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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Le Maître du Navire - -Author: Louis Chadourne - -Illustrator: Jean-Gabriel Daragnès - -Release Date: July 24, 2022 [eBook #68606] - -Language: French - -Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team - at https://www.pgdp.net (This book was produced from images - made available by the HathiTrust Digital Library.) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MAÎTRE DU NAVIRE *** - - - - - - - COLLECTION LITTÉRAIRE DES ROMANS D’AVENTURES - - LOUIS CHADOURNE - - LE MAITRE - DU NAVIRE - - [Illustration] - - L’ÉDITION FRANÇAISE ILLUSTRÉE - 30, RUE DE PROVENCE--PARIS - - 1919 - - - - -DU MÊME AUTEUR - - -Commémoration d’un Mort de printemps, poème. (Paris, 1917. _Épuisé_.) - -L’Amour et le Sablier, poèmes. (_La Belle Édition_, Paris, 1919.) - - -EN PRÉPARATION: - -Poèmes pour les Deux Crépuscules. (Édition de _La Sirène_.) - -Le Conquérant du Dernier Jour, nouvelles. - -La Force Ensevelie, roman. - - - - -IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE: - -25 exemplaires sur papier hollande numérotés de 1 à 25. - -(Sept de ces exemplaires,--les numéros 1 à 7,--n’ont pas été mis dans le -commerce.) - - -Tous droits de traduction, d’adaptation, de reproduction et de -représentation réservés pour tous pays, y compris la Suède et la -Norvège. - -Copyright 1919 by _L’Édition française illustrée_, Paris. - - - - -[Illustration] - - - - - LOUIS CHADOURNE - - Le - Maître du Navire - - OUVRAGE ILLUSTRÉ DE - DEUX BOIS ORIGINAUX DE DARAGNÉS - (Frontispice et couverture) - - - PARIS - L’ÉDITION FRANÇAISE ILLUSTRÉE - 30, Rue de Provence, 30 - - 1919 - - - - -AVANT-PROPOS - -négligeable - -A L’ANCIENNE MODE - - -Lecteur, - -Tu tiens à juste raison pour outrecuidant un auteur qui se mêle -d’extraire à ton usage, et sans que tu l’en pries, la moelle et le suc -de son livre. Ce n’est souvent que viande creuse: aussi, ne ferai-je pas -de la sorte. Je t’avertis donc de t’arrêter à l’écorce romanesque de -cette fiction et de n’y point chercher l’amande. Toutefois, si tu veux -philosopher--et l’on dit bien à tort que c’est le propre de l’homme, car -les chats, les hiboux et les éléphants ont plus que lui le goût et le -loisir de la réflexion--si tu veux philosopher, dis-je, pousse plus -avant en cette aventureuse fantaisie. Ce que tu cherches, tu le -trouveras sans doute, car tu le portes en toi-même à ton insu et l’on ne -découvre que les trésors enfouis dans son propre cœur. - - - - -Le Maître du Navire - - - - -PREMIÈRE PARTIE - -LA TRAVERSÉE COMMENCE - - - -CHAPITRE PREMIER - -L’HOMME AUX LUNETTES VERTES. - - «Quel est ce guerrier qui s’élève au-dessus des autres: son - bouclier est semé d’étoiles et son aspect n’est pas celui d’un - mortel?» - - EURIPIDE. - - -En soulevant le store baissé, à cause de la lumière crue, sur la large -baie du wagon-salon, Leminhac découvrit, barrant l’horizon de sa ligne -puissante, la Cordillère des Andes dont quelques sommets étincelaient. -Ce spectacle majestueux ne lui inspira qu’une réflexion prosaïque: - ---Ce train n’avance pas. - -Mais, comme il se piquait de quelque sentiment de la nature et qu’on ne -peut décemment, lorsqu’on est avocat et conférencier, laisser passer -sans commentaires la perspective éthérée, sur un sombre azur, des -cratères du Chimborazo ou du Cotopaxi, il ajouta: - ---Panorama en vérité grandiose. Et comme on est loin de Paris! - -Un Français se reconnaît en voyage à ce qu’il accommode à toutes les -sauces ces syllabes magiques: Paris! Ce nom bien-aimé ne quitte pas ses -lèvres, surtout si le voyageur est natif de Pézenas ou de -Brive-la-Gaillarde. Si vous rencontrez un Français sous la ligne précise -de l’équateur, comme c’est le cas dans cette histoire, ou dans une oasis -du Sahara, ou buvant le thé sur le poêle d’une isba sibérienne, ne -manquez pas de lui demander innocemment: - ---De quel pays de la France êtes-vous originaire? - -Il ne manquera pas de vous répondre: - ---De Paris, naturellement. - -Et parfois avec le plus riche accent de Provence ou de Gascogne. Nous ne -trouvons sur la mappemonde que des Français de Paris. - -Si maître Leminhac, jeune gloire du barreau parisien, égaré au -centre--bien lointain--de notre planisphère terrestre, évoquait ainsi la -Ville Lumière, c’était sans doute moins pour rappeler à son vis-à-vis, -vieillard correctement binoclé d’or, les délices de notre moderne -Capoue, que pour attirer l’attention bienveillante d’une troisième -personne jusqu’ici plongée dans la lecture d’un livre, sans nul doute -anglais, si l’on en jugeait par la couverture de toile verte, agrémentée -de filets d’or. - -L’effet cherché se produisit naturellement, et la troisième personne, -dont Leminhac n’avait encore aperçu qu’une lourde torsade dorée sous la -soie d’une écharpe, découvrit, l’espace d’un instant, un profil un peu -lourd, mais d’une étrange séduction. - ---C’est une Russe, pensa Leminhac qui avait fait de sérieuses études -ethnologiques au Palais de glace et, plus récemment, dans un atelier -cubiste de Montparnasse. - ---C’est une Russe, répéta-t-il, satisfait de sa perspicacité encore -invérifiée d’ailleurs. Il n’y a qu’elles pour avoir ce menton un peu -fort, ce nez légèrement aplati et pour être cependant les plus -séduisantes créatures. Et quels cheveux! - ---Il me faut voir ses yeux, ajouta-t-il. C’est indispensable. - ---Ne pensez-vous pas, Leminhac, dit le vieillard binoclé d’or, que nous -arriverons en retard à Callao? - ---Je le pense, mon cher professeur, répondit l’avocat. D’après -l’horaire, et si je me souviens bien de l’heure à laquelle nous avons -passé à la dernière station, nous avons déjà un retard de cinq heures. - ---C’est peu, évidemment, pour de pareilles distances. - ---Oui, fit Leminhac, mais il serait fâcheux de manquer le _Gloucester_ à -Callao. Les formalités pour les bagages sont longues. - ---Patience, fit le professeur. - -Et il se replongea dans la méditation du deuxième tome de Krafft-Ebing, -dont il avait commencé la lecture à Yokohama, et il n’était encore qu’à -la cinq cent quatre-vingt-treizième page. - -Le nom, articulé par Leminhac avec un faux accent anglais, du -_Gloucester_ fit de nouveau émerger dans la lumière le profil blond. - ---J’ai vu ses yeux, soliloqua-t-il de nouveau. Ils sont indiscutablement -slaves. - -Cependant, le train ralentissait sa course, patinait sur ses freins et -stoppait net. - ---Une panne, sursauta le professeur. - ---Impossible, fit Leminhac. - -L’inconnue ferma son livre, esquissant une moue impatiente, et se -dirigea vers le couloir. - -Le train s’était arrêté dans la brousse. Un vaste désert parsemé de -blocs de lave spongieux et noirs, hérissé de buissons et d’arbustes -épineux--à l’ouest, les nappes miroitantes des Salines--un paysage -métallique, noir et blanc, sur qui, brusque, la nuit équatoriale -s’affaissa. - -Leminhac avait suivi l’inconnue dans le couloir et s’affairait auprès du -contrôleur nègre, en un anglais douteux mêlé de sabir. - ---Qu’y a-t-il donc?... retard incompréhensible. Ah! ils sont jolis, les -chemins de fer américains! - ---Le passage est difficile, Monsieur, repartit l’agent au sombre visage. -Le poste nous avertit que la lisière nord de la forêt est en feu. Si -l’incendie est grave, il sera impossible de franchir cette barrière de -flamme. - ---Bigre, pesta Leminhac. Et que fera-t-on alors? - ---On attendra. - ---Est-ce que cela peut durer longtemps? interrogea le professeur, -accouru à son tour. - ---On ne peut pas savoir. Toutefois, il n’y a pas lieu de craindre que -l’incendie s’étende considérablement, la forêt étant humide et pleine de -marécages. La zone du feu est très limitée. - ---Combien de temps encore? - ---Dix, douze heures. Un jour peut-être, au maximum. - ---Nous manquerons le paquebot, gémit Leminhac. C’est inévitable. Il part -demain à 13 h. 40. Et il est déjà 9 heures du soir. - -L’inconnue parut s’inquiéter et s’approcha du groupe. - ---Croyez-vous, Monsieur, demanda-t-elle à Leminhac, que nous ne -puissions vraiment prendre le _Gloucester_? - ---Je le crains, Madame, et vous m’en voyez navré. J’ai assez de ce pays. -Il est morne. On y étouffe. Les naturels n’ont pas de conversation... -C’est une bonne fortune rare que de rencontrer en pareil lieu d’aussi -agréables compagnons de voyage, une bonne fortune que le malencontreux -incident qui nous retarde va nous faire encore apprécier davantage. - ---Hélas! fit l’inconnue, serons-nous contraints de demeurer trois -semaines à Callao, dévorés par les moustiques? - ---Il n’y a, en effet, pas de départ de ce port-là avant vingt jours. Il -faudra gagner Guayaquil ou revenir à San-Francisco. - -Le professeur qui avait, en raison des circonstances, renoncé à -Krafft-Ebing, apparut, le chef orné d’une casquette d’un vert sournois. - ---Si vous me le permettez, Madame, et puisque nous voici compagnons -d’infortune, je ferai les présentations. - -Il montra le professeur: - ---M. le professeur Tramier, de l’Académie de médecine de Paris. - -Et, se désignant lui-même: - ---Anatole Leminhac, avocat à la Cour, Français, Parisien même... - ---Maître Leminhac, interrompit l’inconnue, pour la plus grande -stupéfaction de l’avocat et du médecin, maître Leminhac? Mais, -n’est-ce pas vous qui avez si brillamment plaidé dans l’affaire -Soliveau-Depréchandieu? - ---C’est moi-même. Par quel hasard mon nom, si modeste encore, est-il -parvenu à vos oreilles, Madame... - ---Madame Erikow, Marie Erikow. Ne vous étonnez pas. J’ai suivi les -audiences. Cette affaire était passionnante, n’est-ce pas? Et j’ai -admiré votre talent. - ---Vous me flattez, Madame. - ---Leminhac est la modestie même, crut devoir ajouter le docteur Tramier. -Mais c’est une des futures gloires de notre barreau. - ---Je n’en doute pas, dit Mme Erikow, avec un sourire poli. - ---Et vous êtes Russe, Madame? - ---Russe de Moscou, - ---Je l’avais deviné. - -Quelques-uns des voyageurs étant descendus, Leminhac proposa de suivre -leur exemple. - -La nuit était venue. Aux yeux des voyageurs, vers le nord, l’horizon -apparut, embrasé. Au bas du ciel, la masse obscure de la forêt se -dressait comme une titanique cité de ténèbres. Une barre d’un rouge -sombre coupait l’horizon et sur cet écran de feu se tordaient des arbres -dont les arabesques convulsées, nettement dessinées en noir d’encre, -évoquaient une lanterne magique pour géants. - ---C’est sinistre, murmura Leminhac. - ---C’est splendide, soupira Mme Erikow. - ---C’est bien ennuyeux, gémit le professeur. - -La brise lourde qui soufflait du Pacifique apportait sa senteur marine -où se mêlaient les bouffées âcres de l’incendie, l’odeur des plantes -tropicales huileuses et grasses que rongeait lentement le feu. On -percevait la crépitation des branches et le craquement sourd des troncs -qui éclataient. - -Leminhac offrit son bras à Mme Erikow pour faire quelques pas le long de -la voie ferrée. Les autres voyageurs causaient ou fumaient, par groupes; -de petites braises de cigares trouaient l’ombre. - -Un Espagnol, coiffé d’un sombrero gris et plat et vêtu -d’homespun,--tache claire dans la nuit,--jurait sans interruption: - ---_Sacramento! Ciento mil pesetas, he de perder esta noche._ - -Une miss soupirait: - ---_What a beautiful night!_ - -et citait du Shelley: - - «_Palace roof of cloudless nights, - «Paradise of golden lights._» - -L’avocat se pencha vers sa compagne: - ---Vous allez à Sydney, sans doute? - ---Oui. J’ai des propriétés là-bas. - ---C’est également notre destination, à Tramier et à moi. - ---Vos cabines sont réservées? - ---Oui; la vôtre aussi? - ---Naturellement. - ---Pourvu que le _Gloucester_ nous attende? - ---Je commence à désespérer. - -La nuit s’écoulait et le sinistre rougeoiement de l’horizon ne -disparaissait pas du ciel. - -Marie Erikow regagna son sleeping, tandis que Leminhac et Tramier -jouissaient, non sans quelque aigreur, de la nuit tropicale baignée -d’aromes. - -Comme elle s’approchait du train, elle trébucha, laissant échapper un -léger cri. Une main robuste sortit de l’ombre, providentielle. - ---Vous êtes-vous fait mal, Madame? dit une voix où perçait un accent -anglais. - -Un homme, dont elle distinguait mal les traits, mais qui semblait jeune, -la soutenait sous le bras. Une pipe courte brûlait à sa bouche. Il -sentait bon l’ambre et le tabac de Virginie. - ---Non, Monsieur, ce n’est rien. Un bleu, tout au plus. Mais comment -ai-je pu tomber? - ---Vous avez buté dans un fil de fer: permettez-moi de vous aider à -remonter en voiture. - -Le voyageur l’accompagna silencieusement jusqu’au wagon, éclairé -doucement de lampes électriques, dont quelques-unes étaient déjà en -veilleuses. Le train allongé, avec ses traverses de cuivre et les -chiffres dorés de la compagnie, reposait sur ses ressorts, comme une -bête de luxe. Le wagon-salon, placé à l’arrière, tout en glaces, -étincelait dans l’épaisseur morne de la nuit. - -A la clarté des lampes, Marie Erikow put détailler la physionomie de son -Sigisbée nocturne. C’était un jeune homme, vêtu d’un complet à carreaux -de coupe sportive, coiffé d’une casquette, type classique de l’Anglais -en voyage. Quand elle leva les yeux, elle vit qu’il était beau. Découplé -comme un joueur de cricket, il avait un visage d’un ovale très pur, dont -la pâleur rosée était toute féminine; mais le menton volontaire -dissipait l’impression un peu trouble que pouvaient causer la douceur -régulière des traits et le charme sensuel de la bouche. - -Il s’inclina respectueusement: - ---Robert Helven, de Cambridge, peintre. - -Elle le remercia de son appui, et lui tendit la main. Il la serra. Elle -le trouva correct, mais un peu froid. - -Aussi ajouta-t-elle, comme il regagnait son compartiment: - ---Vous allez sans doute à Callao. Nous nous reverrons en route. - -Les stores baissés, elle défit ses lourdes torsades, mira en souriant -l’éclair de ses yeux glauques et de ses lèvres carminées, puis -s’enveloppa dans une robe chinoise de soie violette où jouaient des -cigognes d’or et des oiseaux à aigrette. La couchette du sleeping -l’accueillit et elle ferma les yeux sur la seconde page du dernier livre -de M. Claude Farière, préférant sans doute à sa littérature l’image -indécise d’un portrait de Gainsborough. - - * * * * * - -Quand Marie Vassilievna Erikow se réveilla, le train filait à travers la -grande plaine fertile qui longe le Pacifique. Son sommeil, après -plusieurs journées de voyage, avait été si profond qu’elle n’avait pas -senti le bercement du rapide en marche, succédant à l’immobilité de la -halte. Elle fit jouer les stores et les abaissa immédiatement, tant la -lumière était vive. - -Sur la plate-forme vitrée du wagon-salon, Leminhac et le professeur -Tramier semblaient hypnotisés par le ruban d’acier que le train dévidait -vertigineusement derrière lui. - ---Onze heures, gémit lugubrement la future gloire du barreau. Onze -heures! A treize heures quarante, le _Gloucester_ lèvera l’ancre. Nous -sommes bons. - ---Résignons-nous, répliqua le docteur, à qui la lecture persévérante de -Krafft-Ebing--entreprise à Yokohama--avait donné une patience à -l’épreuve de tous les coups du destin. Résignons-nous. Qui sait? le -paquebot ne sera peut-être pas encore parti! C’est un petit bateau sans -importance. - ---Petit ou grand, ne vous imaginez point qu’il va nous attendre. Rien à -faire, que rester à Callao trois semaines ou regagner San-Francisco. -Peste soit des forêts, des trains et des incendies! - -Marie Erikow entra à ce moment. Elle avait un tailleur de voyage d’une -étoffe claire et moelleuse qui drapait sa taille un peu lourde. Sous les -voiles, sa chevelure laissait étinceler des paillettes d’or. - ---Bonjour, fit-elle. Alors, il paraît que c’en est fait du _Gloucester_? - ---Il paraît, dit tristement Leminhac. Nous n’arriverons qu’à la nuit. - ---C’est absurde. Quelle folie! C’est bien ma faute. J’aurais dû partir -plus tôt. On n’arrive pas ainsi au dernier moment. - ---Nous aussi, soupira le professeur. - ---Oui, nous aussi, dit impétueusement Leminhac. Quand je pense que je -dois prononcer dans quinze jours à Sydney ma conférence sur l’éloquence -révolutionnaire, conférence à laquelle assisteront vingt mille personnes -dont pas une ne sait un mot de français, quand je pense à cela, mon âme -se déchire et mes yeux se remplissent de larmes. - ---Séchez-les vite, dit Marie Erikow. Vous ferez votre conférence à -Callao. - ---Je ne compte pas y rester. Dieu me préserve de vos palaces -équatoriaux. - ---Nous déciderons là-bas, conclut judicieusement Tramier, ce qu’il nous -restera de mieux à faire, une fois sûrs que le _Gloucester_ est bien -manqué. - -Au dining-car, pour le déjeuner, Mme Erikow, le docteur et Leminhac -s’assirent à la même table. Une place restait libre. Ce fut le peintre -anglais qui l’occupa. Marie Erikow en profita pour présenter celui -qu’elle appelait généreusement son «sauveur». Leminhac conçut de -l’heureuse fortune du jeune Anglais un dépit qu’il dissimula -diplomatiquement. Il fut d’ailleurs éblouissant, répandant aux genoux de -la Russe toute une pacotille de scintillantes banalités. De temps à -autre, d’une main potelée, il lissait ses favoris qu’il portait courts à -l’instar d’un critique littéraire fort en vue dans la capitale. Le -docteur mâchait en silence, assaisonnant tous les plats d’une -Worcester-sauce susceptible de corroder le diamant. Quant à l’Anglais, -Marie Erikow nota qu’il avait les yeux marrons ou café très clair et de -belles dents, qu’il portait à l’annulaire gauche une bague touch-wood -ornée d’une émeraude et qu’il mangeait et parlait avec une sobriété -puritaine. Il ne prononça que quelques mots et ce fut pour lui demander -si elle ne désirait pas quelques gouttes de la sauce infernale accaparée -par le professeur. Néanmoins, il parut charmant, car une jolie bouche -est plus séduisante que les plus brillants mots d’esprit. L’âge et la -figure d’Helven le dispensaient de tout effort pour plaire. Il -paraissait d’ailleurs timide et l’ignorance même qu’il manifestait de -ses avantages leur en ajoutait un nouveau. - -Marie Erikow alluma une cigarette et s’étendit nonchalamment sur un des -larges fauteuils de cuir. Le train avait accéléré encore sa vitesse et -déchirait l’espace, qui s’ouvrait en sifflant devant la Compound à la -nuque trapue dont les bielles se détendaient avec la souplesse de -muscles bien entraînés. - -Leminhac, sur la plate-forme, tirait quelques bouffées d’un Upman choisi -par l’académicien dans les boîtes d’acajou présentées par le steward. -Tramier assurait un binocle hésitant, penché sur l’indicateur du Lloyd. -Ils étaient seuls. Helven, dans le wagon-salon, contemplait la Russe, -attentif et un peu languissant, pareil à un lévrier de race. - ---Inquiétant, ce jeune Anglais! dit Leminhac. - ---Inquiétant? Et pourquoi donc? repartit Tramier. Il me semble fort bien -élevé. - ---Je n’aime pas le genre Dorian Gray, ni ces champions de boxe qui vous -ont des visages de vierges préraphaëlites. - ---Le gaillard paraît musclé comme un jeune tigre. - ---Et avec cela, des yeux de gazelle. Je n’aime pas la confusion des -genres, mon cher professeur. Nous autres, Français, nous autres, Latins, -nous répugnons à ces mélanges. Notre type de la beauté masculine est -plus simple et plus grave... - -Ce disant, il ajusta d’un coup de pouce une cravate doctrinaire de soie -noire ornée d’un camée et rejoignit la Russe et l’«Antinoüs de -Cambridge». - -Tramier, solitaire, reprit mélancoliquement la page cinq cent -quatre-vingt-quatorzième de Krafft-Ebing. - - * * * * * - -Le temps et l’espace furent consciencieusement dévorés par - - «_le dragon mugissant qu’un savant a fait naître_» - -si bien que le rapide entra dans la gare de Callao deux heures plus tôt -que ne s’y attendaient les voyageurs, rattrapant ainsi une partie de son -long retard. - -Hélas, la joie des quatre compagnons fut de courte durée! - ---Le _Gloucester_? - ---Parti à treize heures quarante. - ---Sacramento! - -Ainsi jurèrent ensemble l’Espagnol vêtu d’homespun et Leminhac qui -affectait une certaine pratique de la langue des hidalgos, tout en usant -de libertés républicaines avec l’accent tonique. - -Comme la journée était fort avancée, on élut de camper patriarcalement -dans un Palace de goût municho-viennois, adorné de pâtisseries en stuc -et pareil à ces pièces montées où bave la crème et où l’on dessine avec -du sirop de si agréables figures. Ses balcons ventrus et dorés -s’arrondissaient face à la mer et les houles du Pacifique venaient -déployer dédaigneusement leurs écharpes sous les masques horrifiques de -mascarons œdémateux. - -Un portier suisse attendait au centre de la terre la Russe, l’Anglais et -les deux Français qui ne s’en montrèrent point surpris. On leur assigna -des chambres dont le mobilier eût découragé les amis de M. Francis -Jourdain. Ils y reposèrent, d’ailleurs, à poings fermés, sans entendre -la plainte des flots qui portèrent Magellan et les cinq caravelles: -_Trinidad_, _Santiago_, _Victoria_, _Conception_ et _San-Antonio_, à la -conquête des terres inconnues où des sauvages, peints en jaune et des -cornes de cerf dessinées sur les joues, offrirent aux Portugais des -clous de girofle et des oiseaux de Paradis. - -La nuit fut pour eux sans rêve, sauf peut-être pour Marie Erikow; elle -leur fut aussi de pauvre conseil, car ils se retrouvèrent le lendemain -sur le quai inondé de soleil, encombré de balles et de tonneaux, tous -quatre incertains de ce qu’ils devaient décider. - -La chaleur était fort lourde. - -Leminhac, qui s’imposait maintenant comme le cacique de l’errante tribu, -proclama: - ---Entrons quelque part. Nous prendrons un apéritif. - -Pour la couleur locale, on choisit le bar du _Pajaro Azul_. L’endroit -était frais et confortable. Sur le comptoir peint d’un bleu clair à -faire grincer les dents, sans doute à cause de l’enseigne et faute -d’oiseau d’aucune sorte, s’entassaient des pyramides de citrons, de -limons, de goyaves; le soleil, tamisé par de larges stores de pailles, -jouait sur l’écorce des pamplemousses, sur la peau tendue à éclater des -figues de Surinam. De l’arrière-boutique, où s’entassaient des caisses -d’épices et des ballots de riz ou de manioc, glissait une odeur de -vanille. - ---Je pense, dit Helven le silencieux, à un petit bar de la Jamaïque, qui -sentait la cannelle comme celui-ci est parfumé de vanille. On y mangeait -des melons exquis que l’on avait laissés, une nuit entière, le ventre -bourré de glace pilée, de tranches d’ananas, de bananes coupées en menus -morceaux; le tout, arrosé d’un rhum comme on n’en boit que là-bas, noir, -sucré et aromatisé de cannelle...» - ---Je vois, dit Leminhac, que vous avez beaucoup voyagé. - ---Et, ajouta Marie Erikow en riant, que vous agréez avec reconnaissance -les dons du Seigneur. - -Ils s’assirent autour de quatre verres que l’or du whisky enflamma sans -retard. - ---Que faire? dit Marie Erikow. - ---Absurde aventure, gémit Leminhac. Ce paquebot... - -Comme il disait ces mots, un homme d’une taille gigantesque, le visage -haut en couleur et noyé dans une barbe flamboyante, entra dans le bar. -Il était sobrement, mais fort proprement vêtu d’un complet de toile -blanche très fine et dont la coupe était parfaite. Coiffé d’une -casquette à visière vernie, il pouvait passer pour un marin, mais rien -n’indiquait son grade et le nom du vaisseau. - ---Ce gentleman, dit Helven, ferait un superbe horseguard. - ---Ce doit être un officier de marine. Il y a une canonnière en rade, -supposa Marie Erikow qu’intriguait la singulière prestance de l’inconnu. - -Celui-ci s’assit à une table voisine et commanda une tasse de thé -bouillant. - ---C’est un homme qui a l’habitude des pays chauds, murmura Tramier. - -L’homme souleva sa casquette. Une paire de lunettes vertes voilait son -regard; les joues étaient hâlées par le vent de mer; le bas du visage se -perdait dans le remous flamboyant de la barbe. - ---Un Pactole, dit Leminhac. - -Il y avait dans la physionomie du personnage, malgré ses manières aisées -et la bonhomie avec laquelle il s’adressait, en espagnol, au garçon du -bar, une telle étrangeté,--due peut-être aux deux disques verts qui -auréolaient ses orbites--que les quatre voyageurs éprouvèrent quelque -gêne à reprendre leur conversation. - ---Il est navrant, dit Leminhac, d’avoir manqué ce paquebot. - ---Cela nous fait un retard interminable, dit Tramier. - ---Que faire? demanda Marie Erikow. - ---Partir pour San-Francisco demain, proposa Helven. Nous y attendrons le -prochain départ puisque, j’imagine, Sydney est notre commune -destination. - ---Nous en avons encore pour une quinzaine au moins, gémit Leminhac. - ---Il n’y a pas d’autre moyen... - - * * * * * - -L’inconnu payait, se levait et disparaissait en laissant tomber derrière -sa haute silhouette le rideau de perles bariolées qui servait de porte. - ---Drôle de corps, murmura Leminhac. - -Ils reprirent leur discussion, incertains, irritables, trouvant, malgré -la fraîcheur vanillée du «Pajaro Azul», que l’aventure tournait mal. - -L’Aventure! Mot magique où bruissent toutes les voix du mystère. Elle se -présenta brusquement, comme toute aventure qui se respecte, dans la -clarté bleue du bar, masquée d’humour, bonasse et sournoise à la fois, -sous la forme d’une lettre qu’apportait un matelot, tout de blanc vêtu -et dont le béret portait en banderolle, lettres d’or sur fond noir, ce -mot: _Cormoran_.--Le marin entra prestement dans la salle et, sans -hésitation, remit à Tramier que son aspect vénérable désignait comme le -doyen de la bande, une large enveloppe blanche cachetée, gravée d’une -ancre autour de laquelle se répétait, en exergue: _Cormoran_. - ---Pour moi? exclama Tramier stupéfait. - -L’homme s’inclina et disparut d’un pas léger, amorti par les semelles de -corde. - ---Mais c’est impossible! hoquetait le docteur. Impossible. Qui diable -puis-je connaître ici? Et comment cet homme m’a-t-il reconnu? - ---Ouvrez donc, conseilla Helven. - -Avec quelques précautions craintives, et comme si le pli avait dû -contenir un explosif habilement dissimulé, le professeur Tramier, de -l’Académie de médecine, décacheta l’enveloppe. - -Une stupeur souriante inonda son visage. - ---C’est inouï, fit-il. - ---Parlez, je vous en supplie, gémit Marie Erikow, qui crispait ses -belles mains impatientes sur la table. Parlez. Lisez cette lettre. - ---Elle nous est adressée à tous, dit le docteur. - ---Ah! par exemple, cria Leminhac. - ---Voici: - - -A BORD DU _Cormoran_. - -«_Le hasard qui m’a fait surprendre votre conversation me permet de vous -rendre un service et je ne saurais hésiter un instant devant la -perspective d’obliger des personnalités aussi distinguées que celles du -professeur Tramier, de l’Académie de médecine_»... - ---Connu, vous êtes connu sous l’équateur, exclama, transporté d’envie, -Leminhac. - ---«... _de maître Leminhac, du barreau de Paris_... - ---Moi aussi, bégaya l’avocat. Mais c’est de la magie! - ---«... _de sir William Helven, le peintre bien connu et, j’ai réservé -son nom pour couronner cette liste précieuse, de l’infiniment charmante -Marie Vassilievna Erikow_... - ---Il est exquis, murmura-t-elle... Mais qui est-ce donc? - ---Notre voisin à lunettes, dit Helven. - ---«... _Mon yacht, le Cormoran, qui est un fort bon bâtiment gréé pour -la haute mer et avec qui j’ai accompli de nombreuses traversées, peut -vous mener sans encombre à Sidney où moi-même j’allais me rendre. -N’hésitez pas à accepter l’hospitalité d’un honorable commerçant qui -professe le respect de la science, de l’art et de la beauté_... - ---Et de l’éloquence? insinua Leminhac. - ---«... _Vous trouverez à mon bord tout le confortable et le dévouement -attentif de_ - - VAN DEN BROOKS - _Marchand de cotonnades._ - -«_P.-S.--Si l’offre vous convient, vous trouverez, à 5 heures, à -l’embarcadère, un canot qui vous mènera à mon bord et transportera vos -bagages._» - - ---C’est fantastique, dit Leminhac. Comment sait-il nos noms? - ---Acceptons, acceptons. Quelle drôle d’aventure, cria Marie Erikow, -battant des mains. - ---Mais, dit Tramier, je ne connais pas ce M. Van den Brooks. - ---N’importe, il nous connaît. Cela suffit. Et il nous invite! répliqua -Marie. - ---Un monsieur qui possède un navire gréé pour la haute mer ne peut être -que respectable, assura Leminhac. Et de plus, il se dit marchand de -cotonnades. C’est une profession fort honorée. - ---Hm... dit Tramier. A mon âge, je ne voudrais pas faire d’imprudence. -Comment serons-nous installés? - ---Fort bien, j’en suis sûre, insista Marie qui ne tenait plus sur sa -chaise. Il le dit, d’ailleurs. - ---On peut toujours voir, proposa Leminhac. - ---C’est cela, allons voir Van den Brooks! - -Et Marie Erikow sortit précipitamment du bar, suivie de Leminhac et de -Tramier, éperdu, qui s’accrochait à ses basques. - -Le jeune garçon du _Pajaro Azul_ rattrapa Helven. - ---Ce n’est pas payé, Senorito. - -Helven solda les whiskys puis, se tournant vers le muchacho dont les -yeux luisaient sous des sourcils de charbon: - ---Connais-tu ce grand marin à barbe blonde qui s’est assis près de nous? - ---Non, Excellence (le pourboire ennoblit l’homme généreux). - ---Vient-il quelquefois à Callao? - ---Je ne l’ai jamais vu, Monsieur, avant la soirée d’hier. On dit qu’il -est à bord d’un petit vapeur amarré à l’entrée de la rade. - ---Personne ne le connaît sur le port? - ---Non, Senorito. C’est un étranger. Les plus vieux matelots du port ne -le connaissent ni lui ni son bateau, et pourtant, ils connaissent bien -des capitaines de navire. - ---_Gracias_, dit Helven. - ---_Vaya usted con Dios_, dit le muchacho. - -Et tout en rejoignant les autres, Helven répétait les syllabes sonores -de l’adieu espagnol: - ---_Vaya usted con Dios: Vaya usted con Dios... con Dios_... Espérons que -ce ne sera pas avec le diable. - - - - -CHAPITRE II - -LE «CORMORAN» LÈVE L’ANCRE. - - Guido vorrei che tu e Lapo ed io. - Fossimo presi per incantamento - E mesi in un Vascel ch’ ad ogni vento - Per mare andasse à voler vostro e mio. - - DANTE. - - -Le Portier Suisse et le Chasseur Nègre les ayant accompagnés de leurs -bénédictions, les quatre voyageurs se dirigeaient à l’heure dite vers -l’embarcadère. Quelques porteurs noirs les suivaient, la nuque ployée -sous les malles de cabine. Celles de Marie Erikow étaient fort plates, -d’un beau cuir patiné et parfumé et leurs flancs étaient revêtus d’une -multitude de vignettes où l’on distinguait, sur des fonds de clairs de -lune ou de couchants embrasés, le sphinx d’Égypte et les terrasses du -Casino de Monte-Carlo, des bouquets de palmier, une gondole, le tout -chevauché de ces majuscules dont les Astoria, Continental et Palaces du -monde entier ornent capricieusement l’invitation au Voyage. - -Le port encadrait dans la blancheur crue des môles une eau sombre et -presque immobile. Des ballots de cacao, de quinquina, de manioc -s’entassaient sur le quai. Assis sur un tas de cordages ou une balle de -marchandises, des nègres coiffés d’un large panama, le torse nu et les -jambes ensachées d’un pantalon de coutil rayé à pieds d’éléphant, -suivaient avec indolence le déchargement d’une baleinière fraîchement -arrivée des îles des Tortues. Lorsque Marie Erikow, éclatante de -blancheur, passa près d’eux, ils relevèrent, épanouies d’un sourire -ivoirin, leurs faces luisantes et semblables, sous les ailes de paille, -à des soleils noirs. - ---Voici le canot, dit Leminhac qui marchait en tête. - -La curiosité fit battre le cœur de Marie Erikow, d’Helven, et même du -professeur. - -Au bord du quai, sur l’eau lourde, irisée, où flottaient des peaux -d’orange et de pamplemousses, une lance se balançait, laquée de gris -vert à filets d’or, un vrai canot d’amiral, monté par huit rameurs -uniformément vêtus comme le matelot qui avait porté la lettre. - -L’un d’eux qui, d’après le galon de laine noire posé sur sa manche, -devait être un quartier-maître, sauta à terre au-devant des voyageurs et -les aida à embarquer. - -Puis, d’un «han», les huit torses blancs se renversèrent, huit gorges -hâlées tendirent leurs muscles vers l’espace: les rames coupèrent l’eau -d’un souple effort, sifflèrent, éclaboussées d’écume, ramenées vivement -en arrière par huit paires de bras acajou. Le départ fut si rapide, -l’élan si bien réglé et si vigoureux qu’Helven ne put s’empêcher de -crier en anglais: - ---Allo, c’est encore mieux que l’équipe d’Eton. - -Un sourire du quartier-maître--visage de brique torréfié par le gin et -le vent de mer--un sourire qui fut une sorte de plissement imperceptible -au coin gauche des lèvres, remercia. - ---Ce sont de bons garçons, pensa Helven. - -Les passagers gardaient le silence. Ils n’osaient exprimer leurs -sentiments, craignant d’être entendus, et une inquiétude se glissait -subtile et sournoise dans leurs cœurs, à mesure que les blanches maisons -de Callao se transformaient en cubes de plus en plus menus, et que le -ciel et la terre s’élargissaient autour d’eux. - -On n’apercevait pas le «_Cormoran_». - ---Où diable est donc ce mystérieux navire? chuchota Leminhac à l’oreille -du professeur. Je n’en vois pas la moindre apparence. - -Le canot était déjà à l’extrémité du port. On avait longé des caboteurs -à la coque rouillée, des chalutiers peints en rouge et noir et deux ou -trois vapeurs plus sérieux, à demi sommeillant dans la torpeur de la -rade, pavoisés d’une flamboyante lessive, chemises, jerseys, caleçons -balancés doucement par la brise. Plus loin, c’était la pointe de la -jetée, le phare, le poste de douane et le large. - ---Où nous mènent-ils donc? demanda Marie Erikow au peintre. - ---Je n’en sais rien et je ne m’en soucie pas, répliqua celui-ci à voix -basse. Nous sommes dans l’aventure: laissons-nous glisser. Êtes-vous -inquiète? - ---Pas le moins du monde, fit Marie Vassilievna, avec assurance. - ---Moi non plus. Je ne crains qu’une chose, c’est que l’aventure n’en -soit pas une, que ce Van den Brooks soit, comme il le prétend, un -honnête marchand de cotonnades, vaniteux et obligeant, et que tout se -réduise à une promenade en mer. - ---Je ne vous croyais pas si romanesque, fit Marie avec une pointe de -curiosité. Que voudriez-vous donc? - ---Je ne sais pas moi-même. Mais j’erre à travers le monde à la poursuite -de cette aventure qui n’arrive jamais. Je l’entrevois partout, et je ne -la saisis nulle part. Elle se cache dans cette porte entr’ouverte, dans -cette barque qui attend; elle rôde à votre porte à la tombée de la nuit; -elle bourdonne autour de votre lampe, dans la chambre silencieuse. Cet -homme qui vous frôle, cette femme qui s’est retournée imperceptiblement -quand vous passiez, peut-être vont-ils l’apporter avec eux; peut-être -sont-ils chargés de votre destin! Est-ce qu’on sait? Le mystère est ici, -là, ailleurs. Il est avec moi, avec ces rameurs, avec vous... - ---Comme vous m’étonnez! fit avec quelque langueur Marie Erikow -plaisamment bercée par la voix et les troubles paroles du peintre. Je -croyais les Anglais si froids. - ---Nous sommes le peuple de l’aventure, reprit énergiquement Helven. Ne -sommes-nous pas les fils d’une terre qu’entoure le chuchotement des -flots? Nous sommes nés dans une île, et cela suffit pour nous donner -l’instinct des départs. Un commerçant, chez nous, est un poète--un poète -qui s’ignore, c’est entendu: il y a dans ses ballots les épices des -Antilles, la poudre d’or de la Guinée, les ivoires de l’Afrique; il y a -toutes les richesses, tous les diamants, tous les aromates de l’univers -dans les cales de ses vaisseaux. Il y a aussi l’Empire, les Indes, et -leur nom seul porte le mystère du monde. Cela suffit pour ennoblir -l’épicerie. - ---Je vous savais peintre, dit Marie: seriez-vous aussi poète? - ---Je ne suis qu’un voyageur, un passant, comme mille autres, étonné des -choses les plus simples, curieux des choses les plus compliquées... Si -ce Van den Brooks pouvait être un forban, un prince déguisé, le roi -d’une île déserte... - -Marie Erikow éclata de rire et ce rire sonna sur la mer éclatante et -plate. - ---Chi lo sa? Il est peut-être l’un ou l’autre. - -Habilement manœuvrée, la lance contournait l’extrémité du môle, -décrivant une courbe rapide. La Russe leva les yeux vers l’homme qui, en -face d’elle, au bout du canot, maintenait d’un poing ferme la barre. -C’était un matelot au teint mat que le hâle avait patiné délicatement. -Au contraire des autres rameurs rasés et poncés, un très léger duvet -noir ombrageait ses lèvres qu’il avait minces et carminées. Le nez était -busqué; les yeux, sombres et longs, filtraient, à travers les cils, une -douceur cruelle. Marie Erikow remarqua que, sous le béret blanc, il -portait un foulard de soie noire étroitement noué autour des tempes et -qui donnait un étrange relief au visage. L’homme gouvernait avec des -mouvements sûrs; ses gestes et sa pose même marquaient une souplesse de -félin. Il était grave, dominant la barque d’un buste hautain. - ---Ce ne peut être qu’un Espagnol, pensa-t-elle. - -Elle eut envie d’interroger Helven. Mais elle se tut, sans savoir -pourquoi. - -La lance filait toujours, ondulant sur les lames plus fortes, car l’on -commençait à sentir le balancement des grandes houles pacifiques. Le -môle dépassé, on piqua vers une sorte de promontoire de terre rouge que -la barque contourna au plus près. - ---Le _Cormoran_! exclama Leminhac. Le voici! Mâtin! c’est un joli -bateau. - -Tous les yeux se tournèrent dans la direction indiquée par le doigt -tendu de l’avocat. - -Dans une anse rose bordée de cocotiers et de goyaviers un petit vapeur -effilé roulait légèrement sur ses amarres. On le distinguait mal, car il -était peint, à la manière des navires de guerre, d’une couleur verte qui -se confondait avec l’eau. Toutefois, ses bastingages de cuivre -étincelaient. - -De plus près, Helven nota que le _Cormoran_ avait l’apparence gracieuse -d’un yacht de plaisance, mais la courbure robuste de la coque -l’indiquait propre à de longues traversées. Il devait jauger 800 -tonneaux environ, portait une cheminée, deux mâts à voile et des -antennes de T. S. F. - -Le professeur restait muet. Leminhac s’affairait et prononçait -maintenant des mots techniques: «bossoir... tirant d’eau... -écoutilles...», rassemblant des bribes de Jules Verne, du temps où il -lisait en sarrau de lustrine noire et les doigts dans les oreilles _Les -Enfants du Capitaine Grant_. - ---Nous allons voir le forban, enfin! murmura Marie Erikow à l’oreille -d’Helven. - -Celui-ci ne répondit pas, mais montra des yeux, sur le pont du navire, -une haute silhouette blanche qui attendait... - -L’accostage se fit aisément. Le barreur avait sauté sur la rampe de fer -qui donnait accès au bord, et aidait Marie Erikow à prendre pied. Puis, -happant un câble qui pendait, il grimpa le long des cordages avec une -agilité de chat et disparut. - -Le bizarre client du _Pajaro Azul_ accueillit ses hôtes à la coupée. Il -parut aux passagers d’une taille plus haute encore qu’ils n’avaient jugé -à première vue. Sa barbe fulgurait. Il n’avait pas quitté ses lunettes -vertes. - -Galamment, il baisa la main de Marie Erikow, salua chacun des voyageurs. - ---Inutile de faire les présentations, assura-t-il. Je vous connais et -c’est un honneur pour le _Cormoran_ d’accueillir de pareils passagers. -J’espère que vous trouverez ici tout le confort d’un paquebot. - ---Nous sommes de grands voyageurs, ajouta-t-il en hochant la tête. J’ai -roulé pas mal de mers; je connais leurs caprices, leur lumière et leur -odeur. J’aime l’eau. Mon navire m’appartient, et je le mène à ma guise. - -Sa voix était chaude, mordante. Il la maniait avec adresse. - ---Cet homme parle bien, pensa Leminhac. Il plairait au barreau. - ---C’est singulier! songea Helven. Il a quelque chose d’un acteur. - ---Ne me demandez pas, continua Van den Brooks, comment je connais vos -noms. Ne me demandez pas non plus pourquoi j’ai écrit cette lettre. Sans -doute le service que je suis heureux de vous rendre excusera l’étrangeté -de ma démarche. Mais ne me posez pas de questions. - -«Rassurez-vous. Je suis un homme simple, un pauvre marchand sans fard ni -malice, à qui les hasards de son commerce ont montré quelques aspects de -la terre et des hommes, un vieux loup de mer qui ne sait autre chose que -ce que le vent et la vague lui ont appris. Quant aux femmes,--et il se -tourna vers Marie qui soutint mal l’éclat des lunettes--je ne puis -qu’admirer leur grâce et leur beauté; mais elles sont pour moi comme la -mer qu’on ne possède jamais.» - -Le ton et les paroles de Van den Brooks n’avaient rien qui décelât la -rudesse du marin et du trafiquant, mais bien plutôt l’élégance un peu -maniérée d’un homme du monde amateur de théâtre et d’effet. - ---Quelle chattemitte! pensa Helven. - -Le professeur Tramier était enchanté de la bonhomie cordiale de cet -accueil. - ---Nous ne saurions vous dire, commença-t-il... l’amabilité parfaite... -sans doute un peu étrange... mais les conventions mondaines... sous -cette latitude... nous excuserez aussi... reconnaissance... - ---Nous levons l’ancre dans la nuit, dit le marchand de cotonnades. Nous -aurons une de ces belles traversées que réserve le Pacifique, des nuits -telles que vous n’en avez jamais connu, sous ces constellations dont -rêvent les poètes. C’est une joie pour moi que de réunir sur ce modeste -esquif des esprits aussi raffinés. Les loisirs du bord nous permettront -de longs entretiens; j’y puiserai mille satisfactions que jusqu’ici mon -labeur de marin ne m’a pas laissé prendre. - ---Et vous nous conterez vos voyages? dit Marie Erikow. - ---Hélas! des voyages de trafiquant ne sauraient passionner l’attention -d’une jolie femme. En tout cas, il sera fait, à mon bord, tout le -possible pour que pas un instant dans cette solitude vous ne songiez à -regretter l’Europe, «l’Europe aux anciens parapets», comme le dit -excellemment Arthur Rimbaud... - ---Qui donc? dit Tramier. Je ne connais pas ce nom. - ---Je vous expliquerai, fit Leminhac en poussant le coude du professeur. - ---En attendant, ajouta Van den Brooks, on va vous conduire à vos cabines -et, avant le dîner, je vous ferai visiter le bord. - -Aux côtés du marchand se tenait sans mot dire un homme que les trois -galons d’or de son uniforme désignaient comme le capitaine du bateau. Il -était petit; d’une carrure de taureau, un œil d’acier enfoui sous -d’épais sourcils: borgne, une longue cicatrice lui barrait le front de -la tempe droite à la racine du nez, pâle sur le teint brique du marin. - ---Vous conduirez nos hôtes, capitaine. - -Et il présenta: - ---Le capitaine Halifax, commandant le _Cormoran_. - -Les cabines étaient d’un confort que les colosses de la Hamburg-America -ou de la White Star eussent envié. Marie Erikow eut la surprise de -trouver la sienne ornée d’orchidées fort rares. Quant au professeur, il -fit jouer les robinets de la baignoire et installa les deux tomes de -Krafft-Ebing en bonne et due place. - -Le thé fut servi sur le pont. Puis le marchand de cotonnades conduisit -ses hôtes par des escaliers de cuivre, des couloirs boisés de -palissandre et d’acajou, tendus de linoléum clair, à travers les dédales -d’un merveilleux bijou de yacht. Marie Erikow, enthousiasmée, battait -des mains. - -Ses transports furent immodérés quand Van den Brooks montra la serre -minuscule où le jardinier chinois élevait des orchidées. - ---Je ne puis voyager sans quelques fleurs, expliqua-t-il. - -Helven ne put s’empêcher d’esquisser un sourire intérieur. - -On pénétra dans le bar américain, laqué de blanc, étincelant de -cristaux, de nickel, d’étiquettes multicolores et de petits drapeaux de -soie appartenant à toutes les nationalités. Un autre Chinois, barman -accompli, en smoking blanc, brassait des élixirs variés. Leminhac ne -résista pas au désir de se jucher sur un tabouret et absorba un -oyster-cocktail de la plus atroce apparence. - -Le professeur Tramier ne cachait pas son admiration. - ---Quel luxe! Quel goût! - ---Je vous l’avais dit, fit Leminhac. - ---Cet homme doit être milliardaire? - ---Au moins. - ---Mais vous êtes un roi déguisé? dit Marie Erikow au marchand de -cotonnades. - ---Mieux que cela, répondit l’homme aux lunettes avec une modestie -ironique. - -L’ordonnance du repas, la délicatesse des mets--cuisine française--Mon -chef ne me quitte jamais, déclara Van den Brooks. C’est un Périgourdin. -Pour l’équipage, il y a un cuisinier chinois--les fruits exotiques, les -sorbets parfumés aux plus diverses essences, l’excellence des crus--en -particulier un Château-Grillé de vieille date--tout contribua à faire de -cette soirée, pour les heureux voyageurs, quelque chose comme une -féerie. Helven lui-même, le froid et silencieux Helven, se déridait. -Leminhac porta un toast enflammé à l’amphitryon, dont on ne pouvait dire -s’il souriait, tant sa barbe était éblouissante: - ---Majestueux comme Salomon, dit l’avocat, et paré du même faste, si vous -confiez à la mer qui le respecte, le vaisseau qui porte à la fois votre -fortune et votre sagesse... - -Mais il ne put terminer sa période, tant la chaleur du festin l’avait -ému. - -Marie Erikow tendait à Helven une cigarette allumée: c’est, paraît-il, -une mode russe. Le professeur, les yeux béatement clos, savourait un -Havane où se confondaient tous les aromes de Cuba. - -On monta sur le pont où les rocking-chairs étaient disposés et les -boissons glacées, servies. - ---Une chose m’étonne encore, murmura Marie Erikow à l’oreille d’Helven. -Comment a-t-il su nos noms? - ---C’est bien simple. - ---Mais encore? - ---Le registre de l’hôtel, chère Madame. Le portier me l’a dit. - -Cigares et cigarettes brasillaient dans l’ombre. Van den Brooks fumait -une pipe courte. Helven nota que le _Cormoran_ n’avait qu’un feu allumé, -et ce feu s’éteignit bientôt. - -Engourdis dans la torpeur des digestions heureuses, les passagers ne -prêtèrent qu’une oreille distraite aux rumeurs du bord; ils -n’entendirent pas les commandements et le grincement des cordes. Mais, -soudain, le vent de mer les enveloppa d’un souffle plus frais et les -balancements de la houle firent osciller dans les verres l’or pâle des -citronnades. Silencieusement, tous feux éteints, le _Cormoran_ -s’éloignait de la côte. - -Au-dessus de sa tête, Helven, renversé dans son fauteuil, vit glisser la -Croix du Sud... - - - - -CHAPITRE III - -UN ÉTRANGE NAVIRE, UN ÉTRANGE ÉQUIPAGE. - - «C’était la chose du monde la plus facile que de s’assurer du - capitaine du navire, les marins étant généralement gens de bonne - humeur et chevaleresques.» - - DANIEL DE FOË. - - -Van den Brooks faisait sur le pont sa promenade matinale accompagné -d’Helven. Une curiosité très vive rapprochait le jeune peintre de ce -milliardaire fastueux qui se prétendait trafiquant de cotonnades, qui ne -voyageait qu’avec une serre d’orchidées, des barmen chinois et qui -citait les poètes maudits. - ---Vous remarquerez, dit Van den Brooks, que les machines du _Cormoran_ -ont des moteurs à pétrole: d’où, point de bruit, point de fumée, point -de crasse. Ne faut-il pas un navire propre et silencieux pour traverser -ces calmes étendues? - ---En effet, dit Helven. Je ne m’expliquais pas comment la marche de -votre yacht pouvait être aussi douce. Vous avez eu là une heureuse idée. - -Les rivages de l’Amérique n’apparaissaient plus à l’horizon que comme -une ligne pâle, à peine perceptible. C’était déjà le large, la solitude -glauque du Grand Océan. L’étendue des eaux était pareille à un immense -disque d’émeraude sur lequel venait se briser la lumière torride dont un -voile de brume légère tamisait encore la crudité. - -Ils descendirent dans l’entrepont. - -Quelques matelots se reposaient après le repas du matin. Les uns -jouaient aux cartes, assis par terre; d’autres agaçaient un ouistiti qui -poussait des cris aigus. Un ara gris et rouge se perchait sur le poing -d’un colosse noir qui offrait au bec crochu de l’oiseau de petites -tranches de bananes. - ---Hombre! disait le nègre à l’oiseau, ouvrez votre maudit bec, -Jack-le-Triste, et soyez de bonne humeur. - -A leur approche, tous se levèrent. - -Le singe, apercevant les arrivants, bondit par-dessus la tête des -matelots, agrippa un cordage qui se balançait et fit à Van den Brooks -les plus affreuses grimaces de son masque rose où luisaient des yeux en -vrille. - ---Voici le favori du bord, dit le marchand. Les matelots le nomment: -«Captain Joë»; il est très savant et c’est mon conseiller. - ---Ici, Joë, ajouta-t-il. - -Le singe sauta sur son épaule. - ---Que pensez-vous, Captain Joë, de cette canaille de Tommy Hogshead, -qu’il a fallu ramener au fond du canot, tant il s’était soûlé pendant -l’escale? - -Le singe fit entendre un grincement aigre, - ---Vous pensez, n’est-ce pas, Captain Joë, qu’il sera privé de sa paie ou -que Hopkins lui appliquera une bonne volée de nerf de bœuf, à son choix? -C’est votre avis, c’est aussi le mien, mon ami. - -Tous les yeux se tournèrent vers le colosse qui tenait l’ara. C’était un -nègre hideux, réputé à cause de sa force herculéenne. Pour sa corpulence -et sa face bestiale, les matelots l’avaient surnommé «Hogshead», ce qui -signifie à la fois le Muid ou Tête de pourceau. - ---Allez, Captain Joë, et dites à vos amis que M. Van den Brooks a la -main large, mais un poignet de fer. - -Ils s’éloignèrent. - ---Vous usez donc du chat à neuf queues, demanda Helven intrigué. - ---C’est le meilleur Évangile, répliqua le marchand avec douceur. Mes -gaillards n’en écoutent pas d’autre. - -Helven jeta un regard sur le groupe des matelots qui reprenaient leurs -jeux. Il y avait là une dizaine d’hommes de races mêlées, des -Anglo-Saxons blonds et roses, des Espagnols olivâtres, quelques nègres. -Ils étaient tous uniformément vêtus de blanc. Mais une vision -pittoresque traversa l’esprit du peintre. Il vit en un éclair le pont -d’une caravelle et ces mêmes hommes, le front serré de foulards, le -torse nu, des pistolets à la ceinture, à la bouche les longues pipes de -terre qui portent une ancre et l’image d’un brick, hâlés, guenilleux, -sacrant, crachant, parmi les tonneaux de poudre d’or, les mousquets et -les caronnades. Il vit appuyé au beaupré la haute silhouette du -capitaine Kid et l’ombre du baquet sanglant... - -Et son regard revint sur Van den Brooks, qui bourrait son brûle-gueule, -paisible... - - * * * * * - -Marie Erikow sortait de sa cabine. Elle était dans toute la fraîcheur du -matin, après une nuit de repos que le roulis, léger d’ailleurs, du -navire, n’avait pas troublé. - ---Bonjour, fit-elle. Je suis matinale. Félicitez-moi. - ---Il est près de midi, dit Van den Brooks. Nous vous félicitons. - ---C’est la pleine mer, n’est-ce pas? J’ai vu de mon hublot la ligne -bleue qui monte et descend. Mon Dieu, comme nous sommes loin de tout! - ---N’est-ce pas une belle sensation, dit Van den Brooks, que de se sentir -seul et maître de sa destinée? - ---Oui, dit-elle. Mais c’est vous qui êtes maître de la nôtre. - ---Rassurez-vous: j’en ferai bon usage. A tout à l’heure, ajouta-t-il, -pour le lunch. - -Il s’éloigna, laissant la Russe et le peintre dans le grand salon dont -le mobilier était en bois des Iles et d’un plaisant rococo portugais. - ---Que pensez-vous de notre hôte? demanda Marie. - ---Ce pourrait être un négrier, un opiomane ou un lecteur exaspéré de M. -de Montesquiou-Fézensac. Je ne sais pas encore. - ---A coup sûr, il est fort riche. - ---Qu’importe! fit Helven. Ce navire est le plus aimable des séjours, -puisque vous l’embellissez. - ---Vous cultivez le madrigal? - ---A mes heures. Mais reconnaissez que vous régnez sur le vaisseau par la -seule grâce de votre beauté. - ---Assez, fit-elle, en remerciant le flatteur d’un regard savant. Ses -yeux avaient la couleur de l’aigue-marine. - ---Je vous y prends. - -La voix de Leminhac frappa de ses ondes sonores les panneaux de bois de -rose. - ---Je vous y prends. Vous écoutez ce séducteur d’Helven. Méfiez-vous! -C’est le serpent lui-même. - -Un gong annonçait le déjeuner. - ---Permettez-moi, dit Leminhac. - -Et il offrit son bras à Marie qui l’accepta en souriant. - ---Ce petit Anglais, pensait l’avocat, doit manquer d’expérience. - -Van den Brooks présidait une table fleurie. Il avait Marie Erikow à sa -droite et le professeur Tramier en face de lui, par égard pour sa -rosette rouge et son binocle d’or. Le professeur avait bien dormi et -n’avait pu lire douze lignes de Krafft-Ebing sans fermer les yeux. - ---Vous travaillez en voyage, demanda Marie Erikow pleine de respect et -de sollicitude. - ---Certes, dit le professeur. Il n’y a rien de pareil au bercement du -train pour prédisposer à la réflexion. Mais le roulis du navire endort -un peu. - ---Je ne suis pas de votre avis, dit Van den Brooks, je ne me sens jamais -plus actif qu’à mon bord. Mais, ajouta-t-il, les lunettes vertes -tournées vers l’académicien, me permettrai-je de vous demander quel est -actuellement l’objet de vos recherches? - ---Je viens, dit Tramier, d’un congrès médical où je représentais la -psychiatrie française. Je suis un «médecin de l’âme». - ---Ah! fit Van den Brooks. Quelle mauvaise malade! - ---Vous pourriez avoir raison, Monsieur, mais c’est une malade qui -n’existe plus. La médecine l’a tuée depuis longtemps. Descartes l’avait -logée dans la glande pinéale. Mais nous n’avons trouvé, en guise d’âme, -que des fibres et des cellules. Cela nous suffit, et nous opérons fort -bien, sans métaphysique. - ---Purgando et saignando, fit Van den Brooks, comme vous avez raison! Il -faut traiter la fièvre par le clystère, la mélancolie par les sangsues -et les humeurs bizarres par la douche. - ---Il n’y a point de doute, assura Leminhac. - ---Il n’y a point d’âme, dit le professeur; il n’y a que des organes. - ---Oh! dit Marie Erikow, je ne puis croire une pareille chose. Alors, -nous serions pareils aux bêtes? - ---Ce serait une fâcheuse comparaison pour elles, murmura Helven. - -La liqueur du Brésil coula dans des tasses orientales; pipes et cigares -émirent leurs volutes bleues, et l’on se retira pour la sieste. - - * * * * * - -Cependant, Helven ne dormit pas. - -Le navire glissait dans l’embrasement de la mer et du ciel. A bord, le -timonier et l’homme du quart veillaient seuls. - -Helven se leva du lit étroit où il s’était étendu quelques instants, -impuissant à s’assoupir. Il ouvrit doucement la porte de la cabine et se -glissa dans l’entrepont. Du dortoir des matelots, des ronflements -s’élevaient. - -Le peintre avait quelque expérience des choses de la marine, et il ne -fut pas sans noter certains détails singuliers. La puissance des -machines, la robustesse du navire n’étaient pas le propre d’un navire de -plaisance. Quant au coton, Helven, se glissant par l’échelle qui -conduisait à la cale, n’en distingua point une balle. La cale était -bourrée de provisions et aussi de caisses métalliques dont il ne put -estimer le contenu. - -Il termina son excursion par l’avant du navire. Quelle ne fut pas sa -stupéfaction en découvrant, sous des bâches de toile verte, deux petits -canons fixés sur des pivots de cuivre. Les sabords étaient soigneusement -masqués. - ---Peste, fit-il, M. Van den Brooks est fort soigneux de son coton... - -Comme il regagnait sa cabine, il aperçut la puissante silhouette du -marchand qui montait sur le pont. Il s’effaça rapidement, mais un léger -et inexplicable malaise s’était emparé de lui, à cette brusque -apparition. - - * * * * * - -Cette nuit-là, réunis sur le pont du vaisseau, le ciel fourmillant -d’astres au-dessus de leurs têtes, lentement balancés par les houles du -Pacifique, ils connurent la beauté du monde. - -Les quatre passagers et auprès d’eux Van den Brooks, que Leminhac -nommait maintenant «le Magnifique», reposaient sur des rocking-chairs -que le roulis du navire faisait voluptueusement osciller. Une brise qui, -soufflant des terres lointaines, avait passé sur les forêts de -citronniers, de santal et de bois de rose, caressait leurs fronts, -tandis qu’à portée de leurs mains, des boissons éclatantes et glacées -embuaient le cristal des verres où tremblaient les chalumeaux de paille. -Lorsqu’ils levaient les yeux, ils pouvaient suivre du regard, ondulant -selon le rythme du navire, la Croix du Sud et le cortège des -constellations. - ---Tant d’astres ignorés, murmura Marie Erikow. Et lorsqu’ils penchaient -la tête, ils voyaient, émergeant et plongeant tour à tour, l’étrave -sombre du _Cormoran_ ouvrir un sillage de feu, car la mer était -phosphorescente, les vagues rutilaient d’émeraudes, des perles -rejaillissaient sous l’élan du vaisseau, comme un collier qui se brise -et dont les joyaux, inépuisablement, s’égrènent. - ---Voyez-vous, dit Van den Brooks, la mer étaler son trésor; la -voyez-vous brasser ses pierreries, comme un avare qui plonge les bras -dans ses coffres et laisse couler entre ses doigts l’or, les rubis et -les émeraudes. Elle ruisselle de joyaux: la voyez-vous avec ses monceaux -de diamants, d’améthystes, de topazes, de béryls et d’aigues-marines, -cette Golconde naufragée... - -Il parlait d’une voix lente, mais Helven démêlait, sous la paisible -intonation, je ne sais quoi de rauque et de passionné. - ---Et ne songez-vous pas, ajouta-t-il, devant cette munificence, à tous -les trésors engloutis, aux galions bondés d’or et de diamant qu’elle a -happés, à l’incorruptible splendeur qu’elle recèle sous les plis de ses -vagues? - ---Si vous saviez, murmura-t-il. Si vous saviez ce qu’il m’a été donné de -voir... - -Mais il n’acheva pas... - - * * * * * - -Une étrange animation régnait à bord, une agitation invisible; on eût -dit que le navire se crispait d’attente et se gonflait de volupté. Des -ombres rôdaient. On devinait des formes couchées le long des -bastingages; des yeux luisaient. Tous sentirent passer sur leur visage -une haleine de désir, comme si auprès d’eux un être formidable et muet -convoitait une proie, et Marie Erikow, abaissant ses paupières, huma -voluptueusement ce souffle. - -L’équipage flairait la présence d’une femme, dans l’immense solitude de -la nuit et de la mer, de cette femme qui, une cigarette brasillant au -bout de ses doigts, semblait dormir, les narines palpitantes et des -reflets d’astres mêlés à ses cheveux. - -Van den Brooks devinait cette muette convoitise et tournait de temps en -temps la tête vers les ombres les plus audacieuses, comme un dompteur. - -Soudain, une voix s’éleva. Elle était chaude, tour à tour langoureuse et -passionnée. Elle martelait des syllabes sonores, des vers éclatants et -âpres: - - «Ti quiero, Morena, ti quiero - «Como se quiere la gloria, - «Como se quiere il dinero, - «Como se quiere una madre, - «Ti quiero...» - -C’était une supplication. La voix s’infléchissait avec une tendresse -douloureuse, montant jusqu’aux étoiles et retombant doucement sur la -crête lumineuse des vagues. Un Espagnol chantait, s’accompagnant d’une -guitare: - - «Una noche en que la luna - «No daba su luz tan bella...» - -Une mélodie grave soutenait les paroles et ce chant sauvage et passionné -d’hommes qui ne rient pas. L’amant ouvrait la tombe de la bien-aimée et -recouvrait le cher visage d’un mouchoir, pour que la bouche tant de fois -baisée ne mordît pas la terre: - - «Porque no mordie la tierra - «La boca que io besé...» - -Marie Erikow avait complètement fermé les yeux. Helven pouvait voir -tressaillir légèrement ses lèvres et il se sentit mordu d’une jalousie -sourde pour ce chanteur inconnu. - -Puis ce furent des danses: le zapateado endiablé, la jota: - - «Es la jota que siempre canté, - «La jota di mi tiera... olé, olé.» - -un tango presque tragique que cadençait la guitare au son voilé par la -main aplatie du musicien; une habanera où vibrait la nostalgie des -danses sous les platanes lorsque les filles aux seins tendus et cambrant -la cheville affrontent les gars bruns qui vont, la cigarette aux lèvres -et le sombrero sur les yeux. - -Emportés par le rythme, les matelots espagnols faisaient claquer leurs -doigts, pour marquer la cadence; mais le chanteur invisible continuait -son chant. - -Quand il s’arrêta, l’étendue se fit silencieuse et vide. - ---Lopez, dit Van den Brooks, arrive ici. - -Dans l’ombre, une silhouette surgit. Marie reconnut le barreur du canot -et elle en éprouva un bizarre tressaillement. - ---Mon garçon, dit Van den Brooks, tu chantes trop bien. Prends garde à -toi: cela te portera malheur. - -Et il lui tendit un cigare. - ---Vous êtes un véritable artiste, fit Leminhac. - -Mais l’homme tourna le dos, sans mot dire, et disparut. - ---Ces Espagnols, nota aigrement l’avocat, sont tous fiers comme Artaban. - -Personne ne releva sa remarque. La nuit s’achevait. On regagna les -cabines. - -Comme Marie Erikow, précédée d’Helven et de Van den Brooks, descendait -le petit escalier de la coupée, Tommy Hogshead s’effaça contre la paroi -pour la laisser passer. Elle frôla légèrement le nègre dont les yeux -blancs luisaient dans l’ombre. Ayant fermé sa cabine à double tour, elle -se déshabilla en fredonnant: - - «Ti quiero...» - -vaguement caressée par tous les désirs qu’elle avait suscités et en -savourant l’encens un peu brutal avec satisfaction. Mais elle ne put -dormir. Toute la nuit, elle crut entendre sur le seuil de la cabine un -souffle d’homme endormi, et n’osa pas ouvrir la porte pour rechercher la -cause de cette singulière hallucination. - - - - -CHAPITRE IV - -OÙ VAN DEN BROOKS SE PRÉSENTE.--HISTOIRE D’UN RICHE. - - «Moi, je fais servir mon génie à peindre les délices de la - cruauté, délices non passagères, artificielles, mais qui ont - commencé avec l’homme, finiront avec lui.» - - LAUTRÉAMONT. - - -Comme le steward versait l’or du Sparkling Moselle dans un sombre -cristal de Bohême, le professeur Tramier émit quelques idées sur la -richesse. - -Le professeur, ancien boursier de collège, candidat tenace à tous les -concours, primé, lauré et médaillé, devenu un des maîtres de la science -et un des médecins les plus consultés de Paris, avait gardé de ses -origines modestes un respect étonné pour le faste. Il n’était pas très -sûr de posséder réellement une limousine de 40 HP, un appartement avenue -d’Iéna et une chasse en Sologne. Dans ses salons où tous les siècles de -la monarchie et de l’Empire confondaient leurs styles, leurs ors, leurs -cuivres, leurs bois peints ou leurs acajous vernis suivant la tradition -brocantesque de l’ameublement national et bourgeois, le professeur se -mouvait gauchement et comme installé par hasard dans un garni trop -somptueux. - -Toutefois, il jugea convenable de faire un éloge de la richesse. - ---C’est, dit-il, la richesse qui a remplacé l’héroïsme. Nos Dioscures -sont aujourd’hui James Rockefeller et Pierpont-Morgan. Ils nous -apparaissent siégeant sur un Olympe lointain, nimbés d’or et voilés aux -mortels par des nuages de banknotes. - -«La foudre elle-même ne manque pas à ces nouveaux Jupiters: ce sont eux -qui font la loi aux rois et non plus le Seigneur tout-puissant, Sabaoth -ou Dieu des armées. Le destin en soit loué. Car ce sont des sages: ils -ont amassé beaucoup de biens, et connaissent, par conséquent, l’art de -conduire les peuples. - ---Et de traire les hommes, ajouta Helven. - ---J’avoue, reprit le professeur, avec un regard allumé par le repas, -qu’il m’est arrivé d’envier ce que l’on n’ose appeler leur bonheur--car -c’est un mot qui ne signifie rien--mais tout au moins l’enivrement de -leur puissance. Un mot, un coup de téléphone, une fiche à déplacer, et -voici des lignes de chemins de fer qui se déroulent, des vaisseaux qui -essaiment sur la mer, des usines qui s’embrasent, la guerre qui -bouleverse le monde. A volonté, prospérité ou misère, douleur ou joie, -ils sèment tout à pleines mains. - ---Mon cher professeur, dit Leminhac, dont les rentes étaient maigres, -vous faites de la mythologie. La mythologie du billet de banque! En -réalité, il n’en va pas ainsi. Les milliardaires sont des bourgeois -économes, mesquins et quelquefois sordides. Un roi du dollar, -aujourd’hui défunt, priait sa femme de ne point acheter d’huîtres, les -trouvant d’un prix trop élevé, et il ne donnait pas de pourboire à ses -cochers, quand il prenait un fiacre. Ils ne sont pas maîtres de leur -fortune qui marche toute seule et, s’ils le pouvaient, ils -l’arrêteraient tout bonnement: elle les effraie. La plupart ne -connaissent pas leur pouvoir et la limite même de leurs richesses. S’ils -bouleversent le monde, c’est par pure incohérence; s’ils sèment la joie -ou la douleur, ils ne s’en aperçoivent même pas; ils n’agissent que par -cupidité, tout comme un épicier de village qui spécule sur son gruyère. -A tous les degrés de l’échelle, l’appétit du lucre est identique: il est -grossier et borné. - ---Notre cher professeur Tramier est lyrique, dit Van den Brooks, et M. -Leminhac prononce de vertueuses paroles. Vous parlez des riches. Mais -j’imagine--excusez-moi de la liberté grande--que tous deux vous les -ignorez. - ---Il y en a de toutes sortes, dit Marie Erikow. Quel rapport y a-t-il -entre le marchand de cochons de Chicago, accroché à son téléphone et à -ses registres, et le latifundiaire de Moscovie qui vit comme un satrape -et fait knouter ses moujiks? Aucun. - ---Oh! fit Van den Brooks, plus que vous ne croyez: il y a un fond -commun. Le professeur a tort; l’avocat aussi. Non point parce qu’ils -généralisent, mais parce qu’ils ne touchent pas le point vif. Vous ne -connaissez pas ce qui fait essentiellement la mentalité du riche, son -vice caché. - ---Quel est-il donc? demanda Leminhac. Vous êtes mieux placé que moi pour -le connaître. - ---Quand vous le saurez, il vous expliquera tout et vous comprendrez à la -fois mégalomanie et parcimonie, le magnat et le bourgeois sordide, car -tous ces traits coexistent en eux. - ---Parlez, dit le professeur. Nul mieux que vous ne saurait nous -éclairer. - ---Au fond du sentiment de la propriété, il y a l’instinct de la -destruction. L’enfant n’aime son jouet que lorsqu’il peut le casser. -Voilà toute l’histoire de la richesse. Vous me comprendrez mieux tout à -l’heure. - -«Le riche est un destructeur. Sa puissance est faite de destruction, -comme celle de tous les vainqueurs. Il ne s’élève que sur des ruines et -sur des cadavres. S’il détruit d’abord par nécessité ou par ambition, -bientôt il en prend le goût, et il n’y a pas de pire virus que cette -jouissance d’anéantir.» - -Van den Brooks s’animait, et, comme toujours, lorsqu’il sortait de son -flegme, ses lunettes vertes brillaient. - ---Quand on en a goûté, on continue. Ne croyez pas que le riche ait -l’amour de créer. S’il crée, ce n’est jamais que pour détruire autre -chose à côté. Et naturellement, je ne parle pas du troupeau des -enrichis. Je parle des potentats, des vrais riches, qui ont l’instinct -de la domination, de ceux dont vous dites qu’ils sont le bien et le mal, -ceux-là, croyez-moi--et il appuya sur ces mots--ce sont des rapaces -d’une singulière espèce, car non seulement ils se dévorent entre eux, -mais ils se dévorent eux-mêmes. - -«Le riche dont je parle n’a pas la notion de l’utilité. C’est un -carnassier et il mastique: il lui faut de la viande. S’il fait de la -philanthropie, c’est pour avoir beaucoup de moutons à sa portée. Il vous -citera Kant et l’Évangile. Mais il y a toujours un bout de langue -révélateur, au coin des babines. - -«Les hommes et les choses n’ont d’autre valeur que de satisfaire son -appétit inépuisable. Ce n’est point lucre, je vous dis, c’est violence -et c’est soif de destruction. Le tigre tue parce qu’il a faim; le riche -tue parce qu’il a le goût de tuer. La plupart du temps, il lui suffit de -savoir que, s’il veut, il peut tuer. Que lui parlez-vous d’utiliser? Ce -qui sert aux autres peut ne pas lui servir. - -«Celui qui dépasse lui-même ses appétits inconscients arrive à la -connaissance de sa nature et en jouit. Ce riche supérieur touche au -sublime. Au bout d’une longue carrière, quand il a écumé tous les -océans, édifié sa fortune sur les décombres des maisons rivales, spolié -des milliers d’innocents, il se croise les bras devant ses coffres -bondés et l’amertume des vanités emplit son cœur. Ne croyez pas que -posséder le satisfasse. - -«Il y a chez tous les riches un fond d’avarice, et les plus prodigues, -en apparence, sont souvent les plus avares. Mais chez le riche dont je -parle, ce n’est pas l’avidité qui domine. Donnez-lui le monde. Il ne -thésaurisera point. Il le détruira. - -«Et c’est pourquoi il arrive souvent que les grands riches défont -eux-mêmes ce qu’ils ont fait. Si l’homme est impuissant à créer, il est -tout puissant pour anéantir; et dans cette œuvre de mort, il sent -s’épanouir toutes ses facultés. C’est alors qu’il touche à la -perfection.» - -La voix de Van den Brooks se fit plus grave: - ---_Qualis artifex!_ On ne possède bien que ce que l’on peut détruire. - -«Si les amants rêvent de mourir ensemble, c’est parce que la possession -complète ne s’accomplit que dans la mort. C’est ainsi qu’il faut -entendre cette phrase de l’Écriture: Il nous aima jusqu’à la mort, -_usque ad mortem_.» - -Marie Erikow demeurait, sa cuiller levée, oubliant de porter à sa bouche -un flot de glace au kummel qui fondait lentement. - ---Serait-ce un sadique? méditait le psychiatre. - ---Un amateur du petit frisson? pensait Leminhac. - ---Quel amoureux! rêvait Marie Erikow. - -Helven regardait curieusement le marchand de cotonnades qui vidait -maintenant à petits coups un gobelet de Xérès. - ---Tenez, dit Van den Brooks, je vais vous raconter une histoire: - -«Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de la banque Vermont, Lorris -et Cº. - ---Parbleu, dit Leminhac, j’ai été le chargé d’affaires d’un des -créanciers français. Dieu sait s’ils étaient nombreux. - ---Oui, fort nombreux. Ce fut une affaire sensationnelle. - ---Un coup de tonnerre! appuya l’avocat. - ---J’ai quelques détails sur cette catastrophe financière. De -Vermont--mettons que ce fut un de mes amis--descendait d’une ancienne -famille de huguenots français, émigrés au Canada et passés en Amérique -au moment de l’Indépendance. Curieuse famille, d’ailleurs, dont l’un des -ancêtres chevaucha, botte à botte, avec le baron des Adrets et pendit, -empala ou rôtit pas mal de papistes, sans compter un certain nombre de -ses coreligionnaires qu’il soulageait de leurs bourses, sur les routes -de l’Estérel, avant de les expédier dans un monde où le dieu des -parpaillots se chargerait de reconnaître les siens. C’était d’ailleurs -un aimable homme, encore peu huguenotisé, et qui, tout en ferraillant -pour la bonne cause, pratiquait un scepticisme parfait en matière de -morale et même de droit commun. Poète entre deux boute-selles, et -fessant les maritornes d’auberge, on lui attribue quelques pièces -apocryphes d’un recueil intitulé «le Carquois» et dont le principal -auteur fut le sieur Louvigné du Dézert illustré par votre compatriote -Fernand Fleuret. - ---C’est un livre licencieux, dit le professeur. Je l’ai feuilleté chez -un bouquiniste et les marchands ne l’exposent que ceint d’une solide -ficelle. - ---Ses descendants, fort puritains, élevèrent consciencieusement des -bœufs, des porcs et des chevaux et amassèrent une fortune qui redora le -blason comtal. La banque fut fondée à New-York en 1876, par le comte -Gratien dont le fils épousa une Espagnole. Celle-ci, naturellement -catholique, éleva dans sa religion leur fils unique, Lionel, qui, à la -mort de son père, prit avec son coassocié William W. Lorris la direction -de la banque dont il était le principal actionnaire. - -«Lionel était un grand gaillard, fait pour remplir l’armure de son -ancêtre, mais qui, malgré son apparence de reître, vécut comme un moine -les années de sa jeunesse. Sa mère l’avait confit en dévotion et lui -avait farci l’esprit de toutes les fariboles que peut nourrir -l’imagination d’une fille de hidalgo. Elle lui représentait l’enfer -ouvert sous chacun de ses pas et l’enfant s’attendait toutes les nuits à -voir flamber à son chevet les yeux du diable venu pour le quérir sous la -forme d’un barbet. Salutaire éducation! - ---Salutaire en effet, dit le professeur. Elle remplit les asiles -d’aliénés. - ---Erreur, mon cher maître. Elle aiguise la sensibilité, elle fait des -poètes, des saints et les fanatiques qui sont les maîtres du monde. - ---Cela revient au même, dit Tramier. - ---Passons! Lionel eût fait un bon inquisiteur, si grand était son amour -du prochain. Il eût rôti la moitié du monde pour garnir le paradis. Sa -fortune était considérable et il ne la négligeait point. Au contraire, -il était fort assidu à ses bureaux et la banque prospérait. - -«Sa vie était celle d’un ascète. On ne le trouvait qu’à son office de la -City et dans son hôtel de la Cinquième Avenue où il avait aménagé une -précieuse bibliothèque, car il était fort curieux de lettres et -d’histoire. - -«William W. Lorris, son associé, semblait fort lié avec lui, bien plus -encore par une amitié véritable que par la communauté de leurs intérêts. -Les deux ne faisaient qu’un et pourtant, il ne pouvait exister d’êtres -plus différents: Lorris, enjoué, bon vivant, amateur de chevaux et de -femmes; Lionel, chaste, taciturne, et couvant un feu intérieur. - -«Quelques opérations, adroitement réussies, celle du Columbian Railway, -de la compagnie électrique de l’Ohio, etc., classèrent Lionel parmi les -premiers financiers de son temps et valurent à la raison sociale un -surcroît de renommée. - -«C’est en plein succès et à l’apogée de sa gloire et de sa prospérité -que Lionel de Vermont disparut. - -«Sans tambour ni trompettes. Un jour, l’huissier qui veillait aux -barrières de son Louvre, ne le vit point arriver à dix heures sonnantes, -comme il en avait invariablement coutume. Le jour même, William W. -Lorris reçut une lettre de son associé, l’informant que Lionel se -rendait en Europe pour quelque temps, qu’il ne fallait pas s’attendre à -recevoir de ses nouvelles et que l’on ne s’inquiétât d’aucune manière. -Il reviendrait en temps voulu. - -«Une année, deux années s’écoulèrent. Confiant dans la parole de son -ami, William W. Lorris administra l’office du mieux qu’il put et sa -gestion fut heureuse. Il ne cessa jamais d’espérer le retour de Lionel, -prêt à lui exposer, le jour où l’on tuerait le veau gras, la -comptabilité la plus loyale et la plus nette. - -«Alors apparut Sigismond Loch, que personne ne connaissait jusqu’ici et -qui ouvrit dans la cité un modeste bureau d’affaires. Ce Loch était un -vieillard, fort voûté, assez crasseux, le chef agrémenté d’une chevelure -abondante et grise, le menton d’une barbe patriarcale. Cet accessoire de -sa physionomie était d’ailleurs le seul détail qui pût le -rapprocher--conventionnellement du moins--des pâtres de Chaldée. Il -n’avait ni leur innocence, ni leur piété, et je n’ai jamais douté qu’il -ne fût une canaille accomplie. - -«Il se révéla bientôt, aux yeux des plus experts et des plus adroits -financiers, comme un maître de la spéculation. Jamais requin ne nagea -plus adroitement entre deux eaux et ne happa plus prestement sa proie. -Il tenait ferme et ne lâchait point prise. On lui attribue le scandale -de la Minnesota Diskonto Gesellschaft. Ce geste digne d’un forban de -haute lignée lui valut la réputation d’un malin avec qui il fallait -compter et remplit les coffres de l’Office Loch, lequel ne payait point -de mine et n’avait pas d’huissier à chaîne. - -«L’affaire en question porta une grave atteinte à la Banque -Vermont-Lorris dont les intérêts se trouvèrent lésés par la chute d’une -maison amie et alliée. Chose étrange, les machinations du patriarche, -pour la plupart assez tortueuses, apparaissaient à un observateur -désintéressé et compétent, comme visant toutes le même but, à savoir -ruiner le crédit des Vermont-Lorris and Cº. Ceux-ci,--ou pour mieux dire -Lorris tout court, car Lionel ne donnait pas signe de vie--Lorris donc -avait affaire à forte partie et devait se tenir à carreau. Mais il ne -soupçonnait point la trame. Cette trame était de mailles fines et -serrées. Tous ceux qui ont hanté, il y a douze ans, le péristyle de la -Bourse, se souviennent de la prodigieuse habileté avec laquelle furent -conduites les affaires des Brazilian Diamonds, des Minoteries Werruys, -des Braddington Motor Cars, et mille autres opérations du même genre. -Une fatalité mystérieuse dirigeait les cours dans le sens le plus -favorable aux opérations de Sigismond Loch, dont on peut dire qu’il ne -connut pas un échec, pendant le temps--heureusement bref--où sa sinistre -et pateline figure hanta les songes arides des financiers. La même -fatalité--était-ce bien le destin?--amenait progressivement -l’effondrement de l’ancienne et si honorablement connue banque Vermont. -De père en fils, les Vermont avaient joui de la confiance et de la -sympathie universelles--chose rare dans les milieux où l’on a à la fois -la dent dure et l’échine souple. - -«L’impopularité de Sigismond Loch augmentait chaque jour. Il est -probable que ses desseins secrets apparaissaient à quelques-uns, selon -une de ces presciences ou divinations inexplicables. On flairait le -coquin, sans toutefois l’aborder de front. Des manifestations hostiles, -qui eurent lieu à la Bourse, lui témoignèrent les sentiments de la -confrérie. Mais il ne parut pas s’en émouvoir. Et d’ailleurs, la fortune -lui souriait. - -«On racontait sur lui d’étranges histoires et qui frôlaient la manie. -Par les soirs d’hiver, il racolait, disait-on, dans les quartiers -miséreux, de pauvres petits va-nu-pieds grelottant le froid et la faim. -Le bonhomme les prenait doucement par la main et--comment ne pas suivre -un si respectable vieillard?--les conduisait devant les boutiques les -mieux achalandées, les plus lumineuses. On humait l’arome des cakes et -des puddings, le fumet des rôtis, l’odeur chaude du pain. Les crèmes -bavaient sur l’or des croûtes; les nougats échafaudaient leurs -marqueteries appétissantes; les pâtes d’amandes et de coings, les -gâteaux farcis de noix et de pistache, les chocolats fourrés de liqueurs -et de fruits, tout cet Eldorado de la gourmandise chatouillait le palais -des meurt-de-faim en culottes ravaudées. Le patriarche de Chaldée -sentait frémir dans sa main racornie la menotte du bambin affamé, et -j’imagine qu’il en éprouvait quelque jouissance particulière, car la -fête durait longtemps. - -«Le gamin n’osait pas en demander davantage et l’aspect à la fois -bienveillant et grave de Sigismond l’intimidait. Inconsciemment poussé -par l’impératif--le plus catégorique de tous--de sa panse vide, ivre de -convoitise et tout tremblant à l’idée de toucher enfin--une fois dans sa -vie--à tant de délices, il tirait le vieillard vers l’entrée de l’Éden. - -«--Tout à l’heure, disait le bonhomme. Patience, mon petit ami. Tu ne -t’en plaindras pas. - -«Puis, quand il jugeait que la farce avait assez duré, il lui chuchotait -paternellement: - -«--Toutes ces bonnes choses te font envie, mon petit garçon. Toutes ces -bonnes choses sont succulentes. Si tu savais comme elles fondent dans la -bouche, comme elles vous caressent agréablement le gosier. Il y en a -beaucoup que tu n’as jamais goûtées et que tu ne goûteras jamais, car tu -es un petit pauvre et vraisemblablement, tu mourras de faim, un jour ou -l’autre. Tu feras peut-être fortune, mais ne crois pas que l’on devienne -milliardaire en ramassant des épingles, comme le racontent vos imbéciles -des écoles. Tu seras peut-être un coquin et, dans ce cas, si tu -t’enrichis, tu laisseras crever les camarades. En attendant, tu as -faim... - -«--Oh! oui, Monsieur, disait le gosse qui ne comprenait rien, sinon -qu’il y avait en face de lui beaucoup à manger et du meilleur. - -«--Bien, tu as faim et tu n’as pas d’argent? - -«--Non, Monsieur. Non, mon bon Monsieur. - -«--Alors? - -«--... - -«--Alors, mon petit, il faut faire un beau cran à ta ceinture et rentrer -doucettement au foyer paternel où tu recevras des claques. - -«Et, tapant sur son gousset: - -«--Moi, j’ai de l’argent et je mange quand j’ai faim. Il faut avoir de -l’argent. Respecte les riches. Ils sont bons; ils sont vertueux; ils ont -toutes les qualités. Vois comme nous sommes, mon ami. Va, mon enfant, et -que Dieu te protège. - -«Un soir, Sigismond Loch, en mal de philanthropie, rencontra sur son -chemin une femme misérablement vêtue et qui lui parut d’une grande -beauté. Il avait l’esprit de décision et il aborda franchement la -créature. D’ailleurs son aspect vénérable pouvait le faire prendre pour -un pasteur ou un grand chef de l’Armée du Salut. - -«--Vous m’excuserez, Madame, dit-il poliment. Ne croyez pas que je -veuille vous débiter des fadaises, et, si je vous complimente de votre -beau visage, ce n’est pas pour faire le galantin. Dieu m’en préserve à -mon âge. Seriez-vous, par hasard, modèle pour les peintres? - -«--Non, Monsieur, répondit l’inconnue. Je suis piqueuse à la machine. - -«--Un pauvre métier, Madame, n’est-ce pas, et qui nourrit mal celle qui -le pratique? - -«--Hélas... Monsieur. Mais il faut vivre et je me résigne. - -«--Je puis beaucoup pour vous. En deux mots, voici: chargé par un des -grands journaux de cette ville d’organiser un concours de beauté, je ne -doute pas que vous n’obteniez un prix--le premier peut-être--car vous -êtes fort belle. Vous le savez, je pense. - -«--On me l’a dit quelquefois, Monsieur, mais cela ne m’a jamais servi. - -«--Le monde est mal fait, dit Sigismond Loch, et une guenon vêtue de -dentelles et parée de diamants vaut mille fois mieux qu’une Madone en -jupon défraîchi. Donnez-moi votre adresse. Voici la mienne, d’ailleurs. -Révéler votre beauté m’assure un succès à mon journal et votre vie peut -être changée du jour au lendemain. - -«Il accompagna cette mirifique promesse d’un regard tentateur et -s’éloigna dans la nuit. - -«_Vanity fair_, un journal alors à la mode avait, en effet, organisé un -concours de beauté, d’ailleurs anonyme. Mérite ou protection, l’inconnue -de Sigismond Loch obtint le premier prix. Quant au patriarche, il fut le -premier à informer sa protégée de l’heureuse nouvelle. Il mit le comble -à sa bonté en lui faisant adresser une robe du bon faiseur, un chapeau, -des bottines, du linge fin, le tout du meilleur goût, car il s’entendait -à mille choses autres que hausse, baisse et achats au comptant. Puis -l’inconnue, parée de tous ses atours et vraiment éclatante de beauté, -s’en vint au bureau du journal, afin d’être photographiée. Sigismond -l’accompagnait naturellement pour la plus grande satisfaction des -reporters et des snobs que sa présence éloignait, bien malgré eux, de la -Lauréate. - -«--Ce vieux Sigismond a trouvé une bien jolie chaussure pour son vilain -pied, dit une mauvaise langue. - -«Et l’histoire de courir. - -«Mais Dieu seul, qui sonde les reins et les cœurs, connaissait les -desseins du patriarche. - -«Tout le jour, il promena sa protégée dans les lieux les plus élégants -de la Métropole. Il la fit dîner avec lui au restaurant à la mode et la -conduisit à l’Opéra. Quand elle pénétra dans la loge, réservée par -Sigismond, toutes les lorgnettes se braquèrent sur elle et un murmure -d’admiration courut à l’orchestre. - -«--Qui est-ce? demanda Madame Austin-Clar, reine des Boîtes-de-Conserve. - -«--Personne, répondit-on; la maîtresse de Sigismond Loch. - -«L’inconnue huma ce soir-là un fumet dont la femme la plus belle, la -plus riche et la plus enviée ne se lasse point et qu’elle regrette -jusqu’à la mort, celui de la vanité. De la boue où, la veille encore, -elle pataugeait, elle se vit portée, radieuse, à l’admiration d’une -foule, offerte à l’envie d’un parterre de milliardaires, ce qui vaut -mieux aujourd’hui, pour une jolie fille, qu’un parterre de rois. -Sigismond l’entourait d’attentions, comme un amoureux de vingt ans, et -jalousement écartait d’elle les amis trop empressés. Il tenait surtout à -ce que la gloire de sa protégée restât anonyme. L’inconnue, défaillante -de tant d’émotions, débordant d’espoirs, formant mille rêves de -félicité, tournait vers le protecteur des yeux de gazelle -reconnaissante. Sans doute entrevoyait-elle, abritée par cette barbe -vénérable, un avenir de douceur et de repos. Tout de suite, elle s’était -adaptée à sa nouvelle condition, minaudait derrière son éventail avec -une grâce accomplie et ne retirait pas ses gants, de crainte que l’on ne -découvrît des phalanges usées par l’aiguille. - -«La représentation terminée, Sigismond la fit monter dans sa voiture. La -fête tant attendue par le vieux forban allait enfin commencer. Ce n’est -point d’amour que je parle. - -«Dans l’ombre de la limousine--dont le patriarche avait éteint la lampe -intérieure, pour plus d’intimité,--l’inconnue, ne songeant qu’à son -bienfaiteur, se pencha, oh! imperceptiblement, sur l’épaule de -Sigismond. - -«Celui-ci en profita pour lui dire de sa voix la plus onctueuse: - -«--Où faut-il vous conduire? - -«La pauvrette ne s’attendait pas à cette question. Elle avait déjà -oublié son adresse. - -«--Je ne sais pas, balbutia-t-elle. Où vous voudrez... - -«Peut-être nourrissait-elle encore quelque espoir. Ce vieillard était si -délicat. - -«--Alors, dit Sigismond, vous me permettrez de vous arrêter à l’endroit -où j’ai eu le plaisir de faire votre connaissance. - -«La limousine stoppa à un carrefour. La belle d’un jour mit pied à terre -et trempa dans la boue les jolis souliers de satin qu’elle ne remettrait -plus jamais. Le brouillard nocturne l’engloutit. - -«La voiture du patriarche glissait dans la ville endormie. Sigismond -ralluma la lampe et il se frottait les mains en songeant à sa protégée -qui retrouvait maintenant, cendres de sa gloire éphémère, la mansarde, -la cheminée sans feu et la machine à coudre... - - * * * * * - -«Cependant, le malheureux William W. Lorris se débattait comme un beau -diable pour défendre le dernier crédit de la banque Vermont, crédit miné -et sapé de toutes parts et qui devait s’effondrer, sans que rien de la -part du gérant justifiât la cruauté imméritée de ce destin. La vieille -réputation des Vermont n’était plus un pavillon suffisant pour préserver -la maison des calomnies malicieusement répandues et dont le venin -sortait indirectement de la poche à fiel de Sigismond. On disait Lorris -endetté considérablement et le bruit suffisait à ramener en même temps -des créances dont, sans cela, les échéances eussent été renouvelées. Un -grand nombre de ces créances avaient d’ailleurs été rachetées en -sous-main par le patriarche et Lorris connut brusquement, un beau jour, -le nom de son impitoyable adversaire. - -«William W. Lorris était un fort brave homme et qui n’avait pas encore -sondé l’insondable fourberie et la plus insondable encore lâcheté des -hommes. Pourtant, l’acharnement de Sigismond Loch le frappa; il ne -pouvait l’expliquer. Désespéré de voir s’évanouir ses derniers soutiens, -se fermer devant lui les portes amies, ses plus anciens compagnons et -ceux qui devaient avoir en lui la foi la plus solide, passer sur le -trottoir d’en face pour n’avoir pas à lui serrer la main, acculé au -désastre, Lorris se présenta chez Sigismond Loch. - -«Le patriarche le reçut avec une sereine affabilité. - -«--Vous avez en mains, lui dit Lorris, les principales créances de ma -maison. Elles viennent à échéance ce mois courant. Si vous ne m’accordez -pas un délai, je me vois dans l’impossibilité de faire face. Je n’ai pas -besoin de vous dire le parti qui me restera à prendre. - -«--Mais, mon bon jeune homme, dit le vieillard avec mansuétude, il ne -faut jamais désespérer. Les voies du Seigneur sont mystérieuses... - -«--Trêve de tartuferies, dit William W. Lorris, qui étouffait. - -«--Chut, chut, mon ami! Ne nous impatientons pas, je ne suis qu’un -vieillard... - -«Lorris comprit et baissa la tête. - -«--Vous avez encore du crédit. Je ne doute pas que vos «good fellows» de -la Banque Hudson ou des Pierpont-Carrier ne vous viennent en aide -immédiatement. - -«--Hélas! fit Lorris qui avait tout tenté et n’avait pu forcer la porte -de Pierpont-Carrier, un ami de vingt ans. - -«--Je ne puis croire que votre situation soit aussi désespérée. - -«--Elle l’est, dit Lorris, irrémédiablement. Mon sort dépend de vous. - -«--Votre sort, votre sort... Et qu’y puis-je, moi, pauvre financier -obscur, sans ressources, obligé de réaliser le plus tôt possible tout ce -que je possède, car j’ai moi aussi de redoutables échéances? - -«--Alors?... demanda Lorris. - -«--Alors, vous me voyez navré, désespéré... je ne puis croire, non, je -ne puis croire que votre situation... - -«--C’est bien, fit froidement le banquier, je comprends. - -«--Mais, exclama le vieillard, soudain illuminé, Lionel de Vermont, -votre associé, peut vous sauver: s’il revenait, il rétablirait votre -crédit... - -«Lorris esquissa un geste vague. - -«--J’ai ruiné sa maison, murmura-t-il. Dieu sait pourtant que j’avais -tout fait. Qu’il me pardonne! - -«--Une dernière fois, ajouta-t-il, les yeux fixés sur les bésicles -clignotantes du patriarche, une dernière fois, vous refusez? - -«--Je vous jure, protesta Sigismond, je vous jure que je ne puis. - -«--Adieu, dit Lorris. - -«Il claqua la porte. On ne le revit ni chez Sigismond, ni chez lui, ni -ailleurs. - -«La banqueroute fut déclarée; la maison de Lorris et celle de Vermont, -saisies. On vendit aux enchères la précieuse bibliothèque. Ce jour-là, -Sigismond Loch, qui assistait à la vente, acheta une précieuse édition -elzévirienne du «Traité de l’Amitié», reliée en veau et blasonnée. - -«Il rentra chez lui, ce petit livre sous le bras. Dans la journée, et -celle qui suivit, il retira des diverses banques tous ses dépôts, régla -ses comptes, mit ses affaires en ordre et abandonna l’Office à un juif -qui lui avait payé une somme assez ronde. Nul ne connaissait la fortune -de Sigismond: elle devait être considérable, si l’on en juge d’après le -nombre des opérations qu’il réussit et d’après sa prodigieuse -friponnerie. Toutes les valeurs personnelles de Vermont et de Lorris -étaient entre ses mains. - -«Les domestiques renvoyés, son appartement vide, un fiacre à sa porte et -les malles bouclées, il entra une dernière minute dans son cabinet de -toilette. - -«Le patriarche n’en repassa jamais le seuil. On ne retrouva que sa -barbe, sa perruque et ses bésicles. Ce fut un homme jeune, de haute -taille, les traits déjà ravagés par les veilles et les excès; les yeux -ardents, un jeune homme d’allure romantique, byronien comme le Corsaire -et qui partait à la conquête du monde. - -«Lionel lui-même!...» - - * * * * * - ---Par exemple, dit Leminhac, l’histoire est tout à fait invraisemblable. - ---Peut-être, dit Van den Brooks, mais elle est vraie. Elle nous démontre -ce que je disais plus haut. Je pense que Lionel ne s’est pas arrêté là. - ---Qu’est-il devenu? demanda Marie Erikow. - ---Mystère, dit le marchand de cotonnades. Le bruit a couru qu’il s’était -fait sauter à la dynamite avec toute sa fortune et une négresse qu’il -adorait, dans une île du Pacifique. On a dit aussi que, plein de -repentir, il avait consacré ses rentes à la Propagation de la Foi et au -rachat des petits Chinois dont leurs parents nourrissent les cochons -domestiques. On a dit encore qu’il avait frété un navire et qu’il -s’adonnait à la course, renouvelant des exploits des ancien -flibustiers... - ---Qui sait! dit Helven. Cela est peut-être plus exact. - -Van den Brooks sourit dans sa barbe. - ---N’en croyez rien, fit-il. Je sais ce qu’est devenu Lionel. - ---Dites, supplia Marie. - ---Devinez. - ---Non. Parlez. Ne soyez pas méchant. - ---Il est devenu Dieu, ni plus ni moins. - -Et Van den Brooks éclata de rire. - - - - -CHAPITRE V - -OÙ VAN DEN BROOKS PARLE EN MAÎTRE. - - «Cosi parla e le guardie indi dispone.» - - LE TASSE. - - -A midi, le capitaine Halifax, surnommé par l’équipage Halifax-le-Borgne, -faisait le point. Van den Brooks assistait généralement à l’opération -et, ce jour-là, il avait Helven avec lui. Le peintre éprouvait à l’égard -du marchand de cotonnades des sentiments si confus et, en apparence, si -contraires, qu’il ne pouvait s’empêcher de rechercher sa compagnie, dans -la mesure où la réserve coutumière de Van den Brooks le permettait; en -même temps, il ne pouvait se trouver avec lui sans un certain malaise. -Tour à tour, le bizarre personnage l’attirait et le repoussait; il ne -restait pas insensible au charme de cet esprit qui joignait l’audace à -la vigueur, et la poésie à l’humour, il ne résistait pas à l’accent -mordant ou passionné de cette voix. Le maître du _Cormoran_ exerçait sur -Helven, comme sur tout son entourage, une fascination faite à la fois de -crainte et de séduction. Helven la ressentait plus que tout autre, parce -qu’il était d’une sensibilité plus aiguisée que Tramier et Leminhac, -mais il luttait contre elle, redoutant d’apercevoir un jour le dessous -tragique de ce masque. Si, lorsque Van den Brooks parlait, Helven comme -Marie Erikow s’abandonnait à son charme, il arrivait au jeune homme de -sursauter en surprenant dans la voix du marchand je ne sais quelle -inflexion trouble et quelle rauque cruauté. Il se reprenait alors et, -méfiant, surveillait l’hôte dont le regard demeurait impénétrable. - -Donc, Halifax-le-Borgne faisait le point et Helven qui, nous l’avons -dit, avait quelque pratique de la navigation, ne releva pas sans -inquiétude la situation du navire. Il crut s’apercevoir que l’on ne -suivait pas la route commerciale habituelle de Callao à Sydney, mais que -l’on avait dévié d’un degré environ vers le Nord-Nord-Ouest. Ainsi, -depuis trois jours que l’on avait quitté la côte, le navire s’était -éloigné de près de soixante milles marins du trajet ordinaire des -paquebots, ce qui représentait un écart assez considérable. - ---Où nous conduit-on? songeait Helven. - -Il est assez déplaisant de se trouver à bord d’un navire, commandé par -un personnage dans le genre de Van den Brooks, monté par un équipage -aussi singulier que celui de Halifax-le-Borgne, matelots qui sous leur -harnais semblaient proprement l’écume des ports et parmi lesquels -surgissaient les deux singulières figures de Tommy Hogshead le colosse -et de Lopez au bandeau noir; il est assez déplaisant, dis-je, de se -trouver en pareille compagnie, à bord d’un navire, aussi luxueux -soit-il, si ce navire prend tout à coup, et sans que nous soyons maîtres -de donner un coup de barre, une direction imprévue et mystérieuse. - ---Cela est bien curieux, réfléchit le peintre. Nous nous éloignons de -plus en plus de notre destination. A cette allure, dans trois jours, -nous piquerons en plein sur les Malouines. - -Toutefois, il n’osa pas formuler ses observations et, prudemment, se -tint coi. Van den Brooks lisait la carte marine, promenant sa barbe -étincelante sur les spirales vertes des profondeurs. - -Dans le salon, Helven retrouva Marie Erikow, Tramier et Leminhac. - ---Quelle solitude, disait la Russe. Combien de temps encore -resterons-nous sans nouvelles? - ---Bah! répondit l’avocat, quel besoin avons-nous de nouvelles? Ne -sommes-nous pas parfaitement heureux?--Pour ma part, ajouta-t-il, avec -un regard languissant à l’adresse de sa voisine, je ne souhaite rien de -plus. - ---Moi, dit le professeur, j’aimerais à savoir si ce vieux ramolli de -Rouquignol a fait sa communication à l’Académie sur la dissociation des -cellules nerveuses chez les Radiolaires; il a dû dire un tas de sottises -à l’allemande. - ---Et moi, dit Helven, je voudrais bien savoir par quel chemin nous -allons à Sydney? - -Et il fit part de ses constatations. - ---Êtes-vous bien sûr, demanda Leminhac, de ne pas vous tromper? - ---Sûr, dit Helven. - -L’avocat parut incrédule. - ---Pourquoi Van den Brooks nous ferait-il dévier de notre route, puisque -lui-même se rend à Sydney? demanda le professeur. - ---Helven, mon ami, dit Marie Erikow, moqueuse, méfiez-vous de votre -imagination. Vous rêvez parfois d’aventures. Rêvez-vous aussi tout -éveillé? - ---Soit, dit Helven piqué, n’en parlons plus. A Dieu vat. - ---J’ai pour ma part, assura le professeur, la plus grande confiance dans -le maître du navire. Il cultive le paradoxe, mais je le crois un honnête -homme et fort instruit pour sa condition. - -Helven ne put s’empêcher de sourire. - -Le maître du bord apparut, bientôt suivi du steward qui annonça le -déjeuner. - ---A table, dit Van den Brooks; le chef nous a apprêté une lamproie à la -hollandaise et des dolmades en feuilles de vigne à la mode grecque. Ne -le faisons pas attendre! - -Il prit le bras de Marie Erikow. - ---Comment vous trouvez-vous à bord, Madame? - ---A merveille, mais pour moi, ajouta-t-elle, c’est un conte de fées et -vous êtes un magicien. J’ai peur d’être soudain transformée en souris, -en écureuil, ou en femme de lettres. - ---Ne craignez rien, dit-il. Je n’abuserai pas de mon pouvoir, et en ce -qui concerne la dernière des transformations, je n’aime pas les -bas-bleus. - -Il ajouta négligemment: - ---J’ai là le dernier livre de Mme Maurel. Je vous le prêterai, s’il vous -plaît. - ---Grand merci, répondit la Russe. - -Les liqueurs--dernières bouteilles de la veuve Amphoux--avaient été -apportées au fumoir, lorsque le capitaine Halifax se présenta. - ---Vous avez à me parler, capitaine? dit Van den Brooks. - -Halifax fit signe que oui. - ---Excusez-moi, dit le marchand. - -Et ils sortirent. - - * * * * * - -Lorsque Van den Brooks reparut, un sourire tremblait dans sa barbe -pactolienne. - ---Vous m’excuserez, dit le marchand avec courtoisie, de vous avoir -abandonnés quelques instants. - ---Mais, je vous en prie... bien entendu... comment donc! - ---Et vous m’excuserez encore de la grande liberté que je vais prendre -avec vous. Ne voyez, je vous en prie, dans ce que je vais vous demander, -qu’une mesure nécessitée par certaines opérations commerciales... - ---... - ---Voici; je vous serais tout à fait obligé de ne pas quitter ces deux -pièces, jusqu’à ce que l’on vienne vous prévenir que l’accès du pont est -libre. - ---Prisonniers! pensa Helven. - ---Je vais vous faire apporter des rafraîchissements, des livres, des -journaux, des revues, tout ce que vous pouvez désirer. - ---Puis-je avoir le deuxième tome de Krafft-Ebing? demanda le professeur. - ---Immédiatement. - ---Nous sommes aux arrêts? demanda Marie Erikow. - ---Quel vilain mot! C’est une faveur que je vous demande, et vous ne -pouvez me la refuser. Je me confonds en excuses. La nécessité seule... - -Et prestement, silencieusement, Van den Brooks disparut. Fort surpris, -les quatre passagers entendirent le glissement du pêne dans la serrure. - ---Enfermés, nous sommes enfermés, dit Leminhac. - ---Quelles drôles de manières! murmura le professeur choqué. - ---C’est tout à fait amusant, dit Marie Erikow, que le mystère -enchantait. - ---Je voudrais bien, dit Helven, connaître les opérations commerciales de -M. Van den Brooks. Elles doivent être fort intéressantes. - -Le steward apportait un plateau chargé des plus délicates friandises, -des coupes de Venise où moussaient des sorbets neigeux et légers comme -des mousselines, des pots de Hollande remplis de confitures au gingembre -et de gelées de fleurs et de fruits. Un groom nègre le suivait, élevant -sur sa tête crépue un plat persan d’un bleu éteint où s’entassaient des -limons, des cédrats et des oranges. - ---Il fait bien les choses, opina le professeur. - ---Comment saurait-on lui en vouloir? dit Marie Erikow. - -Bientôt le professeur Tramier s’endormait et un souffle égal sortait de -sa bouche entr’ouverte, fertile en doctes paroles. Marie suivait les -volutes de sa cigarette. Helven et Leminhac engagèrent une partie -d’échecs. - -Une certaine contrainte pesait sur eux. - ---Nous sommes fort bien ici, dit l’avocat. Mais il me suffit de savoir -cette porte fermée pour avoir envie d’aller sur le pont me dégourdir les -jambes. - -Comme il disait ces mots, une détonation ébranla le navire. - ---Un coup de canon! fit Helven. - -Marie Erikow ne broncha pas. - ---Tiens, dit-elle à Helven, vous voilà servi. Il me semble que nous -sommes dans l’aventure. - -Le professeur avait sursauté. - ---Qu’est-ce? Qu’y a-t-il donc? - -Quant à Leminhac, il cherchait en vain à distinguer par le hublot ce qui -se passait au dehors. - -Une seconde détonation fit trembler les verres et les tasses. - ---Mais c’est une bataille navale, dit Marie. - ---Attention à l’abordage, sourit Helven. - -Leminhac pâlissant bredouillait: - ---Mais je ne vois rien, rien... si, un peu de fumée! - -Quant au professeur, il arpentait le salon: - ---C’est incompréhensible, incompréhensible. Un homme si bien élevé! - -Ce fut le silence. - -Des coups de sifflet, des bruits de chaîne. Le navire ralentissait sa -marche, puis roulait, immobile. - ---On stoppe. En pleine mer... - ---Il y a un autre bateau, dit Leminhac, qui accoste. Mais je ne peux -voir à l’avant. - -Il essaya d’ouvrir. Impossible: le hublot était fermé solidement. - -Au-dessus d’eux, les passagers entendaient des bruits de caisses lourdes -que l’on traîne, des coups de sifflet--tout un remue-ménage dont ils ne -pouvaient s’expliquer la cause. - ---J’ai comme une idée, dit Helven à Marie, que le patron du _Cormoran_ -donne dans la flibuste. - ---Enfant, dit celle-ci. En êtes-vous toujours aux romans d’aventures? - -Le silence se rétablit. Le navire reprit sa marche. Une heure environ -s’écoula. - -Derrière la porte, on entendit la voix de Van den Brooks, sa voix -d’airain: - ---Double ration de tafia, ce soir à l’équipage! Et la porte s’ouvrit... - - - - -DEUXIÈME PARTIE - -LES NUITS DU «CORMORAN» - - - - -CHAPITRE VI - -LE RÉCIT DU DOCTEUR. LE CAHIER DE MAROQUIN ROUGE. - - «Dans un quartier qu’endort l’odeur de ses jardins et de ses - arbres, la rampe du soir s’élève et baisse un peu ses accords, - par ce temps d’automne.» - - LÉON-PAUL FARGUE. - - -Ce soir-là, le dîner fut moins animé que de coutume. Les étranges -incidents de la journée pesaient encore sur les esprits des quatre -passagers et Leminhac chercha longtemps en vain à attiser une -conversation qui restait languissante, malgré l’excellence des mets et -des crus. Van den Brooks jouait à la perfection son rôle de maître de -maison, surveillait discrètement l’ordonnance du repas et faisait front -à Leminhac. Le professeur affectait une réserve polie, car il ne -pardonnait pas au trafiquant d’avoir fermé à clé la porte du salon. - ---C’est là, pensait Tramier, une incorrection. Je ne serais pas sorti, -mais la porte devait rester ouverte. - -Marie Erikow observait Helven du coin de l’œil. Elle n’était pas -insensible au charme de ce jeune homme dont le visage était resté celui -d’un adolescent. Mais, bien que, coquette accomplie et consciente de ses -avantages, elle devinât parfaitement l’effet produit sur le peintre par -sa beauté, elle le trouvait fuyant, insaisissable et, contrairement à -tous ses devoirs, absorbé parfois dans une rêverie dont elle aurait -voulu connaître l’objet. Ce soir-là, la rêverie devait être -particulièrement séduisante, car Helven ne levait pas le nez de son -assiette et, fort impoliment, jugeait-elle, n’adressait pas la parole à -sa voisine. Elle se tourna vers Leminhac et lui prodigua des flatteries: -l’avocat ne manqua pas de tomber dans le piège. - ---Je me rappelle, lui dit-elle, l’audience où vous avez défendu cette -malheureuse Sophie Soliveau, accusée à tort d’avoir assassiné son mari -et dévalisé son amant. Une femme peut-elle être capable d’une pareille -abjection? Le mari, passe encore. Mais l’amant? - ---Je n’ai pas, dit l’avocat, douté un seul instant de son innocence. -Sophie était bien trop jolie pour être coupable et le jury fut de cet -avis. - ---Ainsi prononce la justice des hommes, murmura Helven que le manège de -Marie agaçait et qui se sentait brusquement enflammé pour l’avocat d’une -de ces haines que l’on pourrait appeler phosphoriques. - ---La justice, dit Van den Brooks, il est fort heureux qu’elle ne règne -pas sur la terre. Avec elle, il n’y aurait pas d’amour possible. -D’ailleurs, les hommes ne la désirent pas. - ---Je ne crois pas cela, dit le professeur sèchement. L’amour du -prochain... - ---... Est le commencement de l’injustice, continua Van den Brooks. N’en -doutez pas, mon cher professeur. La justice est faite de raison et -l’amour n’a que faire avec cette personne sèche, hargneuse, et bien -équilibrée; il est même son plus mortel ennemi. - ---Certes, dit âprement Helven, puisque nous n’aimons que ce qui nous -blesse. - -Marie Erikow fut satisfaite. Elle protesta: - ---Croyez-vous donc l’amour si absurde? - ---Helven a raison, dit Van den Brooks. Si l’amour n’était pas absurde, -il ne serait pas. Et plus il est absurde, plus il est tenace. Les -passions ridicules sont les plus fortes. - ---D’ailleurs, remarqua Leminhac, toute passion est ridicule par -définition. Ne croyez-vous pas, Madame? - ---Pardon? dit Marie Erikow qui faisait de la psychologie à voix basse -avec le peintre. - -Van den Brooks donna le signal et l’on monta sur le pont. - ---Il ne faudrait pas dormir, dit Marie. Les nuits sont trop belles. - ---Veillons, dit Helven. - ---Veillons et parlons, dit Leminhac. Il faut raconter des histoires. - ---Des histoires comment? demanda Marie. - ---Des histoires d’amour, naturellement. - ---Hélas! dit Van den Brooks, il n’y en a qu’une. Il y a deux mille ans -qu’on la raconte. - ---Ce n’est pas sûr, fit le professeur. J’ai eu dans mon cabinet -plusieurs confidences. - ---Bah! c’est encore la même histoire... avec des variantes. - ---N’en croyez rien, insista Tramier. Il y a parfois des choses -étonnantes. - ---Même pour un savant? questionna ironiquement Marie. - ---Même pour un médecin. Il y a par exemple une chose que je n’ai jamais -comprise: c’est l’amour de l’avilissement. - ---Oh! oh! dit ironiquement Van den Brooks. J’ai beaucoup connu Sacher -Masoch. - ---Ce n’est pas tout à fait cela, dit le docteur. J’ai dans ma valise un -document... - ---Je connais le sujet, coupa Van den Brooks. Dans tout amour, il y a au -fond le besoin de la souffrance et l’instinct de l’abaissement. - -Sa voix résonna étrangement sous la voûte étoilée. - ---D’avilissement, répéta-t-il. Peut-être même, à force de s’abaisser, -arrive-t-on à aimer. Un homme supérieur n’aimera les hommes qu’en -s’abaissant à leur niveau et la femme réduit au sien l’amant qu’elle -tient sous son charme. - ---Mais... dit le médecin. - ---Ce n’est pas tout, en effet, reprit le marchand. Il y a des hommes -pour qui la souffrance et la bassesse sont les conditions mêmes de -l’amour. - ---Hélas! oui, dit Tramier; je le sais maintenant. Mais je jurerais que, -pour parler de la sorte, vous avez connu mon malheureux ami et client -Florent Martin. - ---Non, dit Van den Brooks, mais je connais les hommes. - ---Peut-on, demanda Marie, connaître le document si intéressant que vous -portez dans votre valise? - ---Hélas! Madame, c’est une triste chose: le journal d’un homme qui vécut -une vie double et qui la vécut dans le déchirement. - ---Il est mort? fit la Russe. - ---Il en est mort, oui, Madame. - -Il y eut un silence; puis, Marie Erikow reprit: - ---Peut-on savoir quel fut son mal? - ---Je puis, dit le docteur, vous donner connaissance de quelques -fragments de son journal où il a résumé les principaux épisodes d’une -vie qui fut tragique. Mais cette lecture serait longue... - ---Oh! je vous en supplie, implora la Russe. - ---Nous vous le demandons, ajouta Van den Brooks. - ---Soit, mais je n’achèverai peut-être pas ce soir. - ---On continuera demain, dit Helven. Les nuits sont propices aux -veillées. - - * * * * * - -Tramier sortit et revint quelques instants après, tenant à la main un -cahier relié en maroquin de couleur rouge sombre. Il s’assit, comme à sa -chaire, et prit doctoralement la parole: - - -RÉCIT DU DOCTEUR - -«Ce jour-là, il y a environ un an, comme j’achevais mon déjeuner, un -coup de sonnette retentit. - -«Un coup de sonnette est une chose fort banale et ne doit pas être -considéré comme un avertissement céleste. D’ailleurs, je ne crois ni aux -signes, ni aux avertissements providentiels ou diaboliques. Ma culture -est proprement scientifique; mes antécédents religieux, nuls. Je suis -médecin et, qui plus est, psychiatre. Il n’y a de merveilleux nulle part -et, dans l’âme humaine, moins que partout ailleurs. Je suis un esprit -libre. - -«Je savourais, à la mode anglaise, mon repas fini, une pinte -rigoureusement dosée d’_half and half_. Mon estomac est équilibré comme -mon esprit. Pas de dyspepsie, pas de cauchemars, pas de métaphysique. Je -fumais alors la pipe et je sens encore, sous mon pouce, l’élasticité -blonde du tabac, lorsque retentit le timbre de la porte. - -«Le soleil de juin ruisselait par la baie, noyait les cristaux -étincelants. Des marronniers balançaient leurs houppes. Je les revois -encore, découpés par la glace sans tain. - -«Ce timbre pourtant me fit mal. Il troua désagréablement le silence -digestif de l’heure étalée devant moi. J’appréhendais un raseur. Que -sais-je? Quelquefois, une demi-seconde, on éprouve un grouillement de -choses vagues qui ne résistent pas d’ailleurs à l’analyse d’un esprit -sain. - -«La porte s’ouvrit. Le domestique de Florent Martin entra, sa casquette -à la main. - -«--Madame demande Monsieur le docteur tout de suite. C’est urgent. - -«--Qu’y a-t-il, Jacques? - -«--Un malheur, Monsieur, un grand malheur. - -«--Florent est malade? - -«--Il est mort. - -«--Mort? Et de quoi? Et quand? - -«--Il y a une demi-heure à peine. Monsieur s’est tiré une balle de -pistolet dans la tête. Il est couché sur le divan du bureau. On l’a -trouvé, le visage à moitié emporté, parce que sa main avait tremblé... - -«On m’apportait mon chapeau. Je sautais dans la voiture, suivi de -Jacques qui récitait d’un ton de patenôtre: - -«--Madame a voulu qu’on aille quérir M. le docteur tout de suite. Il -paraît qu’il y a quelque chose pour vous, Monsieur. Mais je crois bien -que ce n’est pas affaire de médecine. Le pauvre monsieur s’est bien -touché, allez. Qui aurait cru cela? - -«Je laissais le bon apôtre à ses divagations hypocrites, car Florent -était un patron nerveux, hautain, intolérable, en somme. La porte de -l’antichambre était entr’ouverte. Une femme de chambre, bouffie -d’émotion, m’introduisit dans le cabinet de travail dont les rideaux -avaient été tendus contre un trop cynique soleil; et j’aperçus dans la -pénombre la forme de celui qui avait été mon ami. Un rayon qui filtrait -de la fenêtre coulait doucement sur la blancheur d’un mouchoir dont on -avait voilé la face terrible du mort. - -«Mort, en effet, et bien mort. - -«Mon examen fut court. Je n’eus pas le courage de contempler longtemps -ce visage qui n’était qu’une plaie, cette bouche qu’une convulsion -suprême avait tordue. Je recouvris les traits qui n’étaient plus ceux -que j’avais aimés. - -«La femme de Florent, affaissée dans un coin de la bibliothèque, était -sans larmes. La fixité de son regard m’émut plus qu’une scène de -larmoyant délire. Il me parut inutile de parler. Je m’assis auprès -d’elle. - -«Avez-vous besoin de moi? lui dis-je au bout de quelques instants. - -«--Je vous remercie. Peut-être, pour les formalités, la police, que -sais-je? - -«Et, après un silence: - -«--Cette fin ne vous surprend pas, vous, docteur? - -«Je fis un geste vague. - -«--C’est à vous qu’il a voulu expliquer son acte, continua-t-elle. Sans -doute, il vous l’avait fait déjà pressentir. Il y avait une lettre sur -sa table, une lettre et un pli, tous deux à votre adresse. Les voici. -Tout cela est à vous, et le secret aussi, s’il vous convient de le -garder. - -«Tout le jour, je m’acquittai des formalités funèbres et de l’expédition -administrative du mort que l’ombre éternelle délivrait à jamais des -paperasses. Je couchai dans le repos légal l’ami, frauduleusement -échappé à un monde si bien agencé. Et je quittai cette maison où nul -maintenant ne me retenait. - -«La nuit de juin, translucide et lourde d’essences, rôdait le long des -jardins d’Auteuil. D’un ciel presque auroral tombait un illusoire -apaisement. Une silhouette claire, attardée, se hâtait vers le retour et -laissait un parfum subtil et charnel se mêler à l’odeur des feuilles -fraîches et de l’herbe. L’heure était si douce et si calme que l’image -de mon ami s’en effaçait sans une ride. Je soupirais d’aise, loin des -médecins légistes, des commissaires et des croque-morts. - -«Pourtant, le pli qui gonflait ma poche me rappela le mystère. Mystère? -Non, plus pour moi. Et, sur mon seuil, tout en poussant la grille, je ne -pus m’empêcher de murmurer: - -«--Il a tenu son engagement. - - * * * * * - -«J’étais le plus ancien ami de Florent. De nous deux, il était le plus -jeune, et pourtant il ne laissa pas d’exercer sur moi, au long de ces -années adolescentes, une influence singulière et dont je me défendais -mal. Je le revois encore, jeune garçon de quinze ans, d’une élégance -déjà très sûre, sachant nouer une cravate, à l’aise dans ses vêtements, -jamais réduit à enfoncer dans ses poches ses mains qu’il avait fines et -un peu maigres. Son visage allongé se teignait d’un léger coloris -d’ambre, car son père, un cossu marchand de rhum, avait épousé aux -Antilles une fille quelque peu métissée dont un capitaine au long cours -me raconta qu’elle dansait le «Zapateado» dans les bouges de Caracas et -qu’elle n’était pas cruelle aux matelots. Elle mourut d’ailleurs, à -peine arrivée à Bordeaux, et presque aussi vite que son singe fidèle. -Florent grandit dans la double terreur d’une gouvernante anglaise et -d’un père qui se soûlait de tafia comme un débardeur et ramenait chez -lui des filles du port aux cheveux bleus et aux lèvres carminées. - -«Un soir qu’il feignait de dormir dans son petit lit, il entendit des -pas lourds dans l’escalier, des hoquets et des rires de femme. La porte -s’ouvrit et il vit se pencher sur lui, dans le halo de la veilleuse, une -gorge nue et un masque pâle où luisaient des yeux sombres qui -l’effrayèrent un peu. Cette dame sentait très fort le musc et, je pense -aussi, le gin. Mais elle câlinait amoureusement le petit qui n’osait -pleurer. Et elle chantonnait en baisant ses boucles: - -«--Mon beau petit Dick, mon beau petit Dick, dodo, l’enfant do... - -«Brusquement, le père était entré. D’un revers de main, il avait arraché -le visage blanc, jeté la femme à terre et il la cravachait de son stick -en cuir d’hippopotame, mâchant d’une voix sourde: - -«--Pourquoi touches-tu ce gosse? Pourquoi touches-tu mon gosse? - -«A chaque coup, la femme se lovait comme un serpent. Quand il l’eut bien -battue, il la poussa dehors. Puis, de son mouchoir, il essuya le visage -de l’enfant. - -«Florent n’avait jamais oublié cette soirée. Bien des choses restèrent -ainsi gravées en lui, des choses très lointaines qu’il n’avait pas -connues, mais qui lui venaient de loin, d’un petit port des mers du Sud -où les trafiquants en escale tirent des bordées au poivre rouge. - -«En dépit de sa brutalité, de ses foulards indicibles et de sa lourde -chaîne d’or, agrémentée d’une dent de tigre, Florent n’était pas arrivé -à détester son père. Entre deux soûleries, ce chevalier du tafia prenait -l’enfant dans ses bras avec des câlineries de nourrice. Il le berçait en -zézayant la chanson créole: - - «Adie godcha, adie amou - «Adie gain d’o, adie colichou - -qui fait penser aux oiseaux-mouches, à Paul et Virginie et aux volcans -en pain de sucre sur un ciel de safran. Il attachait alors sur son petit -des regards embués d’alcool et de nostalgie. Mais l’alcool lui fit faire -plus tôt qu’il ne pensait une traversée définitive, sans escales ni -bordées. Il laissait à Florent un héritage assez rond et une hérédité -plutôt compliquée. Et Florent regretta son père, l’honorable Nathaniel -Martin, importateur. - - * * * * * - -«Pour moi, j’ai connu Florent à Paris où son tuteur l’avait conduit. -Nous habitions la même maison; nous suivîmes les mêmes classes. -J’enviais à mon ami son goût, sa mise discrète et raffinée. Je crois -qu’il me dédaignait un peu, mais je ne lui en tenais pas rancune. Nous -vivions dans une intimité étroite, dont il s’évadait d’ailleurs par -instants. Il y avait dans sa vie des échappées obscures et qui me -demeurèrent toujours étrangères, des fuites où mon amitié ne pouvait le -suivre et dont il gardait jalousement le secret. Je pensais qu’il aimait -à flâner seul, certains soirs, ou qu’il s’enfermait dans sa chambre pour -y savourer des toxines romantiques. Je redoutais bien trop son sourire -du coin des lèvres, son sourire des mauvais jours, si ma curiosité -s’était abandonnée à une question inopportune. - -«Lorsque je devins chef de clinique de mon maître L..., je pris un -nouveau logement et mes relations avec Florent s’espacèrent. Nous nous -retrouvions une fois par semaine environ, dans un petit bar anglais du -quartier Saint-Lazare où le stout était honorable, non moins que le -steack-pudding et le pie aux fruits. Les pintes de métal mêlaient leur -éclat aux reflets de l’acajou poli. C’était un plaisant coin, à la -Dickens, où l’esprit et le corps jouissaient d’un chaleureux équilibre. -Ce confortable pourtant n’arrivait pas toujours à dissiper l’inquiétude -que je devinais sur les traits mobiles de mon ami. Il s’asseyait en face -de moi, pianotant sur la nappe, tandis que je m’efforçais d’occuper son -attention. Son visage s’était creusé depuis l’adolescence, mais des -cheveux bouclés qu’il peinait vainement à aplatir auréolaient encore -juvénilement son front. J’admirais sa grâce, sa désinvolture un peu -lasse et hautaine. Il sentait cet hommage tacite de mon affection et me -pardonnait, en échange, ce qu’il croyait être mon incompréhension de sa -conduite. - -«Parfois, il s’animait. Puis, soudain, un voile s’abaissait sur ses -traits; un clignement de paupière éteignait le scintillement du regard. -Je devinais une détresse que je voulais expliquer par la dépression -nerveuse. Je conseillais des piqûres; mais il prenait son mauvais -sourire et me reléguait, tout net, dans mon bon sens. - -«Nos entretiens eussent été mornes; mais un sujet le passionnait qui -touchait de très près à ma compétence: - -«--Le sexe et l’esprit! Toi qui vois chaque jour des malades, des fous, -des gens qui présentent hideusement exagérés les troubles secrets, les -tares latentes qui dorment en nous, crois-tu que notre intelligence -plonge par ses racines dans les bas-fonds ténébreux de notre être? -Faut-il que notre esprit soit asservi à la force aveugle du désir? Que -cet instinct bestial circule impurement sous les créations de la pensée? - -«Je riais aux éclats. - -«--Et pourquoi t’indigner ainsi? - -«La préoccupation sexuelle est au fond de toute créature. L’accouplement -est la loi. Au fond, je vais jusqu’à dire que toutes les variétés de -l’esprit et du caractère sont en fonction des modalités sexuelles. Tel -poème, telle symphonie que tu admires jaillissent d’un mouvement obscur -de l’être. Les plus beaux chants de joie, c’est le mâle qui s’exalte; -les plus douloureux, c’est le mâle insatisfait. Tourment de l’esprit, -non: tourment de la chair. - -«--Crois-tu vraiment cela? Crois-tu donc qu’il n’y ait en nous rien qui -ne soit vicié par l’animal? Crois-tu que ceux qui cherchaient à force de -cilices ou de discipline à tuer leur corps parce qu’il était rebelle à -leur esprit, obéissaient ainsi à une délectation morose, à une sorte de -rut sauvage et destructeur? Non, mon ami, tu te trompes. Ta science ne -me convaincra pas. - -«--Ma science n’est que l’image de la vie elle-même, telle que l’ordonne -ma raison. L’homme n’est certainement pas un Dieu, il serait bien plutôt -une bête. Sans la vieille racine de l’animalité, tout ce bel édifice de -raison, d’amour et d’esthétique tomberait. Les branches s’élèvent très -haut; la souche plonge très bas. Tout l’homme repose sur deux forces: -besoin de manger, besoin de se reproduire, et la seconde de ces forces -est la plus violente et la plus facilement déréglée. - -«--Je ne conçois point l’homme ainsi, répliquait Florent avec une -lassitude un peu agacée. Il y a bien deux forces en lui; mais l’une le -tire vers le haut, l’autre l’entraîne vers un gouffre. Toute sa vie -n’est que déchirement. Un dieu et un démon se partagent ses entrailles. -Suivant que l’un ou l’autre triomphe, il sombre ou se transfigure! Mais -il ne peut que suivre cette lutte dont il est l’enjeu et se tordre de -douleur. - -«L’angoisse violente qui se peignait sur son visage me frappa -brusquement. Je lui tendis un cigare qu’il alluma d’un geste nerveux. -Nous sortîmes dans la nuit glacée. Je pris son bras: - -«--Florent, de l’équilibre. Et surtout, pas de péché originel et de -métaphysique. C’est la condition d’une bonne santé. - -«Il ne me répondit pas. - -«De pareilles discussions se produisaient souvent. Je résolus de ne plus -m’y abandonner, car mon pauvre ami en sortait irritable et fiévreux. -Tandis qu’il s’éloignait dans la nuit, je voyais sa haute silhouette se -voûter lentement vers la terre. - -«A cette époque, Florent entreprit d’assez longs voyages. Il revint au -bout de deux ans environ et un jour m’annonça son mariage. Son visage -était plus calme; il me parut moins tourmenté, plus heureux de vivre. - -«--Tu seras content, me dit-il. Je deviens raisonnable. J’en ai -décidément assez de la solitude et des spéculations. Je renonce à ma -tour d’ivoire ou plutôt j’entrebâille la porte pour laisser passer la -compagne. A deux, nous serons à la fois plus isolés et plus mêlés à la -vie. Au fond, tu parlais d’or. Rien ne sert de la mépriser, cette vie, -notre unique certitude. J’ai regardé trop haut ou trop bas. Aujourd’hui, -je veux l’équilibre. - -«Il baissa la voix. - -«--Nul n’est descendu plus bas que moi; nul n’a plus aimé son ordure, -nul ne s’y est roulé avec plus de délices, nul ne s’est plus délecté de -sa charogne. Et nul n’a plus versé de larmes sur lui-même. - -«Il parlait d’une voix sourde, saccadée. La sérénité, qui m’avait -heureusement surpris tout à l’heure, disparaissait de son visage, et -j’avais en face de moi un Florent inconnu, sombre, violent et qui -battait sa coulpe comme un moine passionné se roule sur son cilice. De -quelle faute mystérieuse voulait-il parler? Quelle était cette prétendue -déchéance? Je l’ignorais. - -«--Folies, pensai-je, folies de cette pauvre imagination intoxiquée de -tous les poisons littéraires; hérédité d’alcoolique. - -«Il se reprit d’ailleurs bien vite. Et, plus calme, posément: - -«--Allons, mon vieux, je déraisonne. Pardonne, c’est la dernière fois. -Je veux vivre, maintenant, comme toi, comme les autres, comme un homme, -quoi! Je le veux. Il faudra que cela soit. - - * * * * * - -«La femme qu’il épousait était belle. Elle l’est encore. Les yeux un peu -métalliques, un peu durs, souvent lointains; une ligne fort gracieuse. -Elle avait dans la courbe de ses hanches de quoi _déspiritualiser_ à -souhait ce névrosé mystique de Florent. Je ne doutais pas qu’elle n’y -parvînt à bref délai et me réjouissais à l’avance. - -«Le couple me parut heureux. Je me rendais assez souvent dans la vaste -maison d’Auteuil que Florent tenait de son père et qu’il avait voulu -garder. Il y avait un jardin mal entretenu, dont l’herbe envahissait les -allées, un magnolia qui, chaque printemps, épanouissait ses larges -pétales de cuir blanc; et toute l’année, par je ne sais quel mystère, -des feuilles mortes jonchaient le sol. Le timbre qui résonnait, lorsque -s’ouvrait la porte de fer, évoquait une province automnale et je ne sais -quoi de conventuel. A mon avis, ce n’était pas la demeure qui convenait -à un jeune ménage élégant. Mais Florent ne voulait pas entendre parler -de la quitter et sa femme partageait ce goût. Musicienne, elle grisait -doucement Florent qui passait ses journées entières à l’écouter, couché -sur un divan. Il ne travaillait que fort peu, du moins à mon jugement. -Nos relations étaient toujours cordiales, mais au fond, je ne pénétrais -pas dans l’intimité du couple qui s’isolait dans ce que je croyais être -son bonheur. - -«Et telle fut l’histoire des cinq mois qui précédèrent la catastrophe. - -«--Il y a environ un an, la femme de mon ami, Lia, se fit un jour -annoncer à ma clinique. Il ne lui arrivait que très rarement de venir -jusque-là; c’était toujours moi, célibataire, qui me rendais au domicile -du ménage. Ses traits tirés, sa pâleur me frappèrent. Ses révélations me -frappèrent plus encore. Quelques jours plus tard, je reçus la visite de -Florent lui-même. Je savais ce qui l’amenait. Quelque chose de tragique -entra, ce soir-là, dans la chambre avec cet homme. - -«--J’ai à te parler, dit-il. - -«Et il s’assit près de moi. - -«Le soir impondérable, envahissant lentement les livres et la grande -table de chêne, polie comme un sombre miroir, coulait le long de nos -vêtements. Mais le visage de mon ami paraissait plus pâle dans cette -ombre, ses yeux brûlaient d’un feu plus intense. Il parlait encore, -tandis que je contemplais un rameau d’automne, maigre et nu, dont le -trait incisait la vitre crépusculaire. Il parla, il parla longtemps... - -«Vous saurez tout à l’heure ce qu’il avait à me dire, et vous -comprendrez pourquoi sa mort ne m’a pas surpris. - -«Le soir de la mort de Florent, je m’enfermai dans ma chambre et ouvris -le pli qui m’était destiné. Mon ami avait voulu que je fusse encore son -confident par delà la tombe. - -«Ce petit cahier--le voici--contenait le secret d’une vie qui fut -tourmentée et qui a tragiquement fini. Ce secret, je l’avoue, je ne -l’avais jamais pressenti. L’humeur souvent bizarre de Florent, je me -l’expliquais par des raisons qui, évidemment, n’en étaient point. Tout -me semblait clair, net, et il y avait pourtant sous cette surface un -abîme que je ne devinais pas. - ---Un abîme, interrompit Van den Brooks, vous ne pensiez pas dire si -juste. - ---Oui, murmura Helven, nous ne nous connaissons ni les uns ni les -autres. Dès notre naissance, nous sommes des emmurés, des emmurés pour -la vie. - - * * * * * - -Le vent qui soufflait de la mer nocturne gémissait doucement dans les -antennes du navire. L’étrave ouvrait l’eau calme en un froissement de -soie. Van den Brooks tournait son regard vers les constellations qui, -seules, palpitaient dans cette solitude. La braise d’une cigarette -éclairait d’un feu rouge le beau bras accoudé de Mme Erikow. - -Leminhac se balançait dans son rocking; Helven tenait entre ses mains sa -tête attentive. La nuit tropicale enveloppait les passagers, leurs rêves -et la course du navire. - ---Je prévois d’ores et déjà, dit l’avocat, l’histoire de votre ami. -Florent avait de qui tenir: il avait du poivre dans le sang. - ---Je connais, repartit Van den Brooks, le démon qui le possédait. Je ne -sais s’il a un nom sur les listes infernales, mais «Heautontimoroumenos» -lui conviendrait, car il porte l’homme à se déchirer lui-même et à jouir -de son tourment. - ---Vous, Van den Brooks, interrompit vivement Tramier, vous êtes l’homme -le plus passionné et l’esprit le moins scientifique que je connaisse. Ce -qui s’explique le plus clairement vous paraît obscur. Pour vous, il doit -y avoir du démoniaque dans les vérités mathématiques et du surnaturel -dans la géométrie. - -Van den Brooks poussa vers le ciel fourmillant d’astres une mince -spirale de fumée et grogna dans sa barbe: - ---J’ai parcouru une grande surface de la terre; j’ai navigué sur tous -les océans et je vous assure que j’ai vu pas mal d’hommes et de femmes -aussi différents les uns des autres que le jour de la nuit et ce yacht -d’un sloop de pêche. Mais ce que je n’ai jamais vu, c’est un médecin ou -un savant capables d’éclaircir le mystère de ces âmes innombrables. - ---Vous préférez les prêtres, parbleu, insinua Leminhac avec un sourire. - ---Non, dit Van den Brooks. Leurs dogmes les aveuglent comme les vôtres. -Mais quand ils ne raisonnent pas, ils voient plus loin que vous. Ils ont -un sens qui vous manque. - ---Lequel? - ---Le sens mystique. - ---Un mot, cela, mon cher. Pas davantage. Il n’y a qu’une connaissance: -celle de la raison. - ---Vous êtes des enfants, murmura Van den Brooks; vous faites joujou avec -des formules; vous êtes ivres d’une science vaine qui n’a pas soulagé -les épaules humaines de la millionième partie de son accablant fardeau; -d’une science aveugle qui, à chaque coup de pioche de ses pionniers -fanatiques, ne voit pas surgir les nouveaux mystères et s’épaissir le -nuage. Vous constatez des coïncidences, mais avez-vous jamais expliqué -un rapport de cause à effet? Les liens que vous forgez ne sont que de -lamentables ficelles. Et dans le monde moral? Là, vous pataugez -honteusement. Vous avez pu découvrir que l’eau bout à 100°. Belle -trouvaille. Mais avez-vous découvert ce que c’est que l’amour, la haine, -la jalousie, le désir? Saisissez-vous leurs lois? Vous écrivez des -volumes de fatras sur ces problèmes éternels; vous entassez les -documents et les enquêtes. A quoi bon? Y voyez-vous plus clair que Job -sur son fumier? - -«Quand vous ne comprenez pas, vous vous en tirez avec des mots. Vous -dites: hystérie, hérédité, que sais-je? Si vous réfléchissiez un peu, -vous autres scientifiques, vous reconnaîtriez combien vague, combien -insuffisante est cette explication de la passion, de la folie, du crime, -du mystère tapi sous chacun de nos pas, latent derrière chaque visage, -chaque redingote bien boutonnée. - ---Bah! dit Tramier, moi je ne crois pas au diable. Van den Brooks, vous -êtes le dernier des manichéens, le manichéen de la cotonnade. - ---Je ne suis qu’un flâneur et un curieux, un homme qui regarde et -voudrait bien savoir, un homme qui n’a appris qu’une chose, à force de -rouler sa bosse: c’est qu’il ne suffit pas de voir avec ses yeux, de -toucher avec ses mains, de raisonner avec sa raison. - -«Tenez, ajouta Van den Brooks en souriant, voici deux êtres qui, sans un -mot, sans un regard, ont--pour un instant--l’un de l’autre la -connaissance la plus parfaite, cette connaissance qui n’est pas -l’analyse, mais qui est la possession. Le jour où vous aurez de -l’univers cette connaissance-là, vous serez non pas un savant, mais un -saint ou un amoureux. Regardez: voici le premier échelon de la mystique. - -Et il tourna la tête vers le bastingage: accoudés, indifférents aux -paroles, Marie Erikow et Helven écoutaient le chant de la mer -phosphorescente. - ---Ce n’est qu’une minute, reprit-il, mais une minute d’amant vaut toute -une vie de philosophe. - ---Bonne nuit, fit Tramier, nous reprendrons demain. - - - - -CHAPITRE VII - -OÙ L’ON ENTREVOIT DEUX RIVAUX, UN TROISIÈME LARRON ET UN NÈGRE -SENTIMENTAL. - - David le Roy, saige prophètes, - Crainte de Dieu en oublia, - Voyant laver cuisses bien faictes. - - VILLON. - - -Une minute. Ce ne fut, en effet, qu’une minute et Marie Erikow laissait -le jeune Anglais accoudé au bastingage, plongé dans une rêverie à -laquelle elle savait bien maintenant ne pas être étrangère. Au fond, -elle se souciait moins de la compagnie d’un homme que de sentir celui-ci -préoccupé d’elle. Fort habilement elle s’éloignait dès qu’elle devinait -l’empire exercé par son charme sur l’esprit de l’amoureux, de sorte que -le pauvre diable pouvait «cristalliser» à son aise, laissant macérer -dans des baumes et des aromates imaginaires le souvenir de la fugitive. -Consciente ou inconsciente, cette tactique lui réussissait fort bien et, -tout en se décoiffant devant sa glace, le jour fini, elle pouvait -dresser en souriant un tableau de chasse fort honorable. Comme dans ses -terres de Moscovie, une meute de lévriers blancs, la Russe aimait à -conserver autour d’elle une troupe d’adorateurs énervés, peut-être, mais -empressés et fidèles. - -A bord du _Cormoran_, c’était une fort petite troupe, car elle ne -pouvait accueillir les suffrages trop directs d’un équipage chatouillé -par sa présence. Elle se sentait obscurément désirée par ces hommes -rudes et basanés qui, sans doute, au temps du capitaine Kid, l’eussent -tirée au sort ou partagée équitablement. Mais Van den Brooks veillait à -la moralité de ses gaillards. Captain Joë faisait quotidiennement son -rapport et de sages rations de nerfs de bœuf entretenaient dans ces âmes -frustes le sentiment de la discipline et le respect de la pudeur. Celle -de Marie, parfois effarouchée par la démonstration un peu brusque d’un -matelot certain de n’être point surpris, s’accommodait assez bien d’une -existence qui permettait à la Russe de régner sur tout un navire et de -ranger sous son sceptre quarante brutes, trois civilisés et Van den -Brooks. - -Mais était-elle bien sûre de dominer Van den Brooks, comme elle dominait -Helven ou ce fat de Leminhac? - ---Van den Brooks, songeait-elle, comme il est secret! M’aimerait-il, si -je voulais m’en donner la peine? - -La vérité est qu’elle se donnait quelque peine, sans aucun succès, et -que le marchand ne se départait jamais vis-à-vis d’elle de cette réserve -polie qui fait si terriblement endêver les coquettes. - -Helven et Leminhac offraient un champ d’expérience plus aisément -praticable et, bien qu’attirée par le plaisant visage du boxeur -préraphaëlite, elle ne pouvait résister au désir d’approcher un brandon -incendiaire de l’inflammable avocat. C’était ainsi une navette dont -s’apercevait Helven et dont le pauvret ne pouvait s’empêcher de -souffrir. - -Ce soir-là, il se crut le préféré. Trop timide, hélas! il se contenta de -s’en réjouir et Marie Erikow, enchantée de sa bonne besogne, regagnait -prestement sa cabine en sifflant comme par hasard un air espagnol. Où -donc l’avait-elle entendu? - -Comme elle descendait le petit escalier à lames de cuivre qui conduisait -au couloir des cabines, elle entendit au-dessus d’elle un écho -mystérieux. L’écho répétait la «Habanera» et, chose tout à fait insolite -pour un écho, y ajoutait même quelques variantes. - -Elle leva la tête et vit, se profilant entre les vergues basses du -misaine, la silhouette souple de Lopez. Une cigarette brasillait, -éclairant vaguement le visage maigre de l’Espagnol. L’écho s’était tu. - ---L’insolent, pensa-t-elle. - -Elle demeura un instant ainsi, les yeux fixés sur les étoiles qui -glissaient au-dessus du navire, pensive. Il lui sembla, en même temps, -distinguer, assis sur la vergue de hune, une forme sombre et si massive -que ce ne pouvait être, semblait-il, celle d’un matelot du navire occupé -à quelque manœuvre. D’ailleurs, la forme demeurait immobile. On eût dit -un génie monstrueux, présidant, le front proche des astres, à la course -nocturne du vaisseau. - ---Ce pourrait être Tommy Hogshead, murmura-t-elle. A quoi rêve-t-il -ainsi perché à cette heure? - -Elle n’avait jamais pu oublier le malaise qui l’avait saisie un soir à -frôler le géant. Ce dernier paraissait vraiment s’attacher à ses traces -et, chose étrange, Marie ne rencontrait jamais Lopez, sans que l’ombre -sinistre de la brute ne surgît aussitôt derrière l’Espagnol. - -Elle frissonna à cette pensée et descendit hâtivement les dernières -marches. Dans ses songes, cette nuit-là, passèrent mille visions -terrifiantes ou burlesques: les hôtes du _Cormoran_ dansaient une -sarabande effrénée; Van den Brooks l’emportait, enveloppée dans sa barbe -et la déposait, à demi-morte, au fond d’une barque que, transformé en -gondolier, Tommy Hogshead guidait à travers un marais grouillant de -serpents et d’insectes immondes, tandis que Lopez jouait de la guitare -avec des doigts de squelette sous la lune couleur de cendre. - - * * * * * - ---Je connais les femmes, soliloquait Leminhac devant son miroir à barbe. -Elles ne m’en font point accroire. Mme Erikow agace ce petit Helven, -mais ce n’est que pur déguisement. Je ne lui suis pas indifférent. - -Il monta sur le pont, dans l’espoir d’y rencontrer la Russe. Le -Pacifique étalait sa splendeur immuable et ses longues houles bleues -berçaient le navire. - -Van den Brooks s’avança vers l’avocat. Il portait Captain Joë sur son -épaule et il avait à la main trois orchidées veinées de rouge, aux -lèvres pendantes et aux monstrueux pistils. - ---Captain Joë, saluez notre cher maître. Notre cher maître est de bonne -humeur et roule dans son cœur des pensées satisfaites. N’est-il pas -vrai, Captain Joë? - -Le singe grinça comme une corde de puits. - ---Oui, vous êtes de mon avis, je le sais bien, _old chap_. Si vous -n’étiez singe, enfant des forêts impénétrables, vous souhaiteriez être -avocat, _caro signore mio_. - ---Je pense que votre compagnon entend toutes les langues, fit -ironiquement Leminhac que Van den Brooks agaçait prodigieusement. - ---Toutes, dit le marchand; mais il n’en parle aucune: il ferait un bon -diplomate. Et comment trouvez-vous mes fleurs? ajouta-t-il, en montrant -les orchidées. - ---Belles, autant que leur difformité le permet. - ---Leminhac, dit Van den Brooks, les humanités vous ont perdu: vous -n’avez pas le sens de la nature. - ---Par exemple, exclama l’avocat, mais vos orchidées sont des phénomènes -de serre; ce ne sont pas des fleurs. - ---Erreur, répondit le maître du _Cormoran_: elles sont plus vraies que -la nature. C’est comme si vous disiez qu’un homme de génie n’est pas un -homme. - -Marie Erikow apparut. Sa silhouette blonde se détachait sur l’azur -sombre de la mer et du ciel. - ---Aphrodite, née de l’onde amère, dit l’avocat, pourri d’un hellénisme -de collège. - ---Oh! fit Van den Brooks, c’est une divinité qui a mal tourné, depuis -qu’on lui a appris le catéchisme. - ---Bonjour, cria Marie. Comme le monde est beau, ce matin! - ---Et vous êtes, dit galamment l’avocat, la plus belle partie de ce -monde. - -Van den Brooks la salua profondément. - ---Permettez-moi de vous fleurir. - -Il lui tendit les fleurs. - ---Merveilleuses, dit-elle. On dirait qu’elles vivent. - ---Vous voyez, fit le marchand à Leminhac. C’est moi qui avais raison. - -Tous trois arpentaient le pont, en attendant le gong qui les appellerait -à table. - -Lopez les croisa et passa sans saluer. - ---Dieu, que cet Espagnol semble vaniteux, dit Leminhac. - ---Non, répondit Van den Brooks, c’est un rêveur. Il a étranglé un jour -une fille de Caracas, sans y penser. C’est pour cela que je l’ai pris à -mon bord. Le pauvre, personne ne l’aurait compris. - -Il regarda Marie. Elle tenait ses mains derrière son dos. Il la laissa -avancer légèrement et vit qu’elle n’avait plus entre les doigts que deux -des fleurs rares. - ---Bon, pensa-t-il, je sais où est la troisième. - - * * * * * - -Tommy Hogshead, qui fumait un long cigare de Virginie, sec et noir entre -ses dents blanches, le savait aussi. Et il regardait l’Espagnol qui -s’éloignait nonchalamment, comme je ne vous souhaite d’être jamais -regardé par personne, de peau blanche ou colorée. - - - - -CHAPITRE VIII - -LA MYSTIQUE DE VAN DEN BROOKS. - - «Car le prix de la courtisane vaut à peine un morceau de pain, - mais la femme rend captive l’âme de l’homme, laquelle n’a point - de prix.» - - _Proverbes_. - - -Celui qui eût pu voir glisser sur les eaux calmes du grand Océan le -_Cormoran_ silencieux, avec ses cuivres étincelants et parfois, si la -brise était bonne, ses voiles blanches gonflées, n’aurait pu imaginer -que le yacht de Van den Brooks abritât autre chose que la joie de vivre, -la paresse divine et la rêverie. Et pourtant, en ces quelques jours, si -rapidement écoulés, depuis le départ de Callao, des intrigues se -nouaient, des désirs et des haines mêlaient leurs ferments, comme il -arrive partout où des hommes sont réunis, que ce soit au cœur enfiévré -d’une ville ou dans la solitude du désert ou de l’Océan. L’inquiétante -figure du marchand n’était pas faite pour calmer les esprits agités, car -tous ceux qui approchaient Van den Brooks éprouvaient au contact de cet -homme je ne sais quel malaise, fait de crainte et d’étonnement. - -Cependant, la nuit semée de mille constellations inconnues, caressée de -brises où le parfum des forêts lointaines se mêlait à l’odeur amère de -l’Océan, la nuit tropicale, semblable à une aurore, paraissait adoucir -les cœurs et les esprits. Leminhac perdait son acidité naturelle; Helven -oubliait sa jalousie et aussi son inquiétude au sujet de la direction du -navire qui, d’après lui, continuait à s’éloigner de la route habituelle; -Marie Erikow se sentait redevenir une jeune fille tendre et sans -apprêts; quant au professeur, il oubliait la médecine et versait dans la -littérature, comme font malheureusement pas mal de ses confrères qui -n’ont pas pour excuse l’enivrante splendeur des Tropiques. - -La douceur qui se répandait du ciel sur le pont du navire ne -prédisposait guère à la conversation les passagers réunis autour des -sorbets et des orangeades. - -Pourtant, Marie Erikow, s’adressant au docteur Tramier, manifesta le -désir de voir éclaircir le mystère de Florent. - -Tramier prit alors la parole: - ---Je vous ai dit hier soir la fin tragique de mon ami. La lecture de son -journal fut pour moi une révélation, mais une de ces révélations qui -jettent parfois d’étranges lueurs sur un problème, sans permettre d’en -déchiffrer complètement la solution. Ce journal est un chaos de notes et -d’impressions. Pour ne pas vous égarer dans ce dédale de souvenirs, je -choisirai pour vous deux des passages les plus caractéristiques. Quant -au reste, permettez-moi de vous le résumer le plus fidèlement possible. - -«Pendant les deux années qui précèdent son mariage, Florent est piqué -par la tarentule des départs, poussé par je ne sais quelle fièvre -d’instabilité. - -«Il parcourt successivement l’Espagne, la Belgique et la Flandre, -l’Allemagne du Sud, l’Autriche. Bien que ces diverses étapes ne soient -déterminées que par sa seule fantaisie de rêveur et d’artiste, il y a -entre elles un certain lien. Florent est en pleine crise de -mysticisme... - ---Qu’entendez-vous par là, vous, Tramier? interrompit Van den Brooks. - ---Au fond, quelque chose d’assez simple, mon cher. Un mystique, c’est -toujours un émotif exagéré que la réalité blesse ou déçoit sans cesse et -qui construit des plans imaginaires pour y projeter le faisceau -irritable de sa sensibilité. - ---Il y a du vrai, fit Van den Brooks. Mais ce vrai n’explique rien, -comme toujours. Les médecins dissèquent des pétales de rose avec de -ravissants bistouris, mais ils ne nous révèlent jamais l’essence du -parfum. - ---Quoi qu’il en soit, continua Tramier, Florent semble avoir traversé -une crise violente de spiritualité et même de religiosité. A bien -regarder toutes les phases de sa vie, elles sont caractérisées par cette -succession alternative de dérèglement sensuel et de raffinement -sentimental, d’excès bas et vils et d’aspirations platoniques, de -brutalité, de violence ou de tendresse. - ---C’est un fort beau miroir, dit Van den Brooks. Nous pouvons tous nous -pencher sur lui. - ---En Espagne, en Autriche, en Flandre, Florent fit de longues retraites -dans des monastères ou des auberges perdues. Que cherchait-il dans ces -solitudes? La paix, sans doute. - ---C’est là qu’il l’eût le moins aisément rencontrée, repartit le -marchand. L’homme inquiet transporte son tourment avec lui et, dans la -solitude, le tourment est son seul compagnon. - ---On trouve dans son journal, à chaque page, la griffe de cette nature -passionnée et suprêmement égoïste. Les effusions d’amour qui s’y -rencontrent n’ont jamais un objet précis. C’est une image de lui-même -qu’il adore. Par contre, il se roule avec fureur dans les voluptés les -plus basses. Ce sont des cyclones effroyables et rapides et, dans leur -tourbillon, sombrent cette haute intelligence, cette sensibilité -d’artiste. Il boit; il use de l’opium, et surtout il fait sa compagnie -de filles, de la lie même des prostituées; il les ramasse dans le -ruisseau et s’encanaille avec elles, deux, trois jours, rarement plus, -sordide, méconnaissable. Échappé du cyclone, il fuit et le voilà de -nouveau repris par une période de solitude et de méditation. De -méditation presque exclusivement. Car il ne produit pas, il ne rend rien -de ce qu’il absorbe. Tout est consumé par sa propre ardeur. Il tient -seulement à jour le récit de sa vie; il note scrupuleusement, mais sans -commentaires, le détail de ses frasques. Échappé des bouges de -Barcelone, le voici dans la cellule d’un monastère, perdu au cœur de la -Sierra Leone, suivant sur le mur ocre la flèche d’ombre bleue que décrit -le jour torride. De l’eau claire, des limons et les âpres oraisons de -Saint-Jean de la Croix. Ailleurs, on lit: - -«J’ai vécu trois folles journées et trois nuits infernales, à Prague, -avec une Juive belle comme un vase de cuivre. Elle a quatorze ans et, -depuis sa neuvième année, sert aux matelots du fleuve. On l’appelle -Sulka. Elle mord comme un jeune chien et elle est plus avare que toute -sa tribu. Mais il a bien fallu qu’elle desserre ses ongles, tant je l’ai -battue. Elle m’a beaucoup aimé. Les matelots jaloux voulaient défoncer -la porte chaque nuit. Puis, ils s’éloignaient par les ruelles pavées en -chantant les rauques chansons que l’on entend, les nuits de pêche, sur -les rivages d’Illyrie. Une nuit, je crois bien que l’on a assassiné -quelqu’un devant la maison. J’ai entendu un cri et je suis sorti. Un -coup m’a renversé et je me suis retrouvé au jour, la figure en sang, -assis contre un cabestan du quai. La police m’a interrogé et m’a salué -très bas quand j’ai dit que j’étais un touriste victime d’une -agression.» - -«Et c’est la même chose à Tolède, à Naples, dans de petites villes -inconnues où il arrive un soir, à l’heure trouble, et où, tout de suite, -haletant, il cherche le mauvais lieu, le masque écaillé dans l’angle de -la vitre, ces bouches funèbres, ces épaules lasses, ces seins fripés, -ces sombres îlots de vice et de misère sur qui il vient s’abattre comme -un grand oiseau éperdu. - -«Chose étrange. Jamais une aventure où le mot d’amour puisse être -prononcé. C’est un égoïste farouche. Il ne voit que lui; il ne songe -qu’à son étrange soif. Ivre de solitude et de pensée, il vient tournoyer -sur un pauvre charnier et se repaît d’ordure avec passion. - -«Je ne comprends pas. - -«J’ai eu un jour ses confidences. - -«Après sa mort, j’ai pris connaissance de ce manuscrit. Cet homme a -souffert: il a souffert au point de se donner la mort. - -«Et je ne comprends pas. - ---Vous comprendrez, Tramier, fit Van den Brooks, vous comprendrez quand -vous ne serez plus seulement un médecin. - ---Les mots de souillure, péché, immondice, reviennent à tout instant -dans son journal. Pour lui, c’est l’amour, l’acte d’amour qui, quel que -soit l’objet, est par essence le péché. Encore ce vieil atavisme -religieux. Et voilà ce que je ne comprends plus. Pour moi, l’amour -normal est sain, hygiéniquement recommandable et nécessaire à la -conservation de l’espèce. Il n’y a pas de quoi se désespérer. C’est -tout. - ---Oh! non, interrompit Mme Erikow, avec un soupir. - ---J’entends bien, chère Madame, et je suis trop galant pour... - ---Non, vous n’entendez pas, Tramier, pas du tout, repartit Van den -Brooks qui tirait de son brûle-gueule de petites bouffées auréolées de -gris cendré. Laissons la galanterie, laissons aussi l’hygiène. - -«Florent est un esprit absolu; aussi paradoxal que cela puisse paraître, -il est de la race des ascètes, des moines, de tous ceux qui sont -incapables de sacrifier aux conventions sociales une parcelle de leur -terrible individualisme comme le plus léger article de leur foi. C’est -un anarchiste, comme les moines d’ailleurs, qui n’acceptent une -discipline que pour vivre plus librement en eux-mêmes, hors de toute -intervention spirituelle. Florent est incapable de se soumettre à un -ordre moral imposé, comme il est incapable de mentir, car le mensonge -est une soumission. - -«Or, notre ami, doué d’un esprit d’indépendance aussi farouche, se -trouve être possédé par le plus terrible des démons. Possédé est le mot, -je l’emploie à dessein et sachant que vous en sourirez, Tramier, et vous -aussi Leminhac, qui êtes volontiers sceptique en matière -d’irresponsabilité. - -«Je ne connais pas la suite du journal de Florent. Je la prévois. Je la -devine. D’ores et déjà, nous nous sommes tous rendu compte que Florent -est possédé par cette passion étrange que j’appellerai de l’amour -humilié. - ---Érotisme morbide, je l’ai toujours pensé, fit Tramier. - ---Ce n’est qu’un côté de la question et c’est même le mauvais côté. Il y -a en effet deux faces à ce visage, doublement tourné vers l’ombre et -vers la lumière. - -«Pour Florent, l’amour est, d’une part, un besoin de l’esprit. En quoi -d’ailleurs l’intelligence est-elle autre chose qu’une forme même de -l’amour? Mais, l’amour normal n’est qu’un échelon et un échelon -médiocre, quand il n’est pas exalté, vers le grand rêve mystique, vers -cette cime où des flammes incorruptibles se mêlent sans se consumer. - -«Il reste l’amour mêlé de pitié et, celui-là, quelle ivresse! - ---Vous pensez donc, interrogea Helven, que Florent était avant tout un -cérébral? - ---Il l’était. Chez l’homme, d’ailleurs, tout vient de l’esprit, et le -mal comme le bien. - -«D’autre part, Florent est terriblement sensuel. Le désir de la femme -est un boulet rivé à sa cheville. Mais ce désir satisfait, le squelette -enguirlandé de son amour lui apparaît. Fougueusement épris d’absolu, il -ne cherche dans l’amour que ce qu’il a de plus haut et aussi ce qu’il a -de plus bas. Tout le camouflage du désir et de l’intérêt lui répugne. Il -préfère la délectation sordide et nue avec la fille. - ---Ne croyez-vous pas, dit Marie Erikow, qu’il se mêle à cette recherche -quelque étrange perversité? - ---Tout vient de l’esprit, répondit Van den Brooks. L’esprit est -glorification et scandale. Il n’y a point de péché de la chair; il n’y a -de péché que de l’esprit. - - * * * * * - -Un silence régna sur le pont du vaisseau. La mer était parcourue de -longs froissements, comme si le vent nocturne rabattait des écharpes et -déployait des soieries obscures. - -Une bouffée de vent fit gémir les agrès et les cordages. - ---La brise tourne, fit Leminhac. - ---Prophète de malheur, gémit Mme Erikow. Vous allez attirer la tempête. - ---Ne me foudroyez pas en attendant, chère amie. Laissez cela à Jupiter. -Mais vos yeux sont si brillants qu’ils lancent déjà des éclairs. Pour -qui tant de rayons? Est-ce pour notre ami Helven? - ---Leminhac, vous faites fausse route, mon ami. Peut-on être aussi -spirituel par une nuit aussi splendide? - ---Les Français ne peuvent s’empêcher d’avoir de l’esprit, glissa le -silencieux Helven. C’est ce qui les sauve bien souvent... - ---... et ce qui les perd presque toujours, compléta Van den Brooks. - - * * * * * - -Le _Cormoran_ filait à bonne allure, labourant de son étrave la mer -déchirée d’étincelles. Le vent s’était levé, un vent du Sud qui -desséchait un peu la gorge et qui avait dû passer sur des terres -lointaines, torrides et parfumées. Les moteurs à pétrole étant presque -silencieux, on entendait bruire toutes les antennes du vaisseau. Une -musique, qui semblait vibrer à tous les points de l’étendue, -accompagnait sa course. - ---Qui n’a pas connu les nuits du Pacifique, murmura Marie Vassilievna, -ne connaît pas la joie de se sentir un atome entraîné dans la danse de -l’univers. Il n’a pas participé à l’harmonie céleste. Le temps ne vous -semble-t-il pas aboli, l’espace désormais sans limites? Aborderons-nous -jamais quelque part? Je ne le souhaite pas d’ailleurs. - ---J’ai connu quelque chose d’analogue, dit Van den Brooks. Et c’était -dans votre pays, Madame. Je me souviens avoir descendu le fleuve Volga -qui est lent et majestueux. Le voyage dure plusieurs jours et les -steppes, les forêts, les villages, les églises peintes se déroulent -comme les images d’un livre qu’on n’aurait même pas la peine de -feuilleter. Les bateliers chantent leurs chants sur des rythmes graves -et religieux; leurs voix sont profondes, mais douces et elles emplissent -la solitude des eaux et la solitude des forêts. Quand ils ne chantent -plus, le silence règne comme aux premiers jours du monde. Je demeurais -étendu sur le pont tout le jour et une grande partie de la nuit. J’étais -comme un roi qui visite son royaume et mon règne n’avait pas de fin. - ---Nous sommes loin, fit Tramier, de cette ville infernale qu’on nomme -Paris. - ---Je veux tout de même rester damné, siffla Leminhac. - ---En écoutant vos discussions, repartit Marie Vassilievna, je pensais au -contraste terrible de cette âme et de ce paysage, de cette vie et de la -nôtre en ces jours. Il me semblait que nous étions réunis sur une très -haute cime, dans les neiges, et que sous nos pieds se déroulait la -tragique destinée des hommes. Et nous étions très froids, très purs, -très lumineux. - ---En attendant de redescendre, soupira Helven. - ---En somme, demanda Tramier, que pensez-vous de Florent? Est-ce un -poète, un ascète, un fou? - ---Je pense, dit Van den Brooks, que les poètes--votre ami en était -un--ont toujours recherché les filles, parce qu’il y a une cruelle -volupté à aimer bassement et aussi pour toutes sortes de raisons que je -vous dirai une autre fois. - -Cependant, Marie se taisait et nul ne demanda, ce soir-là, au professeur -d’ouvrir le mystérieux cahier, préférant au manuscrit du névropathe -l’enluminure étoilée du firmament. - - - - -CHAPITRE IX - -OÙ VAN DEN BROOKS PARLE BELLES-LETTRES. HISTOIRE DES JEUNES GENS DE -MINDANAO. - - -Ce matin-là, Helven releva le point, aux côtés du capitaine Halifax et -constata que l’on avait encore dévié d’une trentaine de milles vers le -nord-nord-ouest. C’était donc dans une direction inconnue que l’on -marchait. - ---Quelle route suivez-vous, capitaine? demanda-t-il avec indifférence. - -Halifax fixa sur lui son œil unique. - ---Tiens, dit-il, vous vous intéressez à la route? - ---Oui, répondit l’Anglais. J’ai pas mal navigué à la voile dans ma -jeunesse et je sais relever la situation d’un navire, suivant les astres -et les profondeurs. - -Il se repentit aussitôt de cet aveu imprudent. - ---Voilà qui plairait à M. Van den Brooks, fit Halifax avec sa face morne -où les lèvres bougeaient à peine. - -La haute stature du marchand de cotonnades apparaissait sur le pont. - ---Jeune homme, continua le borgne--et l’on ne pouvait de loin distinguer -qu’il parlait--jeune homme, la modestie est la vertu d’un vrai marin. -Soyez modeste, soyez modeste, et gardez bien pour vous toute votre -science nautique, comme il convient à un peintre. - -Helven, surpris, regardait le marin qui se penchait maintenant sur la -carte. - ---Allo, fit Van den Brooks, quelle vitesse? - ---Seize nœuds, répondit le capitaine. - ---C’est bien. - -Helven appuya: - ---C’est même fort bien pour un yacht. - ---Oh! dit Van den Brooks, le _Cormoran_ n’est pas un bateau d’amateur. - ---Je m’en doutais, faillit répondre l’Anglais. - -Mais il se mordit les lèvres à temps. - - * * * * * - -Van den Brooks prit le jeune peintre par le bras et commença avec lui -cette promenade à travers le navire qui était le rite sacro-saint de la -journée et en marquait invariablement le début. Il voyait tout d’un œil -rapide et infaillible. - -Dans l’entrepont, étendu sur son hamac, qu’il n’avait pas encore roulé, -Lopez fumait. Sa belle tête brune se balançait, et il laissait pendre un -poignet cerclé d’un mince bracelet d’or. - ---Debout, dit Van den Brooks. Ce n’est pas l’heure de la sieste. - -L’homme se leva et il s’éloigna sans une excuse. Il y avait dans ses -traits une extraordinaire expression de mélancolie. - ---Quel étrange matelot! dit Helven. - ---Oui, c’est un de ces gaillards qui font des poètes, des moines, des -assassins et parfois aussi des ruffians. Ils sont capables de tuer pour -un désir ou pour une vengeance; ils sont aussi capables de mourir pour -quelqu’un, à l’occasion. Lopez allait au bagne. Je l’ai pris avec moi. -Il ne l’oubliera pas. Mais il est indolent, orgueilleux et grave... - -Van den Brooks ajouta: - ---Il y a un malheur. Il chante trop bien. Il finira mal. - ---Je ne comprends pas, dit Helven. - ---No matter, boy, répondit le marchand. - - * * * * * - -Ils surprirent Marie Erikow en train de faire mousser ses cheveux devant -une glace. - ---Voulez-vous, demanda Van den Brooks, m’accompagner jusqu’à la serre. -Je vous y fleurirai. Les fleurs d’hier doivent être fanées... - -La Russe sourit. - ---Allons. Vous êtes l’hôte le plus exquis. - ---Moi, dit Helven, j’ai envie de faire le portrait de Lopez... - ---Quelle idée! exclama Marie. Il n’est pas beau. Il est noir et sec -comme un cigare. - - * * * * * - -Dans la petite serre vitrée où le botaniste chinois élevait des -orchidées noires ou pourpres, veinées d’orange ou de bleu, des fleurs -qui saignaient comme des plaies, bâillaient comme des bouches ou des -vulves et dressaient des pistils énormes et veloutés, le marchand -choisit deux des plus beaux monstres et les tendit à la Russe. - ---En voulez-vous une troisième? demanda-t-il galamment. - -Marie, un peu surprise, chercha à surprendre un regard derrière les -lunettes vertes. Mais elle n’y parvint pas. - ---Voulez-vous, dit Van den Brooks, me permettre de vous montrer ma -bibliothèque? - -Et ils pénétrèrent dans une pièce arrondie, de petite dimension, mais -ornée de livres dont les reliures brûlaient de flammes douces, dans la -pénombre, parmi les armes, lances, boucliers, kriss, coupe-têtes, des -vases de Chine en émail bleu et des instruments de musique aux formes -surprenantes. Dans un angle, un énorme Bouddah trônait, et les spirales -azurées des bâtons de santal qui brasillaient dans les brûle-parfums, -enveloppaient d’un épais nuage le rayonnement cuivré de la statue. A ses -pieds, était accroupie une autre statue, d’ivoire bruni sans doute, et -qui représentait un jeune Hindou presque nu et la tête ceinte d’un -turban. - -Mais, à la grande surprise de la Russe, la statue d’ivoire se dressa -devant eux, pour se prosterner ensuite à la mode orientale. Van den -Brooks parut ne point s’apercevoir de sa présence et l’homme--car ce -n’était point un simulacre--demeura courbé sur le tapis. - ---Mes livres, dit Van den Brooks, en montrant les rayons de bois de rose -revêtus de plaques en cristal. J’ai quelques éditions rares. - -Il tendit à Marie un livre dont la reliure semblait faite d’une peau de -serpent, veinée de jaune et de noir. - ---Lautréamont, dit-il, les _Chants de Maldoror_, mon livre de chevet. - ---Je ne connais pas, fit la Russe éberluée. - ---C’est un classique, prononça le marchand de cotonnades. - -Et montrant un autre ouvrage: - ---Les _Éloges_ de Saint-Léger Léger; le seul poète exotique de la -France. Que de fois je me répète les versets où vit pour moi une -enfance: - - «_Ma bonne était métisse et sentait le ricin; toujours j’ai vu qu’il y - avait les perles d’une sueur brillante sur son front, à l’entour de - ses yeux et--si tiède--sa bouche avait le goût des pommes roses, dans - la rivière avant midi._ - - «... _Mais de l’aïeule jaunissante et qui si bien savait soigner les - piqûres des «pieds-gris», je dirai qu’on est belle quand on a des bas - blancs et que s’en vient par la persienne la sage fleur de feu vers - vos longues paupières d’ivoire._ - - «... _Et je n’ai pas connu toutes leurs voix et je n’ai pas connu - toutes les femmes, tous les hommes qui servaient dans la haute demeure - de bois; mais pour longtemps encore j’ai mémoire des faces insonores, - couleur de papaye et d’ennui et qui s’arrêtaient derrière nos chaises - comme des astres morts._» - -Van den Brooks lisait d’une voix un peu sourde et les images du poète -rajeunissaient sans doute un monde qu’il avait connu ou rêvé, car les -lunettes brillaient d’un éclat inaccoutumé. - ---Vous lisez beaucoup? demanda Marie. - ---Je lisais, dit Van den Brooks. Aujourd’hui... Vous voyez: ma -bibliothèque du yacht est fort réduite et ne comprend que les ouvrages -indispensables à mon esprit, comme l’opium ou la morphine pour les -toxicomanes: peu de livres, Lautréamont et Saint-Léger Léger, pour les -modernes; le «Songe de Polyphile» pour la Renaissance; Martial et -Claudien pour l’antiquité, etc. - ---Comme vous êtes érudit! dit la Russe. Je ne connais aucun de ces noms. - ---Et puis, reprit le marchand, voici le Livre. - -Sur un petit pupitre de chêne était posée la Bible, sombrement reliée. - ---Le Livre des Livres, prononça-t-il d’une voix vibrante, le Livre du -Seigneur Tout-Puissant, le Livre de la Colère, le Livre de la Foudre et -des Sept Plaies, le Livre de la Vengeance, le Livre d’Elohim, le Livre -du Désert et de la Mer Desséchée, le Livre des Étoiles pâlissantes et de -la Bête, le Livre de l’Injuste... - -Il sembla un instant enivré de ses propres paroles et Marie eut peine à -réprimer un frisson. - ---Il a l’air d’un fou, pensa-t-elle. - -L’Hindou agenouillé n’avait fait aucun mouvement. - -En passant devant lui, Marie demanda: - ---Un de vos serviteurs? - ---Mon serviteur, dit Van den Brooks. Le seul. C’est un fils de rajah. - ---Oh! fit la Russe avec une admiration ironique, il vous faut des fils -de souverain pour esclaves. - ---Pour esclaves, vous l’avez dit. J’ai droit de vie et de mort sur -celui-ci. Et il m’aime. - -Il ajouta: - ---L’homme a besoin d’adorer et la mort lui est douce, s’il meurt pour -quelqu’un ou pour quelque chose, fût-ce pour un mensonge. - ---Mais comment, demanda Marie, ce fils de rajah est-il entré à votre -service? - ---Asseyez-vous, dit le maître du navire, et prenez une cigarette turque. -C’est un accessoire indispensable à un récit non dépourvu d’exotisme: - - * * * * * - -«Je n’étais point alors dans les cotonnades, mais je faisais le commerce -de l’ambre gris entre Sumatra et le continent Indien, ce qui, entre -nous, était d’un fameux rapport. Je ne possédais pas encore le -_Cormoran_, mais un simple «sloop», un fort bon bâtiment d’ailleurs et -susceptible de naviguer au plus près, car nous longions souvent le -littoral. Un jour que nous avions mouillé, à l’abri d’une petite crique, -dans les parages de l’île de Mindanao, nous aperçûmes un canot guidé par -des rameurs nègres. Au centre de l’embarcation, construite à la mode des -indigènes, je distinguai, à la lorgnette, deux jeunes gens, un garçon -d’une quinzaine d’années et une fille un peu plus jeune. Tous deux -semblaient appartenir à quelque riche famille hindoue, si l’on en -pouvait juger par leurs vêtements, leurs coiffures et les joyaux dont -ils étaient parés. Tous deux étaient d’une remarquable beauté. - -«Je résolus de m’attacher ces enfants. Comme le canot se rapprochait, -mes hommes firent des signaux et bientôt, je pus faire monter à mon -bord--où je leur offris des présents--les propres enfants du rajah de -Mindanao. Une collation fort propre leur fut servie et je les divertis -en leur montrant mes armes, mes cartes et quelques coquillages des îles -Galapagos. Pendant ce temps, le sloop levait l’ancre, profitant d’une -bonne brise du sud-ouest. Les rameurs nègres restés dans le canot et -qui, patiemment, attendaient le retour des petits souverains, poussèrent -bien quelques cris. Mais une volée de mousqueterie leur rendit la raison -et ils s’enfuirent à grands coups de rames, tandis que nous voguions -glorieusement vers de lointains rivages. - -«J’avais tout d’abord songé à exiger du rajah une rançon honorable en -échange de sa progéniture. Mais, chose étrange, les enfants ne -manifestèrent pas une grande douleur de se voir ravis à leur famille. -Ils me témoignèrent très vite une affection que je leur rendis et je -décidai de les garder à mon bord. Tous deux étaient fort empressés -autour de moi et ils charmèrent mes longues heures solitaires sur -l’Océan. Leur visage, leurs jeux, leurs manières tendres et affectueuses -me ravissaient. - -«Le frère et la sœur paraissaient se chérir très profondément. -Toutefois, je ne fus pas sans remarquer, au bout de quelque temps, que -l’humeur de Jeolly--c’était le nom du jeune homme--s’assombrissait; un -chagrin secret le rongeait et je n’en pouvais, malgré tous mes efforts, -démêler la raison. - -«L’attitude de Jeolly vis-à-vis de sa charmante sœur, dont le badinage -m’enchantait, était des plus bizarres. Tour à tour tendre ou brutal, -violent ou caressant, il rudoyait la pauvrette: son irritabilité était -extrême et ses repentirs non moins ardents. Je restai longtemps sans -soupçonner l’origine de cette humeur. Mais un jour, je devinai que -Jeolly était jaloux. - -«Le jeune prince était dévoré de cette passion terrible qui peut -conduire au meurtre ou au suicide l’être le plus doux et le plus aimant: -Jeolly était jaloux de moi. Par quel mystère ce garçon s’était-il pris -pour moi d’un tel attachement? C’est ce que je ne saurais vous -expliquer. Les caresses, les petits présents que je prodiguais à sa sœur -semblaient le torturer et, pourtant, il en recevait sa part, en toute -justice. Car, à vrai dire, je n’avais pas de préférences. Mais il lui -suffisait que la fillette ne me fût pas indifférente, pour que sa -malheureuse passion le déchirât aussitôt. - -«Un soir, je trouvai le frère et la sœur enlacés et sanglotant. Jeolly -berçait l’enfant, qui se plaignait de violentes douleurs et des larmes -ruisselaient de ses yeux. Il la pressait sur son cœur et la nommait des -noms les plus doux. L’angoisse crispait ses traits. - -«--Qu’est-ce? lui dis-je, inquiet. - -«Il ne me répondit pas et me montra le corps de la fillette agité de -soubresauts. - -«J’ignorais quel pouvait être son mal et nous n’avions pas de médecin à -bord. Elle se plaignait de douleurs au ventre et se tordait les mains, -le visage déjà décomposé. - -«Quant à Jeolly, il couvrait sa sœur de baisers, avec des transports -d’une ardeur telle que j’en demeurai étonné. En même temps, il semblait -en proie à la désolation la plus cruelle. - -«Une idée fulgurante traversa mon esprit. - -«Je courus à une armoire où je conservais un bocal d’arsenic qui me -servait à empailler les oiseaux de mer. L’armoire avait été ouverte. - -«Quand je revins, il me suffit de regarder Jeolly pour que celui-ci -tombât à mes pieds, anéanti. - -«La pauvrette mourut dans la nuit, et son petit corps frêle, que nous -liâmes dans un sac avec les bijoux qu’elle portait, descendit lentement -dans les profondeurs nocturnes de la mer. - -«Je n’ai jamais rien dit à Jeolly, mais le coquin m’est reconnaissant de -ne point l’avoir pendu à la vergue de cacatois.» - - * * * * * - -L’Hindou demeurait impassible, sous l’or ruisselant des lampes divines, -dans la fumée des cassolettes, et pareil à un gardien des Tombeaux. - ---Allons prendre l’air, dit Van den Brooks. La mer est belle; le -_Cormoran_ file seize nœuds. Il fait bon vivre, Madame. - - - - -CHAPITRE X - -L’INCANTATION.--UN ENTRETIEN SUR LE PÉCHÉ. - - «Quelle est celle-ci qui s’élève du désert comme une colonne de - vapeur, exhalant la myrrhe et l’encens et toutes sortes de - parfums...?» - - _Cant. des Cant._ - - -La Russe emporta de cet entretien une étrange impression. Van den Brooks -lui apparaissait maintenant comme un être monstrueux, planant au-dessus -du Bien et du Mal (dont elle-même n’avait d’ailleurs qu’une notion, je -dirai accidentelle, comme la plupart d’entre nous), dispensant la -justice et l’injustice, avec l’incohérence d’un dieu qui aurait éprouvé -toutes les passions des hommes, unissant d’ailleurs, comme il convient, -le scepticisme à l’omnipotence, tour à tour vibrant et sarcastique, -verni de flegme et brûlant d’une flamme intérieure que l’on devinait, -sans en apercevoir un reflet, sur ce visage toujours clos. - -Elle eut un instant l’envie de se confier à Helven et de lui confesser -son malaise. Mais elle n’osa pas et ne parla à personne de cette -entrevue dans la bibliothèque du navire. - -La nuit ramena les passagers sur le pont, autour des cristaux et des -glaces. Le Pacifique déroulait ses anneaux innombrables. Ce soir-là, -accoudé sous la lampe, Tramier ouvrit le cahier de maroquin rouge et -lut, à la demande de tous, ce chapitre du journal de Florent. - - * * * * * - -«Nul n’a besoin de connaître les détails de cet étrange mariage. Ils -sont gravés dans ma mémoire avec une netteté suffisante pour qu’il me -soit inutile de fixer sur ce journal le récit de mon union avec Lia -Kovalski. Je la retracerai pourtant, cette union, de façon à m’en rendre -plus claires les causes et les raisons; mais ce sera de loin, à grands -traits perceptibles pour moi seul et comme on construit, un jour, une -silhouette aimée dont la ligne secrète n’apparaît pas à l’étranger. - -«J’avais rencontré Lia, il y a quelques années. J’ai noté alors au -passage l’impression qu’elle me fit éprouver. Un _contact spirituel_, ce -sont les seuls mots qui peuvent caractériser cette curieuse sensation. -La beauté de Lia n’était pas d’elle-même la chose qui me frappait le -plus, mais l’irradiation en quelque sorte de cette beauté me pénétrait -subtilement. Je ne saurais mieux comparer l’étrange charme qui se -dégageait de cette personne, qu’à une sorte d’incantation émanant de sa -démarche, de son regard, de sa voix, de tout son être. J’éprouvais à -échanger avec elle des propos quelconques une sorte d’allégement et en -même temps de fascination. Un serpent qui écoute de la musique suit, en -ondulant, la ligne harmonieuse: de même, il me suffisait de la sentir -vivre auprès de moi pour ne pouvoir distraire un instant ma pensée du -rythme que je pressentais en elle. Qu’importaient la valeur et la -signification des choses dites? J’éprouvais pour la première fois cette -impression singulière de vivre avec un être d’une vie concordante et -comme à l’unisson (car seule la musique peut exprimer une part de cette -réalité). Les ondes mystérieuses qui accompagnaient ses pas ou le son de -ses paroles provoquaient en moi des vibrations que je percevais -matériellement, comme dans une pièce silencieuse on entend tout à coup -la corde invisible du piano ou du violon caché dans son étui répondre à -l’inflexion d’une voix, à l’écho lointain d’un timbre ou d’une cloche. -Mystérieuse résonance. Il y avait un point précis et secret où les ondes -de nos deux êtres se confondaient en un harmonique. Je n’arrive qu’avec -la plus grande difficulté à trouver des mots, et combien imparfaits, -pour exprimer cette communion purement psychique. C’était bien «en -pensée» que se produisait cette fusion, mais dans ce que la pensée avait -de plus essentiel, de plus fluide, de moins imagé. Nous glissions sur un -plan hors du réel et comme si deux émanations de nous-mêmes, les plus -lumineuses, les plus subtiles, s’affrontaient dans une harmonie -préétablie. De pareilles nuances ne peuvent se rendre: on tombe aussitôt -dans l’abstraction et la mystique. - -«Je ne vis Lia que quelques instants, ce premier soir. Depuis, les -hasards et les orages de la vie m’éloignèrent d’elle. Mais à plusieurs -reprises, me trouvant dans les circonstances les plus diverses et dans -les contrées les plus éloignées, il m’arriva de sentir vibrer en moi cet -harmonique mystérieux. - -«Je suivais à pied, un soir, une route qui traverse une des plus -épaisses forêts de Thuringe. Un silence d’airain régnait. Pas un bruit -ne venait battre la formidable muraille des troncs que baignait un sang -crépusculaire. - -«Mon pas s’étouffait sur des mousses; la triple voûte de feuillage ne -tressaillait d’aucun vol. Nulle part je ne me suis senti plus -impénétrablement muré dans l’angoisse d’un monde hostile. Ma poitrine -était oppressée, comme si l’air même traversait difficilement jusqu’à -moi ces branches lourdes de lichens et fléchissantes de vétusté. Je -hâtais le pas. Soudain, il me sembla que le cœur d’ébène de cette énorme -sylve s’amollissait. Une maturité indicible s’épanouissait quelque part -dans le monde. Une bouffée plus fraîche et tout ailée de pluie me -caressa le front. Et je perçus au fond de moi-même cette résonance que -j’avais perçue un soir, alors que dans une foule étincelante, je -marchais aux côtés de Lia. Ce fut exactement comme quand on heurte un -flambeau et qu’un violon répond en gémissant dans l’ombre. Mais où -heurtait-on le flambeau? D’où venait cet harmonique surnaturel? De Lia, -de Lia, sans nul doute. Et ce fut comme si je voyais sa figure, mais -translucide et presque immatérielle, traverser l’ombre des forêts. - -«Ce fut une autre fois sur les bords du Tibre limoneux et encore une -autre fois, un soir, que je buvais de la wodka avec de petites -musiciennes tcherkesses dans une ville de la Pologne autrichienne. -L’étrange note avait résonné et mes compagnes avaient depuis longtemps -posé à terre leurs balalaïkas que je demeurais encore, les yeux vagues -et l’esprit égaré. - -«--Tu écoutes encore, me dit l’une d’elles. Que peux-tu entendre? - -«Au cours de mes voyages, je ne reçus jamais de nouvelles de Lia. Nous -nous connaissions à peine; il n’y avait pas de raisons à une -correspondance. Personne ne me parla d’elle. Et pourtant, je suis sûr, -grâce à ces avertissements singuliers, d’avoir, à des milliers de -lieues, possédé jusqu’à la pulsation de son cœur. - - * * * * * - -«Je savais que je la reverrais à mon retour. Et je l’ai revue, -simplement, naturellement, parce que cela était écrit. Elle m’a dit: - -«--Vous avez beaucoup changé. - -«Et je pense qu’elle voulait dire: - -«--Vous avez beaucoup vieilli. - -«Mais elle était toujours belle, lumineuse et un peu froide, comme les -pierres d’une eau sans tare. - -«Le destin fit que nous nous rencontrâmes à la tombée de la nuit, dans -le parc d’amis dont j’étais l’hôte et avec qui voisinait Lia. Nous nous -trouvions auprès d’une ancienne orangerie un peu inquiétante d’aspect. -C’était un pavillon fort bas et fort long, complètement délabré. Les -portes et les fenêtres étaient veuves de leurs carreaux; le lierre qui -recouvrait la façade extérieure entrait à gros bouillons où -bourdonnaient encore des guêpes et des abeilles, car on était à la fin -de l’été. Les marronniers de la pelouse ne laissaient tomber qu’un jour -glauque où grimaçaient des macarons écornés. Hors des urnes de terre -rouge, d’étranges plantes grasses se répandaient en longs tentacules: on -eût dit de chevelures écailleuses de gorgones et les courants d’air leur -donnaient une apparence de vie. - -«Je la reverrai toujours entrant par la double porte du fond, dans le -bourdonnement des insectes et le frisselis des colonnes de lierre. Elle -avait cette grâce flexible et un peu maladive qui est celle de la Flora -botticellienne, avec je ne sais quoi de plus résolu et aussi de plus -tragique. Elle aurait pu tenir dans ses mains un livre fermé ou une épée -nue. Elle s’avançait sans me voir, car l’obscurité était proche. - -«Pour moi, réfugié par hasard dans ce bâtiment mélancolique, encore tout -parfumé des fleurs et des fruits rares, des cédrats, des limons -accumulés au cours des années, je la vis et ne bougeai pas: je -l’attendais. Sa seule vue établissait en moi un ordre parfait. Son -sourire était calme et lumineux, comme la raison même, mais plus -pénétrant et plus attendri. Elle m’apparaissait comme une flamme qui -marche: je ne désirais d’elle que sa clarté. - -«A ma vue, elle ne se troubla nullement. - -«--Je me doutais, me dit-elle, que nous nous reverrions. - -«Je lui parlai de mes voyages, sans lui laisser ignorer que j’avais -pensé à elle. Toutefois, je n’osais lui décrire le phénomène bizarre de -télépathie que j’avais éprouvé. Je prononçai à plusieurs reprises le mot -«harmonique», pensant qu’elle en saisirait peut-être la portée et la -signification, mais elle ne fit pas mine de l’entendre. - -«La nuit était tout à fait venue quand nous quittâmes l’orangerie, et -les abeilles réveillées à notre passage nous firent une musique d’adieu -dans le bleu silence de la lune. - - * * * * * - -«Je n’aurais jamais dû la revoir. Nous nous rencontrâmes chaque jour. -Nos amis soupçonnèrent le manège et ils l’encouragèrent. Nous passions -souvent les heures chaudes de l’après-midi dans l’orangerie; nous -partions ensuite à travers les détours à demi sauvages du parc. - -«Ce parc s’étendait sur les flancs d’une colline et l’on avait à -l’improviste la découverte de la plaine, ramagée de vert et d’or, -voilée, le soir, de vapeurs bleues et de la terre noire qui fumait vers -le soleil. En dehors de ces échappées lumineuses, c’était des voûtes -sans fin de verdure, un jour stagnant et glauque comme celui des grottes -sous-marines, des pins athlétiques aux troncs violets et ocres, des -mélèzes, des érables, un cèdre ruisselant d’une ombre biblique, des -fontaines, des étangs opaques, des clairières d’une herbe fine jonchées -de vieilles souches autour desquelles s’épanouissaient, astres veloutés, -d’énormes champignons, oranges ou pourpres. Partout le silence, -frémissant à peine d’un chant d’oiseau ou d’un murmure de source, -partout, la solitude et la liberté. Et je me gardais bien de parler -d’amour à Lia, de peur de troubler une telle félicité. Je craignais -seulement qu’elle n’abordât le sujet elle-même. - -«C’était là ma seule crainte, la seule ombre à tant de sérénité. Je -jouissais auprès de Lia d’une si parfaite béatitude que les joies -ordinaires de l’amour me paraissaient, en comparaison, d’une écœurante -grossièreté. Par quel mystère cette jeune fille irradiait-elle autour de -son être une telle harmonie? Je ne pouvais m’empêcher de songer aux -délices dont la contemplation fugitive de Béatrice emplissait l’âme du -jeune Dante. Le monde lui-même ne m’apparaissait plus que sous un -diaphane voile de bonheur; tous les instants de ma vie se confondaient -en une lumineuse éternité, en une douceur d’après-midi sans nuages, sous -des feuillages immobiles, l’heure arrêtée aux bouches des fontaines et -les eaux elles-mêmes silencieuses. - -«Je goûtais enfin cette communion dont j’enviais jusqu’alors, sans les -soupçonner, les joies célébrées par les grands mystiques. La seule -présence de Lia m’élevait au-dessus du plan terrestre des affections et -me plongeait dans un ravissement sur lequel le temps et l’espace ne -pouvaient rien. Ces jouissances étaient profondes, mais rien, à -l’extérieur, ne les révélait. Tout ce drame de félicité se jouait au -fond de moi-même, sans que rien vînt en trahir sur mon visage ou dans -mes gestes la fulgurante intensité. Lia elle-même soupçonnait-elle ma -joie? Je ne sais. Et cela est peu probable, à moins que par quelque -divination, possible après tout, elle n’eût vu soudainement se dérouler -les arcanes ensoleillées de ma pensée. Rien, même dans notre -conversation, ne reflétait les torrents de lumière qui ruisselaient en -moi. Nous pouvions être tour à tour brillants, enjoués ou tendres, -aborder tous les sujets, nous perdre dans tous les méandres de la -fantaisie: l’ineffable musique résonnait à l’arrière-plan de mon esprit, -sans que fût jamais altérée la pureté de ces accords. Le sens des -paroles que prononçait Lia mûrissait en moi-même d’une étrange façon et -des fruits merveilleux naissaient à chaque son qui sortait de sa bouche. -Je vivais ainsi dans une sorte d’hypnose et comme si elle m’eût lié à -elle par quelque philtre. - -«Mais elle ignorait son pouvoir. Elle ignorait sans doute également la -nature de la béatitude que j’éprouvais auprès d’elle. Si cette -connaissance lui avait été donnée, elle n’aurait pas elle-même laissé -tomber le germe qui devait empoisonner notre bonheur. - -«La froideur apparente que je lui témoignais, malgré la cordialité de -nos propos et la fréquence quotidienne de nos rencontres, ce maintien -strictement amical qu’il m’était si facile de garder, tout cela devait -l’étonner, sans peut-être même qu’elle eût conscience de sa propre -surprise. Certaines paroles, certaines rougeurs, la spontanéité -brusquement arrêtée d’un geste me montraient qu’elle avait quelque peine -de ma réserve, pour elle, inexplicable. Vivre aux yeux de tous dans -l’intimité des amants les plus passionnés et n’échanger jamais ni une -caresse, ni un baiser, ni même une seule parole qui pût faire croire à -l’amour, c’était évidemment une situation assez paradoxale. J’attachais -pourtant un grand prix à ce qu’elle demeurât telle. Le calme infini qui -s’était emparé de tout mon être, pour rien au monde, je n’aurais voulu -que quelque désir vînt le troubler. Égoïstement plongé dans ma félicité -cristalline, je ne voulais pas voir le secret travail qui s’opérait dans -l’être si cher auquel je la devais. - -«Lia devenait chaque jour plus amoureuse, plus fémininement amoureuse de -moi. De l’Empyrée où je l’avais placée, elle descendait degré par degré -vers ces régions inférieures dont je désirais tant la tenir éloignée, où -je ne voulais pas qu’elle me rencontrât. - -«J’aurais souhaité qu’il y eût, entre nous, comme une porte scellée, -comme un doigt posé sur la bouche. Nous avions la plus belle part. Nous? -Je ne songeais alors qu’à moi-même. Pourquoi ne pas demeurer ainsi? Et -j’eus même un jour l’idée de lui proposer une sorte de mariage blanc. -Mais la difficulté d’exprimer une pensée aussi bizarre à une femme -éprise de vous et qui vous croit seulement timide m’empêcha de réaliser -mon projet. - - * * * * * - -«Une après-midi, nous nous trouvâmes comme d’ordinaire à l’orangerie. -Bien que l’automne fût déjà avancé, l’air était fort lourd et l’on -s’attendait à un orage. L’électricité dont l’atmosphère était chargée -faisait, de chaque contact, un petit choc sec et désagréable. On avait -cette impression, si curieuse à de pareils moments, d’un fil trop tendu -quelque part et qui va casser. Lia était assise auprès de moi. Je lui -racontai alors ce que je lui avais toujours caché: le phénomène de -l’harmonique, le charme sous lequel elle m’avait tenu. - -«--Me croyez-vous un tel pouvoir? me demanda-t-elle en souriant. Suis-je -donc sans le savoir une fée ou une incantatrice? - -«--Vous l’êtes sans nul doute. Attention seulement à ne pas rompre le -charme. - -«--Est-ce vraiment un charme pour vous? - -«Et elle fixa sur mes yeux son regard pur et profond comme l’aigue -marine. - -«--C’est le seul que j’aie jamais subi, répondis-je. Vous ne vous doutez -pas de sa puissance. Si vous saviez quel autre être je suis, loin de -vous, Lia? Lia, vous ne vous douterez jamais de ce que peut être la -misère d’un homme dont la vie est un perpétuel déchirement. Il y a en -moi deux personnages: l’un ne vit que pour les choses magnifiques et -délicates: c’est celui que vous connaissez. L’autre... mais mieux vaut -n’en point parler... - -«--Je suis sûre que vous condamnez à tort ce personnage invisible. - -«--Hélas! Lia, celui que vous connaissez est aussi éloigné de l’autre -que deux frères qui se haïssent. Lorsque l’un mène la barque, l’autre -n’a plus qu’à se voiler le front. - -«--Comme vous parlez étrangement, fit-elle. Il y a des choses bien -secrètes dans votre vie. Je voudrais tant pouvoir quelque chose pour -vous: vous rendre heureux. - -«--Je le suis, Lia. - -«A ces mots, elle éclata en sanglots et posa sa tête sur mon épaule. - -«--Oh! gémit-elle, pourtant, vous ne m’aimez pas. Et vous mentez. - -«Je n’ai pas résisté. Je l’ai prise dans mes bras et j’ai bu l’eau amère -de ses larmes. Puis comme elle me tendait ses lèvres, je les ai baisées -de ma bouche souillée de tant d’écumes. Et le désir m’a pris et m’a -tordu comme l’ouragan. Et j’ai froissé sa robe, et j’ai mordu ses seins -et elle m’enlaçait farouchement, prise de folie. De larges gouttes -d’orage venaient s’écraser près de nos bouches, traversant le toit -lézardé sur qui pesait un nuage verdâtre et fixe. Les masques de plâtre -ricanaient et les gorgones d’argile gonflaient leur chevelure sous les -éclairs blancs. - -«Je l’ai rejetée de moi, heureuse et brisée, mais elle est revenue avec -sa docilité satisfaite et elle m’a dit: - -«--Ne soyez plus triste, ami, je vous guérirai. - -«Un silence s’ouvrit dans l’orage, un silence mortel... Et j’entendis -alors la vibration cinglante et le sanglot d’une corde qui se brise. Où -donc se brisait cette corde? Je suis sûr d’avoir entendu, j’entendrai -toujours ce gémissement métallique et cette vibration qui s’éternise... -Le charme était rompu. L’incantatrice déchue, à mes genoux, m’offrait -ses mains sans pouvoir et sa chevelure dénouée...» - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - ---C’est l’histoire d’Ève, fit Helven. Pourquoi la femme veut-elle -toujours mordre un fruit qui la fera grincer des dents, et dont l’homme -ne voudra plus, peut-être, après sa morsure? - ---Parce qu’elle ne sait pas, dit Marie Erikow. Si elle savait... - ---Si elle savait--et au fond elle sait--elle mordrait quand même, parce -que le goût du péché est dans sa bouche, repartit Van den Brooks. - ---Vous voilà bien misogyne, ce soir, sourit la Russe. - ---Aimer est proche de son contraire, chère amie. Et que vient d’ailleurs -faire l’amour à propos d’un simple jugement! Si la chair de la femme -n’était pas toute pétrie de péché, l’homme ne la désirerait pas. - ---Allons bon, gronda Tramier, voilà que pour coucher avec sa femme, il -faudrait croire au péché originel. - ---J’ai dit: aimer; je n’ai point parlé de routine, de devoir ou d’autres -choses respectables. Je dis, appuya Van den Brooks, que, de nos jours et -depuis des siècles, l’idée de péché n’est pas séparée de l’idée d’amour, -qu’elle attise l’amour, qu’elle l’envenime et qu’il n’y a point sans -elle, aujourd’hui, de grandes passions. - ---C’est sans doute pourquoi il y en a si peu, insinua Marie, - ---Bah! fit Leminhac. Et que faites-vous des grandes amoureuses du -paganisme: Héro et Léandre, Énée et Didon; que faites-vous de Phèdre? - ---Pour celle-là, interrompit Helven, je n’en connais qu’une figure et -elle est catholique: c’est celle de Racine. - ---Quant aux autres, reprit Van den Brooks, entendons-nous. J’ai dit: -aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, amour et péché se confondent. Je -n’ai pas dit que l’amour n’existe pas sans cette notion morale. Et -parbleu, si, il existe. Qui le nierait? Mais celui qui a inventé le -péché a fait la plus belle invention amoureuse du monde: il a trouvé une -volupté nouvelle. Qu’un désir mortel brûle Alexis ou Didon, que l’un et -l’autre exhalent en plaintes immortelles le secret de leur tourment -divin: je vois là le visage antique de l’amour; il est simple et -farouche, comme celui d’un adolescent. Mais le visage de l’amour moderne -est creusé de rides minuscules et profondes. Sa bouche, si belle de -loin, regardez-la de près: vous la verrez marquée d’un pli amer; ses -yeux humides sont cernés de bistre. L’amour antique se consume d’un -désir pur et charnel; l’amour moderne se consume de son désir et de sa -propre réprobation. Il convoite et se reproche de convoiter; il veut et -cependant il hésite; il avance les lèvres vers la coupe et les retire -avec horreur. Ses baisers ont une saveur de mort: c’est un goût que les -païens ne connaissaient pas. - ---Et qu’ils n’auraient pas à nous envier, glissa Tramier, avec une -assurance un peu agacée. En vérité, Van den Brooks, cette religion du -péché est une grande folie. Elle éloigne l’homme de tout ce qui est -naturel, de ce qui doit servir aux fins de la race. Elle fait de l’amour -une chose secrète, honteuse, furtive. L’amour, continua Tramier en -s’exaltant, et son pince-nez s’agitait prophétiquement, l’amour, c’est -la splendeur des corps jeunes et clairs, le don suprême sous le soleil, -c’est... - ---Une grande chiennerie, voilà tout, laissa tomber Van den Brooks. Mon -excellent Tramier, vous êtes un médecin savant et certainement un bon -père de famille, mais je ne vous conseille pas de vous introduire avec -votre scalpel dans les colloques des vrais amants. - -Tramier blessé traversa le pont et s’accouda au bastingage. - ---Avouez, objecta Leminhac, que cette notion du péché qui empoisonne -l’amour comme une essence dangereuse et subtile, avouez cependant que ce -n’est pas là un grand bienfait, mon cher Van den Brooks. Comme tout -serait plus aisé, plus simple, plus humain... - ---Vous, vous ne serez jamais un amant, fit avec un sourire bizarre le -marchand de cotonnades. - - * * * * * - -Helven et Marie Erikow ne parlaient pas. - -Van den Brooks secoua les cendres de sa pipe à la face de la mer -taciturne. Leminhac prit Tramier par le bras et lui conseilla vivement -de venir confectionner un réconfortant cherry-flip en dehors de toute -question de péché originel et de sophistique amoureuse. Leurs pas -tintèrent sur les marches ourlées de cuivre qui conduisaient au petit -bar. - -Sous le ciel nu, le jeune homme resta près de Marie. Il s’agenouilla au -pied du rocking-chair qui cessa son balancement. - ---Je ne sais pas si c’est un péché, murmura-t-il, mais je crois bien que -je... - ---N’achevez pas, dit-elle. - -Et le rayon d’un astre clément joua sur ses lèvres humides, sur ses -dents étincelantes et sur la crête écumeuse des vagues... - - - - -CHAPITRE XI - -L’ESCLAVE DU BRÉSIL. - - «Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t’a fait naître, - Ta tâche est d’allumer la pipe de ton maître.» - - BAUDELAIRE. - - ---Je vous dis, affirmait Leminhac, en agitant près de son favori droit -le fuseau de nickel qui contenait un œuf, du cherry et de la glace -pilée, je vous dis--et il scandait chacun de ses mots d’une vigoureuse -saccade--qu’elle aime ce petit Anglais. - ---Je n’en crois rien, répondit doctoralement Tramier. - ---Et pourquoi ne le croyez-vous pas? - ---Je ne le crois pas, parce que je ne le crois pas. - ---Un acte de foi, docteur, c’est grave. - ---Mettons, si vous voulez, que je ne le crois pas parce que cela ne me -plaît pas. - ---Cela ne vous plaît pas, docteur? Et pourquoi ce sentiment? - ---Jeune homme, je ne suis pas en veine d’analyse. Mais ce petit Anglais -ne me revient qu’à moitié. - ---A moi, fit Leminhac, il ne me revient pas du tout. - -Il ajouta, comme si cette formule était une hypothèse satisfaisante pour -toutes les solutions: - ---Il est peintre. - ---Peintre, fit Tramier. Qui donc l’a jamais vu peindre? Il est tout le -jour sur le pont, comme un lévrier, aux genoux de Mme Erikow. Du diable -s’il a jamais brossé une marine. - ---Il y a des peintres qui ne peignent pas, murmura Leminhac, en -dévissant avec soin le cornet de métal où s’était élaboré le breuvage -laiteux à point. - ---Ils n’en sont que plus dangereux, appuya sentencieusement le docteur. -Mais, dites, Leminhac, ce sujet vous préoccupe donc? - ---A peine, repartit l’avocat. Simple question d’étude psychologique. -Dans mon métier, vous savez... - ---Oui, fit Tramier. Mais ne vous cassez pas la tête. Je vois très clair -dans ce petit jeu. A propos, vous savez que Mme Erikow est affligée de -quelques millions... - ---Peste, confia Leminhac à son chalumeau. - ---Oui, parfaitement, et des terres en Sibérie ou dans le Caucase, je ne -sais. Si le cœur vous en dit... J’oubliais, des plantations dans les -parages de l’Australie... - ---Le cœur ne saurait parler plus haut que la raison, hélas, cher -docteur. Et ma raison... - ---Ta... ta... ta, laissez donc. Je sais ce que je dis. Mme Erikow n’aime -pas Helven. Elle n’aime pas Van den Brooks. Elle ne m’aime pas, hélas. - ---Qui sait? flatta Leminhac. - ---Inutile... Elle n’aime personne... que vous, peut-être. Voyons, vous -êtes jeune et déjà un des maîtres du barreau, une des futures gloires en -tout cas. L’affaire Soliveau-Depréchandieu vous a porté aux nues. Marie -Erikow le sait; elle a suivi toutes les audiences. Physiquement, mon -Dieu, vous n’êtes pas... - ---Mal... - ---Vous êtes même plutôt... - ---Bien... - ---Que voulez-vous de plus? - ---Qu’elle m’aime. - ---Elle vous aimera. Le tout est de savoir s’y prendre. Écoutez... - -Comme Tramier, assurant un pince-nez chancelant, se penchait -confidentiellement vers Leminhac, la porte du bar s’ouvrit dans une -bouffée de vent salin. - -Van den Brooks entra en se voûtant un peu, à cause de sa haute taille. -Il demeura debout quelques instants sur le seuil, regardant les deux -compères. Sa barbe d’or s’étalait ruisselante sous les lampes -électriques. - ---Un flip? - ---Non, un cherry pur. De quoi parliez-vous donc? - ---De femmes. - ---Enfants, dit Van den Brooks. - ---Nous ne sommes plus en nourrice, cher Monsieur, susurra Leminhac, -pincé. - ---A l’en croire, il n’y a que lui qui connaît les femmes, remarqua -aigrement le professeur. - ---Hélas! soupira Van den Brooks. - ---Contez-nous donc vos bonnes fortunes, insista gaiement Leminhac. - ---Elles ne vous feraient pas rire, dit le marchand de cotonnades. - -A cause des lunettes vertes, Tramier et Leminhac n’avaient déjà plus -envie de rire. Ce diable d’homme ne savait vraiment pas être drôle. - ---Voyons, fit Leminhac, quelle fut la plus aimée? - ---Vous y tenez? demanda le marchand. - ---Nous y tenons, insista le docteur. - ---Elle servait dans une plantation de café, quelque part, là-bas, dans -l’état de Sao-Paolo. Elle avait les yeux de la couleur du café, avec des -paillettes d’or comme l’eau-de-vie de Dantzig. Elle était droite comme -une belle tige de canne, et lisse, et luisante, et ses cheveux n’étaient -pas crépus, mais nattés autour des oreilles avec des disques de cuivre. -Elle mâchait du bethel, ce qui lui faisait les dents noires, et dansait, -immobile, des danses terribles avec le bouclier poli de son ventre, -assise sur ses chevilles, au son des flûtes acides. L’amour avait avec -elle un goût que vous ne connaîtrez jamais, mes pauvres amis, et, quand -elle tenait un homme dans la force de ses cuisses rondes... Je la -battais quelquefois, pour le bon ordre... - -«Un soir, comme je m’étendais près d’elle, sur le lit de camp, je -m’aperçus qu’elle feignait de dormir. Je restai donc éveillé, tout en -simulant également le sommeil. Et voici ce que je vis: la main droite -qui pendait languissamment sur le sol se souleva doucement et, d’un -geste fort naturel, d’un geste de femme endormie et câline, elle glissa -sa main sous l’oreiller, puis la retira avec des précautions infinies. -Méfiant, je saisis dans l’ombre son poignet et, sous mon étreinte, elle -poussa un cri qui me glaça. Tout en la maintenant de mon mieux, car elle -se débattait, je pus faire de la lumière et je vis ce qu’elle avait -placé sous mon chevet. - -«C’était un serpent-minute--une minute pour mourir--une charmante petite -bête, toute engourdie et pareille à un point d’interrogation, qui se -serait doucement éveillée tout à l’heure, dans la chaleur de ma nuque. - -«J’ai cassé les reins d’un rotin bien appliqué à cette femme qui fut -sans doute la plus aimée. Et elle gisait au pied du lit de camp, pliée -en deux, pareille à un pauvre cadavre noir et mou de vipère... - -«Et ce cherry, voyons? Leminhac, mon ami, qu’attendez-vous? - ---Je n’aime pas ces histoires de nègres, dit Tramier. - ---C’est d’un exotisme facile, sentencia Leminhac. - -Et ils regardaient avec quelque malaise Van den Brooks, dont le visage -roulait dans une barbe diabolique et qui bourrait son éternelle pipe, -d’un pouce innocent et consciencieux. - - - - -CHAPITRE XII - -UNE HISTOIRE DE CHAT À NEUF QUEUES. - - «Ce fut alors, qu’étant occupés à nous choisir des Valentines - suivant la coutume de notre pays, la veille de Saint-Valentin, - et à jaser sur la coquetterie des femmes, il s’éleva une - furieuse tempête; d’où nous conclûmes qu’il n’était pas bon de - mal parler des femmes en mer.» - - _Voyages d’Aris Claesz_. - - -Ce matin-là, Van den Brooks donnait au navire le coup d’œil du maître. -Le pont avait été soigneusement passé au faubert par les nègres et -miroitait au soleil. Les cuivres des bastingages éblouissaient. Le -_Cormoran_ filait à bonne allure et ouvrait son sillage d’écume à -travers les houles du Pacifique, pareil à un oiseau de feu. Le -Hollandais était accompagné du capitaine Halifax-le-Borgne, dont la -cicatrice était plus blanche que de coutume. Le visage du marin n’était -pas susceptible de passer par une autre teinte que l’ocre brun dont -l’avaient revêtu le soleil et les embruns de tous les océans. Mais la -grande coupure qui traversait son front, du sommet de la tempe droite à -la racine du nez, devenait plus blême, aux heures de fortes émotions. -Van den Brooks parlait fort: - ---Je vous dis, capitaine, que si pareil fait se renouvelle, vous -quitterez mon bord. - ---Les coquins ont volé la clé du coffre où le maître-queux cache le -rhum. Voilà toute l’affaire. Lopez a un œil poché et Tommy Hogshead -saigne du nez. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat. - ---Il y a de quoi fouetter un nègre. L’incident serait sans importance en -lui-même. Mais je crains qu’il n’y ait autre chose là-dessous, ouvrez -l’œil, Halifax. - ---J’ai fait mettre les coupables aux fers, Monsieur; ils seront privés -de leur paie pendant deux jours. Que puis-je faire de plus? - ---Tenir sévèrement la main à ce que le bon ordre règne sur le -_Cormoran_... Je crains que vous ne sachiez vous faire obéir, Halifax. -Vous n’avez pas la manière. - ---C’est la première fois que vous me faites un semblable reproche, -Monsieur, grogna le marin. - ---Et je suis sûr que ce sera la dernière, Halifax. Vous ferez réunir -tout l’équipage sur le pont à dix heures, former le cercle, les -coupables au centre. Allez, capitaine. - ---Bien, Monsieur. - -Et Halifax-le-Borgne s’éloigna, roulant sur ses jambes arquées. - - * * * * * - -Depuis une heure, Leminhac, en un «blanc» impeccable, arpentait le -couloir des cabines. Les paroles de Tramier avaient hanté sa nuit et -Marie Vassilievna Erikow lui paraissait d’une beauté plus séduisante -encore, depuis qu’il s’ajoutait à son charme personnel celui d’une -fortune opulente: les terres du Caucase ou de Sibérie, la plantation, -etc. Où diable Tramier avait-il puisé ces renseignements? - ---Ces médecins savent tout, pensa-t-il. Les femmes n’ont pas de secret -pour eux. - -Et cette considération le fortifia dans son propos de commencer, dès le -jour même, une cour assidue, en dépit du silencieux Helven. - -L’avocat donna, devant la glace, un léger coup de pouce à un nœud safran -du meilleur goût, lissa ses favoris et inclina légèrement, très -légèrement, sa casquette de yachtman. A ce moment précis, la fatalité -voulut que Marie Erikow ouvrît la porte de sa cabine et cueillît sur le -vif le galantin. - ---Peste, fit-elle, quelle matinale élégance! - ---Votre seule présence la justifierait, chère Madame. - ---Déjà en veine de compliments. Quel dommage! Moi qui me réjouissais de -vivre ces quelques jours de solitude en compagnie de vrais loups de mer. - ---De vrais loups de mer perdraient leur rudesse en votre compagnie et -deviendraient de vrais agneaux. - ---Tant pis... fit Marie Vassilievna. Je déteste les agneaux, les daims -et tous les animaux timides et doux. - -Sans se déconcerter, Leminhac lui offrit son bras. Elle refusa, mais -consentit à l’accompagner sur le pont. - ---Quelle superbe matinée! articula Leminhac avec une emphase lyrique. -Quelle délice de vivre de pareils jours et si inattendus! Quand je pense -que nous étions destinés à un paquebot banal, à la vie de Palace, -confort moderne, tennis, tziganes et poker! Au lieu de cela, un train -manqué, et nous voilà installés sur le plus ravissant des yachts, avec -un hôte un peu bizarre en vérité... - ---En vérité, croyez-vous?... - ---Oui, Van den Brooks est un bien étrange personnage. - ---Je le crois fort bon, dit sèchement Marie. - ---Hum, douta Leminhac. Il faut l’entendre au bar. - ---En tout cas, nous lui sommes redevables d’une traversée unique. - ---Unique, avez-vous dit. Hélas... on ne peut espérer former deux fois -une réunion aussi choisie. Quels charmants compagnons! Tramier... - ---J’aime beaucoup le docteur, assura Marie. - ---Cet aimable Helven... - ---... - ---Plein de talent, j’en suis sûr. - ---Je n’en sais rien, moi, opina Marie. - ---D’ailleurs, cela n’a aucune importance. On ne le voit pas souvent -peindre... - -Comme il disait ces mots, le peintre surgit de l’écoutille et se -rapprocha d’eux. - ---Nous disions du mal de vous, sourit Mme Erikow. - ---Il vous est permis d’en dire, repartit en s’inclinant Helven et il -insista sur le «vous», en regardant Marie, ce qui irrita fort Leminhac. - ---Avez-vous vu les dauphins? ajouta-t-il. - ---Non. - ---Venez, alors. - -Et il les entraîna près du bastingage. Tout autour du navire bondissait -le cortège écumant des monstres. Ils plongeaient, émergeaient, dans un -ébrouement d’étincelles. - ---On dit qu’ils annoncent la terre, fit Leminhac. - ---Déjà! murmura Marie. - ---Oh! fit Helven, nous ne sommes pas encore en vue de Sydney, il s’en -faut. Il y a peut-être une île dans ces parages. - ---Oui, fit derrière eux une voix. Il y a mon île, l’île Van den Brooks. -Vous plaira-t-il d’y faire escale? - ---Mais alors, sursauta Marie Erikow très excitée, un vrai Monte Cristo! - ---Excusez, Madame, dit Van den Brooks, mais voici mes gens et j’ai à -régler avec eux un petit détail d’ordre intérieur. Cinq minutes, s’il -vous plaît. - - * * * * * - -Un coup de sifflet retentit. Tout l’équipage, en bon ordre, avait formé -le cercle sur le pont. Tous, uniformément vêtus de toile grise, le béret -proprement posé sur l’oreille. Au centre, Halifax-le-Borgne, en -casquette blanche à galons d’or, et à quelques pas de lui, les fers -encore aux pieds, les deux prétendus voleurs de rhum, Lopez et Tommy -Hogshead. - -Le nègre était d’une hideur puissante: un front imperceptible sous une -masse laineuse de cheveux, une mâchoire de gorille. La lèvre était -fendue et un filet de sang, qui paraissait violet, coulait sur le -menton. L’homme presque nu, des muscles superbes roulaient sous la peau -noire et lisse. - -Quant à Lopez, Marie Erikow angoissée le dévisagea. L’Espagnol s’en -aperçut et blêmit affreusement. Il était beau avec ses yeux d’Andalou, -longs et cruels, un soupçon de duvet noir sur les lèvres, le teint mat. -Une mèche noire glissait sous le béret, sur l’œil. Il avait autour du -poignet cerclé de fer, un autre cercle d’or, très mince, qui brillait: -un bracelet. - -Autour d’eux, le cercle était formé par les quartiers-maîtres, les deux -mécaniciens blancs, les chauffeurs nègres, les matelots de manœuvre -presque tous blancs et les cuisiniers chinois. - -Van den Brooks fendit le cercle. - ---D’abord, cria Lopez, tordant ses mains dans les fers, l’œil chargé de -haine, d’abord, vous n’avez pas le droit... - -Le Hollandais tourna vers lui ses lunettes vertes et l’homme se tut. - ---Ces deux hommes sont coupables de vol et d’ivrognerie. Ils doivent -être châtiés. Je suis maître souverain à mon bord. Qu’on se le dise. -Ici, Hopkins. - -Hopkins sortit du cercle. C’était un homme roux, au cou de taureau, aux -yeux d’albinos. Il tenait à la main un nerf de bœuf. - -Hopkins s’approcha de Tommy Hogshead et lui mit la main sur l’épaule. - ---A genoux... dit-il. - -Le noir hébété s’agenouilla, plia le dos. - -Le matelot roux releva sa manche droite. On vit apparaître un avant-bras -velu; les poils étincelaient autour d’un tatouage bleu: une ancre et -deux trèfles. - ---C’est horrible, fit Mme Erikow, qui avait pris Helven par le bras, -nerveusement. - ---C’est indigne, sifflota Leminhac. Une pareille scène est intolérable. - -Avait-il entendu? Van den Brooks tourna imperceptiblement la tête et -l’avocat prudemment se tut. - -Le nerf de bœuf siffla. Un hurlement retentit. - -Une longue zébrure blême apparut sur l’échine noire, deux fois, trois -fois, cinq fois. Le nègre mordait le plancher avec sa bouche écumante. - ---Assez, fit Van den Brooks. Détachez-le. - -Hopkins déverrouilla les fers. Le nègre était libre de toute entrave. - ---Ici, fit encore Van den Brooks, le doigt baissé. - -Le géant s’approcha du maître, s’agenouilla et baisa sa chaussure. - ---Va, dit Van den Brooks. Je te pardonne. - ---C’est l’esclavage, purement et simplement, souffla Leminhac dans la -nuque de Marie Vassilievna. C’est d’un autre âge. Je ferai un rapport au -consul. - -Marie Erikow regardait le matelot espagnol. Lopez attendait. Il était -d’une pâleur grise; le sang affleurait au coin des yeux. - -Hopkins s’approcha de lui. - ---Détache-le, fit Van den Brooks. Il est libre. - ---Rompez, ordonna Halifax. - -Les matelots s’engouffrèrent dans l’écoutille. - -Van den Brooks, la barbe étincelante d’embruns, debout à la proue, -dominait le vaisseau, les hommes et la mer flagellée de soleil. - - - - -CHAPITRE XIII - -L’ESPRIT NOCTURNE. - - «Les eaux dérobées sont plus douces; le pain pris en secret plus - agréable.» - - _Prov._, IX, 17. - - ---Le Magnifique, dit ce soir-là Leminhac en parlant du maître du navire, -le Magnifique n’est qu’un négrier et je raconterai l’incident de ce -matin dans un journal. - ---Cela serait peu généreux, dit Helven, car vous êtes son hôte. - ---Et puis, dit Marie Erikow, ses hommes l’acceptent. Tommy Hogshead a -baisé sa chaussure: il aurait pu l’étrangler. - ---Van den Brooks a raison. C’est ainsi qu’on mène les hommes. -L’esclavage avait du bon. - ---J’imagine, dit le professeur, qu’il mène les femmes de la sorte et -qu’il a pratiqué Nietzsche: «Si tu vas chez les femmes, n’oublie pas le -fouet». - ---Bah! dit la Russe, mieux vaut être battue que négligée. - ---Excellent principe, murmura l’avocat. Hélas... nous autres Français... - ---Chut, dit Helven, voici l’homme. - -La haute silhouette de Van den Brooks sortait de l’ombre. - ---J’espère, dit-il au docteur, que nous connaîtrons ce soir la destinée -de Florent. J’avoue que votre récit m’intéresse particulièrement et je -retrouve dans le journal de votre ami un grand nombre de mes propres -observations. - ---Oui, répondit Tramier. Je compte terminer cette tragique histoire; le -dénouement s’approche. - -La lampe auréola la tête du savant académicien et la berceuse des eaux -amères accompagna sa lecture. - -Il lut: - - * * * * * - -«Je l’ai pourtant tendrement chérie. - -«La beauté de Lia, la culture et la grâce naturelle de son esprit me -valurent les compliments des hommes et les avances dépitées des femmes. -On m’estimait heureux et j’étais sur le point de croire que réellement -j’avais trouvé le bonheur. La vanité masculine est si puissante qu’elle -peut même forcer l’amour. Parfois, je me juge misérablement puéril en -songeant à l’onde de joie qui m’envahissait, au moment où s’ouvraient -devant nous les portes orgueilleuses d’un salon, lorsque toutes les -têtes se tournaient devant l’apparition de Lia. Le sursaut était si aigu -que je serrais violemment les poings et j’avais la plus grande peine du -monde à réprimer sur mes lèvres un sourire de fierté et de béatitude. -L’insolence des autres femmes était contrainte de plier devant une -beauté aussi souveraine. Quant aux désirs des hommes, ils bruissaient -autour de ma compagne comme un chœur importun de moucherons. J’en riais, -car j’étais sûr d’être aimé. - -«Malgré ma vie orageuse, mes nombreuses expériences et cette maturité -amère que je constatais souvent en moi avec désespoir, je ne résistais -pas à tant de vaniteuse délectation. Il y a là une ivresse que seuls -apprécieront les hommes qui ont eu la bonne ou la mauvaise fortune de -conduire à leur bras une femme superbement belle et dont on les savait -aimés. Je les laisse juges de ma faiblesse et je livre cet aveu à leur -ironie, à leur pitié ou à leur mélancolie. - -«Toujours est-il que les succès de Lia dans le monde lui valurent de ma -part une tendresse et une application qu’elle n’eût pas obtenues -peut-être sans cela, malgré sa figure, son intelligence, malgré son -amour même qui était sans bornes. Oui, Lia m’aimait, comme elle m’aime -encore à cette heure, comme elle m’aimera après ma mort, d’un de ces -amours sur lesquels le temps est impuissant et la déchéance même de -l’être aimé. Elle s’est attachée à moi, simplement, sans réticences, -sans réserve, comme la rivière se donne au fleuve dans lequel elle se -jette, d’un flot continu, d’un élan qui ne s’arrête pas. Elle m’aime -_humainement_, sans faire de part en mon individualité, sans préférence -pour telles ou telles qualités; elle m’aime avec ses sens et avec son -esprit; en dehors de moi, il n’est rien. Je connais l’immensité de ce -sentiment. Elle ne m’effraie pas, mais elle m’attriste, parce qu’il -n’est pas de pire amertume que de beaucoup prendre et de moins donner. -Et je me sens pauvre auprès de sa richesse, faible auprès de sa force. -Il faut bien que je sois pauvre pour ne lui offrir, en échange de ce -trésor, que ma vanité satisfaite et mon cœur, hélas, inquiet. Les joies -que m’a données la possession de cette femme se sont vite épuisées. -Est-ce parce qu’il ne s’y mêlait aucune tristesse? Le plus léger de mes -baisers semble enivrer Lia, mais le bonheur que je lui vaux m’éloigne -d’elle. Je m’irrite à la voir pâmée, alors que, simulant la passion, je -suis au-dedans de moi-même glacé. Pourquoi sa volupté, jaillie de mon -amour, prend-elle pour moi quelque chose d’obscène? Les plus folles -contorsions des filles ne m’ont jamais donné cette sensation d’impudeur -et de lascivité. Mais Lia, il me semble qu’en se livrant à moi, elle se -dégrade et je la méprise pour le plaisir que je lui donne. Un étrange -sadisme se mêle à ce sentiment. Je la voudrais froide et sans vie dans -mes bras. Et lorsque, anéantie, elle s’endort sur mon épaule, c’est moi -qui la veille et je l’imagine morte. - -«Chacune de ces nuits, où nous roulons enlacés l’un à l’autre, creuse -plus profondément entre elle et moi le fossé qui nous sépare et qu’elle -n’aperçoit point. Elle s’approche, enjouée, amoureuse. Je lui souris et -elle ne voit pas ce que cache mon sourire. Je l’admire pourtant. Parfois -encore des ondes de tendresse jaillissent du plus profond de mon cœur et -je voudrais m’agenouiller à ses pieds. Parfois, il me semble que je -l’aime encore. Mais lorsqu’elle défaille entre mes bras, que ses yeux se -ferment, que ses lèvres laissent échapper des paroles insensées et des -sons à demi inarticulés, mes mains se crispent autour de sa gorge pour -étouffer sa voix. Je la hais... - -«Puis, honteux de moi-même, impuissant à comprendre l’étendue de ma -folie, je laisse ma tête reposer près de la sienne et mes songes -misérables errer. Nous semblons deux amants heureux et endormis. -Pourtant, je veille. Et c’est alors que l’esprit parle. - -«L’esprit nocturne! C’est ainsi que je le nomme en moi-même secrètement, -car j’ai fini par lui donner un nom, depuis si longtemps qu’il a choisi -mon cœur pour ses haltes terribles. L’étrange compagnon! J’aurais pu -être un homme heureux, mais à la tombée du jour, dans le calme de la -nuit, pendant mes courses solitaires, même dans les plus intimes -causeries avec Lia sous la lampe, l’esprit se glisse et s’assied près de -moi. Je ne saurais écrire ce qu’il me dit; ses paroles bourdonnent à mes -oreilles dans le silence doré de la chambre; alors que tout bruit, toute -agitation extérieure viennent expirer sur le seuil, il est là, il parle -et je ne puis pas ne pas l’écouter. - -«Sans doute, si l’amour que j’avais conçu pour Lia dès notre première -rencontre était resté tel que je le souhaitais, j’aurais connu la -félicité sur cette terre. Du jour où Lia laissa tomber sa tête sur mon -épaule, du jour où je l’ai, au sens brutal et misérable de ce mot, -possédée, l’esprit est entré dans notre cercle. Curieuse destinée que -celle d’un homme qui s’éloigne de la femme qu’il aimait dès l’instant où -elle s’abandonne et qui poursuit de son désir celles que tous les hommes -ont souillées. Je ne puis expliquer une aussi étrange anomalie par -aucune raison naturelle, mais seulement par une sorte de loi diabolique, -par le joug occulte de l’esprit. - -«Lia est belle. Je la regardais ce soir, tandis qu’assise à son piano -elle me chantait de sa voix de contralto un lied déchirant de Schumann: - - «die alten bösen Lieder - »die Traüme schlimm und arg... - -«Le salon était noyé d’ombre, ainsi que le corps de Lia; moi-même, assis -dans le coin le plus éloigné de la pièce, je me sentais invisible, -recouvert d’une vague de ténèbres et de musique. Seul le visage de ma -compagne émergeait lumineusement de la pénombre dans le rayonnement de -ses cheveux, son visage et ses mains qui, légèrement, effleuraient le -clavier éclatant et mat ou se crispaient avec violence sur un accord. -L’émotion faisait courir un frisson sur la nuque découverte; les lèvres -s’entr’ouvraient humides; les yeux semblaient baignés d’une eau sombre. -Une surhumaine beauté planait au-dessus d’elle et transfigurait ses -traits déjà si purs. - -«Un instant, je me sentis transporté aux anciennes délices; je crus -entendre encore vibrer en moi l’harmonique mystérieux; je crus de -nouveau plonger dans les flots de cet océan qui, pendant quelques -ineffables jours, m’avait roulé dans ses plis, oublieux du temps et du -destin. Je ne pouvais détacher mon regard de cet ovale parfait qui, doré -par la lumière, sortait de l’ombre comme une image divine brusquement -apparue sur l’eau d’un miroir féerique. Je ne percevais plus ce chant -grave et passionné qu’elle chantait: je n’entendais plus que les -battements de mon cœur, car ceux-ci remplissaient maintenant tout -l’espace contenu entre l’épaisseur invisible des murs. Mon cœur -palpitait violemment; il me semblait que les pulsations de mes artères -ébranlaient la chambre close, comme un bélier. Lia était devant mes -yeux, revêtue de cet éclat séraphique qu’elle avait pour moi, alors que -mes lèvres n’avaient pas encore effleuré sa bouche. Je la contemplais -avec l’adoration d’un mangeur d’opium pour la vision surgie de la drogue -béatifique. - -«Que ne demeure-t-elle ainsi, figée dans cette extase, auréolée de cette -ombre! Pourquoi venez-vous vers moi, inaccessible Lia? - -«--Mon amour, êtes-vous triste? Cette musique vous fait-elle mal? - -«--Je vous regardais, amie. Je n’écoutais pas la musique. Il me -suffisait de vous voir. - -«--Tu m’aimes, dit-elle. Je le sens. - -«Et elle me tend sa bouche. - -«Mais l’esprit se glisse entre nos lèvres. - -«Je prétexte une migraine et je la laisse, humiliée, pour remonter dans -ma chambre. - - * * * * * - -«Comme la nuit est lourde. J’ouvre ma fenêtre. Les tilleuls et les -marronniers du jardin ne sont agités d’aucun frisson. Une étrange odeur -monte de leurs feuillages; une odeur de sève, écœurante, langoureuse. Et -par delà les masses sombres des arbres, le halo de la ville pareil à la -voie lactée. Je songe aux rues, aux boulevards, aux grands lampadaires -étoilés, aux façades des théâtres et des music-halls fardées de lumières -violettes, au fourmillement noir de la foule où l’on frôle des femmes -peintes, où s’ouvrent des sillages de parfums. Je songe au printemps -poussiéreux des grandes cités, à la fièvre qui englue vos paumes, aux -jardins dont la brise emporte les pollens à travers les rues peuplées de -désirs. Je songe aux fenêtres éclairées où se penchent des gorges nues -pour aspirer l’haleine du soir, au ciel électrique qui blêmit dans la -buée voluptueuse et âcre exhalée de millions de corps et de millions de -bouches. Et la ville m’appelle, haletante, oppressée, étouffant dans sa -noire ceinture de feuillages, lacérée d’une étrange détresse, prête à -s’offrir, nue, à tous les hommes, à tous les désirs, à moi-même. - - * * * * * - -«Lia est rentrée dans sa chambre. Avec des précautions infinies, j’ai -donné à la porte un tour de clé. La serrure bien huilée n’a fait aucun -bruit. Précaution d’ailleurs inutile, car Lia n’est pas importune et je -la crois un peu blessée à cause de ma fausse migraine. Mais j’ai besoin -d’être seul, d’avoir à moi, égoïstement, le petit coin de la maison -commune. J’ai besoin d’échapper à la domination de l’amour, à l’avidité -de la tendresse, besoin de m’avouer à moi-même insatisfait. - -«Un rais de lumière glisse sous la porte et j’entends des pas légers, -des froissements de soie et de linge, tout le délicat manège d’une femme -qui fait sa toilette de nuit. Le corps de Lia est beau, pareil à la -chair d’une jeune amande. Il se plie à toutes les caresses; il est -souple et subtil; il est ardent. Le lit, très large et très bas, tendu -de linon, nous attend; la chambre sent l’iris et l’ambre; la -porte-fenêtre s’entr’ouvre pour laisser passer le souffle du jardin -nocturne. Une clarté voilée tombe de la lampe; dans cette pénombre, Lia, -svelte et blanche, émerge des mousselines et, solitaire, attend. - -«Derrière la cloison, indifférent aux charmes de l’amour si proche, je -laisse la nuit m’envahir. - -«Quel homme, sachant le prix de ces caresses, de cette ardeur et de ce -luxe, n’ouvrirait cette porte? Elle est close, pourtant, et je n’ai pas -fait un pas vers elle. Elle est close sur la volupté, sur le bonheur, -sur tout ce qui fait le bonheur des autres, des hommes, non le mien. - -«Une voix dit: - -«--Fou. Tu es un homme riche, un homme heureux. Tu as une maison, des -serviteurs et une femme qui soulève les désirs sur son passage, une -femme qui est amoureuse et fidèle. Tu es un homme établi. Tu as des -biens et tu dois en jouir. Jouis de ta maison, de ta fortune et de ta -femme, car elle est aussi ton bien. Sois donc heureux, imbécile. Profite -de tes cristaux, de ton argent et de ton lit. Allons. Ouvre la porte. - -«--Je ne sais pas posséder. - -«Une autre voix dit: - -«--La femme qui t’aime, t’aime un jour, une heure. Elle a préparé le lit -et les parfums. Elle t’attend. Si tu ne viens pas, c’est un autre qui -passera son seuil. Prends garde. - -«--Que m’importe. - -«J’entends encore: - -«--La destinée t’a accordé une femme dont le cœur est pur et le corps -ardent. Que te faut-il de plus? Son esprit est l’égal du tien. Elle est -faite pour te donner toutes les joies; elle est unique. Votre royaume -est sans limites. Que te faut-il de plus? - -«--Je ne sais. - -«Ah! je frissonne. Une main s’est posée sur mon épaule. Je me retourne: -l’ombre. - -«--Tu étouffes dans cette chambre. Viens, mon petit, tu n’es pas fait -pour ce bonheur-là, tu n’es pas fait pour le bonheur. Regarde par la -fenêtre. Vois comme la ville luit, par delà les arbres: on dirait -qu’elle respire, n’est-ce pas? Elle est pleine de douleur, la ville, -pleine de fièvre, de sang, de désir; elle est gorgée de stupre; elle a -des rues sombres où se balancent des lanternes, comme de mauvaises -étoiles, et des avenues inondées de lumière brutale où passent des -femmes plus blanches que des cadavres, des femmes pleines de ruse, de -misère, de haine, des femmes souillées, avec leur audace triste... Oui, -l’autre, je sais. Écoute. Mets ton oreille à la serrure. Elle dort, mon -petit. Tu entends comme sa respiration est calme. Elle rêve que tu -l’aimes et elle est heureuse. Elle ne comprend pas, va. - -«... Non. Elle n’entendra pas. C’est cela. Mets ton chapeau, ton vieux -chapeau et ce manteau un peu usé. Tu l’as déjà porté, tu le sais bien, -une nuit d’aventure, une nuit de fièvre, doucement, fais doucement. - -«... Oui, je sais bien qu’elle est belle. Mais, qu’est-ce que cela, la -beauté? Ce n’est pas parce qu’elles sont belles, que tu les désires, -dis, les autres? Et puis elles sont belles aussi, à leur manière, avec -leur fard, leurs yeux cernés et la trace des coups... - -«... Tu dis qu’elle est ton égale, qu’elle te comprend. Non, ne mens -pas, mon petit. Est-ce qu’une femme peut te comprendre, quand elle -t’aime? Est-ce que la femme peut comprendre l’homme? Illusion. Leur -façon de te comprendre, c’est de te bercer. Elles n’en ont pas d’autre. -Et quelles sont celles qui te bercent le mieux...? - -«... Fais doucement, mon petit. Là, relève ton col. Non, la porte ne -fera pas de bruit. Je t’en réponds. Le chien n’aboiera pas non plus. La -nuit t’appelle, elle est pleine de secrets; elle est pleine de cette -amertume qui te manque dans ta maison. Va, mon petit. Tu as besoin de te -griser de tristesse et de dégoût. Saoûle-toi, saoûle-toi jusqu’à la -nausée. Tu crèveras de honte, demain. Mais ce soir, ce soir, tu baiseras -toute la misère sur les lèvres et tu sais bien qu’il n’y a pas de baiser -qui vaille celui-là.» - - * * * * * - -«Qui a parlé? - -«Où suis-je? - -«Dans la rue.» - - - - -CHAPITRE XIV - -LE DOCTEUR TERMINE SON RÉCIT. - - «Il reste à la psychologie beaucoup de progrès à faire. - - «Je te salue, vieil Océan...» - - LAUTRÉAMONT. - - ---Le journal s’arrête ici, dit Tramier en fermant le cahier de maroquin. -Il y a un an, environ, je reçus la visite de Lia. C’était la première -fois qu’elle sonnait à ma porte et j’avoue que je fus assez intrigué de -sa démarche. Lia était, comme toujours, fort belle; mais son visage, -habituellement rosé, était d’une pâleur qui me frappa aussitôt. Ses -traits tirés révélaient la fatigue et l’insomnie. La lassitude ajoutait -à sa beauté un charme douloureux. - -«--Quoi, lui dis-je, seriez-vous souffrante? Vous semblez un peu -défaite. Rien de grave, je pense? - -«--Il ne s’agit pas de moi, répondit-elle. - -«--De qui donc? De Florent? - -«--Oui, murmura-t-elle à voix basse. J’ai à vous parler -confidentiellement. - -«Je la fis passer dans mon cabinet dont je fermai soigneusement la -double porte. Lia prit la parole: - -«--Florent est malade, très malade. - -«--Cette maladie l’a donc pris brusquement? - -«--Non, fit-elle. Il y a longtemps qu’il est atteint. - -«--Je ne me suis jamais aperçu de rien. Pourtant, Florent est un ami de -toujours: je l’ai suivi depuis l’enfance. - -«--Moi non plus, je ne savais pas. Maintenant, je sais et je n’espère -pas. - -«--Incurable? - -«--Probablement. Le mal dont il souffre, je doute que votre science -puisse le maîtriser. Il réside où vous ne saurez l’atteindre. - ---«Erreur, chère amie. Il n’y a point de maladie morale qui n’ait, pour -ainsi dire, sa transcription physique. Je la saisirai. Nous le -traiterons, nous le guérirons. Mais pour l’amour de Dieu, parlez, -dites-moi tout. - -«--Voici: - -«J’ai aimé, j’aime encore Florent, autant qu’une femme peut aimer. -Pardonnez-moi, mon ami, d’entrer dans des détails aussi intimes. Mais -ils sont nécessaires. Je ne suis pas laide; je suis jeune; le sort de -Florent semble enviable à bien des hommes. Et pourtant, depuis le jour -où je suis devenue sa femme, son amour n’a cessé de décroître. Est-ce là -un de ces résultats terribles et imprévus des unions auxquelles la -passion a présidé? Je ne sais. Florent m’a passionnément aimée, j’en -suis sûre, tant que je ne lui ai pas appartenu. Mes caresses ont détruit -cet amour. Je l’ai compris, bien qu’il s’efforçât de dissimuler et qu’il -feignît de me payer de retour. Mais est-ce qu’une femme amoureuse peut -se tromper? Et n’est-ce pas une chose affreuse que de détruire de ses -propres mains la chose du monde que l’on voudrait conserver entre -toutes? Mon amour a tué le sien. - -«--Vous vous trompez certainement. Florent vous aime, il n’y a point de -doute. Combien de fois m’a-t-il parlé... - -«--Laissez-moi continuer, fit-elle avec un geste de la main, comme pour -écarter ces objections importunes. - -«L’homme, dit-on, a toujours besoin de conquérir; son désir s’épuise, -s’il ne lutte pas. J’ai cru un instant que Florent subissait cette loi. -J’ai usé de coquetterie; j’ai voulu le contraindre à se défendre. Vains -artifices. L’indifférence seule m’a répondu. Bien pis encore: il a paru -sourire à l’idée que je pouvais être heureuse en dehors de lui, comme -s’il en concevait quelque allègement. - -«Enfin, il m’a fuie. Je n’ose dire qu’il m’a méprisée, car j’ai parfois -surpris tant de tendresse dans son regard que je n’ai pu le croire -absolument perdu. - -«Mais quel funeste secret nourrissait-il? Quel remords? - -«Je songeais alors que, dans une minute d’égarement, il m’avait -peut-être trompée, et que m’approcher lui semblait depuis une -profanation. Cette pensée m’était fort douloureuse. Mais elle n’était -pas inconciliable avec le caractère de Florent, dont la délicatesse, en -matière de sentiment, a toujours été extrême. Je résolus d’avoir le mot -de l’énigme. - -«Aussi habilement que possible, je mis la conversation sur le terrain de -la fidélité masculine. Je proclamai ma générosité, le peu d’importance -que j’attachais à un oubli véniel. L’amour et la sincérité ne lavent-ils -pas toutes les fautes? S’il m’avait alors fait un aveu, j’en aurais -certainement éprouvé quelque dépit, malgré mes protestations. Mais -combien j’eusse été heureuse de le voir délivré de son fardeau et prêt à -se laisser reconquérir! - -«Hélas! aucun aveu ne sortit de sa bouche. - -«Un fait brutal, terrifiant, se produisit. - -«Depuis quelques temps déjà, Florent ne partageait plus ma chambre. Il -dormait dans une pièce voisine de la mienne et séparée seulement par une -cloison. Une nuit, je m’éveillai brusquement, en proie à une de ces -inexplicables angoisses qui parfois vous arrachent au sommeil. Une main -serrait ma gorge. J’ouvris les yeux; l’aube filtrait à travers les -rideaux, emplissant la chambre d’une pénombre blême. - -«--On a marché dans le jardin. - -«J’écoutais avec cette attention atroce que donne la peur. Aucun bruit -ne m’échappait, ni le craquement menu des boiseries anciennes, ni les -battements sourds de mon cœur. - -«Distinctement, le bruit d’un pas sur le sable parvint à mon oreille. - -«--On a marché. On vient... - -«Je bondis à la fenêtre, mais les volets étaient clos et je n’osai les -ouvrir. - -«Une peur folle me paralysait. Pourquoi? Ce pouvait être le chien, un -domestique. N’importe. J’essayai d’appeler «Florent! Florent!» à travers -la cloison, mais ma voix s’arrêtait dans ma gorge. - -«Alors, j’ouvris la porte et la chambre était vide. - -«Un instant, je demeurai, muette d’effroi, sur le seuil. La tension -terrible de mon esprit et de mes sens ne diminuait pas. J’écoutai. On -montait maintenant l’escalier. Des pas feutrés, lents et précis, les pas -de quelqu’un qui ne veut pas être entendu, des pas de voleurs. - -«Automatiquement, posant le pied avec précaution, j’avançai dans la -pièce. Le jour blanchissait le lit désert. On n’y avait pas couché. - -«On marche maintenant sur le palier. La poignée de la porte bouge -imperceptiblement, tourne, tourne, sans un bruit. Il y a quelqu’un là -derrière. J’étouffe. Je voudrais crier. Je ne puis. - -«La porte s’entre-bâille. Un chapeau sombre se glisse en avant. Puis, -une main, un corps. - -«Je hurle:--Qui est là? Au secours. - -«L’homme surpris s’arrête. Je distingue une silhouette inconnue, un -feutre rabattu sur les yeux, un manteau grisâtre fondu dans la pénombre. -Ces images traversent mon esprit tandis que l’épouvante glace mes -membres. - -«L’homme a relevé la tête. - -«C’est lui. - -«C’est mon amour, dans ces vêtements sordides, suant la honte, qui -rentre à pas de loup, comme un voleur, comme un assassin. - -«J’ai caché ma tête dans mes mains, et je m’effondre sur un siège, -attendant. - -«Avec des gestes hésitants, des gestes de malade ou d’homme ivre, il a -dépouillé son manteau. Puis, il est resté quelques instants, debout dans -l’aube livide, me regardant. Lentement, il est venu à moi, il s’est -agenouillé et, le front posé sur le bras du fauteuil, il a parlé. - -«Je ne puis tout vous répéter, mon ami. - -«Mais, tandis qu’il parlait, mon âme se fendait de douleur et j’ai -pleuré sur lui, pleuré sur nous. - -«Il m’a dit: - -«--Ne me touche pas. Tu n’aurais jamais dû me toucher. Je ne suis pas -digne que ta main m’effleure. Ne me touche pas. Cela me ferait mal. Cela -te ferait horreur, ensuite... - -«Ne me demande pas d’où je viens. Pense que je viens des profondeurs de -la mort. - -«Je ne suis pas fait pour notre bonheur. Je ne suis pas fait pour ta -pureté. Pardonne-moi. C’est une force en moi qui me guide. Je ne puis -lui résister. Je vais comme un aveugle. - -«Pourquoi es-tu devenue ma femme? Pourquoi ai-je commis ce crime de -t’associer à ma vie? Et pourtant, je t’ai adorée, comme un esprit. Mais, -il ne fallait pas qu’il y eût l’amour entre nous. Parce que l’amour -n’est que souffrance et délectation de sa souillure. - -«Pardonne-moi. Tu es belle. Tu es pure: tu étais faite pour donner la -joie. Et tu ne me l’as point donnée, parce que je ne suis point créé -pour la joie, parce que mon âme est altérée d’amertume. - -«Tu m’attendais avec ton corps éclatant comme la neige et comme les lys, -avec tes caresses réservées à moi seul, tu m’attendais dans le secret de -notre lit et de nos parfums. - -«Je t’ai préféré des corps souillés par tous les mâles, des lèvres -flétries, des visages émaciés par le vice et la misère. - -«Écoute. Écoute, malgré tout. Mes paroles sont infâmes, mais il faut que -tu les connaisses. Car je porte sur moi toute la misère et tout le vice -de l’homme. Et c’est ma seule excuse. - -«J’aurais voulu t’élever en esprit un autel; mais nous n’aurions pas dû -communier dans le plaisir, car le plaisir sépare ceux que l’esprit a -unis. - -«Je suis resté insensible à ta beauté, à ton amour, parce que notre -domaine commun n’était pas là. - -«Et le domaine de la volupté, je ne le partage qu’avec les prostituées, -qu’avec les filles du ruisseau, qu’avec les plus basses et les plus -viles, celles qu’on a pour une obole, pour un morceau de pain. - -«Car je n’aime qu’un plaisir mêlé de larmes, qu’une volupté amère, qu’un -fruit plein de cendres; et mes lèvres s’attardent volontiers sur les -bouches qui insultent. - -«Pardonne-moi. Il n’y a pas de ma faute. A la chute du jour, une force -obscure me prend par les épaules et me chasse devant elle par les rues, -sur les places publiques, vers celles qui étanchent ma soif d’abjection. - -«Pardonne-moi. Je me suis éloigné de toi parce que ta main est pure et -qu’elle ne doit pas me toucher. - -«Quand la force m’abandonne, je ne me reconnais plus et je passe ma main -sur mon front. Mais je sais bien que je ne puis lui échapper et qu’elle -me guette et qu’elle m’entraînera jusqu’à la mort.» - - * * * * * - -«Je ne saurais vous rendre, mon ami, le ton de ces paroles, que je vous -répète d’ailleurs bien imparfaitement. Florent parlait d’une voix sourde -et dont la monotonie était tragique. Il était immobile, appuyé sur le -bois du fauteuil qui lui meurtrissait le front, mais il ne s’apercevait -de rien, et pas un instant il ne leva la tête. C’était une sorte de -gémissement qui montait de sa poitrine ou de la terre ou de la nuit, et -qui emplissait mes oreilles, mon cœur, mon être tout entier. Que -pouvais-je faire? Pleurer seulement. - -«Puis, maternellement, je l’ai pris par la main, je l’ai forcé à -s’étendre. Il avait des mouvements spasmodiques et les muscles raides -comme un somnambule. - -«--Reposez-vous, ami, vous êtes malade. Mais je vous guérirai. Nous vous -guérirons. - -«A le contempler ainsi misérable, une épouvante m’envahissait et il me -semblait qu’un être mystérieux possédait, torturait, dégradait ce corps -que j’avais tant aimé, ce visage où tant de flamme avait lui. - -«Et, sans doute, il en est ainsi. C’est pourquoi ma pitié et mon amour -l’ont emporté sur l’horreur causée par ces aveux. Florent n’est pas -responsable. - -«Florent est en proie à une terrible folie. Mais est-ce que certaines -folies ne se guérissent pas, docteur? - -«--Certainement, si, chère amie. Il y a dans nos cliniques de nombreux -cas de guérison. Le cas de Florent n’est pas absolument nouveau... - -«--Alors vous guérirez Florent? Vous me le rendrez? - -«--Je vous le rendrai, sain, normal, heureux. - -«--Je ne l’oublierai jamais, mon vieil ami. - -«Je l’accompagnai jusqu’à sa voiture. Elle se pencha à la portière, -agitant sa main gantée de sombre. Je me souviens. C’était l’automne. -L’avenue se perdait dans la brume violette du soir. - - * * * * * - -«Je résolus de le guérir. Florent entra à ma clinique. Hydrothérapie, -bromure, hygiène, repos, j’ai tout employé. Pendant six mois, il ne -présenta aucun trouble. Alors, je le renvoyai chez lui. En me quittant, -il me déclara: - -«--J’espère être guéri. Si par hasard _cela_ me reprenait, je me -tuerais. - -«Quelque temps passa. - -«Et j’appris qu’il s’était donné la mort. - -«Voici ce qui s’était passé, je l’ai su de la bouche de Lia. - -«La vie du ménage avait repris sous les meilleurs auspices. Florent -était affectueux et calme. Il travaillait. Un soir, comme il s’était -retiré dans sa chambre, Lia, en se déshabillant, entendit le bruit d’une -porte qui s’ouvre. Un pressentiment l’envahit. Florent s’échappait de -nouveau. - -«Elle se dressa devant lui sur le seuil. Elle le prit aux épaules, -suppliant: - -«--Tu ne sortiras pas. Reste. Je t’en prie. Il ne faut pas, Florent. Il -ne faut pas. - -«Mais lui, sombre, les yeux fixes: - -«--Laisse-moi. - -«--Tu me tueras plutôt. - -«Alors, il lui serra la gorge de ses doigts crispés et la bouche sur sa -bouche, siffla: - -«--Laisse-moi ou je t’étrangle. - -«Puis il la rejeta à demi morte sur le parquet de la chambre et disparut -dans la nuit.» - - * * * * * - -Le docteur Tramier cessa de parler. - -Le silence régna un moment sur le pont du navire. Les cinq ombres -restaient muettes: on eût dit qu’une angoisse descendait sur elles des -profondeurs nocturnes du monde, voilait jusqu’à la phosphorescente -splendeur du Pacifique. - -Pourtant, une voix s’éleva enfin. - -C’était celle de Marie Erikow. - ---Est-il possible que les hommes aiment le mal, la misère et la douleur? - ---Non, répondit Tramier, les fous, seulement. Et mon pauvre ami était -fou, incurablement fou. - ---Que de folies diverses il y a sous la calotte des cieux, murmura -Helven, qui sortit un instant de sa réserve accoutumée. Et qui les -distinguera? Qui fera la part de la santé et de la maladie, de la folie -et de la raison? Où commencent l’une et l’autre? Leurs frontières sont -invisibles. - -Leminhac éclata et de sa voix sonore lança aux échos de l’infini: - ---Quelle que soit votre subtilité, Monsieur Helven, vous ne saurez nier -que la lumière de la raison balaie ce ténébreux mélange de sensualité et -de mysticisme. Si Florent avait eu un atome de bon sens et s’il avait -pris trois grains d’ellébore, il serait resté en paix avec sa femme et -n’aurait point eu d’aussi mauvaises fréquentations. - ---Je ne sais pas, dit Helven, ce que vous appelez le bon sens. Est-ce le -sens commun? - ---Parfaitement. - ---Dans ce cas, vous me permettrez de le récuser. Il arrive assez souvent -que le sens commun tourne à ce que vous appelez la folie. L’histoire en -est pleine d’exemples. Des millions d’hommes commettent ensemble des -actes qui, d’après votre bon sens, sont absurdes. Quelle raison les -jugera? Un souffle que vous dites insensé, et que je dis mystérieux -passe sur le monde. Sagesse et folie sont des mots. Qu’est-ce que les -guerres, sinon des épidémies mystiques? Qu’est-ce que les religions et -leur fanatisme? Des millions de croyants se précipitent sous les roues -meurtrières du char de Jaggernaut. Les hommes brûlent, égorgent, -écartèlent pour une proposition de foi. Des processions de flagellants -ont traversé l’Italie, portant leurs cilices, leurs disciplines et leurs -fouets sanglants. Où est-il, le sens commun? Comment jugerez-vous les -actes et les grands mouvements des foules, pareils aux courants de -l’Océan? - -Flegmatique, Van den Brooks, qui avait écouté jusque-là sans mot dire, -éleva la voix: - ---Les imbéciles seuls soumettent tout à l’estimation du bon sens, -articula-t-il impitoyablement. Le bon sens est une courte lorgnette. -Vous avez bien raison, Helven. Où commence la folie? - -«Vous demandez, Madame,--et il se tourna vers Marie Erikow qui allumait -en cet instant une cigarette russe--vous demandez s’il est possible que -les hommes aiment le mal, la misère et la douleur, je vous répondrai: -Oui. Bien plus, je dirai que ce sont là les choses qu’ils préfèrent.» - -Helven tourna curieusement la tête vers le marchand de cotonnades, car -le son de sa voix, où vibrait un insolite accent de passion, -l’intriguait. Était-ce le reflet de la pipe? Il lui sembla que les -lunettes vertes brillaient étrangement. Les autres écoutaient. Les -paroles de Van den Brooks portaient, ce soir, plus loin que de coutume. - ---Que fait l’enfant? Il prend un moineau et il l’aveugle. Ensuite, il le -caresse, il le pose tout chaud dans sa petite main, baise les paupières -crevées et l’appelle «mon mignon, mon petit oiseau chéri». Tout l’homme -est là, et la femme. - -«La souffrance nous attire obscurément. Cet attrait est plus fort que -celui du bonheur et de la joie. - -«On aime à voir les bêtes dans les ménageries, les lions couverts de -plaies, les tigres aux yeux chassieux, les buffles dont les orbites sont -incrustés de petites mouches malignes. On regarde longuement les -prisonniers. Je me souviens de convois en Sibérie. Le bruit des chaînes -chatouille agréablement l’oreille de l’homme sensible. Il s’apitoie et -il croit qu’il est bon. Sa vanité est flattée. Puis, au fond de -lui-même, il jouit davantage de sa liberté, devant la servitude des -autres. La souffrance est un piment fort savoureux. On en goûte d’abord -du bout des lèvres, comme le bourgeois qui regarde passer les -prisonniers. Peu à peu, on s’affine, on se perfectionne, on va loin... - - * * * * * - -Helven aurait juré que Van den Brooks passait doucement sa langue sur -ses lèvres. - - * * * * * - ---Pour donner de la volupté à Florent, il faut toute la misère humaine. -Il lui faut ces filles qui livrent leur corps au premier venu, pour une -bouchée de pain, qui subissent les contacts les plus ignobles, dont -l’incessante besogne est de s’étendre sur le dos, du matin au soir et du -soir au matin, parquées dans des quartiers spéciaux, dans des maisons -closes, gavées de stupre et d’alcool, devenues plus lourdes et plus -apathiques que des bêtes de somme ou gorgées de haine et d’un fiel -longtemps accumulé. Quel raffinement, que d’aller demander l’amour à ces -machines à plaisir, de les obliger à un sursaut humain et de les laisser -retomber ensuite dans leur misère ou leur indifférence plus affreuse -encore. Le joli jeu, vraiment. Votre malade était un délicat, docteur. - ---A vrai dire, dit Tramier, je n’ai jamais considéré la chose sous ce -jour. - ---Toute la misère humaine, oui. Le résultat quintessencié de cette -civilisation de maîtres brutaux et d’esclaves grossiers, le voilà pour -quelques artistes, jouir de la souffrance, chercher la volupté dans la -douleur. Et regardez-les avec leur bouche bégayante de pitié et leurs -yeux étincelants de désir. Regardons-nous aussi et demandons-nous si -nous ne leur ressemblons pas. - ---Ne jouissons-nous pas quelquefois de notre propre douleur? dit Helven. - ---Oh! combien de fois! s’exclama Marie Erikow--et le geste de son bras -traça dans l’ombre une ligne blanche au bout de laquelle luisait une -cigarette, comme une pierre précieuse.--Combien de fois! Quand j’étais -petite fille, il m’arrivait de me réveiller la nuit et de mettre mes -pieds nus sur le carreau glacé, jusqu’à ce que le froid me mordît comme -une brûlure. Je me recouchais et j’avais plaisir d’avoir eu mal. -Pourquoi? - ---Inconsciemment d’abord, reprit Van den Brooks, consciemment ensuite, -on tire volupté de la souffrance d’autrui. Voyez l’amour lui-même, comme -il se confond avec la douleur. Deux amants font de leurs baisers des -morsures cruelles, jamais assez cruelles à leur gré. Le sang jaillit -quelquefois sous leurs lèvres et ils le boivent avec délices. - ---Amours de sauvage, murmura Leminhac assez bas, parce qu’il craignait -de déplaire à Marie Erikow dont l’exclamation l’avait surpris. - -Mais Van den Brooks insista cruellement, les lunettes vertes tournées -vers l’avocat, qui se sentait fort mal à l’aise. - ---Amours de sauvages, que non pas. Vous ne connaissez pas les sauvages, -maître Leminhac. Je vous en ferai connaître, s’il vous plaît. Ce sont -des animaux bien plus doux que nos civilisés. Le culte et la passion de -la douleur ne viennent que tard. Il faut un dosage compliqué de toutes -sortes d’ingrédients. La religion, l’intelligence, la culture, tout cela -aiguise notre instinct de délectation cruelle. - -«Se mortifier, n’est-ce pas le suprême délice des ascètes? Est-ce autre -chose que cet instinct cruel tourné contre nous-mêmes? Comme il est bon -de se faire mal, n’est-ce pas, Madame Erikow? Vous êtes Russe, vous -comprenez cela mieux que les Français, quoique parmi eux il y ait eu -quelques bons maîtres de la torture psychologique. - ---C’est vrai, dit Marie Erikow, il y a là une ivresse que mes frères -slaves recherchent volontiers. - ---L’homme aime à faire souffrir et il aime ce qui le fait souffrir. Le -chien aussi aime le maître qui le bat. D’un bout à l’autre de l’univers, -c’est un continuel échange. Nous nous baignons dans la douleur. - - * * * * * - -Van den Brooks articula ces derniers mots d’une voix plus sourde. Il y -avait dans son accent une violence contenue qui frappa les passagers. -Tramier lui-même, qui sommeillait dans son rocking-chair, tressaillit. -Un léger malaise s’empara du groupe. Mme Erikow donna, contrairement à -son habitude, le signal du départ, et se sauva sans prendre le bras -d’Helven. Celui-ci serra la main de Van den Brooks et, comme il -s’éloignait, il entendit le marchand de cotonnades qui, les yeux tournés -vers les constellations éparses, murmurait: - ---Dieu n’est que le plus artiste des bourreaux. - - - - -TROISIÈME PARTIE - -L’ESCALE - - - - -CHAPITRE XV - -OÙ IL EST DONNÉ À HELVEN D’EXPÉRIMENTER À SES DÉPENS LA FRAGILITÉ -FÉMININE. - - «Viros illustres decipis - «Cum melle venenosa.» - - _Carmina vagorum_. - - ---Demain, dit Van den Brooks à ses hôtes, nous serons en vue de mon île, -et j’imagine que nous pourrons débarquer dans la soirée. - ---Vous êtes vraiment roi d’une île déserte? exclama Marie Erikow. Helven -l’avait deviné... Et elle se tourna en riant vers le peintre. - ---Monsieur Helven est fort perspicace, répondit le trafiquant. Je m’en -étais déjà douté. Mais, ajouta-t-il, mon île n’est pas déserte: elle est -même fort bien peuplée. Ce sera pour moi un honneur et une joie que de -vous la faire visiter. - ---Certes, dit le professeur, nous ne saurions laisser passer une -pareille occasion d’élargir nos connaissances géographiques. Où donc est -située votre île? - ---Je suppose, répondit Van den Brooks, qu’elle fait partie de l’archipel -océanien. Tout me porte à le croire: la végétation, les récifs de -coraux, les volcans, bien qu’elle soit absolument à part des groupes -d’îles reconnues. - -«Je puis, ajouta-t-il, avec un accent de fierté, me vanter de l’avoir -découverte. Aucune carte n’en fait mention. Peut-être William Dampier, -dans le premier voyage qu’il fit en 1699 avec le capitaine John Cock, le -boucanier et le pilote Cowley, l’aperçut-il. Un passage de son récit me -porte à le croire; mais, s’il baptisa l’île Orageuse et l’île des -Pétoncles, il ne donna pas de nom à la terre qui devait porter le mien. - ---Et vous avez fait part de votre découverte, naturellement? demanda le -professeur. - ---Pas encore, répondit Van den Brooks; j’attends d’avoir achevé quelques -expériences, précisé exactement la situation de l’île, etc... - ---C’est un conte des Mille et une nuits, dit Marie enthousiasmée. Et -qu’y a-t-il dans l’île Van den Brooks? Des trésors? - ---Peut-être, répondit le maître du navire. Patience! - ---Cette escale, interrogea Leminhac, nous détourne-t-elle beaucoup de -notre route? Je vous pose cette question au sujet de ma conférence de -Sydney. - ---Soyez sans inquiétude, mon cher maître, nous parviendrons sans -encombre et sans retard à notre commune destination. - -Sur cette réponse ambiguë, l’homme aux lunettes vertes salua ses hôtes -et s’éloigna. - -On sortait de table; le professeur se disposait à la sieste. Leminhac -proposa à Marie Erikow de lui faire la lecture. - ---Mais que lirez-vous? demanda celle-ci. - ---Ce que vous voudrez: des vers, de la prose ou un article de magazine. - ---Non, fit Marie, la lecture m’ennuie. - ---Que désirez-vous donc? - ---Rien. Dormir. - ---Dormez, dit Helven. Pendant votre sommeil, je ferai votre portrait. - ---Je commence, dit la Russe. - -Et elle ferma les yeux. - -Leminhac, furieux, quitta le salon. - ---Bonne chance, siffla-t-il au peintre. - - * * * * * - -Helven et Marie demeurèrent seuls. On devinait derrière les stores qui -voilaient les hublots, l’océan embrasé et la lourde splendeur de -l’après-midi tropicale. Les boiseries du navire craquaient de chaleur. -Des fleurs dans les vases laissaient choir leurs pétales. Le peintre -passa la main sur son front et le sentit humecté d’une légère sueur. -Marie ne bougeait pas. - -Ses yeux étaient clos et les cils faisaient sur le visage une ombre -soyeuse. Les narines frémissaient d’une palpitation presque invisible; -mais cela suffit à Helven pour qu’il n’eût plus la moindre envie de -prendre un pinceau ou un crayon. - ---Ce simple frisson, songeait-il, cette ondulation insaisissable de la -vie, qui l’a rendue? qui la rendra? - -Il se laissa glisser sur un coussin au pied du fauteuil. - -Marie n’avait pas eu besoin d’ouvrir les yeux. Elle étendit la main et -le peintre la couvrit de baisers. Marie jugeait maintenant qu’il était -nécessaire de lui accorder quelques menues faveurs, destinées à lui -faire prendre patience jusqu’à la fin du voyage et elle comptait bien -les lui doser savamment. - -Helven agenouillé se disait: - ---Je parlerai. - -Et il parla. Nous ne rapporterons pas ses paroles: tous nos lecteurs les -ont prononcées, toutes nos lectrices les ont entendues. En pareil jeu, -il faut être acteur; les spectateurs et les chroniqueurs ont le mauvais -rôle. Remplaçons donc le monologue de l’amant et les agaceries de la -dame par le signe qu’en solfège on nomme silence. Vous qui lisez cette -histoire, vous saurez bien le rendre éloquent. - -Dans les flancs revêtus de bois précieux de cet étrange navire--qui n’a -peut-être jamais existé--atomes écrasés sous les splendeurs conjointes -de l’océan et du ciel qui heurtent leurs rayons comme deux boucliers -d’émeraude et de saphir... etc... etc...: le thème est d’un beau lyrisme -et nous l’abandonnons à votre verve, ami lecteur. - -Seul, le résultat de cet entretien nous intéresse. Helven crut les -paroles tendres qui sortaient de la bouche de Marie. Elles furent pour -son cœur le plus délectable des élixirs et le plus suave des baumes. -Bien qu’il ne fût ni plus naïf, ni plus sot qu’un autre, il ne douta -point qu’elle ne l’aimât. En pareille matière, l’expérience n’est qu’une -bulle de savon et l’amoureux échaudé ne craint pas l’eau froide des -désillusions à venir. Il la crut, parce qu’elle était belle, avec ses -mâchoires un peu lourdes et ses torsades fauves. Il la crut, parce -qu’elle connaissait l’art de manier le cœur des hommes et d’aiguiser à -la fois leur désir et leur tendresse, sans satisfaire l’un et l’autre. -C’était là sa fonction naturelle: susciter mirages et prestiges et faire -ensuite la pirouette. Le chat joue avec la souris, le serpent avec -l’oiseau, la femme avec l’homme, en quoi, elle a beaucoup plus -d’avantages que le chat et le serpent, car la souris et l’oiseau -n’ont--du moins, nous le préjugeons--qu’une sensualité médiocre et fort -peu de vanité. - -Lorsque Marie remit sur ses joues un nuage de poudre, destiné à lui -donner le teint à la mode du jour; lorsqu’elle promena sur ses lèvres, -effleurées par bien des hasards, un bâton de carmin, tapota devant la -glace une chevelure légèrement ébouriffée, Helven crut à la beauté de -vivre et à l’éternelle jeunesse du monde. - -Il y crut--jusqu’à la nuit tombée. - - * * * * * - -Ce soir-là, on ne conta pas d’histoires sur le pont du _Cormoran_. La -nuit était trop émouvante par son seul infini, avec le fourmillement de -ses étoiles, le halètement des houles et la plainte des brises -voyageuses, pour que les passagers sentissent le besoin d’échanger des -paroles. Leminhac lui-même se taisait. Comme on approchait de l’escale, -on se grisait une dernière fois de solitude et de silence. - -Van den Brooks songeait. La rêverie de l’homme blond était profonde; son -esprit, sans doute, se mêlait aux eaux ténébreuses, mouvant comme elles, -comme elles sans repos. De petites couronnes de fumée sortaient de sa -bouche et sa barbe rougeoyait sous le reflet de la pipe courte, à chaque -bouffée, comme une forge qui s’éteint et se rallume tour à tour. - ---A quoi peut rêver cet homme? se demandait Marie. - -Et elle éprouvait un secret dépit à songer que vraisemblablement ce -n’était point à elle. - -Helven était auprès de la Russe et cherchait une main qu’elle -abandonnait ou retirait avec un art consommé. Le peintre était trop -heureux pour ne pas voir dans ce manège les preuves d’un amour presque -vainqueur et d’une vertu encore réticente. - -Marie Erikow rêvait, elle aussi. Hélas! ce n’était plus au jeune -préraphaëlite, ni aux enivrantes minutes de l’après-midi, dans le salon -du vaisseau titubant de la torpeur des siestes. Elle se rappelait, fort -naïvement, avoir, au sortir des bras timides et passionnés du peintre, -souri à quelqu’un qui, lui, ne souriait jamais. - -Helven fut fort surpris de la voir se lever la première et, prétextant -une migraine, se retirer dans sa cabine. - -Les hommes restèrent seuls. - ---Je mets au concours, dit l’acide avocat, le sujet suivant: Du rôle de -la migraine dans la psychologie féminine, sa nature et ses variétés, son -avènement historique. - ---La migraine a eu plusieurs noms, dit le docteur Tramier. Ce furent -d’abord les vapeurs. Aujourd’hui, elle est, avec la crise de nerfs, la -ressource suprême des lectrices de Paul Bourget. - -Helven, plein d’une inquiétude qui rongeait déjà son pauvre bonheur, -arpentait le pont et finit par se diriger vers l’avant, sous prétexte -d’astronomie. - ---Il fera de bonnes observations, dit Leminhac, car il est déjà dans la -lune. - - * * * * * - -Le pont du _Cormoran_ était depuis assez longtemps déserté par les -passagers et les étoiles commençaient à pâlir, lorsqu’une forme sombre -émergea de l’entrepont. La clarté d’un astre indiscret fit étinceler une -boucle malencontreusement échappée d’une résille de soie. Marie Erikow, -drapée dans un long châle, en grand appareil de mystère, se coula dans -l’ombre, comme si elle eût redouté le regard de quelque invisible vigie. - -Le navire semblait abandonné de ses passagers et de son équipage, pareil -à un vaisseau fantôme, voguant au hasard de l’immensité. Seule, à -l’avant, la silhouette de l’homme de quart faisait une tache d’ombre. -Les vergues aux voiles repliées gémissaient par instant dans le silence. - -Marie se dissimulait sous la passerelle de manœuvre. Nul, à cette -minute, ne pouvait distinguer son visage, mais ses yeux glauques -devaient briller d’un éclat assez vif; elle froissait dans ses mains une -mince feuille de papier qu’elle avait trouvée, épinglée sur sa toilette, -par un audacieux coquin, lequel n’avait pas eu besoin de se nommer. -Certes, ni Leminhac, ni le timide Helven n’auraient osé s’aventurer -ainsi dans une cabine au risque d’être pris pour malandrins ou goujats -et dénoncés par quelque steward trop bavard. La porte avait sans doute -été délicatement ouverte à l’aide d’une fausse clé et il faut à ce genre -d’entreprise une éducation technique que, fort malheureusement à notre -avis, ne reçoivent pas encore tous les fils de notaire ou d’épicier. - -La Russe, avec ce savoureux frisson de curiosité qui a conduit à leur -perte pas mal de filles d’Eve, se hâta de lire les lignes tracées au -crayon, d’une main moins habile à calligraphier qu’à forcer des -serrures, et ne s’indigna qu’ensuite du procédé. Le billet était écrit -en un affreux mélange de français et d’espagnol, mais le sens en parut -suffisamment clair à une cosmopolite aussi avertie pour qu’elle -s’aventurât de la sorte, sur le pont, à la recherche de... - -Mais à la recherche de qui? - -Ne nous hâtons pas de la blâmer. Il faut dire à son excuse qu’elle -s’indigna consciencieusement d’une pareille insolence; qu’elle satisfit -dans son for intérieur à toutes les conventions morales et religieuses; -qu’elle éprouva tour à tour les fortes réactions de la vertu et de la -pudeur outragée; que, si elle céda à l’invitation impertinente d’un -galant, ce fut par pure curiosité et bien sûre que les choses n’iraient -pas au delà d’une certaine limite, en tout bien tout honneur s’entend; -que les circonstances étaient exceptionnelles; que l’on ne se trouve pas -tous les jours à bord d’un navire comme le _Cormoran_; et qu’enfin, on -ne trouve pas à tous les carrefours des gaillards bien tournés, -aventureux, au teint bronzé, à la gorge nue, des gaillards qui ont dans -leur vie des légendes d’amour et de sang, dont le visage émacié -s’auréole d’un foulard sombre, qui portent un cercle d’or mince au -poignet et une navaja dans leur poche; des gaillards dans le genre d’un -certain matelot espagnol, habile à la guitare, aux dés et à la lame: -Lopez, pour ne pas le nommer. - -Il suffit d’ailleurs de prononcer son nom pour qu’il surgisse. Venu sans -doute à pas de feutre, ou caché derrière un rouleau de cordages. Aux -côtés de la Russe qui tressaille, le voici, long, souple, félin. C’est -décidément un bel écumeur d’océans, le don Juan classique des ports, le -chevalier des maisons closes où les matelots en bordée emplissent de -piastres et de pistoles les bas à fleurs des courtisanes. De nobles -dames ne sont pas insensibles à l’éclair noir de ses yeux et Marie -Erikow, la première, en subit le brusque prestige. Le coquin sait son -pouvoir et n’en abuse pas. Mais il sait aussi qu’en pareille occasion, -parler importe peu et, puisque la belle est venue... - -Que les amoureux fervents et les savants austères, arrivés ou non à la -mûre saison, que les petits jeunes gens farcis d’idéalisme et soupirants -effarouchés d’improbables Béatrices; que les vieillards pleins de regret -et les adultes pleins de désillusion prennent exemple sur ce gars souple -et farouche. Le fruit est mûr; il sait le cueillir: tout est là. Et le -baiser que longuement il imprime sur les lèvres de l’imprudente, elle le -savoure maintenant avec autant de délices--et peut-être même -davantage--que s’il eût été précédé d’un volume de sonnets et d’un -semestre de cour... - -Et Helven? - -Helven souffrait d’une insomnie qui lui faisait arpenter le pont du -vaisseau à l’heure où les amoureux prudents et soucieux d’éviter les -désillusions demeurent sagement entre leurs draps. Quel malicieux démon -lui fit entreprendre la traversée, peu périlleuse en apparence, du pont -arrière au gaillard d’avant? Ce qu’il découvrit sur son chemin lui en -apprit long sur l’éternel féminin, si tant est qu’en cette matière on -apprenne jamais quelque chose--quelque chose du moins que l’on ne soit -pas décidé à oublier à la première occasion. - -Toujours est-il que, prestement retourné dans sa cabine, il versa sur -son oreiller quelques-unes de ces larmes que l’on verse encore avant -trente ans. - - * * * * * - -Deux autres personnages se souciaient également fort peu de Morphée et -de ses pavots. Décidément, bien des ombres hantaient, cette nuit-là, le -_Cormoran_ si calme en apparence. L’une d’elles glissait d’un pas fort -léger, le pas d’une personne habituée aux courses nocturnes. - -Une lampe électrique de poche joua d’un éclair furtif. - ---Le sommeil vous fuit-il, Madame? - ---Oh! Monsieur Van den Brooks... - ---La nuit est fort douce, n’est-ce pas? - ---Oui... j’étais un peu souffrante... je voulais respirer... - ---Vous sentez-vous mieux? - ---Fort bien, maintenant. - ---Puis-je vous accompagner à votre cabine? - -Et l’ombre gigantesque accompagna l’ombre plus frêle tandis que la brise -continuait à souffler, les étoiles à luire et l’océan à se plaindre. - -Quant à l’autre noctambule... mais ceci est déjà d’un autre chapitre... - - - - -CHAPITRE XVI - -LES RANCUNES DE TOMMY HOGSHEAD. - - «Semblablement où est la Reine - «Qui commanda que Buridan - «Fût jeté en un sac en Seine.» - - VILLON. - - -Le maître du navire était vraiment un compagnon fort discret et Marie -Erikow n’eut qu’à se louer de la façon courtoise dont Van den Brooks -prit congé d’elle à la porte de sa cabine, en lui souhaitant une bonne -nuit. - ---Certes, pensait-elle, il aurait pu abuser de la situation. Qu’il soit -ou non marchand de cotonnades, c’est un galant homme. - -Mais elle éprouvait un secret malaise et quelque gêne à la pensée -d’affronter, le jour venu, la barbe éclatante et les lunettes du -trafiquant. Avait-il vu? Il est déplaisant pour une personne bien née et -bien rentée d’être surprise à s’encanailler et, bien qu’un matelot ne -soit pas un domestique et que Lopez fût fait comme un prince--cela, il -fallait le reconnaître--Marie était fort humiliée en songeant que Van -den Brooks pouvait l’avoir aperçue dans les bras de l’Espagnol. Au fond, -elle regrettait cette aventure. Elle songea un instant à la porte -secrète par où une princesse illustre faisait passer ses amants dans une -éternité qui la mettait à l’abri des soupçons et des commérages. Elle -aimait, comme toutes les femmes, les solutions expéditives et, pendant -cinq minutes, elle eût volontiers envoyé vers les prairies d’asphodèles -où vaguent les mânes amoureux, Lopez, Van den Brooks et même--par -contre-coup--le pauvre Helven qu’elle croyait d’ailleurs paisiblement -endormi d’un sommeil peuplé de son image. - -Il y avait encore à cette heure, à bord du _Cormoran_, un homme--ou -quelque chose d’approchant--qui songeait, lui aussi, aux méthodes -expérimentales par lesquelles on peut arracher le plus promptement -possible un ennemi ou un rival à un univers turbulent de passions et de -folies. Ces méthodes peuvent se justifier--non seulement par l’argument -grossier qui est la force et l’intérêt de celui qui les applique--mais -encore par le bien même du sujet à qui l’on évite de la sorte une -multitude de déboires à venir. C’est pourquoi l’amant tué par un jaloux -comprend, une fois parvenu sur les rives du Styx, tout ce qu’il doit à -son meurtrier. - -Des considérations d’un altruisme aussi subtil ne pouvaient d’ailleurs -traverser le front étroit de Tommy Hogshead qui, pareil dans l’ombre à -un esclave de Michel-Ange, accroupi sur un rouleau de cordes, roulait de -ténébreuses pensées. - -Les meilleurs principes de M. Taine ne sauraient qu’imparfaitement nous -faire pénétrer dans l’esprit du nègre et nous éclairer l’obscure genèse -de sa passion. La race d’abord. Il était né dans la jungle africaine, -parmi les lianes géantes, les fleurs qui se nourrissent d’insectes, les -marécages grouillant de serpents et d’araignées monstrueuses, d’une mère -au nez percé d’un gris-gris en os. Rien, en dehors des bordées -hasardeuses d’escales, ne pouvait être pour lui une suffisante -préparation à l’esthétique des blancs. Pourtant, du jour où la Russe mit -le pied sur le plancher du _Cormoran_, le nègre vécut dans son sillage -parfumé; il la flairait de loin et surgissait à ses côtés, à -l’improviste, roulant ses yeux de porcelaine et grimaçant de toutes ses -dents. Marie Erikow parlait parfois en plaisantant de ce simiesque -amoureux, mais la brute l’effrayait, d’autant que Tommy, dit le Muid ou -Tête de Pourceau, semblait avoir pris de ses frères à la peau laiteuse -une certaine crapulerie de manières, laquelle appartient pourtant en -propre à notre civilisation. Un jour qu’il ne risquait point d’être -surpris, il eut une façon franche et expressive de démontrer ses -sentiments à la Russe qu’un pareil cynisme indigna, mais qui n’osa s’en -plaindre à Van den Brooks, tant le geste avait été brutal. - -Le milieu et le moment contribuent davantage à expliquer cette -psychologie moricaude. Marie était la seule femme du navire et les gars -de l’équipage n’étaient pas gens à se contenter des délices inventées -par l’amant spirituel de Petite Secousse; ils eussent piétiné -sauvagement les plates-bandes du jardin de Bérénice. Le vent de mer est -chargé d’iode; le whisky et le ginger ale abondent dans les soutes du -navire. Seul, le chat à neuf queues, adroitement manié par Hopkins, -pouvait maintenir les convoitises des matelots dans les limites d’une -délectation tout idéale, laquelle se traduisait, au cours des siestes ou -des repos sur le gaillard d’avant, par des propos d’un lyrisme -nostalgique et priapesque, des facéties dont le sel, pour n’être point -attique, n’était pas moins d’une saveur assez mordante. Le nègre, peu -bavard, humait l’odeur féminine qui, de la cabine de Marie, se glissait -subtilement à travers les cloisons du navire et il se grisait lentement -d’une menaçante ivresse. - -Quel flair mystérieux lui fit pressentir en Lopez l’élu et le rival -heureux? C’est ce que la méthode de Taine ne nous permet pas de deviner. -Sans doute haïssait-il depuis longtemps l’Espagnol, simplement parce que -celui-ci était beau, désinvolte et aimé des filles. Sa jalousie -atteignit le paroxysme lorsqu’il devina la secrète inclination de la -Russe. Les fortes passions sont susceptibles d’affiner les brutes au -point de les transformer en des psychologues raffinés, bien plus, de -leur donner une intuition que les plus délicats leur envieraient. C’est -ainsi que la soif et la faim aiguisent l’odorat des chiens et des -tigres. Tommy Hogshead, amoureux, en aurait remontré à Benjamin -Constant, à Stendhal et à M. Paul Bourget. Enfin la correction publique, -à lui infligée par le bras vigoureux d’Hopkins, épargnée à Lopez par -l’arbitraire de Van den Brooks, avait exaspéré sa haine. Il tournait sa -fureur non pas contre le maître du navire, car son âme fruste ignorait -la justice et ne connaissait que la force: Van den Brooks était le -maître et en quelque sorte un Dieu; le nègre battu baisait sa sandale. -Mais Lopez? Lopez n’était qu’un matelot comme lui; il n’avait pas subi -les verges; il n’avait pas mordu le parquet sous les yeux ironiques de -la femme blanche. A cette pensée, une rage folle l’étranglait. Dominé -par son idée fixe, il épia les moindres gestes et toutes les allées et -venues des partenaires de ce jeu dangereux; c’est ainsi qu’il surprit la -rapide génuflexion de Lopez ramassant l’orchidée tombée--juste à -propos--des mains de Marie. - - * * * * * - -Ce jour-là devait être marqué dans l’horoscope de l’Espagnol par une -fâcheuse conjonction d’astres. - -Je pense qu’aucune gitane, jeune ou vieille, ridée comme une vieille -pomme ou lisse comme une orange, des anneaux d’or aux oreilles et -flanquée de quelques sacripants en culottes percées, porteurs de -guitares ou d’accordéons, je pense qu’aucune de ces prophétesses de -carrefour ne lui avait révélé les signes qui présidèrent à sa naissance, -à savoir Saturne, Mars et Vénus, funestement conjoints. Il se fût, sans -cela, montré plus circonspect. - -L’Espagnol aguiché par Marie, dont l’imprudence en semblable jeu ne -connaissait pas de bornes, et qui, s’il s’agissait de mettre un homme à -ses pieds, fût-ce un prince ou un débardeur, pouvait braver le feu, la -flamme et même le ridicule, l’Espagnol crut que l’heure du berger était -venue, et berger il se fit, je n’entends point pâtre sentimental, -Tyrcis, Corydon ou «Pastor fido», mais vrai chevrier andalou, le sang -chaud, la main prompte et la bouche audacieuse. Toutefois, le lieu du -rendez-vous était mal choisi, et l’arrivée de Van den Brooks interrompit -les ébats où le matelot espagnol se révélait maître et Marie Erikow, -humble servante. - -Lopez s’esbigna, redoutant le maître du navire; mais lorsqu’il se -retrouva seul et qu’il flaira dans l’ombre ses mains où traînait une -odeur mêlée de chypre, d’ambre et de santal, le ruffian audacieux et -froid, le fourbe luron et l’aventurier sûr de sa force disparurent: il -ne resta qu’un pauvre fou. - -Avant tout, rattraper sa proie, sentir de nouveau entre ses bras le -poids tiède et parfumé de ce corps, sur ses lèvres l’élan de la bouche -adverse; briser de caresses cruelles l’aguicheuse, faire pâmer sous une -étreinte brutale la belle fierté de la dame et saccager, avec une fureur -joyeuse de malandrin, bas de soie et chemises de linon. L’image de Marie -nue, haletante et humiliée se dressa devant lui. Désespérant de pouvoir -la saisir, il rongeait silencieusement ses poings. - -La nuit s’achève. L’aube s’élève de la mer. Les eaux sont plus sombres -encore, mais le ciel pâlit à l’horizon. - -Lopez surgit. Il tient à la main un filin long de quelques mètres et qui -traîne derrière lui. Il s’achemine vers le bastingage et se penche pour -repérer exactement l’emplacement d’un certain hublot entr’ouvert par où -filtre la lueur d’une lampe. Ce rond lumineux absorbe toute son -attention. Il respire fortement comme un chien sur la piste, puis noue -d’une main experte son filin à la rampe de cuivre. Le voici qui enjambe -le bastingage. Il se laisse maintenant glisser le long de la corde. Ses -pieds se balancent dans le vide: ils sont à peu près à la hauteur du -hublot... Le roulis du navire le fait osciller comme un pendu... - - * * * * * - -Marie dormait. Elle avait laissé, comme d’ordinaire, la fenêtre de la -cabine entre-bâillée pour permettre à la brise nocturne de caresser son -visage et ses mains abandonnées. - -Entendait-elle en songe le pincement sourd des guitares, les doigts -claquants des danseurs et le refrain des habaneras? Je ne sais... - -... Un cri horrible déchira le silence. Marie sursauta, les mains à sa -gorge. Mais le silence s’était refermé sur le cri, comme l’eau se -referme sur le noyé. - -Elle tremblait. - ---Un oiseau de mer, pensa-t-elle. - -Mais il n’y a point de mouettes et de goélands dans ces parages. Il y a -seulement dans le remous du navire--qui suit sa route--une main crispée -vers les étoiles, une bouche qu’emplit la mort. - -... Et sur le pont, muet et ricanant de tout son ivoire, debout auprès -d’un câble tranché, Tommy Hogshead. Le premier rayon d’aurore effleure -la lame d’un couteau qui luit, au bout d’un bras sombre, comme un -poisson d’argent. - - - - -CHAPITRE XVII - -LE CRI DE LA VIGIE. - - «Les Espagnols et Quiros lui-même coururent de grands dangers - sur cette terre qui fut nommée par le pilote _Gente Hermosa_ (la - belle nation), mais que les indications trop vagues de sa - relation ne désignent pas assez pour que nous lui assignions son - nom moderne.» - - _Voyages de Quiros_, 1606. - - -Le matin qui suivit cette nuit, où les principaux héros de cette -histoire se sont montrés sujets à des insomnies qui--au moins pour l’un -d’eux--influèrent notablement sur le cours de leur destinée, ce -matin-là, Leminhac, fort dispos, car il n’avait pas souffert du même -malaise, se précipita au-devant de Marie Erikow, dès que celle-ci -apparut sur le pont. - ---La terre, cria-t-il, en agitant sa casquette. - -Van den Brooks entouré d’Helven, du professeur et du capitaine -Halifax-le-Borgne, dirigeait sa lorgnette sur un point de l’horizon. - ---Est-ce l’île? demanda Marie. - ---C’est l’île, répondit le maître du navire, mon île. - ---Oh! je veux voir... implora la Russe. - -Elle prit la lunette, mais jura qu’elle ne distinguait rien. - ---Patience, dit Van den Brooks. Vous aurez le temps de la voir dans tous -ses détails, et, à vrai dire, elle ne manque pas de singularités. - ---Votre navire, dit Marie, devrait s’appeler Silence et votre île, -Mystère; vous-même, n’êtes qu’un gigantesque point d’interrogation. Je -vous déteste. - -Dans l’excitation de la nouvelle aventure, dans l’attente de cette -escale qui s’annonçait si étrangement, Marie oubliait tous -les événements de la veille. Helven qui, tout en se rasant -consciencieusement, avait rassemblé ses souvenirs de l’Ecclésiaste, des -Pères de l’Église, des poètes antiques et modernes, des moralistes, de -tous ceux enfin qui ont stigmatisé la fragilité féminine, thème éternel -des littératures, Helven, qui s’était fait une âme à l’épreuve de toutes -les circonstances, ne se souciait pas de rappeler une mésaventure -désagréable pour lui, mais fort peu flatteuse pour elle. - -Captain Joë batifolait allégrement sur l’épaule droite du marchand de -cotonnades, tandis que Jack-le-Triste, l’ara gris et rouge (qui -m’excusera de ne lui avoir fait jouer dans cette histoire qu’un rôle de -second plan... ce n’est d’ailleurs que partie remise) élisait la gauche -pour perchoir. L’avisé conseiller de Van den Brooks avait dû faire son -rapport, car le maître du navire émit une étrange proposition. - ---Les bains nocturnes, dit-il,--et les passagers se regardèrent avec -stupéfaction--les bains nocturnes ne valent rien pour la voix. - ---??? - ---Oui, ajouta-t-il, un de mes matelots dont les qualités de chanteur ne -vous étaient pas inconnues--vous souvenez-vous, Madame?--a commis -l’imprudence de trop rêver aux étoiles et l’imprudence plus grave encore -de tenter un plongeon dans cette eau perfide, mais si attirante, la -nuit. Le pauvre, je l’excuse, c’était un poète. Quelle ivresse de -brasser ces vagues phosphorescentes qui sont à la fois de l’or, de l’eau -et du feu; quelle ivresse de faire le Triton éclaboussé de pierreries, -sous le tendre regard d’Hécate. Hélas! j’ai bien peur qu’il ne chante -plus. - ---Lopez? dit Helven. - ---Lopez lui-même. Je lui avais prédit que sa voix lui porterait malheur. -Je voulais dire par là qu’il avait trop d’imagination. - ---Il y a eu un accident à bord? demanda le professeur avec sollicitude. - ---A bord, hum... par-dessus bord, plutôt, commenta Van den Brooks. Mais -tout cela n’a aucune importance. Ce sont des détails d’ordre intérieur. - -Marie n’avait pas bronché. Aucun trait de son visage ne décelait -l’angoisse qui l’étreignait. - ---Oh! fit Van den Brooks, sentez-vous l’odeur--l’odeur de mon île? - -Le professeur renifla, l’avocat enfla ses narines. - ---Je ne sens rien, affirmèrent-ils ensemble. - -Mais Van den Brooks aspirait avec volupté un parfum trop subtil pour les -narines vulgaires. - ---Ce sont mes forêts, murmura-t-il dans une sorte d’extase, mes forêts -de bois de rose, de santal et d’orangers; mes collines que bleuit le -myrte à thé, où fleurissent les champs d’arum; mes plaines couvertes de -moissons, où l’on cueille l’enivrant kava; mes rivières ombragées qui -roulent des paillettes d’or, mes cascades, mes pâturages, mes haies de -mûriers, tout ce parfum de la terre promise, de la terre de mon peuple, -de mon royaume enfin, qui est le royaume de Dieu. - ---Je ne sens toujours rien, chuchota l’avocat, agacé par ce lyrisme, à -l’oreille d’Helven. - ---Oh! fit celui-ci, je flaire aussi le parfum de votre île, monsieur Van -den Brooks. Il embaume délicieusement. - ---Et moi aussi, dit Marie Erikow... - ---Voici la terre, prononça le maître du navire avec une étrange -solennité. - -Ce ne fut d’abord qu’un point imperceptible, puis dans le cercle de la -lunette apparurent peu à peu une bande sombre qui était les forêts, des -points lumineux qui étaient les brisants ruisselants d’écume. - ---Vous ne pouvez voir les cimes, dit Van den Brooks. Elles sont cachées -par les nuages. Mais il y a des montagnes au cœur de mon île et vers -elles montent lentement les plaines et les forêts, comme un cortège de -suppliants vers l’autel. Elles vomissent parfois le feu et la terreur, -car l’Esprit réside sur les sommets. - ---Cette île est donc habitée par un Dieu, demanda ironiquement Leminhac. - ---Vous l’avez dit, répondit le marchand avec gravité. - -L’avocat, à qui Helven poussait le coude, n’insista pas, pour ne point -blesser des convictions religieuses aussi personnelles que celles de M. -Van den Brooks, lequel paraissait d’ailleurs en ce moment fort peu -enclin à la plaisanterie. - ---Oui, dit le maître du navire, bien avant de voir mon île, je sens son -odeur. Je la flaire de loin, comme un fauve. - -Et fauve il paraissait vraiment avec sa barbe où le soleil allumait des -lueurs. - -Il continua: - ---Les anciens navigateurs découvrirent, grâce à leur odorat, des îles -inconnues. Bougainville n’écrit-il pas--c’est un poète--: «Longtemps -avant l’aurore, une odeur délicieuse nous avait annoncé le voisinage de -cette terre.» Byron et ses compagnons décimés par le scorbut respirent, -sans pouvoir aborder leurs rivages, l’aromatique parfum des îles qu’ils -nomment amèrement les Iles de la Déception. Et moi-même, c’est -l’émanation de ma terre qui m’a guidé vers elle. - - * * * * * - -A mesure que le _Cormoran_, dont la vive allure n’avait jamais diminué, -se rapprochait de l’île, les passagers pouvaient distinguer sur -l’horizon le profil de ce mystérieux domaine. - -Il semblait de vastes dimensions. Vue à une distance de quelques milles, -l’île apparaissait de contours assez harmonieusement arrondis. - ---Elle a la forme d’une harpe, dit Marie Erikow. - -Au centre, émergeait, dominant des vallonnements sombres et comme une -mer de feuillages, une cime noirâtre, d’aspect sinistre. Un -panache--nuages ou cendres--la couronnait. - ---C’est en effet, dit le professeur, une île volcanique et M. Van den -Brooks a raison de croire qu’elle se rattache à l’archipel océanien. - ---Découverte, articula lentement le marchand de cotonnades, je l’ai -découverte. Sentez-vous la force de ce mot, comprenez-vous tout ce qu’il -représente? Je sais maintenant de quelle formidable ivresse dut -défaillir l’âme de Magellan, lorsque sa caravelle fendit les eaux -vierges du Pacifique. Dans ce vieil univers pourri, où grouillent toutes -les vermines de la corruption, où tout est souillé, où tout est flétri, -où les sèves sont anémiées, où le printemps est sans vigueur, où tout, -même les arbres, même l’humus nourricier, s’épuise de décrépitude et de -sénilité, retrouver l’Éden luxuriant et le jeune visage de la vie! -Sentez-vous cela? Le sentez-vous? - ---Je comprends, dit Helven, ému malgré lui par cet homme qui semblait à -la fois un prodigieux acteur et un prophète inspiré (les deux d’ailleurs -se concilient). - ---Je comprends aussi, dit Marie Erikow que l’attitude d’Helven -inquiétait. - ---Mais, demanda Tramier, comment l’avez-vous découverte? - ---Ce ne fut pas seulement le hasard. Je la cherchais. Je savais qu’il -devait y avoir dans quelque coin du globe une terre à moi réservée. J’ai -toujours cru à ma mission et à mon étoile. Ma mission était de découvrir -mon peuple, d’instaurer mon règne: je ne lui ai point failli. - -«Je montais alors un sloop: le _Swallow_, l’Hirondelle, si vous voulez. -Un bon bâtiment pour ces parages. Je n’avais pas encore le _Cormoran_. -Si je trafiquais d’ambre gris, de corail rose, d’épices ou de toute -autre marchandise, que vous importe! Acheter ou vendre, qu’est-ce que -cela? Voler ou prêcher, flibustier ou missionnaire, baptiser ou empaler: -qu’est-ce que cela? Il n’y a que la mission qui compte. - -«Je savais qu’il y avait dans cette région du Grand Océan des îles--une -tout au moins--que les navigateurs les plus illustres n’avaient pas -reconnues. J’ai lu tous leurs récits, étudié tous leurs mémoires, toutes -leurs cartes. Et dans cette étude solitaire, sous la lampe vacillante -accrochée au plafond de ma cabine, je revivais les minutes glorieuses -que connurent ces Puissants. Ainsi mon imagination enfiévrée m’a fait -suivre Schouten qui découvrit Honden ou l’île des Chiens, car il y a -là des chiens qui n’aboient pas; Quiros, lorsqu’il fonda -Jérusalem-la-Neuve; Rooggewen qui aperçoit dans la clarté de l’aube une -île qu’il nomme _Aurore_ et le même jour, au crépuscule, une autre île -qu’il nomme _Vêpre_; Dampier qui frémit devant l’Ile Brûlante d’où sort -un mugissement pareil au bruit du tonnerre, et tant d’autres, capitaines -de navire, boucaniers, flibustiers, savants, tous partis à la conquête -du monde. Et les lions marins escortent leurs galères; des sauvages -noirs ou cuivrés s’empressent autour d’eux, leur offrant des présents -inconnus, grimaçant de leurs faces peintes. - -«J’enviais les conquistadors. Mais une amertume me venait à lire le -récit de tant d’exploits. Qu’avaient-ils fait de leurs conquêtes? -Docilement livré à la cupidité mesquine, à la brutalité aveugle de leurs -rois, de leurs empereurs qui, à leur tour, cédèrent les forêts -embaumées, les récifs de coraux et les filles sauvages de ces îles, -vêtues d’étoffes plus douces que la soie, à d’immondes commis, à de -fétides trafiquants. Issue misérable de tant d’épopées. - -«Une voix m’appela; une étoile me conduisit. - -«Je peux dire qu’à cette époque, j’étais déjà rassasié des joies -humaines, ayant pris de fort bonne heure ma place au banquet et dévoré -plus que ma part à belles dents. Pourtant, ce ne fut pas sans une -étrange ivresse que je reconnus le Présage. - -«Car il y eut un Présage. - -«Nous naviguions depuis deux semaines. Mon équipage--il comprenait -quelques-uns de ceux qui sont ici--était épuisé de fatigue. Le scorbut -minait la plupart d’entre nous. Nous soupirions vers la fraîcheur des -aiguades, les plages de sable blanc qu’ombragent les cocotiers et les -bords obscurs des rivières. Mais rien. Parfois d’aromatiques bouffées -nous faisaient espérer l’approche d’une terre fertile. Hélas, ce n’était -que déception. - -«Un matin, comme le soleil se levait, je faisais ma ronde habituelle et -je me rendais auprès de l’homme de quart pour voir si le coquin ne -s’était pas endormi à son poste, lorsqu’un choc me renversa. En même -temps, j’entendis un grand bruit à l’avant. Je me relevai en hâte. Le -pilote me faisait des signes. J’accourus et que vis-je à l’avant du -navire? La mer toute rouge de sang. Oui, du sang, de larges plaques -d’écume rose, sur l’eau calme qu’empourpraient encore les feux d’une -aube inespérée. - -«Je vis là un présage et je ne me trompai point, car le soir, nous -découvrîmes, sous l’orbe crépusculaire du soleil, la terre fumante et -vierge de mon île. - -«Lorsque je mis au radoub mon sloop le _Swallow_, je pus m’expliquer la -cause de ce prodige que les anciens eussent enregistré dans leurs -annales. On vit, à l’avant, à sept pieds sous l’eau, une corne fort -enfoncée, à peu près de la figure et de l’épaisseur d’une dent -d’éléphant. C’était sans doute un monstre marin qui avait donné dans le -bordage. Mais les faits les plus simples décèlent parfois la force -occulte du Destin. - ---Et, insista le professeur, êtes-vous bien sûr que d’autres Européens -n’aient pas mis le pied sur ce sol? - ---Sûr, dit Van den Brooks, du moins en ce qui concerne les navigateurs -connus. En tout cas, mon île n’est portée encore sur aucune carte. - ---Quelle belle communication à faire à la Société de géographie! -s’extasia Tramier. - - * * * * * - -A ce moment, le gong résonna et la salle à manger du _Cormoran_ réunit -les passagers autour de Van den Brooks. - ---Notre dernier repas avant l’escale, dit ce dernier; nous débarquerons -avant que la nuit soit tombée. - -Le champagne coula en l’honneur de la Nouvelle Terre et Marie Erikow en -but un grand nombre de coupes, accompagnées d’amandes grillées mélangées -de gros sel. - - * * * * * - -Le sort de Lopez l’intriguait, l’angoissait même. Inconsciemment, elle -avait voué le beau et infortuné matelot au sort de Buridan, et -maintenant, elle craignait que ce vœu n’eût été soudainement réalisé. -Les paroles ambiguës de Van den Brooks avaient jeté le trouble dans son -âme. Cependant, elle n’osait interroger personne. - -Le déjeuner fini, elle se retira sous prétexte de boucler ses malles et -gagna la cabine du capitaine Halifax. Elle frappa. - ---Entrez, répondit une voix enrouée. - -Apercevant la Russe, Halifax-le-Borgne bondit du lit étroit où il était -étendu, en bras de chemise et secouant sur sa paume une pipe refroidie. -Il mâchonnait des excuses et semblait confus d’être surpris en si -familier accoutrement par la passagère, l’unique passagère. - ---Ne vous excusez pas, capitaine, dit la Russe. Vous êtes chez vous, -restez à votre aise. - -La cabine sentait la saumure et le tabac. Halifax--méticuleusement -propre d’ailleurs--n’aimait que ces frustes parfums. - ---Et que puis-je pour vous, Madame? - ---Un simple renseignement. Un potin du bord, si vous préférez. Voilà. Il -paraît qu’il y a eu un accident cette nuit. M. Van den Brooks n’en dit -pas long à ce sujet et je suis inquiète, inquiète... Je ne sais même pas -quelle est la victime. Mais la pensée qu’il y a quelqu’un de souffrant à -bord m’est insupportable. Je voudrais tant faire quelque chose. Les -soins d’une femme peuvent être précieux. Et un secours d’argent, -peut-être? - -Halifax, caressant sa pipe sur ses narines, écoutait sans mot dire. Je -ne puis dire qu’il souriait, car le Borgne n’avait souri que deux fois -dans sa vie: le jour où il avait porté sa femme en terre et le jour où -Van den Brooks lui confia le commandement du yacht. Il n’avait -d’ailleurs dans sa longue carrière pleuré qu’une seule fois, et ce fut -le jour de son baptême. - ---Ne soyez pas aussi mystérieux que M. Van den Brooks, parlez, -capitaine. Je tiens à soulager ce malheureux... - ---Le malheureux en question, Madame, s’il souffre actuellement c’est de -maux que vous ne pourriez soulager, malgré tant de bonne volonté. Et je -crois volontiers qu’il est en train de rôtir sur la broche du diable, -parlant par respect. - -Et Halifax, qui était un mécréant superstitieux, esquissa un vague signe -de croix. - -La Russe l’imita, se signant avec le pouce, à la manière orthodoxe. - ---Mort, murmura-t-elle. Comment s’appelait-il? - ---Lopez, Madame, l’homme qui chantait. - ---Et comment l’accident est-il arrivé? - ---Entre nous, Madame, il ne s’agit pas d’un accident, mais d’un crime, -bel et bien. Lopez avait à bord un ennemi mortel et il ne fait pas -bon--croyez-en ma vieille expérience--avoir à ses trousses un gars dans -le genre de Tommy Hogshead, dont l’âme est bien plus noire que la peau. -Je ne reproche rien à M. Van den Brooks, qui sait ce qu’il fait mieux -que nous: mais je pense que le chat à neuf queues a mal servi -l’Espagnol, le jour où fut fouetté Tommy. Déjà, les deux gaillards -s’étaient battus--pour une histoire de rhum--et le nègre, aussi fort -qu’il soit, n’avait pas eu le dessus. Lopez était un boxeur remarquable -et il était capable de couper le sifflet à une bonne douzaine de -sacripants. C’est pourquoi le Muid l’a pris traîtreusement et l’a -balancé par-dessus bord. Telle est du moins ma supposition. - ---Mais que va-t-on faire du meurtrier? Il sera pendu, je pense bien. - ---Bah! Pas de preuves. Tout ce que je vous dis là, c’est mon idée. Mais -je n’ai pas assisté à la scène. Je mettrais ma main au feu que tout -s’est passé comme je vous le représente, mais je n’ai pas un témoin à -citer, pas un fait à invoquer. Le nègre voulait se venger. Il s’est -vengé. Que faisait Lopez à cette heure sur le pont, au lieu de dormir -comme ses camarades? Cela, c’est une affaire entre les étoiles, la mer, -Tommy Hogshead et le défunt. Pour moi, mystère. - -La Russe se sentit gênée, bien qu’Halifax fixât attentivement le cadran -d’une montre accrochée au mur. - ---Et qu’en pense M. Van den Brooks? - ---Ce que pense M. Van den Brooks, il le garde généralement pour lui, -Madame. En tout cas, il ne paraît point attacher d’importance à -l’incident, comme il dit. Lopez a eu l’imprudence de se baigner au clair -de lune. Tant pis pour lui. Telle est son oraison funèbre et l’opinion -de notre maître qui est celle de ses serviteurs... - -Marie se leva et remercia le capitaine. Rentrée dans sa cabine, elle mit -sa tête dans ses mains et se prit à songer... - -Bientôt retentirent des coups de sifflet, des bruits de chaînes et de -palans. Le _Cormoran_ ralentissait sa course. Tout l’équipage était à -son poste de manœuvre. On jetait l’ancre. - -Marie baigna ses yeux et monta sur le pont. Le navire était amarré dans -une crique, entre de hautes et verdoyantes collines. Une plage de sable -très blanc s’inclinait doucement vers la mer... - -L’Ile, c’était l’Ile. - - - - -CHAPITRE XVIII - -L’ÎLE VAN DEN BROOKS. - - «In the afternoon they came into a land - «In which it seemed always afternoon.» - - TENNYSON. - - -Le débarquement s’opéra avec une solennité qui ne laissa pas d’étonner -les voyageurs. Les matelots s’étaient rangés en bon ordre sur le pont. -Précédé de l’esclave hindou qui portait une cassette de bois précieux et -conduisait Captain Joë et l’ara, tous deux liés à une chaîne d’or, Van -den Brooks s’avança vers la coupée et fit signe à ses hôtes de le -suivre. - ---Tiens, fit Leminhac, quel est ce personnage de Mi-Carême? - -Et il désignait Jeolly, l’Hindou. - ---Je ne l’avais encore jamais vu... Et vous, Madame? - ---Ni moi non plus, répondit Marie. - -Comme ils s’apprêtaient à monter dans le canot--le même qui les avait -menés à bord--où le marchand avait pris place, ils virent une barque se -détacher de la rive prochaine. C’était une pirogue dont l’avant recourbé -s’ornait d’une tête sculptée en bois d’ébène, avec des yeux de nacre, -des oreilles en écaille, une longue barbe et des lèvres peintes en -rouge. Un jeune homme bronzé, mais point noir, s’y tenait au centre, -appuyé sur une lance; il était nu; des fleurs passées dans ses oreilles -et les cheveux poudrés à frimas d’une sorte de chaux. - ---C’est un des grands de mon royaume, dit Van den Brooks. - -La pirogue étant à portée de voix du canot, le jeune sauvage poussa un -cri. Les rameurs abandonnèrent leurs avirons et se dressèrent, poussant -une clameur que répéta l’écho des collines. Puis ils reprirent leur -place et revinrent à force de rames vers le rivage. - -L’air était doux, embaumé de mille aromes. La lumière baissait, dorant -de ses rayons jaunissants le sable de la plage sur laquelle se -trouvaient rassemblés, en deux groupes, des hommes bronzés comme le -guerrier de la pirogue et des jeunes femmes, fort blanches, vêtues -d’étoffes multicolores et soyeuses, le front et les épaules ornés de -fleurs inconnues. Lorsque Van den Brooks mit le pied sur le sol de son -île, tous se prosternèrent, puis les femmes, se relevant, semèrent sur -ses pas des brassées de fleurs, dont les larges pétales écarlates -ouvrirent bien vite aux voyageurs un chemin de sang. Les guerriers -fermèrent la marche et le cortège s’avança par une route qui gravissait -les flancs de la colline, bordée d’orangers et de haies de mûriers. - -Van den Brooks, silencieux, demeurait solitaire à quelques pas des -passagers qui le suivaient docilement. - -Le maître du navire semblait plongé dans une austère méditation et sa -haute figure revêtait une gravité surprenante. - ---Il marche comme un grand prêtre, dit Leminhac. Il a bien de l’allure -pour un marchand de cotonnades. - -Le professeur, que ce faste flattait, observait les naturels et la -végétation. - ---Cette île doit être d’une grande fertilité, dit-il. Le climat est sans -doute tempéré et toujours égal. - -Marie Erikow ne put s’empêcher de murmurer ces vers: - - «Un après-midi, ils arrivèrent dans un pays - «Où paraissait régner un éternel après-midi.» - -et elle crut aborder en rêve sur une terre où les choses ne changent -point et dont la lumière rosée caressa, un soir, la «mélancolie aux doux -yeux» des Mangeurs de Lotus. - -Helven regardait, étonné et ravi par l’étrangeté du décor. Comme il -considérait un des guerriers de l’escorte, l’étonnement se peignit sur -son visage et il communiqua à son voisin, le professeur, une observation -qui fit retourner celui-ci. - ---Victime de quelque accident, sans doute, fit Tramier. Dommage. C’est -un superbe spécimen de la race. - -Le guerrier en question était d’une haute stature; la proportion de ses -formes était d’une harmonie antique. Sa peau était fortement hâlée; ses -cheveux longs et poudrés--ce devait être la coutume de l’île--mais il -était pénible de ne voir, au bout de son bras gauche, où les muscles -saillaient, qu’un moignon hideux et difforme. - -La vue de ce mutilé superbe et grave causa à Helven un tel malaise que -le paysage, pourtant si calme et doré par le crépuscule, lui parut -brusquement sinistre. - -Mais il ne voulut pas faire part de son impression. - - * * * * * - -Ils parvinrent dans une sorte d’hémicycle bordé par des collines toutes -mouvantes de sombres feuillages et dont le centre était formé par une -prairie d’un vert plus tendre, empourprée de ces fleurs dont aimaient à -se parer les naturels. Du sommet d’une des collines, sur la droite, -roulait en mugissant une cascade, dont les eaux, arrivées à la prairie, -se divisaient en scintillants ruisseaux, entretenant ainsi dans cette -oasis une éternelle fraîcheur. - ---L’Éden, dit Marie. Il ne nous a pas trompés. - -Et tous--même le spirituel avocat et l’exact professeur--aspirèrent -d’une lente gorgée l’odeur d’un monde nouveau, d’un monde qui s’offrait -à leur bouche comme un fruit ignoré, lisse, velouté comme une joue -d’enfant. Avant de mordre, ils hésitaient sur le seuil du plaisir, et -ils songeaient au Jardin des premières délices. - -La voix de Van den Brooks rompit le silence doré. Il s’arrêta et le -cortège demeura immobile à sa suite. - ---Ma demeure, fit-il, tourné vers ses hôtes et étendant le bras. - -Suivant son geste, dans les entrelacs d’une exubérante végétation où se -confondaient les plantes de tous les climats, aloès, cactus, plantes -tropicales épineuses et charnues, cocotiers, goyaviers, arbres à pain, -bois de rose et de santal, et jusqu’à des pins parasols qui rappelèrent -à Helven les soirs sur le Pincio, ils distinguèrent, ombragé de palmes, -un édifice aux larges bases, formant une masse sombre et rougeoyante par -endroits, adossé à un rocher de granit rouge, veiné de vert. - ---Venez, dit Van den Brooks, vous serez les bienvenus. - -Il prirent alors une allée, pavée de lave grise, bordée de cactus, de -figuiers de Barbarie et de palmiers, qui les conduisit au bas du large -perron qu’ornaient des rampes en corail. - ---Quelle délicieuse résidence! murmurait le professeur, les yeux -écarquillés derrière son binocle. - -L’Hindou qui avait disparu quelques instants se montra au sommet de -l’escalier et se prosterna, tandis que Van den Brooks et ses hôtes -gravissaient les degrés. - -L’édifice s’étendait sur une grande largeur, ceint d’un péristyle fait -de piliers en bois de teck qui supportaient un toit recouvert de -feuilles de palmiers. - ---Il ne pleut jamais dans mon île, dit le marchand. Seule, une rosée -nocturne, abondante, donne à ce sol son admirable fécondité. - -La porte massive et ronde s’ouvrait sur une sorte de vestibule d’où l’on -apercevait un patio rustique, au milieu duquel fusait un jet d’eau. -D’énormes jarres d’argile jaillissaient des arums aux pétales de cuir -blanc et parfumé, des sortes de digitales bleues, et aussi les gerbes -pourpres de l’île. Sur le seuil de la maison veillaient deux -gigantesques fétiches d’ébène au masque laqué de rouge. - -Dans le vestibule, les serviteurs, pour la plupart des naturels vêtus de -cette curieuse soie végétale, fort douce à toucher, que les voyageurs -avaient déjà remarquée, se trouvaient réunis. Ils se prosternèrent, -puis, sur l’ordre du maître, s’apprêtèrent à conduire les hôtes à leurs -appartements. - -Les chambres étaient simples, mais en tous points confortables: tendues -de nattes, meublées de rotins et de larges divans qui servaient de lits. -Portes et fenêtres demeuraient ouvertes, voilées seulement de rideaux en -perles de bois rouge et noir. - -Marie Erikow, très lasse, s’étendit et, ayant prié Helven de l’excuser -auprès du marchand, s’endormit au murmure du jet d’eau. - -Helven se pencha à sa fenêtre. Il vit une prairie d’herbe douce, à la -lisière d’un bois épais. L’ombre de la nuit rôdait déjà. Une vapeur -bleue s’élevait des arbres et de la terre comme un encens d’une -cassolette invisible. Et le grondement lointain de la cascade -accompagnait la musique silencieuse du soir. - - * * * * * - -Les quatre hommes se retrouvèrent à table. Le repas était servi dans une -pièce fort vaste, ornée de colonnes en bois précieux. Le plafond était -soutenu par de puissantes travées entre lesquelles se massait la nuit. -D’une lourde chaîne de cuivre descendait une lampe à trois becs qui -versait une clarté jaune sur la nappe et les cristaux, et par instants -un souffle mystérieux lui imprimait une oscillation qui déplaçait les -ombres dans la chambre. Van den Brooks, le buste très droit, semblait -avoir le front dans les ténèbres. Les mets étaient apportés par des -jeunes filles vêtues de blanc, couronnées de fleurs, et qui, dans -l’obscurité, glissaient sans bruit comme des visions élyséennes. -L’Hindou se dressait hiératique, appuyé contre une colonne et paraissait -se confondre avec l’ébène. - -L’ensemble de la scène offrait un curieux mélange de raffinement et de -barbarie. Sans doute était-ce l’étrangeté du décor, mais les trois -convives de Van den Brooks se seraient sentis plus à l’aise dans -l’étincelante salle à manger du _Cormoran_. Tout autour d’eux était -mystère, et un pareil mystère à des milliers de lieues de toute -civilisation, dans une île inconnue, au milieu du Pacifique, n’est pas -chose fort rassurante. L’amphitryon n’était guère fait pour dissiper le -trouble vague de leurs cœurs. - -Aussi le repas fut-il assez morne. - ---Notre étoile nous manque, dit Leminhac. - ---Ne saurez-vous donc jamais vous passer de la société des femmes? -répondit Van den Brooks. Vous voilà bien, vous autres Français. - ---J’avoue, déclara Tramier, que je regrette moins ce soir la présence de -notre charmante amie. Je me sens fort las et je vous demanderai la -permission de me retirer. - -Ils se levèrent. Chacun rentra dans son appartement où deux servantes -d’une grande beauté et de manières douces et indolentes leur préparèrent -un bain très chaud, à la mode japonaise... - - * * * * * - -Sous le soleil matinal, l’île, couverte de rosée, étincelait comme un -diamant. Levés dès l’aube, Helven et Leminhac partirent en excursion, -escortés par l’Hindou que Van den Brooks leur avait assigné pour guide. - -La résidence du marchand avait été construite dans un endroit solitaire; -autour d’elle, disséminées dans les arbres, on ne voyait que quelques -cases, sans doute habitées par les serviteurs. - -Les passagers prirent un sentier encaissé entre des rochers et au bord -duquel coulait un torrent. Ils arrivèrent ainsi au sommet d’une colline -d’où l’immensité du Grand Océan s’offrit à leurs regards. Ils purent -aussi considérer le panorama de l’île étendue à leurs pieds. - ---Elle a vraiment la forme d’une harpe, dit Helven. Mme Erikow avait -raison. - -Devant eux émergeait la tête creuse et noire du volcan, qui paraissait -plus sinistre et plus désolé, dominant l’ondulation des feuillages -innombrables. - -Des colombes au plumage feu volaient au-dessus de leurs têtes. -Quelques-unes se posèrent près des étrangers et elles étaient si peu -craintives qu’Helven put en caresser une. - ---Ces innocentes créatures, dit Leminhac, ne nous connaissent pas -encore. C’est pourquoi elles sont si confiantes. - -Sur l’autre versant de la colline s’étageait un village entouré de -vergers. Les maisons, recouvertes de feuilles de palmier, étaient -basses, mais d’aspect riant. Curieux de voir de plus près les naturels, -Helven et Leminhac s’acheminèrent à travers bois, précédés par leur -guide. Le son bizarre et aigu d’un instrument de musique les arrêta à la -lisière; ils contemplèrent alors quelques instants, dissimulés derrière -les troncs, un spectacle gracieux. - -Les habitations étaient faites d’un toit incliné reposant sur des -piliers et sans aucune espèce de muraille. Ils virent des femmes -accroupies devant des pierres d’où montait une fumée bleuâtre et -aromatique; un vieillard raccommodait un filet de pêcheur; un enfant -jouait d’une sorte de trompe de bois et, autour de lui, des jeunes gens -et des jeunes filles, demi-nus, et tous couronnés de fleurs pourpres, -dansaient. - ---Mais, chuchota Leminhac, nous sommes vraiment dans l’île des -Philosophes. - ---Dans l’île des Bienheureux, dit Helven. - -L’air était imprégné de joie. D’humides senteurs glissaient à travers -les feuilles dont la rosée achevait de s’évaporer. - -Les étrangers sortirent de leur cachette et, à leur vue, les naturels se -réfugièrent, comme épouvantés, dans leurs cases. Bientôt rassurés -d’ailleurs, ils vinrent en foule autour d’eux et les jeunes filles leur -jetèrent en riant des fleurs. Un vieillard leur fit signe de s’asseoir -près de lui, sous un arbre. Alors un enfant, de peau très blanche et, -lui aussi, enguirlandé de fleurs, se mit à chanter sur un air lent et -tendre une chanson qu’un autre accompagnait d’une flûte. - -Les mains chargées de fleurs et de fruits, escortés par le riant cortège -de jeunes filles, Helven et Leminhac s’éloignèrent de cet Éden. - ---Mais, dit l’avocat, il n’y a donc point d’hommes dans cette île? - ---En effet, répondit Helven, hormis les guerriers d’escorte de M. Van -den Brooks, je n’en ai pas vu. - -Ils pénétrèrent alors dans une petite vallée. Les feuillages enlacés -formaient au-dessus de leurs têtes les plus délicieux bosquets. Un -ruisseau bruissait sur un lit de sable très blanc: des oiseaux à longue -queue se posaient sur ses bords et plongeaient dans l’eau un bec aigu. - ---Des oiseaux de Paradis, dit Leminhac. Et Mme Erikow n’est pas là! - ---Décidément, fit Helven, notre marchand de cotonnades est plus et mieux -qu’un philosophe. C’est un poète. Un poète seul peut découvrir une île -pareille et la choisir pour résidence. S’il veut m’y garder, j’y reste. - ---Le lieu est charmant, dit Leminhac. Mais tous ces sauvages, danseurs -et enguirlandés, ne me font pas oublier la rue de la Paix. - - * * * * * - -Fortement dégoûté, Helven s’éloigna de son compagnon qui, étendu sur -l’herbe molle, allumait une cigarette. - -Il prit une sente moussue qui s’ouvrait dans le bois et la suivit -quelques minutes. Quelle ne fut pas sa surprise à découvrir dans ce site -enchanteur un lieu d’une abominable désolation. - -A ses yeux s’offrait une vaste clairière où les naturels avaient dû--il -n’y avait pas longtemps encore--édifier un village. Mais on ne -distinguait plus que des troncs à demi-calcinés, quelques blocs de -pierre noire. Seules, deux ou trois cases, que l’incendie avait -épargnées à peu près, demeuraient encore debout. Cela suffisait pour -montrer que la vie avait existé là et qu’elle n’était plus. Helven crut -flairer au ras de ces décombres une écœurante odeur de décomposition. Il -s’avança hardiment, traînant ses pas dans une poussière mêlée de cendre, -songeant à un village d’Afrique sous ses palmiers déserts, après une -razzia de négriers. - -Son pied heurta quelque chose. Il se baissa. Tâtant avec la pointe de -son soulier, il fit sortir un ossement, autour duquel grouillaient des -fourmis. - -Brusquement, une épouvante l’envahit. L’air se glaçait. Les arbres et -les buissons étaient hostiles. L’odeur de cadavre emplissait ses -narines. - -A toutes jambes, il prit la fuite. - -Dans le sentier, il bouscula l’Hindou qui venait à sa rencontre. -Celui-ci le saisit par le bras et Helven reconnut une poigne vigoureuse. -Le fidèle serviteur du trafiquant le regarda de telle façon que le jeune -peintre pensa: - ---Ce doit être là une promenade réservée. - -Il affecta pourtant un calme souriant et, débouchant dans le vallon où -l’attendait Leminhac, il aperçut, ferme et immobile comme un roc qui -attend le vaisseau désemparé, ayant derrière lui le dôme des forêts et -la cime du volcan, le Maître de l’Ile et du Navire. - - - - -CHAPITRE XIX - -LES JOYAUX ENGLOUTIS. - - «Aris, ayant fait une bonne pêche au clair de la lune, en porta - une partie au Roi auprès de qui il trouva une troupe de jeunes - filles nues, qui dansaient, jouant sur un bois creux comme une - pompe qui rend quelques sons sur lesquels les jeunes filles - réglaient leurs pas...» - - _Voyages_ d’ARIS CLAESZ (1616). - - -Van den Brooks accueillit le jeune peintre avec un sourire ambigu. - ---Il ne faut pas vous aventurer sans guide, Monsieur Helven, dans les -méandres de l’île. - ---Y aurait-il des pièges à loups? demanda brusquement l’Anglais qui -avait repris son sang-froid. - -Van den Brooks éclata d’un bon rire: - ---Oh! que non! Il n’y a pas de loups dans mon île fortunée. Il n’y a que -des agneaux, beaucoup d’agneaux. - -Et sa voix s’infléchissait tendrement. - ---Avez-vous vu quelques-uns de mes sujets, demanda-t-il aux deux -visiteurs, tandis qu’ils se mettaient en route. - ---Oui, répondit l’avocat, nous avons eu le spectacle le plus idyllique -que l’on puisse imaginer: des danses champêtres, des chants, des -cortèges de jeunes filles enguirlandées de fleurs; enfin tout mon -«Télémaque» m’est revenu à la mémoire. Vos sujets me semblent fort -heureux, Monsieur, et nous les avons enviés, Helven et moi... - ---Oui, fit le marchand de cotonnades avec componction. Et comme ils -m’aiment... - - * * * * * - -Ils prirent pour rentrer une autre route et traversèrent un second -village dont l’aspect était beaucoup moins riant que le premier. Il n’y -régnait pas cette animation charmante qui avait ravi les deux étrangers. -La nature était aussi belle, mais les vergers qui entouraient les cases -semblaient moins bien entretenus. Ni jeux, ni chants, ni danses. Un -silence de plomb que rompaient seulement le bruit de la mer se brisant -au loin sur les récifs et le roucoulement des colombes dans les -feuillages. Quelques fumées s’élevaient au-dessus des habitations où les -femmes vaquaient aux soins domestiques. Sur le seuil du village, ils -aperçurent un homme nu assis sur un bloc de lave. A leur approche, -l’homme quitta sa place et vint au-devant des étrangers. C’était un -naturel grand et bien proportionné. A quelques pas d’eux, il se -prosterna selon l’usage qui paraissait général; puis, tournant vers Van -den Brooks une face émaciée où luisaient des yeux de fièvre, il agita, -comme un suppliant, des moignons purulents et hideux. - -Ce spectacle évoqua aussitôt dans l’esprit d’Helven celui du guerrier -mutilé et il ne put réprimer un mouvement d’horreur. Leminhac éprouvait -aussi un dégoût très vif. Ce paysage enchanteur était soudainement terni -et souillé par deux poings sanglants et frénétiques. - -Van den Brooks impassible, continuant sa marche, baissa sur l’homme le -rayon de ses lunettes vertes. Et cet homme se prosterna lentement: -Helven vit deux larmes rouler de ses yeux égarés. - -Il n’osa interroger le marchand qui, d’un ton plein d’aménité, leur -montrait, à mesure qu’ils avançaient, les merveilles et les singularités -de l’île. Ils traversèrent sur un pont de bois une rivière encaissée -entre des roches grisâtres et dont l’eau coulait sur un lit de lave, -d’un noir d’encre. - ---Cette rivière, dit Van den Brooks, roule des paillettes d’or. - -Mais ni l’air parfumé d’aloès et de muscade, ni le murmure des sources, -ni les prairies où paissaient des bœufs blancs et noirs, rien de ce qui -faisait la splendeur fertile de cette terre ne pouvait dissiper le -malaise étrange d’Helven. - - * * * * * - -Leminhac semblait enchanté de sa promenade et il se montra -particulièrement brillant au déjeuner. Marie Erikow complètement reposée -et qui, en compagnie du professeur, avait fait quelques pas dans l’île, -était aussi d’excellente humeur. Quant à Tramier, une vieille toquade de -botanique l’avait repris et il ne pensait qu’à confectionner un herbier -avec les plantes de l’île Van den Brooks. - ---Vos jeunes filles, dit Marie Erikow au marchand, sont ravissantes. Et -vêtues avec un goût! Quelle est donc cette admirable étoffe dont elles -font leurs habits et qui est pareille à la soie? - ---C’est, en effet, dit le professeur, une soie végétale. J’ai reconnu le -«phormium tenax», n’est-ce pas, Monsieur Van den Brooks? - ---Plus exactement, dit le marchand, le mûrier à papier, très abondant -dans mon royaume. - ---Votre royaume? objecta l’avocat. Mais ne craignez-vous pas d’être -obligé d’en abandonner un jour la suzeraineté à quelqu’une de ces -odieuses grandes Puissances? - ---Non, dit Van den Brooks, ma souveraineté n’est pas de celles qui se -perdent. - ---Vous avez retrouvé l’âge d’or, exclama Marie Erikow. Que vos sujets -sont heureux! - ---Ils ne connaissent pas toute l’étendue de leur bonheur, répondit le -maître de l’île; ou plutôt, ils ne la connaissaient pas avant mon -arrivée; ils commencent à l’apprécier maintenant. - ---Je m’en doute, pensa Helven, qui songeait aux supplications -gémissantes du stropiat. - ---Vous devez être fort bon pour eux, remarqua la Russe attendrie. - ---Je leur ai donné tout ce qui leur manquait, repartit le trafiquant. -Ils avaient un sol fertile, des vergers chargés de fruits, des prairies -émaillées de fleurs, un éternel été, des eaux douces, un air embaumé; -ils vivaient là, dans l’innocence des premiers âges, sans passions, -puisqu’ils pouvaient satisfaire tous leurs désirs. Sans doute, ils -étaient heureux, mais il leur manquait l’essentiel. - ---Quoi donc, alors? demanda l’avocat. - ---Ils ne connaissaient pas la Loi. - - * * * * * - -Ce disant, le marchand se leva de table et conduisit ses hôtes dans le -patio où des rafraîchissements étaient servis. Un velum orange tamisait -la lumière et donnait à tous les visages un teint cuivré qui seyait à -merveille à la beauté de la Russe. - -Helven, galant et froid, lui en fit compliment: - ---La reine au masque d’or, dit-il. - ---Non, répondit-elle, la reine sans masque. - -Helven sourit et Marie comprit que le galant était perdu. Elle -comprenait bien pourquoi; mais elle comprenait mal comment. - -Elle se rabattit sur Van den Brooks: - ---Je tiens, dit-elle, à faire avec vous le tour du propriétaire. Vous -allez d’abord me montrer votre palais, ensuite votre royaume. - ---A votre guise, répondit le trafiquant. Messieurs, ajouta-t-il en se -tournant vers les hommes, vous plaît-il de faire avec nous cette visite? - -Et il offrit son bras à Mme Erikow. - -Toutes les pièces du palais ouvraient sur le patio; de toutes on -entendait bruire le jet d’eau dans sa vasque de malachite. La -bibliothèque était fort bien garnie; les salons, ornés de fétiches -d’ivoire ou d’ébène, laqués, peints ou dorés, hérissés de clous, de -cornes, de poils, avec des yeux blancs ou rouges, des masques convulsés, -des bouches hurlantes. - ---Ce sont, dit Van den Brooks, les mauvais esprits qui troublaient mon -peuple. Mon peuple n’avait qu’une croyance: celle des revenants dont ces -horribles caricatures sont les emblèmes. Depuis que je suis ici, -l’Esprit a chassé les démons et j’ai fait enlever tous ces pauvres -simulacres qui forment, comme vous le voyez, une assez jolie collection. - ---Quel dommage, dit l’avocat, que Monsieur Jean Cocteau ne soit pas ici: -il se pâmerait d’aise. Et vous, demanda-t-il à Helven, n’êtes-vous pas -cubiste? Il y a là de quoi inspirer toute une esthétique. - -On abandonna visages et faux-visages grimaçants pour pénétrer dans une -salle oblongue où la lumière ne filtrait qu’à travers des stores épais -de soie rouge et verte. Des nattes étaient tendues sur le sol, jonchées -de coussins durs. De petites tables de laque, très basses, étaient -disposées à côté des nattes, avec des lampes ornées d’araignées de -bronze et, tout auprès, des pipes et des flacons de jade. Un énorme -Bouddah, pareil à celui que Marie avait vu sur le _Cormoran_, rougeoyait -dans un angle. - ---Ici, dit Helven, c’est sans doute le Temple de la Drogue? - -Van den Brooks s’inclina: - ---S’il vous plaît d’en user, fit-il. - -Marie battit des mains: - ---Oh! oui, ce soir, ce soir... - -Les autres pièces n’avaient rien de remarquable: on revint dans la -bibliothèque. - ---Je vais, dit Van den Brooks, vous donner la plus grande preuve -d’amitié et de confiance que j’aie jamais donnée à personne. Je vais -vous montrer ce qui, depuis des siècles, n’a jamais été vu par d’autres -yeux que par les miens. - -Il s’approcha d’un rayon et déplaça légèrement une précieuse édition du -«Vathek» de Beckford. Le casier des livres tourna sur lui-même et une -porte de fer apparut, qui fut ouverte d’ailleurs avec un procédé -analogue, cher aux auteurs de films cinématographiques. - - * * * * * - -Fort intrigués, les quatre voyageurs suivirent leur hôte qui descendait -les degrés d’un petit escalier en vis, creusé dans le granit. - -Helven pensa que le rocher adossé à la maison constituait ainsi une -heureuse porte de sortie. - -L’escalier donnait accès à une sorte de galerie naturelle, fort basse, -et qui suivait un plan incliné. Helven en déduisit--et il ne se trompait -pas--que cette galerie devait aboutir à la plage. Van den Brooks -marchait en tête, une lampe électrique à la main, presque courbé en -deux. Des gouttes d’eau suintaient le long des parois et s’écrasaient -tantôt sur une main, tantôt sur un visage, sensation désagréable qui fit -pousser à Marie des cris aigus. - ---N’ayez aucune crainte, dit Van den Brooks, nous arrivons. - -On entendait déjà le mugissement des flots et la sourde détonation des -vagues sur les brisants. Van den Brooks tourna brusquement à droite. -Helven, qui se tenait immédiatement derrière lui, distingua sous le -rayon direct de la lampe une paroi de rocher et une plaque de cuivre. Un -ressort joua et, presque à plat ventre, la petite troupe pénétra par une -ouverture circulaire dans un puits de ténèbres et de silence. - -Clac, le bruit sec d’un commutateur. La lumière ruisselle sur les parois -rugueuses d’une crypte. La paroi granitique s’empourpre comme d’un sang -fraîchement versé. De petites facettes de mica scintillent et, dans -l’ombre de la voûte, c’est un battement d’ailes nocturnes effarouchées. - -Marie Erikow affectait une audacieuse assurance. - ---En plein roman, dit-elle. Vive Van den Brooks! - -Helven songeait: - ---Il doit y avoir une fissure dans la voûte, puisqu’il niche ici des -oiseaux de mer et que l’air n’est pas vicié. - -Mais il fut arraché à ses déductions policières par l’attitude du -marchand. - -Celui-ci se tenait debout au centre de la crypte, la barbe étincelante -de rayons. Ses lunettes brillaient d’un éclat vraiment diabolique. Il -semblait l’officiant de quelque rite obscur et cruel. - -Soudain, il se baissa, prononçant des paroles incohérentes. Un disque de -pierre tourna et un coffre d’acier vint émerger automatiquement à la -surface; il y eut un déclic. Avec des mouvements dont il réprimait mal -la fébrilité, le maître du navire fit jouer les serrures, puis, d’un -grand geste, il releva le couvercle pesant: - ---Regardez, cria-t-il, regardez... - -Sous les feux des lampes électriques, un prodigieux trésor s’enflammait -comme un brasier. C’était un sabbat de pierreries, une orgie -d’émeraudes, de rubis, de topazes; des grappes de perles s’écroulaient; -les yeux troubles des opales luisaient; les saphirs faisaient songer aux -sultanes des mille et une nuits; les améthystes, à d’éblouissantes -religions. Deux escarboucles roulèrent sur le sol; Marie Erikow les prit -dans l’ombre pour des prunelles de chat. - -Van den Brooks, transformé, frénétique, plongeait ses coudes dans le -coffre, brassait les diamants et retirait par instant ses mains qu’il -tenait hautes, comme s’il eût voulu égoutter leur magnificence. - ---C’est beau comme la mer phosphorescente, c’est plus beau qu’elle, -haletait-il. C’est du sang, c’est du feu, cela brûle, cela grise. C’est -à moi, à moi. C’est mon vin, ma folie, ma divinité... - -Tramier prit le bras d’Helven: - ---Ces trésors sont prodigieux; mais toutes ces pierres sont peut-être -fausses. En tout cas, je crois notre hôte décidément fou et en bon -chemin pour la paralysie générale. - ---C’est une opinion, chuchota Helven. - -Il se tut, car Van den Brooks se retournait. Le maître de l’île avait -repris son calme. - ---Savez-vous, dit-il, qui m’a livré ces trésors fabuleux? Il y a là pour -des millions et des millions de pierreries, des diamants gros comme des -œufs, des perles roses et noires. Savez-vous qui m’a fait cette -largesse? - -«La mer, continua-t-il gravement. Et regardez ce qu’elle m’a livré -aussi. - -Il plongea ses bras dans le coffre, fouilla un moment et retira une -boule jaunâtre. C’était une tête de mort: une émeraude s’était logée -dans son orbite. - -Puis il rejeta le crâne parmi les pierreries, referma le coffre et -s’assit sur le couvercle. - - * * * * * - ---Un jour que je me promenais sur la pointe orientale de l’île, peu de -temps après mon débarquement, mon pied heurta sur le sable d’une petite -crique une planche rongée par la mer. Je ne doutai pas que ce ne fût une -épave et je reconnus un fragment encore muni d’une serrure ancienne de -fer ciselé. La rouille avait rongé si profondément le métal que j’eus -beaucoup de peine à distinguer les détails de la ciselure. J’y parvins -cependant. Je distinguai successivement quelques lettres: G... O... -SA... et une date, 1592. C’était assurément l’épave d’un vaisseau brisé -sur les récifs. Mon imagination évoqua aussitôt les galions espagnols -chargés des diamants et de l’or du Pérou, de tous les trésors des Indes -Orientales, que le vent et les courants entraînaient parfois dans des -directions inconnues et qui, parfois aussi, venaient misérablement se -rompre sur des écueils. Les lettres déchiffrées confirmèrent mon -hypothèse. Après maints efforts, je reconstruisis ce nom: _Graciosa_. - -«La _Graciosa_ avait dû couler aux abords de mon île. Il fallait la -retrouver. - -«Grâce aux naturels qui sont de fort bons plongeurs, je pus bientôt -avoir des indications intéressantes. Les plongeurs notèrent, en effet, à -une profondeur d’une dizaine de brasses seulement, une carcasse de -bateau à demi enlizée dans le sable et toute recouverte de coquillages. -Je ne vous retracerai pas mes efforts personnels et ceux de mes -ouvriers. Revêtu d’un scaphandre, je passai de longues heures, immergé, -le pic à la main, pour dégager le navire englouti et m’en faciliter -l’accès. Enfin, je pus pénétrer sur le gaillard d’avant et descendre -dans les soutes. Vous ne sauriez imaginer l’horreur de ce cadavre de -vaisseau, rongé par le sel, gonflé d’une eau noire, tout grouillant de -poulpes et de crabes, dans le silence d’une mort séculaire. Je -tremblais; j’avançais pourtant. - -«La _Graciosa_ était bien une goélette et ses flancs recélaient -d’inestimables trésors. Des lingots d’or que les siècles avaient -ternis--mais je sus bien reconnaître le précieux métal--s’amoncelaient -parmi des algues. Ils étaient trop pesants: je les laissai à la mer qui -faisait bonne garde. - -«Soudain, titubant dans cette eau obscure, embarrassé par mes semelles -de plomb et le casque respiratoire, je heurtai un coffre volumineux. -J’étendis la main, et ma main se posa sur quelque chose de lisse, de -froid et d’un peu visqueux. C’était un crâne. Le coffre ouvert à -grand’peine, car il était comme maçonné de coquilles, une Golconde -apparut à mes yeux: les pierreries palpitaient dans la glauque pénombre. - -«Je ne sépare point ces joyaux engloutis et par moi ramenés à la -lumière, de ce funèbre ossement poli par les flots.» - - * * * * * - -Comme il achevait ces mots, Van den Brooks appuya sur un ressort -invisible et le coffre redescendit dans la cachette. - -Muets, ses hôtes regagnèrent avec lui la fraîche demeure où fusait le -jet d’eau, où les arums embaumaient dans des jarres étrangement peintes. - - - - -CHAPITRE XX - -L’HOMME QUI VOULUT ÊTRE DIEU. - - «Vous connaîtrez en ceci que je suis le Seigneur: je vais - frapper l’eau de ce fleuve avec la verge que j’ai en main et - elle sera changée en sang.» - - _Exode_. - - -L’île tout entière baignait cette après-midi dans une telle douceur que -les voyageurs sentirent peu à peu se dissiper le malaise causé par la -scène de la crypte. Revenus à la lumière, ils cédèrent au charme -amollissant de cette contrée où, sous un ciel toujours égal, les fleurs -s’alanguissaient sur leur tige, sans se flétrir. - ---Ici, dit Marie Erikow, les fleurs meurent et ne vieillissent pas. - ---Cela est vrai, répondit l’avocat, la décrépitude est bannie de cette -terre. - -Le professeur expliquait à Helven que Van den Brooks présentait -incontestablement des troubles mentaux dont le principal était la fureur -mégalomanique. - ---D’ailleurs, ajoutait Tramier, en dehors de ces accès qui pourraient -avoir un jour de funestes conséquences, il faut convenir que c’est un -homme accompli, fort intelligent et le plus aimable des hôtes. - -Le peintre ne lui paraissant pas prêter une attention suffisante à son -diagnostic, il rejoignit Leminhac et Marie Erikow qui avait pris le bras -de Van den Brooks. - ---Venez-vous? demanda Marie à Helven. Nous allons visiter l’île sous la -conduite de son roi. - ---Excusez-moi, dit Helven, je préfère rester sur la plage et prendre -quelques croquis. - - * * * * * - -En réalité, le jeune homme se sentait envahi d’un furieux besoin de -solitude. Il avait toujours rêvé d’aventures, et l’Aventure s’offrait à -lui. Van den Brooks était un vrai protagoniste de roman, mystérieux à -souhait, peut-être même assez dangereux pour pimenter les derniers -chapitres de l’histoire. Que signifiaient, en effet, ces horribles -mutilations, cette adoration craintive des naturels pour le marchand de -cotonnades? Que signifiait le village brûlé? Toutes les paroles de Van -den Brooks revenaient à la mémoire du peintre et certaines prenaient un -sens très lourd. Helven se rappela le soir où le trafiquant, le front -tourné vers les astres, avait laissé tomber de ses lèvres: «Dieu n’est -que le plus artiste des bourreaux». - -Et pourtant, ce jour-là, malgré l’Aventure, dans cette curieuse -atmosphère imprégnée à la fois d’une édénique sérénité et de menaces -inconnues, dans cet air embaumé et peut-être saturé de poisons subtils, -le peintre, jadis avide d’émotions fortes, se coucha sur le sable de la -grève, en proie à cette lassitude que les Pères de l’Église ont nommée -le _taedium vitae_. Marie Erikow n’était sans doute pas étrangère à cet -abattement; mais la tristesse d’Helven s’élargissait au delà d’une -simple mésaventure amoureuse: elle embrassait les méandres de l’île, les -récifs de coraux, les volcans sourcilleux, le ciel d’émail sombre et les -houles du Pacifique. Une phrase de Nietzsche lui revint à l’esprit et, -la prononçant, ses yeux se remplirent de larmes: «_Jadis, on disait Dieu -en regardant sur les mers lointaines_...». - -Il se leva. Décidé à chasser ses humeurs romantiques, il prit à travers -bois, dans une direction opposée à celle suivie par le petit groupe. Le -silence était profond. Dans l’enchevêtrement des branches et des -feuillages qu’il écartait pour se frayer une route, des battements -d’ailes effarés, une fuite brusque dans les buissons; puis le silence se -refermait et le bruit de la mer elle-même ne pénétrait pas cette sylve. -L’odeur des plantes et des arbres était presque suffocante; des aromes -obscurs se condensaient sous cette voûte, comme en une cassolette bien -close. Les tempes d’Helven battaient. Il avait hâte maintenant de -trouver une clairière, d’aspirer une bouffée venue du large, de voir -au-dessus de sa tête un morceau de ciel libre. De son bâton, il fauchait -les lianes, abattait les basses branches, faisant sa trouée, les épaules -en avant. - -Enfin, un rayon de soleil traversa les feuillages moins épais. Il -respira. - -Alors, dans le silence, un hululement s’éleva, une plainte si vaste -qu’elle paraissait sortir de la forêt et gagner l’espace des eaux -amères, par-dessus les arbres et les collines, comme un vol de grues -gémissantes. C’était une supplication monocorde, un peu rauque et d’une -désolation infinie. - -Helven frémit. Cette île recélait donc dans ses plis embaumés les plus -atroces douleurs? - -Rejetant les branchages, il vit devant lui une clairière d’herbes fines. -Au centre, étaient assis en cercle quelques personnages qui se livraient -à une sorte de lamentation liturgique. - -Le soleil qui coulait sur leurs corps nus faisait miroiter de petites -écailles d’argent. Au bruit des feuilles, ils se levèrent et marchèrent -au-devant de l’étranger, tournant vers lui des visages blancs où les -yeux n’étaient plus que des trous écarlates. Quelques-uns n’avaient plus -de nez et de béants ulcères rongeaient leurs bouches. - -Un souffle d’épouvante passa sur le front d’Helven. Il s’enfonça dans la -forêt, talonné par la Lèpre. - - * * * * * - -Les hôtes de M. Van den Brooks étaient déjà réunis autour de la table, -lorsque le peintre entra dans la salle à manger, le visage encore un peu -pâle. - ---Où diable étiez-vous donc? demanda l’avocat. - ---J’ai fait, répondit Helven, une excursion fort pittoresque. - -Le marchand regardait le jeune homme avec beaucoup d’intérêt. - ---Nous déplorons, dit-il, que votre goût de la solitude vous ait -entraîné loin de nous. - ---Si Sa Majesté le veut bien, fit Marie Vassilievna qui traitait -maintenant Van den Brooks en souverain d’opérette, nous achèverons la -soirée dans un certain Temple qu’elle nous a montré aujourd’hui et où il -nous plairait assez d’officier en l’honneur du Seigneur des Pavots. - ---Volontiers, dit le trafiquant. L’opium est à la fois un sage -conseiller et le maître des songes. Il fait bon reposer en sa compagnie, -sur un oreiller de laque dure. J’ai de fort bonne drogue. Ce n’est pas -comme à Paris où l’on tète du dross. - ---Bravo, fit Marie. - ---Pour moi, glissa Tramier, je m’abstiendrai, mais je vous regarderai -volontiers. - -Helven et Leminhac acquiescèrent et l’on passa dans la fumerie. - - * * * * * - -Des lanternes, ornées d’oiseaux monstrueux sur fond rouge, éclairaient -la pièce. Nous supposons que nos lecteurs ont tous lu Thomas de Quincey, -Kipling, ou tout au moins Claude Farrère; ils nous dispenseront donc de -nous étendre longuement en des descriptions d’un effet facile et d’un -goût un peu usé. Les amateurs de ce pittoresque recourront à leurs -auteurs préférés; quant aux amateurs de la drogue elle-même, ils -connaissent ses merveilleux effets et son nom seul suffit à évoquer dans -leur esprit des Palais de Béatitude que nulle brocante de verbe ou de -style ne parviendrait à meubler. - -Bientôt le silence tomba des voûtes obscures et tout autour des lampes -grésillèrent les boules soigneusement rôties dont l’odeur ne s’oublie -point. L’Hindou préparait les pipes. Marie Erikow refusa d’ailleurs ses -services. Elle tenait trop à la volupté d’amollir la goutte sacrée au -bout de l’aiguille sur l’or crépitant de la flamme. - -Leminhac eut bientôt mal au cœur; mais il eut le tact de ne pas se -plaindre. Le professeur s’initiait prudemment aux Paradis artificiels. -Quant aux autres, ils fumèrent, sans mot dire, les premières pipes. - -Bientôt cette lucidité élyséenne que donne l’opium, cette langueur -d’après-midi qui n’atténue point l’éclat des images, envahirent l’esprit -des fumeurs. Le professeur lui-même s’enivrait lentement du parfum qui, -peu à peu, imprégnait les murs, les nattes, les étoffes, la nuit. - -Et ils étaient cette fois-ci bien pareils aux mangeurs de Lotus qui -s’assirent au soir sur le sable jaune d’un pays où les choses ne -changent pas, sur une plage au bord des flots, entre la lune et le -soleil. - - * * * * * - -Comme ils glissaient ainsi sur les pentes exquises de la mort, il leur -parut entendre une voix semblable à celle de Van den Brooks, mais ni les -uns ni les autres ne surent la distinguer de leurs songes: - ---M’avez-vous pris, ô étrangers, disait le Maître du Navire, m’avez-vous -pris pour un marchand de cotonnades? Faut-il que vos esprits soient -lourds et vos yeux aveuglés? N’avez-vous donc point vu qui j’étais; -n’avez-vous pas compris le sens de mes paroles? - -«Un roi, pensez-vous. - -«Non, un Dieu.» - ---Un Dieu, fit Tramier. Qui a dit cela? - -Et il retourna la tête sur son coussin. - ---Comme cette odeur est entêtante, songeait-il. - - * * * * * - ---Oui, un Dieu, reprit la voix. Je suis le Dieu de cette terre et le -Dieu de ces hommes. Ils m’adorent et je dispose à la fois des fruits du -sol, de la chair et du sang de mon peuple. - -«Sans doute, je n’étais qu’un homme autrefois. Mais cela ne m’a point -suffi. J’ai voulu être Dieu. Je le suis. - -«Voici que j’ai débarqué sur cette terre,--et cette terre le Seigneur -l’avait bénie entre toutes. Les vents orageux n’y soufflent point; la -rosée humecte les plantes; le soleil et la lune la caressent de leurs -rayons; la mer lèche doucement ses rives. Mon île était le jardin des -délices, le vase de la joie, le vaisseau de l’innocence. - -«Je vis des hommes et des femmes au corps harmonieux, au front couronné -de fleurs. Ils vivaient nus et ne connaissaient point leur nudité. La -terre produisait en abondance de quoi suffire aux besoins de ses -enfants; ils ne travaillaient point. Ne possédant rien en propre, ils ne -se haïssaient pas. Bien au contraire, ils s’aimaient et s’unissaient -entre eux, selon leurs goûts et selon les heures; ils se séparaient -avant que la lassitude ne devînt du dégoût; et l’amour n’était pour eux -ni une lame aiguisée, ni un feu dévorant, ni une folie hagarde. L’aube -et le crépuscule se posaient sur leurs maisons comme un vol pacifique de -colombes. La mort elle-même se parait de voiles candides; elle les -prenait par la main et ils la suivaient, croyant qu’elle les conduisait -dans une autre île où les fleurs n’étaient pas moins belles, l’air moins -embaumé et le ciel moins éclatant. - -«A voir cette félicité, mon cœur défaillit d’amertume. Depuis des -siècles, me dis-je, ils jouissent d’un bonheur fait d’ignorance. Ils -n’ont ni société, ni religion, ni morale, ni sanctions. Horreur! Ils -ignorent la Loi. - -«Et il me parut qu’un sombre nuage voilait subitement cette nature -splendide. Car la destinée de l’homme n’est point d’être heureux, mais -de connaître et d’appliquer la Loi. - -«Je résolus de la leur révéler et de les arracher ainsi à leur félicité -coupable. Mais ce n’était point chose aisée, car ils ne m’entendaient -pas. Rien, dans cette île qui n’avait pas changé depuis l’Éden, rien -n’avait pu leur apprendre que l’homme est né pour travailler; que toute -joie, dans son essence, est damnable, sinon celle qui naît du bien -accompli et de l’observance des préceptes; que l’amour est une -souillure; que la loi enfin, la loi de l’Éternel, c’est la douleur. - -«Impuissant à faire pénétrer ces vérités salutaires dans leurs esprits -corrompus par tant d’innocence, je procédai autrement que par des -discours. - -«J’avais pour moi la force: des serviteurs résolus, des armes et tous -les arguments que nous fournissent quelques livres de poudre, de -chevrotines et pas mal encore d’autres ingrédients dont je vous parlerai -tout à l’heure. Le fer et le feu, employés pour cette juste cause, -contribuèrent à établir la Loi. - -«Loué soit le Tout-Puissant, qui m’a donné d’être son second et presque -son égal sur cette terre immonde. Les desseins de la Providence sont -cruels, mais je suis avec joie leur instrument. - -«Que je baigne mes mains dans le sang du pécheur; que je déchire ses -entrailles; que j’arrache ses yeux. Ma violence et ma rage bienfaisantes -lui ouvriront l’éternité. Qui n’a pas goûté cette volupté souveraine n’a -jamais été ivre. - -«Et voici: - -«Ces pauvres sauvages ignoraient tout du juste et de l’injuste. Comment -leur faire entendre ces notions indispensables? N’ayant aucun besoin et -par conséquent aucune privation, ne possédant rien et jouissant de tout, -ils ne pouvaient comprendre la gloire du Très-Haut qui distribue, selon -ses desseins mystérieux, la pauvreté et la richesse, la maladie et la -santé. Où le mal n’existait pas, il me fallut le créer, pour que la -lumière de l’Éternel gagnât les ténèbres de leur cœur. - -«Ainsi ai-je fait. J’ai mutilé les êtres les plus solides et les plus -vigoureux; je leur ai enlevé la force de leurs mains et de leurs jambes; -j’ai crevé la coque de leurs yeux; j’ai arraché ces langues qui ne -louaient pas le Seigneur. J’ai allumé des bûchers, incendié des -villages, égorgé des femmes et des enfants. Mais j’ai bien eu soin -d’épargner une partie des habitants, pour leur donner, par mon -arbitraire, une notion de l’équité. Le Seigneur a-t-il fait autrement au -jardin de l’Éden? A-t-il autrement que moi répandu sur la terre en -genèse la douleur comme une semence? - -«Vers moi aujourd’hui les hommes les plus vigoureux agitent leurs poings -sanglants. Je les ai humiliés et je leur ai appris à prier. Les femmes -ne considèrent plus l’amour comme une joie. Il ne leur est permis que -d’être mères. La pureté enfin, l’ascétique pureté, va descendre et va -régner sur cette terre où les hommes vivaient comme vivent les oiseaux. - -«Le bien-être de la chair éloigne de Dieu. Les maladies et la -décrépitude étaient ignorées de mon peuple. J’ai fait surgir devant eux -le spectre argenté de la Lèpre aux yeux roses.» - -La voix se tut. - - * * * * * - -Dans le silence de la fumerie, on n’entendait plus que le souffle des -dormeurs. Tous avaient cessé de fumer. Il y eut deux ou trois -soupirs--des cauchemars sans doute. - -La voix reprit: - - * * * * * - -«La grâce du Seigneur a pénétré ces âmes, car ceux à qui j’ai infligé de -salutaires souffrances se prosternent devant moi et m’adorent -aujourd’hui. Non seulement ils me craignent, mais ils m’aiment pour le -mal que je leur ai fait. Et sans doute ils préfèrent ma création -douloureuse au règne paisible de la nature. - -«Et moi-même, un vin capiteux enivre maintenant mes esprits. L’orgueil -du Seigneur est descendu en moi. Ce que j’ai fait, Dieu seul eût pu le -faire. Il avait oublié dans son œuvre ce misérable coin de terre et j’en -ai fait le temple de sa glorification. Lorsque je considère mon ouvrage, -je me sens l’égal du Tout-Puissant. - -«Louez-moi pour les plaies; louez-moi pour la lèpre; louez-moi pour le -sang répandu; louez-moi pour avoir substitué à la nature bestiale la -Loi, la divine Loi.» - - * * * * * - -La nuit se referma comme un calice sur la chambre où les dernières -lampes battaient de l’aile, pareilles à des papillons de lumière -agonisante. - - * * * * * - -A l’aube, Helven se secoua le premier et regagna sa chambre. - ---Dieu! que j’ai mal dormi, pensait-il. Décidément, l’opium ne me -réussit plus. J’en ai perdu l’habitude. - - - - -CHAPITRE XXI - -OÙ VAN DEN BROOKS SE DÉCOUVRE. - - «Poulpe au regard de soie...» - - MALDOROR. - - -Le marchand de cotonnades semblait goûter la bonne drogue et, cette -nuit-là, il avait dû en absorber une assez respectable quantité, car on -ne le vit pas de la matinée. Les quatre voyageurs se retrouvèrent, un -peu avant midi, sous le péristyle du Palais. - -Leminhac avait les traits tirés et le professeur, les yeux bouffis. Par -contre, Marie Erikow était fraîche comme l’aube elle-même. Helven, qui -n’avait pas mal supporté une vingtaine de pipes, complimenta celle-ci -sur son teint. - ---L’opium, dit la Russe, c’est pour moi un véritable bain. J’en sors -rafraîchie, détendue, et je vois tout en rose. - ---Rose, dit l’avocat, cette couleur évoque en moi le souvenir d’un -affreux cauchemar. Pourquoi cette association? Il devait y avoir dans -mon rêve quelque chose de hideux et de rose à la fois... J’y suis... des -yeux. Brr. Je ne vous le raconterai pas. Mais la drogue ne me donne pas -des visions précisément folâtres. - ---C’est étrange, dit Helven. Moi, j’ai fait un cauchemar analogue. - ---Quant à moi, intervint le professeur, je n’ai pas fumé, mais la salle -était si imprégnée des vapeurs de vos pipes, que je me suis tout -doucettement intoxiqué. Je n’ai pas rêvé, mais il m’a semblé entendre la -voix de M. Van den Brooks et j’ai attribué, dans ma torpeur, à ce pauvre -homme toutes sortes de propos incohérents. Je pense que l’impression -causée par la scène de la crypte a déclenché les élucubrations de mes -méninges. - ---J’ai entendu également la voix de notre hôte, repartit Helven. Il m’a -paru qu’il délirait. - ---Curieuse coïncidence, remarqua l’avocat. - -Marie Erikow, abandonnant les hommes à leur conversation, s’éloigna pour -faire quelques pas sur la plage et admirer les jeux de la lumière sur -les coraux ruisselants d’écume. La nouveauté du paysage, le charme -pittoresque de cette escale, tout avait contribué à lui faire rapidement -oublier la dernière nuit du _Cormoran_. Elle en avait même si -complètement perdu le souvenir, car les femmes ont parfois la mémoire -courte, qu’elle ne s’expliquait pas la froideur d’Helven à son égard. -Elle regrettait déjà d’avoir découragé l’avocat qui aurait pu à la -rigueur constituer un pis-aller et traitait intérieurement le peintre de -«nigaud». - -Elle cheminait sur le sable de la plage, suivant sa rêverie. Toutes les -préfaces de feu Melchior de Vogüé, tous les articles de feu Théodore de -Wyzewa ne nous révéleront pas les arcanes de l’âme slave. -Contentons-nous d’admirer la jeune femme qui, vêtue de blanc, longe le -bord sombre de la mer, ramasse parfois un galet veiné d’or ou s’appuie -au tronc d’un cocotier, pour suivre du regard le jeu des houles indigo. -Mais voici que vient se poser à côté d’elle un oiseau couleur de feu. -C’est une des colombes dont le plumage enflamme les feuillages de l’île. -L’oiseau semble peu craintif et Marie s’approche pour le saisir. Elle -étend la main, mais il s’envole et va se poser quelques pas plus loin... -Et la poursuite continue, tout comme dans les contes arabes où l’oiseau -se mue, au bon moment, en un génie, une princesse ou un crapaud. - -Aucune de ces transformations n’advint ce jour-là, car le merveilleux -avait--sans doute depuis l’apparition de Van den Brooks--déserté le -rivage de l’île qui fut son dernier refuge. Mais cette course conduisit -Marie à quelque distance de l’habitation, dans un lieu solitaire. -C’était une petite crique encaissée de rocher de granit rouge que -recouvraient de larges plaques de mousses verdissantes. Marie se pencha -au bord de la falaise, cherchant à sonder la profondeur de l’eau glauque -comme ses propres prunelles. Elle vit d’abord son image couronnée de -plantes marines, puis distingua, échoué entre deux rochers, un canot -peint en vert et qui portait en lettres blanches le nom du yacht -_Cormoran_. La barque se balançait, maintenue au roc par une corde; elle -contenait quelques ballots et un tonnelet. La présence de ce chargement -annonçait sans doute la présence d’un propriétaire et, mi-farniente, -mi-curiosité, Marie Erikow se coucha sur la falaise, surveillant la -barque et suivant en même temps la danse serpentine des algues dans la -transparence de l’eau. - -Elle s’engourdissait déjà sous le soleil qui rôtissait l’herbe courte et -odorante du rocher, lorsqu’elle entendit un pas crisser sur le sable. - -Tel le Cyclope aux yeux rusés d’Ulysse, apparut, émergeant des blocs -empourprés, Tommy Hogshead, ruisselant. Le nègre regarda tout autour de -lui, puis, s’approchant du canot, il souleva le tonnelet à bout de bras -et but à longs traits. Il battit ensuite le briquet, alluma une pipe de -terre et s’étendit sur le sable. - ---Que vient faire ici cette brute? songeait Marie. - - * * * * * - -La sinistre face de Tommy la poursuivit. Les paroles confidentielles du -capitaine Halifax, qui en savait peut-être plus long qu’il ne voulait en -avoir l’air, n’avaient guère contribué à dissiper les craintes que lui -inspirait le drôle. Elle savait maintenant que la quasi-certitude d’un -crime--dont elle devinait la raison--pesait sur ce crâne laineux. Tout -le jour, l’ivoire ricanant du nègre hanta ses esprits, et le souvenir de -Lopez ajoutait à sa peur un nouveau malaise fait à la fois de honte... -et de regret... - - * * * * * - -Van den Brooks ne parut pas au déjeuner. L’Hindou excusa son maître avec -des gestes. L’absence du marchand surprit ses hôtes et le repas fut -morne. La chaise vide de Van den Brooks eût-elle été occupée brusquement -par le spectre de Banco, les quatre voyageurs n’auraient pas été moins -silencieux. Lassitude causée par la nuit d’opium, anxiété vague d’un -mystère, angoisse d’une menace suspendue sur l’île ou sur la maison, -toujours est-il que le malaise, éprouvé par chacun et constaté chez ses -voisins, ne cessait de s’accroître à chaque minute. - -Leminhac et le professeur eurent vainement recours aux havanes de Van -den Brooks; Marie Erikow but inutilement deux verres de kummel glacé; -Helven tira sans succès sur sa pipe bourrée d’un tabac virginien macéré -dans le miel et le jus de figue: hélas! l’inquiétude aux doigts perfides -serrait leurs gorges. - ---Ma foi, dit l’avocat, l’île de M. Van den Brooks est un royaume fort -plaisant, mais je ne voudrais pas priver mes auditeurs australiens d’une -parole française. Quand partons-nous? - ---Le royaume est beau, dit à son tour le professeur, mais le roi est mal -équilibré. - ---Quant à moi, éclata Marie, j’ai assez de tous ces sauvages et il y a -au moins quinze jours que je n’ai pas lu les articles de M. Capus et le -_New-York Herald_. Je veux partir. - -Helven ne dit rien, car il était déjà sorti. Quand il revint, il trouva -tout son monde sommeillant sur les fauteuils du patio et Leminhac occupé -à une réussite. Le jet d’eau, irisé par un rayon de soleil, flottait -semblable à une crinière d’arc-en-ciel. - -Le peintre secoua ses amis. - ---_Get up._ Le sommeil ne vaut rien pour la digestion. Leminhac, mon -cher, si vous voulez savoir l’avenir, mieux vaut venir tirer un -horoscope sur le sable de la plage. - ---Je crois, ajouta-t-il, qu’une promenade nous est _absolument -né-ces-sai-re_. - -Il articula ces mots à voix basse, mais si nettement que les trois -autres le regardèrent, surpris, et le suivirent. - ---Qu’y a-t-il? demanda Marie. - -Helven attendit que l’on se fût éloigné à bonne distance de la maison. -Quand ils se trouvèrent sur la plage nue, sûrs de ne point être épiés, -le peintre dit: - ---Le _Cormoran_ a quitté son mouillage. Le _Cormoran_ n’est plus ici. - ---Sinistre plaisanterie, grogna l’avocat. - ---En êtes-vous bien sûr? demanda le professeur. - ---Voyez plutôt. - -Et Helven conduisit ses compagnons sur un rocher d’où l’on dominait la -petite rade de débarquement. - -La mer s’étalait, bleue et plate: pas une fumée à l’horizon. - ---Il n’y a pas d’autre mouillage aux abords de l’île, continua le -peintre. Le yacht a levé l’ancre la nuit dernière. - ---Alors nous sommes prisonniers? gémit Marie. - ---Prisonniers de M. Van den Brooks, fit Tramier. Ce n’est pas drôle. Un -personnage aussi excentrique ne m’inspire aucune confiance. - ---Mais serait-il parti lui-même? demanda l’avocat. - ---Je ne crois pas, répondit Helven. - -L’étendue ruisselante de lumière leur parut désolée et l’angoisse agita -ses ailes glacées au-dessus de leurs têtes. - ---Que faire? - -Marie Erikow s’était assise sur le sable, la tête dans ses mains. - ---Ne vous effrayez pas, madame, supplia Leminhac. Il n’y a pas encore -lieu de s’affoler. Délibérons. - -Ils gagnèrent un boqueteau, hors des vues du maître de l’Ile. - ---Entre nous, dit le professeur, ce Van den Brooks est un fou. Tous les -fous dangereux ont une apparence normale au premier abord: j’aurais dû -m’en douter et ne jamais accepter de monter sur ce fâcheux navire qui -nous plante ici bellement. - ---N’épiloguons pas inutilement, repartit Helven. Je ne suis pas sans -inquiétude: cette île me paraît présenter des singularités peu -rassurantes. - ---Je suis tout à fait de cet avis, commenta Marie. - ---Moi aussi, murmura l’avocat. - ---D’autre part, je ne suis pas très sûr que l’opium m’ait halluciné -complètement, cette nuit... - ---Moi non plus, fit le professeur. - ---Résumons-nous donc. Ce soir, nous exprimerons à M. Van den Brooks -notre désir de quitter au plus tôt son royaume. - ---Nous serons courtois et énergiques, appuya l’avocat: je parlerai. - ---Et s’il n’était plus là? objecta Marie. - -Mais nul ne répondit. - - * * * * * - -Marie Erikow n’eut pas le courage d’affronter le dîner. Elle se retira -dans sa chambre et pria Leminhac de la tenir au courant des événements, -s’il y avait lieu. Elle assujettit elle-même les barres de ses volets, -tant elle craignait de voir luire à sa fenêtre les sinistres boules de -loto de Tommy Hogshead. Plusieurs fois, au cours de la nuit, elle -sursauta, croyant entendre des craquements. Et pourtant, la nuit -tropicale, lamée de soie, éventait l’île de mille souffles, l’île -heureuse, les étoiles et la mer chuchotante... - - * * * * * - -Les trois hommes prirent place à table. La salle était sombre; la lampe -suspendue à sa lourde chaîne projetait sur les murs des ombres -éléphantesques. L’Hindou se tenait à son poste. Soudain, avant que le -service ait commencé, sans que nul l’ait entendu venir, les convives -virent, debout devant sa chaise, Van den Brooks, le front perdu dans les -ténèbres. - -Leminhac, qui avait le sens du théâtre, eut bonne envie de murmurer: -«Bon appétit, Messieurs...» - -Mais la voix lui manqua. - ---Excusez-moi, dit le marchand. Les intérêts de mon peuple m’ont obligé -à rester cette longue journée éloigné de vous. Je réparerai cela demain. - ---Vous êtes tout excusé, monsieur, répondit le professeur, et nous ne -saurions vous détourner d’accomplir les devoirs d’un si important -ministère. Le séjour que nous avons fait ici restera un impérissable -souvenir. Hélas! les meilleures choses ont un court destin et... - ---Que non, que non! fit le marchand. - ---Pourtant, insista le professeur interloqué, il nous faudra partir et -ce départ doit être proche... - ---Voire, fit Van den Brooks, à la manière de Panurge. - -Leminhac, inquiet, remit son intervention au moment des liqueurs. Le -marchand se montra, tout le long du dîner, d’une humeur et d’une -cordialité parfaites, déplorant l’absence de Mme Erikow. - ---Je crains que le climat ne lui convienne pas, dit le docteur. - ---Erreur! Il n’en est pas de plus sain, répéta l’heureux propriétaire de -l’île. - -On passa au fumoir. Les cigares et les alcools étaient tels que les -convives de Van den Brooks, chaleureusement émus par la digestion, ne -purent s’empêcher de chanter en leur cœur les louanges de l’hôte. - ---Au fond, songeait Tramier, c’est un fou inoffensif et intermittent. - ---Quelle charmante réunion! s’exclama le maître de l’île. Comme il est -doux d’avoir auprès de soi des hommes de votre valeur et de votre -culture, mes chers amis, quand on est comme moi, un pauvre solitaire et -un rustre, pour tout dire. Vous m’apportez les parfums d’une -civilisation dont, depuis trop longtemps, je ne goûte plus les fruits. -Les joies de la sympathie et de l’amitié avaient depuis longtemps aussi -déserté mon cœur: vous me les avez fait retrouver. Grâces vous en soient -rendues. Je n’oublierai jamais nos entretiens, la douceur des nuits -passées ensemble à discuter des grands problèmes de l’âme et de la vie, -sur le pont du _Cormoran_... - ---A propos, intervint Helven, où donc est allé le yacht? - ---Parti pour Sumatra, cette nuit, articula sèchement Van den Brooks. - ---Mais alors... mais alors... bégaya Tramier. - ---Et ma conférence! s’exclama Leminhac, ma conférence est certainement -manquée. - ---En vérité... en vérité... haletait le docteur, vous êtes fort -hospitalier, monsieur, mais l’hospitalité a des limites... - ---Nous ne pouvons pourtant prolonger indéfiniment notre séjour dans -votre île, insista Leminhac. - ---Et comment partir maintenant? reprit le professeur. - -Ne prêtant qu’une oreille distraite à ces plaintes amoébées, le marchand -rejetait voluptueusement la fumée de son havane. Il était fort adroit à -souffler des couronnes. Son regard se dirigea sur Helven et il sourit, -comme s’il avait en lui un confident secret. Le jeune homme, confus et -irrité, détourna les yeux. - -Alors, le marchand de cotonnades éclata d’un grand rire et tout le -palais vibra. Un pareil frémissement devait secouer l’Olympe, lorsque -Zeus était en gaieté. - -Il se frappa la cuisse, poussa vers le plafond un jet tumultueux de -fumée et, la barbe épanouie d’allégresse, articula: - ---Vous ne partirez plus. - -Il y eut ce qu’on appelle un froid. - -Le Zeus de la Jûte dressa sa haute taille et, barbe en avant, cigare aux -doigts, arpenta le fumoir. - ---Ah! çà, dit-il d’une voix calme--jugeant sans doute incongrue une -hilarité trop manifeste--pour qui me prenez-vous? Pour un jeune daim en -nourrice, pour un philanthrope ramolli, pour un... (la pudeur nous -interdit de reproduire le terme dont il se servit). Ah! mes pauvres -amis, mes pauvres chers amis, que vous me faites de peine! Je vous -croyais moins obtus. - -«Alors, comme ça, vous avez cru que vous pourriez vous offrir une -croisière aux frais du père Van den Brooks, boire son champagne et son -whisky, fumer ses cigares, vous goberger à votre aise et puis, adieu je -t’ai vu, vous rembarquer sur ma galère et retourner à vos chères études? - -«Non, mes agneaux, vous aviez compté sans votre hôte. - -«Votre hôte veut que vous restiez. Vous resterez. Au fond, vous n’êtes -pas trop mal ici. Le climat est excellent pour les rhumatisants. Or, -notre cher professeur est goutteux et vous autres, vous avez sans nul -doute des prédispositions funestes à cette affection. Je vous garde et -je vous soigne... - ---Mais... mais..., essaya le professeur. - ---Chut, chut. Laissez parler votre bon Van den Brooks; il ne veut que -votre bien. - -«Avez-vous songé un peu à ce que vous feriez, si je vous débarquais, -tout frais, tout roses, engraissés comme de petits cochons, sur les -quais de Sydney? Non, vous n’y avez pas songé? Eh! bien, moi, je vais -vous le dire: vous iriez raconter partout qu’il y a, quelque part dans -une île, une sorte de fou qui se dit marchand de cotonnades et qui parle -trop quand il a pris de l’opium. Monsieur Helven, qui est un si charmant -homme et qui connaît si bien les choses de la marine, donnerait même -exactement la latitude et la longitude. Pas vrai, mon jeune ami? Et -puis, un beau jour, ne verrais-je pas débarquer ici les serviteurs -abêtis et galonnés de vos Sodomes et de vos Gomorrhes, vos coloniaux, -vos gendarmes, vos fonctionnaires? Jolie société. Plaise à Dieu que -cette racaille ne foule jamais le sol de cette île bénie par le -Seigneur: je la recevrais à coups de fusil. - -«Ce n’est pas tout, mes bons amis. Je m’ennuie ici. J’aime la société -des dames, des dames qui jouent du piano, parlent anglais et tiennent -leur place au bridge. Vous n’avez pas pensé une minute que vous pouviez -faire le bridge de ce pauvre Van den Brooks? Ingrats! Je suis sûr que -Mme Erikow a bien meilleur cœur. Mais vous ferez mon bridge, allez, et -vous y prendrez goût. Je m’ennuie, je vous le répète, et je vous -garde... - -«Prenez-en votre parti. Allez, croyez-moi! Vous n’avez d’ailleurs pas -d’autre alternative: mon bridge ou le radeau de la Méduse, à supposer -que vous puissiez quitter la côte sans recevoir une chevrotine de mes -fidèles serviteurs qui sont de parfaits évangélistes. Quand vous les -connaîtrez mieux, vous les apprécierez. - -«Et nous collaborerons! Oui, mes amis, le Seigneur vous a fait cette -grâce de vous appeler à moi. Vous participerez à mon œuvre. Le -professeur Tramier est un homme plein de science et de ressources. C’est -un médecin. Il m’aidera à donner à mon peuple, par les méthodes que vous -connaissez (oui, oui, ne protestez pas) et qu’il élargira, le sentiment -de la justice et cette crainte de Dieu qui est le commencement de la -sagesse, comme dit la grammaire grecque. Vous m’aiderez à amener le -règne de Dieu sur cette terre, en m’aidant moi-même à y régner. - -«Leminhac, mon cher maître, qui êtes doué d’une si belle faconde, je -vous emploierai à la propagation de la foi et, d’autre part, vous -pourrez, sur ce terrain vierge, vous livrer avec moi à de sérieuses -expériences sociologiques. Il y a beaucoup à faire ici, en cette -matière, et M. Durkheim n’aurait jamais rêvé une pareille félicité. - -«Enfin, mon cher Helven, votre sensibilité d’artiste vous désigne pour -un rôle à la fois délicat et sublime. Vous serez l’Instrument du -Seigneur, le Serviteur de ses Vengeances et vous doserez à merveille, en -y prenant un pieux plaisir, ces délectables supplices qui ouvrent aux -âmes l’Éternelle Cité. - -«Quant à Mme Erikow, permettez-moi de ne pas insister. Les voies de Dieu -sont mystérieuses. Préparez-la à la grande tâche qui lui incombe. Salut -à toi, fille de Jérusalem! - -«Considérez maintenant votre nouvelle existence. Le Seigneur vous -donnera des jours nombreux. Vous vivrez autour de moi, comme les -rejetons d’un chêne majestueux, jusqu’au jour où... - -«Allez, mes amis, soyez sages. Bonne nuit. Ne faites pas de mauvais -rêves.» - - * * * * * - -Et l’Hindou rabattit sur le Maître la lourde portière ramagée de fleurs -et d’oiseaux des Iles. - - - - -QUATRIÈME PARTIE - -LA TRAVERSÉE S’ACHÈVE - - - - -CHAPITRE XXII - -OÙ IL EST QUESTION DE LA CONCUPISCENCE CHEZ LES PERSONNES DE COULEUR, DE -SES RAPPORTS AVEC L’ODORAT ET AUSSI D’UN PASSAGE SECRET ET D’UNE PORTE -DE FER. - - -Le _Cormoran_ avait bien levé l’ancre. Qu’il se dirigeât ou non vers -Sumatra, comme le prétendait Van den Brooks, c’est là une question à -laquelle, seul, le capitaine Halifax pourrait répondre et, pour le -moment, le voici dans sa cabine, en chandail de laine bleue, la joue -gonflée d’une chique. Halifax-le-Borgne prend ses aises, maintenant -qu’il n’a plus à son bord «ces bougres de terriens» et qu’il est seul -avec le ciel, la mer, son bon navire et quelques coquins dont l’eau -salée est l’élément naturel. «Où va le _Cormoran_, capitaine?» Le -capitaine n’a cure de nous répondre et il mastique une savoureuse -tranche de tabac. Ce n’est pas Halifax qui vendra son maître. - -On frappe à la porte--deux coups secs. - ---Entrez, bosseman, qu’y a-t-il? - ---Il manque un homme à l’appel, capitaine. - ---Lequel? - ---Tommy Hogshead. Le gaillard a filé cette nuit. Il est parti sur un -canot du bord, emportant un tonnelet de rhum, des biscuits et quelques -boîtes de conserves. - ---A dieu vat, dit philosophiquement Halifax. Il n’ira pas loin. Et ce -n’est pas une grande perte que nous faisons là. Merci, bosseman. - -Et il fait passer sa chique de la joue droite à la joue gauche, -soufflant à une distance honorable pour un capitaine au long cours un -jet de salive noire. - - * * * * * - -Il y a sur les bords de l’île Van den Brooks une petite crique où les -crabes abondent. Il y en a de toutes les tailles et les matelots en sont -friands. Mais ne croyez pas un instant que Tommy Hogshead ait amarré son -canot chargé de provisions dans cette anse à crustacés pour se livrer au -plaisir innocent de la pêche. Vous vous feriez de cet enfant des forêts -africaines une image idyllique dans le goût de Bernardin de -Saint-Pierre, mais peu conforme au goût d’aujourd’hui: ce dernier aime -qu’on lui peigne la vie et les hommes en noir plutôt qu’en rose. En -l’espèce d’ailleurs le noir est de rigueur, car non seulement Tommy est -de peau fort sombre, mais il roule dans son esprit des desseins plus -sombres encore. Il faut un traître dans toute histoire et ce rôle lui -est dévolu. Il cède à la fatalité. Plaignons-le, mais ne quittons pas -des yeux sa haute silhouette qui se profile en coulée d’encre sur les -rochers de la crique, à la nuit tombante. Que cherche-t-il avec tant de -persévérance? Il passe agilement d’un rocher à l’autre, entre dans l’eau -jusqu’à mi-jambe, explore toutes les fissures de la falaise. Le voici -qui se courbe, se courbe et disparaît. - -Tommy Hogshead a trouvé quelque chose et ce quelque chose est -probablement ce qu’il cherchait. Dans une anfractuosité de la falaise -s’ouvre une sorte de galerie naturelle dont l’étroit accès est barré par -une épaisse grille de fer. Le nègre caresse amoureusement les barreaux, -éprouve la serrure; mais cette herse digne d’une Bastille ne lui paraît -pas sans doute un obstacle bien sérieux, car il sourit de tout son -ivoire. La nuit vient. Tommy juge sans doute que sa journée a été -suffisamment remplie; après une cordiale accolade au tonnelet de rhum, -il s’étend au fond de son canot et regarde, de cette couche oscillante, -les étoiles se lever sur le Pacifique. - -Sous cette latitude ou sous une autre, les étoiles ont gardé le magique -pouvoir d’amollir les cœurs les plus endurcis. Le nègre n’est pas -insensible à l’influence des astres, car le sommeil ne voile pas ses -prunelles de porcelaine. Ce farouche fils de Cham est dévoré d’une -passion que, lecteurs impénitents de Georges Ohnet, vous croyez -appartenir en propre aux membres du Jockey, aux officiers de cavalerie -et aux ingénieurs des Ponts et Chaussées. Tommy Hogshead est amoureux -et, s’il a quitté son bord, s’il s’est caché dans l’Anse aux Crabes, -c’est pour suivre la piste de Marie, pour flairer son parfum, pour -tenter peut-être un coup d’audace. Il n’est pas sans connaître -l’existence d’une certaine galerie qui, de la falaise, aboutit à -l’intérieur même du palais de son maître. Et ce qu’il vient d’éprouver -de son poing, pareil à une massue d’ébène, c’est la qualité des barreaux -et la force de la serrure qui défendent l’accès du secret passage. - - * * * * * - -La Vénus nègre doit s’attacher à sa proie avec un acharnement tout -spécial, car Tommy ne ferma pas l’œil. Lorsque la nuit fut avancée, il -grimpa le long des rochers et gagna une éminence d’où il pouvait -apercevoir, entre les arbres, la maison de Van den Brooks. Une lueur -tremblait encore à quelques fenêtres. Elle s’éteignit au bout de -quelques minutes: le nègre redescendit alors dans la crique. L’ombre -épaisse des rochers et de l’eau ne le gênait nullement et il retrouva -sans hésitation l’ouverture de la galerie. - -Celle-ci était fort basse: un homme de la taille du nègre n’y pouvait -pénétrer qu’à plat ventre: de plus, elle s’ouvrait à fleur d’eau et -devait être impraticable par les gros temps. Une mousse verdâtre -engluait ses bords. La grille était fixée au roc, d’un côté par deux -gonds, de l’autre par une serrure. Tommy empoigna les barreaux et pesa -lourdement. De l’eau jusqu’aux jarrets, arc-bouté sur un bloc de granit, -les muscles de ses bras et de ses cuisses tendus comme des câbles -d’acier, immobile dans son ahan, il semblait la statue obscure de la -Force. Quelques secondes, et le pêne se tordit lentement. La grille -céda. Elle s’ouvrait en dedans. - -Rampant sur les lichens gluants, le nègre s’avança dans la galerie. -Quelques mètres plus loin, le couloir s’élargissait. Il put se -redresser. Les ténèbres étaient opaques, mais, en tâtant les parois, il -remonta la pente. Il passa devant la crypte où Van den Brooks avait -enfoui les joyaux de la _Graciosa_ et refit, sans le savoir, le chemin -suivi, quelques jours auparavant, par la dame de ses pensées. - -L’odeur de la Russe chatouillait si fort les narines du nègre,--car, -chacun le sait, l’amour chez les animaux et les sauvages est déterminé -par l’odorat--qu’il accomplit rapidement, et presque sans tâtonner, la -montée d’un escalier fort raide, dans une obscurité de tombeau. Hélas! -il n’était pas au bout de ses peines. Une surface lisse et glacée -s’offrit à ses paumes. Il devina une porte de métal; mais il eut beau -chercher, il ne rencontra ni serrure, ni poignée, ni la moindre prise. -Il haletait, baigné de sueur, frissonnant dans l’humidité visqueuse de -ce boyau. Devant lui, un obstacle sur lequel la pesée formidable de son -échine ne pouvait rien. Sa force restait vaine; son cerveau obtus -n’avait pas prévu l’issue fatale de cette aventure. Dans les ténèbres de -sa pensée, une angoisse bougeait comme une larve. Il demeurait, accroupi -devant le seuil triplement scellé, songeant à celle qui, là, tout près -de lui, offrait sa blancheur odorante aux caresses du lit. Un -gémissement rauque s’échappa de sa gorge. - -Il y eut un souffle, un glissement, un rais pâle de lumière. - -Tommy n’eut que le temps de se laisser rouler le long de l’escalier, au -pied duquel il trouva un refuge dans une excavation du roc. - -La porte de fer s’était ouverte. - - - - -CHAPITRE XXIII - -LE CALME PRÉCURSEUR. - - «The huge and thoughtful night.» - - WHITMAN. - - -Leminhac, délégué à cet effet, donna à Marie Erikow un aperçu des -projets nourris par M. Van den Brooks au sujet de ses hôtes et de la -part de collaboration qu’il leur réservait dans sa grande œuvre. Un -aperçu seulement, car il omit de transmettre le salut du Maître de l’Ile -à la fille de Jérusalem, craignant d’apporter un trouble trop vif dans -l’esprit de la Russe. Celle-ci, d’ailleurs, se comporta vaillamment. - ---Croyez-vous, dit-elle, que ce fou nous menace de quelque danger? - ---Il faut s’attendre à tout, dit Leminhac, mais jusqu’ici, il n’y a -point péril en cette demeure. - ---S’il en est ainsi, reprit la Russe avec un sang-froid que bien des -stratèges lui eussent envié, il faut aviser au plus tôt à quitter l’île. - ---Cela ne me paraît point aisé, hélas! murmura l’avocat. Nous allons -tenir conseil. - -Mais Van den Brooks ne leur en laissa point le loisir. Il se montra ce -jour-là d’un empressement sans pareil autour de ses hôtes bien-aimés. Il -les couvait du regard, leur souriait en coulisse et se livrait enfin au -charmant manège du chat avec la souris, manège qui paraissait fort bien -convenir à sa nature. Marie Erikow ne pouvait s’empêcher de l’admirer et -inconsciemment se retrouvait en lui. Le professeur marquait une réserve -orgueilleuse et prenait l’attitude du stoïque accablé par le destin. -Leminhac, lui, ne parvenait pas à dissimuler quelque mélancolie. Quant à -Helven, il se gardait bien d’affecter une bonhomie qui eût donné long à -penser à ce finaud de marchand, mais montrait suffisamment de bonne -humeur pour qu’on pût le croire résigné à son nouveau sort. - ---Vous me permettrez, dit-il affablement à Van den Brooks, d’user et -d’abuser de votre bibliothèque. Vous avez là mille ouvrages rares que je -désire lire depuis fort longtemps. Les loisirs que vous m’offrez dans -votre île me paraîtront enchanteurs, si mon esprit y peut goûter tant de -délectables aliments. - ---Mon cher ami, dit le Maître de l’Ile, tous ces volumes sont à vous. Je -ne suis pas fâché que vous consacriez à la lecture une grande partie de -vos heures libres. Étant donné l’emploi que je vous réserve, certains -ouvrages vous seront utiles, bien plus, nécessaires. Même s’ils vous -semblent arides, je vous conseille fort le _Traité d’anatomie_ de -Poirier et un travail fort curieux d’un savant chinois, traduit par -votre serviteur lui-même, touchant _l’Art de disséquer à vif_. - ---Dès aujourd’hui, dit énergiquement Helven, je me mettrai à l’ouvrage. - -Et, de fait, il demeura seul dans la bibliothèque tout le temps que -Marie consacra à une violente migraine, Tramier à son herbier et -Leminhac à un écarté avec le marchand. - -Le peintre ne resta pas oisif. - - * * * * * - -Vers le soir, Van den Brooks eut la bonne grâce de se retirer et les -quatre voyageurs se retrouvèrent dans le boqueteau au-dessus de la -plage. - ---Quelle sinistre aventure! commença le professeur qui jouait volontiers -le rôle du chœur dans la tragédie antique. - ---Permettez, dit Helven. Il ne faut nous en prendre qu’à nous-mêmes et -le mieux est de ne songer qu’aux décisions immédiates. - ---Oui, fit Marie. Il faut nous sauver. - ---Songez, reprit le peintre, que nous sommes gardés. La nuit dernière, -j’ai voulu mettre le nez dehors, à titre d’expérience, mais quelques -ombres de mauvais augure m’ont détourné de pousser plus loin que le -seuil. Il est impossible de passer par les portes ou les fenêtres. Nous -recevrions des coups de fusil... - -Il s’interrompit: - ---J’ai cru entendre un craquement derrière ce buisson, dit-il. Nous -sommes épiés. - -Il baissa la voix: - ---Je sais un moyen de sortir. En deux mots, voici: ce soir, on passera à -la fumerie. Nous ferons semblant de fumer et Van den Brooks, qui m’a -l’air de donner assez dans la drogue, sera bientôt hors d’état -d’empêcher nos projets. Rendez-vous dans la bibliothèque, tous quatre. -Je me charge du reste. - ---Enfant, dit Leminhac. Sortir du palais, la belle affaire! C’est sortir -de l’île qu’il faut. - ---Nous décrocherons une pirogue, repartit Helven, il y en a certainement -sur le rivage. - ---J’ai une idée, dit Marie, il y a un canot chargé de provisions, dans -une petite crique à trois cents pas d’ici. - -Elle décrivit l’endroit où elle avait aperçu le canot de Tommy, sans -toutefois parler du nègre. - ---Merveilleux! éclata Helven. Si le canot est encore là, nous sommes -sauvés, car j’ai comme une idée que cette crique... mais, motus! Vous -saurez cela assez tôt. Fiez-vous à moi. - ---Et si le canot a un propriétaire, fit Leminhac, et si ce propriétaire -ne consent pas à céder à nos honnêtes propositions... - ---Alors, articula Helven, voici... - -Et il sortit de sa poche un bowie-knife fort honorable. - ---J’ai mieux que cela, dit en souriant Marie. - -Et elle sortit de son sac à main un ravissant browning. - ---Parfait, jugea le peintre. En attendant, M. Tramier va, sur vos -indications, aller reconnaître si le canot est encore là. Il est moins -aisément suspect qu’aucun d’entre nous. - -Le professeur accepta, assura son binocle, et l’on vit sa petite -silhouette noire diminuer sur la falaise. Comme on était loin de -l’Académie, des Radiolaires et de Krafft-Ebing, sur cette île semée de -volcans, exubérante de verdure, devant la splendeur déserte du -Pacifique. - -Le professeur songeait: - ---Que suis-je allé faire dans cette galère... c’est-à-dire dans ce -maudit yacht? Que n’ai-je attendu un paquebot sûr et bourgeois? Ce Van -den Brooks est un huguenot opiomane, c’est-à-dire un fou de la plus -dangereuse espèce. Qu’allons-nous devenir? - -Cependant, il aperçut le canot qui se balançait dans l’anse aux crabes. -Par bonheur, Tommy n’était pas là. - ---Ayons bon espoir, dit Helven, quand le professeur communiqua le -résultat de sa reconnaissance. Je suis maintenant certain de mon plan. -Nous aurons une passe difficile. Peut-être essuierons-nous quelques -balles... - ---Ils nous manqueront comme la sentinelle de Prague, fit héroïquement -l’avocat. - ---Et ce sera la liberté. - ---Rentrons vite, dit le professeur. Van den Brooks serait sur ses -gardes... - -Et tout en regagnant la demeure massive sous les palmes--qui semblait -maintenant une prison--le bon docteur songeait--perspective peu -folâtre--au Radeau de la Méduse. - - - - -CHAPITRE XXIV - -L’ÉVASION. - - Agli occhi miei ricomincio diletto - Tosto ch’i’ usci’ fuor dell’aura morta - Che m’avea contristati gli occhi e il petto. - - DANTE. - - ---Je suis lasse, dit Marie au dîner; je demande au Seigneur de l’île la -faveur de quelques pipes. L’opium seul me rend des forces. - ---J’y consens d’autant plus volontiers, repartit l’aimable trafiquant, -que moi-même je ne trouve de réconfort que dans la prière et dans la -drogue. L’une va à Dieu et l’autre en vient. - ---Je ne me suis pas bien trouvé de mon premier essai, fit Leminhac en -minaudant. - ---Vous essaierez de nouveau, insista Van den Brooks. On ne parvient pas -du premier coup à la béatitude. - ---Pour moi, dit le professeur, je veux bien tenter ce soir une bouffée. - ---Bravo, mon cher maître--et le marchand lui frappa sur l’épaule. Il -faut que, comme moi, vous cherchiez dans le calice du Pavot des conseils -et des inspirations. C’est tout à fait indispensable à notre ministère. - -Ils s’étendirent sur les nattes. Les pipes émirent leurs brèves volutes; -les lampes brasillèrent. De nouveau, le silence et l’ombre recouvrirent -l’île, le palais, les fumeurs. - -En vérité, l’heure était tragique. Van den Brooks, couché sous la clarté -rouge d’une lampe, semblait le génie funeste de ces lieux. Étendu, il -paraissait encore plus grand et sa barbe se déroulait comme un fleuve de -feu, à la lueur haletante des veilleuses. Autour de lui, ses hôtes, ses -victimes, s’allongeaient, feignant d’absorber la fumée, affectant une -volupté que rongeait l’angoisse des minutes à venir. A tout bien peser, -quelles chances avaient-ils d’échapper au monstre? Aucune. S’ils -déjouaient la surveillance des serviteurs, s’ils passaient même à -travers les balles, quelle autre perspective que d’attendre sur une mer -déserte, dévorés par la faim et la soif, un navire qui peut-être ne -passerait jamais. La mort planait sur eux. Helven, le plus audacieux de -tous et qui, parce que le plus jeune, avait le moins peur de mourir, -sentit bouger en lui le trouble démon du désespoir. - - * * * * * - -C’est alors que la voix s’éleva--la voix qui l’autre soir avait parlé: - -«L’opium est la route qui conduit à la mort, c’est le sentier baigné -d’aromes qui descend vers les profondeurs. Trois esclaves à la peau -noire, trois esclaves endormis gardent le seuil de mon palais; l’enclos -sacré est ceint de pavots; le soleil de midi ne le frappe point; mais, -seuls, l’ont effleuré les rayons du couchant et les bleues écharpes de -la lune. O mes amis, quand vous connaîtrez mon palais, vous n’élirez pas -d’autre demeure. - -«Que sont maintenant pour moi les tristes fils des vivants? Que sont -pour moi les fruits acides de la terre? Que sont pour moi les voluptés -des mortels, puisque je connais la joie de Dieu? O mes amis, quand vous -connaîtrez mes festins, le pain des hommes aura pour vous le goût des -cendres. - -«Voici que je dirige mes regards sur le chemin parcouru; voici que je -considère l’œuvre accomplie. Et l’amertume envahit mon cœur, comme la -mer montante le sable des grèves. Car mon désir est tourné vers une -autre contrée; ma tête cherche d’autres ombrages et les palmes de cette -terre ne sont pas une aile assez douce à la lassitude de ma vie. - -«Dès l’aube de ma jeunesse, j’ai connu la force et la puissance et j’en -ai usé pour la plus grande gloire du Très-Haut. Les hommes ont été entre -mes mains comme les cymbales aux mains des Lévites et de leurs ossements -choqués, j’ai fait jaillir la louange de l’Éternel. J’ai conduit mes -frères et amis sur le seuil des terres promises et je les ai rejetés -ensuite dans leur abjection, afin qu’ils ne blasphémassent point avec -leur joie. J’ai semé la douleur et j’ai fait pousser le mal comme la -plante robuste dans une terre grasse, parce que la douleur et le mal -glorifient Dieu et qu’ils sont sa justification. - -«Ma tâche est faite. La force de mes membres se tourne vers le repos. La -mort s’ouvre devant moi comme la couche parfumée devant l’époux. - -«Mes amis, vous pouvez m’en croire: il n’est volupté plus enivrante que -celle de s’anéantir. Cette fumée qui baigne nos fronts n’est qu’un -avant-goût des suprêmes délices. - -«Et voici ce que je vous propose: - -«Cherchons ensemble la mort la plus suave et le lit le plus moelleux. -Écrivons sur le seuil de nos chambres ce mot: euthanasie. Qu’est-ce que -le bain de Pétrone, l’eau empourprée de sang et de pétales de roses? -Qu’est-ce que le sommeil sous le mancenillier? Il nous faut trouver -autre chose. La science séculaire et notre propre divination nous -aideront à cette découverte. - -«Peut-être parviendrons-nous à franchir ce terrible fossé sur un pont de -cristal! Peut-être nous évanouirons-nous dans l’éther de quelque nuit -laiteuse, comme, un soir de fête, s’évanouit l’écho d’une musique dans -les bosquets, parmi les danseurs et les musiciens! - -«O mes amis, cherchons à mourir ensemble de la plus belle des morts.» - - * * * * * - -La voix expira lentement. - ---Voire! pensa Leminhac. Je n’ai nulle envie de pratiquer ces macabres -artifices. - -Il se tourna et vit la place d’Helven déserte. - ---C’est l’heure, murmura-t-il. - -Le Maître de l’Ile reposait dans les ténèbres. - - * * * * * - -A pas de feutre, Marie, puis Leminhac, puis le professeur qui semblait -fort ému et dont le binocle glissait à tout instant, se retrouvèrent -dans la bibliothèque. La nuit était fort claire et la pièce, plongée -dans une légère pénombre. - -Helven, debout devant un rayon, déplaça le «Vathek» de Beckford. Un -bruit se fit entendre, puis la porte secrète tourna. - -D’un signe, Helven entraîna les autres derrière lui. Marie Erikow passa -la dernière, attardée à retirer de son sac, non point le conseiller des -grâces, mais un fort bon donneur d’avis à sept cartouches. - -Leminhac fit jouer sa lampe électrique. L’escalier apparut. Ils -descendirent. Leurs pas semblaient faire rouler des tonnerres. Ils -serraient les dents et retenaient leurs souffles. - -Parvenus au bas de l’escalier, ils s’engagèrent dans le couloir, assez -large à son entrée. Le sol humide glissait. Leminhac n’allumait pas sa -lampe de crainte qu’un rayon ne fût aperçu à travers quelque fissure du -rocher. - -Marie Erikow était prête à tout événement. Elle se sentait lucide et un -peu grisée par le danger. On vit double, lorsque la mort vous guette. - -Chose étrange, il lui parut que quelqu’un marchait derrière elle. Elle -prêta l’oreille, tout en avançant. Aucun bruit suspect ne lui parvint. -Mais c’était comme une présence, comme un souffle--quelque chose vivait -dans l’ombre. - -On arrivait au bout. Déjà les vagues détonnaient sur les parois -rocheuses, d’une rumeur sourde et funèbre. Une fraîcheur salée mordit -leurs lèvres. Le couloir se rétrécissait; la route était fort basse. Il -fallut se plier en deux. - -Helven, qui marchait en tête, sursauta. - ---Nous sommes perdus! - -Devant lui, il aperçut un pan de nuit et quelques étoiles, le tout dans -un orbe de roc strié de barreaux de fer. - ---Une grille. Nous sommes perdus, perdus! - -Leminhac, qui cheminait derrière lui, ne voyait rien. - -Le passage était tellement étroit qu’Helven dut se mettre à quatre -pattes. Il parvint ainsi à la grille. Il saisit les barreaux et tira à -lui. La grille était ouverte. - -Une onde d’espoir gonfla sa poitrine. Sur le rebord du rocher, il se -redressa et sauta dans l’eau. Les autres le suivirent. Devant eux, le -canot balançait sa forme sombre. Une vague les aspergea. Ils se -hâtèrent. - - * * * * * - -Marie parvint la dernière à l’orifice, se traînant péniblement sur les -genoux. Quand elle aperçut les étoiles et l’eau mouvante devant elle, -elle rendit grâces à Dieu. Mais un souffle rauque la fit retourner. -Cette fois-ci, ce n’était pas une illusion. Elle vit dans les ténèbres -du boyau luire les yeux blancs qui avaient hanté ses songes. - ---Le nègre! - -La brute couchée tout de son long sur les lichens humides rampait vers -elle. Déjà sa lourde main se tendait pour la saisir. On eût dit d’un -reptile monstrueux, la bouche entr’ouverte sur l’éclair livide des -dents. - -Elle bondit. La nuit la happa. Elle était sauve. - -Se retournant brusquement, elle tira la grille vers elle au moment -précis où Tommy Hogshead empoignait les barreaux. - -La tête hideuse du nègre ricanait derrière cette cage. - ---Tant pis pour lui, pensa-t-elle. - -Sa main ne trembla pas. - -Un claquement sec. Un peu de cervelle éclaboussa le roc. La tête -s’affaissa sur les barres, les yeux demeurèrent fixes et blancs, ouverts -sur l’immensité. - -Marie sauta dans la barque. - -Ils étaient saufs. - - - - -CHAPITRE XXV - -OÙ RÉAPPARAÎT CERTAIN NAVIRE. - - «Je vais accompagner Miss Rooseway qui quête - Fort gentiment pour les familles des marins - Naufragés. Oh! qu’une valse lente, ses reins - A mon bras droit, je l’entraîne sans violence - Dans un naufrage où Dieu reconnaîtrait les siens.» - - HENRI J.-M. LEVEY. - - -Helven et Leminhac saisirent les avirons. L’avocat faisait de son mieux. -Quant au peintre, les régates sut la Tamise l’avaient depuis longtemps -préparé à son rôle. Le canot était léger. En quelques minutes, on fut -hors de la crique et le large apparut. Au-dessus de leurs têtes, le ciel -pâlissait déjà; la nuit se frangeait de pourpre, comme un rideau de -théâtre qui, près de se soulever, laisse passer un rais de lumière; les -houles dans cette pénombre de genèse semblaient rouler des flots de -naphte, visqueux et noirs. Les fugitifs ne purent réprimer au fond -d’eux-mêmes une secrète terreur. - ---Qu’avez-vous fait? demanda Helven à Marie. Vous avez tiré? - ---On nous poursuivait, répondit la Russe. - ---Qui? - ---Je ne sais. Une ombre. J’ai eu peur. - ---Vous pouviez nous perdre. - -Marie ne répondit pas. - ---Je pense, dit le professeur, que le bruit de la mer sur les rochers a -assourdi la détonation, car personne ne semble s’être aperçu de notre -départ. - -En effet, rien ne bougeait sur la crête des falaises. Pas une lueur, pas -un coup de feu. Leur fuite n’avait pas été surprise. On ne s’en -apercevrait qu’au jour. Il fallait donc voguer à force de rames, car, -sans nul doute, Van den Brooks voudrait rattraper ses hôtes. - ---Heureusement, soliloqua le professeur, dont la tâche était d’écoper le -fond du canot, heureusement que le marchand de cotonnades est, à cette -heure, abruti par la drogue. Il rêve sans doute à ses méthodes -d’évangélisation et se réjouit à l’idée de nous avoir pour acolytes. - -Marie était plongée dans une profonde rêverie. Parfois, dans la blafarde -lueur de l’aube, elle regardait ses mains, avec des réminiscences de -Macbeth: «Tous les parfums de l’Arabie...». Mais c’était avant tout -littérature et bonne éducation, car elle aurait eu beaucoup plus de -répugnance d’abord et de remords ensuite à abattre un de ses lévriers -qu’elle n’en avait éprouvé à faire sauter la pauvre cervelle d’un nègre. -Elle avait visé froidement la grosse lune noire, comme on vise, dans les -foires, l’œuf qui sautille au bout d’un jet d’eau. - ---J’ai tué un homme, pensait la petite fille bien élevée. - ---Ce n’était qu’un nègre, commentait Mme Erikow. - -Et tout s’était si vite passé et la nuit était si obscure qu’il ne lui -restait déjà plus qu’un souvenir très vague de son meurtre, aussi vague -que l’image d’un noyé qui coula lentement, par une nuit pareille, -tendant vers le ciel un poing crispé, étoilé d’un petit cercle d’or... - -Si Marie eût philosophé--mais elle se contentait d’être dans la vie un -admirable philosophe pratique--elle eût sans doute déduit de sa propre -observation que la vertu est en bonne part affaire d’imagination; que -l’on a baptisé bien à tort «folle du logis» cette charmante fée grâce à -laquelle il peut y avoir quelque pitié sur cette terre et que si les -arides méninges des hommes d’État contenaient quelques microns de cet -ellébore, ils répugneraient vraisemblablement à déchaîner la folie et -les passions des hommes; pour tout dire, qu’avec un grain d’imagination, -il n’y aurait ni guerres, ni aucun des fléaux qui en découlent et que, -sur notre croûte terrestre, moisissure du Cosmos, pousseraient enfin -quelques fleurs... - -Mais aucun des passagers de ce frêle esquif, que les vagues soulèvent et -balancent comme un hochet, n’est disposé à égarer son esprit dans ces -hautes sphères de la spéculation. En quoi ils ont grandement raison et -rien ne sert de divaguer. Passe encore, les pieds au feu, sur un bon -fauteuil de cuir, une vieille fine à son chevet, une pipe odorante à la -bouche, en écoutant la pluie ruisseler sur les vitres et le vent balayer -les avenues désertes! Mais, foin de ces balivernes lorsqu’on est de -pauvres diables menacés de la male mort, et que seules trois planches de -sapin goudronné vous empêchent d’aller éclairer votre lanterne aux -vessies de lampadophores, par cent brasses de profondeur. - -Les heures passent. Le han des rameurs scande les minutes. De gros -nuages glissent très bas, emportés par une forte brise. Des faisceaux de -safran jaillissent entre leurs îles d’encre. Un rayon frappe la mer, -comme une lance le bouclier adverse. C’est l’aurore. Déjà la terre de -Van den Brooks, la terre du Dieu s’efface. Elle n’est plus qu’un point -sombre, plus rien... - -Helven laisse tomber ses rames. - ---Sauvés! - -Marie le regarde. Il est beau, la chemise ouverte sur la poitrine très -blanche, le front brillant de sueur, cet athlète pensif. Marie a une -folle envie de baiser ses lèvres, son cou nu, de se jeter à ses pieds. -Un instant, elle oublie le canot, la mer déserte; elle oublie qu’ils ne -sont plus qu’une misérable épave à la merci des flots, à la merci de la -faim... - -La voix de l’avocat la rappelle à la réalité. - ---Sauvés? Je ne veux pas faire l’oiseau de mauvais augure, mais si -personne ne vient nous repêcher, nous tirerons à la courte paille «pour -savoir qui... qui sera mangé, ohé, ohé». - ---Évidemment, tout comme dans la chanson, grogne le professeur que cette -perspective assombrit. - ---Mais il y a des provisions, crie Marie joyeusement: je fais -l’inventaire. - -Pauvre Tommy Hogshead! Les crabes fouillent déjà de leurs pinces les -orbites où roulaient tes yeux blancs. Et voici que la Belle des Belles -ouvre les boîtes de conserves soigneusement volées par ton astuce. Que -dirait le fol d’Elseneur? - ---Un tonnelet de rhum. Fort entamé, en vérité. Il reste environ deux -litres. Jamais nous ne boirons tout cela. - -Et elle rit. - ---Trois boîtes de corned-beef; petites, ces boîtes--deux boîtes de -sardines--une vingtaine de biscuits et... et... c’est tout! - ---De quoi vivre trois jours, dit Helven, en nous rationnant. - ---Et si, dans trois jours, nous sommes encore là, nous n’aurons d’autre -ressource que la courte paille, insiste Leminhac qui manifeste des -velléités anthropophagiques, heureusement rares chez les membres du -barreau français. - ---Bah! fait Helven, placide, avec votre dévouement, nous patienterons -bien trois jours de plus: vous êtes gras. - -Jusqu’ici, la gravité de la situation n’accable aucun des fugitifs. -Peut-être manquent-ils tous de cette «folle du logis» dont l’absence, en -pareil cas, est appréciable. - -Mais voici que la voix timide, angoissée du professeur pose une -question--et cette question est terrible: - ---De l’eau? Y a-t-il de l’eau pour boire? - -Il n’y a pas d’eau. Aucun de ces fous n’a songé à l’épouvantable -supplice qui les attend: la soif. - -Au-dessus d’eux, un ciel qui verse déjà son implacable lumière sur l’eau -plus étincelante qu’un miroir, autour d’eux la mer: des houles aux longs -plis déferlent, pareilles à de lourdes robes, se poursuivant sans -s’atteindre, d’un rythme éternel. Et l’air salé déjà dessèche leurs -gorges. - -L’alcool. Ils n’ont que de l’alcool. - -Helven prend sa tête entre ses mains. - ---J’ai été fou--fou. Pardonnez-moi de vous avoir entraînés dans cette -aventure... - ---Nous sommes tous responsables de notre infortune, dit le professeur. -Et je suis le plus coupable de tous, parce que le plus vieux. Nous avons -agi comme des enfants. - ---Nous sommes partis comme pour une promenade, dit l’avocat, et comme si -l’on attendait un navire sur l’océan comme un omnibus sur le boulevard. - ---Ce Van den Brooks m’a fait peur, je l’avoue, confessa Tramier. Et la -peur m’a enlevé toute prévoyance. - ---Il faut agir, reprit énergiquement Helven. - -Il tira de sa poche une boussole, s’orienta. - ---Il faut voguer vers le sud, si nous voulons trouver un navire. Mais -nous avons de fortes chances, dans ces parages, de rencontrer une île -qui n’aura pas un aliéné pour propriétaire. L’île Van den Brooks n’est -pas isolée: elle fait partie d’un archipel. Nous aurons bien de la -malchance si, en voguant dans la direction qui doit être celle des -Marquises, étant donnée la route suivie par le _Cormoran_, nous ne -trouvons pas une aiguade et un poste quelconque. - ---Après tout, dit l’avocat, le Pacifique est assez bien fréquenté et -nous ne sommes plus au temps de la _Méduse_. - ---Folie, repartit le professeur, folie pure. Et la soif, y pensez-vous? -Et les courants? Pas une voile même pour nous aider. Nous mourrons de -fatigue, d’épuisement, de faim, du scorbut... - -Marie Erikow ne parlait pas. Elle regardait au loin, les yeux vides. - ---Il faut tenter la chance, reprit Helven, ou revenir chez M. Van den -Brooks. Il n’y a pas de milieu. Choisissez. - ---Je ne veux pas revenir, dit alors Marie. J’aime mieux mourir. Revenez, -si le cœur vous en dit: je me jette à l’eau tout de suite. - ---Aux voix, ordonna Helven. Je suis pour tenter la chance. - ---Pas moi, gémit faiblement le docteur. - ---Ni moi non plus, murmura Leminhac. - ---Oh! fit Marie Erikow avec mépris. - ---Pardon, reprit l’avocat, confus, pardon, je suis pour tenter un peu la -chance. On verra après, ajouta-t-il entre ses dents... - ---A Dieu vat, fit l’Anglais. Je prends le commandement du bord. Madame -Erikow tiendra la barre. Nous trois, nous ramerons. Deux seront aux -avirons, pendant que le troisième se reposera. Je vais faire le point. -Si le temps ne se gâte pas, nous pourrons avancer et ne pas trop -dériver. Il faut nous rapprocher de la ligne suivie par les vapeurs. -Nous en sommes encore à quelques milles. Le canot est bon. Il n’embarque -pas trop. En route! - -Le professeur courbait la tête, comprenant l’irrémédiable vanité de -l’entreprise. Il se mit cependant avec courage aux avirons et fit ce que -lui permettaient ses forces. - - * * * * * - -Vers la fin du jour, la soif commença. - -Il y a toute une littérature des naufrages, depuis Homère jusqu’à Hector -Malot, en passant par le récit palpitant du radeau de la _Méduse_. Je -renvoie donc mes lecteurs aux bons ouvrages qui rapportent fidèlement -les angoisses des malheureux perdus en mer, leurs tribulations, leurs -souffrances et la manière d’accommoder les restes de ses compagnons -d’infortune. En ce qui concerne particulièrement les sensations pénibles -causées par la soif, je conseille aux amateurs la _Ballade du vieux -Marin_, de Coleridge, qui est un texte fort documenté. - -A la nuit tombante, on se partagea huit sardines, quatre biscuits, et -chacun but deux doigts de rhum. Mais les fugitifs n’avaient pas avalé -leur dernière bouchée que le feu des salaisons et de l’alcool rongeait -leur palais. Jusqu’ici, aucun d’eux n’avait osé se plaindre. Leminhac -n’y tint plus: - ---Je meurs, gémit-il. J’ai trop... - ---Chut, dit Helven. Ne prononcez pas ce mot. - -Sa voix était rauque. - -Une à une, les étoiles surgirent, et leur cortège s’élevait lentement, -comme une Panathénée d’astres. Leur ascension dans le firmament de plus -en plus sombre eût ravi l’âme de Pythagore, mais plongea les malheureux -dans une désolation infinie. - -Le supplice du mirage s’ajouta à celui de la soif. Ils songèrent aux -nuits du _Cormoran_. Ils revirent--et leurs entrailles se -contractèrent--les sorbets neigeux, les hauts verres où tremblait l’or -pâle du whisky, les chalumeaux aspirant le jus glacé des citrons et des -oranges. Leurs gosiers s’enflammèrent à cette image intolérable. - ---C’est atroce, atroce, murmura Marie. J’aime mieux mourir. - ---J’aime mieux revenir, gémit honteusement Leminhac; j’aime mieux être -évangéliste chez le marchand de cotonnades. - -Le professeur prit la parole. Il était épuisé de fatigue, ses traits -étaient tirés, son visage semblait blafard dans l’ombre claire de la -nuit tropicale. - ---Ne persévérons pas, dit-il, dans un dessein aussi insensé. Nous -périrons sans nul doute. La mort n’est rien; mais l’agonie sera -terrible. Nous ne sommes pas encore assez éloignés de l’île que nous ne -puissions la retrouver. Van den Brooks fera de nous ce qu’il lui plaira -et peut-être sera-t-il ému de notre détresse. D’après mes observations, -c’est un fou, mais un fou intermittent. Il a des intervalles, parfois -assez longs, de lucidité. Si nous tombons sur un bon moment, nous sommes -sauvés. Il nous rembarquera peut-être. - ---Soit, dit Helven. Quel que soit l’arbitraire de M. Van den Brooks, le -retour vaut mieux que cette agonie. Mais qu’en pense Madame Erikow? - ---Je pense, dit-elle, que je donnerais ma fortune et ma vie à qui -m’apporterait un verre d’eau. - ---Nous allons alors, reprit Helven, mettre le cap sur l’île funeste. - ---Faites, ajouta Marie. Si ce marchand est trop odieux, j’ai la liberté -dans mon sac. - - * * * * * - -La décision prise, ils n’eurent qu’une hâte: retrouver l’île où -murmuraient des sources. L’image des eaux vives leur faisait oublier -l’évangile de Van den Brooks, les mutilés et même le mufle rose de la -lèpre. - -Ils dépensèrent ce qui leur restait de forces à ramer toute la nuit. -Helven prétendait s’orienter sur les étoiles. Marie Erikow prit la place -du professeur qui s’affaissait à demi-mort sur les avirons. Cette -nuit-là leur parut interminable. Ils ne l’oublièrent jamais. - ---A l’aube, pensaient-ils, nous apercevrons la terre. - -Mais à l’aube, l’étendue marine s’offrit à leurs yeux, dans la nudité de -ses flots. L’horizon était vide; le ciel, d’une immuable splendeur. - -Helven frissonna. - ---Je crains, murmura-t-il, que le courant ne nous ait fait dériver -quelque peu. - ---Alors, dit gravement le professeur, je vais écrire mes dernières -volontés. - -Il déchira une feuille de bloc et arma son stylographe. - ---Celui de nous--et ce ne sera certainement pas moi--qui fermera les -yeux le dernier, celui qui conservera encore quelque force, lorsque ses -compagnons seront déjà dissipés dans le tourbillon des atomes, -rassemblera ce qui lui restera de vie pour écrire nos noms infortunés, -la date de notre perte, et confier ce triste document, soigneusement -roulé dans ce récipient (il montra le tonnelet de rhum), à la mer qui -sera notre tombeau. - -Marie Erikow pleurait doucement. - ---Quel dommage que nous n’ayons pas une bouteille, fit Leminhac. Ce -serait tout à fait dans la tradition. - ---Puisse notre exemple, ajouta le docteur, être de quelque utilité aux -imprudents navigateurs! - -Il griffonna quelques lignes, puis, stoïque comme Caton, s’enveloppa la -tête de son mouchoir et s’étendit au fond de la barque. - -Helven, avec la fureur du désespoir, se remit aux avirons. Son visage -était fort pâle, mais une énergie suprême s’y peignait. - -Marie l’admira, et plaça en lui tout son espoir. Leminhac, bien que fort -épuisé, reprit courage et aida son compagnon... - -Vers midi, les rameurs, dévorés par la soif, ruisselants de sueur, les -mains ensanglantées, laissèrent retomber les lourds avirons. Les tolets -gémirent, puis la barque tournoya sur la crête indolente des vagues. - - * * * * * - -Le soleil se couchait «dans des confitures de crimes», lorsqu’un panache -de fumée voila légèrement le disque inspirateur de sonnets. Ce n’était -qu’une bien mince fumée, mais elle parut à Marie Erikow, qui guettait un -sauveur impossible, couchée à l’avant et semblable à une figure de -proue, le signe même de la vie. Elle passa plusieurs fois la main sur -ses yeux, craignant d’être victime de quelque abominable hallucination. -Mais la traînée sombre s’allongeait maintenant sur la pourpre du ciel. -Plus de doute. Un navire. - -Elle poussa un cri. - -Helven bondit, enjamba les corps de Leminhac et de Tramier qui ne -bougeaient pas et hurla à son tour: - ---Hurrah! Un bâtiment. - -Des larmes roulèrent de ses yeux. Leminhac se souleva, anxieux. - ---Êtes-vous fou? - ---Fou vous-même. Regardez. - -Marie Erikow dénoua son écharpe. Helven assujettit à une rame la longue -mousseline blanche qui flotta sur la mer comme un pavillon de salut. - ---Pourvu qu’ils nous voient, haletait l’avocat. - -Le navire approchait. Il était maintenant impossible que, du bord, on -n’aperçût point le canot. - -Marie déchargea son browning, mais les sèches détonations s’amortirent -dans le vent. Le professeur s’était redressé et semblait ne pas -comprendre. - -Bientôt les fugitifs distinguèrent l’arête fine d’un mât, l’étrave -écumante du bateau. - -Tous ensemble, ils hurlèrent: - ---A nous, du bord! A nous! - -Helven agitait désespérément son aviron. - -Le navire piquait droit sur eux. Ses bastingages de cuivre étincelaient. - -Quelques minutes d’angoisse... et ils reconnurent le _Cormoran_. - -Une haute silhouette se profilait au gaillard d’avant, détachée en noir -d’encre sur la bande pourpre du crépuscule. - - - - -CHAPITRE XXVI - -LE CRÉPUSCULE D’UN DIEU. - - «O grand astre, quel serait ton bonheur, si tu n’avais pas ceux - que tu éclaires... - - «Voici. Je suis dégoûté de ma sagesse comme l’abeille qui a - amassé trop de miel. - - «J’ai besoin de mains qui se tendent... - - «Voilà pourquoi je dois descendre dans les profondeurs comme tu - fais le soir, quand tu vas derrière les mers, apportant ta - clarté au-dessous du monde, ô astre débordant de richesse.» - - ZARATHUSTRA. - - -Le capitaine Halifax dirigea les opérations--fort simples d’ailleurs--du -repêchage. Les quatre infortunés furent hissés à bord, en assez piteuse -posture. Le professeur semblait avoir perdu connaissance; Leminhac, son -col défait, les mains en sang, prononçait des paroles incohérentes. -Marie Erikow se raidissait et, malgré son épuisement, ajustait d’une -main hésitante les mèches blondes que les embruns avaient collées sur -ses tempes. Quant à Helven, ruisselant d’eau, ses vêtements en désordre, -il semblait un jeune captif, indomptable et farouche. - -Appuyé au misaine, Van den Brooks suivait de ses lunettes vertes le -défilé de ses victimes. Aucune parole ne sortit de sa barbe enflammée. -On conduisit les fugitifs à leurs anciennes cabines où des soins leur -furent prodigués et des rafraîchissements servis. - - * * * * * - -La chaleur brûlante du thé, un bon massage, ramenèrent le professeur à -la vie. Quant aux autres, plus jeunes et plus vigoureux, il leur suffit -d’absorber quelques grogs auxquels succédèrent de nombreux sandwichs, -pour retrouver toutes leurs forces. Ils revoyaient les élégantes -boiseries de palissandre, les meubles anglais, les fauteuils de cuir, et -Marie Erikow constata sur sa table la présence des orchidées chères au -Maître du Navire. Les heures d’angoisse qu’ils avaient vécues, la mort -qui les avait effleurés de son aile--la plus affreuse des -morts--jusqu’au souvenir de l’île, de la fumerie d’opium et des étranges -discours de Van den Brooks, tout cela se fondait dans le bien-être de -l’heure, de la chaleureuse circulation, de la vie revenue enfin. - -L’espoir les baignait de ses effluves. Minutes exquises, où l’être -connaît une nouvelle naissance et s’épanouit dans la tiédeur heureuse de -la chair. - -Helven bourra sa pipe d’un tabac sec, mis à sa portée dans un pot de -Hollande, car les moindres détails du confort étaient prévus à bord du -_Cormoran_. Il savoura avec délices les premières bouffées. Mais la -rêverie n’étouffait pas chez lui le sens positif de sa race et il se -prit à considérer la situation. - -Van den Brooks demeurait une formidable énigme. N’allait-il pas se -venger terriblement? L’équipage du yacht était composé de forbans; -Halifax n’était qu’un instrument docile aux mains de son maître. De ce -côté nul espoir de secours. Le marchand de cotonnades exerçait à son -bord le droit de haute et basse justice. Quel scrupule pouvait -l’empêcher de suspendre aux vergues de cacatois la dépouille mortelle de -maître Leminhac, du professeur Tramier et de sir William Helven? Cruauté -inutile, sans doute. Mais Van den Brooks devait redouter les -divulgations de ses hôtes, s’il les remettait en liberté. Cet homme -avait sans doute un passé assez lourd pour vouloir éviter--au prix même -d’un assassinat--des démêlés compromettants avec la justice. Les quatre -voyageurs pouvaient l’accuser d’avoir séquestré leurs personnes, -indiquer la situation de l’île, etc. En somme, tout devait décider le -trafiquant--sinon à faire disparaître ses hôtes--du moins à les garder -prisonniers, sans espoir de libération. - -Revenu à la réalité, le peintre songeait avec angoisse qu’il eût -peut-être mieux valu piquer une pleine eau dans cette mer -phosphorescente qui, tant de fois, avait enchanté ses songes nocturnes. - - * * * * * - -On frappe. Helven tressaille. - ---Monsieur Van den Brooks vous attend au salon, si vous vous sentez la -force de vous y rendre. - -C’était Halifax lui-même, rude et courtois à son ordinaire. - ---Mieux vaut être fixé tout de suite, songea Helven. - -Et bravement, il suivit le borgne. - -Dans le salon, que leurs conversations et leurs rires avaient si souvent -animé, les quatre passagers se trouvèrent réunis: le professeur, affalé -sur un fauteuil; Leminhac, assurant sa cravate doctrinaire; Marie -Erikow, dédaigneuse, une cigarette au coin des lèvres; Helven, fixant -hardiment Van den Brooks qui, debout dans l’ombre, lissait nonchalamment -sa barbe. - -Marie, ironique, rompit le silence. - ---Un tribunal, dit-elle. Mais vous siégez seul, Monsieur? - ---Je suffirai à ma tâche, rassurez-vous, Madame, répondit le maître du -navire. Mais, d’abord, comment vous trouvez-vous de cette petite fugue? - ---Je m’en trouverai fort bien, Monsieur, répondit la Russe, si je -réussis à vous faire pendre. - ---Oh! les femmes, gémit intérieurement l’avocat. Elles n’en ratent -jamais une. Si cela continue... - -Et il tâta sa cravate, comme s’il craignait déjà qu’on ne changeât le -beau ruban de soie pour un ruban plus grossier... de chanvre. - ---C’est fort bien, reprit Van den Brooks. Soyez obligeant et voilà votre -récompense. La leçon me servira. Je vous trouve en peine; je vous prends -à mon bord; je vous y traite avec tous les égards possibles; je vous -fais visiter un des plus beaux coins de cette terre, je me montre pour -vous l’hôte le plus attentif à vos moindres désirs. Et l’on me souhaite -une potence! Grand merci, Madame. Mais songez pour l’instant que vous -êtes à mon bord et que, sur les trente-huit lurons qui composent mon -équipage (il y en avait quarante, mais vous savez où sont les deux -autres, peut-être?), pas un ne lèvera le doigt pour vous soustraire à ma -juste vengeance, s’il me convient de l’assouvir. - ---Je m’en doute, répliqua la Russe. Ce sont des lâches, comme leur -maître. - ---Un peu de modération, Madame, intervint alors d’une voix faible le -professeur. Nous sommes infiniment reconnaissants à M. Van den Brooks du -service qu’il a voulu nous rendre et qui serait beaucoup plus grand s’il -n’avait lui-même exagéré son amabilité, s’il nous avait conduits -directement à Sydney. Mais M. Van den Brooks s’est montré pour nous, -comme il le dit justement, le plus obligeant des hôtes. Le _Cormoran_ -fut pour nous le séjour le plus exquis... - ---Et vous voulez le quitter! soupira le marchand. - ---Tout nous appelle sur notre vieux continent, fit mielleusement le -professeur, qui se révélait diplomate. Tout, notre vie, nos affections, -notre labeur. Comment nous arracher aux voix de nos épouses, de nos -enfants, de nos amis? Certes, la vie dans votre île embaumée, dans ce -nouvel Éden, nous paraît une condition fort enviable. Mais hélas! la -raison nous oblige à renoncer à l’Age d’Or, à retrouver l’Age de -l’acier, l’Age des Banknotes. Funeste nécessité! Mais pouvons-nous nous -y soustraire? - ---Vous le pouvez, dit Van den Brooks. Je l’ai fait. - ---Mais non, hélas! Mille fois non. Aucun de nous ne renoncera à ses -ambitions, à sa fortune, à ses amours, à son foyer. Nous préférons une -vie d’efforts, dans la fièvre de notre civilisation, aux loisirs fleuris -que vous nous offrez. Nos goûts, malheureusement... - ---Il s’agit bien de vos goûts, dit brutalement le marchand. Il s’agit de -ma volonté et vous êtes dans ma main comme des fétus de paille. Je vous -briserai, si cela me plaît. Vous n’êtes qu’une vieille baderne, mon cher -professeur... - ---Monsieur... fit Tramier étouffant. - ---Silence, rugit le marchand. Vous avez assez bavardé. Moi seul ai le -droit de parler ici. - ---Vous n’avez pas le droit de nous insulter, répliqua Helven. Mme Erikow -a raison. Vous êtes un lâche; vous insultez les vieillards et les -femmes. - ---Excusez-moi, monsieur Helven, fit avec calme Van den Brooks, à la plus -grande stupéfaction des passagers. Et vous, Madame, et vous aussi, -monsieur Tramier. Je m’emporte. Soit. Je serai correct... allez... Je -sais ce que j’ai à faire. Vous m’obligerez en rentrant dans vos cabines. - - * * * * * - -Le capitaine Halifax veilla à ce que chaque passager regagnât son logis. -Les dîners furent servis dans les cabines. Helven voulut rejoindre -l’avocat; mais la porte était fermée d’un loquet extérieur. Il appela, -vainement. - -Il s’assit sur son lit et l’angoisse s’assit à son côté. Cette fois, il -n’y avait plus de doute. Van den Brooks était un fou, mais un fou -logique, prudent, soucieux de son intérêt. Cet intérêt exigeait que les -gens qui pouvaient contrarier sa folie, l’empêcher de poursuivre ses -desseins insensés, fussent mis hors d’état d’agir. Et c’en était -fini!... - -La voilà bien, l’Aventure!... Il songeait à sa maison paisible, dans ce -coin d’Écosse où il était né, aux landes roses où le vent gémit si -tristement les nuits d’hiver, d’une plainte que l’on n’oublie pas; il -revit les troncs brûlants dans la haute cheminée; il sentit l’odeur des -grogs au gingembre que préparait sa mère--une vieille dame si propre et -les clés à la ceinture--et l’odeur des bruyères humides, les matins de -chasse où l’on part, encore engourdi de sommeil, transi du brouillard -d’octobre; il entendit le hurlement des chiens et les mille rumeurs -domestiques, il revécut sa jeunesse, comme on la revit parfois, toute -résumée en quelques images, en quelques parfums... - -Et le sommeil fut plus fort que le souvenir et que l’angoisse. Il -s’endormit. - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -Il sursauta. La porte venait de s’ouvrir. Une pénombre blafarde coulait -par le hublot. - ---Venez, fit la voix d’Halifax. Dépêchons. - ---Ça y est, pensa le jeune homme. M. Van den Brooks opère à la manière -française... au petit jour... - -Devant le marin, il ne voulut pas paraître couard, s’habilla -soigneusement, et noua sa cravate comme s’il se rendait à une -garden-party. - -Halifax le précédait. Ils parvinrent sur le pont avant. Dans la clarté -falote de l’aube, Helven distingua, rangé en bon ordre, l’équipage, -comme le jour où l’on avait fustigé le nègre. La silhouette de Van den -Brooks, tout à l’avant du vaisseau, dominait la mer et l’aube. Helven ne -put voir son visage. Auprès de lui, l’Hindou, son serviteur. L’Anglais -s’arrêta à quelques pas, et attendit. Les uns après les autres, -Leminhac, Tramier et Mme Erikow arrivèrent, conduits par Halifax. Marie -était fort pâle, elle serrait les lèvres; son menton lourd rendait sa -beauté plus saisissante et presque cruelle. - -Van den Brooks ne se retourna pas. - -Un silence de mort tombait du ciel où s’effaçaient les astres. Helven -regarda une dernière fois, pâlissante, la Croix du Sud. - - * * * * * - -Alors Van den Brooks se retourna. Et les passagers ne le reconnurent -plus. Sa grande barbe avait disparu. Ses yeux--ses yeux agrandis par la -fièvre et la folie--luisaient, libres de tout verre. Son visage était -beau, émacié, grave, mais hagard. Le voyant, ils comprirent. - ---Le coup du Patriarche, parbleu! songea Leminhac qui se rappela -l’histoire de Sigismond Loch. - - * * * * * - -Mais, tourné vers l’Océan, Van den Brooks parla. La voix entendue dans -la fumerie roula sur les flots: - -«Ne craignez rien, étrangers. Je ne vous veux aucun mal. Vous ne m’avez -pas compris. - -«Ce que j’espérais trouver en vous, vous ne pouviez me le donner. La -grandeur de mon rêve ne vous a pas séduits. Vous ne m’avez pas compris -non plus, quand, des profondeurs de l’opium, j’ai laissé monter vers -vous ma plainte de Dieu lassé.» - -La voix s’éleva: - -«Car Dieu, je le fus. La terre gémissante de mon île peut l’affirmer et -mon peuple courbé sous ma verge peut le clamer à ces flots et à ces -étoiles. Homme, j’ai refait la création à la mesure de Dieu. Et c’est -pourquoi je me dis son égal.» - - * * * * * - -Il reprit plus bas, avec une lassitude voilée: - -«Mais vous ne comprenez pas, et vous pensez que je suis fou. Une -dernière fois, je veux mettre devant vous, ô inconnus, mon cœur, mon -cœur saignant: - -«Une soif d’amour implacable me poursuit: l’amour, l’amour des hommes, -est une source dont le mirage hante mes nuits. Mais cette source, elle -ne peut jaillir de mon cœur. Mon cœur est une roche aride: qui le -frappera pour que les eaux vives s’en écoulent? - -«Quand je tenais entre mes mains la fragile destinée des hommes, quand -leur voix suppliante déchirait mes oreilles, quand je les ployais, -mutilés, sanglants, sous la malédiction du Seigneur, j’espérais qu’il -naîtrait en moi cette indicible douceur: la pitié. - -«Si j’ai prodigué le martyre, si j’ai fait couler le sang, comme un vin -dans un festin de noces, ce n’est pas pour une vaine jouissance, mais -bien pour moissonner les épis attendus. Hélas, ils n’ont point germé. -J’espérais que les tortures infligées à mes victimes m’attendriraient et -me forceraient de les aimer: il n’en fut rien. - -«Un Dieu sans amour est un Dieu sans joie: je renonce à la Divinité. - -«Je rentre parmi les hommes. J’abandonne mon peuple. J’ai appelé dans -mon île quelques hommes pieux: des missionnaires protestants. Hélas! je -crains que, bien vite, ne vivant plus dans une sainte terreur, mon -peuple ne perde la foi... - -«Mais je ne puis plus. Peut-être deviendrai-je mineur ou docker; -peut-être, ouvrier plombier. Je ne sais. Je veux être le plus humble des -hommes, après avoir été leur Dieu. - -«Et voici le signe de mon renoncement.» - -Comme il disait ces mots, l’Hindou s’écarta, découvrant le coffre des -joyaux engloutis. - -Van den Brooks souleva le couvercle. Il retira une émeraude d’une fort -belle eau et la tendit à Marie. - ---Acceptez-la, Madame, en souvenir du Dieu qui n’est plus. - -Puis, à brassées frénétiques, il rejeta dans la mer les trésors qu’il y -avait puisés. Topazes, rubis, émeraudes, améthystes, tombaient en pluie -de feu sur les eaux calmes, trouaient la soie grise d’une mer aurorale. - -La voix s’éleva encore et l’on entendit ces mots: - -«_Tria sunt insatiabilia: mare, infernum et vulva._» - -Le sacrifice accompli, Van den Brooks fit signe aux passagers et à -l’équipage de se retirer. Il resta seul, courbé sur la mer... - -[Musique: Wagner] - - - - -ÉPILOGUE - - -Les quatre voyageurs prirent place dans un canot et Halifax, qui les -accompagnait, leur montra dans le brouillard un rivage où luisaient -quelques maisons peintes à la chaux. - ---Voici, dit-il, un poste européen: des Portugais, je crois. Vous -trouverez là une hospitalité suffisante et tous les renseignements -nécessaires pour votre route. - -Le canot aborda au pied de rochers que longeait un banc de sable. -Halifax descendit à terre; puis, clignant de son œil unique, comme s’il -s’agissait d’une excellente plaisanterie: - ---Bon voyage! cria-t-il à ses anciens passagers. - -Et il sauta dans la barque, qui s’éloigna à force de rames. - -Inquiets, Helven et Leminhac prirent les devants et s’en furent frapper -à une des maisons. L’aspect crasseux et débonnaire d’un douanier -portugais les rassura. Ils n’osèrent s’enquérir du lieu où ils étaient, -craignant de passer pour fous, mais ils réclamèrent un abri. - -Marie Erikow était restée en arrière, au bras du professeur. Tous deux -demeuraient silencieux. Soudain, la jeune femme lâcha le bras de Tramier -et, à toutes jambes, courut le long du rivage. Elle agitait -désespérément son écharpe, comme pour appeler le canot, déjà à demi -happé par la brume. Tramier, qui à la vérité était un peu sourd, crut -entendre un cri et courut derrière elle. Mais Leminhac, de loin, avait -aperçu la fugitive; il fut plus prompt. - -Dans un accès de désespoir qui paraissait atroce, la Russe s’était jetée -sur le sable. L’avocat s’approcha d’elle, souleva doucement le visage où -roulaient de grosses larmes. - ---Qu’est-ce donc? murmura-t-il. _Le_ regretteriez-vous? - ---Oh! gémit Marie Erikow, entre deux sanglots, j’ai perdu mon émeraude. - -Et elle ajouta, tout bas, déjà consolée, souriante: - ---Mais vous êtes bon, vous, je le savais... - - * * * * * - -Le _Cormoran_ avait disparu. - - - - -TABLE DES MATIÈRES - - - Chapitre I.--L’homme aux lunettes vertes 1 - -- II.--Le «Cormoran» lève l’ancre 22 - -- III.--Un étrange navire, un étrange équipage 34 - -- IV.--Où Van den Brooks se présente.--Histoire d’un riche 46 - -- V.--Où Van den Brooks parle en maître 68 - -- VI.--Le récit du docteur.--Le cahier de maroquin rouge 77 - -- VII.--Où l’on entrevoit deux rivaux, un troisième larron - et un nègre sentimental 98 - -- VIII.--La mystique de Van den Brooks 104 - -- IX.--Où Van den Brooks parle belles-lettres.--Histoire - des jeunes gens de Mindanao 114 - -- X.--L’incantation.--Un entretien sur le péché 124 - -- XI.--L’esclave du Brésil 139 - -- XII.--Une histoire de chat à neuf queues 144 - -- XIII.--L’esprit nocturne 151 - -- XIV.--Le docteur termine son récit 162 - -- XV.--Où il est donné à Helven d’expérimenter à ses - dépens la fragilité féminine 177 - -- XVI.--Les rancunes de Tommy Hogshead 188 - -- XVII.--Le cri de la vigie 195 - -- XVIII.--L’île Van den Brooks 208 - -- XIX.--Les joyaux engloutis 219 - -- XX.--L’homme qui voulut être Dieu 231 - -- XXI.--Où Van den Brooks se découvre 242 - -- XXII.--Où il est question de la concupiscence chez les - personnes de couleur, de ses rapports avec - l’odorat et aussi d’un passage secret et d’une - porte de fer 255 - -- XXIII.--Le calme précurseur 261 - -- XXIV.--L’évasion 266 - -- XXV.--Où réapparaît certain navire 273 - -- XXVI.--Le crépuscule d’un dieu 285 - Épilogue 295 - - - - -COLLECTION LITTÉRAIRE DES - -ROMANS D’AVENTURES - - -DÉJÀ PARU DANS CETTE COLLECTION: - -L’ÉTONNANTE VIE DU COLONEL JACK (DANIEL DE FOË). Traduction de MAURICE -DEKOBRA. - -POUR PARAITRE PROCHAINEMENT: - -JOË ROLLON, L’AUTRE HOMME INVISIBLE (EDMOND CAZAL). - -LES PIRATERIES DU CAPITAINE SINGLETON (DANIEL DE FOË). - -LE GENTLEMAN BURLESQUE (MAURICE DEKOBRA). - -etc., etc. - -Chaque Volume de cette Collection est orné de deux Bois originaux de -DARAGNÈS - -Un volume chaque mois. - -LE VOLUME: 4 FR. 50 NET - - - - -COLLECTION LITTÉRAIRE DES - -ROMANS FANTAISISTES - -DÉJÀ PARU DANS CETTE COLLECTION: - -L’HOMME VERDATRE, par H. AVELOT. Illustrations de l’Auteur. - -POUR PARAITRE PROCHAINEMENT: - -LE CORSAIRE GALANT, par DORSENNE et BOISYVON. - -LES AVENTURES DE TOM JOË, par GABRIEL DE LAUTREC. - -LA COMTESSE TATOUÉE, par H. AVELOT. - -etc., etc. - -Un volume chaque mois. LE VOLUME: 2 FR. 50 NET - - - - -LES LIVRES QU’IL FAUT LIRE - -L’AMANT DE L’INGÉNUE, par Robert FLORIGNI et Guy d’ABZAC. Un vol. in-16 -Net 4 fr. 50 - -LILY, modèle, roman de Montmartre, par André WARNOD. Illustrations de -l’Auteur. Un vol. in-16. Net 4 fr. 50 - -L’ÉTONNANTE VIE DU COLONEL JACK, par Daniel de FOE. Traduction de -Maurice DEKOBRA. Deux bois originaux de DARAGNÈS. Un vol. in-16. Net 4 -fr. 50 - -SOUS LES MERS, par Gérard BAUER. Préface de Paul BOURGET. Un vol. in-16 -Net 4 fr. 50 - -QUELQUES GRANDS DUELS AÉRIENS, par le sous-lieutenant VIALLET et Jacques -MORTANE. 32 dessins explicatifs du sous-lieutenant VIALLET. Un volume -in-8 Net 3 fr. » - -LE MASSACRE DES INNOCENTS, par Alfred MACHARD et POULBOT. Illustré de 47 -dessins inédits de POULBOT. (21e mille) Un volume in-16. Net 2 fr. 50 - -LES GOSSES DANS LES RUINES, par Paul GSELL et POULBOT. 50 dessins de -POULBOT. Un volume in-16. Net 2 fr. 50 - -ROLAND GARROS, VIRTUOSE DE L’AVIATION, par Jacques MORTANE. Un volume -in-16 Net 2 fr. 50 - -SAMMY, VOLONTAIRE AMÉRICAIN, par Maurice DEKOBRA. Un vol. in-16 illus. -(4e mille) Net 4 fr. 50 - -VOLUPTÉS DE GUERRE, par Edmond CAZAL. Un vol. in-16. Net 4 fr. 50 - -L’ARMÉE DE L’AIR, par LA CIGOGNE (Jacques DUVAL). Un volume in-16, 128 -pages. Net 2 fr. 50 - -NOUNE ET LA GUERRE, par YVES PASCAL. Un vol. in-16. Net 4 fr. 50 - -LA GUERRE DES NUES, racontée par ses Morts, par J. MORTANE et J. DAÇAY. -Préface du Lieut. FONCK. Un volume in-16 Net 4 fr. 50 - -CHASSEURS DE BOCHES, par Jacques MORTANE. Un volume in-16. (6e mille) -Net 4 fr. 50 - -JEPH, Le roman d’un As, par HENRI DECOIN. Préface de G. de PAWLOWSKI. Un -vol. in-16 (4e mille) Net 4 fr. 50 - -CASSINOU VA-T-EN GUERRE, par CH. DERENNES. Illustrations de Léon FAURET. -Un vol. in-16. (4e mille) Net 4 fr. 50 - -L’HOMME VERDATRE, par H. AVELOT, Illustrations de l’auteur. Un vol. -in-16 Net 2 fr. 50 - -LE PÈLERIN DE GASCOGNE, par CHARLES DERENNES. Un vol. in-16 Net 4 fr. 50 - -L’ABDICATION de RIS-ORANGIS, par LÉO LARGUIER. Illustrations de GERDA -WEGENER. Un vol. in-16 (5e mille) Net 4 fr. 50 - -LES HEURES DÉCHIRÉES (Notes du Front), par LÉO LARGUIER. Illustrations -de R. DILIGENT. Un vol. in-16 (5e mille) Net 4 fr. 50 - -ORIENT ROYAL (Cinq ans à la Cour de Roumanie), par ROBERT SCHEFFER. -Avant-propos de J.-H. ROSNY aîné. Un volume in-16 (4e mille) Net 4 fr. -50 - -LES FLANDRES EN KHAKI, par Victor BREYER. Couverture dessinée par -HAUTOT. Préface de C. FAROUX. Un volume in-16, 104 pages (3e mille). Net -2 fr. » - -L’ÉNIGME DE CHARLEROI (Que s’est-il passé à Charleroi?) par Gabriel -HANOTAUX, de l’Académie Française. Un vol. in-16, 128 pages, 4 cartes -(27e mille) Net 1 fr. 50 - -LES FAUSSES NOUVELLES de la Grande Guerre, par le Dr LUCIEN-GRAUX. Deux -volumes grand in-16. Le volume Net 6 fr. » - -LE MOUTON ROUGE (Contes de Guerre) par le Dr LUCIEN-GRAUX. Un vol. in-16 -(4e mille) Net 4 fr. 50 - -LE CHANT DE L’ÉQUIPAGE, par PIERRE MAC-ORLAN. Illustrations de GUS BOFA. -Un volume in-16 (6e mille) Net 4 fr. 50 - -PLUS PRÈS DE TOI (Ceux de Kitchener en France), par CLAUDE FREMY. Un -vol. in-16 (4e mille) Net 4 fr. 50 - -CAVALIERS DE FRANCE, par le Capitaine LANGEVIN. Illustrations de Gérard -COCHET. Préface de Théodore CHEZE. Un vol. in-16 (4e mille) Net 4 fr. 50 - -LUEURS ET REFLETS DE LA GUERRE, par Gaston SORBETS. Un volume in-16 Net -4 fr. 50 - -... SAVOIA! (La Guerre des Cimes), par ÉRIC ALLATINI. Couverture en -couleurs de CAPPIELLO. Un vol. in-16 (3e mille) Net 2 fr. » - - -L’ÉDITION FRANÇAISE ILLUSTRÉE - -PARIS--30, Rue de Provence, 30--PARIS - - - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MAÎTRE DU NAVIRE *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. 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(<i>La Belle Édition</i>, Paris, 1919.)</p> - - -<p class="c"><span class="sc">En préparation</span> :</p> - -<p class="drap"><b>Poèmes pour les Deux Crépuscules.</b> (Édition de <i>La Sirène</i>.)</p> - -<p class="drap"><b>Le Conquérant du Dernier Jour</b>, nouvelles.</p> - -<p class="drap"><b>La Force Ensevelie</b>, roman.</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em i">IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :</p> - -<p class="c">25 exemplaires sur papier hollande numérotés -de 1 à 25.</p> - -<p class="c small">(Sept de ces exemplaires, — les numéros 1 à 7, — n’ont -pas été mis dans le commerce.)</p> - - -<p class="c gap small">Tous droits de traduction, d’adaptation, -de reproduction et de représentation réservés pour tous pays, -y compris la Suède et la Norvège.</p> - -<p class="c small"><span lang="en" xml:lang="en">Copyright 1919 by</span> <i>L’Édition française illustrée</i>, Paris.</p> - -<div class="break"></div> - -<div class="c top2em"><img src="images/illu.jpg" alt="" /></div> -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em large">LOUIS CHADOURNE</p> - -<h1>Le<br /> -<span class="large">Maître du Navire</span></h1> - -<p class="c"><span class="xsmall">OUVRAGE ILLUSTRÉ DE</span><br /> -DEUX BOIS ORIGINAUX DE DARAGNÈS<br /> -(<i class="small">Frontispice et couverture</i>)</p> - - -<p class="c gap">PARIS<br /> -L’ÉDITION FRANÇAISE ILLUSTRÉE<br /> -30, Rue de Provence, 30</p> - -<p class="c">1919</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">AVANT-PROPOS<br /> -<span class="i">négligeable</span><br /> -<span class="small">A L’ANCIENNE MODE</span></h2> - - -<p class="ind i">Lecteur,</p> - -<p class="i">Tu tiens à juste raison pour outrecuidant un auteur -qui se mêle d’extraire à ton usage, et sans que tu l’en -pries, la moelle et le suc de son livre. Ce n’est souvent -que viande creuse : aussi, ne ferai-je pas de la -sorte. Je t’avertis donc de t’arrêter à l’écorce romanesque -de cette fiction et de n’y point chercher l’amande. -Toutefois, si tu veux philosopher — et l’on dit bien à -tort que c’est le propre de l’homme, car les chats, les -hiboux et les éléphants ont plus que lui le goût et le -loisir de la réflexion — si tu veux philosopher, dis-je, -pousse plus avant en cette aventureuse fantaisie. Ce -que tu cherches, tu le trouveras sans doute, car tu le -portes en toi-même à ton insu et l’on ne découvre que -les trésors enfouis dans son propre cœur.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<p class="c b xlarge">Le Maître du Navire</p> - - - - -<h2 class="nobreak">PREMIÈRE PARTIE<br /> -LA TRAVERSÉE COMMENCE</h2> - - - -<h3 id="ch1">CHAPITRE PREMIER<br /> -<span class="sc">L’homme aux lunettes vertes.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>« Quel est ce guerrier qui s’élève -au-dessus des autres : son bouclier -est semé d’étoiles et son aspect -n’est pas celui d’un mortel ? »</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Euripide.</span></p> - -</blockquote> - -<p>En soulevant le store baissé, à cause de la lumière -crue, sur la large baie du wagon-salon, Leminhac -découvrit, barrant l’horizon de sa ligne puissante, -la Cordillère des Andes dont quelques sommets étincelaient. -Ce spectacle majestueux ne lui inspira -qu’une réflexion prosaïque :</p> - -<p>— Ce train n’avance pas.</p> - -<p>Mais, comme il se piquait de quelque sentiment -de la nature et qu’on ne peut décemment, lorsqu’on -est avocat et conférencier, laisser passer sans commentaires -la perspective éthérée, sur un sombre -azur, des cratères du Chimborazo ou du Cotopaxi, il -ajouta :</p> - -<p>— Panorama en vérité grandiose. Et comme on -est loin de Paris !</p> - -<p>Un Français se reconnaît en voyage à ce qu’il -accommode à toutes les sauces ces syllabes magiques : -Paris ! Ce nom bien-aimé ne quitte pas ses lèvres, -surtout si le voyageur est natif de Pézenas ou de -Brive-la-Gaillarde. Si vous rencontrez un Français -sous la ligne précise de l’équateur, comme c’est le -cas dans cette histoire, ou dans une oasis du Sahara, ou -buvant le thé sur le poêle d’une isba sibérienne, ne -manquez pas de lui demander innocemment :</p> - -<p>— De quel pays de la France êtes-vous originaire ?</p> - -<p>Il ne manquera pas de vous répondre :</p> - -<p>— De Paris, naturellement.</p> - -<p>Et parfois avec le plus riche accent de Provence -ou de Gascogne. Nous ne trouvons sur la mappemonde -que des Français de Paris.</p> - -<p>Si maître Leminhac, jeune gloire du barreau parisien, -égaré au centre — bien lointain — de notre planisphère -terrestre, évoquait ainsi la Ville Lumière, -c’était sans doute moins pour rappeler à son vis-à-vis, -vieillard correctement binoclé d’or, les délices de notre -moderne Capoue, que pour attirer l’attention bienveillante -d’une troisième personne jusqu’ici plongée -dans la lecture d’un livre, sans nul doute anglais, si -l’on en jugeait par la couverture de toile verte, agrémentée -de filets d’or.</p> - -<p>L’effet cherché se produisit naturellement, et la -troisième personne, dont Leminhac n’avait encore -aperçu qu’une lourde torsade dorée sous la soie d’une -écharpe, découvrit, l’espace d’un instant, un profil -un peu lourd, mais d’une étrange séduction.</p> - -<p>— C’est une Russe, pensa Leminhac qui avait fait -de sérieuses études ethnologiques au Palais de glace -et, plus récemment, dans un atelier cubiste de Montparnasse.</p> - -<p>— C’est une Russe, répéta-t-il, satisfait de sa perspicacité -encore invérifiée d’ailleurs. Il n’y a qu’elles -pour avoir ce menton un peu fort, ce nez légèrement -aplati et pour être cependant les plus séduisantes -créatures. Et quels cheveux !</p> - -<p>— Il me faut voir ses yeux, ajouta-t-il. C’est -indispensable.</p> - -<p>— Ne pensez-vous pas, Leminhac, dit le vieillard -binoclé d’or, que nous arriverons en retard à Callao ?</p> - -<p>— Je le pense, mon cher professeur, répondit -l’avocat. D’après l’horaire, et si je me souviens bien -de l’heure à laquelle nous avons passé à la dernière -station, nous avons déjà un retard de cinq heures.</p> - -<p>— C’est peu, évidemment, pour de pareilles -distances.</p> - -<p>— Oui, fit Leminhac, mais il serait fâcheux de -manquer le <i>Gloucester</i> à Callao. Les formalités pour -les bagages sont longues.</p> - -<p>— Patience, fit le professeur.</p> - -<p>Et il se replongea dans la méditation du deuxième -tome de Krafft-Ebing, dont il avait commencé la -lecture à Yokohama, et il n’était encore qu’à la cinq -cent quatre-vingt-treizième page.</p> - -<p>Le nom, articulé par Leminhac avec un faux accent -anglais, du <i>Gloucester</i> fit de nouveau émerger dans -la lumière le profil blond.</p> - -<p>— J’ai vu ses yeux, soliloqua-t-il de nouveau. Ils -sont indiscutablement slaves.</p> - -<p>Cependant, le train ralentissait sa course, patinait -sur ses freins et stoppait net.</p> - -<p>— Une panne, sursauta le professeur.</p> - -<p>— Impossible, fit Leminhac.</p> - -<p>L’inconnue ferma son livre, esquissant une moue -impatiente, et se dirigea vers le couloir.</p> - -<p>Le train s’était arrêté dans la brousse. Un vaste -désert parsemé de blocs de lave spongieux et noirs, -hérissé de buissons et d’arbustes épineux — à l’ouest, -les nappes miroitantes des Salines — un paysage -métallique, noir et blanc, sur qui, brusque, la nuit -équatoriale s’affaissa.</p> - -<p>Leminhac avait suivi l’inconnue dans le couloir et -s’affairait auprès du contrôleur nègre, en un anglais -douteux mêlé de sabir.</p> - -<p>— Qu’y a-t-il donc ?… retard incompréhensible. -Ah ! ils sont jolis, les chemins de fer américains !</p> - -<p>— Le passage est difficile, Monsieur, repartit -l’agent au sombre visage. Le poste nous avertit que la -lisière nord de la forêt est en feu. Si l’incendie est -grave, il sera impossible de franchir cette barrière de -flamme.</p> - -<p>— Bigre, pesta Leminhac. Et que fera-t-on alors ?</p> - -<p>— On attendra.</p> - -<p>— Est-ce que cela peut durer longtemps ? interrogea -le professeur, accouru à son tour.</p> - -<p>— On ne peut pas savoir. Toutefois, il n’y a pas lieu -de craindre que l’incendie s’étende considérablement, -la forêt étant humide et pleine de marécages. La -zone du feu est très limitée.</p> - -<p>— Combien de temps encore ?</p> - -<p>— Dix, douze heures. Un jour peut-être, au maximum.</p> - -<p>— Nous manquerons le paquebot, gémit Leminhac. -C’est inévitable. Il part demain à 13 h. 40. Et il est -déjà 9 heures du soir.</p> - -<p>L’inconnue parut s’inquiéter et s’approcha du -groupe.</p> - -<p>— Croyez-vous, Monsieur, demanda-t-elle à -Leminhac, que nous ne puissions vraiment prendre le -<i>Gloucester</i> ?</p> - -<p>— Je le crains, Madame, et vous m’en voyez -navré. J’ai assez de ce pays. Il est morne. On y -étouffe. Les naturels n’ont pas de conversation… -C’est une bonne fortune rare que de rencontrer en -pareil lieu d’aussi agréables compagnons de voyage, -une bonne fortune que le malencontreux incident -qui nous retarde va nous faire encore apprécier -davantage.</p> - -<p>— Hélas ! fit l’inconnue, serons-nous contraints de -demeurer trois semaines à Callao, dévorés par les -moustiques ?</p> - -<p>— Il n’y a, en effet, pas de départ de ce port-là avant -vingt jours. Il faudra gagner Guayaquil ou revenir à -San-Francisco.</p> - -<p>Le professeur qui avait, en raison des circonstances, -renoncé à Krafft-Ebing, apparut, le chef orné d’une -casquette d’un vert sournois.</p> - -<p>— Si vous me le permettez, Madame, et puisque -nous voici compagnons d’infortune, je ferai les présentations.</p> - -<p>Il montra le professeur :</p> - -<p>— M. le professeur Tramier, de l’Académie de -médecine de Paris.</p> - -<p>Et, se désignant lui-même :</p> - -<p>— Anatole Leminhac, avocat à la Cour, Français, -Parisien même…</p> - -<p>— Maître Leminhac, interrompit l’inconnue, pour -la plus grande stupéfaction de l’avocat et du médecin, -maître Leminhac ? Mais, n’est-ce pas vous qui avez si -brillamment plaidé dans l’affaire Soliveau-Depréchandieu ?</p> - -<p>— C’est moi-même. Par quel hasard mon nom, -si modeste encore, est-il parvenu à vos oreilles, -Madame…</p> - -<p>— Madame Erikow, Marie Erikow. Ne vous -étonnez pas. J’ai suivi les audiences. Cette affaire -était passionnante, n’est-ce pas ? Et j’ai admiré votre -talent.</p> - -<p>— Vous me flattez, Madame.</p> - -<p>— Leminhac est la modestie même, crut devoir -ajouter le docteur Tramier. Mais c’est une des futures -gloires de notre barreau.</p> - -<p>— Je n’en doute pas, dit M<sup>me</sup> Erikow, avec un -sourire poli.</p> - -<p>— Et vous êtes Russe, Madame ?</p> - -<p>— Russe de Moscou,</p> - -<p>— Je l’avais deviné.</p> - -<p>Quelques-uns des voyageurs étant descendus, -Leminhac proposa de suivre leur exemple.</p> - -<p>La nuit était venue. Aux yeux des voyageurs, vers -le nord, l’horizon apparut, embrasé. Au bas du ciel, -la masse obscure de la forêt se dressait comme une -titanique cité de ténèbres. Une barre d’un rouge -sombre coupait l’horizon et sur cet écran de feu se -tordaient des arbres dont les arabesques convulsées, -nettement dessinées en noir d’encre, évoquaient une -lanterne magique pour géants.</p> - -<p>— C’est sinistre, murmura Leminhac.</p> - -<p>— C’est splendide, soupira M<sup>me</sup> Erikow.</p> - -<p>— C’est bien ennuyeux, gémit le professeur.</p> - -<p>La brise lourde qui soufflait du Pacifique apportait -sa senteur marine où se mêlaient les bouffées -âcres de l’incendie, l’odeur des plantes tropicales -huileuses et grasses que rongeait lentement le feu. -On percevait la crépitation des branches et le craquement -sourd des troncs qui éclataient.</p> - -<p>Leminhac offrit son bras à M<sup>me</sup> Erikow pour faire -quelques pas le long de la voie ferrée. Les autres -voyageurs causaient ou fumaient, par groupes ; de -petites braises de cigares trouaient l’ombre.</p> - -<p>Un Espagnol, coiffé d’un sombrero gris et plat et -vêtu d’homespun, — tache claire dans la nuit, — jurait -sans interruption :</p> - -<p>— <i lang="es" xml:lang="es">Sacramento ! Ciento mil pesetas, he de perder -esta noche.</i></p> - -<p>Une miss soupirait :</p> - -<p>— <i lang="en" xml:lang="en">What a beautiful night !</i></p> - -<p class="noindent">et citait du Shelley :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i" lang="en" xml:lang="en">« Palace roof of cloudless nights,</div> -<div class="verse i" lang="en" xml:lang="en">« Paradise of golden lights. »</div> -</div> - -<p>L’avocat se pencha vers sa compagne :</p> - -<p>— Vous allez à Sydney, sans doute ?</p> - -<p>— Oui. J’ai des propriétés là-bas.</p> - -<p>— C’est également notre destination, à Tramier et -à moi.</p> - -<p>— Vos cabines sont réservées ?</p> - -<p>— Oui ; la vôtre aussi ?</p> - -<p>— Naturellement.</p> - -<p>— Pourvu que le <i>Gloucester</i> nous attende ?</p> - -<p>— Je commence à désespérer.</p> - -<p>La nuit s’écoulait et le sinistre rougeoiement de -l’horizon ne disparaissait pas du ciel.</p> - -<p>Marie Erikow regagna son sleeping, tandis que -Leminhac et Tramier jouissaient, non sans quelque -aigreur, de la nuit tropicale baignée d’aromes.</p> - -<p>Comme elle s’approchait du train, elle trébucha, -laissant échapper un léger cri. Une main robuste -sortit de l’ombre, providentielle.</p> - -<p>— Vous êtes-vous fait mal, Madame ? dit une voix -où perçait un accent anglais.</p> - -<p>Un homme, dont elle distinguait mal les traits, -mais qui semblait jeune, la soutenait sous le bras. -Une pipe courte brûlait à sa bouche. Il sentait bon -l’ambre et le tabac de Virginie.</p> - -<p>— Non, Monsieur, ce n’est rien. Un bleu, tout au -plus. Mais comment ai-je pu tomber ?</p> - -<p>— Vous avez buté dans un fil de fer : permettez-moi -de vous aider à remonter en voiture.</p> - -<p>Le voyageur l’accompagna silencieusement jusqu’au -wagon, éclairé doucement de lampes électriques, -dont quelques-unes étaient déjà en veilleuses. -Le train allongé, avec ses traverses de cuivre et les -chiffres dorés de la compagnie, reposait sur ses ressorts, -comme une bête de luxe. Le wagon-salon, -placé à l’arrière, tout en glaces, étincelait dans l’épaisseur -morne de la nuit.</p> - -<p>A la clarté des lampes, Marie Erikow put détailler -la physionomie de son Sigisbée nocturne. C’était un -jeune homme, vêtu d’un complet à carreaux de coupe -sportive, coiffé d’une casquette, type classique de -l’Anglais en voyage. Quand elle leva les yeux, elle -vit qu’il était beau. Découplé comme un joueur de -cricket, il avait un visage d’un ovale très pur, dont -la pâleur rosée était toute féminine ; mais le menton -volontaire dissipait l’impression un peu trouble que -pouvaient causer la douceur régulière des traits et -le charme sensuel de la bouche.</p> - -<p>Il s’inclina respectueusement :</p> - -<p>— Robert Helven, de Cambridge, peintre.</p> - -<p>Elle le remercia de son appui, et lui tendit la main. -Il la serra. Elle le trouva correct, mais un peu froid.</p> - -<p>Aussi ajouta-t-elle, comme il regagnait son compartiment :</p> - -<p>— Vous allez sans doute à Callao. Nous nous -reverrons en route.</p> - -<p>Les stores baissés, elle défit ses lourdes torsades, -mira en souriant l’éclair de ses yeux glauques et de -ses lèvres carminées, puis s’enveloppa dans une robe -chinoise de soie violette où jouaient des cigognes d’or -et des oiseaux à aigrette. La couchette du sleeping -l’accueillit et elle ferma les yeux sur la seconde page -du dernier livre de M. Claude Farière, préférant sans -doute à sa littérature l’image indécise d’un portrait -de Gainsborough.</p> - -<hr /> - - -<p>Quand Marie Vassilievna Erikow se réveilla, le -train filait à travers la grande plaine fertile qui longe -le Pacifique. Son sommeil, après plusieurs journées -de voyage, avait été si profond qu’elle n’avait pas -senti le bercement du rapide en marche, succédant à -l’immobilité de la halte. Elle fit jouer les stores et les -abaissa immédiatement, tant la lumière était vive.</p> - -<p>Sur la plate-forme vitrée du wagon-salon, Leminhac -et le professeur Tramier semblaient hypnotisés par -le ruban d’acier que le train dévidait vertigineusement -derrière lui.</p> - -<p>— Onze heures, gémit lugubrement la future -gloire du barreau. Onze heures ! A treize heures quarante, -le <i>Gloucester</i> lèvera l’ancre. Nous sommes -bons.</p> - -<p>— Résignons-nous, répliqua le docteur, à qui la -lecture persévérante de Krafft-Ebing — entreprise à -Yokohama — avait donné une patience à l’épreuve de -tous les coups du destin. Résignons-nous. Qui sait ? -le paquebot ne sera peut-être pas encore parti ! C’est -un petit bateau sans importance.</p> - -<p>— Petit ou grand, ne vous imaginez point qu’il -va nous attendre. Rien à faire, que rester à Callao -trois semaines ou regagner San-Francisco. Peste soit -des forêts, des trains et des incendies !</p> - -<p>Marie Erikow entra à ce moment. Elle avait un -tailleur de voyage d’une étoffe claire et moelleuse qui -drapait sa taille un peu lourde. Sous les voiles, sa -chevelure laissait étinceler des paillettes d’or.</p> - -<p>— Bonjour, fit-elle. Alors, il paraît que c’en est -fait du <i>Gloucester</i> ?</p> - -<p>— Il paraît, dit tristement Leminhac. Nous -n’arriverons qu’à la nuit.</p> - -<p>— C’est absurde. Quelle folie ! C’est bien ma faute. -J’aurais dû partir plus tôt. On n’arrive pas ainsi au -dernier moment.</p> - -<p>— Nous aussi, soupira le professeur.</p> - -<p>— Oui, nous aussi, dit impétueusement Leminhac. -Quand je pense que je dois prononcer dans -quinze jours à Sydney ma conférence sur l’éloquence -révolutionnaire, conférence à laquelle assisteront vingt -mille personnes dont pas une ne sait un mot de français, -quand je pense à cela, mon âme se déchire et mes yeux -se remplissent de larmes.</p> - -<p>— Séchez-les vite, dit Marie Erikow. Vous ferez -votre conférence à Callao.</p> - -<p>— Je ne compte pas y rester. Dieu me préserve de -vos palaces équatoriaux.</p> - -<p>— Nous déciderons là-bas, conclut judicieusement -Tramier, ce qu’il nous restera de mieux à faire, -une fois sûrs que le <i>Gloucester</i> est bien manqué.</p> - -<p>Au <span lang="en" xml:lang="en">dining-car</span>, pour le déjeuner, M<sup>me</sup> Erikow, le -docteur et Leminhac s’assirent à la même table. Une -place restait libre. Ce fut le peintre anglais qui l’occupa. -Marie Erikow en profita pour présenter celui qu’elle -appelait généreusement son « sauveur ». Leminhac -conçut de l’heureuse fortune du jeune Anglais un -dépit qu’il dissimula diplomatiquement. Il fut d’ailleurs -éblouissant, répandant aux genoux de la Russe -toute une pacotille de scintillantes banalités. De -temps à autre, d’une main potelée, il lissait ses favoris -qu’il portait courts à l’instar d’un critique littéraire -fort en vue dans la capitale. Le docteur mâchait en -silence, assaisonnant tous les plats d’une <span lang="en" xml:lang="en">Worcester-sauce</span> -susceptible de corroder le diamant. Quant à -l’Anglais, Marie Erikow nota qu’il avait les yeux -marrons ou café très clair et de belles dents, qu’il -portait à l’annulaire gauche une bague <span lang="en" xml:lang="en">touch-wood</span> -ornée d’une émeraude et qu’il mangeait et parlait -avec une sobriété puritaine. Il ne prononça que quelques -mots et ce fut pour lui demander si elle ne désirait -pas quelques gouttes de la sauce infernale accaparée -par le professeur. Néanmoins, il parut charmant, -car une jolie bouche est plus séduisante que les -plus brillants mots d’esprit. L’âge et la figure d’Helven -le dispensaient de tout effort pour plaire. Il paraissait -d’ailleurs timide et l’ignorance même qu’il manifestait -de ses avantages leur en ajoutait un nouveau.</p> - -<p>Marie Erikow alluma une cigarette et s’étendit -nonchalamment sur un des larges fauteuils de cuir. -Le train avait accéléré encore sa vitesse et déchirait -l’espace, qui s’ouvrait en sifflant devant la <span lang="en" xml:lang="en">Compound</span> -à la nuque trapue dont les bielles se détendaient avec -la souplesse de muscles bien entraînés.</p> - -<p>Leminhac, sur la plate-forme, tirait quelques -bouffées d’un Upman choisi par l’académicien dans -les boîtes d’acajou présentées par le steward. Tramier -assurait un binocle hésitant, penché sur l’indicateur -du Lloyd. Ils étaient seuls. Helven, dans le wagon-salon, -contemplait la Russe, attentif et un peu -languissant, pareil à un lévrier de race.</p> - -<p>— Inquiétant, ce jeune Anglais ! dit Leminhac.</p> - -<p>— Inquiétant ? Et pourquoi donc ? repartit Tramier. -Il me semble fort bien élevé.</p> - -<p>— Je n’aime pas le genre Dorian Gray, ni ces -champions de boxe qui vous ont des visages de -vierges préraphaëlites.</p> - -<p>— Le gaillard paraît musclé comme un jeune tigre.</p> - -<p>— Et avec cela, des yeux de gazelle. Je n’aime -pas la confusion des genres, mon cher professeur. -Nous autres, Français, nous autres, Latins, nous -répugnons à ces mélanges. Notre type de la beauté -masculine est plus simple et plus grave…</p> - -<p>Ce disant, il ajusta d’un coup de pouce une cravate -doctrinaire de soie noire ornée d’un camée et rejoignit -la Russe et l’« Antinoüs de Cambridge ».</p> - -<p>Tramier, solitaire, reprit mélancoliquement la -page cinq cent quatre-vingt-quatorzième de Krafft-Ebing.</p> - -<hr /> - - -<p>Le temps et l’espace furent consciencieusement -dévorés par</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">« <i>le dragon mugissant qu’un savant a fait naître</i> »</div> -</div> - -<p class="noindent">si bien que le rapide entra dans la gare de Callao deux -heures plus tôt que ne s’y attendaient les voyageurs, -rattrapant ainsi une partie de son long retard.</p> - -<p>Hélas, la joie des quatre compagnons fut de courte -durée !</p> - -<p>— Le <i>Gloucester</i> ?</p> - -<p>— Parti à treize heures quarante.</p> - -<p>— <span lang="es" xml:lang="es">Sacramento !</span></p> - -<p>Ainsi jurèrent ensemble l’Espagnol vêtu d’homespun -et Leminhac qui affectait une certaine -pratique de la langue des hidalgos, tout en usant de -libertés républicaines avec l’accent tonique.</p> - -<p>Comme la journée était fort avancée, on élut de -camper patriarcalement dans un Palace de goût -municho-viennois, adorné de pâtisseries en stuc et -pareil à ces pièces montées où bave la crème et où -l’on dessine avec du sirop de si agréables figures. -Ses balcons ventrus et dorés s’arrondissaient face à -la mer et les houles du Pacifique venaient déployer -dédaigneusement leurs écharpes sous les masques -horrifiques de mascarons œdémateux.</p> - -<p>Un portier suisse attendait au centre de la terre -la Russe, l’Anglais et les deux Français qui ne s’en -montrèrent point surpris. On leur assigna des -chambres dont le mobilier eût découragé les amis -de M. Francis Jourdain. Ils y reposèrent, d’ailleurs, -à poings fermés, sans entendre la plainte des flots -qui portèrent Magellan et les cinq caravelles : <i>Trinidad</i>, -<i>Santiago</i>, <i>Victoria</i>, <i>Conception</i> et <i>San-Antonio</i>, -à la conquête des terres inconnues où des -sauvages, peints en jaune et des cornes de cerf -dessinées sur les joues, offrirent aux Portugais des -clous de girofle et des oiseaux de Paradis.</p> - -<p>La nuit fut pour eux sans rêve, sauf peut-être -pour Marie Erikow ; elle leur fut aussi de pauvre -conseil, car ils se retrouvèrent le lendemain sur le -quai inondé de soleil, encombré de balles et de tonneaux, -tous quatre incertains de ce qu’ils devaient -décider.</p> - -<p>La chaleur était fort lourde.</p> - -<p>Leminhac, qui s’imposait maintenant comme le -cacique de l’errante tribu, proclama :</p> - -<p>— Entrons quelque part. Nous prendrons un -apéritif.</p> - -<p>Pour la couleur locale, on choisit le bar du <i lang="es" xml:lang="es">Pajaro -Azul</i>. L’endroit était frais et confortable. Sur le -comptoir peint d’un bleu clair à faire grincer les -dents, sans doute à cause de l’enseigne et faute -d’oiseau d’aucune sorte, s’entassaient des pyramides -de citrons, de limons, de goyaves ; le soleil, tamisé -par de larges stores de pailles, jouait sur l’écorce des -pamplemousses, sur la peau tendue à éclater des -figues de Surinam. De l’arrière-boutique, où s’entassaient -des caisses d’épices et des ballots de riz -ou de manioc, glissait une odeur de vanille.</p> - -<p>— Je pense, dit Helven le silencieux, à un petit -bar de la Jamaïque, qui sentait la cannelle comme -celui-ci est parfumé de vanille. On y mangeait des -melons exquis que l’on avait laissés, une nuit entière, -le ventre bourré de glace pilée, de tranches d’ananas, -de bananes coupées en menus morceaux ; le tout, -arrosé d’un rhum comme on n’en boit que là-bas, -noir, sucré et aromatisé de cannelle… »</p> - -<p>— Je vois, dit Leminhac, que vous avez beaucoup -voyagé.</p> - -<p>— Et, ajouta Marie Erikow en riant, que vous -agréez avec reconnaissance les dons du Seigneur.</p> - -<p>Ils s’assirent autour de quatre verres que l’or du -whisky enflamma sans retard.</p> - -<p>— Que faire ? dit Marie Erikow.</p> - -<p>— Absurde aventure, gémit Leminhac. Ce -paquebot…</p> - -<p>Comme il disait ces mots, un homme d’une taille -gigantesque, le visage haut en couleur et noyé dans -une barbe flamboyante, entra dans le bar. Il était -sobrement, mais fort proprement vêtu d’un complet -de toile blanche très fine et dont la coupe était -parfaite. Coiffé d’une casquette à visière vernie, il -pouvait passer pour un marin, mais rien n’indiquait -son grade et le nom du vaisseau.</p> - -<p>— Ce <span lang="en" xml:lang="en">gentleman</span>, dit Helven, ferait un superbe -<span lang="en" xml:lang="en">horseguard</span>.</p> - -<p>— Ce doit être un officier de marine. Il y a une -canonnière en rade, supposa Marie Erikow qu’intriguait -la singulière prestance de l’inconnu.</p> - -<p>Celui-ci s’assit à une table voisine et commanda -une tasse de thé bouillant.</p> - -<p>— C’est un homme qui a l’habitude des pays -chauds, murmura Tramier.</p> - -<p>L’homme souleva sa casquette. Une paire de -lunettes vertes voilait son regard ; les joues étaient -hâlées par le vent de mer ; le bas du visage se perdait -dans le remous flamboyant de la barbe.</p> - -<p>— Un Pactole, dit Leminhac.</p> - -<p>Il y avait dans la physionomie du personnage, -malgré ses manières aisées et la bonhomie avec -laquelle il s’adressait, en espagnol, au garçon du -bar, une telle étrangeté, — due peut-être aux deux -disques verts qui auréolaient ses orbites — que les -quatre voyageurs éprouvèrent quelque gêne à -reprendre leur conversation.</p> - -<p>— Il est navrant, dit Leminhac, d’avoir manqué -ce paquebot.</p> - -<p>— Cela nous fait un retard interminable, dit -Tramier.</p> - -<p>— Que faire ? demanda Marie Erikow.</p> - -<p>— Partir pour San-Francisco demain, proposa -Helven. Nous y attendrons le prochain départ -puisque, j’imagine, Sydney est notre commune -destination.</p> - -<p>— Nous en avons encore pour une quinzaine au -moins, gémit Leminhac.</p> - -<p>— Il n’y a pas d’autre moyen…</p> - -<hr /> - - -<p>L’inconnu payait, se levait et disparaissait en -laissant tomber derrière sa haute silhouette le rideau -de perles bariolées qui servait de porte.</p> - -<p>— Drôle de corps, murmura Leminhac.</p> - -<p>Ils reprirent leur discussion, incertains, irritables, -trouvant, malgré la fraîcheur vanillée du « <span lang="es" xml:lang="es">Pajaro -Azul</span> », que l’aventure tournait mal.</p> - -<p>L’Aventure ! Mot magique où bruissent toutes les -voix du mystère. Elle se présenta brusquement, -comme toute aventure qui se respecte, dans la clarté -bleue du bar, masquée d’humour, bonasse et sournoise -à la fois, sous la forme d’une lettre qu’apportait -un matelot, tout de blanc vêtu et dont le béret portait -en banderolle, lettres d’or sur fond noir, ce -mot : <i>Cormoran</i>. — Le marin entra prestement dans -la salle et, sans hésitation, remit à Tramier que son -aspect vénérable désignait comme le doyen de la -bande, une large enveloppe blanche cachetée, gravée -d’une ancre autour de laquelle se répétait, en exergue : -<i>Cormoran</i>.</p> - -<p>— Pour moi ? exclama Tramier stupéfait.</p> - -<p>L’homme s’inclina et disparut d’un pas léger, -amorti par les semelles de corde.</p> - -<p>— Mais c’est impossible ! hoquetait le docteur. -Impossible. Qui diable puis-je connaître ici ? Et -comment cet homme m’a-t-il reconnu ?</p> - -<p>— Ouvrez donc, conseilla Helven.</p> - -<p>Avec quelques précautions craintives, et comme -si le pli avait dû contenir un explosif habilement -dissimulé, le professeur Tramier, de l’Académie de -médecine, décacheta l’enveloppe.</p> - -<p>Une stupeur souriante inonda son visage.</p> - -<p>— C’est inouï, fit-il.</p> - -<p>— Parlez, je vous en supplie, gémit Marie Erikow, -qui crispait ses belles mains impatientes sur la table. -Parlez. Lisez cette lettre.</p> - -<p>— Elle nous est adressée à tous, dit le docteur.</p> - -<p>— Ah ! par exemple, cria Leminhac.</p> - -<p>— Voici :</p> - - -<p class="date"><span class="sc">A bord du</span> <i>Cormoran</i>.</p> - -<p>« <i>Le hasard qui m’a fait surprendre votre conversation -me permet de vous rendre un service et je ne -saurais hésiter un instant devant la perspective -d’obliger des personnalités aussi distinguées que celles -du professeur Tramier, de l’Académie de médecine</i> »…</p> - -<p>— Connu, vous êtes connu sous l’équateur, -exclama, transporté d’envie, Leminhac.</p> - -<p>— « … <i>de maître Leminhac, du barreau de Paris</i>…</p> - -<p>— Moi aussi, bégaya l’avocat. Mais c’est de la -magie !</p> - -<p>— « … <i>de sir William Helven, le peintre bien connu -et, j’ai réservé son nom pour couronner cette liste -précieuse, de l’infiniment charmante Marie Vassilievna -Erikow</i>…</p> - -<p>— Il est exquis, murmura-t-elle… Mais qui est-ce -donc ?</p> - -<p>— Notre voisin à lunettes, dit Helven.</p> - -<p>— « … <i>Mon yacht, le Cormoran, qui est un fort bon -bâtiment gréé pour la haute mer et avec qui j’ai -accompli de nombreuses traversées, peut vous mener -sans encombre à Sidney où moi-même j’allais me -rendre. N’hésitez pas à accepter l’hospitalité d’un -honorable commerçant qui professe le respect de la -science, de l’art et de la beauté</i>…</p> - -<p>— Et de l’éloquence ? insinua Leminhac.</p> - -<p>— « … <i>Vous trouverez à mon bord tout le confortable -et le dévouement attentif de</i></p> - -<p class="sign"><span class="blk"><span class="small">VAN DEN BROOKS</span><br /> -<i>Marchand de cotonnades.</i></span></p> - -<p>« <i>P.-S. — Si l’offre vous convient, vous trouverez, -à 5 heures, à l’embarcadère, un canot qui vous mènera -à mon bord et transportera vos bagages.</i> »</p> - - -<p class="gap">— C’est fantastique, dit Leminhac. Comment -sait-il nos noms ?</p> - -<p>— Acceptons, acceptons. Quelle drôle d’aventure, -cria Marie Erikow, battant des mains.</p> - -<p>— Mais, dit Tramier, je ne connais pas ce M. Van -den Brooks.</p> - -<p>— N’importe, il nous connaît. Cela suffit. Et il -nous invite ! répliqua Marie.</p> - -<p>— Un monsieur qui possède un navire gréé pour -la haute mer ne peut être que respectable, assura -Leminhac. Et de plus, il se dit marchand de cotonnades. -C’est une profession fort honorée.</p> - -<p>— Hm… dit Tramier. A mon âge, je ne voudrais -pas faire d’imprudence. Comment serons-nous installés ?</p> - -<p>— Fort bien, j’en suis sûre, insista Marie qui -ne tenait plus sur sa chaise. Il le dit, d’ailleurs.</p> - -<p>— On peut toujours voir, proposa Leminhac.</p> - -<p>— C’est cela, allons voir Van den Brooks !</p> - -<p>Et Marie Erikow sortit précipitamment du bar, -suivie de Leminhac et de Tramier, éperdu, qui -s’accrochait à ses basques.</p> - -<p>Le jeune garçon du <i lang="es" xml:lang="es">Pajaro Azul</i> rattrapa Helven.</p> - -<p>— Ce n’est pas payé, <span lang="es" xml:lang="es">Senorito</span>.</p> - -<p>Helven solda les whiskys puis, se tournant vers le -<span lang="es" xml:lang="es">muchacho</span> dont les yeux luisaient sous des sourcils -de charbon :</p> - -<p>— Connais-tu ce grand marin à barbe blonde qui -s’est assis près de nous ?</p> - -<p>— Non, Excellence (le pourboire ennoblit l’homme -généreux).</p> - -<p>— Vient-il quelquefois à Callao ?</p> - -<p>— Je ne l’ai jamais vu, Monsieur, avant la soirée -d’hier. On dit qu’il est à bord d’un petit vapeur -amarré à l’entrée de la rade.</p> - -<p>— Personne ne le connaît sur le port ?</p> - -<p>— Non, <span lang="es" xml:lang="es">Senorito</span>. C’est un étranger. Les plus -vieux matelots du port ne le connaissent ni lui ni -son bateau, et pourtant, ils connaissent bien des -capitaines de navire.</p> - -<p>— <i lang="es" xml:lang="es">Gracias</i>, dit Helven.</p> - -<p>— <i lang="es" xml:lang="es">Vaya usted con Dios</i>, dit le <span lang="es" xml:lang="es">muchacho</span>.</p> - -<p>Et tout en rejoignant les autres, Helven répétait -les syllabes sonores de l’adieu espagnol :</p> - -<p>— <i lang="es" xml:lang="es">Vaya usted con Dios : Vaya usted con Dios… -con Dios</i>… Espérons que ce ne sera pas avec le diable.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch2">CHAPITRE II<br /> -<span class="sc">Le « Cormoran » lève l’ancre.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Guido vorrei che tu e Lapo ed io.</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Fossimo presi per incantamento</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">E mesi in un Vascel ch’ ad ogni vento</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Per mare andasse à voler vostro e mio.</div> -</div> - -<p class="sign"><span class="sc">Dante</span>.</p> - -</blockquote> - -<p>Le Portier Suisse et le Chasseur Nègre les ayant -accompagnés de leurs bénédictions, les quatre -voyageurs se dirigeaient à l’heure dite vers l’embarcadère. -Quelques porteurs noirs les suivaient, la -nuque ployée sous les malles de cabine. Celles de -Marie Erikow étaient fort plates, d’un beau cuir patiné -et parfumé et leurs flancs étaient revêtus d’une multitude -de vignettes où l’on distinguait, sur des fonds -de clairs de lune ou de couchants embrasés, le sphinx -d’Égypte et les terrasses du Casino de Monte-Carlo, -des bouquets de palmier, une gondole, le tout chevauché -de ces majuscules dont les Astoria, Continental -et Palaces du monde entier ornent capricieusement -l’invitation au Voyage.</p> - -<p>Le port encadrait dans la blancheur crue des -môles une eau sombre et presque immobile. Des -ballots de cacao, de quinquina, de manioc s’entassaient -sur le quai. Assis sur un tas de cordages ou -une balle de marchandises, des nègres coiffés d’un -large panama, le torse nu et les jambes ensachées -d’un pantalon de coutil rayé à pieds d’éléphant, -suivaient avec indolence le déchargement d’une -baleinière fraîchement arrivée des îles des Tortues. -Lorsque Marie Erikow, éclatante de blancheur, passa -près d’eux, ils relevèrent, épanouies d’un sourire -ivoirin, leurs faces luisantes et semblables, sous les -ailes de paille, à des soleils noirs.</p> - -<p>— Voici le canot, dit Leminhac qui marchait en -tête.</p> - -<p>La curiosité fit battre le cœur de Marie Erikow, -d’Helven, et même du professeur.</p> - -<p>Au bord du quai, sur l’eau lourde, irisée, où flottaient -des peaux d’orange et de pamplemousses, -une lance se balançait, laquée de gris vert à filets -d’or, un vrai canot d’amiral, monté par huit rameurs -uniformément vêtus comme le matelot qui avait -porté la lettre.</p> - -<p>L’un d’eux qui, d’après le galon de laine noire posé -sur sa manche, devait être un quartier-maître, sauta -à terre au-devant des voyageurs et les aida à embarquer.</p> - -<p>Puis, d’un « han », les huit torses blancs se renversèrent, -huit gorges hâlées tendirent leurs muscles -vers l’espace : les rames coupèrent l’eau d’un souple -effort, sifflèrent, éclaboussées d’écume, ramenées -vivement en arrière par huit paires de bras acajou. -Le départ fut si rapide, l’élan si bien réglé et si vigoureux -qu’Helven ne put s’empêcher de crier en anglais :</p> - -<p>— Allo, c’est encore mieux que l’équipe -d’Eton.</p> - -<p>Un sourire du quartier-maître — visage de brique -torréfié par le gin et le vent de mer — un sourire -qui fut une sorte de plissement imperceptible au coin -gauche des lèvres, remercia.</p> - -<p>— Ce sont de bons garçons, pensa Helven.</p> - -<p>Les passagers gardaient le silence. Ils n’osaient -exprimer leurs sentiments, craignant d’être entendus, -et une inquiétude se glissait subtile et sournoise -dans leurs cœurs, à mesure que les blanches -maisons de Callao se transformaient en cubes de -plus en plus menus, et que le ciel et la terre s’élargissaient -autour d’eux.</p> - -<p>On n’apercevait pas le « <i>Cormoran</i> ».</p> - -<p>— Où diable est donc ce mystérieux navire ? chuchota -Leminhac à l’oreille du professeur. Je n’en -vois pas la moindre apparence.</p> - -<p>Le canot était déjà à l’extrémité du port. On avait -longé des caboteurs à la coque rouillée, des chalutiers -peints en rouge et noir et deux ou trois vapeurs -plus sérieux, à demi sommeillant dans la torpeur de -la rade, pavoisés d’une flamboyante lessive, chemises, -jerseys, caleçons balancés doucement par la -brise. Plus loin, c’était la pointe de la jetée, le phare, -le poste de douane et le large.</p> - -<p>— Où nous mènent-ils donc ? demanda Marie -Erikow au peintre.</p> - -<p>— Je n’en sais rien et je ne m’en soucie pas, répliqua -celui-ci à voix basse. Nous sommes dans -l’aventure : laissons-nous glisser. Êtes-vous inquiète ?</p> - -<p>— Pas le moins du monde, fit Marie Vassilievna, -avec assurance.</p> - -<p>— Moi non plus. Je ne crains qu’une chose, c’est -que l’aventure n’en soit pas une, que ce Van den -Brooks soit, comme il le prétend, un honnête marchand -de cotonnades, vaniteux et obligeant, et que -tout se réduise à une promenade en mer.</p> - -<p>— Je ne vous croyais pas si romanesque, fit Marie -avec une pointe de curiosité. Que voudriez-vous -donc ?</p> - -<p>— Je ne sais pas moi-même. Mais j’erre à travers -le monde à la poursuite de cette aventure qui n’arrive -jamais. Je l’entrevois partout, et je ne la saisis nulle -part. Elle se cache dans cette porte entr’ouverte, -dans cette barque qui attend ; elle rôde à votre porte -à la tombée de la nuit ; elle bourdonne autour de -votre lampe, dans la chambre silencieuse. Cet homme -qui vous frôle, cette femme qui s’est retournée imperceptiblement -quand vous passiez, peut-être vont-ils -l’apporter avec eux ; peut-être sont-ils chargés de -votre destin ! Est-ce qu’on sait ? Le mystère est ici, -là, ailleurs. Il est avec moi, avec ces rameurs, avec -vous…</p> - -<p>— Comme vous m’étonnez ! fit avec quelque langueur -Marie Erikow plaisamment bercée par la voix -et les troubles paroles du peintre. Je croyais les -Anglais si froids.</p> - -<p>— Nous sommes le peuple de l’aventure, reprit -énergiquement Helven. Ne sommes-nous pas les fils -d’une terre qu’entoure le chuchotement des flots ? -Nous sommes nés dans une île, et cela suffit pour nous -donner l’instinct des départs. Un commerçant, chez -nous, est un poète — un poète qui s’ignore, c’est -entendu : il y a dans ses ballots les épices des Antilles, -la poudre d’or de la Guinée, les ivoires de l’Afrique ; -il y a toutes les richesses, tous les diamants, tous les -aromates de l’univers dans les cales de ses vaisseaux. -Il y a aussi l’Empire, les Indes, et leur nom seul -porte le mystère du monde. Cela suffit pour ennoblir -l’épicerie.</p> - -<p>— Je vous savais peintre, dit Marie : seriez-vous -aussi poète ?</p> - -<p>— Je ne suis qu’un voyageur, un passant, comme -mille autres, étonné des choses les plus simples, -curieux des choses les plus compliquées… Si ce Van -den Brooks pouvait être un forban, un prince déguisé, -le roi d’une île déserte…</p> - -<p>Marie Erikow éclata de rire et ce rire sonna sur la -mer éclatante et plate.</p> - -<p>— <span lang="it" xml:lang="it">Chi lo sa ?</span> Il est peut-être l’un ou l’autre.</p> - -<p>Habilement manœuvrée, la lance contournait -l’extrémité du môle, décrivant une courbe rapide. -La Russe leva les yeux vers l’homme qui, en face -d’elle, au bout du canot, maintenait d’un poing -ferme la barre. C’était un matelot au teint mat que -le hâle avait patiné délicatement. Au contraire des -autres rameurs rasés et poncés, un très léger duvet -noir ombrageait ses lèvres qu’il avait minces et carminées. -Le nez était busqué ; les yeux, sombres et -longs, filtraient, à travers les cils, une douceur cruelle. -Marie Erikow remarqua que, sous le béret blanc, il -portait un foulard de soie noire étroitement noué -autour des tempes et qui donnait un étrange relief -au visage. L’homme gouvernait avec des mouvements -sûrs ; ses gestes et sa pose même marquaient -une souplesse de félin. Il était grave, dominant la -barque d’un buste hautain.</p> - -<p>— Ce ne peut être qu’un Espagnol, pensa-t-elle.</p> - -<p>Elle eut envie d’interroger Helven. Mais elle se -tut, sans savoir pourquoi.</p> - -<p>La lance filait toujours, ondulant sur les lames -plus fortes, car l’on commençait à sentir le balancement -des grandes houles pacifiques. Le môle -dépassé, on piqua vers une sorte de promontoire -de terre rouge que la barque contourna au plus -près.</p> - -<p>— Le <i>Cormoran</i> ! exclama Leminhac. Le voici ! -Mâtin ! c’est un joli bateau.</p> - -<p>Tous les yeux se tournèrent dans la direction -indiquée par le doigt tendu de l’avocat.</p> - -<p>Dans une anse rose bordée de cocotiers et de -goyaviers un petit vapeur effilé roulait légèrement -sur ses amarres. On le distinguait mal, car il était -peint, à la manière des navires de guerre, d’une couleur -verte qui se confondait avec l’eau. Toutefois, -ses bastingages de cuivre étincelaient.</p> - -<p>De plus près, Helven nota que le <i>Cormoran</i> -avait l’apparence gracieuse d’un yacht de plaisance, -mais la courbure robuste de la coque l’indiquait -propre à de longues traversées. Il devait jauger -800 tonneaux environ, portait une cheminée, deux -mâts à voile et des antennes de T. S. F.</p> - -<p>Le professeur restait muet. Leminhac s’affairait -et prononçait maintenant des mots techniques : -« bossoir… tirant d’eau… écoutilles… », rassemblant -des bribes de Jules Verne, du temps où il lisait -en sarrau de lustrine noire et les doigts dans les -oreilles <i>Les Enfants du Capitaine Grant</i>.</p> - -<p>— Nous allons voir le forban, enfin ! murmura -Marie Erikow à l’oreille d’Helven.</p> - -<p>Celui-ci ne répondit pas, mais montra des yeux, -sur le pont du navire, une haute silhouette blanche -qui attendait…</p> - -<p>L’accostage se fit aisément. Le barreur avait -sauté sur la rampe de fer qui donnait accès au bord, -et aidait Marie Erikow à prendre pied. Puis, happant -un câble qui pendait, il grimpa le long des cordages -avec une agilité de chat et disparut.</p> - -<p>Le bizarre client du <i lang="es" xml:lang="es">Pajaro Azul</i> accueillit ses -hôtes à la coupée. Il parut aux passagers d’une taille -plus haute encore qu’ils n’avaient jugé à première -vue. Sa barbe fulgurait. Il n’avait pas quitté ses -lunettes vertes.</p> - -<p>Galamment, il baisa la main de Marie Erikow, -salua chacun des voyageurs.</p> - -<p>— Inutile de faire les présentations, assura-t-il. -Je vous connais et c’est un honneur pour le <i>Cormoran</i> -d’accueillir de pareils passagers. J’espère que -vous trouverez ici tout le confort d’un paquebot.</p> - -<p>— Nous sommes de grands voyageurs, ajouta-t-il -en hochant la tête. J’ai roulé pas mal de mers ; je -connais leurs caprices, leur lumière et leur odeur. -J’aime l’eau. Mon navire m’appartient, et je le mène -à ma guise.</p> - -<p>Sa voix était chaude, mordante. Il la maniait avec -adresse.</p> - -<p>— Cet homme parle bien, pensa Leminhac. Il -plairait au barreau.</p> - -<p>— C’est singulier ! songea Helven. Il a quelque -chose d’un acteur.</p> - -<p>— Ne me demandez pas, continua Van den -Brooks, comment je connais vos noms. Ne me -demandez pas non plus pourquoi j’ai écrit cette -lettre. Sans doute le service que je suis heureux -de vous rendre excusera l’étrangeté de ma démarche. -Mais ne me posez pas de questions.</p> - -<p>« Rassurez-vous. Je suis un homme simple, un -pauvre marchand sans fard ni malice, à qui les -hasards de son commerce ont montré quelques -aspects de la terre et des hommes, un vieux loup de -mer qui ne sait autre chose que ce que le vent et la -vague lui ont appris. Quant aux femmes, — et il se -tourna vers Marie qui soutint mal l’éclat des -lunettes — je ne puis qu’admirer leur grâce et leur -beauté ; mais elles sont pour moi comme la mer qu’on -ne possède jamais. »</p> - -<p>Le ton et les paroles de Van den Brooks n’avaient -rien qui décelât la rudesse du marin et du trafiquant, -mais bien plutôt l’élégance un peu maniérée d’un -homme du monde amateur de théâtre et d’effet.</p> - -<p>— Quelle chattemitte ! pensa Helven.</p> - -<p>Le professeur Tramier était enchanté de la bonhomie -cordiale de cet accueil.</p> - -<p>— Nous ne saurions vous dire, commença-t-il… -l’amabilité parfaite… sans doute un peu étrange… -mais les conventions mondaines… sous cette latitude… -nous excuserez aussi… reconnaissance…</p> - -<p>— Nous levons l’ancre dans la nuit, dit le marchand -de cotonnades. Nous aurons une de ces belles -traversées que réserve le Pacifique, des nuits telles -que vous n’en avez jamais connu, sous ces constellations -dont rêvent les poètes. C’est une joie pour -moi que de réunir sur ce modeste esquif des esprits -aussi raffinés. Les loisirs du bord nous permettront -de longs entretiens ; j’y puiserai mille satisfactions -que jusqu’ici mon labeur de marin ne m’a pas laissé -prendre.</p> - -<p>— Et vous nous conterez vos voyages ? dit Marie -Erikow.</p> - -<p>— Hélas ! des voyages de trafiquant ne sauraient -passionner l’attention d’une jolie femme. En -tout cas, il sera fait, à mon bord, tout le possible pour -que pas un instant dans cette solitude vous ne songiez -à regretter l’Europe, « l’Europe aux anciens -parapets », comme le dit excellemment Arthur -Rimbaud…</p> - -<p>— Qui donc ? dit Tramier. Je ne connais pas ce -nom.</p> - -<p>— Je vous expliquerai, fit Leminhac en poussant -le coude du professeur.</p> - -<p>— En attendant, ajouta Van den Brooks, on va -vous conduire à vos cabines et, avant le dîner, je vous -ferai visiter le bord.</p> - -<p>Aux côtés du marchand se tenait sans mot dire un -homme que les trois galons d’or de son uniforme -désignaient comme le capitaine du bateau. Il était -petit ; d’une carrure de taureau, un œil d’acier -enfoui sous d’épais sourcils : borgne, une longue cicatrice -lui barrait le front de la tempe droite à la racine -du nez, pâle sur le teint brique du marin.</p> - -<p>— Vous conduirez nos hôtes, capitaine.</p> - -<p>Et il présenta :</p> - -<p>— Le capitaine Halifax, commandant le <i>Cormoran</i>.</p> - -<p>Les cabines étaient d’un confort que les colosses -de la Hamburg-America ou de la White Star eussent -envié. Marie Erikow eut la surprise de trouver la -sienne ornée d’orchidées fort rares. Quant au professeur, -il fit jouer les robinets de la baignoire et installa -les deux tomes de Krafft-Ebing en bonne et due place.</p> - -<p>Le thé fut servi sur le pont. Puis le marchand de -cotonnades conduisit ses hôtes par des escaliers de -cuivre, des couloirs boisés de palissandre et d’acajou, -tendus de linoléum clair, à travers les dédales d’un -merveilleux bijou de yacht. Marie Erikow, enthousiasmée, -battait des mains.</p> - -<p>Ses transports furent immodérés quand Van den -Brooks montra la serre minuscule où le jardinier -chinois élevait des orchidées.</p> - -<p>— Je ne puis voyager sans quelques fleurs, expliqua-t-il.</p> - -<p>Helven ne put s’empêcher d’esquisser un sourire -intérieur.</p> - -<p>On pénétra dans le bar américain, laqué de blanc, -étincelant de cristaux, de nickel, d’étiquettes multicolores -et de petits drapeaux de soie appartenant -à toutes les nationalités. Un autre Chinois, barman -accompli, en smoking blanc, brassait des élixirs -variés. Leminhac ne résista pas au désir de se jucher -sur un tabouret et absorba un <span lang="en" xml:lang="en">oyster-cocktail</span> de la -plus atroce apparence.</p> - -<p>Le professeur Tramier ne cachait pas son admiration.</p> - -<p>— Quel luxe ! Quel goût !</p> - -<p>— Je vous l’avais dit, fit Leminhac.</p> - -<p>— Cet homme doit être milliardaire ?</p> - -<p>— Au moins.</p> - -<p>— Mais vous êtes un roi déguisé ? dit Marie Erikow -au marchand de cotonnades.</p> - -<p>— Mieux que cela, répondit l’homme aux lunettes -avec une modestie ironique.</p> - -<p>L’ordonnance du repas, la délicatesse des mets — cuisine -française — Mon chef ne me quitte jamais, -déclara Van den Brooks. C’est un Périgourdin. Pour -l’équipage, il y a un cuisinier chinois — les fruits -exotiques, les sorbets parfumés aux plus diverses -essences, l’excellence des crus — en particulier un -Château-Grillé de vieille date — tout contribua à -faire de cette soirée, pour les heureux voyageurs, -quelque chose comme une féerie. Helven lui-même, -le froid et silencieux Helven, se déridait. Leminhac -porta un toast enflammé à l’amphitryon, dont on ne -pouvait dire s’il souriait, tant sa barbe était éblouissante :</p> - -<p>— Majestueux comme Salomon, dit l’avocat, et -paré du même faste, si vous confiez à la mer qui le -respecte, le vaisseau qui porte à la fois votre fortune -et votre sagesse…</p> - -<p>Mais il ne put terminer sa période, tant la chaleur -du festin l’avait ému.</p> - -<p>Marie Erikow tendait à Helven une cigarette -allumée : c’est, paraît-il, une mode russe. Le professeur, -les yeux béatement clos, savourait un Havane -où se confondaient tous les aromes de Cuba.</p> - -<p>On monta sur le pont où les <span lang="en" xml:lang="en">rocking-chairs</span> étaient -disposés et les boissons glacées, servies.</p> - -<p>— Une chose m’étonne encore, murmura Marie -Erikow à l’oreille d’Helven. Comment a-t-il su nos -noms ?</p> - -<p>— C’est bien simple.</p> - -<p>— Mais encore ?</p> - -<p>— Le registre de l’hôtel, chère Madame. Le portier -me l’a dit.</p> - -<p>Cigares et cigarettes brasillaient dans l’ombre. -Van den Brooks fumait une pipe courte. Helven -nota que le <i>Cormoran</i> n’avait qu’un feu allumé, et -ce feu s’éteignit bientôt.</p> - -<p>Engourdis dans la torpeur des digestions heureuses, -les passagers ne prêtèrent qu’une oreille -distraite aux rumeurs du bord ; ils n’entendirent pas -les commandements et le grincement des cordes. -Mais, soudain, le vent de mer les enveloppa d’un -souffle plus frais et les balancements de la houle -firent osciller dans les verres l’or pâle des citronnades. -Silencieusement, tous feux éteints, le <i>Cormoran</i> -s’éloignait de la côte.</p> - -<p>Au-dessus de sa tête, Helven, renversé dans son -fauteuil, vit glisser la Croix du Sud…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch3">CHAPITRE III<br /> -<span class="sc">Un étrange navire, un étrange équipage.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>« C’était la chose du monde la -plus facile que de s’assurer du -capitaine du navire, les marins -étant généralement gens de bonne -humeur et chevaleresques. »</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Daniel de Foë.</span></p> - -</blockquote> - -<p>Van den Brooks faisait sur le pont sa promenade -matinale accompagné d’Helven. Une curiosité très -vive rapprochait le jeune peintre de ce milliardaire -fastueux qui se prétendait trafiquant de cotonnades, -qui ne voyageait qu’avec une serre d’orchidées, des -barmen chinois et qui citait les poètes maudits.</p> - -<p>— Vous remarquerez, dit Van den Brooks, que -les machines du <i>Cormoran</i> ont des moteurs à pétrole : -d’où, point de bruit, point de fumée, point de crasse. -Ne faut-il pas un navire propre et silencieux pour -traverser ces calmes étendues ?</p> - -<p>— En effet, dit Helven. Je ne m’expliquais pas -comment la marche de votre yacht pouvait être aussi -douce. Vous avez eu là une heureuse idée.</p> - -<p>Les rivages de l’Amérique n’apparaissaient plus -à l’horizon que comme une ligne pâle, à peine perceptible. -C’était déjà le large, la solitude glauque du -Grand Océan. L’étendue des eaux était pareille à un -immense disque d’émeraude sur lequel venait se -briser la lumière torride dont un voile de brume -légère tamisait encore la crudité.</p> - -<p>Ils descendirent dans l’entrepont.</p> - -<p>Quelques matelots se reposaient après le repas du -matin. Les uns jouaient aux cartes, assis par terre ; -d’autres agaçaient un ouistiti qui poussait des cris -aigus. Un ara gris et rouge se perchait sur le poing -d’un colosse noir qui offrait au bec crochu de l’oiseau -de petites tranches de bananes.</p> - -<p>— <span lang="es" xml:lang="es">Hombre</span> ! disait le nègre à l’oiseau, ouvrez -votre maudit bec, Jack-le-Triste, et soyez de bonne -humeur.</p> - -<p>A leur approche, tous se levèrent.</p> - -<p>Le singe, apercevant les arrivants, bondit par-dessus -la tête des matelots, agrippa un cordage qui se balançait -et fit à Van den Brooks les plus affreuses grimaces -de son masque rose où luisaient des yeux en -vrille.</p> - -<p>— Voici le favori du bord, dit le marchand. Les -matelots le nomment : « Captain Joë » ; il est très -savant et c’est mon conseiller.</p> - -<p>— Ici, Joë, ajouta-t-il.</p> - -<p>Le singe sauta sur son épaule.</p> - -<p>— Que pensez-vous, Captain Joë, de cette canaille -de Tommy Hogshead, qu’il a fallu ramener au fond -du canot, tant il s’était soûlé pendant l’escale ?</p> - -<p>Le singe fit entendre un grincement aigre,</p> - -<p>— Vous pensez, n’est-ce pas, Captain Joë, qu’il -sera privé de sa paie ou que Hopkins lui appliquera -une bonne volée de nerf de bœuf, à son choix ? C’est -votre avis, c’est aussi le mien, mon ami.</p> - -<p>Tous les yeux se tournèrent vers le colosse qui -tenait l’ara. C’était un nègre hideux, réputé à cause -de sa force herculéenne. Pour sa corpulence et sa face -bestiale, les matelots l’avaient surnommé « Hogshead », -ce qui signifie à la fois le Muid ou Tête de -pourceau.</p> - -<p>— Allez, Captain Joë, et dites à vos amis que -M. Van den Brooks a la main large, mais un poignet -de fer.</p> - -<p>Ils s’éloignèrent.</p> - -<p>— Vous usez donc du chat à neuf queues, demanda -Helven intrigué.</p> - -<p>— C’est le meilleur Évangile, répliqua le marchand -avec douceur. Mes gaillards n’en écoutent -pas d’autre.</p> - -<p>Helven jeta un regard sur le groupe des matelots -qui reprenaient leurs jeux. Il y avait là une dizaine -d’hommes de races mêlées, des Anglo-Saxons blonds -et roses, des Espagnols olivâtres, quelques nègres. Ils -étaient tous uniformément vêtus de blanc. Mais une -vision pittoresque traversa l’esprit du peintre. Il vit -en un éclair le pont d’une caravelle et ces mêmes -hommes, le front serré de foulards, le torse nu, des -pistolets à la ceinture, à la bouche les longues pipes de -terre qui portent une ancre et l’image d’un brick, -hâlés, guenilleux, sacrant, crachant, parmi les tonneaux -de poudre d’or, les mousquets et les caronnades. -Il vit appuyé au beaupré la haute silhouette -du capitaine Kid et l’ombre du baquet sanglant…</p> - -<p>Et son regard revint sur Van den Brooks, qui -bourrait son brûle-gueule, paisible…</p> - -<hr /> - - -<p>Marie Erikow sortait de sa cabine. Elle était dans -toute la fraîcheur du matin, après une nuit de repos -que le roulis, léger d’ailleurs, du navire, n’avait -pas troublé.</p> - -<p>— Bonjour, fit-elle. Je suis matinale. Félicitez-moi.</p> - -<p>— Il est près de midi, dit Van den Brooks. Nous -vous félicitons.</p> - -<p>— C’est la pleine mer, n’est-ce pas ? J’ai vu de -mon hublot la ligne bleue qui monte et descend. Mon -Dieu, comme nous sommes loin de tout !</p> - -<p>— N’est-ce pas une belle sensation, dit Van den -Brooks, que de se sentir seul et maître de sa destinée ?</p> - -<p>— Oui, dit-elle. Mais c’est vous qui êtes maître -de la nôtre.</p> - -<p>— Rassurez-vous : j’en ferai bon usage. A tout à -l’heure, ajouta-t-il, pour le lunch.</p> - -<p>Il s’éloigna, laissant la Russe et le peintre dans -le grand salon dont le mobilier était en bois des Iles -et d’un plaisant rococo portugais.</p> - -<p>— Que pensez-vous de notre hôte ? demanda Marie.</p> - -<p>— Ce pourrait être un négrier, un opiomane ou -un lecteur exaspéré de M. de Montesquiou-Fézensac. -Je ne sais pas encore.</p> - -<p>— A coup sûr, il est fort riche.</p> - -<p>— Qu’importe ! fit Helven. Ce navire est le plus -aimable des séjours, puisque vous l’embellissez.</p> - -<p>— Vous cultivez le madrigal ?</p> - -<p>— A mes heures. Mais reconnaissez que vous -régnez sur le vaisseau par la seule grâce de votre -beauté.</p> - -<p>— Assez, fit-elle, en remerciant le flatteur d’un -regard savant. Ses yeux avaient la couleur de l’aigue-marine.</p> - -<p>— Je vous y prends.</p> - -<p>La voix de Leminhac frappa de ses ondes sonores -les panneaux de bois de rose.</p> - -<p>— Je vous y prends. Vous écoutez ce séducteur -d’Helven. Méfiez-vous ! C’est le serpent lui-même.</p> - -<p>Un gong annonçait le déjeuner.</p> - -<p>— Permettez-moi, dit Leminhac.</p> - -<p>Et il offrit son bras à Marie qui l’accepta en souriant.</p> - -<p>— Ce petit Anglais, pensait l’avocat, doit manquer -d’expérience.</p> - -<p>Van den Brooks présidait une table fleurie. Il -avait Marie Erikow à sa droite et le professeur Tramier -en face de lui, par égard pour sa rosette rouge -et son binocle d’or. Le professeur avait bien dormi et -n’avait pu lire douze lignes de Krafft-Ebing sans -fermer les yeux.</p> - -<p>— Vous travaillez en voyage, demanda Marie -Erikow pleine de respect et de sollicitude.</p> - -<p>— Certes, dit le professeur. Il n’y a rien de pareil -au bercement du train pour prédisposer à la réflexion. -Mais le roulis du navire endort un peu.</p> - -<p>— Je ne suis pas de votre avis, dit Van den Brooks, -je ne me sens jamais plus actif qu’à mon bord. Mais, -ajouta-t-il, les lunettes vertes tournées vers l’académicien, -me permettrai-je de vous demander quel est -actuellement l’objet de vos recherches ?</p> - -<p>— Je viens, dit Tramier, d’un congrès médical où -je représentais la psychiatrie française. Je suis un -« médecin de l’âme ».</p> - -<p>— Ah ! fit Van den Brooks. Quelle mauvaise -malade !</p> - -<p>— Vous pourriez avoir raison, Monsieur, mais -c’est une malade qui n’existe plus. La médecine l’a -tuée depuis longtemps. Descartes l’avait logée dans -la glande pinéale. Mais nous n’avons trouvé, en guise -d’âme, que des fibres et des cellules. Cela nous suffit, -et nous opérons fort bien, sans métaphysique.</p> - -<p>— <span lang="la" xml:lang="la">Purgando</span> et saignando, fit Van den Brooks, -comme vous avez raison ! Il faut traiter la fièvre -par le clystère, la mélancolie par les sangsues et les -humeurs bizarres par la douche.</p> - -<p>— Il n’y a point de doute, assura Leminhac.</p> - -<p>— Il n’y a point d’âme, dit le professeur ; il n’y a -que des organes.</p> - -<p>— Oh ! dit Marie Erikow, je ne puis croire une -pareille chose. Alors, nous serions pareils aux bêtes ?</p> - -<p>— Ce serait une fâcheuse comparaison pour elles, -murmura Helven.</p> - -<p>La liqueur du Brésil coula dans des tasses orientales ; -pipes et cigares émirent leurs volutes bleues, -et l’on se retira pour la sieste.</p> - -<hr /> - - -<p>Cependant, Helven ne dormit pas.</p> - -<p>Le navire glissait dans l’embrasement de la mer -et du ciel. A bord, le timonier et l’homme du quart -veillaient seuls.</p> - -<p>Helven se leva du lit étroit où il s’était étendu -quelques instants, impuissant à s’assoupir. Il ouvrit -doucement la porte de la cabine et se glissa dans -l’entrepont. Du dortoir des matelots, des ronflements -s’élevaient.</p> - -<p>Le peintre avait quelque expérience des choses de -la marine, et il ne fut pas sans noter certains détails -singuliers. La puissance des machines, la robustesse -du navire n’étaient pas le propre d’un navire de -plaisance. Quant au coton, Helven, se glissant par -l’échelle qui conduisait à la cale, n’en distingua -point une balle. La cale était bourrée de provisions -et aussi de caisses métalliques dont il ne put estimer -le contenu.</p> - -<p>Il termina son excursion par l’avant du navire. -Quelle ne fut pas sa stupéfaction en découvrant, sous -des bâches de toile verte, deux petits canons fixés sur -des pivots de cuivre. Les sabords étaient soigneusement -masqués.</p> - -<p>— Peste, fit-il, M. Van den Brooks est fort -soigneux de son coton…</p> - -<p>Comme il regagnait sa cabine, il aperçut la puissante -silhouette du marchand qui montait sur le -pont. Il s’effaça rapidement, mais un léger et inexplicable -malaise s’était emparé de lui, à cette brusque -apparition.</p> - -<hr /> - - -<p>Cette nuit-là, réunis sur le pont du vaisseau, le -ciel fourmillant d’astres au-dessus de leurs têtes, -lentement balancés par les houles du Pacifique, ils -connurent la beauté du monde.</p> - -<p>Les quatre passagers et auprès d’eux Van den -Brooks, que Leminhac nommait maintenant « le -Magnifique », reposaient sur des <span lang="en" xml:lang="en">rocking-chairs</span> que -le roulis du navire faisait voluptueusement osciller. -Une brise qui, soufflant des terres lointaines, avait -passé sur les forêts de citronniers, de santal et de bois -de rose, caressait leurs fronts, tandis qu’à portée -de leurs mains, des boissons éclatantes et glacées -embuaient le cristal des verres où tremblaient les -chalumeaux de paille. Lorsqu’ils levaient les yeux, -ils pouvaient suivre du regard, ondulant selon le -rythme du navire, la Croix du Sud et le cortège des -constellations.</p> - -<p>— Tant d’astres ignorés, murmura Marie Erikow. -Et lorsqu’ils penchaient la tête, ils voyaient, émergeant -et plongeant tour à tour, l’étrave sombre du -<i>Cormoran</i> ouvrir un sillage de feu, car la mer était -phosphorescente, les vagues rutilaient d’émeraudes, -des perles rejaillissaient sous l’élan du vaisseau, -comme un collier qui se brise et dont les joyaux, -inépuisablement, s’égrènent.</p> - -<p>— Voyez-vous, dit Van den Brooks, la mer étaler -son trésor ; la voyez-vous brasser ses pierreries, -comme un avare qui plonge les bras dans ses coffres -et laisse couler entre ses doigts l’or, les rubis et les -émeraudes. Elle ruisselle de joyaux : la voyez-vous -avec ses monceaux de diamants, d’améthystes, de -topazes, de béryls et d’aigues-marines, cette Golconde -naufragée…</p> - -<p>Il parlait d’une voix lente, mais Helven démêlait, -sous la paisible intonation, je ne sais quoi de rauque -et de passionné.</p> - -<p>— Et ne songez-vous pas, ajouta-t-il, devant cette -munificence, à tous les trésors engloutis, aux galions -bondés d’or et de diamant qu’elle a happés, à l’incorruptible -splendeur qu’elle recèle sous les plis de ses vagues ?</p> - -<p>— Si vous saviez, murmura-t-il. Si vous saviez ce -qu’il m’a été donné de voir…</p> - -<p>Mais il n’acheva pas…</p> - -<hr /> - - -<p>Une étrange animation régnait à bord, une agitation -invisible ; on eût dit que le navire se crispait -d’attente et se gonflait de volupté. Des ombres -rôdaient. On devinait des formes couchées le long des -bastingages ; des yeux luisaient. Tous sentirent -passer sur leur visage une haleine de désir, comme -si auprès d’eux un être formidable et muet convoitait -une proie, et Marie Erikow, abaissant ses paupières, -huma voluptueusement ce souffle.</p> - -<p>L’équipage flairait la présence d’une femme, dans -l’immense solitude de la nuit et de la mer, de cette -femme qui, une cigarette brasillant au bout de ses -doigts, semblait dormir, les narines palpitantes et des -reflets d’astres mêlés à ses cheveux.</p> - -<p>Van den Brooks devinait cette muette convoitise -et tournait de temps en temps la tête vers les ombres -les plus audacieuses, comme un dompteur.</p> - -<p>Soudain, une voix s’éleva. Elle était chaude, tour -à tour langoureuse et passionnée. Elle martelait des -syllabes sonores, des vers éclatants et âpres :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« Ti quiero, Morena, ti quiero</div> -<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« Como se quiere la gloria,</div> -<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« Como se quiere il dinero,</div> -<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« Como se quiere una madre,</div> -<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« Ti quiero… »</div> -</div> - -<p>C’était une supplication. La voix s’infléchissait avec -une tendresse douloureuse, montant jusqu’aux étoiles -et retombant doucement sur la crête lumineuse des -vagues. Un Espagnol chantait, s’accompagnant d’une -guitare :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« Una noche en que la luna</div> -<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« No daba su luz tan bella… »</div> -</div> - -<p>Une mélodie grave soutenait les paroles et ce chant -sauvage et passionné d’hommes qui ne rient pas. -L’amant ouvrait la tombe de la bien-aimée et recouvrait -le cher visage d’un mouchoir, pour que la bouche -tant de fois baisée ne mordît pas la terre :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« Porque no mordie la tierra</div> -<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« La boca que io besé… »</div> -</div> - -<p>Marie Erikow avait complètement fermé les yeux. -Helven pouvait voir tressaillir légèrement ses lèvres -et il se sentit mordu d’une jalousie sourde pour ce -chanteur inconnu.</p> - -<p>Puis ce furent des danses : le zapateado endiablé, -la <span lang="es" xml:lang="es">jota</span> :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« Es la jota que siempre canté,</div> -<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« La jota di mi tiera… olé, olé. »</div> -</div> - -<p class="noindent">un tango presque tragique que cadençait la guitare -au son voilé par la main aplatie du musicien ; une -habanera où vibrait la nostalgie des danses sous les -platanes lorsque les filles aux seins tendus et cambrant -la cheville affrontent les gars bruns qui vont, la -cigarette aux lèvres et le sombrero sur les yeux.</p> - -<p>Emportés par le rythme, les matelots espagnols -faisaient claquer leurs doigts, pour marquer la cadence ; -mais le chanteur invisible continuait son chant.</p> - -<p>Quand il s’arrêta, l’étendue se fit silencieuse et -vide.</p> - -<p>— Lopez, dit Van den Brooks, arrive ici.</p> - -<p>Dans l’ombre, une silhouette surgit. Marie reconnut -le barreur du canot et elle en éprouva un bizarre tressaillement.</p> - -<p>— Mon garçon, dit Van den Brooks, tu chantes -trop bien. Prends garde à toi : cela te portera malheur.</p> - -<p>Et il lui tendit un cigare.</p> - -<p>— Vous êtes un véritable artiste, fit Leminhac.</p> - -<p>Mais l’homme tourna le dos, sans mot dire, et -disparut.</p> - -<p>— Ces Espagnols, nota aigrement l’avocat, sont -tous fiers comme Artaban.</p> - -<p>Personne ne releva sa remarque. La nuit s’achevait. -On regagna les cabines.</p> - -<p>Comme Marie Erikow, précédée d’Helven et de Van -den Brooks, descendait le petit escalier de la coupée, -Tommy Hogshead s’effaça contre la paroi pour la -laisser passer. Elle frôla légèrement le nègre dont les -yeux blancs luisaient dans l’ombre. Ayant fermé sa -cabine à double tour, elle se déshabilla en fredonnant :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">« Ti quiero… »</div> -</div> - -<p class="noindent">vaguement caressée par tous les désirs qu’elle avait -suscités et en savourant l’encens un peu brutal avec -satisfaction. Mais elle ne put dormir. Toute la nuit, -elle crut entendre sur le seuil de la cabine un souffle -d’homme endormi, et n’osa pas ouvrir la porte pour -rechercher la cause de cette singulière hallucination.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch4">CHAPITRE IV<br /> -<span class="sc">Où Van den Brooks se présente. — Histoire -d’un riche.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>« Moi, je fais servir mon génie -à peindre les délices de la -cruauté, délices non passagères, -artificielles, mais qui ont -commencé avec l’homme, finiront -avec lui. »</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Lautréamont.</span></p> - -</blockquote> - -<p>Comme le steward versait l’or du Sparkling -Moselle dans un sombre cristal de Bohême, le professeur -Tramier émit quelques idées sur la richesse.</p> - -<p>Le professeur, ancien boursier de collège, candidat -tenace à tous les concours, primé, lauré et médaillé, -devenu un des maîtres de la science et un des médecins -les plus consultés de Paris, avait gardé de ses -origines modestes un respect étonné pour le faste. Il -n’était pas très sûr de posséder réellement une -limousine de 40 HP, un appartement avenue d’Iéna -et une chasse en Sologne. Dans ses salons où tous -les siècles de la monarchie et de l’Empire confondaient -leurs styles, leurs ors, leurs cuivres, leurs -bois peints ou leurs acajous vernis suivant la tradition -brocantesque de l’ameublement national et -bourgeois, le professeur se mouvait gauchement et -comme installé par hasard dans un garni trop -somptueux.</p> - -<p>Toutefois, il jugea convenable de faire un éloge -de la richesse.</p> - -<p>— C’est, dit-il, la richesse qui a remplacé l’héroïsme. -Nos Dioscures sont aujourd’hui James -Rockefeller et Pierpont-Morgan. Ils nous apparaissent -siégeant sur un Olympe lointain, nimbés d’or et -voilés aux mortels par des nuages de <span lang="en" xml:lang="en">banknotes</span>.</p> - -<p>« La foudre elle-même ne manque pas à ces nouveaux -Jupiters : ce sont eux qui font la loi aux -rois et non plus le Seigneur tout-puissant, Sabaoth -ou Dieu des armées. Le destin en soit loué. Car ce -sont des sages : ils ont amassé beaucoup de biens, -et connaissent, par conséquent, l’art de conduire -les peuples.</p> - -<p>— Et de traire les hommes, ajouta Helven.</p> - -<p>— J’avoue, reprit le professeur, avec un regard -allumé par le repas, qu’il m’est arrivé d’envier ce que -l’on n’ose appeler leur bonheur — car c’est un mot -qui ne signifie rien — mais tout au moins l’enivrement -de leur puissance. Un mot, un coup de téléphone, -une fiche à déplacer, et voici des lignes de -chemins de fer qui se déroulent, des vaisseaux qui -essaiment sur la mer, des usines qui s’embrasent, -la guerre qui bouleverse le monde. A volonté, prospérité -ou misère, douleur ou joie, ils sèment tout à -pleines mains.</p> - -<p>— Mon cher professeur, dit Leminhac, dont les -rentes étaient maigres, vous faites de la mythologie. -La mythologie du billet de banque ! En réalité, il -n’en va pas ainsi. Les milliardaires sont des bourgeois -économes, mesquins et quelquefois sordides. Un roi -du dollar, aujourd’hui défunt, priait sa femme de -ne point acheter d’huîtres, les trouvant d’un prix -trop élevé, et il ne donnait pas de pourboire à ses -cochers, quand il prenait un fiacre. Ils ne sont pas -maîtres de leur fortune qui marche toute seule et, -s’ils le pouvaient, ils l’arrêteraient tout bonnement : -elle les effraie. La plupart ne connaissent pas leur -pouvoir et la limite même de leurs richesses. S’ils -bouleversent le monde, c’est par pure incohérence ; -s’ils sèment la joie ou la douleur, ils ne s’en aperçoivent -même pas ; ils n’agissent que par cupidité, -tout comme un épicier de village qui spécule sur son -gruyère. A tous les degrés de l’échelle, l’appétit du -lucre est identique : il est grossier et borné.</p> - -<p>— Notre cher professeur Tramier est lyrique, dit -Van den Brooks, et M. Leminhac prononce de vertueuses -paroles. Vous parlez des riches. Mais j’imagine — excusez-moi -de la liberté grande — que tous -deux vous les ignorez.</p> - -<p>— Il y en a de toutes sortes, dit Marie Erikow. -Quel rapport y a-t-il entre le marchand de cochons -de Chicago, accroché à son téléphone et à ses registres, -et le latifundiaire de Moscovie qui vit comme -un satrape et fait knouter ses moujiks ? Aucun.</p> - -<p>— Oh ! fit Van den Brooks, plus que vous ne -croyez : il y a un fond commun. Le professeur a -tort ; l’avocat aussi. Non point parce qu’ils généralisent, -mais parce qu’ils ne touchent pas le point -vif. Vous ne connaissez pas ce qui fait essentiellement -la mentalité du riche, son vice caché.</p> - -<p>— Quel est-il donc ? demanda Leminhac. Vous -êtes mieux placé que moi pour le connaître.</p> - -<p>— Quand vous le saurez, il vous expliquera tout -et vous comprendrez à la fois mégalomanie et parcimonie, -le magnat et le bourgeois sordide, car tous -ces traits coexistent en eux.</p> - -<p>— Parlez, dit le professeur. Nul mieux que vous -ne saurait nous éclairer.</p> - -<p>— Au fond du sentiment de la propriété, il y a -l’instinct de la destruction. L’enfant n’aime son -jouet que lorsqu’il peut le casser. Voilà toute l’histoire -de la richesse. Vous me comprendrez mieux -tout à l’heure.</p> - -<p>« Le riche est un destructeur. Sa puissance est -faite de destruction, comme celle de tous les vainqueurs. -Il ne s’élève que sur des ruines et sur des -cadavres. S’il détruit d’abord par nécessité ou par -ambition, bientôt il en prend le goût, et il n’y a pas -de pire virus que cette jouissance d’anéantir. »</p> - -<p>Van den Brooks s’animait, et, comme toujours, -lorsqu’il sortait de son flegme, ses lunettes vertes -brillaient.</p> - -<p>— Quand on en a goûté, on continue. Ne croyez -pas que le riche ait l’amour de créer. S’il crée, ce -n’est jamais que pour détruire autre chose à côté. -Et naturellement, je ne parle pas du troupeau des -enrichis. Je parle des potentats, des vrais riches, qui -ont l’instinct de la domination, de ceux dont vous -dites qu’ils sont le bien et le mal, ceux-là, croyez-moi — et -il appuya sur ces mots — ce sont des -rapaces d’une singulière espèce, car non seulement -ils se dévorent entre eux, mais ils se dévorent -eux-mêmes.</p> - -<p>« Le riche dont je parle n’a pas la notion de l’utilité. -C’est un carnassier et il mastique : il lui faut de la -viande. S’il fait de la philanthropie, c’est pour avoir -beaucoup de moutons à sa portée. Il vous citera -Kant et l’Évangile. Mais il y a toujours un bout de -langue révélateur, au coin des babines.</p> - -<p>« Les hommes et les choses n’ont d’autre valeur -que de satisfaire son appétit inépuisable. Ce n’est -point lucre, je vous dis, c’est violence et c’est soif de -destruction. Le tigre tue parce qu’il a faim ; le riche -tue parce qu’il a le goût de tuer. La plupart du -temps, il lui suffit de savoir que, s’il veut, il peut -tuer. Que lui parlez-vous d’utiliser ? Ce qui sert aux -autres peut ne pas lui servir.</p> - -<p>« Celui qui dépasse lui-même ses appétits inconscients -arrive à la connaissance de sa nature et en -jouit. Ce riche supérieur touche au sublime. Au bout -d’une longue carrière, quand il a écumé tous les -océans, édifié sa fortune sur les décombres des maisons -rivales, spolié des milliers d’innocents, il se -croise les bras devant ses coffres bondés et l’amertume -des vanités emplit son cœur. Ne croyez pas -que posséder le satisfasse.</p> - -<p>« Il y a chez tous les riches un fond d’avarice, et -les plus prodigues, en apparence, sont souvent les -plus avares. Mais chez le riche dont je parle, ce n’est -pas l’avidité qui domine. Donnez-lui le monde. Il ne -thésaurisera point. Il le détruira.</p> - -<p>« Et c’est pourquoi il arrive souvent que les grands -riches défont eux-mêmes ce qu’ils ont fait. Si -l’homme est impuissant à créer, il est tout puissant -pour anéantir ; et dans cette œuvre de mort, il sent -s’épanouir toutes ses facultés. C’est alors qu’il -touche à la perfection. »</p> - -<p>La voix de Van den Brooks se fit plus grave :</p> - -<p>— <i lang="la" xml:lang="la">Qualis artifex !</i> On ne possède bien que ce que -l’on peut détruire.</p> - -<p>« Si les amants rêvent de mourir ensemble, c’est -parce que la possession complète ne s’accomplit -que dans la mort. C’est ainsi qu’il faut entendre -cette phrase de l’Écriture : Il nous aima jusqu’à la -mort, <i lang="la" xml:lang="la">usque ad mortem</i>. »</p> - -<p>Marie Erikow demeurait, sa cuiller levée, oubliant -de porter à sa bouche un flot de glace au kummel -qui fondait lentement.</p> - -<p>— Serait-ce un sadique ? méditait le psychiatre.</p> - -<p>— Un amateur du petit frisson ? pensait Leminhac.</p> - -<p>— Quel amoureux ! rêvait Marie Erikow.</p> - -<p>Helven regardait curieusement le marchand de -cotonnades qui vidait maintenant à petits coups -un gobelet de Xérès.</p> - -<p>— Tenez, dit Van den Brooks, je vais vous raconter -une histoire :</p> - -<p>« Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de la -banque Vermont, Lorris et C<sup>o</sup>.</p> - -<p>— Parbleu, dit Leminhac, j’ai été le chargé -d’affaires d’un des créanciers français. Dieu sait -s’ils étaient nombreux.</p> - -<p>— Oui, fort nombreux. Ce fut une affaire sensationnelle.</p> - -<p>— Un coup de tonnerre ! appuya l’avocat.</p> - -<p>— J’ai quelques détails sur cette catastrophe -financière. De Vermont — mettons que ce fut un -de mes amis — descendait d’une ancienne famille -de huguenots français, émigrés au Canada et passés -en Amérique au moment de l’Indépendance. Curieuse -famille, d’ailleurs, dont l’un des ancêtres chevaucha, -botte à botte, avec le baron des Adrets et pendit, -empala ou rôtit pas mal de papistes, sans compter -un certain nombre de ses coreligionnaires qu’il -soulageait de leurs bourses, sur les routes de l’Estérel, -avant de les expédier dans un monde où le -dieu des parpaillots se chargerait de reconnaître -les siens. C’était d’ailleurs un aimable homme, encore -peu huguenotisé, et qui, tout en ferraillant pour la -bonne cause, pratiquait un scepticisme parfait en -matière de morale et même de droit commun. Poète -entre deux boute-selles, et fessant les maritornes -d’auberge, on lui attribue quelques pièces apocryphes -d’un recueil intitulé « le Carquois » et dont le principal -auteur fut le sieur Louvigné du Dézert illustré -par votre compatriote Fernand Fleuret.</p> - -<p>— C’est un livre licencieux, dit le professeur. -Je l’ai feuilleté chez un bouquiniste et les marchands -ne l’exposent que ceint d’une solide ficelle.</p> - -<p>— Ses descendants, fort puritains, élevèrent -consciencieusement des bœufs, des porcs et des -chevaux et amassèrent une fortune qui redora le -blason comtal. La banque fut fondée à New-York -en 1876, par le comte Gratien dont le fils épousa une -Espagnole. Celle-ci, naturellement catholique, éleva -dans sa religion leur fils unique, Lionel, qui, à la -mort de son père, prit avec son coassocié William W. -Lorris la direction de la banque dont il était le principal -actionnaire.</p> - -<p>« Lionel était un grand gaillard, fait pour remplir -l’armure de son ancêtre, mais qui, malgré son apparence -de reître, vécut comme un moine les années -de sa jeunesse. Sa mère l’avait confit en dévotion -et lui avait farci l’esprit de toutes les fariboles que -peut nourrir l’imagination d’une fille de hidalgo. Elle -lui représentait l’enfer ouvert sous chacun de ses -pas et l’enfant s’attendait toutes les nuits à voir -flamber à son chevet les yeux du diable venu pour -le quérir sous la forme d’un barbet. Salutaire éducation !</p> - -<p>— Salutaire en effet, dit le professeur. Elle remplit -les asiles d’aliénés.</p> - -<p>— Erreur, mon cher maître. Elle aiguise la sensibilité, -elle fait des poètes, des saints et les fanatiques -qui sont les maîtres du monde.</p> - -<p>— Cela revient au même, dit Tramier.</p> - -<p>— Passons ! Lionel eût fait un bon inquisiteur, si -grand était son amour du prochain. Il eût rôti la -moitié du monde pour garnir le paradis. Sa fortune -était considérable et il ne la négligeait point. Au -contraire, il était fort assidu à ses bureaux et la -banque prospérait.</p> - -<p>« Sa vie était celle d’un ascète. On ne le trouvait -qu’à son office de la <span lang="en" xml:lang="en">City</span> et dans son hôtel de la -Cinquième Avenue où il avait aménagé une précieuse -bibliothèque, car il était fort curieux de lettres et -d’histoire.</p> - -<p>« William W. Lorris, son associé, semblait fort lié -avec lui, bien plus encore par une amitié véritable -que par la communauté de leurs intérêts. Les deux -ne faisaient qu’un et pourtant, il ne pouvait exister -d’êtres plus différents : Lorris, enjoué, bon vivant, -amateur de chevaux et de femmes ; Lionel, chaste, -taciturne, et couvant un feu intérieur.</p> - -<p>« Quelques opérations, adroitement réussies, celle -du <span lang="en" xml:lang="en">Columbian Railway</span>, de la compagnie électrique -de l’Ohio, etc., classèrent Lionel parmi les premiers -financiers de son temps et valurent à la raison sociale -un surcroît de renommée.</p> - -<p>« C’est en plein succès et à l’apogée de sa gloire -et de sa prospérité que Lionel de Vermont disparut.</p> - -<p>« Sans tambour ni trompettes. Un jour, l’huissier -qui veillait aux barrières de son Louvre, ne le vit -point arriver à dix heures sonnantes, comme il en -avait invariablement coutume. Le jour même, -William W. Lorris reçut une lettre de son associé, -l’informant que Lionel se rendait en Europe pour -quelque temps, qu’il ne fallait pas s’attendre à -recevoir de ses nouvelles et que l’on ne s’inquiétât -d’aucune manière. Il reviendrait en temps voulu.</p> - -<p>« Une année, deux années s’écoulèrent. Confiant -dans la parole de son ami, William W. Lorris administra -l’office du mieux qu’il put et sa gestion fut -heureuse. Il ne cessa jamais d’espérer le retour de -Lionel, prêt à lui exposer, le jour où l’on tuerait le -veau gras, la comptabilité la plus loyale et la plus -nette.</p> - -<p>« Alors apparut Sigismond Loch, que personne ne -connaissait jusqu’ici et qui ouvrit dans la cité un -modeste bureau d’affaires. Ce Loch était un vieillard, -fort voûté, assez crasseux, le chef agrémenté d’une -chevelure abondante et grise, le menton d’une -barbe patriarcale. Cet accessoire de sa physionomie -était d’ailleurs le seul détail qui pût le rapprocher — conventionnellement -du moins — des pâtres de -Chaldée. Il n’avait ni leur innocence, ni leur piété, et -je n’ai jamais douté qu’il ne fût une canaille -accomplie.</p> - -<p>« Il se révéla bientôt, aux yeux des plus experts et -des plus adroits financiers, comme un maître de la -spéculation. Jamais requin ne nagea plus adroitement -entre deux eaux et ne happa plus prestement -sa proie. Il tenait ferme et ne lâchait point prise. -On lui attribue le scandale de la <span lang="de" xml:lang="de">Minnesota Diskonto -Gesellschaft</span>. Ce geste digne d’un forban de haute -lignée lui valut la réputation d’un malin avec qui -il fallait compter et remplit les coffres de l’Office -Loch, lequel ne payait point de mine et n’avait pas -d’huissier à chaîne.</p> - -<p>« L’affaire en question porta une grave atteinte -à la Banque Vermont-Lorris dont les intérêts se -trouvèrent lésés par la chute d’une maison amie et -alliée. Chose étrange, les machinations du patriarche, -pour la plupart assez tortueuses, apparaissaient à -un observateur désintéressé et compétent, comme -visant toutes le même but, à savoir ruiner le crédit -des Vermont-Lorris and C<sup>o</sup>. Ceux-ci, — ou pour -mieux dire Lorris tout court, car Lionel ne donnait -pas signe de vie — Lorris donc avait affaire à forte -partie et devait se tenir à carreau. Mais il ne soupçonnait -point la trame. Cette trame était de mailles -fines et serrées. Tous ceux qui ont hanté, il y a douze -ans, le péristyle de la Bourse, se souviennent de la prodigieuse -habileté avec laquelle furent conduites les -affaires des <span lang="en" xml:lang="en">Brazilian Diamonds</span>, des Minoteries Werruys, -des <span lang="en" xml:lang="en">Braddington Motor Cars</span>, et mille autres opérations -du même genre. Une fatalité mystérieuse dirigeait -les cours dans le sens le plus favorable aux opérations -de Sigismond Loch, dont on peut dire qu’il ne -connut pas un échec, pendant le temps — heureusement -bref — où sa sinistre et pateline figure hanta -les songes arides des financiers. La même fatalité — était-ce -bien le destin ? — amenait progressivement -l’effondrement de l’ancienne et si honorablement -connue banque Vermont. De père en fils, les -Vermont avaient joui de la confiance et de la sympathie -universelles — chose rare dans les milieux où -l’on a à la fois la dent dure et l’échine souple.</p> - -<p>« L’impopularité de Sigismond Loch augmentait -chaque jour. Il est probable que ses desseins secrets -apparaissaient à quelques-uns, selon une de ces -presciences ou divinations inexplicables. On flairait le -coquin, sans toutefois l’aborder de front. Des manifestations -hostiles, qui eurent lieu à la Bourse, lui -témoignèrent les sentiments de la confrérie. Mais il -ne parut pas s’en émouvoir. Et d’ailleurs, la fortune -lui souriait.</p> - -<p>« On racontait sur lui d’étranges histoires et qui -frôlaient la manie. Par les soirs d’hiver, il racolait, -disait-on, dans les quartiers miséreux, de pauvres -petits va-nu-pieds grelottant le froid et la faim. Le -bonhomme les prenait doucement par la main et — comment -ne pas suivre un si respectable vieillard ? — les -conduisait devant les boutiques les -mieux achalandées, les plus lumineuses. On humait -l’arome des cakes et des puddings, le fumet des -rôtis, l’odeur chaude du pain. Les crèmes bavaient -sur l’or des croûtes ; les nougats échafaudaient leurs -marqueteries appétissantes ; les pâtes d’amandes et -de coings, les gâteaux farcis de noix et de pistache, -les chocolats fourrés de liqueurs et de fruits, tout cet -Eldorado de la gourmandise chatouillait le palais des -meurt-de-faim en culottes ravaudées. Le patriarche -de Chaldée sentait frémir dans sa main racornie la -menotte du bambin affamé, et j’imagine qu’il en -éprouvait quelque jouissance particulière, car la -fête durait longtemps.</p> - -<p>« Le gamin n’osait pas en demander davantage et -l’aspect à la fois bienveillant et grave de Sigismond -l’intimidait. Inconsciemment poussé par l’impératif — le -plus catégorique de tous — de sa panse vide, -ivre de convoitise et tout tremblant à l’idée de toucher -enfin — une fois dans sa vie — à tant de délices, -il tirait le vieillard vers l’entrée de l’Éden.</p> - -<p>« — Tout à l’heure, disait le bonhomme. Patience, -mon petit ami. Tu ne t’en plaindras pas.</p> - -<p>« Puis, quand il jugeait que la farce avait assez -duré, il lui chuchotait paternellement :</p> - -<p>« — Toutes ces bonnes choses te font envie, mon -petit garçon. Toutes ces bonnes choses sont succulentes. -Si tu savais comme elles fondent dans la -bouche, comme elles vous caressent agréablement -le gosier. Il y en a beaucoup que tu n’as jamais -goûtées et que tu ne goûteras jamais, car tu es un -petit pauvre et vraisemblablement, tu mourras de -faim, un jour ou l’autre. Tu feras peut-être fortune, -mais ne crois pas que l’on devienne milliardaire -en ramassant des épingles, comme le racontent -vos imbéciles des écoles. Tu seras peut-être un -coquin et, dans ce cas, si tu t’enrichis, tu laisseras -crever les camarades. En attendant, tu as faim…</p> - -<p>« — Oh ! oui, Monsieur, disait le gosse qui ne comprenait -rien, sinon qu’il y avait en face de lui beaucoup -à manger et du meilleur.</p> - -<p>« — Bien, tu as faim et tu n’as pas d’argent ?</p> - -<p>« — Non, Monsieur. Non, mon bon Monsieur.</p> - -<p>« — Alors ?</p> - -<p>« — …</p> - -<p>« — Alors, mon petit, il faut faire un beau cran à -ta ceinture et rentrer doucettement au foyer paternel -où tu recevras des claques.</p> - -<p>« Et, tapant sur son gousset :</p> - -<p>« — Moi, j’ai de l’argent et je mange quand j’ai -faim. Il faut avoir de l’argent. Respecte les riches. -Ils sont bons ; ils sont vertueux ; ils ont toutes les -qualités. Vois comme nous sommes, mon ami. Va, -mon enfant, et que Dieu te protège.</p> - -<p>« Un soir, Sigismond Loch, en mal de philanthropie, -rencontra sur son chemin une femme misérablement -vêtue et qui lui parut d’une grande beauté. Il -avait l’esprit de décision et il aborda franchement -la créature. D’ailleurs son aspect vénérable pouvait -le faire prendre pour un pasteur ou un grand -chef de l’Armée du Salut.</p> - -<p>« — Vous m’excuserez, Madame, dit-il poliment. -Ne croyez pas que je veuille vous débiter des fadaises, -et, si je vous complimente de votre beau visage, ce -n’est pas pour faire le galantin. Dieu m’en préserve -à mon âge. Seriez-vous, par hasard, modèle pour -les peintres ?</p> - -<p>« — Non, Monsieur, répondit l’inconnue. Je suis -piqueuse à la machine.</p> - -<p>« — Un pauvre métier, Madame, n’est-ce pas, et -qui nourrit mal celle qui le pratique ?</p> - -<p>« — Hélas… Monsieur. Mais il faut vivre et je me -résigne.</p> - -<p>« — Je puis beaucoup pour vous. En deux mots, -voici : chargé par un des grands journaux de cette -ville d’organiser un concours de beauté, je ne doute -pas que vous n’obteniez un prix — le premier peut-être — car -vous êtes fort belle. Vous le savez, je pense.</p> - -<p>« — On me l’a dit quelquefois, Monsieur, mais -cela ne m’a jamais servi.</p> - -<p>« — Le monde est mal fait, dit Sigismond Loch, -et une guenon vêtue de dentelles et parée de diamants -vaut mille fois mieux qu’une Madone en jupon -défraîchi. Donnez-moi votre adresse. Voici la mienne, -d’ailleurs. Révéler votre beauté m’assure un succès -à mon journal et votre vie peut être changée du jour -au lendemain.</p> - -<p>« Il accompagna cette mirifique promesse d’un -regard tentateur et s’éloigna dans la nuit.</p> - -<p>« <i lang="en" xml:lang="en">Vanity fair</i>, un journal alors à la mode avait, -en effet, organisé un concours de beauté, d’ailleurs -anonyme. Mérite ou protection, l’inconnue de Sigismond -Loch obtint le premier prix. Quant au patriarche, -il fut le premier à informer sa protégée de -l’heureuse nouvelle. Il mit le comble à sa bonté en -lui faisant adresser une robe du bon faiseur, un chapeau, -des bottines, du linge fin, le tout du meilleur -goût, car il s’entendait à mille choses autres que -hausse, baisse et achats au comptant. Puis l’inconnue, -parée de tous ses atours et vraiment éclatante de -beauté, s’en vint au bureau du journal, afin d’être -photographiée. Sigismond l’accompagnait naturellement -pour la plus grande satisfaction des reporters -et des snobs que sa présence éloignait, bien malgré -eux, de la Lauréate.</p> - -<p>« — Ce vieux Sigismond a trouvé une bien jolie -chaussure pour son vilain pied, dit une mauvaise -langue.</p> - -<p>« Et l’histoire de courir.</p> - -<p>« Mais Dieu seul, qui sonde les reins et les cœurs, -connaissait les desseins du patriarche.</p> - -<p>« Tout le jour, il promena sa protégée dans les -lieux les plus élégants de la Métropole. Il la fit dîner -avec lui au restaurant à la mode et la conduisit à -l’Opéra. Quand elle pénétra dans la loge, réservée par -Sigismond, toutes les lorgnettes se braquèrent sur -elle et un murmure d’admiration courut à l’orchestre.</p> - -<p>« — Qui est-ce ? demanda Madame Austin-Clar, -reine des Boîtes-de-Conserve.</p> - -<p>« — Personne, répondit-on ; la maîtresse de Sigismond -Loch.</p> - -<p>« L’inconnue huma ce soir-là un fumet dont la -femme la plus belle, la plus riche et la plus enviée ne -se lasse point et qu’elle regrette jusqu’à la mort, -celui de la vanité. De la boue où, la veille encore, -elle pataugeait, elle se vit portée, radieuse, à l’admiration -d’une foule, offerte à l’envie d’un parterre -de milliardaires, ce qui vaut mieux aujourd’hui, pour -une jolie fille, qu’un parterre de rois. Sigismond -l’entourait d’attentions, comme un amoureux de -vingt ans, et jalousement écartait d’elle les amis trop -empressés. Il tenait surtout à ce que la gloire de sa -protégée restât anonyme. L’inconnue, défaillante -de tant d’émotions, débordant d’espoirs, formant -mille rêves de félicité, tournait vers le protecteur -des yeux de gazelle reconnaissante. Sans doute -entrevoyait-elle, abritée par cette barbe vénérable, -un avenir de douceur et de repos. Tout de suite, elle -s’était adaptée à sa nouvelle condition, minaudait -derrière son éventail avec une grâce accomplie et ne -retirait pas ses gants, de crainte que l’on ne découvrît -des phalanges usées par l’aiguille.</p> - -<p>« La représentation terminée, Sigismond la fit -monter dans sa voiture. La fête tant attendue par -le vieux forban allait enfin commencer. Ce n’est point -d’amour que je parle.</p> - -<p>« Dans l’ombre de la limousine — dont le patriarche -avait éteint la lampe intérieure, pour plus -d’intimité, — l’inconnue, ne songeant qu’à son bienfaiteur, -se pencha, oh ! imperceptiblement, sur -l’épaule de Sigismond.</p> - -<p>« Celui-ci en profita pour lui dire de sa voix la -plus onctueuse :</p> - -<p>« — Où faut-il vous conduire ?</p> - -<p>« La pauvrette ne s’attendait pas à cette question. -Elle avait déjà oublié son adresse.</p> - -<p>« — Je ne sais pas, balbutia-t-elle. Où vous voudrez…</p> - -<p>« Peut-être nourrissait-elle encore quelque espoir. -Ce vieillard était si délicat.</p> - -<p>« — Alors, dit Sigismond, vous me permettrez de -vous arrêter à l’endroit où j’ai eu le plaisir de faire -votre connaissance.</p> - -<p>« La limousine stoppa à un carrefour. La belle -d’un jour mit pied à terre et trempa dans la boue les -jolis souliers de satin qu’elle ne remettrait plus -jamais. Le brouillard nocturne l’engloutit.</p> - -<p>« La voiture du patriarche glissait dans la ville -endormie. Sigismond ralluma la lampe et il se -frottait les mains en songeant à sa protégée qui -retrouvait maintenant, cendres de sa gloire éphémère, -la mansarde, la cheminée sans feu et la -machine à coudre…</p> - -<hr /> - - -<p>« Cependant, le malheureux William W. Lorris se -débattait comme un beau diable pour défendre le -dernier crédit de la banque Vermont, crédit miné et -sapé de toutes parts et qui devait s’effondrer, sans -que rien de la part du gérant justifiât la cruauté -imméritée de ce destin. La vieille réputation des Vermont -n’était plus un pavillon suffisant pour préserver -la maison des calomnies malicieusement répandues -et dont le venin sortait indirectement de la poche -à fiel de Sigismond. On disait Lorris endetté considérablement -et le bruit suffisait à ramener en même -temps des créances dont, sans cela, les échéances -eussent été renouvelées. Un grand nombre de ces -créances avaient d’ailleurs été rachetées en sous-main -par le patriarche et Lorris connut brusquement, -un beau jour, le nom de son impitoyable adversaire.</p> - -<p>« William W. Lorris était un fort brave homme et -qui n’avait pas encore sondé l’insondable fourberie -et la plus insondable encore lâcheté des hommes. -Pourtant, l’acharnement de Sigismond Loch le -frappa ; il ne pouvait l’expliquer. Désespéré de voir -s’évanouir ses derniers soutiens, se fermer devant -lui les portes amies, ses plus anciens compagnons et -ceux qui devaient avoir en lui la foi la plus solide, -passer sur le trottoir d’en face pour n’avoir pas à lui -serrer la main, acculé au désastre, Lorris se présenta -chez Sigismond Loch.</p> - -<p>« Le patriarche le reçut avec une sereine affabilité.</p> - -<p>« — Vous avez en mains, lui dit Lorris, les -principales créances de ma maison. Elles viennent -à échéance ce mois courant. Si vous ne m’accordez -pas un délai, je me vois dans l’impossibilité de faire -face. Je n’ai pas besoin de vous dire le parti qui me -restera à prendre.</p> - -<p>« — Mais, mon bon jeune homme, dit le vieillard -avec mansuétude, il ne faut jamais désespérer. Les -voies du Seigneur sont mystérieuses…</p> - -<p>« — Trêve de tartuferies, dit William W. Lorris, -qui étouffait.</p> - -<p>« — Chut, chut, mon ami ! Ne nous impatientons -pas, je ne suis qu’un vieillard…</p> - -<p>« Lorris comprit et baissa la tête.</p> - -<p>« — Vous avez encore du crédit. Je ne doute pas -que vos « <span lang="en" xml:lang="en">good fellows</span> » de la Banque Hudson ou -des Pierpont-Carrier ne vous viennent en aide -immédiatement.</p> - -<p>« — Hélas ! fit Lorris qui avait tout tenté et n’avait -pu forcer la porte de Pierpont-Carrier, un ami de -vingt ans.</p> - -<p>« — Je ne puis croire que votre situation soit aussi -désespérée.</p> - -<p>« — Elle l’est, dit Lorris, irrémédiablement. Mon -sort dépend de vous.</p> - -<p>« — Votre sort, votre sort… Et qu’y puis-je, moi, -pauvre financier obscur, sans ressources, obligé de -réaliser le plus tôt possible tout ce que je possède, -car j’ai moi aussi de redoutables échéances ?</p> - -<p>« — Alors ?… demanda Lorris.</p> - -<p>« — Alors, vous me voyez navré, désespéré… je ne -puis croire, non, je ne puis croire que votre situation…</p> - -<p>« — C’est bien, fit froidement le banquier, je comprends.</p> - -<p>« — Mais, exclama le vieillard, soudain illuminé, -Lionel de Vermont, votre associé, peut vous sauver : -s’il revenait, il rétablirait votre crédit…</p> - -<p>« Lorris esquissa un geste vague.</p> - -<p>« — J’ai ruiné sa maison, murmura-t-il. Dieu -sait pourtant que j’avais tout fait. Qu’il me pardonne !</p> - -<p>« — Une dernière fois, ajouta-t-il, les yeux fixés -sur les bésicles clignotantes du patriarche, une dernière -fois, vous refusez ?</p> - -<p>« — Je vous jure, protesta Sigismond, je vous -jure que je ne puis.</p> - -<p>« — Adieu, dit Lorris.</p> - -<p>« Il claqua la porte. On ne le revit ni chez -Sigismond, ni chez lui, ni ailleurs.</p> - -<p>« La banqueroute fut déclarée ; la maison de -Lorris et celle de Vermont, saisies. On vendit -aux enchères la précieuse bibliothèque. Ce jour-là, -Sigismond Loch, qui assistait à la vente, acheta -une précieuse édition elzévirienne du « Traité de -l’Amitié », reliée en veau et blasonnée.</p> - -<p>« Il rentra chez lui, ce petit livre sous le bras. -Dans la journée, et celle qui suivit, il retira des -diverses banques tous ses dépôts, régla ses comptes, -mit ses affaires en ordre et abandonna l’Office à -un juif qui lui avait payé une somme assez ronde. -Nul ne connaissait la fortune de Sigismond : elle -devait être considérable, si l’on en juge d’après le -nombre des opérations qu’il réussit et d’après sa -prodigieuse friponnerie. Toutes les valeurs personnelles -de Vermont et de Lorris étaient entre ses -mains.</p> - -<p>« Les domestiques renvoyés, son appartement -vide, un fiacre à sa porte et les malles bouclées, il -entra une dernière minute dans son cabinet de toilette.</p> - -<p>« Le patriarche n’en repassa jamais le seuil. On ne -retrouva que sa barbe, sa perruque et ses bésicles. -Ce fut un homme jeune, de haute taille, les traits -déjà ravagés par les veilles et les excès ; les yeux -ardents, un jeune homme d’allure romantique, -byronien comme le Corsaire et qui partait à la conquête -du monde.</p> - -<p>« Lionel lui-même !… »</p> - -<hr /> - - -<p>— Par exemple, dit Leminhac, l’histoire est tout -à fait invraisemblable.</p> - -<p>— Peut-être, dit Van den Brooks, mais elle est -vraie. Elle nous démontre ce que je disais plus haut. -Je pense que Lionel ne s’est pas arrêté là.</p> - -<p>— Qu’est-il devenu ? demanda Marie Erikow.</p> - -<p>— Mystère, dit le marchand de cotonnades. Le -bruit a couru qu’il s’était fait sauter à la dynamite -avec toute sa fortune et une négresse qu’il adorait, -dans une île du Pacifique. On a dit aussi que, plein -de repentir, il avait consacré ses rentes à la Propagation -de la Foi et au rachat des petits Chinois dont -leurs parents nourrissent les cochons domestiques. -On a dit encore qu’il avait frété un navire et qu’il -s’adonnait à la course, renouvelant des exploits des -ancien flibustiers…</p> - -<p>— Qui sait ! dit Helven. Cela est peut-être plus -exact.</p> - -<p>Van den Brooks sourit dans sa barbe.</p> - -<p>— N’en croyez rien, fit-il. Je sais ce qu’est devenu -Lionel.</p> - -<p>— Dites, supplia Marie.</p> - -<p>— Devinez.</p> - -<p>— Non. Parlez. Ne soyez pas méchant.</p> - -<p>— Il est devenu Dieu, ni plus ni moins.</p> - -<p>Et Van den Brooks éclata de rire.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch5">CHAPITRE V<br /> -<span class="sc">Où Van den Brooks parle en maître.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">« Cosi parla e le guardie indi dispone. »</div> -</div> - -<p class="sign"><span class="sc">Le Tasse</span>.</p> - -</blockquote> - -<p>A midi, le capitaine Halifax, surnommé par l’équipage -Halifax-le-Borgne, faisait le point. Van den -Brooks assistait généralement à l’opération et, ce jour-là, -il avait Helven avec lui. Le peintre éprouvait à -l’égard du marchand de cotonnades des sentiments si -confus et, en apparence, si contraires, qu’il ne pouvait -s’empêcher de rechercher sa compagnie, dans la -mesure où la réserve coutumière de Van den Brooks -le permettait ; en même temps, il ne pouvait se -trouver avec lui sans un certain malaise. Tour à tour, -le bizarre personnage l’attirait et le repoussait ; il ne -restait pas insensible au charme de cet esprit qui -joignait l’audace à la vigueur, et la poésie à -l’humour, il ne résistait pas à l’accent mordant -ou passionné de cette voix. Le maître du <i>Cormoran</i> -exerçait sur Helven, comme sur tout son entourage, -une fascination faite à la fois de crainte et -de séduction. Helven la ressentait plus que tout -autre, parce qu’il était d’une sensibilité plus -aiguisée que Tramier et Leminhac, mais il luttait -contre elle, redoutant d’apercevoir un jour le dessous -tragique de ce masque. Si, lorsque Van den -Brooks parlait, Helven comme Marie Erikow s’abandonnait -à son charme, il arrivait au jeune homme de -sursauter en surprenant dans la voix du marchand -je ne sais quelle inflexion trouble et quelle rauque -cruauté. Il se reprenait alors et, méfiant, surveillait -l’hôte dont le regard demeurait impénétrable.</p> - -<p>Donc, Halifax-le-Borgne faisait le point et Helven -qui, nous l’avons dit, avait quelque pratique de la -navigation, ne releva pas sans inquiétude la situation -du navire. Il crut s’apercevoir que l’on ne suivait -pas la route commerciale habituelle de Callao à -Sydney, mais que l’on avait dévié d’un degré -environ vers le Nord-Nord-Ouest. Ainsi, depuis -trois jours que l’on avait quitté la côte, le navire -s’était éloigné de près de soixante milles marins du -trajet ordinaire des paquebots, ce qui représentait -un écart assez considérable.</p> - -<p>— Où nous conduit-on ? songeait Helven.</p> - -<p>Il est assez déplaisant de se trouver à bord d’un -navire, commandé par un personnage dans le genre -de Van den Brooks, monté par un équipage aussi -singulier que celui de Halifax-le-Borgne, matelots -qui sous leur harnais semblaient proprement l’écume -des ports et parmi lesquels surgissaient les deux -singulières figures de Tommy Hogshead le colosse et -de Lopez au bandeau noir ; il est assez déplaisant, -dis-je, de se trouver en pareille compagnie, à bord -d’un navire, aussi luxueux soit-il, si ce navire prend -tout à coup, et sans que nous soyons maîtres de donner -un coup de barre, une direction imprévue et mystérieuse.</p> - -<p>— Cela est bien curieux, réfléchit le peintre. Nous -nous éloignons de plus en plus de notre destination. -A cette allure, dans trois jours, nous piquerons en -plein sur les Malouines.</p> - -<p>Toutefois, il n’osa pas formuler ses observations et, -prudemment, se tint coi. Van den Brooks lisait la -carte marine, promenant sa barbe étincelante sur -les spirales vertes des profondeurs.</p> - -<p>Dans le salon, Helven retrouva Marie Erikow, -Tramier et Leminhac.</p> - -<p>— Quelle solitude, disait la Russe. Combien de -temps encore resterons-nous sans nouvelles ?</p> - -<p>— Bah ! répondit l’avocat, quel besoin avons-nous -de nouvelles ? Ne sommes-nous pas parfaitement -heureux ? — Pour ma part, ajouta-t-il, avec un -regard languissant à l’adresse de sa voisine, je ne -souhaite rien de plus.</p> - -<p>— Moi, dit le professeur, j’aimerais à savoir si ce -vieux ramolli de Rouquignol a fait sa communication -à l’Académie sur la dissociation des cellules nerveuses -chez les Radiolaires ; il a dû dire un tas de sottises à -l’allemande.</p> - -<p>— Et moi, dit Helven, je voudrais bien savoir par -quel chemin nous allons à Sydney ?</p> - -<p>Et il fit part de ses constatations.</p> - -<p>— Êtes-vous bien sûr, demanda Leminhac, de ne -pas vous tromper ?</p> - -<p>— Sûr, dit Helven.</p> - -<p>L’avocat parut incrédule.</p> - -<p>— Pourquoi Van den Brooks nous ferait-il dévier -de notre route, puisque lui-même se rend à Sydney ? -demanda le professeur.</p> - -<p>— Helven, mon ami, dit Marie Erikow, moqueuse, -méfiez-vous de votre imagination. Vous rêvez parfois -d’aventures. Rêvez-vous aussi tout éveillé ?</p> - -<p>— Soit, dit Helven piqué, n’en parlons plus. A -Dieu vat.</p> - -<p>— J’ai pour ma part, assura le professeur, la plus -grande confiance dans le maître du navire. Il cultive -le paradoxe, mais je le crois un honnête homme et -fort instruit pour sa condition.</p> - -<p>Helven ne put s’empêcher de sourire.</p> - -<p>Le maître du bord apparut, bientôt suivi du steward -qui annonça le déjeuner.</p> - -<p>— A table, dit Van den Brooks ; le chef nous a -apprêté une lamproie à la hollandaise et des dolmades -en feuilles de vigne à la mode grecque. Ne le faisons -pas attendre !</p> - -<p>Il prit le bras de Marie Erikow.</p> - -<p>— Comment vous trouvez-vous à bord, Madame ?</p> - -<p>— A merveille, mais pour moi, ajouta-t-elle, c’est un -conte de fées et vous êtes un magicien. J’ai peur -d’être soudain transformée en souris, en écureuil, ou -en femme de lettres.</p> - -<p>— Ne craignez rien, dit-il. Je n’abuserai pas -de mon pouvoir, et en ce qui concerne la dernière -des transformations, je n’aime pas les bas-bleus.</p> - -<p>Il ajouta négligemment :</p> - -<p>— J’ai là le dernier livre de M<sup>me</sup> Maurel. Je vous -le prêterai, s’il vous plaît.</p> - -<p>— Grand merci, répondit la Russe.</p> - -<p>Les liqueurs — dernières bouteilles de la veuve -Amphoux — avaient été apportées au fumoir, lorsque -le capitaine Halifax se présenta.</p> - -<p>— Vous avez à me parler, capitaine ? dit Van den -Brooks.</p> - -<p>Halifax fit signe que oui.</p> - -<p>— Excusez-moi, dit le marchand.</p> - -<p>Et ils sortirent.</p> - -<hr /> - - -<p>Lorsque Van den Brooks reparut, un sourire tremblait -dans sa barbe pactolienne.</p> - -<p>— Vous m’excuserez, dit le marchand avec courtoisie, -de vous avoir abandonnés quelques instants.</p> - -<p>— Mais, je vous en prie… bien entendu… comment -donc !</p> - -<p>— Et vous m’excuserez encore de la grande liberté -que je vais prendre avec vous. Ne voyez, je vous en -prie, dans ce que je vais vous demander, qu’une -mesure nécessitée par certaines opérations commerciales…</p> - -<p>— …</p> - -<p>— Voici ; je vous serais tout à fait obligé de ne pas -quitter ces deux pièces, jusqu’à ce que l’on vienne -vous prévenir que l’accès du pont est libre.</p> - -<p>— Prisonniers ! pensa Helven.</p> - -<p>— Je vais vous faire apporter des rafraîchissements, -des livres, des journaux, des revues, tout ce -que vous pouvez désirer.</p> - -<p>— Puis-je avoir le deuxième tome de Krafft-Ebing ? -demanda le professeur.</p> - -<p>— Immédiatement.</p> - -<p>— Nous sommes aux arrêts ? demanda Marie -Erikow.</p> - -<p>— Quel vilain mot ! C’est une faveur que je vous -demande, et vous ne pouvez me la refuser. Je me -confonds en excuses. La nécessité seule…</p> - -<p>Et prestement, silencieusement, Van den Brooks -disparut. Fort surpris, les quatre passagers entendirent -le glissement du pêne dans la serrure.</p> - -<p>— Enfermés, nous sommes enfermés, dit Leminhac.</p> - -<p>— Quelles drôles de manières ! murmura le professeur -choqué.</p> - -<p>— C’est tout à fait amusant, dit Marie Erikow, -que le mystère enchantait.</p> - -<p>— Je voudrais bien, dit Helven, connaître les -opérations commerciales de M. Van den Brooks. Elles -doivent être fort intéressantes.</p> - -<p>Le steward apportait un plateau chargé des plus -délicates friandises, des coupes de Venise où moussaient -des sorbets neigeux et légers comme des mousselines, -des pots de Hollande remplis de confitures -au gingembre et de gelées de fleurs et de fruits. Un -groom nègre le suivait, élevant sur sa tête crépue un -plat persan d’un bleu éteint où s’entassaient des -limons, des cédrats et des oranges.</p> - -<p>— Il fait bien les choses, opina le professeur.</p> - -<p>— Comment saurait-on lui en vouloir ? dit Marie -Erikow.</p> - -<p>Bientôt le professeur Tramier s’endormait et un -souffle égal sortait de sa bouche entr’ouverte, fertile -en doctes paroles. Marie suivait les volutes de sa -cigarette. Helven et Leminhac engagèrent une -partie d’échecs.</p> - -<p>Une certaine contrainte pesait sur eux.</p> - -<p>— Nous sommes fort bien ici, dit l’avocat. Mais -il me suffit de savoir cette porte fermée pour -avoir envie d’aller sur le pont me dégourdir les -jambes.</p> - -<p>Comme il disait ces mots, une détonation ébranla -le navire.</p> - -<p>— Un coup de canon ! fit Helven.</p> - -<p>Marie Erikow ne broncha pas.</p> - -<p>— Tiens, dit-elle à Helven, vous voilà servi. Il me -semble que nous sommes dans l’aventure.</p> - -<p>Le professeur avait sursauté.</p> - -<p>— Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il donc ?</p> - -<p>Quant à Leminhac, il cherchait en vain à distinguer -par le hublot ce qui se passait au dehors.</p> - -<p>Une seconde détonation fit trembler les verres et -les tasses.</p> - -<p>— Mais c’est une bataille navale, dit Marie.</p> - -<p>— Attention à l’abordage, sourit Helven.</p> - -<p>Leminhac pâlissant bredouillait :</p> - -<p>— Mais je ne vois rien, rien… si, un peu de fumée !</p> - -<p>Quant au professeur, il arpentait le salon :</p> - -<p>— C’est incompréhensible, incompréhensible. Un -homme si bien élevé !</p> - -<p>Ce fut le silence.</p> - -<p>Des coups de sifflet, des bruits de chaîne. Le -navire ralentissait sa marche, puis roulait, immobile.</p> - -<p>— On stoppe. En pleine mer…</p> - -<p>— Il y a un autre bateau, dit Leminhac, qui -accoste. Mais je ne peux voir à l’avant.</p> - -<p>Il essaya d’ouvrir. Impossible : le hublot était -fermé solidement.</p> - -<p>Au-dessus d’eux, les passagers entendaient des -bruits de caisses lourdes que l’on traîne, des coups -de sifflet — tout un remue-ménage dont ils ne -pouvaient s’expliquer la cause.</p> - -<p>— J’ai comme une idée, dit Helven à Marie, que -le patron du <i>Cormoran</i> donne dans la flibuste.</p> - -<p>— Enfant, dit celle-ci. En êtes-vous toujours aux -romans d’aventures ?</p> - -<p>Le silence se rétablit. Le navire reprit sa marche. -Une heure environ s’écoula.</p> - -<p>Derrière la porte, on entendit la voix de Van den -Brooks, sa voix d’airain :</p> - -<p>— Double ration de tafia, ce soir à l’équipage ! -Et la porte s’ouvrit…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">DEUXIÈME PARTIE<br /> -LES NUITS DU « CORMORAN »</h2> - - - - -<h3 id="ch6">CHAPITRE VI<br /> -<span class="sc">Le récit du docteur. Le cahier de maroquin -rouge.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>« Dans un quartier qu’endort -l’odeur de ses jardins et de ses -arbres, la rampe du soir s’élève et -baisse un peu ses accords, par ce -temps d’automne. »</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Léon-Paul Fargue.</span></p> - -</blockquote> - -<p>Ce soir-là, le dîner fut moins animé que de coutume. -Les étranges incidents de la journée pesaient encore -sur les esprits des quatre passagers et Leminhac -chercha longtemps en vain à attiser une conversation -qui restait languissante, malgré l’excellence des mets -et des crus. Van den Brooks jouait à la perfection son -rôle de maître de maison, surveillait discrètement -l’ordonnance du repas et faisait front à Leminhac. Le -professeur affectait une réserve polie, car il ne pardonnait -pas au trafiquant d’avoir fermé à clé la -porte du salon.</p> - -<p>— C’est là, pensait Tramier, une incorrection. Je -ne serais pas sorti, mais la porte devait rester ouverte.</p> - -<p>Marie Erikow observait Helven du coin de l’œil. -Elle n’était pas insensible au charme de ce jeune -homme dont le visage était resté celui d’un adolescent. -Mais, bien que, coquette accomplie et consciente de -ses avantages, elle devinât parfaitement l’effet produit -sur le peintre par sa beauté, elle le trouvait -fuyant, insaisissable et, contrairement à tous ses -devoirs, absorbé parfois dans une rêverie dont elle -aurait voulu connaître l’objet. Ce soir-là, la rêverie -devait être particulièrement séduisante, car Helven -ne levait pas le nez de son assiette et, fort impoliment, -jugeait-elle, n’adressait pas la parole à sa -voisine. Elle se tourna vers Leminhac et lui prodigua -des flatteries : l’avocat ne manqua pas de tomber -dans le piège.</p> - -<p>— Je me rappelle, lui dit-elle, l’audience où vous -avez défendu cette malheureuse Sophie Soliveau, -accusée à tort d’avoir assassiné son mari et dévalisé -son amant. Une femme peut-elle être capable -d’une pareille abjection ? Le mari, passe encore. Mais -l’amant ?</p> - -<p>— Je n’ai pas, dit l’avocat, douté un seul instant -de son innocence. Sophie était bien trop jolie pour -être coupable et le jury fut de cet avis.</p> - -<p>— Ainsi prononce la justice des hommes, murmura -Helven que le manège de Marie agaçait et qui se -sentait brusquement enflammé pour l’avocat d’une -de ces haines que l’on pourrait appeler phosphoriques.</p> - -<p>— La justice, dit Van den Brooks, il est fort -heureux qu’elle ne règne pas sur la terre. Avec elle, -il n’y aurait pas d’amour possible. D’ailleurs, les -hommes ne la désirent pas.</p> - -<p>— Je ne crois pas cela, dit le professeur sèchement. -L’amour du prochain…</p> - -<p>— … Est le commencement de l’injustice, continua -Van den Brooks. N’en doutez pas, mon cher professeur. -La justice est faite de raison et l’amour -n’a que faire avec cette personne sèche, hargneuse, et -bien équilibrée ; il est même son plus mortel ennemi.</p> - -<p>— Certes, dit âprement Helven, puisque nous -n’aimons que ce qui nous blesse.</p> - -<p>Marie Erikow fut satisfaite. Elle protesta :</p> - -<p>— Croyez-vous donc l’amour si absurde ?</p> - -<p>— Helven a raison, dit Van den Brooks. Si l’amour -n’était pas absurde, il ne serait pas. Et plus il est -absurde, plus il est tenace. Les passions ridicules -sont les plus fortes.</p> - -<p>— D’ailleurs, remarqua Leminhac, toute passion -est ridicule par définition. Ne croyez-vous pas, -Madame ?</p> - -<p>— Pardon ? dit Marie Erikow qui faisait de la -psychologie à voix basse avec le peintre.</p> - -<p>Van den Brooks donna le signal et l’on monta sur -le pont.</p> - -<p>— Il ne faudrait pas dormir, dit Marie. Les nuits -sont trop belles.</p> - -<p>— Veillons, dit Helven.</p> - -<p>— Veillons et parlons, dit Leminhac. Il faut -raconter des histoires.</p> - -<p>— Des histoires comment ? demanda Marie.</p> - -<p>— Des histoires d’amour, naturellement.</p> - -<p>— Hélas ! dit Van den Brooks, il n’y en a qu’une. -Il y a deux mille ans qu’on la raconte.</p> - -<p>— Ce n’est pas sûr, fit le professeur. J’ai eu dans -mon cabinet plusieurs confidences.</p> - -<p>— Bah ! c’est encore la même histoire… avec des -variantes.</p> - -<p>— N’en croyez rien, insista Tramier. Il y a parfois -des choses étonnantes.</p> - -<p>— Même pour un savant ? questionna ironiquement -Marie.</p> - -<p>— Même pour un médecin. Il y a par exemple une -chose que je n’ai jamais comprise : c’est l’amour -de l’avilissement.</p> - -<p>— Oh ! oh ! dit ironiquement Van den Brooks. J’ai -beaucoup connu Sacher Masoch.</p> - -<p>— Ce n’est pas tout à fait cela, dit le docteur. -J’ai dans ma valise un document…</p> - -<p>— Je connais le sujet, coupa Van den Brooks. -Dans tout amour, il y a au fond le besoin de la souffrance -et l’instinct de l’abaissement.</p> - -<p>Sa voix résonna étrangement sous la voûte étoilée.</p> - -<p>— D’avilissement, répéta-t-il. Peut-être même, à -force de s’abaisser, arrive-t-on à aimer. Un homme -supérieur n’aimera les hommes qu’en s’abaissant à -leur niveau et la femme réduit au sien l’amant qu’elle -tient sous son charme.</p> - -<p>— Mais… dit le médecin.</p> - -<p>— Ce n’est pas tout, en effet, reprit le marchand. -Il y a des hommes pour qui la souffrance et la bassesse -sont les conditions mêmes de l’amour.</p> - -<p>— Hélas ! oui, dit Tramier ; je le sais maintenant. -Mais je jurerais que, pour parler de la sorte, vous -avez connu mon malheureux ami et client Florent -Martin.</p> - -<p>— Non, dit Van den Brooks, mais je connais les -hommes.</p> - -<p>— Peut-on, demanda Marie, connaître le document -si intéressant que vous portez dans votre valise ?</p> - -<p>— Hélas ! Madame, c’est une triste chose : le journal -d’un homme qui vécut une vie double et qui la -vécut dans le déchirement.</p> - -<p>— Il est mort ? fit la Russe.</p> - -<p>— Il en est mort, oui, Madame.</p> - -<p>Il y eut un silence ; puis, Marie Erikow reprit :</p> - -<p>— Peut-on savoir quel fut son mal ?</p> - -<p>— Je puis, dit le docteur, vous donner connaissance -de quelques fragments de son journal où il -a résumé les principaux épisodes d’une vie qui fut -tragique. Mais cette lecture serait longue…</p> - -<p>— Oh ! je vous en supplie, implora la Russe.</p> - -<p>— Nous vous le demandons, ajouta Van den -Brooks.</p> - -<p>— Soit, mais je n’achèverai peut-être pas ce soir.</p> - -<p>— On continuera demain, dit Helven. Les nuits -sont propices aux veillées.</p> - -<hr /> - - -<p>Tramier sortit et revint quelques instants après, -tenant à la main un cahier relié en maroquin de couleur -rouge sombre. Il s’assit, comme à sa chaire, et prit -doctoralement la parole :</p> - - -<p class="c small">RÉCIT DU DOCTEUR</p> - -<p>« Ce jour-là, il y a environ un an, comme j’achevais -mon déjeuner, un coup de sonnette retentit.</p> - -<p>« Un coup de sonnette est une chose fort banale et ne -doit pas être considéré comme un avertissement céleste. -D’ailleurs, je ne crois ni aux signes, ni aux avertissements -providentiels ou diaboliques. Ma culture est -proprement scientifique ; mes antécédents religieux, -nuls. Je suis médecin et, qui plus est, psychiatre. Il -n’y a de merveilleux nulle part et, dans l’âme humaine, -moins que partout ailleurs. Je suis un esprit libre.</p> - -<p>« Je savourais, à la mode anglaise, mon repas fini, -une pinte rigoureusement dosée d’<i lang="en" xml:lang="en">half and half</i>. Mon -estomac est équilibré comme mon esprit. Pas de -dyspepsie, pas de cauchemars, pas de métaphysique. -Je fumais alors la pipe et je sens encore, sous mon -pouce, l’élasticité blonde du tabac, lorsque retentit -le timbre de la porte.</p> - -<p>« Le soleil de juin ruisselait par la baie, noyait les -cristaux étincelants. Des marronniers balançaient -leurs houppes. Je les revois encore, découpés par la -glace sans tain.</p> - -<p>« Ce timbre pourtant me fit mal. Il troua désagréablement -le silence digestif de l’heure étalée devant -moi. J’appréhendais un raseur. Que sais-je ? Quelquefois, -une demi-seconde, on éprouve un grouillement -de choses vagues qui ne résistent pas d’ailleurs -à l’analyse d’un esprit sain.</p> - -<p>« La porte s’ouvrit. Le domestique de Florent -Martin entra, sa casquette à la main.</p> - -<p>« — Madame demande Monsieur le docteur tout -de suite. C’est urgent.</p> - -<p>« — Qu’y a-t-il, Jacques ?</p> - -<p>« — Un malheur, Monsieur, un grand malheur.</p> - -<p>« — Florent est malade ?</p> - -<p>« — Il est mort.</p> - -<p>« — Mort ? Et de quoi ? Et quand ?</p> - -<p>« — Il y a une demi-heure à peine. Monsieur s’est -tiré une balle de pistolet dans la tête. Il est couché -sur le divan du bureau. On l’a trouvé, le visage à -moitié emporté, parce que sa main avait tremblé…</p> - -<p>« On m’apportait mon chapeau. Je sautais dans la -voiture, suivi de Jacques qui récitait d’un ton de -patenôtre :</p> - -<p>« — Madame a voulu qu’on aille quérir M. le docteur -tout de suite. Il paraît qu’il y a quelque chose -pour vous, Monsieur. Mais je crois bien que ce n’est -pas affaire de médecine. Le pauvre monsieur s’est -bien touché, allez. Qui aurait cru cela ?</p> - -<p>« Je laissais le bon apôtre à ses divagations hypocrites, -car Florent était un patron nerveux, hautain, -intolérable, en somme. La porte de l’antichambre -était entr’ouverte. Une femme de chambre, bouffie -d’émotion, m’introduisit dans le cabinet de travail -dont les rideaux avaient été tendus contre un trop -cynique soleil ; et j’aperçus dans la pénombre la -forme de celui qui avait été mon ami. Un rayon qui -filtrait de la fenêtre coulait doucement sur la blancheur -d’un mouchoir dont on avait voilé la face -terrible du mort.</p> - -<p>« Mort, en effet, et bien mort.</p> - -<p>« Mon examen fut court. Je n’eus pas le courage -de contempler longtemps ce visage qui n’était qu’une -plaie, cette bouche qu’une convulsion suprême avait -tordue. Je recouvris les traits qui n’étaient plus -ceux que j’avais aimés.</p> - -<p>« La femme de Florent, affaissée dans un coin de la -bibliothèque, était sans larmes. La fixité de son regard -m’émut plus qu’une scène de larmoyant délire. Il -me parut inutile de parler. Je m’assis auprès d’elle.</p> - -<p>« Avez-vous besoin de moi ? lui dis-je au bout -de quelques instants.</p> - -<p>« — Je vous remercie. Peut-être, pour les formalités, -la police, que sais-je ?</p> - -<p>« Et, après un silence :</p> - -<p>« — Cette fin ne vous surprend pas, vous, docteur ?</p> - -<p>« Je fis un geste vague.</p> - -<p>« — C’est à vous qu’il a voulu expliquer son acte, -continua-t-elle. Sans doute, il vous l’avait fait déjà -pressentir. Il y avait une lettre sur sa table, une -lettre et un pli, tous deux à votre adresse. Les voici. -Tout cela est à vous, et le secret aussi, s’il vous -convient de le garder.</p> - -<p>« Tout le jour, je m’acquittai des formalités -funèbres et de l’expédition administrative du mort -que l’ombre éternelle délivrait à jamais des paperasses. -Je couchai dans le repos légal l’ami, frauduleusement -échappé à un monde si bien agencé. Et -je quittai cette maison où nul maintenant ne me -retenait.</p> - -<p>« La nuit de juin, translucide et lourde d’essences, -rôdait le long des jardins d’Auteuil. D’un ciel presque -auroral tombait un illusoire apaisement. Une silhouette -claire, attardée, se hâtait vers le retour et -laissait un parfum subtil et charnel se mêler à l’odeur -des feuilles fraîches et de l’herbe. L’heure était si -douce et si calme que l’image de mon ami s’en effaçait -sans une ride. Je soupirais d’aise, loin des -médecins légistes, des commissaires et des croque-morts.</p> - -<p>« Pourtant, le pli qui gonflait ma poche me rappela -le mystère. Mystère ? Non, plus pour moi. Et, sur -mon seuil, tout en poussant la grille, je ne pus m’empêcher -de murmurer :</p> - -<p>« — Il a tenu son engagement.</p> - -<hr /> - - -<p>« J’étais le plus ancien ami de Florent. De nous -deux, il était le plus jeune, et pourtant il ne laissa -pas d’exercer sur moi, au long de ces années adolescentes, -une influence singulière et dont je me défendais -mal. Je le revois encore, jeune garçon de quinze -ans, d’une élégance déjà très sûre, sachant nouer -une cravate, à l’aise dans ses vêtements, jamais -réduit à enfoncer dans ses poches ses mains qu’il -avait fines et un peu maigres. Son visage allongé se -teignait d’un léger coloris d’ambre, car son père, -un cossu marchand de rhum, avait épousé aux -Antilles une fille quelque peu métissée dont un -capitaine au long cours me raconta qu’elle dansait -le « Zapateado » dans les bouges de Caracas et qu’elle -n’était pas cruelle aux matelots. Elle mourut d’ailleurs, -à peine arrivée à Bordeaux, et presque aussi -vite que son singe fidèle. Florent grandit dans la -double terreur d’une gouvernante anglaise et d’un -père qui se soûlait de tafia comme un débardeur et -ramenait chez lui des filles du port aux cheveux -bleus et aux lèvres carminées.</p> - -<p>« Un soir qu’il feignait de dormir dans son petit -lit, il entendit des pas lourds dans l’escalier, des -hoquets et des rires de femme. La porte s’ouvrit et -il vit se pencher sur lui, dans le halo de la veilleuse, -une gorge nue et un masque pâle où luisaient des -yeux sombres qui l’effrayèrent un peu. Cette dame -sentait très fort le musc et, je pense aussi, le gin. -Mais elle câlinait amoureusement le petit qui n’osait -pleurer. Et elle chantonnait en baisant ses boucles :</p> - -<p>« — Mon beau petit Dick, mon beau petit Dick, -dodo, l’enfant do…</p> - -<p>« Brusquement, le père était entré. D’un revers -de main, il avait arraché le visage blanc, jeté la -femme à terre et il la cravachait de son stick en cuir -d’hippopotame, mâchant d’une voix sourde :</p> - -<p>« — Pourquoi touches-tu ce gosse ? Pourquoi touches-tu -mon gosse ?</p> - -<p>« A chaque coup, la femme se lovait comme un -serpent. Quand il l’eut bien battue, il la poussa -dehors. Puis, de son mouchoir, il essuya le visage -de l’enfant.</p> - -<p>« Florent n’avait jamais oublié cette soirée. Bien -des choses restèrent ainsi gravées en lui, des choses -très lointaines qu’il n’avait pas connues, mais qui -lui venaient de loin, d’un petit port des mers du -Sud où les trafiquants en escale tirent des bordées -au poivre rouge.</p> - -<p>« En dépit de sa brutalité, de ses foulards indicibles -et de sa lourde chaîne d’or, agrémentée d’une dent -de tigre, Florent n’était pas arrivé à détester son -père. Entre deux soûleries, ce chevalier du tafia -prenait l’enfant dans ses bras avec des câlineries de -nourrice. Il le berçait en zézayant la chanson créole :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">« Adie godcha, adie amou</div> -<div class="verse">« Adie gain d’o, adie colichou</div> -</div> - -<p class="noindent">qui fait penser aux oiseaux-mouches, à Paul et -Virginie et aux volcans en pain de sucre sur un ciel -de safran. Il attachait alors sur son petit des regards -embués d’alcool et de nostalgie. Mais l’alcool lui -fit faire plus tôt qu’il ne pensait une traversée définitive, -sans escales ni bordées. Il laissait à Florent -un héritage assez rond et une hérédité plutôt compliquée. -Et Florent regretta son père, l’honorable -Nathaniel Martin, importateur.</p> - -<hr /> - - -<p>« Pour moi, j’ai connu Florent à Paris où son -tuteur l’avait conduit. Nous habitions la même -maison ; nous suivîmes les mêmes classes. J’enviais -à mon ami son goût, sa mise discrète et raffinée. Je -crois qu’il me dédaignait un peu, mais je ne lui en -tenais pas rancune. Nous vivions dans une intimité -étroite, dont il s’évadait d’ailleurs par instants. Il -y avait dans sa vie des échappées obscures et qui -me demeurèrent toujours étrangères, des fuites où -mon amitié ne pouvait le suivre et dont il gardait -jalousement le secret. Je pensais qu’il aimait à -flâner seul, certains soirs, ou qu’il s’enfermait dans -sa chambre pour y savourer des toxines romantiques. -Je redoutais bien trop son sourire du coin des lèvres, -son sourire des mauvais jours, si ma curiosité s’était -abandonnée à une question inopportune.</p> - -<p>« Lorsque je devins chef de clinique de mon maître -L…, je pris un nouveau logement et mes relations -avec Florent s’espacèrent. Nous nous retrouvions -une fois par semaine environ, dans un petit bar -anglais du quartier Saint-Lazare où le <span lang="en" xml:lang="en">stout</span> était -honorable, non moins que le <span lang="en" xml:lang="en">steack-pudding</span> et le <span lang="en" xml:lang="en">pie</span> -aux fruits. Les pintes de métal mêlaient leur éclat -aux reflets de l’acajou poli. C’était un plaisant -coin, à la Dickens, où l’esprit et le corps jouissaient -d’un chaleureux équilibre. Ce confortable pourtant -n’arrivait pas toujours à dissiper l’inquiétude que -je devinais sur les traits mobiles de mon ami. Il -s’asseyait en face de moi, pianotant sur la nappe, -tandis que je m’efforçais d’occuper son attention. -Son visage s’était creusé depuis l’adolescence, mais -des cheveux bouclés qu’il peinait vainement à -aplatir auréolaient encore juvénilement son front. -J’admirais sa grâce, sa désinvolture un peu lasse et -hautaine. Il sentait cet hommage tacite de mon -affection et me pardonnait, en échange, ce qu’il -croyait être mon incompréhension de sa conduite.</p> - -<p>« Parfois, il s’animait. Puis, soudain, un voile -s’abaissait sur ses traits ; un clignement de paupière -éteignait le scintillement du regard. Je devinais une -détresse que je voulais expliquer par la dépression -nerveuse. Je conseillais des piqûres ; mais il prenait -son mauvais sourire et me reléguait, tout net, dans -mon bon sens.</p> - -<p>« Nos entretiens eussent été mornes ; mais un -sujet le passionnait qui touchait de très près à ma -compétence :</p> - -<p>« — Le sexe et l’esprit ! Toi qui vois chaque jour des -malades, des fous, des gens qui présentent hideusement -exagérés les troubles secrets, les tares latentes -qui dorment en nous, crois-tu que notre intelligence -plonge par ses racines dans les bas-fonds ténébreux -de notre être ? Faut-il que notre esprit soit asservi à -la force aveugle du désir ? Que cet instinct bestial -circule impurement sous les créations de la pensée ?</p> - -<p>« Je riais aux éclats.</p> - -<p>« — Et pourquoi t’indigner ainsi ?</p> - -<p>« La préoccupation sexuelle est au fond de toute -créature. L’accouplement est la loi. Au fond, je vais -jusqu’à dire que toutes les variétés de l’esprit et du -caractère sont en fonction des modalités sexuelles. -Tel poème, telle symphonie que tu admires jaillissent -d’un mouvement obscur de l’être. Les plus -beaux chants de joie, c’est le mâle qui s’exalte ; les -plus douloureux, c’est le mâle insatisfait. Tourment -de l’esprit, non : tourment de la chair.</p> - -<p>« — Crois-tu vraiment cela ? Crois-tu donc qu’il -n’y ait en nous rien qui ne soit vicié par l’animal ? -Crois-tu que ceux qui cherchaient à force de cilices -ou de discipline à tuer leur corps parce qu’il était -rebelle à leur esprit, obéissaient ainsi à une délectation -morose, à une sorte de rut sauvage et destructeur ? -Non, mon ami, tu te trompes. Ta science ne me -convaincra pas.</p> - -<p>« — Ma science n’est que l’image de la vie elle-même, -telle que l’ordonne ma raison. L’homme n’est -certainement pas un Dieu, il serait bien plutôt une -bête. Sans la vieille racine de l’animalité, tout ce -bel édifice de raison, d’amour et d’esthétique tomberait. -Les branches s’élèvent très haut ; la souche -plonge très bas. Tout l’homme repose sur deux forces : -besoin de manger, besoin de se reproduire, et la -seconde de ces forces est la plus violente et la plus -facilement déréglée.</p> - -<p>« — Je ne conçois point l’homme ainsi, répliquait -Florent avec une lassitude un peu agacée. Il y a -bien deux forces en lui ; mais l’une le tire vers le -haut, l’autre l’entraîne vers un gouffre. Toute sa vie -n’est que déchirement. Un dieu et un démon se -partagent ses entrailles. Suivant que l’un ou l’autre -triomphe, il sombre ou se transfigure ! Mais il ne -peut que suivre cette lutte dont il est l’enjeu et se -tordre de douleur.</p> - -<p>« L’angoisse violente qui se peignait sur son visage -me frappa brusquement. Je lui tendis un cigare -qu’il alluma d’un geste nerveux. Nous sortîmes dans -la nuit glacée. Je pris son bras :</p> - -<p>« — Florent, de l’équilibre. Et surtout, pas de -péché originel et de métaphysique. C’est la condition -d’une bonne santé.</p> - -<p>« Il ne me répondit pas.</p> - -<p>« De pareilles discussions se produisaient souvent. -Je résolus de ne plus m’y abandonner, car mon -pauvre ami en sortait irritable et fiévreux. Tandis -qu’il s’éloignait dans la nuit, je voyais sa haute -silhouette se voûter lentement vers la terre.</p> - -<p>« A cette époque, Florent entreprit d’assez longs -voyages. Il revint au bout de deux ans environ et -un jour m’annonça son mariage. Son visage était -plus calme ; il me parut moins tourmenté, plus -heureux de vivre.</p> - -<p>« — Tu seras content, me dit-il. Je deviens raisonnable. -J’en ai décidément assez de la solitude et des -spéculations. Je renonce à ma tour d’ivoire ou plutôt -j’entrebâille la porte pour laisser passer la compagne. -A deux, nous serons à la fois plus isolés et plus -mêlés à la vie. Au fond, tu parlais d’or. Rien ne sert -de la mépriser, cette vie, notre unique certitude. -J’ai regardé trop haut ou trop bas. Aujourd’hui, -je veux l’équilibre.</p> - -<p>« Il baissa la voix.</p> - -<p>« — Nul n’est descendu plus bas que moi ; nul n’a -plus aimé son ordure, nul ne s’y est roulé avec plus -de délices, nul ne s’est plus délecté de sa charogne. -Et nul n’a plus versé de larmes sur lui-même.</p> - -<p>« Il parlait d’une voix sourde, saccadée. La sérénité, -qui m’avait heureusement surpris tout à l’heure, -disparaissait de son visage, et j’avais en face de moi -un Florent inconnu, sombre, violent et qui battait -sa coulpe comme un moine passionné se roule sur son -cilice. De quelle faute mystérieuse voulait-il parler ? -Quelle était cette prétendue déchéance ? Je l’ignorais.</p> - -<p>« — Folies, pensai-je, folies de cette pauvre imagination -intoxiquée de tous les poisons littéraires ; -hérédité d’alcoolique.</p> - -<p>« Il se reprit d’ailleurs bien vite. Et, plus calme, -posément :</p> - -<p>« — Allons, mon vieux, je déraisonne. Pardonne, -c’est la dernière fois. Je veux vivre, maintenant, -comme toi, comme les autres, comme un homme, -quoi ! Je le veux. Il faudra que cela soit.</p> - -<hr /> - - -<p>« La femme qu’il épousait était belle. Elle l’est -encore. Les yeux un peu métalliques, un peu durs, -souvent lointains ; une ligne fort gracieuse. Elle -avait dans la courbe de ses hanches de quoi <i>déspiritualiser</i> -à souhait ce névrosé mystique de Florent. -Je ne doutais pas qu’elle n’y parvînt à bref délai -et me réjouissais à l’avance.</p> - -<p>« Le couple me parut heureux. Je me rendais -assez souvent dans la vaste maison d’Auteuil que -Florent tenait de son père et qu’il avait voulu garder. -Il y avait un jardin mal entretenu, dont l’herbe -envahissait les allées, un magnolia qui, chaque printemps, -épanouissait ses larges pétales de cuir blanc ; -et toute l’année, par je ne sais quel mystère, des -feuilles mortes jonchaient le sol. Le timbre qui -résonnait, lorsque s’ouvrait la porte de fer, évoquait -une province automnale et je ne sais quoi de conventuel. -A mon avis, ce n’était pas la demeure qui -convenait à un jeune ménage élégant. Mais Florent -ne voulait pas entendre parler de la quitter et sa -femme partageait ce goût. Musicienne, elle grisait -doucement Florent qui passait ses journées entières -à l’écouter, couché sur un divan. Il ne travaillait -que fort peu, du moins à mon jugement. Nos -relations étaient toujours cordiales, mais au fond, -je ne pénétrais pas dans l’intimité du couple qui -s’isolait dans ce que je croyais être son bonheur.</p> - -<p>« Et telle fut l’histoire des cinq mois qui précédèrent -la catastrophe.</p> - -<p>« — Il y a environ un an, la femme de mon ami, -Lia, se fit un jour annoncer à ma clinique. Il ne lui -arrivait que très rarement de venir jusque-là ; c’était -toujours moi, célibataire, qui me rendais au domicile -du ménage. Ses traits tirés, sa pâleur me frappèrent. -Ses révélations me frappèrent plus encore. Quelques -jours plus tard, je reçus la visite de Florent lui-même. -Je savais ce qui l’amenait. Quelque chose de tragique -entra, ce soir-là, dans la chambre avec cet homme.</p> - -<p>« — J’ai à te parler, dit-il.</p> - -<p>« Et il s’assit près de moi.</p> - -<p>« Le soir impondérable, envahissant lentement les -livres et la grande table de chêne, polie comme un -sombre miroir, coulait le long de nos vêtements. Mais -le visage de mon ami paraissait plus pâle dans cette -ombre, ses yeux brûlaient d’un feu plus intense. Il -parlait encore, tandis que je contemplais un rameau -d’automne, maigre et nu, dont le trait incisait la -vitre crépusculaire. Il parla, il parla longtemps…</p> - -<p>« Vous saurez tout à l’heure ce qu’il avait à me -dire, et vous comprendrez pourquoi sa mort ne m’a -pas surpris.</p> - -<p>« Le soir de la mort de Florent, je m’enfermai -dans ma chambre et ouvris le pli qui m’était destiné. -Mon ami avait voulu que je fusse encore son confident -par delà la tombe.</p> - -<p>« Ce petit cahier — le voici — contenait le secret -d’une vie qui fut tourmentée et qui a tragiquement -fini. Ce secret, je l’avoue, je ne l’avais jamais pressenti. -L’humeur souvent bizarre de Florent, je me -l’expliquais par des raisons qui, évidemment, n’en -étaient point. Tout me semblait clair, net, et il y -avait pourtant sous cette surface un abîme que je -ne devinais pas.</p> - -<p>— Un abîme, interrompit Van den Brooks, vous -ne pensiez pas dire si juste.</p> - -<p>— Oui, murmura Helven, nous ne nous connaissons -ni les uns ni les autres. Dès notre naissance, -nous sommes des emmurés, des emmurés pour la vie.</p> - -<hr /> - - -<p>Le vent qui soufflait de la mer nocturne gémissait -doucement dans les antennes du navire. L’étrave -ouvrait l’eau calme en un froissement de soie. Van -den Brooks tournait son regard vers les constellations -qui, seules, palpitaient dans cette solitude. La -braise d’une cigarette éclairait d’un feu rouge le -beau bras accoudé de M<sup>me</sup> Erikow.</p> - -<p>Leminhac se balançait dans son <span lang="en" xml:lang="en">rocking</span> ; Helven -tenait entre ses mains sa tête attentive. La nuit -tropicale enveloppait les passagers, leurs rêves et -la course du navire.</p> - -<p>— Je prévois d’ores et déjà, dit l’avocat, l’histoire -de votre ami. Florent avait de qui tenir : il avait du -poivre dans le sang.</p> - -<p>— Je connais, repartit Van den Brooks, le démon -qui le possédait. Je ne sais s’il a un nom sur les -listes infernales, mais « Heautontimoroumenos » lui -conviendrait, car il porte l’homme à se déchirer lui-même -et à jouir de son tourment.</p> - -<p>— Vous, Van den Brooks, interrompit vivement -Tramier, vous êtes l’homme le plus passionné et -l’esprit le moins scientifique que je connaisse. Ce qui -s’explique le plus clairement vous paraît obscur. Pour -vous, il doit y avoir du démoniaque dans les vérités -mathématiques et du surnaturel dans la géométrie.</p> - -<p>Van den Brooks poussa vers le ciel fourmillant -d’astres une mince spirale de fumée et grogna dans -sa barbe :</p> - -<p>— J’ai parcouru une grande surface de la terre ; -j’ai navigué sur tous les océans et je vous assure -que j’ai vu pas mal d’hommes et de femmes aussi -différents les uns des autres que le jour de la nuit et -ce yacht d’un sloop de pêche. Mais ce que je n’ai -jamais vu, c’est un médecin ou un savant capables -d’éclaircir le mystère de ces âmes innombrables.</p> - -<p>— Vous préférez les prêtres, parbleu, insinua -Leminhac avec un sourire.</p> - -<p>— Non, dit Van den Brooks. Leurs dogmes les -aveuglent comme les vôtres. Mais quand ils ne raisonnent -pas, ils voient plus loin que vous. Ils ont un -sens qui vous manque.</p> - -<p>— Lequel ?</p> - -<p>— Le sens mystique.</p> - -<p>— Un mot, cela, mon cher. Pas davantage. Il -n’y a qu’une connaissance : celle de la raison.</p> - -<p>— Vous êtes des enfants, murmura Van den -Brooks ; vous faites joujou avec des formules ; vous -êtes ivres d’une science vaine qui n’a pas soulagé les -épaules humaines de la millionième partie de son -accablant fardeau ; d’une science aveugle qui, à -chaque coup de pioche de ses pionniers fanatiques, -ne voit pas surgir les nouveaux mystères et s’épaissir -le nuage. Vous constatez des coïncidences, mais -avez-vous jamais expliqué un rapport de cause à -effet ? Les liens que vous forgez ne sont que de lamentables -ficelles. Et dans le monde moral ? Là, vous -pataugez honteusement. Vous avez pu découvrir -que l’eau bout à 100°. Belle trouvaille. Mais avez-vous -découvert ce que c’est que l’amour, la haine, -la jalousie, le désir ? Saisissez-vous leurs lois ? Vous -écrivez des volumes de fatras sur ces problèmes -éternels ; vous entassez les documents et les enquêtes. -A quoi bon ? Y voyez-vous plus clair que Job sur -son fumier ?</p> - -<p>« Quand vous ne comprenez pas, vous vous en -tirez avec des mots. Vous dites : hystérie, hérédité, -que sais-je ? Si vous réfléchissiez un peu, vous autres -scientifiques, vous reconnaîtriez combien vague, -combien insuffisante est cette explication de la -passion, de la folie, du crime, du mystère tapi sous -chacun de nos pas, latent derrière chaque visage, -chaque redingote bien boutonnée.</p> - -<p>— Bah ! dit Tramier, moi je ne crois pas au diable. -Van den Brooks, vous êtes le dernier des manichéens, -le manichéen de la cotonnade.</p> - -<p>— Je ne suis qu’un flâneur et un curieux, un -homme qui regarde et voudrait bien savoir, un -homme qui n’a appris qu’une chose, à force de rouler -sa bosse : c’est qu’il ne suffit pas de voir avec ses -yeux, de toucher avec ses mains, de raisonner avec -sa raison.</p> - -<p>« Tenez, ajouta Van den Brooks en souriant, -voici deux êtres qui, sans un mot, sans un regard, -ont — pour un instant — l’un de l’autre la connaissance -la plus parfaite, cette connaissance qui n’est -pas l’analyse, mais qui est la possession. Le jour où -vous aurez de l’univers cette connaissance-là, vous -serez non pas un savant, mais un saint ou un amoureux. -Regardez : voici le premier échelon de la -mystique.</p> - -<p>Et il tourna la tête vers le bastingage : accoudés, -indifférents aux paroles, Marie Erikow et Helven -écoutaient le chant de la mer phosphorescente.</p> - -<p>— Ce n’est qu’une minute, reprit-il, mais une -minute d’amant vaut toute une vie de philosophe.</p> - -<p>— Bonne nuit, fit Tramier, nous reprendrons -demain.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch7">CHAPITRE VII<br /> -<span class="sc">Où l’on entrevoit deux rivaux, un troisième -larron et un nègre sentimental.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<div class="poetry"> -<div class="verse">David le Roy, saige prophètes,</div> -<div class="verse">Crainte de Dieu en oublia,</div> -<div class="verse">Voyant laver cuisses bien faictes.</div> -</div> - -<p class="sign"><span class="sc">Villon</span>.</p> - -</blockquote> - -<p>Une minute. Ce ne fut, en effet, qu’une minute et -Marie Erikow laissait le jeune Anglais accoudé au -bastingage, plongé dans une rêverie à laquelle elle -savait bien maintenant ne pas être étrangère. Au fond, -elle se souciait moins de la compagnie d’un homme -que de sentir celui-ci préoccupé d’elle. Fort habilement -elle s’éloignait dès qu’elle devinait l’empire exercé -par son charme sur l’esprit de l’amoureux, de sorte -que le pauvre diable pouvait « cristalliser » à son -aise, laissant macérer dans des baumes et des aromates -imaginaires le souvenir de la fugitive. Consciente -ou inconsciente, cette tactique lui réussissait -fort bien et, tout en se décoiffant devant sa glace, le -jour fini, elle pouvait dresser en souriant un tableau -de chasse fort honorable. Comme dans ses terres de -Moscovie, une meute de lévriers blancs, la Russe -aimait à conserver autour d’elle une troupe d’adorateurs -énervés, peut-être, mais empressés et fidèles.</p> - -<p>A bord du <i>Cormoran</i>, c’était une fort petite -troupe, car elle ne pouvait accueillir les suffrages -trop directs d’un équipage chatouillé par sa présence. -Elle se sentait obscurément désirée par ces -hommes rudes et basanés qui, sans doute, au temps -du capitaine Kid, l’eussent tirée au sort ou partagée -équitablement. Mais Van den Brooks veillait à la -moralité de ses gaillards. Captain Joë faisait quotidiennement -son rapport et de sages rations de -nerfs de bœuf entretenaient dans ces âmes frustes le -sentiment de la discipline et le respect de la pudeur. -Celle de Marie, parfois effarouchée par la démonstration -un peu brusque d’un matelot certain de n’être -point surpris, s’accommodait assez bien d’une existence -qui permettait à la Russe de régner sur tout -un navire et de ranger sous son sceptre quarante -brutes, trois civilisés et Van den Brooks.</p> - -<p>Mais était-elle bien sûre de dominer Van den -Brooks, comme elle dominait Helven ou ce fat de -Leminhac ?</p> - -<p>— Van den Brooks, songeait-elle, comme il est -secret ! M’aimerait-il, si je voulais m’en donner la -peine ?</p> - -<p>La vérité est qu’elle se donnait quelque peine, -sans aucun succès, et que le marchand ne se départait -jamais vis-à-vis d’elle de cette réserve polie qui fait -si terriblement endêver les coquettes.</p> - -<p>Helven et Leminhac offraient un champ d’expérience -plus aisément praticable et, bien qu’attirée -par le plaisant visage du boxeur préraphaëlite, elle -ne pouvait résister au désir d’approcher un brandon -incendiaire de l’inflammable avocat. C’était ainsi -une navette dont s’apercevait Helven et dont le -pauvret ne pouvait s’empêcher de souffrir.</p> - -<p>Ce soir-là, il se crut le préféré. Trop timide, hélas ! il -se contenta de s’en réjouir et Marie Erikow, enchantée -de sa bonne besogne, regagnait prestement sa cabine -en sifflant comme par hasard un air espagnol. Où -donc l’avait-elle entendu ?</p> - -<p>Comme elle descendait le petit escalier à lames de -cuivre qui conduisait au couloir des cabines, elle -entendit au-dessus d’elle un écho mystérieux. L’écho -répétait la « Habanera » et, chose tout à fait insolite -pour un écho, y ajoutait même quelques variantes.</p> - -<p>Elle leva la tête et vit, se profilant entre les vergues -basses du misaine, la silhouette souple de Lopez. -Une cigarette brasillait, éclairant vaguement le -visage maigre de l’Espagnol. L’écho s’était tu.</p> - -<p>— L’insolent, pensa-t-elle.</p> - -<p>Elle demeura un instant ainsi, les yeux fixés sur les -étoiles qui glissaient au-dessus du navire, pensive. -Il lui sembla, en même temps, distinguer, assis sur la -vergue de hune, une forme sombre et si massive que -ce ne pouvait être, semblait-il, celle d’un matelot du -navire occupé à quelque manœuvre. D’ailleurs, la -forme demeurait immobile. On eût dit un génie -monstrueux, présidant, le front proche des astres, à -la course nocturne du vaisseau.</p> - -<p>— Ce pourrait être Tommy Hogshead, murmura-t-elle. -A quoi rêve-t-il ainsi perché à cette heure ?</p> - -<p>Elle n’avait jamais pu oublier le malaise qui l’avait -saisie un soir à frôler le géant. Ce dernier paraissait -vraiment s’attacher à ses traces et, chose étrange, -Marie ne rencontrait jamais Lopez, sans que l’ombre -sinistre de la brute ne surgît aussitôt derrière l’Espagnol.</p> - -<p>Elle frissonna à cette pensée et descendit hâtivement -les dernières marches. Dans ses songes, cette -nuit-là, passèrent mille visions terrifiantes ou burlesques : -les hôtes du <i>Cormoran</i> dansaient une -sarabande effrénée ; Van den Brooks l’emportait, enveloppée -dans sa barbe et la déposait, à demi-morte, -au fond d’une barque que, transformé en gondolier, -Tommy Hogshead guidait à travers un marais -grouillant de serpents et d’insectes immondes, tandis -que Lopez jouait de la guitare avec des doigts de -squelette sous la lune couleur de cendre.</p> - -<hr /> - - -<p>— Je connais les femmes, soliloquait Leminhac -devant son miroir à barbe. Elles ne m’en font point -accroire. M<sup>me</sup> Erikow agace ce petit Helven, -mais ce n’est que pur déguisement. Je ne lui suis pas -indifférent.</p> - -<p>Il monta sur le pont, dans l’espoir d’y rencontrer -la Russe. Le Pacifique étalait sa splendeur immuable -et ses longues houles bleues berçaient le navire.</p> - -<p>Van den Brooks s’avança vers l’avocat. Il portait -Captain Joë sur son épaule et il avait à la main trois -orchidées veinées de rouge, aux lèvres pendantes et -aux monstrueux pistils.</p> - -<p>— Captain Joë, saluez notre cher maître. Notre -cher maître est de bonne humeur et roule dans son -cœur des pensées satisfaites. N’est-il pas vrai, Captain -Joë ?</p> - -<p>Le singe grinça comme une corde de puits.</p> - -<p>— Oui, vous êtes de mon avis, je le sais bien, -<i lang="en" xml:lang="en">old chap</i>. Si vous n’étiez singe, enfant des forêts -impénétrables, vous souhaiteriez être avocat, <i lang="it" xml:lang="it">caro -signore mio</i>.</p> - -<p>— Je pense que votre compagnon entend toutes -les langues, fit ironiquement Leminhac que Van den -Brooks agaçait prodigieusement.</p> - -<p>— Toutes, dit le marchand ; mais il n’en parle -aucune : il ferait un bon diplomate. Et comment -trouvez-vous mes fleurs ? ajouta-t-il, en montrant les -orchidées.</p> - -<p>— Belles, autant que leur difformité le permet.</p> - -<p>— Leminhac, dit Van den Brooks, les humanités -vous ont perdu : vous n’avez pas le sens de la nature.</p> - -<p>— Par exemple, exclama l’avocat, mais vos orchidées -sont des phénomènes de serre ; ce ne sont pas des -fleurs.</p> - -<p>— Erreur, répondit le maître du <i>Cormoran</i> : -elles sont plus vraies que la nature. C’est comme si -vous disiez qu’un homme de génie n’est pas un -homme.</p> - -<p>Marie Erikow apparut. Sa silhouette blonde se -détachait sur l’azur sombre de la mer et du ciel.</p> - -<p>— Aphrodite, née de l’onde amère, dit l’avocat, -pourri d’un hellénisme de collège.</p> - -<p>— Oh ! fit Van den Brooks, c’est une divinité qui -a mal tourné, depuis qu’on lui a appris le catéchisme.</p> - -<p>— Bonjour, cria Marie. Comme le monde est beau, -ce matin !</p> - -<p>— Et vous êtes, dit galamment l’avocat, la plus -belle partie de ce monde.</p> - -<p>Van den Brooks la salua profondément.</p> - -<p>— Permettez-moi de vous fleurir.</p> - -<p>Il lui tendit les fleurs.</p> - -<p>— Merveilleuses, dit-elle. On dirait qu’elles vivent.</p> - -<p>— Vous voyez, fit le marchand à Leminhac. C’est -moi qui avais raison.</p> - -<p>Tous trois arpentaient le pont, en attendant le -gong qui les appellerait à table.</p> - -<p>Lopez les croisa et passa sans saluer.</p> - -<p>— Dieu, que cet Espagnol semble vaniteux, dit -Leminhac.</p> - -<p>— Non, répondit Van den Brooks, c’est un rêveur. -Il a étranglé un jour une fille de Caracas, sans y -penser. C’est pour cela que je l’ai pris à mon bord. Le -pauvre, personne ne l’aurait compris.</p> - -<p>Il regarda Marie. Elle tenait ses mains derrière -son dos. Il la laissa avancer légèrement et vit qu’elle -n’avait plus entre les doigts que deux des fleurs rares.</p> - -<p>— Bon, pensa-t-il, je sais où est la troisième.</p> - -<hr /> - - -<p>Tommy Hogshead, qui fumait un long cigare de -Virginie, sec et noir entre ses dents blanches, le -savait aussi. Et il regardait l’Espagnol qui s’éloignait -nonchalamment, comme je ne vous souhaite d’être -jamais regardé par personne, de peau blanche ou -colorée.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch8">CHAPITRE VIII<br /> -<span class="sc">La mystique de Van den Brooks.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>« Car le prix de la courtisane -vaut à peine un morceau de pain, -mais la femme rend captive l’âme -de l’homme, laquelle n’a point de -prix. »</p> - -<p class="sign"><i>Proverbes</i>.</p> - -</blockquote> - -<p>Celui qui eût pu voir glisser sur les eaux calmes -du grand Océan le <i>Cormoran</i> silencieux, avec ses -cuivres étincelants et parfois, si la brise était bonne, -ses voiles blanches gonflées, n’aurait pu imaginer que -le yacht de Van den Brooks abritât autre chose que -la joie de vivre, la paresse divine et la rêverie. Et -pourtant, en ces quelques jours, si rapidement -écoulés, depuis le départ de Callao, des intrigues se -nouaient, des désirs et des haines mêlaient leurs ferments, -comme il arrive partout où des hommes sont -réunis, que ce soit au cœur enfiévré d’une ville ou -dans la solitude du désert ou de l’Océan. L’inquiétante -figure du marchand n’était pas faite pour calmer -les esprits agités, car tous ceux qui approchaient -Van den Brooks éprouvaient au contact de cet homme -je ne sais quel malaise, fait de crainte et d’étonnement.</p> - -<p>Cependant, la nuit semée de mille constellations -inconnues, caressée de brises où le parfum des forêts -lointaines se mêlait à l’odeur amère de l’Océan, la -nuit tropicale, semblable à une aurore, paraissait -adoucir les cœurs et les esprits. Leminhac perdait son -acidité naturelle ; Helven oubliait sa jalousie et aussi -son inquiétude au sujet de la direction du navire qui, -d’après lui, continuait à s’éloigner de la route habituelle ; -Marie Erikow se sentait redevenir une jeune -fille tendre et sans apprêts ; quant au professeur, il -oubliait la médecine et versait dans la littérature, -comme font malheureusement pas mal de ses confrères -qui n’ont pas pour excuse l’enivrante splendeur -des Tropiques.</p> - -<p>La douceur qui se répandait du ciel sur le pont du -navire ne prédisposait guère à la conversation les -passagers réunis autour des sorbets et des orangeades.</p> - -<p>Pourtant, Marie Erikow, s’adressant au docteur -Tramier, manifesta le désir de voir éclaircir le mystère -de Florent.</p> - -<p>Tramier prit alors la parole :</p> - -<p>— Je vous ai dit hier soir la fin tragique de mon -ami. La lecture de son journal fut pour moi une révélation, -mais une de ces révélations qui jettent parfois -d’étranges lueurs sur un problème, sans permettre -d’en déchiffrer complètement la solution. Ce journal -est un chaos de notes et d’impressions. Pour ne pas -vous égarer dans ce dédale de souvenirs, je choisirai -pour vous deux des passages les plus caractéristiques. -Quant au reste, permettez-moi de vous le résumer -le plus fidèlement possible.</p> - -<p>« Pendant les deux années qui précèdent son -mariage, Florent est piqué par la tarentule des -départs, poussé par je ne sais quelle fièvre d’instabilité.</p> - -<p>« Il parcourt successivement l’Espagne, la Belgique -et la Flandre, l’Allemagne du Sud, l’Autriche. -Bien que ces diverses étapes ne soient déterminées -que par sa seule fantaisie de rêveur et d’artiste, il y -a entre elles un certain lien. Florent est en pleine -crise de mysticisme…</p> - -<p>— Qu’entendez-vous par là, vous, Tramier ? -interrompit Van den Brooks.</p> - -<p>— Au fond, quelque chose d’assez simple, mon cher. -Un mystique, c’est toujours un émotif exagéré que -la réalité blesse ou déçoit sans cesse et qui construit -des plans imaginaires pour y projeter le faisceau -irritable de sa sensibilité.</p> - -<p>— Il y a du vrai, fit Van den Brooks. Mais ce vrai -n’explique rien, comme toujours. Les médecins -dissèquent des pétales de rose avec de ravissants -bistouris, mais ils ne nous révèlent jamais l’essence -du parfum.</p> - -<p>— Quoi qu’il en soit, continua Tramier, Florent -semble avoir traversé une crise violente de spiritualité -et même de religiosité. A bien regarder toutes -les phases de sa vie, elles sont caractérisées par cette -succession alternative de dérèglement sensuel et de -raffinement sentimental, d’excès bas et vils et d’aspirations -platoniques, de brutalité, de violence ou de -tendresse.</p> - -<p>— C’est un fort beau miroir, dit Van den -Brooks. Nous pouvons tous nous pencher sur lui.</p> - -<p>— En Espagne, en Autriche, en Flandre, Florent -fit de longues retraites dans des monastères ou des -auberges perdues. Que cherchait-il dans ces solitudes ? -La paix, sans doute.</p> - -<p>— C’est là qu’il l’eût le moins aisément rencontrée, -repartit le marchand. L’homme inquiet transporte -son tourment avec lui et, dans la solitude, le -tourment est son seul compagnon.</p> - -<p>— On trouve dans son journal, à chaque page, -la griffe de cette nature passionnée et suprêmement -égoïste. Les effusions d’amour qui s’y rencontrent -n’ont jamais un objet précis. C’est une image de lui-même -qu’il adore. Par contre, il se roule avec fureur -dans les voluptés les plus basses. Ce sont des cyclones -effroyables et rapides et, dans leur tourbillon, -sombrent cette haute intelligence, cette sensibilité -d’artiste. Il boit ; il use de l’opium, et surtout il fait -sa compagnie de filles, de la lie même des prostituées ; -il les ramasse dans le ruisseau et s’encanaille -avec elles, deux, trois jours, rarement plus, sordide, -méconnaissable. Échappé du cyclone, il fuit et le -voilà de nouveau repris par une période de solitude -et de méditation. De méditation presque exclusivement. -Car il ne produit pas, il ne rend rien de ce qu’il -absorbe. Tout est consumé par sa propre ardeur. Il -tient seulement à jour le récit de sa vie ; il note scrupuleusement, -mais sans commentaires, le détail de -ses frasques. Échappé des bouges de Barcelone, le -voici dans la cellule d’un monastère, perdu au cœur -de la Sierra Leone, suivant sur le mur ocre la flèche -d’ombre bleue que décrit le jour torride. De l’eau -claire, des limons et les âpres oraisons de Saint-Jean -de la Croix. Ailleurs, on lit :</p> - -<p>« J’ai vécu trois folles journées et trois nuits -infernales, à Prague, avec une Juive belle comme -un vase de cuivre. Elle a quatorze ans et, depuis -sa neuvième année, sert aux matelots du -fleuve. On l’appelle Sulka. Elle mord comme un -jeune chien et elle est plus avare que toute sa tribu. -Mais il a bien fallu qu’elle desserre ses ongles, tant -je l’ai battue. Elle m’a beaucoup aimé. Les matelots -jaloux voulaient défoncer la porte chaque nuit. Puis, -ils s’éloignaient par les ruelles pavées en chantant les -rauques chansons que l’on entend, les nuits de pêche, -sur les rivages d’Illyrie. Une nuit, je crois bien que -l’on a assassiné quelqu’un devant la maison. J’ai -entendu un cri et je suis sorti. Un coup m’a renversé -et je me suis retrouvé au jour, la figure en sang, assis -contre un cabestan du quai. La police m’a interrogé -et m’a salué très bas quand j’ai dit que j’étais un -touriste victime d’une agression. »</p> - -<p>« Et c’est la même chose à Tolède, à Naples, dans -de petites villes inconnues où il arrive un soir, à -l’heure trouble, et où, tout de suite, haletant, il -cherche le mauvais lieu, le masque écaillé dans -l’angle de la vitre, ces bouches funèbres, ces épaules -lasses, ces seins fripés, ces sombres îlots de vice -et de misère sur qui il vient s’abattre comme un -grand oiseau éperdu.</p> - -<p>« Chose étrange. Jamais une aventure où le mot -d’amour puisse être prononcé. C’est un égoïste -farouche. Il ne voit que lui ; il ne songe qu’à son -étrange soif. Ivre de solitude et de pensée, il vient -tournoyer sur un pauvre charnier et se repaît d’ordure -avec passion.</p> - -<p>« Je ne comprends pas.</p> - -<p>« J’ai eu un jour ses confidences.</p> - -<p>« Après sa mort, j’ai pris connaissance de ce -manuscrit. Cet homme a souffert : il a souffert au -point de se donner la mort.</p> - -<p>« Et je ne comprends pas.</p> - -<p>— Vous comprendrez, Tramier, fit Van den -Brooks, vous comprendrez quand vous ne serez plus -seulement un médecin.</p> - -<p>— Les mots de souillure, péché, immondice, -reviennent à tout instant dans son journal. Pour lui, -c’est l’amour, l’acte d’amour qui, quel que soit -l’objet, est par essence le péché. Encore ce vieil atavisme -religieux. Et voilà ce que je ne comprends plus. -Pour moi, l’amour normal est sain, hygiéniquement -recommandable et nécessaire à la conservation de -l’espèce. Il n’y a pas de quoi se désespérer. C’est tout.</p> - -<p>— Oh ! non, interrompit M<sup>me</sup> Erikow, avec un soupir.</p> - -<p>— J’entends bien, chère Madame, et je suis trop -galant pour…</p> - -<p>— Non, vous n’entendez pas, Tramier, pas du tout, -repartit Van den Brooks qui tirait de son brûle-gueule -de petites bouffées auréolées de gris cendré. -Laissons la galanterie, laissons aussi l’hygiène.</p> - -<p>« Florent est un esprit absolu ; aussi paradoxal que -cela puisse paraître, il est de la race des ascètes, des -moines, de tous ceux qui sont incapables de sacrifier -aux conventions sociales une parcelle de leur terrible -individualisme comme le plus léger article de leur -foi. C’est un anarchiste, comme les moines d’ailleurs, -qui n’acceptent une discipline que pour vivre plus -librement en eux-mêmes, hors de toute intervention -spirituelle. Florent est incapable de se soumettre à -un ordre moral imposé, comme il est incapable de -mentir, car le mensonge est une soumission.</p> - -<p>« Or, notre ami, doué d’un esprit d’indépendance -aussi farouche, se trouve être possédé par le plus -terrible des démons. Possédé est le mot, je l’emploie -à dessein et sachant que vous en sourirez, Tramier, -et vous aussi Leminhac, qui êtes volontiers sceptique -en matière d’irresponsabilité.</p> - -<p>« Je ne connais pas la suite du journal de Florent. -Je la prévois. Je la devine. D’ores et déjà, nous nous -sommes tous rendu compte que Florent est possédé -par cette passion étrange que j’appellerai de l’amour -humilié.</p> - -<p>— Érotisme morbide, je l’ai toujours pensé, fit -Tramier.</p> - -<p>— Ce n’est qu’un côté de la question et c’est même -le mauvais côté. Il y a en effet deux faces à ce visage, -doublement tourné vers l’ombre et vers la lumière.</p> - -<p>« Pour Florent, l’amour est, d’une part, un besoin -de l’esprit. En quoi d’ailleurs l’intelligence est-elle -autre chose qu’une forme même de l’amour ? Mais, -l’amour normal n’est qu’un échelon et un échelon -médiocre, quand il n’est pas exalté, vers le grand -rêve mystique, vers cette cime où des flammes -incorruptibles se mêlent sans se consumer.</p> - -<p>« Il reste l’amour mêlé de pitié et, celui-là, quelle -ivresse !</p> - -<p>— Vous pensez donc, interrogea Helven, que -Florent était avant tout un cérébral ?</p> - -<p>— Il l’était. Chez l’homme, d’ailleurs, tout vient -de l’esprit, et le mal comme le bien.</p> - -<p>« D’autre part, Florent est terriblement sensuel. -Le désir de la femme est un boulet rivé à sa cheville. -Mais ce désir satisfait, le squelette enguirlandé de -son amour lui apparaît. Fougueusement épris -d’absolu, il ne cherche dans l’amour que ce qu’il a -de plus haut et aussi ce qu’il a de plus bas. Tout le -camouflage du désir et de l’intérêt lui répugne. Il -préfère la délectation sordide et nue avec la fille.</p> - -<p>— Ne croyez-vous pas, dit Marie Erikow, qu’il -se mêle à cette recherche quelque étrange perversité ?</p> - -<p>— Tout vient de l’esprit, répondit Van den Brooks. -L’esprit est glorification et scandale. Il n’y a point -de péché de la chair ; il n’y a de péché que de l’esprit.</p> - -<hr /> - - -<p>Un silence régna sur le pont du vaisseau. La mer -était parcourue de longs froissements, comme si le -vent nocturne rabattait des écharpes et déployait -des soieries obscures.</p> - -<p>Une bouffée de vent fit gémir les agrès et les cordages.</p> - -<p>— La brise tourne, fit Leminhac.</p> - -<p>— Prophète de malheur, gémit M<sup>me</sup> Erikow. Vous -allez attirer la tempête.</p> - -<p>— Ne me foudroyez pas en attendant, chère -amie. Laissez cela à Jupiter. Mais vos yeux sont -si brillants qu’ils lancent déjà des éclairs. Pour -qui tant de rayons ? Est-ce pour notre ami Helven ?</p> - -<p>— Leminhac, vous faites fausse route, mon ami. -Peut-on être aussi spirituel par une nuit aussi splendide ?</p> - -<p>— Les Français ne peuvent s’empêcher d’avoir de -l’esprit, glissa le silencieux Helven. C’est ce qui les -sauve bien souvent…</p> - -<p>— … et ce qui les perd presque toujours, compléta -Van den Brooks.</p> - -<hr /> - - -<p>Le <i>Cormoran</i> filait à bonne allure, labourant de son -étrave la mer déchirée d’étincelles. Le vent s’était -levé, un vent du Sud qui desséchait un peu la gorge -et qui avait dû passer sur des terres lointaines, torrides -et parfumées. Les moteurs à pétrole étant -presque silencieux, on entendait bruire toutes les antennes -du vaisseau. Une musique, qui semblait vibrer -à tous les points de l’étendue, accompagnait sa course.</p> - -<p>— Qui n’a pas connu les nuits du Pacifique, murmura -Marie Vassilievna, ne connaît pas la joie de se -sentir un atome entraîné dans la danse de l’univers. -Il n’a pas participé à l’harmonie céleste. Le temps -ne vous semble-t-il pas aboli, l’espace désormais -sans limites ? Aborderons-nous jamais quelque part ? -Je ne le souhaite pas d’ailleurs.</p> - -<p>— J’ai connu quelque chose d’analogue, dit -Van den Brooks. Et c’était dans votre pays, Madame. -Je me souviens avoir descendu le fleuve Volga -qui est lent et majestueux. Le voyage dure plusieurs -jours et les steppes, les forêts, les villages, les -églises peintes se déroulent comme les images d’un -livre qu’on n’aurait même pas la peine de feuilleter. -Les bateliers chantent leurs chants sur des rythmes -graves et religieux ; leurs voix sont profondes, mais -douces et elles emplissent la solitude des eaux -et la solitude des forêts. Quand ils ne chantent plus, -le silence règne comme aux premiers jours du -monde. Je demeurais étendu sur le pont tout le jour -et une grande partie de la nuit. J’étais comme un roi -qui visite son royaume et mon règne n’avait pas de fin.</p> - -<p>— Nous sommes loin, fit Tramier, de cette ville -infernale qu’on nomme Paris.</p> - -<p>— Je veux tout de même rester damné, siffla -Leminhac.</p> - -<p>— En écoutant vos discussions, repartit Marie -Vassilievna, je pensais au contraste terrible de cette -âme et de ce paysage, de cette vie et de la nôtre en ces -jours. Il me semblait que nous étions réunis sur une -très haute cime, dans les neiges, et que sous nos pieds -se déroulait la tragique destinée des hommes. Et -nous étions très froids, très purs, très lumineux.</p> - -<p>— En attendant de redescendre, soupira Helven.</p> - -<p>— En somme, demanda Tramier, que pensez-vous -de Florent ? Est-ce un poète, un ascète, un fou ?</p> - -<p>— Je pense, dit Van den Brooks, que les poètes — votre -ami en était un — ont toujours recherché les -filles, parce qu’il y a une cruelle volupté à aimer -bassement et aussi pour toutes sortes de raisons que -je vous dirai une autre fois.</p> - -<p>Cependant, Marie se taisait et nul ne demanda, ce -soir-là, au professeur d’ouvrir le mystérieux cahier, -préférant au manuscrit du névropathe l’enluminure -étoilée du firmament.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch9">CHAPITRE IX<br /> -<span class="sc">Où Van den Brooks parle belles-lettres. -Histoire des jeunes gens de Mindanao.</span></h3> - - -<p>Ce matin-là, Helven releva le point, aux côtés -du capitaine Halifax et constata que l’on avait -encore dévié d’une trentaine de milles vers le nord-nord-ouest. -C’était donc dans une direction inconnue -que l’on marchait.</p> - -<p>— Quelle route suivez-vous, capitaine ? demanda-t-il -avec indifférence.</p> - -<p>Halifax fixa sur lui son œil unique.</p> - -<p>— Tiens, dit-il, vous vous intéressez à la route ?</p> - -<p>— Oui, répondit l’Anglais. J’ai pas mal navigué -à la voile dans ma jeunesse et je sais relever la situation -d’un navire, suivant les astres et les profondeurs.</p> - -<p>Il se repentit aussitôt de cet aveu imprudent.</p> - -<p>— Voilà qui plairait à M. Van den Brooks, fit -Halifax avec sa face morne où les lèvres bougeaient -à peine.</p> - -<p>La haute stature du marchand de cotonnades -apparaissait sur le pont.</p> - -<p>— Jeune homme, continua le borgne — et l’on -ne pouvait de loin distinguer qu’il parlait — jeune -homme, la modestie est la vertu d’un vrai marin. -Soyez modeste, soyez modeste, et gardez bien pour -vous toute votre science nautique, comme il convient -à un peintre.</p> - -<p>Helven, surpris, regardait le marin qui se penchait -maintenant sur la carte.</p> - -<p>— Allo, fit Van den Brooks, quelle vitesse ?</p> - -<p>— Seize nœuds, répondit le capitaine.</p> - -<p>— C’est bien.</p> - -<p>Helven appuya :</p> - -<p>— C’est même fort bien pour un yacht.</p> - -<p>— Oh ! dit Van den Brooks, le <i>Cormoran</i> n’est pas -un bateau d’amateur.</p> - -<p>— Je m’en doutais, faillit répondre l’Anglais.</p> - -<p>Mais il se mordit les lèvres à temps.</p> - -<hr /> - - -<p>Van den Brooks prit le jeune peintre par le bras -et commença avec lui cette promenade à travers le -navire qui était le rite sacro-saint de la journée et en -marquait invariablement le début. Il voyait tout -d’un œil rapide et infaillible.</p> - -<p>Dans l’entrepont, étendu sur son hamac, qu’il -n’avait pas encore roulé, Lopez fumait. Sa belle -tête brune se balançait, et il laissait pendre un poignet -cerclé d’un mince bracelet d’or.</p> - -<p>— Debout, dit Van den Brooks. Ce n’est pas -l’heure de la sieste.</p> - -<p>L’homme se leva et il s’éloigna sans une excuse. -Il y avait dans ses traits une extraordinaire expression -de mélancolie.</p> - -<p>— Quel étrange matelot ! dit Helven.</p> - -<p>— Oui, c’est un de ces gaillards qui font des -poètes, des moines, des assassins et parfois aussi -des ruffians. Ils sont capables de tuer pour un désir -ou pour une vengeance ; ils sont aussi capables de -mourir pour quelqu’un, à l’occasion. Lopez allait -au bagne. Je l’ai pris avec moi. Il ne l’oubliera pas. -Mais il est indolent, orgueilleux et grave…</p> - -<p>Van den Brooks ajouta :</p> - -<p>— Il y a un malheur. Il chante trop bien. Il -finira mal.</p> - -<p>— Je ne comprends pas, dit Helven.</p> - -<p>— <span lang="en" xml:lang="en">No matter, boy</span>, répondit le marchand.</p> - -<hr /> - - -<p>Ils surprirent Marie Erikow en train de faire -mousser ses cheveux devant une glace.</p> - -<p>— Voulez-vous, demanda Van den Brooks, m’accompagner -jusqu’à la serre. Je vous y fleurirai. Les -fleurs d’hier doivent être fanées…</p> - -<p>La Russe sourit.</p> - -<p>— Allons. Vous êtes l’hôte le plus exquis.</p> - -<p>— Moi, dit Helven, j’ai envie de faire le portrait -de Lopez…</p> - -<p>— Quelle idée ! exclama Marie. Il n’est pas beau. -Il est noir et sec comme un cigare.</p> - -<hr /> - - -<p>Dans la petite serre vitrée où le botaniste chinois -élevait des orchidées noires ou pourpres, veinées -d’orange ou de bleu, des fleurs qui saignaient comme -des plaies, bâillaient comme des bouches ou des -vulves et dressaient des pistils énormes et veloutés, -le marchand choisit deux des plus beaux monstres -et les tendit à la Russe.</p> - -<p>— En voulez-vous une troisième ? demanda-t-il -galamment.</p> - -<p>Marie, un peu surprise, chercha à surprendre un -regard derrière les lunettes vertes. Mais elle n’y -parvint pas.</p> - -<p>— Voulez-vous, dit Van den Brooks, me permettre -de vous montrer ma bibliothèque ?</p> - -<p>Et ils pénétrèrent dans une pièce arrondie, de -petite dimension, mais ornée de livres dont les reliures -brûlaient de flammes douces, dans la pénombre, -parmi les armes, lances, boucliers, kriss, coupe-têtes, -des vases de Chine en émail bleu et des instruments -de musique aux formes surprenantes. Dans un angle, -un énorme Bouddah trônait, et les spirales azurées -des bâtons de santal qui brasillaient dans les brûle-parfums, -enveloppaient d’un épais nuage le rayonnement -cuivré de la statue. A ses pieds, était accroupie -une autre statue, d’ivoire bruni sans doute, et qui -représentait un jeune Hindou presque nu et la tête -ceinte d’un turban.</p> - -<p>Mais, à la grande surprise de la Russe, la statue -d’ivoire se dressa devant eux, pour se prosterner -ensuite à la mode orientale. Van den Brooks parut -ne point s’apercevoir de sa présence et l’homme — car -ce n’était point un simulacre — demeura -courbé sur le tapis.</p> - -<p>— Mes livres, dit Van den Brooks, en montrant -les rayons de bois de rose revêtus de plaques en -cristal. J’ai quelques éditions rares.</p> - -<p>Il tendit à Marie un livre dont la reliure semblait -faite d’une peau de serpent, veinée de jaune et de -noir.</p> - -<p>— Lautréamont, dit-il, les <i>Chants de Maldoror</i>, -mon livre de chevet.</p> - -<p>— Je ne connais pas, fit la Russe éberluée.</p> - -<p>— C’est un classique, prononça le marchand de -cotonnades.</p> - -<p>Et montrant un autre ouvrage :</p> - -<p>— Les <i>Éloges</i> de Saint-Léger Léger ; le seul poète -exotique de la France. Que de fois je me répète les -versets où vit pour moi une enfance :</p> - -<blockquote> -<p>« <i>Ma bonne était métisse et sentait le ricin ; toujours -j’ai vu qu’il y avait les perles d’une sueur brillante -sur son front, à l’entour de ses yeux et — si tiède — sa -bouche avait le goût des pommes roses, dans la -rivière avant midi.</i></p> - -<p>« … <i>Mais de l’aïeule jaunissante et qui si bien -savait soigner les piqûres des « pieds-gris », je dirai -qu’on est belle quand on a des bas blancs et que s’en -vient par la persienne la sage fleur de feu vers vos -longues paupières d’ivoire.</i></p> - -<p>« … <i>Et je n’ai pas connu toutes leurs voix et je n’ai -pas connu toutes les femmes, tous les hommes qui -servaient dans la haute demeure de bois ; mais pour -longtemps encore j’ai mémoire des faces insonores, -couleur de papaye et d’ennui et qui s’arrêtaient -derrière nos chaises comme des astres morts.</i> »</p> -</blockquote> - -<p>Van den Brooks lisait d’une voix un peu sourde -et les images du poète rajeunissaient sans doute un -monde qu’il avait connu ou rêvé, car les lunettes -brillaient d’un éclat inaccoutumé.</p> - -<p>— Vous lisez beaucoup ? demanda Marie.</p> - -<p>— Je lisais, dit Van den Brooks. Aujourd’hui… -Vous voyez : ma bibliothèque du yacht est fort -réduite et ne comprend que les ouvrages indispensables -à mon esprit, comme l’opium ou la morphine -pour les toxicomanes : peu de livres, Lautréamont -et Saint-Léger Léger, pour les modernes ; le « Songe -de Polyphile » pour la Renaissance ; Martial et Claudien -pour l’antiquité, etc.</p> - -<p>— Comme vous êtes érudit ! dit la Russe. Je ne -connais aucun de ces noms.</p> - -<p>— Et puis, reprit le marchand, voici le Livre.</p> - -<p>Sur un petit pupitre de chêne était posée la Bible, -sombrement reliée.</p> - -<p>— Le Livre des Livres, prononça-t-il d’une voix -vibrante, le Livre du Seigneur Tout-Puissant, le -Livre de la Colère, le Livre de la Foudre et des Sept -Plaies, le Livre de la Vengeance, le Livre d’Elohim, -le Livre du Désert et de la Mer Desséchée, le Livre -des Étoiles pâlissantes et de la Bête, le Livre de -l’Injuste…</p> - -<p>Il sembla un instant enivré de ses propres paroles -et Marie eut peine à réprimer un frisson.</p> - -<p>— Il a l’air d’un fou, pensa-t-elle.</p> - -<p>L’Hindou agenouillé n’avait fait aucun mouvement.</p> - -<p>En passant devant lui, Marie demanda :</p> - -<p>— Un de vos serviteurs ?</p> - -<p>— Mon serviteur, dit Van den Brooks. Le seul. -C’est un fils de rajah.</p> - -<p>— Oh ! fit la Russe avec une admiration ironique, -il vous faut des fils de souverain pour esclaves.</p> - -<p>— Pour esclaves, vous l’avez dit. J’ai droit de -vie et de mort sur celui-ci. Et il m’aime.</p> - -<p>Il ajouta :</p> - -<p>— L’homme a besoin d’adorer et la mort lui est -douce, s’il meurt pour quelqu’un ou pour quelque -chose, fût-ce pour un mensonge.</p> - -<p>— Mais comment, demanda Marie, ce fils de -rajah est-il entré à votre service ?</p> - -<p>— Asseyez-vous, dit le maître du navire, et prenez -une cigarette turque. C’est un accessoire indispensable -à un récit non dépourvu d’exotisme :</p> - -<hr /> - - -<p>« Je n’étais point alors dans les cotonnades, mais -je faisais le commerce de l’ambre gris entre Sumatra -et le continent Indien, ce qui, entre nous, était d’un -fameux rapport. Je ne possédais pas encore le <i>Cormoran</i>, -mais un simple « <span lang="en" xml:lang="en">sloop</span> », un fort bon bâtiment -d’ailleurs et susceptible de naviguer au plus près, -car nous longions souvent le littoral. Un jour que -nous avions mouillé, à l’abri d’une petite crique, -dans les parages de l’île de Mindanao, nous aperçûmes -un canot guidé par des rameurs nègres. Au -centre de l’embarcation, construite à la mode des -indigènes, je distinguai, à la lorgnette, deux jeunes -gens, un garçon d’une quinzaine d’années et une -fille un peu plus jeune. Tous deux semblaient appartenir -à quelque riche famille hindoue, si l’on en -pouvait juger par leurs vêtements, leurs coiffures et -les joyaux dont ils étaient parés. Tous deux étaient -d’une remarquable beauté.</p> - -<p>« Je résolus de m’attacher ces enfants. Comme le -canot se rapprochait, mes hommes firent des signaux -et bientôt, je pus faire monter à mon bord — où je -leur offris des présents — les propres enfants du -rajah de Mindanao. Une collation fort propre leur -fut servie et je les divertis en leur montrant mes -armes, mes cartes et quelques coquillages des îles -Galapagos. Pendant ce temps, le sloop levait l’ancre, -profitant d’une bonne brise du sud-ouest. Les -rameurs nègres restés dans le canot et qui, patiemment, -attendaient le retour des petits souverains, -poussèrent bien quelques cris. Mais une volée de -mousqueterie leur rendit la raison et ils s’enfuirent -à grands coups de rames, tandis que nous voguions -glorieusement vers de lointains rivages.</p> - -<p>« J’avais tout d’abord songé à exiger du rajah une -rançon honorable en échange de sa progéniture. -Mais, chose étrange, les enfants ne manifestèrent -pas une grande douleur de se voir ravis à leur famille. -Ils me témoignèrent très vite une affection que je -leur rendis et je décidai de les garder à mon bord. -Tous deux étaient fort empressés autour de moi -et ils charmèrent mes longues heures solitaires sur -l’Océan. Leur visage, leurs jeux, leurs manières -tendres et affectueuses me ravissaient.</p> - -<p>« Le frère et la sœur paraissaient se chérir très -profondément. Toutefois, je ne fus pas sans remarquer, -au bout de quelque temps, que l’humeur de -Jeolly — c’était le nom du jeune homme — s’assombrissait ; -un chagrin secret le rongeait et je n’en -pouvais, malgré tous mes efforts, démêler la raison.</p> - -<p>« L’attitude de Jeolly vis-à-vis de sa charmante -sœur, dont le badinage m’enchantait, était des plus -bizarres. Tour à tour tendre ou brutal, violent ou -caressant, il rudoyait la pauvrette : son irritabilité -était extrême et ses repentirs non moins ardents. -Je restai longtemps sans soupçonner l’origine de -cette humeur. Mais un jour, je devinai que Jeolly -était jaloux.</p> - -<p>« Le jeune prince était dévoré de cette passion -terrible qui peut conduire au meurtre ou au suicide -l’être le plus doux et le plus aimant : Jeolly était -jaloux de moi. Par quel mystère ce garçon s’était-il -pris pour moi d’un tel attachement ? C’est ce que -je ne saurais vous expliquer. Les caresses, les petits -présents que je prodiguais à sa sœur semblaient le -torturer et, pourtant, il en recevait sa part, en toute -justice. Car, à vrai dire, je n’avais pas de préférences. -Mais il lui suffisait que la fillette ne me fût -pas indifférente, pour que sa malheureuse passion -le déchirât aussitôt.</p> - -<p>« Un soir, je trouvai le frère et la sœur enlacés et -sanglotant. Jeolly berçait l’enfant, qui se plaignait -de violentes douleurs et des larmes ruisselaient de -ses yeux. Il la pressait sur son cœur et la nommait -des noms les plus doux. L’angoisse crispait ses -traits.</p> - -<p>« — Qu’est-ce ? lui dis-je, inquiet.</p> - -<p>« Il ne me répondit pas et me montra le corps de -la fillette agité de soubresauts.</p> - -<p>« J’ignorais quel pouvait être son mal et nous -n’avions pas de médecin à bord. Elle se plaignait de -douleurs au ventre et se tordait les mains, le visage -déjà décomposé.</p> - -<p>« Quant à Jeolly, il couvrait sa sœur de baisers, avec -des transports d’une ardeur telle que j’en demeurai -étonné. En même temps, il semblait en proie à la -désolation la plus cruelle.</p> - -<p>« Une idée fulgurante traversa mon esprit.</p> - -<p>« Je courus à une armoire où je conservais un -bocal d’arsenic qui me servait à empailler les oiseaux -de mer. L’armoire avait été ouverte.</p> - -<p>« Quand je revins, il me suffit de regarder Jeolly -pour que celui-ci tombât à mes pieds, anéanti.</p> - -<p>« La pauvrette mourut dans la nuit, et son petit -corps frêle, que nous liâmes dans un sac avec les -bijoux qu’elle portait, descendit lentement dans les -profondeurs nocturnes de la mer.</p> - -<p>« Je n’ai jamais rien dit à Jeolly, mais le coquin -m’est reconnaissant de ne point l’avoir pendu à la -vergue de cacatois. »</p> - -<hr /> - - -<p>L’Hindou demeurait impassible, sous l’or ruisselant -des lampes divines, dans la fumée des cassolettes, -et pareil à un gardien des Tombeaux.</p> - -<p>— Allons prendre l’air, dit Van den Brooks. La -mer est belle ; le <i>Cormoran</i> file seize nœuds. Il fait -bon vivre, Madame.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch10">CHAPITRE X<br /> -<span class="sc">L’incantation. — Un entretien sur le péché.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>« Quelle est celle-ci qui s’élève -du désert comme une colonne de -vapeur, exhalant la myrrhe et -l’encens et toutes sortes de parfums…? »</p> - -<p class="sign"><i>Cant. des Cant.</i></p> - -</blockquote> - -<p>La Russe emporta de cet entretien une étrange -impression. Van den Brooks lui apparaissait maintenant -comme un être monstrueux, planant au-dessus -du Bien et du Mal (dont elle-même n’avait d’ailleurs -qu’une notion, je dirai accidentelle, comme la plupart -d’entre nous), dispensant la justice et l’injustice, -avec l’incohérence d’un dieu qui aurait éprouvé toutes -les passions des hommes, unissant d’ailleurs, comme -il convient, le scepticisme à l’omnipotence, tour à -tour vibrant et sarcastique, verni de flegme et brûlant -d’une flamme intérieure que l’on devinait, sans -en apercevoir un reflet, sur ce visage toujours clos.</p> - -<p>Elle eut un instant l’envie de se confier à Helven -et de lui confesser son malaise. Mais elle n’osa pas et -ne parla à personne de cette entrevue dans la bibliothèque -du navire.</p> - -<p>La nuit ramena les passagers sur le pont, autour -des cristaux et des glaces. Le Pacifique déroulait ses -anneaux innombrables. Ce soir-là, accoudé sous la -lampe, Tramier ouvrit le cahier de maroquin rouge -et lut, à la demande de tous, ce chapitre du -journal de Florent.</p> - -<hr /> - - -<p>« Nul n’a besoin de connaître les détails de cet -étrange mariage. Ils sont gravés dans ma mémoire avec -une netteté suffisante pour qu’il me soit inutile de -fixer sur ce journal le récit de mon union avec Lia -Kovalski. Je la retracerai pourtant, cette union, de -façon à m’en rendre plus claires les causes et les -raisons ; mais ce sera de loin, à grands traits perceptibles -pour moi seul et comme on construit, un jour, -une silhouette aimée dont la ligne secrète n’apparaît -pas à l’étranger.</p> - -<p>« J’avais rencontré Lia, il y a quelques années. -J’ai noté alors au passage l’impression qu’elle me fit -éprouver. Un <i>contact spirituel</i>, ce sont les seuls mots -qui peuvent caractériser cette curieuse sensation. La -beauté de Lia n’était pas d’elle-même la chose qui me -frappait le plus, mais l’irradiation en quelque sorte de -cette beauté me pénétrait subtilement. Je ne saurais -mieux comparer l’étrange charme qui se dégageait de -cette personne, qu’à une sorte d’incantation émanant -de sa démarche, de son regard, de sa voix, de tout son -être. J’éprouvais à échanger avec elle des propos quelconques -une sorte d’allégement et en même temps de -fascination. Un serpent qui écoute de la musique -suit, en ondulant, la ligne harmonieuse : de même, -il me suffisait de la sentir vivre auprès de moi pour ne -pouvoir distraire un instant ma pensée du rythme -que je pressentais en elle. Qu’importaient la valeur et -la signification des choses dites ? J’éprouvais pour la -première fois cette impression singulière de vivre avec -un être d’une vie concordante et comme à l’unisson -(car seule la musique peut exprimer une part de cette -réalité). Les ondes mystérieuses qui accompagnaient -ses pas ou le son de ses paroles provoquaient en moi -des vibrations que je percevais matériellement, comme -dans une pièce silencieuse on entend tout à coup la -corde invisible du piano ou du violon caché dans son -étui répondre à l’inflexion d’une voix, à l’écho lointain -d’un timbre ou d’une cloche. Mystérieuse résonance. -Il y avait un point précis et secret où les ondes -de nos deux êtres se confondaient en un harmonique. -Je n’arrive qu’avec la plus grande difficulté à trouver -des mots, et combien imparfaits, pour exprimer cette -communion purement psychique. C’était bien « en -pensée » que se produisait cette fusion, mais dans -ce que la pensée avait de plus essentiel, de plus -fluide, de moins imagé. Nous glissions sur un plan -hors du réel et comme si deux émanations de nous-mêmes, -les plus lumineuses, les plus subtiles, s’affrontaient -dans une harmonie préétablie. De pareilles -nuances ne peuvent se rendre : on tombe aussitôt -dans l’abstraction et la mystique.</p> - -<p>« Je ne vis Lia que quelques instants, ce premier -soir. Depuis, les hasards et les orages de la vie m’éloignèrent -d’elle. Mais à plusieurs reprises, me trouvant -dans les circonstances les plus diverses et dans les -contrées les plus éloignées, il m’arriva de sentir -vibrer en moi cet harmonique mystérieux.</p> - -<p>« Je suivais à pied, un soir, une route qui -traverse une des plus épaisses forêts de Thuringe. Un -silence d’airain régnait. Pas un bruit ne venait -battre la formidable muraille des troncs que baignait -un sang crépusculaire.</p> - -<p>« Mon pas s’étouffait sur des mousses ; la triple voûte -de feuillage ne tressaillait d’aucun vol. Nulle part je -ne me suis senti plus impénétrablement muré dans -l’angoisse d’un monde hostile. Ma poitrine était oppressée, -comme si l’air même traversait difficilement -jusqu’à moi ces branches lourdes de lichens et fléchissantes -de vétusté. Je hâtais le pas. Soudain, il me -sembla que le cœur d’ébène de cette énorme sylve -s’amollissait. Une maturité indicible s’épanouissait -quelque part dans le monde. Une bouffée plus fraîche -et tout ailée de pluie me caressa le front. Et je perçus -au fond de moi-même cette résonance que j’avais -perçue un soir, alors que dans une foule étincelante, -je marchais aux côtés de Lia. Ce fut exactement -comme quand on heurte un flambeau et qu’un violon -répond en gémissant dans l’ombre. Mais où heurtait-on -le flambeau ? D’où venait cet harmonique surnaturel ? -De Lia, de Lia, sans nul doute. Et ce fut comme si je -voyais sa figure, mais translucide et presque immatérielle, -traverser l’ombre des forêts.</p> - -<p>« Ce fut une autre fois sur les bords du Tibre limoneux -et encore une autre fois, un soir, que je buvais -de la wodka avec de petites musiciennes tcherkesses -dans une ville de la Pologne autrichienne. L’étrange -note avait résonné et mes compagnes avaient depuis -longtemps posé à terre leurs balalaïkas que je demeurais -encore, les yeux vagues et l’esprit égaré.</p> - -<p>« — Tu écoutes encore, me dit l’une d’elles. Que -peux-tu entendre ?</p> - -<p>« Au cours de mes voyages, je ne reçus jamais de -nouvelles de Lia. Nous nous connaissions à peine ; il n’y -avait pas de raisons à une correspondance. Personne -ne me parla d’elle. Et pourtant, je suis sûr, grâce à -ces avertissements singuliers, d’avoir, à des milliers -de lieues, possédé jusqu’à la pulsation de son cœur.</p> - -<hr /> - - -<p>« Je savais que je la reverrais à mon retour. Et je l’ai -revue, simplement, naturellement, parce que cela -était écrit. Elle m’a dit :</p> - -<p>« — Vous avez beaucoup changé.</p> - -<p>« Et je pense qu’elle voulait dire :</p> - -<p>« — Vous avez beaucoup vieilli.</p> - -<p>« Mais elle était toujours belle, lumineuse et un peu -froide, comme les pierres d’une eau sans tare.</p> - -<p>« Le destin fit que nous nous rencontrâmes à la -tombée de la nuit, dans le parc d’amis dont j’étais -l’hôte et avec qui voisinait Lia. Nous nous trouvions -auprès d’une ancienne orangerie un peu inquiétante -d’aspect. C’était un pavillon fort bas et fort long, -complètement délabré. Les portes et les fenêtres étaient -veuves de leurs carreaux ; le lierre qui recouvrait la -façade extérieure entrait à gros bouillons où bourdonnaient -encore des guêpes et des abeilles, car on -était à la fin de l’été. Les marronniers de la pelouse ne -laissaient tomber qu’un jour glauque où grimaçaient -des macarons écornés. Hors des urnes de terre -rouge, d’étranges plantes grasses se répandaient en -longs tentacules : on eût dit de chevelures écailleuses -de gorgones et les courants d’air leur donnaient -une apparence de vie.</p> - -<p>« Je la reverrai toujours entrant par la double porte -du fond, dans le bourdonnement des insectes et le -frisselis des colonnes de lierre. Elle avait cette grâce -flexible et un peu maladive qui est celle de la Flora -botticellienne, avec je ne sais quoi de plus résolu et -aussi de plus tragique. Elle aurait pu tenir dans -ses mains un livre fermé ou une épée nue. Elle -s’avançait sans me voir, car l’obscurité était -proche.</p> - -<p>« Pour moi, réfugié par hasard dans ce bâtiment -mélancolique, encore tout parfumé des fleurs et des -fruits rares, des cédrats, des limons accumulés au -cours des années, je la vis et ne bougeai pas : je -l’attendais. Sa seule vue établissait en moi un ordre -parfait. Son sourire était calme et lumineux, comme -la raison même, mais plus pénétrant et plus attendri. -Elle m’apparaissait comme une flamme qui marche : -je ne désirais d’elle que sa clarté.</p> - -<p>« A ma vue, elle ne se troubla nullement.</p> - -<p>« — Je me doutais, me dit-elle, que nous nous reverrions.</p> - -<p>« Je lui parlai de mes voyages, sans lui laisser -ignorer que j’avais pensé à elle. Toutefois, je n’osais -lui décrire le phénomène bizarre de télépathie que -j’avais éprouvé. Je prononçai à plusieurs reprises le -mot « harmonique », pensant qu’elle en saisirait peut-être -la portée et la signification, mais elle ne fit pas -mine de l’entendre.</p> - -<p>« La nuit était tout à fait venue quand nous quittâmes -l’orangerie, et les abeilles réveillées à notre -passage nous firent une musique d’adieu dans le bleu -silence de la lune.</p> - -<hr /> - - -<p>« Je n’aurais jamais dû la revoir. Nous nous rencontrâmes -chaque jour. Nos amis soupçonnèrent le -manège et ils l’encouragèrent. Nous passions souvent -les heures chaudes de l’après-midi dans l’orangerie ; -nous partions ensuite à travers les détours à demi -sauvages du parc.</p> - -<p>« Ce parc s’étendait sur les flancs d’une colline et -l’on avait à l’improviste la découverte de la plaine, -ramagée de vert et d’or, voilée, le soir, de vapeurs -bleues et de la terre noire qui fumait vers le soleil. En -dehors de ces échappées lumineuses, c’était des voûtes -sans fin de verdure, un jour stagnant et glauque -comme celui des grottes sous-marines, des pins -athlétiques aux troncs violets et ocres, des mélèzes, -des érables, un cèdre ruisselant d’une ombre biblique, -des fontaines, des étangs opaques, des clairières -d’une herbe fine jonchées de vieilles souches autour -desquelles s’épanouissaient, astres veloutés, d’énormes -champignons, oranges ou pourpres. Partout le silence, -frémissant à peine d’un chant d’oiseau ou d’un -murmure de source, partout, la solitude et la liberté. -Et je me gardais bien de parler d’amour à Lia, de -peur de troubler une telle félicité. Je craignais seulement -qu’elle n’abordât le sujet elle-même.</p> - -<p>« C’était là ma seule crainte, la seule ombre à tant -de sérénité. Je jouissais auprès de Lia d’une si parfaite -béatitude que les joies ordinaires de l’amour me -paraissaient, en comparaison, d’une écœurante grossièreté. -Par quel mystère cette jeune fille irradiait-elle -autour de son être une telle harmonie ? Je ne pouvais -m’empêcher de songer aux délices dont la contemplation -fugitive de Béatrice emplissait l’âme du jeune -Dante. Le monde lui-même ne m’apparaissait plus -que sous un diaphane voile de bonheur ; tous les -instants de ma vie se confondaient en une lumineuse -éternité, en une douceur d’après-midi sans nuages, -sous des feuillages immobiles, l’heure arrêtée aux -bouches des fontaines et les eaux elles-mêmes silencieuses.</p> - -<p>« Je goûtais enfin cette communion dont j’enviais -jusqu’alors, sans les soupçonner, les joies célébrées -par les grands mystiques. La seule présence de Lia -m’élevait au-dessus du plan terrestre des affections et -me plongeait dans un ravissement sur lequel le temps -et l’espace ne pouvaient rien. Ces jouissances étaient -profondes, mais rien, à l’extérieur, ne les révélait. -Tout ce drame de félicité se jouait au fond de moi-même, -sans que rien vînt en trahir sur mon visage -ou dans mes gestes la fulgurante intensité. Lia elle-même -soupçonnait-elle ma joie ? Je ne sais. Et cela -est peu probable, à moins que par quelque divination, -possible après tout, elle n’eût vu soudainement se -dérouler les arcanes ensoleillées de ma pensée. Rien, -même dans notre conversation, ne reflétait les torrents -de lumière qui ruisselaient en moi. Nous pouvions -être tour à tour brillants, enjoués ou tendres, -aborder tous les sujets, nous perdre dans tous les -méandres de la fantaisie : l’ineffable musique résonnait -à l’arrière-plan de mon esprit, sans que fût jamais -altérée la pureté de ces accords. Le sens des paroles -que prononçait Lia mûrissait en moi-même d’une -étrange façon et des fruits merveilleux naissaient à -chaque son qui sortait de sa bouche. Je vivais ainsi -dans une sorte d’hypnose et comme si elle m’eût lié à -elle par quelque philtre.</p> - -<p>« Mais elle ignorait son pouvoir. Elle ignorait sans -doute également la nature de la béatitude que j’éprouvais -auprès d’elle. Si cette connaissance lui avait été -donnée, elle n’aurait pas elle-même laissé tomber le -germe qui devait empoisonner notre bonheur.</p> - -<p>« La froideur apparente que je lui témoignais, -malgré la cordialité de nos propos et la fréquence -quotidienne de nos rencontres, ce maintien strictement -amical qu’il m’était si facile de garder, tout -cela devait l’étonner, sans peut-être même qu’elle -eût conscience de sa propre surprise. Certaines paroles, -certaines rougeurs, la spontanéité brusquement arrêtée -d’un geste me montraient qu’elle avait quelque -peine de ma réserve, pour elle, inexplicable. Vivre -aux yeux de tous dans l’intimité des amants les plus -passionnés et n’échanger jamais ni une caresse, ni un -baiser, ni même une seule parole qui pût faire croire -à l’amour, c’était évidemment une situation assez -paradoxale. J’attachais pourtant un grand prix à ce -qu’elle demeurât telle. Le calme infini qui s’était -emparé de tout mon être, pour rien au monde, je -n’aurais voulu que quelque désir vînt le troubler. -Égoïstement plongé dans ma félicité cristalline, je -ne voulais pas voir le secret travail qui s’opérait -dans l’être si cher auquel je la devais.</p> - -<p>« Lia devenait chaque jour plus amoureuse, plus fémininement -amoureuse de moi. De l’Empyrée où je -l’avais placée, elle descendait degré par degré vers ces -régions inférieures dont je désirais tant la tenir éloignée, -où je ne voulais pas qu’elle me rencontrât.</p> - -<p>« J’aurais souhaité qu’il y eût, entre nous, comme -une porte scellée, comme un doigt posé sur la bouche. -Nous avions la plus belle part. Nous ? Je ne songeais -alors qu’à moi-même. Pourquoi ne pas demeurer -ainsi ? Et j’eus même un jour l’idée de lui proposer une -sorte de mariage blanc. Mais la difficulté d’exprimer -une pensée aussi bizarre à une femme éprise de vous et -qui vous croit seulement timide m’empêcha de -réaliser mon projet.</p> - -<hr /> - - -<p>« Une après-midi, nous nous trouvâmes comme -d’ordinaire à l’orangerie. Bien que l’automne fût -déjà avancé, l’air était fort lourd et l’on s’attendait -à un orage. L’électricité dont l’atmosphère était -chargée faisait, de chaque contact, un petit choc sec et -désagréable. On avait cette impression, si curieuse à -de pareils moments, d’un fil trop tendu quelque part -et qui va casser. Lia était assise auprès de moi. Je lui -racontai alors ce que je lui avais toujours caché : le -phénomène de l’harmonique, le charme sous lequel -elle m’avait tenu.</p> - -<p>« — Me croyez-vous un tel pouvoir ? me demanda-t-elle -en souriant. Suis-je donc sans le savoir une fée -ou une incantatrice ?</p> - -<p>« — Vous l’êtes sans nul doute. Attention seulement -à ne pas rompre le charme.</p> - -<p>« — Est-ce vraiment un charme pour vous ?</p> - -<p>« Et elle fixa sur mes yeux son regard pur et profond -comme l’aigue marine.</p> - -<p>« — C’est le seul que j’aie jamais subi, répondis-je. -Vous ne vous doutez pas de sa puissance. Si vous -saviez quel autre être je suis, loin de vous, Lia ? Lia, -vous ne vous douterez jamais de ce que peut être la -misère d’un homme dont la vie est un perpétuel déchirement. -Il y a en moi deux personnages : l’un ne vit -que pour les choses magnifiques et délicates : c’est -celui que vous connaissez. L’autre… mais mieux vaut -n’en point parler…</p> - -<p>« — Je suis sûre que vous condamnez à tort ce personnage -invisible.</p> - -<p>« — Hélas ! Lia, celui que vous connaissez est aussi -éloigné de l’autre que deux frères qui se haïssent. -Lorsque l’un mène la barque, l’autre n’a plus qu’à se -voiler le front.</p> - -<p>« — Comme vous parlez étrangement, fit-elle. Il y a -des choses bien secrètes dans votre vie. Je voudrais -tant pouvoir quelque chose pour vous : vous rendre -heureux.</p> - -<p>« — Je le suis, Lia.</p> - -<p>« A ces mots, elle éclata en sanglots et posa sa tête -sur mon épaule.</p> - -<p>« — Oh ! gémit-elle, pourtant, vous ne m’aimez pas. -Et vous mentez.</p> - -<p>« Je n’ai pas résisté. Je l’ai prise dans mes bras et -j’ai bu l’eau amère de ses larmes. Puis comme elle me -tendait ses lèvres, je les ai baisées de ma bouche souillée -de tant d’écumes. Et le désir m’a pris et m’a tordu -comme l’ouragan. Et j’ai froissé sa robe, et j’ai mordu -ses seins et elle m’enlaçait farouchement, prise de -folie. De larges gouttes d’orage venaient s’écraser -près de nos bouches, traversant le toit lézardé sur -qui pesait un nuage verdâtre et fixe. Les masques de -plâtre ricanaient et les gorgones d’argile gonflaient -leur chevelure sous les éclairs blancs.</p> - -<p>« Je l’ai rejetée de moi, heureuse et brisée, mais elle -est revenue avec sa docilité satisfaite et elle m’a dit :</p> - -<p>« — Ne soyez plus triste, ami, je vous guérirai.</p> - -<p>« Un silence s’ouvrit dans l’orage, un silence mortel… -Et j’entendis alors la vibration cinglante et le -sanglot d’une corde qui se brise. Où donc se brisait -cette corde ? Je suis sûr d’avoir entendu, j’entendrai -toujours ce gémissement métallique et cette vibration -qui s’éternise… Le charme était rompu. L’incantatrice -déchue, à mes genoux, m’offrait ses mains sans pouvoir -et sa chevelure dénouée… »</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>— C’est l’histoire d’Ève, fit Helven. Pourquoi la -femme veut-elle toujours mordre un fruit qui la fera -grincer des dents, et dont l’homme ne voudra plus, -peut-être, après sa morsure ?</p> - -<p>— Parce qu’elle ne sait pas, dit Marie Erikow. Si -elle savait…</p> - -<p>— Si elle savait — et au fond elle sait — elle -mordrait quand même, parce que le goût du péché -est dans sa bouche, repartit Van den Brooks.</p> - -<p>— Vous voilà bien misogyne, ce soir, sourit la -Russe.</p> - -<p>— Aimer est proche de son contraire, chère amie. -Et que vient d’ailleurs faire l’amour à propos d’un -simple jugement ! Si la chair de la femme n’était pas -toute pétrie de péché, l’homme ne la désirerait pas.</p> - -<p>— Allons bon, gronda Tramier, voilà que pour -coucher avec sa femme, il faudrait croire au péché -originel.</p> - -<p>— J’ai dit : aimer ; je n’ai point parlé de routine, -de devoir ou d’autres choses respectables. Je dis, -appuya Van den Brooks, que, de nos jours et depuis -des siècles, l’idée de péché n’est pas séparée de l’idée -d’amour, qu’elle attise l’amour, qu’elle l’envenime et -qu’il n’y a point sans elle, aujourd’hui, de grandes -passions.</p> - -<p>— C’est sans doute pourquoi il y en a si peu, -insinua Marie,</p> - -<p>— Bah ! fit Leminhac. Et que faites-vous des -grandes amoureuses du paganisme : Héro et Léandre, -Énée et Didon ; que faites-vous de Phèdre ?</p> - -<p>— Pour celle-là, interrompit Helven, je n’en connais -qu’une figure et elle est catholique : c’est celle -de Racine.</p> - -<p>— Quant aux autres, reprit Van den Brooks, -entendons-nous. J’ai dit : aujourd’hui, qu’on le -veuille ou non, amour et péché se confondent. Je -n’ai pas dit que l’amour n’existe pas sans cette notion -morale. Et parbleu, si, il existe. Qui le nierait ? Mais -celui qui a inventé le péché a fait la plus belle invention -amoureuse du monde : il a trouvé une volupté -nouvelle. Qu’un désir mortel brûle Alexis ou Didon, -que l’un et l’autre exhalent en plaintes immortelles -le secret de leur tourment divin : je vois là le visage -antique de l’amour ; il est simple et farouche, comme -celui d’un adolescent. Mais le visage de l’amour -moderne est creusé de rides minuscules et profondes. Sa -bouche, si belle de loin, regardez-la de près : vous -la verrez marquée d’un pli amer ; ses yeux humides -sont cernés de bistre. L’amour antique se consume -d’un désir pur et charnel ; l’amour moderne se consume -de son désir et de sa propre réprobation. Il -convoite et se reproche de convoiter ; il veut et cependant -il hésite ; il avance les lèvres vers la coupe et les -retire avec horreur. Ses baisers ont une saveur de -mort : c’est un goût que les païens ne connaissaient -pas.</p> - -<p>— Et qu’ils n’auraient pas à nous envier, glissa -Tramier, avec une assurance un peu agacée. En vérité, -Van den Brooks, cette religion du péché est une grande -folie. Elle éloigne l’homme de tout ce qui est naturel, -de ce qui doit servir aux fins de la race. Elle fait de -l’amour une chose secrète, honteuse, furtive. L’amour, -continua Tramier en s’exaltant, et son pince-nez -s’agitait prophétiquement, l’amour, c’est la splendeur -des corps jeunes et clairs, le don suprême sous -le soleil, c’est…</p> - -<p>— Une grande chiennerie, voilà tout, laissa tomber -Van den Brooks. Mon excellent Tramier, vous êtes un -médecin savant et certainement un bon père de -famille, mais je ne vous conseille pas de vous introduire -avec votre scalpel dans les colloques des vrais -amants.</p> - -<p>Tramier blessé traversa le pont et s’accouda au -bastingage.</p> - -<p>— Avouez, objecta Leminhac, que cette notion du -péché qui empoisonne l’amour comme une essence -dangereuse et subtile, avouez cependant que ce n’est -pas là un grand bienfait, mon cher Van den Brooks. -Comme tout serait plus aisé, plus simple, plus humain…</p> - -<p>— Vous, vous ne serez jamais un amant, fit avec -un sourire bizarre le marchand de cotonnades.</p> - -<hr /> - - -<p>Helven et Marie Erikow ne parlaient pas.</p> - -<p>Van den Brooks secoua les cendres de sa pipe à la -face de la mer taciturne. Leminhac prit Tramier par -le bras et lui conseilla vivement de venir confectionner -un réconfortant <span lang="en" xml:lang="en">cherry-flip</span> en dehors de -toute question de péché originel et de sophistique -amoureuse. Leurs pas tintèrent sur les marches -ourlées de cuivre qui conduisaient au petit bar.</p> - -<p>Sous le ciel nu, le jeune homme resta près de Marie. -Il s’agenouilla au pied du <span lang="en" xml:lang="en">rocking-chair</span> qui cessa -son balancement.</p> - -<p>— Je ne sais pas si c’est un péché, murmura-t-il, -mais je crois bien que je…</p> - -<p>— N’achevez pas, dit-elle.</p> - -<p>Et le rayon d’un astre clément joua sur ses lèvres -humides, sur ses dents étincelantes et sur la crête -écumeuse des vagues…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch11">CHAPITRE XI<br /> -<span class="sc">L’esclave du Brésil.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<div class="poetry"> -<div class="verse">« Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t’a fait naître,</div> -<div class="verse">Ta tâche est d’allumer la pipe de ton maître. »</div> -</div> - -<p class="sign"><span class="sc">Baudelaire</span>.</p> - -</blockquote> - -<p>— Je vous dis, affirmait Leminhac, en agitant près -de son favori droit le fuseau de nickel qui contenait -un œuf, du <span lang="en" xml:lang="en">cherry</span> et de la glace pilée, je vous dis — et -il scandait chacun de ses mots d’une vigoureuse -saccade — qu’elle aime ce petit Anglais.</p> - -<p>— Je n’en crois rien, répondit doctoralement -Tramier.</p> - -<p>— Et pourquoi ne le croyez-vous pas ?</p> - -<p>— Je ne le crois pas, parce que je ne le crois pas.</p> - -<p>— Un acte de foi, docteur, c’est grave.</p> - -<p>— Mettons, si vous voulez, que je ne le crois pas -parce que cela ne me plaît pas.</p> - -<p>— Cela ne vous plaît pas, docteur ? Et pourquoi ce -sentiment ?</p> - -<p>— Jeune homme, je ne suis pas en veine d’analyse. -Mais ce petit Anglais ne me revient qu’à moitié.</p> - -<p>— A moi, fit Leminhac, il ne me revient pas du -tout.</p> - -<p>Il ajouta, comme si cette formule était une hypothèse -satisfaisante pour toutes les solutions :</p> - -<p>— Il est peintre.</p> - -<p>— Peintre, fit Tramier. Qui donc l’a jamais vu -peindre ? Il est tout le jour sur le pont, comme un -lévrier, aux genoux de M<sup>me</sup> Erikow. Du diable s’il -a jamais brossé une marine.</p> - -<p>— Il y a des peintres qui ne peignent pas, murmura -Leminhac, en dévissant avec soin le cornet de -métal où s’était élaboré le breuvage laiteux à point.</p> - -<p>— Ils n’en sont que plus dangereux, appuya -sentencieusement le docteur. Mais, dites, Leminhac, -ce sujet vous préoccupe donc ?</p> - -<p>— A peine, repartit l’avocat. Simple question -d’étude psychologique. Dans mon métier, vous -savez…</p> - -<p>— Oui, fit Tramier. Mais ne vous cassez pas la -tête. Je vois très clair dans ce petit jeu. A propos, -vous savez que M<sup>me</sup> Erikow est affligée de quelques -millions…</p> - -<p>— Peste, confia Leminhac à son chalumeau.</p> - -<p>— Oui, parfaitement, et des terres en Sibérie ou -dans le Caucase, je ne sais. Si le cœur vous en dit… -J’oubliais, des plantations dans les parages de l’Australie…</p> - -<p>— Le cœur ne saurait parler plus haut que la raison, -hélas, cher docteur. Et ma raison…</p> - -<p>— Ta… ta… ta, laissez donc. Je sais ce que je dis. -M<sup>me</sup> Erikow n’aime pas Helven. Elle n’aime pas Van -den Brooks. Elle ne m’aime pas, hélas.</p> - -<p>— Qui sait ? flatta Leminhac.</p> - -<p>— Inutile… Elle n’aime personne… que vous, -peut-être. Voyons, vous êtes jeune et déjà un des -maîtres du barreau, une des futures gloires en tout -cas. L’affaire Soliveau-Depréchandieu vous a porté -aux nues. Marie Erikow le sait ; elle a suivi toutes -les audiences. Physiquement, mon Dieu, vous -n’êtes pas…</p> - -<p>— Mal…</p> - -<p>— Vous êtes même plutôt…</p> - -<p>— Bien…</p> - -<p>— Que voulez-vous de plus ?</p> - -<p>— Qu’elle m’aime.</p> - -<p>— Elle vous aimera. Le tout est de savoir s’y -prendre. Écoutez…</p> - -<p>Comme Tramier, assurant un pince-nez chancelant, -se penchait confidentiellement vers Leminhac, la -porte du bar s’ouvrit dans une bouffée de vent -salin.</p> - -<p>Van den Brooks entra en se voûtant un peu, à -cause de sa haute taille. Il demeura debout quelques -instants sur le seuil, regardant les deux compères. Sa -barbe d’or s’étalait ruisselante sous les lampes électriques.</p> - -<p>— Un <span lang="en" xml:lang="en">flip</span> ?</p> - -<p>— Non, un <span lang="en" xml:lang="en">cherry</span> pur. De quoi parliez-vous -donc ?</p> - -<p>— De femmes.</p> - -<p>— Enfants, dit Van den Brooks.</p> - -<p>— Nous ne sommes plus en nourrice, cher Monsieur, -susurra Leminhac, pincé.</p> - -<p>— A l’en croire, il n’y a que lui qui connaît -les femmes, remarqua aigrement le professeur.</p> - -<p>— Hélas ! soupira Van den Brooks.</p> - -<p>— Contez-nous donc vos bonnes fortunes, insista -gaiement Leminhac.</p> - -<p>— Elles ne vous feraient pas rire, dit le marchand -de cotonnades.</p> - -<p>A cause des lunettes vertes, Tramier et Leminhac -n’avaient déjà plus envie de rire. Ce diable d’homme -ne savait vraiment pas être drôle.</p> - -<p>— Voyons, fit Leminhac, quelle fut la plus aimée ?</p> - -<p>— Vous y tenez ? demanda le marchand.</p> - -<p>— Nous y tenons, insista le docteur.</p> - -<p>— Elle servait dans une plantation de café, quelque -part, là-bas, dans l’état de Sao-Paolo. Elle avait -les yeux de la couleur du café, avec des paillettes d’or -comme l’eau-de-vie de Dantzig. Elle était droite -comme une belle tige de canne, et lisse, et luisante, et -ses cheveux n’étaient pas crépus, mais nattés autour -des oreilles avec des disques de cuivre. Elle mâchait -du bethel, ce qui lui faisait les dents noires, et dansait, -immobile, des danses terribles avec le bouclier -poli de son ventre, assise sur ses chevilles, au son des -flûtes acides. L’amour avait avec elle un goût que -vous ne connaîtrez jamais, mes pauvres amis, et, -quand elle tenait un homme dans la force de ses -cuisses rondes… Je la battais quelquefois, pour le bon -ordre…</p> - -<p>« Un soir, comme je m’étendais près d’elle, sur le -lit de camp, je m’aperçus qu’elle feignait de dormir. Je -restai donc éveillé, tout en simulant également le -sommeil. Et voici ce que je vis : la main droite qui -pendait languissamment sur le sol se souleva doucement -et, d’un geste fort naturel, d’un geste de -femme endormie et câline, elle glissa sa main sous -l’oreiller, puis la retira avec des précautions infinies. -Méfiant, je saisis dans l’ombre son poignet et, sous -mon étreinte, elle poussa un cri qui me glaça. Tout -en la maintenant de mon mieux, car elle se débattait, -je pus faire de la lumière et je vis ce qu’elle avait -placé sous mon chevet.</p> - -<p>« C’était un serpent-minute — une minute pour -mourir — une charmante petite bête, toute engourdie -et pareille à un point d’interrogation, qui se serait -doucement éveillée tout à l’heure, dans la chaleur de -ma nuque.</p> - -<p>« J’ai cassé les reins d’un rotin bien appliqué à -cette femme qui fut sans doute la plus aimée. Et elle -gisait au pied du lit de camp, pliée en deux, pareille -à un pauvre cadavre noir et mou de vipère…</p> - -<p>« Et ce <span lang="en" xml:lang="en">cherry</span>, voyons ? Leminhac, mon ami, -qu’attendez-vous ?</p> - -<p>— Je n’aime pas ces histoires de nègres, dit Tramier.</p> - -<p>— C’est d’un exotisme facile, sentencia Leminhac.</p> - -<p>Et ils regardaient avec quelque malaise Van den -Brooks, dont le visage roulait dans une barbe diabolique -et qui bourrait son éternelle pipe, d’un pouce -innocent et consciencieux.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch12">CHAPITRE XII<br /> -<span class="sc">Une histoire de chat à neuf queues.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>« Ce fut alors, qu’étant occupés à -nous choisir des Valentines suivant -la coutume de notre pays, la veille -de Saint-Valentin, et à jaser sur -la coquetterie des femmes, il -s’éleva une furieuse tempête ; d’où -nous conclûmes qu’il n’était pas -bon de mal parler des femmes en -mer. »</p> - -<p class="sign"><i>Voyages d’Aris Claesz</i>.</p> - -</blockquote> - -<p>Ce matin-là, Van den Brooks donnait au navire le -coup d’œil du maître. Le pont avait été soigneusement -passé au faubert par les nègres et miroitait au -soleil. Les cuivres des bastingages éblouissaient. Le -<i>Cormoran</i> filait à bonne allure et ouvrait son -sillage d’écume à travers les houles du Pacifique, -pareil à un oiseau de feu. Le Hollandais était accompagné -du capitaine Halifax-le-Borgne, dont la cicatrice -était plus blanche que de coutume. Le visage du -marin n’était pas susceptible de passer par une autre -teinte que l’ocre brun dont l’avaient revêtu le -soleil et les embruns de tous les océans. Mais la -grande coupure qui traversait son front, du -sommet de la tempe droite à la racine du nez, devenait -plus blême, aux heures de fortes émotions. Van -den Brooks parlait fort :</p> - -<p>— Je vous dis, capitaine, que si pareil fait se -renouvelle, vous quitterez mon bord.</p> - -<p>— Les coquins ont volé la clé du coffre où le -maître-queux cache le rhum. Voilà toute l’affaire. -Lopez a un œil poché et Tommy Hogshead saigne du -nez. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat.</p> - -<p>— Il y a de quoi fouetter un nègre. L’incident -serait sans importance en lui-même. Mais je crains -qu’il n’y ait autre chose là-dessous, ouvrez l’œil, -Halifax.</p> - -<p>— J’ai fait mettre les coupables aux fers, Monsieur ; -ils seront privés de leur paie pendant deux jours. -Que puis-je faire de plus ?</p> - -<p>— Tenir sévèrement la main à ce que le bon ordre -règne sur le <i>Cormoran</i>… Je crains que vous ne -sachiez vous faire obéir, Halifax. Vous n’avez pas la -manière.</p> - -<p>— C’est la première fois que vous me faites un -semblable reproche, Monsieur, grogna le marin.</p> - -<p>— Et je suis sûr que ce sera la dernière, Halifax. -Vous ferez réunir tout l’équipage sur le pont à dix -heures, former le cercle, les coupables au centre. -Allez, capitaine.</p> - -<p>— Bien, Monsieur.</p> - -<p>Et Halifax-le-Borgne s’éloigna, roulant sur ses -jambes arquées.</p> - -<hr /> - - -<p>Depuis une heure, Leminhac, en un « blanc » impeccable, -arpentait le couloir des cabines. Les paroles -de Tramier avaient hanté sa nuit et Marie Vassilievna -Erikow lui paraissait d’une beauté plus séduisante -encore, depuis qu’il s’ajoutait à son charme -personnel celui d’une fortune opulente : les terres -du Caucase ou de Sibérie, la plantation, etc. Où -diable Tramier avait-il puisé ces renseignements ?</p> - -<p>— Ces médecins savent tout, pensa-t-il. Les -femmes n’ont pas de secret pour eux.</p> - -<p>Et cette considération le fortifia dans son propos -de commencer, dès le jour même, une cour assidue, en -dépit du silencieux Helven.</p> - -<p>L’avocat donna, devant la glace, un léger coup de -pouce à un nœud safran du meilleur goût, lissa ses -favoris et inclina légèrement, très légèrement, sa -casquette de yachtman. A ce moment précis, la fatalité -voulut que Marie Erikow ouvrît la porte de sa -cabine et cueillît sur le vif le galantin.</p> - -<p>— Peste, fit-elle, quelle matinale élégance !</p> - -<p>— Votre seule présence la justifierait, chère -Madame.</p> - -<p>— Déjà en veine de compliments. Quel dommage ! -Moi qui me réjouissais de vivre ces quelques jours -de solitude en compagnie de vrais loups de mer.</p> - -<p>— De vrais loups de mer perdraient leur rudesse -en votre compagnie et deviendraient de vrais agneaux.</p> - -<p>— Tant pis… fit Marie Vassilievna. Je déteste les -agneaux, les daims et tous les animaux timides et doux.</p> - -<p>Sans se déconcerter, Leminhac lui offrit son bras. -Elle refusa, mais consentit à l’accompagner sur le -pont.</p> - -<p>— Quelle superbe matinée ! articula Leminhac -avec une emphase lyrique. Quelle délice de vivre de -pareils jours et si inattendus ! Quand je pense que -nous étions destinés à un paquebot banal, à la vie -de Palace, confort moderne, tennis, tziganes et -poker ! Au lieu de cela, un train manqué, et nous voilà -installés sur le plus ravissant des yachts, avec un hôte -un peu bizarre en vérité…</p> - -<p>— En vérité, croyez-vous ?…</p> - -<p>— Oui, Van den Brooks est un bien étrange personnage.</p> - -<p>— Je le crois fort bon, dit sèchement Marie.</p> - -<p>— Hum, douta Leminhac. Il faut l’entendre au bar.</p> - -<p>— En tout cas, nous lui sommes redevables d’une -traversée unique.</p> - -<p>— Unique, avez-vous dit. Hélas… on ne peut -espérer former deux fois une réunion aussi choisie. -Quels charmants compagnons ! Tramier…</p> - -<p>— J’aime beaucoup le docteur, assura Marie.</p> - -<p>— Cet aimable Helven…</p> - -<p>— …</p> - -<p>— Plein de talent, j’en suis sûr.</p> - -<p>— Je n’en sais rien, moi, opina Marie.</p> - -<p>— D’ailleurs, cela n’a aucune importance. On ne -le voit pas souvent peindre…</p> - -<p>Comme il disait ces mots, le peintre surgit de -l’écoutille et se rapprocha d’eux.</p> - -<p>— Nous disions du mal de vous, sourit -M<sup>me</sup> Erikow.</p> - -<p>— Il vous est permis d’en dire, repartit en -s’inclinant Helven et il insista sur le « vous », en regardant -Marie, ce qui irrita fort Leminhac.</p> - -<p>— Avez-vous vu les dauphins ? ajouta-t-il.</p> - -<p>— Non.</p> - -<p>— Venez, alors.</p> - -<p>Et il les entraîna près du bastingage. Tout autour -du navire bondissait le cortège écumant des -monstres. Ils plongeaient, émergeaient, dans un -ébrouement d’étincelles.</p> - -<p>— On dit qu’ils annoncent la terre, fit Leminhac.</p> - -<p>— Déjà ! murmura Marie.</p> - -<p>— Oh ! fit Helven, nous ne sommes pas encore en -vue de Sydney, il s’en faut. Il y a peut-être une île -dans ces parages.</p> - -<p>— Oui, fit derrière eux une voix. Il y a mon île, -l’île Van den Brooks. Vous plaira-t-il d’y faire escale ?</p> - -<p>— Mais alors, sursauta Marie Erikow très excitée, -un vrai Monte Cristo !</p> - -<p>— Excusez, Madame, dit Van den Brooks, mais -voici mes gens et j’ai à régler avec eux un petit détail -d’ordre intérieur. Cinq minutes, s’il vous plaît.</p> - -<hr /> - - -<p>Un coup de sifflet retentit. Tout l’équipage, en bon -ordre, avait formé le cercle sur le pont. Tous, uniformément -vêtus de toile grise, le béret proprement -posé sur l’oreille. Au centre, Halifax-le-Borgne, en -casquette blanche à galons d’or, et à quelques pas -de lui, les fers encore aux pieds, les deux prétendus -voleurs de rhum, Lopez et Tommy Hogshead.</p> - -<p>Le nègre était d’une hideur puissante : un front -imperceptible sous une masse laineuse de cheveux, -une mâchoire de gorille. La lèvre était fendue et un -filet de sang, qui paraissait violet, coulait sur le -menton. L’homme presque nu, des muscles superbes -roulaient sous la peau noire et lisse.</p> - -<p>Quant à Lopez, Marie Erikow angoissée le dévisagea. -L’Espagnol s’en aperçut et blêmit affreusement. -Il était beau avec ses yeux d’Andalou, longs et cruels, -un soupçon de duvet noir sur les lèvres, le teint mat. -Une mèche noire glissait sous le béret, sur l’œil. Il -avait autour du poignet cerclé de fer, un autre cercle -d’or, très mince, qui brillait : un bracelet.</p> - -<p>Autour d’eux, le cercle était formé par les quartiers-maîtres, -les deux mécaniciens blancs, les chauffeurs -nègres, les matelots de manœuvre presque tous -blancs et les cuisiniers chinois.</p> - -<p>Van den Brooks fendit le cercle.</p> - -<p>— D’abord, cria Lopez, tordant ses mains dans -les fers, l’œil chargé de haine, d’abord, vous n’avez -pas le droit…</p> - -<p>Le Hollandais tourna vers lui ses lunettes vertes et -l’homme se tut.</p> - -<p>— Ces deux hommes sont coupables de vol et -d’ivrognerie. Ils doivent être châtiés. Je suis maître -souverain à mon bord. Qu’on se le dise. Ici, Hopkins.</p> - -<p>Hopkins sortit du cercle. C’était un homme roux, -au cou de taureau, aux yeux d’albinos. Il tenait à -la main un nerf de bœuf.</p> - -<p>Hopkins s’approcha de Tommy Hogshead et lui mit -la main sur l’épaule.</p> - -<p>— A genoux… dit-il.</p> - -<p>Le noir hébété s’agenouilla, plia le dos.</p> - -<p>Le matelot roux releva sa manche droite. On vit -apparaître un avant-bras velu ; les poils étincelaient -autour d’un tatouage bleu : une ancre et deux trèfles.</p> - -<p>— C’est horrible, fit M<sup>me</sup> Erikow, qui avait pris -Helven par le bras, nerveusement.</p> - -<p>— C’est indigne, sifflota Leminhac. Une pareille -scène est intolérable.</p> - -<p>Avait-il entendu ? Van den Brooks tourna imperceptiblement -la tête et l’avocat prudemment se tut.</p> - -<p>Le nerf de bœuf siffla. Un hurlement retentit.</p> - -<p>Une longue zébrure blême apparut sur l’échine -noire, deux fois, trois fois, cinq fois. Le nègre mordait -le plancher avec sa bouche écumante.</p> - -<p>— Assez, fit Van den Brooks. Détachez-le.</p> - -<p>Hopkins déverrouilla les fers. Le nègre était libre -de toute entrave.</p> - -<p>— Ici, fit encore Van den Brooks, le doigt baissé.</p> - -<p>Le géant s’approcha du maître, s’agenouilla et -baisa sa chaussure.</p> - -<p>— Va, dit Van den Brooks. Je te pardonne.</p> - -<p>— C’est l’esclavage, purement et simplement, -souffla Leminhac dans la nuque de Marie Vassilievna. -C’est d’un autre âge. Je ferai un rapport au consul.</p> - -<p>Marie Erikow regardait le matelot espagnol. Lopez -attendait. Il était d’une pâleur grise ; le sang affleurait -au coin des yeux.</p> - -<p>Hopkins s’approcha de lui.</p> - -<p>— Détache-le, fit Van den Brooks. Il est libre.</p> - -<p>— Rompez, ordonna Halifax.</p> - -<p>Les matelots s’engouffrèrent dans l’écoutille.</p> - -<p>Van den Brooks, la barbe étincelante d’embruns, -debout à la proue, dominait le vaisseau, les hommes -et la mer flagellée de soleil.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch13">CHAPITRE XIII<br /> -<span class="sc">L’esprit nocturne.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>« Les eaux dérobées sont plus -douces ; le pain pris en secret -plus agréable. »</p> - -<p class="sign"><i>Prov.</i>, IX, 17.</p> - -</blockquote> - -<p>— Le Magnifique, dit ce soir-là Leminhac en -parlant du maître du navire, le Magnifique n’est qu’un -négrier et je raconterai l’incident de ce matin dans -un journal.</p> - -<p>— Cela serait peu généreux, dit Helven, car vous -êtes son hôte.</p> - -<p>— Et puis, dit Marie Erikow, ses hommes l’acceptent. -Tommy Hogshead a baisé sa chaussure : il -aurait pu l’étrangler.</p> - -<p>— Van den Brooks a raison. C’est ainsi qu’on -mène les hommes. L’esclavage avait du bon.</p> - -<p>— J’imagine, dit le professeur, qu’il mène les -femmes de la sorte et qu’il a pratiqué Nietzsche : « Si -tu vas chez les femmes, n’oublie pas le fouet ».</p> - -<p>— Bah ! dit la Russe, mieux vaut être battue que -négligée.</p> - -<p>— Excellent principe, murmura l’avocat. Hélas… -nous autres Français…</p> - -<p>— Chut, dit Helven, voici l’homme.</p> - -<p>La haute silhouette de Van den Brooks sortait de -l’ombre.</p> - -<p>— J’espère, dit-il au docteur, que nous connaîtrons -ce soir la destinée de Florent. J’avoue que votre -récit m’intéresse particulièrement et je retrouve -dans le journal de votre ami un grand nombre de -mes propres observations.</p> - -<p>— Oui, répondit Tramier. Je compte terminer -cette tragique histoire ; le dénouement s’approche.</p> - -<p>La lampe auréola la tête du savant académicien -et la berceuse des eaux amères accompagna sa -lecture.</p> - -<p>Il lut :</p> - -<hr /> - - -<p>« Je l’ai pourtant tendrement chérie.</p> - -<p>« La beauté de Lia, la culture et la grâce naturelle -de son esprit me valurent les compliments des -hommes et les avances dépitées des femmes. On -m’estimait heureux et j’étais sur le point de croire -que réellement j’avais trouvé le bonheur. La vanité -masculine est si puissante qu’elle peut même forcer -l’amour. Parfois, je me juge misérablement puéril -en songeant à l’onde de joie qui m’envahissait, au -moment où s’ouvraient devant nous les portes -orgueilleuses d’un salon, lorsque toutes les têtes se -tournaient devant l’apparition de Lia. Le sursaut -était si aigu que je serrais violemment les poings et -j’avais la plus grande peine du monde à réprimer -sur mes lèvres un sourire de fierté et de béatitude. -L’insolence des autres femmes était contrainte de -plier devant une beauté aussi souveraine. Quant -aux désirs des hommes, ils bruissaient autour de ma -compagne comme un chœur importun de moucherons. -J’en riais, car j’étais sûr d’être aimé.</p> - -<p>« Malgré ma vie orageuse, mes nombreuses expériences -et cette maturité amère que je constatais -souvent en moi avec désespoir, je ne résistais pas à -tant de vaniteuse délectation. Il y a là une ivresse -que seuls apprécieront les hommes qui ont eu la -bonne ou la mauvaise fortune de conduire à leur -bras une femme superbement belle et dont on les -savait aimés. Je les laisse juges de ma faiblesse et je -livre cet aveu à leur ironie, à leur pitié ou à leur -mélancolie.</p> - -<p>« Toujours est-il que les succès de Lia dans le -monde lui valurent de ma part une tendresse et une -application qu’elle n’eût pas obtenues peut-être -sans cela, malgré sa figure, son intelligence, malgré -son amour même qui était sans bornes. Oui, Lia -m’aimait, comme elle m’aime encore à cette heure, -comme elle m’aimera après ma mort, d’un de ces -amours sur lesquels le temps est impuissant et la -déchéance même de l’être aimé. Elle s’est attachée à -moi, simplement, sans réticences, sans réserve, -comme la rivière se donne au fleuve dans lequel elle -se jette, d’un flot continu, d’un élan qui ne s’arrête -pas. Elle m’aime <i>humainement</i>, sans faire de part en -mon individualité, sans préférence pour telles ou -telles qualités ; elle m’aime avec ses sens et avec son -esprit ; en dehors de moi, il n’est rien. Je connais -l’immensité de ce sentiment. Elle ne m’effraie pas, -mais elle m’attriste, parce qu’il n’est pas de pire -amertume que de beaucoup prendre et de moins -donner. Et je me sens pauvre auprès de sa richesse, -faible auprès de sa force. Il faut bien que je sois -pauvre pour ne lui offrir, en échange de ce trésor, -que ma vanité satisfaite et mon cœur, hélas, inquiet. -Les joies que m’a données la possession de cette -femme se sont vite épuisées. Est-ce parce qu’il ne -s’y mêlait aucune tristesse ? Le plus léger de mes -baisers semble enivrer Lia, mais le bonheur que je -lui vaux m’éloigne d’elle. Je m’irrite à la voir pâmée, -alors que, simulant la passion, je suis au-dedans de -moi-même glacé. Pourquoi sa volupté, jaillie de mon -amour, prend-elle pour moi quelque chose d’obscène ? -Les plus folles contorsions des filles ne m’ont jamais -donné cette sensation d’impudeur et de lascivité. -Mais Lia, il me semble qu’en se livrant à moi, elle -se dégrade et je la méprise pour le plaisir que je lui -donne. Un étrange sadisme se mêle à ce sentiment. -Je la voudrais froide et sans vie dans mes bras. Et -lorsque, anéantie, elle s’endort sur mon épaule, c’est -moi qui la veille et je l’imagine morte.</p> - -<p>« Chacune de ces nuits, où nous roulons enlacés -l’un à l’autre, creuse plus profondément entre elle -et moi le fossé qui nous sépare et qu’elle n’aperçoit -point. Elle s’approche, enjouée, amoureuse. Je lui -souris et elle ne voit pas ce que cache mon sourire. -Je l’admire pourtant. Parfois encore des ondes de -tendresse jaillissent du plus profond de mon cœur -et je voudrais m’agenouiller à ses pieds. Parfois, il -me semble que je l’aime encore. Mais lorsqu’elle -défaille entre mes bras, que ses yeux se ferment, que -ses lèvres laissent échapper des paroles insensées et -des sons à demi inarticulés, mes mains se crispent -autour de sa gorge pour étouffer sa voix. Je la hais…</p> - -<p>« Puis, honteux de moi-même, impuissant à comprendre -l’étendue de ma folie, je laisse ma tête reposer -près de la sienne et mes songes misérables errer. -Nous semblons deux amants heureux et endormis. -Pourtant, je veille. Et c’est alors que l’esprit parle.</p> - -<p>« L’esprit nocturne ! C’est ainsi que je le nomme -en moi-même secrètement, car j’ai fini par lui donner -un nom, depuis si longtemps qu’il a choisi mon cœur -pour ses haltes terribles. L’étrange compagnon ! J’aurais -pu être un homme heureux, mais à la tombée du -jour, dans le calme de la nuit, pendant mes courses -solitaires, même dans les plus intimes causeries -avec Lia sous la lampe, l’esprit se glisse et s’assied -près de moi. Je ne saurais écrire ce qu’il me dit ; ses -paroles bourdonnent à mes oreilles dans le silence -doré de la chambre ; alors que tout bruit, toute -agitation extérieure viennent expirer sur le seuil, il -est là, il parle et je ne puis pas ne pas l’écouter.</p> - -<p>« Sans doute, si l’amour que j’avais conçu pour -Lia dès notre première rencontre était resté tel que -je le souhaitais, j’aurais connu la félicité sur cette -terre. Du jour où Lia laissa tomber sa tête sur mon -épaule, du jour où je l’ai, au sens brutal et misérable -de ce mot, possédée, l’esprit est entré dans notre -cercle. Curieuse destinée que celle d’un homme qui -s’éloigne de la femme qu’il aimait dès l’instant où -elle s’abandonne et qui poursuit de son désir celles -que tous les hommes ont souillées. Je ne puis expliquer -une aussi étrange anomalie par aucune raison -naturelle, mais seulement par une sorte de loi diabolique, -par le joug occulte de l’esprit.</p> - -<p>« Lia est belle. Je la regardais ce soir, tandis -qu’assise à son piano elle me chantait de sa voix de -contralto un lied déchirant de Schumann :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="de" xml:lang="de">« die alten bösen Lieder</div> -<div class="verse" lang="de" xml:lang="de">» die Traüme schlimm und arg…</div> -</div> - -<p>« Le salon était noyé d’ombre, ainsi que le corps -de Lia ; moi-même, assis dans le coin le plus éloigné -de la pièce, je me sentais invisible, recouvert d’une -vague de ténèbres et de musique. Seul le visage de -ma compagne émergeait lumineusement de la -pénombre dans le rayonnement de ses cheveux, son -visage et ses mains qui, légèrement, effleuraient le -clavier éclatant et mat ou se crispaient avec violence -sur un accord. L’émotion faisait courir un frisson -sur la nuque découverte ; les lèvres s’entr’ouvraient -humides ; les yeux semblaient baignés d’une eau -sombre. Une surhumaine beauté planait au-dessus -d’elle et transfigurait ses traits déjà si purs.</p> - -<p>« Un instant, je me sentis transporté aux anciennes -délices ; je crus entendre encore vibrer en moi l’harmonique -mystérieux ; je crus de nouveau plonger -dans les flots de cet océan qui, pendant quelques -ineffables jours, m’avait roulé dans ses plis, oublieux -du temps et du destin. Je ne pouvais détacher mon -regard de cet ovale parfait qui, doré par la lumière, -sortait de l’ombre comme une image divine brusquement -apparue sur l’eau d’un miroir féerique. Je ne -percevais plus ce chant grave et passionné qu’elle -chantait : je n’entendais plus que les battements de -mon cœur, car ceux-ci remplissaient maintenant -tout l’espace contenu entre l’épaisseur invisible -des murs. Mon cœur palpitait violemment ; il me -semblait que les pulsations de mes artères ébranlaient -la chambre close, comme un bélier. Lia était -devant mes yeux, revêtue de cet éclat séraphique -qu’elle avait pour moi, alors que mes lèvres n’avaient -pas encore effleuré sa bouche. Je la contemplais -avec l’adoration d’un mangeur d’opium pour la -vision surgie de la drogue béatifique.</p> - -<p>« Que ne demeure-t-elle ainsi, figée dans cette -extase, auréolée de cette ombre ! Pourquoi venez-vous -vers moi, inaccessible Lia ?</p> - -<p>« — Mon amour, êtes-vous triste ? Cette musique -vous fait-elle mal ?</p> - -<p>« — Je vous regardais, amie. Je n’écoutais pas la -musique. Il me suffisait de vous voir.</p> - -<p>« — Tu m’aimes, dit-elle. Je le sens.</p> - -<p>« Et elle me tend sa bouche.</p> - -<p>« Mais l’esprit se glisse entre nos lèvres.</p> - -<p>« Je prétexte une migraine et je la laisse, humiliée, -pour remonter dans ma chambre.</p> - -<hr /> - - -<p>« Comme la nuit est lourde. J’ouvre ma fenêtre. -Les tilleuls et les marronniers du jardin ne sont -agités d’aucun frisson. Une étrange odeur monte de -leurs feuillages ; une odeur de sève, écœurante, -langoureuse. Et par delà les masses sombres des -arbres, le halo de la ville pareil à la voie lactée. Je -songe aux rues, aux boulevards, aux grands lampadaires -étoilés, aux façades des théâtres et des music-halls -fardées de lumières violettes, au fourmillement -noir de la foule où l’on frôle des femmes peintes, où -s’ouvrent des sillages de parfums. Je songe au -printemps poussiéreux des grandes cités, à la fièvre -qui englue vos paumes, aux jardins dont la brise -emporte les pollens à travers les rues peuplées de -désirs. Je songe aux fenêtres éclairées où se penchent -des gorges nues pour aspirer l’haleine du soir, au -ciel électrique qui blêmit dans la buée voluptueuse -et âcre exhalée de millions de corps et de millions -de bouches. Et la ville m’appelle, haletante, -oppressée, étouffant dans sa noire ceinture de feuillages, -lacérée d’une étrange détresse, prête à s’offrir, -nue, à tous les hommes, à tous les désirs, à moi-même.</p> - -<hr /> - - -<p>« Lia est rentrée dans sa chambre. Avec des précautions -infinies, j’ai donné à la porte un tour de clé. -La serrure bien huilée n’a fait aucun bruit. Précaution -d’ailleurs inutile, car Lia n’est pas importune et je -la crois un peu blessée à cause de ma fausse migraine. -Mais j’ai besoin d’être seul, d’avoir à moi, égoïstement, -le petit coin de la maison commune. J’ai -besoin d’échapper à la domination de l’amour, à -l’avidité de la tendresse, besoin de m’avouer à moi-même -insatisfait.</p> - -<p>« Un rais de lumière glisse sous la porte et j’entends -des pas légers, des froissements de soie et de -linge, tout le délicat manège d’une femme qui fait -sa toilette de nuit. Le corps de Lia est beau, pareil -à la chair d’une jeune amande. Il se plie à toutes les -caresses ; il est souple et subtil ; il est ardent. Le lit, -très large et très bas, tendu de linon, nous attend ; -la chambre sent l’iris et l’ambre ; la porte-fenêtre -s’entr’ouvre pour laisser passer le souffle du jardin -nocturne. Une clarté voilée tombe de la lampe ; -dans cette pénombre, Lia, svelte et blanche, émerge -des mousselines et, solitaire, attend.</p> - -<p>« Derrière la cloison, indifférent aux charmes de -l’amour si proche, je laisse la nuit m’envahir.</p> - -<p>« Quel homme, sachant le prix de ces caresses, de -cette ardeur et de ce luxe, n’ouvrirait cette porte ? -Elle est close, pourtant, et je n’ai pas fait un pas -vers elle. Elle est close sur la volupté, sur le bonheur, -sur tout ce qui fait le bonheur des autres, des hommes, -non le mien.</p> - -<p>« Une voix dit :</p> - -<p>« — Fou. Tu es un homme riche, un homme heureux. -Tu as une maison, des serviteurs et une femme -qui soulève les désirs sur son passage, une femme -qui est amoureuse et fidèle. Tu es un homme établi. -Tu as des biens et tu dois en jouir. Jouis de ta maison, -de ta fortune et de ta femme, car elle est aussi ton -bien. Sois donc heureux, imbécile. Profite de tes -cristaux, de ton argent et de ton lit. Allons. Ouvre -la porte.</p> - -<p>« — Je ne sais pas posséder.</p> - -<p>« Une autre voix dit :</p> - -<p>« — La femme qui t’aime, t’aime un jour, une -heure. Elle a préparé le lit et les parfums. Elle -t’attend. Si tu ne viens pas, c’est un autre qui passera -son seuil. Prends garde.</p> - -<p>« — Que m’importe.</p> - -<p>« J’entends encore :</p> - -<p>« — La destinée t’a accordé une femme dont le -cœur est pur et le corps ardent. Que te faut-il de -plus ? Son esprit est l’égal du tien. Elle est faite pour -te donner toutes les joies ; elle est unique. Votre -royaume est sans limites. Que te faut-il de plus ?</p> - -<p>« — Je ne sais.</p> - -<p>« Ah ! je frissonne. Une main s’est posée sur mon -épaule. Je me retourne : l’ombre.</p> - -<p>« — Tu étouffes dans cette chambre. Viens, mon -petit, tu n’es pas fait pour ce bonheur-là, tu n’es pas -fait pour le bonheur. Regarde par la fenêtre. Vois -comme la ville luit, par delà les arbres : on dirait -qu’elle respire, n’est-ce pas ? Elle est pleine de douleur, -la ville, pleine de fièvre, de sang, de désir ; -elle est gorgée de stupre ; elle a des rues sombres où -se balancent des lanternes, comme de mauvaises -étoiles, et des avenues inondées de lumière brutale -où passent des femmes plus blanches que des cadavres, -des femmes pleines de ruse, de misère, de -haine, des femmes souillées, avec leur audace triste… -Oui, l’autre, je sais. Écoute. Mets ton oreille à la -serrure. Elle dort, mon petit. Tu entends comme sa -respiration est calme. Elle rêve que tu l’aimes et elle -est heureuse. Elle ne comprend pas, va.</p> - -<p>« … Non. Elle n’entendra pas. C’est cela. Mets ton -chapeau, ton vieux chapeau et ce manteau un peu -usé. Tu l’as déjà porté, tu le sais bien, une nuit -d’aventure, une nuit de fièvre, doucement, fais -doucement.</p> - -<p>« … Oui, je sais bien qu’elle est belle. Mais, qu’est-ce -que cela, la beauté ? Ce n’est pas parce qu’elles sont -belles, que tu les désires, dis, les autres ? Et puis -elles sont belles aussi, à leur manière, avec leur fard, -leurs yeux cernés et la trace des coups…</p> - -<p>« … Tu dis qu’elle est ton égale, qu’elle te comprend. -Non, ne mens pas, mon petit. Est-ce qu’une femme -peut te comprendre, quand elle t’aime ? Est-ce que -la femme peut comprendre l’homme ? Illusion. -Leur façon de te comprendre, c’est de te bercer. Elles -n’en ont pas d’autre. Et quelles sont celles qui -te bercent le mieux…?</p> - -<p>« … Fais doucement, mon petit. Là, relève ton col. -Non, la porte ne fera pas de bruit. Je t’en réponds. -Le chien n’aboiera pas non plus. La nuit t’appelle, -elle est pleine de secrets ; elle est pleine de cette -amertume qui te manque dans ta maison. Va, mon -petit. Tu as besoin de te griser de tristesse et de -dégoût. Saoûle-toi, saoûle-toi jusqu’à la nausée. Tu -crèveras de honte, demain. Mais ce soir, ce soir, tu -baiseras toute la misère sur les lèvres et tu sais bien -qu’il n’y a pas de baiser qui vaille celui-là. »</p> - -<hr /> - - -<p>« Qui a parlé ?</p> - -<p>« Où suis-je ?</p> - -<p>« Dans la rue. »</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch14">CHAPITRE XIV<br /> -<span class="sc">Le docteur termine son récit.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>« Il reste à la psychologie beaucoup -de progrès à faire.</p> - -<p>« Je te salue, vieil Océan… »</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Lautréamont</span>.</p> - -</blockquote> - -<p>— Le journal s’arrête ici, dit Tramier en fermant -le cahier de maroquin. Il y a un an, environ, je reçus -la visite de Lia. C’était la première fois qu’elle sonnait -à ma porte et j’avoue que je fus assez intrigué de sa -démarche. Lia était, comme toujours, fort belle ; -mais son visage, habituellement rosé, était d’une -pâleur qui me frappa aussitôt. Ses traits tirés révélaient -la fatigue et l’insomnie. La lassitude ajoutait -à sa beauté un charme douloureux.</p> - -<p>« — Quoi, lui dis-je, seriez-vous souffrante ? Vous -semblez un peu défaite. Rien de grave, je pense ?</p> - -<p>« — Il ne s’agit pas de moi, répondit-elle.</p> - -<p>« — De qui donc ? De Florent ?</p> - -<p>« — Oui, murmura-t-elle à voix basse. J’ai à vous -parler confidentiellement.</p> - -<p>« Je la fis passer dans mon cabinet dont je fermai -soigneusement la double porte. Lia prit la parole :</p> - -<p>« — Florent est malade, très malade.</p> - -<p>« — Cette maladie l’a donc pris brusquement ?</p> - -<p>« — Non, fit-elle. Il y a longtemps qu’il est atteint.</p> - -<p>« — Je ne me suis jamais aperçu de rien. Pourtant, -Florent est un ami de toujours : je l’ai suivi -depuis l’enfance.</p> - -<p>« — Moi non plus, je ne savais pas. Maintenant, je -sais et je n’espère pas.</p> - -<p>« — Incurable ?</p> - -<p>« — Probablement. Le mal dont il souffre, je doute -que votre science puisse le maîtriser. Il réside où -vous ne saurez l’atteindre.</p> - -<p>— « Erreur, chère amie. Il n’y a point de maladie -morale qui n’ait, pour ainsi dire, sa transcription -physique. Je la saisirai. Nous le traiterons, nous le -guérirons. Mais pour l’amour de Dieu, parlez, dites-moi -tout.</p> - -<p>« — Voici :</p> - -<p>« J’ai aimé, j’aime encore Florent, autant qu’une -femme peut aimer. Pardonnez-moi, mon ami, d’entrer -dans des détails aussi intimes. Mais ils sont nécessaires. -Je ne suis pas laide ; je suis jeune ; le sort de -Florent semble enviable à bien des hommes. Et pourtant, -depuis le jour où je suis devenue sa femme, son -amour n’a cessé de décroître. Est-ce là un de ces -résultats terribles et imprévus des unions auxquelles -la passion a présidé ? Je ne sais. Florent m’a passionnément -aimée, j’en suis sûre, tant que je ne lui ai pas -appartenu. Mes caresses ont détruit cet amour. Je -l’ai compris, bien qu’il s’efforçât de dissimuler et -qu’il feignît de me payer de retour. Mais est-ce -qu’une femme amoureuse peut se tromper ? Et -n’est-ce pas une chose affreuse que de détruire de ses -propres mains la chose du monde que l’on voudrait -conserver entre toutes ? Mon amour a tué le sien.</p> - -<p>« — Vous vous trompez certainement. Florent vous -aime, il n’y a point de doute. Combien de fois m’a-t-il -parlé…</p> - -<p>« — Laissez-moi continuer, fit-elle avec un geste de -la main, comme pour écarter ces objections importunes.</p> - -<p>« L’homme, dit-on, a toujours besoin de conquérir ; -son désir s’épuise, s’il ne lutte pas. J’ai cru un -instant que Florent subissait cette loi. J’ai usé de -coquetterie ; j’ai voulu le contraindre à se défendre. -Vains artifices. L’indifférence seule m’a répondu. Bien -pis encore : il a paru sourire à l’idée que je pouvais -être heureuse en dehors de lui, comme s’il en concevait -quelque allègement.</p> - -<p>« Enfin, il m’a fuie. Je n’ose dire qu’il m’a méprisée, -car j’ai parfois surpris tant de tendresse dans -son regard que je n’ai pu le croire absolument perdu.</p> - -<p>« Mais quel funeste secret nourrissait-il ? Quel remords ?</p> - -<p>« Je songeais alors que, dans une minute d’égarement, -il m’avait peut-être trompée, et que m’approcher -lui semblait depuis une profanation. Cette -pensée m’était fort douloureuse. Mais elle n’était pas -inconciliable avec le caractère de Florent, dont la -délicatesse, en matière de sentiment, a toujours été -extrême. Je résolus d’avoir le mot de l’énigme.</p> - -<p>« Aussi habilement que possible, je mis la conversation -sur le terrain de la fidélité masculine. Je proclamai -ma générosité, le peu d’importance que j’attachais -à un oubli véniel. L’amour et la sincérité ne -lavent-ils pas toutes les fautes ? S’il m’avait alors fait -un aveu, j’en aurais certainement éprouvé quelque -dépit, malgré mes protestations. Mais combien -j’eusse été heureuse de le voir délivré de son fardeau -et prêt à se laisser reconquérir !</p> - -<p>« Hélas ! aucun aveu ne sortit de sa bouche.</p> - -<p>« Un fait brutal, terrifiant, se produisit.</p> - -<p>« Depuis quelques temps déjà, Florent ne partageait -plus ma chambre. Il dormait dans une pièce voisine de -la mienne et séparée seulement par une cloison. Une -nuit, je m’éveillai brusquement, en proie à une de ces -inexplicables angoisses qui parfois vous arrachent au -sommeil. Une main serrait ma gorge. J’ouvris les -yeux ; l’aube filtrait à travers les rideaux, emplissant -la chambre d’une pénombre blême.</p> - -<p>« — On a marché dans le jardin.</p> - -<p>« J’écoutais avec cette attention atroce que donne -la peur. Aucun bruit ne m’échappait, ni le craquement -menu des boiseries anciennes, ni les battements -sourds de mon cœur.</p> - -<p>« Distinctement, le bruit d’un pas sur le sable parvint -à mon oreille.</p> - -<p>« — On a marché. On vient…</p> - -<p>« Je bondis à la fenêtre, mais les volets étaient clos -et je n’osai les ouvrir.</p> - -<p>« Une peur folle me paralysait. Pourquoi ? Ce -pouvait être le chien, un domestique. N’importe. -J’essayai d’appeler « Florent ! Florent ! » à travers -la cloison, mais ma voix s’arrêtait dans ma gorge.</p> - -<p>« Alors, j’ouvris la porte et la chambre était vide.</p> - -<p>« Un instant, je demeurai, muette d’effroi, sur le -seuil. La tension terrible de mon esprit et de mes sens -ne diminuait pas. J’écoutai. On montait maintenant -l’escalier. Des pas feutrés, lents et précis, les pas de -quelqu’un qui ne veut pas être entendu, des pas de -voleurs.</p> - -<p>« Automatiquement, posant le pied avec précaution, -j’avançai dans la pièce. Le jour blanchissait le lit -désert. On n’y avait pas couché.</p> - -<p>« On marche maintenant sur le palier. La poignée de -la porte bouge imperceptiblement, tourne, tourne, -sans un bruit. Il y a quelqu’un là derrière. J’étouffe. -Je voudrais crier. Je ne puis.</p> - -<p>« La porte s’entre-bâille. Un chapeau sombre se -glisse en avant. Puis, une main, un corps.</p> - -<p>« Je hurle : — Qui est là ? Au secours.</p> - -<p>« L’homme surpris s’arrête. Je distingue une -silhouette inconnue, un feutre rabattu sur les yeux, un -manteau grisâtre fondu dans la pénombre. Ces images -traversent mon esprit tandis que l’épouvante glace -mes membres.</p> - -<p>« L’homme a relevé la tête.</p> - -<p>« C’est lui.</p> - -<p>« C’est mon amour, dans ces vêtements sordides, -suant la honte, qui rentre à pas de loup, comme un -voleur, comme un assassin.</p> - -<p>« J’ai caché ma tête dans mes mains, et je m’effondre -sur un siège, attendant.</p> - -<p>« Avec des gestes hésitants, des gestes de malade -ou d’homme ivre, il a dépouillé son manteau. Puis, il -est resté quelques instants, debout dans l’aube -livide, me regardant. Lentement, il est venu à moi, il -s’est agenouillé et, le front posé sur le bras du fauteuil, -il a parlé.</p> - -<p>« Je ne puis tout vous répéter, mon ami.</p> - -<p>« Mais, tandis qu’il parlait, mon âme se fendait -de douleur et j’ai pleuré sur lui, pleuré sur nous.</p> - -<p>« Il m’a dit :</p> - -<p>« — Ne me touche pas. Tu n’aurais jamais dû me -toucher. Je ne suis pas digne que ta main m’effleure. -Ne me touche pas. Cela me ferait mal. Cela te ferait -horreur, ensuite…</p> - -<p>« Ne me demande pas d’où je viens. Pense que je -viens des profondeurs de la mort.</p> - -<p>« Je ne suis pas fait pour notre bonheur. Je ne suis -pas fait pour ta pureté. Pardonne-moi. C’est une -force en moi qui me guide. Je ne puis lui résister. Je -vais comme un aveugle.</p> - -<p>« Pourquoi es-tu devenue ma femme ? Pourquoi ai-je -commis ce crime de t’associer à ma vie ? Et pourtant, -je t’ai adorée, comme un esprit. Mais, il ne -fallait pas qu’il y eût l’amour entre nous. Parce que -l’amour n’est que souffrance et délectation de sa -souillure.</p> - -<p>« Pardonne-moi. Tu es belle. Tu es pure : tu étais -faite pour donner la joie. Et tu ne me l’as point -donnée, parce que je ne suis point créé pour la joie, -parce que mon âme est altérée d’amertume.</p> - -<p>« Tu m’attendais avec ton corps éclatant comme la -neige et comme les lys, avec tes caresses réservées à -moi seul, tu m’attendais dans le secret de notre lit -et de nos parfums.</p> - -<p>« Je t’ai préféré des corps souillés par tous les -mâles, des lèvres flétries, des visages émaciés par le -vice et la misère.</p> - -<p>« Écoute. Écoute, malgré tout. Mes paroles sont -infâmes, mais il faut que tu les connaisses. Car je -porte sur moi toute la misère et tout le vice de l’homme. -Et c’est ma seule excuse.</p> - -<p>« J’aurais voulu t’élever en esprit un autel ; mais -nous n’aurions pas dû communier dans le plaisir, car -le plaisir sépare ceux que l’esprit a unis.</p> - -<p>« Je suis resté insensible à ta beauté, à ton amour, -parce que notre domaine commun n’était pas là.</p> - -<p>« Et le domaine de la volupté, je ne le partage -qu’avec les prostituées, qu’avec les filles du ruisseau, -qu’avec les plus basses et les plus viles, celles qu’on -a pour une obole, pour un morceau de pain.</p> - -<p>« Car je n’aime qu’un plaisir mêlé de larmes, qu’une -volupté amère, qu’un fruit plein de cendres ; et mes -lèvres s’attardent volontiers sur les bouches qui -insultent.</p> - -<p>« Pardonne-moi. Il n’y a pas de ma faute. A la -chute du jour, une force obscure me prend par les -épaules et me chasse devant elle par les rues, sur les -places publiques, vers celles qui étanchent ma soif -d’abjection.</p> - -<p>« Pardonne-moi. Je me suis éloigné de toi parce -que ta main est pure et qu’elle ne doit pas me toucher.</p> - -<p>« Quand la force m’abandonne, je ne me reconnais -plus et je passe ma main sur mon front. Mais je sais -bien que je ne puis lui échapper et qu’elle me guette -et qu’elle m’entraînera jusqu’à la mort. »</p> - -<hr /> - - -<p>« Je ne saurais vous rendre, mon ami, le ton de ces -paroles, que je vous répète d’ailleurs bien imparfaitement. -Florent parlait d’une voix sourde et dont la -monotonie était tragique. Il était immobile, appuyé -sur le bois du fauteuil qui lui meurtrissait le front, -mais il ne s’apercevait de rien, et pas un instant il -ne leva la tête. C’était une sorte de gémissement qui -montait de sa poitrine ou de la terre ou de la nuit, et -qui emplissait mes oreilles, mon cœur, mon être tout -entier. Que pouvais-je faire ? Pleurer seulement.</p> - -<p>« Puis, maternellement, je l’ai pris par la main, je -l’ai forcé à s’étendre. Il avait des mouvements spasmodiques -et les muscles raides comme un somnambule.</p> - -<p>« — Reposez-vous, ami, vous êtes malade. Mais -je vous guérirai. Nous vous guérirons.</p> - -<p>« A le contempler ainsi misérable, une épouvante -m’envahissait et il me semblait qu’un être mystérieux -possédait, torturait, dégradait ce corps que -j’avais tant aimé, ce visage où tant de flamme avait lui.</p> - -<p>« Et, sans doute, il en est ainsi. C’est pourquoi ma -pitié et mon amour l’ont emporté sur l’horreur causée -par ces aveux. Florent n’est pas responsable.</p> - -<p>« Florent est en proie à une terrible folie. Mais est-ce -que certaines folies ne se guérissent pas, docteur ?</p> - -<p>« — Certainement, si, chère amie. Il y a dans nos -cliniques de nombreux cas de guérison. Le cas de -Florent n’est pas absolument nouveau…</p> - -<p>« — Alors vous guérirez Florent ? Vous me le rendrez ?</p> - -<p>« — Je vous le rendrai, sain, normal, heureux.</p> - -<p>« — Je ne l’oublierai jamais, mon vieil ami.</p> - -<p>« Je l’accompagnai jusqu’à sa voiture. Elle se pencha -à la portière, agitant sa main gantée de sombre. Je -me souviens. C’était l’automne. L’avenue se perdait -dans la brume violette du soir.</p> - -<hr /> - - -<p>« Je résolus de le guérir. Florent entra à ma clinique. -Hydrothérapie, bromure, hygiène, repos, j’ai -tout employé. Pendant six mois, il ne présenta aucun -trouble. Alors, je le renvoyai chez lui. En me quittant, -il me déclara :</p> - -<p>« — J’espère être guéri. Si par hasard <i>cela</i> me -reprenait, je me tuerais.</p> - -<p>« Quelque temps passa.</p> - -<p>« Et j’appris qu’il s’était donné la mort.</p> - -<p>« Voici ce qui s’était passé, je l’ai su de la bouche -de Lia.</p> - -<p>« La vie du ménage avait repris sous les meilleurs -auspices. Florent était affectueux et calme. Il travaillait. -Un soir, comme il s’était retiré dans sa -chambre, Lia, en se déshabillant, entendit le bruit -d’une porte qui s’ouvre. Un pressentiment l’envahit. -Florent s’échappait de nouveau.</p> - -<p>« Elle se dressa devant lui sur le seuil. Elle le prit -aux épaules, suppliant :</p> - -<p>« — Tu ne sortiras pas. Reste. Je t’en prie. Il ne -faut pas, Florent. Il ne faut pas.</p> - -<p>« Mais lui, sombre, les yeux fixes :</p> - -<p>« — Laisse-moi.</p> - -<p>« — Tu me tueras plutôt.</p> - -<p>« Alors, il lui serra la gorge de ses doigts crispés -et la bouche sur sa bouche, siffla :</p> - -<p>« — Laisse-moi ou je t’étrangle.</p> - -<p>« Puis il la rejeta à demi morte sur le parquet de la -chambre et disparut dans la nuit. »</p> - -<hr /> - - -<p>Le docteur Tramier cessa de parler.</p> - -<p>Le silence régna un moment sur le pont du navire. -Les cinq ombres restaient muettes : on eût dit qu’une -angoisse descendait sur elles des profondeurs nocturnes -du monde, voilait jusqu’à la phosphorescente -splendeur du Pacifique.</p> - -<p>Pourtant, une voix s’éleva enfin.</p> - -<p>C’était celle de Marie Erikow.</p> - -<p>— Est-il possible que les hommes aiment le mal, -la misère et la douleur ?</p> - -<p>— Non, répondit Tramier, les fous, seulement. -Et mon pauvre ami était fou, incurablement fou.</p> - -<p>— Que de folies diverses il y a sous la calotte des -cieux, murmura Helven, qui sortit un instant de sa -réserve accoutumée. Et qui les distinguera ? Qui fera la -part de la santé et de la maladie, de la folie et de la -raison ? Où commencent l’une et l’autre ? Leurs frontières -sont invisibles.</p> - -<p>Leminhac éclata et de sa voix sonore lança aux -échos de l’infini :</p> - -<p>— Quelle que soit votre subtilité, Monsieur Helven, -vous ne saurez nier que la lumière de la raison balaie -ce ténébreux mélange de sensualité et de mysticisme. -Si Florent avait eu un atome de bon sens et s’il avait -pris trois grains d’ellébore, il serait resté en paix avec -sa femme et n’aurait point eu d’aussi mauvaises -fréquentations.</p> - -<p>— Je ne sais pas, dit Helven, ce que vous appelez -le bon sens. Est-ce le sens commun ?</p> - -<p>— Parfaitement.</p> - -<p>— Dans ce cas, vous me permettrez de le récuser. -Il arrive assez souvent que le sens commun tourne à -ce que vous appelez la folie. L’histoire en est pleine -d’exemples. Des millions d’hommes commettent -ensemble des actes qui, d’après votre bon sens, sont -absurdes. Quelle raison les jugera ? Un souffle que -vous dites insensé, et que je dis mystérieux passe sur -le monde. Sagesse et folie sont des mots. Qu’est-ce -que les guerres, sinon des épidémies mystiques ? -Qu’est-ce que les religions et leur fanatisme ? Des -millions de croyants se précipitent sous les roues meurtrières -du char de Jaggernaut. Les hommes brûlent, -égorgent, écartèlent pour une proposition de foi. Des -processions de flagellants ont traversé l’Italie, portant -leurs cilices, leurs disciplines et leurs fouets -sanglants. Où est-il, le sens commun ? Comment jugerez-vous -les actes et les grands mouvements des foules, -pareils aux courants de l’Océan ?</p> - -<p>Flegmatique, Van den Brooks, qui avait écouté -jusque-là sans mot dire, éleva la voix :</p> - -<p>— Les imbéciles seuls soumettent tout à l’estimation -du bon sens, articula-t-il impitoyablement. Le -bon sens est une courte lorgnette. Vous avez bien -raison, Helven. Où commence la folie ?</p> - -<p>« Vous demandez, Madame, — et il se tourna vers -Marie Erikow qui allumait en cet instant une cigarette -russe — vous demandez s’il est possible que les -hommes aiment le mal, la misère et la douleur, je vous -répondrai : Oui. Bien plus, je dirai que ce sont là les -choses qu’ils préfèrent. »</p> - -<p>Helven tourna curieusement la tête vers le marchand -de cotonnades, car le son de sa voix, où vibrait un -insolite accent de passion, l’intriguait. Était-ce le -reflet de la pipe ? Il lui sembla que les lunettes vertes -brillaient étrangement. Les autres écoutaient. Les -paroles de Van den Brooks portaient, ce soir, plus loin -que de coutume.</p> - -<p>— Que fait l’enfant ? Il prend un moineau et il -l’aveugle. Ensuite, il le caresse, il le pose tout chaud -dans sa petite main, baise les paupières crevées et -l’appelle « mon mignon, mon petit oiseau chéri ». Tout -l’homme est là, et la femme.</p> - -<p>« La souffrance nous attire obscurément. Cet attrait -est plus fort que celui du bonheur et de la joie.</p> - -<p>« On aime à voir les bêtes dans les ménageries, les -lions couverts de plaies, les tigres aux yeux chassieux, -les buffles dont les orbites sont incrustés de petites -mouches malignes. On regarde longuement les prisonniers. -Je me souviens de convois en Sibérie. Le -bruit des chaînes chatouille agréablement l’oreille de -l’homme sensible. Il s’apitoie et il croit qu’il est bon. -Sa vanité est flattée. Puis, au fond de lui-même, il jouit -davantage de sa liberté, devant la servitude des -autres. La souffrance est un piment fort savoureux. -On en goûte d’abord du bout des lèvres, comme -le bourgeois qui regarde passer les prisonniers. -Peu à peu, on s’affine, on se perfectionne, on va -loin…</p> - -<hr /> - - -<p>Helven aurait juré que Van den Brooks passait -doucement sa langue sur ses lèvres.</p> - -<hr /> - - -<p>— Pour donner de la volupté à Florent, il faut -toute la misère humaine. Il lui faut ces filles qui -livrent leur corps au premier venu, pour une bouchée -de pain, qui subissent les contacts les plus ignobles, -dont l’incessante besogne est de s’étendre sur le dos, -du matin au soir et du soir au matin, parquées -dans des quartiers spéciaux, dans des maisons closes, -gavées de stupre et d’alcool, devenues plus lourdes et -plus apathiques que des bêtes de somme ou gorgées de -haine et d’un fiel longtemps accumulé. Quel raffinement, -que d’aller demander l’amour à ces machines -à plaisir, de les obliger à un sursaut humain et de les -laisser retomber ensuite dans leur misère ou leur -indifférence plus affreuse encore. Le joli jeu, vraiment. -Votre malade était un délicat, docteur.</p> - -<p>— A vrai dire, dit Tramier, je n’ai jamais considéré -la chose sous ce jour.</p> - -<p>— Toute la misère humaine, oui. Le résultat quintessencié -de cette civilisation de maîtres brutaux -et d’esclaves grossiers, le voilà pour quelques -artistes, jouir de la souffrance, chercher la volupté -dans la douleur. Et regardez-les avec leur bouche -bégayante de pitié et leurs yeux étincelants de désir. -Regardons-nous aussi et demandons-nous si nous ne -leur ressemblons pas.</p> - -<p>— Ne jouissons-nous pas quelquefois de notre -propre douleur ? dit Helven.</p> - -<p>— Oh ! combien de fois ! s’exclama Marie Erikow — et -le geste de son bras traça dans l’ombre une ligne -blanche au bout de laquelle luisait une cigarette, -comme une pierre précieuse. — Combien de fois ! Quand -j’étais petite fille, il m’arrivait de me réveiller la nuit -et de mettre mes pieds nus sur le carreau glacé, jusqu’à -ce que le froid me mordît comme une brûlure. -Je me recouchais et j’avais plaisir d’avoir eu mal. -Pourquoi ?</p> - -<p>— Inconsciemment d’abord, reprit Van den Brooks, -consciemment ensuite, on tire volupté de la souffrance -d’autrui. Voyez l’amour lui-même, comme il se -confond avec la douleur. Deux amants font de leurs -baisers des morsures cruelles, jamais assez cruelles à -leur gré. Le sang jaillit quelquefois sous leurs lèvres et -ils le boivent avec délices.</p> - -<p>— Amours de sauvage, murmura Leminhac assez -bas, parce qu’il craignait de déplaire à Marie Erikow -dont l’exclamation l’avait surpris.</p> - -<p>Mais Van den Brooks insista cruellement, les lunettes -vertes tournées vers l’avocat, qui se sentait fort mal à -l’aise.</p> - -<p>— Amours de sauvages, que non pas. Vous ne connaissez -pas les sauvages, maître Leminhac. Je vous en -ferai connaître, s’il vous plaît. Ce sont des animaux -bien plus doux que nos civilisés. Le culte -et la passion de la douleur ne viennent que tard. -Il faut un dosage compliqué de toutes sortes d’ingrédients. -La religion, l’intelligence, la culture, tout -cela aiguise notre instinct de délectation cruelle.</p> - -<p>« Se mortifier, n’est-ce pas le suprême délice des -ascètes ? Est-ce autre chose que cet instinct cruel -tourné contre nous-mêmes ? Comme il est bon de se -faire mal, n’est-ce pas, Madame Erikow ? Vous êtes -Russe, vous comprenez cela mieux que les Français, -quoique parmi eux il y ait eu quelques bons maîtres -de la torture psychologique.</p> - -<p>— C’est vrai, dit Marie Erikow, il y a là une ivresse -que mes frères slaves recherchent volontiers.</p> - -<p>— L’homme aime à faire souffrir et il aime ce qui -le fait souffrir. Le chien aussi aime le maître qui le -bat. D’un bout à l’autre de l’univers, c’est un continuel -échange. Nous nous baignons dans la douleur.</p> - -<hr /> - - -<p>Van den Brooks articula ces derniers mots d’une -voix plus sourde. Il y avait dans son accent une violence -contenue qui frappa les passagers. Tramier lui-même, -qui sommeillait dans son <span lang="en" xml:lang="en">rocking-chair</span>, tressaillit. -Un léger malaise s’empara du groupe. M<sup>me</sup> Erikow -donna, contrairement à son habitude, le signal -du départ, et se sauva sans prendre le bras d’Helven. -Celui-ci serra la main de Van den Brooks et, comme -il s’éloignait, il entendit le marchand de cotonnades -qui, les yeux tournés vers les constellations éparses, -murmurait :</p> - -<p>— Dieu n’est que le plus artiste des bourreaux.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">TROISIÈME PARTIE<br /> -L’ESCALE</h2> - - - - -<h3 id="ch15">CHAPITRE XV<br /> -<span class="sc">Où il est donné à Helven d’expérimenter à ses -dépens la fragilité féminine.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">« Viros illustres decipis</div> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">« Cum melle venenosa. »</div> -</div> - -<p class="sign"><i lang="la" xml:lang="la">Carmina vagorum</i>.</p> - -</blockquote> - -<p>— Demain, dit Van den Brooks à ses hôtes, nous -serons en vue de mon île, et j’imagine que nous -pourrons débarquer dans la soirée.</p> - -<p>— Vous êtes vraiment roi d’une île déserte ? -exclama Marie Erikow. Helven l’avait deviné… Et -elle se tourna en riant vers le peintre.</p> - -<p>— Monsieur Helven est fort perspicace, répondit le -trafiquant. Je m’en étais déjà douté. Mais, ajouta-t-il, -mon île n’est pas déserte : elle est même fort bien -peuplée. Ce sera pour moi un honneur et une joie -que de vous la faire visiter.</p> - -<p>— Certes, dit le professeur, nous ne saurions laisser -passer une pareille occasion d’élargir nos connaissances -géographiques. Où donc est située votre île ?</p> - -<p>— Je suppose, répondit Van den Brooks, qu’elle -fait partie de l’archipel océanien. Tout me porte à le -croire : la végétation, les récifs de coraux, les volcans, -bien qu’elle soit absolument à part des groupes d’îles -reconnues.</p> - -<p>« Je puis, ajouta-t-il, avec un accent de fierté, me -vanter de l’avoir découverte. Aucune carte n’en fait -mention. Peut-être William Dampier, dans le premier -voyage qu’il fit en 1699 avec le capitaine John -Cock, le boucanier et le pilote Cowley, l’aperçut-il. -Un passage de son récit me porte à le croire ; mais, -s’il baptisa l’île Orageuse et l’île des Pétoncles, il ne -donna pas de nom à la terre qui devait porter le mien.</p> - -<p>— Et vous avez fait part de votre découverte, -naturellement ? demanda le professeur.</p> - -<p>— Pas encore, répondit Van den Brooks ; j’attends -d’avoir achevé quelques expériences, précisé exactement -la situation de l’île, etc…</p> - -<p>— C’est un conte des Mille et une nuits, dit Marie -enthousiasmée. Et qu’y a-t-il dans l’île Van den -Brooks ? Des trésors ?</p> - -<p>— Peut-être, répondit le maître du navire. -Patience !</p> - -<p>— Cette escale, interrogea Leminhac, nous -détourne-t-elle beaucoup de notre route ? Je vous -pose cette question au sujet de ma conférence de -Sydney.</p> - -<p>— Soyez sans inquiétude, mon cher maître, nous -parviendrons sans encombre et sans retard à notre -commune destination.</p> - -<p>Sur cette réponse ambiguë, l’homme aux lunettes -vertes salua ses hôtes et s’éloigna.</p> - -<p>On sortait de table ; le professeur se disposait à la -sieste. Leminhac proposa à Marie Erikow de lui faire -la lecture.</p> - -<p>— Mais que lirez-vous ? demanda celle-ci.</p> - -<p>— Ce que vous voudrez : des vers, de la prose ou -un article de magazine.</p> - -<p>— Non, fit Marie, la lecture m’ennuie.</p> - -<p>— Que désirez-vous donc ?</p> - -<p>— Rien. Dormir.</p> - -<p>— Dormez, dit Helven. Pendant votre sommeil, -je ferai votre portrait.</p> - -<p>— Je commence, dit la Russe.</p> - -<p>Et elle ferma les yeux.</p> - -<p>Leminhac, furieux, quitta le salon.</p> - -<p>— Bonne chance, siffla-t-il au peintre.</p> - -<hr /> - - -<p>Helven et Marie demeurèrent seuls. On devinait -derrière les stores qui voilaient les hublots, l’océan -embrasé et la lourde splendeur de l’après-midi tropicale. -Les boiseries du navire craquaient de chaleur. -Des fleurs dans les vases laissaient choir leurs pétales. -Le peintre passa la main sur son front et le sentit -humecté d’une légère sueur. Marie ne bougeait pas.</p> - -<p>Ses yeux étaient clos et les cils faisaient sur le -visage une ombre soyeuse. Les narines frémissaient -d’une palpitation presque invisible ; mais cela suffit -à Helven pour qu’il n’eût plus la moindre envie de -prendre un pinceau ou un crayon.</p> - -<p>— Ce simple frisson, songeait-il, cette ondulation -insaisissable de la vie, qui l’a rendue ? qui la rendra ?</p> - -<p>Il se laissa glisser sur un coussin au pied du fauteuil.</p> - -<p>Marie n’avait pas eu besoin d’ouvrir les yeux. Elle -étendit la main et le peintre la couvrit de baisers. -Marie jugeait maintenant qu’il était nécessaire de lui -accorder quelques menues faveurs, destinées à lui -faire prendre patience jusqu’à la fin du voyage et elle -comptait bien les lui doser savamment.</p> - -<p>Helven agenouillé se disait :</p> - -<p>— Je parlerai.</p> - -<p>Et il parla. Nous ne rapporterons pas ses paroles : -tous nos lecteurs les ont prononcées, toutes nos lectrices -les ont entendues. En pareil jeu, il faut être -acteur ; les spectateurs et les chroniqueurs ont le -mauvais rôle. Remplaçons donc le monologue de -l’amant et les agaceries de la dame par le signe qu’en -solfège on nomme silence. Vous qui lisez cette histoire, -vous saurez bien le rendre éloquent.</p> - -<p>Dans les flancs revêtus de bois précieux de cet -étrange navire — qui n’a peut-être jamais existé — atomes -écrasés sous les splendeurs conjointes de -l’océan et du ciel qui heurtent leurs rayons comme -deux boucliers d’émeraude et de saphir… etc… etc… : -le thème est d’un beau lyrisme et nous l’abandonnons -à votre verve, ami lecteur.</p> - -<p>Seul, le résultat de cet entretien nous intéresse. -Helven crut les paroles tendres qui sortaient de la -bouche de Marie. Elles furent pour son cœur le plus -délectable des élixirs et le plus suave des baumes. -Bien qu’il ne fût ni plus naïf, ni plus sot qu’un autre, -il ne douta point qu’elle ne l’aimât. En pareille -matière, l’expérience n’est qu’une bulle de savon et -l’amoureux échaudé ne craint pas l’eau froide des -désillusions à venir. Il la crut, parce qu’elle était -belle, avec ses mâchoires un peu lourdes et ses torsades -fauves. Il la crut, parce qu’elle connaissait l’art -de manier le cœur des hommes et d’aiguiser à la fois -leur désir et leur tendresse, sans satisfaire l’un et -l’autre. C’était là sa fonction naturelle : susciter -mirages et prestiges et faire ensuite la pirouette. -Le chat joue avec la souris, le serpent avec l’oiseau, -la femme avec l’homme, en quoi, elle a beaucoup plus -d’avantages que le chat et le serpent, car la souris et -l’oiseau n’ont — du moins, nous le préjugeons — qu’une -sensualité médiocre et fort peu de vanité.</p> - -<p>Lorsque Marie remit sur ses joues un nuage de -poudre, destiné à lui donner le teint à la mode du jour ; -lorsqu’elle promena sur ses lèvres, effleurées par bien -des hasards, un bâton de carmin, tapota devant la -glace une chevelure légèrement ébouriffée, Helven -crut à la beauté de vivre et à l’éternelle jeunesse du -monde.</p> - -<p>Il y crut — jusqu’à la nuit tombée.</p> - -<hr /> - - -<p>Ce soir-là, on ne conta pas d’histoires sur le pont du -<i>Cormoran</i>. La nuit était trop émouvante par son -seul infini, avec le fourmillement de ses étoiles, le -halètement des houles et la plainte des brises voyageuses, -pour que les passagers sentissent le besoin -d’échanger des paroles. Leminhac lui-même se taisait. -Comme on approchait de l’escale, on se grisait une -dernière fois de solitude et de silence.</p> - -<p>Van den Brooks songeait. La rêverie de l’homme -blond était profonde ; son esprit, sans doute, se -mêlait aux eaux ténébreuses, mouvant comme elles, -comme elles sans repos. De petites couronnes de -fumée sortaient de sa bouche et sa barbe rougeoyait -sous le reflet de la pipe courte, à chaque bouffée, -comme une forge qui s’éteint et se rallume tour à tour.</p> - -<p>— A quoi peut rêver cet homme ? se demandait -Marie.</p> - -<p>Et elle éprouvait un secret dépit à songer que vraisemblablement -ce n’était point à elle.</p> - -<p>Helven était auprès de la Russe et cherchait une -main qu’elle abandonnait ou retirait avec un art -consommé. Le peintre était trop heureux pour ne -pas voir dans ce manège les preuves d’un amour -presque vainqueur et d’une vertu encore réticente.</p> - -<p>Marie Erikow rêvait, elle aussi. Hélas ! ce n’était -plus au jeune préraphaëlite, ni aux enivrantes -minutes de l’après-midi, dans le salon du vaisseau -titubant de la torpeur des siestes. Elle se rappelait, -fort naïvement, avoir, au sortir des bras timides et -passionnés du peintre, souri à quelqu’un qui, lui, ne -souriait jamais.</p> - -<p>Helven fut fort surpris de la voir se lever la première -et, prétextant une migraine, se retirer dans sa -cabine.</p> - -<p>Les hommes restèrent seuls.</p> - -<p>— Je mets au concours, dit l’acide avocat, le -sujet suivant : Du rôle de la migraine dans la psychologie -féminine, sa nature et ses variétés, son avènement -historique.</p> - -<p>— La migraine a eu plusieurs noms, dit le docteur -Tramier. Ce furent d’abord les vapeurs. Aujourd’hui, -elle est, avec la crise de nerfs, la ressource suprême des -lectrices de Paul Bourget.</p> - -<p>Helven, plein d’une inquiétude qui rongeait déjà -son pauvre bonheur, arpentait le pont et finit par se -diriger vers l’avant, sous prétexte d’astronomie.</p> - -<p>— Il fera de bonnes observations, dit Leminhac, -car il est déjà dans la lune.</p> - -<hr /> - - -<p>Le pont du <i>Cormoran</i> était depuis assez longtemps -déserté par les passagers et les étoiles commençaient -à pâlir, lorsqu’une forme sombre émergea -de l’entrepont. La clarté d’un astre indiscret fit -étinceler une boucle malencontreusement échappée -d’une résille de soie. Marie Erikow, drapée dans un -long châle, en grand appareil de mystère, se coula -dans l’ombre, comme si elle eût redouté le regard de -quelque invisible vigie.</p> - -<p>Le navire semblait abandonné de ses passagers et -de son équipage, pareil à un vaisseau fantôme, -voguant au hasard de l’immensité. Seule, à l’avant, -la silhouette de l’homme de quart faisait une tache -d’ombre. Les vergues aux voiles repliées gémissaient -par instant dans le silence.</p> - -<p>Marie se dissimulait sous la passerelle de manœuvre. -Nul, à cette minute, ne pouvait distinguer son visage, -mais ses yeux glauques devaient briller d’un éclat -assez vif ; elle froissait dans ses mains une mince -feuille de papier qu’elle avait trouvée, épinglée sur -sa toilette, par un audacieux coquin, lequel n’avait -pas eu besoin de se nommer. Certes, ni Leminhac, -ni le timide Helven n’auraient osé s’aventurer ainsi -dans une cabine au risque d’être pris pour malandrins -ou goujats et dénoncés par quelque steward trop -bavard. La porte avait sans doute été délicatement -ouverte à l’aide d’une fausse clé et il faut à ce genre -d’entreprise une éducation technique que, fort -malheureusement à notre avis, ne reçoivent pas encore -tous les fils de notaire ou d’épicier.</p> - -<p>La Russe, avec ce savoureux frisson de curiosité -qui a conduit à leur perte pas mal de filles d’Eve, se -hâta de lire les lignes tracées au crayon, d’une main -moins habile à calligraphier qu’à forcer des serrures, -et ne s’indigna qu’ensuite du procédé. Le billet était -écrit en un affreux mélange de français et d’espagnol, -mais le sens en parut suffisamment clair à une -cosmopolite aussi avertie pour qu’elle s’aventurât de -la sorte, sur le pont, à la recherche de…</p> - -<p>Mais à la recherche de qui ?</p> - -<p>Ne nous hâtons pas de la blâmer. Il faut dire à son -excuse qu’elle s’indigna consciencieusement d’une -pareille insolence ; qu’elle satisfit dans son for -intérieur à toutes les conventions morales et religieuses ; -qu’elle éprouva tour à tour les fortes réactions -de la vertu et de la pudeur outragée ; que, si -elle céda à l’invitation impertinente d’un galant, ce -fut par pure curiosité et bien sûre que les choses -n’iraient pas au delà d’une certaine limite, en tout -bien tout honneur s’entend ; que les circonstances -étaient exceptionnelles ; que l’on ne se trouve pas tous -les jours à bord d’un navire comme le <i>Cormoran</i> ; -et qu’enfin, on ne trouve pas à tous les carrefours des -gaillards bien tournés, aventureux, au teint bronzé, -à la gorge nue, des gaillards qui ont dans leur vie des -légendes d’amour et de sang, dont le visage émacié -s’auréole d’un foulard sombre, qui portent un cercle -d’or mince au poignet et une navaja dans leur poche ; -des gaillards dans le genre d’un certain matelot -espagnol, habile à la guitare, aux dés et à la lame : -Lopez, pour ne pas le nommer.</p> - -<p>Il suffit d’ailleurs de prononcer son nom pour qu’il -surgisse. Venu sans doute à pas de feutre, ou caché -derrière un rouleau de cordages. Aux côtés de la -Russe qui tressaille, le voici, long, souple, félin. C’est -décidément un bel écumeur d’océans, le don Juan -classique des ports, le chevalier des maisons closes -où les matelots en bordée emplissent de piastres et de -pistoles les bas à fleurs des courtisanes. De nobles -dames ne sont pas insensibles à l’éclair noir de ses -yeux et Marie Erikow, la première, en subit le -brusque prestige. Le coquin sait son pouvoir et -n’en abuse pas. Mais il sait aussi qu’en pareille occasion, -parler importe peu et, puisque la belle est -venue…</p> - -<p>Que les amoureux fervents et les savants austères, -arrivés ou non à la mûre saison, que les petits jeunes -gens farcis d’idéalisme et soupirants effarouchés -d’improbables Béatrices ; que les vieillards pleins de -regret et les adultes pleins de désillusion prennent -exemple sur ce gars souple et farouche. Le fruit est -mûr ; il sait le cueillir : tout est là. Et le baiser que -longuement il imprime sur les lèvres de l’imprudente, -elle le savoure maintenant avec autant de délices — et -peut-être même davantage — que s’il eût été -précédé d’un volume de sonnets et d’un semestre de -cour…</p> - -<p>Et Helven ?</p> - -<p>Helven souffrait d’une insomnie qui lui faisait -arpenter le pont du vaisseau à l’heure où les amoureux -prudents et soucieux d’éviter les désillusions demeurent -sagement entre leurs draps. Quel malicieux -démon lui fit entreprendre la traversée, peu périlleuse -en apparence, du pont arrière au gaillard d’avant ? -Ce qu’il découvrit sur son chemin lui en apprit long -sur l’éternel féminin, si tant est qu’en cette matière -on apprenne jamais quelque chose — quelque chose -du moins que l’on ne soit pas décidé à oublier à la -première occasion.</p> - -<p>Toujours est-il que, prestement retourné dans sa -cabine, il versa sur son oreiller quelques-unes de ces -larmes que l’on verse encore avant trente ans.</p> - -<hr /> - - -<p>Deux autres personnages se souciaient également -fort peu de Morphée et de ses pavots. Décidément, -bien des ombres hantaient, cette nuit-là, le <i>Cormoran</i> -si calme en apparence. L’une d’elles glissait d’un pas -fort léger, le pas d’une personne habituée aux -courses nocturnes.</p> - -<p>Une lampe électrique de poche joua d’un éclair -furtif.</p> - -<p>— Le sommeil vous fuit-il, Madame ?</p> - -<p>— Oh ! Monsieur Van den Brooks…</p> - -<p>— La nuit est fort douce, n’est-ce pas ?</p> - -<p>— Oui… j’étais un peu souffrante… je voulais -respirer…</p> - -<p>— Vous sentez-vous mieux ?</p> - -<p>— Fort bien, maintenant.</p> - -<p>— Puis-je vous accompagner à votre cabine ?</p> - -<p>Et l’ombre gigantesque accompagna l’ombre plus -frêle tandis que la brise continuait à souffler, les -étoiles à luire et l’océan à se plaindre.</p> - -<p>Quant à l’autre noctambule… mais ceci est déjà -d’un autre chapitre…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch16">CHAPITRE XVI<br /> -<span class="sc">Les rancunes de Tommy Hogshead.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<div class="poetry"> -<div class="verse">« Semblablement où est la Reine</div> -<div class="verse">« Qui commanda que Buridan</div> -<div class="verse">« Fût jeté en un sac en Seine. »</div> -</div> - -<p class="sign"><span class="sc">Villon</span>.</p> - -</blockquote> - -<p>Le maître du navire était vraiment un compagnon -fort discret et Marie Erikow n’eut qu’à se louer de -la façon courtoise dont Van den Brooks prit congé -d’elle à la porte de sa cabine, en lui souhaitant une -bonne nuit.</p> - -<p>— Certes, pensait-elle, il aurait pu abuser de la -situation. Qu’il soit ou non marchand de cotonnades, -c’est un galant homme.</p> - -<p>Mais elle éprouvait un secret malaise et quelque -gêne à la pensée d’affronter, le jour venu, la barbe -éclatante et les lunettes du trafiquant. Avait-il vu ? -Il est déplaisant pour une personne bien née et bien -rentée d’être surprise à s’encanailler et, bien qu’un -matelot ne soit pas un domestique et que Lopez fût -fait comme un prince — cela, il fallait le reconnaître — Marie -était fort humiliée en songeant que Van -den Brooks pouvait l’avoir aperçue dans les bras de -l’Espagnol. Au fond, elle regrettait cette aventure. -Elle songea un instant à la porte secrète par où une -princesse illustre faisait passer ses amants dans une -éternité qui la mettait à l’abri des soupçons et des -commérages. Elle aimait, comme toutes les femmes, -les solutions expéditives et, pendant cinq minutes, -elle eût volontiers envoyé vers les prairies d’asphodèles -où vaguent les mânes amoureux, Lopez, Van -den Brooks et même — par contre-coup — le pauvre -Helven qu’elle croyait d’ailleurs paisiblement -endormi d’un sommeil peuplé de son image.</p> - -<p>Il y avait encore à cette heure, à bord du <i>Cormoran</i>, -un homme — ou quelque chose d’approchant — qui -songeait, lui aussi, aux méthodes expérimentales -par lesquelles on peut arracher le plus promptement -possible un ennemi ou un rival à un univers turbulent -de passions et de folies. Ces méthodes peuvent -se justifier — non seulement par l’argument grossier -qui est la force et l’intérêt de celui qui les applique — mais -encore par le bien même du sujet à qui l’on -évite de la sorte une multitude de déboires à venir. -C’est pourquoi l’amant tué par un jaloux comprend, -une fois parvenu sur les rives du Styx, tout ce qu’il -doit à son meurtrier.</p> - -<p>Des considérations d’un altruisme aussi subtil ne -pouvaient d’ailleurs traverser le front étroit de -Tommy Hogshead qui, pareil dans l’ombre à un -esclave de Michel-Ange, accroupi sur un rouleau de -cordes, roulait de ténébreuses pensées.</p> - -<p>Les meilleurs principes de M. Taine ne sauraient -qu’imparfaitement nous faire pénétrer dans l’esprit -du nègre et nous éclairer l’obscure genèse de sa -passion. La race d’abord. Il était né dans la jungle -africaine, parmi les lianes géantes, les fleurs qui se -nourrissent d’insectes, les marécages grouillant de -serpents et d’araignées monstrueuses, d’une mère -au nez percé d’un gris-gris en os. Rien, en dehors des -bordées hasardeuses d’escales, ne pouvait être -pour lui une suffisante préparation à l’esthétique -des blancs. Pourtant, du jour où la Russe mit le pied -sur le plancher du <i>Cormoran</i>, le nègre vécut dans son -sillage parfumé ; il la flairait de loin et surgissait à -ses côtés, à l’improviste, roulant ses yeux de porcelaine -et grimaçant de toutes ses dents. Marie Erikow -parlait parfois en plaisantant de ce simiesque amoureux, -mais la brute l’effrayait, d’autant que Tommy, -dit le Muid ou Tête de Pourceau, semblait avoir pris -de ses frères à la peau laiteuse une certaine crapulerie -de manières, laquelle appartient pourtant en propre -à notre civilisation. Un jour qu’il ne risquait point -d’être surpris, il eut une façon franche et expressive -de démontrer ses sentiments à la Russe qu’un pareil -cynisme indigna, mais qui n’osa s’en plaindre à Van -den Brooks, tant le geste avait été brutal.</p> - -<p>Le milieu et le moment contribuent davantage à -expliquer cette psychologie moricaude. Marie était la -seule femme du navire et les gars de l’équipage n’étaient -pas gens à se contenter des délices inventées par -l’amant spirituel de Petite Secousse ; ils eussent -piétiné sauvagement les plates-bandes du jardin de -Bérénice. Le vent de mer est chargé d’iode ; -le whisky et le <span lang="en" xml:lang="en">ginger ale</span> abondent dans -les soutes du navire. Seul, le chat à neuf queues, -adroitement manié par Hopkins, pouvait maintenir -les convoitises des matelots dans les limites d’une -délectation tout idéale, laquelle se traduisait, au -cours des siestes ou des repos sur le gaillard d’avant, -par des propos d’un lyrisme nostalgique et priapesque, -des facéties dont le sel, pour n’être point -attique, n’était pas moins d’une saveur assez mordante. -Le nègre, peu bavard, humait l’odeur féminine -qui, de la cabine de Marie, se glissait subtilement -à travers les cloisons du navire et il se grisait -lentement d’une menaçante ivresse.</p> - -<p>Quel flair mystérieux lui fit pressentir en Lopez -l’élu et le rival heureux ? C’est ce que la méthode de -Taine ne nous permet pas de deviner. Sans doute -haïssait-il depuis longtemps l’Espagnol, simplement -parce que celui-ci était beau, désinvolte et aimé des -filles. Sa jalousie atteignit le paroxysme lorsqu’il -devina la secrète inclination de la Russe. Les fortes -passions sont susceptibles d’affiner les brutes au point -de les transformer en des psychologues raffinés, -bien plus, de leur donner une intuition que les plus -délicats leur envieraient. C’est ainsi que la soif et la -faim aiguisent l’odorat des chiens et des tigres. -Tommy Hogshead, amoureux, en aurait remontré -à Benjamin Constant, à Stendhal et à M. Paul Bourget. -Enfin la correction publique, à lui infligée par le -bras vigoureux d’Hopkins, épargnée à Lopez par -l’arbitraire de Van den Brooks, avait exaspéré sa -haine. Il tournait sa fureur non pas contre le maître -du navire, car son âme fruste ignorait la justice et -ne connaissait que la force : Van den Brooks était -le maître et en quelque sorte un Dieu ; le nègre -battu baisait sa sandale. Mais Lopez ? Lopez n’était -qu’un matelot comme lui ; il n’avait pas subi les -verges ; il n’avait pas mordu le parquet sous les -yeux ironiques de la femme blanche. A cette pensée, -une rage folle l’étranglait. Dominé par son idée fixe, -il épia les moindres gestes et toutes les allées et -venues des partenaires de ce jeu dangereux ; c’est -ainsi qu’il surprit la rapide génuflexion de Lopez -ramassant l’orchidée tombée — juste à propos — des -mains de Marie.</p> - -<hr /> - - -<p>Ce jour-là devait être marqué dans l’horoscope de -l’Espagnol par une fâcheuse conjonction d’astres.</p> - -<p>Je pense qu’aucune gitane, jeune ou vieille, ridée -comme une vieille pomme ou lisse comme une -orange, des anneaux d’or aux oreilles et flanquée de -quelques sacripants en culottes percées, porteurs de -guitares ou d’accordéons, je pense qu’aucune de ces -prophétesses de carrefour ne lui avait révélé les signes -qui présidèrent à sa naissance, à savoir Saturne, -Mars et Vénus, funestement conjoints. Il se fût, sans -cela, montré plus circonspect.</p> - -<p>L’Espagnol aguiché par Marie, dont l’imprudence -en semblable jeu ne connaissait pas de bornes, et -qui, s’il s’agissait de mettre un homme à ses pieds, -fût-ce un prince ou un débardeur, pouvait braver -le feu, la flamme et même le ridicule, l’Espagnol crut -que l’heure du berger était venue, et berger il se fit, -je n’entends point pâtre sentimental, Tyrcis, -Corydon ou « Pastor fido », mais vrai chevrier andalou, -le sang chaud, la main prompte et la bouche -audacieuse. Toutefois, le lieu du rendez-vous était -mal choisi, et l’arrivée de Van den Brooks interrompit -les ébats où le matelot espagnol se révélait -maître et Marie Erikow, humble servante.</p> - -<p>Lopez s’esbigna, redoutant le maître du navire ; -mais lorsqu’il se retrouva seul et qu’il flaira dans -l’ombre ses mains où traînait une odeur mêlée de -chypre, d’ambre et de santal, le ruffian audacieux -et froid, le fourbe luron et l’aventurier sûr de sa force -disparurent : il ne resta qu’un pauvre fou.</p> - -<p>Avant tout, rattraper sa proie, sentir de nouveau -entre ses bras le poids tiède et parfumé de ce corps, -sur ses lèvres l’élan de la bouche adverse ; briser de -caresses cruelles l’aguicheuse, faire pâmer sous une -étreinte brutale la belle fierté de la dame et saccager, -avec une fureur joyeuse de malandrin, bas de soie -et chemises de linon. L’image de Marie nue, haletante -et humiliée se dressa devant lui. Désespérant -de pouvoir la saisir, il rongeait silencieusement ses -poings.</p> - -<p>La nuit s’achève. L’aube s’élève de la mer. Les -eaux sont plus sombres encore, mais le ciel pâlit à -l’horizon.</p> - -<p>Lopez surgit. Il tient à la main un filin long de -quelques mètres et qui traîne derrière lui. Il s’achemine -vers le bastingage et se penche pour repérer -exactement l’emplacement d’un certain hublot -entr’ouvert par où filtre la lueur d’une lampe. Ce -rond lumineux absorbe toute son attention. Il respire -fortement comme un chien sur la piste, puis noue -d’une main experte son filin à la rampe de cuivre. -Le voici qui enjambe le bastingage. Il se laisse -maintenant glisser le long de la corde. Ses pieds se -balancent dans le vide : ils sont à peu près à la hauteur -du hublot… Le roulis du navire le fait osciller -comme un pendu…</p> - -<hr /> - - -<p>Marie dormait. Elle avait laissé, comme d’ordinaire, -la fenêtre de la cabine entre-bâillée pour permettre -à la brise nocturne de caresser son visage et -ses mains abandonnées.</p> - -<p>Entendait-elle en songe le pincement sourd des -guitares, les doigts claquants des danseurs et le -refrain des habaneras ? Je ne sais…</p> - -<p>… Un cri horrible déchira le silence. Marie sursauta, -les mains à sa gorge. Mais le silence s’était -refermé sur le cri, comme l’eau se referme sur le -noyé.</p> - -<p>Elle tremblait.</p> - -<p>— Un oiseau de mer, pensa-t-elle.</p> - -<p>Mais il n’y a point de mouettes et de goélands -dans ces parages. Il y a seulement dans le remous du -navire — qui suit sa route — une main crispée vers -les étoiles, une bouche qu’emplit la mort.</p> - -<p>… Et sur le pont, muet et ricanant de tout son -ivoire, debout auprès d’un câble tranché, Tommy -Hogshead. Le premier rayon d’aurore effleure la -lame d’un couteau qui luit, au bout d’un bras sombre, -comme un poisson d’argent.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch17">CHAPITRE XVII<br /> -<span class="sc">Le cri de la vigie.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>« Les Espagnols et Quiros lui-même -coururent de grands -dangers sur cette terre qui fut -nommée par le pilote <i lang="es" xml:lang="es">Gente Hermosa</i> -(la belle nation), mais que -les indications trop vagues de sa -relation ne désignent pas assez -pour que nous lui assignions -son nom moderne. »</p> - -<p class="sign"><i>Voyages de Quiros</i>, 1606.</p> - -</blockquote> - -<p>Le matin qui suivit cette nuit, où les principaux -héros de cette histoire se sont montrés sujets à des -insomnies qui — au moins pour l’un d’eux — influèrent -notablement sur le cours de leur destinée, ce -matin-là, Leminhac, fort dispos, car il n’avait pas -souffert du même malaise, se précipita au-devant de -Marie Erikow, dès que celle-ci apparut sur le -pont.</p> - -<p>— La terre, cria-t-il, en agitant sa casquette.</p> - -<p>Van den Brooks entouré d’Helven, du professeur -et du capitaine Halifax-le-Borgne, dirigeait sa -lorgnette sur un point de l’horizon.</p> - -<p>— Est-ce l’île ? demanda Marie.</p> - -<p>— C’est l’île, répondit le maître du navire, mon -île.</p> - -<p>— Oh ! je veux voir… implora la Russe.</p> - -<p>Elle prit la lunette, mais jura qu’elle ne distinguait -rien.</p> - -<p>— Patience, dit Van den Brooks. Vous aurez le -temps de la voir dans tous ses détails, et, à vrai dire, -elle ne manque pas de singularités.</p> - -<p>— Votre navire, dit Marie, devrait s’appeler -Silence et votre île, Mystère ; vous-même, n’êtes -qu’un gigantesque point d’interrogation. Je vous -déteste.</p> - -<p>Dans l’excitation de la nouvelle aventure, dans -l’attente de cette escale qui s’annonçait si étrangement, -Marie oubliait tous les événements de la veille. -Helven qui, tout en se rasant consciencieusement, -avait rassemblé ses souvenirs de l’Ecclésiaste, des -Pères de l’Église, des poètes antiques et modernes, -des moralistes, de tous ceux enfin qui ont stigmatisé -la fragilité féminine, thème éternel des littératures, -Helven, qui s’était fait une âme à l’épreuve de toutes -les circonstances, ne se souciait pas de rappeler -une mésaventure désagréable pour lui, mais fort -peu flatteuse pour elle.</p> - -<p>Captain Joë batifolait allégrement sur l’épaule -droite du marchand de cotonnades, tandis que -Jack-le-Triste, l’ara gris et rouge (qui m’excusera -de ne lui avoir fait jouer dans cette histoire qu’un -rôle de second plan… ce n’est d’ailleurs que partie -remise) élisait la gauche pour perchoir. L’avisé -conseiller de Van den Brooks avait dû faire son -rapport, car le maître du navire émit une étrange -proposition.</p> - -<p>— Les bains nocturnes, dit-il, — et les passagers se -regardèrent avec stupéfaction — les bains nocturnes -ne valent rien pour la voix.</p> - -<p>— ? ??</p> - -<p>— Oui, ajouta-t-il, un de mes matelots dont les -qualités de chanteur ne vous étaient pas inconnues — vous -souvenez-vous, Madame ? — a commis -l’imprudence de trop rêver aux étoiles et l’imprudence -plus grave encore de tenter un plongeon dans -cette eau perfide, mais si attirante, la nuit. Le -pauvre, je l’excuse, c’était un poète. Quelle ivresse -de brasser ces vagues phosphorescentes qui sont à -la fois de l’or, de l’eau et du feu ; quelle ivresse de -faire le Triton éclaboussé de pierreries, sous le tendre -regard d’Hécate. Hélas ! j’ai bien peur qu’il ne chante -plus.</p> - -<p>— Lopez ? dit Helven.</p> - -<p>— Lopez lui-même. Je lui avais prédit que sa -voix lui porterait malheur. Je voulais dire par là -qu’il avait trop d’imagination.</p> - -<p>— Il y a eu un accident à bord ? demanda le -professeur avec sollicitude.</p> - -<p>— A bord, hum… par-dessus bord, plutôt, commenta -Van den Brooks. Mais tout cela n’a aucune -importance. Ce sont des détails d’ordre intérieur.</p> - -<p>Marie n’avait pas bronché. Aucun trait de son -visage ne décelait l’angoisse qui l’étreignait.</p> - -<p>— Oh ! fit Van den Brooks, sentez-vous l’odeur — l’odeur -de mon île ?</p> - -<p>Le professeur renifla, l’avocat enfla ses narines.</p> - -<p>— Je ne sens rien, affirmèrent-ils ensemble.</p> - -<p>Mais Van den Brooks aspirait avec volupté un -parfum trop subtil pour les narines vulgaires.</p> - -<p>— Ce sont mes forêts, murmura-t-il dans une -sorte d’extase, mes forêts de bois de rose, de santal -et d’orangers ; mes collines que bleuit le myrte à thé, -où fleurissent les champs d’arum ; mes plaines couvertes -de moissons, où l’on cueille l’enivrant kava ; -mes rivières ombragées qui roulent des paillettes -d’or, mes cascades, mes pâturages, mes haies de -mûriers, tout ce parfum de la terre promise, de la -terre de mon peuple, de mon royaume enfin, qui est -le royaume de Dieu.</p> - -<p>— Je ne sens toujours rien, chuchota l’avocat, -agacé par ce lyrisme, à l’oreille d’Helven.</p> - -<p>— Oh ! fit celui-ci, je flaire aussi le parfum de -votre île, monsieur Van den Brooks. Il embaume -délicieusement.</p> - -<p>— Et moi aussi, dit Marie Erikow…</p> - -<p>— Voici la terre, prononça le maître du navire -avec une étrange solennité.</p> - -<p>Ce ne fut d’abord qu’un point imperceptible, puis -dans le cercle de la lunette apparurent peu à peu -une bande sombre qui était les forêts, des points -lumineux qui étaient les brisants ruisselants d’écume.</p> - -<p>— Vous ne pouvez voir les cimes, dit Van den -Brooks. Elles sont cachées par les nuages. Mais il -y a des montagnes au cœur de mon île et vers elles -montent lentement les plaines et les forêts, comme -un cortège de suppliants vers l’autel. Elles vomissent -parfois le feu et la terreur, car l’Esprit réside -sur les sommets.</p> - -<p>— Cette île est donc habitée par un Dieu, demanda -ironiquement Leminhac.</p> - -<p>— Vous l’avez dit, répondit le marchand avec -gravité.</p> - -<p>L’avocat, à qui Helven poussait le coude, n’insista -pas, pour ne point blesser des convictions religieuses -aussi personnelles que celles de M. Van den -Brooks, lequel paraissait d’ailleurs en ce moment fort -peu enclin à la plaisanterie.</p> - -<p>— Oui, dit le maître du navire, bien avant de voir -mon île, je sens son odeur. Je la flaire de loin, comme -un fauve.</p> - -<p>Et fauve il paraissait vraiment avec sa barbe où le -soleil allumait des lueurs.</p> - -<p>Il continua :</p> - -<p>— Les anciens navigateurs découvrirent, grâce à -leur odorat, des îles inconnues. Bougainville n’écrit-il -pas — c’est un poète — : « Longtemps avant l’aurore, -une odeur délicieuse nous avait annoncé le voisinage -de cette terre. » Byron et ses compagnons décimés -par le scorbut respirent, sans pouvoir aborder -leurs rivages, l’aromatique parfum des îles qu’ils -nomment amèrement les Iles de la Déception. Et -moi-même, c’est l’émanation de ma terre qui m’a -guidé vers elle.</p> - -<hr /> - - -<p>A mesure que le <i>Cormoran</i>, dont la vive allure -n’avait jamais diminué, se rapprochait de l’île, les -passagers pouvaient distinguer sur l’horizon le profil -de ce mystérieux domaine.</p> - -<p>Il semblait de vastes dimensions. Vue à une distance -de quelques milles, l’île apparaissait de contours -assez harmonieusement arrondis.</p> - -<p>— Elle a la forme d’une harpe, dit Marie Erikow.</p> - -<p>Au centre, émergeait, dominant des vallonnements -sombres et comme une mer de feuillages, une cime -noirâtre, d’aspect sinistre. Un panache — nuages ou -cendres — la couronnait.</p> - -<p>— C’est en effet, dit le professeur, une île volcanique -et M. Van den Brooks a raison de croire qu’elle -se rattache à l’archipel océanien.</p> - -<p>— Découverte, articula lentement le marchand de -cotonnades, je l’ai découverte. Sentez-vous la force -de ce mot, comprenez-vous tout ce qu’il représente ? -Je sais maintenant de quelle formidable ivresse dut -défaillir l’âme de Magellan, lorsque sa caravelle -fendit les eaux vierges du Pacifique. Dans ce vieil -univers pourri, où grouillent toutes les vermines -de la corruption, où tout est souillé, où tout est -flétri, où les sèves sont anémiées, où le printemps -est sans vigueur, où tout, même les arbres, même -l’humus nourricier, s’épuise de décrépitude et de -sénilité, retrouver l’Éden luxuriant et le jeune visage -de la vie ! Sentez-vous cela ? Le sentez-vous ?</p> - -<p>— Je comprends, dit Helven, ému malgré lui par -cet homme qui semblait à la fois un prodigieux acteur -et un prophète inspiré (les deux d’ailleurs se concilient).</p> - -<p>— Je comprends aussi, dit Marie Erikow que l’attitude -d’Helven inquiétait.</p> - -<p>— Mais, demanda Tramier, comment l’avez-vous -découverte ?</p> - -<p>— Ce ne fut pas seulement le hasard. Je la cherchais. -Je savais qu’il devait y avoir dans quelque coin -du globe une terre à moi réservée. J’ai toujours cru à -ma mission et à mon étoile. Ma mission était de découvrir -mon peuple, d’instaurer mon règne : je ne lui ai -point failli.</p> - -<p>« Je montais alors un sloop : le <i lang="en" xml:lang="en">Swallow</i>, l’Hirondelle, -si vous voulez. Un bon bâtiment pour ces parages. -Je n’avais pas encore le <i>Cormoran</i>. Si je trafiquais -d’ambre gris, de corail rose, d’épices ou de toute autre -marchandise, que vous importe ! Acheter ou vendre, -qu’est-ce que cela ? Voler ou prêcher, flibustier -ou missionnaire, baptiser ou empaler : qu’est-ce que -cela ? Il n’y a que la mission qui compte.</p> - -<p>« Je savais qu’il y avait dans cette région du Grand -Océan des îles — une tout au moins — que les navigateurs -les plus illustres n’avaient pas reconnues. -J’ai lu tous leurs récits, étudié tous leurs mémoires, -toutes leurs cartes. Et dans cette étude solitaire, sous -la lampe vacillante accrochée au plafond de ma cabine, -je revivais les minutes glorieuses que connurent ces -Puissants. Ainsi mon imagination enfiévrée m’a fait -suivre Schouten qui découvrit Honden ou l’île des -Chiens, car il y a là des chiens qui n’aboient pas ; -Quiros, lorsqu’il fonda Jérusalem-la-Neuve ; Rooggewen -qui aperçoit dans la clarté de l’aube une île qu’il -nomme <i>Aurore</i> et le même jour, au crépuscule, une -autre île qu’il nomme <i>Vêpre</i> ; Dampier qui frémit -devant l’Ile Brûlante d’où sort un mugissement -pareil au bruit du tonnerre, et tant d’autres, capitaines -de navire, boucaniers, flibustiers, savants, tous -partis à la conquête du monde. Et les lions marins -escortent leurs galères ; des sauvages noirs ou cuivrés -s’empressent autour d’eux, leur offrant des présents -inconnus, grimaçant de leurs faces peintes.</p> - -<p>« J’enviais les conquistadors. Mais une amertume -me venait à lire le récit de tant d’exploits. Qu’avaient-ils -fait de leurs conquêtes ? Docilement livré à la -cupidité mesquine, à la brutalité aveugle de leurs -rois, de leurs empereurs qui, à leur tour, cédèrent -les forêts embaumées, les récifs de coraux et les filles -sauvages de ces îles, vêtues d’étoffes plus douces que -la soie, à d’immondes commis, à de fétides trafiquants. -Issue misérable de tant d’épopées.</p> - -<p>« Une voix m’appela ; une étoile me conduisit.</p> - -<p>« Je peux dire qu’à cette époque, j’étais déjà -rassasié des joies humaines, ayant pris de fort bonne -heure ma place au banquet et dévoré plus que ma -part à belles dents. Pourtant, ce ne fut pas sans une -étrange ivresse que je reconnus le Présage.</p> - -<p>« Car il y eut un Présage.</p> - -<p>« Nous naviguions depuis deux semaines. Mon équipage — il -comprenait quelques-uns de ceux qui sont -ici — était épuisé de fatigue. Le scorbut minait la -plupart d’entre nous. Nous soupirions vers la fraîcheur -des aiguades, les plages de sable blanc -qu’ombragent les cocotiers et les bords obscurs des -rivières. Mais rien. Parfois d’aromatiques bouffées -nous faisaient espérer l’approche d’une terre fertile. -Hélas, ce n’était que déception.</p> - -<p>« Un matin, comme le soleil se levait, je faisais ma -ronde habituelle et je me rendais auprès de l’homme -de quart pour voir si le coquin ne s’était pas endormi -à son poste, lorsqu’un choc me renversa. En même -temps, j’entendis un grand bruit à l’avant. Je me -relevai en hâte. Le pilote me faisait des signes. -J’accourus et que vis-je à l’avant du navire ? La -mer toute rouge de sang. Oui, du sang, de larges -plaques d’écume rose, sur l’eau calme qu’empourpraient -encore les feux d’une aube inespérée.</p> - -<p>« Je vis là un présage et je ne me trompai point, -car le soir, nous découvrîmes, sous l’orbe crépusculaire -du soleil, la terre fumante et vierge de mon -île.</p> - -<p>« Lorsque je mis au radoub mon sloop le <i lang="en" xml:lang="en">Swallow</i>, je -pus m’expliquer la cause de ce prodige que les anciens -eussent enregistré dans leurs annales. On vit, à -l’avant, à sept pieds sous l’eau, une corne fort enfoncée, -à peu près de la figure et de l’épaisseur d’une dent -d’éléphant. C’était sans doute un monstre marin qui -avait donné dans le bordage. Mais les faits les plus simples -décèlent parfois la force occulte du Destin.</p> - -<p>— Et, insista le professeur, êtes-vous bien sûr que -d’autres Européens n’aient pas mis le pied sur ce sol ?</p> - -<p>— Sûr, dit Van den Brooks, du moins en ce qui -concerne les navigateurs connus. En tout cas, mon -île n’est portée encore sur aucune carte.</p> - -<p>— Quelle belle communication à faire à la Société -de géographie ! s’extasia Tramier.</p> - -<hr /> - - -<p>A ce moment, le gong résonna et la salle à manger -du <i>Cormoran</i> réunit les passagers autour de Van den -Brooks.</p> - -<p>— Notre dernier repas avant l’escale, dit ce dernier ; -nous débarquerons avant que la nuit soit tombée.</p> - -<p>Le champagne coula en l’honneur de la Nouvelle -Terre et Marie Erikow en but un grand nombre de -coupes, accompagnées d’amandes grillées mélangées -de gros sel.</p> - -<hr /> - - -<p>Le sort de Lopez l’intriguait, l’angoissait même. -Inconsciemment, elle avait voué le beau et infortuné -matelot au sort de Buridan, et maintenant, elle craignait -que ce vœu n’eût été soudainement réalisé. Les -paroles ambiguës de Van den Brooks avaient jeté le -trouble dans son âme. Cependant, elle n’osait interroger -personne.</p> - -<p>Le déjeuner fini, elle se retira sous prétexte de -boucler ses malles et gagna la cabine du capitaine -Halifax. Elle frappa.</p> - -<p>— Entrez, répondit une voix enrouée.</p> - -<p>Apercevant la Russe, Halifax-le-Borgne bondit du -lit étroit où il était étendu, en bras de chemise et -secouant sur sa paume une pipe refroidie. Il mâchonnait -des excuses et semblait confus d’être surpris en -si familier accoutrement par la passagère, l’unique -passagère.</p> - -<p>— Ne vous excusez pas, capitaine, dit la Russe. -Vous êtes chez vous, restez à votre aise.</p> - -<p>La cabine sentait la saumure et le tabac. Halifax — méticuleusement -propre d’ailleurs — n’aimait -que ces frustes parfums.</p> - -<p>— Et que puis-je pour vous, Madame ?</p> - -<p>— Un simple renseignement. Un potin du bord, si -vous préférez. Voilà. Il paraît qu’il y a eu un accident -cette nuit. M. Van den Brooks n’en dit pas long à ce -sujet et je suis inquiète, inquiète… Je ne sais même -pas quelle est la victime. Mais la pensée qu’il y a -quelqu’un de souffrant à bord m’est insupportable. Je -voudrais tant faire quelque chose. Les soins d’une -femme peuvent être précieux. Et un secours d’argent, -peut-être ?</p> - -<p>Halifax, caressant sa pipe sur ses narines, écoutait -sans mot dire. Je ne puis dire qu’il souriait, car le -Borgne n’avait souri que deux fois dans sa vie : le -jour où il avait porté sa femme en terre et le jour où -Van den Brooks lui confia le commandement du -yacht. Il n’avait d’ailleurs dans sa longue carrière -pleuré qu’une seule fois, et ce fut le jour de son baptême.</p> - -<p>— Ne soyez pas aussi mystérieux que M. Van den -Brooks, parlez, capitaine. Je tiens à soulager ce malheureux…</p> - -<p>— Le malheureux en question, Madame, s’il souffre -actuellement c’est de maux que vous ne pourriez -soulager, malgré tant de bonne volonté. Et je crois -volontiers qu’il est en train de rôtir sur la broche du -diable, parlant par respect.</p> - -<p>Et Halifax, qui était un mécréant superstitieux, -esquissa un vague signe de croix.</p> - -<p>La Russe l’imita, se signant avec le pouce, à la -manière orthodoxe.</p> - -<p>— Mort, murmura-t-elle. Comment s’appelait-il ?</p> - -<p>— Lopez, Madame, l’homme qui chantait.</p> - -<p>— Et comment l’accident est-il arrivé ?</p> - -<p>— Entre nous, Madame, il ne s’agit pas d’un accident, -mais d’un crime, bel et bien. Lopez avait à bord -un ennemi mortel et il ne fait pas bon — croyez-en -ma vieille expérience — avoir à ses trousses un gars -dans le genre de Tommy Hogshead, dont l’âme est -bien plus noire que la peau. Je ne reproche rien à -M. Van den Brooks, qui sait ce qu’il fait mieux que -nous : mais je pense que le chat à neuf queues a -mal servi l’Espagnol, le jour où fut fouetté Tommy. -Déjà, les deux gaillards s’étaient battus — pour -une histoire de rhum — et le nègre, aussi fort qu’il soit, -n’avait pas eu le dessus. Lopez était un boxeur -remarquable et il était capable de couper le sifflet à -une bonne douzaine de sacripants. C’est pourquoi le -Muid l’a pris traîtreusement et l’a balancé par-dessus -bord. Telle est du moins ma supposition.</p> - -<p>— Mais que va-t-on faire du meurtrier ? Il sera -pendu, je pense bien.</p> - -<p>— Bah ! Pas de preuves. Tout ce que je vous dis -là, c’est mon idée. Mais je n’ai pas assisté à la scène. -Je mettrais ma main au feu que tout s’est passé -comme je vous le représente, mais je n’ai pas un -témoin à citer, pas un fait à invoquer. Le nègre -voulait se venger. Il s’est vengé. Que faisait Lopez -à cette heure sur le pont, au lieu de dormir comme ses -camarades ? Cela, c’est une affaire entre les étoiles, la -mer, Tommy Hogshead et le défunt. Pour moi, -mystère.</p> - -<p>La Russe se sentit gênée, bien qu’Halifax fixât -attentivement le cadran d’une montre accrochée au -mur.</p> - -<p>— Et qu’en pense M. Van den Brooks ?</p> - -<p>— Ce que pense M. Van den Brooks, il le garde -généralement pour lui, Madame. En tout cas, il ne -paraît point attacher d’importance à l’incident, -comme il dit. Lopez a eu l’imprudence de se baigner -au clair de lune. Tant pis pour lui. Telle est son -oraison funèbre et l’opinion de notre maître qui est -celle de ses serviteurs…</p> - -<p>Marie se leva et remercia le capitaine. Rentrée dans -sa cabine, elle mit sa tête dans ses mains et se prit à -songer…</p> - -<p>Bientôt retentirent des coups de sifflet, des bruits -de chaînes et de palans. Le <i>Cormoran</i> ralentissait sa -course. Tout l’équipage était à son poste de manœuvre. -On jetait l’ancre.</p> - -<p>Marie baigna ses yeux et monta sur le pont. Le -navire était amarré dans une crique, entre de hautes -et verdoyantes collines. Une plage de sable très blanc -s’inclinait doucement vers la mer…</p> - -<p>L’Ile, c’était l’Ile.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch18">CHAPITRE XVIII<br /> -<span class="sc">L’île Van den Brooks.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">« In the afternoon they came into a land</div> -<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">« In which it seemed always afternoon. »</div> -</div> - -<p class="sign"><span class="sc">Tennyson</span>.</p> - -</blockquote> - -<p>Le débarquement s’opéra avec une solennité qui ne -laissa pas d’étonner les voyageurs. Les matelots -s’étaient rangés en bon ordre sur le pont. Précédé de -l’esclave hindou qui portait une cassette de bois précieux -et conduisait Captain Joë et l’ara, tous deux -liés à une chaîne d’or, Van den Brooks s’avança vers -la coupée et fit signe à ses hôtes de le suivre.</p> - -<p>— Tiens, fit Leminhac, quel est ce personnage de -Mi-Carême ?</p> - -<p>Et il désignait Jeolly, l’Hindou.</p> - -<p>— Je ne l’avais encore jamais vu… Et vous, -Madame ?</p> - -<p>— Ni moi non plus, répondit Marie.</p> - -<p>Comme ils s’apprêtaient à monter dans le canot — le -même qui les avait menés à bord — où le marchand -avait pris place, ils virent une barque se détacher -de la rive prochaine. C’était une pirogue dont l’avant -recourbé s’ornait d’une tête sculptée en bois d’ébène, -avec des yeux de nacre, des oreilles en écaille, une -longue barbe et des lèvres peintes en rouge. Un jeune -homme bronzé, mais point noir, s’y tenait au centre, -appuyé sur une lance ; il était nu ; des fleurs passées -dans ses oreilles et les cheveux poudrés à frimas d’une -sorte de chaux.</p> - -<p>— C’est un des grands de mon royaume, dit Van -den Brooks.</p> - -<p>La pirogue étant à portée de voix du canot, le -jeune sauvage poussa un cri. Les rameurs abandonnèrent -leurs avirons et se dressèrent, poussant une -clameur que répéta l’écho des collines. Puis ils reprirent -leur place et revinrent à force de rames vers le -rivage.</p> - -<p>L’air était doux, embaumé de mille aromes. La -lumière baissait, dorant de ses rayons jaunissants le -sable de la plage sur laquelle se trouvaient rassemblés, -en deux groupes, des hommes bronzés comme le guerrier -de la pirogue et des jeunes femmes, fort blanches, -vêtues d’étoffes multicolores et soyeuses, le front et -les épaules ornés de fleurs inconnues. Lorsque Van -den Brooks mit le pied sur le sol de son île, tous -se prosternèrent, puis les femmes, se relevant, -semèrent sur ses pas des brassées de fleurs, dont -les larges pétales écarlates ouvrirent bien vite -aux voyageurs un chemin de sang. Les guerriers -fermèrent la marche et le cortège s’avança par une -route qui gravissait les flancs de la colline, bordée -d’orangers et de haies de mûriers.</p> - -<p>Van den Brooks, silencieux, demeurait solitaire à -quelques pas des passagers qui le suivaient docilement.</p> - -<p>Le maître du navire semblait plongé dans une austère -méditation et sa haute figure revêtait une gravité -surprenante.</p> - -<p>— Il marche comme un grand prêtre, dit Leminhac. -Il a bien de l’allure pour un marchand de -cotonnades.</p> - -<p>Le professeur, que ce faste flattait, observait les -naturels et la végétation.</p> - -<p>— Cette île doit être d’une grande fertilité, dit-il. -Le climat est sans doute tempéré et toujours égal.</p> - -<p>Marie Erikow ne put s’empêcher de murmurer ces -vers :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">« Un après-midi, ils arrivèrent dans un pays</div> -<div class="verse">« Où paraissait régner un éternel après-midi. »</div> -</div> - -<p class="noindent">et elle crut aborder en rêve sur une terre où les choses -ne changent point et dont la lumière rosée caressa, -un soir, la « mélancolie aux doux yeux » des Mangeurs -de Lotus.</p> - -<p>Helven regardait, étonné et ravi par l’étrangeté du -décor. Comme il considérait un des guerriers de l’escorte, -l’étonnement se peignit sur son visage et il -communiqua à son voisin, le professeur, une observation -qui fit retourner celui-ci.</p> - -<p>— Victime de quelque accident, sans doute, fit -Tramier. Dommage. C’est un superbe spécimen de la -race.</p> - -<p>Le guerrier en question était d’une haute stature ; -la proportion de ses formes était d’une harmonie -antique. Sa peau était fortement hâlée ; ses cheveux -longs et poudrés — ce devait être la coutume de l’île — mais -il était pénible de ne voir, au bout de son bras -gauche, où les muscles saillaient, qu’un moignon -hideux et difforme.</p> - -<p>La vue de ce mutilé superbe et grave causa à Helven -un tel malaise que le paysage, pourtant si calme et -doré par le crépuscule, lui parut brusquement sinistre.</p> - -<p>Mais il ne voulut pas faire part de son impression.</p> - -<hr /> - - -<p>Ils parvinrent dans une sorte d’hémicycle bordé -par des collines toutes mouvantes de sombres feuillages -et dont le centre était formé par une prairie d’un -vert plus tendre, empourprée de ces fleurs dont -aimaient à se parer les naturels. Du sommet d’une -des collines, sur la droite, roulait en mugissant une -cascade, dont les eaux, arrivées à la prairie, se -divisaient en scintillants ruisseaux, entretenant ainsi -dans cette oasis une éternelle fraîcheur.</p> - -<p>— L’Éden, dit Marie. Il ne nous a pas trompés.</p> - -<p>Et tous — même le spirituel avocat et l’exact professeur — aspirèrent -d’une lente gorgée l’odeur d’un -monde nouveau, d’un monde qui s’offrait à leur -bouche comme un fruit ignoré, lisse, velouté comme -une joue d’enfant. Avant de mordre, ils hésitaient sur -le seuil du plaisir, et ils songeaient au Jardin -des premières délices.</p> - -<p>La voix de Van den Brooks rompit le silence doré. -Il s’arrêta et le cortège demeura immobile à sa suite.</p> - -<p>— Ma demeure, fit-il, tourné vers ses hôtes et étendant -le bras.</p> - -<p>Suivant son geste, dans les entrelacs d’une exubérante -végétation où se confondaient les plantes de -tous les climats, aloès, cactus, plantes tropicales épineuses -et charnues, cocotiers, goyaviers, arbres à -pain, bois de rose et de santal, et jusqu’à des pins -parasols qui rappelèrent à Helven les soirs sur le -Pincio, ils distinguèrent, ombragé de palmes, un -édifice aux larges bases, formant une masse sombre -et rougeoyante par endroits, adossé à un rocher de -granit rouge, veiné de vert.</p> - -<p>— Venez, dit Van den Brooks, vous serez les bienvenus.</p> - -<p>Il prirent alors une allée, pavée de lave grise, -bordée de cactus, de figuiers de Barbarie et de palmiers, -qui les conduisit au bas du large perron qu’ornaient -des rampes en corail.</p> - -<p>— Quelle délicieuse résidence ! murmurait le professeur, -les yeux écarquillés derrière son binocle.</p> - -<p>L’Hindou qui avait disparu quelques instants se -montra au sommet de l’escalier et se prosterna, tandis -que Van den Brooks et ses hôtes gravissaient les -degrés.</p> - -<p>L’édifice s’étendait sur une grande largeur, ceint -d’un péristyle fait de piliers en bois de teck qui supportaient -un toit recouvert de feuilles de palmiers.</p> - -<p>— Il ne pleut jamais dans mon île, dit le marchand. -Seule, une rosée nocturne, abondante, donne à ce sol -son admirable fécondité.</p> - -<p>La porte massive et ronde s’ouvrait sur une sorte -de vestibule d’où l’on apercevait un patio rustique, -au milieu duquel fusait un jet d’eau. D’énormes jarres -d’argile jaillissaient des arums aux pétales de cuir -blanc et parfumé, des sortes de digitales bleues, et -aussi les gerbes pourpres de l’île. Sur le seuil de la -maison veillaient deux gigantesques fétiches d’ébène -au masque laqué de rouge.</p> - -<p>Dans le vestibule, les serviteurs, pour la plupart -des naturels vêtus de cette curieuse soie végétale, fort -douce à toucher, que les voyageurs avaient déjà -remarquée, se trouvaient réunis. Ils se prosternèrent, -puis, sur l’ordre du maître, s’apprêtèrent à conduire -les hôtes à leurs appartements.</p> - -<p>Les chambres étaient simples, mais en tous -points confortables : tendues de nattes, meublées de -rotins et de larges divans qui servaient de lits. Portes -et fenêtres demeuraient ouvertes, voilées seulement -de rideaux en perles de bois rouge et noir.</p> - -<p>Marie Erikow, très lasse, s’étendit et, ayant prié -Helven de l’excuser auprès du marchand, s’endormit -au murmure du jet d’eau.</p> - -<p>Helven se pencha à sa fenêtre. Il vit une prairie -d’herbe douce, à la lisière d’un bois épais. L’ombre -de la nuit rôdait déjà. Une vapeur bleue s’élevait des -arbres et de la terre comme un encens d’une cassolette -invisible. Et le grondement lointain de la cascade -accompagnait la musique silencieuse du soir.</p> - -<hr /> - - -<p>Les quatre hommes se retrouvèrent à table. Le repas -était servi dans une pièce fort vaste, ornée de colonnes -en bois précieux. Le plafond était soutenu par de -puissantes travées entre lesquelles se massait la nuit. -D’une lourde chaîne de cuivre descendait une lampe -à trois becs qui versait une clarté jaune sur la -nappe et les cristaux, et par instants un souffle mystérieux -lui imprimait une oscillation qui déplaçait les -ombres dans la chambre. Van den Brooks, le buste -très droit, semblait avoir le front dans les ténèbres. -Les mets étaient apportés par des jeunes filles vêtues -de blanc, couronnées de fleurs, et qui, dans l’obscurité, -glissaient sans bruit comme des visions -élyséennes. L’Hindou se dressait hiératique, appuyé -contre une colonne et paraissait se confondre avec -l’ébène.</p> - -<p>L’ensemble de la scène offrait un curieux mélange -de raffinement et de barbarie. Sans doute était-ce -l’étrangeté du décor, mais les trois convives de Van -den Brooks se seraient sentis plus à l’aise dans l’étincelante -salle à manger du <i>Cormoran</i>. Tout autour -d’eux était mystère, et un pareil mystère à des -milliers de lieues de toute civilisation, dans une île -inconnue, au milieu du Pacifique, n’est pas chose -fort rassurante. L’amphitryon n’était guère fait -pour dissiper le trouble vague de leurs cœurs.</p> - -<p>Aussi le repas fut-il assez morne.</p> - -<p>— Notre étoile nous manque, dit Leminhac.</p> - -<p>— Ne saurez-vous donc jamais vous passer de la -société des femmes ? répondit Van den Brooks. Vous -voilà bien, vous autres Français.</p> - -<p>— J’avoue, déclara Tramier, que je regrette moins -ce soir la présence de notre charmante amie. Je -me sens fort las et je vous demanderai la permission -de me retirer.</p> - -<p>Ils se levèrent. Chacun rentra dans son appartement -où deux servantes d’une grande beauté et de -manières douces et indolentes leur préparèrent un -bain très chaud, à la mode japonaise…</p> - -<hr /> - - -<p>Sous le soleil matinal, l’île, couverte de rosée, étincelait -comme un diamant. Levés dès l’aube, Helven et -Leminhac partirent en excursion, escortés par l’Hindou -que Van den Brooks leur avait assigné pour guide.</p> - -<p>La résidence du marchand avait été construite -dans un endroit solitaire ; autour d’elle, disséminées -dans les arbres, on ne voyait que quelques -cases, sans doute habitées par les serviteurs.</p> - -<p>Les passagers prirent un sentier encaissé entre des -rochers et au bord duquel coulait un torrent. Ils arrivèrent -ainsi au sommet d’une colline d’où l’immensité -du Grand Océan s’offrit à leurs regards. Ils purent aussi -considérer le panorama de l’île étendue à leurs pieds.</p> - -<p>— Elle a vraiment la forme d’une harpe, dit -Helven. M<sup>me</sup> Erikow avait raison.</p> - -<p>Devant eux émergeait la tête creuse et noire du -volcan, qui paraissait plus sinistre et plus désolé, -dominant l’ondulation des feuillages innombrables.</p> - -<p>Des colombes au plumage feu volaient au-dessus -de leurs têtes. Quelques-unes se posèrent près des -étrangers et elles étaient si peu craintives qu’Helven -put en caresser une.</p> - -<p>— Ces innocentes créatures, dit Leminhac, ne nous -connaissent pas encore. C’est pourquoi elles sont si -confiantes.</p> - -<p>Sur l’autre versant de la colline s’étageait un -village entouré de vergers. Les maisons, recouvertes -de feuilles de palmier, étaient basses, mais d’aspect -riant. Curieux de voir de plus près les naturels, -Helven et Leminhac s’acheminèrent à travers bois, -précédés par leur guide. Le son bizarre et aigu d’un -instrument de musique les arrêta à la lisière ; ils -contemplèrent alors quelques instants, dissimulés -derrière les troncs, un spectacle gracieux.</p> - -<p>Les habitations étaient faites d’un toit incliné -reposant sur des piliers et sans aucune espèce de -muraille. Ils virent des femmes accroupies devant -des pierres d’où montait une fumée bleuâtre et -aromatique ; un vieillard raccommodait un filet de -pêcheur ; un enfant jouait d’une sorte de trompe -de bois et, autour de lui, des jeunes gens et des -jeunes filles, demi-nus, et tous couronnés de fleurs -pourpres, dansaient.</p> - -<p>— Mais, chuchota Leminhac, nous sommes vraiment -dans l’île des Philosophes.</p> - -<p>— Dans l’île des Bienheureux, dit Helven.</p> - -<p>L’air était imprégné de joie. D’humides senteurs -glissaient à travers les feuilles dont la rosée achevait -de s’évaporer.</p> - -<p>Les étrangers sortirent de leur cachette et, à leur -vue, les naturels se réfugièrent, comme épouvantés, -dans leurs cases. Bientôt rassurés d’ailleurs, ils vinrent -en foule autour d’eux et les jeunes filles leur jetèrent -en riant des fleurs. Un vieillard leur fit signe de s’asseoir -près de lui, sous un arbre. Alors un enfant, de peau -très blanche et, lui aussi, enguirlandé de fleurs, se -mit à chanter sur un air lent et tendre une chanson -qu’un autre accompagnait d’une flûte.</p> - -<p>Les mains chargées de fleurs et de fruits, escortés -par le riant cortège de jeunes filles, Helven et -Leminhac s’éloignèrent de cet Éden.</p> - -<p>— Mais, dit l’avocat, il n’y a donc point d’hommes -dans cette île ?</p> - -<p>— En effet, répondit Helven, hormis les guerriers -d’escorte de M. Van den Brooks, je n’en ai pas vu.</p> - -<p>Ils pénétrèrent alors dans une petite vallée. Les -feuillages enlacés formaient au-dessus de leurs têtes -les plus délicieux bosquets. Un ruisseau bruissait sur -un lit de sable très blanc : des oiseaux à longue queue -se posaient sur ses bords et plongeaient dans l’eau -un bec aigu.</p> - -<p>— Des oiseaux de Paradis, dit Leminhac. Et -M<sup>me</sup> Erikow n’est pas là !</p> - -<p>— Décidément, fit Helven, notre marchand de -cotonnades est plus et mieux qu’un philosophe. C’est -un poète. Un poète seul peut découvrir une île -pareille et la choisir pour résidence. S’il veut m’y -garder, j’y reste.</p> - -<p>— Le lieu est charmant, dit Leminhac. Mais tous -ces sauvages, danseurs et enguirlandés, ne me font -pas oublier la rue de la Paix.</p> - -<hr /> - - -<p>Fortement dégoûté, Helven s’éloigna de son compagnon -qui, étendu sur l’herbe molle, allumait une -cigarette.</p> - -<p>Il prit une sente moussue qui s’ouvrait dans le -bois et la suivit quelques minutes. Quelle ne fut pas -sa surprise à découvrir dans ce site enchanteur un lieu -d’une abominable désolation.</p> - -<p>A ses yeux s’offrait une vaste clairière où les -naturels avaient dû — il n’y avait pas longtemps -encore — édifier un village. Mais on ne distinguait -plus que des troncs à demi-calcinés, quelques blocs -de pierre noire. Seules, deux ou trois cases, que l’incendie -avait épargnées à peu près, demeuraient encore -debout. Cela suffisait pour montrer que la vie avait -existé là et qu’elle n’était plus. Helven crut flairer -au ras de ces décombres une écœurante odeur -de décomposition. Il s’avança hardiment, traînant -ses pas dans une poussière mêlée de cendre, songeant -à un village d’Afrique sous ses palmiers déserts, après -une razzia de négriers.</p> - -<p>Son pied heurta quelque chose. Il se baissa. Tâtant -avec la pointe de son soulier, il fit sortir un ossement, -autour duquel grouillaient des fourmis.</p> - -<p>Brusquement, une épouvante l’envahit. L’air se -glaçait. Les arbres et les buissons étaient hostiles. -L’odeur de cadavre emplissait ses narines.</p> - -<p>A toutes jambes, il prit la fuite.</p> - -<p>Dans le sentier, il bouscula l’Hindou qui venait à -sa rencontre. Celui-ci le saisit par le bras et Helven -reconnut une poigne vigoureuse. Le fidèle serviteur -du trafiquant le regarda de telle façon que le jeune -peintre pensa :</p> - -<p>— Ce doit être là une promenade réservée.</p> - -<p>Il affecta pourtant un calme souriant et, débouchant -dans le vallon où l’attendait Leminhac, il -aperçut, ferme et immobile comme un roc qui attend -le vaisseau désemparé, ayant derrière lui le dôme des -forêts et la cime du volcan, le Maître de l’Ile et du -Navire.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch19">CHAPITRE XIX<br /> -<span class="sc">Les joyaux engloutis.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>« Aris, ayant fait une bonne pêche -au clair de la lune, en porta une -partie au Roi auprès de qui il -trouva une troupe de jeunes filles -nues, qui dansaient, jouant sur -un bois creux comme une pompe -qui rend quelques sons sur lesquels -les jeunes filles réglaient -leurs pas… »</p> - -<p class="sign"><i>Voyages</i> d’<span class="sc">Aris Claesz</span> (1616).</p> - -</blockquote> - -<p>Van den Brooks accueillit le jeune peintre avec un -sourire ambigu.</p> - -<p>— Il ne faut pas vous aventurer sans guide, -Monsieur Helven, dans les méandres de l’île.</p> - -<p>— Y aurait-il des pièges à loups ? demanda brusquement -l’Anglais qui avait repris son sang-froid.</p> - -<p>Van den Brooks éclata d’un bon rire :</p> - -<p>— Oh ! que non ! Il n’y a pas de loups dans mon île -fortunée. Il n’y a que des agneaux, beaucoup -d’agneaux.</p> - -<p>Et sa voix s’infléchissait tendrement.</p> - -<p>— Avez-vous vu quelques-uns de mes sujets, -demanda-t-il aux deux visiteurs, tandis qu’ils se -mettaient en route.</p> - -<p>— Oui, répondit l’avocat, nous avons eu le spectacle -le plus idyllique que l’on puisse imaginer : des -danses champêtres, des chants, des cortèges de jeunes -filles enguirlandées de fleurs ; enfin tout mon -« Télémaque » m’est revenu à la mémoire. Vos sujets -me semblent fort heureux, Monsieur, et nous les -avons enviés, Helven et moi…</p> - -<p>— Oui, fit le marchand de cotonnades avec componction. -Et comme ils m’aiment…</p> - -<hr /> - - -<p>Ils prirent pour rentrer une autre route et traversèrent -un second village dont l’aspect était beaucoup -moins riant que le premier. Il n’y régnait pas -cette animation charmante qui avait ravi les deux -étrangers. La nature était aussi belle, mais les vergers -qui entouraient les cases semblaient moins bien entretenus. -Ni jeux, ni chants, ni danses. Un silence de -plomb que rompaient seulement le bruit de la mer se -brisant au loin sur les récifs et le roucoulement des -colombes dans les feuillages. Quelques fumées s’élevaient -au-dessus des habitations où les femmes -vaquaient aux soins domestiques. Sur le seuil du -village, ils aperçurent un homme nu assis sur un -bloc de lave. A leur approche, l’homme quitta sa -place et vint au-devant des étrangers. C’était un -naturel grand et bien proportionné. A quelques pas -d’eux, il se prosterna selon l’usage qui paraissait -général ; puis, tournant vers Van den Brooks une face -émaciée où luisaient des yeux de fièvre, il agita, -comme un suppliant, des moignons purulents et -hideux.</p> - -<p>Ce spectacle évoqua aussitôt dans l’esprit d’Helven -celui du guerrier mutilé et il ne put réprimer un -mouvement d’horreur. Leminhac éprouvait aussi -un dégoût très vif. Ce paysage enchanteur était -soudainement terni et souillé par deux poings -sanglants et frénétiques.</p> - -<p>Van den Brooks impassible, continuant sa -marche, baissa sur l’homme le rayon de ses lunettes -vertes. Et cet homme se prosterna lentement : -Helven vit deux larmes rouler de ses yeux égarés.</p> - -<p>Il n’osa interroger le marchand qui, d’un ton plein -d’aménité, leur montrait, à mesure qu’ils avançaient, -les merveilles et les singularités de l’île. Ils traversèrent -sur un pont de bois une rivière encaissée entre -des roches grisâtres et dont l’eau coulait sur un lit de -lave, d’un noir d’encre.</p> - -<p>— Cette rivière, dit Van den Brooks, roule des -paillettes d’or.</p> - -<p>Mais ni l’air parfumé d’aloès et de muscade, ni le -murmure des sources, ni les prairies où paissaient des -bœufs blancs et noirs, rien de ce qui faisait la splendeur -fertile de cette terre ne pouvait dissiper le malaise -étrange d’Helven.</p> - -<hr /> - - -<p>Leminhac semblait enchanté de sa promenade et -il se montra particulièrement brillant au déjeuner. -Marie Erikow complètement reposée et qui, en compagnie -du professeur, avait fait quelques pas dans -l’île, était aussi d’excellente humeur. Quant à Tramier, -une vieille toquade de botanique l’avait repris -et il ne pensait qu’à confectionner un herbier avec -les plantes de l’île Van den Brooks.</p> - -<p>— Vos jeunes filles, dit Marie Erikow au marchand, -sont ravissantes. Et vêtues avec un goût ! -Quelle est donc cette admirable étoffe dont elles font -leurs habits et qui est pareille à la soie ?</p> - -<p>— C’est, en effet, dit le professeur, une soie végétale. -J’ai reconnu le « <span lang="la" xml:lang="la">phormium tenax</span> », n’est-ce -pas, Monsieur Van den Brooks ?</p> - -<p>— Plus exactement, dit le marchand, le mûrier à -papier, très abondant dans mon royaume.</p> - -<p>— Votre royaume ? objecta l’avocat. Mais ne -craignez-vous pas d’être obligé d’en abandonner un -jour la suzeraineté à quelqu’une de ces odieuses -grandes Puissances ?</p> - -<p>— Non, dit Van den Brooks, ma souveraineté -n’est pas de celles qui se perdent.</p> - -<p>— Vous avez retrouvé l’âge d’or, exclama Marie -Erikow. Que vos sujets sont heureux !</p> - -<p>— Ils ne connaissent pas toute l’étendue de leur -bonheur, répondit le maître de l’île ; ou plutôt, ils -ne la connaissaient pas avant mon arrivée ; ils commencent -à l’apprécier maintenant.</p> - -<p>— Je m’en doute, pensa Helven, qui songeait aux -supplications gémissantes du stropiat.</p> - -<p>— Vous devez être fort bon pour eux, remarqua -la Russe attendrie.</p> - -<p>— Je leur ai donné tout ce qui leur manquait, -repartit le trafiquant. Ils avaient un sol fertile, des -vergers chargés de fruits, des prairies émaillées de -fleurs, un éternel été, des eaux douces, un air -embaumé ; ils vivaient là, dans l’innocence des premiers -âges, sans passions, puisqu’ils pouvaient satisfaire -tous leurs désirs. Sans doute, ils étaient heureux, -mais il leur manquait l’essentiel.</p> - -<p>— Quoi donc, alors ? demanda l’avocat.</p> - -<p>— Ils ne connaissaient pas la Loi.</p> - -<hr /> - - -<p>Ce disant, le marchand se leva de table et conduisit -ses hôtes dans le patio où des rafraîchissements -étaient servis. Un velum orange tamisait la lumière -et donnait à tous les visages un teint cuivré qui seyait -à merveille à la beauté de la Russe.</p> - -<p>Helven, galant et froid, lui en fit compliment :</p> - -<p>— La reine au masque d’or, dit-il.</p> - -<p>— Non, répondit-elle, la reine sans masque.</p> - -<p>Helven sourit et Marie comprit que le galant était -perdu. Elle comprenait bien pourquoi ; mais elle -comprenait mal comment.</p> - -<p>Elle se rabattit sur Van den Brooks :</p> - -<p>— Je tiens, dit-elle, à faire avec vous le tour du -propriétaire. Vous allez d’abord me montrer votre -palais, ensuite votre royaume.</p> - -<p>— A votre guise, répondit le trafiquant. Messieurs, -ajouta-t-il en se tournant vers les hommes, -vous plaît-il de faire avec nous cette visite ?</p> - -<p>Et il offrit son bras à M<sup>me</sup> Erikow.</p> - -<p>Toutes les pièces du palais ouvraient sur le patio ; -de toutes on entendait bruire le jet d’eau dans sa -vasque de malachite. La bibliothèque était fort bien -garnie ; les salons, ornés de fétiches d’ivoire ou -d’ébène, laqués, peints ou dorés, hérissés de clous, -de cornes, de poils, avec des yeux blancs ou rouges, -des masques convulsés, des bouches hurlantes.</p> - -<p>— Ce sont, dit Van den Brooks, les mauvais -esprits qui troublaient mon peuple. Mon peuple -n’avait qu’une croyance : celle des revenants dont -ces horribles caricatures sont les emblèmes. Depuis -que je suis ici, l’Esprit a chassé les démons et -j’ai fait enlever tous ces pauvres simulacres qui -forment, comme vous le voyez, une assez jolie collection.</p> - -<p>— Quel dommage, dit l’avocat, que Monsieur -Jean Cocteau ne soit pas ici : il se pâmerait d’aise. -Et vous, demanda-t-il à Helven, n’êtes-vous pas -cubiste ? Il y a là de quoi inspirer toute une esthétique.</p> - -<p>On abandonna visages et faux-visages grimaçants -pour pénétrer dans une salle oblongue où la lumière -ne filtrait qu’à travers des stores épais de soie rouge -et verte. Des nattes étaient tendues sur le sol, jonchées -de coussins durs. De petites tables de laque, très -basses, étaient disposées à côté des nattes, avec des -lampes ornées d’araignées de bronze et, tout auprès, -des pipes et des flacons de jade. Un énorme Bouddah, -pareil à celui que Marie avait vu sur le <i>Cormoran</i>, -rougeoyait dans un angle.</p> - -<p>— Ici, dit Helven, c’est sans doute le Temple de -la Drogue ?</p> - -<p>Van den Brooks s’inclina :</p> - -<p>— S’il vous plaît d’en user, fit-il.</p> - -<p>Marie battit des mains :</p> - -<p>— Oh ! oui, ce soir, ce soir…</p> - -<p>Les autres pièces n’avaient rien de remarquable : -on revint dans la bibliothèque.</p> - -<p>— Je vais, dit Van den Brooks, vous donner la -plus grande preuve d’amitié et de confiance que j’aie -jamais donnée à personne. Je vais vous montrer ce -qui, depuis des siècles, n’a jamais été vu par d’autres -yeux que par les miens.</p> - -<p>Il s’approcha d’un rayon et déplaça légèrement -une précieuse édition du « Vathek » de Beckford. Le -casier des livres tourna sur lui-même et une porte de -fer apparut, qui fut ouverte d’ailleurs avec un procédé -analogue, cher aux auteurs de films cinématographiques.</p> - -<hr /> - - -<p>Fort intrigués, les quatre voyageurs suivirent -leur hôte qui descendait les degrés d’un petit escalier -en vis, creusé dans le granit.</p> - -<p>Helven pensa que le rocher adossé à la maison -constituait ainsi une heureuse porte de sortie.</p> - -<p>L’escalier donnait accès à une sorte de galerie -naturelle, fort basse, et qui suivait un plan incliné. -Helven en déduisit — et il ne se trompait pas — que -cette galerie devait aboutir à la plage. Van den -Brooks marchait en tête, une lampe électrique à la -main, presque courbé en deux. Des gouttes d’eau -suintaient le long des parois et s’écrasaient tantôt -sur une main, tantôt sur un visage, sensation désagréable -qui fit pousser à Marie des cris aigus.</p> - -<p>— N’ayez aucune crainte, dit Van den Brooks, -nous arrivons.</p> - -<p>On entendait déjà le mugissement des flots et la -sourde détonation des vagues sur les brisants. Van -den Brooks tourna brusquement à droite. Helven, -qui se tenait immédiatement derrière lui, distingua -sous le rayon direct de la lampe une paroi de rocher -et une plaque de cuivre. Un ressort joua et, presque -à plat ventre, la petite troupe pénétra par une -ouverture circulaire dans un puits de ténèbres et de -silence.</p> - -<p>Clac, le bruit sec d’un commutateur. La lumière -ruisselle sur les parois rugueuses d’une crypte. La -paroi granitique s’empourpre comme d’un sang -fraîchement versé. De petites facettes de mica -scintillent et, dans l’ombre de la voûte, c’est un -battement d’ailes nocturnes effarouchées.</p> - -<p>Marie Erikow affectait une audacieuse assurance.</p> - -<p>— En plein roman, dit-elle. Vive Van den Brooks !</p> - -<p>Helven songeait :</p> - -<p>— Il doit y avoir une fissure dans la voûte, puisqu’il -niche ici des oiseaux de mer et que l’air n’est pas -vicié.</p> - -<p>Mais il fut arraché à ses déductions policières par -l’attitude du marchand.</p> - -<p>Celui-ci se tenait debout au centre de la crypte, -la barbe étincelante de rayons. Ses lunettes brillaient -d’un éclat vraiment diabolique. Il semblait l’officiant -de quelque rite obscur et cruel.</p> - -<p>Soudain, il se baissa, prononçant des paroles -incohérentes. Un disque de pierre tourna et un coffre -d’acier vint émerger automatiquement à la surface ; -il y eut un déclic. Avec des mouvements dont -il réprimait mal la fébrilité, le maître du navire fit -jouer les serrures, puis, d’un grand geste, il releva le -couvercle pesant :</p> - -<p>— Regardez, cria-t-il, regardez…</p> - -<p>Sous les feux des lampes électriques, un prodigieux -trésor s’enflammait comme un brasier. C’était un -sabbat de pierreries, une orgie d’émeraudes, de -rubis, de topazes ; des grappes de perles s’écroulaient ; -les yeux troubles des opales luisaient ; les saphirs -faisaient songer aux sultanes des mille et une nuits ; -les améthystes, à d’éblouissantes religions. Deux -escarboucles roulèrent sur le sol ; Marie Erikow -les prit dans l’ombre pour des prunelles de chat.</p> - -<p>Van den Brooks, transformé, frénétique, plongeait -ses coudes dans le coffre, brassait les diamants et -retirait par instant ses mains qu’il tenait hautes, -comme s’il eût voulu égoutter leur magnificence.</p> - -<p>— C’est beau comme la mer phosphorescente, -c’est plus beau qu’elle, haletait-il. C’est du sang, -c’est du feu, cela brûle, cela grise. C’est à moi, à moi. -C’est mon vin, ma folie, ma divinité…</p> - -<p>Tramier prit le bras d’Helven :</p> - -<p>— Ces trésors sont prodigieux ; mais toutes ces -pierres sont peut-être fausses. En tout cas, je crois -notre hôte décidément fou et en bon chemin pour la -paralysie générale.</p> - -<p>— C’est une opinion, chuchota Helven.</p> - -<p>Il se tut, car Van den Brooks se retournait. Le -maître de l’île avait repris son calme.</p> - -<p>— Savez-vous, dit-il, qui m’a livré ces trésors -fabuleux ? Il y a là pour des millions et des -millions de pierreries, des diamants gros comme -des œufs, des perles roses et noires. Savez-vous qui -m’a fait cette largesse ?</p> - -<p>« La mer, continua-t-il gravement. Et regardez ce -qu’elle m’a livré aussi.</p> - -<p>Il plongea ses bras dans le coffre, fouilla un -moment et retira une boule jaunâtre. C’était une -tête de mort : une émeraude s’était logée dans son -orbite.</p> - -<p>Puis il rejeta le crâne parmi les pierreries, referma -le coffre et s’assit sur le couvercle.</p> - -<hr /> - - -<p>— Un jour que je me promenais sur la pointe -orientale de l’île, peu de temps après mon débarquement, -mon pied heurta sur le sable d’une petite -crique une planche rongée par la mer. Je ne doutai -pas que ce ne fût une épave et je reconnus un fragment -encore muni d’une serrure ancienne de fer -ciselé. La rouille avait rongé si profondément le métal -que j’eus beaucoup de peine à distinguer les détails -de la ciselure. J’y parvins cependant. Je distinguai -successivement quelques lettres : G… O… SA… et -une date, 1592. C’était assurément l’épave d’un -vaisseau brisé sur les récifs. Mon imagination évoqua -aussitôt les galions espagnols chargés des diamants -et de l’or du Pérou, de tous les trésors des Indes -Orientales, que le vent et les courants entraînaient -parfois dans des directions inconnues et qui, parfois -aussi, venaient misérablement se rompre sur des -écueils. Les lettres déchiffrées confirmèrent mon -hypothèse. Après maints efforts, je reconstruisis ce -nom : <i lang="es" xml:lang="es">Graciosa</i>.</p> - -<p>« La <i lang="es" xml:lang="es">Graciosa</i> avait dû couler aux abords de mon -île. Il fallait la retrouver.</p> - -<p>« Grâce aux naturels qui sont de fort bons plongeurs, -je pus bientôt avoir des indications intéressantes. -Les plongeurs notèrent, en effet, à une profondeur -d’une dizaine de brasses seulement, une carcasse de -bateau à demi enlizée dans le sable et toute recouverte -de coquillages. Je ne vous retracerai pas mes efforts -personnels et ceux de mes ouvriers. Revêtu d’un -scaphandre, je passai de longues heures, immergé, -le pic à la main, pour dégager le navire englouti et -m’en faciliter l’accès. Enfin, je pus pénétrer sur le -gaillard d’avant et descendre dans les soutes. Vous -ne sauriez imaginer l’horreur de ce cadavre de -vaisseau, rongé par le sel, gonflé d’une eau noire, -tout grouillant de poulpes et de crabes, dans le -silence d’une mort séculaire. Je tremblais ; j’avançais -pourtant.</p> - -<p>« La <i lang="es" xml:lang="es">Graciosa</i> était bien une goélette et ses -flancs recélaient d’inestimables trésors. Des lingots -d’or que les siècles avaient ternis — mais je sus bien -reconnaître le précieux métal — s’amoncelaient -parmi des algues. Ils étaient trop pesants : je les -laissai à la mer qui faisait bonne garde.</p> - -<p>« Soudain, titubant dans cette eau obscure, -embarrassé par mes semelles de plomb et le casque -respiratoire, je heurtai un coffre volumineux. J’étendis -la main, et ma main se posa sur quelque chose de -lisse, de froid et d’un peu visqueux. C’était un crâne. -Le coffre ouvert à grand’peine, car il était comme -maçonné de coquilles, une Golconde apparut à -mes yeux : les pierreries palpitaient dans la glauque -pénombre.</p> - -<p>« Je ne sépare point ces joyaux engloutis et -par moi ramenés à la lumière, de ce funèbre -ossement poli par les flots. »</p> - -<hr /> - - -<p>Comme il achevait ces mots, Van den Brooks -appuya sur un ressort invisible et le coffre redescendit -dans la cachette.</p> - -<p>Muets, ses hôtes regagnèrent avec lui la fraîche -demeure où fusait le jet d’eau, où les arums embaumaient -dans des jarres étrangement peintes.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch20">CHAPITRE XX<br /> -<span class="sc">L’homme qui voulut être Dieu.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>« Vous connaîtrez en ceci que -je suis le Seigneur : je vais frapper -l’eau de ce fleuve avec la verge que -j’ai en main et elle sera changée en -sang. »</p> - -<p class="sign"><i>Exode</i>.</p> - -</blockquote> - -<p>L’île tout entière baignait cette après-midi -dans une telle douceur que les voyageurs sentirent -peu à peu se dissiper le malaise causé par la scène -de la crypte. Revenus à la lumière, ils cédèrent au -charme amollissant de cette contrée où, sous un -ciel toujours égal, les fleurs s’alanguissaient sur leur -tige, sans se flétrir.</p> - -<p>— Ici, dit Marie Erikow, les fleurs meurent et ne -vieillissent pas.</p> - -<p>— Cela est vrai, répondit l’avocat, la décrépitude -est bannie de cette terre.</p> - -<p>Le professeur expliquait à Helven que Van den -Brooks présentait incontestablement des troubles -mentaux dont le principal était la fureur mégalomanique.</p> - -<p>— D’ailleurs, ajoutait Tramier, en dehors de ces -accès qui pourraient avoir un jour de funestes conséquences, -il faut convenir que c’est un homme -accompli, fort intelligent et le plus aimable des hôtes.</p> - -<p>Le peintre ne lui paraissant pas prêter une attention -suffisante à son diagnostic, il rejoignit Leminhac -et Marie Erikow qui avait pris le bras de Van den -Brooks.</p> - -<p>— Venez-vous ? demanda Marie à Helven. Nous -allons visiter l’île sous la conduite de son roi.</p> - -<p>— Excusez-moi, dit Helven, je préfère rester sur -la plage et prendre quelques croquis.</p> - -<hr /> - - -<p>En réalité, le jeune homme se sentait envahi d’un -furieux besoin de solitude. Il avait toujours rêvé -d’aventures, et l’Aventure s’offrait à lui. Van den -Brooks était un vrai protagoniste de roman, mystérieux -à souhait, peut-être même assez dangereux -pour pimenter les derniers chapitres de l’histoire. -Que signifiaient, en effet, ces horribles mutilations, cette -adoration craintive des naturels pour le marchand -de cotonnades ? Que signifiait le village brûlé ? -Toutes les paroles de Van den Brooks revenaient -à la mémoire du peintre et certaines prenaient un -sens très lourd. Helven se rappela le soir où le trafiquant, -le front tourné vers les astres, avait laissé -tomber de ses lèvres : « Dieu n’est que le plus artiste -des bourreaux ».</p> - -<p>Et pourtant, ce jour-là, malgré l’Aventure, dans -cette curieuse atmosphère imprégnée à la fois d’une -édénique sérénité et de menaces inconnues, dans cet -air embaumé et peut-être saturé de poisons subtils, le -peintre, jadis avide d’émotions fortes, se coucha sur -le sable de la grève, en proie à cette lassitude que -les Pères de l’Église ont nommée le <i lang="la" xml:lang="la">taedium vitae</i>. -Marie Erikow n’était sans doute pas étrangère à cet -abattement ; mais la tristesse d’Helven s’élargissait -au delà d’une simple mésaventure amoureuse : elle -embrassait les méandres de l’île, les récifs de coraux, -les volcans sourcilleux, le ciel d’émail sombre et les -houles du Pacifique. Une phrase de Nietzsche lui -revint à l’esprit et, la prononçant, ses yeux se remplirent -de larmes : « <i>Jadis, on disait Dieu en regardant -sur les mers lointaines</i>… ».</p> - -<p>Il se leva. Décidé à chasser ses humeurs romantiques, -il prit à travers bois, dans une direction -opposée à celle suivie par le petit groupe. Le silence -était profond. Dans l’enchevêtrement des branches -et des feuillages qu’il écartait pour se frayer une -route, des battements d’ailes effarés, une fuite -brusque dans les buissons ; puis le silence se refermait -et le bruit de la mer elle-même ne pénétrait -pas cette sylve. L’odeur des plantes et des arbres -était presque suffocante ; des aromes obscurs se -condensaient sous cette voûte, comme en une cassolette -bien close. Les tempes d’Helven battaient. Il -avait hâte maintenant de trouver une clairière, -d’aspirer une bouffée venue du large, de voir au-dessus -de sa tête un morceau de ciel libre. De son -bâton, il fauchait les lianes, abattait les basses -branches, faisant sa trouée, les épaules en avant.</p> - -<p>Enfin, un rayon de soleil traversa les feuillages -moins épais. Il respira.</p> - -<p>Alors, dans le silence, un hululement s’éleva, une -plainte si vaste qu’elle paraissait sortir de la forêt et -gagner l’espace des eaux amères, par-dessus les -arbres et les collines, comme un vol de grues gémissantes. -C’était une supplication monocorde, un peu -rauque et d’une désolation infinie.</p> - -<p>Helven frémit. Cette île recélait donc dans ses -plis embaumés les plus atroces douleurs ?</p> - -<p>Rejetant les branchages, il vit devant lui une -clairière d’herbes fines. Au centre, étaient assis en -cercle quelques personnages qui se livraient à une -sorte de lamentation liturgique.</p> - -<p>Le soleil qui coulait sur leurs corps nus faisait -miroiter de petites écailles d’argent. Au bruit des -feuilles, ils se levèrent et marchèrent au-devant de -l’étranger, tournant vers lui des visages blancs où -les yeux n’étaient plus que des trous écarlates. -Quelques-uns n’avaient plus de nez et de béants -ulcères rongeaient leurs bouches.</p> - -<p>Un souffle d’épouvante passa sur le front d’Helven. -Il s’enfonça dans la forêt, talonné par la Lèpre.</p> - -<hr /> - - -<p>Les hôtes de M. Van den Brooks étaient déjà -réunis autour de la table, lorsque le peintre entra -dans la salle à manger, le visage encore un peu -pâle.</p> - -<p>— Où diable étiez-vous donc ? demanda l’avocat.</p> - -<p>— J’ai fait, répondit Helven, une excursion fort -pittoresque.</p> - -<p>Le marchand regardait le jeune homme avec -beaucoup d’intérêt.</p> - -<p>— Nous déplorons, dit-il, que votre goût de la -solitude vous ait entraîné loin de nous.</p> - -<p>— Si Sa Majesté le veut bien, fit Marie Vassilievna -qui traitait maintenant Van den Brooks en -souverain d’opérette, nous achèverons la soirée dans -un certain Temple qu’elle nous a montré aujourd’hui -et où il nous plairait assez d’officier en l’honneur -du Seigneur des Pavots.</p> - -<p>— Volontiers, dit le trafiquant. L’opium est à la -fois un sage conseiller et le maître des songes. Il fait -bon reposer en sa compagnie, sur un oreiller de laque -dure. J’ai de fort bonne drogue. Ce n’est pas comme -à Paris où l’on tète du dross.</p> - -<p>— Bravo, fit Marie.</p> - -<p>— Pour moi, glissa Tramier, je m’abstiendrai, -mais je vous regarderai volontiers.</p> - -<p>Helven et Leminhac acquiescèrent et l’on passa -dans la fumerie.</p> - -<hr /> - - -<p>Des lanternes, ornées d’oiseaux monstrueux sur -fond rouge, éclairaient la pièce. Nous supposons que -nos lecteurs ont tous lu Thomas de Quincey, Kipling, -ou tout au moins Claude Farrère ; ils nous dispenseront -donc de nous étendre longuement en des -descriptions d’un effet facile et d’un goût un peu -usé. Les amateurs de ce pittoresque recourront -à leurs auteurs préférés ; quant aux amateurs de la -drogue elle-même, ils connaissent ses merveilleux -effets et son nom seul suffit à évoquer dans leur -esprit des Palais de Béatitude que nulle brocante -de verbe ou de style ne parviendrait à meubler.</p> - -<p>Bientôt le silence tomba des voûtes obscures et -tout autour des lampes grésillèrent les boules -soigneusement rôties dont l’odeur ne s’oublie point. -L’Hindou préparait les pipes. Marie Erikow refusa -d’ailleurs ses services. Elle tenait trop à la volupté -d’amollir la goutte sacrée au bout de l’aiguille sur -l’or crépitant de la flamme.</p> - -<p>Leminhac eut bientôt mal au cœur ; mais il eut le -tact de ne pas se plaindre. Le professeur s’initiait -prudemment aux Paradis artificiels. Quant aux -autres, ils fumèrent, sans mot dire, les premières -pipes.</p> - -<p>Bientôt cette lucidité élyséenne que donne l’opium, -cette langueur d’après-midi qui n’atténue point -l’éclat des images, envahirent l’esprit des fumeurs. -Le professeur lui-même s’enivrait lentement du -parfum qui, peu à peu, imprégnait les murs, les nattes, -les étoffes, la nuit.</p> - -<p>Et ils étaient cette fois-ci bien pareils aux mangeurs -de Lotus qui s’assirent au soir sur le sable -jaune d’un pays où les choses ne changent pas, sur -une plage au bord des flots, entre la lune et le soleil.</p> - -<hr /> - - -<p>Comme ils glissaient ainsi sur les pentes exquises -de la mort, il leur parut entendre une voix semblable -à celle de Van den Brooks, mais ni les uns ni -les autres ne surent la distinguer de leurs songes :</p> - -<p>— M’avez-vous pris, ô étrangers, disait le Maître -du Navire, m’avez-vous pris pour un marchand de -cotonnades ? Faut-il que vos esprits soient lourds et -vos yeux aveuglés ? N’avez-vous donc point vu qui -j’étais ; n’avez-vous pas compris le sens de mes -paroles ?</p> - -<p>« Un roi, pensez-vous.</p> - -<p>« Non, un Dieu. »</p> - -<p>— Un Dieu, fit Tramier. Qui a dit cela ?</p> - -<p>Et il retourna la tête sur son coussin.</p> - -<p>— Comme cette odeur est entêtante, songeait-il.</p> - -<hr /> - - -<p>— Oui, un Dieu, reprit la voix. Je suis le Dieu de -cette terre et le Dieu de ces hommes. Ils m’adorent -et je dispose à la fois des fruits du sol, de la chair et -du sang de mon peuple.</p> - -<p>« Sans doute, je n’étais qu’un homme autrefois. -Mais cela ne m’a point suffi. J’ai voulu être Dieu. -Je le suis.</p> - -<p>« Voici que j’ai débarqué sur cette terre, — et cette -terre le Seigneur l’avait bénie entre toutes. Les vents -orageux n’y soufflent point ; la rosée humecte les -plantes ; le soleil et la lune la caressent de leurs -rayons ; la mer lèche doucement ses rives. Mon île -était le jardin des délices, le vase de la joie, le vaisseau -de l’innocence.</p> - -<p>« Je vis des hommes et des femmes au corps harmonieux, -au front couronné de fleurs. Ils vivaient -nus et ne connaissaient point leur nudité. La terre -produisait en abondance de quoi suffire aux besoins -de ses enfants ; ils ne travaillaient point. Ne -possédant rien en propre, ils ne se haïssaient pas. -Bien au contraire, ils s’aimaient et s’unissaient entre -eux, selon leurs goûts et selon les heures ; ils se -séparaient avant que la lassitude ne devînt du -dégoût ; et l’amour n’était pour eux ni une lame -aiguisée, ni un feu dévorant, ni une folie hagarde. -L’aube et le crépuscule se posaient sur leurs maisons -comme un vol pacifique de colombes. La mort elle-même -se parait de voiles candides ; elle les prenait -par la main et ils la suivaient, croyant qu’elle les -conduisait dans une autre île où les fleurs n’étaient -pas moins belles, l’air moins embaumé et le ciel -moins éclatant.</p> - -<p>« A voir cette félicité, mon cœur défaillit d’amertume. -Depuis des siècles, me dis-je, ils jouissent d’un -bonheur fait d’ignorance. Ils n’ont ni société, ni -religion, ni morale, ni sanctions. Horreur ! Ils ignorent -la Loi.</p> - -<p>« Et il me parut qu’un sombre nuage voilait subitement -cette nature splendide. Car la destinée de -l’homme n’est point d’être heureux, mais de connaître -et d’appliquer la Loi.</p> - -<p>« Je résolus de la leur révéler et de les arracher -ainsi à leur félicité coupable. Mais ce n’était point -chose aisée, car ils ne m’entendaient pas. Rien, dans -cette île qui n’avait pas changé depuis l’Éden, rien -n’avait pu leur apprendre que l’homme est né pour -travailler ; que toute joie, dans son essence, est -damnable, sinon celle qui naît du bien accompli et -de l’observance des préceptes ; que l’amour est une -souillure ; que la loi enfin, la loi de l’Éternel, c’est la -douleur.</p> - -<p>« Impuissant à faire pénétrer ces vérités salutaires -dans leurs esprits corrompus par tant d’innocence, -je procédai autrement que par des discours.</p> - -<p>« J’avais pour moi la force : des serviteurs résolus, -des armes et tous les arguments que nous fournissent -quelques livres de poudre, de chevrotines et pas mal -encore d’autres ingrédients dont je vous parlerai -tout à l’heure. Le fer et le feu, employés pour cette -juste cause, contribuèrent à établir la Loi.</p> - -<p>« Loué soit le Tout-Puissant, qui m’a donné d’être -son second et presque son égal sur cette terre -immonde. Les desseins de la Providence sont cruels, -mais je suis avec joie leur instrument.</p> - -<p>« Que je baigne mes mains dans le sang du pécheur ; -que je déchire ses entrailles ; que j’arrache ses yeux. -Ma violence et ma rage bienfaisantes lui ouvriront -l’éternité. Qui n’a pas goûté cette volupté souveraine -n’a jamais été ivre.</p> - -<p>« Et voici :</p> - -<p>« Ces pauvres sauvages ignoraient tout du juste -et de l’injuste. Comment leur faire entendre ces -notions indispensables ? N’ayant aucun besoin et -par conséquent aucune privation, ne possédant rien -et jouissant de tout, ils ne pouvaient comprendre -la gloire du Très-Haut qui distribue, selon ses desseins -mystérieux, la pauvreté et la richesse, la maladie -et la santé. Où le mal n’existait pas, il me fallut le -créer, pour que la lumière de l’Éternel gagnât les -ténèbres de leur cœur.</p> - -<p>« Ainsi ai-je fait. J’ai mutilé les êtres les plus -solides et les plus vigoureux ; je leur ai enlevé la -force de leurs mains et de leurs jambes ; j’ai crevé -la coque de leurs yeux ; j’ai arraché ces langues qui -ne louaient pas le Seigneur. J’ai allumé des bûchers, -incendié des villages, égorgé des femmes et des -enfants. Mais j’ai bien eu soin d’épargner une partie -des habitants, pour leur donner, par mon arbitraire, -une notion de l’équité. Le Seigneur a-t-il fait autrement -au jardin de l’Éden ? A-t-il autrement que moi -répandu sur la terre en genèse la douleur comme une -semence ?</p> - -<p>« Vers moi aujourd’hui les hommes les plus vigoureux -agitent leurs poings sanglants. Je les ai humiliés -et je leur ai appris à prier. Les femmes ne considèrent -plus l’amour comme une joie. Il ne leur est -permis que d’être mères. La pureté enfin, l’ascétique -pureté, va descendre et va régner sur cette terre où -les hommes vivaient comme vivent les oiseaux.</p> - -<p>« Le bien-être de la chair éloigne de Dieu. Les -maladies et la décrépitude étaient ignorées de mon -peuple. J’ai fait surgir devant eux le spectre argenté -de la Lèpre aux yeux roses. »</p> - -<p>La voix se tut.</p> - -<hr /> - - -<p>Dans le silence de la fumerie, on n’entendait plus -que le souffle des dormeurs. Tous avaient cessé de -fumer. Il y eut deux ou trois soupirs — des cauchemars -sans doute.</p> - -<p>La voix reprit :</p> - -<hr /> - - -<p>« La grâce du Seigneur a pénétré ces âmes, car ceux -à qui j’ai infligé de salutaires souffrances se prosternent -devant moi et m’adorent aujourd’hui. Non -seulement ils me craignent, mais ils m’aiment pour -le mal que je leur ai fait. Et sans doute ils préfèrent -ma création douloureuse au règne paisible de la -nature.</p> - -<p>« Et moi-même, un vin capiteux enivre maintenant -mes esprits. L’orgueil du Seigneur est descendu en -moi. Ce que j’ai fait, Dieu seul eût pu le faire. Il avait -oublié dans son œuvre ce misérable coin de terre et -j’en ai fait le temple de sa glorification. Lorsque je -considère mon ouvrage, je me sens l’égal du Tout-Puissant.</p> - -<p>« Louez-moi pour les plaies ; louez-moi pour la -lèpre ; louez-moi pour le sang répandu ; louez-moi -pour avoir substitué à la nature bestiale la Loi, la -divine Loi. »</p> - -<hr /> - - -<p>La nuit se referma comme un calice sur la chambre -où les dernières lampes battaient de l’aile, pareilles -à des papillons de lumière agonisante.</p> - -<hr /> - - -<p>A l’aube, Helven se secoua le premier et regagna -sa chambre.</p> - -<p>— Dieu ! que j’ai mal dormi, pensait-il. Décidément, -l’opium ne me réussit plus. J’en ai perdu -l’habitude.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch21">CHAPITRE XXI<br /> -<span class="sc">Où Van den Brooks se découvre.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<div class="poetry"> -<div class="verse">« Poulpe au regard de soie… »</div> -</div> - -<p class="sign"><span class="sc">Maldoror</span>.</p> - -</blockquote> - -<p>Le marchand de cotonnades semblait goûter la -bonne drogue et, cette nuit-là, il avait dû en absorber -une assez respectable quantité, car on ne le vit pas de -la matinée. Les quatre voyageurs se retrouvèrent, un -peu avant midi, sous le péristyle du Palais.</p> - -<p>Leminhac avait les traits tirés et le professeur, les -yeux bouffis. Par contre, Marie Erikow était fraîche -comme l’aube elle-même. Helven, qui n’avait pas mal -supporté une vingtaine de pipes, complimenta celle-ci -sur son teint.</p> - -<p>— L’opium, dit la Russe, c’est pour moi un véritable -bain. J’en sors rafraîchie, détendue, et je vois -tout en rose.</p> - -<p>— Rose, dit l’avocat, cette couleur évoque en moi -le souvenir d’un affreux cauchemar. Pourquoi cette -association ? Il devait y avoir dans mon rêve quelque -chose de hideux et de rose à la fois… J’y suis… des -yeux. Brr. Je ne vous le raconterai pas. Mais la drogue -ne me donne pas des visions précisément folâtres.</p> - -<p>— C’est étrange, dit Helven. Moi, j’ai fait un cauchemar -analogue.</p> - -<p>— Quant à moi, intervint le professeur, je n’ai pas -fumé, mais la salle était si imprégnée des vapeurs de vos -pipes, que je me suis tout doucettement intoxiqué. -Je n’ai pas rêvé, mais il m’a semblé entendre la voix -de M. Van den Brooks et j’ai attribué, dans ma torpeur, -à ce pauvre homme toutes sortes de propos incohérents. -Je pense que l’impression causée par la scène -de la crypte a déclenché les élucubrations de mes -méninges.</p> - -<p>— J’ai entendu également la voix de notre hôte, -repartit Helven. Il m’a paru qu’il délirait.</p> - -<p>— Curieuse coïncidence, remarqua l’avocat.</p> - -<p>Marie Erikow, abandonnant les hommes à leur conversation, -s’éloigna pour faire quelques pas sur la -plage et admirer les jeux de la lumière sur les coraux -ruisselants d’écume. La nouveauté du paysage, le -charme pittoresque de cette escale, tout avait contribué -à lui faire rapidement oublier la dernière nuit du -<i>Cormoran</i>. Elle en avait même si complètement perdu -le souvenir, car les femmes ont parfois la mémoire -courte, qu’elle ne s’expliquait pas la froideur d’Helven -à son égard. Elle regrettait déjà d’avoir découragé -l’avocat qui aurait pu à la rigueur constituer un -pis-aller et traitait intérieurement le peintre de -« nigaud ».</p> - -<p>Elle cheminait sur le sable de la plage, suivant -sa rêverie. Toutes les préfaces de feu Melchior de -Vogüé, tous les articles de feu Théodore de Wyzewa -ne nous révéleront pas les arcanes de l’âme slave. -Contentons-nous d’admirer la jeune femme qui, vêtue -de blanc, longe le bord sombre de la mer, ramasse parfois -un galet veiné d’or ou s’appuie au tronc d’un -cocotier, pour suivre du regard le jeu des houles -indigo. Mais voici que vient se poser à côté d’elle un -oiseau couleur de feu. C’est une des colombes dont le -plumage enflamme les feuillages de l’île. L’oiseau -semble peu craintif et Marie s’approche pour le -saisir. Elle étend la main, mais il s’envole et va se -poser quelques pas plus loin… Et la poursuite continue, -tout comme dans les contes arabes où l’oiseau se -mue, au bon moment, en un génie, une princesse ou -un crapaud.</p> - -<p>Aucune de ces transformations n’advint ce jour-là, -car le merveilleux avait — sans doute depuis l’apparition -de Van den Brooks — déserté le rivage de l’île -qui fut son dernier refuge. Mais cette course conduisit -Marie à quelque distance de l’habitation, dans -un lieu solitaire. C’était une petite crique encaissée -de rocher de granit rouge que recouvraient de larges -plaques de mousses verdissantes. Marie se pencha au -bord de la falaise, cherchant à sonder la profondeur -de l’eau glauque comme ses propres prunelles. Elle -vit d’abord son image couronnée de plantes marines, -puis distingua, échoué entre deux rochers, un canot -peint en vert et qui portait en lettres blanches le nom -du yacht <i>Cormoran</i>. La barque se balançait, maintenue -au roc par une corde ; elle contenait quelques -ballots et un tonnelet. La présence de ce chargement -annonçait sans doute la présence d’un propriétaire et, -mi-farniente, mi-curiosité, Marie Erikow se coucha -sur la falaise, surveillant la barque et suivant en même -temps la danse serpentine des algues dans la transparence -de l’eau.</p> - -<p>Elle s’engourdissait déjà sous le soleil qui rôtissait -l’herbe courte et odorante du rocher, lorsqu’elle -entendit un pas crisser sur le sable.</p> - -<p>Tel le Cyclope aux yeux rusés d’Ulysse, apparut, -émergeant des blocs empourprés, Tommy Hogshead, -ruisselant. Le nègre regarda tout autour de lui, puis, -s’approchant du canot, il souleva le tonnelet à bout -de bras et but à longs traits. Il battit ensuite le briquet, -alluma une pipe de terre et s’étendit sur le sable.</p> - -<p>— Que vient faire ici cette brute ? songeait Marie.</p> - -<hr /> - - -<p>La sinistre face de Tommy la poursuivit. Les -paroles confidentielles du capitaine Halifax, qui en -savait peut-être plus long qu’il ne voulait en avoir -l’air, n’avaient guère contribué à dissiper les craintes -que lui inspirait le drôle. Elle savait maintenant que -la quasi-certitude d’un crime — dont elle devinait la -raison — pesait sur ce crâne laineux. Tout le jour, -l’ivoire ricanant du nègre hanta ses esprits, et le -souvenir de Lopez ajoutait à sa peur un nouveau -malaise fait à la fois de honte… et de regret…</p> - -<hr /> - - -<p>Van den Brooks ne parut pas au déjeuner. L’Hindou -excusa son maître avec des gestes. L’absence du marchand -surprit ses hôtes et le repas fut morne. La -chaise vide de Van den Brooks eût-elle été occupée -brusquement par le spectre de Banco, les quatre -voyageurs n’auraient pas été moins silencieux. -Lassitude causée par la nuit d’opium, anxiété vague -d’un mystère, angoisse d’une menace suspendue sur -l’île ou sur la maison, toujours est-il que le malaise, -éprouvé par chacun et constaté chez ses voisins, ne -cessait de s’accroître à chaque minute.</p> - -<p>Leminhac et le professeur eurent vainement -recours aux havanes de Van den Brooks ; Marie -Erikow but inutilement deux verres de kummel -glacé ; Helven tira sans succès sur sa pipe bourrée -d’un tabac virginien macéré dans le miel et le jus de -figue : hélas ! l’inquiétude aux doigts perfides serrait -leurs gorges.</p> - -<p>— Ma foi, dit l’avocat, l’île de M. Van den Brooks -est un royaume fort plaisant, mais je ne voudrais -pas priver mes auditeurs australiens d’une parole -française. Quand partons-nous ?</p> - -<p>— Le royaume est beau, dit à son tour le professeur, -mais le roi est mal équilibré.</p> - -<p>— Quant à moi, éclata Marie, j’ai assez de tous ces -sauvages et il y a au moins quinze jours que je n’ai -pas lu les articles de M. Capus et le <i lang="en" xml:lang="en">New-York Herald</i>. -Je veux partir.</p> - -<p>Helven ne dit rien, car il était déjà sorti. Quand -il revint, il trouva tout son monde sommeillant sur -les fauteuils du patio et Leminhac occupé à une -réussite. Le jet d’eau, irisé par un rayon de soleil, -flottait semblable à une crinière d’arc-en-ciel.</p> - -<p>Le peintre secoua ses amis.</p> - -<p>— <i lang="en" xml:lang="en">Get up.</i> Le sommeil ne vaut rien pour la digestion. -Leminhac, mon cher, si vous voulez savoir -l’avenir, mieux vaut venir tirer un horoscope sur -le sable de la plage.</p> - -<p>— Je crois, ajouta-t-il, qu’une promenade nous -est <i>absolument né-ces-sai-re</i>.</p> - -<p>Il articula ces mots à voix basse, mais si nettement -que les trois autres le regardèrent, surpris, et le -suivirent.</p> - -<p>— Qu’y a-t-il ? demanda Marie.</p> - -<p>Helven attendit que l’on se fût éloigné à bonne -distance de la maison. Quand ils se trouvèrent sur la -plage nue, sûrs de ne point être épiés, le peintre -dit :</p> - -<p>— Le <i>Cormoran</i> a quitté son mouillage. Le <i>Cormoran</i> -n’est plus ici.</p> - -<p>— Sinistre plaisanterie, grogna l’avocat.</p> - -<p>— En êtes-vous bien sûr ? demanda le professeur.</p> - -<p>— Voyez plutôt.</p> - -<p>Et Helven conduisit ses compagnons sur un rocher -d’où l’on dominait la petite rade de débarquement.</p> - -<p>La mer s’étalait, bleue et plate : pas une fumée à -l’horizon.</p> - -<p>— Il n’y a pas d’autre mouillage aux abords de -l’île, continua le peintre. Le yacht a levé l’ancre la -nuit dernière.</p> - -<p>— Alors nous sommes prisonniers ? gémit Marie.</p> - -<p>— Prisonniers de M. Van den Brooks, fit Tramier. -Ce n’est pas drôle. Un personnage aussi excentrique -ne m’inspire aucune confiance.</p> - -<p>— Mais serait-il parti lui-même ? demanda l’avocat.</p> - -<p>— Je ne crois pas, répondit Helven.</p> - -<p>L’étendue ruisselante de lumière leur parut désolée -et l’angoisse agita ses ailes glacées au-dessus de leurs -têtes.</p> - -<p>— Que faire ?</p> - -<p>Marie Erikow s’était assise sur le sable, la tête -dans ses mains.</p> - -<p>— Ne vous effrayez pas, madame, supplia Leminhac. -Il n’y a pas encore lieu de s’affoler. Délibérons.</p> - -<p>Ils gagnèrent un boqueteau, hors des vues du -maître de l’Ile.</p> - -<p>— Entre nous, dit le professeur, ce Van den Brooks -est un fou. Tous les fous dangereux ont une apparence -normale au premier abord : j’aurais dû m’en douter -et ne jamais accepter de monter sur ce fâcheux navire -qui nous plante ici bellement.</p> - -<p>— N’épiloguons pas inutilement, repartit Helven. -Je ne suis pas sans inquiétude : cette île me paraît -présenter des singularités peu rassurantes.</p> - -<p>— Je suis tout à fait de cet avis, commenta Marie.</p> - -<p>— Moi aussi, murmura l’avocat.</p> - -<p>— D’autre part, je ne suis pas très sûr que l’opium -m’ait halluciné complètement, cette nuit…</p> - -<p>— Moi non plus, fit le professeur.</p> - -<p>— Résumons-nous donc. Ce soir, nous exprimerons -à M. Van den Brooks notre désir de quitter au plus -tôt son royaume.</p> - -<p>— Nous serons courtois et énergiques, appuya -l’avocat : je parlerai.</p> - -<p>— Et s’il n’était plus là ? objecta Marie.</p> - -<p>Mais nul ne répondit.</p> - -<hr /> - - -<p>Marie Erikow n’eut pas le courage d’affronter le -dîner. Elle se retira dans sa chambre et pria Leminhac -de la tenir au courant des événements, s’il y avait -lieu. Elle assujettit elle-même les barres de ses volets, -tant elle craignait de voir luire à sa fenêtre les sinistres -boules de loto de Tommy Hogshead. Plusieurs -fois, au cours de la nuit, elle sursauta, croyant entendre -des craquements. Et pourtant, la nuit tropicale, -lamée de soie, éventait l’île de mille souffles, l’île -heureuse, les étoiles et la mer chuchotante…</p> - -<hr /> - - -<p>Les trois hommes prirent place à table. La salle -était sombre ; la lampe suspendue à sa lourde chaîne -projetait sur les murs des ombres éléphantesques. -L’Hindou se tenait à son poste. Soudain, avant que le -service ait commencé, sans que nul l’ait entendu -venir, les convives virent, debout devant sa chaise, -Van den Brooks, le front perdu dans les ténèbres.</p> - -<p>Leminhac, qui avait le sens du théâtre, eut bonne -envie de murmurer : « Bon appétit, Messieurs… »</p> - -<p>Mais la voix lui manqua.</p> - -<p>— Excusez-moi, dit le marchand. Les intérêts de -mon peuple m’ont obligé à rester cette longue journée -éloigné de vous. Je réparerai cela demain.</p> - -<p>— Vous êtes tout excusé, monsieur, répondit le -professeur, et nous ne saurions vous détourner d’accomplir -les devoirs d’un si important ministère. Le -séjour que nous avons fait ici restera un impérissable -souvenir. Hélas ! les meilleures choses ont un court -destin et…</p> - -<p>— Que non, que non ! fit le marchand.</p> - -<p>— Pourtant, insista le professeur interloqué, il -nous faudra partir et ce départ doit être proche…</p> - -<p>— Voire, fit Van den Brooks, à la manière de Panurge.</p> - -<p>Leminhac, inquiet, remit son intervention au -moment des liqueurs. Le marchand se montra, tout -le long du dîner, d’une humeur et d’une cordialité -parfaites, déplorant l’absence de M<sup>me</sup> Erikow.</p> - -<p>— Je crains que le climat ne lui convienne pas, dit -le docteur.</p> - -<p>— Erreur ! Il n’en est pas de plus sain, répéta l’heureux -propriétaire de l’île.</p> - -<p>On passa au fumoir. Les cigares et les alcools -étaient tels que les convives de Van den Brooks, chaleureusement -émus par la digestion, ne purent s’empêcher -de chanter en leur cœur les louanges de l’hôte.</p> - -<p>— Au fond, songeait Tramier, c’est un fou inoffensif -et intermittent.</p> - -<p>— Quelle charmante réunion ! s’exclama le maître -de l’île. Comme il est doux d’avoir auprès de soi des -hommes de votre valeur et de votre culture, mes -chers amis, quand on est comme moi, un pauvre -solitaire et un rustre, pour tout dire. Vous m’apportez -les parfums d’une civilisation dont, depuis trop longtemps, -je ne goûte plus les fruits. Les joies de la sympathie -et de l’amitié avaient depuis longtemps -aussi déserté mon cœur : vous me les avez fait -retrouver. Grâces vous en soient rendues. Je n’oublierai -jamais nos entretiens, la douceur des nuits -passées ensemble à discuter des grands problèmes -de l’âme et de la vie, sur le pont du <i>Cormoran</i>…</p> - -<p>— A propos, intervint Helven, où donc est allé le -yacht ?</p> - -<p>— Parti pour Sumatra, cette nuit, articula sèchement -Van den Brooks.</p> - -<p>— Mais alors… mais alors… bégaya Tramier.</p> - -<p>— Et ma conférence ! s’exclama Leminhac, ma -conférence est certainement manquée.</p> - -<p>— En vérité… en vérité… haletait le docteur, -vous êtes fort hospitalier, monsieur, mais l’hospitalité -a des limites…</p> - -<p>— Nous ne pouvons pourtant prolonger indéfiniment -notre séjour dans votre île, insista Leminhac.</p> - -<p>— Et comment partir maintenant ? reprit le professeur.</p> - -<p>Ne prêtant qu’une oreille distraite à ces plaintes -amoébées, le marchand rejetait voluptueusement la -fumée de son havane. Il était fort adroit à souffler des -couronnes. Son regard se dirigea sur Helven et il -sourit, comme s’il avait en lui un confident secret. Le -jeune homme, confus et irrité, détourna les yeux.</p> - -<p>Alors, le marchand de cotonnades éclata d’un -grand rire et tout le palais vibra. Un pareil frémissement -devait secouer l’Olympe, lorsque Zeus était en -gaieté.</p> - -<p>Il se frappa la cuisse, poussa vers le plafond un -jet tumultueux de fumée et, la barbe épanouie -d’allégresse, articula :</p> - -<p>— Vous ne partirez plus.</p> - -<p>Il y eut ce qu’on appelle un froid.</p> - -<p>Le Zeus de la Jûte dressa sa haute taille et, barbe -en avant, cigare aux doigts, arpenta le fumoir.</p> - -<p>— Ah ! çà, dit-il d’une voix calme — jugeant sans -doute incongrue une hilarité trop manifeste — pour -qui me prenez-vous ? Pour un jeune daim en nourrice, -pour un philanthrope ramolli, pour un… (la pudeur -nous interdit de reproduire le terme dont il se -servit). Ah ! mes pauvres amis, mes pauvres chers -amis, que vous me faites de peine ! Je vous croyais -moins obtus.</p> - -<p>« Alors, comme ça, vous avez cru que vous pourriez -vous offrir une croisière aux frais du père Van den -Brooks, boire son champagne et son whisky, fumer -ses cigares, vous goberger à votre aise et puis, adieu -je t’ai vu, vous rembarquer sur ma galère et retourner -à vos chères études ?</p> - -<p>« Non, mes agneaux, vous aviez compté sans votre -hôte.</p> - -<p>« Votre hôte veut que vous restiez. Vous resterez. -Au fond, vous n’êtes pas trop mal ici. Le climat est -excellent pour les rhumatisants. Or, notre cher professeur -est goutteux et vous autres, vous avez sans -nul doute des prédispositions funestes à cette affection. -Je vous garde et je vous soigne…</p> - -<p>— Mais… mais…, essaya le professeur.</p> - -<p>— Chut, chut. Laissez parler votre bon Van den -Brooks ; il ne veut que votre bien.</p> - -<p>« Avez-vous songé un peu à ce que vous feriez, si -je vous débarquais, tout frais, tout roses, engraissés -comme de petits cochons, sur les quais de Sydney ? -Non, vous n’y avez pas songé ? Eh ! bien, moi, je vais -vous le dire : vous iriez raconter partout qu’il y a, -quelque part dans une île, une sorte de fou qui se dit -marchand de cotonnades et qui parle trop quand il a -pris de l’opium. Monsieur Helven, qui est un si charmant -homme et qui connaît si bien les choses de la -marine, donnerait même exactement la latitude et la -longitude. Pas vrai, mon jeune ami ? Et puis, un -beau jour, ne verrais-je pas débarquer ici les serviteurs -abêtis et galonnés de vos Sodomes et de vos -Gomorrhes, vos coloniaux, vos gendarmes, vos fonctionnaires ? -Jolie société. Plaise à Dieu que cette racaille -ne foule jamais le sol de cette île bénie par le Seigneur : -je la recevrais à coups de fusil.</p> - -<p>« Ce n’est pas tout, mes bons amis. Je m’ennuie -ici. J’aime la société des dames, des dames qui jouent -du piano, parlent anglais et tiennent leur place au -bridge. Vous n’avez pas pensé une minute que vous -pouviez faire le bridge de ce pauvre Van den Brooks ? -Ingrats ! Je suis sûr que M<sup>me</sup> Erikow a bien meilleur -cœur. Mais vous ferez mon bridge, allez, et vous y -prendrez goût. Je m’ennuie, je vous le répète, et je vous -garde…</p> - -<p>« Prenez-en votre parti. Allez, croyez-moi ! Vous -n’avez d’ailleurs pas d’autre alternative : mon bridge -ou le radeau de la Méduse, à supposer que vous puissiez -quitter la côte sans recevoir une chevrotine de -mes fidèles serviteurs qui sont de parfaits évangélistes. -Quand vous les connaîtrez mieux, vous les -apprécierez.</p> - -<p>« Et nous collaborerons ! Oui, mes amis, le Seigneur -vous a fait cette grâce de vous appeler à moi. -Vous participerez à mon œuvre. Le professeur Tramier -est un homme plein de science et de ressources. -C’est un médecin. Il m’aidera à donner à mon peuple, -par les méthodes que vous connaissez (oui, oui, ne -protestez pas) et qu’il élargira, le sentiment de la -justice et cette crainte de Dieu qui est le commencement -de la sagesse, comme dit la grammaire grecque. -Vous m’aiderez à amener le règne de Dieu sur cette -terre, en m’aidant moi-même à y régner.</p> - -<p>« Leminhac, mon cher maître, qui êtes doué d’une -si belle faconde, je vous emploierai à la propagation -de la foi et, d’autre part, vous pourrez, sur ce terrain -vierge, vous livrer avec moi à de sérieuses expériences -sociologiques. Il y a beaucoup à faire ici, en -cette matière, et M. Durkheim n’aurait jamais rêvé -une pareille félicité.</p> - -<p>« Enfin, mon cher Helven, votre sensibilité d’artiste -vous désigne pour un rôle à la fois délicat et -sublime. Vous serez l’Instrument du Seigneur, le -Serviteur de ses Vengeances et vous doserez à merveille, -en y prenant un pieux plaisir, ces délectables -supplices qui ouvrent aux âmes l’Éternelle Cité.</p> - -<p>« Quant à M<sup>me</sup> Erikow, permettez-moi de ne pas -insister. Les voies de Dieu sont mystérieuses. Préparez-la -à la grande tâche qui lui incombe. Salut à toi, -fille de Jérusalem !</p> - -<p>« Considérez maintenant votre nouvelle existence. -Le Seigneur vous donnera des jours nombreux. Vous -vivrez autour de moi, comme les rejetons d’un chêne -majestueux, jusqu’au jour où…</p> - -<p>« Allez, mes amis, soyez sages. Bonne nuit. Ne -faites pas de mauvais rêves. »</p> - -<hr /> - - -<p>Et l’Hindou rabattit sur le Maître la lourde portière -ramagée de fleurs et d’oiseaux des Iles.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">QUATRIÈME PARTIE<br /> -LA TRAVERSÉE S’ACHÈVE</h2> - - - - -<h3 id="ch22">CHAPITRE XXII<br /> -<span class="sc">Où il est question de la concupiscence chez -les personnes de couleur, de ses rapports -avec l’odorat et aussi d’un passage secret -et d’une porte de fer.</span></h3> - - -<p>Le <i>Cormoran</i> avait bien levé l’ancre. Qu’il se -dirigeât ou non vers Sumatra, comme le prétendait -Van den Brooks, c’est là une question à laquelle, -seul, le capitaine Halifax pourrait répondre et, pour -le moment, le voici dans sa cabine, en chandail de -laine bleue, la joue gonflée d’une chique. Halifax-le-Borgne -prend ses aises, maintenant qu’il n’a plus -à son bord « ces bougres de terriens » et qu’il est seul -avec le ciel, la mer, son bon navire et quelques -coquins dont l’eau salée est l’élément naturel. « Où -va le <i>Cormoran</i>, capitaine ? » Le capitaine n’a cure -de nous répondre et il mastique une savoureuse -tranche de tabac. Ce n’est pas Halifax qui vendra -son maître.</p> - -<p>On frappe à la porte — deux coups secs.</p> - -<p>— Entrez, bosseman, qu’y a-t-il ?</p> - -<p>— Il manque un homme à l’appel, capitaine.</p> - -<p>— Lequel ?</p> - -<p>— Tommy Hogshead. Le gaillard a filé cette nuit. -Il est parti sur un canot du bord, emportant un -tonnelet de rhum, des biscuits et quelques boîtes -de conserves.</p> - -<p>— A dieu vat, dit philosophiquement Halifax. Il -n’ira pas loin. Et ce n’est pas une grande perte que -nous faisons là. Merci, bosseman.</p> - -<p>Et il fait passer sa chique de la joue droite à la -joue gauche, soufflant à une distance honorable -pour un capitaine au long cours un jet de salive -noire.</p> - -<hr /> - - -<p>Il y a sur les bords de l’île Van den Brooks une -petite crique où les crabes abondent. Il y en a de -toutes les tailles et les matelots en sont friands. Mais -ne croyez pas un instant que Tommy Hogshead ait -amarré son canot chargé de provisions dans cette -anse à crustacés pour se livrer au plaisir innocent de -la pêche. Vous vous feriez de cet enfant des forêts -africaines une image idyllique dans le goût de Bernardin -de Saint-Pierre, mais peu conforme au goût -d’aujourd’hui : ce dernier aime qu’on lui peigne la -vie et les hommes en noir plutôt qu’en rose. En -l’espèce d’ailleurs le noir est de rigueur, car non -seulement Tommy est de peau fort sombre, mais il -roule dans son esprit des desseins plus sombres -encore. Il faut un traître dans toute histoire et ce -rôle lui est dévolu. Il cède à la fatalité. Plaignons-le, -mais ne quittons pas des yeux sa haute silhouette -qui se profile en coulée d’encre sur les rochers de la -crique, à la nuit tombante. Que cherche-t-il avec tant -de persévérance ? Il passe agilement d’un rocher à -l’autre, entre dans l’eau jusqu’à mi-jambe, explore -toutes les fissures de la falaise. Le voici qui se courbe, -se courbe et disparaît.</p> - -<p>Tommy Hogshead a trouvé quelque chose et ce -quelque chose est probablement ce qu’il cherchait. -Dans une anfractuosité de la falaise s’ouvre une sorte -de galerie naturelle dont l’étroit accès est barré par -une épaisse grille de fer. Le nègre caresse amoureusement -les barreaux, éprouve la serrure ; mais cette -herse digne d’une Bastille ne lui paraît pas sans -doute un obstacle bien sérieux, car il sourit de tout -son ivoire. La nuit vient. Tommy juge sans doute -que sa journée a été suffisamment remplie ; après -une cordiale accolade au tonnelet de rhum, il -s’étend au fond de son canot et regarde, de cette -couche oscillante, les étoiles se lever sur le Pacifique.</p> - -<p>Sous cette latitude ou sous une autre, les étoiles -ont gardé le magique pouvoir d’amollir les cœurs les -plus endurcis. Le nègre n’est pas insensible à l’influence -des astres, car le sommeil ne voile pas ses -prunelles de porcelaine. Ce farouche fils de Cham est -dévoré d’une passion que, lecteurs impénitents de -Georges Ohnet, vous croyez appartenir en propre -aux membres du Jockey, aux officiers de cavalerie et -aux ingénieurs des Ponts et Chaussées. Tommy -Hogshead est amoureux et, s’il a quitté son bord, -s’il s’est caché dans l’Anse aux Crabes, c’est pour -suivre la piste de Marie, pour flairer son parfum, -pour tenter peut-être un coup d’audace. Il n’est pas -sans connaître l’existence d’une certaine galerie qui, -de la falaise, aboutit à l’intérieur même du palais -de son maître. Et ce qu’il vient d’éprouver de son -poing, pareil à une massue d’ébène, c’est la qualité -des barreaux et la force de la serrure qui défendent -l’accès du secret passage.</p> - -<hr /> - - -<p>La Vénus nègre doit s’attacher à sa proie avec un -acharnement tout spécial, car Tommy ne ferma pas -l’œil. Lorsque la nuit fut avancée, il grimpa le long -des rochers et gagna une éminence d’où il pouvait -apercevoir, entre les arbres, la maison de Van den -Brooks. Une lueur tremblait encore à quelques -fenêtres. Elle s’éteignit au bout de quelques minutes : -le nègre redescendit alors dans la crique. L’ombre -épaisse des rochers et de l’eau ne le gênait nullement -et il retrouva sans hésitation l’ouverture de la -galerie.</p> - -<p>Celle-ci était fort basse : un homme de la taille -du nègre n’y pouvait pénétrer qu’à plat ventre : de -plus, elle s’ouvrait à fleur d’eau et devait être impraticable -par les gros temps. Une mousse verdâtre -engluait ses bords. La grille était fixée au roc, d’un -côté par deux gonds, de l’autre par une serrure. -Tommy empoigna les barreaux et pesa lourdement. -De l’eau jusqu’aux jarrets, arc-bouté sur un bloc de -granit, les muscles de ses bras et de ses cuisses tendus -comme des câbles d’acier, immobile dans son ahan, -il semblait la statue obscure de la Force. Quelques -secondes, et le pêne se tordit lentement. La grille -céda. Elle s’ouvrait en dedans.</p> - -<p>Rampant sur les lichens gluants, le nègre -s’avança dans la galerie. Quelques mètres plus -loin, le couloir s’élargissait. Il put se redresser. -Les ténèbres étaient opaques, mais, en tâtant les -parois, il remonta la pente. Il passa devant la -crypte où Van den Brooks avait enfoui les joyaux -de la <i lang="es" xml:lang="es">Graciosa</i> et refit, sans le savoir, le chemin -suivi, quelques jours auparavant, par la dame de -ses pensées.</p> - -<p>L’odeur de la Russe chatouillait si fort les narines -du nègre, — car, chacun le sait, l’amour chez les -animaux et les sauvages est déterminé par l’odorat — qu’il -accomplit rapidement, et presque sans tâtonner, -la montée d’un escalier fort raide, dans une obscurité -de tombeau. Hélas ! il n’était pas au bout de ses -peines. Une surface lisse et glacée s’offrit à ses -paumes. Il devina une porte de métal ; mais il eut -beau chercher, il ne rencontra ni serrure, ni poignée, -ni la moindre prise. Il haletait, baigné de sueur, -frissonnant dans l’humidité visqueuse de ce boyau. -Devant lui, un obstacle sur lequel la pesée formidable -de son échine ne pouvait rien. Sa force restait vaine ; -son cerveau obtus n’avait pas prévu l’issue fatale -de cette aventure. Dans les ténèbres de sa pensée, -une angoisse bougeait comme une larve. Il demeurait, -accroupi devant le seuil triplement scellé, songeant -à celle qui, là, tout près de lui, offrait sa blancheur -odorante aux caresses du lit. Un gémissement rauque -s’échappa de sa gorge.</p> - -<p>Il y eut un souffle, un glissement, un rais pâle de -lumière.</p> - -<p>Tommy n’eut que le temps de se laisser rouler le -long de l’escalier, au pied duquel il trouva un refuge -dans une excavation du roc.</p> - -<p>La porte de fer s’était ouverte.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch23">CHAPITRE XXIII<br /> -<span class="sc">Le calme précurseur.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<p lang="en" xml:lang="en">« The huge and thoughtful night. »</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Whitman</span>.</p> - -</blockquote> - -<p>Leminhac, délégué à cet effet, donna à Marie -Erikow un aperçu des projets nourris par M. Van den -Brooks au sujet de ses hôtes et de la part de collaboration -qu’il leur réservait dans sa grande œuvre. -Un aperçu seulement, car il omit de transmettre le -salut du Maître de l’Ile à la fille de Jérusalem, craignant -d’apporter un trouble trop vif dans l’esprit de -la Russe. Celle-ci, d’ailleurs, se comporta vaillamment.</p> - -<p>— Croyez-vous, dit-elle, que ce fou nous menace -de quelque danger ?</p> - -<p>— Il faut s’attendre à tout, dit Leminhac, mais -jusqu’ici, il n’y a point péril en cette demeure.</p> - -<p>— S’il en est ainsi, reprit la Russe avec un sang-froid -que bien des stratèges lui eussent envié, il faut -aviser au plus tôt à quitter l’île.</p> - -<p>— Cela ne me paraît point aisé, hélas ! murmura -l’avocat. Nous allons tenir conseil.</p> - -<p>Mais Van den Brooks ne leur en laissa point le -loisir. Il se montra ce jour-là d’un empressement -sans pareil autour de ses hôtes bien-aimés. Il les -couvait du regard, leur souriait en coulisse et se -livrait enfin au charmant manège du chat avec la -souris, manège qui paraissait fort bien convenir à sa -nature. Marie Erikow ne pouvait s’empêcher de -l’admirer et inconsciemment se retrouvait en lui. Le -professeur marquait une réserve orgueilleuse et prenait -l’attitude du stoïque accablé par le destin. -Leminhac, lui, ne parvenait pas à dissimuler quelque -mélancolie. Quant à Helven, il se gardait bien d’affecter -une bonhomie qui eût donné long à penser à -ce finaud de marchand, mais montrait suffisamment -de bonne humeur pour qu’on pût le croire résigné -à son nouveau sort.</p> - -<p>— Vous me permettrez, dit-il affablement à Van -den Brooks, d’user et d’abuser de votre bibliothèque. -Vous avez là mille ouvrages rares que je désire lire -depuis fort longtemps. Les loisirs que vous m’offrez -dans votre île me paraîtront enchanteurs, si -mon esprit y peut goûter tant de délectables -aliments.</p> - -<p>— Mon cher ami, dit le Maître de l’Ile, tous ces -volumes sont à vous. Je ne suis pas fâché que vous -consacriez à la lecture une grande partie de vos -heures libres. Étant donné l’emploi que je vous -réserve, certains ouvrages vous seront utiles, bien -plus, nécessaires. Même s’ils vous semblent arides, -je vous conseille fort le <i>Traité d’anatomie</i> de Poirier -et un travail fort curieux d’un savant chinois, traduit -par votre serviteur lui-même, touchant <i>l’Art de -disséquer à vif</i>.</p> - -<p>— Dès aujourd’hui, dit énergiquement Helven, -je me mettrai à l’ouvrage.</p> - -<p>Et, de fait, il demeura seul dans la bibliothèque -tout le temps que Marie consacra à une violente -migraine, Tramier à son herbier et Leminhac à un -écarté avec le marchand.</p> - -<p>Le peintre ne resta pas oisif.</p> - -<hr /> - - -<p>Vers le soir, Van den Brooks eut la bonne grâce -de se retirer et les quatre voyageurs se retrouvèrent -dans le boqueteau au-dessus de la plage.</p> - -<p>— Quelle sinistre aventure ! commença le professeur -qui jouait volontiers le rôle du chœur dans la -tragédie antique.</p> - -<p>— Permettez, dit Helven. Il ne faut nous en -prendre qu’à nous-mêmes et le mieux est de ne -songer qu’aux décisions immédiates.</p> - -<p>— Oui, fit Marie. Il faut nous sauver.</p> - -<p>— Songez, reprit le peintre, que nous sommes -gardés. La nuit dernière, j’ai voulu mettre le nez -dehors, à titre d’expérience, mais quelques ombres -de mauvais augure m’ont détourné de pousser plus -loin que le seuil. Il est impossible de passer par les -portes ou les fenêtres. Nous recevrions des coups de -fusil…</p> - -<p>Il s’interrompit :</p> - -<p>— J’ai cru entendre un craquement derrière ce -buisson, dit-il. Nous sommes épiés.</p> - -<p>Il baissa la voix :</p> - -<p>— Je sais un moyen de sortir. En deux mots, -voici : ce soir, on passera à la fumerie. Nous ferons -semblant de fumer et Van den Brooks, qui m’a l’air -de donner assez dans la drogue, sera bientôt hors -d’état d’empêcher nos projets. Rendez-vous dans la -bibliothèque, tous quatre. Je me charge du reste.</p> - -<p>— Enfant, dit Leminhac. Sortir du palais, la belle -affaire ! C’est sortir de l’île qu’il faut.</p> - -<p>— Nous décrocherons une pirogue, repartit -Helven, il y en a certainement sur le rivage.</p> - -<p>— J’ai une idée, dit Marie, il y a un canot chargé -de provisions, dans une petite crique à trois cents -pas d’ici.</p> - -<p>Elle décrivit l’endroit où elle avait aperçu le canot -de Tommy, sans toutefois parler du nègre.</p> - -<p>— Merveilleux ! éclata Helven. Si le canot est -encore là, nous sommes sauvés, car j’ai comme une -idée que cette crique… mais, motus ! Vous saurez -cela assez tôt. Fiez-vous à moi.</p> - -<p>— Et si le canot a un propriétaire, fit Leminhac, -et si ce propriétaire ne consent pas à céder à nos -honnêtes propositions…</p> - -<p>— Alors, articula Helven, voici…</p> - -<p>Et il sortit de sa poche un <span lang="en" xml:lang="en">bowie-knife</span> fort honorable.</p> - -<p>— J’ai mieux que cela, dit en souriant Marie.</p> - -<p>Et elle sortit de son sac à main un ravissant <span lang="en" xml:lang="en">browning</span>.</p> - -<p>— Parfait, jugea le peintre. En attendant, M. Tramier -va, sur vos indications, aller reconnaître si le -canot est encore là. Il est moins aisément suspect -qu’aucun d’entre nous.</p> - -<p>Le professeur accepta, assura son binocle, et l’on -vit sa petite silhouette noire diminuer sur la falaise. -Comme on était loin de l’Académie, des Radiolaires -et de Krafft-Ebing, sur cette île semée de volcans, -exubérante de verdure, devant la splendeur déserte -du Pacifique.</p> - -<p>Le professeur songeait :</p> - -<p>— Que suis-je allé faire dans cette galère… c’est-à-dire -dans ce maudit yacht ? Que n’ai-je attendu un -paquebot sûr et bourgeois ? Ce Van den Brooks est -un huguenot opiomane, c’est-à-dire un fou de la -plus dangereuse espèce. Qu’allons-nous devenir ?</p> - -<p>Cependant, il aperçut le canot qui se balançait -dans l’anse aux crabes. Par bonheur, Tommy n’était -pas là.</p> - -<p>— Ayons bon espoir, dit Helven, quand le professeur -communiqua le résultat de sa reconnaissance. -Je suis maintenant certain de mon plan. Nous -aurons une passe difficile. Peut-être essuierons-nous -quelques balles…</p> - -<p>— Ils nous manqueront comme la sentinelle de -Prague, fit héroïquement l’avocat.</p> - -<p>— Et ce sera la liberté.</p> - -<p>— Rentrons vite, dit le professeur. Van den -Brooks serait sur ses gardes…</p> - -<p>Et tout en regagnant la demeure massive sous les -palmes — qui semblait maintenant une prison — le -bon docteur songeait — perspective peu folâtre — au -Radeau de la Méduse.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch24">CHAPITRE XXIV<br /> -<span class="sc">L’évasion.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Agli occhi miei ricomincio diletto</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Tosto ch’i’ usci’ fuor dell’aura morta</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Che m’avea contristati gli occhi e il petto.</div> -</div> - -<p class="sign"><span class="sc">Dante</span>.</p> - -</blockquote> - -<p>— Je suis lasse, dit Marie au dîner ; je demande au -Seigneur de l’île la faveur de quelques pipes. L’opium -seul me rend des forces.</p> - -<p>— J’y consens d’autant plus volontiers, repartit -l’aimable trafiquant, que moi-même je ne trouve de -réconfort que dans la prière et dans la drogue. L’une -va à Dieu et l’autre en vient.</p> - -<p>— Je ne me suis pas bien trouvé de mon premier -essai, fit Leminhac en minaudant.</p> - -<p>— Vous essaierez de nouveau, insista Van den -Brooks. On ne parvient pas du premier coup à la -béatitude.</p> - -<p>— Pour moi, dit le professeur, je veux bien tenter -ce soir une bouffée.</p> - -<p>— Bravo, mon cher maître — et le marchand lui -frappa sur l’épaule. Il faut que, comme moi, vous -cherchiez dans le calice du Pavot des conseils et des -inspirations. C’est tout à fait indispensable à notre -ministère.</p> - -<p>Ils s’étendirent sur les nattes. Les pipes émirent -leurs brèves volutes ; les lampes brasillèrent. -De nouveau, le silence et l’ombre recouvrirent l’île, -le palais, les fumeurs.</p> - -<p>En vérité, l’heure était tragique. Van den Brooks, -couché sous la clarté rouge d’une lampe, semblait le -génie funeste de ces lieux. Étendu, il paraissait -encore plus grand et sa barbe se déroulait comme un -fleuve de feu, à la lueur haletante des veilleuses. -Autour de lui, ses hôtes, ses victimes, s’allongeaient, -feignant d’absorber la fumée, affectant une volupté -que rongeait l’angoisse des minutes à venir. A tout -bien peser, quelles chances avaient-ils d’échapper au -monstre ? Aucune. S’ils déjouaient la surveillance des -serviteurs, s’ils passaient même à travers les balles, -quelle autre perspective que d’attendre sur une mer -déserte, dévorés par la faim et la soif, un navire qui -peut-être ne passerait jamais. La mort planait sur eux. -Helven, le plus audacieux de tous et qui, parce que le -plus jeune, avait le moins peur de mourir, sentit -bouger en lui le trouble démon du désespoir.</p> - -<hr /> - - -<p>C’est alors que la voix s’éleva — la voix qui l’autre -soir avait parlé :</p> - -<p>« L’opium est la route qui conduit à la mort, c’est -le sentier baigné d’aromes qui descend vers les profondeurs. -Trois esclaves à la peau noire, trois esclaves -endormis gardent le seuil de mon palais ; l’enclos -sacré est ceint de pavots ; le soleil de midi ne le frappe -point ; mais, seuls, l’ont effleuré les rayons du couchant -et les bleues écharpes de la lune. O mes amis, -quand vous connaîtrez mon palais, vous n’élirez pas -d’autre demeure.</p> - -<p>« Que sont maintenant pour moi les tristes fils des -vivants ? Que sont pour moi les fruits acides de la -terre ? Que sont pour moi les voluptés des mortels, -puisque je connais la joie de Dieu ? O mes amis, quand -vous connaîtrez mes festins, le pain des hommes aura -pour vous le goût des cendres.</p> - -<p>« Voici que je dirige mes regards sur le chemin -parcouru ; voici que je considère l’œuvre accomplie. -Et l’amertume envahit mon cœur, comme la mer -montante le sable des grèves. Car mon désir est -tourné vers une autre contrée ; ma tête cherche -d’autres ombrages et les palmes de cette terre ne sont -pas une aile assez douce à la lassitude de ma vie.</p> - -<p>« Dès l’aube de ma jeunesse, j’ai connu la force et -la puissance et j’en ai usé pour la plus grande gloire -du Très-Haut. Les hommes ont été entre mes mains -comme les cymbales aux mains des Lévites et de leurs -ossements choqués, j’ai fait jaillir la louange de -l’Éternel. J’ai conduit mes frères et amis sur le seuil -des terres promises et je les ai rejetés ensuite dans -leur abjection, afin qu’ils ne blasphémassent point -avec leur joie. J’ai semé la douleur et j’ai fait -pousser le mal comme la plante robuste dans une -terre grasse, parce que la douleur et le mal glorifient -Dieu et qu’ils sont sa justification.</p> - -<p>« Ma tâche est faite. La force de mes membres se -tourne vers le repos. La mort s’ouvre devant -moi comme la couche parfumée devant l’époux.</p> - -<p>« Mes amis, vous pouvez m’en croire : il n’est -volupté plus enivrante que celle de s’anéantir. Cette -fumée qui baigne nos fronts n’est qu’un avant-goût -des suprêmes délices.</p> - -<p>« Et voici ce que je vous propose :</p> - -<p>« Cherchons ensemble la mort la plus suave et le -lit le plus moelleux. Écrivons sur le seuil de nos -chambres ce mot : euthanasie. Qu’est-ce que le bain -de Pétrone, l’eau empourprée de sang et de pétales -de roses ? Qu’est-ce que le sommeil sous le mancenillier ? -Il nous faut trouver autre chose. La science séculaire -et notre propre divination nous aideront à cette découverte.</p> - -<p>« Peut-être parviendrons-nous à franchir ce terrible -fossé sur un pont de cristal ! Peut-être nous -évanouirons-nous dans l’éther de quelque nuit -laiteuse, comme, un soir de fête, s’évanouit l’écho -d’une musique dans les bosquets, parmi les danseurs -et les musiciens !</p> - -<p>« O mes amis, cherchons à mourir ensemble de la -plus belle des morts. »</p> - -<hr /> - - -<p>La voix expira lentement.</p> - -<p>— Voire ! pensa Leminhac. Je n’ai nulle envie de -pratiquer ces macabres artifices.</p> - -<p>Il se tourna et vit la place d’Helven déserte.</p> - -<p>— C’est l’heure, murmura-t-il.</p> - -<p>Le Maître de l’Ile reposait dans les ténèbres.</p> - -<hr /> - - -<p>A pas de feutre, Marie, puis Leminhac, puis le -professeur qui semblait fort ému et dont le binocle -glissait à tout instant, se retrouvèrent dans la bibliothèque. -La nuit était fort claire et la pièce, plongée -dans une légère pénombre.</p> - -<p>Helven, debout devant un rayon, déplaça le -« Vathek » de Beckford. Un bruit se fit entendre, -puis la porte secrète tourna.</p> - -<p>D’un signe, Helven entraîna les autres derrière -lui. Marie Erikow passa la dernière, attardée -à retirer de son sac, non point le conseiller des -grâces, mais un fort bon donneur d’avis à sept cartouches.</p> - -<p>Leminhac fit jouer sa lampe électrique. L’escalier -apparut. Ils descendirent. Leurs pas semblaient faire -rouler des tonnerres. Ils serraient les dents et retenaient -leurs souffles.</p> - -<p>Parvenus au bas de l’escalier, ils s’engagèrent -dans le couloir, assez large à son entrée. Le sol humide -glissait. Leminhac n’allumait pas sa lampe de crainte -qu’un rayon ne fût aperçu à travers quelque fissure -du rocher.</p> - -<p>Marie Erikow était prête à tout événement. Elle -se sentait lucide et un peu grisée par le danger. On -vit double, lorsque la mort vous guette.</p> - -<p>Chose étrange, il lui parut que quelqu’un marchait -derrière elle. Elle prêta l’oreille, tout en avançant. -Aucun bruit suspect ne lui parvint. Mais c’était -comme une présence, comme un souffle — quelque -chose vivait dans l’ombre.</p> - -<p>On arrivait au bout. Déjà les vagues détonnaient -sur les parois rocheuses, d’une rumeur sourde et -funèbre. Une fraîcheur salée mordit leurs lèvres. Le -couloir se rétrécissait ; la route était fort basse. Il -fallut se plier en deux.</p> - -<p>Helven, qui marchait en tête, sursauta.</p> - -<p>— Nous sommes perdus !</p> - -<p>Devant lui, il aperçut un pan de nuit et quelques -étoiles, le tout dans un orbe de roc strié de barreaux -de fer.</p> - -<p>— Une grille. Nous sommes perdus, perdus !</p> - -<p>Leminhac, qui cheminait derrière lui, ne voyait rien.</p> - -<p>Le passage était tellement étroit qu’Helven dut se -mettre à quatre pattes. Il parvint ainsi à la grille. Il -saisit les barreaux et tira à lui. La grille était -ouverte.</p> - -<p>Une onde d’espoir gonfla sa poitrine. Sur le rebord -du rocher, il se redressa et sauta dans l’eau. Les autres -le suivirent. Devant eux, le canot balançait sa forme -sombre. Une vague les aspergea. Ils se hâtèrent.</p> - -<hr /> - - -<p>Marie parvint la dernière à l’orifice, se traînant -péniblement sur les genoux. Quand elle aperçut les -étoiles et l’eau mouvante devant elle, elle rendit -grâces à Dieu. Mais un souffle rauque la fit retourner. -Cette fois-ci, ce n’était pas une illusion. Elle vit -dans les ténèbres du boyau luire les yeux blancs qui -avaient hanté ses songes.</p> - -<p>— Le nègre !</p> - -<p>La brute couchée tout de son long sur les lichens -humides rampait vers elle. Déjà sa lourde main se -tendait pour la saisir. On eût dit d’un reptile monstrueux, -la bouche entr’ouverte sur l’éclair livide des -dents.</p> - -<p>Elle bondit. La nuit la happa. Elle était sauve.</p> - -<p>Se retournant brusquement, elle tira la grille vers -elle au moment précis où Tommy Hogshead empoignait -les barreaux.</p> - -<p>La tête hideuse du nègre ricanait derrière cette -cage.</p> - -<p>— Tant pis pour lui, pensa-t-elle.</p> - -<p>Sa main ne trembla pas.</p> - -<p>Un claquement sec. Un peu de cervelle éclaboussa -le roc. La tête s’affaissa sur les barres, les yeux demeurèrent -fixes et blancs, ouverts sur l’immensité.</p> - -<p>Marie sauta dans la barque.</p> - -<p>Ils étaient saufs.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch25">CHAPITRE XXV<br /> -<span class="sc">Où réapparaît certain navire.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<div class="poetry"> -<div class="verse">« Je vais accompagner Miss Rooseway qui quête</div> -<div class="verse">Fort gentiment pour les familles des marins</div> -<div class="verse">Naufragés. Oh ! qu’une valse lente, ses reins</div> -<div class="verse">A mon bras droit, je l’entraîne sans violence</div> -<div class="verse">Dans un naufrage où Dieu reconnaîtrait les siens. »</div> -</div> - -<p class="sign"><span class="sc">Henri J.-M. Levey</span>.</p> - -</blockquote> - -<p>Helven et Leminhac saisirent les avirons. L’avocat -faisait de son mieux. Quant au peintre, les régates -sut la Tamise l’avaient depuis longtemps préparé à -son rôle. Le canot était léger. En quelques minutes, -on fut hors de la crique et le large apparut. Au-dessus -de leurs têtes, le ciel pâlissait déjà ; la nuit se frangeait -de pourpre, comme un rideau de théâtre qui, -près de se soulever, laisse passer un rais de lumière ; -les houles dans cette pénombre de genèse semblaient -rouler des flots de naphte, visqueux et noirs. Les -fugitifs ne purent réprimer au fond d’eux-mêmes une -secrète terreur.</p> - -<p>— Qu’avez-vous fait ? demanda Helven à Marie. -Vous avez tiré ?</p> - -<p>— On nous poursuivait, répondit la Russe.</p> - -<p>— Qui ?</p> - -<p>— Je ne sais. Une ombre. J’ai eu peur.</p> - -<p>— Vous pouviez nous perdre.</p> - -<p>Marie ne répondit pas.</p> - -<p>— Je pense, dit le professeur, que le bruit de la -mer sur les rochers a assourdi la détonation, car -personne ne semble s’être aperçu de notre départ.</p> - -<p>En effet, rien ne bougeait sur la crête des falaises. -Pas une lueur, pas un coup de feu. Leur fuite n’avait -pas été surprise. On ne s’en apercevrait qu’au jour. -Il fallait donc voguer à force de rames, car, sans nul -doute, Van den Brooks voudrait rattraper ses hôtes.</p> - -<p>— Heureusement, soliloqua le professeur, dont la -tâche était d’écoper le fond du canot, heureusement -que le marchand de cotonnades est, à cette heure, -abruti par la drogue. Il rêve sans doute à ses méthodes -d’évangélisation et se réjouit à l’idée de nous avoir -pour acolytes.</p> - -<p>Marie était plongée dans une profonde rêverie. -Parfois, dans la blafarde lueur de l’aube, elle regardait -ses mains, avec des réminiscences de Macbeth : « Tous les -parfums de l’Arabie… ». Mais c’était avant tout littérature -et bonne éducation, car elle aurait eu beaucoup -plus de répugnance d’abord et de remords ensuite à -abattre un de ses lévriers qu’elle n’en avait éprouvé -à faire sauter la pauvre cervelle d’un nègre. Elle -avait visé froidement la grosse lune noire, comme -on vise, dans les foires, l’œuf qui sautille au bout -d’un jet d’eau.</p> - -<p>— J’ai tué un homme, pensait la petite fille bien -élevée.</p> - -<p>— Ce n’était qu’un nègre, commentait M<sup>me</sup> Erikow.</p> - -<p>Et tout s’était si vite passé et la nuit était si obscure -qu’il ne lui restait déjà plus qu’un souvenir très vague -de son meurtre, aussi vague que l’image d’un noyé -qui coula lentement, par une nuit pareille, tendant -vers le ciel un poing crispé, étoilé d’un petit cercle -d’or…</p> - -<p>Si Marie eût philosophé — mais elle se contentait -d’être dans la vie un admirable philosophe pratique — elle -eût sans doute déduit de sa propre -observation que la vertu est en bonne part affaire -d’imagination ; que l’on a baptisé bien à tort « folle -du logis » cette charmante fée grâce à laquelle il peut -y avoir quelque pitié sur cette terre et que si les -arides méninges des hommes d’État contenaient -quelques microns de cet ellébore, ils répugneraient -vraisemblablement à déchaîner la folie et les -passions des hommes ; pour tout dire, qu’avec un -grain d’imagination, il n’y aurait ni guerres, ni -aucun des fléaux qui en découlent et que, sur notre -croûte terrestre, moisissure du Cosmos, pousseraient -enfin quelques fleurs…</p> - -<p>Mais aucun des passagers de ce frêle esquif, que les -vagues soulèvent et balancent comme un hochet, -n’est disposé à égarer son esprit dans ces hautes -sphères de la spéculation. En quoi ils ont grandement -raison et rien ne sert de divaguer. Passe encore, les -pieds au feu, sur un bon fauteuil de cuir, une vieille -fine à son chevet, une pipe odorante à la bouche, en -écoutant la pluie ruisseler sur les vitres et le vent -balayer les avenues désertes ! Mais, foin de ces balivernes -lorsqu’on est de pauvres diables menacés de -la male mort, et que seules trois planches de sapin -goudronné vous empêchent d’aller éclairer votre -lanterne aux vessies de lampadophores, par -cent brasses de profondeur.</p> - -<p>Les heures passent. Le han des rameurs scande les -minutes. De gros nuages glissent très bas, emportés -par une forte brise. Des faisceaux de safran jaillissent -entre leurs îles d’encre. Un rayon frappe la mer, -comme une lance le bouclier adverse. C’est l’aurore. -Déjà la terre de Van den Brooks, la terre du Dieu -s’efface. Elle n’est plus qu’un point sombre, plus rien…</p> - -<p>Helven laisse tomber ses rames.</p> - -<p>— Sauvés !</p> - -<p>Marie le regarde. Il est beau, la chemise ouverte -sur la poitrine très blanche, le front brillant de sueur, -cet athlète pensif. Marie a une folle envie de baiser -ses lèvres, son cou nu, de se jeter à ses pieds. Un instant, -elle oublie le canot, la mer déserte ; elle oublie -qu’ils ne sont plus qu’une misérable épave à la merci -des flots, à la merci de la faim…</p> - -<p>La voix de l’avocat la rappelle à la réalité.</p> - -<p>— Sauvés ? Je ne veux pas faire l’oiseau de mauvais -augure, mais si personne ne vient nous repêcher, -nous tirerons à la courte paille « pour savoir qui… -qui sera mangé, ohé, ohé ».</p> - -<p>— Évidemment, tout comme dans la chanson, -grogne le professeur que cette perspective assombrit.</p> - -<p>— Mais il y a des provisions, crie Marie joyeusement : -je fais l’inventaire.</p> - -<p>Pauvre Tommy Hogshead ! Les crabes fouillent -déjà de leurs pinces les orbites où roulaient tes yeux -blancs. Et voici que la Belle des Belles ouvre les -boîtes de conserves soigneusement volées par ton -astuce. Que dirait le fol d’Elseneur ?</p> - -<p>— Un tonnelet de rhum. Fort entamé, en vérité. -Il reste environ deux litres. Jamais nous ne boirons -tout cela.</p> - -<p>Et elle rit.</p> - -<p>— Trois boîtes de corned-beef ; petites, ces -boîtes — deux boîtes de sardines — une vingtaine -de biscuits et… et… c’est tout !</p> - -<p>— De quoi vivre trois jours, dit Helven, en nous -rationnant.</p> - -<p>— Et si, dans trois jours, nous sommes encore là, -nous n’aurons d’autre ressource que la courte paille, -insiste Leminhac qui manifeste des velléités anthropophagiques, -heureusement rares chez les membres -du barreau français.</p> - -<p>— Bah ! fait Helven, placide, avec votre dévouement, -nous patienterons bien trois jours de plus : vous -êtes gras.</p> - -<p>Jusqu’ici, la gravité de la situation n’accable -aucun des fugitifs. Peut-être manquent-ils tous de -cette « folle du logis » dont l’absence, en pareil cas, est -appréciable.</p> - -<p>Mais voici que la voix timide, angoissée du professeur -pose une question — et cette question est -terrible :</p> - -<p>— De l’eau ? Y a-t-il de l’eau pour boire ?</p> - -<p>Il n’y a pas d’eau. Aucun de ces fous n’a songé à -l’épouvantable supplice qui les attend : la soif.</p> - -<p>Au-dessus d’eux, un ciel qui verse déjà son implacable -lumière sur l’eau plus étincelante qu’un miroir, -autour d’eux la mer : des houles aux longs plis -déferlent, pareilles à de lourdes robes, se poursuivant -sans s’atteindre, d’un rythme éternel. Et l’air salé -déjà dessèche leurs gorges.</p> - -<p>L’alcool. Ils n’ont que de l’alcool.</p> - -<p>Helven prend sa tête entre ses mains.</p> - -<p>— J’ai été fou — fou. Pardonnez-moi de vous avoir -entraînés dans cette aventure…</p> - -<p>— Nous sommes tous responsables de notre infortune, -dit le professeur. Et je suis le plus coupable de -tous, parce que le plus vieux. Nous avons agi comme -des enfants.</p> - -<p>— Nous sommes partis comme pour une promenade, -dit l’avocat, et comme si l’on attendait un -navire sur l’océan comme un omnibus sur le boulevard.</p> - -<p>— Ce Van den Brooks m’a fait peur, je l’avoue, -confessa Tramier. Et la peur m’a enlevé toute prévoyance.</p> - -<p>— Il faut agir, reprit énergiquement Helven.</p> - -<p>Il tira de sa poche une boussole, s’orienta.</p> - -<p>— Il faut voguer vers le sud, si nous voulons trouver -un navire. Mais nous avons de fortes chances, dans -ces parages, de rencontrer une île qui n’aura pas un -aliéné pour propriétaire. L’île Van den Brooks -n’est pas isolée : elle fait partie d’un archipel. Nous -aurons bien de la malchance si, en voguant dans la -direction qui doit être celle des Marquises, étant -donnée la route suivie par le <i>Cormoran</i>, nous ne -trouvons pas une aiguade et un poste quelconque.</p> - -<p>— Après tout, dit l’avocat, le Pacifique est assez -bien fréquenté et nous ne sommes plus au temps de -la <i>Méduse</i>.</p> - -<p>— Folie, repartit le professeur, folie pure. Et la soif, -y pensez-vous ? Et les courants ? Pas une voile même -pour nous aider. Nous mourrons de fatigue, d’épuisement, -de faim, du scorbut…</p> - -<p>Marie Erikow ne parlait pas. Elle regardait au loin, -les yeux vides.</p> - -<p>— Il faut tenter la chance, reprit Helven, ou revenir -chez M. Van den Brooks. Il n’y a pas de milieu. -Choisissez.</p> - -<p>— Je ne veux pas revenir, dit alors Marie. J’aime -mieux mourir. Revenez, si le cœur vous en dit : je me -jette à l’eau tout de suite.</p> - -<p>— Aux voix, ordonna Helven. Je suis pour -tenter la chance.</p> - -<p>— Pas moi, gémit faiblement le docteur.</p> - -<p>— Ni moi non plus, murmura Leminhac.</p> - -<p>— Oh ! fit Marie Erikow avec mépris.</p> - -<p>— Pardon, reprit l’avocat, confus, pardon, je suis -pour tenter un peu la chance. On verra après, ajouta-t-il -entre ses dents…</p> - -<p>— A Dieu vat, fit l’Anglais. Je prends le commandement -du bord. Madame Erikow tiendra la -barre. Nous trois, nous ramerons. Deux seront aux -avirons, pendant que le troisième se reposera. Je vais -faire le point. Si le temps ne se gâte pas, nous pourrons -avancer et ne pas trop dériver. Il faut nous -rapprocher de la ligne suivie par les vapeurs. Nous -en sommes encore à quelques milles. Le canot est -bon. Il n’embarque pas trop. En route !</p> - -<p>Le professeur courbait la tête, comprenant l’irrémédiable -vanité de l’entreprise. Il se mit cependant -avec courage aux avirons et fit ce que lui permettaient -ses forces.</p> - -<hr /> - - -<p>Vers la fin du jour, la soif commença.</p> - -<p>Il y a toute une littérature des naufrages, depuis -Homère jusqu’à Hector Malot, en passant par le récit -palpitant du radeau de la <i>Méduse</i>. Je renvoie donc -mes lecteurs aux bons ouvrages qui rapportent -fidèlement les angoisses des malheureux perdus en -mer, leurs tribulations, leurs souffrances et la manière -d’accommoder les restes de ses compagnons d’infortune. -En ce qui concerne particulièrement les sensations -pénibles causées par la soif, je conseille aux amateurs -la <i>Ballade du vieux Marin</i>, de Coleridge, qui est un -texte fort documenté.</p> - -<p>A la nuit tombante, on se partagea huit sardines, -quatre biscuits, et chacun but deux doigts de rhum. -Mais les fugitifs n’avaient pas avalé leur dernière -bouchée que le feu des salaisons et de l’alcool rongeait -leur palais. Jusqu’ici, aucun d’eux n’avait osé -se plaindre. Leminhac n’y tint plus :</p> - -<p>— Je meurs, gémit-il. J’ai trop…</p> - -<p>— Chut, dit Helven. Ne prononcez pas ce mot.</p> - -<p>Sa voix était rauque.</p> - -<p>Une à une, les étoiles surgirent, et leur cortège -s’élevait lentement, comme une Panathénée d’astres. -Leur ascension dans le firmament de plus en plus -sombre eût ravi l’âme de Pythagore, mais plongea -les malheureux dans une désolation infinie.</p> - -<p>Le supplice du mirage s’ajouta à celui de la soif. -Ils songèrent aux nuits du <i>Cormoran</i>. Ils revirent — et -leurs entrailles se contractèrent — les sorbets -neigeux, les hauts verres où tremblait l’or pâle du -whisky, les chalumeaux aspirant le jus glacé des -citrons et des oranges. Leurs gosiers s’enflammèrent -à cette image intolérable.</p> - -<p>— C’est atroce, atroce, murmura Marie. J’aime -mieux mourir.</p> - -<p>— J’aime mieux revenir, gémit honteusement -Leminhac ; j’aime mieux être évangéliste chez le -marchand de cotonnades.</p> - -<p>Le professeur prit la parole. Il était épuisé de -fatigue, ses traits étaient tirés, son visage semblait -blafard dans l’ombre claire de la nuit tropicale.</p> - -<p>— Ne persévérons pas, dit-il, dans un dessein aussi -insensé. Nous périrons sans nul doute. La mort n’est -rien ; mais l’agonie sera terrible. Nous ne sommes pas -encore assez éloignés de l’île que nous ne puissions la -retrouver. Van den Brooks fera de nous ce qu’il lui -plaira et peut-être sera-t-il ému de notre détresse. -D’après mes observations, c’est un fou, mais un -fou intermittent. Il a des intervalles, parfois assez -longs, de lucidité. Si nous tombons sur un bon moment, -nous sommes sauvés. Il nous rembarquera -peut-être.</p> - -<p>— Soit, dit Helven. Quel que soit l’arbitraire de -M. Van den Brooks, le retour vaut mieux que cette -agonie. Mais qu’en pense Madame Erikow ?</p> - -<p>— Je pense, dit-elle, que je donnerais ma fortune et -ma vie à qui m’apporterait un verre d’eau.</p> - -<p>— Nous allons alors, reprit Helven, mettre le cap -sur l’île funeste.</p> - -<p>— Faites, ajouta Marie. Si ce marchand est trop -odieux, j’ai la liberté dans mon sac.</p> - -<hr /> - - -<p>La décision prise, ils n’eurent qu’une hâte : retrouver -l’île où murmuraient des sources. L’image des -eaux vives leur faisait oublier l’évangile de Van den -Brooks, les mutilés et même le mufle rose de la lèpre.</p> - -<p>Ils dépensèrent ce qui leur restait de forces à -ramer toute la nuit. Helven prétendait s’orienter sur -les étoiles. Marie Erikow prit la place du professeur -qui s’affaissait à demi-mort sur les avirons. Cette nuit-là -leur parut interminable. Ils ne l’oublièrent jamais.</p> - -<p>— A l’aube, pensaient-ils, nous apercevrons la terre.</p> - -<p>Mais à l’aube, l’étendue marine s’offrit à leurs yeux, -dans la nudité de ses flots. L’horizon était vide ; -le ciel, d’une immuable splendeur.</p> - -<p>Helven frissonna.</p> - -<p>— Je crains, murmura-t-il, que le courant ne nous -ait fait dériver quelque peu.</p> - -<p>— Alors, dit gravement le professeur, je vais -écrire mes dernières volontés.</p> - -<p>Il déchira une feuille de bloc et arma son stylographe.</p> - -<p>— Celui de nous — et ce ne sera certainement pas -moi — qui fermera les yeux le dernier, celui qui conservera -encore quelque force, lorsque ses compagnons -seront déjà dissipés dans le tourbillon des atomes, -rassemblera ce qui lui restera de vie pour écrire nos -noms infortunés, la date de notre perte, et confier ce -triste document, soigneusement roulé dans ce récipient -(il montra le tonnelet de rhum), à la mer qui -sera notre tombeau.</p> - -<p>Marie Erikow pleurait doucement.</p> - -<p>— Quel dommage que nous n’ayons pas une bouteille, -fit Leminhac. Ce serait tout à fait dans la tradition.</p> - -<p>— Puisse notre exemple, ajouta le docteur, être -de quelque utilité aux imprudents navigateurs !</p> - -<p>Il griffonna quelques lignes, puis, stoïque comme -Caton, s’enveloppa la tête de son mouchoir et s’étendit -au fond de la barque.</p> - -<p>Helven, avec la fureur du désespoir, se remit aux -avirons. Son visage était fort pâle, mais une énergie -suprême s’y peignait.</p> - -<p>Marie l’admira, et plaça en lui tout son espoir. -Leminhac, bien que fort épuisé, reprit courage et -aida son compagnon…</p> - -<p>Vers midi, les rameurs, dévorés par la soif, ruisselants -de sueur, les mains ensanglantées, laissèrent -retomber les lourds avirons. Les tolets gémirent, puis -la barque tournoya sur la crête indolente des vagues.</p> - -<hr /> - - -<p>Le soleil se couchait « dans des confitures de -crimes », lorsqu’un panache de fumée voila légèrement -le disque inspirateur de sonnets. Ce n’était -qu’une bien mince fumée, mais elle parut à Marie -Erikow, qui guettait un sauveur impossible, couchée -à l’avant et semblable à une figure de proue, le signe -même de la vie. Elle passa plusieurs fois la main sur -ses yeux, craignant d’être victime de quelque abominable -hallucination. Mais la traînée sombre -s’allongeait maintenant sur la pourpre du ciel. Plus -de doute. Un navire.</p> - -<p>Elle poussa un cri.</p> - -<p>Helven bondit, enjamba les corps de Leminhac et -de Tramier qui ne bougeaient pas et hurla à son tour :</p> - -<p>— Hurrah ! Un bâtiment.</p> - -<p>Des larmes roulèrent de ses yeux. Leminhac se -souleva, anxieux.</p> - -<p>— Êtes-vous fou ?</p> - -<p>— Fou vous-même. Regardez.</p> - -<p>Marie Erikow dénoua son écharpe. Helven assujettit -à une rame la longue mousseline blanche qui -flotta sur la mer comme un pavillon de salut.</p> - -<p>— Pourvu qu’ils nous voient, haletait l’avocat.</p> - -<p>Le navire approchait. Il était maintenant impossible -que, du bord, on n’aperçût point le canot.</p> - -<p>Marie déchargea son <span lang="en" xml:lang="en">browning</span>, mais les sèches -détonations s’amortirent dans le vent. Le professeur -s’était redressé et semblait ne pas comprendre.</p> - -<p>Bientôt les fugitifs distinguèrent l’arête fine d’un -mât, l’étrave écumante du bateau.</p> - -<p>Tous ensemble, ils hurlèrent :</p> - -<p>— A nous, du bord ! A nous !</p> - -<p>Helven agitait désespérément son aviron.</p> - -<p>Le navire piquait droit sur eux. Ses bastingages -de cuivre étincelaient.</p> - -<p>Quelques minutes d’angoisse… et ils reconnurent -le <i>Cormoran</i>.</p> - -<p>Une haute silhouette se profilait au gaillard d’avant, -détachée en noir d’encre sur la bande pourpre du -crépuscule.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch26">CHAPITRE XXVI<br /> -<span class="sc">Le crépuscule d’un dieu.</span></h3> - -<blockquote class="epi"> -<p>« O grand astre, quel serait ton -bonheur, si tu n’avais pas ceux que -tu éclaires…</p> - -<p>« Voici. Je suis dégoûté de ma -sagesse comme l’abeille qui a -amassé trop de miel.</p> - -<p>« J’ai besoin de mains qui se -tendent…</p> - -<p>« Voilà pourquoi je dois descendre -dans les profondeurs comme tu -fais le soir, quand tu vas derrière -les mers, apportant ta clarté au-dessous -du monde, ô astre débordant -de richesse. »</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Zarathustra</span>.</p> - -</blockquote> - -<p>Le capitaine Halifax dirigea les opérations — fort -simples d’ailleurs — du repêchage. Les quatre infortunés -furent hissés à bord, en assez piteuse posture. -Le professeur semblait avoir perdu connaissance ; -Leminhac, son col défait, les mains en sang, prononçait -des paroles incohérentes. Marie Erikow se raidissait -et, malgré son épuisement, ajustait d’une main -hésitante les mèches blondes que les embruns avaient -collées sur ses tempes. Quant à Helven, ruisselant -d’eau, ses vêtements en désordre, il semblait un jeune -captif, indomptable et farouche.</p> - -<p>Appuyé au misaine, Van den Brooks suivait de ses -lunettes vertes le défilé de ses victimes. Aucune -parole ne sortit de sa barbe enflammée. On conduisit -les fugitifs à leurs anciennes cabines où des soins -leur furent prodigués et des rafraîchissements servis.</p> - -<hr /> - - -<p>La chaleur brûlante du thé, un bon massage, ramenèrent -le professeur à la vie. Quant aux autres, plus -jeunes et plus vigoureux, il leur suffit d’absorber quelques -grogs auxquels succédèrent de nombreux -sandwichs, pour retrouver toutes leurs forces. Ils -revoyaient les élégantes boiseries de palissandre, les -meubles anglais, les fauteuils de cuir, et Marie Erikow -constata sur sa table la présence des orchidées chères -au Maître du Navire. Les heures d’angoisse qu’ils -avaient vécues, la mort qui les avait effleurés de son -aile — la plus affreuse des morts — jusqu’au souvenir -de l’île, de la fumerie d’opium et des étranges discours -de Van den Brooks, tout cela se fondait dans le -bien-être de l’heure, de la chaleureuse circulation, de -la vie revenue enfin.</p> - -<p>L’espoir les baignait de ses effluves. Minutes -exquises, où l’être connaît une nouvelle naissance -et s’épanouit dans la tiédeur heureuse de la chair.</p> - -<p>Helven bourra sa pipe d’un tabac sec, mis à sa -portée dans un pot de Hollande, car les moindres -détails du confort étaient prévus à bord du <i>Cormoran</i>. -Il savoura avec délices les premières bouffées. Mais la -rêverie n’étouffait pas chez lui le sens positif de sa -race et il se prit à considérer la situation.</p> - -<p>Van den Brooks demeurait une formidable énigme. -N’allait-il pas se venger terriblement ? L’équipage -du yacht était composé de forbans ; Halifax n’était -qu’un instrument docile aux mains de son maître. De -ce côté nul espoir de secours. Le marchand de cotonnades -exerçait à son bord le droit de haute et basse -justice. Quel scrupule pouvait l’empêcher de suspendre -aux vergues de cacatois la dépouille mortelle de maître -Leminhac, du professeur Tramier et de sir William -Helven ? Cruauté inutile, sans doute. Mais Van den -Brooks devait redouter les divulgations de ses hôtes, -s’il les remettait en liberté. Cet homme avait sans -doute un passé assez lourd pour vouloir éviter — au -prix même d’un assassinat — des démêlés compromettants -avec la justice. Les quatre voyageurs pouvaient -l’accuser d’avoir séquestré leurs personnes, -indiquer la situation de l’île, etc. En somme, tout -devait décider le trafiquant — sinon à faire disparaître -ses hôtes — du moins à les garder prisonniers, -sans espoir de libération.</p> - -<p>Revenu à la réalité, le peintre songeait avec -angoisse qu’il eût peut-être mieux valu piquer une -pleine eau dans cette mer phosphorescente qui, tant -de fois, avait enchanté ses songes nocturnes.</p> - -<hr /> - - -<p>On frappe. Helven tressaille.</p> - -<p>— Monsieur Van den Brooks vous attend au salon, -si vous vous sentez la force de vous y rendre.</p> - -<p>C’était Halifax lui-même, rude et courtois à son -ordinaire.</p> - -<p>— Mieux vaut être fixé tout de suite, songea Helven.</p> - -<p>Et bravement, il suivit le borgne.</p> - -<p>Dans le salon, que leurs conversations et leurs -rires avaient si souvent animé, les quatre passagers -se trouvèrent réunis : le professeur, affalé sur un -fauteuil ; Leminhac, assurant sa cravate doctrinaire ; -Marie Erikow, dédaigneuse, une cigarette au coin des -lèvres ; Helven, fixant hardiment Van den Brooks -qui, debout dans l’ombre, lissait nonchalamment sa -barbe.</p> - -<p>Marie, ironique, rompit le silence.</p> - -<p>— Un tribunal, dit-elle. Mais vous siégez seul, -Monsieur ?</p> - -<p>— Je suffirai à ma tâche, rassurez-vous, Madame, -répondit le maître du navire. Mais, d’abord, comment -vous trouvez-vous de cette petite fugue ?</p> - -<p>— Je m’en trouverai fort bien, Monsieur, répondit -la Russe, si je réussis à vous faire pendre.</p> - -<p>— Oh ! les femmes, gémit intérieurement l’avocat. -Elles n’en ratent jamais une. Si cela continue…</p> - -<p>Et il tâta sa cravate, comme s’il craignait déjà -qu’on ne changeât le beau ruban de soie pour un -ruban plus grossier… de chanvre.</p> - -<p>— C’est fort bien, reprit Van den Brooks. Soyez -obligeant et voilà votre récompense. La leçon me -servira. Je vous trouve en peine ; je vous prends à -mon bord ; je vous y traite avec tous les égards possibles ; -je vous fais visiter un des plus beaux coins -de cette terre, je me montre pour vous l’hôte le plus -attentif à vos moindres désirs. Et l’on me souhaite -une potence ! Grand merci, Madame. Mais songez -pour l’instant que vous êtes à mon bord et que, -sur les trente-huit lurons qui composent mon équipage -(il y en avait quarante, mais vous savez où sont -les deux autres, peut-être ?), pas un ne lèvera le -doigt pour vous soustraire à ma juste vengeance, s’il -me convient de l’assouvir.</p> - -<p>— Je m’en doute, répliqua la Russe. Ce sont des -lâches, comme leur maître.</p> - -<p>— Un peu de modération, Madame, intervint alors -d’une voix faible le professeur. Nous sommes infiniment -reconnaissants à M. Van den Brooks du service -qu’il a voulu nous rendre et qui serait beaucoup plus -grand s’il n’avait lui-même exagéré son amabilité, -s’il nous avait conduits directement à Sydney. Mais -M. Van den Brooks s’est montré pour nous, comme il -le dit justement, le plus obligeant des hôtes. Le -<i>Cormoran</i> fut pour nous le séjour le plus exquis…</p> - -<p>— Et vous voulez le quitter ! soupira le marchand.</p> - -<p>— Tout nous appelle sur notre vieux continent, -fit mielleusement le professeur, qui se révélait diplomate. -Tout, notre vie, nos affections, notre labeur. -Comment nous arracher aux voix de nos épouses, de -nos enfants, de nos amis ? Certes, la vie dans votre île -embaumée, dans ce nouvel Éden, nous paraît une -condition fort enviable. Mais hélas ! la raison nous -oblige à renoncer à l’Age d’Or, à retrouver l’Age de -l’acier, l’Age des <span lang="en" xml:lang="en">Banknotes</span>. Funeste nécessité ! -Mais pouvons-nous nous y soustraire ?</p> - -<p>— Vous le pouvez, dit Van den Brooks. Je l’ai -fait.</p> - -<p>— Mais non, hélas ! Mille fois non. Aucun de nous ne -renoncera à ses ambitions, à sa fortune, à ses amours, -à son foyer. Nous préférons une vie d’efforts, dans la -fièvre de notre civilisation, aux loisirs fleuris que vous -nous offrez. Nos goûts, malheureusement…</p> - -<p>— Il s’agit bien de vos goûts, dit brutalement le -marchand. Il s’agit de ma volonté et vous êtes dans -ma main comme des fétus de paille. Je vous briserai, -si cela me plaît. Vous n’êtes qu’une vieille baderne, -mon cher professeur…</p> - -<p>— Monsieur… fit Tramier étouffant.</p> - -<p>— Silence, rugit le marchand. Vous avez assez -bavardé. Moi seul ai le droit de parler ici.</p> - -<p>— Vous n’avez pas le droit de nous insulter, -répliqua Helven. M<sup>me</sup> Erikow a raison. Vous êtes un -lâche ; vous insultez les vieillards et les femmes.</p> - -<p>— Excusez-moi, monsieur Helven, fit avec calme -Van den Brooks, à la plus grande stupéfaction des -passagers. Et vous, Madame, et vous aussi, monsieur -Tramier. Je m’emporte. Soit. Je serai correct… -allez… Je sais ce que j’ai à faire. Vous m’obligerez -en rentrant dans vos cabines.</p> - -<hr /> - - -<p>Le capitaine Halifax veilla à ce que chaque passager -regagnât son logis. Les dîners furent servis -dans les cabines. Helven voulut rejoindre l’avocat ; -mais la porte était fermée d’un loquet extérieur. Il -appela, vainement.</p> - -<p>Il s’assit sur son lit et l’angoisse s’assit à son côté. -Cette fois, il n’y avait plus de doute. Van den Brooks -était un fou, mais un fou logique, prudent, soucieux -de son intérêt. Cet intérêt exigeait que les gens qui -pouvaient contrarier sa folie, l’empêcher de poursuivre -ses desseins insensés, fussent mis hors d’état -d’agir. Et c’en était fini !…</p> - -<p>La voilà bien, l’Aventure !… Il songeait à sa maison -paisible, dans ce coin d’Écosse où il était né, aux -landes roses où le vent gémit si tristement les nuits -d’hiver, d’une plainte que l’on n’oublie pas ; il revit -les troncs brûlants dans la haute cheminée ; il sentit -l’odeur des grogs au gingembre que préparait sa mère — une -vieille dame si propre et les clés à la ceinture — et -l’odeur des bruyères humides, les matins de chasse -où l’on part, encore engourdi de sommeil, transi du -brouillard d’octobre ; il entendit le hurlement des -chiens et les mille rumeurs domestiques, il revécut -sa jeunesse, comme on la revit parfois, toute résumée -en quelques images, en quelques parfums…</p> - -<p>Et le sommeil fut plus fort que le souvenir et que -l’angoisse. Il s’endormit.</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>Il sursauta. La porte venait de s’ouvrir. Une -pénombre blafarde coulait par le hublot.</p> - -<p>— Venez, fit la voix d’Halifax. Dépêchons.</p> - -<p>— Ça y est, pensa le jeune homme. M. Van den -Brooks opère à la manière française… au petit jour…</p> - -<p>Devant le marin, il ne voulut pas paraître couard, -s’habilla soigneusement, et noua sa cravate comme -s’il se rendait à une garden-party.</p> - -<p>Halifax le précédait. Ils parvinrent sur le pont -avant. Dans la clarté falote de l’aube, Helven distingua, -rangé en bon ordre, l’équipage, comme le jour -où l’on avait fustigé le nègre. La silhouette de Van -den Brooks, tout à l’avant du vaisseau, dominait la -mer et l’aube. Helven ne put voir son visage. Auprès -de lui, l’Hindou, son serviteur. L’Anglais s’arrêta à -quelques pas, et attendit. Les uns après les autres, -Leminhac, Tramier et M<sup>me</sup> Erikow arrivèrent, conduits -par Halifax. Marie était fort pâle, elle serrait -les lèvres ; son menton lourd rendait sa beauté plus -saisissante et presque cruelle.</p> - -<p>Van den Brooks ne se retourna pas.</p> - -<p>Un silence de mort tombait du ciel où s’effaçaient -les astres. Helven regarda une dernière fois, pâlissante, -la Croix du Sud.</p> - -<hr /> - - -<p>Alors Van den Brooks se retourna. Et les passagers -ne le reconnurent plus. Sa grande barbe avait disparu. -Ses yeux — ses yeux agrandis par la fièvre et la -folie — luisaient, libres de tout verre. Son visage était -beau, émacié, grave, mais hagard. Le voyant, ils -comprirent.</p> - -<p>— Le coup du Patriarche, parbleu ! songea Leminhac -qui se rappela l’histoire de Sigismond Loch.</p> - -<hr /> - - -<p>Mais, tourné vers l’Océan, Van den Brooks parla. -La voix entendue dans la fumerie roula sur les flots :</p> - -<p>« Ne craignez rien, étrangers. Je ne vous veux -aucun mal. Vous ne m’avez pas compris.</p> - -<p>« Ce que j’espérais trouver en vous, vous ne pouviez -me le donner. La grandeur de mon rêve ne vous -a pas séduits. Vous ne m’avez pas compris non plus, -quand, des profondeurs de l’opium, j’ai laissé monter -vers vous ma plainte de Dieu lassé. »</p> - -<p>La voix s’éleva :</p> - -<p>« Car Dieu, je le fus. La terre gémissante de mon -île peut l’affirmer et mon peuple courbé sous ma verge -peut le clamer à ces flots et à ces étoiles. Homme, -j’ai refait la création à la mesure de Dieu. Et c’est -pourquoi je me dis son égal. »</p> - -<hr /> - - -<p>Il reprit plus bas, avec une lassitude voilée :</p> - -<p>« Mais vous ne comprenez pas, et vous pensez -que je suis fou. Une dernière fois, je veux mettre -devant vous, ô inconnus, mon cœur, mon cœur saignant :</p> - -<p>« Une soif d’amour implacable me poursuit : l’amour, -l’amour des hommes, est une source dont le -mirage hante mes nuits. Mais cette source, elle ne -peut jaillir de mon cœur. Mon cœur est une roche -aride : qui le frappera pour que les eaux vives s’en -écoulent ?</p> - -<p>« Quand je tenais entre mes mains la fragile destinée -des hommes, quand leur voix suppliante déchirait -mes oreilles, quand je les ployais, mutilés, sanglants, -sous la malédiction du Seigneur, j’espérais -qu’il naîtrait en moi cette indicible douceur : la pitié.</p> - -<p>« Si j’ai prodigué le martyre, si j’ai fait couler -le sang, comme un vin dans un festin de noces, ce -n’est pas pour une vaine jouissance, mais bien pour -moissonner les épis attendus. Hélas, ils n’ont point -germé. J’espérais que les tortures infligées à mes -victimes m’attendriraient et me forceraient de les -aimer : il n’en fut rien.</p> - -<p>« Un Dieu sans amour est un Dieu sans joie : je -renonce à la Divinité.</p> - -<p>« Je rentre parmi les hommes. J’abandonne mon -peuple. J’ai appelé dans mon île quelques hommes -pieux : des missionnaires protestants. Hélas ! je -crains que, bien vite, ne vivant plus dans une sainte -terreur, mon peuple ne perde la foi…</p> - -<p>« Mais je ne puis plus. Peut-être deviendrai-je -mineur ou docker ; peut-être, ouvrier plombier. Je -ne sais. Je veux être le plus humble des hommes, -après avoir été leur Dieu.</p> - -<p>« Et voici le signe de mon renoncement. »</p> - -<p>Comme il disait ces mots, l’Hindou s’écarta, découvrant -le coffre des joyaux engloutis.</p> - -<p>Van den Brooks souleva le couvercle. Il retira une -émeraude d’une fort belle eau et la tendit à Marie.</p> - -<p>— Acceptez-la, Madame, en souvenir du Dieu qui -n’est plus.</p> - -<p>Puis, à brassées frénétiques, il rejeta dans la mer -les trésors qu’il y avait puisés. Topazes, rubis, émeraudes, -améthystes, tombaient en pluie de feu sur -les eaux calmes, trouaient la soie grise d’une mer -aurorale.</p> - -<p>La voix s’éleva encore et l’on entendit ces mots :</p> - -<p>« <i lang="la" xml:lang="la">Tria sunt insatiabilia : mare, infernum et vulva.</i> »</p> - -<p>Le sacrifice accompli, Van den Brooks fit signe aux -passagers et à l’équipage de se retirer. Il resta seul, -courbé sur la mer…</p> - -<div class="c"><img src="images/music.png" alt="[Musique]" /></div> -<p class="sign">Wagner</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch27">ÉPILOGUE</h2> - - -<p>Les quatre voyageurs prirent place dans un canot -et Halifax, qui les accompagnait, leur montra dans le -brouillard un rivage où luisaient quelques maisons -peintes à la chaux.</p> - -<p>— Voici, dit-il, un poste européen : des Portugais, -je crois. Vous trouverez là une hospitalité suffisante -et tous les renseignements nécessaires pour votre -route.</p> - -<p>Le canot aborda au pied de rochers que longeait -un banc de sable. Halifax descendit à terre ; puis, -clignant de son œil unique, comme s’il s’agissait d’une -excellente plaisanterie :</p> - -<p>— Bon voyage ! cria-t-il à ses anciens passagers.</p> - -<p>Et il sauta dans la barque, qui s’éloigna à force -de rames.</p> - -<p>Inquiets, Helven et Leminhac prirent les -devants et s’en furent frapper à une des maisons. -L’aspect crasseux et débonnaire d’un douanier -portugais les rassura. Ils n’osèrent s’enquérir du lieu -où ils étaient, craignant de passer pour fous, mais ils -réclamèrent un abri.</p> - -<p>Marie Erikow était restée en arrière, au bras du -professeur. Tous deux demeuraient silencieux. Soudain, -la jeune femme lâcha le bras de Tramier et, à -toutes jambes, courut le long du rivage. Elle agitait -désespérément son écharpe, comme pour appeler le -canot, déjà à demi happé par la brume. Tramier, qui -à la vérité était un peu sourd, crut entendre un cri et -courut derrière elle. Mais Leminhac, de loin, avait -aperçu la fugitive ; il fut plus prompt.</p> - -<p>Dans un accès de désespoir qui paraissait atroce, -la Russe s’était jetée sur le sable. L’avocat s’approcha -d’elle, souleva doucement le visage où roulaient -de grosses larmes.</p> - -<p>— Qu’est-ce donc ? murmura-t-il. <i>Le</i> regretteriez-vous ?</p> - -<p>— Oh ! gémit Marie Erikow, entre deux sanglots, -j’ai perdu mon émeraude.</p> - -<p>Et elle ajouta, tout bas, déjà consolée, souriante :</p> - -<p>— Mais vous êtes bon, vous, je le savais…</p> - -<hr /> - - -<p>Le <i>Cormoran</i> avait disparu.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2> - - -<table summary=""> -<tr><td colspan="2"><span class="sc">Chapitre</span> I.</td> -<td class="drap">— L’homme aux lunettes vertes</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch1">1</a></div></td></tr> -<tr><td class="w22 pad1">— </td> -<td class="r"><div>II.</div></td> -<td class="drap">— Le « Cormoran » lève l’ancre</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch2">22</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>III.</div></td> -<td class="drap">— Un étrange navire, un étrange équipage</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch3">34</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>IV.</div></td> -<td class="drap">— Où Van den Brooks se présente. — Histoire d’un riche</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch4">46</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>V.</div></td> -<td class="drap">— Où Van den Brooks parle en maître</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch5">68</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>VI.</div></td> -<td class="drap">— Le récit du docteur. — Le cahier de maroquin rouge</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch6">77</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>VII.</div></td> -<td class="drap">— Où l’on entrevoit deux rivaux, un troisième larron et un nègre sentimental</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch7">98</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>VIII.</div></td> -<td class="drap">— La mystique de Van den Brooks</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch8">104</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>IX.</div></td> -<td class="drap">— Où Van den Brooks parle belles-lettres. — Histoire des jeunes gens de Mindanao</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch9">114</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>X.</div></td> -<td class="drap">— L’incantation. — Un entretien sur le péché</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch10">124</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>XI.</div></td> -<td class="drap">— L’esclave du Brésil</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch11">139</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>XII.</div></td> -<td class="drap">— Une histoire de chat à neuf queues</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch12">144</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>XIII.</div></td> -<td class="drap">— L’esprit nocturne</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch13">151</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>XIV.</div></td> -<td class="drap">— Le docteur termine son récit</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch14">162</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>XV.</div></td> -<td class="drap">— Où il est donné à Helven d’expérimenter à ses dépens la fragilité féminine</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch15">177</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>XVI.</div></td> -<td class="drap">— Les rancunes de Tommy Hogshead</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch16">188</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>XVII.</div></td> -<td class="drap">— Le cri de la vigie</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch17">195</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>XVIII.</div></td> -<td class="drap">— L’île Van den Brooks</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch18">208</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>XIX.</div></td> -<td class="drap">— Les joyaux engloutis</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch19">219</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>XX.</div></td> -<td class="drap">— L’homme qui voulut être Dieu</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch20">231</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>XXI.</div></td> -<td class="drap">— Où Van den Brooks se découvre</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch21">242</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>XXII.</div></td> -<td class="drap">— Où il est question de la concupiscence chez les personnes de couleur, de ses rapports avec l’odorat et aussi d’un passage secret et d’une porte de fer</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch22">255</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>XXIII.</div></td> -<td class="drap">— Le calme précurseur</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch23">261</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>XXIV.</div></td> -<td class="drap">— L’évasion</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch24">266</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>XXV.</div></td> -<td class="drap">— Où réapparaît certain navire</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch25">273</a></div></td></tr> -<tr><td class="pad1">— </td> -<td class="r"><div>XXVI.</div></td> -<td class="drap">— Le crépuscule d’un dieu</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch26">285</a></div></td></tr> -<tr><td colspan="3"><span class="sc">Épilogue</span></td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch27">295</a></div></td></tr> -</table> -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em"><span class="small">COLLECTION LITTÉRAIRE DES</span><br /> -<span class="large">ROMANS D’AVENTURES</span></p> - - -<p class="c i small gap">DÉJÀ PARU DANS CETTE COLLECTION :</p> - -<p class="drap">L’ÉTONNANTE VIE DU COLONEL JACK -(<span class="sc">Daniel de Foë</span>). Traduction de <span class="sc">Maurice Dekobra</span>.</p> - -<p class="c i small">POUR PARAITRE PROCHAINEMENT :</p> - -<p class="drap">JOË ROLLON, <span class="sc">l’Autre Homme Invisible</span> -(<span class="sc">Edmond Cazal</span>).</p> - -<p class="drap">LES PIRATERIES DU CAPITAINE SINGLETON -(<span class="sc">Daniel de Foë</span>).</p> - -<p class="drap">LE GENTLEMAN BURLESQUE -(<span class="sc">Maurice Dekobra</span>).</p> - -<p class="c">etc., etc.</p> - -<p class="c i">Chaque Volume de cette Collection est orné -de deux Bois originaux de <span class="sc">Daragnès</span></p> - -<p class="c gap"><b>Un volume chaque mois.</b><br /> -LE VOLUME : <b>4</b> FR. <b>50</b> NET</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em"><span class="small">COLLECTION LITTÉRAIRE DES</span><br /> -<span class="large">ROMANS FANTAISISTES</span></p> - -<p class="c i gap small">DÉJÀ PARU DANS CETTE COLLECTION :</p> - -<p class="drap">L’HOMME VERDATRE, par <span class="sc">H. Avelot</span>. -<span class="i">Illustrations de l’Auteur.</span></p> - -<p class="c i small">POUR PARAITRE PROCHAINEMENT :</p> - -<p class="drap">LE CORSAIRE GALANT, par <span class="sc">Dorsenne</span> et <span class="sc">Boisyvon</span>.</p> - -<p class="drap">LES AVENTURES DE TOM JOË, par <span class="sc">Gabriel de Lautrec</span>.</p> - -<p class="drap">LA COMTESSE TATOUÉE, par <span class="sc">H. Avelot</span>.</p> - -<p class="c">etc., etc.</p> - -<p class="c gap"><b>Un volume chaque mois.</b> -LE VOLUME : <b>2</b> FR. <b>50</b> NET</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c large b">LES LIVRES QU’IL FAUT LIRE</p> - -<div class="small drap"> -<p><b>L’AMANT DE L’INGÉNUE</b>, par Robert -FLORIGNI et Guy d’ABZAC. <span class="i">Un vol.</span> -in-16 -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>LILY, modèle, roman de Montmartre</b>, -par André WARNOD. Illustrations de -l’Auteur. <span class="i">Un vol.</span> in-16. -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>L’ÉTONNANTE VIE DU COLONEL -JACK</b>, par Daniel de FOE. Traduction -de Maurice DEKOBRA. Deux bois originaux -de DARAGNÈS. <span class="i">Un vol.</span> in-16. -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>SOUS LES MERS</b>, par Gérard BAUER. -Préface de Paul BOURGET. <span class="i">Un vol.</span> -in-16 -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>QUELQUES GRANDS DUELS -AÉRIENS</b>, par le sous-lieutenant VIALLET -et Jacques MORTANE. 32 dessins -explicatifs du sous-lieutenant VIALLET. -<span class="i">Un volume</span> in-8 -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>3</b> fr. <span class="cent">»</span></span></p> - -<p><b>LE MASSACRE DES INNOCENTS</b>, -par Alfred MACHARD et POULBOT. -Illustré de 47 dessins <span class="i">inédits</span> de POULBOT. -(21<sup>e</sup> mille) <span class="i">Un volume</span> in-16. -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>2</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>LES GOSSES DANS LES RUINES</b>, -par Paul GSELL et POULBOT. 50 dessins -de POULBOT. <span class="i">Un volume</span> in-16. -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>2</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>ROLAND GARROS, VIRTUOSE DE -L’AVIATION</b>, par Jacques MORTANE. -<span class="i">Un volume</span> in-16 -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>2</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>SAMMY, VOLONTAIRE AMÉRICAIN</b>, -par Maurice DEKOBRA. <span class="i">Un -vol.</span> in-16 <span class="i">illus.</span> (4<sup>e</sup> mille) -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>VOLUPTÉS DE GUERRE</b>, par Edmond -CAZAL. <span class="i">Un vol.</span> in-16. -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>L’ARMÉE DE L’AIR</b>, par LA -CIGOGNE (Jacques DUVAL). <span class="i">Un -volume</span> in-16, 128 pages. -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>2</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>NOUNE ET LA GUERRE</b>, par YVES -PASCAL. <span class="i">Un vol.</span> in-16. -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>LA GUERRE DES NUES, racontée -par ses Morts</b>, par J. MORTANE et -J. DAÇAY. Préface du Lieut. FONCK. -<span class="i">Un volume</span> in-16 -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>CHASSEURS DE BOCHES</b>, par Jacques -MORTANE. <span class="i">Un volume</span> in-16. -(6<sup>e</sup> mille) -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>JEPH, Le roman d’un As</b>, par HENRI -DECOIN. Préface de G. de PAWLOWSKI. <span class="i">Un -vol.</span> in-16 (4<sup>e</sup> mille) -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>CASSINOU VA-T-EN GUERRE</b>, par -CH. DERENNES. Illustrations de Léon -FAURET. <span class="i">Un vol.</span> in-16. (4<sup>e</sup> mille) -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>L’HOMME VERDATRE</b>, par H. AVELOT, -Illustrations de l’auteur. <span class="i">Un vol.</span> -in-16 -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>2</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>LE PÈLERIN DE GASCOGNE</b>, par -CHARLES DERENNES. <span class="i">Un vol.</span> -in-16 -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>L’ABDICATION de RIS-ORANGIS</b>, -par LÉO LARGUIER. Illustrations de -GERDA WEGENER. <span class="i">Un vol.</span> in-16 -(5<sup>e</sup> mille) -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>LES HEURES DÉCHIRÉES (Notes du -Front)</b>, par LÉO LARGUIER. -Illustrations de R. DILIGENT. <span class="i">Un vol.</span> -in-16 (5<sup>e</sup> mille) -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>ORIENT ROYAL (Cinq ans à la -Cour de Roumanie)</b>, par ROBERT -SCHEFFER. Avant-propos de J.-H. -ROSNY aîné. <span class="i">Un volume</span> in-16 -(4<sup>e</sup> mille) -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>LES FLANDRES EN KHAKI</b>, par -Victor BREYER. Couverture dessinée par -HAUTOT. Préface de C. FAROUX. -<span class="i">Un volume</span> in-16, 104 pages (3<sup>e</sup> mille). -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>2</b> fr. <span class="cent">»</span></span></p> - -<p><b>L’ÉNIGME DE CHARLEROI (Que -s’est-il passé à Charleroi ?)</b> par -Gabriel HANOTAUX, de l’Académie Française. <span class="i">Un -vol.</span> in-16, 128 pages, -4 cartes (27<sup>e</sup> mille) -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>1</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>LES FAUSSES NOUVELLES de la -Grande Guerre</b>, par le D<sup>r</sup> LUCIEN-GRAUX. <span class="i">Deux -volumes grand</span> in-16. -<span class="i">Le volume</span> -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>6</b> fr. <span class="cent">»</span></span></p> - -<p><b>LE MOUTON ROUGE (Contes de -Guerre)</b> par le D<sup>r</sup> LUCIEN-GRAUX. -<span class="i">Un vol.</span> in-16 (4<sup>e</sup> mille) -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>LE CHANT DE L’ÉQUIPAGE</b>, par -PIERRE MAC-ORLAN. Illustrations de -GUS BOFA. <span class="i">Un volume</span> in-16 -(6<sup>e</sup> mille) -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>PLUS PRÈS DE TOI (Ceux de Kitchener -en France)</b>, par CLAUDE -FREMY. <span class="i">Un vol.</span> in-16 (4<sup>e</sup> mille) -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>CAVALIERS DE FRANCE</b>, par le -Capitaine LANGEVIN. Illustrations de -Gérard COCHET. Préface de Théodore -CHEZE. <span class="i">Un vol.</span> in-16 (4<sup>e</sup> mille) -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>LUEURS ET REFLETS DE LA -GUERRE</b>, par Gaston SORBETS. Un -volume in-16 -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>4</b> fr. <b class="cent">50</b></span></p> - -<p><b>… SAVOIA ! (La Guerre des Cimes)</b>, -par ÉRIC ALLATINI. Couverture en -couleurs de CAPPIELLO. <span class="i">Un vol.</span> in-16 -(3<sup>e</sup> mille) -<span class="fl"><span class="i">Net</span> <b>2</b> fr. <span class="cent">»</span></span></p> - -</div> - -<p class="c gap"><b class="sans-serif">L’ÉDITION FRANÇAISE ILLUSTRÉE</b><br /> -PARIS — 30, Rue de Provence, 30 — PARIS</p> - - - -<div lang='en' xml:lang='en'> -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>LE MAÎTRE DU NAVIRE</span> ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin-top:1em; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE</div> -<div style='text-align:center;font-size:0.9em'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE</div> -<div style='text-align:center;font-size:0.9em'>PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person -or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. 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Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. 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Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Most people start at our website which has the main PG search -facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This website includes information about Project Gutenberg™, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. -</div> - -</div> -</div> -</body> -</html> diff --git a/old/68606-h/images/cover.jpg b/old/68606-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 94c9b72..0000000 --- a/old/68606-h/images/cover.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/68606-h/images/illu.jpg b/old/68606-h/images/illu.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 11db2ee..0000000 --- a/old/68606-h/images/illu.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/68606-h/images/music.png b/old/68606-h/images/music.png Binary files differdeleted file mode 100644 index ce751d9..0000000 --- a/old/68606-h/images/music.png +++ /dev/null |
