?</p>
-
-<p>— Un simple renseignement. Un potin du bord, si
-vous préférez. Voilà. Il paraît qu’il y a eu un accident
-cette nuit. M. Van den Brooks n’en dit pas long à ce
-sujet et je suis inquiète, inquiète… Je ne sais même
-pas quelle est la victime. Mais la pensée qu’il y a
-quelqu’un de souffrant à bord m’est insupportable. Je
-voudrais tant faire quelque chose. Les soins d’une
-femme peuvent être précieux. Et un secours d’argent,
-peut-être ?</p>
-
-<p>Halifax, caressant sa pipe sur ses narines, écoutait
-sans mot dire. Je ne puis dire qu’il souriait, car le
-Borgne n’avait souri que deux fois dans sa vie : le
-jour où il avait porté sa femme en terre et le jour où
-Van den Brooks lui confia le commandement du
-yacht. Il n’avait d’ailleurs dans sa longue carrière
-pleuré qu’une seule fois, et ce fut le jour de son baptême.</p>
-
-<p>— Ne soyez pas aussi mystérieux que M. Van den
-Brooks, parlez, capitaine. Je tiens à soulager ce malheureux…</p>
-
-<p>— Le malheureux en question, Madame, s’il souffre
-actuellement c’est de maux que vous ne pourriez
-soulager, malgré tant de bonne volonté. Et je crois
-volontiers qu’il est en train de rôtir sur la broche du
-diable, parlant par respect.</p>
-
-<p>Et Halifax, qui était un mécréant superstitieux,
-esquissa un vague signe de croix.</p>
-
-<p>La Russe l’imita, se signant avec le pouce, à la
-manière orthodoxe.</p>
-
-<p>— Mort, murmura-t-elle. Comment s’appelait-il ?</p>
-
-<p>— Lopez, Madame, l’homme qui chantait.</p>
-
-<p>— Et comment l’accident est-il arrivé ?</p>
-
-<p>— Entre nous, Madame, il ne s’agit pas d’un accident,
-mais d’un crime, bel et bien. Lopez avait à bord
-un ennemi mortel et il ne fait pas bon — croyez-en
-ma vieille expérience — avoir à ses trousses un gars
-dans le genre de Tommy Hogshead, dont l’âme est
-bien plus noire que la peau. Je ne reproche rien à
-M. Van den Brooks, qui sait ce qu’il fait mieux que
-nous : mais je pense que le chat à neuf queues a
-mal servi l’Espagnol, le jour où fut fouetté Tommy.
-Déjà, les deux gaillards s’étaient battus — pour
-une histoire de rhum — et le nègre, aussi fort qu’il soit,
-n’avait pas eu le dessus. Lopez était un boxeur
-remarquable et il était capable de couper le sifflet à
-une bonne douzaine de sacripants. C’est pourquoi le
-Muid l’a pris traîtreusement et l’a balancé par-dessus
-bord. Telle est du moins ma supposition.</p>
-
-<p>— Mais que va-t-on faire du meurtrier ? Il sera
-pendu, je pense bien.</p>
-
-<p>— Bah ! Pas de preuves. Tout ce que je vous dis
-là, c’est mon idée. Mais je n’ai pas assisté à la scène.
-Je mettrais ma main au feu que tout s’est passé
-comme je vous le représente, mais je n’ai pas un
-témoin à citer, pas un fait à invoquer. Le nègre
-voulait se venger. Il s’est vengé. Que faisait Lopez
-à cette heure sur le pont, au lieu de dormir comme ses
-camarades ? Cela, c’est une affaire entre les étoiles, la
-mer, Tommy Hogshead et le défunt. Pour moi,
-mystère.</p>
-
-<p>La Russe se sentit gênée, bien qu’Halifax fixât
-attentivement le cadran d’une montre accrochée au
-mur.</p>
-
-<p>— Et qu’en pense M. Van den Brooks ?</p>
-
-<p>— Ce que pense M. Van den Brooks, il le garde
-généralement pour lui, Madame. En tout cas, il ne
-paraît point attacher d’importance à l’incident,
-comme il dit. Lopez a eu l’imprudence de se baigner
-au clair de lune. Tant pis pour lui. Telle est son
-oraison funèbre et l’opinion de notre maître qui est
-celle de ses serviteurs…</p>
-
-<p>Marie se leva et remercia le capitaine. Rentrée dans
-sa cabine, elle mit sa tête dans ses mains et se prit à
-songer…</p>
-
-<p>Bientôt retentirent des coups de sifflet, des bruits
-de chaînes et de palans. Le <i>Cormoran</i> ralentissait sa
-course. Tout l’équipage était à son poste de manœuvre.
-On jetait l’ancre.</p>
-
-<p>Marie baigna ses yeux et monta sur le pont. Le
-navire était amarré dans une crique, entre de hautes
-et verdoyantes collines. Une plage de sable très blanc
-s’inclinait doucement vers la mer…</p>
-
-<p>L’Ile, c’était l’Ile.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch18">CHAPITRE XVIII<br />
-<span class="sc">L’île Van den Brooks.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">« In the afternoon they came into a land</div>
-<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">« In which it seemed always afternoon. »</div>
-</div>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Tennyson</span>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Le débarquement s’opéra avec une solennité qui ne
-laissa pas d’étonner les voyageurs. Les matelots
-s’étaient rangés en bon ordre sur le pont. Précédé de
-l’esclave hindou qui portait une cassette de bois précieux
-et conduisait Captain Joë et l’ara, tous deux
-liés à une chaîne d’or, Van den Brooks s’avança vers
-la coupée et fit signe à ses hôtes de le suivre.</p>
-
-<p>— Tiens, fit Leminhac, quel est ce personnage de
-Mi-Carême ?</p>
-
-<p>Et il désignait Jeolly, l’Hindou.</p>
-
-<p>— Je ne l’avais encore jamais vu… Et vous,
-Madame ?</p>
-
-<p>— Ni moi non plus, répondit Marie.</p>
-
-<p>Comme ils s’apprêtaient à monter dans le canot — le
-même qui les avait menés à bord — où le marchand
-avait pris place, ils virent une barque se détacher
-de la rive prochaine. C’était une pirogue dont l’avant
-recourbé s’ornait d’une tête sculptée en bois d’ébène,
-avec des yeux de nacre, des oreilles en écaille, une
-longue barbe et des lèvres peintes en rouge. Un jeune
-homme bronzé, mais point noir, s’y tenait au centre,
-appuyé sur une lance ; il était nu ; des fleurs passées
-dans ses oreilles et les cheveux poudrés à frimas d’une
-sorte de chaux.</p>
-
-<p>— C’est un des grands de mon royaume, dit Van
-den Brooks.</p>
-
-<p>La pirogue étant à portée de voix du canot, le
-jeune sauvage poussa un cri. Les rameurs abandonnèrent
-leurs avirons et se dressèrent, poussant une
-clameur que répéta l’écho des collines. Puis ils reprirent
-leur place et revinrent à force de rames vers le
-rivage.</p>
-
-<p>L’air était doux, embaumé de mille aromes. La
-lumière baissait, dorant de ses rayons jaunissants le
-sable de la plage sur laquelle se trouvaient rassemblés,
-en deux groupes, des hommes bronzés comme le guerrier
-de la pirogue et des jeunes femmes, fort blanches,
-vêtues d’étoffes multicolores et soyeuses, le front et
-les épaules ornés de fleurs inconnues. Lorsque Van
-den Brooks mit le pied sur le sol de son île, tous
-se prosternèrent, puis les femmes, se relevant,
-semèrent sur ses pas des brassées de fleurs, dont
-les larges pétales écarlates ouvrirent bien vite
-aux voyageurs un chemin de sang. Les guerriers
-fermèrent la marche et le cortège s’avança par une
-route qui gravissait les flancs de la colline, bordée
-d’orangers et de haies de mûriers.</p>
-
-<p>Van den Brooks, silencieux, demeurait solitaire à
-quelques pas des passagers qui le suivaient docilement.</p>
-
-<p>Le maître du navire semblait plongé dans une austère
-méditation et sa haute figure revêtait une gravité
-surprenante.</p>
-
-<p>— Il marche comme un grand prêtre, dit Leminhac.
-Il a bien de l’allure pour un marchand de
-cotonnades.</p>
-
-<p>Le professeur, que ce faste flattait, observait les
-naturels et la végétation.</p>
-
-<p>— Cette île doit être d’une grande fertilité, dit-il.
-Le climat est sans doute tempéré et toujours égal.</p>
-
-<p>Marie Erikow ne put s’empêcher de murmurer ces
-vers :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">« Un après-midi, ils arrivèrent dans un pays</div>
-<div class="verse">« Où paraissait régner un éternel après-midi. »</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">et elle crut aborder en rêve sur une terre où les choses
-ne changent point et dont la lumière rosée caressa,
-un soir, la « mélancolie aux doux yeux » des Mangeurs
-de Lotus.</p>
-
-<p>Helven regardait, étonné et ravi par l’étrangeté du
-décor. Comme il considérait un des guerriers de l’escorte,
-l’étonnement se peignit sur son visage et il
-communiqua à son voisin, le professeur, une observation
-qui fit retourner celui-ci.</p>
-
-<p>— Victime de quelque accident, sans doute, fit
-Tramier. Dommage. C’est un superbe spécimen de la
-race.</p>
-
-<p>Le guerrier en question était d’une haute stature ;
-la proportion de ses formes était d’une harmonie
-antique. Sa peau était fortement hâlée ; ses cheveux
-longs et poudrés — ce devait être la coutume de l’île — mais
-il était pénible de ne voir, au bout de son bras
-gauche, où les muscles saillaient, qu’un moignon
-hideux et difforme.</p>
-
-<p>La vue de ce mutilé superbe et grave causa à Helven
-un tel malaise que le paysage, pourtant si calme et
-doré par le crépuscule, lui parut brusquement sinistre.</p>
-
-<p>Mais il ne voulut pas faire part de son impression.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Ils parvinrent dans une sorte d’hémicycle bordé
-par des collines toutes mouvantes de sombres feuillages
-et dont le centre était formé par une prairie d’un
-vert plus tendre, empourprée de ces fleurs dont
-aimaient à se parer les naturels. Du sommet d’une
-des collines, sur la droite, roulait en mugissant une
-cascade, dont les eaux, arrivées à la prairie, se
-divisaient en scintillants ruisseaux, entretenant ainsi
-dans cette oasis une éternelle fraîcheur.</p>
-
-<p>— L’Éden, dit Marie. Il ne nous a pas trompés.</p>
-
-<p>Et tous — même le spirituel avocat et l’exact professeur — aspirèrent
-d’une lente gorgée l’odeur d’un
-monde nouveau, d’un monde qui s’offrait à leur
-bouche comme un fruit ignoré, lisse, velouté comme
-une joue d’enfant. Avant de mordre, ils hésitaient sur
-le seuil du plaisir, et ils songeaient au Jardin
-des premières délices.</p>
-
-<p>La voix de Van den Brooks rompit le silence doré.
-Il s’arrêta et le cortège demeura immobile à sa suite.</p>
-
-<p>— Ma demeure, fit-il, tourné vers ses hôtes et étendant
-le bras.</p>
-
-<p>Suivant son geste, dans les entrelacs d’une exubérante
-végétation où se confondaient les plantes de
-tous les climats, aloès, cactus, plantes tropicales épineuses
-et charnues, cocotiers, goyaviers, arbres à
-pain, bois de rose et de santal, et jusqu’à des pins
-parasols qui rappelèrent à Helven les soirs sur le
-Pincio, ils distinguèrent, ombragé de palmes, un
-édifice aux larges bases, formant une masse sombre
-et rougeoyante par endroits, adossé à un rocher de
-granit rouge, veiné de vert.</p>
-
-<p>— Venez, dit Van den Brooks, vous serez les bienvenus.</p>
-
-<p>Il prirent alors une allée, pavée de lave grise,
-bordée de cactus, de figuiers de Barbarie et de palmiers,
-qui les conduisit au bas du large perron qu’ornaient
-des rampes en corail.</p>
-
-<p>— Quelle délicieuse résidence ! murmurait le professeur,
-les yeux écarquillés derrière son binocle.</p>
-
-<p>L’Hindou qui avait disparu quelques instants se
-montra au sommet de l’escalier et se prosterna, tandis
-que Van den Brooks et ses hôtes gravissaient les
-degrés.</p>
-
-<p>L’édifice s’étendait sur une grande largeur, ceint
-d’un péristyle fait de piliers en bois de teck qui supportaient
-un toit recouvert de feuilles de palmiers.</p>
-
-<p>— Il ne pleut jamais dans mon île, dit le marchand.
-Seule, une rosée nocturne, abondante, donne à ce sol
-son admirable fécondité.</p>
-
-<p>La porte massive et ronde s’ouvrait sur une sorte
-de vestibule d’où l’on apercevait un patio rustique,
-au milieu duquel fusait un jet d’eau. D’énormes jarres
-d’argile jaillissaient des arums aux pétales de cuir
-blanc et parfumé, des sortes de digitales bleues, et
-aussi les gerbes pourpres de l’île. Sur le seuil de la
-maison veillaient deux gigantesques fétiches d’ébène
-au masque laqué de rouge.</p>
-
-<p>Dans le vestibule, les serviteurs, pour la plupart
-des naturels vêtus de cette curieuse soie végétale, fort
-douce à toucher, que les voyageurs avaient déjà
-remarquée, se trouvaient réunis. Ils se prosternèrent,
-puis, sur l’ordre du maître, s’apprêtèrent à conduire
-les hôtes à leurs appartements.</p>
-
-<p>Les chambres étaient simples, mais en tous
-points confortables : tendues de nattes, meublées de
-rotins et de larges divans qui servaient de lits. Portes
-et fenêtres demeuraient ouvertes, voilées seulement
-de rideaux en perles de bois rouge et noir.</p>
-
-<p>Marie Erikow, très lasse, s’étendit et, ayant prié
-Helven de l’excuser auprès du marchand, s’endormit
-au murmure du jet d’eau.</p>
-
-<p>Helven se pencha à sa fenêtre. Il vit une prairie
-d’herbe douce, à la lisière d’un bois épais. L’ombre
-de la nuit rôdait déjà. Une vapeur bleue s’élevait des
-arbres et de la terre comme un encens d’une cassolette
-invisible. Et le grondement lointain de la cascade
-accompagnait la musique silencieuse du soir.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Les quatre hommes se retrouvèrent à table. Le repas
-était servi dans une pièce fort vaste, ornée de colonnes
-en bois précieux. Le plafond était soutenu par de
-puissantes travées entre lesquelles se massait la nuit.
-D’une lourde chaîne de cuivre descendait une lampe
-à trois becs qui versait une clarté jaune sur la
-nappe et les cristaux, et par instants un souffle mystérieux
-lui imprimait une oscillation qui déplaçait les
-ombres dans la chambre. Van den Brooks, le buste
-très droit, semblait avoir le front dans les ténèbres.
-Les mets étaient apportés par des jeunes filles vêtues
-de blanc, couronnées de fleurs, et qui, dans l’obscurité,
-glissaient sans bruit comme des visions
-élyséennes. L’Hindou se dressait hiératique, appuyé
-contre une colonne et paraissait se confondre avec
-l’ébène.</p>
-
-<p>L’ensemble de la scène offrait un curieux mélange
-de raffinement et de barbarie. Sans doute était-ce
-l’étrangeté du décor, mais les trois convives de Van
-den Brooks se seraient sentis plus à l’aise dans l’étincelante
-salle à manger du <i>Cormoran</i>. Tout autour
-d’eux était mystère, et un pareil mystère à des
-milliers de lieues de toute civilisation, dans une île
-inconnue, au milieu du Pacifique, n’est pas chose
-fort rassurante. L’amphitryon n’était guère fait
-pour dissiper le trouble vague de leurs cœurs.</p>
-
-<p>Aussi le repas fut-il assez morne.</p>
-
-<p>— Notre étoile nous manque, dit Leminhac.</p>
-
-<p>— Ne saurez-vous donc jamais vous passer de la
-société des femmes ? répondit Van den Brooks. Vous
-voilà bien, vous autres Français.</p>
-
-<p>— J’avoue, déclara Tramier, que je regrette moins
-ce soir la présence de notre charmante amie. Je
-me sens fort las et je vous demanderai la permission
-de me retirer.</p>
-
-<p>Ils se levèrent. Chacun rentra dans son appartement
-où deux servantes d’une grande beauté et de
-manières douces et indolentes leur préparèrent un
-bain très chaud, à la mode japonaise…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Sous le soleil matinal, l’île, couverte de rosée, étincelait
-comme un diamant. Levés dès l’aube, Helven et
-Leminhac partirent en excursion, escortés par l’Hindou
-que Van den Brooks leur avait assigné pour guide.</p>
-
-<p>La résidence du marchand avait été construite
-dans un endroit solitaire ; autour d’elle, disséminées
-dans les arbres, on ne voyait que quelques
-cases, sans doute habitées par les serviteurs.</p>
-
-<p>Les passagers prirent un sentier encaissé entre des
-rochers et au bord duquel coulait un torrent. Ils arrivèrent
-ainsi au sommet d’une colline d’où l’immensité
-du Grand Océan s’offrit à leurs regards. Ils purent aussi
-considérer le panorama de l’île étendue à leurs pieds.</p>
-
-<p>— Elle a vraiment la forme d’une harpe, dit
-Helven. M<sup>me</sup> Erikow avait raison.</p>
-
-<p>Devant eux émergeait la tête creuse et noire du
-volcan, qui paraissait plus sinistre et plus désolé,
-dominant l’ondulation des feuillages innombrables.</p>
-
-<p>Des colombes au plumage feu volaient au-dessus
-de leurs têtes. Quelques-unes se posèrent près des
-étrangers et elles étaient si peu craintives qu’Helven
-put en caresser une.</p>
-
-<p>— Ces innocentes créatures, dit Leminhac, ne nous
-connaissent pas encore. C’est pourquoi elles sont si
-confiantes.</p>
-
-<p>Sur l’autre versant de la colline s’étageait un
-village entouré de vergers. Les maisons, recouvertes
-de feuilles de palmier, étaient basses, mais d’aspect
-riant. Curieux de voir de plus près les naturels,
-Helven et Leminhac s’acheminèrent à travers bois,
-précédés par leur guide. Le son bizarre et aigu d’un
-instrument de musique les arrêta à la lisière ; ils
-contemplèrent alors quelques instants, dissimulés
-derrière les troncs, un spectacle gracieux.</p>
-
-<p>Les habitations étaient faites d’un toit incliné
-reposant sur des piliers et sans aucune espèce de
-muraille. Ils virent des femmes accroupies devant
-des pierres d’où montait une fumée bleuâtre et
-aromatique ; un vieillard raccommodait un filet de
-pêcheur ; un enfant jouait d’une sorte de trompe
-de bois et, autour de lui, des jeunes gens et des
-jeunes filles, demi-nus, et tous couronnés de fleurs
-pourpres, dansaient.</p>
-
-<p>— Mais, chuchota Leminhac, nous sommes vraiment
-dans l’île des Philosophes.</p>
-
-<p>— Dans l’île des Bienheureux, dit Helven.</p>
-
-<p>L’air était imprégné de joie. D’humides senteurs
-glissaient à travers les feuilles dont la rosée achevait
-de s’évaporer.</p>
-
-<p>Les étrangers sortirent de leur cachette et, à leur
-vue, les naturels se réfugièrent, comme épouvantés,
-dans leurs cases. Bientôt rassurés d’ailleurs, ils vinrent
-en foule autour d’eux et les jeunes filles leur jetèrent
-en riant des fleurs. Un vieillard leur fit signe de s’asseoir
-près de lui, sous un arbre. Alors un enfant, de peau
-très blanche et, lui aussi, enguirlandé de fleurs, se
-mit à chanter sur un air lent et tendre une chanson
-qu’un autre accompagnait d’une flûte.</p>
-
-<p>Les mains chargées de fleurs et de fruits, escortés
-par le riant cortège de jeunes filles, Helven et
-Leminhac s’éloignèrent de cet Éden.</p>
-
-<p>— Mais, dit l’avocat, il n’y a donc point d’hommes
-dans cette île ?</p>
-
-<p>— En effet, répondit Helven, hormis les guerriers
-d’escorte de M. Van den Brooks, je n’en ai pas vu.</p>
-
-<p>Ils pénétrèrent alors dans une petite vallée. Les
-feuillages enlacés formaient au-dessus de leurs têtes
-les plus délicieux bosquets. Un ruisseau bruissait sur
-un lit de sable très blanc : des oiseaux à longue queue
-se posaient sur ses bords et plongeaient dans l’eau
-un bec aigu.</p>
-
-<p>— Des oiseaux de Paradis, dit Leminhac. Et
-M<sup>me</sup> Erikow n’est pas là !</p>
-
-<p>— Décidément, fit Helven, notre marchand de
-cotonnades est plus et mieux qu’un philosophe. C’est
-un poète. Un poète seul peut découvrir une île
-pareille et la choisir pour résidence. S’il veut m’y
-garder, j’y reste.</p>
-
-<p>— Le lieu est charmant, dit Leminhac. Mais tous
-ces sauvages, danseurs et enguirlandés, ne me font
-pas oublier la rue de la Paix.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Fortement dégoûté, Helven s’éloigna de son compagnon
-qui, étendu sur l’herbe molle, allumait une
-cigarette.</p>
-
-<p>Il prit une sente moussue qui s’ouvrait dans le
-bois et la suivit quelques minutes. Quelle ne fut pas
-sa surprise à découvrir dans ce site enchanteur un lieu
-d’une abominable désolation.</p>
-
-<p>A ses yeux s’offrait une vaste clairière où les
-naturels avaient dû — il n’y avait pas longtemps
-encore — édifier un village. Mais on ne distinguait
-plus que des troncs à demi-calcinés, quelques blocs
-de pierre noire. Seules, deux ou trois cases, que l’incendie
-avait épargnées à peu près, demeuraient encore
-debout. Cela suffisait pour montrer que la vie avait
-existé là et qu’elle n’était plus. Helven crut flairer
-au ras de ces décombres une écœurante odeur
-de décomposition. Il s’avança hardiment, traînant
-ses pas dans une poussière mêlée de cendre, songeant
-à un village d’Afrique sous ses palmiers déserts, après
-une razzia de négriers.</p>
-
-<p>Son pied heurta quelque chose. Il se baissa. Tâtant
-avec la pointe de son soulier, il fit sortir un ossement,
-autour duquel grouillaient des fourmis.</p>
-
-<p>Brusquement, une épouvante l’envahit. L’air se
-glaçait. Les arbres et les buissons étaient hostiles.
-L’odeur de cadavre emplissait ses narines.</p>
-
-<p>A toutes jambes, il prit la fuite.</p>
-
-<p>Dans le sentier, il bouscula l’Hindou qui venait à
-sa rencontre. Celui-ci le saisit par le bras et Helven
-reconnut une poigne vigoureuse. Le fidèle serviteur
-du trafiquant le regarda de telle façon que le jeune
-peintre pensa :</p>
-
-<p>— Ce doit être là une promenade réservée.</p>
-
-<p>Il affecta pourtant un calme souriant et, débouchant
-dans le vallon où l’attendait Leminhac, il
-aperçut, ferme et immobile comme un roc qui attend
-le vaisseau désemparé, ayant derrière lui le dôme des
-forêts et la cime du volcan, le Maître de l’Ile et du
-Navire.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch19">CHAPITRE XIX<br />
-<span class="sc">Les joyaux engloutis.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>« Aris, ayant fait une bonne pêche
-au clair de la lune, en porta une
-partie au Roi auprès de qui il
-trouva une troupe de jeunes filles
-nues, qui dansaient, jouant sur
-un bois creux comme une pompe
-qui rend quelques sons sur lesquels
-les jeunes filles réglaient
-leurs pas… »</p>
-
-<p class="sign"><i>Voyages</i> d’<span class="sc">Aris Claesz</span> (1616).</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Van den Brooks accueillit le jeune peintre avec un
-sourire ambigu.</p>
-
-<p>— Il ne faut pas vous aventurer sans guide,
-Monsieur Helven, dans les méandres de l’île.</p>
-
-<p>— Y aurait-il des pièges à loups ? demanda brusquement
-l’Anglais qui avait repris son sang-froid.</p>
-
-<p>Van den Brooks éclata d’un bon rire :</p>
-
-<p>— Oh ! que non ! Il n’y a pas de loups dans mon île
-fortunée. Il n’y a que des agneaux, beaucoup
-d’agneaux.</p>
-
-<p>Et sa voix s’infléchissait tendrement.</p>
-
-<p>— Avez-vous vu quelques-uns de mes sujets,
-demanda-t-il aux deux visiteurs, tandis qu’ils se
-mettaient en route.</p>
-
-<p>— Oui, répondit l’avocat, nous avons eu le spectacle
-le plus idyllique que l’on puisse imaginer : des
-danses champêtres, des chants, des cortèges de jeunes
-filles enguirlandées de fleurs ; enfin tout mon
-« Télémaque » m’est revenu à la mémoire. Vos sujets
-me semblent fort heureux, Monsieur, et nous les
-avons enviés, Helven et moi…</p>
-
-<p>— Oui, fit le marchand de cotonnades avec componction.
-Et comme ils m’aiment…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Ils prirent pour rentrer une autre route et traversèrent
-un second village dont l’aspect était beaucoup
-moins riant que le premier. Il n’y régnait pas
-cette animation charmante qui avait ravi les deux
-étrangers. La nature était aussi belle, mais les vergers
-qui entouraient les cases semblaient moins bien entretenus.
-Ni jeux, ni chants, ni danses. Un silence de
-plomb que rompaient seulement le bruit de la mer se
-brisant au loin sur les récifs et le roucoulement des
-colombes dans les feuillages. Quelques fumées s’élevaient
-au-dessus des habitations où les femmes
-vaquaient aux soins domestiques. Sur le seuil du
-village, ils aperçurent un homme nu assis sur un
-bloc de lave. A leur approche, l’homme quitta sa
-place et vint au-devant des étrangers. C’était un
-naturel grand et bien proportionné. A quelques pas
-d’eux, il se prosterna selon l’usage qui paraissait
-général ; puis, tournant vers Van den Brooks une face
-émaciée où luisaient des yeux de fièvre, il agita,
-comme un suppliant, des moignons purulents et
-hideux.</p>
-
-<p>Ce spectacle évoqua aussitôt dans l’esprit d’Helven
-celui du guerrier mutilé et il ne put réprimer un
-mouvement d’horreur. Leminhac éprouvait aussi
-un dégoût très vif. Ce paysage enchanteur était
-soudainement terni et souillé par deux poings
-sanglants et frénétiques.</p>
-
-<p>Van den Brooks impassible, continuant sa
-marche, baissa sur l’homme le rayon de ses lunettes
-vertes. Et cet homme se prosterna lentement :
-Helven vit deux larmes rouler de ses yeux égarés.</p>
-
-<p>Il n’osa interroger le marchand qui, d’un ton plein
-d’aménité, leur montrait, à mesure qu’ils avançaient,
-les merveilles et les singularités de l’île. Ils traversèrent
-sur un pont de bois une rivière encaissée entre
-des roches grisâtres et dont l’eau coulait sur un lit de
-lave, d’un noir d’encre.</p>
-
-<p>— Cette rivière, dit Van den Brooks, roule des
-paillettes d’or.</p>
-
-<p>Mais ni l’air parfumé d’aloès et de muscade, ni le
-murmure des sources, ni les prairies où paissaient des
-bœufs blancs et noirs, rien de ce qui faisait la splendeur
-fertile de cette terre ne pouvait dissiper le malaise
-étrange d’Helven.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Leminhac semblait enchanté de sa promenade et
-il se montra particulièrement brillant au déjeuner.
-Marie Erikow complètement reposée et qui, en compagnie
-du professeur, avait fait quelques pas dans
-l’île, était aussi d’excellente humeur. Quant à Tramier,
-une vieille toquade de botanique l’avait repris
-et il ne pensait qu’à confectionner un herbier avec
-les plantes de l’île Van den Brooks.</p>
-
-<p>— Vos jeunes filles, dit Marie Erikow au marchand,
-sont ravissantes. Et vêtues avec un goût !
-Quelle est donc cette admirable étoffe dont elles font
-leurs habits et qui est pareille à la soie ?</p>
-
-<p>— C’est, en effet, dit le professeur, une soie végétale.
-J’ai reconnu le « <span lang="la" xml:lang="la">phormium tenax</span> », n’est-ce
-pas, Monsieur Van den Brooks ?</p>
-
-<p>— Plus exactement, dit le marchand, le mûrier à
-papier, très abondant dans mon royaume.</p>
-
-<p>— Votre royaume ? objecta l’avocat. Mais ne
-craignez-vous pas d’être obligé d’en abandonner un
-jour la suzeraineté à quelqu’une de ces odieuses
-grandes Puissances ?</p>
-
-<p>— Non, dit Van den Brooks, ma souveraineté
-n’est pas de celles qui se perdent.</p>
-
-<p>— Vous avez retrouvé l’âge d’or, exclama Marie
-Erikow. Que vos sujets sont heureux !</p>
-
-<p>— Ils ne connaissent pas toute l’étendue de leur
-bonheur, répondit le maître de l’île ; ou plutôt, ils
-ne la connaissaient pas avant mon arrivée ; ils commencent
-à l’apprécier maintenant.</p>
-
-<p>— Je m’en doute, pensa Helven, qui songeait aux
-supplications gémissantes du stropiat.</p>
-
-<p>— Vous devez être fort bon pour eux, remarqua
-la Russe attendrie.</p>
-
-<p>— Je leur ai donné tout ce qui leur manquait,
-repartit le trafiquant. Ils avaient un sol fertile, des
-vergers chargés de fruits, des prairies émaillées de
-fleurs, un éternel été, des eaux douces, un air
-embaumé ; ils vivaient là, dans l’innocence des premiers
-âges, sans passions, puisqu’ils pouvaient satisfaire
-tous leurs désirs. Sans doute, ils étaient heureux,
-mais il leur manquait l’essentiel.</p>
-
-<p>— Quoi donc, alors ? demanda l’avocat.</p>
-
-<p>— Ils ne connaissaient pas la Loi.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Ce disant, le marchand se leva de table et conduisit
-ses hôtes dans le patio où des rafraîchissements
-étaient servis. Un velum orange tamisait la lumière
-et donnait à tous les visages un teint cuivré qui seyait
-à merveille à la beauté de la Russe.</p>
-
-<p>Helven, galant et froid, lui en fit compliment :</p>
-
-<p>— La reine au masque d’or, dit-il.</p>
-
-<p>— Non, répondit-elle, la reine sans masque.</p>
-
-<p>Helven sourit et Marie comprit que le galant était
-perdu. Elle comprenait bien pourquoi ; mais elle
-comprenait mal comment.</p>
-
-<p>Elle se rabattit sur Van den Brooks :</p>
-
-<p>— Je tiens, dit-elle, à faire avec vous le tour du
-propriétaire. Vous allez d’abord me montrer votre
-palais, ensuite votre royaume.</p>
-
-<p>— A votre guise, répondit le trafiquant. Messieurs,
-ajouta-t-il en se tournant vers les hommes,
-vous plaît-il de faire avec nous cette visite ?</p>
-
-<p>Et il offrit son bras à M<sup>me</sup> Erikow.</p>
-
-<p>Toutes les pièces du palais ouvraient sur le patio ;
-de toutes on entendait bruire le jet d’eau dans sa
-vasque de malachite. La bibliothèque était fort bien
-garnie ; les salons, ornés de fétiches d’ivoire ou
-d’ébène, laqués, peints ou dorés, hérissés de clous,
-de cornes, de poils, avec des yeux blancs ou rouges,
-des masques convulsés, des bouches hurlantes.</p>
-
-<p>— Ce sont, dit Van den Brooks, les mauvais
-esprits qui troublaient mon peuple. Mon peuple
-n’avait qu’une croyance : celle des revenants dont
-ces horribles caricatures sont les emblèmes. Depuis
-que je suis ici, l’Esprit a chassé les démons et
-j’ai fait enlever tous ces pauvres simulacres qui
-forment, comme vous le voyez, une assez jolie collection.</p>
-
-<p>— Quel dommage, dit l’avocat, que Monsieur
-Jean Cocteau ne soit pas ici : il se pâmerait d’aise.
-Et vous, demanda-t-il à Helven, n’êtes-vous pas
-cubiste ? Il y a là de quoi inspirer toute une esthétique.</p>
-
-<p>On abandonna visages et faux-visages grimaçants
-pour pénétrer dans une salle oblongue où la lumière
-ne filtrait qu’à travers des stores épais de soie rouge
-et verte. Des nattes étaient tendues sur le sol, jonchées
-de coussins durs. De petites tables de laque, très
-basses, étaient disposées à côté des nattes, avec des
-lampes ornées d’araignées de bronze et, tout auprès,
-des pipes et des flacons de jade. Un énorme Bouddah,
-pareil à celui que Marie avait vu sur le <i>Cormoran</i>,
-rougeoyait dans un angle.</p>
-
-<p>— Ici, dit Helven, c’est sans doute le Temple de
-la Drogue ?</p>
-
-<p>Van den Brooks s’inclina :</p>
-
-<p>— S’il vous plaît d’en user, fit-il.</p>
-
-<p>Marie battit des mains :</p>
-
-<p>— Oh ! oui, ce soir, ce soir…</p>
-
-<p>Les autres pièces n’avaient rien de remarquable :
-on revint dans la bibliothèque.</p>
-
-<p>— Je vais, dit Van den Brooks, vous donner la
-plus grande preuve d’amitié et de confiance que j’aie
-jamais donnée à personne. Je vais vous montrer ce
-qui, depuis des siècles, n’a jamais été vu par d’autres
-yeux que par les miens.</p>
-
-<p>Il s’approcha d’un rayon et déplaça légèrement
-une précieuse édition du « Vathek » de Beckford. Le
-casier des livres tourna sur lui-même et une porte de
-fer apparut, qui fut ouverte d’ailleurs avec un procédé
-analogue, cher aux auteurs de films cinématographiques.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Fort intrigués, les quatre voyageurs suivirent
-leur hôte qui descendait les degrés d’un petit escalier
-en vis, creusé dans le granit.</p>
-
-<p>Helven pensa que le rocher adossé à la maison
-constituait ainsi une heureuse porte de sortie.</p>
-
-<p>L’escalier donnait accès à une sorte de galerie
-naturelle, fort basse, et qui suivait un plan incliné.
-Helven en déduisit — et il ne se trompait pas — que
-cette galerie devait aboutir à la plage. Van den
-Brooks marchait en tête, une lampe électrique à la
-main, presque courbé en deux. Des gouttes d’eau
-suintaient le long des parois et s’écrasaient tantôt
-sur une main, tantôt sur un visage, sensation désagréable
-qui fit pousser à Marie des cris aigus.</p>
-
-<p>— N’ayez aucune crainte, dit Van den Brooks,
-nous arrivons.</p>
-
-<p>On entendait déjà le mugissement des flots et la
-sourde détonation des vagues sur les brisants. Van
-den Brooks tourna brusquement à droite. Helven,
-qui se tenait immédiatement derrière lui, distingua
-sous le rayon direct de la lampe une paroi de rocher
-et une plaque de cuivre. Un ressort joua et, presque
-à plat ventre, la petite troupe pénétra par une
-ouverture circulaire dans un puits de ténèbres et de
-silence.</p>
-
-<p>Clac, le bruit sec d’un commutateur. La lumière
-ruisselle sur les parois rugueuses d’une crypte. La
-paroi granitique s’empourpre comme d’un sang
-fraîchement versé. De petites facettes de mica
-scintillent et, dans l’ombre de la voûte, c’est un
-battement d’ailes nocturnes effarouchées.</p>
-
-<p>Marie Erikow affectait une audacieuse assurance.</p>
-
-<p>— En plein roman, dit-elle. Vive Van den Brooks !</p>
-
-<p>Helven songeait :</p>
-
-<p>— Il doit y avoir une fissure dans la voûte, puisqu’il
-niche ici des oiseaux de mer et que l’air n’est pas
-vicié.</p>
-
-<p>Mais il fut arraché à ses déductions policières par
-l’attitude du marchand.</p>
-
-<p>Celui-ci se tenait debout au centre de la crypte,
-la barbe étincelante de rayons. Ses lunettes brillaient
-d’un éclat vraiment diabolique. Il semblait l’officiant
-de quelque rite obscur et cruel.</p>
-
-<p>Soudain, il se baissa, prononçant des paroles
-incohérentes. Un disque de pierre tourna et un coffre
-d’acier vint émerger automatiquement à la surface ;
-il y eut un déclic. Avec des mouvements dont
-il réprimait mal la fébrilité, le maître du navire fit
-jouer les serrures, puis, d’un grand geste, il releva le
-couvercle pesant :</p>
-
-<p>— Regardez, cria-t-il, regardez…</p>
-
-<p>Sous les feux des lampes électriques, un prodigieux
-trésor s’enflammait comme un brasier. C’était un
-sabbat de pierreries, une orgie d’émeraudes, de
-rubis, de topazes ; des grappes de perles s’écroulaient ;
-les yeux troubles des opales luisaient ; les saphirs
-faisaient songer aux sultanes des mille et une nuits ;
-les améthystes, à d’éblouissantes religions. Deux
-escarboucles roulèrent sur le sol ; Marie Erikow
-les prit dans l’ombre pour des prunelles de chat.</p>
-
-<p>Van den Brooks, transformé, frénétique, plongeait
-ses coudes dans le coffre, brassait les diamants et
-retirait par instant ses mains qu’il tenait hautes,
-comme s’il eût voulu égoutter leur magnificence.</p>
-
-<p>— C’est beau comme la mer phosphorescente,
-c’est plus beau qu’elle, haletait-il. C’est du sang,
-c’est du feu, cela brûle, cela grise. C’est à moi, à moi.
-C’est mon vin, ma folie, ma divinité…</p>
-
-<p>Tramier prit le bras d’Helven :</p>
-
-<p>— Ces trésors sont prodigieux ; mais toutes ces
-pierres sont peut-être fausses. En tout cas, je crois
-notre hôte décidément fou et en bon chemin pour la
-paralysie générale.</p>
-
-<p>— C’est une opinion, chuchota Helven.</p>
-
-<p>Il se tut, car Van den Brooks se retournait. Le
-maître de l’île avait repris son calme.</p>
-
-<p>— Savez-vous, dit-il, qui m’a livré ces trésors
-fabuleux ? Il y a là pour des millions et des
-millions de pierreries, des diamants gros comme
-des œufs, des perles roses et noires. Savez-vous qui
-m’a fait cette largesse ?</p>
-
-<p>« La mer, continua-t-il gravement. Et regardez ce
-qu’elle m’a livré aussi.</p>
-
-<p>Il plongea ses bras dans le coffre, fouilla un
-moment et retira une boule jaunâtre. C’était une
-tête de mort : une émeraude s’était logée dans son
-orbite.</p>
-
-<p>Puis il rejeta le crâne parmi les pierreries, referma
-le coffre et s’assit sur le couvercle.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>— Un jour que je me promenais sur la pointe
-orientale de l’île, peu de temps après mon débarquement,
-mon pied heurta sur le sable d’une petite
-crique une planche rongée par la mer. Je ne doutai
-pas que ce ne fût une épave et je reconnus un fragment
-encore muni d’une serrure ancienne de fer
-ciselé. La rouille avait rongé si profondément le métal
-que j’eus beaucoup de peine à distinguer les détails
-de la ciselure. J’y parvins cependant. Je distinguai
-successivement quelques lettres : G… O… SA… et
-une date, 1592. C’était assurément l’épave d’un
-vaisseau brisé sur les récifs. Mon imagination évoqua
-aussitôt les galions espagnols chargés des diamants
-et de l’or du Pérou, de tous les trésors des Indes
-Orientales, que le vent et les courants entraînaient
-parfois dans des directions inconnues et qui, parfois
-aussi, venaient misérablement se rompre sur des
-écueils. Les lettres déchiffrées confirmèrent mon
-hypothèse. Après maints efforts, je reconstruisis ce
-nom : <i lang="es" xml:lang="es">Graciosa</i>.</p>
-
-<p>« La <i lang="es" xml:lang="es">Graciosa</i> avait dû couler aux abords de mon
-île. Il fallait la retrouver.</p>
-
-<p>« Grâce aux naturels qui sont de fort bons plongeurs,
-je pus bientôt avoir des indications intéressantes.
-Les plongeurs notèrent, en effet, à une profondeur
-d’une dizaine de brasses seulement, une carcasse de
-bateau à demi enlizée dans le sable et toute recouverte
-de coquillages. Je ne vous retracerai pas mes efforts
-personnels et ceux de mes ouvriers. Revêtu d’un
-scaphandre, je passai de longues heures, immergé,
-le pic à la main, pour dégager le navire englouti et
-m’en faciliter l’accès. Enfin, je pus pénétrer sur le
-gaillard d’avant et descendre dans les soutes. Vous
-ne sauriez imaginer l’horreur de ce cadavre de
-vaisseau, rongé par le sel, gonflé d’une eau noire,
-tout grouillant de poulpes et de crabes, dans le
-silence d’une mort séculaire. Je tremblais ; j’avançais
-pourtant.</p>
-
-<p>« La <i lang="es" xml:lang="es">Graciosa</i> était bien une goélette et ses
-flancs recélaient d’inestimables trésors. Des lingots
-d’or que les siècles avaient ternis — mais je sus bien
-reconnaître le précieux métal — s’amoncelaient
-parmi des algues. Ils étaient trop pesants : je les
-laissai à la mer qui faisait bonne garde.</p>
-
-<p>« Soudain, titubant dans cette eau obscure,
-embarrassé par mes semelles de plomb et le casque
-respiratoire, je heurtai un coffre volumineux. J’étendis
-la main, et ma main se posa sur quelque chose de
-lisse, de froid et d’un peu visqueux. C’était un crâne.
-Le coffre ouvert à grand’peine, car il était comme
-maçonné de coquilles, une Golconde apparut à
-mes yeux : les pierreries palpitaient dans la glauque
-pénombre.</p>
-
-<p>« Je ne sépare point ces joyaux engloutis et
-par moi ramenés à la lumière, de ce funèbre
-ossement poli par les flots. »</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Comme il achevait ces mots, Van den Brooks
-appuya sur un ressort invisible et le coffre redescendit
-dans la cachette.</p>
-
-<p>Muets, ses hôtes regagnèrent avec lui la fraîche
-demeure où fusait le jet d’eau, où les arums embaumaient
-dans des jarres étrangement peintes.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch20">CHAPITRE XX<br />
-<span class="sc">L’homme qui voulut être Dieu.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>« Vous connaîtrez en ceci que
-je suis le Seigneur : je vais frapper
-l’eau de ce fleuve avec la verge que
-j’ai en main et elle sera changée en
-sang. »</p>
-
-<p class="sign"><i>Exode</i>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>L’île tout entière baignait cette après-midi
-dans une telle douceur que les voyageurs sentirent
-peu à peu se dissiper le malaise causé par la scène
-de la crypte. Revenus à la lumière, ils cédèrent au
-charme amollissant de cette contrée où, sous un
-ciel toujours égal, les fleurs s’alanguissaient sur leur
-tige, sans se flétrir.</p>
-
-<p>— Ici, dit Marie Erikow, les fleurs meurent et ne
-vieillissent pas.</p>
-
-<p>— Cela est vrai, répondit l’avocat, la décrépitude
-est bannie de cette terre.</p>
-
-<p>Le professeur expliquait à Helven que Van den
-Brooks présentait incontestablement des troubles
-mentaux dont le principal était la fureur mégalomanique.</p>
-
-<p>— D’ailleurs, ajoutait Tramier, en dehors de ces
-accès qui pourraient avoir un jour de funestes conséquences,
-il faut convenir que c’est un homme
-accompli, fort intelligent et le plus aimable des hôtes.</p>
-
-<p>Le peintre ne lui paraissant pas prêter une attention
-suffisante à son diagnostic, il rejoignit Leminhac
-et Marie Erikow qui avait pris le bras de Van den
-Brooks.</p>
-
-<p>— Venez-vous ? demanda Marie à Helven. Nous
-allons visiter l’île sous la conduite de son roi.</p>
-
-<p>— Excusez-moi, dit Helven, je préfère rester sur
-la plage et prendre quelques croquis.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>En réalité, le jeune homme se sentait envahi d’un
-furieux besoin de solitude. Il avait toujours rêvé
-d’aventures, et l’Aventure s’offrait à lui. Van den
-Brooks était un vrai protagoniste de roman, mystérieux
-à souhait, peut-être même assez dangereux
-pour pimenter les derniers chapitres de l’histoire.
-Que signifiaient, en effet, ces horribles mutilations, cette
-adoration craintive des naturels pour le marchand
-de cotonnades ? Que signifiait le village brûlé ?
-Toutes les paroles de Van den Brooks revenaient
-à la mémoire du peintre et certaines prenaient un
-sens très lourd. Helven se rappela le soir où le trafiquant,
-le front tourné vers les astres, avait laissé
-tomber de ses lèvres : « Dieu n’est que le plus artiste
-des bourreaux ».</p>
-
-<p>Et pourtant, ce jour-là, malgré l’Aventure, dans
-cette curieuse atmosphère imprégnée à la fois d’une
-édénique sérénité et de menaces inconnues, dans cet
-air embaumé et peut-être saturé de poisons subtils, le
-peintre, jadis avide d’émotions fortes, se coucha sur
-le sable de la grève, en proie à cette lassitude que
-les Pères de l’Église ont nommée le <i lang="la" xml:lang="la">taedium vitae</i>.
-Marie Erikow n’était sans doute pas étrangère à cet
-abattement ; mais la tristesse d’Helven s’élargissait
-au delà d’une simple mésaventure amoureuse : elle
-embrassait les méandres de l’île, les récifs de coraux,
-les volcans sourcilleux, le ciel d’émail sombre et les
-houles du Pacifique. Une phrase de Nietzsche lui
-revint à l’esprit et, la prononçant, ses yeux se remplirent
-de larmes : « <i>Jadis, on disait Dieu en regardant
-sur les mers lointaines</i>… ».</p>
-
-<p>Il se leva. Décidé à chasser ses humeurs romantiques,
-il prit à travers bois, dans une direction
-opposée à celle suivie par le petit groupe. Le silence
-était profond. Dans l’enchevêtrement des branches
-et des feuillages qu’il écartait pour se frayer une
-route, des battements d’ailes effarés, une fuite
-brusque dans les buissons ; puis le silence se refermait
-et le bruit de la mer elle-même ne pénétrait
-pas cette sylve. L’odeur des plantes et des arbres
-était presque suffocante ; des aromes obscurs se
-condensaient sous cette voûte, comme en une cassolette
-bien close. Les tempes d’Helven battaient. Il
-avait hâte maintenant de trouver une clairière,
-d’aspirer une bouffée venue du large, de voir au-dessus
-de sa tête un morceau de ciel libre. De son
-bâton, il fauchait les lianes, abattait les basses
-branches, faisant sa trouée, les épaules en avant.</p>
-
-<p>Enfin, un rayon de soleil traversa les feuillages
-moins épais. Il respira.</p>
-
-<p>Alors, dans le silence, un hululement s’éleva, une
-plainte si vaste qu’elle paraissait sortir de la forêt et
-gagner l’espace des eaux amères, par-dessus les
-arbres et les collines, comme un vol de grues gémissantes.
-C’était une supplication monocorde, un peu
-rauque et d’une désolation infinie.</p>
-
-<p>Helven frémit. Cette île recélait donc dans ses
-plis embaumés les plus atroces douleurs ?</p>
-
-<p>Rejetant les branchages, il vit devant lui une
-clairière d’herbes fines. Au centre, étaient assis en
-cercle quelques personnages qui se livraient à une
-sorte de lamentation liturgique.</p>
-
-<p>Le soleil qui coulait sur leurs corps nus faisait
-miroiter de petites écailles d’argent. Au bruit des
-feuilles, ils se levèrent et marchèrent au-devant de
-l’étranger, tournant vers lui des visages blancs où
-les yeux n’étaient plus que des trous écarlates.
-Quelques-uns n’avaient plus de nez et de béants
-ulcères rongeaient leurs bouches.</p>
-
-<p>Un souffle d’épouvante passa sur le front d’Helven.
-Il s’enfonça dans la forêt, talonné par la Lèpre.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Les hôtes de M. Van den Brooks étaient déjà
-réunis autour de la table, lorsque le peintre entra
-dans la salle à manger, le visage encore un peu
-pâle.</p>
-
-<p>— Où diable étiez-vous donc ? demanda l’avocat.</p>
-
-<p>— J’ai fait, répondit Helven, une excursion fort
-pittoresque.</p>
-
-<p>Le marchand regardait le jeune homme avec
-beaucoup d’intérêt.</p>
-
-<p>— Nous déplorons, dit-il, que votre goût de la
-solitude vous ait entraîné loin de nous.</p>
-
-<p>— Si Sa Majesté le veut bien, fit Marie Vassilievna
-qui traitait maintenant Van den Brooks en
-souverain d’opérette, nous achèverons la soirée dans
-un certain Temple qu’elle nous a montré aujourd’hui
-et où il nous plairait assez d’officier en l’honneur
-du Seigneur des Pavots.</p>
-
-<p>— Volontiers, dit le trafiquant. L’opium est à la
-fois un sage conseiller et le maître des songes. Il fait
-bon reposer en sa compagnie, sur un oreiller de laque
-dure. J’ai de fort bonne drogue. Ce n’est pas comme
-à Paris où l’on tète du dross.</p>
-
-<p>— Bravo, fit Marie.</p>
-
-<p>— Pour moi, glissa Tramier, je m’abstiendrai,
-mais je vous regarderai volontiers.</p>
-
-<p>Helven et Leminhac acquiescèrent et l’on passa
-dans la fumerie.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Des lanternes, ornées d’oiseaux monstrueux sur
-fond rouge, éclairaient la pièce. Nous supposons que
-nos lecteurs ont tous lu Thomas de Quincey, Kipling,
-ou tout au moins Claude Farrère ; ils nous dispenseront
-donc de nous étendre longuement en des
-descriptions d’un effet facile et d’un goût un peu
-usé. Les amateurs de ce pittoresque recourront
-à leurs auteurs préférés ; quant aux amateurs de la
-drogue elle-même, ils connaissent ses merveilleux
-effets et son nom seul suffit à évoquer dans leur
-esprit des Palais de Béatitude que nulle brocante
-de verbe ou de style ne parviendrait à meubler.</p>
-
-<p>Bientôt le silence tomba des voûtes obscures et
-tout autour des lampes grésillèrent les boules
-soigneusement rôties dont l’odeur ne s’oublie point.
-L’Hindou préparait les pipes. Marie Erikow refusa
-d’ailleurs ses services. Elle tenait trop à la volupté
-d’amollir la goutte sacrée au bout de l’aiguille sur
-l’or crépitant de la flamme.</p>
-
-<p>Leminhac eut bientôt mal au cœur ; mais il eut le
-tact de ne pas se plaindre. Le professeur s’initiait
-prudemment aux Paradis artificiels. Quant aux
-autres, ils fumèrent, sans mot dire, les premières
-pipes.</p>
-
-<p>Bientôt cette lucidité élyséenne que donne l’opium,
-cette langueur d’après-midi qui n’atténue point
-l’éclat des images, envahirent l’esprit des fumeurs.
-Le professeur lui-même s’enivrait lentement du
-parfum qui, peu à peu, imprégnait les murs, les nattes,
-les étoffes, la nuit.</p>
-
-<p>Et ils étaient cette fois-ci bien pareils aux mangeurs
-de Lotus qui s’assirent au soir sur le sable
-jaune d’un pays où les choses ne changent pas, sur
-une plage au bord des flots, entre la lune et le soleil.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Comme ils glissaient ainsi sur les pentes exquises
-de la mort, il leur parut entendre une voix semblable
-à celle de Van den Brooks, mais ni les uns ni
-les autres ne surent la distinguer de leurs songes :</p>
-
-<p>— M’avez-vous pris, ô étrangers, disait le Maître
-du Navire, m’avez-vous pris pour un marchand de
-cotonnades ? Faut-il que vos esprits soient lourds et
-vos yeux aveuglés ? N’avez-vous donc point vu qui
-j’étais ; n’avez-vous pas compris le sens de mes
-paroles ?</p>
-
-<p>« Un roi, pensez-vous.</p>
-
-<p>« Non, un Dieu. »</p>
-
-<p>— Un Dieu, fit Tramier. Qui a dit cela ?</p>
-
-<p>Et il retourna la tête sur son coussin.</p>
-
-<p>— Comme cette odeur est entêtante, songeait-il.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>— Oui, un Dieu, reprit la voix. Je suis le Dieu de
-cette terre et le Dieu de ces hommes. Ils m’adorent
-et je dispose à la fois des fruits du sol, de la chair et
-du sang de mon peuple.</p>
-
-<p>« Sans doute, je n’étais qu’un homme autrefois.
-Mais cela ne m’a point suffi. J’ai voulu être Dieu.
-Je le suis.</p>
-
-<p>« Voici que j’ai débarqué sur cette terre, — et cette
-terre le Seigneur l’avait bénie entre toutes. Les vents
-orageux n’y soufflent point ; la rosée humecte les
-plantes ; le soleil et la lune la caressent de leurs
-rayons ; la mer lèche doucement ses rives. Mon île
-était le jardin des délices, le vase de la joie, le vaisseau
-de l’innocence.</p>
-
-<p>« Je vis des hommes et des femmes au corps harmonieux,
-au front couronné de fleurs. Ils vivaient
-nus et ne connaissaient point leur nudité. La terre
-produisait en abondance de quoi suffire aux besoins
-de ses enfants ; ils ne travaillaient point. Ne
-possédant rien en propre, ils ne se haïssaient pas.
-Bien au contraire, ils s’aimaient et s’unissaient entre
-eux, selon leurs goûts et selon les heures ; ils se
-séparaient avant que la lassitude ne devînt du
-dégoût ; et l’amour n’était pour eux ni une lame
-aiguisée, ni un feu dévorant, ni une folie hagarde.
-L’aube et le crépuscule se posaient sur leurs maisons
-comme un vol pacifique de colombes. La mort elle-même
-se parait de voiles candides ; elle les prenait
-par la main et ils la suivaient, croyant qu’elle les
-conduisait dans une autre île où les fleurs n’étaient
-pas moins belles, l’air moins embaumé et le ciel
-moins éclatant.</p>
-
-<p>« A voir cette félicité, mon cœur défaillit d’amertume.
-Depuis des siècles, me dis-je, ils jouissent d’un
-bonheur fait d’ignorance. Ils n’ont ni société, ni
-religion, ni morale, ni sanctions. Horreur ! Ils ignorent
-la Loi.</p>
-
-<p>« Et il me parut qu’un sombre nuage voilait subitement
-cette nature splendide. Car la destinée de
-l’homme n’est point d’être heureux, mais de connaître
-et d’appliquer la Loi.</p>
-
-<p>« Je résolus de la leur révéler et de les arracher
-ainsi à leur félicité coupable. Mais ce n’était point
-chose aisée, car ils ne m’entendaient pas. Rien, dans
-cette île qui n’avait pas changé depuis l’Éden, rien
-n’avait pu leur apprendre que l’homme est né pour
-travailler ; que toute joie, dans son essence, est
-damnable, sinon celle qui naît du bien accompli et
-de l’observance des préceptes ; que l’amour est une
-souillure ; que la loi enfin, la loi de l’Éternel, c’est la
-douleur.</p>
-
-<p>« Impuissant à faire pénétrer ces vérités salutaires
-dans leurs esprits corrompus par tant d’innocence,
-je procédai autrement que par des discours.</p>
-
-<p>« J’avais pour moi la force : des serviteurs résolus,
-des armes et tous les arguments que nous fournissent
-quelques livres de poudre, de chevrotines et pas mal
-encore d’autres ingrédients dont je vous parlerai
-tout à l’heure. Le fer et le feu, employés pour cette
-juste cause, contribuèrent à établir la Loi.</p>
-
-<p>« Loué soit le Tout-Puissant, qui m’a donné d’être
-son second et presque son égal sur cette terre
-immonde. Les desseins de la Providence sont cruels,
-mais je suis avec joie leur instrument.</p>
-
-<p>« Que je baigne mes mains dans le sang du pécheur ;
-que je déchire ses entrailles ; que j’arrache ses yeux.
-Ma violence et ma rage bienfaisantes lui ouvriront
-l’éternité. Qui n’a pas goûté cette volupté souveraine
-n’a jamais été ivre.</p>
-
-<p>« Et voici :</p>
-
-<p>« Ces pauvres sauvages ignoraient tout du juste
-et de l’injuste. Comment leur faire entendre ces
-notions indispensables ? N’ayant aucun besoin et
-par conséquent aucune privation, ne possédant rien
-et jouissant de tout, ils ne pouvaient comprendre
-la gloire du Très-Haut qui distribue, selon ses desseins
-mystérieux, la pauvreté et la richesse, la maladie
-et la santé. Où le mal n’existait pas, il me fallut le
-créer, pour que la lumière de l’Éternel gagnât les
-ténèbres de leur cœur.</p>
-
-<p>« Ainsi ai-je fait. J’ai mutilé les êtres les plus
-solides et les plus vigoureux ; je leur ai enlevé la
-force de leurs mains et de leurs jambes ; j’ai crevé
-la coque de leurs yeux ; j’ai arraché ces langues qui
-ne louaient pas le Seigneur. J’ai allumé des bûchers,
-incendié des villages, égorgé des femmes et des
-enfants. Mais j’ai bien eu soin d’épargner une partie
-des habitants, pour leur donner, par mon arbitraire,
-une notion de l’équité. Le Seigneur a-t-il fait autrement
-au jardin de l’Éden ? A-t-il autrement que moi
-répandu sur la terre en genèse la douleur comme une
-semence ?</p>
-
-<p>« Vers moi aujourd’hui les hommes les plus vigoureux
-agitent leurs poings sanglants. Je les ai humiliés
-et je leur ai appris à prier. Les femmes ne considèrent
-plus l’amour comme une joie. Il ne leur est
-permis que d’être mères. La pureté enfin, l’ascétique
-pureté, va descendre et va régner sur cette terre où
-les hommes vivaient comme vivent les oiseaux.</p>
-
-<p>« Le bien-être de la chair éloigne de Dieu. Les
-maladies et la décrépitude étaient ignorées de mon
-peuple. J’ai fait surgir devant eux le spectre argenté
-de la Lèpre aux yeux roses. »</p>
-
-<p>La voix se tut.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Dans le silence de la fumerie, on n’entendait plus
-que le souffle des dormeurs. Tous avaient cessé de
-fumer. Il y eut deux ou trois soupirs — des cauchemars
-sans doute.</p>
-
-<p>La voix reprit :</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>« La grâce du Seigneur a pénétré ces âmes, car ceux
-à qui j’ai infligé de salutaires souffrances se prosternent
-devant moi et m’adorent aujourd’hui. Non
-seulement ils me craignent, mais ils m’aiment pour
-le mal que je leur ai fait. Et sans doute ils préfèrent
-ma création douloureuse au règne paisible de la
-nature.</p>
-
-<p>« Et moi-même, un vin capiteux enivre maintenant
-mes esprits. L’orgueil du Seigneur est descendu en
-moi. Ce que j’ai fait, Dieu seul eût pu le faire. Il avait
-oublié dans son œuvre ce misérable coin de terre et
-j’en ai fait le temple de sa glorification. Lorsque je
-considère mon ouvrage, je me sens l’égal du Tout-Puissant.</p>
-
-<p>« Louez-moi pour les plaies ; louez-moi pour la
-lèpre ; louez-moi pour le sang répandu ; louez-moi
-pour avoir substitué à la nature bestiale la Loi, la
-divine Loi. »</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>La nuit se referma comme un calice sur la chambre
-où les dernières lampes battaient de l’aile, pareilles
-à des papillons de lumière agonisante.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>A l’aube, Helven se secoua le premier et regagna
-sa chambre.</p>
-
-<p>— Dieu ! que j’ai mal dormi, pensait-il. Décidément,
-l’opium ne me réussit plus. J’en ai perdu
-l’habitude.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch21">CHAPITRE XXI<br />
-<span class="sc">Où Van den Brooks se découvre.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">« Poulpe au regard de soie… »</div>
-</div>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Maldoror</span>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Le marchand de cotonnades semblait goûter la
-bonne drogue et, cette nuit-là, il avait dû en absorber
-une assez respectable quantité, car on ne le vit pas de
-la matinée. Les quatre voyageurs se retrouvèrent, un
-peu avant midi, sous le péristyle du Palais.</p>
-
-<p>Leminhac avait les traits tirés et le professeur, les
-yeux bouffis. Par contre, Marie Erikow était fraîche
-comme l’aube elle-même. Helven, qui n’avait pas mal
-supporté une vingtaine de pipes, complimenta celle-ci
-sur son teint.</p>
-
-<p>— L’opium, dit la Russe, c’est pour moi un véritable
-bain. J’en sors rafraîchie, détendue, et je vois
-tout en rose.</p>
-
-<p>— Rose, dit l’avocat, cette couleur évoque en moi
-le souvenir d’un affreux cauchemar. Pourquoi cette
-association ? Il devait y avoir dans mon rêve quelque
-chose de hideux et de rose à la fois… J’y suis… des
-yeux. Brr. Je ne vous le raconterai pas. Mais la drogue
-ne me donne pas des visions précisément folâtres.</p>
-
-<p>— C’est étrange, dit Helven. Moi, j’ai fait un cauchemar
-analogue.</p>
-
-<p>— Quant à moi, intervint le professeur, je n’ai pas
-fumé, mais la salle était si imprégnée des vapeurs de vos
-pipes, que je me suis tout doucettement intoxiqué.
-Je n’ai pas rêvé, mais il m’a semblé entendre la voix
-de M. Van den Brooks et j’ai attribué, dans ma torpeur,
-à ce pauvre homme toutes sortes de propos incohérents.
-Je pense que l’impression causée par la scène
-de la crypte a déclenché les élucubrations de mes
-méninges.</p>
-
-<p>— J’ai entendu également la voix de notre hôte,
-repartit Helven. Il m’a paru qu’il délirait.</p>
-
-<p>— Curieuse coïncidence, remarqua l’avocat.</p>
-
-<p>Marie Erikow, abandonnant les hommes à leur conversation,
-s’éloigna pour faire quelques pas sur la
-plage et admirer les jeux de la lumière sur les coraux
-ruisselants d’écume. La nouveauté du paysage, le
-charme pittoresque de cette escale, tout avait contribué
-à lui faire rapidement oublier la dernière nuit du
-<i>Cormoran</i>. Elle en avait même si complètement perdu
-le souvenir, car les femmes ont parfois la mémoire
-courte, qu’elle ne s’expliquait pas la froideur d’Helven
-à son égard. Elle regrettait déjà d’avoir découragé
-l’avocat qui aurait pu à la rigueur constituer un
-pis-aller et traitait intérieurement le peintre de
-« nigaud ».</p>
-
-<p>Elle cheminait sur le sable de la plage, suivant
-sa rêverie. Toutes les préfaces de feu Melchior de
-Vogüé, tous les articles de feu Théodore de Wyzewa
-ne nous révéleront pas les arcanes de l’âme slave.
-Contentons-nous d’admirer la jeune femme qui, vêtue
-de blanc, longe le bord sombre de la mer, ramasse parfois
-un galet veiné d’or ou s’appuie au tronc d’un
-cocotier, pour suivre du regard le jeu des houles
-indigo. Mais voici que vient se poser à côté d’elle un
-oiseau couleur de feu. C’est une des colombes dont le
-plumage enflamme les feuillages de l’île. L’oiseau
-semble peu craintif et Marie s’approche pour le
-saisir. Elle étend la main, mais il s’envole et va se
-poser quelques pas plus loin… Et la poursuite continue,
-tout comme dans les contes arabes où l’oiseau se
-mue, au bon moment, en un génie, une princesse ou
-un crapaud.</p>
-
-<p>Aucune de ces transformations n’advint ce jour-là,
-car le merveilleux avait — sans doute depuis l’apparition
-de Van den Brooks — déserté le rivage de l’île
-qui fut son dernier refuge. Mais cette course conduisit
-Marie à quelque distance de l’habitation, dans
-un lieu solitaire. C’était une petite crique encaissée
-de rocher de granit rouge que recouvraient de larges
-plaques de mousses verdissantes. Marie se pencha au
-bord de la falaise, cherchant à sonder la profondeur
-de l’eau glauque comme ses propres prunelles. Elle
-vit d’abord son image couronnée de plantes marines,
-puis distingua, échoué entre deux rochers, un canot
-peint en vert et qui portait en lettres blanches le nom
-du yacht <i>Cormoran</i>. La barque se balançait, maintenue
-au roc par une corde ; elle contenait quelques
-ballots et un tonnelet. La présence de ce chargement
-annonçait sans doute la présence d’un propriétaire et,
-mi-farniente, mi-curiosité, Marie Erikow se coucha
-sur la falaise, surveillant la barque et suivant en même
-temps la danse serpentine des algues dans la transparence
-de l’eau.</p>
-
-<p>Elle s’engourdissait déjà sous le soleil qui rôtissait
-l’herbe courte et odorante du rocher, lorsqu’elle
-entendit un pas crisser sur le sable.</p>
-
-<p>Tel le Cyclope aux yeux rusés d’Ulysse, apparut,
-émergeant des blocs empourprés, Tommy Hogshead,
-ruisselant. Le nègre regarda tout autour de lui, puis,
-s’approchant du canot, il souleva le tonnelet à bout
-de bras et but à longs traits. Il battit ensuite le briquet,
-alluma une pipe de terre et s’étendit sur le sable.</p>
-
-<p>— Que vient faire ici cette brute ? songeait Marie.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>La sinistre face de Tommy la poursuivit. Les
-paroles confidentielles du capitaine Halifax, qui en
-savait peut-être plus long qu’il ne voulait en avoir
-l’air, n’avaient guère contribué à dissiper les craintes
-que lui inspirait le drôle. Elle savait maintenant que
-la quasi-certitude d’un crime — dont elle devinait la
-raison — pesait sur ce crâne laineux. Tout le jour,
-l’ivoire ricanant du nègre hanta ses esprits, et le
-souvenir de Lopez ajoutait à sa peur un nouveau
-malaise fait à la fois de honte… et de regret…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Van den Brooks ne parut pas au déjeuner. L’Hindou
-excusa son maître avec des gestes. L’absence du marchand
-surprit ses hôtes et le repas fut morne. La
-chaise vide de Van den Brooks eût-elle été occupée
-brusquement par le spectre de Banco, les quatre
-voyageurs n’auraient pas été moins silencieux.
-Lassitude causée par la nuit d’opium, anxiété vague
-d’un mystère, angoisse d’une menace suspendue sur
-l’île ou sur la maison, toujours est-il que le malaise,
-éprouvé par chacun et constaté chez ses voisins, ne
-cessait de s’accroître à chaque minute.</p>
-
-<p>Leminhac et le professeur eurent vainement
-recours aux havanes de Van den Brooks ; Marie
-Erikow but inutilement deux verres de kummel
-glacé ; Helven tira sans succès sur sa pipe bourrée
-d’un tabac virginien macéré dans le miel et le jus de
-figue : hélas ! l’inquiétude aux doigts perfides serrait
-leurs gorges.</p>
-
-<p>— Ma foi, dit l’avocat, l’île de M. Van den Brooks
-est un royaume fort plaisant, mais je ne voudrais
-pas priver mes auditeurs australiens d’une parole
-française. Quand partons-nous ?</p>
-
-<p>— Le royaume est beau, dit à son tour le professeur,
-mais le roi est mal équilibré.</p>
-
-<p>— Quant à moi, éclata Marie, j’ai assez de tous ces
-sauvages et il y a au moins quinze jours que je n’ai
-pas lu les articles de M. Capus et le <i lang="en" xml:lang="en">New-York Herald</i>.
-Je veux partir.</p>
-
-<p>Helven ne dit rien, car il était déjà sorti. Quand
-il revint, il trouva tout son monde sommeillant sur
-les fauteuils du patio et Leminhac occupé à une
-réussite. Le jet d’eau, irisé par un rayon de soleil,
-flottait semblable à une crinière d’arc-en-ciel.</p>
-
-<p>Le peintre secoua ses amis.</p>
-
-<p>— <i lang="en" xml:lang="en">Get up.</i> Le sommeil ne vaut rien pour la digestion.
-Leminhac, mon cher, si vous voulez savoir
-l’avenir, mieux vaut venir tirer un horoscope sur
-le sable de la plage.</p>
-
-<p>— Je crois, ajouta-t-il, qu’une promenade nous
-est <i>absolument né-ces-sai-re</i>.</p>
-
-<p>Il articula ces mots à voix basse, mais si nettement
-que les trois autres le regardèrent, surpris, et le
-suivirent.</p>
-
-<p>— Qu’y a-t-il ? demanda Marie.</p>
-
-<p>Helven attendit que l’on se fût éloigné à bonne
-distance de la maison. Quand ils se trouvèrent sur la
-plage nue, sûrs de ne point être épiés, le peintre
-dit :</p>
-
-<p>— Le <i>Cormoran</i> a quitté son mouillage. Le <i>Cormoran</i>
-n’est plus ici.</p>
-
-<p>— Sinistre plaisanterie, grogna l’avocat.</p>
-
-<p>— En êtes-vous bien sûr ? demanda le professeur.</p>
-
-<p>— Voyez plutôt.</p>
-
-<p>Et Helven conduisit ses compagnons sur un rocher
-d’où l’on dominait la petite rade de débarquement.</p>
-
-<p>La mer s’étalait, bleue et plate : pas une fumée à
-l’horizon.</p>
-
-<p>— Il n’y a pas d’autre mouillage aux abords de
-l’île, continua le peintre. Le yacht a levé l’ancre la
-nuit dernière.</p>
-
-<p>— Alors nous sommes prisonniers ? gémit Marie.</p>
-
-<p>— Prisonniers de M. Van den Brooks, fit Tramier.
-Ce n’est pas drôle. Un personnage aussi excentrique
-ne m’inspire aucune confiance.</p>
-
-<p>— Mais serait-il parti lui-même ? demanda l’avocat.</p>
-
-<p>— Je ne crois pas, répondit Helven.</p>
-
-<p>L’étendue ruisselante de lumière leur parut désolée
-et l’angoisse agita ses ailes glacées au-dessus de leurs
-têtes.</p>
-
-<p>— Que faire ?</p>
-
-<p>Marie Erikow s’était assise sur le sable, la tête
-dans ses mains.</p>
-
-<p>— Ne vous effrayez pas, madame, supplia Leminhac.
-Il n’y a pas encore lieu de s’affoler. Délibérons.</p>
-
-<p>Ils gagnèrent un boqueteau, hors des vues du
-maître de l’Ile.</p>
-
-<p>— Entre nous, dit le professeur, ce Van den Brooks
-est un fou. Tous les fous dangereux ont une apparence
-normale au premier abord : j’aurais dû m’en douter
-et ne jamais accepter de monter sur ce fâcheux navire
-qui nous plante ici bellement.</p>
-
-<p>— N’épiloguons pas inutilement, repartit Helven.
-Je ne suis pas sans inquiétude : cette île me paraît
-présenter des singularités peu rassurantes.</p>
-
-<p>— Je suis tout à fait de cet avis, commenta Marie.</p>
-
-<p>— Moi aussi, murmura l’avocat.</p>
-
-<p>— D’autre part, je ne suis pas très sûr que l’opium
-m’ait halluciné complètement, cette nuit…</p>
-
-<p>— Moi non plus, fit le professeur.</p>
-
-<p>— Résumons-nous donc. Ce soir, nous exprimerons
-à M. Van den Brooks notre désir de quitter au plus
-tôt son royaume.</p>
-
-<p>— Nous serons courtois et énergiques, appuya
-l’avocat : je parlerai.</p>
-
-<p>— Et s’il n’était plus là ? objecta Marie.</p>
-
-<p>Mais nul ne répondit.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Marie Erikow n’eut pas le courage d’affronter le
-dîner. Elle se retira dans sa chambre et pria Leminhac
-de la tenir au courant des événements, s’il y avait
-lieu. Elle assujettit elle-même les barres de ses volets,
-tant elle craignait de voir luire à sa fenêtre les sinistres
-boules de loto de Tommy Hogshead. Plusieurs
-fois, au cours de la nuit, elle sursauta, croyant entendre
-des craquements. Et pourtant, la nuit tropicale,
-lamée de soie, éventait l’île de mille souffles, l’île
-heureuse, les étoiles et la mer chuchotante…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Les trois hommes prirent place à table. La salle
-était sombre ; la lampe suspendue à sa lourde chaîne
-projetait sur les murs des ombres éléphantesques.
-L’Hindou se tenait à son poste. Soudain, avant que le
-service ait commencé, sans que nul l’ait entendu
-venir, les convives virent, debout devant sa chaise,
-Van den Brooks, le front perdu dans les ténèbres.</p>
-
-<p>Leminhac, qui avait le sens du théâtre, eut bonne
-envie de murmurer : « Bon appétit, Messieurs… »</p>
-
-<p>Mais la voix lui manqua.</p>
-
-<p>— Excusez-moi, dit le marchand. Les intérêts de
-mon peuple m’ont obligé à rester cette longue journée
-éloigné de vous. Je réparerai cela demain.</p>
-
-<p>— Vous êtes tout excusé, monsieur, répondit le
-professeur, et nous ne saurions vous détourner d’accomplir
-les devoirs d’un si important ministère. Le
-séjour que nous avons fait ici restera un impérissable
-souvenir. Hélas ! les meilleures choses ont un court
-destin et…</p>
-
-<p>— Que non, que non ! fit le marchand.</p>
-
-<p>— Pourtant, insista le professeur interloqué, il
-nous faudra partir et ce départ doit être proche…</p>
-
-<p>— Voire, fit Van den Brooks, à la manière de Panurge.</p>
-
-<p>Leminhac, inquiet, remit son intervention au
-moment des liqueurs. Le marchand se montra, tout
-le long du dîner, d’une humeur et d’une cordialité
-parfaites, déplorant l’absence de M<sup>me</sup> Erikow.</p>
-
-<p>— Je crains que le climat ne lui convienne pas, dit
-le docteur.</p>
-
-<p>— Erreur ! Il n’en est pas de plus sain, répéta l’heureux
-propriétaire de l’île.</p>
-
-<p>On passa au fumoir. Les cigares et les alcools
-étaient tels que les convives de Van den Brooks, chaleureusement
-émus par la digestion, ne purent s’empêcher
-de chanter en leur cœur les louanges de l’hôte.</p>
-
-<p>— Au fond, songeait Tramier, c’est un fou inoffensif
-et intermittent.</p>
-
-<p>— Quelle charmante réunion ! s’exclama le maître
-de l’île. Comme il est doux d’avoir auprès de soi des
-hommes de votre valeur et de votre culture, mes
-chers amis, quand on est comme moi, un pauvre
-solitaire et un rustre, pour tout dire. Vous m’apportez
-les parfums d’une civilisation dont, depuis trop longtemps,
-je ne goûte plus les fruits. Les joies de la sympathie
-et de l’amitié avaient depuis longtemps
-aussi déserté mon cœur : vous me les avez fait
-retrouver. Grâces vous en soient rendues. Je n’oublierai
-jamais nos entretiens, la douceur des nuits
-passées ensemble à discuter des grands problèmes
-de l’âme et de la vie, sur le pont du <i>Cormoran</i>…</p>
-
-<p>— A propos, intervint Helven, où donc est allé le
-yacht ?</p>
-
-<p>— Parti pour Sumatra, cette nuit, articula sèchement
-Van den Brooks.</p>
-
-<p>— Mais alors… mais alors… bégaya Tramier.</p>
-
-<p>— Et ma conférence ! s’exclama Leminhac, ma
-conférence est certainement manquée.</p>
-
-<p>— En vérité… en vérité… haletait le docteur,
-vous êtes fort hospitalier, monsieur, mais l’hospitalité
-a des limites…</p>
-
-<p>— Nous ne pouvons pourtant prolonger indéfiniment
-notre séjour dans votre île, insista Leminhac.</p>
-
-<p>— Et comment partir maintenant ? reprit le professeur.</p>
-
-<p>Ne prêtant qu’une oreille distraite à ces plaintes
-amoébées, le marchand rejetait voluptueusement la
-fumée de son havane. Il était fort adroit à souffler des
-couronnes. Son regard se dirigea sur Helven et il
-sourit, comme s’il avait en lui un confident secret. Le
-jeune homme, confus et irrité, détourna les yeux.</p>
-
-<p>Alors, le marchand de cotonnades éclata d’un
-grand rire et tout le palais vibra. Un pareil frémissement
-devait secouer l’Olympe, lorsque Zeus était en
-gaieté.</p>
-
-<p>Il se frappa la cuisse, poussa vers le plafond un
-jet tumultueux de fumée et, la barbe épanouie
-d’allégresse, articula :</p>
-
-<p>— Vous ne partirez plus.</p>
-
-<p>Il y eut ce qu’on appelle un froid.</p>
-
-<p>Le Zeus de la Jûte dressa sa haute taille et, barbe
-en avant, cigare aux doigts, arpenta le fumoir.</p>
-
-<p>— Ah ! çà, dit-il d’une voix calme — jugeant sans
-doute incongrue une hilarité trop manifeste — pour
-qui me prenez-vous ? Pour un jeune daim en nourrice,
-pour un philanthrope ramolli, pour un… (la pudeur
-nous interdit de reproduire le terme dont il se
-servit). Ah ! mes pauvres amis, mes pauvres chers
-amis, que vous me faites de peine ! Je vous croyais
-moins obtus.</p>
-
-<p>« Alors, comme ça, vous avez cru que vous pourriez
-vous offrir une croisière aux frais du père Van den
-Brooks, boire son champagne et son whisky, fumer
-ses cigares, vous goberger à votre aise et puis, adieu
-je t’ai vu, vous rembarquer sur ma galère et retourner
-à vos chères études ?</p>
-
-<p>« Non, mes agneaux, vous aviez compté sans votre
-hôte.</p>
-
-<p>« Votre hôte veut que vous restiez. Vous resterez.
-Au fond, vous n’êtes pas trop mal ici. Le climat est
-excellent pour les rhumatisants. Or, notre cher professeur
-est goutteux et vous autres, vous avez sans
-nul doute des prédispositions funestes à cette affection.
-Je vous garde et je vous soigne…</p>
-
-<p>— Mais… mais…, essaya le professeur.</p>
-
-<p>— Chut, chut. Laissez parler votre bon Van den
-Brooks ; il ne veut que votre bien.</p>
-
-<p>« Avez-vous songé un peu à ce que vous feriez, si
-je vous débarquais, tout frais, tout roses, engraissés
-comme de petits cochons, sur les quais de Sydney ?
-Non, vous n’y avez pas songé ? Eh ! bien, moi, je vais
-vous le dire : vous iriez raconter partout qu’il y a,
-quelque part dans une île, une sorte de fou qui se dit
-marchand de cotonnades et qui parle trop quand il a
-pris de l’opium. Monsieur Helven, qui est un si charmant
-homme et qui connaît si bien les choses de la
-marine, donnerait même exactement la latitude et la
-longitude. Pas vrai, mon jeune ami ? Et puis, un
-beau jour, ne verrais-je pas débarquer ici les serviteurs
-abêtis et galonnés de vos Sodomes et de vos
-Gomorrhes, vos coloniaux, vos gendarmes, vos fonctionnaires ?
-Jolie société. Plaise à Dieu que cette racaille
-ne foule jamais le sol de cette île bénie par le Seigneur :
-je la recevrais à coups de fusil.</p>
-
-<p>« Ce n’est pas tout, mes bons amis. Je m’ennuie
-ici. J’aime la société des dames, des dames qui jouent
-du piano, parlent anglais et tiennent leur place au
-bridge. Vous n’avez pas pensé une minute que vous
-pouviez faire le bridge de ce pauvre Van den Brooks ?
-Ingrats ! Je suis sûr que M<sup>me</sup> Erikow a bien meilleur
-cœur. Mais vous ferez mon bridge, allez, et vous y
-prendrez goût. Je m’ennuie, je vous le répète, et je vous
-garde…</p>
-
-<p>« Prenez-en votre parti. Allez, croyez-moi ! Vous
-n’avez d’ailleurs pas d’autre alternative : mon bridge
-ou le radeau de la Méduse, à supposer que vous puissiez
-quitter la côte sans recevoir une chevrotine de
-mes fidèles serviteurs qui sont de parfaits évangélistes.
-Quand vous les connaîtrez mieux, vous les
-apprécierez.</p>
-
-<p>« Et nous collaborerons ! Oui, mes amis, le Seigneur
-vous a fait cette grâce de vous appeler à moi.
-Vous participerez à mon œuvre. Le professeur Tramier
-est un homme plein de science et de ressources.
-C’est un médecin. Il m’aidera à donner à mon peuple,
-par les méthodes que vous connaissez (oui, oui, ne
-protestez pas) et qu’il élargira, le sentiment de la
-justice et cette crainte de Dieu qui est le commencement
-de la sagesse, comme dit la grammaire grecque.
-Vous m’aiderez à amener le règne de Dieu sur cette
-terre, en m’aidant moi-même à y régner.</p>
-
-<p>« Leminhac, mon cher maître, qui êtes doué d’une
-si belle faconde, je vous emploierai à la propagation
-de la foi et, d’autre part, vous pourrez, sur ce terrain
-vierge, vous livrer avec moi à de sérieuses expériences
-sociologiques. Il y a beaucoup à faire ici, en
-cette matière, et M. Durkheim n’aurait jamais rêvé
-une pareille félicité.</p>
-
-<p>« Enfin, mon cher Helven, votre sensibilité d’artiste
-vous désigne pour un rôle à la fois délicat et
-sublime. Vous serez l’Instrument du Seigneur, le
-Serviteur de ses Vengeances et vous doserez à merveille,
-en y prenant un pieux plaisir, ces délectables
-supplices qui ouvrent aux âmes l’Éternelle Cité.</p>
-
-<p>« Quant à M<sup>me</sup> Erikow, permettez-moi de ne pas
-insister. Les voies de Dieu sont mystérieuses. Préparez-la
-à la grande tâche qui lui incombe. Salut à toi,
-fille de Jérusalem !</p>
-
-<p>« Considérez maintenant votre nouvelle existence.
-Le Seigneur vous donnera des jours nombreux. Vous
-vivrez autour de moi, comme les rejetons d’un chêne
-majestueux, jusqu’au jour où…</p>
-
-<p>« Allez, mes amis, soyez sages. Bonne nuit. Ne
-faites pas de mauvais rêves. »</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Et l’Hindou rabattit sur le Maître la lourde portière
-ramagée de fleurs et d’oiseaux des Iles.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">QUATRIÈME PARTIE<br />
-LA TRAVERSÉE S’ACHÈVE</h2>
-
-
-
-
-<h3 id="ch22">CHAPITRE XXII<br />
-<span class="sc">Où il est question de la concupiscence chez
-les personnes de couleur, de ses rapports
-avec l’odorat et aussi d’un passage secret
-et d’une porte de fer.</span></h3>
-
-
-<p>Le <i>Cormoran</i> avait bien levé l’ancre. Qu’il se
-dirigeât ou non vers Sumatra, comme le prétendait
-Van den Brooks, c’est là une question à laquelle,
-seul, le capitaine Halifax pourrait répondre et, pour
-le moment, le voici dans sa cabine, en chandail de
-laine bleue, la joue gonflée d’une chique. Halifax-le-Borgne
-prend ses aises, maintenant qu’il n’a plus
-à son bord « ces bougres de terriens » et qu’il est seul
-avec le ciel, la mer, son bon navire et quelques
-coquins dont l’eau salée est l’élément naturel. « Où
-va le <i>Cormoran</i>, capitaine ? » Le capitaine n’a cure
-de nous répondre et il mastique une savoureuse
-tranche de tabac. Ce n’est pas Halifax qui vendra
-son maître.</p>
-
-<p>On frappe à la porte — deux coups secs.</p>
-
-<p>— Entrez, bosseman, qu’y a-t-il ?</p>
-
-<p>— Il manque un homme à l’appel, capitaine.</p>
-
-<p>— Lequel ?</p>
-
-<p>— Tommy Hogshead. Le gaillard a filé cette nuit.
-Il est parti sur un canot du bord, emportant un
-tonnelet de rhum, des biscuits et quelques boîtes
-de conserves.</p>
-
-<p>— A dieu vat, dit philosophiquement Halifax. Il
-n’ira pas loin. Et ce n’est pas une grande perte que
-nous faisons là. Merci, bosseman.</p>
-
-<p>Et il fait passer sa chique de la joue droite à la
-joue gauche, soufflant à une distance honorable
-pour un capitaine au long cours un jet de salive
-noire.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Il y a sur les bords de l’île Van den Brooks une
-petite crique où les crabes abondent. Il y en a de
-toutes les tailles et les matelots en sont friands. Mais
-ne croyez pas un instant que Tommy Hogshead ait
-amarré son canot chargé de provisions dans cette
-anse à crustacés pour se livrer au plaisir innocent de
-la pêche. Vous vous feriez de cet enfant des forêts
-africaines une image idyllique dans le goût de Bernardin
-de Saint-Pierre, mais peu conforme au goût
-d’aujourd’hui : ce dernier aime qu’on lui peigne la
-vie et les hommes en noir plutôt qu’en rose. En
-l’espèce d’ailleurs le noir est de rigueur, car non
-seulement Tommy est de peau fort sombre, mais il
-roule dans son esprit des desseins plus sombres
-encore. Il faut un traître dans toute histoire et ce
-rôle lui est dévolu. Il cède à la fatalité. Plaignons-le,
-mais ne quittons pas des yeux sa haute silhouette
-qui se profile en coulée d’encre sur les rochers de la
-crique, à la nuit tombante. Que cherche-t-il avec tant
-de persévérance ? Il passe agilement d’un rocher à
-l’autre, entre dans l’eau jusqu’à mi-jambe, explore
-toutes les fissures de la falaise. Le voici qui se courbe,
-se courbe et disparaît.</p>
-
-<p>Tommy Hogshead a trouvé quelque chose et ce
-quelque chose est probablement ce qu’il cherchait.
-Dans une anfractuosité de la falaise s’ouvre une sorte
-de galerie naturelle dont l’étroit accès est barré par
-une épaisse grille de fer. Le nègre caresse amoureusement
-les barreaux, éprouve la serrure ; mais cette
-herse digne d’une Bastille ne lui paraît pas sans
-doute un obstacle bien sérieux, car il sourit de tout
-son ivoire. La nuit vient. Tommy juge sans doute
-que sa journée a été suffisamment remplie ; après
-une cordiale accolade au tonnelet de rhum, il
-s’étend au fond de son canot et regarde, de cette
-couche oscillante, les étoiles se lever sur le Pacifique.</p>
-
-<p>Sous cette latitude ou sous une autre, les étoiles
-ont gardé le magique pouvoir d’amollir les cœurs les
-plus endurcis. Le nègre n’est pas insensible à l’influence
-des astres, car le sommeil ne voile pas ses
-prunelles de porcelaine. Ce farouche fils de Cham est
-dévoré d’une passion que, lecteurs impénitents de
-Georges Ohnet, vous croyez appartenir en propre
-aux membres du Jockey, aux officiers de cavalerie et
-aux ingénieurs des Ponts et Chaussées. Tommy
-Hogshead est amoureux et, s’il a quitté son bord,
-s’il s’est caché dans l’Anse aux Crabes, c’est pour
-suivre la piste de Marie, pour flairer son parfum,
-pour tenter peut-être un coup d’audace. Il n’est pas
-sans connaître l’existence d’une certaine galerie qui,
-de la falaise, aboutit à l’intérieur même du palais
-de son maître. Et ce qu’il vient d’éprouver de son
-poing, pareil à une massue d’ébène, c’est la qualité
-des barreaux et la force de la serrure qui défendent
-l’accès du secret passage.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>La Vénus nègre doit s’attacher à sa proie avec un
-acharnement tout spécial, car Tommy ne ferma pas
-l’œil. Lorsque la nuit fut avancée, il grimpa le long
-des rochers et gagna une éminence d’où il pouvait
-apercevoir, entre les arbres, la maison de Van den
-Brooks. Une lueur tremblait encore à quelques
-fenêtres. Elle s’éteignit au bout de quelques minutes :
-le nègre redescendit alors dans la crique. L’ombre
-épaisse des rochers et de l’eau ne le gênait nullement
-et il retrouva sans hésitation l’ouverture de la
-galerie.</p>
-
-<p>Celle-ci était fort basse : un homme de la taille
-du nègre n’y pouvait pénétrer qu’à plat ventre : de
-plus, elle s’ouvrait à fleur d’eau et devait être impraticable
-par les gros temps. Une mousse verdâtre
-engluait ses bords. La grille était fixée au roc, d’un
-côté par deux gonds, de l’autre par une serrure.
-Tommy empoigna les barreaux et pesa lourdement.
-De l’eau jusqu’aux jarrets, arc-bouté sur un bloc de
-granit, les muscles de ses bras et de ses cuisses tendus
-comme des câbles d’acier, immobile dans son ahan,
-il semblait la statue obscure de la Force. Quelques
-secondes, et le pêne se tordit lentement. La grille
-céda. Elle s’ouvrait en dedans.</p>
-
-<p>Rampant sur les lichens gluants, le nègre
-s’avança dans la galerie. Quelques mètres plus
-loin, le couloir s’élargissait. Il put se redresser.
-Les ténèbres étaient opaques, mais, en tâtant les
-parois, il remonta la pente. Il passa devant la
-crypte où Van den Brooks avait enfoui les joyaux
-de la <i lang="es" xml:lang="es">Graciosa</i> et refit, sans le savoir, le chemin
-suivi, quelques jours auparavant, par la dame de
-ses pensées.</p>
-
-<p>L’odeur de la Russe chatouillait si fort les narines
-du nègre, — car, chacun le sait, l’amour chez les
-animaux et les sauvages est déterminé par l’odorat — qu’il
-accomplit rapidement, et presque sans tâtonner,
-la montée d’un escalier fort raide, dans une obscurité
-de tombeau. Hélas ! il n’était pas au bout de ses
-peines. Une surface lisse et glacée s’offrit à ses
-paumes. Il devina une porte de métal ; mais il eut
-beau chercher, il ne rencontra ni serrure, ni poignée,
-ni la moindre prise. Il haletait, baigné de sueur,
-frissonnant dans l’humidité visqueuse de ce boyau.
-Devant lui, un obstacle sur lequel la pesée formidable
-de son échine ne pouvait rien. Sa force restait vaine ;
-son cerveau obtus n’avait pas prévu l’issue fatale
-de cette aventure. Dans les ténèbres de sa pensée,
-une angoisse bougeait comme une larve. Il demeurait,
-accroupi devant le seuil triplement scellé, songeant
-à celle qui, là, tout près de lui, offrait sa blancheur
-odorante aux caresses du lit. Un gémissement rauque
-s’échappa de sa gorge.</p>
-
-<p>Il y eut un souffle, un glissement, un rais pâle de
-lumière.</p>
-
-<p>Tommy n’eut que le temps de se laisser rouler le
-long de l’escalier, au pied duquel il trouva un refuge
-dans une excavation du roc.</p>
-
-<p>La porte de fer s’était ouverte.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch23">CHAPITRE XXIII<br />
-<span class="sc">Le calme précurseur.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p lang="en" xml:lang="en">« The huge and thoughtful night. »</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Whitman</span>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Leminhac, délégué à cet effet, donna à Marie
-Erikow un aperçu des projets nourris par M. Van den
-Brooks au sujet de ses hôtes et de la part de collaboration
-qu’il leur réservait dans sa grande œuvre.
-Un aperçu seulement, car il omit de transmettre le
-salut du Maître de l’Ile à la fille de Jérusalem, craignant
-d’apporter un trouble trop vif dans l’esprit de
-la Russe. Celle-ci, d’ailleurs, se comporta vaillamment.</p>
-
-<p>— Croyez-vous, dit-elle, que ce fou nous menace
-de quelque danger ?</p>
-
-<p>— Il faut s’attendre à tout, dit Leminhac, mais
-jusqu’ici, il n’y a point péril en cette demeure.</p>
-
-<p>— S’il en est ainsi, reprit la Russe avec un sang-froid
-que bien des stratèges lui eussent envié, il faut
-aviser au plus tôt à quitter l’île.</p>
-
-<p>— Cela ne me paraît point aisé, hélas ! murmura
-l’avocat. Nous allons tenir conseil.</p>
-
-<p>Mais Van den Brooks ne leur en laissa point le
-loisir. Il se montra ce jour-là d’un empressement
-sans pareil autour de ses hôtes bien-aimés. Il les
-couvait du regard, leur souriait en coulisse et se
-livrait enfin au charmant manège du chat avec la
-souris, manège qui paraissait fort bien convenir à sa
-nature. Marie Erikow ne pouvait s’empêcher de
-l’admirer et inconsciemment se retrouvait en lui. Le
-professeur marquait une réserve orgueilleuse et prenait
-l’attitude du stoïque accablé par le destin.
-Leminhac, lui, ne parvenait pas à dissimuler quelque
-mélancolie. Quant à Helven, il se gardait bien d’affecter
-une bonhomie qui eût donné long à penser à
-ce finaud de marchand, mais montrait suffisamment
-de bonne humeur pour qu’on pût le croire résigné
-à son nouveau sort.</p>
-
-<p>— Vous me permettrez, dit-il affablement à Van
-den Brooks, d’user et d’abuser de votre bibliothèque.
-Vous avez là mille ouvrages rares que je désire lire
-depuis fort longtemps. Les loisirs que vous m’offrez
-dans votre île me paraîtront enchanteurs, si
-mon esprit y peut goûter tant de délectables
-aliments.</p>
-
-<p>— Mon cher ami, dit le Maître de l’Ile, tous ces
-volumes sont à vous. Je ne suis pas fâché que vous
-consacriez à la lecture une grande partie de vos
-heures libres. Étant donné l’emploi que je vous
-réserve, certains ouvrages vous seront utiles, bien
-plus, nécessaires. Même s’ils vous semblent arides,
-je vous conseille fort le <i>Traité d’anatomie</i> de Poirier
-et un travail fort curieux d’un savant chinois, traduit
-par votre serviteur lui-même, touchant <i>l’Art de
-disséquer à vif</i>.</p>
-
-<p>— Dès aujourd’hui, dit énergiquement Helven,
-je me mettrai à l’ouvrage.</p>
-
-<p>Et, de fait, il demeura seul dans la bibliothèque
-tout le temps que Marie consacra à une violente
-migraine, Tramier à son herbier et Leminhac à un
-écarté avec le marchand.</p>
-
-<p>Le peintre ne resta pas oisif.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Vers le soir, Van den Brooks eut la bonne grâce
-de se retirer et les quatre voyageurs se retrouvèrent
-dans le boqueteau au-dessus de la plage.</p>
-
-<p>— Quelle sinistre aventure ! commença le professeur
-qui jouait volontiers le rôle du chœur dans la
-tragédie antique.</p>
-
-<p>— Permettez, dit Helven. Il ne faut nous en
-prendre qu’à nous-mêmes et le mieux est de ne
-songer qu’aux décisions immédiates.</p>
-
-<p>— Oui, fit Marie. Il faut nous sauver.</p>
-
-<p>— Songez, reprit le peintre, que nous sommes
-gardés. La nuit dernière, j’ai voulu mettre le nez
-dehors, à titre d’expérience, mais quelques ombres
-de mauvais augure m’ont détourné de pousser plus
-loin que le seuil. Il est impossible de passer par les
-portes ou les fenêtres. Nous recevrions des coups de
-fusil…</p>
-
-<p>Il s’interrompit :</p>
-
-<p>— J’ai cru entendre un craquement derrière ce
-buisson, dit-il. Nous sommes épiés.</p>
-
-<p>Il baissa la voix :</p>
-
-<p>— Je sais un moyen de sortir. En deux mots,
-voici : ce soir, on passera à la fumerie. Nous ferons
-semblant de fumer et Van den Brooks, qui m’a l’air
-de donner assez dans la drogue, sera bientôt hors
-d’état d’empêcher nos projets. Rendez-vous dans la
-bibliothèque, tous quatre. Je me charge du reste.</p>
-
-<p>— Enfant, dit Leminhac. Sortir du palais, la belle
-affaire ! C’est sortir de l’île qu’il faut.</p>
-
-<p>— Nous décrocherons une pirogue, repartit
-Helven, il y en a certainement sur le rivage.</p>
-
-<p>— J’ai une idée, dit Marie, il y a un canot chargé
-de provisions, dans une petite crique à trois cents
-pas d’ici.</p>
-
-<p>Elle décrivit l’endroit où elle avait aperçu le canot
-de Tommy, sans toutefois parler du nègre.</p>
-
-<p>— Merveilleux ! éclata Helven. Si le canot est
-encore là, nous sommes sauvés, car j’ai comme une
-idée que cette crique… mais, motus ! Vous saurez
-cela assez tôt. Fiez-vous à moi.</p>
-
-<p>— Et si le canot a un propriétaire, fit Leminhac,
-et si ce propriétaire ne consent pas à céder à nos
-honnêtes propositions…</p>
-
-<p>— Alors, articula Helven, voici…</p>
-
-<p>Et il sortit de sa poche un <span lang="en" xml:lang="en">bowie-knife</span> fort honorable.</p>
-
-<p>— J’ai mieux que cela, dit en souriant Marie.</p>
-
-<p>Et elle sortit de son sac à main un ravissant <span lang="en" xml:lang="en">browning</span>.</p>
-
-<p>— Parfait, jugea le peintre. En attendant, M. Tramier
-va, sur vos indications, aller reconnaître si le
-canot est encore là. Il est moins aisément suspect
-qu’aucun d’entre nous.</p>
-
-<p>Le professeur accepta, assura son binocle, et l’on
-vit sa petite silhouette noire diminuer sur la falaise.
-Comme on était loin de l’Académie, des Radiolaires
-et de Krafft-Ebing, sur cette île semée de volcans,
-exubérante de verdure, devant la splendeur déserte
-du Pacifique.</p>
-
-<p>Le professeur songeait :</p>
-
-<p>— Que suis-je allé faire dans cette galère… c’est-à-dire
-dans ce maudit yacht ? Que n’ai-je attendu un
-paquebot sûr et bourgeois ? Ce Van den Brooks est
-un huguenot opiomane, c’est-à-dire un fou de la
-plus dangereuse espèce. Qu’allons-nous devenir ?</p>
-
-<p>Cependant, il aperçut le canot qui se balançait
-dans l’anse aux crabes. Par bonheur, Tommy n’était
-pas là.</p>
-
-<p>— Ayons bon espoir, dit Helven, quand le professeur
-communiqua le résultat de sa reconnaissance.
-Je suis maintenant certain de mon plan. Nous
-aurons une passe difficile. Peut-être essuierons-nous
-quelques balles…</p>
-
-<p>— Ils nous manqueront comme la sentinelle de
-Prague, fit héroïquement l’avocat.</p>
-
-<p>— Et ce sera la liberté.</p>
-
-<p>— Rentrons vite, dit le professeur. Van den
-Brooks serait sur ses gardes…</p>
-
-<p>Et tout en regagnant la demeure massive sous les
-palmes — qui semblait maintenant une prison — le
-bon docteur songeait — perspective peu folâtre — au
-Radeau de la Méduse.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch24">CHAPITRE XXIV<br />
-<span class="sc">L’évasion.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Agli occhi miei ricomincio diletto</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Tosto ch’i’ usci’ fuor dell’aura morta</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Che m’avea contristati gli occhi e il petto.</div>
-</div>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Dante</span>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>— Je suis lasse, dit Marie au dîner ; je demande au
-Seigneur de l’île la faveur de quelques pipes. L’opium
-seul me rend des forces.</p>
-
-<p>— J’y consens d’autant plus volontiers, repartit
-l’aimable trafiquant, que moi-même je ne trouve de
-réconfort que dans la prière et dans la drogue. L’une
-va à Dieu et l’autre en vient.</p>
-
-<p>— Je ne me suis pas bien trouvé de mon premier
-essai, fit Leminhac en minaudant.</p>
-
-<p>— Vous essaierez de nouveau, insista Van den
-Brooks. On ne parvient pas du premier coup à la
-béatitude.</p>
-
-<p>— Pour moi, dit le professeur, je veux bien tenter
-ce soir une bouffée.</p>
-
-<p>— Bravo, mon cher maître — et le marchand lui
-frappa sur l’épaule. Il faut que, comme moi, vous
-cherchiez dans le calice du Pavot des conseils et des
-inspirations. C’est tout à fait indispensable à notre
-ministère.</p>
-
-<p>Ils s’étendirent sur les nattes. Les pipes émirent
-leurs brèves volutes ; les lampes brasillèrent.
-De nouveau, le silence et l’ombre recouvrirent l’île,
-le palais, les fumeurs.</p>
-
-<p>En vérité, l’heure était tragique. Van den Brooks,
-couché sous la clarté rouge d’une lampe, semblait le
-génie funeste de ces lieux. Étendu, il paraissait
-encore plus grand et sa barbe se déroulait comme un
-fleuve de feu, à la lueur haletante des veilleuses.
-Autour de lui, ses hôtes, ses victimes, s’allongeaient,
-feignant d’absorber la fumée, affectant une volupté
-que rongeait l’angoisse des minutes à venir. A tout
-bien peser, quelles chances avaient-ils d’échapper au
-monstre ? Aucune. S’ils déjouaient la surveillance des
-serviteurs, s’ils passaient même à travers les balles,
-quelle autre perspective que d’attendre sur une mer
-déserte, dévorés par la faim et la soif, un navire qui
-peut-être ne passerait jamais. La mort planait sur eux.
-Helven, le plus audacieux de tous et qui, parce que le
-plus jeune, avait le moins peur de mourir, sentit
-bouger en lui le trouble démon du désespoir.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>C’est alors que la voix s’éleva — la voix qui l’autre
-soir avait parlé :</p>
-
-<p>« L’opium est la route qui conduit à la mort, c’est
-le sentier baigné d’aromes qui descend vers les profondeurs.
-Trois esclaves à la peau noire, trois esclaves
-endormis gardent le seuil de mon palais ; l’enclos
-sacré est ceint de pavots ; le soleil de midi ne le frappe
-point ; mais, seuls, l’ont effleuré les rayons du couchant
-et les bleues écharpes de la lune. O mes amis,
-quand vous connaîtrez mon palais, vous n’élirez pas
-d’autre demeure.</p>
-
-<p>« Que sont maintenant pour moi les tristes fils des
-vivants ? Que sont pour moi les fruits acides de la
-terre ? Que sont pour moi les voluptés des mortels,
-puisque je connais la joie de Dieu ? O mes amis, quand
-vous connaîtrez mes festins, le pain des hommes aura
-pour vous le goût des cendres.</p>
-
-<p>« Voici que je dirige mes regards sur le chemin
-parcouru ; voici que je considère l’œuvre accomplie.
-Et l’amertume envahit mon cœur, comme la mer
-montante le sable des grèves. Car mon désir est
-tourné vers une autre contrée ; ma tête cherche
-d’autres ombrages et les palmes de cette terre ne sont
-pas une aile assez douce à la lassitude de ma vie.</p>
-
-<p>« Dès l’aube de ma jeunesse, j’ai connu la force et
-la puissance et j’en ai usé pour la plus grande gloire
-du Très-Haut. Les hommes ont été entre mes mains
-comme les cymbales aux mains des Lévites et de leurs
-ossements choqués, j’ai fait jaillir la louange de
-l’Éternel. J’ai conduit mes frères et amis sur le seuil
-des terres promises et je les ai rejetés ensuite dans
-leur abjection, afin qu’ils ne blasphémassent point
-avec leur joie. J’ai semé la douleur et j’ai fait
-pousser le mal comme la plante robuste dans une
-terre grasse, parce que la douleur et le mal glorifient
-Dieu et qu’ils sont sa justification.</p>
-
-<p>« Ma tâche est faite. La force de mes membres se
-tourne vers le repos. La mort s’ouvre devant
-moi comme la couche parfumée devant l’époux.</p>
-
-<p>« Mes amis, vous pouvez m’en croire : il n’est
-volupté plus enivrante que celle de s’anéantir. Cette
-fumée qui baigne nos fronts n’est qu’un avant-goût
-des suprêmes délices.</p>
-
-<p>« Et voici ce que je vous propose :</p>
-
-<p>« Cherchons ensemble la mort la plus suave et le
-lit le plus moelleux. Écrivons sur le seuil de nos
-chambres ce mot : euthanasie. Qu’est-ce que le bain
-de Pétrone, l’eau empourprée de sang et de pétales
-de roses ? Qu’est-ce que le sommeil sous le mancenillier ?
-Il nous faut trouver autre chose. La science séculaire
-et notre propre divination nous aideront à cette découverte.</p>
-
-<p>« Peut-être parviendrons-nous à franchir ce terrible
-fossé sur un pont de cristal ! Peut-être nous
-évanouirons-nous dans l’éther de quelque nuit
-laiteuse, comme, un soir de fête, s’évanouit l’écho
-d’une musique dans les bosquets, parmi les danseurs
-et les musiciens !</p>
-
-<p>« O mes amis, cherchons à mourir ensemble de la
-plus belle des morts. »</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>La voix expira lentement.</p>
-
-<p>— Voire ! pensa Leminhac. Je n’ai nulle envie de
-pratiquer ces macabres artifices.</p>
-
-<p>Il se tourna et vit la place d’Helven déserte.</p>
-
-<p>— C’est l’heure, murmura-t-il.</p>
-
-<p>Le Maître de l’Ile reposait dans les ténèbres.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>A pas de feutre, Marie, puis Leminhac, puis le
-professeur qui semblait fort ému et dont le binocle
-glissait à tout instant, se retrouvèrent dans la bibliothèque.
-La nuit était fort claire et la pièce, plongée
-dans une légère pénombre.</p>
-
-<p>Helven, debout devant un rayon, déplaça le
-« Vathek » de Beckford. Un bruit se fit entendre,
-puis la porte secrète tourna.</p>
-
-<p>D’un signe, Helven entraîna les autres derrière
-lui. Marie Erikow passa la dernière, attardée
-à retirer de son sac, non point le conseiller des
-grâces, mais un fort bon donneur d’avis à sept cartouches.</p>
-
-<p>Leminhac fit jouer sa lampe électrique. L’escalier
-apparut. Ils descendirent. Leurs pas semblaient faire
-rouler des tonnerres. Ils serraient les dents et retenaient
-leurs souffles.</p>
-
-<p>Parvenus au bas de l’escalier, ils s’engagèrent
-dans le couloir, assez large à son entrée. Le sol humide
-glissait. Leminhac n’allumait pas sa lampe de crainte
-qu’un rayon ne fût aperçu à travers quelque fissure
-du rocher.</p>
-
-<p>Marie Erikow était prête à tout événement. Elle
-se sentait lucide et un peu grisée par le danger. On
-vit double, lorsque la mort vous guette.</p>
-
-<p>Chose étrange, il lui parut que quelqu’un marchait
-derrière elle. Elle prêta l’oreille, tout en avançant.
-Aucun bruit suspect ne lui parvint. Mais c’était
-comme une présence, comme un souffle — quelque
-chose vivait dans l’ombre.</p>
-
-<p>On arrivait au bout. Déjà les vagues détonnaient
-sur les parois rocheuses, d’une rumeur sourde et
-funèbre. Une fraîcheur salée mordit leurs lèvres. Le
-couloir se rétrécissait ; la route était fort basse. Il
-fallut se plier en deux.</p>
-
-<p>Helven, qui marchait en tête, sursauta.</p>
-
-<p>— Nous sommes perdus !</p>
-
-<p>Devant lui, il aperçut un pan de nuit et quelques
-étoiles, le tout dans un orbe de roc strié de barreaux
-de fer.</p>
-
-<p>— Une grille. Nous sommes perdus, perdus !</p>
-
-<p>Leminhac, qui cheminait derrière lui, ne voyait rien.</p>
-
-<p>Le passage était tellement étroit qu’Helven dut se
-mettre à quatre pattes. Il parvint ainsi à la grille. Il
-saisit les barreaux et tira à lui. La grille était
-ouverte.</p>
-
-<p>Une onde d’espoir gonfla sa poitrine. Sur le rebord
-du rocher, il se redressa et sauta dans l’eau. Les autres
-le suivirent. Devant eux, le canot balançait sa forme
-sombre. Une vague les aspergea. Ils se hâtèrent.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Marie parvint la dernière à l’orifice, se traînant
-péniblement sur les genoux. Quand elle aperçut les
-étoiles et l’eau mouvante devant elle, elle rendit
-grâces à Dieu. Mais un souffle rauque la fit retourner.
-Cette fois-ci, ce n’était pas une illusion. Elle vit
-dans les ténèbres du boyau luire les yeux blancs qui
-avaient hanté ses songes.</p>
-
-<p>— Le nègre !</p>
-
-<p>La brute couchée tout de son long sur les lichens
-humides rampait vers elle. Déjà sa lourde main se
-tendait pour la saisir. On eût dit d’un reptile monstrueux,
-la bouche entr’ouverte sur l’éclair livide des
-dents.</p>
-
-<p>Elle bondit. La nuit la happa. Elle était sauve.</p>
-
-<p>Se retournant brusquement, elle tira la grille vers
-elle au moment précis où Tommy Hogshead empoignait
-les barreaux.</p>
-
-<p>La tête hideuse du nègre ricanait derrière cette
-cage.</p>
-
-<p>— Tant pis pour lui, pensa-t-elle.</p>
-
-<p>Sa main ne trembla pas.</p>
-
-<p>Un claquement sec. Un peu de cervelle éclaboussa
-le roc. La tête s’affaissa sur les barres, les yeux demeurèrent
-fixes et blancs, ouverts sur l’immensité.</p>
-
-<p>Marie sauta dans la barque.</p>
-
-<p>Ils étaient saufs.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch25">CHAPITRE XXV<br />
-<span class="sc">Où réapparaît certain navire.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">« Je vais accompagner Miss Rooseway qui quête</div>
-<div class="verse">Fort gentiment pour les familles des marins</div>
-<div class="verse">Naufragés. Oh ! qu’une valse lente, ses reins</div>
-<div class="verse">A mon bras droit, je l’entraîne sans violence</div>
-<div class="verse">Dans un naufrage où Dieu reconnaîtrait les siens. »</div>
-</div>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Henri J.-M. Levey</span>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Helven et Leminhac saisirent les avirons. L’avocat
-faisait de son mieux. Quant au peintre, les régates
-sut la Tamise l’avaient depuis longtemps préparé à
-son rôle. Le canot était léger. En quelques minutes,
-on fut hors de la crique et le large apparut. Au-dessus
-de leurs têtes, le ciel pâlissait déjà ; la nuit se frangeait
-de pourpre, comme un rideau de théâtre qui,
-près de se soulever, laisse passer un rais de lumière ;
-les houles dans cette pénombre de genèse semblaient
-rouler des flots de naphte, visqueux et noirs. Les
-fugitifs ne purent réprimer au fond d’eux-mêmes une
-secrète terreur.</p>
-
-<p>— Qu’avez-vous fait ? demanda Helven à Marie.
-Vous avez tiré ?</p>
-
-<p>— On nous poursuivait, répondit la Russe.</p>
-
-<p>— Qui ?</p>
-
-<p>— Je ne sais. Une ombre. J’ai eu peur.</p>
-
-<p>— Vous pouviez nous perdre.</p>
-
-<p>Marie ne répondit pas.</p>
-
-<p>— Je pense, dit le professeur, que le bruit de la
-mer sur les rochers a assourdi la détonation, car
-personne ne semble s’être aperçu de notre départ.</p>
-
-<p>En effet, rien ne bougeait sur la crête des falaises.
-Pas une lueur, pas un coup de feu. Leur fuite n’avait
-pas été surprise. On ne s’en apercevrait qu’au jour.
-Il fallait donc voguer à force de rames, car, sans nul
-doute, Van den Brooks voudrait rattraper ses hôtes.</p>
-
-<p>— Heureusement, soliloqua le professeur, dont la
-tâche était d’écoper le fond du canot, heureusement
-que le marchand de cotonnades est, à cette heure,
-abruti par la drogue. Il rêve sans doute à ses méthodes
-d’évangélisation et se réjouit à l’idée de nous avoir
-pour acolytes.</p>
-
-<p>Marie était plongée dans une profonde rêverie.
-Parfois, dans la blafarde lueur de l’aube, elle regardait
-ses mains, avec des réminiscences de Macbeth : « Tous les
-parfums de l’Arabie… ». Mais c’était avant tout littérature
-et bonne éducation, car elle aurait eu beaucoup
-plus de répugnance d’abord et de remords ensuite à
-abattre un de ses lévriers qu’elle n’en avait éprouvé
-à faire sauter la pauvre cervelle d’un nègre. Elle
-avait visé froidement la grosse lune noire, comme
-on vise, dans les foires, l’œuf qui sautille au bout
-d’un jet d’eau.</p>
-
-<p>— J’ai tué un homme, pensait la petite fille bien
-élevée.</p>
-
-<p>— Ce n’était qu’un nègre, commentait M<sup>me</sup> Erikow.</p>
-
-<p>Et tout s’était si vite passé et la nuit était si obscure
-qu’il ne lui restait déjà plus qu’un souvenir très vague
-de son meurtre, aussi vague que l’image d’un noyé
-qui coula lentement, par une nuit pareille, tendant
-vers le ciel un poing crispé, étoilé d’un petit cercle
-d’or…</p>
-
-<p>Si Marie eût philosophé — mais elle se contentait
-d’être dans la vie un admirable philosophe pratique — elle
-eût sans doute déduit de sa propre
-observation que la vertu est en bonne part affaire
-d’imagination ; que l’on a baptisé bien à tort « folle
-du logis » cette charmante fée grâce à laquelle il peut
-y avoir quelque pitié sur cette terre et que si les
-arides méninges des hommes d’État contenaient
-quelques microns de cet ellébore, ils répugneraient
-vraisemblablement à déchaîner la folie et les
-passions des hommes ; pour tout dire, qu’avec un
-grain d’imagination, il n’y aurait ni guerres, ni
-aucun des fléaux qui en découlent et que, sur notre
-croûte terrestre, moisissure du Cosmos, pousseraient
-enfin quelques fleurs…</p>
-
-<p>Mais aucun des passagers de ce frêle esquif, que les
-vagues soulèvent et balancent comme un hochet,
-n’est disposé à égarer son esprit dans ces hautes
-sphères de la spéculation. En quoi ils ont grandement
-raison et rien ne sert de divaguer. Passe encore, les
-pieds au feu, sur un bon fauteuil de cuir, une vieille
-fine à son chevet, une pipe odorante à la bouche, en
-écoutant la pluie ruisseler sur les vitres et le vent
-balayer les avenues désertes ! Mais, foin de ces balivernes
-lorsqu’on est de pauvres diables menacés de
-la male mort, et que seules trois planches de sapin
-goudronné vous empêchent d’aller éclairer votre
-lanterne aux vessies de lampadophores, par
-cent brasses de profondeur.</p>
-
-<p>Les heures passent. Le han des rameurs scande les
-minutes. De gros nuages glissent très bas, emportés
-par une forte brise. Des faisceaux de safran jaillissent
-entre leurs îles d’encre. Un rayon frappe la mer,
-comme une lance le bouclier adverse. C’est l’aurore.
-Déjà la terre de Van den Brooks, la terre du Dieu
-s’efface. Elle n’est plus qu’un point sombre, plus rien…</p>
-
-<p>Helven laisse tomber ses rames.</p>
-
-<p>— Sauvés !</p>
-
-<p>Marie le regarde. Il est beau, la chemise ouverte
-sur la poitrine très blanche, le front brillant de sueur,
-cet athlète pensif. Marie a une folle envie de baiser
-ses lèvres, son cou nu, de se jeter à ses pieds. Un instant,
-elle oublie le canot, la mer déserte ; elle oublie
-qu’ils ne sont plus qu’une misérable épave à la merci
-des flots, à la merci de la faim…</p>
-
-<p>La voix de l’avocat la rappelle à la réalité.</p>
-
-<p>— Sauvés ? Je ne veux pas faire l’oiseau de mauvais
-augure, mais si personne ne vient nous repêcher,
-nous tirerons à la courte paille « pour savoir qui…
-qui sera mangé, ohé, ohé ».</p>
-
-<p>— Évidemment, tout comme dans la chanson,
-grogne le professeur que cette perspective assombrit.</p>
-
-<p>— Mais il y a des provisions, crie Marie joyeusement :
-je fais l’inventaire.</p>
-
-<p>Pauvre Tommy Hogshead ! Les crabes fouillent
-déjà de leurs pinces les orbites où roulaient tes yeux
-blancs. Et voici que la Belle des Belles ouvre les
-boîtes de conserves soigneusement volées par ton
-astuce. Que dirait le fol d’Elseneur ?</p>
-
-<p>— Un tonnelet de rhum. Fort entamé, en vérité.
-Il reste environ deux litres. Jamais nous ne boirons
-tout cela.</p>
-
-<p>Et elle rit.</p>
-
-<p>— Trois boîtes de corned-beef ; petites, ces
-boîtes — deux boîtes de sardines — une vingtaine
-de biscuits et… et… c’est tout !</p>
-
-<p>— De quoi vivre trois jours, dit Helven, en nous
-rationnant.</p>
-
-<p>— Et si, dans trois jours, nous sommes encore là,
-nous n’aurons d’autre ressource que la courte paille,
-insiste Leminhac qui manifeste des velléités anthropophagiques,
-heureusement rares chez les membres
-du barreau français.</p>
-
-<p>— Bah ! fait Helven, placide, avec votre dévouement,
-nous patienterons bien trois jours de plus : vous
-êtes gras.</p>
-
-<p>Jusqu’ici, la gravité de la situation n’accable
-aucun des fugitifs. Peut-être manquent-ils tous de
-cette « folle du logis » dont l’absence, en pareil cas, est
-appréciable.</p>
-
-<p>Mais voici que la voix timide, angoissée du professeur
-pose une question — et cette question est
-terrible :</p>
-
-<p>— De l’eau ? Y a-t-il de l’eau pour boire ?</p>
-
-<p>Il n’y a pas d’eau. Aucun de ces fous n’a songé à
-l’épouvantable supplice qui les attend : la soif.</p>
-
-<p>Au-dessus d’eux, un ciel qui verse déjà son implacable
-lumière sur l’eau plus étincelante qu’un miroir,
-autour d’eux la mer : des houles aux longs plis
-déferlent, pareilles à de lourdes robes, se poursuivant
-sans s’atteindre, d’un rythme éternel. Et l’air salé
-déjà dessèche leurs gorges.</p>
-
-<p>L’alcool. Ils n’ont que de l’alcool.</p>
-
-<p>Helven prend sa tête entre ses mains.</p>
-
-<p>— J’ai été fou — fou. Pardonnez-moi de vous avoir
-entraînés dans cette aventure…</p>
-
-<p>— Nous sommes tous responsables de notre infortune,
-dit le professeur. Et je suis le plus coupable de
-tous, parce que le plus vieux. Nous avons agi comme
-des enfants.</p>
-
-<p>— Nous sommes partis comme pour une promenade,
-dit l’avocat, et comme si l’on attendait un
-navire sur l’océan comme un omnibus sur le boulevard.</p>
-
-<p>— Ce Van den Brooks m’a fait peur, je l’avoue,
-confessa Tramier. Et la peur m’a enlevé toute prévoyance.</p>
-
-<p>— Il faut agir, reprit énergiquement Helven.</p>
-
-<p>Il tira de sa poche une boussole, s’orienta.</p>
-
-<p>— Il faut voguer vers le sud, si nous voulons trouver
-un navire. Mais nous avons de fortes chances, dans
-ces parages, de rencontrer une île qui n’aura pas un
-aliéné pour propriétaire. L’île Van den Brooks
-n’est pas isolée : elle fait partie d’un archipel. Nous
-aurons bien de la malchance si, en voguant dans la
-direction qui doit être celle des Marquises, étant
-donnée la route suivie par le <i>Cormoran</i>, nous ne
-trouvons pas une aiguade et un poste quelconque.</p>
-
-<p>— Après tout, dit l’avocat, le Pacifique est assez
-bien fréquenté et nous ne sommes plus au temps de
-la <i>Méduse</i>.</p>
-
-<p>— Folie, repartit le professeur, folie pure. Et la soif,
-y pensez-vous ? Et les courants ? Pas une voile même
-pour nous aider. Nous mourrons de fatigue, d’épuisement,
-de faim, du scorbut…</p>
-
-<p>Marie Erikow ne parlait pas. Elle regardait au loin,
-les yeux vides.</p>
-
-<p>— Il faut tenter la chance, reprit Helven, ou revenir
-chez M. Van den Brooks. Il n’y a pas de milieu.
-Choisissez.</p>
-
-<p>— Je ne veux pas revenir, dit alors Marie. J’aime
-mieux mourir. Revenez, si le cœur vous en dit : je me
-jette à l’eau tout de suite.</p>
-
-<p>— Aux voix, ordonna Helven. Je suis pour
-tenter la chance.</p>
-
-<p>— Pas moi, gémit faiblement le docteur.</p>
-
-<p>— Ni moi non plus, murmura Leminhac.</p>
-
-<p>— Oh ! fit Marie Erikow avec mépris.</p>
-
-<p>— Pardon, reprit l’avocat, confus, pardon, je suis
-pour tenter un peu la chance. On verra après, ajouta-t-il
-entre ses dents…</p>
-
-<p>— A Dieu vat, fit l’Anglais. Je prends le commandement
-du bord. Madame Erikow tiendra la
-barre. Nous trois, nous ramerons. Deux seront aux
-avirons, pendant que le troisième se reposera. Je vais
-faire le point. Si le temps ne se gâte pas, nous pourrons
-avancer et ne pas trop dériver. Il faut nous
-rapprocher de la ligne suivie par les vapeurs. Nous
-en sommes encore à quelques milles. Le canot est
-bon. Il n’embarque pas trop. En route !</p>
-
-<p>Le professeur courbait la tête, comprenant l’irrémédiable
-vanité de l’entreprise. Il se mit cependant
-avec courage aux avirons et fit ce que lui permettaient
-ses forces.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Vers la fin du jour, la soif commença.</p>
-
-<p>Il y a toute une littérature des naufrages, depuis
-Homère jusqu’à Hector Malot, en passant par le récit
-palpitant du radeau de la <i>Méduse</i>. Je renvoie donc
-mes lecteurs aux bons ouvrages qui rapportent
-fidèlement les angoisses des malheureux perdus en
-mer, leurs tribulations, leurs souffrances et la manière
-d’accommoder les restes de ses compagnons d’infortune.
-En ce qui concerne particulièrement les sensations
-pénibles causées par la soif, je conseille aux amateurs
-la <i>Ballade du vieux Marin</i>, de Coleridge, qui est un
-texte fort documenté.</p>
-
-<p>A la nuit tombante, on se partagea huit sardines,
-quatre biscuits, et chacun but deux doigts de rhum.
-Mais les fugitifs n’avaient pas avalé leur dernière
-bouchée que le feu des salaisons et de l’alcool rongeait
-leur palais. Jusqu’ici, aucun d’eux n’avait osé
-se plaindre. Leminhac n’y tint plus :</p>
-
-<p>— Je meurs, gémit-il. J’ai trop…</p>
-
-<p>— Chut, dit Helven. Ne prononcez pas ce mot.</p>
-
-<p>Sa voix était rauque.</p>
-
-<p>Une à une, les étoiles surgirent, et leur cortège
-s’élevait lentement, comme une Panathénée d’astres.
-Leur ascension dans le firmament de plus en plus
-sombre eût ravi l’âme de Pythagore, mais plongea
-les malheureux dans une désolation infinie.</p>
-
-<p>Le supplice du mirage s’ajouta à celui de la soif.
-Ils songèrent aux nuits du <i>Cormoran</i>. Ils revirent — et
-leurs entrailles se contractèrent — les sorbets
-neigeux, les hauts verres où tremblait l’or pâle du
-whisky, les chalumeaux aspirant le jus glacé des
-citrons et des oranges. Leurs gosiers s’enflammèrent
-à cette image intolérable.</p>
-
-<p>— C’est atroce, atroce, murmura Marie. J’aime
-mieux mourir.</p>
-
-<p>— J’aime mieux revenir, gémit honteusement
-Leminhac ; j’aime mieux être évangéliste chez le
-marchand de cotonnades.</p>
-
-<p>Le professeur prit la parole. Il était épuisé de
-fatigue, ses traits étaient tirés, son visage semblait
-blafard dans l’ombre claire de la nuit tropicale.</p>
-
-<p>— Ne persévérons pas, dit-il, dans un dessein aussi
-insensé. Nous périrons sans nul doute. La mort n’est
-rien ; mais l’agonie sera terrible. Nous ne sommes pas
-encore assez éloignés de l’île que nous ne puissions la
-retrouver. Van den Brooks fera de nous ce qu’il lui
-plaira et peut-être sera-t-il ému de notre détresse.
-D’après mes observations, c’est un fou, mais un
-fou intermittent. Il a des intervalles, parfois assez
-longs, de lucidité. Si nous tombons sur un bon moment,
-nous sommes sauvés. Il nous rembarquera
-peut-être.</p>
-
-<p>— Soit, dit Helven. Quel que soit l’arbitraire de
-M. Van den Brooks, le retour vaut mieux que cette
-agonie. Mais qu’en pense Madame Erikow ?</p>
-
-<p>— Je pense, dit-elle, que je donnerais ma fortune et
-ma vie à qui m’apporterait un verre d’eau.</p>
-
-<p>— Nous allons alors, reprit Helven, mettre le cap
-sur l’île funeste.</p>
-
-<p>— Faites, ajouta Marie. Si ce marchand est trop
-odieux, j’ai la liberté dans mon sac.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>La décision prise, ils n’eurent qu’une hâte : retrouver
-l’île où murmuraient des sources. L’image des
-eaux vives leur faisait oublier l’évangile de Van den
-Brooks, les mutilés et même le mufle rose de la lèpre.</p>
-
-<p>Ils dépensèrent ce qui leur restait de forces à
-ramer toute la nuit. Helven prétendait s’orienter sur
-les étoiles. Marie Erikow prit la place du professeur
-qui s’affaissait à demi-mort sur les avirons. Cette nuit-là
-leur parut interminable. Ils ne l’oublièrent jamais.</p>
-
-<p>— A l’aube, pensaient-ils, nous apercevrons la terre.</p>
-
-<p>Mais à l’aube, l’étendue marine s’offrit à leurs yeux,
-dans la nudité de ses flots. L’horizon était vide ;
-le ciel, d’une immuable splendeur.</p>
-
-<p>Helven frissonna.</p>
-
-<p>— Je crains, murmura-t-il, que le courant ne nous
-ait fait dériver quelque peu.</p>
-
-<p>— Alors, dit gravement le professeur, je vais
-écrire mes dernières volontés.</p>
-
-<p>Il déchira une feuille de bloc et arma son stylographe.</p>
-
-<p>— Celui de nous — et ce ne sera certainement pas
-moi — qui fermera les yeux le dernier, celui qui conservera
-encore quelque force, lorsque ses compagnons
-seront déjà dissipés dans le tourbillon des atomes,
-rassemblera ce qui lui restera de vie pour écrire nos
-noms infortunés, la date de notre perte, et confier ce
-triste document, soigneusement roulé dans ce récipient
-(il montra le tonnelet de rhum), à la mer qui
-sera notre tombeau.</p>
-
-<p>Marie Erikow pleurait doucement.</p>
-
-<p>— Quel dommage que nous n’ayons pas une bouteille,
-fit Leminhac. Ce serait tout à fait dans la tradition.</p>
-
-<p>— Puisse notre exemple, ajouta le docteur, être
-de quelque utilité aux imprudents navigateurs !</p>
-
-<p>Il griffonna quelques lignes, puis, stoïque comme
-Caton, s’enveloppa la tête de son mouchoir et s’étendit
-au fond de la barque.</p>
-
-<p>Helven, avec la fureur du désespoir, se remit aux
-avirons. Son visage était fort pâle, mais une énergie
-suprême s’y peignait.</p>
-
-<p>Marie l’admira, et plaça en lui tout son espoir.
-Leminhac, bien que fort épuisé, reprit courage et
-aida son compagnon…</p>
-
-<p>Vers midi, les rameurs, dévorés par la soif, ruisselants
-de sueur, les mains ensanglantées, laissèrent
-retomber les lourds avirons. Les tolets gémirent, puis
-la barque tournoya sur la crête indolente des vagues.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le soleil se couchait « dans des confitures de
-crimes », lorsqu’un panache de fumée voila légèrement
-le disque inspirateur de sonnets. Ce n’était
-qu’une bien mince fumée, mais elle parut à Marie
-Erikow, qui guettait un sauveur impossible, couchée
-à l’avant et semblable à une figure de proue, le signe
-même de la vie. Elle passa plusieurs fois la main sur
-ses yeux, craignant d’être victime de quelque abominable
-hallucination. Mais la traînée sombre
-s’allongeait maintenant sur la pourpre du ciel. Plus
-de doute. Un navire.</p>
-
-<p>Elle poussa un cri.</p>
-
-<p>Helven bondit, enjamba les corps de Leminhac et
-de Tramier qui ne bougeaient pas et hurla à son tour :</p>
-
-<p>— Hurrah ! Un bâtiment.</p>
-
-<p>Des larmes roulèrent de ses yeux. Leminhac se
-souleva, anxieux.</p>
-
-<p>— Êtes-vous fou ?</p>
-
-<p>— Fou vous-même. Regardez.</p>
-
-<p>Marie Erikow dénoua son écharpe. Helven assujettit
-à une rame la longue mousseline blanche qui
-flotta sur la mer comme un pavillon de salut.</p>
-
-<p>— Pourvu qu’ils nous voient, haletait l’avocat.</p>
-
-<p>Le navire approchait. Il était maintenant impossible
-que, du bord, on n’aperçût point le canot.</p>
-
-<p>Marie déchargea son <span lang="en" xml:lang="en">browning</span>, mais les sèches
-détonations s’amortirent dans le vent. Le professeur
-s’était redressé et semblait ne pas comprendre.</p>
-
-<p>Bientôt les fugitifs distinguèrent l’arête fine d’un
-mât, l’étrave écumante du bateau.</p>
-
-<p>Tous ensemble, ils hurlèrent :</p>
-
-<p>— A nous, du bord ! A nous !</p>
-
-<p>Helven agitait désespérément son aviron.</p>
-
-<p>Le navire piquait droit sur eux. Ses bastingages
-de cuivre étincelaient.</p>
-
-<p>Quelques minutes d’angoisse… et ils reconnurent
-le <i>Cormoran</i>.</p>
-
-<p>Une haute silhouette se profilait au gaillard d’avant,
-détachée en noir d’encre sur la bande pourpre du
-crépuscule.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch26">CHAPITRE XXVI<br />
-<span class="sc">Le crépuscule d’un dieu.</span></h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>« O grand astre, quel serait ton
-bonheur, si tu n’avais pas ceux que
-tu éclaires…</p>
-
-<p>« Voici. Je suis dégoûté de ma
-sagesse comme l’abeille qui a
-amassé trop de miel.</p>
-
-<p>« J’ai besoin de mains qui se
-tendent…</p>
-
-<p>« Voilà pourquoi je dois descendre
-dans les profondeurs comme tu
-fais le soir, quand tu vas derrière
-les mers, apportant ta clarté au-dessous
-du monde, ô astre débordant
-de richesse. »</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Zarathustra</span>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Le capitaine Halifax dirigea les opérations — fort
-simples d’ailleurs — du repêchage. Les quatre infortunés
-furent hissés à bord, en assez piteuse posture.
-Le professeur semblait avoir perdu connaissance ;
-Leminhac, son col défait, les mains en sang, prononçait
-des paroles incohérentes. Marie Erikow se raidissait
-et, malgré son épuisement, ajustait d’une main
-hésitante les mèches blondes que les embruns avaient
-collées sur ses tempes. Quant à Helven, ruisselant
-d’eau, ses vêtements en désordre, il semblait un jeune
-captif, indomptable et farouche.</p>
-
-<p>Appuyé au misaine, Van den Brooks suivait de ses
-lunettes vertes le défilé de ses victimes. Aucune
-parole ne sortit de sa barbe enflammée. On conduisit
-les fugitifs à leurs anciennes cabines où des soins
-leur furent prodigués et des rafraîchissements servis.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>La chaleur brûlante du thé, un bon massage, ramenèrent
-le professeur à la vie. Quant aux autres, plus
-jeunes et plus vigoureux, il leur suffit d’absorber quelques
-grogs auxquels succédèrent de nombreux
-sandwichs, pour retrouver toutes leurs forces. Ils
-revoyaient les élégantes boiseries de palissandre, les
-meubles anglais, les fauteuils de cuir, et Marie Erikow
-constata sur sa table la présence des orchidées chères
-au Maître du Navire. Les heures d’angoisse qu’ils
-avaient vécues, la mort qui les avait effleurés de son
-aile — la plus affreuse des morts — jusqu’au souvenir
-de l’île, de la fumerie d’opium et des étranges discours
-de Van den Brooks, tout cela se fondait dans le
-bien-être de l’heure, de la chaleureuse circulation, de
-la vie revenue enfin.</p>
-
-<p>L’espoir les baignait de ses effluves. Minutes
-exquises, où l’être connaît une nouvelle naissance
-et s’épanouit dans la tiédeur heureuse de la chair.</p>
-
-<p>Helven bourra sa pipe d’un tabac sec, mis à sa
-portée dans un pot de Hollande, car les moindres
-détails du confort étaient prévus à bord du <i>Cormoran</i>.
-Il savoura avec délices les premières bouffées. Mais la
-rêverie n’étouffait pas chez lui le sens positif de sa
-race et il se prit à considérer la situation.</p>
-
-<p>Van den Brooks demeurait une formidable énigme.
-N’allait-il pas se venger terriblement ? L’équipage
-du yacht était composé de forbans ; Halifax n’était
-qu’un instrument docile aux mains de son maître. De
-ce côté nul espoir de secours. Le marchand de cotonnades
-exerçait à son bord le droit de haute et basse
-justice. Quel scrupule pouvait l’empêcher de suspendre
-aux vergues de cacatois la dépouille mortelle de maître
-Leminhac, du professeur Tramier et de sir William
-Helven ? Cruauté inutile, sans doute. Mais Van den
-Brooks devait redouter les divulgations de ses hôtes,
-s’il les remettait en liberté. Cet homme avait sans
-doute un passé assez lourd pour vouloir éviter — au
-prix même d’un assassinat — des démêlés compromettants
-avec la justice. Les quatre voyageurs pouvaient
-l’accuser d’avoir séquestré leurs personnes,
-indiquer la situation de l’île, etc. En somme, tout
-devait décider le trafiquant — sinon à faire disparaître
-ses hôtes — du moins à les garder prisonniers,
-sans espoir de libération.</p>
-
-<p>Revenu à la réalité, le peintre songeait avec
-angoisse qu’il eût peut-être mieux valu piquer une
-pleine eau dans cette mer phosphorescente qui, tant
-de fois, avait enchanté ses songes nocturnes.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>On frappe. Helven tressaille.</p>
-
-<p>— Monsieur Van den Brooks vous attend au salon,
-si vous vous sentez la force de vous y rendre.</p>
-
-<p>C’était Halifax lui-même, rude et courtois à son
-ordinaire.</p>
-
-<p>— Mieux vaut être fixé tout de suite, songea Helven.</p>
-
-<p>Et bravement, il suivit le borgne.</p>
-
-<p>Dans le salon, que leurs conversations et leurs
-rires avaient si souvent animé, les quatre passagers
-se trouvèrent réunis : le professeur, affalé sur un
-fauteuil ; Leminhac, assurant sa cravate doctrinaire ;
-Marie Erikow, dédaigneuse, une cigarette au coin des
-lèvres ; Helven, fixant hardiment Van den Brooks
-qui, debout dans l’ombre, lissait nonchalamment sa
-barbe.</p>
-
-<p>Marie, ironique, rompit le silence.</p>
-
-<p>— Un tribunal, dit-elle. Mais vous siégez seul,
-Monsieur ?</p>
-
-<p>— Je suffirai à ma tâche, rassurez-vous, Madame,
-répondit le maître du navire. Mais, d’abord, comment
-vous trouvez-vous de cette petite fugue ?</p>
-
-<p>— Je m’en trouverai fort bien, Monsieur, répondit
-la Russe, si je réussis à vous faire pendre.</p>
-
-<p>— Oh ! les femmes, gémit intérieurement l’avocat.
-Elles n’en ratent jamais une. Si cela continue…</p>
-
-<p>Et il tâta sa cravate, comme s’il craignait déjà
-qu’on ne changeât le beau ruban de soie pour un
-ruban plus grossier… de chanvre.</p>
-
-<p>— C’est fort bien, reprit Van den Brooks. Soyez
-obligeant et voilà votre récompense. La leçon me
-servira. Je vous trouve en peine ; je vous prends à
-mon bord ; je vous y traite avec tous les égards possibles ;
-je vous fais visiter un des plus beaux coins
-de cette terre, je me montre pour vous l’hôte le plus
-attentif à vos moindres désirs. Et l’on me souhaite
-une potence ! Grand merci, Madame. Mais songez
-pour l’instant que vous êtes à mon bord et que,
-sur les trente-huit lurons qui composent mon équipage
-(il y en avait quarante, mais vous savez où sont
-les deux autres, peut-être ?), pas un ne lèvera le
-doigt pour vous soustraire à ma juste vengeance, s’il
-me convient de l’assouvir.</p>
-
-<p>— Je m’en doute, répliqua la Russe. Ce sont des
-lâches, comme leur maître.</p>
-
-<p>— Un peu de modération, Madame, intervint alors
-d’une voix faible le professeur. Nous sommes infiniment
-reconnaissants à M. Van den Brooks du service
-qu’il a voulu nous rendre et qui serait beaucoup plus
-grand s’il n’avait lui-même exagéré son amabilité,
-s’il nous avait conduits directement à Sydney. Mais
-M. Van den Brooks s’est montré pour nous, comme il
-le dit justement, le plus obligeant des hôtes. Le
-<i>Cormoran</i> fut pour nous le séjour le plus exquis…</p>
-
-<p>— Et vous voulez le quitter ! soupira le marchand.</p>
-
-<p>— Tout nous appelle sur notre vieux continent,
-fit mielleusement le professeur, qui se révélait diplomate.
-Tout, notre vie, nos affections, notre labeur.
-Comment nous arracher aux voix de nos épouses, de
-nos enfants, de nos amis ? Certes, la vie dans votre île
-embaumée, dans ce nouvel Éden, nous paraît une
-condition fort enviable. Mais hélas ! la raison nous
-oblige à renoncer à l’Age d’Or, à retrouver l’Age de
-l’acier, l’Age des <span lang="en" xml:lang="en">Banknotes</span>. Funeste nécessité !
-Mais pouvons-nous nous y soustraire ?</p>
-
-<p>— Vous le pouvez, dit Van den Brooks. Je l’ai
-fait.</p>
-
-<p>— Mais non, hélas ! Mille fois non. Aucun de nous ne
-renoncera à ses ambitions, à sa fortune, à ses amours,
-à son foyer. Nous préférons une vie d’efforts, dans la
-fièvre de notre civilisation, aux loisirs fleuris que vous
-nous offrez. Nos goûts, malheureusement…</p>
-
-<p>— Il s’agit bien de vos goûts, dit brutalement le
-marchand. Il s’agit de ma volonté et vous êtes dans
-ma main comme des fétus de paille. Je vous briserai,
-si cela me plaît. Vous n’êtes qu’une vieille baderne,
-mon cher professeur…</p>
-
-<p>— Monsieur… fit Tramier étouffant.</p>
-
-<p>— Silence, rugit le marchand. Vous avez assez
-bavardé. Moi seul ai le droit de parler ici.</p>
-
-<p>— Vous n’avez pas le droit de nous insulter,
-répliqua Helven. M<sup>me</sup> Erikow a raison. Vous êtes un
-lâche ; vous insultez les vieillards et les femmes.</p>
-
-<p>— Excusez-moi, monsieur Helven, fit avec calme
-Van den Brooks, à la plus grande stupéfaction des
-passagers. Et vous, Madame, et vous aussi, monsieur
-Tramier. Je m’emporte. Soit. Je serai correct…
-allez… Je sais ce que j’ai à faire. Vous m’obligerez
-en rentrant dans vos cabines.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le capitaine Halifax veilla à ce que chaque passager
-regagnât son logis. Les dîners furent servis
-dans les cabines. Helven voulut rejoindre l’avocat ;
-mais la porte était fermée d’un loquet extérieur. Il
-appela, vainement.</p>
-
-<p>Il s’assit sur son lit et l’angoisse s’assit à son côté.
-Cette fois, il n’y avait plus de doute. Van den Brooks
-était un fou, mais un fou logique, prudent, soucieux
-de son intérêt. Cet intérêt exigeait que les gens qui
-pouvaient contrarier sa folie, l’empêcher de poursuivre
-ses desseins insensés, fussent mis hors d’état
-d’agir. Et c’en était fini !…</p>
-
-<p>La voilà bien, l’Aventure !… Il songeait à sa maison
-paisible, dans ce coin d’Écosse où il était né, aux
-landes roses où le vent gémit si tristement les nuits
-d’hiver, d’une plainte que l’on n’oublie pas ; il revit
-les troncs brûlants dans la haute cheminée ; il sentit
-l’odeur des grogs au gingembre que préparait sa mère — une
-vieille dame si propre et les clés à la ceinture — et
-l’odeur des bruyères humides, les matins de chasse
-où l’on part, encore engourdi de sommeil, transi du
-brouillard d’octobre ; il entendit le hurlement des
-chiens et les mille rumeurs domestiques, il revécut
-sa jeunesse, comme on la revit parfois, toute résumée
-en quelques images, en quelques parfums…</p>
-
-<p>Et le sommeil fut plus fort que le souvenir et que
-l’angoisse. Il s’endormit.</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Il sursauta. La porte venait de s’ouvrir. Une
-pénombre blafarde coulait par le hublot.</p>
-
-<p>— Venez, fit la voix d’Halifax. Dépêchons.</p>
-
-<p>— Ça y est, pensa le jeune homme. M. Van den
-Brooks opère à la manière française… au petit jour…</p>
-
-<p>Devant le marin, il ne voulut pas paraître couard,
-s’habilla soigneusement, et noua sa cravate comme
-s’il se rendait à une garden-party.</p>
-
-<p>Halifax le précédait. Ils parvinrent sur le pont
-avant. Dans la clarté falote de l’aube, Helven distingua,
-rangé en bon ordre, l’équipage, comme le jour
-où l’on avait fustigé le nègre. La silhouette de Van
-den Brooks, tout à l’avant du vaisseau, dominait la
-mer et l’aube. Helven ne put voir son visage. Auprès
-de lui, l’Hindou, son serviteur. L’Anglais s’arrêta à
-quelques pas, et attendit. Les uns après les autres,
-Leminhac, Tramier et M<sup>me</sup> Erikow arrivèrent, conduits
-par Halifax. Marie était fort pâle, elle serrait
-les lèvres ; son menton lourd rendait sa beauté plus
-saisissante et presque cruelle.</p>
-
-<p>Van den Brooks ne se retourna pas.</p>
-
-<p>Un silence de mort tombait du ciel où s’effaçaient
-les astres. Helven regarda une dernière fois, pâlissante,
-la Croix du Sud.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Alors Van den Brooks se retourna. Et les passagers
-ne le reconnurent plus. Sa grande barbe avait disparu.
-Ses yeux — ses yeux agrandis par la fièvre et la
-folie — luisaient, libres de tout verre. Son visage était
-beau, émacié, grave, mais hagard. Le voyant, ils
-comprirent.</p>
-
-<p>— Le coup du Patriarche, parbleu ! songea Leminhac
-qui se rappela l’histoire de Sigismond Loch.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Mais, tourné vers l’Océan, Van den Brooks parla.
-La voix entendue dans la fumerie roula sur les flots :</p>
-
-<p>« Ne craignez rien, étrangers. Je ne vous veux
-aucun mal. Vous ne m’avez pas compris.</p>
-
-<p>« Ce que j’espérais trouver en vous, vous ne pouviez
-me le donner. La grandeur de mon rêve ne vous
-a pas séduits. Vous ne m’avez pas compris non plus,
-quand, des profondeurs de l’opium, j’ai laissé monter
-vers vous ma plainte de Dieu lassé. »</p>
-
-<p>La voix s’éleva :</p>
-
-<p>« Car Dieu, je le fus. La terre gémissante de mon
-île peut l’affirmer et mon peuple courbé sous ma verge
-peut le clamer à ces flots et à ces étoiles. Homme,
-j’ai refait la création à la mesure de Dieu. Et c’est
-pourquoi je me dis son égal. »</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Il reprit plus bas, avec une lassitude voilée :</p>
-
-<p>« Mais vous ne comprenez pas, et vous pensez
-que je suis fou. Une dernière fois, je veux mettre
-devant vous, ô inconnus, mon cœur, mon cœur saignant :</p>
-
-<p>« Une soif d’amour implacable me poursuit : l’amour,
-l’amour des hommes, est une source dont le
-mirage hante mes nuits. Mais cette source, elle ne
-peut jaillir de mon cœur. Mon cœur est une roche
-aride : qui le frappera pour que les eaux vives s’en
-écoulent ?</p>
-
-<p>« Quand je tenais entre mes mains la fragile destinée
-des hommes, quand leur voix suppliante déchirait
-mes oreilles, quand je les ployais, mutilés, sanglants,
-sous la malédiction du Seigneur, j’espérais
-qu’il naîtrait en moi cette indicible douceur : la pitié.</p>
-
-<p>« Si j’ai prodigué le martyre, si j’ai fait couler
-le sang, comme un vin dans un festin de noces, ce
-n’est pas pour une vaine jouissance, mais bien pour
-moissonner les épis attendus. Hélas, ils n’ont point
-germé. J’espérais que les tortures infligées à mes
-victimes m’attendriraient et me forceraient de les
-aimer : il n’en fut rien.</p>
-
-<p>« Un Dieu sans amour est un Dieu sans joie : je
-renonce à la Divinité.</p>
-
-<p>« Je rentre parmi les hommes. J’abandonne mon
-peuple. J’ai appelé dans mon île quelques hommes
-pieux : des missionnaires protestants. Hélas ! je
-crains que, bien vite, ne vivant plus dans une sainte
-terreur, mon peuple ne perde la foi…</p>
-
-<p>« Mais je ne puis plus. Peut-être deviendrai-je
-mineur ou docker ; peut-être, ouvrier plombier. Je
-ne sais. Je veux être le plus humble des hommes,
-après avoir été leur Dieu.</p>
-
-<p>« Et voici le signe de mon renoncement. »</p>
-
-<p>Comme il disait ces mots, l’Hindou s’écarta, découvrant
-le coffre des joyaux engloutis.</p>
-
-<p>Van den Brooks souleva le couvercle. Il retira une
-émeraude d’une fort belle eau et la tendit à Marie.</p>
-
-<p>— Acceptez-la, Madame, en souvenir du Dieu qui
-n’est plus.</p>
-
-<p>Puis, à brassées frénétiques, il rejeta dans la mer
-les trésors qu’il y avait puisés. Topazes, rubis, émeraudes,
-améthystes, tombaient en pluie de feu sur
-les eaux calmes, trouaient la soie grise d’une mer
-aurorale.</p>
-
-<p>La voix s’éleva encore et l’on entendit ces mots :</p>
-
-<p>« <i lang="la" xml:lang="la">Tria sunt insatiabilia : mare, infernum et vulva.</i> »</p>
-
-<p>Le sacrifice accompli, Van den Brooks fit signe aux
-passagers et à l’équipage de se retirer. Il resta seul,
-courbé sur la mer…</p>
-
-<div class="c"><img src="images/music.png" alt="[Musique]" /></div>
-<p class="sign">Wagner</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch27">ÉPILOGUE</h2>
-
-
-<p>Les quatre voyageurs prirent place dans un canot
-et Halifax, qui les accompagnait, leur montra dans le
-brouillard un rivage où luisaient quelques maisons
-peintes à la chaux.</p>
-
-<p>— Voici, dit-il, un poste européen : des Portugais,
-je crois. Vous trouverez là une hospitalité suffisante
-et tous les renseignements nécessaires pour votre
-route.</p>
-
-<p>Le canot aborda au pied de rochers que longeait
-un banc de sable. Halifax descendit à terre ; puis,
-clignant de son œil unique, comme s’il s’agissait d’une
-excellente plaisanterie :</p>
-
-<p>— Bon voyage ! cria-t-il à ses anciens passagers.</p>
-
-<p>Et il sauta dans la barque, qui s’éloigna à force
-de rames.</p>
-
-<p>Inquiets, Helven et Leminhac prirent les
-devants et s’en furent frapper à une des maisons.
-L’aspect crasseux et débonnaire d’un douanier
-portugais les rassura. Ils n’osèrent s’enquérir du lieu
-où ils étaient, craignant de passer pour fous, mais ils
-réclamèrent un abri.</p>
-
-<p>Marie Erikow était restée en arrière, au bras du
-professeur. Tous deux demeuraient silencieux. Soudain,
-la jeune femme lâcha le bras de Tramier et, à
-toutes jambes, courut le long du rivage. Elle agitait
-désespérément son écharpe, comme pour appeler le
-canot, déjà à demi happé par la brume. Tramier, qui
-à la vérité était un peu sourd, crut entendre un cri et
-courut derrière elle. Mais Leminhac, de loin, avait
-aperçu la fugitive ; il fut plus prompt.</p>
-
-<p>Dans un accès de désespoir qui paraissait atroce,
-la Russe s’était jetée sur le sable. L’avocat s’approcha
-d’elle, souleva doucement le visage où roulaient
-de grosses larmes.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce donc ? murmura-t-il. <i>Le</i> regretteriez-vous ?</p>
-
-<p>— Oh ! gémit Marie Erikow, entre deux sanglots,
-j’ai perdu mon émeraude.</p>
-
-<p>Et elle ajouta, tout bas, déjà consolée, souriante :</p>
-
-<p>— Mais vous êtes bon, vous, je le savais…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le <i>Cormoran</i> avait disparu.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td colspan="2"><span class="sc">Chapitre</span>  I.</td>
-<td class="drap">— L’homme aux lunettes vertes</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch1">1</a></div></td></tr>
-<tr><td class="w22 pad1">— </td>
-<td class="r"><div>II.</div></td>
-<td class="drap">— Le « Cormoran » lève l’ancre</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch2">22</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>III.</div></td>
-<td class="drap">— Un étrange navire, un étrange équipage</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch3">34</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>IV.</div></td>
-<td class="drap">— Où Van den Brooks se présente. — Histoire d’un riche</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch4">46</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>V.</div></td>
-<td class="drap">— Où Van den Brooks parle en maître</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch5">68</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>VI.</div></td>
-<td class="drap">— Le récit du docteur. — Le cahier de maroquin rouge</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch6">77</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>VII.</div></td>
-<td class="drap">— Où l’on entrevoit deux rivaux, un troisième larron et un nègre sentimental</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch7">98</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>VIII.</div></td>
-<td class="drap">— La mystique de Van den Brooks</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch8">104</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>IX.</div></td>
-<td class="drap">— Où Van den Brooks parle belles-lettres. — Histoire des jeunes gens de Mindanao</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch9">114</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>X.</div></td>
-<td class="drap">— L’incantation. — Un entretien sur le péché</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch10">124</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>XI.</div></td>
-<td class="drap">— L’esclave du Brésil</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch11">139</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>XII.</div></td>
-<td class="drap">— Une histoire de chat à neuf queues</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch12">144</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>XIII.</div></td>
-<td class="drap">— L’esprit nocturne</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch13">151</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>XIV.</div></td>
-<td class="drap">— Le docteur termine son récit</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch14">162</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>XV.</div></td>
-<td class="drap">— Où il est donné à Helven d’expérimenter à ses dépens la fragilité féminine</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch15">177</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>XVI.</div></td>
-<td class="drap">— Les rancunes de Tommy Hogshead</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch16">188</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>XVII.</div></td>
-<td class="drap">— Le cri de la vigie</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch17">195</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>XVIII.</div></td>
-<td class="drap">— L’île Van den Brooks</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch18">208</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>XIX.</div></td>
-<td class="drap">— Les joyaux engloutis</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch19">219</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>XX.</div></td>
-<td class="drap">— L’homme qui voulut être Dieu</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch20">231</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>XXI.</div></td>
-<td class="drap">— Où Van den Brooks se découvre</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch21">242</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>XXII.</div></td>
-<td class="drap">— Où il est question de la concupiscence chez les personnes de couleur, de ses rapports avec l’odorat et aussi d’un passage secret et d’une porte de fer</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch22">255</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>XXIII.</div></td>
-<td class="drap">— Le calme précurseur</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch23">261</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>XXIV.</div></td>
-<td class="drap">— L’évasion</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch24">266</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>XXV.</div></td>
-<td class="drap">— Où réapparaît certain navire</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch25">273</a></div></td></tr>
-<tr><td class="pad1">— </td>
-<td class="r"><div>XXVI.</div></td>
-<td class="drap">— Le crépuscule d’un dieu</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch26">285</a></div></td></tr>
-<tr><td colspan="3"><span class="sc">Épilogue</span></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch27">295</a></div></td></tr>
-</table>
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em"><span class="small">COLLECTION LITTÉRAIRE DES</span><br />
-<span class="large">ROMANS D’AVENTURES</span></p>
-
-
-<p class="c i small gap">DÉJÀ PARU DANS CETTE COLLECTION :</p>
-
-<p class="drap">L’ÉTONNANTE VIE DU COLONEL JACK
-(<span class="sc">Daniel de Foë</span>). Traduction de <span class="sc">Maurice Dekobra</span>.</p>
-
-<p class="c i small">POUR PARAITRE PROCHAINEMENT :</p>
-
-<p class="drap">JOË ROLLON, <span class="sc">l’Autre Homme Invisible</span>
-(<span class="sc">Edmond Cazal</span>).</p>
-
-<p class="drap">LES PIRATERIES DU CAPITAINE SINGLETON
-(<span class="sc">Daniel de Foë</span>).</p>
-
-<p class="drap">LE GENTLEMAN BURLESQUE
-(<span class="sc">Maurice Dekobra</span>).</p>
-
-<p class="c">etc., etc.</p>
-
-<p class="c i">Chaque Volume de cette Collection est orné
-de deux Bois originaux de <span class="sc">Daragnès</span></p>
-
-<p class="c gap"><b>Un volume chaque mois.</b><br />
-LE VOLUME : <b>4</b> FR. <b>50</b> NET</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em"><span class="small">COLLECTION LITTÉRAIRE DES</span><br />
-<span class="large">ROMANS FANTAISISTES</span></p>
-
-<p class="c i gap small">DÉJÀ PARU DANS CETTE COLLECTION :</p>
-
-<p class="drap">L’HOMME VERDATRE, par <span class="sc">H. Avelot</span>.
-<span class="i">Illustrations de l’Auteur.</span></p>
-
-<p class="c i small">POUR PARAITRE PROCHAINEMENT :</p>
-
-<p class="drap">LE CORSAIRE GALANT, par <span class="sc">Dorsenne</span> et <span class="sc">Boisyvon</span>.</p>
-
-<p class="drap">LES AVENTURES DE TOM JOË, par <span class="sc">Gabriel de Lautrec</span>.</p>
-
-<p class="drap">LA COMTESSE TATOUÉE, par <span class="sc">H. Avelot</span>.</p>
-
-<p class="c">etc., etc.</p>
-
-<p class="c gap"><b>Un volume chaque mois.</b>
-LE VOLUME : <b>2</b> FR. <b>50</b> NET</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c large b">LES LIVRES QU’IL FAUT LIRE</p>
-
-<div class="small drap">
-<p><b>L’AMANT DE L’INGÉNUE</b>, par Robert
-FLORIGNI et Guy d’ABZAC. <span class="i">Un vol.</span>
-in-16
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>LILY, modèle, roman de Montmartre</b>,
-par André WARNOD. Illustrations de
-l’Auteur. <span class="i">Un vol.</span> in-16.
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>L’ÉTONNANTE VIE DU COLONEL
-JACK</b>, par Daniel de FOE. Traduction
-de Maurice DEKOBRA. Deux bois originaux
-de DARAGNÈS. <span class="i">Un vol.</span> in-16.
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>SOUS LES MERS</b>, par Gérard BAUER.
-Préface de Paul BOURGET. <span class="i">Un vol.</span>
-in-16
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>QUELQUES GRANDS DUELS
-AÉRIENS</b>, par le sous-lieutenant VIALLET
-et Jacques MORTANE. 32 dessins
-explicatifs du sous-lieutenant VIALLET.
-<span class="i">Un volume</span> in-8
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>3</b> fr. <span class="cent">»</span></span></p>
-
-<p><b>LE MASSACRE DES INNOCENTS</b>,
-par Alfred MACHARD et POULBOT.
-Illustré de 47 dessins <span class="i">inédits</span> de POULBOT.
-(21<sup>e</sup> mille) <span class="i">Un volume</span> in-16.
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>2</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>LES GOSSES DANS LES RUINES</b>,
-par Paul GSELL et POULBOT. 50 dessins
-de POULBOT. <span class="i">Un volume</span> in-16.
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>2</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>ROLAND GARROS, VIRTUOSE DE
-L’AVIATION</b>, par Jacques MORTANE.
-<span class="i">Un volume</span> in-16
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>2</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>SAMMY, VOLONTAIRE AMÉRICAIN</b>,
-par Maurice DEKOBRA. <span class="i">Un
-vol.</span> in-16 <span class="i">illus.</span> (4<sup>e</sup> mille)
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>VOLUPTÉS DE GUERRE</b>, par Edmond
-CAZAL. <span class="i">Un vol.</span> in-16.
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>L’ARMÉE DE L’AIR</b>, par LA
-CIGOGNE (Jacques DUVAL). <span class="i">Un
-volume</span> in-16, 128 pages.
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>2</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>NOUNE ET LA GUERRE</b>, par YVES
-PASCAL. <span class="i">Un vol.</span> in-16.
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>LA GUERRE DES NUES, racontée
-par ses Morts</b>, par J. MORTANE et
-J. DAÇAY. Préface du Lieut. FONCK.
-<span class="i">Un volume</span> in-16
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>CHASSEURS DE BOCHES</b>, par Jacques
-MORTANE. <span class="i">Un volume</span> in-16.
-(6<sup>e</sup> mille)
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>JEPH, Le roman d’un As</b>, par HENRI
-DECOIN. Préface de G. de PAWLOWSKI. <span class="i">Un
-vol.</span> in-16 (4<sup>e</sup> mille)
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>CASSINOU VA-T-EN GUERRE</b>, par
-CH. DERENNES. Illustrations de Léon
-FAURET. <span class="i">Un vol.</span> in-16. (4<sup>e</sup> mille)
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>L’HOMME VERDATRE</b>, par H. AVELOT,
-Illustrations de l’auteur. <span class="i">Un vol.</span>
-in-16
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>2</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>LE PÈLERIN DE GASCOGNE</b>, par
-CHARLES DERENNES. <span class="i">Un vol.</span>
-in-16
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>L’ABDICATION de RIS-ORANGIS</b>,
-par LÉO LARGUIER. Illustrations de
-GERDA WEGENER. <span class="i">Un vol.</span> in-16
-(5<sup>e</sup> mille)
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>LES HEURES DÉCHIRÉES (Notes du
-Front)</b>, par LÉO LARGUIER.
-Illustrations de R. DILIGENT. <span class="i">Un vol.</span>
-in-16 (5<sup>e</sup> mille)
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>ORIENT ROYAL (Cinq ans à la
-Cour de Roumanie)</b>, par ROBERT
-SCHEFFER. Avant-propos de J.-H.
-ROSNY aîné. <span class="i">Un volume</span> in-16
-(4<sup>e</sup> mille)
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>LES FLANDRES EN KHAKI</b>, par
-Victor BREYER. Couverture dessinée par
-HAUTOT. Préface de C. FAROUX.
-<span class="i">Un volume</span> in-16, 104 pages (3<sup>e</sup> mille).
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>2</b> fr. <span class="cent">»</span></span></p>
-
-<p><b>L’ÉNIGME DE CHARLEROI (Que
-s’est-il passé à Charleroi ?)</b> par
-Gabriel HANOTAUX, de l’Académie Française. <span class="i">Un
-vol.</span> in-16, 128 pages,
-4 cartes (27<sup>e</sup> mille)
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>1</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>LES FAUSSES NOUVELLES de la
-Grande Guerre</b>, par le D<sup>r</sup> LUCIEN-GRAUX. <span class="i">Deux
-volumes grand</span> in-16.
-<span class="i">Le volume</span>
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>6</b> fr. <span class="cent">»</span></span></p>
-
-<p><b>LE MOUTON ROUGE (Contes de
-Guerre)</b> par le D<sup>r</sup> LUCIEN-GRAUX.
-<span class="i">Un vol.</span> in-16 (4<sup>e</sup> mille)
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>LE CHANT DE L’ÉQUIPAGE</b>, par
-PIERRE MAC-ORLAN. Illustrations de
-GUS BOFA. <span class="i">Un volume</span> in-16
-(6<sup>e</sup> mille)
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>PLUS PRÈS DE TOI (Ceux de Kitchener
-en France)</b>, par CLAUDE
-FREMY. <span class="i">Un vol.</span> in-16 (4<sup>e</sup> mille)
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>CAVALIERS DE FRANCE</b>, par le
-Capitaine LANGEVIN. Illustrations de
-Gérard COCHET. Préface de Théodore
-CHEZE. <span class="i">Un vol.</span> in-16 (4<sup>e</sup> mille)
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>LUEURS ET REFLETS DE LA
-GUERRE</b>, par Gaston SORBETS. Un
-volume in-16
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p>
-
-<p><b>… SAVOIA ! (La Guerre des Cimes)</b>,
-par ÉRIC ALLATINI. Couverture en
-couleurs de CAPPIELLO. <span class="i">Un vol.</span> in-16
-(3<sup>e</sup> mille)
-<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>2</b> fr. <span class="cent">»</span></span></p>
-
-</div>
-
-<p class="c gap"><b class="sans-serif">L’ÉDITION FRANÇAISE ILLUSTRÉE</b><br />
-PARIS — 30, Rue de Provence, 30 — PARIS</p>
-
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-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>LE MAÎTRE DU NAVIRE</span> ***</div>
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-</blockquote>
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- within 60 days following each date on which you prepare (or are
- legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
- payments should be clearly marked as such and sent to the Project
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-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you &#8216;AS-IS&#8217;, WITH NO
-OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
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-</div>
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-warranties or the exclusion or limitation of certain types of
-damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
-violates the law of the state applicable to this agreement, the
-agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
-limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
-unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
-remaining provisions.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg&#8482; electronic works in
-accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
-production, promotion and distribution of Project Gutenberg&#8482;
-electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
-including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
-the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
-or any Project Gutenberg&#8482; work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg&#8482; work, and (c) any
-Defect you cause.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
-goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-</div>
-
-</div>
-</div>
-</body>
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