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-The Project Gutenberg eBook of Miséricorde, by Pérez Galdós
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Miséricorde
-
-Author: Pérez Galdós
-
-Translator: Maurice Bixio
-
-Contributor: Alfred Morel-Fatio
-
-Release Date: July 24, 2022 [eBook #68603]
-
-Language: French
-
-Produced by: Ramón Pajares, Claudine Corbasson and the Online
- Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This
- file was produced from images generously made available by
- The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MISÉRICORDE ***
-
-
-
-
-
- Au lecteur
-
- Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
- originale. Les erreurs manifestes de typographie ont été corrigées.
-
- La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.
-
-
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-
-MISÉRICORDE
-
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-
-ŒUVRES DE PEREZ GALDÓS
-
-HORTALEZA 132, MADRID
-
-
-ROMANS ESPAGNOLS CONTEMPORAINS
-
-La desheredada.--El amigo Manso.--El doctor Centeno.--Tormento.--La de
-Bringas.--Lo prohibido.--Fortunata y Jacinta.--Miau.--La Incógnita.
---Realidad.--Angel Guerra.--Tristana.--La loca de la casa.--Torquemada
-en la hoguera.--Torquemada en la cruz.--Torquemada en el Purgatorio.
---Torquemada y San Pedro.--Nazarín.--Halma.--Misericordia.--El Abuelo.
-
-
-ROMANS DE LA PREMIÈRE ÉPOQUE
-
-Doña Perfecta.--Gloria.--Marianela.--La familia de León Roch.--La
-Fontana de Oro.--El Audaz.--La Sombra.
-
-
-THÉATRE
-
-Realidad.--La loca de la casa.--La de San Quintín.--Los Condenados.
---Voluntad.--Doña Perfecta.--La Fiera.
-
-
-ÉPISODES NATIONAUX
-
-_Première série_: Trafalgar.--La Corte de Carlos IV.--El 19 de Marzo
-y el 2 de Mayo.--Bailén.--Napoléon en Chamartin.--Zaragoza.--Gerona.
---Cádiz.--Juan Martín el Empecinado.--La batalla de los Arapiles.
---_Seconde série_: El equipaje del Rey José.--Memorias de un cortesano
-de 1815.--La segunda casaca.--El Grande Oriente.--7 de Julio.--Los cien
-mil hijos de San Luis.--El Terror de 1824.--Un voluntario realista.
---Los Apostólicos.--Un faccioso más y algunos frailes menos.
---_Troisième série_: Zumalacárregui.--Mendizábal.--De Oñate á la Granja.
---Luchana.--La Campaña del Maestrazgo.--La estafeta romántica--Vergara.
---_En preparación_: Montes de Oca.--Los Ayacuchos.--Bodas Reales.
-
-
-41894.--Imprimerie LAHURE, rue de Fleurus, 9, à Paris.
-
-
-
-
- PEREZ GALDÓS
-
-
- MISÉRICORDE
-
- ROMAN
-
- TRADUIT DE L'ESPAGNOL AVEC L'AUTORISATION DE L'AUTEUR
-
- _par Maurice BIXIO_
-
- PRÉFACE DE MOREL-FATIO
-
- [Illustration]
-
- PARIS
- LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
- 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
-
- 1900
-
-
-
-
-PRÉFACE
-
-
-Perez Galdós n'a pas besoin d'être introduit auprès du public
-français. La grande renommée qu'il s'est acquise depuis une trentaine
-d'années dans son pays et l'imposant cortège de ses œuvres lui font
-faire place partout où l'Espagne excite l'intérêt et éveille des
-sympathies. Chez nous, quelques-uns de ses romans de la première
-et de la seconde manière ont été traduits et lui ont valu déjà de
-fervents admirateurs[1]; il est du nombre de ces Latins du Sud que
-nous accueillons avec le plus de plaisir et au contact desquels nous
-aimons parfois à réchauffer et à ragaillardir nos âmes oppressées et
-glacées par les brumes septentrionales. Mais ce que nous connaissons
-de lui n'est qu'un avant-goût de ce que nous désirons et voudrions
-connaître; nos relations n'ont été qu'ébauchées, il nous faut, avec ce
-grand conteur, un commerce plus assidu et intime. Puisse ce livre si
-heureusement choisi par M. Maurice Bixio, puisse ce livre placé sous
-le beau vocable de _Miséricorde_, tout imprégné d'humaine tendresse,
-d'abnégation et de vaillance, n'être que le premier d'une nouvelle
-série de traductions qui rendront accessibles aux Français tous les
-aspects du talent de Galdós!
-
- [1] _Doña Perfecta_, _l'Ami Manso_, _Marianela_.
-
-Je n'entreprendrai pas ici de les décrire dans ces pages qui doivent
-rester un simple tribut de l'amitié; mais il me semble que je pourrai
-dire au moins ce qui place l'auteur au premier rang des romanciers
-contemporains de l'Espagne et pourquoi ses romans me paraissent devoir
-être particulièrement goûtés en France.
-
-L'œuvre est vaste et variée; à cette heure, plus de soixante volumes,
-dont trente environ appartiennent au genre du roman historique, ou,
-pour mieux dire, forment une sorte de revue rétrospective de l'Espagne
-moderne depuis le commencement du siècle, et que Galdós mènera jusqu'à
-la fin de la guerre carliste, peut-être plus loin encore: suite de
-récits où se rejouent devant nous par les acteurs qui y ont pris une
-part prépondérante les tragédies ou les comédies dont se compose au
-XIXe siècle l'histoire de la nation, et qui a reçu de son auteur
-le titre bien approprié d'_Épisodes nationaux_. Pour l'assimiler à
-quelque chose de français, qui en donnerait le mieux l'idée, on peut
-prononcer le nom de Erckmann-Chatrian, mais d'un Erckmann-Chatrian plus
-imaginatif et plus fort, et encore la comparaison ne vaudrait-elle que
-pour la première série de ces _Épisodes_, de procédé assez sommaire.
-Dans la seconde déjà et plus encore dans la troisième, qui l'une
-et l'autre ont profité de l'enrichissement du talent de Galdós, il
-faudrait penser à quelque chose de plus grand, peut-être à Balzac: tel
-de ces _Épisodes_ rappellerait assez les _Chouans_ par l'intensité de
-vie qui y est répandue, par des portraits très étudiés de personnages
-historiques, par la profusion de détails pittoresques, par la création
-d'une quantité de types représentatifs. Ces _Épisodes_ ont eu en
-Espagne un beau succès, sinon auprès de tous les raffinés, du moins
-auprès du grand public. Ils sont venus au bon moment, ils ont répondu
-à un besoin. Dans un pays où on ne lit guère, ces livres enseignent
-à beaucoup tout ce qu'ils sauront jamais de l'histoire nationale; il
-font revivre en les précisant, en leur donnant une âme et un corps,
-quelques noms restés, mais assez indistincts, dans la mémoire des
-Espagnols d'aujourd'hui. Tels les romans de Dumas, tels nos drames
-historiques de la Porte Saint-Martin qui créèrent une histoire de
-France à l'usage de nos classes populaires. Ne faisons point fi du
-genre, sous prétexte que de médiocres écrivains l'ont discrédité: le
-don d'intéresser, d'émouvoir, s'y révèle tout aussi bien qu'ailleurs,
-sans compter que, pour nous Français, forts ignorants de l'histoire
-moderne de l'Espagne, que la complication des événements politiques et
-le manque de très grandes figures ou de très grandes actions rendent à
-vrai dire fastidieuse, les _Épisodes_ de Galdós nous serviront comme
-ils servent aux demi-lettrés de là-bas; ils nous apprendront sur les
-Zumalacárregui, les Cabrera, les Mendizábal et les Espartero ce que
-nous n'aurions sans doute jamais appris et le peu qu'il nous importe
-d'en connaître.
-
-Mais le Galdós qui réunit tous les suffrages, qui a pour public
-l'Espagne entière est le Galdós des _Nouvelles espagnoles
-contemporaines_, surtout celles de la seconde époque, qui commencent
-par _La Desheredada_ et se termine par _El Abuelo_. Dans ce domaine
-de la peinture des mœurs bourgeoises qu'il s'est adjugé par droit
-de conquête, il règne en maître. Tandis que d'autres ont cherché à
-décrire des singularités locales, des mœurs rares, et à nous faire
-goûter la saveur de quelque terroir isolé et sauvage, lui s'est établi
-au cœur de la nation, là où tout le sang afflue, où l'on jouit et où
-l'on souffre le plus, où le plus grand nombre d'humains, passant et
-repassant sous l'œil de l'observateur, s'offrent sans cesse à son
-étude. Il a réagi contre l'idée que la vie des capitales nivelle et
-uniformise tout; il y découvre, au contraire, une variété infinie de
-caractères et de tempéraments, et c'est dans les milieux que leur
-médiocrité et leur insignifiance semblent condamner à l'oubli, chez
-les petits bourgeois, les petits employés et les humbles de toute
-nature, qu'il aime à s'introduire et qu'il choisit de préférence ses
-héros. La banalité d'une existence bourgeoise, dans le cercle tracé
-par les exigences sociales, loin de le détourner, l'attire; sous la
-monotonie du train-train journalier, il découvre des passions aussi
-intenses, des vertus aussi sublimes, des ridicules ou des vices aussi
-accusés que dans toute autre région de la société. Je dirai même que le
-contraste entre les figures originales, les individualités qu'il sait
-composer et le fond terne du milieu d'où elles émergent leur donne un
-relief extraordinaire. Dans plusieurs romans de cette série, Galdós est
-descendu plus bas encore, dans le monde infernal de la misère et du
-vice. Comme le poète, il s'est dit un jour:
-
- Or, discendiam omai a maggior pietà.
-
-Pénétré d'une immense commisération pour toutes les victimes de nos
-tristes institutions, pour tous les vaincus dans l'âpre lutte pour
-l'existence, les faibles, les éclopés et les infirmes, il a fait
-pousser et éclore dans ces bas-fonds quelques fleurs d'un parfum
-délicieux: telle la _señá Benina_, l'héroïne de _Misericordia_; telle
-une adorable figure d'enfant, le _Luisito_ de _Miau_; tel l'exquis
-_Nazarin_, la plus puissante, la plus tolstoïenne des créations de
-Galdós, qu'il faudra nous hâter de traduire.
-
-Tout en restant exclusivement espagnol dans la description des mœurs,
-la condition moyenne et urbaine du personnel de ses livres, aussi
-bien que le large courant d'humanité qui y circule, font qu'il nous
-intéresse et nous touche beaucoup plus directement que d'autres de ses
-compatriotes dont la couleur locale, les coutumes agrestes et certaines
-étrangetés de pensée et de langage nous étonnent et nous désorientent
-assez. D'autres qualités encore nous rapprochent du conteur espagnol:
-je veux parler de sa langue et de son style, faciles et colorés, mais
-surtout bien adaptés aux sujets, un style qui, à force de simplicité,
-finit par ne plus en être un et se contente de reproduire la vie. Les
-préoccupations de l'artiste cèdent toujours chez lui à la nécessité
-impérieuse à ses yeux de faire vrai, de dire ce qu'il faut pour poser
-un personnage et nous le présenter tel que nous devons le voir. Galdós
-nous a lui-même raconté quelles difficultés il eut à surmonter pour
-atteindre ce résultat, qui consiste essentiellement à se tenir à égale
-distance de la copie littérale du langage parlé et du style livresque,
-figé en Espagne plus qu'ailleurs dans les atours d'un autre âge.
-Certains délicats préfèrent l'«écriture» plus curieusement fouillée et
-rafraîchie de bonnes senteurs marines et alpestres de Pereda, ou bien
-la grâce andalouse et le mysticisme érotique de Valera; mais le plus
-grand nombre va à Galdós dont le réalisme de bon aloi saisit et retient
-par sa franchise, par l'absence de toute «littérature».
-
-Ajouterai-je un dernier trait qui accroît encore notre estime pour
-l'homme et pour l'écrivain? L'œuvre est saine, absolument saine.
-Ennemi de l'esprit étroit et de petite chapelle qui fait consister
-le salut dans l'affiliation à certain parti politique ou dans les
-pratiques de telle religion; non moins ennemi d'une morale prêchée
-par l'auteur sous le couvert de ses personnages dont le caractère
-et les allures ne suivent plus dès lors leur développement normal,
-mais servent de porte-parole à une cause,--ce qui a lieu constamment
-chez Fernán Caballero et parfois chez Pereda--notre peintre vigoureux
-et sincère de la société espagnole contemporaine possède un idéal,
-idéal des plus élevés, qui tend: en politique, à la suppression des
-coteries mesquines, des petites tyrannies, du _caciquisme_, comme
-on dit là-bas, et des mille injustices d'un système gouvernemental
-antipathique au tempérament espagnol et faussé dans son application;
-en religion, à une large diffusion de la vraie charité chrétienne,
-sans aucune hostilité d'ailleurs contre les formes du culte établi,
-mais aussi sans confiance aveugle dans la vertu de ces formes. Point
-de réticences, point de ménagements puérils ni de pruderie, quand il
-s'agit de montrer des vices et des laideurs; mais, en revanche, nul
-étalage complaisant de malpropretés physiques ou morales. Et partout,
-même dans les compartiments les plus sombres de la grande vallée de
-larmes, toujours de la lumière, de la joie, de la bonne humeur, une
-petite étoile qui luit au-dessus de la pauvre humanité dolente, qui la
-guide, la réconforte et l'arrache de temps à autre à ses souffrances et
-à ses misères. Qu'on en juge par ce livre!
-
- ALFRED MOREL-FATIO.
-
-
-
-
-MISÉRICORDE
-
-
-
-
-I
-
-
-La paroisse... ou mieux... l'église de San-Sebastian a deux aspects
-comme certaines personnes, deux faces qui sont certainement plus
-gracieuses que belles; l'une regarde les maisons d'en bas, qu'elle
-enfile par la rue Cañizares, l'autre est tournée vers le clan
-aristocratique de la place del Angel. On retrouverait dans ces
-deux façades un fidèle reflet du plus pur Madrid, où le caractère
-architectonique et le caractère moral s'associent merveilleusement.
-Sur la façade sud, et au-dessus d'une porte grossière, se trouve
-campée l'image baroque du saint, tout recroquevillé, dans une attitude
-plus chorégraphique que religieuse; sur celle du nord, dépourvue
-d'ornements, pauvre et vulgaire, se dresse la tour, qui ressemble à une
-personne les poings sur la hanche, voulant dire ses quatre vérités à la
-place del Angel. D'un côté comme de l'autre, il faut le reconnaître,
-les faces ou façades ne manquent point d'une certaine ampleur; elles
-comportent de jolies cours fermées par des treillages vermoulus,
-mais pleines de vases avec de gracieux arbustes et aussi un petit
-marché de fleurs qui récrée la vue. Dans aucun endroit comme là, on
-ne saurait trouver plus complètement le charme, la sympathie, le côté
-angélique, pour parler andalou, qui émane comme un parfum léger des
-choses vulgaires, ou du moins de quelques-unes des choses vulgaires qui
-remplissent le monde à l'infini.
-
-Laid et long comme une feuille entière de petites images ou comme une
-romance d'aveugle, l'édifice bifrontin, avec sa tour barbienne, la
-petite coupole de la chapelle de la neuvaine, ses toits irréguliers,
-ses murs découpés badigeonnés d'un ton d'ocre, ses cours fleuries, ses
-ferrures rouillées sur la rue et son campanile élevé, présente encore
-un ensemble gracieux, piquant, galant pour le dire en un mot. C'est
-un petit coin de Madrid que nous devons conserver avec amour, comme
-des antiquaires soigneux, parce que le rococo monumental est aussi un
-art. Admirons donc ce San-Sebastian, legs des temps anciens, une image
-ridicule et grossière si l'on veut, mais conservons-la comme un joli
-magot.
-
-Bien qu'elle ait l'honneur d'être la porte principale, la porte du sud
-est la moins fréquentée par les fidèles les jours ordinaires, matin et
-soir. Toutes les personnes distinguées entrent par la porte du nord,
-qui a l'air d'une porte dissimulée, mais familière. Point n'est besoin
-de faire une statistique des paroissiens qui arrivent au culte sacré
-par une porte ou une autre, car nous avons un recenseur infaillible,
-les pauvres. En effet, la troupe de misère est plus nombreuse et
-plus formidable au nord qu'au sud; c'est là surtout qu'elle guette
-le passage de la charité, comme une garde de hallebardiers chargés
-de recevoir humainement le péage à la frontière du divin, ou la
-contribution imposée aux consciences impures qui vont là où l'on peut
-se laver.
-
-Ceux qui montent la garde au nord occupent des places choisies sous
-le porche et aux deux entrées par les rues de las Huertas et de
-San-Sebastian, et le choix de leurs places est si stratégiquement
-établi qu'aucun fidèle ne pourrait leur échapper ni à l'entrée ni à la
-sortie, à moins de passer par les toits.
-
-Dans les jours rigoureux de l'hiver, la pluie ou le froid glacial ne
-permettent pas aux intrépides soldats de la misère de rester à l'air
-libre, bien qu'ils soient miraculeusement constitués pour supporter
-de pied ferme les inclémences de l'atmosphère: ils se replient en
-bon ordre au tunnel ou petit passage qui dessert l'entrée du temple
-paroissial et y forment deux ailes, l'une à droite et l'autre à gauche.
-On comprend bien qu'avec cette formidable occupation du terrain et
-cette admirable tactique aucun chrétien ne peut échapper, et forcer ce
-tunnel n'est pas moins difficile et glorieux que le mémorable passage
-des Thermopyles. L'aile droite et l'aile gauche de ce contingent
-aguerri ne se composent pas de moins d'une douzaine et demie de
-vieillards audacieux, de vieilles indomptées, d'aveugles importuns,
-renforcés d'enfants d'une activité irrésistible, étant entendu que l'on
-puisse appliquer ce terme à l'art de la mendicité, et ils restent là
-jusqu'à ce que Dieu fasse sonner l'heure de la soupe, et alors cette
-armée va se rationner rapidement pour revenir avec un nouveau courage
-entreprendre la campagne de l'après-midi. A la tombée de la nuit,
-s'il n'y a pas neuvaine avec sermon, saint rosaire avec méditation et
-conférence, ou adoration nocturne, l'armée se retire, chaque combattant
-se dirigeant à pas lents vers son domicile. Nous les suivrons tout à
-l'heure dans leur intéressant retour aux logis où ils vivent si mal.
-
-Rapidement, observons-les dans leur rude lutte pour leur misérable
-existence, sur le terrible champ de bataille dans lequel nous ne
-rencontrerons pas de mares de sang ni de butins militaires, mais bien
-des querelles violentes ou de féroces disputes.
-
-Une matinée de mars, venteuse et glaciale, durant laquelle les paroles
-gelaient au sortir de la bouche, et où les visages des passants étaient
-fouettés par une poussière que le froid rendait semblable à de la neige
-molle, l'armée des mendiants se replia à l'intérieur du passage. Un
-aveugle avancé en âge, du nom de Pulido, était seul resté à la porte
-de fer de San-Sebastian, et il devait avoir un corps de bronze et de
-l'alcool ou du mercure dans les veines, pour pouvoir résister à une
-pareille température, toujours fort, bien portant, et avec des couleurs
-que pouvaient, certes, lui envier les fleurs des parterres voisins. La
-fleuriste s'était retirée à l'intérieur de sa guérite et, renfermant
-avec elle les pots de fleurs et les immortelles, s'était mise à tresser
-des couronnes pour enfants morts.
-
-Dans la cour qui fut le cimetière de San-Sebastian, comme l'indique
-l'inscription bleue placée sur le mur au-dessus de la porte, on ne
-voyait d'êtres vivants que de rares femmes qui traversaient la rue pour
-entrer ou sortir de l'église en se couvrant la bouche avec la main
-qui tenait leur livre d'heures, ou quelque clerc se dirigeant vers la
-sacristie, avec le manteau soulevé par le vent, comme un perroquet noir
-qui secoue ses plumes et étire ses ailes, retenant l'étoffe avec ses
-mains crispées, comme si elle eût voulu prendre son vol au haut de la
-tour.
-
-Aucun des entrants ou des sortants ne faisait attention au pauvre
-Pulido, tant on était habitué à le voir impassible dans sa faction,
-aussi insensible à la neige qu'à la chaleur suffocante, avec la main
-tendue, mal enveloppé dans un petit manteau ridicule de drap sombre,
-modulant sans s'arrêter des paroles tristes, qui sortaient gelées de
-ses lèvres.
-
-Ce jour-là, le vent jouait avec les poils blancs de sa barbe, les
-relevant sur son nez et les plaquant sur son visage rendu humide par
-les larmes que le froid intense faisait couler de ses yeux morts. Il
-était neuf heures et l'homme n'avait pas encore étrenné. Un jour plus
-chien, on ne l'avait pas encore vu de toute l'année, qui depuis les
-Rois venait à être une des plus pitoyables, car le jour du saint patron
-(20 janvier) il avait fait à peine douze petites pièces, soit moitié de
-l'année passée, à la Chandeleur et la neuvaine du bienheureux san Blas,
-qui d'autres années avaient été si fructueuses, étaient ressorties avec
-des journées de six et de cinq petites pièces, durement conquises.
-
-«Il me semble à moi--disait, parlant à ses haillons le bon Pulido,
-buvant ses larmes et essuyant les poils de sa barbe--que l'ami san
-José nous fait bien grise mine! Qui se souvient de la San-José de la
-première année d'Amédée? Non, les saints ne se conduisent pas comme
-ils le devraient. Tout arrive, Seigneur, excepté les produits de la
-fête, et l'on ne voit plus, comme on dit, la pauvreté honorée. Tout
-est pour les coquins, comme dans la politique palpitante, et pour ceux
-des souscriptions pour les victimes. Pour moi, puisse Dieu envoyer
-aux anges tous ceux qui inventent dans les feuilles des victimes pour
-frustrer les pauvres légitimes et de droit! Oui, certes, il y a des
-aumônes, il y a de bonnes âmes; mais les libéraux, le bienheureux
-congrès d'un côté et de l'autre les congrégations, les meetings et les
-discours, et tant de choses de l'imprimerie font tomber la volonté de
-la plupart des bons chrétiens.... C'est ma manière de voir: Ils disent
-tous qu'ils voudraient qu'il n'y eût plus de pauvres et ils ne pensent
-qu'à sauver leur âme. Mais patience! Je connais le galant qui fait
-sortir les âmes du purgatoire.... Oui, oui, elles pourriront, mesdames,
-leurs âmes, sans que la chrétienté fasse seulement attention à elles,
-parce que... à moi, qu'on ne m'en parle pas: la prière des riches, avec
-la barrique bien pleine et le corps confortablement abrité, n'a pas de
-valeur.... Non, par Dieu, elle n'a pas de valeur!»
-
-Il en était là de son monologue quand il fut accosté par un homme de
-petite taille, avec un long manteau qui l'enveloppait complètement,
-replet, d'environ soixante années, d'aspect doux, la barbe blanche
-coupée court, et vêtu avec négligence; ce dernier, lui mettant dans la
-main un gros sou pris dans une sacoche, qui sans doute contenait ses
-aumônes du jour, lui dit: «Tu ne l'attendais pas aujourd'hui--dis la
-vérité--avec un pareil temps?...
-
---Si, que je l'attendais, mon bon seigneur don Carlos, répliqua
-l'aveugle en baisant la monnaie, parce que c'est aujourd'hui
-l'anniversaire, et vous ne pouviez manquer, quand bien même le zéro
-du _terremotos_ aurait gelé (il voulait sans nul doute dire du
-_termometros_).
-
---C'est vrai, je ne manque jamais. Grâce à Dieu, je me défends, et ce
-n'est pas un faible miracle avec cette gelée et cet affreux vent du
-nord, capable de donner une pneumonie au cheval de la place Mayor. Et
-toi, Pulido, fais attention; pourquoi ne rentres-tu pas à l'intérieur?
-
---Je suis de bronze, seigneur don Carlos, et la mort ne veut pas
-de moi. On est mieux ici avec ce petit vent qu'à l'intérieur avec
-ces vieilles charlatanes, sans éducation.... Je sais ce que je dis:
-l'éducation est la première des choses, et sans éducation comment
-voulez-vous qu'il y ait de la charité? Seigneur don Carlos, que le
-Seigneur vous augmente et vous tienne en gloire!...»
-
-Avant que l'aveugle eût terminé sa phrase, don Carlos était parti
-précipitamment; il le fit ainsi, parce que le terrible ouragan, ayant
-eu prise dans son manteau entr'ouvert, avait replié toute l'étoffe
-autour de sa tête, faisant des enroulements et des tours, comme
-un rouleau de toile ou un tapis arraché par le vent qui viendrait
-battre contre la porte, et il entra bruyamment et tumultueusement,
-débarrassant péniblement sa tête des plis qui l'enveloppaient.
-
---Quel temps.... C'est comme un coup de massue! s'écria le bon
-seigneur, entouré de la multitude des pauvres qui l'accueillaient de
-leurs salutations unanimes, les mains flasques des vieilles l'aidant à
-remettre en ordre, sur ses épaules, son manteau.
-
-D'un mouvement continu, il se mit à répartir les sous qu'il tirait
-un à un de son sac, en les soupesant avant de les lâcher, de peur
-d'en donner deux à la fois, et cela fait, non sans accompagner sa
-distribution d'un petit sermon pour les exhorter à la patience et à
-l'humilité, il jeta un dernier regard sur sa sacoche qui contenait la
-provision pour la porte du côté d'Atocha, et il entra tout à fait dans
-l'église.
-
-
-
-
-II
-
-
-Ayant pris l'eau bénite, don Carlos Moreno Trujillo se dirigea
-vers la chapelle de Notre-Dame de la Blanca. C'était un homme si
-extraordinairement méthodique que sa vie entière était enfermée dans
-une règle irréductible, déterminant tous ses actes aussi bien ceux
-moraux que ceux physiques, les plus graves résolutions comme les
-passe-temps les plus insignifiants, jusqu'à la manière de se mouvoir ou
-de respirer.
-
-Un seul exemple suffira pour montrer les habitudes routinières dans
-lesquelles vivait ce saint homme, et c'est que, vivant en ces jours
-de sa vieillesse dans la rue d'Atocha, il entrait toujours par la
-grille de la rue San-Sebastian et par la porte du nord, sans qu'il y
-eût aucune autre raison que celle d'avoir toujours suivi ce chemin,
-pendant les trente-sept ans qu'il avait vécu dans sa maison de commerce
-renommée, de la petite place del Angel. Il sortait invariablement par
-la rue d'Atocha, quoique à la sortie il eût à visiter sa fille qui
-habitait la rue de la Cruz.
-
-Après s'être agenouillé devant l'autel des Douleurs, et ensuite aux
-images de san Lesmes, il restait un bon moment en recueillement
-mystique: sa méditation terminée, il visitait toutes les chapelles et
-autels, en conservant dans cette visite un ordre qu'il ne changeait
-jamais; il entendait deux messes basses, toujours deux, ni une de plus,
-ni une de moins; il faisait une autre visite aux autels, terminant
-infailliblement par la chapelle du Christ de la Foi; il entrait
-un petit instant à la sacristie, où il se permettait une courte
-conversation avec le coadjuteur ou avec le sacristain, parlant du
-temps, ou du mal où tout est, ou du comment, ou du pourquoi les eaux du
-Lozoya étaient troubles, et il se dirigeait vers la porte donnant sur
-la rue d'Atocha, où il répartissait les derniers sous de sa sacoche.
-Ses prévisions étaient si bien faites qu'il était rare qu'il lui
-manquât quelque chose pour distribuer aux pauvres de chacun des côtés;
-s'il lui arrivait par extraordinaire d'être à court, il se rappelait
-le mendiant lésé et il lui donnait toujours le lendemain, et si, au
-contraire, il lui restait une pièce de plus, le bonhomme courait à
-la rue del Olivar, à l'oratoire, pour trouver une main tendue dans
-laquelle il la pût mettre.
-
-Donc, le seigneur don Carlos entra, comme je l'ai dit, par la porte
-que nous appellerons du cimetière de San-Sebastian, et les vieillards
-et aveugles des deux sexes qui attendaient de recevoir l'aumône se
-mirent à jaser pendant qu'il n'entrait ou ne sortait personne à qui ils
-pussent s'adresser; que pouvaient-ils mieux faire, ces malheureux, que
-de tromper leur inanition et leurs tristes heures en se régalant avec
-la petite comédie qui ne coûte rien, et que, piquante ou insipide, on
-a toujours à sa disposition pour se rassasier? En cela, ils sont les
-égaux des riches; peut-être même ont-ils un avantage, parce que, quand
-ils parlent, ils ne sont point retenus par les convenances usuelles
-de la conversation qui placent, entre la pensée et son expression, la
-grosse croûte de l'étiquette et de la grammaire, qui gâte le plaisir
-ineffable du «dis-moi et je te dirai».
-
-«Ne vous avais-je pas dit que don Carlos ne manquerait pas aujourd'hui?
-Vous l'avez vu. Dites maintenant si je me trompe ou si je suis
-véridique?
-
---Moi aussi, je l'ai dit..., Toma..., parce que c'est l'anniversaire du
-mois, le 24; il faut dire que c'est l'anniversaire des funérailles de
-sa femme, et don Carlos béni ne manque pas ce jour, bien qu'il tombe
-des roues de moulin, parce que, sans offenser personne, il n'y a pas un
-meilleur chrétien que lui.
-
---Pourtant je craignais qu'il ne vînt pas à cause du froid qu'il fait,
-d'autant plus que c'est jour de grande distribution, et je pensais
-que le bon seigneur en aurait profité pour supprimer la cérémonie
-anniversaire.
-
---Il l'aurait faite le lendemain; vous savez bien, Crescencia, que don
-Carlos sait acquitter et payer ce qu'il doit.
-
---Il nous aurait donné demain la grosse aumône d'aujourd'hui, cela,
-oui, mais en nous supprimant la petite de demain.
-
---Eh bien, est-ce que tu crois que nous ne savons rien des comptes?
-Sans offense, je sais les ajuster comme la lumière même, et je sais
-que, quand il nous donne beaucoup un jour, il se fait malade quelques
-jours pour gagner sur nous, ce que la défunte doit voir d'un bien
-mauvais œil.
-
---Tais-toi, mauvaise langue.
-
---Mauvaise langue toi-même, et... veux-tu que je te le dise?... bavard!»
-
-Elles étaient trois qui discutaient ainsi, assises à droite, en
-entrant, formant un groupe séparé des autres pauvresses; l'une d'elles
-était aveugle ou, pour le moins, voyait peu; les deux autres avaient
-la vue bonne; elles étaient toutes les trois vêtues de guenilles
-et protégées avec de grossières étoffes noires ou grises. La seña
-Casiana, grande et osseuse, parlait avec une certaine arrogance, comme
-qui tient ou croit tenir autorité, et il n'est pas invraisemblable
-qu'elle eût cette autorité, car, lorsque, pour une fin quelconque, une
-demi-douzaine d'êtres humains se réunissent, il y en a toujours un qui
-prétend imposer sa volonté aux autres et qui y réussit.
-
-L'aveugle ou demi-aveugle s'appelait Crescencia; toujours semblable
-à une brebis, montrant sa figure amoindrie, elle sortait du paquet
-de linge dont son corps était formé sa main maigre et rugueuse aux
-ongles larges. Celle qui dans le colloque antérieur avait parlé d'une
-façon hautaine et discourtoise s'appelait Flora et avait pour surnom
-la Burlada; on ignorait son origine et son état civil; c'était une
-petite vieille extrêmement vive, irascible, babillarde, qui brouillait
-et troublait le cénacle des miséreux, indisposant les uns contre
-les autres, car elle avait toujours quelque chose de piquant et de
-malveillant à dire quand elles étaient toutes réunies, et elle ne
-faisait aucune distinction entre riches et pauvres dans ses critiques
-acerbes. Ses petits yeux sagaces, larmoyants, de chat, débordaient de
-méfiance et de malice. Son nez était passé à l'état de petite boule
-rouge qui se relevait et s'abaissait au mouvement des lèvres et de
-la langue, pendant sa conversation vertigineuse. Les deux dents qui
-lui restaient semblaient courir d'un côté à l'autre de sa bouche, se
-transportaient promptement de-ci et de-là, et, quand elle terminait son
-discours par un geste de dédain suprême et de terrible sarcasme, la
-bouche se fermait d'un trait, les lèvres rentraient l'une dans l'autre,
-et le menton rouge, pendant que la langue s'arrêtait, continuait à
-exprimer les idées par un tremblement insultant et méprisant.
-
-Le type de Burlada était le contraire de celui de seña Casiana; cette
-dernière était grande et osseuse, maigre, et, bien que sa minceur ne
-fût pas absolument apparente, les yeux malicieux disaient volontiers
-qu'on ne trouverait pas beaucoup de bonnes choses sous cet amas de
-guenilles. Sa face très large, comme si on l'eût tirée tous les jours
-avec une machine en serrant les joues, était des plus déplaisantes
-et laides qu'on pût imaginer, avec les yeux fatigués, étonnés, sans
-brillant ni expression, yeux qui paraissaient ne pas voir sans être
-pour cela aveugles; le nez crochu sans grâce. A une grande distance du
-nez venait la bouche, aux lèvres très minces, et, pour terminer, le
-maxillaire gros et osseux.
-
-Si l'on veut comparer les figures humaines à celles des animaux, et si
-pour représenter la Burlada nous songeons à la figure d'un chat qui
-aurait perdu son poil dans une bataille, suivie d'un plongeon dans
-l'eau, nous dirions que la Casiana est comme un vieux cheval et que la
-ressemblance était complète avec ceux de la place des Taureaux, quand
-elle se bouchait un œil avec un bandeau, placé de travers, conservant
-l'autre libre pour surveiller avec vigilance et moquerie ses confrères.
-Comme dans toutes les régions du monde il y a des classes, sans qu'on
-excepte de cette règle les plus infimes hiérarchies, là, tous les
-pauvres n'étaient point égaux. Les vieilles, particulièrement, ne
-permettaient point qu'on altérât le principe de distinctions capitales
-entre elles.
-
-Les anciennes, c'est-à-dire celles qui comptaient vingt ans et
-plus de mendicité dans cette église, jouissaient de privilèges qui
-étaient respectés par toutes, et les nouvelles étaient obligées de
-s'y soumettre. Les anciennes jouissaient des meilleures places, et à
-elles seules était reconnu le droit de mendier à l'intérieur, près
-du bénitier. Si, par malheur, le sacristain ou le coadjuteur avaient
-essayé de porter atteinte à cette jurisprudence en faveur de quelque
-nouvelle, cela ne leur avait jamais réussi.
-
-Il se produisait de tels tumultes que dans bien des occasions il fallut
-recourir à la patrouille ou au bureau de police.
-
-Dans les aumônes collectives et dans les répartitions de bons, les
-anciennes jouissaient de la préférence, et, quand quelque paroissien
-donnait une somme pour être répartie entre toutes, le clan des
-anciennes réclamait le droit à la répartition, s'appropriant la
-plus grosse part si la somme n'était pas divisible exactement en
-parties égales. En dehors de cela, la prépondérance morale existait,
-l'autorité tacite acquise par une longue domination, la force invisible
-de l'ancienneté. L'ancien est toujours fort, comme le nouveau est
-toujours faible, avec l'exception que peuvent toutefois y apporter les
-caractères.
-
-La Casiana, caractère dur, dominant, d'un égoïsme élémentaire, était
-la plus ancienne des anciennes; la Burlada, séditieuse, brouillonne,
-babillarde, corrompue, était la plus nouvelle des nouvelles; et avec
-cela, soit dit, que le plus petit événement ou la parole la plus futile
-étaient le fulminate qui allumait à chaque instant le brandon de la
-discorde entre elles.
-
-La dispute que nous avons racontée précédemment fut arrêtée ou écourtée
-par l'entrée et la sortie des fidèles. Pourtant la Burlada ne pouvait
-refréner ses plaintes amères, et à la première occasion, voyant que la
-Casiana et l'aveugle Almudena, dont il sera parlé plus loin, avaient
-reçu plus d'aumônes ce jour que les autres, elle se prit de bec de
-nouveau avec l'ancienne, disant:
-
-«Flagorneuse, plus que flagorneuse, crois-tu que je ne sais pas que tu
-es riche, et qu'aux Quatre-Chemins tu as une maison avec des poules en
-quantité et des pigeons et beaucoup de lapins? Tout se sait.
-
---Ferme ta bouche, si tu ne veux pas que j'en fasse part à don Senen
-pour qu'il t'enseigne l'éducation.
-
---Faudrait voir!
-
---Ne vocifère pas, voilà la cloche qui sonne l'élévation.
-
---Voyons, mesdames; pour Dieu, dit un estropié qui occupait la place
-la plus rapprochée de l'église, arrêtez-vous, voilà qu'on élève le
-saint-sacrement.
-
---C'est cette babillarde, langue de scorpion.
-
---C'est cette prépotente.... Faudrait voir, ma fille! bien que tu
-sois caporale, de ne pas tant tirer la corde et de permettre que nous
-autres, nouvelles, nous touchions quelque chose de la charité, car nous
-sommes toutes enfants de Dieu.... Faudrait voir!...
-
---Silence, dis-je.
-
---Ah! ma fille, est-ce que tu crois vraiment être Canovas?»
-
-Plus à l'intérieur, presque à la moitié du passage, à la gauche, il
-y avait un autre groupe, composé d'un aveugle et d'une femme, tous
-deux assis. Cette dernière, avec deux petites filles et à côté d'eux,
-debout, une vieille silencieuse et rigide, aux vêtements et à la cape
-noirs. Quelques pas plus loin, à une courte distance de l'église,
-s'appuyait à la paroi, le corps soutenu par des béquilles, le boiteux
-et le manchot Élisée Martinez, qui jouissait du privilège de vendre, à
-cette place, la _Semaine catholique_. Puis venait Casiana, la personne
-de plus grande autorité et importance de toute la bande, et comme son
-général en chef.
-
-Au total, sept mendiants vénérables, qui sont officiellement autorisés
-à mendier là, avec leur caractère, leur mode d'opérer et leurs procédés
-distincts. Suivons-les un instant.
-
-La femme de noir vêtue, plus que vieille, prématurément vieillie,
-faisant partie de la classe des nouvelles, ne mendiait qu'accidentellement,
-parce qu'elle ne venait à la mendicité qu'à des laps de temps plus
-ou moins longs et le plus souvent disparaissait, sans doute parce
-qu'elle trouvait une bonne occasion ou quelques âmes charitables qui
-la secouraient directement; elle répondait au nom de la seña Benina
-(d'où l'on conclut qu'elle s'appelait Benigna) et elle était la plus
-silencieuse et la plus humble de toute la communauté, si l'on peut
-dire ainsi, bien élevée, de bonnes manières, avec l'apparence de la
-plus grande soumission à la volonté divine. Jamais elle n'importunait
-les paroissiens qui entraient ou sortaient. Dans les répartitions, si
-léoninement qu'elles fussent faites, on ne la voyait jamais protester,
-et jamais elle ne s'associait aux réclamations de la bande tumultueuse
-et démagogique de la Burlada, ni de loin ni de près. Avec tous elle
-tenait le même langage affable et courtois; elle traitait la Casiana
-avec considération, avec respect le boiteux, et n'était en confiance,
-sans s'écarter des termes de la plus rigoureuse convenance, qu'avec un
-aveugle du nom d'Almudena, dont, pour l'instant, nous dirons seulement
-qu'il était Arabe du Sud, à trois journées au delà de Marrasach.
-(Souvenons-nous-en.)
-
-La voix de Benina était douce, ses manières étaient jusqu'à un certain
-point fines et de bonne éducation; son visage bruni ne manquait point
-d'une sorte de grâce intéressante qui, atténuée par l'âge, semblait
-effacée et à peine perceptible. Elle n'avait conservé que la moitié de
-ses dents.
-
-Ses yeux, grands et obscurs, avaient à peine le bord rougi par l'âge
-et les froides matinées. Son nez coulait moins que celui de ses
-compagnons, et ses doigts rugueux et à grosses articulations ne se
-terminaient pas par des ongles d'oiseau. Ses mains ressemblaient à
-celles d'une blanchisseuse et conservaient des habitudes de soins et de
-propreté.
-
-Elle portait une bandelette noire bien serrée sur le front par-dessus
-un mouchoir noir, et noirs aussi étaient la mante et le vêtement; mais
-le tout mieux drapé que ceux des autres anciennes. Avec cet attifage
-et l'expression sentimentale et douce de son visage, dont les lignes
-étaient bien composées, elle ressemblait à une sainte Rita de Casia,
-qui irait dans le monde en pénitence. Il ne lui manquait que le
-crucifix et la plaie au front, bien qu'une petite verrue de la grosseur
-d'un pois chiche, rond, violet, située au milieu de l'entre-sourcil,
-pût en donner l'apparence.
-
-A ce moment de la journée, la Casiana sortit dans la cour pour se
-rendre à la sacristie où elle devait avoir un grand entretien, comme
-ancienne, avec don Senen pour traiter de quelques manquements de ses
-compagnons, ou de lui-même dont elle avait à se plaindre. Le fait même
-de la sortie de la caporale fit courir la Burlada vers l'autre groupe,
-comme une envolée de linge qui traverserait le passage étroit, et,
-s'asseyant entre la femme qui mendiait avec deux petites filles, nommée
-Demetria, et l'aveugle marocain, elle délia sa langue plus tranchante
-et plus affilée que les dix ongles longs de ses doigts noirs et rapaces.
-
-«Mais pourquoi ne vouliez-vous pas croire ce que je vous disais? La
-caporale est riche, immensément riche, comme vous l'avez entendu, et
-tout ce qu'elle reçoit est volé à nous autres qui sommes des pauvres et
-reconnus tels, et qui ne possédons que le jour et la nuit.
-
---Elle vit pourtant en bas, indiqua la Crescencia; elle demeure dans la
-maison de Paules.
-
---Pourquoi non, mesdames? Cela était avant. Je sais tout, poursuivit
-la Burlada, en griffant l'air avec ses ongles, elle ne m'en fait pas
-accroire et je suis renseignée. Elle habite aux Quatre-Chemins, où elle
-a une ferme basse-cour avec un cochon; sans vouloir offenser personne,
-le plus beau cochon des Quatre-Chemins.
-
---Avez-vous vu la bossue qui vient avec elle?
-
---Que si je l'ai vue! Vous croyez que nous sommes des sottes. La bossue
-est sa fille, et couturière habile, vous savez, et avec l'infirmité de
-la bosse elle mendie tout de même.»
-
-Pourtant elle est modiste et gagne de l'argent pour sa famille... au
-total, et alors elles sont riches; le Seigneur me pardonne, riches sans
-vergogne, qui nous trompent et trompent la sainte Église catholique,
-apostolique. Et encore elle n'a pas de dépenses pour manger, car elle a
-deux ou trois maisons d'où on lui apporte tous les jours des plats de
-cuisine, que c'est une bénédiction du ciel.... C'est à voir!
-
-«Hier, dit Demetria en retirant le sein à la petite, je l'ai bien vu,
-on lui a porté....
-
---Quoi?
-
---Un riz avec des moules qu'il y en avait bien pour sept personnes.
-
---C'est à voir!... Et tu es sûre que c'était avec des moules et qu'il
-sentait bon?
-
---Allez, que cela sentait bon!... les casseroles, le sacristain les
-garde chez lui. C'est là qu'on les porte et on les envoie toutes aux
-Quatre-Chemins.
-
---Le mari, ajouta la Burlada en lançant des flammes par ses yeux,
-vend des torches de résine et des légumes...; il a été militaire, il
-a sept croix simples et une de cinq réaux.... Oui, vous voyez quelle
-famille.... Et me voici, moi, là, qui n'ai mangé qu'une croûte de
-pain, et si cette nuit la Ricarda ne me donne pas refuge dans son
-échoppe de Chamberi, il me faudra dormir à la belle étoile.
-
---Toi, que dis-tu, Almudena?»
-
-L'aveugle murmurait. Interrogé une seconde fois, il dit, parlant
-difficilement, d'une voix gutturale:
-
-«Parlez-vous du Piche? Je le connais, moi. La Casiana n'est pas mariée
-pour de bon à la lumière bénite, aimée, cela, non.
-
---Le connais-tu?
-
---Moi le connaître, lui m'acheter deux rosaires, deux rosaires de
-mon pays, avec une pierre iman. Il a de l'argent, lui, beaucoup
-d'argent.... Il est contremaître de la soupe dans le Sacré-Cœur de
-là-bas..., et sur tous les mendiants de là-bas il commande, avec
-garrot..., au quartier de Salamanca..., contremaître..., méchant, très
-méchant, ne cesse pas de manger.... C'est un serviteur du gouvernement,
-du mauvais gouvernement d'Espagne, et de ceux de la Banque, là où est
-tout l'argent dans des caisses souterraines.... Il les garde, il nous
-laisse mourir de faim, lui....
-
---Cela manquait encore, dit la Burlada avec une colère de commande,
-voilà encore qu'ils prennent de l'or dans les caisses de la Banque, ces
-malfaiteurs.
-
---C'est formidable.... Voyez-vous ça?... dit la Demetria en redonnant
-le sein à sa petite qui commençait à pleurer en poussant des cris
-perçants: «Tais-toi, goulue!»
-
-«A voir, malgré tout ce tétage, je ne sais pas comment tu vis, ma
-pauvre fille.... Et vous, madame Benina, que croyez-vous?
-
---Moi..., de quoi?
-
---De si elle a ou non de l'argent à la Banque.
-
---Moi, quoi? Chacun mange son pain comme il le peut.
-
---Il mange notre pain, et dessus une belle tranche de jambon.
-
---Cessez, cessez! cria le boiteux, vendeur de la _Semaine_. Arrive qui
-arrive, il faut garder la circonspection.
-
---Oui, taisons-nous, taisons-nous, homme. C'est à voir.
-
---Est-ce que tu es Victor-Emmanuel, qui a fait taire le pape?
-
---Taisez-vous, dis-je, et ayez plus de religion.
-
---Religion, j'en ai, bien que je ne dîne pas avec la religion comme
-toi, car je vis en compagnie de la faim, et mon négoce consiste à vous
-voir recevoir et avaler les paquets de nourriture qu'on vous apporte
-des maisons riches.
-
---Pourtant nous ne sommes pas envieux, sais-tu, Élisée? et nous nous
-réjouissons de mourir d'épuisement, pour nous en aller en masse au
-ciel, tandis que toi....
-
---Moi, quoi?
-
---C'est à voir!... Peut-être es-tu riche, toi aussi, Élisée: ne nie pas
-que tu es riche... avec la _Semaine_ et ce que te donne don Senen et
-M. le curé...; oui, nous savons, ce qui part et repart pour toi...; ce
-n'est pas pour murmurer, Dieu m'en préserve! Bénie soit notre sainte
-misère..., que le Seigneur augmente. Je le dis pour que cela te soit
-agréable.
-
-«Quand la voiture me renversa dans la rue de la Lune..., ce fut le jour
-où ils reconduisirent ce Zorrilla..., comme je dis, je fus un mois et
-demi à l'hôpital, et quand je sortis, c'est toi qui, me voyant seule
-et désemparée, tu me dis: «Madame Flora, pourquoi ne vous mettez-vous
-pas à mendier à la porte d'une église, en laissant la vie vagabonde
-pour vous appuyer à la pierre de l'église? Venez avec moi et vous
-verrez comment on peut tirer sa journée, sans rouler par les rues et en
-vivant avec des pauvres décents.» C'est ce que tu me dis, Élisée, et
-je me mis à pleurer et je vins avec toi. C'est de là qu'est venue mon
-installation ici, et je suis bien reconnaissante de ta délicatesse et
-de ta conduite de _caballero_ vis-à-vis de moi.
-
-«Tu sais que je récite un _Pater noster_ pour toi chaque jour, et je
-demande au Seigneur qu'il te rende plus riche que tu n'es, que tu
-vendes sans fin des _Semaines_, qu'on te porte beaucoup de soupes et
-de restes à la porte des couvents et des seigneurs comtes, pour que tu
-puisses bien te rassasier, toi et ta femme.
-
-«Qu'importe que Crescencia et moi, et ce pauvre Almudena nous rompions
-notre jeûne à douze heures de midi avec un morceau de pain donné par
-charité, qui aurait servi à paver les saintes rues! Je demande au
-Seigneur qu'il ne te manque point de quoi aller même chez le marchand
-d'eau-de-vie.
-
-«Tu en as besoin pour vivre, et moi, je mourrais si j'en goûtais!...
-et plût à Dieu que tes fils deviennent ducs! L'un est en apprentissage
-pour devenir tourneur, et il rapporte six réaux par semaine à la
-maison, et l'autre, tu l'as placé dans une taverne des Maldonadas,
-et il reçoit de bons petits pourboires que lui donnent les buveurs,
-pardon.... Que Dieu te conserve et t'augmente chaque année, et que
-je te voie vêtu de velours et avec une béquille neuve de bois saint,
-et que je voie ta méchante femme avec un chapeau couvert de plumes.
-Je suis reconnaissante: s'il m'a manqué la nourriture pour les faims
-que j'ai endurées, je ne connais point de mauvaises pensées, Élisée
-de mon âme, et ce qui me manque, puisses-tu l'avoir; bois et mange
-et soûle-toi, et puisses-tu avoir une maison avec balcon, avec une
-table richement servie le soir, et des lits en fer avec des matelas
-rembourrés, aussi propres que ceux d'un roi; que tes fils portent
-des habits neufs et des souliers en cuir, que tes filles portent des
-chapeaux roses et des souliers vernis le dimanche; aie un bon _brasero_
-et de bonne peluche pour mettre dans tes chambres, et une bonne cuisine
-avec un cuisinier, avec des plats nouveaux et une batterie de cuisine
-dont on puisse tirer gloire par le grand nombre de casseroles, et
-de belles images du Christ de Cana et de sainte Barbe bénie, et une
-commode remplie de linge blanc, et des vases pleins de fleurs, et
-jusqu'à une machine à coudre qui ne serve pas, mais sur laquelle tu
-puisses poser les piles de _Semaines_ à vendre; je te souhaite beaucoup
-de bons amis et de voisins, et de grandes maisons avec des seigneurs
-qui, te voyant invalide, te donnent des restes de marchandises sucrées,
-des cornets de cafés de Moka et de riz trois fois trié; que tu sois en
-si bons rapports avec les dames de la Conférence qu'elles te payent ton
-loyer et la cédule, et qu'elles donnent des fers à repasser le linge
-fin à ta femme.... Reçois cela, Élisée, et plus encore et toujours
-plus....»
-
-La subite apparition de Mme Casiana coupa court aux souhaits
-vertigineux de la Burlada et produisit un silence général dans le petit
-passage, à la sortie de la porte de l'église.
-
-«Déjà on sort de la grand'messe, dit-elle, et, se tournant vers la
-bavarde, de son ton autoritaire, elle lui lança ces paroles d'un air
-despotique:
-
---Burlada, vite à ta place, ferme ton bec, n'oublie pas que nous sommes
-dans la maison de Dieu.»
-
-Le monde commençait à sortir, et quelques rares aumônes tombaient dans
-les mains tendues. Le nombre de ceux qui faisaient la tournée complète
-en donnant également à chacun était rare, et ce jour-là les petites
-pièces de cinq ou deux centimes données à contre-cœur n'arrivaient
-qu'aux mains diligentes d'Élisée ou de la Caporale et très peu à la
-Demetria et à seña Benina. De ce qui restait, il en arrivait encore
-moins aux autres pauvres et l'aveugle Crescencia se lamentait de
-n'avoir point étrenné. Pendant que Casiana parlait à voix basse avec
-Demetria, la Burlada reprit le fil de la conversation avec Crescencia
-dans le coin proche de la porte de la cour.
-
-«Que crois-tu qu'elle dise à la Demetria?
-
---A savoir..., des choses entre elles.
-
---J'ai bien réussi à la cérémonie funéraire de ce matin. On donne
-plus à Demetria parce qu'elle est recommandée à celui qui célèbre la
-première messe, don Rodriguito, qu'on dit être secrétaire du pape, et
-qui demeure dans la maison voisine.
-
---On lui donnera toute la viande et à nous les os.
-
---C'est à voir!... toujours la même chose. Tu ne sais pas comment
-faire pour arriver avec tes trois créatures pour attraper une tranche.
-Elles n'ont aucune pudeur, et ces fainéantes, comme Demetria, sont des
-dévergondées, qui ne font commerce qu'avec le vice.
-
---Enfin tu vois; elle a une portée chaque année, et, tandis qu'elle
-nourrit l'un, celui de l'année suivante est déjà en route.
-
---Et est-elle mariée?
-
---Comme toi et moi. De moi on ne dira rien, car à la Saint-André bénie
-je m'étais mariée avec Roque, que Dieu a pris dans sa gloire, à la
-suite d'une chute d'un échafaudage.
-
---Elle dit que son mari est à _Celiplinas_; c'est alors qu'il lui
-envoie de là ses enfants tout faits... dans du papier.... Ah! quel joli
-monde! je te le dis, sans enfants on ne gagne rien; les personnes ne
-font pas attention à la dignité des gens, ils ne font attention que si
-l'on donne le sein ou non. Ils ne s'occupent que de celles qui ont des
-enfants sans songer que nous sommes plus honnêtes, nous qui n'en avons
-pas, nous qui sommes vieilles, écrasées par le travail et sans pouvoir
-nous soutenir. Alors vois à retourner le monde et à attirer la pitié
-des seigneurs. On dit avec raison que tout est à l'envers ici-bas et
-va de travers, excepté le ciel béni, et Pulido a raison quand il parle
-de la grande révolution qui doit venir, grande puisqu'elle mettra au
-pilori les riches et exaltera les pauvres.»
-
-La vieille bavarde concluait son discours, quand il se produisit un
-événement si extraordinaire, si phénoménal, si inouï, qu'il ne pourrait
-être comparé qu'à la chute de la foudre au milieu de la gent mendiante,
-ou à l'explosion d'une bombe, tant furent grands le trouble et la
-stupeur qu'il produisit dans la misérable cohorte. Les plus anciennes
-ne se rappelaient rien d'approchant et les nouvelles ne savaient que
-croire. Tous restèrent muets, perplexes, épouvantés.
-
-Et qu'est-ce que c'était, en somme? Presque rien: don Carlos Moreno
-Trujillo, qui toute sa vie, depuis que le monde était monde, sortait
-infailliblement par la porte de la rue d'Atocha, ne changea pas d'abord
-son habitude invétérée; mais, après avoir fait quelques pas, il
-retourna en arrière pour ressortir par la rue des Huertas, ce qui était
-très singulier, absurde et équivalent au retour des cailloux du chemin
-à leur carrière.
-
-Pourtant ce ne fut pas la cause principale de la surprise et de la
-confusion que cette sortie insolite de ce côté; mais, bien que don
-Carlos s'arrêtât au milieu des pauvres (qui se groupèrent autour de
-lui, croyant à une nouvelle répartition de sous), il les regarda comme
-pour les passer en revue, et dit:
-
-«Eh! mesdames les anciennes, laquelle de vous s'appelle seña Benina?
-
---Moi, c'est moi, seigneur, dit celle qui s'appelait ainsi, tremblant
-que quelqu'une de ses compagnes ne lui prît son nom et son état civil.
-
---C'est elle, dit la Casiana avec un empressement officieux comme si
-elle croyait son exequatur nécessaire pour la certification et la
-reconnaissance de la personnalité de ses inférieurs.
-
---Alors, _seña_ Benina, ajouta don Carlos, en s'enveloppant dans son
-manteau pour affronter le froid de la rue, demain à huit heures et
-demie, venez me trouver chez moi, nous avons à causer. Savez-vous où je
-demeure?
-
---Je l'accompagnerai, dit Élisée, faisant l'obligeant et l'empressé,
-par complaisance pour le seigneur et la mendiante.
-
---Bien. Je vous attends, seña Benina.
-
---Le seigneur peut y compter.
-
---A huit heures et demie précises. Faites bien attention, ajouta don
-Carlos à grands cris, qui étaient justifiés par ce fait que les plis
-de son manteau, raidis par le froid, lui battaient sur la bouche,--si
-vous arrivez avant, vous attendrez, si vous arrivez après, vous ne me
-rencontrerez plus.... Voilà, adieu. Demain, c'est le 25; je dois aller
-à Montserrat et après au cimetière; sur ce....»
-
-
-
-
-III
-
-
-Très sainte Marie, saint Joseph béni, que de commentaires, que de
-curiosité fébrile, de travail d'esprit, pour rechercher, surprendre et
-découvrir les intentions du bon don Carlos!
-
-Dans les premiers moments, la même intensité de surprise rendit
-tout le monde muet. Dans les plis du cerveau de chacune, passait
-une procession... de doutes, de craintes, d'envie, de préoccupation
-ardente. La seña Benina, désireuse de se soustraire à un fastidieux
-interrogatoire, prit congé affectueusement, comme toujours elle
-avait coutume, et s'en alla. Almudena la suivit à quelques minutes
-d'intervalle. Parmi les restants, les petites phrases premières de
-surprise et de confusion, commencèrent à pétiller comme des étincelles:
-
-«Allons! nous le saurons demain.... C'est sans doute pour
-l'employer.... Il a plus de 40 000 _pesetas_ de rente.
-
---Il y a des personnes qui naissent coiffées, dit la Burlada à
-Crescencia, mais pas nous autres, qui sommes tombées au monde comme des
-sacs de toile vides.»
-
-Et la Casiana, effilant encore son profil de cheval jusqu'à lui donner
-des proportions monstrueuses, dit avec un accent de compassion lugubre:
-
-«Ce pauvre don Carlos est plus insensé qu'une chèvre.»
-
-Le lendemain, la communauté mendiante, profitant de la bonne fortune
-que ni la seña Benina ni l'aveugle Almudena n'étaient venus à la
-paroisse, les commentaires sur l'extraordinaire événement se
-multiplièrent. La Demetria exprima timidement l'opinion que don Carlos
-voulait prendre Benina à son service, parce qu'elle jouissait de la
-réputation de cordon bleu, ce à quoi Élisée ajouta qu'en effet elle
-avait été maîtresse de cuisine, mais que personne n'en voulait plus
-parce qu'elle était trop vieille.
-
-«Et parce qu'elle était de première force à faire danser l'anse du
-panier, affirma la Casiana, appuyant avec fureur sur ce point. Vous
-saurez qu'elle a été terrible dans ce genre, et c'est pour ce vice que
-nous la voyons comme nous la voyons, obligée de mendier pour un morceau
-de pain.
-
---De toutes les maisons où elle a été, on l'a chassée pour avoir eu
-les ongles trop crochus, et, si elle avait eu de la conduite, elle ne
-manquerait pas de bonnes maisons dans lesquelles elle aurait pu finir
-tranquillement....
-
---Eh bien, moi, déclara la Burlada avec un noir scepticisme, je vous
-dis que, si elle en est arrivée à mendier, c'est parce qu'elle a été
-honnête; celles qui font le plus danser l'anse du panier mettent de
-l'argent de côté pour leur vieillesse, elles sont riches, elles ont de
-quoi, oui, certainement, elles en ont. J'en ai connu avec voiture.
-
---Ici, on ne doit dire de mal de personne.
-
---Ce n'est pas parler mal. C'est à voir!... Celle qui a dit du mal,
-c'est Votre Excellence, madame la présidente du conseil des ministres.
-
---Moi?
-
---Oui.... Votre Éminence Illustrissime a dit que la Benina avait fait
-danser l'anse du panier; ce qui n'est pas vrai, parce que si elle avait
-volé elle aurait de quoi et si elle avait de quoi elle ne mendierait
-pas; attrape.
-
---Tu n'es, toi, qu'une méchante langue.
-
---On ne condamne personne pour bavardage, mais pour cause de richesse
-exagérée, surtout quand on vient enlever l'aumône aux pauvres de bonne
-foi, à ceux qui ont faim et dorment à la belle étoile.
-
---Assez, nous sommes dans la maison de Dieu, mesdames, dit Élisée en
-frappant un coup avec sa béquille. Comportez-vous avec décence et
-respect les unes vis-à-vis des autres comme le commande la très sainte
-doctrine.»
-
-Ces paroles ramenèrent le recueillement et la tranquillité que la
-véhémence de propos de quelques-unes avaient gravement compromis,
-et les tristes heures continuèrent à couler, partie en mendiant et
-gémissant, partie en priant et bâillant.
-
-Maintenant il convient de dire que l'absence de la seña Benina et de
-l'aveugle Almudena n'était pas tout à fait accidentelle ce jour, et
-pour l'expliquer il est nécessaire de faire mention d'un fait dont il
-est indispensable de donner l'explication dans cette véridique histoire.
-
-Ils partirent tous deux à quelques minutes d'intervalle, comme nous
-l'avons dit; mais comme l'ancienne s'attarda un petit instant à la
-grille, pour parler à Pulido, l'aveugle marocain la rejoignit et ils
-prirent ensemble le chemin des rues San-Sebastian et Atocha.
-
-«Je me suis arrêtée à parler avec Pulido pour t'attendre, ami Almudena.
-J'ai besoin de te parler.»
-
-Et, le prenant sous le bras avec une sollicitude câline, elle le
-fit passer d'un trottoir à l'autre. Ils gagnèrent rapidement la rue
-des Urosas et, s'arrêtant aux coins pour éviter les passants et les
-voitures, elle commença de lui parler ainsi:
-
-«J'ai besoin de te causer, parce que toi seul peux me sortir d'un grand
-embarras; toi seul, parce que toutes les autres connaissances de la
-paroisse ne me servent à rien. Comprends-tu? Les uns sont égoïstes,
-des cœurs de pierre: celui qui a quelque chose, parce qu'il a quelque
-chose, et celui qui n'a rien, parce qu'il n'a rien. Au total, les
-autres laisseront quelqu'un mourir de honte s'il ne mendie point, et,
-si l'on arrive à tendre la main, ils se réjouiront de voir une pauvre
-mendiante à bas.»
-
-Almudena tourna son visage vers elle, et l'on pourrait dire qu'il la
-regarda, si regarder c'est diriger les yeux sur un objet, les poser sur
-lui, alors que non la vue, mais d'une certaine façon l'attention et
-l'intention, aussi soutenues qu'inefficaces à voir, se posent seuls sur
-quelqu'un.
-
-Lui pressant la main, il lui dit:
-
-«_Amri_, tu sais qu'Almudena te servira, lui, comme un chien; _Amri_,
-dis-moi tes affaires.... Fais-moi part.
-
---Descendons, nous causerons en cheminant. Tu vas chez toi?
-
---Je vais où tu voudras.
-
---Il me semble que tu te fatigues. Nous marchons trop vite: veux-tu que
-nous nous asseyions un moment sur la petite place du Progrès pour que
-nous puissions causer tranquillement?»
-
-Sans doute, l'aveugle répondit affirmativement, car cinq minutes
-après on les voyait assis l'un à côté de l'autre sur le socle de la
-grille qui entourait la statue de Mendizabal. Le visage d'Almudena
-était d'une laideur expressive, brun citron, avec la barbe rare et
-noire comme l'aile du corbeau; sa caractéristique était surtout la
-grandeur démesurée de la bouche, qui, lorsqu'il souriait, affectait
-une courbe, dont les extrémités, repoussant les poils flottants des
-joues, semblaient se mettre à la recherche des oreilles. Les yeux
-étaient comme deux plaies sèches et insensibles rongées par des plaques
-sanglantes; la taille moyenne, les jambes torses; sa stature plutôt
-élevée était diminuée par la démarche ordinaire des aveugles et par
-l'habitude de rester de longues heures assis sur le sol avec les jambes
-repliées sous lui comme font les Mauresques.
-
-Il était vêtu avec une propreté relative, avec décence tout au moins,
-car ses habits, quoique vieux et pleins de taches, ne présentaient
-point de trous ou de déchirures qui n'aient été recousus ou recouverts
-par un rapiéçage intelligent. Il était chaussé de souliers noirs
-usés, mais parfaitement protégés par des coutures et des pièces très
-habilement posées. Le chapeau en forme de champignon dénotait les
-efforts de dilatation subis en passant sur différentes têtes avant
-d'arriver à celle qu'il recouvrait, qui ne serait peut-être pas la
-dernière, mais les bosses du feutre n'étaient point telles qu'elles
-ne pussent protéger le crâne qu'elles avaient mission de défendre. Le
-bâton était dur et lisse; la main avec laquelle il l'empoignait était
-nerveuse, très colorée en noir à l'extérieur, tirant sur l'éthiopien,
-la paume blanchâtre avec une couleur et des délicatesses qui la
-faisaient ressembler à une peau de morue fraîche, les ongles bien
-coupés; le col de la chemise le moins sale que l'on pût imaginer dans
-la misérable condition et l'état de vagabondage où vivait le misérable
-fils du Sud.
-
-«Il faut pourtant que nous y arrivions, Almudena, dit la seña Benina,
-en ôtant et remettant dans sa poche son mouchoir comme une personne
-troublée et nerveuse qui veut s'éventer la tête. Je suis dans un grand
-embarras, et toi, rien que toi, peux m'en tirer.
-
---Dis-moi ce que c'est....
-
---Que comptais-tu faire ce soir?
-
---Dans ma maison, moi beaucoup à faire: moi laver linge, moi coudre
-beaucoup, rapetasser beaucoup.
-
---Tu es l'homme le mieux nippé qui existe au monde. Je ne connais
-pas ton pareil. Aveugle et pauvre, tu arranges toi-même tes petites
-affaires; tu enfiles une aiguille avec ta langue aussi rapidement que
-je le peux faire moi-même avec mes doigts; tu couds dans la perfection;
-tu es ton tailleur, ton cordonnier, ta blanchisseuse.... Et après avoir
-mendié le matin à la paroisse, l'après-midi dans la rue, tu trouves
-encore le temps d'aller un petit instant au café..., content de ce que
-tu n'as pas, et s'il y avait au monde une justice, et si les choses
-étaient disposées selon la raison, on devrait te donner un prix...,
-brave garçon; pourtant, voilà ce que c'est, je ne te laisse pas
-travailler ce soir, parce qu'il faut que tu me rendes un service.... On
-garde ses amis pour les grandes occasions.
-
---Que t'arrive-t-il?
-
---Une affaire épouvantable. Je n'en vis plus. Je suis si malheureuse
-que, si tu ne me secours pas, je n'ai plus qu'à me jeter du haut du
-viaduc... C'est comme je te le dis.
-
---_Amri_..., pas te jeter.
-
---C'est que j'ai un malheur si grand, si grand, qu'il paraît impossible
-que j'en puisse sortir. Je vais te le dire d'un trait pour que tu
-puisses en sentir de suite le poids: j'ai besoin d'un douro....
-
---Un douro! s'écria Almudena, exprimant par la subite gravité de
-sa figure et l'énergie de l'accent l'épouvante que lui causait
-l'importance de la somme.
-
---Oui, mon fils, oui..., un douro, et je ne puis rentrer à la maison si
-je ne l'ai pas préalablement avec moi. Il est indispensable que j'aie
-ce douro; parle, il faut le sortir de dessous les pierres, le trouver
-n'importe comment.
-
---C'est beaucoup, beaucoup, murmurait l'aveugle, le visage baissé vers
-la terre.
-
---Ce n'est pas tant, observa l'autre, cherchant à tromper sa peine par
-des idées optimistes. Qui n'a pas un douro? Un douro, ami Almudena, le
-premier venu l'a.... Donc, peux-tu me le procurer, oui ou non?»
-
-L'aveugle murmura dans son langage étrange quelque chose que Benina
-traduisit par le mot «impossible», et lançant un profond soupir,
-auquel Almudena répondit par un autre non moins profond et non moins
-pitoyable, elle se plongea un instant dans une douloureuse méditation,
-regardant alternativement la terre et le ciel, et la statue de
-Mendizabal, ce seigneur de bronze foncé qu'elle ne connaissait point,
-ne sachant point d'ailleurs pour quel motif on l'avait mis là. De
-ce regard vague et distrait, qui est le propre des moments de grande
-préoccupation, et comme un tour anxieux de l'âme sur elle-même, elle
-voyait passer d'un côté ou de l'autre du jardin des gens pressés ou
-nonchalants. Les uns devaient avoir un douro, les autres allaient le
-chercher. Elle voyait passer des garçons de recette de la Banque avec
-leur sacoche à l'épaule; des charrettes avec des bouteilles de bière
-ou de limonade gazeuse. Dans les boutiques entraient des gens pour
-acheter et ils ressortaient avec des paquets. Des mendiants déguenillés
-importunaient les passants, des chars funèbres portaient au cimetière
-des gens à qui rien n'importait plus des douros. Avec une rapide
-vision, Benina passait en revue les coffres-forts de toutes ces grandes
-boutiques, des beaux appartements de toutes les maisons, des bourses de
-tous les passants bien vêtus, et elle avait la certitude qu'à aucun de
-ces heureux de la vie il ne manquait un douro.
-
-Ensuite elle songea que ce serait une rude folie de se présenter
-dans la maison voisine des Cespedes en les priant de lui faire la
-faveur de lui donner un douro, même si elle le demandait à titre de
-prêt. Sûrement ils se moqueraient d'une si absurde prétention et la
-mettraient promptement à la porte.
-
-Et nonobstant, il lui paraissait naturel et juste que quelque part où
-un douro ne représentait qu'une valeur insignifiante on le lui donnât à
-elle, pour qui cette somme représentait une valeur immense. Et si cette
-monnaie si anxieusement désirée passait des mains qui en possèdent
-beaucoup d'autres dans les siennes, on ne noterait pas une altération
-sensible dans la répartition des richesses et tout suivrait son
-cours, les riches toujours riches, elle toujours pauvre, et toujours
-misérables tous les autres de sa condition. Puisqu'il en était ainsi,
-pourquoi ce douro ne venait-il pas dans ses mains? Quelle raison y
-avait-il pour que vingt personnes passant ne se privassent d'un réal
-et que ces vingt réaux réunis ne tombassent pas par un chemin naturel
-dans sa poche? Voyez comme les choses de ce monde sont mal arrangées!
-La pauvre Benina se contenterait d'une goutte d'eau, et devant le grand
-réservoir du Retiro elle ne pouvait l'obtenir. Comptons bien, ciel et
-terre; l'aqueduc du Lozoya perdrait-il quelque chose si on lui prenait
-une goutte d'eau?
-
-
-
-
-IV
-
-
-Tel était le cours de ses pensées, quand Almudena, sortant d'une
-méditation sur les chiffres qui avait dû être triste, si l'on en
-jugeait par l'expression de son visage, lui dit:
-
-«N'as-tu rien à engager?
-
---Non, mon fils, tout est engagé déjà et jusqu'aux cornets qui ont
-contenu de l'argent.
-
---Tu n'as personne qui pourrait te prêter?
-
---Il n'y a personne qui puisse me faire confiance. Je ne fais pas un
-pas sans rencontrer une sale figure de créancier.
-
---Le seigneur Carlos t'a mandé pour demain.
-
---Demain est bien loin et j'ai besoin du douro aujourd'hui et comptant,
-Almudena, comptant. Chaque minute qui passe est une main qui serre la
-corde que j'ai autour du cou.
-
---Ne pleure pas, _Amri_, tu es bonne pour moi, je remédierai à tout...;
-voyons maintenant.
-
---Quelle idée as-tu? dis-le-moi vite.
-
---J'engagerai des affaires.
-
---Le costume que tu as acheté au Rastro? Et combien crois-tu qu'ils te
-donnent?
-
---Deux pesetas et demi.
-
---Il faudra en tirer trois. Et le surplus?
-
---Viens à la maison avec moi, dit Almudena, se levant avec résolution.
-
---Vivement, mon fils, il n'y a pas de temps à perdre. Il est très tard.
-Et il y a loin d'ici à l'auberge de Santa-Casilda!»
-
-Ils prirent leur marche rapide par la rue de Meson-de-Paredes, parlant
-peu. Benina, plus suffoquée par l'anxiété que par la rapidité de la
-marche, jetait des flammes par son visage, et chaque fois qu'elle
-entendait sonner une horloge elle faisait un geste de désespoir. Le
-vent froid du nord les poussait vers la rue d'en bas, soulevant leurs
-habits comme la voile d'une barque. Leurs mains à tous les deux étaient
-gelées; leur nez coulait, leurs voix s'enrouaient, hoquetant froidement
-et tristement.
-
-Non loin du carrefour où Meson-de-Paredes débouche dans la Ronda de
-Tolède, ils découvrirent les bâtiments de Santa-Casilda, vaste ruche de
-logis à bon marché alignés en corridors superposés.
-
-On y entre par une cour ou grand enclos, large et étroit, rempli
-d'amas d'ordures, résidus, dépouilles et rebuts de toute agglomération
-humaine. Le logis qu'habitait Almudena était le dernier de l'étage bas,
-au ras du sol, et l'on n'avait à franchir qu'une seule marche pour y
-pénétrer. Il se composait de deux pièces séparées par une natte qui
-pendait du plafond; d'un côté la cuisine, de l'autre la salle, qui
-était à la fois alcôve et cabinet, le plancher était en terre bien
-battue, les murs blancs, moins sales que bien d'autres de ce vaste
-casernement humain. Une chaise était le seul meuble qu'on rencontrât,
-car le lit consistait en un amas de couvertures grises entassées dans
-une encoignure. La petite cuisine n'était pas dépourvue de pots, de
-casseroles ni même de vivres. Au centre de l'habitation, Benina vit
-l'image confuse d'une masse noire, comme un paquet de hardes, ou un
-grand sac abandonné.
-
-A la faible lueur qui restait après que la porte fut fermée, on put
-reconnaître que ce paquet était animé. Par le toucher, plus que par la
-vue, Benina comprit que c'était une personne.
-
-«Cette ivrognesse de Pedra est là.
-
---Ah! qu'est-ce que j'apprends! C'est elle qui t'aide à payer ton
-logis..., l'ivrognesse, l'éhontée.... Mais ne perdons point de temps,
-mon fils; donne moi le vêtement que je l'emporte... et, avec l'aide de
-Dieu, je veux voir si je n'en obtiendrai pas trois pesetas. La sainte
-Vierge te le rendra, et il faut que je la prie pour qu'elle te donne le
-double à toi, car, bien sûr, elle ne fera rien pour moi.»
-
-Se rendant compte de l'impatience de son amie, l'aveugle dépendit d'un
-clou le vêtement qu'il appelait neuf, par un euphémisme qui est très
-courant dans les combinaisons mercantiles et le donna à son amie qui en
-quatre enjambées se trouva dans la cour, puis dans la Ronda, courant
-rapidement vers le lieu appelé la petite place de Manuela. Pendant ce
-temps-là, le mendiant en colère prononçait des paroles difficiles à
-reproduire pour nous, car elles étaient en arabe et secouait le paquet
-de loques de la femme ivre morte, qui gisait à terre, comme un corps
-mort au milieu de la pièce.
-
-Aux paroles irritées de l'aveugle, elle répondit seulement par un
-grognement rauque, se retournant à moitié, en levant et étirant les
-bras, pour retomber immédiatement dans un sommeil de brute encore plus
-profond.
-
-Almudena plongeait sa main dans les hardes noires, qui formaient avec
-le manteau une masse inextricable de plis, et il accompagnait cet acte
-de paroles furibondes, explorant de son mieux le buste flasque, comme
-s'il pétrissait un paquet de chiffons. L'homme était nerveux. Il fit
-sortir d'un peu partout des rosaires, des scapulaires, un paquet de
-reconnaissances de prêts enveloppé dans un morceau de journal, des
-bouts de fer ramassés dans la rue, des dents d'animaux ou de personnes
-et autres babioles.
-
-La recherche à peine terminée, Benina rentra ayant fait telle diligence
-et opéré avec une si grande rapidité qu'on aurait pu croire que les
-anges l'avaient portée sur leurs ailes.
-
-La pauvre femme arrivait tout essoufflée de sa course rapide par
-les rues; elle pouvait à peine respirer; son visage inondé de sueur
-marquait pourtant l'allégresse.
-
-«Ils m'en ont donné trois, dit-elle montrant les piécettes dont une en
-sous. Je n'ai pas eu de chance que Valeriano se soit trouvé là, et, sa
-maîtresse, la Reimunda, étant venue, j'ai été obligée de leur donner
-deux fois plus de paroles pour les convaincre.»
-
-Ajoutant au contentement, Almudena, avec une figure joyeuse et
-triomphante, lui montra entre ses deux doigts une piécette:
-
-«Je l'ai trouvée dans la poitrine de celle-ci, prends-la.
-
---Oh! quelle chance! Est-ce qu'elle n'en a pas d'autres? Cherche bien,
-mon fils.
-
---Elle n'en a pas d'autres, j'ai tout fouillé.»
-
-Benina secouait les affaires de la pocharde espérant faire sauter une
-monnaie. Mais il n'en tomba que deux épingles à cheveux et quelques
-petits morceaux de charbon.
-
-«Elle n'a plus rien.»
-
-L'aveugle continuant à bavarder et expliquant à Benina le caractère
-et les habitudes de la grosse femme, il lui fit entendre que, si
-elle avait été dans un état normal, elle aurait donné d'elle-même la
-piécette si on la lui avait demandée. Avec une phrase synthétique,
-Almudena caractérisa sa compagne de vie: «Elle est rosse, elle est
-dépravée...; elle prend tout, mais elle donne tout.»
-
-En soulevant le matelas et en le secouant par terre, il fit tomber
-une vieille petite sacoche sale, et, passant les doigts dedans comme
-lorsqu'on prend un cigare, il en retira un vieux morceau de papier
-qui, déroulé, montra une monnaie neuve et toute reluisante de deux
-réaux. Benina la prit; tandis qu'Almudena sortait de sa pochette, où
-il avait aussi une foule de petits morceaux de fer, des ciseaux, un
-étui avec des aiguilles, un couteau, il en tira un autre papier avec
-deux grosses pièces de cuivre. Il y joignit ce qu'il avait reçu de don
-Carlos et donna le tout à la pauvre ancienne, en lui disant:
-
-«_Amri_, arrange-toi avec cela.
-
---Si, si..., j'ajouterai le mien d'aujourd'hui, et il manque si peu, je
-ne veux pas te molester davantage. Merci, va avec Dieu! Il me semble
-que j'ai tort. Ah! mon fils, que tu as été bon! Tu mériterais de gagner
-à la loterie, et, si tu ne gagnes pas, c'est qu'il n'y a pas de justice
-au ciel, pas plus que sur la terre. Adieu, mon fils, je ne peux pas
-rester un moment de plus. Dieu te le rende! Je suis sur des charbons
-ardents. Je vole à la maison. Calme-toi dans la tienne, et cette pauvre
-femme, quand elle s'éveillera, ne la bats pas, mon fils, la pauvrette!
-Chacun, pour moins souffrir, s'enivre avec ce qu'il peut, celle-ci avec
-de l'eau-de-vie, cette autre avec autre chose. Moi aussi, j'ai mes
-misères, pas les mêmes, et je ne les combats pas ainsi, elles sont plus
-profondes; oui, je te conterai cela, je te le conterai.»
-
-Et elle sortit comme une flèche, les monnaies dans son sein avec
-la crainte que quelqu'un ne les lui prît en route, ou qu'elles
-s'envolassent entraînées par ses pensées tumultueuses.
-
-Se retrouvant seul, Almudena s'en alla à la cuisine, où, entre autres
-choses inutiles, il conservait un petit plat d'étain et une cruche
-pleine d'eau. Il se lava les mains et les yeux; ensuite, après avoir
-fouillé dans une petite caisse où il conservait de petits morceaux de
-charbon dans des cendres éteintes, il entra chez un voisin, retourna
-chez lui après les avoir allumés et il répandit dessus une pincée
-d'une certaine substance qu'il conservait cachée dans sa couchette et
-enveloppée dans un morceau de papier. Une odeur et une fumée abondante,
-forte et pénétrante s'envolèrent alors de ce foyer.
-
-C'était un parfum de benjoin, seul souvenir matériel de la terre natale
-qu'Almudena se permît dans son exil vagabond.
-
-Cet arome spécial des maisons maures était sa consolation, son plaisir
-le plus vif, usage à la fois domestique et religieux, et alors,
-enveloppé par ce parfum, il se mit à rêver des choses qu'aucun chrétien
-n'eût comprises.
-
-Le parfum répandu dans la pièce, la pauvre pocharde se reprit à
-s'agiter, à grogner, à se crisper et à tousser, comme cherchant à
-reprendre ses sens. L'aveugle ne faisait pas plus attention à elle qu'à
-un chien, attentif seulement à son rêve et à ses prières en langue que
-nous savons être arabique ou hébraïque, se frappant les yeux avec les
-mains et les abaissant ensuite sur sa bouche pour les baiser.
-
-Il employa un certain temps à ses méditations, et, lorsqu'il les
-termina, il sentit que sa compagne était assise devant lui; elle avait
-les yeux hagards et pleurards, à cause du picotement produit par la
-fumée du parfum répandu dans l'air, et elle le regardait.
-
-Almudena, les mains étendues en avant, lui lança ces paroles:
-
-«Vieille satyre, il n'y a qu'un dieu.... Ivrognesse, pocharde, il n'y a
-qu'un dieu..., un dieu, un seul dieu, un seul.»
-
-La femme éclata de rire et, portant la main à sa poitrine, elle se mit
-à réparer le désordre que la main inquiète de son compagnon de chambre
-avait produit dans cette intéressante partie de sa personne. Elle
-sortait si engourdie de son rêve alcoolique qu'elle ne réussissait pas
-à remettre chaque chose en place.
-
-«Oui, il n'y a qu'un dieu, un dieu seul.
-
---A moi, que m'importe? Pour moi, qu'il y en ait deux ou quarante,
-et qu'ils soient aussi nombreux que cela peut leur plaire.... Mais,
-dis-moi, libertin, tu m'as pris ma piécette, cela ne fait rien, elle
-était pour toi.
-
---Un dieu seul!»
-
-Et, le voyant prendre son bâton, la femme se mit sur la défensive, en
-lui disant:
-
-«Ne me bats pas, Jaï. Assez de parfum, et songeons à souper. Combien
-d'argent as-tu? Que veux-tu que je te rapporte?
-
---Vieille pocharde! je n'ai pas d'argent... les démons l'ont emporté
-pendant que tu dormais.
-
---Qu'est-ce que je vais te rapporter? murmura la femme d'un air morne
-et chancelant et fermant les yeux. Attends un petit peu. J'ai envie de
-dormir, Jaï.»
-
-Elle tomba de nouveau dans un profond sommeil, et Almudena, qui avait
-demandé son bâton pour s'en servir comme d'un remède infaillible pour
-la dégriser, se prit de pitié, soupira fortement, en marmottant quelque
-chose comme:
-
-«Je te rosserai une autre fois.»
-
-
-
-
-V
-
-
-Ce n'est point employer un langage hyperbolique que de dire que la
-seña Benina, sortant de Santa-Casilda, possédant le douro incomplet
-qui calmait ses mortelles angoisses, allait par les places et les rues
-comme une flèche.
-
-Avec soixante années sur les épaules, elle conservait son agilité et
-sa vivacité, unies à une persévérance inépuisable. Elle avait passé le
-meilleur de sa vie dans une situation fatigante qui exigeait autant
-d'activité que de promptitude de jugement, des efforts insensés de la
-tête et des muscles, et à une pareille école, elle s'était fortifié le
-corps et l'esprit; ainsi s'était formé ce tempérament extraordinaire
-de femme qu'apprendront à connaître ceux qui liront cette histoire
-véridique de sa vie.
-
-Avec une promptitude exceptionnelle elle entra chez un apothicaire de
-la rue de Tolède; elle prit des médicaments qu'elle avait commandés
-le matin; ensuite elle entra chez le boucher et chez le marchand
-de comestibles, faisant faire différents paquets de ses achats, et
-enfin elle se rendit dans une maison de la rue Impériale à proximité
-de l'angle où se trouvent les bureaux des poids et mesures. Elle se
-glissa sous le portail étroit, obstrué et rendu presque impraticable
-par les paquets d'un commerce de corde qui y était installé; elle
-enfila l'escalier rapidement jusqu'au premier, avec modération jusqu'au
-second, et arriva enfin haletante au troisième, qui était le dernier
-et surmonté d'un acrotère. Elle tourna dans un vaste espace couvert
-avec des vitres, au sol très inégal, à cause des affaissements et
-différences de niveau de l'ancienne maison, et enfin elle arriva à une
-porte de logement mal recouverte de peinture; elle sonna...; c'était sa
-maison, la maison de sa maîtresse, laquelle en personne, tâtonnant les
-murs, arriva au bruit de la cloche, ou du moins à sa rumeur aphone et
-ouvrit, non sans avoir eu la précaution d'interroger l'arrivante par un
-petit guichet carré et grillé par une croix de fer.
-
-«Grâce à Dieu, femme.... Je te le dis sur la porte. C'est du propre,
-une heure! Je croyais que tu avais été écrasée par une voiture ou qu'il
-t'était arrivé un coup d'apoplexie.»
-
-Sans répondre, Benina suivit sa maîtresse jusqu'à un petit cabinet
-voisin où elles s'assirent. La servante évita les explications de son
-retard par la crainte d'avoir à les donner et se tint sur la défensive,
-attendant pour voir d'où viendrait l'attaque de doña Paca, et quelle
-position elle prendrait avec son esprit irascible. Le ton des premières
-paroles avec lesquelles elle fut reçue la tranquillisa quelque peu;
-elle s'attendait à une forte réprimande, à des paroles déplaisantes.
-Pourtant, la maîtresse semblait être dans ses bons moments, sans doute,
-son âpre caractère était dompté par l'intensité de la souffrance.
-Benina se proposait, comme toujours, de s'accommoder au ton que
-prendrait l'autre, et de rester peu avec elle; les premières paroles
-échangées, elle se tranquillisa.
-
-«Ah! madame, quel temps! Je n'y tenais plus à l'idée de rentrer dans
-cette chère maison bénie.
-
---Je ne me l'explique pas, dit la maîtresse, dont l'accent andalou
-persistait, quoique très atténué par quarante années de séjour à
-Madrid.--J'étais seule, émotionnée. En entendant sonner midi, une
-heure, deux heures, je me disais: «pourtant que fait la petite qu'elle
-tarde tant?» Lorsque je me suis rappelé....
-
---Justement.
-
---Je me suis rappelé..., comme je sais par cœur tout mon almanach, que
-c'est aujourd'hui la Saint-Romuald, confesseur et évêque de Pharsale....
-
---Parfaitement.
-
---Et c'est la fête du seigneur curé, chez qui tu sers comme auxiliaire.
-
---Oui, je pensais que vous y auriez songé, et cela m'a rassurée,
-affirma la servante, qui, avec sa facilité extraordinaire de forger et
-de conduire des mensonges, s'empressa de s'accrocher au solide câble
-que sa maîtresse lui tendait, et que la besogne n'a pas été facile!
-
---Il a dû donner un grand repas. Oui, je me le figure! Ils ne doivent
-pas être à court d'estomac les curés de San-Sebastian, compagnons et
-amis de ton don Romuald!
-
---Tout ce que vous en direz est peu.
-
---Raconte-moi, que leur as-tu servi? demanda avec empressement la dame
-qui était fort curieuse de ce qui se mangeait chez les autres; oui,
-raconte. Tu leur as sûrement servi une mayonnaise?
-
---En premier un rôti que j'avais cuit à point. Ah! seigneur! qu'ils
-l'ont trouvé bon! Ils ont dit que j'étais la première cuisinière de
-toute l'Europe et que c'était par pur respect humain qu'ils ne s'en
-léchaient pas les doigts....
-
---Et après?
-
---Un abatis de volaille que j'ai cuisiné, digne des anges du ciel.
-Ensuite, des calamares dans leur jus... ensuite....
-
---Bien que je t'aie dit que je ne veux pas que tu m'apportes quoi que
-ce soit d'aucune maison, car je préfère certainement la misère à ronger
-les os qui proviennent d'autres tables, comme je te connais, je ne
-doute pas que tu auras rapporté quelque chose. Où est ton panier?»
-
-Prise à l'improviste, Benina se troubla un instant; mais ce n'était pas
-une femme à se démonter devant aucun danger, et sa _maestria_ à vaincre
-les difficultés lui suggéra cette habile échappatoire: «Eh! madame,
-j'ai laissé le panier et tout ce qu'il contient chez Mme Obdulia, qui
-en a plus besoin que nous.
-
---Et tu as bien fait. J'approuve fort l'idée, petite. Conte-moi encore.
-Et tu ne leur as pas servi un bon petit dos de cochon?
-
---Allez! allez! deux kilos et demi, madame; Sotero Rico m'avait fourni
-ce qu'il avait de meilleur.
-
---Et le dessert, les vins?
-
---Jusqu'au _champagne de la Veuve_. Les curés sont des diables qui ne
-se privent de rien.... Mais rentrons, il est très tard et madame sera
-sans doute très faible.
-
---Je l'étais, mais... je ne sais pas; il me semble que j'ai mangé tout
-ce dont nous avons parlé...; pourtant donne-moi à dîner.
-
---Qu'avez-vous pris? Ce petit peu de nourriture que j'avais préparé
-hier soir?
-
---Ma fille, je n'ai pas pu l'avaler. Je me suis soutenue avec une
-demi-once de chocolat cru.
-
---Allons-y, allons-y. Le pis, c'est que j'ai à allumer le feu, mais
-je vais me dépêcher.... Ah! j'oubliais, j'ai apporté les médicaments.
-Voilà pour le premier.
-
---As-tu pris tout ce que je t'ai demandé? demanda la dame en se
-dirigeant vers la cuisine. As-tu engagé mes deux jupons?
-
---Certainement. Avec les deux piécettes reçues et les autres que m'a
-données don Romualdo à cause de sa fête, j'ai pu parer à tout.
-
---Est-ce que tu as payé l'huile d'hier?
-
---Cela, non!
-
---Et le tilleul et la tisane?
-
---Tout, j'ai tout payé, et, après mes achats, il me reste encore
-quelque chose pour demain.
-
---Puisse Dieu nous apporter demain un bon jour, dit, avec une profonde
-tristesse, la dame en s'asseyant dans la cuisine pendant que la
-servante, avec une promptitude nerveuse, réunissait étincelles et
-charbons.
-
---Ah! madame, tenez-le pour certain.
-
---Pourquoi tant d'assurance, enfant?
-
---Parce que je le sais, mon cœur me le dit. Demain sera un bon jour, je
-dirais presque un grand jour.
-
---Quand nous l'aurons vu, je te dirai si tu avais raison... Je me fie
-peu à tes grands élans de cœur. Tu es toujours à dire demain, demain.
-
---Dieu est bon.
-
---Avec moi on ne s'en douterait vraiment pas. Il ne se lasse pas de
-me porter des coups. Il me frappe sans me laisser respirer. Après un
-jour mauvais, il en vient un pire. Les années se passent à attendre
-le remède, et il n'y a pas d'illusion qui ne se convertisse en
-désenchantement. Je suis lasse d'espérer, lasse de souffrir. Mes
-espérances me trahissent, et, comme elles me trompent toujours, je
-n'aime pas espérer des choses bonnes et je les souhaite mauvaises pour
-qu'elles arrivent... à peu près ordinaires.
-
---Pourtant moi, à la place de madame,--dit Benina en soufflant le
-feu--j'aurais confiance en Dieu, et je serais contente.... Vous voyez
-que je suis confiante, moi? Vous ne me voyez pas? Je suis convaincue
-que le coup du sort arrivera quand nous y penserons le moins, et que
-nous serons très riches; il nous donne ces jours de grande épreuve et
-il nous en récompensera avec la grande vie qu'il nous donnera plus tard.
-
---Hélas! Nina, je n'aspire pas à la grande vie, mais seulement à un peu
-de repos et de relâche.
-
---Qui pense à la mort? Cela, non. Je suis très à mon goût dans ce monde
-de plaisirs, et pour cela je le tiens quitte des petites misères que
-j'endure. Mais mourir, non pas.
-
---Tu t'accommodes de cette vie.
-
---Je m'y conforme, parce qu'il n'est pas en mon pouvoir de m'en donner
-une autre. Que tout arrive, sauf la mort; tant qu'il ne manque pas un
-morceau de pain, on peut le manger avec deux sauces exquises qui sont:
-la faim et l'espérance.
-
---Et tu supportes encore la misère, la honte, l'humiliation, devoir
-à tout le monde, ne payer personne, ne rencontrer personne qui soit
-capable de te prêter deux réaux, vivre de mille artifices, pièges
-tendus et mensonges, nous voir persécutées sans trêve par les
-boutiquiers et les vendeurs de toute chose?
-
---Allez, cela se supporte!... Chacun dans cette vie se défend comme il
-peut. Il ferait beau voir que nous dussions mourir de faim pendant que
-les magasins sont remplis de tant de bonnes choses! Cela, non, Dieu ne
-veut pas que l'on se rafraîchisse la bouche avec l'air du ciel en guise
-de nourriture, et, quand il ne nous donne pas d'argent, il nous donne
-la subtilité du jugement pour inventer les moyens de nous procurer ce
-qui nous manque, sans voler...; cela, non. Je promets de payer et je
-payerai certainement quand nous aurons de quoi. Oui, on sait que nous
-sommes pauvres, qu'il y a de bonnes intentions chez nous, mais qu'il
-n'y a pas autre chose. Il serait curieux que nous nous affligeassions
-à l'idée que les marchands ne sont pas payés des misères qu'ils nous
-vendent, sachant, comme nous le savons, qu'ils sont riches!
-
---Est-ce que tu n'as point d'honneur, Nina, je veux dire de décorum, je
-veux dire de dignité?
-
---Je ne sais pas si j'ai ce que vous dites; mais ce que je sais, c'est
-que j'ai une bouche et un estomac naturels et que Dieu qui me les a
-donnés m'a mise dans ce monde pour que je vive et non pas pour que j'y
-meure de faim. Les moineaux, je suppose, ont-ils un point d'honneur?
-Vraiment... ce qu'ils tiennent, c'est un bec... et, regardant les
-choses comme elles doivent être regardées, je dis que, si Dieu a créé
-le ciel et la terre, les boutiques des épiciers, la Banque d'Espagne,
-les maisons où nous vivons, les champs, sont aussi son œuvre... Tout
-vient de Dieu.
-
---Et la monnaie, l'indécente monnaie, de qui est-elle? demanda la
-maîtresse avec un accent méprisant et douloureux, réponds-moi.
-
---C'est Dieu aussi, puisque Dieu a créé l'or et l'argent, les billets,
-je ne sais..., mais pourtant c'est lui aussi.
-
---Ce que je dis, Nina, c'est que les choses sont à ceux auxquels elles
-appartiennent..., et tout le monde les détient, excepté nous.... Eh!
-mais, dépêche-toi, je me sens faible.
-
---Où as-tu mis les médicaments?... Oui, ils sont sur la commode.
-Je prendrai un cachet de salicylate avant de manger... Aïe! quelle
-souffrance me donnent ces jambes; au lieu de me porter, c'est moi
-qui dois les tirer (se levant avec un grand effort). Je ferais mieux
-d'aller avec des béquilles. Mais vois ce que Dieu fait avec moi. Cela
-paraît une plaisanterie! Il m'a rendue infirme de la vue, des jambes,
-de la tête, des reins, de tout, moins de l'estomac. Il me prive des
-moyens de me nourrir et je digère comme un vautour.
-
---Il a fait de même avec moi. Mais je ne lui en veux pas, maîtresse!
-Béni soit le Seigneur qui nous donne le plus grand bien de nos corps:
-la très sainte faim.»
-
-
-
-
-VI
-
-
-Doña Francisca Juarez de Zapata, infortunée à tant de titres, avait
-passé la soixantaine; elle était connue, durant ces années piteuses de
-décadence, sous le nom tout sec de doña Paca, qu'on lui donnait avec
-une laconique et plébéienne familiarité.
-
-On voit là à quoi tiennent les gloires et grandeurs de ce monde, et
-sur quelle pente a dû glisser cette femme, pour tomber dans la plus
-profonde misère, elle qui attachait ses chiens avec des saucisses, en
-1859 et 1860, jusqu'à ce que nous la retrouvions vivant inconsciemment
-d'aumônes, au milieu de mille angoisses, agonies, douleurs et
-confusions.
-
-Les grands assemblages de population nous offrent des exemples sans
-nombre de ces chutes, mais, plus qu'aucun autre, Madrid, dans laquelle
-il n'existe aucune habitude d'ordre; l'exemple de doña Francisca
-Juarez, triste jouet du destin, dépasse aussi tous les autres. Si l'on
-observe bien ces choses, si l'on suit l'élévation et l'abaissement des
-personnes dans la vie sociale, on reconnaît que c'est grande sottise
-que d'attribuer au destin la faute de ce qui est l'œuvre exclusive des
-caractères et des tempéraments, et doña Paca en est une excellente
-preuve, elle qui, depuis sa naissance, avait toujours vécu dans le
-désordre pour tout ce qui est des choses matérielles. Née à Ronda, sa
-vue s'était étendue, depuis sa plus tendre enfance, sur les dépressions
-vertigineuses du terrain, et, quand elle avait des cauchemars, elle
-rêvait constamment qu'elle tombait au fond de cette grandissime
-crevasse qu'on appelle Tajo. Les natifs de Ronda doivent avoir la
-tête très solide, ne pas avoir de vertiges, ni rien d'approchant, pour
-s'habituer à contempler ces abîmes épouvantables.
-
-Mais doña Paca était incapable de se maintenir ferme sur les hauteurs.
-Instinctivement elle se précipitait: sa tête n'était bonne ni pour
-cela, ni, par suite, pour le gouvernement de la vie, qui exige aussi la
-sûreté du coup d'œil dans l'ordre moral.
-
-Le vertige fut un état chronique chez Paquita Juarez depuis le jour
-où on la maria toute jeune avec don Antonio-Maria Zapata, qui avait
-le double de son âge. Intendant d'armée, excellente personne, d'une
-position aisée de son côté, comme sa jeune femme, du reste, qui
-possédait aussi des biens-fonds d'une certaine importance. Zapata avait
-servi en Afrique, à la division Echagüe, et après Wad-Ras il était
-passé à la direction centrale de l'administration. Les mariés s'étant
-établis à Madrid, la femme mit sa maison sur un pied de vie frivole et
-d'apparat qui commença d'abord en mettant d'accord les vanités et le
-besoin de dépenser avec les rentes et les rentrées, mais pour continuer
-en s'écartant bientôt des limites de la prudence et arriver ensuite aux
-embarras, aux irrégularités, puis enfin aux dettes qui ne tardèrent
-pas à apparaître. Zapata était un homme très ordonné; mais sa femme
-le dominait tellement qu'elle arriva rapidement à lui faire perdre
-ses qualités éminentes d'administrateur, et lui, qui savait si bien
-diriger les affaires de l'armée, vit se perdre les siennes propres,
-ayant oublié l'art de les conserver. Paquita ne savait s'imposer aucune
-limite pour se vêtir avec élégance, pour le luxe de la table, ni pour
-l'éternel mouvement de bals et de réunions, ni pour les caprices
-dispendieux. Le désordre fut tellement notoire que Zapata, atterré,
-voyant venir l'orage terrible, dut vaincre l'assoupissement profond
-dans lequel sa chère moitié l'avait maintenu et chercher à mettre un
-peu d'ordre et de raison dans le gouvernement de la maison; mais la
-fatalité voulut que, pendant que le malheureux était plongé dans ses
-calculs arithmétiques, dont il espérait le salut, il prît une pleurésie
-qui le fit passer de vie à trépas le vendredi saint au soir, laissant
-deux enfants en bas âge: le petit Antoine et Obdulia.
-
-Administrateur et propriétaire de l'actif et du passif, Francisca ne
-tarda pas à confirmer son incapacité absolue dans le maniement de ces
-matières ardues et, à ses côtés, surgirent comme les vers dans un
-corps corrompu, une infinité de personnes qui se mirent à la dévorer
-au dedans et au dehors, sans aucune compassion. C'est à cette époque
-désastreuse que Benina entra à son service, mais, si elle se montra dès
-le premier jour excellente cuisinière, elle se fit remarquer aussitôt
-comme la plus habile de tout Madrid à faire danser l'anse du panier.
-
-Elle était d'une telle force sur ce terrain que doña Francisca
-elle-même, d'une myopie si grande pour la surveillance de ses intérêts,
-ne put faire moins que de s'apercevoir de la rapacité de sa servante
-et dut songer à la corriger. En bonne justice, nous devons dire que
-Benigna (que les siens appelaient Benina, et sa maîtresse simplement
-Nina) avait d'excellentes qualités qui compensaient d'une certaine
-façon, au milieu du déséquilibrement de son caractère, ce grave défaut
-du vol.
-
-Elle était très propre et d'une activité merveilleuse qui produisait ce
-miracle d'allonger les heures et les jours.
-
-En dehors de cela, Francisca était touchée de l'amour intense qu'elle
-montrait pour les enfants: amour sincère et si l'on peut dire positif,
-car il se révélait par une vigilance constante et par les soins exquis
-dont elle les entourait, qu'ils fussent malades ou bien portants. Mais
-ces qualités ne furent pas suffisantes pour empêcher que le défaut
-dominant ne provoquât des discussions fort aigres, entre maîtresse et
-servante, et Benina fut renvoyée. Les enfants la regrettèrent beaucoup
-et ils pleuraient sans cesse leur Nina, si gracieuse et si tendre.
-
-Trois mois plus tard, elle vint faire visite à la maison.
-
-Elle ne pouvait pas oublier madame, ni les enfants. Ils étaient
-son amour, et les gens, la maison, les meubles, tout l'attachait
-et l'attirait. Paquita Juarez avait, du reste, un goût particulier
-pour elle; on ne savait pas quelle affinité existait entre elles ni
-quel point commun dans la grande diversité de leurs caractères les
-réunissait. Les visites se renouvelèrent. Hélas! la Benina ne se
-trouvait pas à son goût dans la maison où elle était en service. Si
-bien que nous la retrouvons installée dans la domesticité de doña
-Francisca, et elle si contente, la maîtresse tellement satisfaite et
-les enfants fous de joie. Il advint en ce temps une grande augmentation
-des difficultés et embarras de la famille dans l'ordre administratif;
-les dettes dévoraient d'une dent vorace le patrimoine de la maison:
-on perdait des propriétés importantes, qui passaient sans qu'on sût
-comment, par les artifices d'une infâme usure, dans les mains des
-prêteurs. Comme une cargaison précieuse qu'on jette par-dessus bord
-dans les préoccupations d'un naufrage, les meilleurs meubles sortaient
-de la maison, ainsi que les tableaux et les riches tapis: les bijoux
-étaient déjà partis..., mais on avait beau alléger le bateau, la
-famille n'en était pas moins en danger de sombrer et d'être submergée
-dans le noir abîme social.
-
-Par surcroît de malheur, pendant cette période de 1870 à 1880, les
-enfants eurent à subir de graves maladies: l'un la fièvre typhoïde;
-l'autre l'épilepsie et l'éclampsie. Benina les soigna avec une telle
-intelligence et une si grande sollicitude qu'on peut dire qu'elle les
-arracha des griffes de la mort. Ils récompensaient, il est vrai, ses
-soins par une grande affection. Pour l'amour de Benina plus que pour
-celui de leur mère, ils avalaient toutes les drogues, ils se calmaient
-et restaient tranquilles, ils suaient sans trêve, ils ne mangeaient
-point avant la permission du médecin, mais tout cela n'empêcha point
-de nouvelles disputes et brouilles de surgir entre maîtresse et
-servante et Benina de subir un second renvoi. Dans un mouvement de
-colère et d'amour-propre blessé, Benina partit, parlant à tort et à
-travers, jurant et rejurant qu'elle ne mettrait jamais plus les pieds
-chez sa maîtresse, et, en partant, elle secouait la poussière de ses
-souliers pour ne rien conserver de cette maison, car elle n'avait rien
-d'autre à emporter.
-
-En fait, l'année ne s'était pas écoulée que Benina reparut dans la
-maison. Elle entra le visage inondé de larmes disant:
-
-«Je ne sais pas ce qu'a madame, je ne sais pas ce qu'ont cette maison,
-ces enfants, ces murs et toutes les choses qui sont ici; je ne sais
-qu'une chose, c'est que je ne peux pas vivre ailleurs. Je suis dans
-une maison riche, avec de bons maîtres qui ne regardent certes point à
-deux réaux de plus ou de moins; ils me donnent six douros de salaire,
-et pourtant je ne m'y trouve pas bien, je passe mes jours et mes nuits
-à penser aux gens d'ici, à me demander s'ils sont bien ou mal portants.
-Mes maîtres me voient soupirer et croient que j'ai des enfants. Je ne
-tiens à personne au monde comme à madame et à ses enfants qui sont mes
-enfants, car je les aime comme tels....» Et voilà une autre fois Benina
-au service de doña Francisca Juarez, comme bonne à tout faire, car,
-durant cette année, la famille avait fait un tel plongeon et les signes
-de ruine étaient si apparents que la servante ne pouvait les voir sans
-en ressentir une profonde affliction. On fut obligé inéluctablement de
-changer l'appartement, pour un logis plus modeste et meilleur marché.
-Doña Francisca, habituée à la routine et sans énergie aucune pour se
-décider, hésitait. La servante prit en mains les rênes du gouvernement
-et décida le changement, et de la rue Claudio-Coello ils sautèrent à
-celle de l'Orme.
-
-Ce ne fut pas une mince difficulté que de partir avant d'avoir reçu
-un congé honteux: tout se régla avec l'aide généreuse de Benina,
-qui retira du Mont-de-Piété ses importantes économies s'élevant à
-trois mille réaux, établissant ainsi avec sa maîtresse une communauté
-d'intérêts dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Mais, chose
-étrange, même dans ce grand élan de charité, elle ne put point renoncer
-à ses habitudes de faire danser l'anse du panier, et elle réserva, sur
-les sommes qu'elle apportait si généreusement, une petite part pour
-constituer le noyau d'un nouveau dépôt au Mont-de-Piété, qui était pour
-elle une nécessité de son tempérament et un plaisir de son âme.
-
-Comme l'on voit, elle avait le vice de l'escompte dans le sang, ce qui,
-à un certain point, et considérant la chose d'un autre côté, peut être
-regardé comme la vertu de l'épargne. Il est difficile de distinguer
-dans ce cas où commencent le vice et la vertu, et à quel moment ils
-se confondent. L'habitude de détourner une portion, grande ou petite,
-de l'argent à elle confié pour des achats à faire, le plaisir de
-garder cet argent, de voir croître son trésor de sous volés surpassait
-pour elle toutes les autres jouissances, plaisirs et agréments de la
-vie. Faire danser l'anse du panier, thésauriser était devenu un acte
-instinctif qui ne se distinguait plus des rapines et des larcins de la
-vie. A cette troisième époque où nous entrons, de 1880 à 1885, elle
-volait comme avant, quoique conservant une réserve proportionnée aux
-maigres ressources de doña Francisca. De grandes mésaventures et de
-grands malheurs se succédèrent à cette époque. La pension de veuve de
-la dame avait été retenue pour les deux tiers par les prêteurs; les
-engagements succédaient aux engagements, et, pour se libérer d'un côté,
-on retombait de l'autre dans un plus grand embarras. Sa vie arriva
-à être un continuel souci; les angoisses d'une semaine engendraient
-celles de la semaine suivante; rares étaient les jours de détente et
-de repos. Pour les heures tristes, on faisait de nécessité vertu en se
-réjouissant par la fantasmagorie des rêves qu'elles faisaient la nuit,
-quand elles se voyaient à l'abri des créanciers qui les tracassaient et
-de leurs réclamations ennuyeuses. Il faut faire de nouveaux changements
-en usant de supercherie, et c'est ainsi que la famille passa de l'Orme
-au Sureau et à l'Amandier. Par la fatalité des noms d'arbres des rues
-dans lesquelles elles vécurent, elles menèrent une vraie vie d'oiseaux,
-volant de branche en branche, poursuivis par les coups de fusil des
-chasseurs ou les pierres lancées par les gamins.
-
-Dans une des effroyables crises de cette époque, Benina dut recourir de
-nouveau au fond du coffre où elle cachait précieusement son trésor et
-sa réserve pour le Mont-de-Piété, produit de ses rapines ou escomptes.
-Le tout s'élevait à 17 douros.
-
-Ne pouvant dire la vérité à sa maîtresse, elle lui compta qu'une amie
-à elle, la Rosaura, qui faisait le commerce de miel de l'Alcarria, lui
-avait confié quelques douros à garder.
-
-«Donne, donne-moi tout ce que tu as, Benina, pour que Dieu t'accorde
-la gloire éternelle, je te rendrai le double quand ceux de Ronda me
-payeront mes rentes..., tu sais..., c'est question de jours..., tu as
-vu le papier.»
-
-En fouillant au fond de sa malle, la danseuse d'anse de panier en tira
-douze douros et demi, disant à sa maîtresse:
-
-«Voilà tout ce que je possède, vous pouvez m'en croire, c'est aussi
-vrai que nous devons mourir un jour.»
-
-Elle ne pouvait résister à sa nature. Elle escomptait sa propre charité
-et faisait danser l'anse du panier de ses aumônes elles-mêmes.
-
-
-
-
-VII
-
-
-Cette grande infortune, cela semblera invraisemblable, n'était que le
-prélude de la grandissime, épouvantable disgrâce dans laquelle devait
-choir l'infortuné lignage des Juarez y Zapatas, et le bord de l'abîme
-où nous les trouvons submergés lorsque nous entreprenons de raconter
-leur lamentable histoire. Pendant qu'elle vivait rue de l'Orme, doña
-Francisca fut complètement abandonnée par la société qui l'avait
-aidée à jeter au vent sa fortune, et, lorsqu'elle tomba aux rues de
-Sureau et d'Amandier, le peu d'amis qui lui étaient restés disparurent
-complètement. Pour lors, les gens du voisinage, les marchands dupés
-et les personnes à qui elle faisait pitié commencèrent à l'appeler
-doña Paca tout sec, et on ne manqua même pas d'y ajouter d'autres
-surnoms mal sonnants. Les personnes inconsidérées et grossières prirent
-l'habitude d'ajouter à son nom de famille quelque adjectif déplaisant,
-l'appelant doña Paca la Trompeuse ou la marquise de la misère.
-
-C'est un fait que Dieu, voulant éprouver complètement, la pauvre
-Rondanaise joignit aux calamités de l'ordre économique la grande
-amertume que ses enfants, au lieu de la consoler en se montrant bons
-et soumis, devinrent une cause de grande mortification pour elle,
-enfonçant dans son cœur de rudes épines fort tranchantes. Antonito,
-trompant les espérances de sa mère, et rendant vains les sacrifices
-qu'elle avait faits pour son instruction, était devenu un très mauvais
-diable. En vain, sa mère et Benina, ou, pour mieux dire, ses deux
-mères, cherchèrent-elles à faire sortir de sa cervelle les idées
-mauvaises; ni la rigueur, ni la douceur n'aboutirent à rien. Maintes
-fois, lorsqu'elles croyaient l'avoir reconquis par leurs caresses et
-leurs cajoleries, il les trompait par une feinte soumission; escamotant
-leur bienveillance, il s'en allait avec la bénédiction et l'aumône.
-Il était très leste pour le mal et il était doué de séductions rares
-pour se faire pardonner ses escapades. Il savait cacher son astucieuse
-malice sous des apparences agréables; à seize ans, il savait tromper
-ses mères, comme si elles avaient été des enfants; il apportait de faux
-certificats d'examens; il étudiait au moyen des seuls commentaires de
-ses camarades, car il vendait tous les livres qu'on lui achetait. A
-l'âge de dix-neuf ans les mauvaises compagnies donnèrent un caractère
-grave à ses diableries; il disparaissait pendant des deux ou trois
-jours de la maison, il s'enivrait et était réduit à la dernière misère.
-Une des principales préoccupations des deux femmes était de cacher le
-peu d'argent qu'elles avaient, dans les entrailles de la terre, car
-avec lui aucun argent n'était en sûreté. Il le retirait avec un art
-infini du sein de doña Paca ou du boursicot crasseux de Benina. Il
-promit tout, que ce fût peu ou que ce fût beaucoup. Les deux femmes ne
-savaient plus quelle cachette inventer, dans les coins de la cuisine
-ou les profondeurs du garde-manger, pour y cacher leurs pauvres sous.
-A ces escapades succédaient communément des jours de recueillement
-solitaire dans la maison, déluge de larmes et de soupirs, protestations
-de vouloir s'amender, accompagnées de baisers fébriles donnés aux deux
-mères dupées indignement.... Le cœur trop facile de ces malheureuses,
-trompé par ces tendres démonstrations, se laissait endormir dans une
-confiance aisée et facile et tout d'un coup à l'improviste le garnement
-disparaissait pour ses courses infâmes, laissant les deux pauvres
-femmes en proie à leur profond désespoir.
-
-Par malheur ou par bonheur (qui peut dire exactement si cela était un
-malheur ou un bonheur?), il n'y avait dans la maison aucun couvert
-d'argent, ni aucun objet de valeur.
-
-Ce démon de galopin faisait main basse sur tout ce qu'il rencontrait,
-sans dédaigner les choses même sans aucune valeur; ne se contentant
-plus d'enlever ombrelles et parapluies, il s'en prit aux menues choses
-d'intérieur, et un jour, mettant à profit un moment de distraction
-de ses mères et de sa sœur, il enleva prestement la nappe et deux
-serviettes. De ses affaires propres, il n'y a point à en parler; en
-plein hiver, il allait par les rues sans cape et sans manteau, respecté
-par les pleurésies, protégé sans doute par le feu intérieur de sa
-perversité. Doña Paca et Benina ne savaient où cacher toutes choses,
-car elles en étaient réduites à craindre de se voir enlever jusqu'à
-la chemise qu'elles portaient sur elles. Qu'il suffise de dire qu'une
-belle nuit disparurent l'huilier et le petit étui à coudre d'Obdulia;
-une autre nuit, ce furent deux fers à repasser et des tenailles, et
-successivement des élastiques usés, des morceaux de toile, et une
-multitude de choses utiles sans aucune valeur intrinsèque. Des livres,
-il n'y en avait aucun dans la maison, et doña Paca n'osait plus en
-emprunter, craignant de ne plus pouvoir les rendre. Jusqu'aux livres
-de messe avaient disparu et avec eux ou avant eux les lorgnettes de
-théâtre, les gants en usage et jusqu'à une cage sans oiseaux.
-
-Dans un autre ordre d'idées, et bien qu'avec un organisme tout
-différent de celui de son frère, la petite fille donnait aussi
-beaucoup de tracas. Dès l'âge de douze ans, il se développa chez
-elle une nervosité telle que les deux mères ne savaient point
-comment y remédier. Si on la traitait par la sévérité, c'était
-mauvais, par la douceur pire encore. Déjà femme, elle passait sans
-transition des inquiétudes épileptiques à une langueur morbide. Ses
-mélancolies intenses préoccupaient les pauvres femmes autant que
-ses excitations, déterminées par une grande activité musculaire et
-mentale. L'alimentation d'Obdulia en vint à être le problème capital de
-la maison, et les dégoûts et caprices affamés de la petite faisaient
-perdre la tête aux mères, ainsi que la patience, que Dieu leur avait
-pourtant accordée grande. Un jour, elles lui procuraient à grands frais
-des mets riches et substantiels, et la petite fille les jetait par la
-fenêtre; un autre jour, elle se nourrissait de choses graillonnées qui
-lui donnaient une haleine fétide. Par moments, elle passait les jours
-et les nuits à pleurer, sans que l'on pût trouver la cause de son
-chagrin; d'autres fois, elle affectait un genre déplaisant et vétilleux
-qui était le plus grand supplice des deux femmes. Selon l'opinion d'un
-médecin qui les visitait par charité et d'un autre qui donnait des
-consultations gratuites, tout le désordre nerveux et psychologique
-chez la jeune fille provenait de l'anémie, et pour le combattre il n'y
-avait pas d'autre moyen à employer que le régime ferrugineux, les bons
-biftecks et les bains froids.
-
-Obdulia était jolie, de figure délicate, teint opalin, cheveux
-châtains, taille mince et svelte, les yeux doux, et elle parlait
-avec bienséance et grâce lorsqu'elle n'avait pas ses lubies. On ne
-saurait imaginer un milieu moins bien adapté à une semblable créature,
-pleine de manies et malade, que celui de la misère où elle vivait.
-Par intervalles, on notait en elle des symptômes de changements, de
-désir de plaire, de préférences pour telles ou telles personnes,
-qui indiquaient les préoccupations ou l'annonce d'un changement de
-vie, ce qui ravissait doña Paca parce qu'elle avait des projets
-relativement à la petite. La bonne dame se mourait d'impatience de les
-réaliser, si Obdulia s'était équilibrée, si elle avait pu continuer
-son instruction singulièrement négligée, car elle écrivait très mal
-et ignorait les rudiments du savoir que possédaient presque toutes
-les jeunes filles de la classe moyenne. Le rêve de doña Paca était
-de la marier avec un des fils de son parent Matias, propriétaire
-rondanais, ces jeunes gens très gentils et dans une bonne situation
-étaient déjà en carrière à Séville, et venaient quelquefois à Madrid à
-la Saint-Isidre. L'un d'eux, Currito Zapata, goûtait fort Obdulia, et
-des relations amoureuses s'établirent même entre les jeunes gens, mais
-elles ne purent aboutir à cause du caractère de la jeune fille et de
-ses extravagances minaudières. Toutefois la mère n'abandonnait pas son
-idée, ou au moins continuait à la caresser dans son esprit, et avec
-elle se consolait des misères de l'heure présente.
-
-De la nuit au matin, tandis que la famille vivait rue de l'Orme, des
-relations télégraphiques s'étaient établies, sans que l'on sache
-comment, entre Obdulia et un jeune garçon d'en face, fils d'un
-entrepreneur de pompes funèbres; ce pendard ne manquait pas d'un
-certain charme, il étudiait à l'Université et savait mille jolies
-choses qu'Obdulia ignorait, et qui furent pour elle une révélation.
-Littérature, poésie, petits vers, et mille gracieusetés de l'humain
-savoir passèrent de lui à elle sous forme de poulets et dans de courtes
-entrevues et d'honnêtes rencontres.
-
-Doña Paca ne voyait pas cela d'un bon œil, toujours préoccupée de la
-marier à son Rondanais; mais la jeune fille, qui à ce commerce avait
-pris bon nombre de leçons de romantisme élémentaire, se montra comme
-folle d'être contrariée dans son amour sentimental.
-
-Ces contrariétés lui donnèrent jour et nuit de furieuses attaques
-d'épilepsie, durant lesquelles elle se frappait la figure et se
-tordait les mains; et enfin un jour, Benina la surprit, au moment
-où elle faisait dissoudre dans l'eau-de-vie des têtes d'allumettes
-phosphoriques pour se les mettre, comme elle disait, entre la
-poitrine et les épaules. Le tumulte que cela amena dans la maison fut
-indescriptible. Doña Paca était un fleuve de larmes; la jeune fille
-dansait le _zapateado_, en touchant le plafond avec ses mains, et
-Benina songeait à informer l'entrepreneur des enterrements, pour que,
-au moyen d'une bonne volée ou de toute autre médecine efficace, il fît
-renoncer son fils à cette passion de choses de mort, de cyprès et de
-cimetière dont il avait affolé la pauvre fille.
-
-Quelque temps s'étant écoulé sans que l'on pût détacher Obdulia de
-sa manie amoureuse pour le jeune homme des pompes funèbres et tandis
-que, par crainte de l'épilepsie, on avait fait semblant de consentir
-à leur mariage pour éviter de plus grands maux, Dieu permit que le
-conflit se résolût d'une façon aussi brusque que simple, et nous devons
-à la vérité de dire qu'avec cette solution on s'enleva, de part et
-d'autre, de forts cassements de tête, car la famille funèbre, elle
-aussi, était en grandes querelles avec le jeune homme, pour le retirer
-de l'abîme dans lequel il était disposé à se précipiter. Donc, un
-jour, la petite, trompant la vigilance de ses deux mères, s'échappa
-de la maison; le jeune homme en fit autant. Ils se rejoignirent dans
-la rue, avec l'idée fixe de se rendre dans quelque lieu poétique, où
-ils pourraient se débarrasser ensemble des liens de cette misérable
-existence, expirant au même moment, dans les bras l'un de l'autre, sans
-que l'un pût survivre à l'autre. Telle fut la résolution qu'ils prirent
-au premier moment et ils se mirent à courir tout en réfléchissant au
-meilleur moyen de se détruire d'un seul coup, sans aucune souffrance et
-en passant dans la région pure des âmes libres. Lorsqu'ils furent loin
-de la rue de l'Amandier, leurs idées se modifièrent brusquement et ils
-pensèrent à toute autre chose qu'à mourir, et cela d'un parfait accord.
-Par bonheur, le jeune homme avait de l'argent, car, la veille au soir,
-il avait touché une facture pour cercueil doublé en zinc et une autre
-pour un service complet avec lit impérial et conduite à six chevaux,
-etc.
-
-La possession de cet argent réalisa ce prodige de changer les idées
-de mort en idées de prolongation de l'existence, et, modifiant leurs
-projets, ils allèrent déjeuner dans un café et ils se rendirent
-ensuite dans un hôtel garni voisin, puis dans un autre, d'où ils
-écrivirent le lendemain à leurs familles respectives qu'ils étaient
-définitivement mariés.
-
-Mariés à proprement parler, ils ne l'étaient point; mais la petite
-formalité qui manquait devait forcément arriver à être remplie. Le
-père du jeune homme se rendit chez doña Paca, et là on convint, elle
-pleurant et lui trépignant de colère, qu'il fallait forcément accepter
-les faits accomplis. Et comme doña Francisca ne pouvait donner à sa
-fille ni argent, ni effets, ni quoi que ce soit, pas même un lit de
-camp, il fut convenu que lui donnerait à son garçon un logement dans
-le haut de son dépôt de cercueils et de modestes appointements à la
-section de la Propagande. Avec cela et le courtage qu'il pourrait
-faire en travaillant dans la partie, placement d'articles de luxe,
-ou embaumement, le ménage nouveau pourrait vivre dans une honorable
-médiocrité.
-
-
-
-
-VIII
-
-
-L'infortunée dame ne s'était point encore consolée du coup de tête
-de sa fille et elle passait des heures à se lamenter de son sort,
-lorsqu'Antoine fut pris par la conscription. La pauvre femme ne savait
-véritablement s'il y avait lieu de se désoler ou de se réjouir. C'était
-une triste chose de le voir soldat avec le fusil sur l'épaule, mais
-enfin il était jeune et la vie des camps pouvait lui convenir. Elle
-pensait aussi que la discipline militaire viendrait à point pour
-corriger ses mauvaises habitudes. Par bonheur ou par malheur pour le
-jeune garçon, il tira un numéro très élevé et tomba dans la réserve.
-
-Quelque temps après et à la suite d'une fugue de quatre jours, il se
-présenta à sa mère et lui dit qu'il allait se marier, et que, si elle
-ne lui donnait pas son consentement, il s'en passerait.
-
-«Mon fils, oui, oui, dit la mère en fondant en larmes. Va avec Dieu,
-Benina et moi solitaires, nous vivrons peut-être avec un peu de
-tranquillité. Puisque tu as rencontré une âme qui correspond à la
-tienne et que tu as trouvé qui t'aime et qui tu aimes, prends-la, je ne
-puis t'en dire plus.»
-
-A la demande de renseignements sur le nom, la famille et la situation
-de la fiancée, le persifleur répliqua qu'il la supposait très riche et
-si bonne qu'on ne saurait demander mieux. On apprit promptement qu'il
-s'agissait de la fille d'une couturière, qui cousait habilement, mais
-n'avait point d'autre fortune que son dé.
-
-«Bien, mon enfant, bien, lui dit un soir doña Paca. Voilà mes enfants
-joliment casés. Au moins Obdulia, vivant au milieu des cercueils,
-elle aura de quoi se caser si elle meurt.... Mais toi, de quoi vas-tu
-vivre? Du dé et des coups d'aiguille de ce prodige? Il est vrai que,
-travailleur et économe comme tu l'es, tu augmenteras ses gains par
-ton bon ordre. Mon Dieu, quelle malédiction m'a frappée, moi et les
-miens! Que je meure bientôt afin de ne pas assister aux malheurs qui
-arriveront!»
-
-La vérité veut que nous constations que, depuis ses fiançailles avec la
-fille de la couturière, Antoine semblait corrigé de sa manie de larcins
-et qu'il semblait y avoir complètement renoncé.
-
-Son caractère subit un changement radical; se montrant affectueux avec
-sa mère et avec Benina, il semblait résigné à n'avoir pas plus d'argent
-que le peu qu'elles lui donnaient, et jusque dans son langage, on
-reconnaissait l'influence de personnes plus honorables et plus décentes
-que précédemment. Cela fit que doña Paca donna son consentement sans
-connaître la fiancée et sans même manifester le désir de faire sa
-connaissance. Benina parlant de ces choses avec sa maîtresse aventura
-l'idée que peut-être, par le chemin détourné de ce mariage, la chance
-rentrerait à la maison, car la chance, on le sait, ne vient jamais
-par où logiquement on l'attend, mais bien par des chemins souvent
-incroyablement détournés.
-
-Doña Paca ne se donnait pas pour convaincue, car, se sentant minée
-par une mélancolie corrosive, elle ne voyait dans sa triste existence
-aucun horizon qui ne fût couleur de cendre ou plein de tempêtes. Les
-deux femmes, quoique se trouvant par le placement des enfants dans de
-meilleures conditions de vie et de paix, ne s'accommodaient pas de
-leur solitude et regrettaient la famille disparue; chose à la vérité
-fort compréhensible, parce que c'est une loi naturelle que les parents
-conservent leur affection aux enfants, même lorsque ceux-ci les
-martyrisent, les maltraitent et les déshonorent.
-
-Peu après la célébration des deux noces, doña Paca s'était transportée
-de la rue de l'Amandier à l'Impériale, poursuivant toujours des
-changements sans parvenir à résoudre le problème de vivre sans
-ressources. Celles-ci s'étaient réduites à zéro, car le reste
-disponible de la pension servait à peine à fermer la bouche aux petits
-créanciers. Presque tous les jours du mois se passaient en angoissantes
-études pour réunir quelque monnaie, chose extrêmement difficile, car
-il n'y avait plus dans la maison aucun objet de valeur. Le crédit dans
-les boutiques ou les baraques de la petite place était séché. Des
-enfants, il n'y avait rien à attendre, les pauvres malheureux ayant
-déjà bien de la peine à assurer leur propre subsistance. La situation
-était donc désespérée, le naufrage irrémédiable, les corps flottant
-à l'aventure, sans qu'on ne rencontrât plus ni planche, ni madrier
-pour s'arrimer. En ces jours, Benina fit de prodigieuses combinaisons
-pour vaincre les difficultés, et arriver à nourrir sa maîtresse, en se
-procurant d'infinitésimales quantités de numéraire. Comme elle avait
-des connaissances sur les petites places, pour avoir été dans des
-temps meilleurs une excellente cliente, il ne lui était pas difficile
-d'acquérir des comestibles à des prix infimes et gratuitement des os
-pour le pot-au-feu, des trognons de choux ou des restes de poulets
-avariés ou autres menus déchets de cochonaille. Dans les commerces
-pour pauvres qui occupent toute la rue de la Ruda, elle avait de
-bonnes amitiés et relations, et avec peu d'argent et quelquefois sans
-même une obole, en prenant à crédit, elle achetait des petits œufs,
-cassés ou très vieux, des poignées de pois chiches ou de lentilles, de
-la cassonade, de vieux fonds de magasin et différents autres restes,
-qu'elle présentait à sa maîtresse, comme articles d'ordre moyen.
-
-Par une ironie de son destin, doña Paca, affligée de diverses
-infirmités, avait conservé un excellent appétit et le goût des
-mangers fins, goût et appétit qui en arrivaient à être une véritable
-infirmité des plus rebelles, car dans ces pharmacies qu'on appelle
-boutiques de comestibles on ne sert point sans argent. Grâce à des
-efforts surhumains, employant l'activité corporelle, une attention
-intense, une intelligence pénétrante, Benina arrivait à la faire manger
-le mieux possible, même bien, et avec des délicatesses raffinées. Un
-profond sentiment de charité la dirigeait, et dans sa vive affection
-pour sa maîtresse, elle cherchait à compenser à sa manière les grands
-malheurs et les terribles amertumes de sa vie. Quant à elle, elle se
-contentait de ronger un os ou de ramasser quelques miettes, pourvu que
-sa maîtresse pût être bien nourrie. Mais aucun sentiment de charité
-ou d'amour ne pouvait lui faire renoncer à sa manie instinctive de
-vol; toujours elle cachait à sa maîtresse une partie de l'argent,
-laborieusement réuni, et le gardait pour former un nouveau fonds, un
-capital nouveau.
-
-L'année même du mariage, les enfants, qui étaient entrés dans la vie
-matrimoniale avec un bien-être relatif, commencèrent à ressentir les
-coups du sort, comme s'ils avaient hérité de la malédiction qui pesait
-sur leur pauvre mère. Obdulia, qui ne pouvait s'habituer à vivre au
-milieu des cercueils, fut prise par l'hypocondrie; elle fit une fausse
-couche; ses nerfs se déchaînèrent; la pauvreté et les négligences
-de son mari, qui ne s'occupait plus d'elle, aggravèrent ses maux
-constitutifs. Mesquinement secourue par ses beaux-parents, elle vivait
-sous les toits dans la maison de la rue de la Cabeza, mal abritée, plus
-mal nourrie, indifférente à son mari, se consumant dans une oisiveté
-mortelle, qui fomentait les dérèglements de son imagination.
-
-Par contre, Antonito était devenu un homme sérieux depuis qu'il était
-marié et cela grâce à la vertu du bon jugement et à l'application
-au travail de sa femme, qui était un vrai trésor. Pourtant tous ces
-mérites qui avaient produit le miracle de la rédemption morale
-d'Antoine Zapata ne suffisaient point à les défendre de la pauvreté.
-Le ménage vivait dans un petit logement de la rue San-Carlos, qui
-avait l'air d'une bonbonnière et où à peine entré on reconnaissait la
-présence d'une main active et soigneuse. Et par surcroît de bonheur,
-celui qui, à une autre époque, faisait partie de la classe des mauvais
-sujets, avait pris l'habitude et le goût du travail productif, et, ne
-trouvant rien de mieux à faire, il s'était mis courtier d'annonces.
-Toute la sainte journée, il allait affairé de boutique en boutique,
-de journal en journal, et, bien qu'il eût à payer sur ses gains une
-grande usure de chaussures, il lui restait toujours quelque chose pour
-aider la marmite et soulager Juliana de son énorme tâche de machine
-Singer. Et la femme ne se perdait pas en petites choses; sa fécondité
-n'était point inférieure à ses aptitudes domestiques, car, de sa
-première couche, elle eut deux jumeaux. Il fallut par force prendre une
-petite bonne, et une bouche de plus à la maison nécessita de doubler
-les mouvements de la Singer et les courses d'Antonito par les rues de
-Madrid.
-
-Avant l'arrivée des jumeaux, l'ancien mauvais garnement avait
-l'habitude de surprendre sa mère par les splendeurs et les rayons
-de son amour filial, qui furent les seules joies savourées pendant
-de longs temps par la pauvre femme; il lui apportait une piécette,
-deux piécettes, quelquefois un demi-douro, et doña Paca en était plus
-heureuse que si elle avait reçu de ses parents de Ronda une métairie.
-Mais, lorsque les poupons avides de vie et de lait se rendirent maîtres
-de la maison et eurent besoin de bons aliments pour croître et se
-développer, l'heureux père se trouva dans l'impossibilité de faire de
-petits cadeaux à la grand'mère avec l'excédent de ses gains, parce
-qu'il n'y en eut plus assez pour en faire profiter l'aïeule.
-
-Il lui aurait été plutôt utile de recevoir de l'argent que possible
-d'en donner.
-
-Bien au contraire de ce ménage, celui des funéraires, Luquitas et
-Obdulia, allait fort mal, parce que le mari se laissait distraire de
-ses obligations domestiques et de son travail; il fréquentait sans
-cesse le café et même d'autres lieux moins honnêtes, ce pourquoi on dut
-lui retirer le recouvrement des factures de la maison des funérailles.
-Obdulia ne tenait aucun ordre dans la conduite de la maison; elle se
-trouva promptement accablée de dettes: chaque lundi, chaque mardi,
-elle envoyait la concierge à sa mère avec de petits billets pour lui
-réclamer le secours de quelques sous que sa mère ne pouvait lui donner.
-
-Tout cela était occasion de nouvelles anxiétés et préoccupations pour
-Benina qui, dans son amour sans fin pour sa maîtresse, ne pouvait
-la voir affamée ou dans le besoin, sans chercher immédiatement à la
-secourir selon ses moyens. Non seulement elle avait à pourvoir à
-l'entretien de la maison, mais il fallait encore qu'elle fît en sorte
-que le nécessaire ne vînt point à manquer chez Obdulia. Quelle vie,
-quelles horribles fatigues, quel pugilat avec le destin, dans les
-profondeurs sombres de la misère qui fait honte et doit se cacher
-pour conserver une ombre de crédit et conserver un certain décorum!
-La situation arriva à un point d'anxiété tel que l'héroïque vieille,
-fatiguée de passer son temps à considérer le ciel et la terre afin de
-voir s'il ne tomberait pas inopinément un secours de quelque part,
-ayant tout crédit fermé chez les marchands, toutes les voies étant
-bouchées, ne vit plus d'autre moyen pour continuer la lutte que de
-boire sa honte et de se mettre à demander l'aumône dans les rues. Elle
-commença un matin, espérant que ce serait la seule fois, mais elle dut
-recommencer tous les jours, la triste nécessité lui imposant l'office
-de mendiante, se trouvant dans l'impossibilité de sauver autrement les
-siens. Elle y arriva à pas comptés et elle dut reconnaître qu'elle
-serait obligée de continuer la voie douloureuse jusqu'à la mort,
-suivant la loi économique et sociale, puisque c'est ainsi que l'on
-dit. Elle n'eut plus qu'une idée, ce fut d'empêcher que sa maîtresse en
-sût rien; elle commença par lui conter qu'il lui était échu une place
-d'aide de cuisine dans la maison d'un curé de l'Alcarria, aussi bon que
-riche.
-
-Avec sa prestesse imaginative, elle baptisa ce personnage de pure
-invention, en lui donnant, pour mieux tromper sa maîtresse, le nom de
-don Romualdo. Doña Paca crut tout ce que Benina voulut bien lui dire,
-et elle récitait journellement quelques _Pater Noster_ pour que Dieu
-augmentât la piété et les rentes du bon prêtre, afin que Benina eût
-quelque chose à rapporter à la maison. Elle désirait le connaître,
-et, la nuit, tandis qu'elles trompaient leur tristesse par des
-conversations et des histoires, elle lui demandait mille détails sur
-lui, sur ses nièces, sur ses sœurs, comment était arrangée la maison
-et les dépenses qu'on y faisait; à cela, Benina répondait avec maints
-détails et circonstances qui auraient bien pu être vrais tant ils
-étaient vraisemblables.
-
-
-
-
-IX
-
-
-Ce jour, la vieille dame avait mangé avec beaucoup d'appétit, et,
-tandis qu'elle dégustait les aliments procurés par le douro de
-l'aveugle Almudena, elle digérait facilement les pitoyables contes que
-lui faisait avaler sa servante et compagne. Doña Paca en était arrivée
-à avoir une telle confiance dans les arrangements de Benina que c'est à
-peine si elle songeait aux difficultés du lendemain, sûre que l'autre
-saurait les vaincre, avec sa diligence, sa connaissance du monde, la
-protection du très béni don Romualdo devant d'ailleurs lui être d'un
-grand secours. Maîtresse et servante mangèrent ensemble, et après le
-repas doña Paca lui dit:
-
-«Tu ne dois en aucun cas marchander ton temps à ces gens, et bien que
-tu ne sois obligée de rester chez eux que jusqu'à midi, si quelque jour
-ils te priaient de rester jusqu'au soir, ne crains pas de le faire,
-femme, je m'arrangerai comme je pourrai.
-
---Cela, non, répondit Benina; il y a temps pour tout, et je ne puis
-manquer mon service ici. Ces gens sont bons, et ils se rendent bien
-compte de mes nécessités.
-
---Bien, si tu les connais. Je prie le Seigneur qu'il les récompense
-des égards qu'ils ont pour toi et ma plus grande joie serait que don
-Romualdo fût fait évêque.
-
---Eh bien! on entend déjà ronronner qu'on va le proposer; oui, madame,
-évêque de je ne sais quel endroit, quelque part aux îles Philippines.
-
---Si loin, cela, non. Mais bien quelque part par ici où il puisse faire
-beaucoup de bien.
-
---La Patros, la plus âgée de ses nièces, pense de même.
-
---C'est celle qui a les cheveux gris et louche un peu?
-
---Non, c'est l'autre.
-
---J'y suis.... Patros, c'est celle qui bégaye et souffre de
-tremblements nerveux.
-
---Celle-là même. Elle dit: «Comment pourrions-nous aller, nous autres,
-dans des pays si loin?... Non, non; mieux vaut être simple curé ici
-qu'archevêque là-bas, où, comme on dit, il est midi quand il est minuit
-ici.»
-
---Aux antipodes?
-
---Mais la sœur doña Josefa dit: «Que vienne la mitre et qu'elle soit
-n'importe où Dieu voudra, je ne crains pas d'aller au bout du monde,
-avec la joie de voir le révérend à la place qui convient à ses mérites.»
-
---Il peut se faire qu'elle ait raison. Et qu'avons-nous nous autres,
-de mieux à faire que de nous conformer à la volonté du Seigneur? Si on
-nous l'envoie aussi loin, en te protégeant, toi, il me protégera aussi.
-Oui, qui connaît les desseins du Seigneur? et il pourrait arriver
-que ce que nous croyons être un mal soit un bien et que le bon don
-Romualdo, en partant, nous laisse bien recommandées à un évêque d'ici,
-ou même au nonce....
-
---Je crois que oui. Enfin, nous verrons.»
-
-La conversation se référant au prêtre imaginaire s'arrêta là. Doña Paca
-le connaissait comme si elle l'avait vu et avait causé avec lui; elle
-s'en était formé un type vivant, grâce aux éléments descriptifs et
-pittoresques que Benina lui donnait d'un jour à l'autre. Mais la suite
-de cette conversation était restée dans l'encrier, pour faire place à
-des choses d'une plus grande importance.
-
-«Explique-moi, femme. Et Obdulia, que dit-elle?
-
---Rien. Qu'aurait-elle à dire, la pauvrette? Ce vaurien de Luquitas n'a
-pas reparu depuis douze jours. La petite assure qu'il a de l'argent,
-qu'il a touché pour une facture d'embaumement, et qu'il le mange avec
-une gueuse de la rue du Bonetillo.
-
---Jésus me protège! Et son père, que fait-il?
-
---Il le réprimande, il le corrige, quand il lui tombe sous la main.
-Ce qu'il y a de plus certain, c'est qu'ils ne parviennent pas à le
-redresser. On envoie à la petite les repas de chez ses beaux-parents;
-mais la nourriture est en si petite quantité qu'elle arrive à peine aux
-dents canines. Elle mourrait de faim si je ne lui portais pas ce que je
-peux. Pauvre ange! Mais voyez: je l'ai rencontrée ces jours-ci, et elle
-avait l'air contente. Vous savez bien, la petite est comme cela. Quand
-elle a les plus grands motifs d'être joyeuse, elle pleure; quand elle
-devrait être triste, elle est gaie comme une joueuse de castagnettes.
-Seul, Dieu entend quelque chose à cette tête détraquée et connaît le
-moyen de la soulager. Pourtant, je l'ai vue contente, oui, madame, et
-c'est sans doute parce qu'elle pensait à des choses agréables. Mieux
-vaut ainsi.
-
-«Elle est de celles qui croient à tout ce qu'elles se forgent
-elles-mêmes dans leur cerveau. De cette façon elles sont heureuses,
-quand, au contraire, elles devraient être malheureuses.
-
---Et pourtant ce devrait être tout le contraire, aide-moi donc à
-comprendre.... Et était-elle seule, entièrement seule, la chère petite?
-
---Non, madame: il y avait là ce chevalier si distingué qui lui tient
-quelquefois compagnie; celui qui est de la famille des Delgados, votre
-compatriote.
-
---Oui..., Francisco Ponte. Figure-toi si je dois le connaître. Il est
-de mon pays ou d'Algeciras, ce qui est la même chose.
-
-«Il a été un élégant et il se pique encore de l'être.... Mais je
-t'avertis qu'il est plus vieux qu'un champ de palmiers.... Bonne
-personne, d'ailleurs, et de principes chevaleresques, qui sait
-se conduire avec les dames, et d'une façon qu'on ne connaît plus
-aujourd'hui, où tous les hommes sont grossiers et mal élevés. Il
-est beau-frère d'une cousine de mon mari, parce que sa sœur avait
-épousé.... Enfin, je ne me rappelle pas bien la parenté. Je me réjouis
-qu'il soit en rapport avec ma fille, car il convient à celle-ci d'être
-en relation avec de dignes sujets, de manières décentes et jouissant
-d'une bonne situation.
-
---Pourtant la position de ce don Frasquito me paraît de celles qui sont
-bien en l'air, comme les montures de brillants.
-
---De mon temps, c'était un célibataire, qui jouissait de la vie. Il
-avait un bon emploi, dînait dans les grandes maisons et passait ses
-nuits au casino.
-
---Eh bien, alors, il doit être en ce moment plus pauvre qu'un rat, car
-il passe ses nuits....
-
---Où dis-tu?
-
---Dans les palais enchantés de la seña Bernarda, rue du
-Mediodia-Grande.... La maison de la logeuse, vous savez?
-
---Que me contes-tu là?
-
---Ce Ponte dort là, lorsqu'il a les trois réaux nécessaires pour
-obtenir une place dans le dortoir de première classe.
-
---Tu es folle, Benina.
-
---Je l'ai vu, madame; la Bernarda est mon amie. C'est elle qui nous a
-prêté les huit douros, vous savez? quand vous avez eu besoin d'envoyer
-la cédule avec décharge et payer un pouvoir pour l'envoyer à Ronda.
-
---Oui, oui, je me rappelle, c'était elle qui venait tous les jours
-réclamer sa créance et qui nous faisait bouillir le sang.
-
---Celle-là même. Mais, malgré cela, c'est une brave femme. Elle ne nous
-les aurait pas réclamés en justice, bien qu'elle nous en menaçât. Bien
-d'autres sont pires. Vous devez savoir qu'elle est riche et, avec les
-six maisons à loger la nuit qu'elle possède, elle n'a pas moins de
-quarante mille douros qu'elle a gagnés, oui, madame, et qui sont tous
-placés à la Banque, et elle vit de l'intérêt.
-
---Que de choses incroyables il faut voir! Voilà bien le monde....
-Mais, revenant au chevalier de Ponte,--c'est ainsi qu'on le nommait en
-Andalousie,--s'il est aussi pauvre que tu dis, cela doit faire pitié de
-le voir.... Mais cela vaut mieux ainsi, parce que la réputation de la
-petite pourrait souffrir quelque atteinte si, au lieu d'être une telle
-ruine, un pauvre mendiant en redingote, c'était un galant possible,
-quoique vieux.
-
---Je crois, dit Benina en riant, car sa nature joviale se montrait
-toujours dès que les tracas de la vie lui donnaient le temps de
-respirer, je crois qu'il va là... pour se faire embaumer...; il en
-a grand besoin. Et qu'il se dépêche avant qu'il soit tout à fait en
-putréfaction.»
-
-Doña Paca se mit à rire de ces plaisanteries, puis elle s'informa de
-l'autre famille.
-
-«Le petit, je ne l'ai vu ni aujourd'hui ni hier, répondit Benina;
-pourtant la Juliana m'a dit qu'il courait derrière les miasmes, parce
-que, avec tous ces changements de maladies, il y a beaucoup d'annonces
-de médecine. Il pense gagner beaucoup d'argent et faire lui-même
-paraître un journal, uniquement pour les affaires des pharmaciens
-indiquant par exemple où l'on vend tel ou tel article. Les deux poupons
-ressemblent à deux mottes de beurre. Mais ils coûtent bon comme potages
-et ragoûts, car on sait quand la nourrice commence à manger et l'on ne
-sait jamais quand elle finit. La Juliana m'a dit que nous goûterions
-quelque peu de ce que son oncle lui enverra pour la fête du saint et
-particulièrement qu'elle nous donnera deux paires de bottines de celles
-de rebut dans la cordonnerie où elle est piqueuse.
-
---Elle est bonne, cette petite, dit avec gravité doña Paca, quoique
-bien commune, si commune que nous ne pourrons jamais la fréquenter ni
-nous appareiller ensemble. Ses cadeaux m'offensent; si je les reçois
-c'est seulement à cause de sa bonne volonté.... Enfin, il est temps que
-nous songions à nous coucher. Je crois que ma digestion est à moitié
-faite, prépare-moi ma médecine pour dans une demi-heure. Ce soir, je
-me sens plus lasse de mes jambes, et la vue plus fatiguée. Dieu saint,
-si j'allais devenir aveugle! Je ne sais ce que j'ai, ma vue baisse de
-jour en jour, sans que, grâce à Dieu, les yeux me fassent mal. Oui,
-mes nuits s'écoulent sans insomnies, grâce à toi, qui me causes, et en
-m'éveillant je vois les choses moins claires et mes jambes sont comme
-du coton. Je me dis: qu'est-ce que la vue a à faire avec le rhumatisme?
-On me dit qu'il faut que je marche, que je me promène, mais comment
-puis-je sortir dans cet état, sans vêtements convenables, en craignant
-de tomber à chaque pas sur des personnes m'ayant connue dans une
-situation meilleure, ou sur ces types communs et malpropres auxquels
-nous devons quelque chose?»
-
-Entendant cela, Benina se rappela la chose la plus importante qu'elle
-avait oublié de dire ce soir à sa maîtresse, ou que du moins elle avait
-gardée pour la fin, craignant de la raconter avant de sortir de la
-cuisine et, pendant que l'une et l'autre lavaient et essuyaient les
-quelques plats dont elles s'étaient servies, car doña Francisca ne
-dédaignant pas de s'associer à ce bas service, elle lui dit du ton le
-plus naturel qu'elle put trouver:
-
-«Ah! à propos, je ne me rappelais pas!... quelle pauvre tête j'ai!
-Aujourd'hui, j'ai rencontré le seigneur don Carlos Moreno y Trujillo.»
-
-Doña Paca sursauta et peu s'en fallut qu'elle ne laissât tomber
-l'assiette qu'elle était en train d'essuyer.
-
-«Don Carlos!... Tu as dit don Carlos? et puis, il t'a interrogée sur
-moi?
-
---Naturellement, et avec un intérêt qui....
-
---Est-ce vrai? A son heure, ce vieil avare se souvient de moi, lui qui
-m'a vue tomber dans la misère, moi, la belle-sœur de sa femme.... Car
-Purita était la propre sœur de mon Antoine... et qui n'a pas su me
-tendre une main secourable!...
-
---L'année passée, lorsqu'il devint veuf, un jour comme aujourd'hui, il
-avait pourtant envoyé un petit secours à madame.
-
---Six douros! Quelle honte! s'écria doña Paca, laissant un libre cours
-à son indignation, et à la haine et au dépit, accumulés durant tant
-d'années d'opprobre et de souffrances dans son âme. La rougeur m'en
-monte au front à le dire. Six douros! et quelques nippes de Purita, des
-gants sales, des robes déchirées, et un vieux vêtement de cour datant
-du mariage de la reine. A quoi pouvaient me servir ces cochonneries?...
-Enfin, continue ton récit. Tu l'as rencontré...; où?... à quelle heure?
-
---Il pouvait être midi. Il sortait de San-Sebastian....
-
---Oui, je sais qu'il passe toute la matinée à rôder d'église en église,
-en priant sur les marches des autels. Mais tu m'avais dit qu'à midi et
-demi tu étais à servir le dîner de don Romualdo?»
-
-Benina n'était pas femme à se troubler de cette réflexion. Son esprit
-fécond pour le mensonge et sa mémoire très heureuse pour conserver
-l'ordre dans les contes avancés par elle antérieurement, et pour s'en
-servir à l'appui des nouveaux, la tirèrent aussitôt d'embarras.
-
-«Mais ne vous ai-je pas dit que quand le couvert eut été mis il
-manquait une salière et que je dus courir l'acheter à la place del
-Angel au coin de la rue Espoz-y-Mina?
-
---Si tu me l'as dit, je ne m'en souviens point. Pourtant comment
-pouvais-tu laisser ta cuisine au moment de servir le dîner?
-
---Parce que la fille de cuisine que nous avons ne connaît pas les rues,
-et ne sait d'ailleurs pas acheter. Elle serait restée un siècle et
-nous aurait rapporté effectivement une cuvette au lieu d'une salière;
-j'y courus en volant, et pendant ce temps la Patros surveillait mes
-casseroles,... elle s'y entend, croyez-moi, elle s'y entend aussi bien
-que moi, ou peut-être mieux.... Enfin, je me rencontrais avec cette
-vieillerie de don Carlos.
-
---Mais pour aller de la rue de la Greda à Espoz-y-Mina, tu n'avais pas
-à passer par San-Sebastian, femme.
-
---Je vous ai dit qu'il sortait, lui, de San-Sebastian. Je le vis venir
-de là, regardant l'horloge de Canseco. Moi, j'étais dans la boutique.
-Le marchand sortit pour le saluer. Don Carlos me vit, nous parlâmes....
-
---Et que te dit-il? Conte-moi ce qu'il te dit.
-
---Ah! ce qu'il me dit.... Il me demanda des nouvelles de madame et des
-enfants.
-
---Qu'importait à ce cœur de pierre la mère et les enfants? Un homme
-qui a trente-quatre maisons dans Madrid, à ce que l'on dit, autant que
-l'âge du Christ et une de plus; un homme qui a gagné de gros sacs en
-faisant la contrebande des marchandises, en donnant des pots-de-vin aux
-douaniers et en trompant la moitié du monde, venir maintenant faire le
-gracieux! _A buenas horas mangas verdes_.... Tu aurais dû lui dire que
-je le méprise, que je suis orgueilleuse de ma misère, que ma misère met
-une barrière entre lui et moi,... parce que lui ne secourt les pauvres
-que par poids et mesures.
-
-«Il croit qu'en répartissant ses aumônes par huitième de sou et se
-procurant à bon compte les prières des humbles il pourra tromper Celui
-d'en haut et escamoter la gloire éternelle et se coller dans le ciel
-par contrebande, se faisant passer pour ce qu'il n'est pas; comme il
-faisait lorsqu'il introduisait du fil d'Écosse, déclarant de la percale
-à un réal et demi l'aune et cela avec des marques fausses, des factures
-fausses, des certificats d'origine faux.... Lui as-tu dit cela? Le lui
-as-tu dit?
-
-
-
-
-X
-
-
-«Je ne le lui ai pas dit, madame, et je n'avais pas à le lui dire,
-répliqua Benina, voyant que doña Francisca s'excitait démesurément et
-que tout le sang lui montait à la tête.
-
---Pourtant, tu te rappelleras certainement leurs façons d'agir à lui
-et à sa femme avec moi; ils étaient comme Alexandre en bataille. Puis,
-lorsque mes désastres commencèrent, ils se mêlèrent de mes comptes pour
-y faire leurs affaires. Au lieu de m'aider, ils tirèrent sur la corde
-pour m'étrangler plus promptement. Ils me voyaient dévorée par l'usure,
-et ils ont été incapables de m'offrir un prêt à de bonnes conditions.
-Ils pouvaient me sauver et ils ont préféré me voir périr. Et quand ils
-m'ont vue obligée de vendre mes meubles, ils me les ont achetés pour
-un morceau de pain, les meubles dorés de la salle de réception, les
-beaux rideaux de soie.... Ils étaient à l'affût des occasions et à me
-voir perdue, menacée du naufrage, naturellement..., ils se présentaient
-comme autant de sauveurs.... Que m'ont-ils donné pour le _Saint-Nicolas
-de Tolentino_, de l'école de Séville, qui était le joyau de la maison
-de mon mari, un tableau qu'il estimait plus que sa vie? Que m'ont-ils
-donné? Vingt-quatre douros, Benina de mon âme, vingt-quatre douros. Ils
-me saisirent dans une de ces heures idiotes, et moi, morte d'anxiété
-et de découragement, je ne savais point ce que j'avais à faire. Plus
-tard, un conservateur du musée m'a dit qu'il ne valait pas moins de dix
-mille réaux.... Tu vois quelles gens! Non seulement, ils ont toujours
-méconnu la véritable charité mais ils n'ont jamais connu la délicatesse
-du cœur. De tout ce que nous recevions de Ronda: fruits, gâteaux,
-pain d'épice, nous en envoyions une bonne partie à Pura. Quant à eux,
-c'est à peine s'ils nous envoyaient un petit paquet de bonbons à la
-Saint-Antoine et s'ils m'envoyaient quelque petit objet de bazar pour
-se débarrasser de ma fête. Don Carlos était si parasite qu'il tombait
-comme par hasard à la maison à l'heure où nous prenions le café...,
-et si tu savais comme il s'en léchait les babines! Car tu sais que le
-sien n'était qu'eau claire et lavasse. Et si nous allions au théâtre
-ensemble, invités par moi, dans ma loge, il s'arrangeait toujours pour
-que ce fût Antoine qui payât les entrées.... Du sans-gêne avec lequel
-ils usaient de notre voiture à toute heure, je ne t'en dirai rien. Et
-tu dois te rappeler que, le jour même où nous vendions les meubles,
-ils se promenaient toute la soirée en faisant des tours infinis de la
-Castellane au Retiro.»
-
-Benina ne voulut point l'arrêter par des interruptions ou des
-contradictions, parce qu'elle savait que lorsqu'elle enfourchait ce
-dada il était mieux de lui laisser tout dire jusqu'au bout. Pourtant
-avant qu'elle eût fini, alors qu'elle s'arrêtait un instant suffoquée
-et à court d'haleine, Benina s'aventura à lui dire:
-
-«Don Carlos m'a dit d'aller chez lui demain.
-
---Dans quel but?
-
---Pour causer avec moi....
-
---C'est comme si je le voyais. Il voudra m'envoyer une aumône....
-Précisément, c'est aujourd'hui l'anniversaire de la mort de Pura..., il
-va se liquider par une cochonnerie.
-
---Qui sait, madame? Il se peut qu'il s'attendrisse....
-
---Lui, je le vois te mettant dans la main une paire de piécettes ou de
-douros, se figurant que pour ce fait les anges vont descendre en jouant
-de la viole ou de la harpe pour célébrer sa charité. Repousse son
-aumône, mon enfant; maintenant que nous avons notre bon don Romualdo,
-nous pouvons nous permettre un peu de dignité, Nina.
-
---Cela ne convient point. Il pourrait se fâcher et dire, je suppose,
-que vous êtes orgueilleuse, ou que sais-je, moi?
-
---Qu'il le dise! Et à qui veux-tu qu'il aille le dire?
-
---A don Romualdo lui-même, dont il est grand ami. Il entend sa messe
-tous les jours, et ensuite ils s'en vont causer dans la sacristie.
-
---Fais ce que tu crois. Et pour ce qui doit advenir, dis bien à don
-Romualdo, qui est don Carlos, fais-lui voir que ses dévotions de la
-dernière heure ne sont pas recevables. Enfin, je sais que tu ne me
-tromperas pas, et demain tu me conteras ce qui résultera de la visite
-d'où tu ne rapporteras, sois-en sûre, qu'un noir sermon.»
-
-Elles parlèrent encore longtemps. Benina cherchait à laisser tomber la
-conversation et à la refroidir, en évitant les répliques ou en leur
-donnant un ton conciliateur. Mais la dame et sa servante s'endormirent
-tard, et Benina passa une partie de la nuit à la préparation mentale de
-ses plans stratégiques pour le jour suivant, qui devait être sans doute
-plein de difficultés, si elle n'avait pas la chance que don Carlos lui
-mette dans la main une bonne poignée de douros..., ce qui pourrait bien
-arriver.
-
-A l'heure fixée par le seigneur de Moreno Trujillo, sans une minute
-de plus ni de moins, Benina sonnait à la porte principale de la rue
-d'Atocha, et une servante l'introduisait dans le cabinet qui était très
-élégant, tous les meubles pareils comme couleur et comme façon. Une
-table ministre occupait le milieu, et elle était chargée de beaucoup
-de livres et de dossiers. Les livres n'étaient pas pour la lecture,
-mais bien pour les comptes, tout bien clair et ordonné. La paroi du
-milieu laissait voir le portrait de doña Pura; il était recouvert
-d'une gaze noire, dans un cadre qui paraissait d'or pur. D'autres
-portraits en photographies, qui devaient être ceux des filles, gendres
-et petits-fils de don Carlos, occupaient les autres parois. Contre le
-cadre ou accrochées auprès, comme des offrandes ou des ex-voto à un
-autel, pendaient une multitude de couronnes de drap avec des roses
-peintes, des narcisses ou des violettes avec de longs rubans noirs
-avec inscriptions en or. C'étaient les couronnes qui avaient été
-apportées pour l'enterrement de sa femme, et que don Carlos avait tenu
-à conserver à la maison pour qu'elles ne se gâtassent pas au cimetière.
-Sur la cheminée où l'on ne faisait jamais de feu, une pendule avec
-sujet qui ne marchait pas et, non loin de là, un almanach américain
-portant la date de la veille.
-
-Après une demi-minute d'attente, don Carlos entra en traînant les
-pieds, avec un bonnet de velours tiré sur les oreilles, et le manteau
-de maison, beaucoup plus vieux que celui qu'il mettait pour sortir.
-L'usage continuel de ce manteau au delà du 30 de mai s'explique par
-son horreur des poêles et braseros qui, selon lui, sont la cause de
-tant de malheurs. Comme il n'était pas enveloppé jusqu'aux yeux,
-Benina put observer qu'il avait le col et les poignets propres et une
-grosse chaîne de montre, ce qui sans doute répondait à l'étiquette
-de l'anniversaire. Avec un mouchoir d'une grandeur incommensurable,
-quadrillé, il se frottait et s'essuyait les yeux; il se moucha deux
-ou trois fois avec un grand bruit, et, voyant Benina debout, il lui
-fît signe de s'asseoir et prit gravement place dans le fauteuil qui
-accompagnait la table et avait un dossier élevé et découpé comme une
-stalle de chœur. Benina s'assit sur le bord d'une chaise qui, comme
-toutes les autres, était en chêne et recouverte de velours vert.
-
-«Donc, je vous ai fait venir pour vous dire....»
-
-La tête de don Carlos était affectée d'un tremblement chronique
-nerveux, mouvement latéral, comme celui qui sert à exprimer la
-négation. Ce tic s'accentuait ou devenait imperceptible selon le degré
-d'excitation de l'individu.
-
-«... Pour vous dire...»
-
-Autre pause déterminée par un flux d'humeurs. Don Carlos essuya ses
-yeux bordés de rouge, se frotta sa courte barbe, qui n'avait d'autre
-raison d'être que de lui éviter la peine de se raser. Depuis la mort
-de sa femme, le bon monsieur, qui se rasait seulement pour elle et par
-elle, voulut joindre à ses grandes démonstrations d'affliction le deuil
-de son visage, en le laissant se couvrir comme d'un crêpe par des poils
-blancs, noirs ou jaunes.
-
-«Je voulais vous dire que ce qui arrive à la Francisca de se trouver
-dans une position aussi précaire provient de ce qu'elle n'a jamais
-voulu tenir de comptes. Sans bonne ordonnance, il n'y a fortune qui ne
-se change en misère. Avec de l'ordre, les pauvres se font riches. Sans
-ordre, les riches....
-
---Se font pauvres, oui, monsieur,--dit avec humilité Benina qui, bien
-qu'elle connût la maxime de longue date, voulut la recevoir comme si ce
-fût une découverte récente de don Carlos.
-
---Francisca a toujours été une mauvaise tête. Nous le lui répétions
-souvent, ma femme et moi: «Francisca, tu te perds, tu vas droit à la
-misère», et elle..., tranquille comme si de rien n'était. Nous n'avons
-jamais pu obtenir qu'elle réglât ses dépenses sur ses entrées. Lui
-faire écrire un chiffre, on la tuerait plutôt. Et celui qui ne fait pas
-de chiffres est perdu. Je suis sûr qu'elle n'a jamais su ce qu'elle
-devait ni de quelle façon elle le payerait.
-
---Vérité, monsieur, grande vérité, cela, dit Benina soupirant et toute
-à la préoccupation de ce que don Carlos lui pourrait bien donner après
-ce sermon.
-
---En effet, comptez...; si, dans ma vieillesse, je suis dans une bonne
-condition pour moi et mes enfants, s'il ne me manque pas de quoi
-payer une messe pour l'âme de ma chère femme, c'est que j'ai toujours
-mené avec méthode et régularité les affaires de ma maison. Encore
-aujourd'hui, retiré du commerce, je tiens à jour ma comptabilité pour
-mes dépenses particulières, et je ne me couche pas sans avoir passé
-tous les renseignements à l'agenda, dans les livres auxiliaires et
-enfin au grand-livre. Voyez, regardez pour vous convaincre....»
-
-Il ajouta avec son tremblement nerveux qui avait l'air d'un signe de
-dénégation:
-
-«Je voudrais bien que Francisca pût mettre à profit cette leçon. Il
-n'est pas trop tard...; intéressez-vous-y.»
-
-Et il prit un livre, puis un autre, et il les montra à Benina, qui
-s'approcha pour contempler cette merveille de chiffres.
-
-«Regardez bien, voici justement la dépense de la maison sans que je
-passe rien, pas même les cinq centimes d'une boîte d'allumettes, les
-sous du facteur, tout, tout. Dans cette autre petite colonne, les
-aumônes que je fais et ce que j'emploie en suffrages pour l'autre
-monde. Ensuite, je passe tout au grand-livre, dans lequel on peut voir
-jour par jour ce que je dépense et faire la balance.... Méditez; si
-Francisca avait fait sa balance, elle n'en serait pas où elle en est.
-
---C'est certain, très certain, monsieur. Et je ne cesse de le dire à
-madame: faites donc votre balance, marquez tout, point par point, ce
-qui entre comme ce qui sort. Mais elle, comme ce n'est plus une enfant,
-il lui est difficile de prendre de bonnes habitudes. Mais c'est un
-ange, monsieur, et il n'est nul besoin de savoir si elle compte ou ne
-compte pas pour la secourir.
-
---Il n'est jamais trop tard pour entrer dans le cerceau, comme on dit.
-Et je puis vous assurer que, si j'avais trouvé chez Francisca une
-intention quelconque ou un désir de tenir ses comptes en règle, je lui
-aurais prêté..., non pas prêté, mais je lui aurais facilité le moyen
-de les niveler; mais c'est une tête déséquilibrée; convenez avec moi
-qu'elle est déséquilibrée.
-
---Oui, monsieur, j'en conviens.
-
---Et il m'est apparu que le meilleur cadeau que je puisse lui faire...
-et c'est pour cela que je vous ai fait venir, est celui-ci, la
-malheureuse.»
-
-En parlant ainsi, don Carlos prit un livre long et étroit et le mit
-devant lui pour que Benina pût bien le voir. C'était un agenda.
-
-«Voyez vous-même, dit le bon monsieur en faisant miroiter le livre, en
-le feuilletant. Il y a là tous les jours de la semaine. Regardez bien,
-d'un côté la colonne du doit, de l'autre celle de l'avoir. Voyez comme
-dans les dépenses on marque les articles: le charbon, l'huile, le bois,
-etc. Et alors, quelle peine y a-t-il à placer d'un côté ce que l'on
-dépense et de l'autre ce que l'on reçoit?
-
---Mais si madame ne reçoit rien?
-
---Chansons! s'écria Trujillo en frappant sur le livre. Elle a bien
-quelque chose, car vous dépensez bien quelque chose, et, si peu que ce
-soit, il faut que vous ayez une entrée, petite ou grande. Et ce que
-vous retirez des aumônes, pourquoi ne le noteriez-vous pas? Voyons
-donc, pourquoi ne le noteriez-vous pas?»
-
-Benina le considéra avec un sentiment de colère mêlé de compassion.
-Mais je dois dire que la colère l'emportait sur la pitié et qu'il y eut
-un moment où peu s'en fallut qu'elle ne prît le livre pour le lancer
-à la tête du seigneur don Carlos. Pourtant elle contint sa fureur et,
-pour que le vieux maniaque de la comptabilité ne s'en aperçût pas, elle
-dit avec un sourire forcé:
-
-«De sorte que vous, monsieur, vous tenez compte des sous que vous
-donnez aux pauvres à la porte de San-Sebastian.
-
---Jour par jour, répliqua le vieux avec orgueil, en branlant davantage
-son chef tremblotant, et je puis vous dire, si vous désirez le savoir,
-ce que j'ai donné dans le trimestre, dans le semestre ou dans l'année.
-
---Non, non, ne vous dérangez pas, monsieur, reprit vivement Benina qui
-sentait de nouveau la démangeaison de lui taper sur la tête avec son
-livre. Je prendrai le livre, il fera grand plaisir à madame et à moi
-aussi. Mais nous n'avons ni plume ni crayon.
-
---Bonté divine! Dans quelle maison, si pauvre qu'elle soit, manque-t-il
-ce qu'il faut pour écrire? Si l'on a à donner une signature, prendre un
-compte, écrire un chiffre, noter quelque chose de la maison pour s'en
-souvenir.... Prenez ce crayon, il est taillé et si sa pointe se casse,
-vous la referez avec le couteau de la cuisine.»
-
-Et avec tout cela don Carlos ne parlait pas de donner un secours
-effectif, bornant sa charité à l'offrande du livre, qui devait être
-le fondement de l'ordre administratif dans la maison désordonnée de
-doña Francisca Juarez. En le voyant remuer les lèvres pour continuer
-à parler et porter la main à la clef du tiroir qui était à sa gauche,
-Benina éprouva une grande joie.
-
-«Il n'y a pas, il ne peut y avoir de prospérité sans administration,
-affirma don Carlos ouvrant le tiroir et y jetant un coup d'œil. Je
-désirerais que Francisca administre, et quand elle administrera....
-
---Et quand elle administrera.... Quoi? dit Benina à part elle. Que
-vas-tu nous donner, vieux fou, plus fou que tous ceux qui sont enfermés
-à Leganès? Puisse tout l'argent que tu conserves se convertir en pus
-dans ton corps pour que tu en crèves, comme un vieil abcès d'avarice!
-
---Prenez ce livre et ce crayon, emportez-le avec grand soin et faites
-attention de ne pas le perdre en route. Bien; vous en prenez charge?
-Vous me répondez qu'on écrira tout?
-
---Oui, monsieur..., il n'échappera rien.
-
---Bien, et maintenant pour que Francisca se souvienne de Pura et prie
-pour elle.... Vous me promettez que vous prierez pour elle et pour moi?
-
---Oui, monsieur, nous prierons à haute voix jusqu'à la cloche.
-
---Eh bien, j'ai là douze douros que je conserve pour les donner aux
-pauvres honteux qui n'osent mendier.... Pauvres gens, c'est bien ceux
-qui sont les plus dignes de commisération!»
-
-En entendant prononcer ce chiffre de douze douros, Benina ouvrit
-des yeux comme des portes cochères. Par le Christ! ce qu'on peut se
-procurer avec douze douros! Et elle entrevoyait le soulagement de
-plusieurs jours, parer à tant de nécessités, boucher tant de trous,
-vivre, respirer, se reposer de la mendicité humiliante et du supplice
-de la requête universelle, et de tant de démarches fatigantes. La
-pauvre femme vit le ciel entr'ouvert, et par l'ouverture les douze
-douros, moyen charmant de sa félicité durant quelques jours.
-
-«Douze douros! répéta don Carlos, passant les monnaies d'une main
-dans l'autre; mais je ne vous les donnerai pas en une fois, ce serait
-fomenter le gaspillage; je vous les destine....»
-
-Du coup, les ailes du cœur de Benina se cassèrent.
-
-«Si je vous les donnais, demain, à pareille heure, il n'en resterait
-pas un centime. Je vous assigne deux douros par mois, et vous pouvez
-venir les prendre le 24 de chaque mois, lorsque six mois seront
-écoulés et après septembre, je verrai si je dois augmenter ou non
-l'attribution. Cela dépendra, entendez bien, de ce que je verrai si
-vous administrez ou n'administrez pas, s'il y a de l'ordre ou s'il n'y
-en a pas, si le chaos continue. Méfiez-vous bien du chaos.
-
---Bien, monsieur, manifesta Benina avec humilité, pensant qu'il valait
-mieux se résigner et prendre ce qu'on lui donnait, sans entrer en
-discussion avec ce malpropre et ravagé petit Cassandre. Je vous réponds
-qu'on tiendra les comptes avec administration et qu'il n'échappera pas
-un bout de fil.... Je passerai tous les 24 du mois? Cela sera un grand
-secours pour la maison. Le Seigneur vous l'augmente, et qu'il tienne
-votre femme défunte dans un saint repos... et à jamais. _Amen._»
-
-Don Carlos marqua la somme déboursée, en jouissant beaucoup de cette
-opération, congédia Benina d'un geste et changeant de cape, mettant son
-chapeau neuf, vêtements qui ne quittaient l'armoire que les jours de
-fêtes, se disposa à sortir et à procéder d'une volonté assurée et d'un
-pied ferme aux dévotions de ce jour, qui commençaient à Montserrat pour
-finir à la cérémonie de San-Justo.
-
-
-
-
-XI
-
-
-«Quel vieux démon! se disait la seña Benina, en marchant d'un bon pas
-par la rue des Urosas. Il ne peut pas faire plus que ce que son naturel
-ne lui commande. Dieu nous protège: si Notre-Seigneur a fait, lui, des
-choses extrêmement rares parmi les plantes et les animaux, il en a créé
-de plus rares encore parmi les personnes. Il nous arrive de reconnaître
-comme vérités des choses qui nous paraissent des mensonges...; enfin,
-il y en a de pires que ce don Carlos; quoiqu'il en tienne avec ses
-comptes et tenues de livres, il donne encore un peu; certainement
-il y en a de pires, et tellement pires... qu'ils ne comptent ni ne
-donnent.... Ce qu'il y a de plus triste, au fond, c'est que ces deux
-douros ne régleront pas ma journée, parce qu'il faut que je rende à
-Almudena le sien, car il faut, avant tout, tenir sa parole. Viennent
-des jours mauvais et il m'aidera encore.... Il me restera vingt réaux
-dont il faut que je donne quelque chose à la petite, qui en a grand
-besoin, et le reste pour manger aujourd'hui..., et je dirai à madame
-que son parent ne m'a donné que le livre de comptes et le crayon, avec
-lesquels nous ferons un pot-au-feu qui sera chouette..., consommé
-de première classe, substance d'imprimerie...; quelle dérision!...
-Enfin Dieu me guidera pour les mensonges que j'aurai à débiter à Mme
-Paca, comme toujours, et partons du pied gauche. Voyons d'abord, si
-je rencontrerai Almudena sur le chemin; c'est l'heure où l'on va à
-l'église. Et si nous ne nous rencontrons pas, c'est qu'il sera sûrement
-au café de la Croix, au Rastro.»
-
-Elle se dirigea de ce côté et dans la rue de l'Encomienda ils se
-rencontrèrent.
-
-«Mon fils, j'étais à ta recherche, lui dit Benina en le prenant par le
-bras. Voici ton douro. Tu vois que je sais m'acquitter.
-
---_Amri_, il n'y a pas de presse.
-
---Je ne te dois plus rien... jusqu'à ce que je recommence à te devoir,
-mon petit Almudena, car, si le jour vient où j'aurai encore besoin de
-quelque chose, tu me le donneras, comme je ferais moi-même pour toi
-_vice versa_? Tu sors du café?
-
---Oui, et j'y retournerai si tu veux venir avec moi, je t'invite.»
-
-Benina accepta l'invitation et, un instant après, les deux amis se
-trouvaient installés au café économique, prenant deux verres à dix
-centimes. Le local était un cabaret rechampi, d'une élégance moitié
-populaire, moitié bourgeoise, avec des dorures criardes; les parois
-étaient couvertes de peintures représentant des marines ou des
-paysages; un milieu fétide et des habitués pauvres ou des marchands du
-Rastro, loquaces, indolents, quelques-uns occupés à lire les feuilles
-tout haut, et d'autres à en écouter la lecture, tous très contents de
-se sentir au milieu du bruit, des conversations, de l'odeur du tabac
-et de l'eau-de-vie. Seuls à une table, Benina et le Marocain causaient
-de leurs affaires: l'aveugle racontait les diableries de sa compagne,
-et elle, son entrevue avec don Carlos, et le ridicule cadeau du livre
-de comptes et des deux douros mensuels. Ils parlaient des richesses
-que, au dire général, possédait et thésaurisait Trujillo (trente-quatre
-maisons), oh! la montagne d'argent en papiers du gouvernement, et des
-mille et des mille billets de banque; ils calculèrent longuement,
-émettant beaucoup de considérations de toutes sortes, la quantité
-innombrable de pauvres qui pourraient être secourus avec tous les
-trésors si inutiles à don Carlos, pauvres qui vont par les rues criant
-la faim, et tout cela, même après avoir prélevé, comme c'est naturel
-et juste, la part que ses enfants ont le droit de posséder. Mais, comme
-ils ne pourraient certainement point arranger toutes choses à leur
-idée, il valait mieux ne point y songer et gagner chacun son pain de
-son mieux jusqu'à ce que la mort vînt et que Dieu donnât à chacun son
-dû. Enfin Almudena dit tout d'un coup à Benina, avec la plus grande
-gravité et avec une conviction profonde, que toute la fortune de don
-Carlos pourrait être sienne si elle voulait.
-
-«Mienne? Tu as dit que tout ce que possède don Carlos pourrait
-m'appartenir? Tu es fou, mon petit Almudena.
-
---Tout serait à toi... par la lumière bénie. Si tu n'y crois pas, je te
-le prouverai et tu le croiras.
-
---Tu me répètes encore que tout l'argent de don Carlos pourrait être à
-moi? Quand?
-
---Quand tu voudras.
-
---Je le croirai si tu m'expliques comment ce miracle peut se produire.
-
---Moi, je sais comment..., et je te confierai ce secret.
-
---Et si tu peux faire que toute la fortune de ce vieux fou, une
-supposition, puisse passer à une autre personne, pourquoi restes-tu
-dans la misère et pourquoi ne la prends-tu pas pour toi?»
-
-Almudena répondit à cela que la personne qui ferait ce miracle, dont il
-possédait le secret, avait besoin d'y voir. Et le miracle était sûr,
-par la lumière bénie, et, si elle avait le moindre doute, elle n'avait
-qu'à essayer, en faisant ponctuellement tout ce qu'il lui dirait.
-
-Benina avait toujours été quelque peu superstitieuse, et elle croyait
-volontiers à toutes les histoires surnaturelles qu'elle entendait
-conter, et la misère exaspérait en elle le respect des choses
-invraisemblables et merveilleuses; bien qu'elle n'eût vu aucun miracle,
-elle espérait toujours en voir arriver un en quelque jour heureux.
-
-Un peu de superstition, beaucoup d'anxiété, d'événements
-extraordinaires et jamais vus et autant de curiosité la poussèrent
-à demander au Marocain des explications concrètes de sa science ou
-art cabalistique, car cela devait être nécessairement œuvre de magie.
-L'aveugle lui dit que le tout consistait à savoir demander ce que l'on
-désire à un Sar, appelé Samdai.
-
-«Et qui est ce noble cavalier?
-
---Le roi d'en bas.
-
---Comment? Un roi qui est en-dessous de la terre? mais c'est le diable.
-
---Le diable, non, mais un roi très bon.
-
---Est-ce une chose de ta religion? Quelle religion as-tu, toi?
-
---Je suis Hébreu.
-
---Va avec Dieu, dit Benina, qui n'avait pas entendu le mot, et tu
-appelles ce roi! et il vient?
-
---Et il te donnera, lui, tout ce que tu lui demanderas.
-
---Il me donnera tout ce que je lui demanderai?
-
---Sûrement.»
-
-La conviction profonde que montrait Almudena frappa la pauvre femme,
-qui, après une pause durant laquelle elle interrogeait les yeux morts
-de son ami et son front noir luisant, entouré de cheveux noirs, se prit
-à dire:
-
-«Et que fait-on pour l'appeler?
-
---Je te le dirai.
-
---Et il ne m'arrivera pas malheur si je l'appelle?
-
---Aucunement.
-
---Je ne me damne pas, je ne me mets pas à mal et les démons ne
-m'emporteront pas?
-
---Non.
-
---Continue; mais ne me trompe pas, te dis-je.
-
---Non, je ne te tromperai point.
-
---Pouvons-nous le faire tout de suite?
-
---Non, il faut l'appeler à minuit.
-
---Il faut que ce soit à cette heure-là?
-
---Sûrement, sûrement....
-
---Et comment puis-je sortir de la maison à cette heure-là? Ce n'est
-point chose facile. A la vérité, je pourrais dire, une supposition, que
-don Romualdo est malade et que je suis obligée d'aller le veiller....
-Bien. Que doit-on faire?
-
---Tu auras besoin de beaucoup de choses. Il faut que tu les achètes.
-Premièrement, une lampe de terre. Mais il faut l'acheter sans prononcer
-une syllabe.
-
---Je deviens muette.
-
---Toi, muette!... Acheter la chose.... Et si tu parles tout est perdu.
-
---Dieu te protège!... mais bon, j'achète ma lampe de terre, et
-après..., sans parler....»
-
-Almudena lui ordonna d'acheter ensuite une marmite de terre avec sept
-trous, avec sept, pas un de plus, le tout sans parler, parce que, si
-elle parlait, cela ne vaudrait rien. Mais où trouver ces marmites avec
-sept trous? A cela, l'aveugle répondit que dans son pays il y en avait
-et que l'on pouvait y suppléer avec celles dont usent les marchandes
-de châtaignes, en choisissant celle qui aurait sept trous, ni plus ni
-moins.
-
-«Et il faut l'acheter sans parler?
-
---Si l'on parle, rien.»
-
-Il était ensuite indispensable de se procurer un bâton de _carrash_,
-bois d'Afrique qu'on appelle ici laurier. On le trouverait facilement
-chez le premier marchand de bric-à-brac. Il fallait l'acheter sans
-prononcer une parole. Bon, après avoir réuni ces choses, on placerait
-le bâton dans le feu jusqu'à ce qu'il brûle bien...; cela doit se
-passer le vendredi, à cinq heures précises. Sinon, cela ne vaut rien.
-Et le bâton brûlera jusqu'au samedi à cinq heures précises, on le
-trempera sept fois dans l'eau, pas une de plus, pas une de moins.
-
-«Tout cela en se taisant?
-
---Ne jamais parler.
-
---Ensuite on habille le bâton avec des vêtements de femme, et,
-lorsqu'il est bien habillé, on l'appuie au mur, en le plaçant bien
-droit sur ses pieds. D'abord il faut placer la lampe de terre allumée
-avec de l'huile et recouverte avec la marmite, de telle sorte qu'il
-ne passe de lumière qu'à travers les sept trous, et à courte distance
-on place la casserole pour brûler des parfums avec du feu, et l'on
-commence à dire les prières seulement par la pensée, parce que parler
-ne vaut. Et c'est ainsi que la personne doit se tenir, sans se
-distraire, sans s'arrêter, regardant sortir la fumée du benjoin, et la
-lumière des sept trous, jusqu'à ce qu'à minuit....
-
---A minuit! répéta Benina enthousiasmée. Et lorsque les douze coups ont
-sonné il vient..., il monte..., il m'apparaît!...
-
---Le roi d'en bas; tu lui demandes ce que tu désires et il te le donne.
-
---Almudena, tu crois cela? Comment est-il possible que ce seigneur,
-sans autres cérémonies que celles que tu m'as dites me donne, à moi,
-tout ce qui est maintenant à don Carlos Trujillo?
-
---Tu le verras en le lui demandant.
-
---Mais si, dans une telle affaire, on se néglige un tout petit peu,
-si l'on s'oublie un seul instant en prononçant une seule parole de la
-prière mentale?...
-
---Il faut se tenir éveillée, ma fille.
-
---Et la prière?
-
---Je te l'enseignerai: Tu diras Sema Israël Adonaï Elohim, Adonaï
-Ishat....
-
---Tais-toi, tais-toi: dans la vie ordinaire, je dirais cela sans me
-tromper, mais comme cela n'est pas pur castillan, je ne réussirai
-pas.... Et pourtant, je puis t'assurer que j'ai peur de tous ces
-sortilèges.... Cesse..., cesse!... Ah! pourtant, si c'était vrai,
-quelle satisfaction, quelle joie d'enlever à ce vieux fou de don Carlos
-tout son argent, ne fût-ce que la moitié, pour le répartir entre tant
-de pauvres diables qui meurent de faim.... Si l'on pouvait tenter
-l'épreuve, en achetant les vases et le bâton, sans parler.... Mais non,
-non.... Si ce roi mage avait à arriver quelque jour.... Car je te dirai
-qu'il arrive quelquefois des choses extrêmement phénoménales, et qu'il
-vole souvent dans les airs ce que l'on appelle des esprits ou, comme
-l'on dit encore, des âmes qui viennent voir ce que nous faisons et
-écouter ce que nous disons. Et encore: ce qui est un songe; qu'est-ce
-que c'est? Peut-être des choses vraies de l'autre monde qui viennent
-dans celui-ci.... Tout peut arriver, tout peut arriver.... Pourtant
-moi, que veux-tu que je te dise? Je doute beaucoup qu'ils donnent comme
-ça, au premier venu, tant d'argent, sans plus de cérémonies. Que, pour
-secourir les pauvres, ils prennent aux riches la moitié d'un million
-ou la moitié d'un demi-million, passe encore; mais tant et tant de
-richesses pour nous autres.... Non, cela n'est pas croyable.
-
---Tout, tout ce qui est à la Banque, beaucoup de millions, la loterie,
-tout est à toi, si tu fais ce que je te dis.
-
---Mais si cela est aussi facile, pourquoi d'autres ne le font-ils pas?
-Ou est-ce que toi seul as le secret? Ami, conte-le au nonce, car pour
-nous tu ne nous feras pas avaler ces bourdes de pape.... Je ne te dis
-pas que cela est impossible..., et, si je pouvais tenter l'épreuve,
-je l'essayerais avec mille.... Redis-moi donc un peu ce que l'on doit
-acheter sans parler....»
-
-Almudena répéta les formules et les règles de la conjuration en y
-ajoutant une peinture si vivante et si pittoresque du roi Samdai,
-de son visage magnifique, de sa noble démarche, de ses costumes
-splendides, de sa suite, qui formait des régiments de princes et de
-magnats, montés sur des chameaux blancs comme le lait, que la pauvre
-Benina finissait par s'exalter en l'écoutant, et, si elle n'y croyait
-pas encore les yeux fermés, elle commençait à se laisser gagner et
-séduire par la poésie ingénue de la narration, pensant que, si tout
-cela n'était pas vérité, cela méritait bien de l'être.
-
-Quelle consolation pour les misérables de pouvoir croire à des contes
-aussi gracieux, et si c'est une vérité de croire qu'il y a des rois
-mages pour porter des joujoux aux enfants, pourquoi n'y aurait-il pas
-d'autres rois d'illusions qui viendraient au secours des pauvres gens,
-des personnes honnêtes qui n'ont qu'une chemise, et des pauvres âmes
-décentes qui n'osent plus descendre dans la rue parce qu'elles doivent
-trop aux boutiquiers et aux prêteurs? Ce que contait Almudena faisait
-partie des choses que l'on ne connaît pas. Et ne peut-il pas se faire
-que quelqu'un sache des choses que d'autres ne savent pas?... Et puis!
-combien de choses qu'on a considérées comme des mensonges sont ensuite
-devenues des vérités! Avant qu'on ait inventé le télégraphe, qui aurait
-cru que l'on parlerait avec l'Amérique comme de balcon à balcon avec le
-voisin d'en face? Et avant qu'on ait inventé la photographie, que l'on
-peut faire un portrait rien qu'en posant une seconde? Ceci est la même
-chose que cela. Il y a des mystères, des secrets que nous n'entendons
-pas, avant qu'il arrive quelqu'un qui dise: «C'est comme cela!» et le
-découvre.... Quoi plus, Seigneur! Là-bas étaient les Amériques depuis
-que Dieu a créé le monde, et personne ne le savait..., jusqu'à ce
-qu'arrive ce Colomb, et il lui a suffi de mettre un œuf debout, pour
-les découvrir toutes, et il dit à ses compatriotes: «Ah! tenez, voilà
-l'Amérique et les Américains, et la canne à sucre, et le tabac béni...
-et les États-Unis, et des hommes noirs, et des onces de dix-sept
-douros.» A voir.
-
-
-
-
-XII
-
-
-Le Marocain n'avait pas encore achevé sa légende orientale, lorsque
-Benina vit entrer dans le café une femme vêtue de noir.
-
-«Ah! voilà cette sauteuse, ta compagne de taudis.
-
---Pedra? qu'elle soit maudite! Je l'ai chassée ce matin. Elle vient
-sûrement avec la Diega....
-
---Oui, avec une petite vieille, très petite et très maigre qui doit
-être plus buveuse encore que les moustiques; elles vont près du garçon
-et demandent deux verres de vin.
-
---Seña Diega lui enseigne le vice.
-
---Et pourquoi conserves-tu cette oie avec toi? Elle ne te sert de rien.»
-
-L'aveugle lui raconta que Pedra était orpheline; son père avait été
-employé à l'abattoir des porcs, et sa mère avait tenu un banc de change
-dans la rue de la Ruda. Ils moururent tous les deux à quelques jours
-d'intervalle pour avoir mangé du chat. Le minet est un très bon plat,
-mais, quand il est enragé, il donne des abcès à qui le mange, et dans
-les trois jours on meurt sûrement de fièvres pernicieuses. Enfin, les
-parents morts, la petite se trouva à la porte de la rue, abandonnée.
-Elle était jolie, ou du moins elle passait pour telle, sa voix était
-comme une belle musique. Elle se mit d'abord à faire le change, puis
-à vendre des chiffons, car elle avait des instincts de commerçante;
-mais sa bonne volonté ne lui servit à rien, car la Diega ne tarda pas
-à la faire sortir de son travail en la poussant à la boisson et à
-d'autres choses encore pires. Trois mois après, Pedra n'était plus
-reconnaissable. Elle était devenue fainéante, n'avait plus que la peau
-sur les os et son haleine empestait. Elle criait comme une charretière,
-elle ne cessait pas de tousser et sa voix était abominablement enrouée.
-Souvent elle mendiait sur le chemin de Carabanchel et elle couchait la
-nuit dans les remises d'hôtellerie. De temps en temps elle se lavait
-un peu la peau, achetait de l'eau de senteur, s'en aspergeait les
-maigreurs, se faisait prêter une chemise, une robe, un châle, et elle
-se mettait aux aguets à la porte de la maison de Comadrejo, à la petite
-rue de Mediodia. Pourtant elle n'avait constance à rien, et aucun
-arrangement ne lui durait plus de deux jours. Seul persistait en elle
-le goût pour l'eau-de-vie, et, quand elle se soûlait, ce qui avait bien
-lieu de deux jours l'un, elle grimaçait dans le ruisseau et les gamins
-l'agaçaient comme aux taureaux. Elle couchait comme une guenon dans la
-rue où elle se trouvait, et elle avait plus de marques de coups sur
-la peau que de cheveux sur la tête. Il n'existait certainement pas de
-corps plus marbré de taches que le sien, ni personne qui, dans un âge
-aussi peu avancé, car elle n'avait guère qu'une vingtaine d'années,
-bien qu'elle en marquât au moins trente, eût habité aussi souvent,
-comme prévenue, le Dépôt ou la Latine. Almudena en usait bien avec
-elle, touché de ce qu'elle était orpheline, et lui donnait de trois
-choses un peu, la voyant dans un tel désarroi, des conseils, des
-aumônes et des coups. Il l'avait trouvée un jour pansant ses plaies
-avec du suc de figuier et peignant sa chevelure désordonnée au soleil.
-Il lui proposa de venir habiter avec lui en y mettant pour condition
-qu'elle payerait la moitié du loyer et qu'elle couperait dans la
-racine sa passion pour la boisson. Ils discutèrent, parlementèrent,
-puis donnèrent une grande solennité à leur contrat, jurant tous d'eux
-de l'observer fidèlement devant un emplâtre visqueux et sur un peigne
-de roseau pointu, et cette nuit-là Pedra dormit pour la première fois
-dans le bouge de Santa-Casilda. Les premiers jours lurent tout à la
-concorde, à la sobriété dans la boisson; mais la chèvre ne tarda pas
-à retourner à la montagne, et... la femme endiablée retourna faire la
-joie des gamins et donna du fil à retordre aux gardiens du bon ordre.
-
-«Je ne puis vivre avec elle, car elle est toujours ivre. C'est un
-malheur..., un vrai malheur. Je ne la garde que par pitié....»
-
-Voyant que les deux femmes, après avoir bu chacune une paire de verres,
-regardaient avec ironie l'aveugle et Benina, cette dernière en fut
-troublée et voulut se retirer.
-
-«Ne t'en va pas, Amri. Reste avec moi, lui dit l'aveugle en la retenant
-par le bras.
-
---J'ai peur que ces Indiennes ne fassent du tapage.... Voici qu'elles
-viennent de notre côté.»
-
-Elles s'approchèrent, en effet, et Benina put contempler à son aise la
-figure de Pedra, d'une beauté dure et qui s'en allait. Brune, de traits
-réguliers, quoique fortement accentués, de magnifiques yeux noirs, des
-sourcils touffus qui se rejoignaient, une bouche sale et largement
-ouverte, qui ne paraissait pas faite pour sourire, un corps droit
-et élégant dans sa faiblesse et son négligé, la compagne d'Almudena
-était une figure tragique, et, comme telle, impressionnait Benina, qui
-se disait mentalement qu'elle n'aimerait pas se rencontrer avec une
-pareille personne, la nuit, dans un lieu désert.
-
-Quant à la Diega, il était difficile de dire si elle était jeune ou
-vieille ou entre les deux. Pour la taille, elle paraissait une enfant;
-par sa figure pâle, rugueuse, toute pleine de plis, elle semblait
-une vieille décrépite; en regardant ses yeux, on eût dit un petit
-animal extrêmement vivant. Sa maigreur était telle que Benina ne put
-s'empêcher de la traduire mentalement par une phrase andalouse que
-sa maîtresse employait souvent: «Ses coudes doivent piquer comme des
-épines.»
-
-Pedra s'assit en souhaitant le bonjour, et l'autre resta debout, sans
-dépasser la tête d'Almudena, auquel elle donna une forte tape sur
-l'épaule.
-
-«Reste tranquille, fît ce dernier, en levant son bâton.
-
---Que je reste tranquille avec toi, qui es mauvais et traître, répondit
-l'autre. Jaï..., la vérité est que tu es méchant et que tu m'as cherché
-querelle et rossée.
-
---Moi, j'ai toujours été bon, et toi toujours mauvaise pocharde.
-
---Ne le dis pas, tu vas scandaliser la vieille dame.
-
---Elle n'est point vieille.
-
---Qu'est-ce que tu en sais, puisque tu ne la vois pas?
-
---Elle est convenable au moins, elle.
-
---Soit dit sans offense, mais tu aimes les vieilles, toi.
-
---Courage! je vois que vous vous la passez bien sur mon dos, dit
-Benina, très contrariée, et en se levant.
-
---Calmez-vous, calmez-vous..., elle a bu un peu.»
-
-La Diega l'engagea aussi à s'apaiser, ajoutant qu'elle avait acheté un
-dixième à la loterie et lui offrant une participation.
-
-«Je ne joue pas, répliqua Benina, je n'ai pas le sou.
-
---Moi si, dit le Marocain, je vous donne une piécette.
-
---Et madame, pourquoi ne jouerait-elle pas?
-
---Arrive demain, nous serons riches, richissimes effectivement, dit la
-Diega. Moi, si je gagne, que saint Antoine m'écoute! Je retournerai
-m'établir rue de la Sierpe. C'est là que je t'ai connu, Almudena, tu
-t'en souviens?
-
---Non, je ne m'en souviens pas, non....
-
---Vous vous êtes connus à Mediodia-Chica, à la maison par derrière.
-
---Là on l'appelait Muley-Abbas.
-
---Oui, et toi «Quart-de-Kilo» à cause de ta petite taille.
-
---Se quereller est une vilaine chose. N'est-ce pas, mon petit Almudena?
-Les personnes honnêtes s'appellent par le saint baptême, avec leur nom
-de chrétien, et cette dame, quel nom a-t-elle?
-
---Je m'appelle Benina.
-
---Et madame, par hasard, serait-elle de Tolède?
-
---Non, madame, mon pays est... à deux lieues de Guadalajara.
-
---Moi, de Cebolla, dans la terre de Talavera.... Et dis-moi une chose:
-pourquoi cette rosse de Pedrilla l'appelle-t-elle Jaï? Quel est ton nom
-dans ta religion et dans ta cochonne de terre, sauf ton respect?
-
---Je l'appelle mon Jaï, parce qu'il est Maure, dit la femme tragique,
-prenant part à la conversation.
-
---Mon nom est Mordejaï, déclara l'aveugle, et je suis né dans un
-charmant pays qu'on appelle là-bas Ullah-de-Bergel, dans la terre de
-Sus.... Oh! terre divine, gracieuse.... Beaucoup d'arbres, de l'huile
-beaucoup, du miel, des fleurs et beaucoup de gomme.»
-
-Le souvenir du pays natal lui inspira un enthousiasme chaleureux et
-il se mit à le décrire avec des hyperboles gracieuses, un coloris
-poétique que savourèrent les trois femmes avec un immense et infini
-plaisir. Poussé par elles, il raconta quelques incidents de sa vie,
-toute pleine d'événements stupéfiants, d'entreprises périlleuses et de
-fantastiques aventures. Il raconta d'abord comment il s'était enfui du
-foyer paternel, à l'âge de quinze ans, se lançant à parcourir le monde,
-sans que, depuis ce jour, il eût jamais eu aucune nouvelle de son pays
-ni des siens. Son père l'avait envoyé à la maison d'un marchand, son
-ami, avec le message suivant: «Dis à Ruben Toledano qu'il te donne
-deux cents douros dont j'ai besoin.» Et ce devait être le mode d'agir
-entre banquiers et entre gens chez lesquels régnait une confiance
-patriarcale; car la mission s'exécuta effectivement sans aucune
-difficulté, Mordejaï recevant les deux cents douros en quatre sacs de
-monnaie espagnole. Mais, au lieu de retourner à la maison paternelle
-avec ses écus, il prit le chemin de Fez, avide de voir le monde et
-de travailler pour son compte, et de gagner beaucoup d'argent pour
-l'auteur de ses jours, jusqu'à cent ou deux cent mille, songeait-il.
-Achetant deux bourricots, il se mit à transporter des marchandises et
-des voyageurs de Fez à Méquinez, avec un bon bénéfice. Mais un jour
-de grande chaleur, châtiment de Dieu, passant près d'une rivière,
-il lui prit fantaisie de se baigner. Dans l'eau, pour son malheur,
-flottaient deux charognes de chevaux. En sortant de l'eau, les yeux
-lui faisaient mal et, trois jours plus tard, il était aveugle. Comme
-il avait quelque argent, il put rester un certain temps sans implorer
-la charité publique, avec la tristesse inhérente à la perte de la vue
-et le chagrin non moins grand de passer de la vie active à la vie
-sédentaire. Le jeune garçon, agile et fort, s'était changé du soir au
-matin en un homme débile et maladif, et ses ambitions de commerçant et
-ses enthousiasmes de voyageur durent disparaître pour céder la place
-à une sombre et continuelle méditation sur la fragilité des biens de
-cette terre, sur l'infaillible justice avec laquelle Dieu, notre père
-et notre juge, fait sentir la pesanteur de sa main au pécheur. Il ne
-se risquait point à le supplier de lui rendre la vue, car certainement
-il ne l'eût pas exaucé. C'était un châtiment, et le Seigneur ne se
-retourne pas quand il a frappé ferme. Il lui demanda seulement de lui
-donner de l'argent en abondance, pour qu'il pût vivre à l'aise et
-aussi une femme qui l'aimerait: rien de tout cela ne fut accordé à ce
-pauvre Mordejaï, qui avait chaque jour moins d'argent, car il coulait
-de ses mains, sans qu'aucun autre rentrât d'aucun côté, et aucune
-femme ne vint. Celles qui s'approchaient de lui en feignant de l'aimer
-ne venaient à lui que pour le voler. Un jour qu'il était l'homme le
-plus molesté du monde, parce qu'il ne pouvait réussir à chasser une
-puce qui le piquait horriblement et se moquait avec une audace sans
-pareille de ses efforts, ce n'est point une invention..., deux anges
-lui apparurent.
-
-
-
-
-XIII
-
-
-«Tu voyais donc un peu, Almudena? lui demanda Quart-de-Kilo.
-
---Je les vis parfaitement, tous deux.»
-
-Il expliqua qu'il distinguait une masse obscure au milieu de la lumière
-et cela pour toutes les choses de cette terre, mais que pour les choses
-de ces mondes mystérieux qui s'étendent en haut et en bas, en avant et
-en arrière, au dedans et au dehors de notre monde, ses yeux voyaient
-clair, et alors aussi bien qu'elles le voyaient elles-mêmes. Bon! Alors
-lui apparurent deux anges, et, comme ils ne lui apparaissaient certes
-pas pour ne rien dire, ils lui firent connaître qu'ils venaient de la
-part du roi d'en bas, avec un message pour lui. Le seigneur Samdai
-avait à lui parler, et pour ce faire il était nécessaire qu'il se
-rendît de nuit à l'abattoir, qu'il fît brûler un peu d'encens et qu'il
-se mît à prier au milieu des dépouilles et des mares de sang, jusqu'à
-deux heures du matin, heure de l'entrevue. Pas besoin est de dire
-que les anges s'en allèrent comme une brise légère lorsqu'ils eurent
-terminé leur ambassade à Mordejaï, et lui prit son brûle-parfum, sa
-pipe, la ration d'encens, dans un papier, et il se dirigea à petits pas
-vers l'abattoir; la longue station qu'il devait faire lui aurait paru
-moins longue en fumant.
-
-Il se plaça là, assis les jambes croisées, respirant les vapeurs qui
-s'échappaient du brûle-parfum et fumant pipe sur pipe jusqu'à ce
-qu'arrivât l'heure fixée, et la première chose qu'il vit, ce furent
-deux chiens plus grands que le chameau blanc, avec des yeux de feu.
-Mordejaï était rempli d'admiration et pouvait à peine respirer. Vint
-ensuite un régiment de cavaliers avec beaucoup de musique, et des beaux
-habits de fête; ensuite commença à tomber une pluie très épaisse de
-sable et de pierres, tant et tant qu'il se vit enterré jusqu'au cou,
-et il respirait à peine. A chaque instant plus forte... et sur toutes
-ces scories passèrent de nouvelles troupes de cavaliers courant à toute
-vitesse, bannières blanches au vent et tirant sans cesser des coups de
-fusil. Suivit une pluie de couleuvres et de crapauds qui tombaient en
-sifflant et en se tordant. Le pauvre aveugle se mourait de frayeur, se
-trouvant enveloppé dans l'horrible nuage de bêtes immondes.... Puis
-vinrent des hommes et des femmes à pied, dans une lente procession,
-tous et toutes vêtus de blanc, portant dans les mains des paniers et
-des corbeilles d'or recouverts de fleurs, car les serpents et les
-crapauds s'étaient magiquement transformés en roses et en lis, et en
-rameaux odorants de menthe et de lauriers tous ces sables et pierres
-brûlantes et tranchantes.
-
-Pour ne pas fatiguer et pour abréger, le roi apparut enfin, beau, d'une
-beauté à la fois humaine et divine, une longue barbe noire, des boucles
-d'oreilles, une couronne d'or qui avait l'air d'avoir comme pierreries
-le soleil, la lune et les étoiles. Son vêtement était vert, sa finesse
-était telle qu'il semblait tissé par les araignées très habiles qui
-travaillent dans les profondeurs de la terre avec des aiguilles de feu.
-Sa suite était si brillante et si belle qu'elle illuminait l'air. Comme
-la Pedra lui demandait si Sa Majesté la reine n'était pas venue, elle
-aussi, le narrateur s'arrêta un instant, recueillant ses souvenirs,
-et il rendit compte qu'effectivement la femme du roi était venue,
-mais que sa figure lui avait paru effacée comme la lune lorsqu'elle
-traverse un nuage, et, pour cette raison, Mordejaï n'avait pas bien
-pu la distinguer. La souveraine était vêtue de bleu, d'une couleur
-qui ressemble à celle de nos pensées quand nous sommes entre triste
-et gai. L'aveugle disait cela avec effort, suppléant à l'incertitude
-de son langage par le jeu de sa physionomie convaincue et ses gestes
-irrités et éloquents.
-
-Au total, sur l'ordre du roi, les femmes vêtues de blanc déposèrent
-devant lui tous les paniers et les corbeilles d'or qu'elles portaient.
-Qu'était-ce? Des pierreries de diverses sortes, beaucoup, beaucoup,
-qui formèrent des monceaux qui n'auraient tenu dans aucune maison;
-des rubis gros comme des pois chiches, des perles grosses comme des
-œufs de colombe, toutes, toutes grosses, des diamants fins en telle
-quantité qu'il y en avait de quoi remplir beaucoup de sacs, et avec ces
-sacs une voiture de déménagement; des émeraudes comme des noix et des
-escarboucles comme mon poing.
-
-Les trois femmes écoutaient tout cela ébahies, muettes, les yeux fixés
-sur le visage de l'aveugle et la bouche ouverte. Au commencement de
-la relation, elles avaient peine à croire, et elles étaient arrivées
-à une naïve conviction, par excitation de leur âme, avides de choses
-plaisantes et agréables, comme compensation à la vie de misère
-mortifiante qu'elles subissaient. Almudena faisait passer toute son
-âme dans sa voix et avec sa langue tous les plis mobiles de sa face
-remuaient et jusqu'aux poils de sa barbe noire. Tout était signe,
-hiéroglyphe déchiffrable, écriture orientale que les auditeurs
-entendaient sans savoir comment. La fin de la splendide vision fut que
-le roi dit au bon Mordejaï que des choses qu'il désirait, richesse et
-femme, il ne pouvait lui en donner qu'une seule et qu'il devait choisir
-entre les pierreries qu'il admirait tout à l'heure et avec lesquelles
-il jouirait d'une fortune supérieure à celle de tous les souverains de
-la terre, et une femme bonne, belle et laborieuse, bijou certainement
-si rare que l'on ne pourrait le rencontrer qu'en parcourant toute la
-terre à sa recherche. Mordejaï n'hésita pas un seul instant dans son
-choix et dit à Sa Majesté le roi d'en bas que pour rien au monde il ne
-saurait accepter ces pierreries si on ne lui donnait point la femme....
-
-«Je désire la femme.... J'aimerai ma femme, et sans ma femme je ne veux
-point de pierreries, ni d'argent, ni rien.»
-
-Le roi lui signala alors une femme qui, bien enveloppée d'un manteau
-qui lui recouvrait jusqu'à la figure, s'en allait par le chemin et lui
-dit que cette femme était la sienne, qu'il devait la suivre jusqu'à
-ce qu'il la rencontrât et l'épouser, et cette femme qui lui était
-donnée s'en allait d'un pas très léger. Et, cela dit, Sa Majesté daigna
-s'évanouir dans les airs, et avec elle tous ceux de sa suite, et les
-régiments de cavaliers et les femmes vêtues de blanc, et tout, tout ce
-qui était apparu, en ne laissant qu'une odeur pénétrante d'encens et
-les aboiements des deux immenses chiens qui s'en allaient se perdant
-dans l'éloignement de la nuit fraîche, et il les entendait encore
-retentir d'une façon effrayante au delà des monts. Mordejaï resta trois
-mois malade après cette singulière aventure, et il ne pouvait prendre
-pour toute nourriture que de l'eau et de la farine d'orge sans sel.
-Et il se trouva ensuite si maigre qu'il pouvait compter ses os sans
-qu'aucun lui échappât. Enfin, s'arrangeant comme il put, il commença
-son chemin à travers le vaste monde à la recherche de la femme qui,
-selon le dire du roi Samdai, était la sienne.
-
-«Et tu l'as rencontrée après tant et tant d'années de recherches et de
-courses et elle s'appelait Nicolasa, dit la Pedra, cherchant à aider
-l'aveugle dans son autobiographie.
-
---Qu'en sais-tu? Ce n'est pas Nicolasa.
-
---Mais alors, c'est peut-être madame, ajouta la Diega faisant allusion,
-non sans une certaine impertinence, à la pauvre Benina qui ne
-desserrait pas les dents.
-
---Moi?... Que Jésus me protège! Je ne suis point une effrontée qui
-court par les chemins.»
-
-Almudena conta qu'au sortir de Fez il était allé en Algérie, qu'il
-vécut d'aumônes d'abord à Tlemcen, ensuite à Constantine et à Oran;
-que de cette ville il s'embarqua pour Marseille, qu'il parcourut toute
-la France, Lyon, Dijon, Paris, qui est très grand, plein d'arbres et
-où les rues sont pavées et aussi douces que la paume de la main. Après
-s'être arrêté dans une ville qui a nom Lille, il était retourné à
-Marseille où il s'était embarqué pour Valence.
-
-«Et à Valence, tu as rencontré la Nicolasa, avec laquelle tu es venu
-ici, grâce au secours des municipalités, deux réaux par étape, dit la
-Pedra, et de Madrid vous êtes allés en Portugal, et tu t'es contenté
-ainsi durant trois ans, homme artificieux, jusqu'à ce qu'elle t'ait
-lâché pour aller avec un autre.
-
---Tu n'en sais rien.
-
---Conte donc l'histoire de Nicolasa, comment on t'a arrêté, toi, pour
-te mettre à San-Bernardino, et elle pour la mettre à l'hôpital; et
-puis qu'une nuit, tandis que tu dormais, deux femmes de l'autre monde,
-à vrai dire deux âmes, te sont apparues pour te dire que la Nicolasa
-causait à l'hôpital avec un condamné qu'on allait pendre....
-
---Ce n'est pas vrai, cela..., tais-toi.
-
---Un autre jour tu nous raconteras cela, indiqua Benina, qui, bien
-qu'elle goûtât fort ces histoires contées, désirait s'en aller, pour
-vaquer à ses préoccupantes affaires.
-
---Restez donc, madame; où voulez-vous aller où vous soyez mieux qu'ici?
-
---Un autre jour je vous raconterai la suite, dit l'aveugle en souriant.
-J'ai vu beaucoup de choses.
-
---Tu es assoiffé, Jaï. Invite-nous à boire une demie, pour rafraîchir
-ta langue qui est sèche comme la sole d'une vieille savate.
-
---Je ne vous invite à rien du tout, vieilles pochardes, je n'ai point
-d'argent.
-
---Ne t'en inquiète pas, dit la Diega orgueilleusement.
-
---Je ne bois pas, déclara Benina; maintenant je suis pressée et, avec
-la permission de la compagnie, je m'en irai.
-
---Reste encore un petit instant. Il n'est que onze heures.
-
---Laisse-la aller, dit avec bienveillance la Pedra, car elle a
-peut-être besoin de mendier encore; nous, nous avons fait notre
-journée.»
-
-Interrogées par Almudena, elles racontèrent que, la Diega ayant touché
-quelques sous que deux filles de la rue Chopa lui devaient, elles
-s'étaient lancées dans le commerce, l'une et l'autre tenant les plus
-grandes dispositions et même une adresse supérieure pour l'achat et
-la vente. La Pedra ne se sentait femme honnête et accomplie que quand
-elle se livrait au trafic, même de choses menues, même de cure-dents,
-de feuilles de thé ou de grains de café ayant servi. L'autre était
-un aigle pour la revente des chiffons et petits objets. Avec cet
-argent ainsi venu entre leurs mains par miracle, elles avaient acheté
-différentes choses dans une maison de soldes, et, le matin de ce
-jour, elles avaient planté leur bazar près de la petite fontaine de
-l'Arganzuela, ayant la chance de vendre plusieurs cartes de boutons,
-de petits morceaux de rubans et deux gilets de Bayonne. Un autre jour,
-elles achetaient de la faïence, des images, des chevaux en carton,
-de ceux que l'on vend à perte à la fabrique de la rue du Carnero.
-Elles parlèrent longtemps de leur commerce et elles se vantaient
-réciproquement l'une l'autre, parce que si Quart-de-Kilo n'avait
-pas sa pareille pour l'achat de marchandises détériorées, personne
-n'atteignait la force et la malice de l'autre pour la vente au détail.
-Un autre indice qu'elles étaient venues au monde pour être commerçantes
-et rien d'autre, est que l'argent ainsi gagné en vendant, elles
-savaient le serrer dans leur bourse, en fermant avec soin les cordons,
-animées du désir ardent et inquiet de le conserver, tandis que l'argent
-qui arrivait entre leurs maigres mains de n'importe quelle autre façon
-s'échappait, sans même qu'elles eussent le temps de fermer le poing
-pour le retenir.
-
-Benina était tout oreilles pour écouter ces explications qui eurent
-pour résultat de lui faire naître une certaine sympathie pour
-l'ivrognesse, parce que, elle aussi, Benina se sentait des dispositions
-pour le commerce, et l'idée de l'achat et vente caressait agréablement
-les fibres de son âme. Ah! si, au lieu de se mettre en service et de
-travailler comme une négresse, elle s'était installée sous une porte
-cochère, un autre coq aurait chanté. Mais il est vrai que ses habitudes
-et son indissoluble association avec doña Paca lui fermaient la porte
-du commerce.
-
-La brave femme insista pour abandonner l'agréable réunion et, quand
-elle se leva pour partir, elle laissa tomber le crayon que lui avait
-donné don Carlos et, en voulant le ramasser, elle fit pareillement
-tomber l'agenda.
-
-«Mazette, dit la Pedra, vous ne transportez pas un mince bagage, et
-elle jeta un coup d'œil rapide sur le livre, bien qu'elle sût plutôt
-déchiffrer ses lettres que lire réellement. Ceci, qu'est-ce? Un livre
-de comptes. Comme il me plaît! Mars ici, et la place des pesetas et la
-place des centimes. C'est bien commode de pouvoir marquer ce qui entre
-et ce qui sort. Moi, je l'écris tel que; mais je m'embrouille dans les
-chiffres, parce que les yeux eux-mêmes s'embrouillent avec les doigts
-et, quand je fais l'addition, je ne peux plus tomber d'accord avec ce
-que je dois avoir.
-
---Ce livre, dit Benina qui sur-le-champ entrevit l'occasion de faire
-un commerce, m'a été donné par un parent de ma maîtresse, pour que
-nous écrivions point par point nos affaires; mais nous ne savons pas
-le faire. Il n'y a pas «la Madeleine pour cette étoffe», comme disait
-l'autre, et j'y pense, mesdames, vous autres qui êtes commerçantes, ce
-livre vous conviendrait merveilleusement. Et je vous le vendrai, si
-vous me le payez bien.
-
---Combien?
-
---Comme c'est pour vous, deux réaux.
-
---C'est beaucoup, dit Quart-de-Kilo, en dévorant des yeux le livre
-qui était dans les mains de sa compagne. Et si, tandis que nous le
-désirons, le Moricaud nous empêche de le prendre?
-
---Prends-le, indiqua la Pedra, prise d'une convoitise d'enfant, en
-faisant tourner les pages avec son doigt mouillé. On écrit sur les
-petites lignes: tant de quantités, tant de lignes et ainsi c'est plus
-clair.... Donne-lui un réal, va.
-
---Mais vous ne voyez pas que le livre est tout neuf? Sa valeur est
-marquée là: «deux pesetas».
-
-Elles marchandèrent; Almudena intervint comme conciliateur des intérêts
-des deux parties, et enfin le traité fut signé moyennant quarante
-centimes pour le tout, avec le crayon.
-
-La Benina sortit du café tout heureuse, pensant qu'elle n'avait point
-perdu son temps, et que, si les pierres précieuses qu'Almudena avait
-placées en monceaux devant elle étaient chimériques, positives et de
-bon aloi étaient les quatre pièces de deux sous, luisantes comme quatre
-soleils, qu'elle avait gagnées en vendant l'inutile cadeau du monomane
-Trujillo.
-
-
-
-
-XIV
-
-
-Le long repos dans le café lui permit de parcourir comme un gaz léger,
-la distance entre le Rastro et la rue de la Cabeza, où vivait Mme
-Obdulia, qu'elle voulait visiter et secourir avant de rentrer, car il
-était indubitable pour elle qu'à un sou près il devait lui revenir
-la moitié de l'un des deux douros que don Carlos lui avait donnés. A
-deux heures moins un quart elle entrait par le portail qui, par son
-air sinistre et son état d'humidité, ressemblait fort à la porte d'une
-prison! Dans le bas, il y avait un établissement d'ânesses à lait, avec
-des petites ânesses peintes sur la devanture, et au dedans, vivaient
-sans air ni lumière les pacifiques nourrices des phtisiques, enfermées
-et phtisiques elles-mêmes. Dans la loge du concierge, on donnait
-asile à une connaissance de Benina, l'aveugle Pulido, qui était un
-des piliers de San-Sebastian. Elle causa un instant avec lui et avec
-le vacher avant de monter, et tous deux lui donnèrent des nouvelles
-bien mauvaises; que le pain allait augmenter et que la Bourse avait
-beaucoup baissé. Le premier événement avait pour cause la sécheresse,
-et le second était arrivé parce qu'il y allait avoir une révolution
-terrible. Les ouvriers réclamaient la journée de huit heures et les
-patrons refusaient de la leur accorder. L'ânier annonça avec un sérieux
-prophétique que bientôt il n'y aurait plus d'argent métallique et
-seulement du papier et qu'on allait mettre de nouvelles contributions
-inclusivement jusque sur le bonjour qu'on se donnerait ou se rendrait.
-
-C'est sur ces mauvaises impressions que Benina commença à monter
-l'escalier aussi ruiné qu'obscur, avec ses marches bombées, les parois
-souillées, recouvertes d'indications écrites par les habitants, au
-charbon ou au crayon, auprès des portes de chaque logement, ce qui
-rendait l'aspect intérieur plus sale que l'extérieur; des lumignons
-vacillants l'éclairaient, comme les veilleuses de jour éclairent les
-saints. Au premier étage en partant du ciel, dans le voisinage des
-chats et avec une vue magnifique sur les toits et les mansardes,
-demeurait la jeune dame Obdulia; sa maison, par la largeur et la
-fraîcheur des pièces, aurait ressemblé à un couvent, n'était le peu de
-hauteur des plafonds que l'on touchait de la main. Les tapis et les
-nattes y étaient aussi inconnus que les redingotes ou les chapeaux haut
-de forme au Congo; seulement dans la pièce décorée du nom de cabinet
-il y avait un morceau de feutre éraillé, bleu et rouge et formant des
-carrés. Les meubles d'occasion, avec leurs sièges défoncés, leurs pieds
-invalides, leur aspect boiteux, accusaient les désastres de leurs
-voyages à l'infini dans les voitures de déménagement.
-
-Obdulia elle-même ouvrit la porte à Benina, disant qu'elle l'avait
-entendue monter, et au même instant la bonne vieille se vit assaillie
-par une paire de chats très gentils qui la regardaient en miaulant, le
-poil hérissé, et en se frottant contre elle.
-
-«Les pauvres petites bêtes, dit la jeune femme avec plus de compassion
-pour elles que pour elle-même, elles n'ont point encore mangé!»
-
-La fille de doña Paca portait une robe de chambre de flanelle rose,
-d'une coupe élégante, mais défraîchie par un long usage, le devant
-couvert de taches de chocolat ou de graisse, des trous aux manches,
-la doublure arrachée; enfin tout indiquait un vêtement acheté de
-rencontre, trop large pour la propriétaire actuelle, la précédente
-étant sans doute plus forte de taille. De toute manière, un tel
-vêtement convenait peu quand même à la pauvreté de la femme de
-Luquitas.
-
-«Ton mari n'est pas encore venu cette nuit? lui dit Benina suffoquée
-par la pénible ascension.
-
---Et il n'y a pas de danger qu'il vienne. Il faudrait le chercher à son
-café ou dans ces maisons de perdition avec celles qui lui ont troublé
-la cervelle.
-
---On ne t'a rien porté de la maison de tes beaux-parents?
-
---Non, ce n'est pas le jour. Tu sais bien qu'ils ne m'envoient quelque
-chose que de deux jours l'un. Ils vont manger chez leur tante.
-
---De sorte que tu es comme le caméléon. Tu ne t'affliges pas, tu
-attends que Dieu y pourvoie, et il n'a pas l'air d'y penser; mais me
-voici là à point pour que tu ne jeûnes pas plus que ton dû; que le ciel
-t'en tienne compte.... Mais j'entends une petite toux. Ton cavalier
-servant est-il venu?
-
---Oui, il est ici depuis dix heures. Il m'entretient avec les jolies
-choses qu'il me dit, et, en l'écoutant, je ne m'aperçois pas qu'il n'y
-a à la maison que deux onces de chocolat, une demi-douzaine de dattes,
-et quelques vieux croûtons de pain.... Si tu as apporté quelque chose
-avec toi, il faudrait donner tout d'abord à ces malheureux chats qui
-souffrent et me tourmentent depuis le point du jour. Il me semble
-qu'ils me parlent et qu'ils me disent: «Qu'est devenue notre Nina
-qu'elle ne nous procure plus notre mou?»
-
---Bien, je pourvoirai à tout, mais d'abord je voudrais saluer ce
-cavalier qui, quoique d'âge, sait encore dire de jolies et fines choses
-aux dames.»
-
-Elle entra dans la pièce que l'on nommait le cabinet, et M. de Ponte y
-Delgado se répandit avec elle en compliments de bonne société:
-
-«Toujours votre serviteur, Benina, et inconsolable quand vous brillez
-par votre absence.
-
---Comment! je brille par mon absence!... Quelle phrase disparate vous
-faites, monsieur de Ponte! Ou bien est-ce que nous autres femmes du
-peuple nous n'entendons point ces finesses?... Allez avec Dieu. Je
-reviens à l'instant, car j'ai de quoi donner à manger à la petite et
-à messieurs les chats. Eh bien! que don Frasquito ne dise rien, il a
-dû faire pénitence ici. Je l'invite, moi.... Non, c'est madame qui
-l'invite.
-
---Oh! quel honneur!... J'y suis extrêmement sensible. Mais j'avais
-l'intention de me retirer.
-
---Oui, nous savons que vous êtes toujours convié dans les maisons de
-la noblesse. Mais vous êtes si bon que vous ne dédaignez pas de vous
-asseoir à la table de pauvres gens comme nous.
-
---Considération qui nous est infiniment agréable, dit Obdulia. On sait
-que pour M. de Ponte, c'est un vrai sacrifice que d'accepter une si
-pauvre table....
-
---Pour l'amour de Dieu, Obdulia!...
-
---Mais votre extrême bonté vous inspire ces sacrifices et de bien plus
-grands encore. N'est-ce point vrai, Ponte?
-
---Oui, je me fâcherai avec vous, chère amie, si vous continuez à être
-aussi paradoxale. Vous appelez sacrifice le plus grand plaisir qui
-puisse exister dans la vie.
-
---As-tu du charbon?.... dit avec brusquerie Benina, comme quelqu'un qui
-jette une pierre dans un massif de fleurs.
-
---Je crois qu'il y en a un peu, dit Obdulia, et sinon, va en chercher.»
-
-Nina rentra à l'intérieur de la cuisine et, ayant trouvé du
-combustible, elle se mit à allumer le feu et à installer ses
-casseroles. Durant la prosaïque opération elle conversait avec les
-étincelles et les braises, se servant de l'écran comme d'un tuyau
-acoustique leur disant:
-
-«Je vais avoir une fois de plus le plaisir de donner à manger à ce
-pauvre affamé, qui par fausse honte, ne veut point confesser sa faim.
-Que de misères dans ce monde, Seigneur! On dit justement que plus
-on a vu, plus on verra. Et quand on croit avoir aperçu le fin fond
-de la misère, on trouve tout à coup qu'il y a encore des gens plus
-misérables, car, si une pauvre femme tombe à la rue, on lui donne, elle
-demande et elle mange, et un demi-pain lui suffît pour s'alimenter....
-Mais ceux-ci qui joignent à l'envie de manger l'insurmontable confusion
-de demander, étant timides et délicats de nature; ceux qui ont eu la
-fortune et reçu de l'éducation et qui ont peur de s'abaisser.... Mon
-Dieu, qu'ils sont malheureux! Que de discours ils doivent se faire pour
-ajuster leur vie!... S'il me reste de l'argent, après avoir mangé,
-il faut que je voie comment je m'arrangerai pour trouver la piécette
-qui est nécessaire pour lui payer le lit de cette nuit. Mais non, il
-faudra huit réaux. Je pense que je ne pourrai pas payer encore cette
-nuit.... Et comme cette damnée Bernarda ne fait crédit qu'une fois...,
-il faudra lui payer tout le comptant.... Et comment savoir si on lui
-a fait crédit deux ou trois fois.... Non, si j'avais assez d'argent
-je n'aurais pas le courage de le donner, et même si on me l'offrait,
-j'aimerais mieux dormir à la belle étoile plutôt que de l'enlever à ces
-pauvres gens.... Seigneur! que de choses il faut voir chaque jour dans
-ce monde si grand de la misère!»
-
-Pendant que Benina se livrait à ces réflexions, le langoureux Frasquito
-et l'excellente Obdulia parlaient de mille choses suaves ou agréables,
-bien loin de la triste réalité. Dès qu'ils eurent vu entrer la
-Providence, sous la figure de Benina, la jeune femme s'était trouvée
-soulagée de ses inquiétudes et de ses angoisses et, pour le même motif,
-le chevalier respirait à l'aise, et leurs papilles furent agréablement
-chatouillées à l'idée de voir conjuré, au moins pour ce jour, le grave
-conflit des subsistances. L'un et l'autre, femme terre à terre et
-homme galant, possédaient, au milieu de leur radicale pénurie, une
-richesse incommensurable, inépuisable, extrêmement efficace, toujours
-monnayable, extraite de l'inépuisable mine de leur propre esprit, et,
-bien qu'ils usassent avec prodigalité des produits de cette mine, plus
-ils en usaient, plus ils en avaient à leur disposition. Cette richesse
-consistait dans la précieuse faculté d'abandonner la réalité quand
-ils le voulaient, pour se transporter dans un monde imaginaire, tout
-de bonheur, de plaisirs et de choses agréables. Grâce à cette divine
-faculté, il arrivait qu'en mainte occasion ils ne s'apercevaient pas
-de leurs énormes malheurs; car, lorsqu'ils se voyaient privés de tous
-les biens positifs, ils sortaient de leur imagination le cor d'Amalthée
-et ils n'avaient qu'à souffler dedans pour en voir sortir tous les
-biens idéaux. Ce qu'il y avait de plus curieux, c'est que M. de Ponte
-y Delgado, bien que trois fois au moins aussi âgé qu'Obdulia, la
-dépassait en puissance imaginative, car, à son déclin, les illusions de
-l'enfance semblaient lui revenir.
-
-Don Frasquito était ce qu'on appelle vulgairement une âme du bon Dieu.
-On ne connaissait pas son âge et il fallait renoncer à le savoir, car
-les archives de l'église d'Algeciras, où il avait été baptisé, avaient
-été brûlées. Il possédait le rare privilège physique d'une conservation
-qui pouvait rivaliser avec celle des momies d'Égypte et qu'aucune
-privation, aucune contrariété, n'arrivait à modifier. Ses cheveux
-étaient restés noirs et abondants; la barbe, non; mais il parvenait,
-grâce à un peu de teinture, à harmoniser l'une avec l'autre. Il portait
-les cheveux tombant sur le front, non à la romantique, ébouriffés et
-touffus, mais comme on les portait en 1850, bien lustrés et avec la
-raie de côté, les mèches bien rabattues sur les oreilles. Le mouvement
-de sa main pour ajuster et modeler à leur place ces deux mèches était
-devenu un mouvement de seconde nature, vrai tic physiologique, qui
-arrivait à faire partie de sa manière d'être naturelle. Certainement,
-avec ses bandeaux et ses coques, sa barbe luisante et teinte, le visage
-de Frasquito était de ceux que l'on peut appeler poupins, à cause de je
-ne sais quelle expression d'ingénuité et de confiance qui ressortait
-de son nez petit et de ses yeux jadis vifs devenus languissants. Ils
-regardaient toujours avec attendrissement, lançant leurs rayons
-d'astre couchant, mélancoliquement au milieu d'un brouillard de larmes
-chassieuses, coulant à travers de rares cils et de grandes pattes
-d'oie. Deux choses entre autres étaient un motif de grand orgueil pour
-de Ponte y Delgado, à savoir: ses cheveux et son petit pied. Dans les
-plus grandes adversités, au milieu des mortifications les plus grandes,
-des abstinences les plus inéluctables, il se résignait facilement;
-mais porter de vieilles chaussures qui auraient compromis la structure
-parfaite et les gracieuses proportions de son pied, cela était
-impossible, il ne fallait pas le lui demander.
-
-
-
-
-XV
-
-
-Nous n'avons pas parlé du grand art de conserver les vêtements.
-Personne comme lui ne savait découvrir dans les loges de portiers de
-maisons excentriques d'habiles tailleurs qui, pour une somme modique,
-savaient habilement retourner une pièce dans un vêtement; personne ne
-savait, comme lui, traiter avec délicatesse les vêtements, pour les
-défendre contre l'usure constante, de façon que leur durée défie celle
-des années, en se conservant dans la forme la plus pure; personne ne
-savait, comme lui, employer la benzine pour faire disparaître les
-taches, redresser les plis avec la main, étirer les habits, corriger
-la déformation des genoux. Ce que pouvait lui durer un chapeau,
-cela ne saurait se dire. Pour le vérifier, il ne suffirait pas de
-compulser toutes les chronologies de la mode, car, à force d'être
-ancienne, la forme de son chapeau en arrivait à paraître moderne; le
-lissage de la soie et les soins maternels contribuaient à entretenir
-cette illusion. Les autres parties du vêtement, si elles égalaient en
-longévité le chapeau, ne pouvaient lutter avec lui pour dissimuler leur
-âge, car avec les transformations et les retournements, les reprises
-et les pièces, elles n'étaient plus que l'apparence d'elles-mêmes.
-D. Frasquito portait en toute saison un petit paletot d'été clair;
-c'était son vêtement le moins âgé, et il lui servait à cacher, boutonné
-jusqu'au cou, tout ce qu'il portait ou ne portait pas sur lui, sauf la
-partie basse de son pantalon. Dieu seul et Ponte se doutaient de ce que
-recouvrait le petit paletot.
-
-Je ne crois pas qu'il ait jamais existé de personne plus inoffensive,
-mais je ne crois pas non plus qu'on put en rencontrer d'aussi
-inutile. Ponte n'avait jamais servi à rien; sa misère seule suffisait
-à l'indiquer, et elle était impossible à dissimuler en ce triste
-accident de sa vie. Il avait hérité d'une petite fortune, il avait
-occupé quelque bon emploi, et n'avait jamais eu de charges de famille,
-parce qu'il s'était pétrifié dans le célibat, d'abord par adoration de
-lui-même, ensuite parce qu'il avait perdu son temps à chercher, avec
-un scrupule excessif et un soin tout spécial, un mariage de convenance
-qu'il ne rencontra pas et ne pouvait pas rencontrer, avec les chances
-déraisonnables et impossibles qu'il désirait trouver. Ponte y Delgado
-avait consacré sa vie au monde, vêtu avec une élégance affectée,
-fréquentant, je ne dirai pas les salons, parce qu'autrefois on n'usait
-pas beaucoup de cette appellation, mais quelques maisons agréables et
-distinguées. Les vastes salons étaient peu nombreux, et Frasquito, bien
-qu'il se vantât d'en avoir fréquenté en son temps, n'en avait guère
-aperçu plus loin que la porte. Dans les réunions qu'il fréquentait
-et dans les bals auxquels il assistait, comme dans les casinos et
-autres centres de réunions masculines, nous ne dirons point qu'il
-détonnait, mais il se distinguait fort peu par son génie naturel et il
-lui manquait ce mélange de correction, de bon ton et d'air dédaigneux
-qui constituent la véritable élégance. Très affecté dans ses manières,
-cela, oui; très occupé de ses gants, très préoccupé de sa cravate, de
-son pied petit, il était agréable aux dames, sans en intéresser aucune,
-tolérable pour les hommes, dont quelques-uns l'estimaient même.
-
-Seulement, dans notre société hétérogène, libre de scrupules et de
-préjugés, il arrive quelquefois qu'un petit nobliau, possesseur de
-quatre sous vaillants, ou employé à demi-solde, puisse coudoyer
-les marquis et les comtes de sang bleu et les gens riches dans les
-centres de fausse élégance; là où l'on voit encore se réunir et se
-fréquenter ceux qui exploitent la vie somptueuse pour leurs affaires,
-leurs vanités ou leurs audacieuses amours, et aussi ceux qui vont
-danser ou dîner avec les dames sans autre but que de se procurer des
-recommandations pour un congé ou la faveur d'un chef pour manquer
-impunément aux heures de bureau. Je ne dis pas cela pour Frasquito
-de Ponte, qui était plus qu'un pauvre diable au temps de son apogée
-sociale. Sa décadence ne commença à se manifester d'une façon notoire
-que depuis 1859. Il se défendit héroïquement jusqu'en 1868, et à
-l'arrivée de cette année, marquée dans son destin par des points très
-noirs, le pauvre infortuné se trouva plongé jusqu'au cou dans les
-abîmes de la misère la plus profonde, et cela pour n'en plus sortir.
-Il avait mangé durant les années antérieures les derniers restes de sa
-fortune. L'emploi qu'il avait obtenu à grand'peine de Gonzalez Bravo
-lui fut malheureusement enlevé par la révolution: il n'en avait pas
-joui longtemps et il n'avait pas su économiser.
-
-Le malheureux se trouva, comme on dit, avec le jour et la nuit
-pour toute rente; toutefois, il lui restait encore la compassion
-discrète de quelques amis qui le reçurent à leur table. Mais les
-bons amis moururent ou se lassèrent et les parents ne se montrèrent
-pas compatissants. Il souffrit la faim, le complet dénuement, les
-privations de tout ce qui avait été son plus grand plaisir, et
-pourtant, dans une aussi critique occurrence, sa délicatesse innée et
-son amour-propre furent comme une pierre attachée à son cou, qui aurait
-facilité son immersion et sa noyade; il n'était pas homme à importuner
-ses amis par des sollicitations d'argent, à les «taper» indiscrètement,
-et c'est seulement dans de si rares occasions qu'on peut les compter,
-dans de vraies situations critiques, en vrai péril de mort, qu'il
-s'aventura à tendre une main pour demander des secours décisifs dans
-la lutte épuisante contre l'extrême misère, mais cette main était pour
-cette circonstance et afin de sauver l'apparence recouverte d'un
-gant qui, quoique décousu et déchiré, était pourtant encore un gant.
-Bien que mourant de faim, Frasquito ne pouvait rien faire sans une
-certaine dignité. Il était entré une fois en se cachant dans le cabaret
-Boto, pour y manger deux réaux de bouilli, avant de se présenter dans
-une bonne maison, dans laquelle, si on le recevait gracieusement, on
-l'avait blessé dans son amour-propre par d'innocences plaisanteries, en
-lui jetant à la face sans ménagement son parasitisme sans façon.
-
-Le malheureux recherchait, avec une angoisse pleine d'anxiété, tous
-les moyens de gagner sa vie, si peu lucratifs qu'ils fussent; mais
-ses talents très limités rendaient encore plus ardue une réussite
-déjà naturellement si difficile pour ceux qui sont capables. Il se
-remuait tellement qu'il parvint enfin à trouver quelques petites
-occupations, indignes certainement de sa situation antérieure, mais
-qui lui permirent encore de vivre quelque temps sans trop s'abaisser.
-Sa misère extrême pouvait encore se cacher sous un vernis de dignité.
-Recevoir une courte aide pécuniaire comme répétiteur dans un collège
-ou comme employé auxiliaire chez un boutiquier de la rue de Ségovie,
-pour toucher ou déposer des factures, c'était certes une aumône reçue,
-mais si bien dissimulée que vraiment il n'y avait aucun déshonneur
-à la recevoir. Il mena une vie misérable durant quelques années,
-habitant solitairement les maisons du sud, sans jamais aller du côté
-de celles du centre ou du nord, de peur de rencontrer quelques-unes
-de ses connaissances d'autrefois qui auraient pu le voir mal chaussé
-et encore plus mal vêtu, et, ayant perdu ces quelques facilités qu'il
-avait trouvées, il en chercha d'autres, allant jusqu'à accepter, non
-sans scrupules et crispations de nerfs, la charge de commissionnaire ou
-commis voyageur pour une fabrique de savons, pour laquelle il courait
-de boutique en boutique et de maison en maison pour chercher à en
-placer de son mieux les produits. Mais le pauvre diable avait si peu
-de malice et de salive à sa disposition pour opérer ses placements,
-qu'il se retrouva bientôt dans la rue. En dernier lieu, le ciel lui
-avait envoyé une vieille femme de la confrérie de Saint-André, qui
-l'avait chargé de tenir les comptes d'un restant de commerce de cierges
-qu'elle liquidait, en cédant de petites parties aux paroisses et
-congrégations. Le travail était léger, on lui donnait pour le faire
-deux piécettes par jour, avec lesquelles il réalisait le miracle
-de vivre en se procurant le repas et le lit, nous ne disons pas le
-logement, car véritablement il n'était pas logé. En effet, depuis
-l'année 1880, qui fut terrible pour l'infortuné Frasquito, il s'était
-vu obligé de renoncer à avoir une chambre à lui, et après quelques
-jours d'une horrible crise, pendant lesquels il eut le loisir de se
-comparer au colimaçon, parce qu'il portait comme lui toute sa maison
-sur son dos, il s'était entendu avec la seña Bernarda, la patronne
-des dortoirs de la rue du Mediodia-Grande, femme très disposée à
-le recueillir, sachant apprécier les gens. Pour trois réaux, elle
-lui donnait un lit d'une piécette et, tenant compte des manières
-particulièrement distinguées du paroissien, pour un seul réal en plus,
-elle lui permit de placer sa malle dans un recoin intérieur où il fut
-encore autorisé à passer une heure tous les matins pour ajuster ses
-vêtements, faire sa toilette et procéder à sa teinture et à l'emploi
-de ses cosmétiques. Il entrait là comme un cadavre et il en ressortait
-méconnaissable, propre, sentant bon et reluisant de beauté.
-
-Le restant de la piécette était employé par lui pour manger et se
-vêtir.... Problème immense, incalculable algèbre! Avec tous ces
-arrangements, il avait conquis un calme relatif, parce qu'il n'eut
-pas à souffrir l'humiliation de demander de secours. Mauvais ou bon,
-droit ou tordu, l'homme avait un moyen de vivre, et il vivait, et il
-respirait, et il lui restait encore quelques instants pour pratiquer
-une chevauchée dans les champs et les espaces imaginaires. Son très
-honnête commerce avec Obdulia, qui naquit de la connaissance de doña
-Paca et des relations commerciales de la vieille marchande de cire
-avec l'homme des pompes funèbres, son beau-père, s'il apporta à de
-Ponte la consolation qui naît de la concordance des idées, des goûts et
-des affections, le mit toutefois dans ce grave compromis de négliger
-les choses de la bouche pour s'acheter une paire de bottes neuves,
-car celles qui étaient seules à lui offrir leurs services étaient
-horriblement défigurées, et nous savons que notre pauvre nécessiteux
-supportait tout, excepté d'entrer dans les régions éthérées de l'idéal
-avec un pied mal chaussé.
-
-
-
-
-XVI
-
-
-Avec l'épouvantable déficit qu'entraînèrent dans son mince budget
-les bottes neuves et autres articles de véritable superflu, tels
-que pommade, cartes de visite et dans lesquels Frasquito engloutit
-des sommes relativement considérables, le pauvre homme se trouva le
-ventre vide, sans savoir comment il arriverait à le remplir. Mais la
-Providence, qui n'abandonne jamais les braves gens, lui porta remède
-dans la maison d'Obdulia, qui lui tuait la faim quelques jours, en
-le priant de lui tenir compagnie à table, et il est certain qu'il ne
-fallait pas user peu de salive pour le faire acquiescer et vaincre
-sa délicatesse et sa courtoisie. Benina, qui lisait la faim sur son
-visage, mettait moins d'étiquette dans ses procédés et le servait
-avec brusquerie, riant à part elle des mignardises et des manières de
-faire la petite bouche, avec lesquelles il couvrait délicatement son
-acceptation empressée.
-
-Ce jour particulièrement qui se présentait si sinistre, et que
-l'apparition de Benina changea en l'un des plus heureux, Obdulia et
-Frasquito, lorsqu'ils eurent compris que le grave problème de la
-réfection organique était résolu, se lancèrent à cent mille lieues de
-la réalité, pour baigner leurs âmes dans la rosée ambiante des biens
-imaginaires. Le cercle des idées de Ponte était extrêmement limité;
-celles qu'il avait pu acquérir durant les vingt années de son apogée
-sociale s'étaient cristallisées, et si, d'un côté, elles ne subirent
-aucune modification, d'autre part, il n'en acquit aucune nouvelle. La
-misère le sépara de ses anciennes amitiés et relations, et, de même
-que son corps se momifiait, sa pensée passait, elle aussi, à l'état
-fossile. Dans sa compréhension des choses, il n'avait pas dépassé
-les lignes de niveau de 68 et 70. Il ignorait des choses que chacun
-sait: il ressemblait à un oiseau tombé du nid ou à un homme tombé des
-nues; il jugeait les événements et les personnes avec une innocente
-candeur. L'humiliation de son état affligeant et la retraite qui en
-fut la conséquence n'étaient point une des moindres raisons de son
-abaissement moral et de la pauvreté de ses idées. Dans la crainte
-qu'il ne lui fût fait mauvais visage, il passait des semaines entières
-sans sortir de son quartier, et, comme aucune nécessité impérieuse ne
-l'appelait dans le centre, il ne passait jamais la place Mayor. Il
-était continuellement hanté par la monomanie centrifuge; il préférait
-pour ses promenades les rues obscures et détournées où l'on rencontrait
-rarement un chapeau haut de forme. Dans de tels endroits, jouissant du
-calme, de l'oisiveté et de la solitude, son pouvoir imaginatif évoquait
-les temps heureux ou créait des êtres et des choses au goût et à la
-mesure d'un pauvre rêveur.
-
-Dans ses entretiens avec Obdulia, Frasquito racontait indéfiniment sa
-vie sociale et élégante d'autrefois, avec des détails intéressants;
-comment il avait été admis aux soirées de madame une telle ou de la
-marquise de ci; quelles personnes distinguées il avait connues là,
-quels étaient leurs caractères, leurs habitudes et leur façon de
-s'habiller. Il énumérait les maisons somptueuses où il avait passé
-tant d'heures heureuses, dans le commerce des personnes des deux sexes
-les plus aimables de tout Madrid, se récréant par des conversations
-charmantes et autres passe-temps délicieux. Quand la conversation
-tombait sur les choses de l'art, Ponte, qui était fou de musique,
-entonnait des passages de _Norma_ ou de _Marie de Rohan_, qu'Obdulia
-écoutait dans l'extase. D'autres fois, se lançant dans la poésie, il
-récitait les vers de don Gregorio Romero Larrañaga et d'autres poètes
-de ces temps niais. L'ignorance radicale de la jeune femme offrait un
-terrain singulièrement propice pour ces essais d'éducation littéraire,
-car tout était nouveau pour elle, tout lui causait le ravissement que
-peut éprouver un enfant auquel on offre son premier jouet.
-
-La jeune fille--nous pouvons bien l'appeler ainsi, bien qu'elle fût
-mariée et qu'elle eût fait une fausse couche--ne pouvait se rassasier
-de recueillir des informations et des renseignements sur la vie de
-société et, bien qu'elle en eût quelque lointaine connaissance, par
-souvenirs vagues de son enfance, ou par ce que sa mère lui en avait
-raconté, elle trouvait dans les descriptions et peintures de Ponte un
-enchantement et une poésie plus grands. Sans aucun doute, la société
-du temps de Ponte était plus belle que celle d'aujourd'hui, les hommes
-étaient plus fins, les femmes plus jolies et plus spirituelles.
-
-Sur la demande d'Obdulia, l'élégant fossile décrivait les réceptions et
-les bals, avec toutes leurs magnificences; le buffet ou ambigu, avec
-ses mets, gâteaux et rafraîchissements variés; il contait les aventures
-amoureuses qui avaient fait causer autrefois; il énumérait les règles
-de bonne éducation qui, pour lors, étaient en usage pour les plus
-petits détails de la vie élégante, et il faisait le panégyrique des
-beautés qui brillaient en son temps et qui étaient mortes aujourd'hui
-ou retirées dans les coins comme des vieilleries. Il ne laissait point
-au fond de l'encrier ses propres petites aventures ou ses fredaines
-amoureuses, ni les désagréments que pour ces choses il dut avoir avec
-des maris irrités ou des frères susceptibles. Il en était résulté
-qu'il avait eu aussi son petit duel correspondant, certainement, avec
-témoins, conditions, choix des armes, querelles pour un oui ou un
-non, et enfin choc des sabres, le tout se terminant en un fraternel
-déjeuner. Un jour après l'autre, il en était venu à conter toutes les
-péripéties de sa vie sociale, laquelle contenait toutes les variétés
-d'un naïf libertinage, de l'élégance pauvre et de la nigauderie la plus
-honnête. Frasquito était aussi un grand amateur de l'art scénique et
-il avait joué sur différents théâtres de société des rôles principaux
-dans _Fleur d'un jour_ et la _Mèche de ses cheveux_. Il se rappelait
-encore des passages et des morceaux de ces deux rôles, qu'il répétait
-avec une emphase déclamatoire et qu'Obdulia écoutait avec ravissement,
-les _yeux gros de larmes_, pour employer le style de l'époque. Il
-raconta aussi, et il lui fallut pour cela deux séances entières,
-le bal costumé donné pour la fête de naissance de Maricastaña, une
-marquise ou baronne de je ne sais plus quoi. Frasquito, dût-il vivre
-mille ans, ne saurait oublier cette fête splendide à laquelle il avait
-assisté vêtu en brigand calabrais. Et il se rappelait tout, absolument
-tous les costumes et il les décrivait, les spécifiait, sans omettre
-le moindre petit ruban ou galon. Il est certain que les préparatifs
-de son déguisement, les pas qu'il dut faire pour se procurer les
-éléments caractéristiques de son costume lui prirent tant de temps,
-nuit et jour, qu'il dut manquer des semaines entières à son bureau et
-de là vint sa première absence et de cette première absence tout le
-commencement de ses traverses.
-
-Frasquito pouvait encore, bien que sur une très petite échelle,
-satisfaire la curiosité d'Obdulia sur un autre point et lui donner
-l'illusion des voyages. Il n'avait pas fait le tour du monde, non,
-certes; pourtant il était allé à Paris, et pour un élégant cela
-suffisait peut-être bien. Paris! Et comment était Paris? Obdulia
-dévorait des yeux le narrateur, quand celui-ci rapportait avec
-d'hyperboliques saillies les merveilles de la grande ville, rien moins
-qu'à la fulgurante époque du second empire. Ah! l'impératrice Eugénie,
-les Champs-Élysées, les boulevards, Notre-Dame, le Palais-Royal!...
-Et, pour que tout entre dans la description, Mabille, les lorettes!...
-Ponte n'était resté qu'un mois et demi, vivant avec une grande
-économie, mettant à profit le temps, jour et nuit, pour que rien de ce
-qu'il avait à voir ne pût lui échapper. Et, durant ces quarante-cinq
-jours de liberté parisienne, il éprouva des jouissances indicibles, et
-il rapporta à Madrid des souvenirs et impressions de quoi conter durant
-trois années de suite. Il avait tout vu, le grand et le petit, le beau
-et le rare; il avait fourré son nez partout, et il faut avouer qu'il
-s'était permis aussi un peu de libertinage, désirant connaître les
-enchantements secrets et les grâces séductrices qui rendent tous les
-peuples esclaves, les faisant tributaires de la voluptueuse Lutèce.
-
-«La vie doit être très chère à Paris, lui dit son amie. Ah! monsieur de
-Ponte, ce n'est point plaisir à l'usage des pauvres gens.
-
---Non, non, vous vous trompez. Quand on sait s'arranger, on peut vivre
-comme on veut. Je dépensais de quatre à cinq napoléons par jour, et
-j'ai tout vu. J'avais vite appris à connaître les correspondances des
-omnibus et j'allais aux endroits les plus éloignés pour quelques sous.
-Il y a des restaurants bon marché où l'on vous sert pour peu d'argent
-de très bons plats. Il est vrai pourtant de dire qu'en honoraires,
-qu'ils appellent là-bas «pourboire», on dépense plus que le compte;
-mais croyez-moi, on le donne volontiers en se voyant traité avec tant
-d'amabilité. Vous n'entendez à chaque minute que le mot: pardon, pardon.
-
---Mais parmi les mille choses que vous avez vues, Ponte, vous oubliez
-le meilleur. N'avez-vous pas vu les grands hommes?
-
---Je dois vous le dire. Comme nous étions en été, les grands hommes
-étaient allés aux eaux. Victor Hugo, comme vous savez, était en exil.
-
---Et Lamartine, ne l'avez-vous point vu?
-
---Hélas! à cette époque, l'auteur de _Graziella_ était mort. Un soir,
-les amis qui m'accompagnaient dans mes promenades me montrèrent la
-maison de Thiers, le grand historien, et ils me conduisirent au café
-où Paul de Kock avait coutume d'aller boire sa chope l'hiver.
-
---Celui des nouvelles pour faire rire? Il a de la grâce; mais ses
-indécences et ses cochonneries me sont fastidieuses.
-
---J'ai vu aussi le cordonnier qui faisait les bottes d'Octave Feuillet.
-Pour sûr que je m'en suis commandé une paire qui, ma foi, m'a bien
-coûté six napoléons: mais quelle façon, quel genre! Elles m'ont duré
-jusqu'à la mort de Prim!
-
---Cet Octave, de quoi est-il auteur?
-
---De _Sibylle_ et autres œuvres charmantes.
-
---Je ne le connais pas, je le confondais avec Eugène Sue qui a écrit,
-si je m'en souviens bien, les _Péchés capitaux_ et _Notre-Dame de
-Paris_.
-
---Vous voulez dire les _Mystères de Paris_.
-
---Parfaitement.... Aïe! je me suis trouvé malade, quand je lisais cette
-œuvre, de la grande impression qu'elle me produisit!
-
---Vous vous identifiiez sans doute avec les personnages et vous viviez
-leur vie.
-
---Exactement. Même chose m'est arrivée avec _Maria ou la fille de
-l'ouvrier_....»
-
-En ce moment, Benina les vint avertir que la pitance était prête,
-et ils n'eurent que le temps de se jeter sur elle et de rendre les
-honneurs dus à la petite tourte au poisson et aux petites tranches de
-viande frite avec les pommes de terre. Maître de sa volonté dans tous
-les actes exigeant du décorum et du savoir-vivre, Ponte sut prendre
-empire sur ses nerfs afin de ne pas laisser paraître la férocité de la
-faim qui le dévorait depuis longtemps.
-
-Benina, avec une assurance engageante, lui disait:
-
-«Mangez, mangez, monsieur de Ponte; bien que ce ne soit pas une
-nourriture recherchée comme celle qu'on vous offre dans d'autres
-maisons, elle ne vous fera point mal.... Les temps sont durs.... Il
-faut regarder à tout....
-
---Madame Nina, répliquait le _proto-cursi_[2], je vous assure, je
-vous donne ma parole d'honneur que vous êtes un ange; j'incline à
-croire qu'un être bienfaisant et mystérieux, qui est une véritable
-personnification de la Providence, est incarné en vous, de la
-Providence comme l'entendent les peuples anciens et modernes.
-
- [2] Mot espagnol intraduisible; c'est quelque chose comme «snob».
-
---Dieu vous approuve, lui qui seul comprend les sottises gracieuses
-comme vous savez en dire!»
-
-
-
-
-XVII
-
-
-Avec la substance réparatrice du déjeuner, les corps semblaient
-renaître et les esprits fortifiés étaient disposés à reprendre leur
-vol vers les régions les plus élevées. Installés de nouveau dans le
-parloir, Ponte se prit à raconter les délices des étés de Madrid dans
-son beau temps. Au Prado se réunissaient toute la crème et la fleur de
-Madrid. Les gens aisés faisaient un séjour à la Granja. Il avait visité
-plus d'une fois le royal séjour et il avait assisté aux grandes eaux.
-
-«Et moi qui n'ai rien vu, rien! s'écriait Obdulia avec tristesse, en
-laissant lire dans ses yeux un découragement enfantin. Croyez bien que
-j'aurais été tout à fait niaise si Dieu ne m'avait pas donné la faculté
-bénie de me figurer les choses que je n'ai jamais vues. Vous ne pouvez
-point vous imaginer combien j'aime les fleurs, je me meurs pour elles.
-Autrefois maman me permettait d'avoir des fleurs sur le balcon; mais
-elle me l'a défendu ensuite, parce qu'un jour je les avais tellement
-arrosées que l'eau est tombée dans la rue, et l'agent de police est
-venu nous faire un procès-verbal et nous avons dû payer l'amende.
-Chaque fois que je passe devant un jardin, je suis émerveillée en le
-regardant. Que je serais heureuse de voir ceux de Valence, de la Granja
-et ceux d'Andalousie!... Ici, c'est à peine si nous voyons des fleurs,
-et celles que nous voyons arrivent par chemin de fer et sont toutes
-fanées. Mon désir serait de les voir sur pied. On dit qu'il y a tant
-d'espèces de roses; je voudrais les voir, Ponte; je désire aspirer leur
-arome. Il y en a, paraît-il, de petites, de grandes, d'incarnat, de
-blanches, de toutes variétés. Je voudrais voir une grande plante de
-jasmin, grande, grande, à l'ombre de laquelle je puisse me mettre. Et
-comme je serais charmée en voyant les mille petites fleurs tomber sur
-mes épaules et parsemer ma chevelure!... Je rêve d'avoir un magnifique
-jardin avec une serre.... Ah! ces serres avec des plantes tropicales,
-des fleurs extrêmement rares, je voudrais les avoir, moi. Je me figure
-comment elles sont, et je meurs de chagrin de ne pouvoir les posséder.
-
---Moi, j'ai vu celles de don José Salamanca en son bon temps, fit de
-Ponte. Figurez-vous qu'elles étaient grandes comme cette maison et
-celle d'à côté réunies. Figurez-vous des palmiers et des fougères de
-grande stature et des pins d'Amérique avec leurs fruits. Il me paraît
-encore que je les vois.
-
---Et moi aussi. Tout ce que vous me décrivez, je le vois parfois,
-rêvant et voyant des choses qui n'existent pas, c'est-à-dire des
-choses qui existent ailleurs, à ce que je me dis; je me demande: Et
-pourquoi n'arriverait-il pas un jour où j'aurais, moi aussi, une
-maison magnifique, élégante, avec salons, serres?... Les grands hommes
-viendraient s'asseoir à ma table, et je causerais avec eux et ils
-m'instruiraient.
-
---Pourquoi cela n'arriverait-il pas? Vous êtes très jeune et vous
-avez devant vous un long espace de l'existence. Tout ce que vous
-voyez en songe, considérez-le comme une réalité possible, probable.
-Vous donnerez des dîners de vingt couverts, une fois par semaine,
-les mercredis, les lundis.... Je vous conseille, en vieil habitué
-des choses du monde, de ne jamais avoir plus de vingt couverts et de
-n'inviter pour ces jours-là que des personnes de choix.
-
---Certainement..., le meilleur..., la crème....
-
---Les autres jours, six couverts, les convives intimes, pas un de
-plus; des personnes de la famille, vous savez? des personnes alliées à
-vous, qui vous portent respect et affection. Comme vous êtes si belle,
-vous aurez des adorateurs.... Cela, vous ne pourrez l'éviter.... Vous
-ne manquerez pas de vous trouver dans un certain péril, Obdulia. Je
-vous conseille d'être aimable avec tout le monde, très polie, très
-courtoise; mais si quelqu'un cherche à se mettre en avant, revêtez-vous
-de dignité, montrez-vous plus froide que le marbre et dédaigneuse comme
-une reine.
-
---J'ai pensé de même et j'y pense à toute heure. Je serai si occupée
-à me divertir qu'il ne m'arrivera aucune chose mauvaise. Quel plaisir
-d'aller à tous les théâtres! Ne manquer ni un opéra, ni un concert, ni
-une représentation de drame ou de comédie, ni une première, ni rien,
-grand Dieu, rien! Tout se bornera à voir et à jouir.... Mais croyez
-bien une chose, et je vous le dis avec tout mon cœur, au milieu de tout
-ce mouvement extraordinaire, je serai particulièrement heureuse de
-faire beaucoup d'aumônes, j'irai à la recherche des pauvres les plus
-désemparés pour les secourir et... enfin, je désire avant tout qu'il
-n'y ait plus de pauvres.... C'est vrai, Frasquito, qu'il ne devrait
-plus y en avoir!
-
---Certainement, madame. Vous êtes un ange et, avec la baguette magique
-de votre bonté, vous saurez faire disparaître toutes les misères.
-
---Oui, je me figure que tout cela est une vérité, quand vous me le
-dites. Je suis ainsi faite. Voyez ce qui m'arrive: il y a un instant
-nous parlions de fleurs; depuis ce moment, il m'arrive aux narines une
-odeur magnifique. Il me semble que je suis dans ma serre au milieu des
-fleurs les plus rares et sentant leur parfum délicieux. Et, maintenant
-que nous parlons de secourir la misère, j'étais tentée de vous dire:
-Frasquito, dressez-moi une liste des pauvres que vous connaissez, pour
-commencer à distribuer les aumônes.
-
---La liste se dressera promptement, ma chère dame, dit Ponte, subissant
-la contagion de ce délire imaginatif et pensant à part lui que cette
-liste devrait bien s'ouvrir avec le nom du plus grand besogneux qu'il
-connût au monde: Francisco Ponte y Delgado.
-
---Mais il faut encore attendre pour cela, ajouta Obdulia retombant tout
-d'un coup dans la réalité, pour rebondir une autre fois, comme une
-balle élastique et atteindre de nouveau les hauteurs. Mais, dites-moi,
-dans ces courses au travers de Madrid, pour soulager toutes ces
-misères, je me fatiguerai beaucoup, n'est-il pas vrai?
-
---Mais à quoi servirait donc alors votre voiture?... Je pars de la base
-que vous avez une grande situation.
-
---Vous m'accompagnerez, n'est-ce pas?
-
---Certainement.
-
---Et je vous verrai vous promenant à cheval à la Castellana?
-
---Je ne dis pas non. J'ai été autrefois un parfait cavalier. Je ne
-monte point mal.... Mais, puisque nous avons parlé d'équipage, je vous
-conseille beaucoup de ne pas avoir de voitures à vous... et de vous
-entendre avec un loueur. Il y en a qui servent bien leurs clients. Vous
-vous éviterez ainsi de grands cassements de tête.
-
---Et que vous semble? dit Obdulia que rien n'arrêtait plus, étant donné
-que je dois voyager, par où commencerai-je? Par l'Allemagne ou la
-Suisse?
-
---Tout d'abord Paris....
-
---C'est que je me figure que j'ai déjà vu Paris.... C'est de l'histoire
-ancienne.... Je l'ai vu, et, étant donné que j'en reviens, où diriger
-mes pas vers un autre pays?
-
---Les lacs de la Suisse sont une belle chose. Vous ne devez point
-oublier les ascensions des Alpes, pour voir les chiens du mont
-Saint-Bernard, les glaciers immenses et autres merveilles de la nature.
-
---Là, je me rassasierai d'une chose qui me plaît énormément, de beurre
-de vache bien frais.... Dites-moi, Ponte, en toute franchise, quelle
-est la couleur qui me va le mieux, suivant vous, le rose ou le bleu de
-ciel?
-
---Je vous affirme que toutes les couleurs de l'iris vous vont bien; je
-dis mieux: ce n'est pas que telle ou telle couleur ferait plus ou moins
-ressortir votre beauté, mais que votre beauté est telle qu'elle peut
-rehausser toutes les couleurs qu'on lui appliquerait.
-
---Merci.... Que c'est joliment dit!
-
---Moi, si vous me le permettez, déclara le vieux galantin fané,
-sentant à son tour le vertige des hauteurs, je ferai la comparaison
-de votre figure avec la figure et le visage de.... Devinez qui?...
-de l'impératrice Eugénie, qui est le prototype de l'élégance, de la
-beauté, de la distinction....
-
---Pour Dieu, que dites-vous, Frasquito?
-
---Je ne dis que ce que je pense. Je n'ai point cessé de penser à cette
-femme idéale depuis que je l'ai vue à Paris se promenant au Bois avec
-l'empereur. Je l'ai revue mille fois depuis, quand je flâne dans les
-rues en rêvant tout éveillé, ou quand, tourmenté par l'insomnie,
-j'entends tomber les heures mortes dans mes appartements. Il me semble
-que je la vois en ce moment, que je la vois toujours.... Est-ce une
-idée? Est-ce un... je ne sais quoi? Je suis un homme qui adore l'idéal,
-qui ne pense pas seulement à la «vile matière». Je méprise «la vile
-matière», je sais me détacher de ce fragile limon....
-
---J'entends, j'entends.... Continuez.
-
---Je dis que dans mon esprit vit l'image de cette femme.... Je la vois
-comme un être tangible, comme un être.... Je ne saurais m'expliquer....
-Comme un être, non figuré, mais pourtant tangible....
-
---Oh! oui, je comprends. La même chose m'arrive à moi.
-
---Avec elle?
-
---Non..., avec...; je ne sais pas avec qui.»
-
-Pour un instant, Frasquito crut que l'être idéal d'Obdulia était
-l'empereur. Incité à compléter sa pensée, il continua ainsi:
-
-«Eh bien, mon amie, moi qui connais, dis-je, Eugénie de Guzman, je
-soutiens que vous êtes comme elle et qu'elle et vous vous ne faites
-qu'une seule et même personne.
-
---Je ne puis croire qu'une semblable ressemblance existe, Frasquito,
-répliqua la jeune femme troublée, les yeux brillant de plaisir.
-
---La physionomie, l'aspect du visage, de profil comme de face,
-l'expression, la tournure, la façon de regarder, le geste, la démarche,
-tout, tout est pareil. Croyez-moi, je dis la vérité.
-
---Il peut se faire qu'il y ait quelque apparence..., indiqua Obdulia
-rougissant jusqu'à la racine des cheveux. Mais nous ne sommes point
-pareilles; cela, non.
-
---Comme deux gouttes d'eau. Et si vous vous ressemblez entièrement
-au physique, dit Frasquito, entrant dans le dire d'Obdulia et sur
-un ton franchement naturel, la ressemblance morale n'est pas moins
-grande; dans l'apparence, dans l'air de la personne qui est née ou vit
-dans la position la plus élevée, il y a quelque chose qui révèle une
-supériorité à laquelle chacun rend hommage. En somme, je sais ce que
-je dis. Je ne vois jamais d'une façon plus frappante la ressemblance
-que lorsque vous donnez un ordre à Benina; je me figure que je vois Sa
-Majesté donnant des ordres à ses chambellans.
-
---Quoi, que dites-vous?... Cela ne peut être, Ponte.... Cela ne peut
-être.»
-
-La jeune femme était prise d'un rire nerveux dont la violence et la
-durée paraissaient annoncer une attaque de nerfs. Frasquito se mit à
-rire aussi et, prenant le mors aux dents vers les espaces imaginaires,
-il fit un bond formidable, lequel, traduit en langage vulgaire, veut
-dire ce qui suit:
-
-«Vous disiez il y a un moment que vous me verriez me promenant à la
-Castellana. Je le crois certainement que vous pourriez m'y voir! J'ai
-été excellent cavalier. Dans ma jeunesse j'ai eu une jument gris
-pommelé, qui était une vraie peinture. Je la montais et la gouvernais
-admirablement. Elle et moi nous appelions tous les regards dans la
-première allée, ensuite à Ronda, où je la vendis pour m'acheter un
-cheval de Xérès, qui depuis fut acquis..., tenez précisément... par la
-duchesse d'Albe, sœur de l'impératrice Eugénie, femme très élégante,
-elle aussi... et qui vous ressemble, sans que les deux sœurs se
-ressemblent.
-
---Oui, je sais déjà..., dit Obdulia faisant semblant de se connaître en
-généalogies, elles étaient filles de la Montijo.
-
---Juste, elle habitait la petite place del Angel, ce grand palais au
-coin de la place où il y a tant de marchands d'oiseaux.... Séjour de
-fées..., j'y suis allé un soir, présenté par Paco Ustariz et Manolo
-Priété, deux camarades de mon bureau.... Oui, certes, j'étais un bon
-cavalier, croyez-moi, mon mérite était reconnu.
-
---Vous deviez avoir une figure très arrogante....
-
---Non, pas tant.
-
---Parce que vous êtes trop modeste! Je vous vois ainsi. Et vous savez
-que je vois les choses très clairement. Tout ce que je vois est vérité
-pure.
-
---Oui, mais pourtant....
-
---Ne me contredisez pas, Ponte, ne me contredisez point en cela ni en
-rien.
-
---J'écoute humblement vos affirmations, dit Frasquito en s'inclinant.
-J'ai toujours agi de même avec les dames avec lesquelles j'ai été en
-rapport et elles sont nombreuses, Obdulia, très nombreuses....
-
---Cela se voit bien. Je ne connais personne qui vous égale pour
-la finesse des procédés. Franchement, vous êtes le prototype de
-l'élégance..., de la....
-
---Pour Dieu, épargnez-moi....»
-
-Arrivés à cette phrase, la brusque entrée de Benina qui, sa besogne
-de récurage et de rangement de la cuisine et de la salle à manger
-terminée, se disposait à partir, les fit retomber à plat dans la
-réalité, des hauteurs où la fantaisie les avait transportés. Ponte
-s'aperçut que c'était l'heure d'aller remplir ses obligations dans
-la maison où il travaillait, et il demanda licence de se retirer à
-l'impériale dame. Elle la lui donna avec chagrin, se montrant inquiète
-à l'idée de la solitude dans laquelle elle allait vivre jusqu'au
-lendemain, dans ses palais habités par des ombres de chambellans et
-autres valeureux courtisans. Que ceux-ci prissent aux yeux du commun
-des mortels la forme et l'apparence de chats miaulants, peu lui
-importait. Dans sa solitude, elle se récréerait en discourant tout
-à son aise dans sa serre, en admirant ses magnifiques fleurs des
-tropiques et en respirant leurs parfums enivrants.
-
-Ponte Delgado s'en alla, non sans avoir pris congé avec les salutations
-à la fois les plus affectueuses et les sourires les plus tristes.
-Benina qui le suivit pressa le pas pour le rejoindre, soit sous la
-porte cochère, soit dans la rue, désireuse d'échanger avec lui un petit
-mot en particulier.
-
-
-
-
-XVIII
-
-
-«Don Frasco, lui dit-elle en marchant coude à coude avec lui, dans
-la rue de San-Pedro-Martir, vous n'avez pas confiance en moi et vous
-devriez l'avoir. Je suis pauvre, plus pauvre que les rats, et Dieu sait
-les amertumes que j'endure pour arriver à soutenir ma maîtresse, la
-petite et moi-même.... Mais il y a qui me dépasse encore en pauvreté,
-et ce pauvre plus confirmé que personne, c'est vous-même..., ne dites
-pas le contraire.
-
---Seña Benina, je vous répète que vous êtes un ange.
-
---Oui, de... de corniche.... Je voudrais vous voir moins désemparé.
-Pourquoi Dieu vous a-t-il fait si timide et si honteux? La vergogne est
-une bonne chose, mais pas tant que cela, monsieur.... Oui, nous savons
-que M. de Ponte est une personne honorable; toutefois, il est tombé,
-et tombé si bas que, si le vent ne l'emporte pas c'est parce qu'il ne
-sait plus par où le prendre. Mais c'est bien, je suis saint Jean Bouche
-d'or; après avoir pourvu à tout le nécessaire pour aujourd'hui, il me
-reste une piécette. Prenez-la.
-
---Pour Dieu, seña Benina, dit Frasquito, pâlissant et rougissant tour à
-tour.
-
---Ne faites point de façons, cette piécette viendra à point pour vous
-permettre de la donner à Bernarda, pour le lit de cette nuit.
-
---Quel ange, Dieu saint, quel ange!
-
---Laissez là vos anges et prenez la monnaie. Vous ne voulez pas? Vous
-le regretterez. Vous verrez comme vous traitera la maîtresse du garni
-qui ne fait confiance et crédit que pour une nuit, rarement pour deux
-en épluchant son client. Et n'allez pas dire qu'elle me manquera. Comme
-je n'en ai pas d'autres, je me gouvernerai comme je pourrai pour tirer
-la «matérielle» de demain de dessous les pierres.... Prenez-la, vous
-dis-je.
-
---Seña Benina, je suis arrivé à une telle extrémité de misère et
-d'humiliation que j'accepterais votre piécette, oubliant qui je suis
-et mettant de côté ma dignité, et..., mais comment voulez-vous que je
-reçoive cette «avance», sachant, comme je le sais, que vous demandez
-l'aumône pour faire vivre votre maîtresse? Je ne peux pas, non..., ma
-conscience se soulève.
-
---Laissez là vos soulèvements qui ne sont pas de situation. Ou vous
-prendrez cette petite piécette, ou je me fâche tout de bon, aussi vrai
-que Dieu est le père. Don Frasquito, ne faites pas de façons, vous
-êtes plus pauvre que celui qui a inventé la faim. Ou bien, est-ce que
-vous auriez besoin de plus d'argent, parce que vous devez davantage
-à la Bernarda? Dans ce cas, je ne puis pas vous le donner, parce que
-je ne l'ai pas.... Mais, soyez sans crainte, vous n'aurez nul besoin
-de faire la bouche de miel pour la faire accepter. Croyez-vous donc
-que cette ogresse de Bernarda vous mangera vif si vous ne lui donnez
-pas les quarante sous d'un coup? A un paroissien comme vous, de
-l'aristocratie, on ne refuse pas l'hospitalité parce qu'il doit, je
-suppose, trois, quatre nuits.... Que le bon Frasquito se présente avec
-cent de ses pareils et il verra comme Bernarda ouvrira les oreilles....
-Donnez-lui quatre réaux à compte et... allez dormir tranquille sur
-votre paillasse.»
-
-Ou Ponte ne se laissait pas convaincre, ou, convaincu de l'agrément
-qu'il y aurait à posséder la piécette, il lui répugnait de tendre la
-main pour recevoir l'aumône. Benina renforça son argument en lui disant:
-
-«Et puisque vous êtes un enfant si plein de vergogne, qui a peur de se
-disputer avec sa patronne, même après lui avoir payé cette somme, je
-parlerai, moi, à Bernarda, je lui dirai qu'elle ne vous cherche pas
-noise et qu'elle ne vous renvoie pas.... Allons, prenez ce que je vous
-donne et ne me faites pas refroidir le sang, don Frasquito.»
-
-Et sans lui donner le temps de formuler de nouvelles protestations et
-un refus, elle lui prit la main, y plaça la piécette, lui ferma le
-poing avec force et s'éloigna en courant.
-
-Ponte n'avait plus le pouvoir ni d'accepter ni de refuser l'argent. Il
-resta court, sans pouvoir prononcer une parole: il contempla la Benina
-comme une vision qui s'évanouit dans un rayon de lumière et, conservant
-dans sa main gauche la piécette, il tira son mouchoir de la main droite
-et s'essuya les yeux remplis de larmes. Il pleurait doucement, le cœur
-ému par l'admiration et la gratitude.
-
-Benina s'attarda encore une heure avant de rentrer à la rue Impériale,
-parce qu'auparavant elle passa par la rue de la Ruda pour y faire ses
-emplettes. Elles durent être faites à crédit, car tout son argent
-était parti. Elle arriva à la maison vers deux heures, ce qui n'était
-certainement pas extraordinaire; d'autres jours elle était certainement
-rentrée beaucoup plus tard, sans que sa maîtresse se fût fâchée. La
-bonne ou mauvaise réception de Benina dépendait toujours de l'état
-d'humeur de doña Paca au moment où elle rentrait. Ce soir-là, par
-malheur, la pauvre dame de Ronda se trouvait dans une de ses plus
-terribles crises de nerfs. Son esprit avait des explosions subites,
-quelquefois déterminées par quelque contrariété insignifiante, d'autres
-fois par des mystères de l'organisme, difficiles à apprécier. Le fait
-est que, avant que Benina eût dépassé la porte, elle fut saluée par
-cette réprimande sévère: «Te paraît-il que ce soit une heure pour
-arriver? Il faudra que je parle à don Romualdo, pour qu'il me dise
-l'heure à laquelle tu sors de sa maison... pour que tu ne me racontes
-pas ce mensonge que tu es allée voir la petite et que tu lui as
-préparé à manger. Crois-tu, vraiment, que je suis idiote et que je
-donne crédit à toutes tes inventions? Ne réponds pas..., ne me donne
-pas d'explication, il n'en est nul besoin, et je ne les croirai pas.
-Oui, tu sais bien que je ne crois rien de tout ce que tu me dis,
-menteuse et trompeuse!»
-
-Connaissant le caractère de sa maîtresse, Benina savait que le pire
-système contre ses accès de fureur était de la contredire, de lui
-donner des explications, d'être sincère et de se défendre. Doña
-Paca n'admettait aucun raisonnement, si juste qu'il fût. Plus les
-explications qu'on lui fournissait étaient claires, logiques et justes,
-plus elle se mettait en fureur. Plus d'une fois Benina innocente dut
-reconnaître les torts imaginaires que lui imputait sa maîtresse, parce
-qu'en agissant ainsi elle se calmait plus vite.
-
-«Vois combien j'ai raison, continua la dame qui, lorsqu'elle se mettait
-dans cet état, était tout ce qu'on peut imaginer de plus insupportable.
-Tu te tais.... Qui se tait reconnaît ses torts. Par conséquent, ce
-que je dis est certain; j'ai toujours raison.... C'est bien ce que je
-pense: tu n'as pas été à la maison d'Obdulia et tu n'en as pas pris le
-chemin. Dieu sait où tu as été vaguer. Mais ne crains rien, j'arriverai
-à le savoir.... Me laisser ici seule, morte de faim. Voilà une jolie
-matinée que tu m'as fait passer; j'ai dû subir les réclamations d'un
-tas innombrable de garçons de boutiques, qui sont venus demander des
-sommes que nous n'avons pas payées, grâce à ton désordre. Parce que,
-pour dire la vérité, je ne sais pas ce que tu fais de l'argent....
-Réponds..., femme...; défends-toi, si tu peux; que si tu donnes pour
-toute réponse aux gens le silence, il me paraîtra que je t'en dis peu.»
-
-Benina répéta avec humilité ce qu'elle avait dit antérieurement:
-qu'elle était restée longtemps chez don Romualdo, que don Carlos
-Trujillo l'avait gardée très longtemps; qu'elle était allée ensuite à
-la rue de la Cabeza....
-
-«Dieu sait, Dieu sait où tu auras été, coureuse, et en quels endroits
-tu te seras arrêtée.... Voyons, voyons, si tu ne sens point le vin.»
-
-Et se mettant à respirer son haleine, elle se recula en poussant des
-exclamations de dégoût et d'horreur:
-
-«Ote-toi, ôte-toi de là, tu empestes l'eau-de-vie.
-
---Je n'en ai point bu, madame, vous pouvez me croire.»
-
-Doña Paca insistait, car dans ses crises elle convertissait toujours
-ses soupçons en réalité et avec son entêtement, elle finissait toujours
-par se forger une conviction.
-
-«Vous pouvez me croire, répétait Benina, je n'ai pris qu'un tout petit
-verre de vin que m'a offert M. de Ponte.
-
---Oui, ce M. de Ponte me cause de graves inquiétudes, c'est un vieux
-encore vert, très rusé et très gueux. Mais, en tout état de cause, je
-constate que tu ne te défends qu'en te taisant.... Tu ne songes pas que
-tu me trompes, hypocrite.... Au seuil de la vieillesse, tu t'en vas en
-dissolution et tu perds la parole. Seigneur, que nous faut-il voir? et
-quels dérèglements entraîne après lui ce maudit vice?... Tu te tais:
-donc c'est certain. Non, non, tu le nierais, que tu ne me convaincrais
-pas, parce que quand je dis une chose, c'est parce que je la sais....
-J'ai un œil!»
-
-Sans donner le temps de s'expliquer à la délinquante, elle sauta sur un
-autre sujet:
-
-«Et qu'as-tu à me raconter, femme? Quelle réception t'a faite mon
-parent Carlos? Comment est-il? Est-il bien? Il ne crève point d'envie?
-Tu n'as besoin de me rien dire, parce que, comme si j'avais été cachée
-derrière un rideau, je sais tout ce qu'il t'a dit.... On ne me trompe
-jamais! Il t'a dit que tout ce qui m'arrive vient de ma mauvaise
-habitude de ne point tenir de comptes. Personne n'est capable de le
-faire revenir de cette niaiserie. Chaque fou a sa folie: celle de mon
-parent est de vouloir tout régler avec des chiffres.... Avec eux, il
-a fait sa petite fortune en volant la douane et les paroissiens; c'est
-avec eux qu'il espère, à la fin de sa vie, sauver son âme, et aux
-pauvres il recommande sa médecine des chiffres qui, lui, ne le sauvera
-pas et qui à nous ne sert de rien. Est-ce cela? Est-ce bien ce qu'il
-t'a dit?
-
---Oui, madame, il me semble l'entendre parler.
-
---Et après tout ce rabâchage sur le doit et l'avoir, il t'aura
-certainement donné une aumône pour moi.... Il ignore que ma dignité
-s'oppose à ce que je la reçoive. Je le vois ouvrant son tiroir comme
-quelqu'un qui veut et qui ne veut pas, prenant le portefeuille qui
-contient les billets, en le cachant pour que tu ne le voies pas; je le
-vois soupeser le petit sac et le refermer soigneusement; je le vois
-retirant la clef..., puis le grand cochon fait sa cochonnerie. Je
-ne puis préciser la somme qu'il t'aura remise pour moi, parce qu'il
-est très difficile de suivre les calculs de l'avarice, mais je puis
-affirmer, sans crainte de me tromper, qu'elle ne dépasse pas quarante
-douros.»
-
-La tête que Benina fit en entendant cela ne saurait se décrire. La
-vieille dame, qui l'observait avec soin, devint blême et dit après une
-courte pause:
-
-«Est-ce vrai? Est-ce que je me trompe de beaucoup? Pourtant, quelque
-chiche et mesquin que soit cet homme, il ne sera pas descendu
-au-dessous de vingt-cinq douros: moins, je ne saurais l'admettre. Non,
-Nina, je ne l'admets pas.
-
---Madame, vous rêvez, répliqua l'autre en se plantant ferme dans la
-réalité. Don Carlos n'a rien donné, ce qu'on peut appeler rien. Pour
-le mois prochain il commencera à vous donner une paye de deux douros
-mensuels.
-
---Menteuse et fourbe! Crois-tu me leurrer avec tes mensonges
-artificieux? Va, va, je ne veux pas me rendre malade...; tu me tiens
-pour de trop bon compte, et je ne suis pas pour me faire mal avec
-une colère d'enfant..., tu as compris, Nina, tu as compris? Tu t'en
-entendras avec ta conscience. Je m'en lave les mains. Mais tu ne vois
-pas que je te confonds à l'instant et que je découvre tous tes méfaits,
-et je prie Dieu qu'il te donne ta récompense! Oui, tu fais maintenant
-la naïve, la petite chatte qui a manqué sa souris. Mais tu ne vois
-pas que je vais te confondre à l'instant et que je devine jusqu'au
-plus profond de toi-même? Allons, femme, avoue-le, ne joins point le
-mensonge à l'infamie.
-
---Comment, madame?
-
---Puisque tu as succombé à la mauvaise tentation, confesse-le-moi, et
-je te pardonne.... Tu ne veux point le déclarer? Tant pis pour toi
-et pour ta conscience, parce que je vais te faire monter le rouge au
-front. Veux-tu voir? Eh bien! les vingt-cinq douros que don Carlos t'a
-remis pour moi, tu les as remis à ce Frasquito Ponte pour qu'il paye
-ses dettes et puisse aller manger à l'auberge, pour qu'il s'achète
-des cravates, de la pommade et une nouvelle canne.... Oui, oui, tu
-vois, friponne, comme je devine tout et à combien peu servent tes
-cachotteries. Maintenant tu t'es mise à protéger ce ténor défraîchi, et
-tu l'aimes mieux que moi, tu as compassion de lui, et moi qui t'aime
-tant, la foudre peut me frapper.»
-
-La vieille femme se mit à fondre en larmes, et Benina, qui sentait une
-démangeaison de répondre à de si grandes impertinences et de lui donner
-le fouet comme à un enfant artificieux, à voir ces larmes se sentit
-prise de compassion. Elle savait que les pleurs indiquaient toujours
-la fin de la crise de colère, l'apaisement de l'accès et que, pour
-mieux dire, quand cela arrivait, il valait mieux sourire et tourner la
-discussion en plaisanterie aimable.
-
-«Eh bien! oui, madame doña Francisca, lui dit-elle en l'embrassant.
-Croyez-vous que, m'étant choisi un fiancé aussi ravissant et si
-plaisant, je puisse le laisser dans l'embarras et ne pas le couvrir de
-pommade?
-
---Ne crois pas que tu vas m'enjôler avec tes plaisanteries, friponne,
-flatteuse, lui disait la dame déjà désarmée et vaincue. Je puis
-t'assurer que l'usage que tu as fait de l'argent de Trujillo m'est tout
-à fait indifférent, je n'aurais jamais voulu y toucher.... J'aimerais
-mieux mourir de faim que de me salir les mains avec.... Donne-le,
-donne-le à qui tu voudras, ingrate, et laisse-moi en paix; laisse-moi
-mourir seule, oubliée de toi et de tout le monde.
-
---Ni vous ni moi nous ne sommes pour mourir de sitôt, parce que nous
-avons encore beaucoup de combats à faire, lui dit la servante en
-disposant avec empressement tout ce qu'il fallait pour manger.
-
---Nous allons voir quelles saletés tu m'as encore rapportées
-aujourd'hui.... Montre-moi ton panier.... Mais, ma fille, tu n'as pas
-honte de porter à ta maîtresse ces affreux morceaux de viande où il
-n'y a que de la peau? Et quoi encore? Des choux-fleurs? Tu m'empestes
-avec tes choux-fleurs, ils me donnent des renvois pendant trois jours
-au moins.... Enfin, pourquoi sommes-nous au monde si ce n'est pour
-souffrir? Donne-moi cette ratatouille.... Et des œufs, tu n'en as
-point apportés? Tu sais que je ne puis les souffrir que s'ils sont
-extrêmement frais.
-
---Vous mangerez ce qu'on vous donnera, sans grogner, car c'est offenser
-Dieu que d'apporter tant de si et de mais à la nourriture qu'il nous
-envoie dans sa bonté.
-
---Bien, ma fille, comme tu voudras. Nous mangerons ce qu'il y a, et
-nous remercierons Dieu. Mais mange, toi aussi, car cela me fait peine
-de te voir si affairée, t'occupant de tous et n'oubliant que toi-même
-et le soulagement de tes besoins. Assois-toi et dis-moi ce que tu as
-fait aujourd'hui.»
-
-Elles passèrent la moitié de la soirée, mangeant ensemble, assises à
-la table de la cuisine, doña Paca soupirant de toute son âme à chaque
-bouchée, exprimant ainsi les idées qui bouillaient en sa cervelle.
-
-«Dis-moi, Nina, parmi toutes ces choses rares, incompréhensibles qu'il
-y a de par le monde, n'y aurait-il pas, par hasard, un moyen..., un
-procédé..., je ne sais comment dire, un sortilège par lequel nous
-autres nous pourrions, par exemple, passer de la misère à l'abondance,
-par lequel ce qu'il y a de trop dans tant de mains avaricieuses
-passerait dans nos mains à nous qui n'avons rien?
-
---Que dites-vous, madame? Qu'il pourrait arriver en un clin d'œil que
-nous passions de la pauvreté à la richesse et que, une supposition,
-notre maison se trouve pleine d'argent et de tout ce que Dieu a créé?
-
---C'est ce que je veux dire. Si les miracles sont des vérités, pourquoi
-n'en arrive-t-il pas un à nous qui le méritons si bien?
-
---Et qui peut dire qu'il n'en arrivera pas, que nous ne nous trouverons
-pas dans cette occurrence?» répondit Benina, dans l'esprit de laquelle
-surgit tout d'un coup, avec un relief extraordinaire, la conjuration
-qu'Almudena lui avait enseignée pour demander et obtenir tous les biens
-de la terre.
-
-
-
-
-XIX
-
-
-Les idées et les images des récits de l'aveugle marocain prirent si
-fort possession de son esprit qu'elle fut sur le point de raconter à
-sa maîtresse la méthode qu'on pouvait employer pour conjurer et faire
-venir le roi d'en bas. Mais, réfléchissant que le secret serait moins
-efficace s'il était divulgué, elle sut mettre un frein à son envie de
-parler et elle se contenta de dire qu'il pourrait bien arriver que du
-jour au lendemain la fortune vînt frapper à la porte. En se couchant à
-côté de doña Paca (car elles dormaient dans la même alcôve), elle pensa
-que tout ce qu'Almudena lui avait confié était une folie pure et que
-le prendre au sérieux serait une sottise. Elle chercha à s'endormir
-sans pouvoir y parvenir, elle tournait et retournait dans son esprit le
-moyen de réaliser l'idée, la croyant finalement de possible exécution,
-et les efforts qu'elle faisait pour la repousser ne faisaient que
-l'ancrer davantage dans son cerveau.
-
-«Que perdrait-on à l'essayer? se disait-elle, en se retournant dans son
-lit, cela peut ne pas être vrai.... Mais, pourtant, si c'était vrai?
-Combien de mensonges ai-je vus qui se sont changés plus tard en vérités
-grosses comme le poing?... Enfin, quoi qu'il en soit, je ne me calmerai
-qu'après l'avoir tenté et, demain même, avec le premier argent que je
-recevrai, je veux acheter la chandelle de cire, sans ouvrir la bouche.
-Ce qui m'ennuie, c'est que je ne sais pas comment on peut faire pour
-acheter un article sans parler.... Eh bien! je ferai la sourde-muette.
-J'achèterai aussi la marmite sans parler.... Que manquera-t-il? Que
-le Maure m'apprenne l'oraison et que je l'apprenne sans oublier une
-syllabe.»
-
-Après un court sommeil, elle se réveilla croyant fermement que, dans
-la chambre voisine, il y avait un grand panier ou une malle très, très
-grande, pleine de diamants, de rubis, de saphirs.... Dans l'obscurité
-de la chambre, elle ne pouvait rien distinguer, mais elle n'avait aucun
-doute que les richesses ne fussent là. Elle prit la boîte d'allumettes,
-prête à allumer, pour récréer sa vue par la contemplation du trésor;
-mais, pour ne pas éveiller doña Paca dont le sommeil était très léger,
-elle remit au lendemain la contemplation de toutes ces merveilles....
-Un instant après, elle riait de son illusion, se disant: «Il faut tout
-de même que je sois un peu folle. C'est un peu fort que je gobe cela!»
-A la pointe du jour, elle s'éveilla aux aboiements de deux chiens
-blancs qui sortaient de dessous les lits; elle entendit sonner à la
-porte, elle sauta en bas du lit et courut en chemise pour ouvrir, sûr
-que c'était quelque aide de camp ou gentilhomme du roi d'en bas, à la
-longue barbe et vêtu d'habits verts, qui la demandait..., mais il n'y
-avait à la porte aucun être vivant.
-
-Elle se prépara pour sortir, disposant le petit déjeûner de sa
-maîtresse et donnant le premier coup de nettoyage à la maison et,
-à sept heures, elle partait, avec son panier sous le bras, par la
-rue Impériale. Comme elle n'avait pas un centime et ne savait point
-comment elle pourrait se procurer de l'argent, elle s'achemina vers
-San-Sebastian, pensant, tout en marchant, à don Romualdo et à sa
-famille, car, à force d'en parler, elle finissait par croire à leur
-existence. «Va là, faut-il que je sois sotte, se disait-elle. J'ai
-inventé ce don Romualdo et voilà maintenant que je me figure que c'est
-une personne vivante, qui peut me secourir.... Il n'y a pas d'autre
-don Romualdo que la mendicité bénite et je vais voir si je recueille
-quelque chose, avec la permission de la Caporale.»
-
-«La journée sera bonne, disait Pulido, car il y a un enterrement de
-première classe et un mariage à la sacristie. La mariée était nièce
-d'un ministre plénipotentiaire et le marié appartenait à la presse.»
-
-Benina prit sa place et étrenna avec deux centimes que lui donna une
-dame; ses compagnes cherchèrent à se faire raconter pourquoi don Carlos
-l'avait fait appeler, mais elle ne répondit qu'évasivement. La Casiana,
-supposant que M. de Trujillo l'avait fait demander pour lui offrir la
-desserte de sa table, la traita avec amabilité, espérant sans doute
-prendre sa part de cette aubaine.
-
-Les personnes de l'enterrement ne donnèrent pas grand'chose; ceux du
-mariage se conduisirent mieux, mais il était accouru tant de pauvres
-des autres paroisses et il y eut un tel tumulte et une telle confusion
-que les uns reçurent pour cinq, alors que les autres firent chou blanc.
-Aussitôt que parût la mariée dans ses beaux atours, et les messieurs
-et les dames qui lui faisaient compagnie, les mendiants s'abattirent
-sur eux comme une nuée de sauterelles et ils tirèrent le père par son
-manteau, lui écrasant presque son chapeau. Le bon monsieur eut beaucoup
-de peine à se défendre contre cette plaie, et il ne trouva pas d'autre
-remède que de prendre une poignée de menue monnaie et de la jeter au
-vol dans la cour. Les plus agiles firent leur moisson, les plus lambins
-se battirent inutilement. La Caporale et Élisée cherchaient à mettre
-de l'ordre, et, quand les mariés et leur suite se mirent en voitures,
-la troupe misérable des mendiants envahit de nouveau les dépendances
-de l'église, en grognant et trépignant. Ils se dispersaient et se
-réunissaient tour à tour en troupe bourdonnante. On aurait dit une
-émeute qui se vaincrait elle-même par sa propre lassitude. Les derniers
-cris qu'on entendait étaient ceux-ci:
-
-«Tu as reçu plus.... On m'a pris ce qui me revenait.... Ici, il n'y a
-aucune pudeur.... Quel coquin!...»
-
-La Burlada, qui était une de celles qui avaient attrapé le plus,
-lançait par sa bouche couleuvres et crapauds, excitait les esprits
-contre la Caporale et contre Élisée. Enfin, la police dut intervenir,
-les menaçant de les empoigner s'ils ne se taisaient pas. Et cela fut
-comme la parole de Dieu. Les intrus s'éloignèrent et les habitués
-reprirent leur place dans le passage de l'église. Benina ne retira
-de toute sa campagne de ce jour, enterrement et mariage réunis, que
-vingt-deux centimes, et Almudena dix-sept. On disait que Casiana et
-Élisée avaient fait une piécette et demie chacun.
-
-Benina et l'aveugle marocain se retirèrent ensemble, en se lamentant de
-leur mauvaise chance: ils s'arrêtèrent, comme la dernière fois, à la
-place du Progrès et s'assirent au pied de la statue, pour délibérer sur
-les difficultés et angoisses de la présente journée.
-
-Benina ne savait plus à quel saint se vouer; avec l'aumône de cette
-journée elle ne voyait pas comment se tirer d'affaire, parce qu'elle
-était obligée de payer quelques menues dettes dans les boutiques de
-la rue de la Ruda, pour soutenir son crédit et pouvoir escroquer un
-jour de plus. Almudena lui dit qu'il se trouvait dans l'impossibilité
-absolue de lui venir en aide; le plus qu'il pouvait faire était de
-lui remettre ses sous du matin et, pour le soir, ce qu'il pourrait
-recevoir dans la journée en allant mendier à sa place accoutumée,
-rue du Duc-d'Albe, près de la caserne de la Garde civile. La vieille
-refusa cette générosité, parce qu'il fallait bien qu'il vécût et qu'il
-mangeât, lui aussi, ce à quoi le Marocain répondit qu'avec un café
-et un morceau de pain il en aurait assez jusqu'à la nuit. Refusant
-d'accepter son offre, Benina mit la conversation sur la conjuration
-pour appeler le roi d'en bas, montrant dans la réussite une confiance
-et une foi qui s'expliquaient facilement par la grande nécessité où
-elle se trouvait. L'inconnu et le mystérieux font leurs prosélytes dans
-le royaume du désespoir, habité par les âmes qui ne trouvent aucune
-consolation d'aucun côté.
-
-«A l'instant même, dit la pauvre femme, je vais acheter les objets.
-C'est aujourd'hui vendredi, demain samedi, nous tenterons l'aventure.
-
---Et il faut acheter toutes choses sans parler.
-
---Sûrement, sans dire une parole. Que risque-t-on à tenter l'épreuve?
-Et dis-moi autre chose: est-il indispensable que ce soit à minuit?»
-
-L'aveugle affirma que oui, et il répéta une à une les règles et
-conditions nécessaires pour l'efficacité de la conjuration, et Benina
-s'efforça de se fixer le tout dans la mémoire.
-
-«Oui, je sais, lui dit-elle à la fin, que tu seras toute la journée
-près de la petite fontaine du duc d'Albe. S'il me manque quelque chose,
-j'irai te le demander et aussi pour que tu m'apprennes la prière. C'est
-cela qui va me demander un grand travail, de l'apprendre, et par-dessus
-tout si tu ne veux pas me la mettre en langage chrétien, car, pour ce
-qui est du tien, fils de mon âme, je ne sais pas comment je pourrai
-faire pour ne pas me tromper.
-
---Si tu te trompes, le roi ne viendra pas.»
-
-Découragée par ces difficultés, Benina se sépara de son ami, avec
-l'idée de se procurer encore quelques sous pour pourvoir aux nécessités
-du jour. Certaine qu'elle était de ne pouvoir recourir au crédit, elle
-se mit à mendier au coin de la rue San-Milan, près de la porte du café
-des Orangers, importunant les passants par la relation de ses malheurs:
-elle sortait de l'hôpital, son mari était tombé d'un échafaudage, elle
-n'avait pas mangé depuis trois jours, et autres mensonges pouvant
-attendrir les cœurs. C'est ainsi qu'elle faisait sa récolte, et elle
-aurait reçu certainement davantage si un maudit sergent de ville qui
-vint à passer ne l'avait point menacée de l'emmener à la prison de la
-Latina, si elle ne prenait pas le large et au galop. Elle s'occupa
-ensuite à acheter les menus objets de la conjuration, entreprise
-ardue, car il fallait tout faire par signes, et elle s'en alla à la
-maison, songeant combien il lui serait difficile de suivre cette diable
-d'entreprise sans que sa maîtresse s'en doutât. Il n'y avait pas
-d'autres moyens pour elle d'y arriver que de faire semblant que don
-Romualdo était tombé malade et qu'il lui avait fait demander de venir
-le veiller, et alors de sortir sous ce prétexte et d'aller à la maison
-d'Almudena.... Mais la présence de la Pedra pouvait être un obstacle:
-au danger que la présence d'un témoin incrédule ne rende la réussite
-impossible se joignait l'inconvénient grave qu'en cas de réussite la
-pocharde voulût s'approprier tout ou partie des trésors donnés par le
-roi.... Pour sûr, il conviendrait mieux qu'au lieu de les avoir en
-pierres précieuses on lui donnât le tout en monnaie courante ou en
-paquets de billets de banque, bien empaquetés avec des bandes gommées
-comme elle l'avait vu chez le changeur. Parce que, ce ne serait pas
-une mince opération que de porter chez l'orfèvre, pour lui en proposer
-l'achat, tant de perles, de saphirs et de diamants. Enfin, qu'on les
-lui donne comme on voudra: ce n'est point le cas d'exiger d'autre chose.
-
-Doña Paca n'était point de bonne humeur, parce que le matin, il
-était venu chez elle un commis de boutique qui l'avait insultée avec
-des expressions brutales et grossières. La pauvre femme pleurait et
-s'arrachait les cheveux, suppliant sa fidèle amie de retourner la terre
-pour trouver ce peu de douros qui manquaient, pour les jeter à la
-face imbécile de ce boutiquier, et Benina se rompit la cervelle à la
-recherche de la solution de ce terrible problème.
-
-«Femme, par pitié, parle, invente quelque chose, lui disait la pauvre
-affligée, au milieu d'une mer de larmes. Ne doit-on pas trouver les
-amis à l'occasion? Dans des circonstances aussi critiques, il faut
-bannir toute fausse honte.... Ne te semble-t-il pas comme à moi que ton
-bon Don Romualdo pourrait nous sortir d'embarras?»
-
-La servante ne protesta pas. Préparant le dîner de sa maîtresse, elle
-retournait dans son esprit les combinaisons les plus subtiles. Doña
-Paca ayant répété sa proposition, Benina parut la considérer comme
-raisonnable «Don Romualdo...; mais oui, j'irai le voir...; mais je
-ne réponds de rien, madame, je ne réponds de rien. Peut-être faut-il
-se méfier.... Faire l'aumône est une chose, prêter de l'argent une
-autre... et il faut au moins dix douros pour sortir d'embarras.... Qu'a
-dit cette brute de Gabino? qu'il reviendrait demain faire encore du
-scandale? Canaille, voleur!... vendeur de marchandises falsifiées!...
-Pourtant, c'est une affaire de dix douros, et je ne sais pas si don
-Romualdo.... Je pencherais pour la négative. Mais sa sœur est un peu
-comme «un poing sur la figure».... Dix douros!... Mais que madame ne
-trouve pas étonnant si je tarde à rentrer. Ces choses-là... on ne sait
-pas comment les traiter.... Cela dépend de l'effet qu'elles produisent;
-on réussit mieux avec celui qui vous dit: «Repassez».... Je m'en vais;
-je suis pleine d'inquiétude...; attendre, mais celui qui veut arriver à
-la maison ne doit point se mettre en retard.
-
---Surtout ne reviens pas les mains vides. Va-t'en, ma fille, va-t'en,
-que le Seigneur t'accompagne et qu'il affine tes raisonnements. Si
-j'avais ton habileté, je sortirais bien promptement de ces embarras.
-Ici je vais prier tous les saints du ciel pour qu'ils t'inspirent et
-qu'à deux heures ils nous sortent de ce purgatoire. Adieu, ma fille.»
-
-S'étant tracé un plan, le seul qui dans son jugement avisé lui parût
-présenter une chance de réussite, Benina se dirigea vers la rue du
-Mediodia-Grande et les garnis, propriété de son amie doña Bernarda.
-
-
-
-
-XX
-
-
-La maîtresse de l'établissement était absente. Benina fut reçue par
-la fondée de pouvoirs et par un homme appelé Prieto, qui jouissait
-de toute la confiance de la patronne et tenait la comptabilité de la
-location des lits. La vieille fut obligée d'attendre, car cette paire
-de congres manquait des pouvoirs nécessaires pour résoudre le problème
-qui la troublait si cruellement. Parlant et reparlant du commerce de
-garni, ils racontaient que l'année se présentait très mal: chaque nuit
-on avait moins de personnes à coucher, et les patrons se plaignaient
-fort. Benina en vint à s'informer de Frasquito Ponte: ce à quoi Prieto
-répondit que, la nuit dernière, il s'était vu dans la nécessité de
-ne pas le recevoir, parce qu'il était débiteur de sept lits et qu'il
-n'avait pu donner aucun acompte.
-
-«Pauvre monsieur! dit Benina, il aura dormi à la belle étoile.... C'est
-triste... à son âge.... Malgré sa teinture, il est plus vieux que la
-Cuesta de la Vega.»
-
-La fondée de pouvoirs dit que don Frasquito, ne sachant où aller, avait
-trouvé un asile dans la maison de la Comadréjà, rue du Mediodia-Chica,
-à deux pas de là. Au surplus, le bruit avait couru qu'il était tombé
-malade. Entendant cela, Benina, oubliant aussitôt le motif principal
-qui l'avait conduit chez Bernarda, ne songea plus qu'à vérifier par
-elle-même ce qu'il était définitivement advenu du pauvre désemparé
-Frasquito. Elle avait le temps de faire un saut jusqu'à la maison
-de la Comadréjà et de revenir au moment où Bernarda rentrerait chez
-elle. Aussitôt dit, aussitôt fait. Un instant après, la diligente
-vieille entrait dans la taverne borgne qui reçoit le public dans
-l'établissement en question, et la première personne qu'elle aperçut
-fut cet abominable type de Luquitas, l'époux d'Obdulia, lequel, avec
-d'autres gens de mauvaise vie et deux ou trois femmes, sales et
-malpropres, jouait aux cartes sur une horrible table ronde, au milieu
-de verres de cariñena et de pardillo. Au moment où Benina entrait, ces
-gens finissaient une partie, et, avant d'entamer une autre main, le
-gendre de doña Paca, jetant sur la table les cartes visqueuses, qui
-auraient pu lutter de malpropreté avec les mains des joueurs, se leva
-en titubant, et, d'une langue empâtée, avec les manières caressantes
-qui sont le propre des pochards, il offrit à la servante de sa
-belle-mère un verre de vin:
-
-«Non, monsieur, j'ai déjà bu.... Je vous remercie,» dit la vieille en
-refusant le verre.
-
-Mais comme il insistait vivement, les autres s'étant joints à lui pour
-l'inviter à boire, Benina prit peur et accepta la moitié d'un verre
-poisseux. Elle ne voulait point se mettre mal avec de tels gens, pour
-ce qui aurait pu en arriver, et, sans perdre de temps en observations
-et réprimandes au vicieux Luquitas, sur l'abandon dans lequel il
-laissait sa femme, elle revint directement à l'objet de sa venue et dit:
-
-«Est-ce que la Pitusa n'est pas là?
-
---Elle est là pour vous servir,» dit une femme pâle, sortant par une
-porte bien dissimulée entre les étagères pleines de bouteilles et de
-carafes, derrière le comptoir. La porte ressemblait à la fissure par
-laquelle se glisse une anguille, et la femme était certainement la plus
-maigre, la plus fluette et la plus glissante qui pût se rencontrer
-dans la faune de ces sortes de femmes. Son visage était si mince qu'à
-le considérer de profil on aurait pu le croire fait en découpure comme
-les figures qui sont sur les girouettes. Son cou ne faisait aucun pli
-et, à l'une de ses oreilles, le trou pour la boucle était tellement
-grand qu'on aurait pu facilement y passer un doigt. Les dents rares et
-noires, les sourcils absents, les cils rares, les yeux tendres, avec
-une acuité de lynx, complétaient sa physionomie. De son corps il n'y
-a rien à dire, sinon qu'il serait difficile de rencontrer une forme
-plus exactement comparable à un manche à balai habillé ou, si l'on
-veut, recouvert de chiffons pour frotter; des bras et des mains qui, en
-gesticulant, semblaient flageller comme les barbes d'un plumeau avec
-lequel on voudrait épousseter son interlocuteur; de sa langue et de
-son accent, nous pouvons dire qu'ils donnaient l'idée d'une personne
-qui se gargariserait et quoique cela puisse paraître étrange, je dois
-dire pourtant que de toutes ces apparences il ressortait un certain air
-affable, un aspect attrayant et, pour terminer, nous pouvons affirmer
-que la Pitusa était fort loin d'être antipathique.
-
-«Qu'est-ce qui amène la seña Benina dans nos parages? dit la Pitusa
-en lui frappant amicalement les deux épaules. J'ai entendu dire que
-vous êtes dans une grande maison, dans une maison riche... où vous
-devez avoir de bons profits.... Et votre chat ne doit certes pas être
-malheureux?...
-
---Ma fille, non.... Il y a un siècle de cela. Maintenant, nous sommes
-en baisse.
-
---Quoi, cela va mal?
-
---Nous tâchons de tirer en avant, nous tâchons seulement. S'il y a
-de la soupe, nous en mangeons; s'il n'y en a pas, rien.... Et le
-Comadréjà, il est bien?...
-
---Désirez-vous que je l'appelle, seña Benina?
-
---Ma fille, je te demande seulement comment il se porte, s'il est en
-bonne santé.
-
---Il se défend. Mais sa blessure s'ouvre malheureusement quand il y
-pense le moins.
-
---Que Dieu vous protège!... Dis-moi autre chose....
-
---Commandez-moi.
-
---Je désire savoir si tu as donné refuge dans ta maison à un
-gentilhomme qui a nom Frasquito Ponte et s'il y est encore, parce que
-l'on m'a dit qu'il avait été très malade cette nuit?»
-
-Pour toute réponse, la Pitusa dit à Benina de la suivre, et toutes
-deux, se serrant, se glissèrent par la fente qui se trouvait entre
-les montants du comptoir. De l'autre côté commençait un escalier très
-étroit, par lequel elles montèrent l'une derrière l'autre.
-
-«C'est une personne très honorable, comme on dit, un personnage, ajouta
-Benina, sûre de servir ainsi le pauvre gentilhomme.
-
---De la grandesse! Voyez donc à quoi servent les titres?»
-
-Par un petit passage sentant mauvais et horriblement sale, elles
-arrivèrent à une cuisine où l'on ne faisait certes pas grand feu.
-Le fourneau et le buffet servaient de dépôt de bouteilles vides, de
-caisses défoncées, de chaises cassées et de monceaux de chiffons. Sur
-le sol et sur un misérable grabat, gisait de toute sa longueur don
-Francisco Ponte, en manches de chemise, immobile, la figure décomposée.
-Deux grosses femmes l'entouraient, debout de chaque côté, l'une lui
-présentait un verre avec un peu d'eau et de vin, l'autre essayait de
-lui faire des frictions aux jambes, toutes deux lui parlaient en criant:
-
-«Tournez-vous par ici.... Quel démon vous agite?... Vous le faites
-exprès!... Ne voulez-vous point boire?»
-
-Benina, se mettant à genoux, se mit à crier, elle aussi, en le secouant:
-
-«Don Frasquito de mon âme, qu'avez-vous? Ouvrez les yeux, regardez-moi,
-je suis la Nina.»
-
-Les deux guenons qui, entre parenthèses, si elles rivalisaient de
-laideur et d'air rébarbatif, n'avaient personne qui les surpassât en
-bonté, ne tardèrent pas à donner à Benina les explications qu'elle leur
-demandait sur ce qui était arrivé.
-
-Ponte, n'ayant pas été admis chez la Bernarda, s'était réfugié au seuil
-de la porte de la chapelle des Irlandais pour y passer la nuit....
-C'est là qu'elles le rencontrèrent; elles se mirent à l'interpeller,
-à lui dire des choses... toutes deux..., de ces choses que l'on dit
-sans vouloir offenser les gens. Au total, le pauvre vieux mal teint
-s'était fâché et, en courant après elles, sa canne levée, et levée
-pour les frapper, patatras, il était tombé par terre. Elles éclatèrent
-de rire, croyant qu'il avait fait un faux pas; mais, voyant qu'il ne
-bougeait pas, elles s'étaient approchées, le veilleur de nuit était
-arrivé, il lui avait mis la lanterne sous le nez et, alors, ils
-s'aperçurent qu'il avait une attaque. Retourné sur un côté, puis sur
-l'autre, le bon monsieur avait tout l'air d'un cadavre. Ils appelèrent
-le Comadréjà qui l'examina et déclara qu'il était en syncope, et, comme
-il est charitable, lui, comme il est bon chrétien, lui, et qu'en outre
-il avait étudié pendant un an l'art vétérinaire, il leur commanda de
-le rapporter chez lui pour le faire revenir par des frictions et des
-sinapismes.
-
-Ainsi fut fait. Elles le portèrent toutes deux avec l'aide d'une de
-leurs compagnes, car le malade pesait autant qu'un paquet de tuyaux et
-à la maison, à force de le pincer et de le secouer, il était revenu à
-lui et les avait remerciées avec une grande amabilité. La Pitusa lui
-avait apporté une soupe qu'il mangea avec un grand appétit, remerciant
-à chaque cuillerée avec les expressions les plus gracieuses, et ainsi
-il s'était bien porté jusqu'au matin, bien couvert sur sa paillasse. On
-ne pouvait pas le mettre dans une chambre, parce que c'est à peine si
-elles désemplissaient la nuit, et dans la cuisine, il était très bien,
-la pièce étant vraiment très aérée.
-
-Le malheur avait voulu que le matin, alors qu'il se levait pour s'en
-aller, il avait été repris par une attaque, et, toute la sainte
-journée, il avait eu d'heure en heure des syncopes si effrayantes qu'il
-devenait un cadavre et qu'on ne pouvait le faire revenir à lui qu'avec
-l'aide de Dieu. On l'avait mis en manches de chemise parce qu'il se
-plaignait de la chaleur; mais toutes ses affaires étaient là sans que
-personne y touchât, et il ne manquait absolument rien de ce qu'il
-avait dans ses poches. Le Comadréjà avait dit que, s'il ne se remettait
-pas dans la soirée, il préviendrait la Délégation pour qu'on le fît
-porter à l'hôpital.
-
-Benina déclara à la Pitusa que ce serait un crime d'envoyer à l'hôpital
-un homme aussi considérable et qu'elle se déterminerait plutôt à le
-conduire chez elle, si.... A ce moment, une idée hardie avait traversé
-la cervelle de Benina et, avec la promptitude de résolution qui
-était la caractéristique primordiale de son caractère, elle la mit à
-exécution sans désemparer:
-
-«Voudriez-vous m'écouter un instant? J'aurais un petit mot à vous dire,
-dit-elle à la Pitusa, la prenant par le bras pour l'attirer hors de la
-cuisine.»
-
-Et elles entrèrent, à l'extrémité du petit couloir, dans l'unique
-chambre habitable de la maison: une alcôve avec un lit en fer,
-courte-pointe au crochet, des miroirs en mauvais état, des enluminures
-représentant des odalisques, une commode fourbue et un saint Antoine
-sur un socle, entouré de fleurs artificielles et ayant devant lui une
-petite lampe à huile. Le dialogue fut nerveux et rapide:
-
-«Que voulez-vous?
-
---Une misère. Que tu me prêtes dix douros.
-
---Seña Benina, est-ce dans l'ordre?
-
---J'en suis, Teresa Conejo, où tu en étais toi-même lorsque je te
-prêtai mille réaux et t'empêchai d'aller en prison.... Ce fut l'année
-et le jour même du cyclone qui renversa les arbres du Jardin botanique,
-ne t'en souviens-tu point?... Tu habitais alors dans la rue du
-Gobernador, et moi, à celle de San-Agustin, où j'étais en service.
-
---Certainement que je m'en souviens. Je vous avais connue parce que
-nous achetions ensemble....
-
---Tu étais dans une situation très grave....
-
---Je commençais à rouler dans le monde....
-
---Et, à force de rouler, tu avais succombé à la tentation.
-
---Et comme vous serviez dans une grande maison, j'ai calculé et je me
-suis dit: «Certainement, celle-là, si elle veut, elle pourra me sauver.»
-
---Tu vins me trouver avec une grande terreur... qui te passa.... Tu me
-demandas si je ne voudrais pas te soulager d'un grand poids, et que je
-te sauve.
-
---Et vous m'avez sauvée.... Oh! combien je vous fus reconnaissante,
-Benina!
-
---Et cela, bien que je n'eusse pas de rentes.... Et toi, lorsque tu as
-eu fait la paix avec le marchand de vin, tu m'as payée....
-
---Douro pour douro.
-
---C'est bien: aujourd'hui c'est moi qui suis dans l'embarras; j'ai
-besoin de deux cents réaux, et tu vas me les donner.
-
---Quand?
-
---A l'instant.
-
---Par la Mecque! Saint Dieu! Comment ma tête ferait-elle pour changer
-les pois chiches en argent?
-
---Tu ne les as point? Ni ton Comadréjà non plus?
-
---Nous sommes comme le coq de Moron.... Et pourquoi avez-vous besoin de
-ces dix douros?
-
---Pour ce qui ne te regarde pas. Dis-moi seulement si tu peux, oui ou
-non, me les donner. Je te les rendrai promptement et, si tu le désires,
-avec un réal par douro. Cela ne fera pas de difficulté.
-
---Ce n'est pas cela: c'est que je n'ai point la moitié d'un gros sou.
-Ce chien de métier ne procure que misère.
-
---Dieu te bénisse! Et ainsi...?
-
---Non. Je n'ai pas même de bijoux, si j'en avais....
-
---Cherche bien, patronne.
-
---Eh bien, j'ai deux bagues. Elles ne sont pas à moi; elles
-appartiennent au rey de Bastos, un ami de Rumaldo, qui les lui a
-confiées et que Rumaldo m'a données à garder.
-
---Eh bien....
-
---Si vous me donnez votre parole de les dégager dans huit jours et de
-me les rapporter, mais une parole formelle, Dieu sait, emportez-les....
-Vous en retirerez certainement dix douros, car l'une d'elles a un
-brillant qui donne la cataracte rien qu'à le regarder.»
-
-Elles n'en dirent pas davantage. Elles fermèrent soigneusement la
-porte, pour que personne ne pût les voir du couloir. Si quelqu'un avait
-pu écouter, il n'aurait entendu qu'ouvrir et fermer un tiroir de la
-commode, un chuchotement de Benina et une gargouillade de l'autre.
-
-
-
-
-XXI
-
-
-A peine les deux femmes étaient-elles revenues au chevet de Frasquito,
-toujours évanoui, que Comadréjà entra. C'était un gaillard de belle
-prestance, le teint et la figure de gitano; il portait un chapeau
-large et la taille bien serrée; la première chose qu'il dit, ce fut
-que le contaminé allait être conduit à l'hôpital. Benina protesta
-disant que la maladie de de Ponte était de celles qui exigent un
-traitement à la maison et en famille, que le conduire à l'hôpital
-ce serait certainement l'envoyer à la mort, et qu'ainsi il valait
-beaucoup mieux qu'elle le conduisît chez sa maîtresse, doña Francisca
-Juarez, laquelle, bien que sa situation fût très amoindrie, se trouvait
-encore, néanmoins, en situation de faire une charité en hébergeant
-son compatriote, M. de Ponte, auquel elle croyait, d'ailleurs,
-qu'elle était liée par une parenté éloignée. Sur ces entrefaites,
-le vieux galantin sortit de son évanouissement et, reconnaissant sa
-bienfaitrice, lui baisa les mains, l'appelant ange et je ne sais quoi
-encore, ravi de la voir à son côté. D'un geste impérieux, suivi d'une
-taloche, la Pitusa ordonna aux deux filles en guenilles d'aller à leurs
-affaires à la porte de la rue; le Comadréjà descendit pour servir sa
-clientèle; Benina et son amie, se trouvant seules avec le pauvre de
-Ponte, lui passèrent son habit et son paletot pour l'emmener.
-
-«Ayez confiance, don Frasquito, lui dit la Benina; contez-nous pourquoi
-vous n'avez pas fait ce que je vous ai dit.
-
---Quoi donc, madame?
-
---Donner à Bernarda la piécette à compte sur les nuits dues..... Ou
-bien la piécette aurait-elle été dépensée à autre chose qui vous
-manquait, une supposition, en peinture pour arranger la physionomie de
-la moustache? Dans ce cas, je n'aurais rien à dire.
-
---En cosmétique, non..., je vous le jure, répondit Frasquito d'un ton
-langoureux, les paroles sortant de sa bouche comme si on les lui eût
-tirées avec un crochet. Je l'ai dépensée..., non pour ce que vous
-dites...; je désirais me pro... pro... je le dirai bien à la fin...
-procurer une photo... graphie.»
-
-Il chercha dans la poche de son paletot et d'entre une masse de cartes
-et de papiers il sortit un portrait photographique, de la dimension
-d'une carte ordinaire.
-
-«Qui est cette dame? dit la Pitusa, qui la lui prit prestement pour
-l'examiner.
-
---Comme elle est belle! Certes elle l'est!...
-
---Je voudrais, continua Frasquito reprenant haleine à chaque syllabe,
-démontrer à Obdulia sa parfaite ressemblance avec...
-
---Ce portrait n'est donc point celui de la petite? dit Benina en le
-regardant. On retrouve quelque chose dans la coupe du visage; mais ce
-n'est point tout à fait la même chose.
-
---Dites-moi, mesdames, si vous ne trouvez pas qu'elles se ressemblent;
-pour moi elles sont identiques.... L'une comme l'autre sont pareilles à
-cette photographie.
-
---Mais, qui est-ce?
-
---L'impératrice Eugénie.... Mais on ne la vend pas. On ne la trouve
-que chez Laurent, et il ne la donne pas pour moins d'une piécette....
-Obligé de l'acheter, pour démontrer à Obdulia la similitude....
-
---Don Frasquito, par la Vierge sainte, pensez-vous que nous allons
-croire cela?.... Dépenser une piécette pour un portrait!»
-
-Le pauvre cavalier ne se convainquit pas, et, serrant précieusement
-sa petite carte, il boutonna son paletot et essaya de se mettre sur
-pied, opération extrêmement compliquée qu'il ne put accomplir à cause
-de l'extrême faiblesse de ses jambes, moins grosses que des baguettes
-de tambour. Avec la promptitude qu'elle savait mettre en toutes choses,
-Benina sortit pour retenir une voiture avec laquelle elle avait à
-faire des courses de la plus grande importance. Mais comme elle était
-extrêmement active, elle fit rapidement; ayant ses dix douros dans sa
-poche, elle prit à Mediodia-Grande un fiacre à l'heure, et, à la porte
-de la maison, elle tomba sur la pocharde de Pedra et sa compagne, qui
-sortaient de la taverne en vociférant.
-
-«Oui, oui, nous savons bien qui vous emmenez avec vous, dirent-elles
-d'un ton moqueur. C'est ainsi que se comportent les femmes du grand
-monde qui estiment un homme.... On voit bien que ces choses peuvent
-arriver.
-
---C'est à voir!... Mais comme au fond cela ne vous regarde pas, je
-dis.... Eh bien, quoi?
-
---Rien..., enfin, il faut s'alléger.
-
---C'est Almudena qui va être content!
-
---Pourquoi cela, que se passe-t-il?
-
---Qu'il vous a attendue toute la soirée. Pendant qu'il était obligé de
-s'en aller, vous couriez après votre chevalier maladif!
-
---Il nous a donné une commission pour vous, pour le cas où nous vous
-rencontrerions.
-
---Qu'a-t-il dit?
-
---Qui sait si je me rappellerai? Ah! si: que vous n'achetiez pas la
-marmite..., la marmite avec les sept trous.... Qu'il en a une rapportée
-de son pays.
-
---Bien.
-
---Eh quoi! est-ce que vous voulez installer une maison pour faire la
-lessive? Sinon, pourquoi tant de trous?
-
---Taisez-vous, grandes bavardes! Allez avec Dieu!
-
---Et nous avons voiture. Plus que cela de luxe! On voit bien que nous
-courons le guilledou!
-
---Taisez-vous donc.... Vous feriez bien mieux de m'aider à le descendre
-et à le mettre en voiture.
-
---Certainement oui, de tout cœur.»
-
-Ce fut un divertissement pour tous ceux de la maison et ceux du dehors.
-Ce fut un rude travail que de descendre Frasquito, en lui chantant des
-couplets comme pour son enterrement et lui disant mille plaisanteries
-s'appliquant tant à lui qu'à Benina qui, insensible aux quolibets de la
-vie canaille, monta en voiture portant dans ses bras le vieux cavalier
-andalou, comme s'il avait été un paquet de chiffons, tout en donnant
-l'ordre au cocher de descendre la rue Impériale et en lui recommandant
-de pousser son cheval.
-
-Ce ne fut pas, comme on peut bien le supposer, une mince surprise pour
-doña Francisca de se voir apporter chez elle une sorte de moribond,
-transporté par Benina et un commissionnaire avec sa corde. La pauvre
-femme avait passé la soirée et une partie de la nuit dans une mortelle
-inquiétude et, à voir une chose aussi extravagante, elle croyait rêver
-ou elle pensait tout au moins qu'elle avait perdu la tête. Mais la
-servante avisée s'empressa de la tranquilliser en lui disant que ce
-n'était pas un cadavre, comme son aspect piteux pourrait le faire
-supposer, mais bien un malade très gravement atteint, M. don Frasquito
-de Ponte Delgado lui-même, natif d'Algeciras, qu'elle avait rencontré
-dans la rue, et, sans se perdre en plus longues explications sur cet
-événement extraordinaire, elle se mit à réconforter l'âme troublée de
-doña Paca, avec l'heureuse nouvelle qu'elle rapportait dans sa bourse
-neuf douros et demi, somme suffisante pour parer aux difficultés les
-plus urgentes et pouvoir respirer durant quelques jours.
-
-«Ah! quel poids tu m'enlèves du cœur! s'écria la vieille dame en levant
-les bras au ciel.
-
---Que le Seigneur le bénisse! Nous voici en mesure de faire la charité
-à notre tour, dit-elle, pensant à ce malheureux. Tu vois, Dieu nous
-secourt sur un seul point, et en une seule occasion, et il nous donne
-de suite le moyen de secourir nous-mêmes. La faveur et son payement se
-suivent.
-
---Il faut prendre les choses comme les dispose... Celui qui lance la
-foudre.
-
---Et, à propos, où allons-nous mettre ce pauvre vieux magot?» dit doña
-Paca en palpant Frasquito qui, bien qu'il ne fût pas sans connaissance,
-se remuait et parlait à peine, étendu sur le sol et arrimé contre le
-mur.
-
-Comme, depuis le mariage d'Obdulia avec Antonito, on avait vendu son
-lit, il surgit une difficulté d'installation domestique que Nina
-résolut en proposant de dresser son propre lit dans un petit coin de
-la salle à manger pour y placer le pauvre malade. Quant à elle, elle
-mettrait sa paillasse par terre et l'on verrait bien s'il n'y avait pas
-moyen d'arracher ce pauvre infirme aux ongles de la mort.
-
-«Mais, Nina de mon âme, as-tu pensé à la charge que nous nous mettons
-sur le dos? «Toi qui n'as pas la force, porte-moi sur tes épaules»,
-comme dit l'autre. Te paraît-il que nous soyons, nous autres, dans le
-cas de nous mettre à protéger qui que ce soit?... Mais achève de me
-conter: c'est don Romualdo béni qui....
-
---Oui, madame, Romualdo..., répondit la vieille qui, dans son
-ahurissement, n'avait point eu le temps de forger son mensonge.
-
---Que cet homme soit béni, mille fois béni!»
-
-Doña Paca s'étant calmée, on ne pensa plus qu'à l'installation de
-Frasquito, lequel n'avait point l'air de se rendre bien compte de ce
-qui se passait. Enfin, quand on l'eut mis au lit, il reconnut la veuve
-Juarez, et lui montrant sa gratitude par un serrement de mains et des
-soupirs affectueux, il lui dit:
-
-«Telle fille, telle mère.... Vous êtes le vivant portrait de la Montijo.
-
---Que dit cet homme?
-
---Il prétend que nous ressemblons toutes à... je ne sais qui..., aux
-empereurs de France.... Enfin ne vous en occupez pas.
-
---Je suis dans le palais de la place del Angel? dit Ponte, examinant la
-pauvre alcôve avec des yeux extasiés.
-
---Oui, monsieur, couvrez-vous bien; restez bien tranquille, essayez de
-dormir. Plus tard, nous vous donnerons un bon bouillon, et en avant la
-santé!»
-
-Elles le laissèrent seul, et Benina sortit de nouveau dans la rue,
-brûlant du désir d'aller fermer la bouche aux grossiers créanciers qui,
-avec leurs impertinentes réclamations, troublaient le repos de deux
-pauvres femmes. Elle se paya le plaisir de leur jeter à la face les
-douros qui leur étaient dus; elle fit d'amples provisions, passa par la
-rue de la Ruda et, avec son panier plein de nourriture, elle avait le
-cœur plein de joie, songeant qu'elle était libérée pour quelques jours
-de la honte de mendier, et elle rentra à la maison.
-
-Avec une méthodique activité elle se mit à travailler à la cuisine, en
-compagnie de sa maîtresse qui, elle aussi, était souriante et joyeuse.
-
-«Sais-tu ce qui m'est arrivé, dit-elle à Benina, pendant que tu as été
-dehors? J'ai fait un petit somme dans le fauteuil et j'ai rêvé que deux
-messieurs très graves, vêtus de noir, venaient me trouver. C'étaient
-Francisco Morquecho et don José-Maria Porcell, mes compatriotes, qui
-venaient m'annoncer la mort de don Pedro-José Garcia de los Antrines,
-oncle de mon mari.
-
---Pauvre monsieur! Il est mort? s'écria Benina avec toute son âme.
-
---Et ce don José qui est un des plus grands richards de la Serrania....
-
---Mais, dites-moi, est-ce que vous avez rêvé cela, ou bien est-ce que
-c'est vrai?
-
---Attends, femme. Ces deux messieurs, don Francisco et don José
-Maria, l'un médecin et l'autre secrétaire de la municipalité, étaient
-venus..., venaient pour me dire que le Garcia de los Antrines, propre
-neveu de son mari, les avait nommés exécuteurs testamentaires....
-
---Enfin....
-
---Et que... la chose est claire...; comme il n'avait pas d'héritiers
-directs, il désignait comme héritiers....
-
---Qui?
-
---Sois calme, femme... Qu'alors il laissait la moitié de ses biens à
-mes enfants Obdulia et Antonito et l'autre à Frasquito Ponte. Que t'en
-semble?
-
---Qu'à ce seigneur béni, Dieu devrait accorder de suite le paradis.
-
---Don Francisco et don José-Maria me dirent que depuis plusieurs jours
-ils me cherchaient pour me donner connaissance de cet héritage et que,
-me demandant de-ci de-là, ils étaient parvenus à trouver l'adresse de
-cette maison. Par qui crois-tu qu'ils l'ont eue? Par le prêtre don
-Romualdo, déjà proposé pour l'épiscopat, qui leur expliqua que j'avais
-recueilli M. de Ponte. De telle sorte, me dirent-ils en riant, que, en
-venant vous présenter nos respects, chère madame, nous attrapons deux
-oiseaux d'un seul coup.
-
---Mais, de bon compte, tout ce que vous me racontez, vous l'avez, comme
-on dit, purement et simplement rêvé!
-
---Bien sûr: tu n'as donc pas compris que je m'étais endormie dans mon
-fauteuil?... Comme ces deux messieurs qui sont venus me visiter sont
-morts tous deux, il y a une trentaine d'années, quand j'étais fiancée
-avec Antoine..., figure-toi.... Et à cette époque, Garcia de los
-Antrines était déjà très vieux. Je n'ai plus entendu parler de lui.
-Pourtant si.... Enfin, tout cela est l'œuvre d'un songe. Mais je l'ai
-tellement vécu qu'il me semble encore les voir. Je te raconte tout cela
-pour te faire rire. Non, non, ce n'est pas choses dont il faille rire,
-les songes....
-
---Les songes, les songes disent ce qu'ils veulent, manifesta Nina, ils
-viennent tout de même de Dieu. Et va savoir où commence la vérité et
-où finit le rêve?
-
---Justement.... Qui te dit que, en bas ou en haut de ce monde que nous
-voyons, il n'y a pas un autre monde où vivent ceux qui sont morts? Et
-qui te dit que la mort n'est pas une autre manière, une autre forme de
-la vie?...
-
---En bas, en bas, tout cela est en bas, affirma l'autre devenue
-pensive. Je fais grand cas des songes, parce qu'il pourrait bien
-arriver, par exemple, que ceux qui s'en vont là-bas reviennent ici nous
-apporter remède à nos maux. En dessous de la terre, il y a un autre
-monde, et la seule difficulté est de savoir comment nous pourrions
-arriver à parler avec ce monde souterrain. Ils doivent connaître les
-maux que nous endurons ici, et nous autres nous voyons en songe combien
-ils sont heureux.... Je ne sais pas si je m'explique.... Je dis qu'il
-n'y a pas de justice, et, pour qu'il en arrive une, nous devons rêver
-tout ce qui peut la faire arriver, et, en rêvant, je suppose que nous
-attirerons ici la justice.»
-
-Doña Paca acquiesça par une longue enfilade de soupirs qu'elle
-tirait du plus profond de sa poitrine, et Benina se reprit, avec un
-redoublement de fièvre et de conviction, à penser à la merveilleuse
-conjuration.
-
-Se promenant sans s'arrêter au travers de la cuisine, elle ne voyait
-plus avec les yeux de l'âme que les sept becs de la marmite, le bâton
-de laurier, son habillement et l'oraison.... Diablesse d'oraison, c'est
-cela qui était difficile!
-
-
-
-
-XXII
-
-
-Tout allait bien, le matin suivant: la santé de Frasquito s'améliorait
-d'heure en heure, et son entendement semblait revenir à une clarté
-moyenne; doña Paca était contente; la maison bien pourvue de
-victuailles; ce jour qui venait et le suivant pouvaient être considérés
-comme assurés, et par conséquent la pauvre Benina pouvait se dispenser
-de sa pénible station de mendicité à San-Sebastian. Mais, comme il
-lui était nécessaire de soutenir la comédie de son occupation dans
-la maison de l'ecclésiastique, elle sortit comme tous les jours, son
-panier sous le bras, résolue toutefois à ne pas perdre la matinée et
-à faire quelque chose d'utile. Au moment où elle allait partir, sa
-maîtresse lui dit:
-
-«Il me semble que nous devrions faire une politesse à notre bon don
-Romualdo.... Il faut lui montrer que nous sommes reconnaissantes et
-bien élevées. Porte-lui de ma part deux bouteilles de champagne d'une
-bonne marque, pour accompagner avec elles le ragoût du lapin que tu vas
-lui faire aujourd'hui.
-
---Mais madame est folle? Savez-vous ce que coûteraient deux bouteilles
-de champagne? Nous nous endetterions pour plus de trois mois. Vous êtes
-toujours la même. C'est votre goût de bien vivre et largement qui est
-la cause de notre pauvreté d'à présent. Certainement nous lui ferons un
-cadeau, quand nous aurons gagné à la loterie, mais pour aujourd'hui je
-ne puis songer qu'à trouver qui me cède une piécette dans un dixième de
-billet à trois.
-
---Bien, bien, que Dieu t'accompagne!»
-
-Et la vieille dame s'en alla causer avec Frasquito, lequel, tout
-ranimé, redevenait loquace. L'un et l'autre évoquèrent les souvenirs de
-la terre andalouse où ils étaient nés, ressuscitant familles, personnes
-et événements.
-
-De fil en aiguille, doña Francisca en revint à penser à son songe, mais
-elle se garda bien de le raconter à son compatriote.
-
-«Dites-moi, Ponte, qu'est-il advenu de don Pedro-José Garcia de los
-Antrines?»
-
-Après une très pénible recherche dans les registres embrouillés et
-confus de sa mémoire, Frasquito répondit que le don Pedro était mort
-dans l'année de la révolution.
-
-«Allons donc, allons donc: je crois qu'il vit encore maintenant.
-Savez-vous qui a hérité de ses biens?
-
---Probablement son fils Raphaël, qui n'a jamais voulu se marier. Il
-doit être vieux maintenant. Il pourrait bien arriver qu'il se souvînt
-de nous, de vos enfants et de moi, car il n'a pas de parenté plus
-proche.
-
---Ah! n'en doutez pas, il se souviendra..., s'écria doña Paca avec
-une grande animation dans les yeux et parlant rapidement. S'il ne
-s'en souvenait pas, ce serait un cochon. C'est ce que me disaient don
-Francisco Morquecho et don José-Maria Porcell....
-
---Quand cela?
-
---Il y a... je ne sais plus combien de temps. A la vérité, ils sont
-passés à meilleure vie. Mais il me semble que je les vois.... Ils ont
-été les exécuteurs testamentaires de Garcia de los Antrines, cela est
-certain, n'est-ce pas?
-
---Oui, madame, je les ai beaucoup connus. Ils étaient amis de la
-maison. Je les ai en mémoire.... Il me semble les voir encore avec
-leurs redingotes noires de coupe antique....
-
---Pareillement, pareillement.
-
---Leurs cols-cravates ressemblant à une semelle, et les chapeaux haut
-de forme, aussi hauts que la tour de Sainte-Marie.»
-
-L'entretien continua avec ce mélange et cette fluctuation du réel
-à l'imaginaire, et, pendant ce temps-là, Benina arpentait les rues
-de haut en bas et de bas en haut, avec le cœur apaisé et l'esprit
-tranquille par la possession d'un capital qui n'était pas inférieur à
-trois douros et demi, et elle se disait que toute l'opération de la
-conjuration d'Almudena n'était qu'un attrape-nigaud. Elle voyait une
-plus grande chance de réussite dans la loterie qui n'est pas, quoi
-qu'on en dise, œuvre de pur hasard, car qui nous dit qu'il n'y a pas
-dans les airs un ange ou un démon invisible qui se charge de tirer le
-bulletin de l'urne, sachant par avance qui possède le numéro? C'est
-pour cela qu'il arrive des choses si extraordinaires et, par exemple,
-que le gros lot vienne à se répartir entre une multitude de pauvres
-diables qui ont pris, l'un un réal, l'autre une piécette, en réunissant
-leurs enjeux.
-
-Suivant cette idée, elle pensa qu'il lui conviendrait de s'assurer
-une participation modique, car prendre à elle seule un dixième, ce
-serait vraiment trop risquer. Il ne lui convenait pas d'entrer en
-compte avec la Pedra et Quart-de-Kilo, qui jouaient à toutes les
-extractions; il valait mieux s'entendre pour cette affaire avec
-Pulido, son compagnon de mendicité à la paroisse, car on prétendait
-qu'il faisait des combinaisons de numéros à la loterie avec le vacher
-voisin d'Obdulia, et, pour le trouver chez lui avant qu'il partît pour
-mendier, elle pressa le pas vers la rue de la Cabeza et se dirigea
-vers l'établissement d'ânesses à lait. C'est dans les étables de ces
-pacifiques bêtes que les laitiers, gens simples et bons, donnaient
-asile à Pulido. La sœur de la laitière vendait des dixièmes dans la
-rue, et un oncle du vacher, qui avait fait le même commerce, même rue,
-même maison, quelques années auparavant, avait fait fortune et s'était
-retiré dans son pays, où il avait acheté des terres. La passion du jeu
-s'était perpétuée dans l'établissement, passant à l'état de vice. A la
-date où nous sommes arrivés de cette histoire, avec ce que les âniers
-avaient dépensé en quinze années de jeu, ils auraient pu tripler leur
-troupeau de bêtes.
-
-Benina eut la chance de rencontrer toute la famille réunie, toutes les
-ânesses étant déjà rentrées de leurs excursions matinales. Pendant
-que ces dernières prenaient leur ration d'avoine et de son, les gens
-se livraient à des calculs de probabilité et pesaient les raisons
-qui pouvaient donner la certitude que le jour suivant le numéro 5005
-sortirait, car ils en possédaient un dixième. Pulido, examinant le cas
-avec sa puissante vue intérieure, d'autant plus vive que celle du corps
-était obscurcie, renforça la conviction des âniers, en leur disant
-qu'il était aussi sûr que le 5005 gagnerait qu'il pouvait affirmer
-qu'il y avait un Dieu dans le ciel et un diable aux enfers. Inutile de
-dire que la prétention de Benina tomba au milieu de la gent aveuglée
-comme une bombe et que le premier mouvement général fut de lui refuser
-la participation qu'elle sollicitait, car cela équivalait à lui faire
-cadeau de monceaux d'or. La mendiante se piqua, disant qu'il ne lui
-manquait certes pas trois piécettes pour jouer à elle toute seule un
-petit dixième et ce coup d'audace produisit son effet. Pour terminer,
-il fut convenu que, si elle achetait un dixième, ils lui en prendraient
-la moitié, en lui donnant une participation de deux réaux dans le
-magique numéro 5005, numéro sûr, aussi sûr que si on le voyait déjà
-sorti. Ainsi fut fait: Benina sortit et acheta un dixième du numéro
-4844 lequel, vu par les autres et répété à haute voix par l'aveugle,
-produisit dans toute la réunion des joueurs la plus grande confusion et
-le plus grand trouble comme si, par un art mystérieux, la chance avait
-passé d'un numéro à l'autre. A la fin, tous les traités et combinaisons
-se firent au goût de chacun et l'ânier distribua les papiers de
-participation, la vieille se contentant de six réaux sur son billet et
-de deux sur l'autre.
-
-Pulido sortit en grognant et s'en alla à la paroisse, de mauvaise
-humeur, disant que cette hypocrite ecclésiastique était venue leur
-ficher la guigne pour leur numéro de la loterie; les âniers se mirent
-à parler à tort et à travers sur le compte d'Obdulia, disant qu'elle
-ne payait pas son pain, qu'elle achetait des corbeilles de fleurs et
-que son propriétaire allait la mettre dans la rue; et Benina s'en
-alla visiter la petite, qu'elle trouva dans les mains de la coiffeuse
-occupée à lui faire une jolie tête. Ce jour-là ses beaux-parents lui
-avaient envoyé des boulettes de hachis et des sardines en saumure;
-Luquitas était rentré à la maison à six heures du matin et il
-dormait encore maintenant comme un loir. La petite, elle, songeait à
-aller faire un tour de promenade, ayant une envie folle de voir des
-jardins, des arbres, des équipages, des gens élégants, et sa coiffeuse
-l'engageait à aller au Retiro, où elle verrait tout cela et, en outre,
-toutes les bêtes féroces du monde et même des cygnes qui sont comme
-qui dirait des oies plus fières. Apprenant que Frasquito malade avait
-trouvé un refuge dans la maison de doña Paca, la petite montra un très
-vif chagrin et parla d'aller le voir de suite, mais Benina la fit
-renoncer à cette idée.
-
-Il valait mieux laisser passer quelques jours avant d'exposer le
-malade à des conversations délirantes qui lui mettaient la cervelle
-à l'envers. Se rendant à ce sage raisonnement, Obdulia congédia la
-servante, décidée à aller à la promenade, et Benina s'en alla d'un pas
-agile à la rue de la Ruda où elle comptait acquitter quelques petites
-dettes de peu d'importance. Tout en marchant, elle songeait qu'elle
-ferait bien de céder une partie de l'engagement excessif qu'elle
-avait à la loterie et, dans ce but, elle se dit qu'il conviendrait de
-chercher le Maure aveugle pour l'engager à jouer une piécette. Cette
-opération-là était certainement plus sûre que celle d'évoquer les
-esprits souterrains.
-
-Elle songeait à cela lorsqu'elle se rencontra nez à nez avec Pedra et
-Diega qui revenaient de vendre, portant à la main, entre elles deux,
-un panier plat rempli de mercerie à bon marché. Elles s'arrêtèrent,
-désireuses de lui raconter quelque chose d'extraordinaire et qui devait
-l'intéresser.
-
-«Vous ne savez pas, patronne, Almudena est en train de vous chercher.
-
---Il me cherche? J'ai justement besoin de lui parler, pour savoir s'il
-me prendrait....
-
---Vous ferez bien de prendre vos précautions. Il dit....
-
---Quoi?
-
---Qu'il est furieux... fou furieux. Pour un peu, il m'aurait tuée ce
-matin, avec la grande antipathie qu'il a pour moi. Enfin, il divague.
-
---Il quitte Santa-Casilda pour aller demeurer aux Cambroneras.
-
---Il est piqué de la tarentule; il danse sur un pied.»
-
-Les deux femmes se livraient à de grossiers éclats de rire et Benina
-ne savait que dire. Apprenant que l'Africain était malade, elle dit
-qu'elle avait envie d'aller à sa recherche à San-Sebastian; ce à
-quoi elles répliquèrent qu'il n'était pas allé mendier et que, si la
-patronne désirait le rencontrer, elle devait aller a sa recherche par
-l'Arganzuela ou la rue del Penon, car elles l'avaient vu peu auparavant
-dans ces parages. Benina suivit ces indications, après avoir rapidement
-fait ses petites affaires dans la rue de la Ruda; au moment de tourner
-à la Fuentecilla, après avoir monté et descendu plusieurs fois la rue
-del Penon, elle vit le Marocain qui sortait de chez un forgeron. Elle
-se dirigea vers lui, le prit par le bras et....
-
-«Ne me touche pas, ne me touche pas..., dit l'aveugle, agité comme s'il
-avait été secoué par une décharge électrique. Méchante, trompeuse...,
-je veux te tuer.»
-
-La pauvre femme fut effrayée en lisant sur le visage de son ami un
-grand trouble; il avait un violent mouvement convulsif des lèvres
-qui modifiait complètement l'aspect de sa physionomie habituelle; il
-tremblait des pieds à la tête et sa voix était devenue rauque.
-
-«Qu'as-tu, mon petit Almudena? Quelle mouche te pique?
-
---C'est toi qui me piques, mauvaise mouche.... Venir avec moi.... Moi
-te parler? Tu es une mauvaise femme....
-
---Allons où tu veux, homme. Tu as l'air d'un fou!»
-
-Ils descendirent la Ronda, et le Marocain, qui connaissait les lieux,
-se dirigea vers la fabrique de gaz sans vouloir se laisser prendre le
-bras par son amie. Ils passèrent par des sentiers étroits pour arriver
-à la promenade des Acacias, sans que la bonne femme fût arrivée à
-comprendre clairement les motifs de cette extravagante course.
-
-«Asseyons-nous ici, dit Benina en arrivant près de la fabrique de
-goudron, je suis très lasse.
-
---Ici, non..., plus bas.»
-
-Et ils se précipitèrent par un sentier très rapide, ouvert sur le
-terre-plein où ils se trouvaient. Ils auraient certainement roulé tous
-deux en bas si Benina ne l'avait soutenu en modérant le pas et en
-s'assurant chaque fois où elle posait le pied. Ils arrivèrent enfin
-à un endroit situé au-dessous de la promenade, sol brûlé, plein de
-scories ressemblant aux laves d'un volcan; derrière eux, les fondations
-des maisons à la hauteur de la tête; devant eux et à leurs pieds, les
-toits de pauvres cabanes. Dans les détours de ce creux, on distinguait
-de misérables huttes, et, au loin, opprimé entre les bâtiments de
-l'asile Sainte-Christine et les bâtiments de la scierie mécanique, le
-quartier de las Injurias, où fourmillent les familles pauvres.
-
-Ils s'assirent tous deux. Almudena, respirant fortement, essuya avec
-son mouchoir la sueur coulant abondamment de son front. Benina ne le
-quittait pas des yeux, attentive à ses mouvements, car elle n'était
-rien moins que tranquille en se voyant seule dans un endroit aussi
-solitaire avec le Marocain si irrité.
-
-«Voyons, ami.... Voyons pourquoi je suis si méchante et si trompeuse?
-Pourquoi?
-
---Parce que tu m'as trompé. Moi, je t'aime, et toi, tu en aimes un
-autre.... Si, si.... Un bel homme, un chevalier galant. Il t'aime....
-Malade chez Comadréja.... Toi l'enlever et l'emporter à ta maison....
-Ton bien-aimé..., bien-aimé..., riche, lui, un monsieur, lui....
-
---Qui t'a conté ces bourdes, Almudena? dit la bonne femme, se mettant à
-rire de toute son âme.
-
---Ne nie pas.... Tu m'exaspères, tu te moques de moi, par-dessus le
-marché....»
-
-Et, parlant ainsi, il fut pris tout à coup d'une fureur subite, il
-se leva et, avant que Benina eût pu se rendre compte du péril qui
-la menaçait, il lui déchargea un coup de bâton de toute sa force.
-Heureusement que la malheureuse put éviter, en se détournant, de le
-recevoir sur la tête, mais elle le reçut sur la poitrine. Elle voulut
-lui arracher son bâton, mais, avant d'y parvenir, elle reçut encore un
-bon coup à l'épaule et un autre sur la hanche. La meilleure défense
-était la fuite. En un clin d'œil, la vieille se rejeta à dix pas de
-l'aveugle. Il essaya de la suivre, elle l'évita et se mit en lieu sûr,
-tandis qu'il continuait à lancer des coups de bâton dans l'air et à
-frapper le sol. Et, ce faisant, il s'étala tout de son long et se mit
-à se plaindre comme s'il avait été, lui, la victime, mordant la terre,
-tandis que la dame de ses pensées lui disait:
-
-«Almudena, petit Almudena, si je t'attrape, tu verras.... Espèce de
-sot, bourrique!»
-
-
-
-
-XXIII
-
-
-Après s'être roulé par terre avec des contorsions épileptiques des
-bras et des jambes, se griffant la figure et s'arrachant les cheveux
-et la barbe, lançant des exclamations en langue arabique que Benina
-n'entendait point, il se mit à fondre en larmes, assis sur ses talons
-à la mauresque, le front méditatif et les doigts enfoncés dans la
-figure. Il pleurait dans une amère désolation et ce flot de larmes
-calma sans doute sa folie furieuse. S'approchant un peu, Benina vit son
-visage inondé de pleurs qui trempaient sa barbe. Ses yeux semblaient
-une fontaine par laquelle son âme se serait déchargée du torrent d'une
-peine infinie.
-
-Une longue pause suivit. Almudena, avec la voix plaintive d'un enfant
-qui vient d'être battu, se mit à appeler tendrement son amie.
-
-«Niña..., _Amri_..., es-tu là?
-
---Oui, mon fils, je suis là à te regarder pleurant, comme saint Pierre
-quand il eut fait la canaillerie de renier le Christ. Au moins, te
-repens-tu de ce que tu as fait?
-
---Si, si..., _Amri_.... Je t'ai battue!... Cela te fait mal beaucoup?
-
---Je te crois que cela me brûle.
-
---Moi, méchant..., pleurer pendant beaucoup de jours, parce que je t'ai
-frappée? _Amri_, me pardonneras-tu?...
-
---Si..., je te pardonne..., mais je me défie.
-
---Prends mon bâton, lui dit-il en le lui tendant. Viens ici,
-frappe-moi. Prends le bâton et frappe fort, jusqu'à ce que mort
-s'ensuive.
-
---Non, je me méfie.
-
---Prends aussi ce petit couteau, ajouta l'Africain, sortant de sa poche
-intérieure un grand couteau à manche de corne. Je l'ai acheté pour te
-frapper..., pour nous tuer tous deux; j'ai assez de la vie. Mordejaï
-n'aime plus la vie. Mais la mort, oui, la mort....»
-
-Sans avoir l'air de rien, Benina s'empara des deux armes, bâton et
-couteau et, s'approchant alors sans crainte du malheureux aveugle, elle
-lui mit la main sur l'épaule.
-
-«Tu m'as cassé quelque os, car cela me fait très mal, lui dit-elle.
-Comment vais-je faire pour me soigner maintenant?... Non, heureusement,
-je n'ai aucun os cassé; tu m'as fait des bleus gros comme ma tête, et
-l'arnica dont je vais avoir besoin, c'est toi qui devras me le fournir.
-
---Je te donnerai... ma vie, si tu veux me pardonner. J'étais fou.... Je
-t'aime.... Si tu ne m'aimes pas, Almudena se détruira lui-même.
-
---C'est bien, mais tu as dû prendre quelque philtre. Qu'est-ce que cela
-veut dire de sortir ce conte que tu es amoureux de moi? Ne sais-tu donc
-pas que je suis une vieille et que, si tu me voyais, tu tomberais à la
-renverse de la peur que je te ferais?
-
---Tu n'es pas vieille, moi t'aimant.
-
---Mais, tu aimes Pedra.
-
---Non..., pocharde..., méchante..., mauvaise.... Tu es ma seule femme,
-il n'en existe pas d'autre pour moi.»
-
-Sans donner trêve à son intense affliction, entrecoupant ses paroles
-de profonds soupirs et de sanglots, la langue embarrassée, Almudena
-dit et répéta ce qu'il ressentait et, à la vérité, Benina put
-entendre un langage extraordinaire, non pas peut-être par la pureté
-de l'expression, mais bien à cause de la force de conviction que le
-Marocain mettait dans ses étranges modulations, suivies de hurlements,
-de cris désespérés et de murmures suffoqués.
-
-Il lui dit que, depuis que le roi Samdaï lui avait signalé la femme
-unique, pour qu'il la suivît et s'en rendit maître, il n'avait cessé
-de courir après elle et par toute la terre. Plus il cheminait, plus
-vite la femme s'enfuyait devant lui, sans qu'il pût jamais l'atteindre.
-Le temps s'écoulant, il crut un instant que c'était la Nicolasa et il
-vécut trois ans avec elle, d'une vie errante. Mais ce n'était point
-elle: il s'aperçut vite de son erreur. La femme fuyait toujours,
-toujours plus loin, voilée et ne se laissant pas voir le visage....
-Certainement, il voyait bien sa figure avec les yeux de l'âme..., mais
-en voilà assez; quand il connut Benina, un matin que pour la première
-fois elle se présenta à San-Sebastian, amenée par Élisée, son cœur, qui
-battait si fort qu'il semblait sauter hors de sa poitrine, lui dit de
-suite: «La voilà, la voilà, la seule, il n'y en a pas d'autre». Plus il
-parlait avec elle, plus il se convainquait que c'était elle; mais il
-désirait attendre quelque temps encore, pour mieux s'en assurer. Enfin,
-la certitude se fit jour, et alors il attendit une occasion de se
-déclarer et de lui parler.... Aussi, lorsqu'on vint lui conter qu'elle
-avait un beau galant et qu'elle l'avait emporté chez elle rien moins
-qu'en voiture, il eut un tel désespoir suivi d'une telle furie qu'il ne
-savait pas s'il voulait la tuer ou se tuer lui-même.... Le mieux lui
-paraissait de se tuer tous deux, mais non sans avoir massacré la moitié
-de l'humanité en frappant indistinctement à droite et à gauche.
-
-Benina entendit avec intérêt et compassion ce récit, que nous donnons
-nous-mêmes considérablement réduit afin de ne pas fatiguer le lecteur,
-et, comme c'était une bonne femme, elle ne commit point la légèreté
-de se moquer de cette passion africaine; elle ne la tourna même point
-en ridicule, comme cela eût été pourtant bien naturel de le faire,
-en considérant son âge à elle et les conditions physiques du pauvre
-aveugle. Se maintenant dans un juste milieu discret, elle ne se
-proposa pas d'autre but que de calmer son ami et de chasser de son
-esprit toute idée de mort et d'extermination. Elle lui expliqua ce
-qu'il en était du beau galant, cherchant à le convaincre que c'était
-par pure charité qu'elle l'avait amené dans la maison de sa maîtresse,
-sans que l'amour ni les rapports quelconques d'homme à femme y eussent
-pu jouer un rôle. Mordejaï ne se donnait pas comme convaincu, et
-il posa finalement la question sur un terrain que justifiaient la
-sincérité et la force de son affection, à savoir que, pour qu'il pût
-ajouter foi à ce que lui disait Benina, il fallait, non qu'elle lui
-donnât des paroles qu'emporte le vent, mais qu'elle lui prouvât son
-dire par des faits matériels. Et comment lui prouver par des faits, de
-façon qu'il demeurât pleinement satisfait et convaincu? Cela était bien
-facile: en abandonnant tout, sa maîtresse, sa maison, le beau galant,
-et venant vivre avec Almudena et restant unis pour la vie.
-
-La vieille ne répondit pas par un refus catégorique, pour ne
-pas l'exciter davantage, et elle se borna à lui représenter les
-inconvénients de l'abandon aussi brusque de sa vieille maîtresse, qui
-mourrait de chagrin d'être ainsi quittée tout d'un coup. Mais à toutes
-ces raisons le Marocain en opposait d'autres, basées sur ses droits et
-les lois de l'amour qui doivent tout dominer:
-
-«Si tu m'aimes, tu dois m'épouser, _Amri_.»
-
-A l'offre de sa blanche main, accompagnée de tendres sourires et de
-minauderies dites avec ses grosses lèvres qui se dilataient jusqu'aux
-oreilles, ou se resserraient pour former une horrible figure, Benina
-ne put résister à l'expression d'un rire moqueur. Mais, se contenant à
-l'instant, elle répondit par cet excellent argument:
-
-«Mon fils, je t'appelle ainsi, car tu pourrais l'être... je suis très
-touchée des preuves d'amitié que tu me donnes; mais considère, je te
-prie, que j'ai accompli soixante ans.
-
---Que tu aies accompli ou pas soixante ans ou mille ans, je t'aime.
-
---Je suis une vieille qui ne peut servir à rien.
-
---Tu te trompes, _Amri_: je t'aime plus que la première bénie; tu es
-pour moi une jeune femme.
-
---Quelle extravagance!
-
---Nous nous épousons tous deux et je t'emmène dans mon pays, à la
-terre de Sus. Saül, mon père, est riche, lui; mes frères sont riches;
-ma mère, Rimna, riche et belle..., elle t'aimera, elle t'appellera sa
-fille.... Mon père a beaucoup de brebis, beaucoup d'arbres près du
-ruisseau, une grande maison..., une noria d'eau fraîche..., climat très
-bon; ni froid ni chaleur.»
-
-Bien que la peinture d'une si grande félicité influât légèrement sur
-son âme, Benina ne se laissait pas séduire et, comme une personne
-pratique, elle vit de suite les inconvénients d'une brusque translation
-dans des pays aussi lointains, où elle se trouverait au milieu de gens
-inconnus, parlant une langue de tous les diables, et qui sûrement
-différaient d'elle par les mœurs, la religion, le vêtement, car elles
-marchaient voilées.... Voyez-vous Benina voilée? Non, la seule chose
-qu'on peut faire pour le bon Mordejaï, c'est de le calmer. Se montrant
-affectueuse et bonne, elle lui fit ressortir l'inconvénient grave qu'il
-y aurait à mettre de la précipitation dans une chose aussi grave que
-de se marier comme cela, de but en blanc, et de se sauver d'un seul
-trait rien moins qu'en Afrique, qui est, comme on dit, l'endroit où
-naissent les Pyrénées. Non, non, il fallait y penser tranquillement et
-prendre son temps pour ne pas faire une bêtise. Il était beaucoup plus
-pratique, suivant elle, de laisser toute cette histoire du mariage et
-du voyage des jeunes époux pour plus tard et de s'occuper de suite,
-avec tous les soins voulus pour réussir, de la grande conjuration du
-roi Samdaï. Si la chose réussissait, comme l'assurait Almudena, et
-s'ils pouvaient en tirer les paniers remplis de pierres précieuses
-que l'on convertirait si facilement en billets de banque, toutes les
-questions seraient facilement résolues, et la suite en découlerait
-promptement. L'argent est le grand arrangeur de toutes choses en ce
-monde. Conclusion: elle consentait à tout ce qu'il désirait, et elle
-engageait sa parole de l'épouser et de le suivre au bout du monde
-aussitôt que le roi Samdaï aurait donné tout ce qu'on allait lui
-demander avec toutes les règles et cérémonies prescrites.
-
-L'Africain écoutait ces paroles avec un air méditatif, quand tout d'un
-coup il se mit à se frapper le front, comme un homme qui éprouverait
-une grande confusion et désolation:
-
-«Pardonne-moi, j'ai oublié de te dire quelque chose.
-
---Quoi? Vas-tu faire à cette heure quelque difficulté? Est-ce que
-l'opération ne réussira pas parce qu'il manquera quelque condition?
-
---J'ai oublié une chose..., cela ne peut réussir parce que tu es une
-femme.
-
---Manqué! dit Benina, sans pouvoir contenir son désappointement.
-Pourquoi n'as-tu pas commencé par là, puisque la première condition
-était d'être homme?
-
---Pardonne-moi d'avoir oublié.
-
---Tu n'as pas ta tête. En voilà une histoire! Mais c'est ma faute
-d'avoir été croire bêtement les sottises qu'on invente dans ta terre
-maudite et dans ta religion de démons couronnés. Non, non, je ne le
-croyais pas, c'est la pauvreté qui m'aveuglait.... Je ne le crois pas,
-non. Que Dieu me pardonne la mauvaise pensée d'appeler le diable avec
-toutes ces agaceries, et que la très sainte Vierge, mère de Dieu, me le
-pardonne pareillement!
-
---Si tout cela ne vaut rien parce que tu es femme..., répliqua Almudena
-tout honteux, je sais moi une autre chose..., et, si tu veux la faire,
-tu auras tout l'argent que tu pourras désirer.
-
---Non, non, tu ne me tromperas pas une seconde fois. Tu es un bon
-oison!... Je ne croirai plus rien de ce que tu diras.
-
---Par la lumière bénie, c'est une vérité.... Que la foudre me frappe si
-je te trompe.... Tu auras de l'argent, beaucoup d'argent.
-
---Quand?
-
---Quand tu voudras.
-
---C'est à voir.... Bien que je n'en croie pas un mot, dis-moi vite
-comment.
-
---Je te donnerai un petit papier....
-
---Un petit papier?
-
---Oui...; tu le placeras sur la pointe de la langue....
-
---Sur la pointe de la langue?
-
---Oui: tu entreras avec lui dans la banque, le petit papier sur la
-langue, et personne ne te verra. Tu pourras prendre tout l'argent que
-tu voudras, personne ne te verra.
-
---Mais c'est voler cela, Almudena.
-
---Personne ne te verra, personne ne te dira rien.
-
---Assez, assez.... Je ne mange pas de ce pain-là. Voler, cela, non!
-S'ils ne me voient pas, Dieu me verrait, lui.»
-
-
-
-
-XXIV
-
-
-Le Marocain passionné ne cessait point de chercher à convaincre sa
-dame (nous devons l'appeler ainsi dans ce cas, puisqu'il la voyait
-telle avec les yeux de son âme) et, convaincu que les moyens positifs,
-les meilleurs, les plus efficaces pour la vaincre définitivement
-lui seraient fournis par sa cupidité et son désir de s'enrichir, il
-sortit un autre sortilège, produit naturel de son sang sémite et de
-sa riche imagination. Il lui dit que parmi tous les secrets dont il
-était dépositaire par la faveur de Dieu il y en avait un qu'il s'était
-toujours réservé de ne dire qu'à la personne qui serait digne de tout
-son amour, et, comme cette personne c'était elle, la femme rêvée, la
-femme promise par le souverain Samdaï, à elle seule il révélerait le
-procédé pour découvrir les trésors cachés sous terre. Bien que Benina
-affectât de ne pas donner créance à ces histoires, elle ne perdait pas
-une syllabe de ce qu'Almudena lui disait.
-
-La chose était très facile, décrite par lui, bien que les difficultés
-pour produire l'effet magique sautassent aux yeux.
-
-La personne qui désirerait savoir d'une façon certaine, absolument
-certaine, où il pouvait y avoir de l'argent caché, n'avait qu'à creuser
-un trou dans la terre et à se mettre dedans en chemise, durant quarante
-jours, sans autre aliment que de la farine sans sel, et aucune autre
-occupation que de lire un livre saint, à grands feuillets, et de
-méditer sur les profondes vérités que contient ce livre....
-
-«Et cela, il faudrait que je le fisse moi-même? dit Benina impatiente.
-Passe encore! Et ce livre est écrit dans ta langue. Comment, espèce
-d'idiot, veux-tu que j'arrive à lire ces griffonnages, si dans ma
-propre langue, le pur castillan, les caractères noirs me troublent?
-
---Je lirai, moi...; tu liras, toi.
-
---Mais dans ce trou sous la terre, qui sera comme une maison de taupes,
-est-ce que nous pourrons rester tous les deux?
-
---Sûrement.
-
---Bien. Et pour mieux voir les lettres de ce livre, dit la femme avec
-un air moqueur, tu prendras des lunettes pour aveugle?
-
---Je le sais par cœur,» répliqua sans se troubler l'aveugle.
-
-Après les quarante jours de pénitence, pour terminer les prescriptions,
-il fallait écrire sur un papier à cigarettes certaines paroles magiques
-que lui seul connaissait, et alors on lançait le papier en l'air et
-pendant que le vent le faisait voltiger de-ci, de-là, il fallait
-réciter dévotement beaucoup de prières sans quitter des yeux le papier,
-volant.
-
-Là où le papier tombera, en creusant, creusant profondément, on
-trouvera certainement le trésor enfoui, très probablement une jarre
-remplie de pièces d'or.
-
-Benina manifesta son incrédulité en éclatant de rire; mais pourtant
-il resta quelque trace dans son esprit de cette nouvelle énigme de la
-recherche des trésors cachés, car elle se prit à dire solennellement:
-
-«Je ne crois pas qu'il y ait des trésors enterrés dans les champs.
-Il peut se faire que cela arrive dans ton pays; mais pour ce qui est
-d'ici..., ils les gardent dans les cours intérieures, dans les patios,
-ils les cachent sous le sol des bûchers, des magasins, des boutiques,
-et, lorsque cela se peut, dans les murs.
-
---C'est même chose de le découvrir dans les endroits que tu dis..., si
-tu m'aimes et si tu consens à m'épouser.
-
---Nous avons le temps de causer de cela, dit Benina, mettant et ôtant
-son châle sur sa tête, signe d'impatience et de désir de s'en aller.
-
---Je n'ai pas fini de parler, _Amri_, non, murmura l'aveugle, plaintif,
-la retenant par sa robe. Toi, toujours avec moi.
-
---Ce n'est pas possible maintenant. Aie patience, mon fils.»
-
-Pris de nouveau de fureur, en sentant qu'elle voulait partir, il
-se lança sur elle, la saisit dans ses bras, manifestant par des
-rugissements plus que par des paroles humaines son ardent désir de la
-garder avec lui:
-
-«Moi, je t'aime.... Je veux me tuer, me jeter dans la rivière, si tu ne
-viens pas avec moi....
-
---Laisse-moi, pour Dieu, Almudena, dit la dame avec un accent plein
-d'affliction, espérant en venir plus facilement à bout en lui parlant
-affectueusement. Je t'aime, mais mes obligations me réclament.
-
---Je le tuerai, le beau galant! cria l'aveugle en serrant les poings
-et faisant quelques pas vers la vieille, laquelle, craintive, s'était
-écartée de lui.
-
---Sois raisonnable; sinon, je ne t'aimerai pas.... Allons, si tu me
-promets d'être bon et de ne pas me frapper, nous nous en irons ensemble.
-
---Te battre, non, non, bien sûr..., moi qui t'aime plus que la lumière
-bénie.
-
---Si tu ne me bats pas, allons-nous-en,» dit Benina s'approchant
-gentiment et le prenant par le bras.
-
-Le bon Mordejaï étant pacifié, ils reprirent le chemin pour remonter
-et, en marchant, il raconta qu'il avait quitté Santa-Casilda pour
-rompre avec la Pedra, et, comme les temps devenaient mauvais et qu'on
-gagnait peu de sous, il comptait se transporter le même soir aux
-Cambroneras, près du pont de Tolède, car dans ce quartier on trouvait
-des chambres à la nuit pour dix centimes seulement. Benina n'approuva
-pas ce changement de domicile, parce qu'elle avait entendu dire que
-les pauvres vivaient très mal là-bas, très étroitement, entassés comme
-des moutons dans des chambres indécentes, mais il insista d'une voix
-dolente et mélancolique, affirmant qu'il désirait être mal, qu'il
-voulait faire pénitence, passer ses jours à pleurer, pleurer jusqu'à ce
-qu'Adonai ait attendri le cœur de la femme aimée. Ils soupiraient tous
-deux, et silencieux ils montèrent toute la rue de Tolède.
-
-Comme Benina lui offrait un douro pour son déménagement, Almudena
-exprima un désintéressement sublime:
-
-«Je n'aime point l'argent...; l'argent chose sale...; je méprise
-l'argent... Moi, j'aime _Amri_.., ma femme avec moi....
-
---Bien, bien, aie patience, lui dit Benina, qui craignait de le voir
-recommencer ses folies à la fin de la journée. Je te promets que demain
-nous reparlerons de tout cela.
-
---Tu viendras à Cambroneras?
-
---Oui, je te le promets.
-
---Moi, je ne retournerai pas à la paroisse.... Ces gens orgueilleux me
-pèsent: Cassiana, Élisée.... Je hais mes compagnons. J'irai mendier au
-pont de Tolède.
-
---Attends-moi demain..., et promets-moi d'être raisonnable.
-
---Oui, en pleurant, en pleurant.
-
---Mais à quoi servent toutes ces pleurnicheries? Mon petit Almudena, si
-je t'aime, mon maître, ne me donne pas d'ennuis.
-
---Tu vas maintenant à ta maison, voir le vieux galantin et lui
-prodiguer tes tendresses?
-
---Ah! bien oui, il est frais! Un grand cas que je fais de cette vieille
-antiquaille! Il a plus d'années que la Cuesta de la Vega. Il est parent
-de ma maîtresse, et c'est elle qui m'a chargée d'aller le chercher pour
-le ramener dans sa maison.
-
---C'est un vieux magot, lui?
-
---Un fameux magot! Et il n'y a point de comparaisons à faire entre toi
-et lui..., mon petit. Je suis très pressée. Adieu, jusqu'à demain.»
-
-Mettant à profit un moment où le Marocain se tenait tranquille comme un
-idiot, elle prit sa course, le laissant appuyé contre le mur près de
-la boutique du Botijo. C'était le seul moyen possible de séparation,
-étant donnée la terrible adhérence du pauvre aveugle. Au bout d'un
-court instant, il se laissa tomber sur le sol et les passants le virent
-là, mendiant toute la soirée, assis sur ses talons, muet, sa main noire
-tendue.
-
-La Nina ne trouva pas grand'chose de nouveau à la maison, car on ne
-saurait compter comme nouveauté l'extrême contentement de doña Paca,
-qui ne cessait de s'extasier sur la grâce de son hôte et la manière
-charmante avec laquelle il rappelait tous les souvenirs d'Algeciras
-et de Ronda. La bonne dame se trouvait transportée à ses jeunes ans;
-elle oubliait sa pauvreté et, mue par le généreux instinct qui, dans
-sa prime jeunesse, avait été le fond de son caractère imprévoyant et
-la cause de ses malheurs, elle proposa à Nina d'aller chercher pour
-Frasquito deux bouteilles de Xérès, un paon en galantine, des œufs
-glacés et une hure de sanglier.
-
-«Oui, madame, répliqua la servante, nous allons lui apporter tout cela
-et ensuite nous nous rendrons à la prison pour éviter aux marchands
-la peine de nous y traîner. Je crois que vous êtes devenue folle,
-vraiment! Pour ce soir vous aurez une soupe à l'ail avec des œufs et
-pas autre chose. Croyez bien que le chevalier s'en contentera encore
-parfaitement, habitué comme il l'est à toutes sortes de victuailles
-impossibles.
-
---Bien, on fera ce que tu veux.
-
---Au lieu d'une tête de sanglier, nous mettrons une tête d'oignon.
-
---Je crois, avec ta permission, que, dans toutes les circonstances,
-fût-ce au prix d'un sacrifice, on doit se comporter comme il faut.
-Enfin, combien avons-nous d'argent?
-
---Peu vous importe. Laissez-moi faire, je saurai m'arranger. Quand il
-manquera, ce n'est pas vous qui irez le chercher.
-
---Oui, je sais que c'est toi qui iras. Moi, je ne sers à rien.
-
---Si, si, vous servez beaucoup, et maintenant aidez-moi à peler les
-pommes de terre.
-
---Si tu veux. Ah!... j'allais oublier. Frasquito prend du thé, et,
-comme il est très difficile, il faut que tu le choisisses très bon.
-
---Du meilleur. J'irai le chercher en Chine.
-
---Ne te moque pas. Va chez le marchand et prends de celui qu'on appelle
-mandarin. Et en même temps rapporte donc pour dessert un joli petit
-fromage....
-
---Allez, allez, vous parlez à tort et à travers, sans rien oublier.
-
---Tu sais qu'il est accoutumé de manger dans les maisons riches et
-somptueuses.
-
---Parfaitement, comme la taverne de Boto, rue de l'Ave-Maria..., une
-portion de ragoût, un réal; avec pain et vin, trente-cinq centimes.
-
---Tu es mal disposée.... On ne sait vraiment pas comment te prendre.
-Mais j'accepte tout, Nina, tu gouvernes.
-
---Ah bien! si je ne gouvernais pas, bon Dieu! nous serions propres!
-Il y a beau jour qu'on nous aurait mises à la prison pour dettes, à
-San-Bernardino ou même au Pardo.»
-
-Disputant ainsi, on arriva à la nuit. Ils mangèrent frugalement, gais
-tous trois et résignés à la pauvreté, tolérable et légère quand on ne
-manque point d'un morceau de pain pour apaiser sa faim. Le véridique
-historien doit confesser que les bonnes dispositions dans lesquelles
-se trouvait doña Paca s'altérèrent un peu lorsque les deux femmes se
-trouvèrent dans la même alcôve, l'une dans son lit, l'autre sur un
-matelas par terre, ayant cédé son lit à Frasquito. Comme la veuve
-de Zapata était d'un esprit extrêmement mobile et changeant en un
-moment sans qu'on en sût le motif, elle passait de la douceur extrême
-à la colère la plus folle, d'une crédulité enfantine à la méfiance la
-plus grande, des paroles les plus raisonnables aux sottises les plus
-lourdes. Benina connaissait bien ce rapide changement dans la façon
-d'être et de vouloir de sa maîtresse, qu'elle comparait volontiers à
-une girouette, et sans s'inquiéter outre mesure de ses manières qui
-devenaient subitement déplaisantes et de ses accès de colère, elle
-attendait une saute de vent. Et, en fait, il changeait à l'improviste,
-retournant à la bonne partie du cadran, et, en un moment, la mauve se
-changeait en chardon ou revenait à sa forme première.
-
-La mauvaise humeur de doña Paca dans la nuit dont il s'agit devait
-être attribuée à ce fait, suivant des renseignements dignes de foi,
-que Frasquito, dans ses conversations de la soirée, dans celles du
-souper et de l'après-dîner, laissa paraître pour Benina une prévenance
-qui blessa profondément l'amour-propre de l'infortunée veuve. Le
-bon monsieur montrait presque exclusivement sa gratitude à Benina,
-réservant pour madame une déférence courtoise; pour Benina tous ses
-sourires, ses phrases les plus ingénieuses, les regards langoureux de
-ses yeux attendris comme ceux d'un mouton mourant, et Ponte ajouta
-un comble à cette façon d'agir en l'appelant ange plus de douze fois
-pendant la frugale cène.
-
-Et, cela dit, écoutons doña Paca bien couchée entre ses draps de lit,
-tandis que Benina s'étendait par terre:
-
-«Pourtant, ma fille, rien ne m'ôtera de la tête que tu as donné un
-philtre à ce pauvre monsieur. Vois comme il te chérit? Si tu n'étais
-pas une vieille abominablement laide et sans aucune grâce, je croirais
-que tu l'as ensorcelé.... Certainement tu es bonne, charitable, tu
-sais t'attirer la sympathie par le bien que tu sais faire à tous, et
-par ta douceur et la suavité de tes petites manières... qui seraient
-bien capables de tromper ceux qui ne te connaissent pas.... Mais, avec
-toutes ces qualités, il est impossible qu'un homme aussi couru puisse
-s'éprendre de toi.... Si tu le crois et si tu t'infatues d'orgueil à
-cause de cela, à mon avis tu te trompes singulièrement, ma pauvre Nina.
-Tu seras toujours ce que tu as été. Et ne crains pas que j'ôte à don
-Frasquito ses illusions en lui racontant toutes tes mauvaises façons,
-la voleuse que tu as été, et d'autres petites choses, autres petites
-choses que tu sais et moi aussi....»
-
-Benina se taisait, se bouchant la bouche avec son drap, et cette
-humilité et cette modération excitèrent encore davantage la haine de la
-veuve de Zapata, qui continua à molester sa compagne:
-
-«Personne ne reconnaît mieux que moi tes qualités, parce que tu les
-as, c'est certain; mais on doit te tenir à distance, toujours à
-distance, ne pas te laisser sortir de ta basse condition, pour que tu
-ne l'oublies pas et que tu ne viennes pas manger dans la main de tes
-maîtres. Rappelle-toi que, par deux fois, j'ai dû te renvoyer de chez
-moi pour vol.... Ton effronterie était arrivée à un tel point,--que
-dis-je, effronterie?--ton cynisme dans ce vice abominable, que...
-jamais je n'ai pu faire un compte, tant cela me dégoûtait de voir
-mon argent sortir de ma bourse pour entrer dans la tienne... à jet
-continu!... Mais quoi, tu ne dis rien? Tu ne te défends pas? Tu es
-devenue muette?
-
---Oui, madame, je suis devenue muette, fut l'unique réponse de la bonne
-femme. Il peut se faire que, quand madame se taira et fermera son bec,
-j'aurai quelque chose à dire.... Mais je ne dis rien.»
-
-
-
-
-XXV
-
-
-«Oui, oui.... Dis ce que tu veux..., continua doña Paca. Tu oserais
-t'attaquer à moi? Que je n'ai pas su tenir le Doit et l'Avoir? Eh
-quoi? Qui t'a dit que les grandes dames sont des teneurs de livres?
-Ne tenir aucun compte, ne rien écrire, mais ce n'était que la forme
-naturelle de ma générosité sans limites. Je me laissais voler par tous;
-je voyais le voleur mettre la main dans ma bourse, et j'avais l'air
-de ne pas m'en apercevoir.... J'ai toujours agi ainsi. Si c'est un
-péché, Dieu me le pardonnera. Mais ce que Dieu ne pardonne pas, Benina,
-c'est l'hypocrisie, ce sont les procédés artificieux, et le soin avec
-lequel certaines personnes composent leurs actes, pour se faire croire
-meilleures qu'elles ne sont. J'ai toujours eu le cœur sur la main et
-je me suis toujours présentée aux yeux de tous comme j'étais, comme je
-suis, avec mes défauts et mes qualités, telle que Dieu m'a faite....
-Mais n'as-tu donc rien à me répondre? Ou bien n'as-tu rien à dire pour
-ta défense?
-
---Madame, je me tais, parce que je dors.
-
---Non, tu ne dors pas, c'est un mensonge de plus; ta conscience
-t'empêche de dormir. Reconnais que j'ai raison, et que tu es de celles
-qui se composent un visage pour dissimuler leurs méchancetés; non,
-on ne peut pas dire que ce soit des méchancetés, c'est trop. Je suis
-généreuse en cela comme en tout; je dirai simplement faiblesses....
-Mais quelles faiblesses! Nous sommes fragiles; vraiment tu peux dire:
-je ne m'appelle pas Benina, mais bien fragilité. Mais ne crains rien,
-car tu sais bien que je n'irai pas te déprécier auprès de M. de Ponte
-et détruire la fleur de ses illusions.... Quelle dérision! Ne voyant en
-toi, comme, du reste, il ne saurait le voir, ni une figure élégante,
-ni une face fraîche et rose, ni de fines manières, ni une éducation de
-dame, ni rien de ce qui peut rendre les hommes amoureux, il aura vu....
-Quoi! Pour Dieu, que je ne devine pas. Si tu étais franche, ce que tu
-n'es pas et ne seras jamais.... Écoutes-tu ce que je te dis?
-
---Oui, madame, j'écoute.
-
---Si tu étais franche, tu me dirais que M. de Ponte t'appelle ange
-parce que tu fais bien la soupe à l'ail toute maigre.... Et crois-tu
-que cela suffise pour qu'on appelle une femme ange en toutes lettres?
-
---Mais qu'est-ce que cela peut bien vous faire que M. de Ponte Delgado
-me donne tous les noms ou sobriquets qu'il lui plaît?
-
---Tu as raison, si, si..., il peut se faire qu'il le dise ironiquement.
-Ces grands seigneurs, très habitués aux manières du grand monde, quand
-il semble qu'ils nous font un compliment, ils se payent notre tête,
-comme on dit.... Que si l'homme est sincère et s'il est amoureux de toi
-pour le bon motif.... Tout peut arriver, Benina.... Tu dois procéder
-avec loyauté et confesser tes taches, que Frasquito n'aille pas croire
-que la pureté des anges du ciel soit quelque chose de comparable à ta
-pureté à toi. Si tu n'agis pas ainsi, tu seras une mauvaise femme....
-La vérité, Nina, dans ces cas, la vérité. Cet homme a cru que tu étais
-un prodige de conservation; oui, oui, tu as fait un miracle, un miracle
-sérieux, en pleine vie de Madrid et dans la classe domestique, une
-virginité de soixante ans!... Tu peux lui donner cinquante-cinq ans,
-si cela te convient.... Mais si tu le trompes sur ton âge, qui est une
-supercherie très courante de notre sexe, ne le trompe pas sur ce qui
-rentre dans la loi morale, Nina: cela, non. Vois, ma fille, je t'aime
-beaucoup, et, comme maîtresse et comme amie, je te conseille de parler
-clair et de lui conter tes fautes et tes chutes. Ainsi le bon monsieur
-ne pourra dire que tu l'as trompé, s'il découvre avec le temps ce que
-tu lui auras caché. Non, Nina, non; ma fille, dis-lui tout, même si
-cela te force à rougir et si cela doit congestionner la verrue que tu
-portes sur le front. Confesse ta grande faute de ces temps-là, quand tu
-avais trente-cinq ans..., et dis-lui courageusement: M. don Frasquito,
-j'ai aimé un garde civil qui se nommait Romero, qui me garda avec lui
-pendant deux années et qui ensuite refusa de m'épouser....» Allons,
-femme, il n'y a pas de quoi devenir écarlate. Après tout, qu'est-ce
-que cela? Aimer un homme. C'est pour cela que les femmes sont venues
-au monde: pour aimer les hommes. Tu as eu le malheur de tomber sur un
-homme qui s'est mal conduit avec toi. Question de chance, ma fille. Ce
-qu'il y a de sûr, c'est que tu as été folle de lui.... Il m'en souvient
-bien. On ne pouvait pas te saisir; tu ne faisais plus rien de bien.
-Tu faisais danser l'anse du panier dans les grands prix et, tandis
-que tu étais à peine vêtue convenablement, lui ne manquait jamais de
-bons cigares.... A moi qui ai vu tes souffrances et ton aveuglement,
-toujours tourmentée et sans un jour de tranquillité, au lieu de fuir le
-supplice tu courais au-devant; à moi qui ai vu tout cela, tu n'as rien
-à me raconter. Je connais l'histoire, bien que je ne la connaisse pas
-toute, parce que tu m'as caché quelque chose..., et l'on m'a dit des
-choses que je ne sais pas si elles sont exactes ou non.... On m'a dit
-que de tes amours tu as retiré....
-
---Cela n'est pas vrai.
-
---Et que tu l'aurais placé à l'Inclusa....
-
---Cela n'est pas vrai,» répéta Benina avec un accent sonore et d'une
-voix forte, se dressant sur son lit. A ce cri, doña Paca se tut
-subitement, comme la souris qui cesse de ronger la nuit lorsqu'elle
-entend le pas ou la voix de l'homme. Pendant un long moment, on
-n'entendit plus que les profonds soupirs de la dame qui commençait
-à se calmer tout en marmottant à voix basse. L'autre ne desserrait
-pas les dents. L'esprit de la pauvre dame avait eu une crise rapide
-et la girouette avait tourné de nouveau. La colère et les mauvaises
-paroles se changèrent en un instant en douceur et paroles flatteuses.
-Le symptôme caractéristique de l'apaisement ne tarda pas à se produire;
-c'était tout d'abord un vif repentir de tout ce qui lui était échappé
-de dire et la honte de se le rappeler; les grognements qu'elle
-laissait échapper n'avaient pas d'autre cause, ainsi que les plaintes
-de douleurs imaginaires qu'elle faisait entendre. Comme Benina ne
-répondait pas à ces démonstrations, doña Paca, vers minuit, se décida à
-l'appeler:
-
-«Nina, Nina, si tu voyais comme je suis mal! Quelle jolie petite nuit
-je passe. Il me semble que l'on m'applique un fer chaud sur le côté et
-qu'on m'arrache avec violence les os des jambes. J'ai la tête comme
-si on m'avait arraché le cerveau pour le remplacer par de la mie de
-pain et du persil hachés.... Pour ne pas te déranger, je n'ai pas osé
-te demander une petite tasse de tilleul, ni que tu me frictionnes les
-épaules et que tu me donnes un petit cachet de salicylate, de bromure
-ou de quinine.... C'est horrible. Tu as dormi comme un plomb. Bien,
-femme, repose-toi, fais-toi un peu de graisse.... Pour rien au monde je
-ne voudrais te déranger.»
-
-Sans desserrer les lèvres, Benina se leva de son grabat et, passant
-un jupon, se mit à préparer une tasse de tilleul sur le fourneau
-économique, et la donna à la malade; enfin, elle la frictionna et
-ensuite elle se pencha vers elle pour la bercer comme un enfant pour
-l'endormir. La vieille dame, désirant ardemment faire oublier ses
-divagations antérieures, pensait que le meilleur moyen était d'effacer
-par des paroles et des expressions affectueuses les mauvaises idées
-exprimées auparavant, et c'est en suivant cette idée que, tandis que sa
-compagne la bordait dans son lit, elle lui disait:
-
-«Si je ne t'avais pas, je ne sais pas ce qui adviendrait de moi. Je
-me plains de Dieu lui-même et j'en arrive quelquefois à lui dire des
-injures comme à la première venue. C'est bien vrai qu'il me prive de
-beaucoup de choses; mais il m'a donné ta compagnie et ton amitié, qui
-valent plus à elles seules que l'or, l'argent et les brillants.... Et,
-pour que je ne l'oublie pas, dis-moi un peu ce que tu me conseilles de
-faire dans le cas où don Francisco Morquecho et don José-Maria Porcell
-viendraient me trouver avec ce message relatif à cette succession.
-
---Mais, madame, si vous avez rêvé tout cela... et que ces nobles
-ambassadeurs soient morts depuis plus de mille ans et en poussière sous
-terre?
-
---Tu dis bien, je l'ai rêvé.... Mais, si ce n'est eux, d'autres peuvent
-arriver, un jour fortuné, avec la même musique.
-
---Qui dirait non? Avez-vous rêvé de caisses vides? Car ce serait le
-signe d'un héritage certain.
-
---Et toi, qu'as-tu rêvé?
-
---Moi? Cette nuit, j'ai rêvé que nous nous rencontrions avec un taureau
-noir.
-
---Mais cela veut dire sûrement que nous trouverons un trésor caché,
-sais-tu? Qui nous dit que dans cette vieille maison, qui fut habitée
-autrefois par des commerçants riches, il n'y ait pas dans ces murs ou
-dans ces cloisons quelque jarre bien remplie de belles onces d'or?
-
---J'ai ouï conter qu'au siècle passé vivaient ici des marchands de drap
-très riches et que, quand ils moururent, on ne trouva aucun argent dans
-leurs caisses. Il pourrait bien se faire qu'ils l'eussent caché. Il y a
-beaucoup, beaucoup d'exemples de cela.
-
---Je suis certaine qu'il y a de l'argent caché dans cette propriété....
-Mais va savoir où ces Indiens ont été le fourrer. Est-ce qu'il n'y
-aurait pas moyen de le découvrir?
-
---Je ne sais.... Je ne sais, murmura Benina, repassant dans sa tête
-rêveuse les conjurations orientales proposées par Almudena.
-
---Et si ce n'est pas dans les murs, qui dit que ce n'est pas sous les
-dalles de la cuisine ou de la salle à manger que ces messieurs ont
-caché leur argent, pensant qu'il serait plus à leur portée dans l'autre
-monde?
-
---C'est bien possible.... Mais il est plus probable que ce sera dans le
-mur, ou bien, par exemple, sous les toits entre les solives....
-
---Je crois que tu as raison. Cela peut aussi bien être caché en haut
-qu'en bas. Je t'assure que, lorsque je cogne fortement dans les
-couloirs et dans la salle à manger et que toute la maison tremble
-comme si elle voulait s'écrouler, il me semble que j'entends un petit
-bruit... qui ressemble au tintillement de l'or qui est remué.... Ne
-l'as-tu pas entendu?
-
---Si, madame.
-
---Eh bien! faisons donc tout de suite la preuve. Fais un pas hors de
-l'alcôve, cogne fort et écoutons....»
-
-Benina le fit comme il était dit et avec non moins de conviction que
-sa maîtresse et, en effet..., elles entendirent aussitôt un bruit
-métallique qui ne pouvait certainement provenir que de l'énorme
-quantité d'argent et d'or (certainement plus d'or que d'argent) cachée
-dans des pots, dans la vieille fabrique. Elles s'endormirent toutes
-deux sur cette illusion et, en songe, elles continuèrent à entendre le
-son argentin du métal....
-
-La maison était comme un grand corps qui aurait sué et de chacun de ses
-pores s'écoulait une once, une pièce de vingt-cinq francs ou une petite
-monnaie de vingt et un quart de réal.
-
-
-
-
-XXVI
-
-
-Au petit matin du jour suivant, Benina cheminait vers les Cambroneras,
-son panier au bras, pensant, non sans inquiétude, à l'exaltation du bon
-Almudena, qui le conduirait promptement à la folie, si par ses bonnes
-manières elle n'arrivait pas à le calmer.
-
-Plus bas que la porte de Tolède, elle rencontra la Burlada et un autre
-pauvre qui mendiait avec un enfant hydrocéphale. Sa camarade de la
-paroisse lui dit qu'elle avait transféré son domicile au pont, parce
-qu'elle ne pouvait plus vivre dans le cœur de Madrid avec la cherté des
-loyers et l'exiguïté des aumônes. On lui donnait l'hospitalité dans une
-maison près de la rivière et pour moins que rien, et à cet avantage
-elle joignait cet autre de bien se mouvoir pour mendier sur le passage
-des allants et venants, matin et soir, de la rivière au pont et du pont
-à la rivière. Interrogée par Benina au sujet de l'aveugle et de sa
-manière de vivre, elle répondit qu'elle l'avait vu près de la petite
-fontaine après le pont, mendiant, mais qu'elle ne savait point où il
-demeurait.
-
-«Allez avec Dieu, madame, dit la Burlada. N'allez-vous pas au pont?
-Moi, si, parce qu'on y trouve son compte, si on y gagne peu. On me
-donne tous les soirs un bon plat de nourriture à la maison de M. le
-banquier, qui est située en face et à son entrée par la rue de Las
-Huertas, et je vis comme un chanoine, me réjouissant de faire la nique
-à la Caporale quand la servante du banquier m'apporte ma grande platée
-de nourriture; enfin avec cela et quelque autre petite chose que je
-reçois, nous vivons, madame Benina, et nous pouvons même nous compter
-parmi les riches. Adieu, portez-vous bien, j'espère que vous trouverez
-votre Maure en bonne santé. Portez-vous bien.»
-
-Elles s'en allèrent, chacune de son côté et, à l'entrée du pont,
-Benina, enfilant la chaussée qui descend à droite et conduit au
-faubourg de Cambroneras, sur la rive gauche du Manzanarès, tout en
-bas, elle se trouva sur une espèce de petite place limitée, du côté
-du couchant, par un vulgaire édifice; au sud, par le mur d'appui du
-contrefort de la culée du pont, et, des deux autres côtés, par des
-talus ou terre-pleins sablonneux où vivent quelques épines silvestres,
-des chardons et quelques herbes rachitiques. L'endroit est pittoresque,
-plein de lumière et, on peut dire, extrêmement gai, parce que de là
-on domine les rives verdoyantes du fleuve et les lavoirs avec leurs
-linges de mille couleurs. Au couchant, on distingue les chaînes de
-montagnes et, à la rive opposée du fleuve, les cimetières de San-Isidro
-et San-Justo qui présentent un aspect grandiose avec leurs monuments
-et le vert foncé de leurs cyprès.... La mélancolie inhérente à ces
-lieux de repos ne les prive point, dans ce panorama, de leur caractère
-décoratif, et ils sont comme un beau décor ajouté par l'homme à tous
-ceux de la nature.
-
-En descendant lentement l'esplanade, la mendiante vit deux ânes; que
-dis-je, deux? huit, neuf, dix ou plus avec leur collier d'un rouge
-éclatant, et auprès d'eux un groupe de gitanos se chauffant au soleil,
-qui inondait déjà la place de sa lumière éblouissante, donnant plus
-d'éclat encore aux vives couleurs dont bêtes et gens étaient parés.
-Au milieu de conversations animées tout était rire, tapage, courses
-de droite et de gauche; les gamins couraient en se chamaillant; les
-tout petits, vêtus d'oripeaux, faisaient la roue, et, seuls, les ânes
-conservaient leur aspect grave et méditatif, au milieu de toute cette
-agitation, de ce mouvement et de ces cris en charabia; les vieilles
-gitanas, dont quelques-unes au teint couleur de tan ou même noir,
-tenaient leurs commérages à part, réunies auprès du mur du grand
-édifice, qui est une maison de location d'aspect régulier. Deux ou
-trois petites filles lavaient des chiffons dans la mare que formait, au
-milieu de l'esplanade, l'eau qui se perdait au sortir de la fontaine
-voisine. Quelques-unes de ces petites filles avaient un teint foncé
-et presque noir que faisaient ressortir les boucles d'oreilles en
-filigrane suspendues à leurs oreilles; d'autres avaient le teint mat
-et terreux, toutes étaient agiles, gracieuses, à la taille fine et
-de langue déliée. La vieille trouva parmi ces gens des visages de
-connaissance et, regardant de-ci, de-là, elle crut reconnaître un
-gitano qu'elle avait rencontré un certain jour, à l'hôpital, tandis
-qu'elle allait voir une amie. Elle ne voulut point s'approcher du
-groupe dans lequel il se disputait avec d'autres au sujet d'un âne dont
-les blessures de l'échine étaient l'objet d'une très vive discussion,
-et attendit le moment favorable pour lui parler. Il ne tarda pas à
-venir, parce que deux d'entre eux en arrivèrent promptement à se donner
-force bourrades, l'un avec un pantalon fendu du haut en bas, montrant
-ses jambes noires, et, l'autre, ayant un turban sur la tête et, pour
-tout vêtement, un grand gilet d'homme. Le gitano essaya de les séparer;
-Benina l'y aida et, tout étant rentré dans l'ordre, elle l'interpella
-en ces termes:
-
-«Dites-moi, bon ami, n'auriez-vous pas vu par ici un Maure aveugle,
-qu'on appelle Almudena?
-
---Si, madame, je l'ai vu et j'ai même parlé avec lui, répliqua le
-gitano, montrant deux rangées de dents d'une blancheur éblouissante,
-d'une égalité et d'une conservation parfaites, se détachant dans l'étui
-de deux grosses lèvres charnues, d'un violet foncé. Je l'ai vu près
-du pont.... Il m'a dit qu'il couchait la nuit dans les maisons de
-Ulpiana... et que... je ne sais plus quoi..., qu'il était abandonné,
-bonne femme, qu'elle est une ingrate et qu'elle est cuisinière.»
-
-Benina fit un brusque saut en arrière, voyant tout d'un coup devant
-elle les pieds de derrière d'un âne, que deux gamins rouaient de
-coups, sans doute pour lui apprendre les belles manières et faire son
-éducation gitanesque, et elle se dirigea vers la maison que lui avait
-indiquée l'homme à la belle dentition.
-
-A côté de l'esplanade s'ouvrait un chemin ou rue tortueuse dans la
-direction de la porte ségovienne. A gauche, lorsqu'on y entre, se
-trouve la maison de rapport, immense amas de logements pauvres à six
-piécettes le mois, et, à sa suite, les murs et dépendances d'une ferme
-ou grange qu'on appelle Valdemora. Sur la droite, diverses maisons très
-anciennes, en désordre, avec des cours intérieures, avec des treillis
-moisis, les parois sales, offrant la réunion la plus irrégulière de
-vétusté et de misère que l'on puisse voir en architecture urbaine ou
-campestrale. Quelques portes laissent apercevoir de jolies faïences
-avec le portrait de san Isidro et la date de la construction, et, sur
-les toits en ruine, pleins de saillies pittoresques, on est tout étonné
-de voir encore de belles girouettes toutes tordues, d'un travail exquis.
-
-Voyant, en s'approchant, que quelqu'un se montrait au grillage d'une
-fenêtre, elle se prépara à demander un renseignement: c'était un âne
-blanc aux oreilles démesurées, qu'il passa au travers des barreaux,
-lorsqu'elle eut ouvert la bouche. Alors la vieille entra dans la
-première cour pavée, pleine de trous; de tous côtés des habitations
-avec des portes d'inégales grandeurs, des auvents ou petites huttes
-économiquement dressées, couvertes de feuilles de cuivre couleur
-vert-de-gris; sur l'unique paroi blanche ou, du moins, moins sale que
-les autres, s'étalait un grand bateau peint à l'ocre rouge, frégate à
-trois mâts, de style enfantin, avec une cheminée d'où s'échappait une
-grande ligne de fumée. De ce côté, une femme, à la figure hâve, lavait
-des haillons dans une auge en pierre: ce n'était pas une gitana, mais
-bien une paysanne. D'après les explications que celle-ci lui donna, les
-gitanos vivaient dans la partie gauche, avec leurs ânons, en pacifique
-communauté d'habitation; ils avaient pour lit, les uns comme les
-autres, le sol sacré, les mangeoires servant d'oreillers aux animaux
-doués de raison; à la droite, et dans des chambres ressemblant aussi
-bien à des écuries et non moins immenses que les autres, accouraient
-pour y dormir, la nuit, beaucoup de ces pauvres qui parcourent les rues
-de Madrid, de jour, en mendiant. Pour dix centimes ils avaient droit à
-une portion de sol et de nourriture. Benina ayant donné le signalement
-d'Almudena, la femme affirma qu'effectivement il avait dormi là,
-mais qu'à l'instar de tous les autres pauvres il était parti de très
-bonne heure, car les dortoirs n'étaient point faits pour inviter à
-la paresse. Si madame désirait d'autres renseignements sur le Maure
-aveugle, elle s'empresserait de les lui fournir, dans le cas où il
-viendrait dormir une autre nuit.
-
-Remerciant la femme maigre, Benina s'en alla par la rue, guettant
-çà et là des deux côtés de la rue. Elle espérait apercevoir sur ces
-monticules dénudés Almudena prenant le soleil, plongé dans ses idées
-mélancoliques. Passé la maison d'Ulpiana, on ne voyait plus à droite
-que des talus arides et pierreux, couverts d'immondices, de scories
-et de sable. A cent mètres environ se présenta une courbe ou route en
-zigzag qui conduit à la station de Las Pulgas, laquelle se reconnaît
-par la trace noire des charbons déposés sur le sol et qui s'aperçoivent
-d'en bas, les palissades qui ferment la voie et quelque chose qui
-fume et bout au-dessus de tout cela. Arrivé à la station, du côté de
-l'orient, un ruisseau d'eaux d'égout, noires comme de l'encre, coule
-au travers d'une tranchée ouverte dans le talus et, franchissant le
-chemin par un petit canal, s'en va féconder les prairies avant de se
-jeter dans la rivière. La mendiante s'arrêta un instant, examinant
-avec sa vue de lynx la tranchée par laquelle l'eau s'écoulait en flots
-troubles, et les plaines qui, sur la gauche, s'étendent jusqu'à la
-rivière, plantée de légumes. Elle continua plus loin, car elle savait
-que l'Africain aimait la solitude des champs et la rude intempérie.
-Le jour était paisible, la lumière très vive accentuait le vert des
-récoltes et le bleu intense des choux de Lombardie, jetant dans tout
-le paysage des notes gaies. La vieille femme marchait et s'arrêtait
-alternativement, regardant les champs dont la vue récréait ses yeux et
-son esprit, et les collines arides, et elle ne vit rien qui ressemblât
-à un aveugle marocain qui serait occupé à boire le soleil. Retournant
-à l'esplanade, elle descendit jusqu'à la rive du fleuve et parcourut
-les lavoirs et les petites maisons qui s'appuient au contre-fort du
-pont, sans rencontrer une trace de Mordejaï. Découragée, elle retourna
-vers le Madrid d'en haut, décidée à reprendre, le lendemain, ses
-investigations.
-
-Dans sa maison, elle ne trouva rien de nouveau; je me trompe, elle
-trouva une nouvelle qui peut bien être considérée comme un événement
-merveilleux, œuvre du génie souterrain Samdaï. A peine entrée, doña
-Paca lui cria avec joie:
-
-«Mais, tu ne sais pas, femme?... Je t'attendais avec impatience pour te
-le raconter....
-
---Quoi, madame?
-
---Que don Romualdo est venu ici.
-
---Don Romualdo?... Mais vous rêvez.
-
---Je ne sais pourquoi.... C'est une chose de l'autre monde que ce
-monsieur vienne chez moi?
-
---Non, mais....
-
---Pour sûr, cela m'a donné à penser. Qu'arrive-t-il?
-
---Il n'arrive rien.
-
---J'ai cru qu'il s'était passé quelque chose dans la maison de don
-Romualdo, quelque question désagréable avec toi et qu'il venait m'en
-rendre compte.
-
---Il n'y a rien de tout cela.
-
---Ne l'as-tu point vu sortir de chez lui? Ne t'a-t-il pas dit qu'il
-venait ici?
-
---Quelle idée? Est-ce que monsieur va maintenant me dire où il va quand
-il sort?
-
---En tout cas, c'est bien extraordinaire....
-
---Mais enfin, puisqu'il est venu, il a dû vous dire....
-
---A moi? Que veux-tu qu'il m'ait dit, si je ne l'ai pas vu?...
-Laisse que je t'explique. A dix heures, une des petites filles de la
-cordonnière est descendue comme d'habitude pour me tenir compagnie:
-l'aînée, Célédonia, qui est plus vive que la poudre. Bon! à minuit
-moins un quart, drelin, drelin! on sonne à la porte. Je dis à la
-petite: «Ouvre, ma fille, et qui que ce soit, dis que je n'y suis
-pas». Depuis le scandale que m'a fait ce marchand, je me garde bien de
-recevoir quand tu n'es pas là.... Célédonia ouvre..., j'entends d'ici
-une voix grave, comme celle d'un personnage, mais je ne puis rien
-distinguer.... Alors la petite me raconte que c'est un prêtre qui est
-venu....
-
---Son signalement?
-
---Grand, beau, ni vieux, ni jeune.
-
---C'est cela, affirma Benina, stupéfaite de la coïncidence, mais
-n'a-t-il point laissé sa carte?
-
---Non, parce qu'il avait oublié son portefeuille.
-
---Et il a demandé après moi?
-
---Non. Il a dit seulement qu'il désirait me voir pour une affaire de
-grande importance.
-
---Dans ce cas, il reviendra.
-
---Non, pas de sitôt. Il doit partir ce soir pour aller à Guadalajara.
-Tu as dû entendre parler de ce voyage.
-
---Il me paraît que oui.... On a parlé, je crois, d'aller à la station,
-de la petite malle et de je ne sais quoi.
-
---Mais tu pourrais appeler Célédonia, elle t'expliquera tout cela mieux
-que moi. Il dit qu'il était très contrarié de ne pas me rencontrer....
-Qu'à son retour de Guadalajara il reviendrait.... Mais c'est tout de
-même bien curieux qu'il ne t'ait pas parlé de cette question d'intérêt
-qu'il a à traiter avec moi. Ou bien le sais-tu et veux-tu me réserver
-la surprise?
-
---Non, non, je ne sais rien de cette affaire..., et la Célédonia
-est-elle sûre du nom?
-
---Demande-le lui.... Deux ou trois fois, il lui a répété: «Dis à ta
-maîtresse que don Romualdo est venu».
-
-La petite, interrogée, confirma tout ce que venait de dire doña Paca;
-elle était très fûtée et pas une syllabe de ce que M. le curé lui
-avait dit ne lui avait échappé; elle décrivait avec une mémoire des
-plus fidèles sa figure, son vêtement, son accent.... Benina, d'abord
-confondue de la rareté du cas, l'oublia promptement, son esprit étant
-préoccupé de choses plus importantes. Elles trouvèrent Frasquito
-tellement mieux qu'on lui accorda de se lever de son lit; mais, en
-faisant ses premiers pas dans l'appartement et les couloirs, le pauvre
-galant s'aperçut de cette nouveauté que sa jambe droite était devenue
-un peu faible à le porter.... Il espérait néanmoins qu'avec une bonne
-alimentation et un peu d'exercice ce membre finirait par retrouver
-sa fermeté et son activité premières. Bientôt il aurait son bulletin
-de guérison. Sa reconnaissance pour ces deux femmes durerait autant
-que sa vie et principalement pour Benina.... Il reprenait haleine. Il
-renaissait à l'espérance, il avait le pressentiment d'obtenir bientôt
-une situation qui lui permettrait de vivre indépendant, d'avoir un
-logis propre, bien que tout simple, et... l'homme s'animait en parlant,
-et avec l'inépuisable pharmacie de son optimisme il se rétablissait
-promptement.
-
-Comme Benina songeait à tout et qu'elle ne laissait de côté rien de ce
-qui pouvait toucher ceux dont elle s'occupait, elle pensa qu'il était
-convenable de prévenir les dames de la Costanilla de San-Andres qui
-auraient sûrement été inquiètes de l'absence de leur commis.
-
-«Oui, faites-moi le plaisir de leur porter mes compliments, dit le
-galant, plein d'admiration pour cette nouvelle preuve de prévoyance.
-Dites-leur ce que vous voudrez et je suis sûr d'avance que vous me
-mettrez en bonne posture auprès d'elles.»
-
-C'est ce que Benina exécuta le soir même, et, le lendemain matin de
-bonne heure, elle reprit le chemin de Tolède.
-
-
-
-
-XXVII
-
-
-Elle rencontra un vieux bonhomme déguenillé qui avait coutume de
-mendier avec une petite fille dans les bras, à la chapelle de l'Olivar;
-il lui conta en pleurant ses malheurs qui auraient suffi à émouvoir des
-rochers.
-
-Sa fille, la mère de cette créature et d'une autre qui, malade, avait
-été recueillie par une voisine, était morte deux jours avant de
-misères, madame, de fatigue, de tant souffrir, pendant qu'elle envoyait
-ses pauvres enfants à la recherche d'un morceau de pain. Qu'allait-il
-devenir maintenant avec ces deux enfants, n'ayant point de quoi les
-nourrir et ne suffisant pas à se tirer d'affaires lui-même? Le Seigneur
-avait retiré sa main de lui. Aucun saint du ciel ne lui venait en aide
-dans cette maudite situation. Il ne désirait qu'une chose, mourir,
-et qu'on l'enterre promptement, promptement, pour ne plus voir le
-monde. Son seul désir serait de voir ses deux pauvres petites placées
-dans un de ces refuges comme il y en a beaucoup pour petits des deux
-sexes. Et c'est là que l'on pouvait reconnaître sa malchance.... Il
-avait rencontré une âme charitable, un ecclésiastique, qui lui offrit
-de placer les petites dans un asile; mais, quand il croyait l'affaire
-arrangée, le diable est venu la défaire.
-
-«Voyons, madame, est-ce que vous ne connaîtriez pas par hasard un brave
-homme, prêtre, qui s'appelle don Romualdo?
-
---Il me paraît que si, répondit la mendiante, sentant de nouveau un
-grand vertige et une épouvantable confusion dans son esprit.
-
---Grand, bien planté, portant des habits fins, ni jeune, ni vieux.....
-
---Et il dit qu'il s'appelle don Romualdo?
-
---Don Romualdo, oui, madame.
-
---Aurait-il par hasard une petite nièce qui se nomme doña Patros?
-
---Je ne sais pas comment elle s'appelle; mais pour une nièce, il en
-a certainement une... et jolie encore. Mais voilà bien ma chienne de
-chance. Et je vais vous en donner la raison. Je vais chez lui et l'on
-me dit qu'il est parti pour Guadalajara.
-
---Justement, fit Benina tout étourdie, sentant que le réel et
-l'imaginaire se livraient à une sarabande dans son pauvre cerveau; mais
-il reviendra bientôt.
-
---Savoir s'il reviendra!»
-
-Le pauvre vieux ajouta qu'il se mourait de faim; qu'il n'avait, en
-tout et pour tout, mangé depuis trois jours autre chose qu'un morceau
-de morue crue qu'on lui avait donné par charité dans un magasin, et
-quelques croûtes de pain qu'il avait été obligé de tremper dans la
-fontaine pour les attendrir, car il n'avait plus de dents dans la
-bouche. Depuis le jour de la Saint-Joseph, où la distribution de la
-soupe a été supprimée au Sacré-Cœur, il n'avait plus trouvé remède à
-sa faim; il ne trouvait d'assistance nulle part; le ciel ne l'aimait
-plus. Avec quatre-vingt-deux ans accomplis, pourquoi aurait-il désiré
-continuer à vivre? Si peu qu'il réussisse à caser ses deux petites
-filles, il se coucherait pour ne plus se relever qu'au jugement dernier
-très tard. Il ne se lèverait que le dernier tout à fait, tant il était
-las et fatigué!
-
-Transportée de peine en écoutant le récit d'une semblable infortune,
-dont elle ne pouvait mettre en doute la sincérité, elle dit au
-vieux de la mener auprès de sa petite-fille malade, et elle fut
-aussitôt conduite dans un logis sombre, au rez-de-chaussée de la
-maison de location où vivaient pêle-mêle, pour trois réaux par mois,
-une demi-douzaine de «mendiants pour l'amour de Dieu», avec leur
-progéniture. La majeure partie d'entre eux se rendaient alors à Madrid
-pour y recueillir la sainte obole. Benina ne rencontra qu'une vieille
-sèche, endormie, qui paraissait alcoolique, et une femme pansue, mal
-couverte de haillons de différentes couleurs. Par terre, sur un méchant
-grabat, couvert de morceaux d'étoffes légères jaunes, et de lambeaux de
-mantes cramoisies, était étendue la petite malade; elle paraissait six
-ans, la face livide, les poings serrés contre la bouche.
-
-«Ce qu'elle a, cette enfant, c'est qu'elle souffre de la faim, dit
-Benina qui, lui ayant touché le front et les mains, les avait trouvés
-froids comme le marbre.
-
---Il est possible que cela soit, car il n'est pas entré dans nos corps
-quoi que ce soit de chaud depuis hier.»
-
-Il n'en fallait pas plus pour faire déborder la pitié de la brave
-Benina, pitié qui emplissait et inondait son âme et, transportant dans
-la pratique les choses avec la prestesse qui était la caractéristique
-de sa nature, elle s'en alla à la minute à la boutique de comestibles
-voisine et acheta tout ce qu'il lui fallait pour mettre immédiatement
-un bon pot-au-feu, prenant en plus des œufs, du charbon, de la
-morue..., car elle ne faisait jamais les choses à demi. Sur l'heure
-elle portait remède à la triste situation de ces infortunés et de
-quelques autres qui vinrent se joindre à la compagnie, alléchés
-par l'odeur de cuisine qui s'était si subitement et si rapidement
-répandue dans la partie basse de cette ruche humaine. Et le Seigneur
-récompensa de suite sa charité en lui envoyant, parmi les mendiants
-qui accoururent à ce festin, un cul-de-jatte qui lui donna enfin des
-nouvelles du pauvre Almudena dévoyé.
-
-Le Maure couchait dans la maison Ulpiana et le reste du temps il le
-passait en prières et jouant sur une petite guitare à deux cordes
-qu'il avait rapportée de Madrid, le tout sans s'éloigner d'un tas de
-décombres provenant de la station de Las Pulgas, du côté qui regarde
-vers le pont ségovien. Benina se rendit là très lentement, parce que le
-mendiant qui la guidait était lui-même de marche lente, l'extrémité du
-corps enfermée dans une semelle et se mouvant au moyen des mains armées
-elles-mêmes de petits socques de bois. Tout en cheminant, cette moitié
-d'homme émit sur le compte de l'aveugle quelques remarques critiques,
-disant que sa manière d'être était tant soit peu extravagante. Il
-croyait qu'Almudena devait être un prêtre dans son pays, un curé de
-Zancarron et que, dans ces jours, il devait faire la pénitence du
-carême mahométan.
-
-«Ce qu'il chante avec sa guitare, ce doit être des chansons de
-funérailles de là-bas, parce qu'elles sont tristes et donnent envie de
-pleurer en les entendant. Enfin, madame, le voilà devant vous, étendu
-sur son tapis, la tête en avant, aussi privé de mouvement que s'il eût
-été changé en pierre.»
-
-Benina distinguait en effet la figure immobile de l'aveugle au milieu
-d'un tas d'immondices, de scories, de plâtras et de balayures qui se
-trouve entre la voie et le chemin de Las Cambroneras, au milieu d'une
-aridité absolue, car aucune plante, aucun arbre, aucune verdure ne
-poussait en cet endroit. Le cul-de-jatte continua à se traîner en
-avant, et Benina, son panier sous le bras, se mit à monter, non sans
-glisser sur les décombres et non sans peine, car le talus, à cause de
-sa composition hétéroclite, s'écroulait sous ses pieds. Avant d'arriver
-au sommet, qu'occupait Almudena, elle annonça par des cris son arrivée,
-lui disant:
-
-«Eh bien! mon enfant, voilà un joli endroit que tu as choisi pour te
-mettre au soleil! Est-ce que tu voudrais, par hasard, te dessécher pour
-faire une peau de tambourin? Eh!... Almudena, c'est moi, c'est moi qui
-monte ces escaliers d'enfer. Petit... Mais quoi? est-ce que tu es fou
-ou endormi?»
-
-Le Marocain ne bougeait point, la face tournée vers le sol, comme un
-morceau de viande qu'on aurait mis à rôtir. La vieille lui lança deux
-ou trois petites pierres avant de parvenir à attirer son attention.
-Almudena se mit à trembler de tout son corps et, se mettant sur ses
-pieds, il s'écria:
-
-«Toi, Benina, c'est toi, Benina?
-
---Oui, mon enfant. C'est cette pauvre vieille elle-même qui vient te
-trouver au désert où tu demeures. Tu as eu une drôle d'idée de venir
-ici, et ce n'est pas sans peine que je suis parvenue à te découvrir!
-
---Benina! répéta l'aveugle avec une émotion enfantine, qui se révélait
-par une crise de larmes et un tremblement qui le secouait des pieds à
-la tête. Tu viens du ciel.
-
---Non, enfant, non, répliqua la brave femme en lui frappant les épaules
-en signe d'amitié. Je ne viens pas du ciel. Je monte de la terre,
-au contraire, par ces maudites rocailles. Eh bien! c'est une jolie
-idée qui t'a pris, pauvre petit Maure! Dis-moi: est-ce que ton pays
-ressemble à cela?»
-
-Mordejaï ne répondit pas à cette question. Ils descendirent tous deux.
-L'aveugle la palpait avec les mains, comme s'il cherchait à la voir par
-le toucher.
-
-«Je suis venue, dit enfin la mendiante, parce que je craignais que tu
-ne mourusses de faim.
-
---Moi pas manger....
-
---Tu fais pénitence? Tu aurais pu choisir un meilleur endroit.
-
---Il est le meilleur.... Montagne parfaite.
-
---Va, là avec ta montagne! Et comment l'appelles-tu?
-
---Mont Sinaï.... Je suis à Sinaï....
-
---Où tu es à bayer aux corneilles.
-
---Tu es venue avec les anges, Benina..., venue, avec le feu.
-
---Non, mon enfant, je n'apporte pas de feu et, du reste, il ne manque
-pas ici, tu es assez rissolé comme cela. Tu es plus sec qu'une morue.
-
---Tant mieux.... Je veux être desséché... et brûler comme une souche.
-
---Tu deviendrais sec comme la paille, si je t'abandonnais. Mais je
-ne t'abandonne pas et maintenant tu vas manger et boire ce que je
-t'apporte dans mon panier.
-
---Moi je ne veux pas manger..., moi devenir squelette.»
-
-Sans en écouter davantage, Almudena tendit la main et se mit
-fébrilement à chercher par terre. Il cherchait sa guitare que Benina
-vit et ramassa, en faisant résonner les deux cordes distendues.
-
-«Donne, donne vite», dit l'aveugle impatient, saisi par l'inspiration.
-
-Et, attirant à lui l'instrument, il pinça les cordes et il en tira
-quelques sons tristes, accords sans concordance harmonique entre eux,
-et ensuite il se mit à chanter en langue arabe une étrange mélopée,
-accompagnée de sons secs et cadencés qu'il tirait de ces deux cordes.
-Benina écouta la cantilène avec un certain recueillement, bien qu'elle
-ne comprît rien aux paroles gutturales ni à la cadence des sons qui ne
-ressemblait en rien à ce qu'elle connaissait, mais elle sentait que
-cette musique procédait d'une intense mélancolie. L'aveugle balançait
-la tête sans s'arrêter, comme s'il eût voulu adresser les paroles aux
-différentes parties du ciel, et il prononçait certaines d'entre elles
-avec une véhémence et une ardeur qui dénotaient l'enthousiasme dont il
-était possédé.
-
-«Bien, enfant, bien, lui dit la vieille, quand il eut terminé son
-chant. Ta musique m'a beaucoup touchée. Mais l'estomac me dit qu'à lui
-les couplets ne lui suffisent pas et qu'il préfère de bonnes tranches
-de jambon.
-
---Mange, toi..., moi je chanterai.... C'est manger pour moi que d'être
-avec toi.
-
---Tu t'alimentes en m'ayant près de toi? Jolie nourriture, vraiment!
-
---Moi, t'aimer!...
-
---Oui, aime-moi; mais tu dois tenir compte de ce que je suis ta mère et
-que je dois prendre soin de toi.
-
---Tu es bonne, tu es jolie.
-
---Ah! je t'en souhaite, que je suis jolie..., avec plus d'années que
-san Isidro, avec cette misère et cette figure!»
-
-Non moins inspiré en parlant qu'en chantant, Almudena lui dit:
-
-«Tu es comme l'oasis, l'ombre bienfaisante.... Ta taille est élancée
-comme les palmiers du désert.... Ta bouche, comme les roses.... Tes
-yeux brillent comme les étoiles du soir.
-
---Très sainte Vierge! Jamais je ne me serais doutée que j'avais toutes
-ces beautés.
-
---Toutes les femmes t'envient.... La main de Dieu t'a créée avec amour;
-les anges te louent avec leurs cithares....
-
---Saint Antoine béni!... Si tu veux que je croie tout cela, il faut que
-tu me fasses une faveur: mange ce que je te rapporte. Lorsque tu auras
-la barrique pleine, nous causerons, tu oublieras toutes ces lubies.»
-
-Et, ce disant, elle sortait de son panier, pain, omelette, viande
-froide et une bouteille de vin. Elle énumérait ses provisions, espérant
-exciter son appétit, et comme argument final, elle lui dit:
-
-«Si tu t'obstines à ne pas manger, je me sauve et tu ne me verras
-jamais plus. Laisse là ma bouche de roses, mes petits yeux pareils aux
-étoiles... et ensuite fais tout ce que je vais te prescrire: rentre à
-Madrid et retourne vivre dans ton petit logis comme avant.
-
---Si tu m'épouses, oui; sinon, non.
-
---Manges-tu ou ne manges-tu pas? Parce que je ne suis pas venue ici
-pour perdre mon temps à te faire des sermons, déclara Benina, mettant
-toute son énergie dans son accent. Si tu persistes à jeûner, je m'en
-vais à l'instant même.
-
---Mange, toi.
-
---Tous les deux. Je suis venue pour te voir et pour manger avec toi.
-
---Reste avec moi!
-
---Dieu, quel entêté! On dirait un enfant. Je vais être obligée de
-te donner des taloches.... Allons, voyons, mon cher Maure, mange,
-nourris-toi; nous causerons ensuite de notre mariage. Crois-tu que
-je veuille prendre un mari séché au soleil, qui va devenir comme un
-parchemin?»
-
-Avec ces raisons et d'autres, elle parvint à le convaincre et le
-dédaigneux finit par faire honneur aux victuailles apportées.
-Commencé avec répulsion, le repas fut terminé avec voracité. Mais il
-n'abandonnait pas pour cela son thème favori et, entre chaque bouchée,
-il répétait:
-
-«Tu m'épouseras..., nous irons dans mon pays.... Je t'épouserai dans ta
-religion, si tu le désires, tu te marieras dans ma religion, si tu le
-préfères.... Moi, je suis d'Israël.... Les dames de la conférence m'ont
-fait baptiser.... Elles m'ont donné comme nom José-Marie Almudena....
-
---José-Maria de Almudena, si tu es chrétien, pourquoi me parles-tu de
-ces autres sottes religions?
-
---Il n'y a qu'un Dieu, qu'un seul Dieu, lui seul existe, s'écria
-l'aveugle saisi d'une exaltation mystique. Il soulage ceux qui ont
-le cœur meurtri. Il sait le nombre des étoiles et comment elles se
-nomment. Adonaï est adoré par tout ce qui existe et par tous les
-quadrupèdes, par le passereau qui vole.... Alleluia....
-
---Homme, si nous nous mettons à chanter Alleluia, le déjeuner ne
-passera pas.
-
---La voix d'Adonaï plane au-dessus des eaux, des grandes masses
-d'eaux. La voix d'Adonaï, forte et belle. La voix d'Adonaï couvre les
-montagnes du Liban et de Sion.... La voix d'Adonaï lance des flammes,
-fait trembler le désert: elle fera trembler le désert de Kader.... La
-voix d'Adonaï fait mettre bas les biches.... Dans son palais, tout est
-joie. Adonaï a fait cesser le déluge.... Adonaï a béni son peuple avec
-la paix.»
-
-Il continua ainsi, récitant des oraisons hébraïques en castillan du
-quinzième siècle, qu'il conservait dans sa mémoire depuis sa plus
-tendre enfance, et Benina l'écoutait avec respect, attendant qu'il eût
-terminé pour le ramener à la réalité et le faire rentrer dans la vie
-terrestre. Ils discutèrent un instant sur la convenance de retourner à
-l'hôtellerie de Santa-Casilda, mais il ne paraissait pas disposé à lui
-complaire sur un point aussi important, si elle ne se décidait point à
-accepter sa main noire. Il essaya d'expliquer l'attraction que, dans
-l'état d'esprit où il se trouvait actuellement, avaient pour lui ces
-monticules arides et pleins de décombres. Réellement, il ne savait
-comment l'expliquer, ni Benina comment le comprendre; toutefois, un
-observateur attentif pouvait entrevoir dans cette singulière passion
-pour ces lieux un cas d'atavisme et un retour instinctif vers les temps
-anciens, cherchant une ressemblance géographique avec les solitudes
-désertes où la race avait commencé.... Était-ce folie? Peut-être non.
-
-
-
-
-XXVIII
-
-
-Avec tout son talent et son esprit, la vieille ne parvint pas à le
-convaincre de l'opportunité de regagner le haut Madrid.
-
-«Et je ne sais pas, dit-elle, faisant flèche de tout bois, je ne sais
-pas comment tu vas faire pour vivre sur cette montagne de la pénitence.
-Car tu ne mendies plus et personne ne sera là pour t'apporter l'ombre
-d'un pois chiche si je ne puis venir, et moi, si aujourd'hui j'ai
-quelques sous, promptement je serai sans un centime, et j'aurai la
-honte de devoir retourner à la mendicité. Espères-tu voir tomber la
-manne?
-
---Oui, la manne tombera, répliqua avec une conviction profonde Almudena.
-
---Compte là-dessus. Mais dis-moi autre chose, mon petit enfant:
-crois-tu qu'il y ait par ici quelque trésor caché?
-
---Oui, oui, il y en a beaucoup.
-
---Eh bien, si tu en découvres un, tu n'auras pas perdu ton temps.
-Mais, bah! je ne crois pas aux bourdes que tu racontes ni à toutes
-ces momeries que tu as rapportées de ton pays d'infidèles.... Non,
-non, ici il n'y a point de salut pour le pauvre, et la découverte de
-trésors cachés, comme la venue de tous ces gens qui doivent apporter
-des charretées de pierres précieuses, me paraissent autant d'histoires
-à dormir debout.
-
---Si tu m'épouses, je trouverai beaucoup de trésors.
-
---Bien, bien.... Mais mets-toi à travailler pour la découverte de
-l'endroit où se trouve la marmite pleine d'argent. Je viendrai la
-chercher et, si c'est vrai, nous nous marierons ensemble.»
-
-Ce disant, elle remettait dans son panier les restes du repas pour s'en
-aller. Almudena s'opposait à son départ si rapide; mais elle insistait
-pour s'en aller, avec la fermeté qu'elle apportait dans ses décisions:
-
-«Il serait beau, vraiment, que je reste ici exposée au soleil et à
-l'air comme une peau de cuir dans un séchoir de tanneur! Et, dis-moi?
-Est-ce que tu vas m'entretenir ici? Et à ma maîtresse, qui lui remplira
-le bec?»
-
-Cette indication de la maison de sa maîtresse remit en mémoire, à
-Mordejaï, le joli galant et, comme il commençait à s'exciter outre
-mesure, Benina s'empressa de le calmer en lui disant que, Dieu merci,
-le vieux galant était parti de la maison et qu'il était retourné dans
-ses palais aristocratiques et que, heureusement, ni sa maîtresse ni
-elle n'avaient plus rien à voir avec ce vieux fainéant, qui s'était mal
-conduit avec elle, étant parti à la française et sans payer sa pension.
-L'Africain accepta ce mensonge avec une candeur enfantine et, faisant
-jurer à son amie qu'elle viendrait le voir tous les jours pendant ces
-temps de dure pénitence, il la laissa partir.
-
-Benina s'en alla par en bas, préférant remonter ensuite par la station
-dont la route était plus commode et praticable.
-
-Lorsqu'elle rentra à la maison, la première chose que sa maîtresse lui
-demanda, c'est si l'on connaissait l'époque à laquelle don Romualdo
-rentrerait de Guadalajara; ce à quoi elle répondit qu'on n'avait
-aucune donnée certaine sur son retour. Il n'arriva rien de notable ce
-jour-là, sinon que Ponte allait de mieux en mieux, étant très joyeux de
-la visite d'Obdulia qui resta quatre heures à causer avec sa mère et
-avec lui de choses élégantes et de ses succès à Ronda, antérieurs de
-quarante ans à l'époque présente. Il faut pourtant noter que l'argent
-s'en allait diminuant dans les mains de Benina, car la petite dîna à
-la maison et il fallut ajouter à l'ordinaire de la merluche, quelques
-dattes et petits gâteaux pour le dessert. Avec la dépense de ces jours
-et avec les prodigalités charitables aux Cambroneras, les douros qui
-restaient du prêt de la Pitusa, après le payement de quelques dettes
-criardes, se réduisaient à peine à un douro, le jour de sa troisième
-échappée au pont de Tolède.
-
-C'est un point avéré que, dans cette troisième course, le vieux du
-jour précédent, qui dit s'appeler Silverio, vint à sa rencontre,
-et, après lui, venaient, formés en rang de bataille, les autres
-miséreux habitants de ces humbles logis, ayant pour interprète le
-cul-de-jatte, qui s'exprimait avec une certaine facilité, comme si,
-en lui donnant cette faculté, la nature avait voulu lui donner une
-compensation de l'horrible mutilation de son corps. Il fut déclaré,
-au sein de cette foule de pauvres réunis, que la dame devait répandre
-ses bienfaits également sur tous et sans distinction, parce que tous
-avaient les mêmes titres à son immense charité. Benina leur répondit
-avec une franchise ingénue qu'elle n'avait ni argent ni quoi que ce
-soit à leur répartir, étant aussi pauvre qu'eux. Ces paroles furent
-accueillies avec la plus profonde incrédulité et le pauvre estropié,
-ne sachant quoi répondre, ayant épuisé dans son discours premier toute
-sa faconde oratoire, le vieux Silverio prit la parole et dit qu'ils
-n'étaient point récemment tombés d'un nid, qu'on ne leur en faisait
-point accroire et qu'il était bien clair que la dame n'était point ce
-qu'elle paraissait, mais bien une dame déguisée qui, sous l'aspect et
-l'habit d'une pauvresse attitrée, s'en allait à travers le monde pour
-rechercher la véritable misère et la soulager. Quant à ce déguisement,
-il ne faisait aucun doute, parce qu'ils l'avaient déjà vue les années
-antérieures. Ah! lorsqu'elle était venue l'autre fois, la dame
-déguisée, elle les avait tous secourus également. Lui et d'autres se
-rappelaient bien sa figure et ses manières et ils pouvaient affirmer
-que c'était la même personne, la même précisément qu'ils avaient
-devant les yeux et qu'ils touchaient de leurs mains.
-
-Il n'y eut qu'une voix pour confirmer le dire de l'octogénaire,
-qui ajouta que la dame avait été reconnue pour une sainte, mais
-qu'elle, tout en respectant son déguisement, serait tenue pour très
-sainte et que tous se mettaient à genoux devant elle pour l'adorer.
-Benina contesta avec enjouement qu'elle fût une sainte comme son
-aïeule, qu'elle était très étonnée de ce qu'ils disaient et qu'ils
-reviendraient de leur erreur. En effet, il avait bien existé autrefois
-une dame de grande naissance, appelée doña Guillermina Pacheco[3],
-cœur délicieux, esprit élevé, qui allait par le monde distribuant
-les dons de son immense charité, et elle s'habillait simplement sans
-manquer à la décence, révélant dans sa modestie souveraine le rang
-qu'elle occupait. Mais cette dame était morte depuis longtemps. Comme
-elle s'était montrée bonne au pauvre monde, Dieu l'avait rappelée
-à lui, et elle nous manque beaucoup par ici. «Et même si elle
-vivait encore, comment, mes amis, pourriez-vous la confondre avec
-l'infortunée Benina?» On reconnaissait à cent lieues en elle une femme
-du peuple, une servante. Si ses vêtements de pauvre, pleins de pièces
-et de taches, ses souliers éculés ne leur faisaient pas comprendre
-suffisamment la différence qu'il y a entre une vieille cuisinière
-retraitée et une femme née dans la noblesse, car il est facile de se
-déguiser, il n'y avait pas moyen de se tromper sur d'autres choses,
-par exemple sur la façon de parler. Ceux qui ont entendu le langage
-de doña Guillermina, qui s'exprimait à l'égal des anges eux-mêmes,
-comment peuvent-ils confondre avec ce qu'elle disait ses paroles,
-à elle, vulgaires? Elle était née dans un village des environs de
-Guadalajara, ses parents étaient de pauvres laboureurs, elle était
-venue pour servir à Madrid vers sa vingtième année. Elle lisait avec
-difficulté et, pour l'écriture, elle était si peu adroite que c'est
-à peine si elle pouvait signer son nom, Benina de Casia. A cause de
-ce nom, les garçons de son pays se moquaient d'elle, disant qu'elle
-descendait de santa Rita. Au total, elle n'était point une sainte, mais
-bien une pécheresse, et elle n'avait rien à voir avec doña Guillermina
-d'autrefois, qui était actuellement à la droite de Dieu. Elle était
-une pauvresse comme eux, vivant d'aumônes, et elle s'arrangeait de
-son mieux pour faire vivre les siens. Dieu l'avait faite généreuse,
-cela, oui; si elle avait quelque chose et qu'elle rencontrât une
-personne plus besogneuse qu'elle, elle ne prenait que le temps de la
-secourir.... Et si contente de le faire!
-
- [3] Ce personnage apparaît dans le roman du même auteur: _Fortunata
- y Jacinta_.
-
-Ils ne se donnèrent point pour convaincus, les misérables abandonnés
-de Dieu et tendant leurs mains amaigries, ils continuaient à supplier
-d'une voix plaintive Benina de Casia de leur venir en aide. De petits
-enfants malingres en guenilles s'unirent au chœur des mendiants et,
-se pendant à ses jupes, criaient: «Du pain! du pain!» Émue de tant de
-misère, la vieille se rendit chez le boulanger, y prit une douzaine de
-grands pains et, les coupant par le milieu, elle les distribua à cette
-troupe d'affamés. L'opération ne fut pas sans présenter de difficultés,
-car tous se précipitaient sur elle avec furie, chacun voulant recevoir
-sa part avant le voisin, et certains s'efforçant d'attraper deux
-portions. On aurait dit que le nombre des mains augmentait à chaque
-instant et qu'il en sortait de dessous terre. Suffoquée, la brave
-femme dut encore retourner acheter quelques petits pains, car deux ou
-trois vieilles qui n'avaient rien reçu poussaient des cris de paon et
-ameutaient le quartier avec leurs lamentations aiguës.
-
-Enfin, elle se croyait libérée de tous ces moucherons, quand elle
-fut appelée par une femme à la voix rauque qui tenait dans ses bras
-un enfant hydrocéphale, monstrueux. Elle reconnut de suite la femme
-qu'elle avait vue en compagnie de la Burlada, le jour auparavant, sur
-le chemin de la porte de Tolède. Elle prétendait la faire monter au
-dernier étage de la maison, où elle lui ferait voir le tableau le plus
-pitoyable qu'elle pût imaginer.
-
-Benina consentit à la suivre, car la pitié cédait toujours chez elle
-le pas à ses convenances, et, tandis qu'elles montaient l'escalier,
-l'autre lui expliquait la situation de sa pauvre famille. Elle n'était
-pas mariée, mais elle avait eu deux enfants d'un garde civil, qui
-étaient morts d'une esquinancie, l'un après l'autre, à six jours
-d'intervalle. Celui qu'elle portait avec elle ne lui appartenait pas;
-il était à une de ses compagnes, qui vivait avec un aveugle qui jouait
-du violon; c'était une pocharde et une voleuse, quand elle en trouvait
-l'occasion. Celle qui contait ces tristes choses se nommait Basilisa;
-son père était perclus de douleurs pour avoir gagné sa vie en pêchant
-des anguilles dans la rivière avec de l'eau par-dessus les jarrets; sa
-sœur, malade des coups reçus de son amoureux, un brigand, un gouffre,
-un rat, qui passe toutes ses nuits à jouer dans l'établissement de
-Comadréja.
-
-«Madame connaît peut-être cet établissement.
-
---De nom, dit Benina, médiocrement intéressée par cette histoire.
-
---C'est une honte; non content de battre ma sœur, il a encore engagé
-nos manteaux et nos jupons. Vous devez le connaître, car il n'y a pas
-de pire canaille dans tout Madrid. On l'appelle _Si Toseis Tomeis_...
-et, par abréviation, nous disons _Tomeis_.
-
---Je ne le connais pas. Je ne fréquente pas de telles gens.»
-
-Elles montèrent jusqu'à l'un des logis les plus étroits au dernier
-étage, où Benina put voir la terrible infortune de ces gens. Le vieux
-aux rhumatismes avait l'air d'un fou; dans l'exaspération où le
-mettaient ses douleurs, il vociférait, blasphémant tout à la fois, et
-Cesarea était comme idiote de la grande inanition qui la consumait, et
-elle ne faisait pas autre chose que de donner des coups sur les fesses
-d'un malheureux petit morveux, pleurnichard, qui montrait le blanc de
-ses yeux à force de crier et de se contorsionner. Au milieu de tout ce
-désordre, les deux femmes dirent à Benina qu'en dehors de la faim elles
-n'avaient pas d'autre désir que de payer leur propriétaire, qui ne les
-laissait pas vivre un instant tranquilles, réclamant à toute heure son
-dû. Benina répondit qu'elle n'était point, faute d'argent, en état
-de les tirer d'embarras. Tout ce qu'elle pouvait faire était de leur
-donner une piécette pour qu'elles pussent pourvoir à leurs besoins ce
-jour-là et le suivant. Benina, le cœur plein de tristesse, s'éloigna
-de ces malheureux et, bien que les femmes montrassent une certaine
-reconnaissance, elle vit bien qu'elles conservaient grande rancune au
-fond d'elles-mêmes de n'avoir point obtenu tout le secours qu'elles
-avaient espéré.
-
-Benina, en descendant, se rencontra dans l'escalier avec deux vieilles
-décrépites, dont l'une lui dit grossièrement:
-
-«Ah! bien, oui, vous prendre pour doña Guillermina! Les lourdauds, pire
-que des ânes! Oui, celle-là était un ange vêtu comme une mortelle, mais
-celle-ci une femme ordinaire, qui vient ici faire semblant de faire
-l'aumône.... Une dame! Ah bien, ouiche! une dame... empestant l'ail
-cru... et avec ses mains bonnes à frotter les casseroles....»
-
-La bonne femme suivait son chemin sans se préoccuper de toutes ces
-injures; mais, une fois dans la rue, elle se vit importunée par une
-foule innombrable d'aveugles, de manchots et de paralytiques qui lui
-demandaient avec une insupportable insistance du pain ou de l'argent
-pour en acheter. Elle essaya de se débarrasser de ces importuns
-quémandeurs; mais ils continuaient à la suivre, ne la quittant pas et
-ne voulant pas la laisser partir. Enfin, pressant le pas, elle chercha
-à se mettre à distance de ces pauvres insupportables et se dirigea
-vers le monticule où elle espérait rencontrer le bon Mordejaï. Au même
-endroit où elle l'avait laissé la veille, se trouvait notre homme,
-les yeux sans regard fixés anxieusement du côté où elle devait venir;
-aussitôt qu'elle l'eut rejoint, elle sortit les vivres de son panier
-et ils se mirent à manger ensemble. Mais Dieu n'entendait point que
-les choses allassent ce jour-là de conformité avec le bon cœur et
-les chères intentions de Benina, car il y avait à peine dix minutes
-qu'ils étaient installés à manger, lorsque Benina s'aperçut que, sur
-le chemin d'en bas du monticule, se réunissaient de très méchants
-petits gitanos, quelques autres mendiants de très mauvaise mine et
-deux ou trois vieilles acariâtres et furibondes. En voyant le groupe
-idyllique que la vieille et l'aveugle composaient, toute cette engeance
-se prit à vociférer. Que disaient-ils? De cette hauteur on n'aurait
-vraiment pas su le comprendre. Des mots isolés parvenaient seuls...
-que c'était une sainte d'autodafé: une mendiante qui faisait la sainte
-pour mieux voler.... Que c'était une lécheuse de cierges, une voleuse
-d'huile de lampe d'église.... Enfin, la chose semblait prendre une
-mauvaise tournure et une pierre lancée par une main vigoureuse, pim! ne
-tarda pas à le montrer, et la pauvre Benina la reçut sur l'épaule....
-Un instant après, une autre et pim! pam! une nuée d'autres. Ils se
-levèrent immédiatement, tout épouvantés, et serrant dans le panier les
-victuailles, la dame prit son chevalier par le bras, lui disant:
-
-«Sauvons-nous, car ils vont nous tuer!»
-
-
-
-
-XXIX
-
-
-Grimpant difficilement sur ce sol déclive, tombant et se relevant à
-chaque instant, se serrant le bras, la tête basse, ils subissaient
-cette nuée formidable de projectiles. Les pierres, arrivant à Benina
-dans ses jupes, ne lui faisaient pas grand mal, mais l'infortuné
-Almudena eut le malheur de recevoir une pierre dans la tête au moment
-où il tournait la face vers l'ennemi pour l'apostropher, et le coup
-fut terrible. Lorsqu'ils arrivèrent, épuisés et endoloris, à un
-endroit à l'abri de cette pluie de pierres, la blessure du Marocain
-saignait abondamment, teintant de rouge la face entière. Ce qu'il y
-avait d'étrange c'est que le blessé avait tout supporté en silence
-et que c'était précisément au moment où il s'adressait au ciel pour
-lui demander de frapper de sa foudre et de confondre leurs infâmes
-agresseurs qu'il avait été blessé. Un cantonnier du chemin de fer,
-qui vivait à proximité du lieu du sinistre, les secourut. Homme calme
-et pieux qui, s'intéressant aux victimes de cet attentat, les reçut
-comme bon chrétien dans son humble demeure, plein de compassion pour
-leur malheur. Peu d'instants après survint sa femme, et la première
-chose qu'ils firent ce fut de donner de l'eau à Benina pour laver la
-blessure de son compagnon, et ils apportèrent ensuite du vinaigre et
-des chiffons pour panser la plaie. Le Maure ne cessait de répéter:
-
-«Et toi, _Amri_, n'as-tu pas reçu de pierres?
-
---Non, mon enfant, je n'ai reçu qu'une pierre derrière la tête, qui n'a
-point saigné.
-
---Cela te fait mal?
-
---Peu.... Ce n'est rien.
-
---Ce sont les esprits souterrains, les mauvais.
-
---Ce sont d'indécentes canailles, méritant d'être ramassées par la
-garde civile.»
-
-Le pauvre aveugle fut soigné avec les remèdes les plus primitifs.
-On arrêta le sang et on lui mit un bandeau sur l'œil; ensuite on le
-fit asseoir par terre, l'appuyant au mur, parce que sa tête branlait
-et qu'il ne pouvait pas se tenir sur pieds. La mendiante recommença
-à sortir la nourriture de son panier, le pain et la viande qu'ils
-n'avaient point eu le temps d'achever, offrant de partager avec leurs
-généreux protecteurs; mais ces derniers, au lieu d'accepter, voulurent
-au contraire leur offrir des sardines et des beignets qui étaient
-restés de leur repas. Ce ne fut qu'offres réciproques et amabilités
-et politesses sans nombre et, à la fin, chacun resta avec ses propres
-provisions. Mais Benina songea de suite à mettre à profit les bonnes
-dispositions de ces braves gens pour leur proposer de prendre en
-pension l'aveugle dans leur petite maison jusqu'à ce qu'elle eût pu lui
-préparer un logement à Madrid. Il n'y avait pas à songer à retourner
-aux Cambroneras, car on y était trop mal disposé en sa faveur. A Madrid
-et dans la maison où elle habitait, il lui était absolument impossible
-de le conduire, parce qu'elle était servante et lui..., cela n'était
-pas facile à expliquer..., et si M. et Mme les gardiens de l'aiguille
-pensaient mal des relations de Benina et du Maure, eh bien! qu'ils
-pensent après tout ce qu'ils voudront.
-
-«Voyez, vous autres, dit la vieille en les trouvant hésitants et
-perplexes, je n'ai pas un sou en dehors de cette piécette et de ces
-sous. Prenez-les et gardez ici ce pauvre aveugle jusqu'à demain. Il ne
-vous gênera pas, parce qu'il est bon et honnête. Il dormira dans ce
-coin, pour peu que vous lui prêtiez une vieille mante et, quant à ce
-qui est de la nourriture, vous lui donnerez de ce que vous mangerez
-vous-mêmes.»
-
-Après une courte hésitation, ils acceptèrent et, s'enhardissant jusqu'à
-donner un conseil à leur étrange compagne, le garde dit:
-
-«Ce que vous devriez faire, ce serait de renoncer à errer et vagabonder
-par voies et par chemins, car il n'y a que des mauvaises paroles ou des
-coups à recevoir, et vous devriez essayer de vous faire admettre dans
-un refuge, madame, aux _Ancianitas_, et monsieur dans un établissement
-pour les aveugles, et ainsi vous auriez tous deux le vivre et le
-couvert assurés pour tout le temps qui vous reste à vivre».
-
-Almudena ne répondit rien: il aimait la liberté et la préférait,
-pénible, misérable et incertaine, à toute la commode sujétion de
-l'asile des pauvres. Benina, de son côté, ne désirait point entrer dans
-de longues explications, ni chercher à dissiper l'erreur de ces braves
-gens qui s'imaginaient certainement qu'ils étaient associés pour le
-vagabondage et la maraude. Elle se contenta de dire qu'ils ne sauraient
-songer aux établissements à cause de la grande quantité de candidats
-et des nombreuses recommandations qu'il fallait avoir pour y entrer et
-sans lesquelles il était tout à fait impossible de réussir. A cela,
-la femme de l'aiguilleur leur répondit qu'ils pourraient certainement
-réussir à se caser, s'ils allaient trouver un brave monsieur, très
-charitable, qui s'occupait des asiles! un prêtre qu'on appelait don
-Romualdo.
-
-«Don Romualdo? Oui, je le connais de nom. C'est un curé grand et bien
-fait, qui a une nièce appelée doña Patros, qui louche un peu?»
-
-Ce disant, Benina sentait se renouveler le trouble extrême de ce
-perpétuel mélange du réel et de l'imaginaire.
-
-«Je ne sais si elle louche ou non..., continua la femme de
-l'aiguilleur, mais je sais que don Romualdo est de Guadalajara.
-
---Cela est vrai et actuellement il est allé dans son pays.... Il est
-certain qu'on veut le faire évêque et il est allé chercher ses papiers.»
-
-Elles tombèrent d'accord que don Romualdo ne devait pas revenir sans
-ses papiers et ensuite on lia traité pour l'hébergement de l'aveugle
-dans la maison pour vingt-quatre heures. Benina donna la piécette et
-les gros sous moins trois petits sous qu'elle conserva à part, et les
-autres s'engagèrent à le traiter comme leur enfant. Benina, cela fait,
-eut à lutter contre le Marocain, s'engageant à l'emmener plus tard avec
-elle. Elle réussit à le convaincre en le cajolant un peu et en lui
-assurant que sa blessure à la tête lui jouerait un mauvais tour s'il ne
-restait pas tranquille.
-
-«_Amri_, reviens demain, disait le malheureux en la quittant. Si tu
-m'abandonnes, je mourrais tout de suite moi-même.»
-
-La vieille promit solennellement de revenir et elle s'en alla toute
-mélancolique, retournant dans sa tête toutes les aventures de cette
-journée auxquelles se joignaient de tristes présages, annonçant de plus
-grands malheurs, parce qu'elle se trouvait de nouveau sans ressources,
-ayant trop suivi l'impulsion de son cœur, en faisant des aumônes
-exagérées. Certainement, elle allait se trouver dans des embarras
-inextricables, car il allait falloir très promptement rendre les bijoux
-à la Pitusa, trouver des ressources pour faire vivre sa maîtresse et
-son hôte, secourir Almudena, et elle s'était mis tant d'obligations sur
-le dos qu'elle ne savait vraiment plus comment faire pour y parer.
-
-Elle retourna chez elle, après avoir fait tous ses achats à crédit et,
-trouvant Frasquito très bien, elle dit à sa maîtresse qu'il convenait
-de le congédier et qu'il devrait retourner remplir les devoirs de
-son emploi et gagner sa vie. La chère dame fut de cet avis, mais la
-tristesse de toutes deux prit un nouveau cours à la nouvelle apportée
-par la servante d'Obdulia que la pauvre jeune femme était tombée très
-malade: elle avait une forte fièvre, le délire et une crise de nerfs
-qui faisait compassion. Benina s'en alla la trouver et, après avoir
-prévenu ses beaux-parents pour qu'ils eussent à en prendre soin, elle
-rentra tranquilliser sa maîtresse. Elles passèrent une triste soirée et
-une nuit pire encore en songeant aux difficultés de toutes sortes qui
-s'offraient à elles et, le matin suivant, la pauvre femme retournait
-occuper sa place à San-Sebastian, car la mendicité était le seul remède
-qu'elle pût employer dans une aussi terrible adversité.
-
-Chaque jour, son crédit diminuait et les obligations contractées rue
-de la Ruda ou dans les boutiques de la rue Impériale l'accablaient.
-Elle se trouva dans la nécessité d'aller mendier le soir et un peu
-aussi, un peu plus tard, la nuit, prenant pour prétexte une visite
-à la petite. Pour la brève campagne nocturne, elle sortait, cachée
-sous un vieux voile de doña Paca qui lui enveloppait toute la figure
-et, avec cela, une vieille paire de lunettes vertes qu'elle gardait
-pour cette occasion; elle ressemblait à merveille à une vieille dame,
-pauvresse honteuse et aveugle, et, en faction au coin du Barrio-Nuevo,
-elle attaquait tout chrétien passant à sa portée, l'interpellant à
-mi-voix par une plaintive prière. Avec cette combinaison et travaillant
-à trois reprises par jour, elle parvenait à réunir quelques sous, non
-en quantité suffisante pour les besoins qu'elle avait à satisfaire,
-besoins qui n'étaient point minces, car Almudena tombé malade
-était resté chez l'aiguilleur dans la petite maison de Las Pulgas.
-L'aiguilleur ne demandait rien pour son hospitalité, mais il fallait
-apporter à manger à Almudena. Obdulia ne guérissait pas: il fallait lui
-porter médicaments et consommés, car ses beaux-parents ne faisaient
-rien pour elle, malgré leurs promesses, et on ne pouvait songer à la
-conduire à l'hôpital. L'héroïque femme supportait donc une charge
-démesurément forte, et pourtant elle la supportait et elle suivait,
-sa croix sur le dos, son chemin rempli de dures épines, anxieuse,
-sinon de pourvoir à tout, du moins de faire tout ce qu'elle pouvait.
-Si le malheur voulait qu'elle fût forcée de s'arrêter à mi-chemin,
-elle aurait du moins la satisfaction d'avoir accompli tout ce que lui
-dictait sa conscience.
-
-Le soir, sous prétexte d'achats à faire, elle s'en allait mendier à
-la porte de San-Justo, ou près du palais archiépiscopal; mais elle
-ne pouvait rester longtemps dehors dans la crainte que son absence
-trop prolongée n'inquiétât outre mesure sa maîtresse. En rentrant, un
-soir, sans avoir gagné autre chose qu'un petit sou, elle apprit cette
-nouvelle extraordinaire que doña Paca était sortie avec Frasquito
-pour aller rendre visite à Obdulia. La portière ajouta qu'un instant
-auparavant il était venu un prêtre, grand, de bon aspect, qui, fatigué
-de sonner, avait laissé un message à la portière.
-
-«Oui, c'est don Romualdo.
-
---C'est ainsi qu'il a dit, madame. Il est venu deux fois, et....
-
---Est-ce qu'il retourne de nouveau à Guadalajara?
-
---Il en est revenu hier soir. Il a à parler à doña Paca et il reviendra
-quand il pourra.»
-
-Un épouvantable doute régnait dans l'esprit de Benina relativement à ce
-bienheureux prêtre, si ressemblant par nom et signalement au sien, à
-celui qui était la création de son cerveau, et elle pensait que, par un
-miracle de Dieu, la création de son imagination, pieux mensonge, né de
-tristes circonstances, cet être imaginaire avait pris le corps et l'âme
-d'une personne véritable.
-
-«Enfin, nous verrons ce qui résultera de tout cela, se dit-elle en
-montant posément l'escalier. Bienvenu sera M. le curé, s'il nous
-apporte quelque chose.»
-
-Et elle agitait de telle façon dans sa tête le mélange du réel et du
-mensonger, relatif au révérend prêtre de l'Alcarria, qu'une nuit où
-elle mendiait avec voile et lunettes, elle crut reconnaître dans une
-jeune dame, qui lui donnait dix centimes, la propre doña Patros, la
-nièce qui louchait un peu.
-
-Doña Paca et Frasquito apportèrent, Dieu soit loué, la bonne nouvelle
-qu'Obdulia se rétablissait, quoique lentement.
-
-«Écoute, Nina, lui dit la veuve, arrange-toi comme tu voudras, il faut
-que tu portes à Obdulia une bouteille d'amontillado. Tu verras si
-l'on veut encore te la donner à crédit à la boutique, et, si on te la
-refuse, trouve l'argent comme tu pourras, car ce qu'a surtout l'enfant,
-c'est de la faiblesse.»
-
-L'autre ne dit rien contre cette nouvelle idée de magnificence, pour
-ne point heurter sa maîtresse, et se mit à préparer le souper. Elle
-demeura taciturne jusqu'à l'heure de son coucher et doña Paca se
-plaignit vivement de ce qu'elle ne lui causait pas comme les autres
-jours et qu'elle ne l'entretenait pas avec ses conversations amusantes.
-Elle prit force de sa fatigue même et, avec l'esprit plein de trouble,
-l'âme pleine de sombres présages, elle se mit à bavarder avec un grand
-flux de paroles, afin de bercer sa maîtresse de ses discours, comme de
-propos et de chansons de nature à appeler le sommeil.
-
-
-
-
-XXX
-
-
-Remis de sa blessure, le Maure s'en alla de nouveau mendier, sur les
-instances de son amie, car ce n'était vraiment pas le moment de se
-mettre au soleil pour jouer de la guitare. Les nécessités de toutes
-sortes augmentaient et la dure réalité s'imposait, et il fallait par
-force arracher les gros sous de la masse humaine, comme d'une mer riche
-en trésors de toute nature. Almudena ne put résister à l'énergique
-suggestion de la dame, et peu à peu il se guérit de ses tristesses
-et du délire mystique et de pénitence qui l'avait tant déséquilibré
-les jours précédents. Ils convinrent, après une vive discussion, de
-transférer leur centre de mendicité de San-Sebastian à San-Andres,
-parce qu'Almudena connaissait à cette paroisse un brave prêtre qui
-l'avait protégé en d'autres circonstances. Ils allèrent là, et bien
-qu'à San-Andres il y eût aussi des Caporales et des Élisées, avec des
-noms différents, car ces gens-là sont le produit naturel de la vie, dès
-que les gens sont classés et réunis par groupe ou par famille dans la
-société, ils ne paraissaient pas toutefois aussi autoritaires et aussi
-arrogants que ceux de l'autre paroisse. Le prêtre qui protégeait le
-Marocain était un jeune homme très intelligent, quelque peu arabisant
-et hébraïsant, qui avait coutume de parler assez souvent et longtemps
-avec lui, non pas tant par charité que comme exercice de langue.
-Un matin, Benina observa que le jeune curé sortait de la Rectorale
-accompagné d'un autre prêtre, grand, de belle apparence, et ils
-parlèrent tous deux en regardant le Maure aveugle. Sans aucun doute,
-ils parlaient de lui, de son origine, de son parler et de sa religion
-endiablés. Ensuite, l'un et l'autre tournèrent leurs regards vers elle.
-Quelle honte! Que pensaient-ils d'elle? Ils la supposaient compagne du
-Maure, sa femme peut-être, sa....
-
-Enfin, le prêtre qui était bel homme, étant parti par la Cava-Baja,
-l'autre, le savant, daigna venir causer un petit instant avec Almudena
-en langue arabe. Il se tourna ensuite vers Benina et lui dit, en lui
-parlant avec une certaine considération:
-
-«Vous, doña Benina, vous devriez bien cesser cette vie de mendicité
-qui est si dure à votre âge. Il ne convient pas que vous alliez avec
-le Maure comme la corde avec le seau. Pourquoi n'entreriez-vous pas
-à la Miséricorde? J'en ai parlé à don Romualdo, et il m'a promis de
-s'intéresser....»
-
-La bonne femme fut stupéfaite de cette conversation et ne sut
-tout d'abord que répondre. Pour dire quelque chose, elle exprima
-sa reconnaissance à M. de Mayoral, c'est ainsi que se nommait le
-bienfaisant don Romualdo dans le prêtre qui venait de le quitter.
-
-«Oui, je lui ai dit aussi, ajouta Mayoral, que vous étiez la servante
-d'une dame qui demeure dans la rue Impériale, et il a dit qu'il
-s'informerait de vous avant de vous recommander.»
-
-Il ajouta encore quelques mots et Benina arriva dans son esprit au
-plus haut degré de trouble et de vertige, car le prêtre grand et de
-belle prestance qu'elle venait de voir concordait en tout point comme
-ressemblance avec celui qu'elle avait créé de toutes pièces par ses
-mensonges systématiques et réitérés, et il était absolument pareil à
-l'image sortie de son imagination.
-
-Elle eut envie de courir par la rue Cava-Baja, voir si elle le
-rencontrerait pour lui dire: «Monsieur don Romualdo, pardonnez-moi de
-vous avoir inventé. Je ne croyais pas mal faire. Je l'ai fait pour
-cacher ou justifier envers ma maîtresse les sorties que j'étais obligée
-de faire pour aller mendier afin de la faire vivre. Et si ce fait de
-vous voir aujourd'hui apparaître en chair et en os est un châtiment
-pour moi, que Dieu me le pardonne! Je ne recommencerai pas. Ou bien
-êtes-vous un autre don Romualdo? Pour que je sorte de cette incertitude
-qui me trouble, faites-moi la faveur de me dire si vous avez une nièce
-qui louche, une sœur qui s'appelle doña Josefa, si vous êtes proposé
-pour évêque comme vous le méritez et, si, plaise à Dieu, tout cela est
-vérité. Dites-moi si vous êtes mon don Romualdo ou un autre sorti de je
-ne sais où, et dites-moi pourquoi vous avez besoin de parler avec ma
-maîtresse et si vous allez lui donner l'apaisement pour lequel je vous
-ai inventé.»
-
-Voilà ce qu'elle lui aurait dit si elle l'avait rencontré; mais elle ne
-le rencontra pas et ces discours ne furent pas tenus.
-
-Elle rentra chez elle fort triste; elle ne put éloigner l'idée que le
-bienfaisant prêtre de l'Alcarria n'était pas une pure invention de son
-esprit fertile, et que tout ce que nous rêvons a une existence propre
-et qu'enfin tout mensonge contient une certaine portion de vérité.
-Les jours passèrent dans ces conditions, sans autre nouveauté qu'une
-épouvantable augmentation des difficultés économiques de la vie. Malgré
-toutes ses stations de mendicité, matin et soir, elle n'arrivait point
-à pourvoir à tout et il n'y avait plus personne qui consentît à lui
-faire crédit d'un réal; la Pitusa la menaçait de la poursuivre si elle
-ne lui rendait pas ses bijoux. L'énergie venait à lui manquer et sa
-grande âme vacillait; elle perdait sa foi dans la Providence, et elle
-se formait une opinion peu flatteuse de la charité humaine; toutes ses
-démarches pour se procurer de l'argent n'aboutirent qu'au prêt d'un
-douro que lui fit Juliana la femme d'Antonito. L'aumône n'arrivait pas
-suffisante, bien loin de là. En vain faisait-elle des économies sur sa
-propre nourriture pour dissimuler la détresse où la maison se trouvait;
-en vain elle s'en allait par les rues et cheminant avec ses souliers
-éculés et se meurtrissant les pieds. L'économie sordide même était
-inefficace. Il n'y avait plus d'autres ressources que de succomber en
-disant: «Que les choses aillent comme elles voudront; pour le reste,
-que Dieu y pourvoie si toutefois cela lui convient!»
-
-Un samedi soir, ses malheurs arrivèrent au comble par un triste
-incident tout à fait inattendu. Elle était allée mendier à San-Justo;
-Almudena en faisait autant dans la rue du Sacrement. Elle étrenna avec
-dix centimes, chance extraordinaire du sort, qu'elle considéra comme
-de bon augure. Mais combien était grande son erreur, en se fiant à ces
-gracieuses faveurs que le destin semble nous présenter alors qu'il ne
-nous les accorde que pour mieux nous tromper et ensuite nous frapper
-plus cruellement tout à son aise. Un court instant après que Benina
-eut étrenné comme nous l'avons raconté, se présenta un individu de la
-brigade secrète, qui l'interpella d'une façon brutale et grossière et
-lui dit:
-
-«Eh! la bonne femme, marchez, marchez et vivement, et plus vite que
-cela....
-
---Que dites-vous?
-
---Que vous vous taisiez et que vous filiez....
-
---Mais où m'emmenez-vous?
-
---Taisez-vous, votre compte est bon.... Allons... à San-Bernardino.
-
---Mais quel mal ai-je fait, monsieur?
-
---Vous mendiez!... Ne vous ai-je point dit hier que M. le gouverneur ne
-veut pas que l'on mendie dans cette rue?
-
---Alors que M. le gouverneur m'entretienne, car je ne dois pas mourir
-de faim, par le Christ.... Allez, laissez-moi.
-
---Taisez-vous, vous avez bu; marchez, marchez, vous dis-je.
-
---Ne me poussez pas!... Je ne suis pas une criminelle.... J'ai une
-famille, des gens qui répondent de moi; allez, je ne puis être conduite
-où vous voulez me mener.»
-
-Elle s'accrocha au mur, mais le brutal agent de police l'en arracha
-en la repoussant violemment. Les municipales s'approchèrent, celui de
-la brigade secrète les requit de lui prêter main-forte pour l'emmener
-à San-Bernardino, avec tous les autres pauvres qu'ils purent ramasser
-dans cette rue et dans les rues adjacentes. Néanmoins, Benina essaya
-encore de se gagner la bienveillance de ses gardiens en se montrant
-soumise dans la désolation où elle était. Elle supplia, pleurant
-abondamment, mais ses larmes et ses cris furent inutiles. En avant,
-en avant, toujours en avant; mais voyant à l'arrière-garde l'aveugle
-africain et se rendant compte qu'on l'arrêtait aussi, elle s'adressa
-aux agents de l'ordre, leur demandant de la laisser marcher à côté
-du pauvre infirme sans les séparer. La malheureuse femme eut besoin
-de faire appel à toute la fermeté de son esprit pour se résigner à
-une aussi atroce aventure.... Être conduite à un dépôt de mendicité
-comme on conduit des criminels endurcis à la prison! Se voir dans
-l'impossibilité de rentrer à sa maison à l'heure accoutumée et de faire
-le nécessaire pour pourvoir aux besoins de sa maîtresse et amie! Quand
-elle songeait que doña Paca et Frasquito n'auraient point à manger
-ce soir-là, sa douleur atteignait la frénésie; elle se serait ruée
-volontiers sur les agents pour se dégager d'eux, si ses forces avaient
-été suffisantes contre deux hommes. Elle ne pouvait éloigner de son
-esprit la consternation dans laquelle serait plongée son infortunée
-maîtresse en voyant passer les heures et les heures..., sans que sa
-Nina rentrât. Jésus, Vierge sainte! qu'allait-on penser dans cette
-maison? Si le monde ne s'écroule pas devant de pareils événements,
-sûrement qu'il ne s'écroulera jamais.... Arrivée plus loin que Las
-Caballerizas, elle chercha encore à attendrir le cœur de ses gardiens
-par ses raisonnements et ses lamentations. Mais eux accomplissaient
-un ordre de leur chef et, s'ils ne l'avaient point exécuté, ils
-auraient encouru une vive réprimande. Almudena se taisait, marchant
-silencieusement, accroché au bras de Benina, et il ne paraissait
-nullement contrit de son arrestation et de sa conduite au dépôt de
-mendicité.
-
-Si la pauvre femme pleurait, le ciel faisait de même, semblant associer
-sa tristesse à la sienne, car la brume qui tombait au moment de
-l'arrestation s'était changée en une pluie diluvienne et ils étaient
-trempés des pieds jusqu'à la tête. Les vêtements des deux malheureux
-ruisselaient; le chapeau rond d'Almudena ressemblait à la pièce
-supérieure de la fontaine des Tritons; un peu plus, il serait venu de
-la mousse. La chaussure légère de Benina, détruite par ses longues
-courses des jours précédents, s'en allait en morceaux dans les flaques
-d'eau et la boue du chemin. Lorsqu'ils arrivèrent à San-Bernardino, la
-pauvresse songeait qu'elle ferait mieux d'aller tout à fait nu-pieds.
-
-«_Amri_, dit Almudena quand ils passèrent la triste porte de l'asile
-municipal, ne pleure pas, toi. Ici je serai bien avec toi..., ne pleure
-pas.... Je suis content..., on nous donnera de la soupe, on nous
-donnera du pain....»
-
-Dans sa désolation, Benina ne prit point la peine de le contredire.
-Elle lui aurait volontiers donné un coup de bâton. Comment aurait-elle
-fait comprendre à ce malheureux vagabond les raisons cuisantes pour
-lesquelles elle se plaignait et se lamentait de son sort? Qui en
-dehors d'elle pourrait comprendre le désemparement de sa maîtresse,
-de son amie, de sa sœur, et la nuit d'anxiété qu'elle allait passer,
-ne sachant pas ce qui était arrivé? Et si on lui faisait la faveur
-de la relâcher le lendemain, avec quelles raisons et quels mensonges
-pourrait-elle expliquer sa longue absence, sa disparition subite?
-Que pourrait-elle dire? Que sortirait-elle de son imagination
-féconde? Rien, rien: le mieux serait certainement de renoncer à toute
-dissimulation, de dire la vérité, de révéler le secret de sa mendicité
-occulte qui n'avait, certes, rien dont elle pût avoir à rougir. Mais
-il pouvait bien arriver que doña Francisca ne la croirait pas et
-que le lien d'amitié qui les unissait depuis tant d'années en vînt à
-se rompre, et, si elle se fâchait pour de bon, si elle la chassait
-d'auprès d'elle, Nina mourrait de peine, parce qu'elle ne pouvait pas
-vivre sans doña Paca, qu'elle aimait pour ses bonnes qualités et quasi
-aussi pour ses défauts. Enfin, lorsqu'elle eut remué toutes ces idées
-et qu'elle se vit jetée dans une grande salle à l'odeur fétide et
-suffocante, au milieu d'une cinquantaine de pauvres des deux sexes en
-haillons, elle conclut qu'elle n'avait plus autre chose à faire que de
-se jeter dans les bras amoureux de la résignation, se disant: «Qu'il
-en soit ce que Dieu voudra! Quand je retournerai à la maison, je dirai
-la vérité, et si madame se montre trop vive lorsque je m'expliquerai,
-et si elle ne veut pas me croire, qu'elle ne me croie pas; et si elle
-se fâche, eh bien, qu'elle se fâche, et si elle me renvoie, qu'elle me
-renvoie, et si je meurs, eh bien, je mourrai.»
-
-
-
-
-XXXI
-
-
-Bien que Nina eût songé à la consternation et au désarroi de doña
-Paca dans cette triste nuit, ils dépassèrent tout ce qu'elle avait pu
-imaginer. A mesure que l'heure avançait sans que la servante rentrât,
-l'angoisse de sa maîtresse augmentait. Si d'abord elle fut agitée par
-la préoccupation matérielle de ses besoins, ce fut ensuite l'anxiété
-de la crainte d'un accident; une voiture avait pu la renverser ou
-bien encore elle était morte subitement dans la rue. Le bon Frasquito
-chercha inutilement à la tranquilliser. Le vieux à la teinture ne
-pouvait que fermer la bouche quand sa compatriote lui disait:
-
-«Jamais cela n'est arrivé, jamais, cher de Ponte. Elle n'a jamais
-manqué une fois, pendant tant et tant d'années, de rentrer à la maison.»
-
-Les plus graves difficultés se présentèrent pour un souper formel et
-cela ne servit à rien, ou du moins n'avança guère les choses, que les
-filles du cordonnier vinssent aimablement offrir leurs services pour
-remplacer la servante absente. Il est vrai, heureusement, que doña
-Paca avait perdu l'appétit et le même effet, à peu de chose près,
-était arrivé à son hôte. Mais, comme il fallait bien prendre quelque
-aliment pour soutenir les forces, tous deux s'administrèrent un œuf
-battu dans du vin et une croûte de pain. De dormir, il n'en put être
-question. La vieille dame compta les heures et même les quarts d'heure
-aux horloges du voisinage, et elle ne fit pas autre chose que d'écouter
-les bruits de la maison, attentive aux mouvements de l'escalier. Ponte
-ne pouvait faire moins. La galanterie lui faisait un devoir de ne pas
-s'endormir, tandis que son amie était en veille cruelle, et, pour
-concilier ses devoirs de chevalier avec les soins de sa convalescence,
-il fît une série de petits sommes sur une chaise. Mais pour cela il
-fut astreint à prendre des poses violentes, se faisant un oreiller de
-ses bras et pliant sa tête dans une posture tellement incommode que
-le lendemain il eut un fort torticolis. Au point du jour, vaincue par
-l'extrême fatigue, doña Paca, elle aussi, s'endormit dans un fauteuil.
-Elle parlait en songe et son corps était secoué de temps en temps par
-des mouvements nerveux. Elle se réveillait en sursaut, croyant qu'il
-y avait des voleurs dans la maison, et lorsque le jour parut, avec
-le vide créé par l'absence de Benina, tout lui sembla plus triste et
-solitaire que durant la nuit. Selon Frasquito, qui en cela pensait
-judicieusement, il n'y avait rien de mieux que de s'informer auprès
-des personnes chez qui Benina allait faire des extras. Sa compatriote
-y avait bien pensé dès la veille, mais comme elle ne savait pas le
-numéro de la maison de don Romualdo dans la rue de la Gréda, ils ne
-donnèrent pas suite à cette idée et renoncèrent à ces investigations.
-Le concierge s'étant spontanément offert pour aller à la recherche de
-la malheureuse servante perdue, on l'envoya avec mission de s'enquérir,
-mais il revint en disant qu'on ne savait rien d'elle dans aucune des
-loges de concierges. Et par-dessus cela, il n'y avait dans toute la
-maison qu'un reste de plat de la veille tout aigri et quelques croûtes
-de pain dur. Heureusement que les voisins, émus d'un événement aussi
-grave, vinrent offrir quelques vivres: les uns, une soupe à l'ail; les
-autres, de la morue frite, et le dernier, un œuf et une demi-bouteille
-de piquette. Il fallait bien songer à s'alimenter, faisant contre
-fortune bon cœur, parce que l'estomac a sa tyrannie; il faut vivre,
-quand bien même l'âme, liée à son amie la mort, s'y opposerait.
-Les heures du jour s'écoulaient lentes, et Ponte pas plus que sa
-compatriote ne pouvaient distraire leur attention de tout bruit de pas
-se produisant dans l'escalier. Mais cela leur causa de tels mécomptes
-que, désabusés et sans espérance, ils s'assirent en face l'un de
-l'autre, silencieux et avec le calme de deux sphinx. Et se regardant,
-ils confièrent tacitement à Dieu la solution de cette énigme. On
-saurait ce que Nina était devenue et les motifs de son absence quand il
-plairait à Dieu de le faire savoir par les voies qui déroutent toute
-prévision.
-
-Il était midi lorsqu'un violent coup de sonnette retentit. La dame de
-Ronda et le vieux galant d'Algeciras sursautèrent comme deux balles
-élastiques sur leurs sièges.
-
-«Non, non, ce n'est pas elle, dit doña Paca, avec les signes de la plus
-grande désillusion; Nina ne sonne pas ainsi.»
-
-Et comme Frasquito se disposait à aller à la porte, elle l'en détourna
-avec cette observation fort à sa place:
-
-«N'y allez point vous-même, il est possible que ce soit un de ces
-grossiers fournisseurs. Que la petite aille ouvrir. Célédonia, va
-ouvrir, et fais bien attention; si c'est quelqu'un qui apporte des
-nouvelles de Nina, qu'il entre. Mais si c'est quelque fournisseur,
-dis-lui que je n'y suis pas.»
-
-La petite y courut et elle revint précipitamment disant:
-
-«Madame, c'est don Romualdo.»
-
-Cette annonce causa une émotion intense et presque terrifiante. Ponte
-se dandinait, tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre, et doña Paca se
-levait et retombait sur sa chaise plus de dix fois, disant:
-
-«Que s'est-il passé? Nous allons savoir! Dieu de Dieu, don Romualdo à
-la maison! Dépêche-toi, Célédonia...; donne-moi ma coiffure noire....
-Et je ne suis pas peignée.... De quelle façon vais-je le recevoir....
-Eh bien, petite, mon bonnet noir....»
-
-L'Algésirain et la petite l'aidèrent à s'habiller; mais, dans leur
-affolement, ils lui mettaient toute chose de travers. La vieille dame
-s'impatientait, les apostrophait pour leur lenteur et les bousculait
-fort. Enfin tout finit par s'arranger tant bien que mal, elle se passa
-un peigne dans les cheveux et, se bousculant, elle se rendit dans la
-pièce où attendait le prêtre qui était resté debout et regardait les
-photographies de famille qui formaient la décoration unique de la
-pauvre chambre.
-
-«Excusez-moi, monsieur don Romualdo, dit la veuve de Zapata, que la
-grande émotion empêchait de se tenir sur ses jambes et se laissant
-tomber dans un fauteuil, non sans avoir baisé la main du révérend.
-Grâce à Dieu, je puis enfin vous remercier de votre ineffable bonté.
-
---Je ne fais que mon devoir, madame, répondit l'ecclésiastique un peu
-surpris, et vous n'avez nullement à me remercier.
-
---Et dites-moi, maintenant, pour l'amour de Dieu, ajouta la dame avec
-une telle crainte d'apprendre une mauvaise nouvelle, qu'elle pouvait à
-peine articuler; dites-moi vite ce qui est arrivé à ma pauvre Nina.»
-
-Ce nom sonna à l'oreille du bon prêtre comme celui d'une petite chienne
-que la dame aurait perdue.
-
-«Elle n'a point reparu?... dit-il, pour dire quelque chose.
-
---Vous ne savez rien?... Hélas! hélas! est-ce qu'il est arrivé un
-malheur que vous voulez me cacher par charité?»
-
-Et la malheureuse se mit à pleurer violemment, et le prêtre restait
-perplexe et muet.
-
-«Madame, par pitié, ne vous affligez pas ainsi, par pitié. Ce n'est
-peut-être pas ce que vous pensez.
-
---Nina, Nina de mon âme!
-
---Est-ce une personne de votre famille, de votre intimité?
-Expliquez-moi....
-
---Oui, je comprends, monsieur don Romualdo ne veut pas me dire la
-vérité pour ne pas augmenter mes tribulations. Je l'en remercie
-infiniment.... Pourtant, peut-être vaudrait-il mieux tout savoir.... Ou
-bien, est-ce que vous aimez mieux me donner la nouvelle peu à peu, pour
-qu'elle m'impressionne moins?...
-
---Ma chère dame, dit le prêtre avec une impatiente franchise, avide
-d'éclaircir les choses, je ne vous apporte aucune nouvelle, ni bonne ni
-mauvaise, de la personne pour laquelle vous pleurez, ni ne sais de qui
-il s'agit, ni sur quoi vous vous fondez pour penser que je....
-
---Excusez-moi, don Romualdo. Je pensais que la Benina, mon amie et
-compagne, avait eu quelque grave accident dans votre maison ou en en
-sortant, ou dans la rue, et....
-
---Que voulez-vous dire? Sans doute, madame doña Francisca, il y a dans
-tout cela une erreur qui se découvrira certainement en vous disant
-mon nom: Romualdo Cédron. J'ai occupé pendant vingt années la cure de
-Santa-Maria de Ronda, et je suis venu vous dire, chargé expressément de
-cette mission par les exécuteurs testamentaires, la dernière volonté
-de celui qui fut l'ami de mon cœur, Rafael Garcia de los Antrines, que
-Dieu ait son âme.»
-
-Si doña Paca avait vu la terre s'entr'ouvrir et une légion de diables
-en sortir, et que, par en haut, le ciel en eût fait autant, donnant
-passage à un essaim d'anges, et que les deux cohortes se fussent
-réunies dans une immense phalange à la fois glorieuse et grotesque,
-elle n'aurait certes pas été frappée de plus d'étonnement et de
-confusion. Testament, héritage. Ce que disait le prêtre était-il
-bien vérité ou plaisanterie déplacée? Et celui qui était devant elle
-était-il en chair ou en os, ou bien un produit d'une hallucination de
-son esprit affaibli? Sa langue était collée au palais et elle regardait
-don Romualdo avec des yeux atterrés.
-
-«Il n'y a nullement de quoi vous épouvanter, madame. Au contraire, j'ai
-la satisfaction d'annoncer à doña Francisca Juarez que le terme de
-ses souffrances est arrivé. Le Seigneur a été grandement touché de la
-bonne volonté et de la résignation que vous avez montrées, et il veut
-maintenant récompenser votre vertu en vous faisant sortir de la triste
-situation où vous avez vécu tant d'années.»
-
-Les larmes de doña Paca coulaient à flots et elle ne pouvait prononcer
-une syllabe.
-
-Son émotion, sa surprise et sa joie étaient telles que l'image de
-Benina sortit de son esprit comme si son absence et sa perte eussent
-remonté à plusieurs années en arrière.
-
-«Je comprends, continua le bon curé, redressant son grand corps et
-rapprochant sa chaise de doña Paca pour lui toucher le bras avec sa
-main, je comprends votre bouleversement.... On ne saurait passer
-brusquement de l'infortune au bien-être sans ressentir une forte
-secousse. Le contraire serait pire. Et puisqu'il s'agit d'une chose
-importante qui doit occuper de préférence votre attention, parlons-en,
-madame, laissant pour plus tard cette autre affaire qui vous
-préoccupe.... Vous ne devez pas autant vous chagriner de la disparition
-de votre servante et amie.... Elle reviendra, soyez-en sûre!»
-
-Cette phrase fit revenir à l'esprit de doña Paca l'idée de Nina et le
-souvenir de son incroyable absence. Notant dans le «elle reviendra»
-de don Romualdo une intention bienveillante et optimiste, elle eut la
-pensée que le bon prêtre après avoir réglé l'affaire principale qui
-l'avait amené, lui parlerait du cas de sa servante qui sans doute était
-sans gravité. Et promptement, avec un tour rapide de la girouette,
-l'esprit de la dame revint à l'héritage et elle s'y arrêta, laissant
-le reste dans l'oubli, et le bon curé, voyant l'anxiété où elle était
-d'être plus amplement informée, s'empressa de la satisfaire.
-
-«Vous saurez sans doute que le pauvre Rafael est passé à meilleure vie
-le 11 février.
-
---Non, je ne le savais pas, non, monsieur. J'espère que Dieu lui aura
-accordé le repos.... Hélas!
-
---C'était un saint. Son unique erreur a été d'avoir le mariage en
-abomination, repoussant tous les excellents partis que nous, ses amis,
-nous lui offrions. Les dernières années, il les a passées dans une
-ferme appelée les Higueras de Juarez.
-
---Je la connais. Cette propriété a appartenu à mon grand-père.
-
---Parfaitement: à don Alejandro Juarez.... Bien, ensuite Rafael a
-contracté aux Higueras l'affection du foie qui l'emporta au tombeau à
-cinquante-cinq ans. Pauvre homme, il était presque aussi grand que moi,
-madame, avec une musculature non moins vigoureuse que la mienne, une
-poitrine de taureau et ce visage resplendissant de vie....
-
---Hélas!
-
---Dans nos chasses au sanglier et aux cerfs, je n'ai jamais réussi à
-le voir fatigué. Son amour-propre était plus fort que sa complexion,
-elle-même très forte. Il bravait la pluie, la faim, la soif, et... voir
-ensuite ce chêne brisé comme un roseau. Peu de mois après qu'il fut
-tombé malade, on pouvait lui compter les os au travers de la peau... et
-il s'en alla se consumant chaque jour.
-
---Hélas!
-
---Et avec quelle résignation, il supportait son mal, et comme il se
-préparait sagement à la mort qu'il regardait comme l'exécution d'une
-sentence de Dieu, contre laquelle il ne serait point protesté, mais
-qu'il fallait au contraire accepter allégrement! Pauvre Rafael! Quelle
-pâte d'ange, c'était!
-
---Hélas!
-
---Je n'habitais pas Ronda, parce que des intérêts à soigner
-m'obligèrent à venir me fixer à Madrid. Mais, quand j'eus appris la
-gravité de l'état de cet ami très cher, je retournai auprès de lui et
-je l'ai suivi et assisté pendant un mois.... Quel chagrin! Il est mort
-dans mes bras.
-
---Hélas!»
-
-C'était autant de soupirs qui montaient à doña Paca du fond de son âme,
-s'échappant comme des oiseaux d'une cage entr'ouverte des quatre côtés.
-Avec une noble sincérité et sans songer à caresser dans sa pensée
-l'idée de l'héritage, elle s'associait au deuil de don Romualdo qui
-paraissait tant regretter le généreux célibataire de Ronda.
-
-«Enfin, chère madame, il mourut en bon chrétien non sans avoir fait son
-testament en bonne et due forme....
-
---Hélas!
-
---Dans lequel il laissa le tiers de ses biens à sa nièce au second
-degré, Clemencia Sopelana, vous savez? la femme de don Rodrigo del
-Quintanar, sœur du marquis de Guadalerce. Les deux autres tiers
-sont destinés, partie à une fondation pieuse, partie à améliorer la
-situation de quelques-uns de ses parents qui, par disgrâce de famille,
-mauvaises affaires ou autres causes d'adversité ou contretemps fâcheux,
-sont tombés dans la misère. Comme vous et vos enfants vous êtes dans ce
-cas, il est certain que vous êtes parmi les plus favorisés, et....
-
---Hélas! Enfin Dieu a voulu que je ne meure pas sans voir le terme de
-cette misère ignominieuse. Mille et une fois soit béni Celui qui donne
-et ôte tous les maux, le justicier, le miséricordieux, le saint des
-saints!...»
-
-Après cette effusion, l'infortunée doña Francisca fondit en larmes,
-croisant les mains et se précipitant à genoux, si bien que le bon
-curé, craignant qu'un tel éclat de sensibilité ne se terminât par un
-évanouissement, se précipita vers la porte en frappant dans ses mains
-pour appeler afin qu'on apportât un peu d'eau fraîche.
-
-
-
-
-XXXII
-
-
-Frasquito revint aussitôt apportant le secours d'un verre d'eau, et don
-Romualdo, quand la dame y eut trempé ses lèvres et se fut remise de son
-émotion, dit au chevalier délabré:
-
-«Si je ne me trompe, j'ai l'honneur de parler à don Frasquito Ponte
-Delgado qui habitait, il y a pas mal d'années, Algeciras. Vous
-êtes parent au troisième degré de Rafael Antrines, dont vous avez
-certainement appris le décès?
-
---Il est mort? Hélas! je n'en savais rien, répliqua Ponte très affligé.
-Pauvre cher Rafael! Lorsque j'étais à Ronda, en 1856, peu avant la
-chute d'Espartero, c'était un enfant, pas plus grand que cela. Ensuite,
-nous nous vîmes deux ou trois fois, à Madrid. Il avait coutume de
-venir passer quelques mois d'automne; il allait beaucoup au Jardin
-Royal, il était ami des Ustariz, il travaillait pour Rios Rosas dans
-les élections, et pour les Rios Acuña.... Oh! pauvre Rafael! Excellent
-ami, homme sensible et affectueux, grand chasseur! Nous étions d'accord
-sur tous les points, excepté sur un toutefois: c'était un campagnard,
-très ami des choses rustiques, et moi, j'ai une sainte horreur de la
-campagne et des petits arbres. J'ai toujours été l'homme des villes,
-des grandes agglomérations de populations.
-
---Asseyez-vous ici,» dit don Romualdo, en donnant un fort coup
-indicatif sur un vieux fauteuil à ressorts d'où sortit un flot de
-poussière.
-
-Un moment après, le vieux galant, mis au courant de sa participation
-dans l'héritage de son parent Rafael, se trouva tellement émotionné
-que, pour éviter de se trouver mal, il dut boire précipitamment toute
-l'eau que doña Francisca avait laissée dans son verre.
-
-Il n'est point superflu de signaler maintenant la parfaite concordance
-entre la personne du prêtre et son nom de Cédron, car, pour la stature,
-la robustesse et la couleur, il pouvait bien être comparé à un cèdre
-opulent. Si l'on y regarde bien, en effet, il y a toujours entre les
-arbres et les hommes, en considérant leur caractère, une certaine
-concomitance et parenté. Le cèdre est de forte structure et pourtant
-beau, noble, d'un grain flexible, mais agréable et odorant. Ainsi
-était aussi don Romualdo: très grand, robuste, plutôt noir et, en même
-temps, excellente personne, d'une conduite inattaquable comme prêtre,
-chasseur, homme du monde dans la mesure où doit l'être un curé, d'un
-esprit calme, la parole persuasive, tolérant pour les faiblesses
-humaines, charitable, miséricordieux; en somme, il avait les procédés
-méthodiques et réguliers qui conviennent à quelqu'un dans une situation
-aisée. Habillé correctement, sans élégance exagérée, il fumait
-beaucoup d'excellents cigares, il mangeait et buvait autant qu'il
-était nécessaire pour entretenir sa forte ossature et sa musculature
-si développée. Des pieds et des mains énormes, en proportion avec le
-reste. Sa figure, plutôt grande et large, ne manquait pas de beauté par
-la proportion heureuse des lignes; beauté de pierre sculptée, si l'on
-veut, beauté à la Michel-Ange, pour décorer une imposte en soutenant
-dans sa bouche une guirlande de fleurs et de festons.
-
-Entrant dans les détails que les deux héritiers brûlaient d'apprendre,
-Cédron leur donna les renseignements les plus détaillés sur le
-testament, renseignements que tant doña Paca que Ponte écoutèrent,
-comme bien l'on pense, avec la plus religieuse attention. Les
-exécuteurs testamentaires étaient D. Sandalio Maturana et le marquis de
-Guadalerce. Les dispositions en faveur des deux personnes présentes
-étaient les suivantes: à Obdulia et à Antonio il laissait le bien
-d'Amoraima, mais seulement en usufruit. Les exécuteurs testamentaires
-leur verseraient le produit de cette ferme qui, partagée en deux,
-reviendrait, à leur mort, à leurs héritiers. A doña Francisca et
-à Ponte il assignait une rente viagère, comme à beaucoup d'autres
-parents, avec des titres de rente de la Dette, qui constituaient une
-des principales richesses du testateur.
-
-Entendant ces choses, Frasquito s'appliquait sur ses oreilles, sans se
-donner un instant de repos, les mèches trop noires de sa chevelure.
-Doña Francisca ne savait ce qui lui arrivait et croyait rêver, et, dans
-un accès de joie fébrile, elle se précipita dans l'antichambre, criant
-à tue-tête:
-
-«Nina, Nina, viens et écoute: nous sommes riches; je te dis, nous ne
-sommes plus pauvres.»
-
-Ce faisant, le souvenir de la disparition de sa servante lui revint à
-l'esprit et, se tournant du côté de Cédron, elle dit en sanglotant:
-
-«Pardonnez-moi, je ne me rappelais plus que j'ai perdu la compagne de
-ma vie....
-
---Elle reviendra, répéta le curé, et aussi Frasquito, comme un écho.
-
---Oui, elle reviendra.
-
---Si elle était morte, indiqua doña Francisca, je crois vraiment que
-l'intensité de ma joie la ferait revivre.
-
---Oui, nous parlerons de cette dame, dit Cédron. Mais auparavant il
-convient de s'occuper de ce qui vous intéresse particulièrement. Les
-exécuteurs testamentaires, désireux que vous, comme monsieur, vous
-sortiez de votre situation très précaire, et cela pour des raisons
-qu'il n'y a pas lieu d'examiner, parce que c'est inutile, mais surtout
-parce que le testateur les y autorise, leur donnant tous pouvoirs à
-cet effet, ont décidé que, pendant que l'on mettra en règle tout ce
-qui concerne l'héritage, le payement des droits royaux, _et cætera, et
-cætera_, ils ont décidé, dis-je....»
-
-Doña Paca et Frasquito, à force de retenir leur respiration pour
-écouter, étaient sur le point de suffoquer.
-
-«Ils ont décidé, dis-je bien, ils ont décidé ou nous avons décidé...,
-comme cela peut durer encore deux mois..., de vous assigner la somme
-mensuelle de cinquante douros comme provision ou, si vous voulez,
-anticipation, jusqu'à ce que nous puissions déterminer le chiffre exact
-de la pension. Est-ce compris?
-
---Oui, monsieur, oui, monsieur, c'est compris, très bien compris,
-s'écrièrent-ils tous deux à l'unisson.
-
---Avant de pouvoir arriver à accomplir ce message auprès de vous,
-dit le prêtre, j'ai dû me livrer à un travail énorme pour découvrir
-où vous demeuriez; je crois bien avoir interrogé à ce sujet la
-moitié de Madrid..., et enfin..., ce n'est pas sans peine que je
-suis arrivé à trouver réunies dans cette maison les deux pièces que
-je poursuivais,--pardonnez-moi ce terme de chasseur,--et que je
-recherchais en me donnant beaucoup de mal depuis tant de jours!»
-
-Doña Paca lui baisait la main droite et Frasquito la gauche, tous deux
-pleurant à chaudes larmes.
-
-«Deux mois de votre pension courent déjà; maintenant nous allons nous
-mettre d'accord sur les formalités qui sont à remplir, afin que tous
-deux vous puissiez toucher régulièrement.»
-
-Ponte croyait faire une ascension en ballon et il se retenait et se
-cramponnait aux bras du fauteuil comme un aéronaute au bord de la
-nacelle.
-
-«Nous sommes à vos ordres, dit doña Francisca à haute voix, et à part
-elle: C'est impossible, c'est un rêve.»
-
-L'idée pourtant que Nina ne connaissait pas le bonheur qui lui était
-arrivé troublait la joie qui inondait son âme.
-
-A cette pensée, de Ponte Delgado répondit par un mystérieux
-enchaînement d'idées:
-
-«Quel malheur que Nina, cet ange, ne soit pas là! Mais nous ne pouvons
-pas supposer qu'il lui soit arrivé un accident grave. N'est-ce pas,
-monsieur don Romualdo? Il sera arrivé....
-
---Mon cœur me dit qu'elle reviendra aujourd'hui en bonne et parfaite
-santé, déclara doña Paca avec un ardent optimisme, voyant toutes choses
-enveloppées de rayons roses. Il est certain que..., pardonnez-moi,
-monsieur, il y a une telle confusion dans ma pauvre tête.... Je disais
-que..., en entendant annoncer M. de Romualdo, m'arrêtant simplement
-au nom, j'avais pensé que vous étiez ce digne prêtre chez lequel ma
-servante va faire des extras. Est-ce que je me trompe?
-
---Je crois que oui.
-
---C'est le propre des grandes âmes charitables de se cacher pour faire
-le bien, nier sa personnalité pour éloigner les remerciements et la
-publicité de ses vertus.... Faisons nos comptes, monsieur don Romualdo,
-faites-moi la faveur de ne pas faire mystère de vos grandes vertus. Il
-est certain que c'est à cause d'elles qu'on vous a proposé pour évêque.
-
---Moi?... Cette nouvelle ne m'est point parvenue.
-
---Vous êtes pourtant bien de Guadalajara ou de la province?
-
---Oui, madame.
-
---N'avez-vous point une nièce qui s'appelle doña Patros?
-
---Non, madame.
-
---Vous dites bien la messe à San-Sebastian?
-
---Non, madame, je la dis à San-Andres.
-
---Il est bien certain, toutefois, qu'il y a quelques jours on vous a
-fait cadeau d'un lapin de garenne?
-
---C'est possible..., oui..., oui... mais je ne me le rappelle pas.
-
---N'importe, monsieur don Romualdo, vous m'assurez que vous ne
-connaissez pas ma Benina?
-
---Je crois.... Voyons, je ne puis pas assurer qu'elle m'est tout à fait
-inconnue, ma chère dame. Je crois bien l'avoir vue.
-
---Oh! je disais bien que.... Monsieur de Cédron, quelle joie vous me
-donnez!
-
---Soyez calme. Voyons, cette Benina n'est-elle point une femme habillée
-de noir, d'environ soixante ans, avec une verrue sur le front?...
-
---Parfaitement, parfaitement, monsieur don Romualdo; sérieuse, encore
-très verte pour son âge.
-
---Autre renseignement, voyons: elle demande l'aumône et s'en va par les
-rues avec un aveugle africain qui s'appelle Almudena?
-
---Jésus! s'écria avec stupéfaction et frayeur doña Paca. Cela, non, par
-exemple! Dieu me protège! Cela, non.... Je vois bien que vous ne la
-connaissez pas.»
-
-Ponte regarda alternativement le curé et la dame, tourmenté tout à coup
-de certains doutes qui traversaient son esprit et sa conscience.
-
-«Benina est un ange, se permit-il de dire timidement. Qu'elle mendie ou
-ne mendie pas, je n'en sais rien, mais c'est un ange, parole d'honneur.
-
---Vous n'y pensez point?... Mendier, Benina? et encore courir les rues
-avec un aveugle!...
-
---Un Maure comme complément de signalement, ajouta don Romualdo.
-
---Je dois déclarer, indiqua Ponte avec une honorable sincérité, qu'il
-n'y a pas longtemps, passant par la place del Progreso, je la vis
-assise en compagnie d'un mendiant aveugle qui, comme type, paraissait
-originaire du Riff.»
-
-Le trouble de cerveau, le vertige mental de doña Paca étaient tels que
-sa joie se changea subitement en tristesse et elle en vint à croire que
-tout ce qui se passait était une illusion de ses sens; que les êtres
-avec qui elle parlait étaient imaginaires, que tout était mensonge à
-commencer par l'héritage. Elle redoutait un réveil terrible. Fermant
-les yeux, elle disait:
-
-«Seigneur, arrache-moi d'un doute aussi horrible, arrache-moi à cette
-idée. Est-ce un mensonge, est-ce une vérité? Moi, héritière du petit
-Rafael Antrines; moi ayant les moyens de vivre? Nina demandant
-l'aumône et Nina vivant avec un homme du Riff?
-
---Bien! s'écria-t-elle subitement dans un bel entraînement du cœur.
-Pourvu que Nina soit vivante, que m'importe qu'elle vive avec un Maure,
-avec toute la mauricaille d'Alger, pourvu qu'elle rentre à la maison,
-même avec ce Maure dans son panier!»
-
-Don Romualdo se mit à rire et il expliqua quand et comment il avait
-connu Benina; il dit que, par un de ses amis, coadjuteur à San-Andres,
-prêtre de beaucoup de valeur et humaniste très distingué, qui
-travaillait les langues orientales, il avait connu Almudena. Avec lui
-il avait vu une femme qui l'accompagnait, qu'on lui a dit être au
-service d'une dame veuve, andalouse, habitant la rue Impériale.
-
-«Je ne pus faire moins que d'établir une corrélation entre cette
-veuve et Mme doña Francisca Juarez, que je n'avais pas eu le plaisir
-de connaître et, aujourd'hui, vous entendant vous lamenter sur la
-disparition de votre servante, je pensais et je me disais à part moi:
-«Si la femme qui est perdue est celle que je crois, cherchons le seau
-et nous trouverons la corde, cherchons le Maure et nous trouverons
-l'odalisque»; je dis celle que vous nommez....
-
---Benina de Casia..., de Casia, oui, monsieur, c'est pourquoi on dit en
-plaisantant qu'elle est parente de santa Rita.»
-
-M. de Cédron ajouta que, non certainement pour ses mérites, mais pour
-la confiance qu'il inspirait aux fondateurs de l'asile de vieillards
-et de vieilles femmes de la Miséricorde, il avait été nommé directeur
-et majordome de cet asile, et, comme c'est à lui que les demandes
-d'admission doivent être adressées, il ne faisait pas un pas dans
-la rue sans être poursuivi par les mendiants importuns; il était
-littéralement assiégé de recommandations et de cartes dans lesquelles
-on lui recommande des personnes pour les faire admettre. On pourrait
-croire que notre pays est une immense fourmilière de pauvres et
-que nous devons faire de la nation un asile sans limites, où nous
-les recevrions tous du premier au dernier. Du pas où nous allons,
-nous serons bientôt le plus grand hospice de l'Europe. J'ai rappelé
-cela, parce que mon ami Mayoral, le jeune prêtre amateur des lettres
-orientales, me demanda d'accueillir dans notre asile la compagne
-d'Almudena.
-
-«Je vous supplie, mon cher monsieur don Romualdo, de ne pas croire un
-mot de tout cela, dit doña Francisca tout à fait bouleversée. Ne faites
-aucun cas de la Benina que vous venez de décrire et ne considérez que
-la vraie et légitime Nina: celle qui va tous les matins travailler
-en extra chez vous, recevant de vous tant de bienfaits, dont, grâce
-à elle, j'ai eu ma part. Celle-là est la vraie; c'est celle que nous
-cherchons et que nous retrouverons par l'aide de M. de Cédron, de sa
-digne sœur doña Josefa et de sa nièce doña Patros.... Vous niez que
-vous la connaissiez pour faire un secret de votre vertu et de votre
-charité; mais cela n'est pas bien, monsieur, ce n'est pas bien. Il
-est certain pour moi que vous êtes un saint et que vous ne voulez pas
-laisser échapper les secrets de votre charité sublime, et comme je le
-crois, je le dis. Cherchons ma Nina et, quand nous l'aurons retrouvée,
-nous crierons ensemble: «Saint, trois fois saint est le Seigneur!»
-
-M. de Cédron conclut de ce discours que doña Francisca Juarez avait
-tant soit peu l'esprit dérangé et, pensant justement que s'il voulait
-lui répondre et la contredire cela ne modifierait en rien les choses,
-il mit fin à ce sujet et prit congé disant qu'il reviendrait le
-lendemain pour l'examen des papiers et le payement, moyennant un reçu
-en règle, des termes échus de l'héritage.
-
-Son départ s'effectua longuement, car doña Paca et Frasquito
-l'accompagnèrent jusqu'à la porte en l'accablant de remerciements
-quarante fois répétés de la porte à l'escalier et en lui baisant
-autant de fois les mains. Et quand le grand Cédron disparut au bas de
-l'escalier et qu'ils se virent seuls, la porte fermée, la veuve de
-Ronda et le galant d'Algeciras, elle dit:
-
-«Frasquito de mon âme, est-ce que tout cela est bien vrai?
-
---J'allais vous adresser la même question.... Est-ce que nous rêvons?
-Que croyez-vous?
-
---Je ne sais..., je ne puis arrêter ma pensée...; l'intelligence me
-manque, la mémoire me manque, le jugement me manque, Nina me manque.
-
---A moi aussi il manque quelque chose.... Je ne puis plus parler.
-
---Nous allons certainement devenir idiots ou fous.
-
---Ce que je dis: don Romualdo n'a point nié que sa nièce s'appelle
-Patros, qu'il est proposé pour évêque et qu'il a reçu un lapin?
-
---Quant au lapin, il ne l'a pas nié. Rappelez-vous, il a dit qu'il ne
-se rappelait pas.
-
---C'est vrai. Mais si maintenant le don Romualdo que nous avons eu le
-plaisir de voir était un être fictif, une création de la sorcellerie ou
-des arts infernaux? Allons! pourvu que tout cela ne s'évanouisse pas,
-ne laissant qu'une ombre, une fumée, une illusion, un songe?
-
---Madame, par la très sainte Vierge, ne dites pas cela.
-
---Et s'il ne revenait plus?
-
---S'il ne revenait pas? Croyez-vous donc qu'il ne revienne plus, qu'il
-ne nous apportera pas la... les...?»
-
-Disant cela, la figure flasque et décolorée de Frasquito exprimait une
-terreur folle. Il se passa la main sur les yeux et, poussant un cri,
-il retomba sur son fauteuil, frappé d'un coup d'apoplexie, comme dans
-cette nuit lugubre, entre les rues des Irlandais et Mediodia-Grande.
-
-
-
-
-XXXIII
-
-
-Grâce aux bons soins de doña Paca, assistée des filles de la
-cordonnière, Ponte se remit rapidement de cette nouvelle manifestation
-de son mal et, lorsque la nuit fut venue, devisant avec la dame de
-Ronda, ils tombèrent tous deux d'accord que don Romualdo était bien
-un être réel et l'héritage une vérité incontestable. Nonobstant
-cette conviction, ils vécurent dans des craintes mortelles jusqu'au
-moment où, le lendemain, apparut pour la seconde fois la figure du
-prêtre bienfaisant accompagné d'un notaire, qui était une ancienne
-connaissance de doña Francisca Juarez de Zapata. L'affaire réglée après
-examen des papiers, ce qui ne présenta aucune difficulté, les héritiers
-de Rafaelito Antrines reçurent une quantité de billets de banque qui,
-à tous deux, parut fabuleuse, à cause sans aucun doute de la longue et
-absolue vacuité de leurs coffres-forts. La possession de cet argent,
-événement inouï dans ces dernières années de sa vie, produisit chez
-doña Paca un effet psychologique très extraordinaire; son intelligence
-s'obscurcit; elle perdit la notion du temps, elle ne trouvait plus
-les mots pour rendre sa pensée et ses idées tourbillonnaient dans son
-cerveau comme les mouches qui se précipitent aussi incessamment que
-vainement sur les vitres d'une fenêtre espérant sans succès passer au
-travers pour reprendre leur libre vol. Elle voulut parler de sa Nina
-et dit mille inconséquences. Comme il arrive souvent que l'on entend
-le bruit d'une dispute et la rumeur des paroles échangées par des gens
-qui se querellent sans rien distinguer, Frasquito et les deux autres
-messieurs parlant de l'affaire, elle crut comprendre qu'ils disaient
-que la fugitive était revenue, qu'on l'avait rencontrée et rien de
-plus. Les trois hommes causaient debout, le notaire tout près de
-Cédron. Petit et avec le profil d'une perruche, on eût dit un oiseau se
-disposant à grimper sur les branches d'un arbre.
-
-Les aimables visiteurs prirent enfin congé, non sans renouveler leurs
-compliments et leurs offres gracieuses et, restés seuls, la dame
-de Ronda et l'homme d'Algeciras se mirent d'abord à parcourir la
-maison d'un bout à l'autre, allant sans but et sans motif aucun de la
-cuisine à la salle à manger, pour en ressortir aussitôt, échangeant
-nerveusement quelques brèves paroles lorsqu'ils se rencontraient
-dans ces marches agitées. Doña Paca, pour dire la vérité, sentait sa
-joie profondément diminuée par l'impossibilité d'en faire part à sa
-compagne, qui avait été son soutien pendant tant d'années malheureuses.
-Ah! si Nina était entrée dans ce moment, quel plaisir sa maîtresse
-aurait éprouvé à lui donner la grande nouvelle, à jouir de sa surprise,
-en feignant d'abord d'être affligée du manque d'argent, et lui montrant
-ensuite brusquement la poignée de billets de banque! Quelle tête elle
-ferait! Comme ses yeux s'élargiraient! Et que de choses on allait
-pouvoir se procurer avec cette montagne de papiers! Allons, il est
-dit que Dieu ne fait jamais les choses complètes. Ainsi, dans le mal
-comme dans le bien, il y a toujours une petite tache qui est comme la
-marque du destin. Dans les plus grandes calamités, il laisse tout d'un
-coup respirer le patient un instant: dans les choses heureuses que sa
-miséricorde accorde, il oublie toujours quelque détail dont le manque
-risque de tout gâter.
-
-Dans une de ces rencontres, dans le va-et-vient de la cuisine au salon
-et du salon à la cuisine, Ponte proposa à sa compatriote de célébrer ce
-beau jour en allant tous deux dîner au restaurant. Elle trouva fort de
-son goût le proposition. C'est lui qui l'invitait, heureux de répondre
-ainsi à la généreuse hospitalité qu'elle lui avait accordée.
-
-Doña Francisca répondit qu'elle ne se montrerait certainement pas dans
-un endroit public tant qu'elle ne serait point en état de paraître
-habillée comme il convient à son rang, et, comme il insistait ajoutant
-qu'en dînant dehors on éviterait l'ennui de faire la cuisine à la
-maison sans autre aide que celle des petites filles de la cordonnière,
-la dame répondit que, tant que Nina ne reviendrait pas, elle ne voulait
-point allumer de fourneau et qu'elle ferait tout venir de la maison
-Botin. Certainement qu'elle aussi sentait le besoin de manger de bonnes
-choses et bien accommodées, que son appétit s'ouvrait fort à cette
-idée.... Il n'était que temps, Seigneur Dieu! Tant d'années de jeûnes
-forcés méritaient bien que l'on chantât l'_alleluia_ de la résurrection.
-
-«Allons, Célédonia, mets ta jupe neuve, car tu vas chez Botin. Je vais
-t'écrire sur un morceau de papier ce que je veux, pour que tu ne te
-trompes pas.»
-
-Aussitôt dit, aussitôt fait. Et que pouvait-elle demander moins, la
-chère dame, pour se refaire le palais en ce jour de fête que deux
-poulets rôtis, quatre merluches frites et un bon morceau d'aloyau,
-avec accompagnement de jambon au sucre, d'œufs dans la glace et d'une
-douzaine de petits gâteaux à la frangipane?... Et voilà!
-
-La dame n'arriva pas, avec cette commande suggestive, à arrêter
-l'imagination de Frasquito, qui, depuis qu'il se sentait de l'argent
-en poche, était dévoré d'une envie folle de descendre dans la rue,
-de courir, de s'envoler, car il croyait positivement qu'il lui était
-poussé des ailes.
-
-«Quant à moi, madame, veuillez m'excuser, mais j'ai affaire ce
-soir.... Il est indispensable que je sorte.... J'ai d'abord besoin de
-prendre l'air.... Je sens que j'ai un peu de vertige. L'exercice m'est
-nécessaire, soyez sûre qu'il m'est nécessaire.... Et aussi bien il est
-nécessaire que je me concerte avec mon tailleur, ne fût-ce que pour
-me mettre au courant des modes nouvelles et voir à préparer quelques
-commandes.... Je suis extrêmement difficile et j'ai beaucoup de peine à
-me décider pour telle ou telle étoffe.
-
---Si, si, allez à vos affaires. Mais ne vous y trompez pas, il faut que
-vous voyiez, comme je le vois moi-même, dans cet événement heureux,
-une leçon de la Providence. Pour ma part, je me déclare convaincue de
-l'efficacité de l'ordre et de la règle, et j'ai la ferme intention de
-tenir mes comptes et d'écrire tout ce que je dépenserai.
-
---Et les recettes aussi.... Je ferai de même, et pourtant cela ne m'a
-servi à rien, croyez-le bien, amie de mon cœur, que cela ne m'a servi à
-rien.
-
---Ayant une rente assurée, la seule chose à faire, c'est de
-proportionner la dépense aux entrées et de ne pas dépasser.... Pour
-Dieu, cher Ponte, ne soyons pas assez barbares, une autre fois, pour
-nous moquer de la balance et de la.... Maintenant, je reconnais que
-Trujillo a raison.
-
---J'ai fait, madame, plus de balances que je n'ai de cheveux sur la
-tête, mais, croyez-le bien, cela ne m'a jamais servi qu'à me le faire
-perdre, l'équilibre!
-
---Maintenant que Dieu nous a accordé sa faveur, soyons ordonnés et
-j'oserai vous demander, si cela ne vous dérange pas trop, de vouloir
-bien, en faisant vos achats, me procurer un livre de comptes, agenda ou
-tout autre livre analogue.»
-
-Certainement, ce n'est point un livre, mais une demi-douzaine qu'il
-lui apporterait avec amour, et, promettant cela, Frasquito s'élança
-dans la rue, avide d'air, de lumière, de voir du monde, de se récréer
-des choses et des gens qu'il contemplerait. Du premier pas, marchant
-machinalement, il alla jusqu'au paseo de Atocha sans se rendre compte
-de rien. Et puis il retourna en arrière, parce qu'il préférait se voir
-entre les rangées de maisons qu'au milieu des arbres. Franchement,
-les arbres lui étaient souverainement antipathiques, probablement
-parce que, passant près d'eux dans ses heures de désolation, ils
-semblaient lui tendre leurs bras pour qu'il s'y accrochât avec une
-corde. S'enfonçant dans les rues sans but déterminé, il contemplait
-les étalages des tailleurs où étaient exposées de belles étoffes, les
-boutiques de cravates et de lingerie élégante. Il ne manquait point
-pourtant de jeter un coup d'œil aux restaurants et, en général, à
-toutes les boutiques que, dans sa vie de mortifiante pénurie, il avait
-toujours regardées avec désolation.
-
-Il passa quelques heures délicieuses dans ces courses vagabondes
-et sans ressentir aucune fatigue. Il se sentait fort, robuste et
-plein de santé. Il regardait langoureusement et avec un certain
-air de protection toutes les femmes jolies ou dignes d'attirer son
-attention qui passaient près de lui. Un étalage de parfumerie lui
-suggéra une heureuse idée: il avait ses vieux cheveux blancs tout en
-l'air, dans un désordre impossible, sans être lissés et corrigés par
-une belle teinture noire, et cette délicieuse boutique lui offrait
-l'occasion de réparer une si grande inconvenance, lui permettant
-d'inaugurer la campagne de restauration de son existence qui devait
-commencer justement par celle de son visage. Ce fut là qu'il changea
-le premier billet du gros paquet que lui avait remis don Romualdo
-Cédron; après s'être fait présenter différents articles, il fit une
-ample provision de ceux qu'il croyait le plus nécessaires et, payant
-sans marchander, il donna l'ordre de lui porter à la maison de doña
-Francisca le volumineux paquet de ses achats de drogues odorantes et
-colorantes. Sortant de là, il songea à la nécessité de se procurer un
-logis convenable sans toutefois être trop cher, mais correspondant
-à la pension dont il jouissait, car, en aucun cas, il ne voulait
-sortir des limites de ses moyens nouveaux. Il ne retournerait jamais
-aux dortoirs de Bernarda, si ce n'est pour lui payer les sept nuits
-qu'il lui devait et lui dire ses quatre vérités. Divaguant et comptant
-ainsi avec lui-même, l'heure arriva où son estomac lui fit comprendre
-que l'on ne vit pas exclusivement de rêves. Problème: où aller
-manger? L'idée d'aller dans un des grands restaurants fut promptement
-écartée. Sa tenue n'était pas assez convenable. Irait-il, suivant son
-habitude routinière de ses jours malheureux, à la boutique de Boto?
-Oh! non.... On l'avait toujours vu là avec sa teinture soignée. On
-s'étonnerait de le voir mal coiffé, avec ses cheveux gris tout en
-l'air. Enfin, se souvenant qu'il devait à l'honorable Boto une petite
-note de nourriture, il pensa qu'il devait répondre par un payement
-ponctuel à la confiance qui lui avait été faite par le patron et qu'il
-expliquerait par la maladie et son retard et le désordre de sa figure,
-et qu'on reconnaîtrait clairement la vérité. Il dirigea ses pas vers
-la rue de l'Ave-Maria et il entra un peu intimidé dans la taverne,
-passant comme d'un air distrait dans la pièce extérieure, en se cachant
-la figure avec son manteau. Cet endroit très resserré est encombré par
-l'énorme clientèle attirée par la variété des mets et leur excellente
-préparation. La taverne proprement dite est suivie d'un petit passage
-étroit où il y a pourtant quelques tables, avec le banc appuyé au mur,
-et ensuite se présente un réduit où l'on parvient par deux marches et
-qui contient deux tables longues de chaque côté, ne laissant juste
-entre elles que la place nécessaire pour les allées et venues du garçon
-qui fait le service. Ponte s'installait toujours en cet endroit s'y
-trouvant plus à l'abri de la curiosité et des regards scrutateurs des
-clients; il occupait le bout de la table qu'il trouvait libre, s'il y
-en avait un, car elles étaient le plus souvent complètes et les hôtes y
-étaient serrés comme harengs en caque.
-
-Ce soir-là, car il faisait déjà nuit, il put se caser dans la petite
-chambre intérieure tout à son aise, car il n'y avait encore que trois
-personnes et l'une des tables était vide. Il s'assit dans le coin
-auprès de la porte, endroit très recueilli dans lequel le public,
-c'est-à-dire les gens de la taverne, le découvriraient difficilement,
-et alors se posa cet autre problème délicieux: Qu'allait-il demander?
-Ordinairement, l'état lamentable de sa bourse l'obligeait à se limiter
-à la consommation d'un réal pour un plat qui, avec le pain et le vin,
-représentait une dépense totale de quarante centimes, ou bien une
-portion de morue en sauce. L'une ou l'autre de ces consommations, avec
-le long morceau de pain qu'il mangeait jusqu'à la dernière miette, soit
-avec la sauce, soit avec son petit quart de vin, lui offraient une
-alimentation suffisante et savoureuse. Quelquefois il prenait au lieu
-de ragoût de la viande cuite à l'étuvée et, dans quelques très rares
-occasions, de la fricassée de poulet. Du gras-double, des escargots,
-des viandes hachées ou autres cochonailles, jamais il ne s'en était
-fait servir.
-
-Ce soir-là, il demanda au garçon la liste complète de ce qu'il y avait
-et, se montrant indécis, comme une personne blasée qui cherche en vain
-un mets de nature à exciter son appétit, il arrêta son choix à la
-fricassée de poulet.
-
-«Vous avez mal aux dents, monsieur de Ponte? lui dit le garçon, voyant
-qu'il n'ôtait point le foulard qui lui cachait le bas de la figure.
-
---Oui, mon fils..., une douleur terrible; aussi ne me donne pas du gros
-pain, mais bien du pain à la française.»
-
-En face de Frasquito étaient assises deux personnes qui mangeaient
-dans le même plat deux parts de ragoût pour deux réaux, et plus loin,
-dans l'angle opposé, un individu dépêchait posément et méthodiquement
-une portion d'escargots. C'était vraiment une machine à avaler les
-escargots, car, pour manger chacun d'eux, il employait les mêmes
-mouvements de la bouche, des mains et même des yeux. Il prenait la
-coquille, sortait l'animal avec un cure-dent, le portait à sa bouche,
-raclait l'intérieur avec son petit bâton; puis, jetant un regard
-furibond à Frasquito de Ponte, il suçait le jus contenu dans la
-coquille; ensuite il déposait la coque vide pour en reprendre une
-pleine, et il répétait la même opération avec les mêmes gestes mesurés
-au compas, les mêmes mouvements pour sortir l'escargot et les mêmes
-regards ensuite: un, sympathique, à la bête, au moment de la prendre;
-un, de haine, à Frasquito, au moment de l'avaler.
-
-Pendant très longtemps, cet homme, à la figure petite et simiesque,
-continua à accumuler les coquilles vides en un monceau qui croissait
-parallèlement à la diminution du tas des pleines, et Ponte, qui était
-en face de lui, commençait à s'inquiéter des regards terribles que,
-comme une figurine mécanique de boîte à musique, à chaque opération, le
-consommateur lui lançait.
-
-
-
-
-XXXIV
-
-
-De Ponte avait une forte envie de demander à ce type des explications
-sur cette façon impertinente de le regarder. La cause ne pouvait être
-autre que la nouveauté que Frasquito offrait au public de se montrer
-sans teinture, et le bon chevalier se disait: «Mais qu'est-ce que
-cela peut bien faire aux gens que je me maquille ou ne me maquille
-pas? Je fais de ma physionomie ce qui me plaît et rien ne m'oblige à
-contenter ces messieurs en leur présentant toujours le même visage.
-Que j'aie ma tête vieille ou ma tête jeune, je dois me faire respecter
-et conserver mon décorum.» Il se proposait déjà de répondre par une
-œillade méprisante, quand l'homme aux escargots, ayant vidé, mangé et
-sucé le dernier et remis la coque vide sur l'assiette, se leva et paya
-sa consommation; il remit sur ses épaules sa cape qui avait glissé et
-l'espèce de singe, enfonçant son chapeau, se dirigea vers notre homme
-mal teint et lui dit de la manière la plus courtoise:
-
-«Monsieur de Ponte, voulez-vous me permettre de vous adresser une
-question?»
-
-Au ton cordial de l'individu, Frasquito comprit qu'il avait affaire à
-un de ces infortunés qui expriment par leur façon de regarder, tout le
-contraire de ce qu'ils veulent dire.
-
-«Parlez.
-
---Pardonnez-moi, monsieur de Ponte.... Je désirerais savoir, si vous ne
-le trouvez pas mauvais, s'il est vrai qu'Antonio Zapata et sa sœur ont
-fait un héritage d'une quantité considérable de millions.
-
---Hum! tant de millions, je ne le crois pas.... Je vous dirai: ma part
-dans l'héritage, comme celle qui revient à doña Francisca Juarez,
-consiste en une pension, dont nous ne savons pas encore le montant.
-Mais je pourrai sous peu vous le dire exactement. Mais dites-moi à
-votre tour, ne seriez-vous pas, par hasard, un journaliste?
-
---Non, monsieur, je suis peintre héraldique.
-
---Ah! je croyais que vous étiez de ceux qui sont à l'affût des
-nouvelles pour les porter aux journaux?
-
---Ce que je porte aux journaux, c'est des annonces. Parce que comme
-l'art héraldique ne rapporte pas beaucoup, je me dédie aux annonces,
-aux réclames et avis.... Antonio et moi nous travaillons ensemble et
-nous faisons une chasse étonnante. C'est pour cela qu'ayant appris
-qu'Antonio devenait riche, je viens vous demander d'user de votre
-influence sur lui pour qu'il me cède sa clientèle. Je suis veuf et j'ai
-six enfants à nourrir.»
-
-Il disait cela sur le ton d'un parfait honnête homme, et ce disant,
-il lançait à de Ponte une œillade pareille à celle de l'assassin au
-moment où il va frapper sa victime. Avant que Ponte eût le temps de lui
-répondre, il continuait disant:
-
-«Je sais que vous causez souvent avec doña Obdulia.... Et, à propos,
-doña Obdulia ou madame sa mère pourraient désirer avoir un titre,
-maintenant qu'elles sont riches. A leur place, je voudrais en avoir un
-tout de suite, étant, comme elles le sont, de la grandesse d'Espagne.
-Souvenez-vous de moi, monsieur de Ponte, voici ma carte. Je leur
-composerai leurs armes et leur arbre généalogique et leur investiture
-en lettres anciennes avec des majuscules rouges, mieux que ne saurait
-le faire aucun peintre des plus huppés et à meilleur prix. Vous
-pourriez juger de mes talents par les modèles que j'ai à la maison.
-
---Je ne puis vous assurer, dit Frasquito d'un air important, avec un
-cure-dents à la bouche, ni si elles voudront prendre un titre, ni si
-elles ne le voudront pas. La noblesse leur vient des quatre côtés de la
-parenté, car les Juarez, comme les Zapatas et les Delgados et les Ponte
-sont les plus grands lignages de l'Andalousie.
-
---Les Ponte tiennent une pointe de sinople sur gueule écartelé d'azur
-et or....
-
---En vérité, pour mon compte, je n'ai nulle envie de prendre un titre:
-mon héritage n'est point tellement conséquent pour le nécessiter....
-Ces dames, je ne sais pas.... Obdulia serait digne d'être duchesse et
-elle l'est vraiment par le visage et par les manières, bien qu'elle ne
-daigne pas porter sa couronne. Elle a la tournure d'une impératrice,
-aussi vrai qu'il n'y a qu'un Dieu. Enfin, je ne me mêle de rien.... Et,
-laissant l'art héraldique, passons à un autre sujet.»
-
-Ce disant, l'homme aux escargots s'était assis à côté de Frasquito et
-son regard sinistre jetait la terreur parmi les clients qu'il semblait
-prêt à dévorer.
-
-«Étant donné que vous faites votre métier du courtage des annonces, ne
-pourriez-vous pas m'indiquer une bonne pension de famille?
-
---Précisément j'en ai deux.... Je les ai dans mon portefeuille pour les
-porter à l'_Imparcial_ et au _Liberal_. Regardez-les..., c'est tout ce
-qu'il y a de bon: habitation charmante, nourriture à la française, cinq
-plats... trente réaux.
-
---Je désire meilleur marché... de quatorze à seize réaux.
-
---Parfaitement, je l'ai aussi.... Demain matin, je pourrai vous donner
-la liste d'au moins six maisons toutes de confiance.»
-
-L'apparition subite d'Antonio Zapata leur coupa la parole. Il entra
-rouge de colère, menant grand bruit et plaisantant bruyamment avec
-l'hôte et quelques-uns des clients. Il pénétra dans la petite chambre
-intérieure et posant sur sa table le volumineux portefeuille qu'il
-portait en ôtant son chapeau, il se trouva à côté de Frasquito et de
-l'homme aux escargots.
-
-«Bonsoir, cavaliers, bonsoir!» s'écria-t-il d'un air fatigué.
-
-Et, au garçon qui servait, il dit:
-
-«Je ne prends rien, j'ai déjà mangé. Madame ma mère nous a collé, à
-ma femme et à moi, un poulet dans le corps, avec force rasades de
-Champagne, et, par-dessus, quantité de petits fours à la crème.
-
---Petit, que t'importe maintenant? dit l'homme aux escargots, la parole
-douce, le regard terrible. Il faut que tu te décides à me donner une
-prompte réponse; me cèdes-tu ou ne me cèdes-tu point ton commerce?
-
---Ah bien! tu aurais dû voir la tête de ma femme quand je lui ai
-proposé de ne plus travailler! J'ai cru qu'elle allait me mordre et
-m'arracher les yeux. Rien du tout. Nous continuerons de même, elle avec
-sa machine et moi avec mes annonces, car nous ne savons pas ce que
-diable sera cet héritage.... Ami Ponte, savez-vous ce que rapporte ce
-bien de la Almarina? Combien il nous donnera de rente?
-
---Je ne saurais le préciser, répliqua Frasquito. Je sais que c'est une
-terre magnifique, avec terrasses, haras, terres de cultures, terres à
-maïs, le meilleur endroit de toute l'Andalousie pour le passage des
-cailles quand elles traversent le détroit.
-
---Nous irons y passer quelque bon temps..., mais, pour l'instant, il
-n'y a pas Dieu qui fasse, elle ne veut pas que je lâche ces annonces
-du diable. Patiente pour l'instant, Polidor, car, tu le sais, on
-ne plaisante pas avec ma femme: j'en ai plus peur que d'une lionne
-affamée.... Et conte-moi un peu, qu'as-tu fait aujourd'hui?.... Ah!
-j'allais oublier, ma mère voudrait acheter une araignée....
-
---Une araignée?
-
---Oui, homme, une lampe suspension pour la salle à manger. Elle m'a dit
-de demander si l'on peut en trouver une bonne, riche, d'occasion.
-
---Si, si, répliqua Polidor, il y en a une à la maison de vente de la
-rue de Campomanes.
-
---Autre chose.... Elle voudrait encore savoir où se procurer de la
-moquette et du velours en bonnes conditions.
-
---Pour cela, on le trouvera à la vente aux enchères de la place de
-Célenque. Voici l'annonce: «Tout le mobilier complet d'une maison. De
-deux à trois. On n'admet pas les marchands.»
-
---Ma sœur qui, entre parenthèse, a mangé son demi-poulet ce matin,
-voudrait un landau à cinq lumières....
-
---Allumées?
-
---J'ai conseillé à Obdulia, indiqua Frasquito avec gravité, de ne pas
-prendre de voitures, mais plutôt de s'entendre avec un loueur.
-
---Bien sûr.... Mais cela ne fera pas tant l'effet d'un cortège du
-diable. Un landau à cinq lanternes! Traîné par les ânesses de lait du
-sieur Jacinto.»
-
-Polidor éclata de rire; surtout en voyant que ces plaisanteries
-n'étaient pas du goût de l'homme d'Algeciras et qu'il cherchait à
-détourner la conversation. Cet effronté d'Antonio Zapata se permit de
-dire à Ponte:
-
-«Franchement, je crois que vous êtes mieux ainsi.
-
---Comment?
-
---Sans teinture. Cela vous fait une bonne figure de vieux et
-respectable chevalier. Convenez qu'avec la teinture vous ne réussissiez
-pas à paraître jeune: ce à quoi vous ressemblez c'est à... un cercueil.
-
---Cher Antonio, répliqua Ponte, faisant un violent effort pour
-dissimuler sa colère et faire semblant de suivre la plaisanterie, il
-nous plaît, à nous autres vieux, de faire peur aux gamins pour qu'ils
-nous fichent la paix. Les enfants d'aujourd'hui, qui veulent avoir
-l'air de tout savoir, ne savent rien.»
-
-Le pauvre monsieur enguignonné ne trouvait point d'autre réponse et sa
-bêtise excita Zapata qui continua à le mortifier en disant:
-
-«Et maintenant que nous sommes en fonds, la première chose à faire
-c'est de mettre à la retraite notre sarcophage.
-
---Comment?
-
---Oui, ce chapeau haut de forme, que vous conservez pour les jours de
-fête, et qui date de la mode qu'on portait à l'époque où on a exécuté
-Riego.
-
---Vous n'entendez goutte aux questions de mode! Elles se renouvellent
-maintenant constamment et la mode d'avant-hier revient demain.
-
---C'est possible pour les vêtements, mais pour les personnes, ce qui
-est passé est bien passé. Il ne vous reste que les créneaux. Il ne vous
-reste que des boursouflures, il n'y a plus rien derrière. Ce qu'il y
-avait dessous vous est remonté à la tête et vous ne pensez plus qu'avec
-vos cors.»
-
-Peu s'en fallut que la colère de Frasquito n'éclatât et qu'il ne jetât
-à la tête d'Antonio les plats, les verres et même la table, et ce
-serait arrivé, si Polidor n'avait point cherché à atténuer l'effet de
-ces mauvaises plaisanteries en disant d'un air conciliant:
-
-«Tais-toi, espèce de fou, M. de Ponte n'est point encore entré à
-Ville-Vieille et il porte mieux ses années que nous.
-
---Il n'est pas vieux, non..., il date seulement de l'époque où
-Ferdinand VII portait un paletot.... Mais enfin, si cela l'offense, je
-me tairai.... Monsieur de Ponte, vous savez combien je vous aime et
-que si j'ai plaisanté, c'est uniquement pour passer le temps. Ne tenez
-aucun cas de ce que j'ai dit, cher maître, et parlons d'autre chose.
-
---Vos plaisanteries sont un peu impertinentes, dit Frasquito avec
-dignité, et, si vous voulez, irrespectueuses..., mais vous êtes un
-gamin et....
-
---C'est bien..., quittes..., on se tait. Mais je voudrais vous demander
-une chose respectable, monsieur de Ponte, à quoi comptez-vous employer
-les premiers sous de votre pension?
-
---A une œuvre de justice et de charité. J'achèterai une paire de
-bottines à Benina quand elle reparaîtra, si elle reparaît, ainsi qu'une
-robe neuve.
-
---Pour moi, je lui achèterai un vêtement d'odalisque, c'est le seul qui
-lui convient depuis qu'elle s'est dédiée à la vie mauresque.
-
---Que dites-vous? Est-ce que vous sauriez par hasard où est cet ange?
-
---Cet ange est au Pardo, qui est le Paradis où l'on reçoit les petits
-anges qui s'en vont mendier dans les rues sans permission.
-
---Mauvaise plaisanterie!
-
---Plaisanterie de la destinée, monsieur de Ponte! Je savais que la Nina
-se rendait souvent à la porte de San-Sebastian pour mendier quelques
-sous.... La nécessité est une terrible conseillère. La pauvre Nina
-faisait cela!... Mais je n'ai su qu'aujourd'hui qu'elle vivait avec un
-Maure aveugle et que de là est venue sa perdition.
-
---Êtes-vous sûr de ce que vous dites?
-
---Je l'ai vue. Je n'en ai rien voulu dire à maman, pour ne pas lui
-faire de peine; mais je le savais. Alors, dans une rafle que les
-gens de la police ont faite, on a arrêté Nina et l'autre et on les a
-enfermés à San-Bernardino. Et de là on les a emballés pour le Pardo,
-d'où Nina m'a adressé un billet me priant de tenter l'impossible pour
-qu'on la relâche.... Je tâcherai d'y réussir demain. Voyez ce que j'ai
-fait pour cela ce matin, j'ai loué une bicyclette et je suis allé au
-Pardo.... Et, pour que je ne l'oublie pas, si ma femme savait que
-je me suis promené à bicyclette, il y aurait du bruit à la maison.
-Toi, Polidor, fais attention de ne pas me vendre; tu sais comme est
-Juliana.... Mais je continue: j'arrivai là et je la vis; la pauvre
-femme était sans souliers et les vêtements en loques. Elle fait peine à
-voir. Le Maure est tellement jaloux que quand il m'entendit parler avec
-elle il se mit en fureur et il voulut se jeter sur moi: «Beau galant!
-Moi assommer le beau galant.» La crainte de produire un scandale
-m'empêcha seule de lui tomber dessus.
-
---Je ne puis croire que Benina, à son âge..., dit Frasquito timidement.
-
---Vous devriez pourtant comprendre mieux que personne les amours de
-vieux.
-
---Enfin, dit Polidor, dirigeant toute la fureur de son regard sur
-Antonio, en voilà assez. Il faut faire une démarche auprès du
-gouvernement civil.
-
---Oui, oui, agissons, Pepe d'Alcania est-il toujours gouverneur?
-
---Homme, pour l'amour de Dieu! Le duc de Sesto? Mais vous êtes tombé en
-enfance!
-
---Vous en êtes, monsieur de Ponte, vous en êtes resté à la guerre
-d'Afrique ou pas loin, affirma l'homme aux escargots. Je me rappelle...
-Quand l'union libérale..., il y avait comme ministre de l'intérieur
-D. José Posada Herrera. J'étais au journal _la Iberia_, avec Calvo
-Asensio, Carlos Rubio et D. Praxedes.... Mais il est passé de l'eau
-sous le pont depuis lors.
-
---Qu'il en soit ce qu'il voudra, messieurs, ajouta de Ponte revenant à
-la pratique, il faut venir en aide à Nina.
-
---Il faut la tirer de là.
-
---Et son petit Maure avec. Demain même, j'irai voir un ami que j'ai à
-la Délégation.... Mais n'oublie pas, Polidor, reste tranquille et ne
-vends pas la mèche.... Si Juliana savait que j'ai loué une bicyclette
-et que j'ai une machine au mois!
-
---Vous allez retourner au Pardo?
-
---C'est possible. Et vous, est-ce que vous pédalez aussi?
-
---Je n'ai jamais essayé. En tout cas, j'irai à cheval.
-
---Allez, allez, vous êtes un cachottier. Montez-vous à l'anglaise ou à
-l'espagnole?
-
---Je ne sais pas, mais ce que je sais, c'est que je monte très bien.
-Voulez-vous le voir?
-
---Certainement, mon homme, et faisons un pari: si vous ne vous cassez
-pas la tête, je paye la location du cheval.
-
---Et si vous ne vous rompez pas le cou avec votre machine ce sera moi
-qui la payerai.
-
---Convenu. Et toi, Polidor?
-
---Moi, je vais prendre l'omnibus de San-Francisco. Rendez-vous là-bas à
-trois heures. Vous nous payerez des escargots.
-
---Je vous invite à ce que vous voudrez, dit Frasquito en se levant,
-et si nous arrivons sains et saufs jusqu'à Nina et à l'homme du Riff,
-banquet général.
-
---Vous divaguez....»
-
-
-
-
-XXXV
-
-
-Doña Paca ne pouvait se consoler de l'absence de Nina, pas même en se
-voyant entourée de ses enfants, qui prenaient part à sa bonne fortune
-et se montraient, reconnaissants de l'héritage dont ils allaient
-savourer les bienfaits et qu'ils lui devaient. Avec cet échange
-d'agréables impressions, l'esprit de la bonne dame se transportait
-facilement au septième ciel d'où elle apercevait les horizons les plus
-enchanteurs; mais elle ne tardait pas à retomber dans la réalité,
-sentant le vide que lui causait l'absence de sa compagne. En vain
-l'imagination vagabonde d'Obdulia cherchait-elle à la soulager et à
-l'enlever en la tirant par les cheveux dans la région de l'idéal.
-Doña Francisca, accablée par son affliction, refusait de se laisser
-entraîner et elle se dérobait, laissant l'autre voler de nue en nue et
-de ciel en ciel. La petite avait proposé à sa mère de vivre ensemble
-avec tout le décorum que comportait leur situation. En fait, elle se
-séparerait de Luquitas, auquel elle ferait une pension pour qu'il pût
-vivre; elles prendraient un hôtel avec jardin; un abonnement à deux ou
-trois théâtres.
-
-«Nous rechercherons les relations et la fréquentation de personnes
-distinguées....
-
---Ma fille, ne t'excite pas, car tu ne sais pas encore ce que te
-rapportera la moitié de la rente de l'Almoraima et, bien qu'autant que
-je peux me souvenir cette propriété soit magnifique, je calcule que
-le revenu ne sera peut-être pas aussi considérable que tu pourrais le
-croire, et il est bon que tu saches qu'il faut soulever largement le
-drap quand on veut sortir la jambe.»
-
-Parlant ainsi, la veuve de Zapata appliquait les idées de la très
-pratique Nina qui lui revenaient à la mémoire, se renouvelaient dans
-son esprit et brillaient comme étoiles au ciel.
-
-Obdulia quitta rapidement sa maison de la rue de la Cabeza pour venir
-chez sa mère; elle était pressée d'avoir une meilleure installation,
-confortable et située dans un endroit gai, jusqu'à ce qu'arrivât
-le jour où elle pourrait prendre ses quartiers dans le petit hôtel
-qu'elle ambitionnait. Quoique plus modérée que sa fille dans ce prurit
-de grandeur, sans doute à cause de l'expérience cruellement acquise,
-doña Paca ne manquait pas d'une certaine assurance et, se croyant
-raisonnable, elle souhaitait une foule de superfluités. Ainsi elle
-était hantée de l'idée d'acheter une suspension pour sa salle à manger
-et elle ne pouvait se calmer tant qu'elle n'aurait point satisfait
-son caprice. Le maudit Polidor se chargea de la chose et l'enrossa
-d'un abominable appareil qui pouvait à peine entrer dans l'appartement
-et qui, une fois en place, balayait la table de ses pendeloques en
-cristal. Comme elles avaient l'intention d'occuper promptement une
-maison à hauts plafonds, cela présentait moins d'inconvénients. L'homme
-aux escargots leur fit encore acheter un mobilier en placage de buis et
-aussi quelques bons tapis, qu'il était impossible de placer en entier
-dans l'étroit logis et dont on ne put poser que quelques morceaux pour
-se payer le plaisir de marcher sur quelque chose de doux aux pieds.
-
-Obdulia ne cessait de donner de fortes attaques au trésor de sa mère
-pour acquérir des quantités de jolies plantes dans les étalages de
-fleuristes de la petite place de Santa-Cruz et en deux jours elle mit
-vraiment la maison dans un état d'apparence glorieuse: les affreux
-couloirs sales se changèrent en bosquets et le salon en un charmant
-jardin suspendu.
-
-En prévision de la prochaine installation dans un hôtel, elle acheta
-des plantes de grandes dimensions, des figuiers d'Inde, des palmiers
-et autres arbustes verts. Doña Francisca voyait avec ravissement
-l'envahissement de sa triste demeure par le règne végétal, et devant de
-pareilles beautés elle ressentait des émotions d'enfant, comme si, au
-sommet de la vieillesse, elle se trouvait subitement reportée aux joies
-de sa petite jeunesse.
-
-«Que les fleurs soient mille fois bénies, disait-elle en se promenant
-dans ses jardins enchanteurs, quelle allégresse elles répandent dans la
-maison! Et que Dieu soit béni, car, s'il ne nous permet pas de jouir de
-la campagne en ce moment, il nous accorde, pour peu d'argent, la joie
-de faire venir la campagne à la maison.»
-
-Obdulia passait sa journée entière à régler ces massifs, et elle les
-arrosait tellement que véritablement il s'en fallut bien peu qu'on
-ne fût obligé de se mettre à la nage pour aller de l'escalier à la
-salle à manger. Ponte, avec ses louanges exagérées et ses exclamations
-admiratives, les encourageait à acheter encore des fleurs et à
-convertir la maison en jardin botanique. Il est certain que le premier
-et le second jour de cette vie nouvelle doña Paca dut adresser de
-vifs reproches à ce bon Frasquito parce qu'il revenait toujours à la
-maison, ayant oublié le fameux livre de comptes qu'elle l'avait chargé
-de lui acheter. Le galant mortifié s'excusait sur la multitude de ses
-occupations, jusqu'à ce qu'un soir, revenant avec une quantité d'objets
-qu'il avait acheté, il sortit le fameux livre de comptes, dont la brave
-dame s'empara à la minute avec joie pour y inscrire l'histoire et les
-raisons de cet avenir heureux et fortuné.
-
-«Je passerai ensuite tout ce que j'ai noté sur ce petit papier,
-dit-elle, ce que l'on apporte de chez Botin, le lustre, les tapis,
-diverses petites choses..., les médicaments..., enfin, tout. Et
-maintenant, ma fille, il faut que tu me donnes la note bien claire
-de toutes, toutes ces belles fleurs, pour que nous notions cette
-dépense sans oublier une feuille verte. Fais bien attention, parce que
-la balance doit ressortir. N'est-ce pas, Ponte, que la balance doit
-ressortir?»
-
-Curieuse comme une femme, elle ne put faire moins que de fureter dans
-les paquets qu'apportait de Ponte:
-
-«Voyons ce que vous apportez ici? Faites attention que je n'entends
-point que vous jetiez l'argent par les fenêtres. Voyons: une éponge
-fine...; bien, cela me paraît bien. Comme goût, personne ne peut
-rivaliser avec vous. De grandes bottes.... Homme, quelle élégance! Quel
-pied! Que de femmes voudraient avoir le pareil!... Des cravates, une,
-deux, trois.... Regarde, Obdulia comme celle-ci est jolie, verte avec
-des raies jaune d'or. Une ceinture qui a l'air d'un corset. Très bien,
-cela doit servir à empêcher le développement du ventre.... Et cela?
-Qu'est-ce encore? Des éperons? Pour l'amour de Dieu, Frasquito, que
-comptez-vous faire avec ces éperons?
-
---Ah! est-ce que vous allez monter à cheval? dit Obdulia joyeuse.
-Est-ce que vous passerez par ici? Ah! quel chagrin de ne pas vous voir!
-Mais comment peut-on rester plus longtemps dans une maison qui n'a pas
-une seule fenêtre sur la rue?
-
---Tais-toi, femme, nous demanderons à la voisine, la sage-femme,
-qu'elle nous permette d'aller regarder lorsque le chevalier traversera
-la rue.... Ah! comme cela aurait fait plaisir aussi à notre pauvre Nina
-de le voir!»
-
-De Ponte expliqua sa renaissance inopinée à la vie hippique par la
-nécessité où il était d'aller au Pardo en excursion de plaisir avec
-quelques amis de la meilleure société. Lui seul serait à cheval et
-tous les autres à pied ou à bicyclette. Ils parlèrent un instant des
-différentes espèces de sports et de passe-temps élégants avec une
-grande animation, jusqu'à ce qu'ils fussent interrompus par l'arrivée
-de Juliana, qui s'était mise, depuis l'héritage, à fréquenter sa
-belle-mère et sa belle-sœur. C'était une femme agréable, sympathique,
-d'esprit vif, au teint blanc, aux magnifiques cheveux noirs peignés
-avec art. Elle avait un châle épais sur les épaules et sa tête était
-recouverte d'une mantille en soie de couleurs vives; elle était
-chaussée de bottines fines et ses dessous propres indiquaient un bon
-approvisionnement de lingerie.
-
-«Mais on se croirait au Retiro ou à la promenade d'Osuna? dit-elle
-en voyant cet énorme amas de feuillages, d'arbustes, et de fleurs.
-Pourquoi tant de végétation?
-
---Caprice d'Obdulia, répliqua doña Paca, qui se sentait dominée par le
-caractère énergique et railleur de sa gracieuse bru. Cette monomanie de
-changer ma maison en un bosquet me coûte un argent fou.
-
---Doña Paca, lui dit sa bru l'emmenant seule dans la salle à manger,
-ne soyez pas si faible et laissez-vous guider par moi; vous savez que
-je ne vous tromperai pas. Si vous suivez les étourderies d'Obdulia,
-vous arriverez promptement aux mêmes embarras dont vous sortez à peine,
-parce qu'il n'y a point de pension qui puisse suffire quand on ne sait
-point se régler. Je supprimerais bois et bêtes féroces; je dis cela
-pour cet espèce d'orang-outang mal teint que vous avez introduit chez
-vous et que vous devez lâcher dans la rue le plus promptement possible.
-
---Le pauvre Ponte retourne demain dans sa pension de famille.
-
---Laissez-vous conduire par moi, qui m'entends au gouvernement d'une
-maison... et ne me parlez pas de cette plaisanterie du petit livre de
-comptes. La personne qui tient toutes choses en ordre dans sa tête n'a
-besoin de rien écrire. Je ne sais pas tracer un chiffre et vous voyez
-comme je me comporte. Suivez mon conseil; louez-vous un appartement
-pas trop cher et vivez comme une personne qui a occasionnellement une
-pension et sans faire d'embarras ni chercher à jeter de la poudre aux
-yeux. Faites comme moi, qui veux continuer à vivre comme je vivais
-auparavant, sans me départir de mon travail ordinaire, surtout avant de
-savoir ce que me vaudra exactement cet héritage, avant de changer quoi
-que ce soit à mon existence. Enlevez de la tête de votre fille cette
-idée d'hôtel, si vous ne voulez pas vous en voir sortir aussitôt, et
-prenez de suite une servante pour vous faire la cuisine et dispenser de
-dépenses coûteuses chez Botin.»
-
-Doña Francisca se montrait pleinement d'accord avec les idées émises
-par sa bru, consentant à tout, sans élever aucune objection à ses
-conseils judicieux. Elle se sentait dominée par l'autorité qui
-découlait de la seule expression des idées et ni la dominatrice ni sa
-belle-mère ne se rendaient compte, l'une de sa puissance et l'autre de
-sa soumission. C'était l'éternelle prédominance de la volonté sur le
-caprice et de la raison sur la folie.
-
-«Espérant toujours le retour de Nina, c'est seulement en l'attendant
-que je me suis adressée à Botin....
-
---Ne comptez plus sur Nina, doña Paca, si jamais vous la retrouvez, ce
-que je ne crois pas. Elle est très bonne, mais beaucoup trop vieille,
-et elle ne vous servirait à rien. Et, d'autre part, qui nous dit
-qu'elle voudra revenir, puisque nous savons qu'elle est partie de sa
-propre volonté? Elle aime particulièrement à être dehors et vous ne
-sauriez en jouir, si vous la priviez d'aller courir les rues.»
-
-Pour ne point perdre l'occasion, Juliana insista sur la recommandation
-qu'elle avait déjà faite à sa belle-mère de prendre une bonne à tout
-faire. Elle lui recommanda tout d'abord sa cousine Hilaria, qui était
-jeune, robuste, propre et travailleuse... et fidèle, cela va sans
-dire. Elle verrait promptement la différence qui existerait entre
-l'honorabilité de Hilaria et les rapines de certaines autres.
-
-«Eh! eh! pourtant ma Nina est bonne, s'exclama doña Paca se révoltant
-contre les insinuations répétées de sa belle-fille, pour défendre son
-amie.
-
---Elle est très bonne, oui, et nous devrons la secourir, mais pas
-davantage..., lui donner à manger.... Mais, croyez-moi, doña Paca, rien
-ne marchera bien si vous ne prenez pas ma cousine. Et pour que vous
-puissiez vous en convaincre et que vous vous déchargiez l'esprit de
-tous ces cassements de tête, je vous l'enverrai ce soir même.
-
---Bien, ma fille, qu'elle vienne, elle se chargera de tout, et à
-propos, il y a là un poulet rôti qui va se perdre. Cela finit par
-m'être indigeste de manger tant de poulets. Veux-tu le prendre?
-
---Certainement, j'accepte.
-
---Il est encore resté quatre côtelettes. Ponte a dîné dehors.
-
---Cela va bien.
-
---Je te les enverrai par Hilaria.
-
---Non, c'est inutile, je les emporterai bien moi-même. Vous allez voir
-comme je m'arrange. Je mets le tout dans une assiette et l'assiette
-dans une serviette... ainsi. Puis je noue les quatre coins....
-
---Et ce morceau de pâté..., il est magnifique.
-
---Je l'enveloppe dans un journal et je file, car il se fait tard.
-Et tous ces fruits, qu'en voulez-vous faire? C'est à peine si l'on
-a touché à ces pommes et à ces oranges. Passez-les-moi, je vais les
-mettre dans mon mouchoir.
-
---Mais, ma pauvre fille, tu vas être chargée comme une bourrique.
-
---Peu importe!... Il faut maintenant que je m'en aille! Demain je
-passerai par ici, pour voir comment les choses marchent et pour vous
-dire ce qu'il faut faire.... Mais, attention! Ne nous endormons point
-et n'allons pas reprendre nos anciens errements. Parce que, si madame
-ma belle-mère se dérobe, moi je tourne les épaules et je ne remets plus
-les pieds ici et vous recommencerez à faire vos bêtises tout à votre
-aise.
-
---Non, ma fille, à quoi penses-tu?
-
---Bien sûr que si cela arrive je ne me mêle plus de rien. Chacun peut
-manger son pain comme il lui plaît et tout bâton peut porter sa voile.
-Mais je veux que vous vous conduisiez bien, que vous ne commettiez
-point d'inconséquences, de façon à ne plus jamais retomber dans les
-griffes des usuriers, comme vous y êtes actuellement.
-
---Hélas! tout ce que tu dis est frappé au coin de la plus pure raison.
-Je connais ton expérience et je sais ce que tu vaux. Tu as peut-être le
-commandement un peu rude, mais qui pourrait ne pas t'en louer, quand
-je vois que tu as dompté mon Antonio et que tu as fait d'un vaurien un
-honnête homme!
-
---Parce que je ne m'arrête pas, parce que, dès le premier jour, je lui
-ai administré le baptême des cinq doigts, parce que je le redresse au
-moindre faux pas, parce que je le fais marcher très droit et qu'il a
-plus peur de moi que les voleurs de la garde civile.
-
---Et comme il t'aime!
-
---C'est tout naturel. On se fait aimer du mari en portant les culottes,
-comme je les ai prises dès le premier jour. C'est ainsi qu'on gouverne
-les maisons petites ou grandes, madame, et aussi le monde.
-
---Tu es admirable et crâne!
-
---Dieu m'a mis un grain de sel dans la tête. Vous vous en apercevrez.
-Mais il faut que je m'en aille, car j'ai affaire à la maison.»
-
-Tandis que belle-mère et bru parlaient ainsi, Obdulia et Ponte, dans
-le petit salon, causaient, et la petite disait que jamais elle ne
-pardonnerait à son frère d'avoir introduit dans la famille une personne
-aussi commune que Juliana, qui prononçait déférence pour différence et
-autres barbarismes. Elles ne pourraient jamais vivre d'accord. Avant
-de partir, Juliana donna un baiser à Obdulia et une poignée de main à
-Frasquito, s'offrant pour lui blanchir son linge au prix courant, à lui
-retourner ses habits pour un prix égal ou même inférieur à celui du
-tailleur le meilleur marché. Elle savait aussi tailler pour homme: s'il
-voulait s'en rendre compte, il n'avait qu'à lui commander un vêtement;
-sûrement elle le lui ferait aussi élégant que s'il sortait de chez le
-premier tailleur en boutique. Toutes les affaires d'Antonio, c'était
-elle qui les faisait, et que dirait-on si son cher mari n'était pas
-bien habillé?... Cela méritait d'être vu! Elle avait fait à son oncle
-Boniface un vêtement à l'américaine qu'il étrenna pour aller à la
-séance de la réunion des vitriers, à la Toussaint, et ce vêtement eut
-tant de succès que l'alcalde voulut par force se le faire prêter pour
-s'en faire tailler un pareil. Ponte la remercia, se montrant toutefois
-sceptique à l'endroit des aptitudes féminines pour la confection des
-vêtements masculins, mais sans se départir de sa galanterie habituelle,
-et tous l'accompagnèrent jusqu'à la porte, en l'aidant à se charger de
-tous les paquets qu'elle emportait avec joie chez elle.
-
-
-
-
-XXXVI
-
-
-Obdulia ne voulut pas demeurer en reste avec sa belle-sœur et elle
-déclara, avec non moins d'autorité, qu'il était impossible de
-suffire à tout avec une bonne à tout faire et que, si son intruse
-belle-sœur avait trouvé indispensable la cuisinière, elle trouvait,
-quant à elle, qu'il fallait y joindre une femme de chambre.... Cela
-était indispensable pour leur décorum.... Voilà! Elles discutèrent
-un instant, mais la petite donna de telles raisons à l'appui de la
-création de cette nouvelle fonctionnaire que doña Paca ne put faire
-moins que de reconnaître la nécessité absolue de sa nomination. Comment
-ferait-on pour se passer de femme de chambre? Obdulia avait choisi pour
-remplir cette charge une jeune fille très fine, élevée dans les grandes
-maisons et sans emploi pour la saison et qui vivait avec la famille du
-doreur ornemaniste de l'entreprise funéraire. Elle s'appelait Daniela,
-avec une jolie physionomie et une activité dévorante. Enfin doña Paca,
-sur cette description, mourait d'envie d'avoir cette femme de chambre
-pour jouir du plaisir d'être servie.
-
-Au soir arriva Hilaria qui apportait un message de Juliana, ressemblant
-plutôt à un ordre. La cousine était chargée de dire que madame devait
-renoncer à faire des tas d'achats inutiles, que lorsqu'elle aurait
-envie d'acheter quelque chose elle l'en avisât, car personne ne
-s'entendait mieux qu'elle à acheter et à se faire livrer les choses
-convenablement. Item: que madame devait réserver la moitié au moins
-de sa pension pour retirer du Mont-de-Piété la quantité d'objets
-qui y étaient engagés, en donnant pour le retrait la préférence aux
-reconnaissances dont l'échéance était la plus voisine et ainsi, en très
-peu de temps, elle pourrait rentrer en possession d'objets de la plus
-grande utilité.
-
-Doña Paca admira la sagesse de Juliana, qui était la prévision en
-personne, et promit de suivre ponctuellement ses instructions, ou
-mieux d'y obéir. Comme elle avait la tête un peu vacillante, par suite
-des événements extraordinaires de ces derniers jours, de l'absence de
-Benina et... pourquoi ne pas le dire? à cause de l'odeur des fleurs
-qui embaumait la maison, il ne lui était pas venu à l'esprit l'idée de
-passer en revue les reconnaissances qui représentaient des rames de
-papiers qu'elle conservait dans différents tiroirs comme papiers en
-barre. Mais elle le ferait certainement... et, si Juliana voulait bien
-se charger de la commission si fastidieuse de dégager les objets, cela
-serait d'autant mieux et elle lui en serait très reconnaissante. La
-cuisinière insinua qu'elle se chargerait aussi bien de la commission
-que sa cousine, et elle s'occupa avec un soin particulier du souper,
-qui fut entièrement du goût de doña Paca et d'Obdulia.
-
-Le jour suivant, la femme de chambre fit son entrée dans la famille; la
-mère et fille étaient tellement convaincues que des services étaient
-indispensables qu'elles ne pouvaient comprendre comment elles avaient
-pu s'en passer pendant tant d'années. Le succès de Daniela fut aussi
-grand le premier jour que l'avait été, la veille, celui d'Hilaria.
-Elle faisait tout bien, avec art et adresse, devinant les goûts et les
-désirs de ses maîtresses pour les satisfaire à l'instant. Et quelles
-bonnes manières, quelle douceur, quelle humilité, quel désir de plaire!
-On eût dit que les deux jeunes servantes devaient toujours travailler
-sans reprendre haleine et avec toute leur habileté, pour chercher à
-conquérir l'esprit de leurs maîtresses. Doña Francisca était en pleine
-exultation; une seule chose l'affligeait, c'était l'étroitesse de leur
-logis où les quatre femmes avaient peine à se mouvoir.
-
-Juliana, il faut dire la vérité, ne vit pas avec plaisir l'entrée de la
-femme de chambre et maudissait le besoin qu'on avait cru d'en avoir;
-mais, par prudence, elle se tut, se réservant de tâcher de la faire
-mettre à la porte quand elle aurait assis plus solidement l'autorité
-qu'elle avait commencé à exercer. Sur d'autres matières, elle conseilla
-et mit à exécution tant de choses bien combinées, qu'Obdulia elle-même
-dut reconnaître que c'était une maîtresse femme pour le gouvernement
-de la maison. Elle s'occupait, en attendant, de la recherche d'un
-appartement, mais elle le voulait dans de telles conditions de
-commodité, de ventilation et de bon marché qu'il n'était point facile
-de se décider avant d'avoir couru tout Madrid. Il est vrai que
-Frasquito avait mis à la voile par un temps léger, pour aller s'établir
-dans une maison pour jeunes pensionnaires (Concepcion-Jeronima, 37),
-et si heureux, le pauvre homme, de son indépendance reconquise. Doña
-Paca n'avait point de place pour le loger, et l'installer dans le
-couloir, avec l'agglomération de plantes, eût été bien difficile, et,
-d'autre part, il n'eût vraiment pas été admissible ni convenable,
-qu'un cavalier réputé pour son élégance et ses bonnes fortunes, vécût
-en compagnie de quatre femmes, dont trois au moins étaient jeunes et
-belles. Fidèle à sa reconnaissante estime envers doña Francisca, il
-lui rendait visite chaque jour, matin et soir, et un certain samedi il
-annonça qu'il ferait, le lendemain dimanche, la fameuse promenade à
-cheval au Pardo, dans laquelle il se promettait de faire revivre son
-habileté à monter à cheval.
-
-Avec quel plaisir les quatre femmes s'installèrent, sur le balcon prêté
-par le voisin, pour voir passer le brillant cavalier! Il passa, ma
-foi, fort gaillardement, monté sur un très grand cheval; il salua ces
-dames à plusieurs reprises, faisant évoluer et caracoler son cheval,
-pratiquant mille gentillesses. Obdulia agitait son mouchoir et doña
-Paca, dans l'effusion de sa tendre amitié, ne put s'empêcher de lui
-crier d'en haut:
-
-«Pour l'amour de Dieu, Frasquito, prenez garde que cette bête ne vous
-jette par terre, pour notre plus grand chagrin!»
-
-L'habile cavalier piqua des deux et se mit à trotter par la rue de
-Tolède, pour prendre la rue de Ségovie et celle de Ronda pour rejoindre
-ses compagnons au rendez-vous à la porte de San-Vicente. Quatre jeunes
-gens de fort bonne humeur formaient avec Antonio Zapata la bande des
-cyclistes dans cette joyeuse excursion, et, quand ils virent apparaître
-Ponte sur son immense destrier, ils le saluèrent de leurs bravos et
-de leurs aimables plaisanteries. Avant de partir dans la direction de
-la porte de Hierro, Frasquito et Zapata parlèrent de l'objet de leur
-excursion, ce dernier disant que, non sans difficulté, il avait obtenu
-l'ordre de mise en liberté de Benina et de son Maure. Ils partirent
-joyeux et, au milieu de la grande route, commença le match entre le
-cavalier monté sur son cheval en chair et en os et ceux montés sur les
-chevaux de fer, en s'animant réciproquement au jeu et se provoquant
-d'une voix joyeuse par d'agréables plaisanteries. Un des cyclistes, qui
-était coureur émérite et qui avait gagné des prix, allait et venait de
-l'un à l'autre et ensuite les dépassait; ils couraient tous beaucoup
-plus vite que la rosse de Frasquito, qui se gardait bien de faire des
-folies, se maintenant à un trot et à un pas modérés.
-
-Il ne leur arriva rien de particulier à l'aller. Réunis là-bas avec
-Polidor et d'autres amis qui étaient venus à pied par la fraîcheur,
-ils déjeunèrent joyeusement, Frasquito et Antonio payant chacun par
-moitié le repas, comme il était convenu; ils visitèrent rapidement la
-maison de refuge des pauvres, firent mettre en liberté les captifs
-et, l'après-midi, ils reprirent la route de Madrid devancés par
-Benina et Almudena. Dieu ne voulut pas que le retour s'effectuât
-aussi heureusement que l'aller, parce qu'un des cyclistes, appelé et
-mal nommé, Pedro Minio «Peau du diable», ayant un peu plus bu que de
-raison au déjeuner, en faisant le gracieux avec sa machine, prit des
-attitudes variées et, dans une de ses voltes, il alla se précipiter
-contre un arbre, s'estropiant le pied et la main et se trouvant dans
-l'impossibilité de rentrer en pédalant. Mais ce ne fut pas tout: les
-malheurs ne devaient point s'arrêter là; car, un peu plus loin que la
-porte de Hierro, aux environs des Viveros, le coursier de Frasquito
-qui, sans doute, était écœuré des allées et venues vertigineuses des
-bicyclettes qui lui passaient constamment sous le nez et s'apercevant
-combien il était mal dirigé, résolut de se débarrasser d'un cavalier
-ridicule et fastidieux. Une charrette traînée par des bœufs et chargée
-de genêts et de chêne vert à brûler, vint à passer; le carcan en
-profita pour se planter ou faire semblant d'avoir peur et lancer force
-ruades, jusqu'à ce qu'il eût envoyé son élégant cavalier vers les
-nues. Le pauvre Ponte tomba comme un sac à moitié vide et il resta
-après sa chute sans mouvement sur le sol, jusqu'à ce que ses amis
-eussent pu venir à son secours pour le relever. Il n'avait point de
-blessure apparente et, par bonheur, il n'avait point de commotion grave
-à la tête, car il avait repris connaissance et, dès qu'il fut remis
-sur pieds, il commença à crier, rouge comme un paon, apostrophant
-le charretier qui, selon lui, était seul coupable de ce sinistre
-accident.... Profitant de la confusion, le cheval, heureux de sa
-liberté reconquise, partit à bride abattue vers Madrid, sans se laisser
-prendre par les passants qui essayaient de lui sauter à la tête et, en
-peu de minutes, Zapata et ses amis le perdirent de vue.
-
-C'est à peine si dans leur marche lente Almudena et Benina avaient
-dépassé la ligne des Viveros, lorsque la vieille vit passer comme le
-vent le grand diable de cheval de Ponte, sans cavalier, et elle comprit
-avec effroi ce qui avait dû se passer. Elle craignait sûrement un
-malheur, parce que Frasquito n'était certes plus d'âge à supporter de
-pareilles expéditions qu'il avait prétentieusement et présomptueusement
-entreprises. Elle n'eut pas le loisir de s'arrêter pour chercher à
-savoir la vérité, parce qu'elle désirait arriver promptement à Madrid
-pour reposer Almudena qui souffrait de la fièvre et marchait exténué.
-Ils continuèrent à avancer pas à pas, jusqu'à la porte de San-Vicente,
-où ils arrivèrent à la chute du jour; ils s'assirent pour se reposer,
-espérant voir repasser les expéditionnistes avec leur malheureux
-compagnon dans une civière. Mais, n'ayant rien vu durant une demi-heure
-qu'ils restèrent là, ils reprirent leur chemin par la Virgen del
-Puerto, avec l'intention d'arriver à la rue Impériale par celle de
-Ségovie. Les malheureux étaient tous les deux dans l'état le plus
-lamentable: Benina les pieds nus, ses vêtements noirs ne formant plus
-qu'un amas de haillons et de guenilles sordides; le Maure extrêmement
-vieilli, la figure verte et décomposée; l'un et l'autre montrant sur
-leurs visages amaigris la faim qu'ils avaient soufferte, l'oppression
-et la tristesse de leur séjour forcé dans cet endroit, qui était plus
-un cachot qu'un hospice pour des chrétiens.
-
-La pensée de Nina ne pouvait se détacher de l'image de doña Paca et
-elle ne cessait de chercher à se représenter l'accueil qui allait lui
-être fait. A certains moments, elle espérait qu'elle allait être reçue
-avec joie, et à d'autres elle croyait voir doña Francisca furieuse
-d'apprendre qu'elle était allée mendier, et surtout avec un Maure.
-Mais rien ne mettait une plus grande confusion dans son esprit ni un
-plus grand trouble que de comprendre ce que c'était que les nouveautés
-introduites dans la famille, dont Antonio lui avait à peine dit un
-mot en l'air à sa sortie du Pardo. Doña Paca, lui et Obdulia étaient
-riches! Comment? Cela était arrivé subitement, du jour au lendemain,
-par don Romualdo.... Que don Romualdo soit béni! Elle l'avait inventé,
-elle, et du fond obscur de son invention ressortait tout à coup une
-personne véritable, faisant des miracles, apportant des richesses
-et convertissant en réalités les dons rêvés du roi Samdaï. Allons
-donc! Cela n'était pas possible. Nina ne croyait plus rien, songeant
-que c'était une plaisanterie d'Antonio et qu'au lieu de trouver doña
-Francisca, nageant dans l'abondance, elle allait la retrouver nageant
-comme toujours dans une mer d'expédients et de misères.
-
-
-
-
-XXXVII
-
-
-Toute tremblante, elle arriva à la rue Impériale et, ayant recommandé
-au Maure de rester sans bouger, appuyé contre la muraille en
-l'attendant, tandis qu'elle irait voir s'il y avait moyen ou non de le
-loger dans son ancienne maison, Almudena lui dit:
-
-«_Amri_ ne pas m'abandonner.
-
---Es-tu fou? Moi t'abandonner en ce moment où tu es malade et que tous
-deux nous sommes sans sou ni maille? Tu ne peux croire sérieusement à
-une telle folie. Attends-moi. Je te mets là, en face de l'entrée de la
-rue de la Lechuga.
-
---Ne me trompe point, toi. Reviens promptement.
-
---Tout de suite, que je voie seulement ce qui se passe en haut et si ma
-maîtresse doña Paca est en bonne santé.»
-
-Nina monta sans prendre le temps de respirer et sonna, une fois
-arrivée, avec une grande anxiété. Première surprise: une femme
-inconnue, jeune, de type élégant, avec un beau tablier, vint lui
-ouvrir. Benina croyait rêver. Certainement, des démons avaient taillé
-la maison en morceaux pour l'emporter et la remplacer par une autre qui
-semblait la même, mais qui était toute différente. La fugitive entra
-sans rien demander, non sans froncement de sourcils de Daniela, qui ne
-l'avait pas reconnue sur-le-champ. Mais que voulait dire, qu'est-ce que
-c'était et d'où sortaient ces jardins qui formaient comme une promenade
-d'arbres précieux dans l'antichambre, depuis la porte jusqu'aux
-couloirs? Benina se frottait les yeux, croyant être en proie à une
-hallucination, résultat de ses stupides somnolences dans le milieu
-fétide et asphyxiant d'où elle sortait. Non, non, ce n'était pas sa
-maison, cela ne pouvait pas l'être et cela lui fut encore confirmé par
-l'apparition d'une autre figure inconnue, qui avait l'air d'une fine
-cuisinière, bien nippée, et d'aspect plutôt insolent.... Et, regardant
-du côté de la salle à manger qui s'ouvrait à l'extrémité du couloir,
-elle vit... Dieu saint, quelle merveille, qu'était-ce encore? Était-ce
-un rêve? Non, non, elle voyait bien avec les yeux de son corps.
-Au-dessus de la table, suspendue sans y toucher, se tenait en l'air
-une montagne de pierres précieuses, d'éclat, de lumière, d'espèces
-différentes, les unes incarnat, les autres vertes ou bleues. Jésus,
-quels trésors! Est-ce que, par hasard, doña Paca, plus habile qu'elle,
-serait arrivée à réussir la conjuration du roi Samdaï, lui demandant
-et recevant de lui les charretées de diamants et de saphirs? Avant
-que Benina eût pu comprendre que tout ce scintillement provenait des
-pendeloques de la salle à manger, subitement éclairées par les rayons
-d'une lampe que doña Paca venait d'allumer pour examiner les couteaux
-que Juliana lui rapportait du Mont-de-Piété, cette dernière apparut
-à la porte de la salle à manger, et, repoussant un peu de la main la
-pauvre vieille, elle lui dit, moitié figue, moitié raisin:
-
-«Eh là! Nina, te voilà par ici? Tu as donc reparu? Nous te croyions
-partie pour le Congo.... N'avance point, n'entre pas, tu tacherais nos
-planchers qui viennent d'être lavés cet après-midi.... Tu es dans un
-joli état!... Pose là tes savates, tu vas salir les carreaux...
-
---Où est madame, dit Nina se retournant, pour mieux voir les diamants
-et les émeraudes, et doutant encore qu'ils fussent vrais.
-
---Madame est ici, mais elle te prie de ne pas entrer parce que tu viens
-pleine de vermine....»
-
-Au même moment arriva par un autre côté la jeune Obdulia qui s'écria:
-
-«Nina, sois la bienvenue, mais, avant d'entrer dans la maison, tu feras
-bien de te faire donner une fumigation et de passer à la lessive....
-Ne m'approche pas. Après tant de journées passées au milieu de pauvres
-immondes! Regarde comme tout cela est joli.»
-
-Juliana s'avança vers elle d'un air souriant; mais, à travers ce
-sourire, Nina se rendit compte de l'autorité qu'elle avait su conquérir
-et son regard semblait dire: «La voilà celle qui commande maintenant
-ici. Il faut reconnaître son autorité.» Aux arrogances recouvertes d'un
-vernis de bonhomie avec lesquelles la nouvelle maîtresse l'accueillit,
-Nina se contenta de répondre qu'elle ne partirait point sans avoir vu
-sa maîtresse.
-
-«Femme, entre, entre,» murmura du fond de la salle à manger doña
-Francisca Juarez, d'une voix étranglée par des sanglots.»
-
-Sans dépasser le pas de la porte, Benina répondit d'une voix ferme:
-
-«Me voici, madame, et, comme on dit que je salirais les parquets, je
-n'entre pas, je ne veux pas entrer; je répète: je n'entre pas.... Il
-m'est arrivé des choses que je ne veux pas vous raconter pour ne pas
-vous affliger.... On m'a arrêtée, j'ai subi la faim, la honte, les
-mauvais traitements.... Et je n'ai vraiment souffert que d'une chose,
-c'est de ne pas savoir si vous-même vous ne souffriez pas de la faim et
-si vous n'étiez pas toute désemparée.
-
---Non, non, Nina! Depuis que tu nous a quittées, regarde quelle
-coïncidence! La fortune est entrée dans ma maison.... Cela paraît un
-vrai miracle, n'est-ce pas? Te souviens-tu de ce que nous disions
-dans nos conversations solitaires, en ces nuits de misères et de
-souffrances? Eh bien, le miracle est une vérité, ma fille, et tu sauras
-que l'auteur de ce miracle, c'est don Romualdo, ce mille fois béni,
-cet archange qui dans sa modestie se refuse à avouer les bienfaits
-antérieurs dont il nous a comblées, toi et moi.... Il nie ses mérites
-et ses vertus.... Il prétend qu'il n'a pas de nièce qui s'appelle doña
-Patros..., qu'il n'est point proposé pour un évêché. Et pourtant, c'est
-lui, parce qu'il ne peut pas y en avoir un autre; non, certainement,
-pas un autre capable de réaliser ces merveilles.»
-
-Nina ne répondait pas un mot, se contentant de sangloter adossée à la
-porte.
-
-«Je te reprendrais bien volontiers de nouveau avec moi ici, affirma
-doña Francisca, au côté de laquelle se tenait Juliana lui soufflant
-tout bas ce qu'elle devait dire, seulement nous ne tenons pas dans
-la maison, nous sommes extrêmement gênées.... Tu sais combien je
-t'aime, que je préfère ta compagnie à toute autre... mais..., tu
-vois.... Demain nous déménageons et, s'il y a un coin dans la nouvelle
-maison.... Que dis-tu? As-tu quelque chose à me dire? Ma fille, ne
-crie point à l'injustice; souviens-toi que tu t'es fort mal conduite
-avec moi, m'abandonnant brusquement, sans un morceau de pain à la
-maison, toute seule, toute délaissée, sans secours aucun. Va là! Nina!
-Franchement ta conduite mériterait que je sois un peu sévère avec
-toi.... Et pour que tout soit contre toi, il faut encore que tu aies
-oublié tous les sages principes que je t'ai enseignés, en te lançant
-dans le monde en compagnie d'un affreux Mauresque.... Dieu seul sait
-quelle espèce de moineau c'est encore, et quels sortilèges il a dû
-employer pour te faire sortir de la bonne voie. Dis-moi? Confesse-moi
-tout: l'as-tu déjà abandonné?
-
---Non, madame.
-
---Tu l'as amené avec toi?
-
---Oui, madame, il m'attend en bas.
-
---S'il en est ainsi, je te crois capable de tout. Comment, tu vas
-jusqu'à me l'amener ici, dans ma maison?
-
---Je l'amenais à la maison parce qu'il est malade et que je ne veux pas
-l'abandonner au milieu de la rue, répéta Benina d'un accent ferme.
-
---Oui, je sais que tu es bonne et que, lorsque la bonté t'aveugle, tu
-laisses de côté toute décence.
-
---La décence n'a rien à voir avec tout cela et je ne suis nullement
-coupable parce que je vais avec Almudena, qui est un pauvre malheureux.
-Il m'aime, moi.... Et moi, je le chéris comme un fils.»
-
-L'ingénuité avec laquelle s'exprimait Nina ne parvint pas à l'âme de
-doña Paca, qui, sans rien changer à son attitude et conservant les
-couteaux dans son tablier, continua en lui disant:
-
-«Tu n'as pas ta pareille pour arranger les choses et retourner tes
-fautes pour les présenter comme des vertus; pourtant, Nina, je t'aime,
-je reconnais tes bonnes qualités et je ne t'abandonnerai jamais.
-
---Merci, madame, grand merci.
-
---Il ne te manquera ni de quoi manger, ni de quoi dormir. Tu m'as
-servie, tu m'as tenu compagnie, tu m'as soutenue dans l'adversité. Tu
-es bonne, très bonne; mais n'abuse pas, ma fille; ne me dis pas que
-tu viens t'installer ici avec un marchand de dattes, parce que tu me
-ferais croire que tu es devenue tout à fait folle.
-
---Je l'amenais à la maison, oui, madame, comme j'ai amené Frasquito
-Ponte, par charité.... Si j'ai eu pitié de l'autre, pourquoi
-n'aurais-je pas eu pitié de celui-ci aussi? Ou bien, est-ce qu'il y a
-une charité pour ceux qui portent une redingote et une autre pour le
-pauvre sans vêtements? Je ne l'entends point ainsi, je ne distingue
-pas.... C'est pour cela que je l'ai amené; si vous ne le recevez pas,
-ce sera même chose que de me refuser la porte.
-
---Pour toi, toujours... dis-je, mais pourtant, toujours, non...; je
-voudrais pouvoir dire.... Mais nous n'avons point un coin de vide....
-Nous sommes quatre femmes ici, tu le vois.... Tu reviendras demain:
-place ce malheureux dans une bonne hôtellerie.... Non, quelle sottise
-je dis? Mets-le à l'hôpital. Tu n'as qu'à t'adresser à don Romualdo....
-Dis-lui de ma part que je le recommande.... Qu'il le considère comme
-une chose à moi.... Ah! je ne sais plus ce que je dis..., comme une
-chose à toi..., tout à fait à toi.... Enfin, ma fille, tu viendras, tu
-verras, peut-être qu'on le prendra dans la maison de M. de Cédron,
-qui est très grande.... Tu m'as dit que c'était une maison énorme, une
-espèce de couvent.... Tu le sais bien, ma pauvre Nina, comme créature
-imparfaite, je suis incapable d'héroïsme et de vertu suffisante pour
-me permettre de venir directement en aide à la pauvreté sordide et
-dégoûtante.... Non, ma fille, non: c'est une question d'estomac et
-de nerfs.... Je mourrais de dégoût, tu le sais bien. Même, je te
-l'avoue, avec la misère que tu apporterais avec toi, je ne puis pas te
-recevoir.... Je t'aime, Nina, mais tu connais la sensibilité de mon
-estomac.... Si je trouve un cheveu dans la nourriture, mon estomac
-se retourne et je suis malade trois jours.... Ote ces vêtements si
-tu veux bien.... Juliana va te donner ce qu'il te faut.... Écoute ce
-que je dis. Pourquoi te tais-tu? Ah! Je comprends. Tu te fais humble
-pour mieux cacher ton orgueil.... Je te pardonne tout; tu sais que je
-t'aime, que je suis bonne pour toi.... Enfin, tu me connais.... Que
-dis-tu?
-
---Rien, madame, je ne dis rien, et n'ai rien à dire, murmura Benina
-entre deux soupirs. Que Dieu vous garde!
-
---Mais, tu ne vas pas t'en aller fâchée contre moi, ajouta d'une voix
-tremblante doña Paca, en la suivant à distance dans sa marche lente de
-retraite par le couloir.
-
---Non, madame, vous savez que je ne me fâche jamais, répliqua la
-vieille en la regardant avec plus de compassion que de chagrin. Adieu,
-adieu!»
-
-Obdulia reconduisit sa mère à la salle à manger, disant:
-
-«Pauvre Nina!... Elle s'en va. Eh bien, regarde, cela m'aurait fait
-plaisir de voir ce Maure et de causer avec lui. Cette Juliana qui vient
-se mêler de tout!»
-
-Obsédée par des doutes cruels qui déconcertaient son esprit, doña
-Francisca ne put exprimer aucune idée et elle continua à compter
-les couverts dégagés du Mont-de-Piété. Pendant ce temps, Juliana,
-reconduisant Nina en la poussant avec douceur vers la porte, la
-congédia avec ces paroles affectueuses:
-
-«Ne craignez rien, madame Benina, rien ne vous manquera. Je vous fais
-cadeau du douro que je vous ai prêté la semaine dernière. Vous vous
-rappelez, n'est-ce pas?
-
---Oui, madame Juliana, oui, je m'en souviens. Merci.
-
---Bien; prenez encore cet autre douro pour vous arranger cette nuit....
-Venez demain à la maison prendre vos affaires....
-
---Madame Juliana, que Dieu vous le rende!
-
---Vous ne seriez nulle part mieux qu'à la Miséricorde et, si vous le
-désirez, j'en parlerai moi-même à don Romualdo, si vous avez honte.
-Doña Paca et moi nous vous recommanderons. Parce que ma belle-mère a
-placé toute sa confiance en moi, et elle m'a donné tout son argent
-pour que je le lui conserve..., et c'est moi qui gouverne la maison
-et qui lui achète tout ce dont elle a besoin. Elle doit beaucoup de
-reconnaissance à Dieu de l'avoir fait tomber entre mes mains....
-
---Ce sont de bonnes mains, madame Juliana.
-
---Ne vous fâchez pas et je lui dirai ce qu'elle doit faire.
-
---Il peut se faire qu'elle le sache sans que vous ayez besoin de le lui
-dire.
-
---Cela, vous le verrez..., si vous ne voulez pas chercher à vous
-caser....
-
---J'irai.
-
---En tout cas, madame Benina, à demain.
-
---Madame Juliana, votre servante.»
-
-Elle descendit précipitamment les escaliers brûlant du désir de se
-retrouver dans la rue. Quand elle fut arrivée auprès de l'aveugle qui
-l'attendait tout près, la peine immense qui opprimait le cœur de la
-pauvre vieille se fondit en un pleur ardent et anxieux et, se frappant
-le front avec ses poings fermés, elle ne put que s'écrier:
-
-«Ingrate, ingrate, ingrate!
-
---Ne pleure pas, _Amri_, lui dit l'aveugle d'une voix tendre, ta
-maîtresse est mauvaise, mais toi, tu es un ange.
-
---Quelle ingratitude, seigneur Dieu!... Oh! vilain monde.... Oh! misère
-humaine!... Un pareil accueil pour avoir fait le bien!...
-
---Dis-moi, dis-moi vite, _Amri_.... Le monde méchant ne sait pas
-t'apprécier.
-
---Dieu lit dans le cœur de chacun. Mon cœur il le voit.... Vois-le,
-maître des cieux et de la terre. Vois-le promptement.»
-
-
-
-
-XXXVIII
-
-
-Elle dit ce que nous venons de rapporter, essuya ses larmes d'une main
-tremblante et elle songea de suite à prendre les résolutions d'ordre
-pratique que les circonstances comportaient.
-
-«Dis-moi, dis-moi tout, répéta Almudena la prenant par le bras.
-
---Où aller? dit Nina toute troublée. Ah! d'abord chez don Romualdo.»
-
-Et, prononçant ce nom, elle demeura un instant bouche béante, tout à
-fait idiote.
-
-«Romualdo mensonge, déclara l'aveugle.
-
---Oui, oui, ce fut une invention de moi. Celui qui a apporté tant
-de richesses à ma maîtresse, c'est un autre, quelque don Romualdo
-de carnaval..., suggestion du démon.... Non, non, celui de carnaval
-c'est le mien.... Je ne sais plus rien, je ne comprends plus rien.
-Allons-nous-en, Almudena. Songeons que tu es malade, que tu as besoin
-de passer la nuit bien à l'abri. Mme Juliana, qui maintenant est
-chargée de couper le fromage dans la maison de ma maîtresse, et qui
-dirige tout..., je lui souhaite un grand bonheur..., m'a donné ce
-douro. Je vais te conduire aux palais de Bernarda et nous verrons
-demain.
-
---Demain nous irons à Jérusalem.
-
---Où as-tu dit? A Jérusalem? Où est-ce cela? Va là? Est-ce que tu
-aurais l'intention de m'emmener là, une supposition comme s'il
-s'agissait d'aller à Jetafe ou à Carabanchel de Abajo?
-
---Tout de suite, tout de suite.... tu m'épouseras, nous ne ferons plus
-qu'un. Nous irons à Marseille en mendiant tout le long du chemin....
-A Marseille, nous prendrons le vapeur.... Pim, pam.... Jaffa....
-Jérusalem!... Nous nous marierons dans ta religion ou dans la mienne.
-Comme tu voudras.... Tu verras le Saint-Sépulcre, moi j'entrerai à la
-synagogue pour prier Adonaï....
-
---Attends un peu et calme-toi et ne me donne pas le vertige avec toutes
-ces inventions de ton imagination en délire. La première chose à faire,
-c'est de te mettre en sûreté pour cette nuit.
-
---Moi, je suis bien.... Je n'ai pas de fièvre.... Moi très content. Tu
-viendras avec moi pour toujours, par le vaste monde, nous marcherons
-beaucoup..., la liberté, la mer, la terre et beaucoup de joie.
-
---C'est très bien, mais, pour l'instant, nous avons besoin de manger
-et nous allons entrer dans une taverne pour réparer nos forces, si tu
-veux, à la Cava Baja.
-
---Où tu voudras, toi, moi je voudrai.»
-
-Ils soupèrent avec un certain plaisir et Almudena ne cessait d'énumérer
-les délices de s'en aller ensemble à Jérusalem, demandant l'aumône par
-terre et par mer, sans préoccupations et sans soucis. Cela durerait des
-mois, des années, mais ils finiraient bien par arriver en Palestine,
-dussent-ils aller par terre jusqu'à Constantinople, à pied. Il y avait
-beaucoup de beaux pays à traverser. Nina objectait qu'elle avait déjà
-les os un peu durs pour courir si loin, et l'Africain, ne sachant
-comment s'y prendre pour la convaincre, lui disait:
-
-«Espagne, terre d'ingratitude.... Courons au loin où les pays sont
-bons.»
-
-Quand ils eurent soupé, ils se rendirent à la maison de Bernarda, où
-ils prirent deux lits, pour deux réaux l'un, dans les dortoirs d'en
-bas. Almudena fut très agité toute la nuit, ne pouvant arriver à dormir
-et continuant à divaguer sur le petit voyage à Jérusalem, et Benina,
-pour le calmer, dut lui dire qu'elle consentait à entreprendre ce
-grand voyage. Inquiet et tout endolori, comme si sa couche eût été
-remplie de pointes très aiguës, Mordejaï ne faisait que se retourner de
-côté et d'autre, se plaignant de piqûres à la peau très douloureuses,
-qui, il faut l'avouer, provenaient uniquement de cette misère qui se
-combat avec la poudre insecticide. Peut-être cela provenait-il aussi
-d'une forme étrange que prenait sa fièvre et qui se manifesta le
-lendemain par une forte irruption toute rouge sur les bras et sur les
-jambes. Le malheureux ne cessait de se gratter avec fureur et Benina
-l'emmena dans la rue, espérant que l'air libre et l'exercice lui
-procureraient un peu de soulagement. Après avoir vaqué en mendiant,
-pour ne pas en perdre l'habitude, ils arrivèrent à la rue San-Carlos,
-et Benina monta voir Juliana, qui devait lui donner ses affaires, et
-les lui donna effectivement en un paquet, ajoutant que, tandis qu'elles
-allaient pétitionner pour son entrée à la Miséricorde, elle ferait bien
-de se loger dans quelque maison bon marché avec ou sans son homme,
-bien que, certainement, pour son décorum, il conviendrait certes mieux
-qu'elle abandonnât sa compagnie et une conduite aussi indécente. Elle
-ajouta que, lorsqu'elle se serait bien débarrassée de toute la saleté
-et la vermine qu'elle avait rapportées du Pardo, elle pourrait venir
-rendre visite à doña Paca, qui la recevrait avec joie; mais toutefois
-il ne fallait pas qu'elle songeât à vivre de nouveau avec elle, parce
-que les enfants s'opposaient à cela, désirant que leur mère fût bien
-servie et que ses affaires fussent administrées régulièrement. La brave
-femme approuva tout, se trouvant en présence d'une volonté supérieure
-contre laquelle elle sentait qu'il n'y avait point à lutter.
-
-Juliana n'était pas une mauvaise femme; dominatrice, cela, oui; avide
-de montrer les grandes aptitudes de gouvernement que Dieu lui avait
-départies, femme à ne point lâcher d'aucune manière la proie qui lui
-était tombée entre les mains. Pourtant elle ne manquait point d'amour
-du prochain; elle avait compassion de Benina et, cette dernière ayant
-dit que le Maure l'attendait en bas, elle désira le voir et le juger
-par ses propres yeux. Que l'aspect du pauvre Africain lui parût digne
-de pitié, elle le fît bien voir par son geste et sa figure et par
-l'accent avec lequel elle dit:
-
-«Certainement, je le connaissais, cet homme, pour l'avoir vu souvent
-mendiant dans la rue du Duc-d'Albe. Il est bien pris et bien amoureux.
-N'est-ce pas, monsieur Almudena, que vous aimez les petites femmes?
-
---Moi aimer Benina chérie.
-
---Aïe, aïe.... Pauvre Benina, vous êtes tombée sur une mauvaise mouche?
-Si vous le faites par charité, en vérité je vous le dis, vous êtes une
-sainte.
-
---Le pauvret est malade et incapable de se tirer d'affaire tout seul.»
-
-Et comme le Maure, accablé de démangeaisons sur les bras et sur la
-poitrine, se servait de ses doigts comme d'un peigne pour se gratter,
-la piqueuse de bottines s'approcha pour regarder ses bras qui étaient
-nus, ses manches étant relevées.
-
-«Ce que ce malheureux a, s'écria-t-elle avec vivacité, c'est la
-lèpre, Jésus! et quelle lèpre, madame Benina! J'en ai vu un autre
-cas; un pauvre qui était aussi un Maure, mendiant lui-même, d'Oran,
-qui demandait la charité à la Puerta Cerrada, près de la boutique de
-mon beau-père. Et il était dans un tel état qu'il n'y avait chrétien
-consentant à l'approcher et qu'aucun hôpital ne voulait le recevoir....
-
---Cela me pique! cela me pique beaucoup!» C'était tout ce que le
-malheureux pouvait dire en se passant les ongles des épaules à la main
-comme un peigne au travers d'une chevelure emmêlée.
-
-Dissimulant son dégoût, pour ne pas attrister le pauvre couple, Juliana
-dit à Benina:
-
-«Pourvu que vous n'attrapiez rien avec ce type! Car vous savez que
-cette maladie est contagieuse. Vous vous mettez dans une jolie
-affaire, oui, madame: bonne, jolie, et qui ne vaut pas cher.... Vous
-êtes plus sotte que l'ânesse qui fait le beurre, ou je ne m'y connais
-point!»
-
-Nina montra d'un regard non moins expressif sa commisération pour
-le pauvre aveugle et sa décision de ne point l'abandonner, et sa
-résignation pour tous les maux ou calamités que le Seigneur voulait
-lui envoyer. En ce moment, Antonio Zapata, qui retournait chez lui,
-vit sa femme au milieu de ce groupe et, très empressé, la rejoignit
-et, s'étant mis au courant de la conversation, il donna à Benina le
-conseil de conduire le Maure à la consultation des maladies de peau à
-Saint-Jean-de-Dieu.
-
-«Il vaudrait mieux pour lui le renvoyer dans son pays, affirma Juliana.
-
---Loin, loin, dit Almudena, nous irions à Jérusalem.
-
---Ce n'est pas mal. «De Madrid à Jérusalem ou la famille de l'oncle
-Maroma....» Bien, bien. Ah! autre chose, ma petite femme, tu ne vas pas
-te fâcher et crier. Je n'ai pas pu faire tes commissions, parce que....
-Ne te fâche pas, je te prie.
-
---Parce que tu es allé jouer au billard, espèce de canaille! Monte,
-passe devant, nous allons régler nos comptes.
-
---Je ne peux pas monter parce qu'il faut que je retourne chez ce diable
-de déménageur.
-
---Que dis-tu encore, canaille?
-
---Qu'il ne veut pas donner la grande voiture à moins de quarante réaux
-et, comme tu m'as dit que tu ne voulais pas payer plus de trente....
-
---J'irai le voir, moi. Ces hommes ne servent jamais à rien. N'est-ce
-pas, Nina?
-
---C'est vrai. Que se passe-t-il? Madame déménage?
-
---Oui, femme, mais cela ne pourra pas se faire aujourd'hui, parce que
-ce serin de mari que Dieu m'a donné, sorti avant huit heures pour
-arrêter la maison et les voitures de déménagement, rentre, comme vous
-le voyez, seulement maintenant et sans avoir rien fait de ce que je lui
-avais dit.
-
---J'ai assez couru cependant, ma petite. A neuf heures j'arrivais à la
-maison de maman avec le bail pour lui faire signer. Tu vois si cela
-faisait gagner du temps. Mais tu sais ce qui m'a retardé, l'accident
-de Frasquito Ponte, qui nous a fait une peur terrible? C'est avec
-grand'peine que nous avons pu, Polidor et moi, le ramener chez lui.
-Dieu sait comment va l'homme et quelle confusion dans la tête il doit
-avoir après cette effroyable culbute d'hier!»
-
-Également intéressées à la bonne et à la mauvaise fortune du fils
-d'Algeciras, Benina et Juliana écoutèrent avec grande attention ce
-qu'Antonio leur raconta des funestes conséquences de la chute du
-cavalier au Pardo. Quand ils le virent par terre, après qu'il eût été
-désarçonné par cette rosse, ils crurent tout de suite que le pauvre
-cavalier avait terminé sa carrière mortelle. Mais à peine relevé,
-Frasquito recouvra, comme quelqu'un qui ressuscite, le mouvement et la
-parole, et, s'assurant qu'il n'avait aucun coup à la tête, ce qui eût
-été le plus dangereux, et se palpant tout le corps, il leur dit:
-
-«Ce n'est rien, absolument rien, messieurs, touchez-moi, je n'ai point
-le plus léger accroc.»
-
-Si au premier abord il semblait ne rien avoir aux bras ni aux jambes,
-car sûrement il n'avait rien de cassé, néanmoins il souffrait beaucoup
-de sa jambe gauche qui avait dû heurter violemment le sol. Mais ce
-qu'il y eut de plus étrange, c'est qu'à peine relevé il se mit à parler
-d'une façon tout à fait incohérente et impétueuse, rouge comme un coq,
-tremblant, très excité et la langue embarrassée. Ils le reconduisirent
-en voiture à son logis, espérant que le repos absolu l'aurait rétabli:
-ils lui avaient frotté tout le corps avec de l'arnica et, après l'avoir
-couché, ils étaient partis.... Mais le malheureux, d'après ce qu'ils
-apprirent de son hôtesse, ne voulut pas rester au lit et, s'habillant
-précipitamment et sortant aussitôt de la maison, il s'était rendu à
-la maison de Boto, où il était resté très tard et avait fait grand
-scandale, causant avec tout le monde, provoquant avec la plus grande
-insolence tous les pacifiques consommateurs. Cela était si contraire
-au naturel pacifique de Frasquito, à sa timidité habituelle et à sa
-bonne éducation que sûrement il devait avoir une grave perturbation
-cérébrale, suite du choc qu'il avait subi. On ne savait point où il
-avait pu passer le reste de la nuit: on croit qu'il avait parcouru
-les rues de Mediodia-Grande et Chica en menant grand tapage. Ce qui
-est certain, c'est que, peu après l'arrivée d'Antonio et de Polidor
-chez doña Francisca, Frasquito était entré très agité, la face
-congestionnée, les yeux brillants et qu'à la plus grande surprise et
-consternation de ces dames, il avait commencé, la bouche légèrement
-tordue, à proférer les discours les plus extravagants. Moitié
-persuasion, moitié force, ils étaient parvenus à l'arracher de là et à
-le reconduire chez lui où ils le laissèrent, recommandant à la patronne
-de veiller sur lui comme elle pourrait et de lui donner à manger.
-Parmi les lubies revenant avec le plus de ténacité dans ses discours,
-figurait celle de répéter que son honneur exigeait qu'il demandât
-raison au Maure pour avoir affirmé publiquement que lui, Frasquito,
-faisait la cour à Benina. Plus de vingt fois il s'était précipité dans
-la rue Mediodia-Grande, à la recherche de M. don Almudena pour le
-provoquer et lui remettre sa carte; mais le Marocain s'esquivait et ne
-se laissait voir nulle part. Certainement il était parti pour son pays
-par crainte, ayant appris la fureur de Ponte.... Mais il était décidé à
-ne s'arrêter que lorsqu'il l'aurait découvert et obligé à remplir ses
-devoirs de gentilhomme, en quelque endroit de l'Atlas qu'il fût allé se
-cacher.
-
-«Si le joli galant vient, dit le Maure, riant à se décrocher les
-mâchoires, les coins de sa bouche rejoignant ses oreilles, c'est moi
-qui lui flanquerai une volée de coups de bâton!
-
---Pauvre don Frasquito!... infortuné, pauvre âme de Dieu! s'exclama
-Nina croisant les mains. J'ai toujours eu peur qu'il ne finît ainsi....
-
---Vieux fou! dit la Juliana. Et à nous autres qu'importe que cette
-vieille peinture d'homme tombe en enfance ou non? Savez-vous ce que
-je vous dis? Tout cela provient des drogues qu'il se fourre sur la
-tête, qui sont des poisons et attaquent sa cervelle. Mais ne perdons
-pas davantage notre temps. Antonio, retourne à la rue Impériale et
-dis qu'on prépare tout pour le départ; pendant ce temps j'irai voir
-si l'on peut ajuster les choses pour la voiture de déménagement, cet
-après-midi. Nina, va avec Dieu et garde-toi de la contagion. Tu sais?
-Hélas! ma fille, c'est un grand danger dans l'état de malpropreté où tu
-es? Vois? Tu commences à supporter les conséquences du mauvais pas où
-tu t'es mise en n'écoutant pas mes bons conseils. Doña Paca m'avait dit
-qu'elle te permettrait de venir la voir. Elle désire te voir, la pauvre
-femme. Je l'ai autorisée à le faire et, aujourd'hui, je songeais à te
-ramener avec moi.... Mais, véritablement, je ne puis plus m'y résoudre
-en présence de cette peste, je ne puis continuer à te fréquenter....
-J'avais arrêté que tu viendrais tous les jours pour recevoir la
-desserte de la table dans la maison de celle qui fut ta maîtresse....
-
---Vous avez changé d'idée?
-
---Oui, oui, la desserte sera pour toi..., mais... tu verras ce que tu
-dois faire.... Tu te trouveras en bas à la porte à l'heure que je te
-fixerai et ma cousine Hilaria te la descendra et te la donnera... en se
-frottant le moins possible à toi....
-
-«Tu comprends, n'est-ce pas?.... Chacun a ses scrupules.... Tout
-le monde n'a pas ton estomac, Nina, à l'épreuve de la bombe.... Et
-maintenant....
-
---J'ai compris..., madame Juliana. Que Dieu vous-garde!»
-
-
-
-
-XXXIX
-
-
-Toutes les infortunes venaient battre le cœur de Benina comme les
-vagues errantes qui viennent se briser sur un dur rocher. Elles se
-brisent avec fracas, se taisent, se changent en blanche écume, et puis,
-plus rien. Chassée et repoussée par la famille qu'elle avait soutenue
-seule dans les jours de triste misère et de douleurs sans nombre, elle
-ne tarda point à se remettre du coup que lui avait porté une si noire
-ingratitude. Sa conscience lui donna d'ineffables consolations; elle
-regarda la vie de la hauteur où l'avait transportée son mépris de
-l'humaine vanité; elle sourit des petits côtés ridicules des êtres qui
-la torturaient, et son âme s'éleva grande et forte. Elle remportait un
-glorieux triomphe; elle se sentait victorieuse après avoir perdu la
-bataille sur le terrain matériel. Mais les satisfactions intimes de la
-victoire ne la privèrent pas un seul instant de son don d'organisatrice
-et, attentive aux choses pratiques, elle songea, aussitôt après avoir
-quitté Juliana, à tout ce qui pouvait être nécessaire pour la vie
-matérielle de tous deux. Il était indispensable de trouver un logis,
-ensuite de s'occuper des soins à donner à Mordejaï et à sa peste ou
-maladie, quelle qu'elle fût, car l'abandonner dans l'état où il était,
-cela, elle ne le ferait pour rien au monde, même au risque d'attraper
-la contagion. Elle se dirigea vers Santa-Casilda et, trouvant vide le
-logement autrefois occupé par le Maure avec la Pedra, elle le prit.
-Heureusement, la pocharde était partie pour vivre avec la Diega à la
-Cava de San-Miguel derrière la Escalerilla.
-
-Installés en cet endroit qui était vraiment assez commode, la première
-chose que fit Benina, ce fut d'aller chercher de l'eau en quantité et
-de se laver et savonner à fond tout le corps; c'était une coutume à
-laquelle elle ne manquait jamais chez doña Paca. Puis elle s'habilla
-proprement. Le bien-être qu'elle éprouva, le soulagement de son corps
-se confondaient d'une certaine façon avec la paix de sa conscience,
-dans laquelle elle sentait mêmement quelque chose comme une fraîcheur
-et une limpidité absolues et réconfortantes.
-
-Elle s'occupa ensuite de mettre en ordre le pauvre logis et, avec le
-peu d'argent qui lui restait, elle sortit faire ses achats et rentra
-préparer un bon petit repas pour Mordejaï. Elle songeait à le mener
-le jour suivant à la consultation et elle le lui dit, l'aveugle
-acquiesçant sans discussion à tout ce qu'elle voulait.
-
-Tout en le faisant manger, elle l'entretenait et le calmait par de
-douces paroles et de bonnes espérances, lui disant que certainement
-elle irait comme il le désirait à Jérusalem avec lui et même plus
-loin encore, aussitôt qu'il aurait recouvré la santé. Tant que ses
-démangeaisons ne l'auraient point quitté, il ne fallait pas songer
-à voyager. Ils vivraient tranquilles, lui à la maison, elle allant
-mendier toute seule pour se procurer de quoi vivre. Dieu, certainement,
-ne voudrait pas les laisser mourir de faim. L'aveugle fut si content
-du plan combiné et proposé par son intelligente amie et de toutes ses
-affectueuses paroles qu'il se mit à chanter la mélopée arabe qu'il
-avait fait entendre à Benina lors de sa retraite; mais, comme, en
-fuyant avec elle lorsqu'ils avaient été poursuivis à coup de pierres,
-il avait perdu sa petite guitare, il ne pouvait plus s'accompagner des
-sons plaintifs de cet instrument. Ensuite, il proposa à sa compagne
-de brûler des parfums, ce à quoi elle consentit volontiers, parce que
-cela ferait une fumigation parfumée et aromatisée qui ne pourrait
-qu'assainir leur pauvre logis.
-
-Ils sortirent le jour suivant pour aller à la consultation. Mais,
-comme on leur indiqua une heure éloignée pour l'examen, ils employèrent
-la première partie de la journée à mendier dans les différentes rues,
-en se gardant bien des agents de police, pour ne point tomber encore
-une fois dans les mains de ceux qui lancent le lasso aux mendiants
-comme aux chiens pour les conduire ensuite au dépôt où on les traite
-de même. Nous devons dire que les procédés si ingrats de doña Paca
-n'avaient produit chez Benina ni haine ni rancœur, et que cette
-ingratitude même n'avait pu éteindre chez elle le désir de voir encore
-la pauvre femme que, malgré tout, elle aimait de tout son cœur, comme
-la compagne des amertumes de tant d'années. Elle était anxieuse de la
-voir, quoiqu'elle fût loin de la maison, et, ayant fini de mendier,
-elle se dirigea vers la rue de la Lechuga pour s'assurer, en se tenant
-à une distance respectueuse, si oui ou non, la famille était en train
-de déménager ou si elle était déjà partie. Elle arriva à temps! La
-voiture était devant la porte et les déménageurs la remplissaient avec
-cette barbare prestesse avec laquelle ils ont coutume de traiter cette
-opération.
-
-De l'endroit où elle guettait, Benina reconnut les vieux meubles
-décrépits, cassés, et elle ne put réprimer son émotion en les
-contemplant. Ils étaient comme siens, ils avaient fait partie de son
-existence, et, en eux, elle voyait comme dans un miroir l'image de ses
-joies et de ses tristesses et elle pensait que, s'ils l'avaient aperçue
-dans son coin, les pauvres débris lui auraient dit certainement quelque
-chose ou auraient pleuré avec elle. Mais ce qui l'impressionna bien
-davantage, ce fut de voir sortir doña Paca et Obdulia avec Polidor et
-Juliana, se rendant à la maison nouvelle, pendant que les élégantes
-servantes restaient dans l'ancienne et s'occupaient de l'enlèvement des
-petits objets de l'appartement.
-
-Profondément troublée et émue, Benina se cacha sous une porte cochère
-d'où elle pouvait voir sans être vue. Comme doña Paca lui parut
-diminuée! Elle avait un vêtement neuf; mais si mal fait que la pauvre
-femme avait l'air habillée par charité. Elle avait la tête couverte
-d'une mantille et Obdulia portait avec ostentation un affreux petit
-chapeau couvert de plumes et d'ornements de mauvais goût. Doña
-Paca marchait lentement, le regard fixé au sol, toute rembrunie,
-mélancolique, comme si elle eût été arrêtée et conduite par des gardes
-civils. La petite riait en causant avec Polidor. Derrière s'avançait
-Juliana, gourmandant chacun et les poussant pour qu'ils marchassent
-plus vite, la route étant longue. Il ne lui manquait absolument qu'une
-gaule pour qu'elle eût tout à fait l'air d'une de ces femmes qui mènent
-par les rues, la veille de Noël, des troupeaux de dindons. Comme le
-despotisme se faisait sentir jusque dans ses moindres mouvements! Doña
-Paca était la chose humble qui va sans résistance partout où on la
-mène, même à la boucherie; Juliana, le pasteur qui guide et conduit. On
-les vit disparaître par la plaza Mayor, la rue de Botoneras.... Benina
-fit quelques pas pour voir encore le triste convoi, et, quand elle les
-eut perdus de vue, elle essuya les larmes qui inondaient son visage.
-
-«Ma pauvre maîtresse, dit-elle à l'aveugle quand elle le rejoignit, je
-l'aime comme une sœur, parce que nous avons supporté ensemble beaucoup
-d'heures tristes. J'étais tout pour elle et elle tout pour moi. Elle
-me pardonnait mes fautes et moi je lui pardonnais les siennes....
-Quelle amère tristesse de voir comme elle s'est mal conduite avec la
-Nina! Elle a l'air de souffrir davantage de son rhumatisme et elle a
-la figure de quelqu'un qui n'aurait pas mangé depuis quatre jours. Je
-la soignais de mon mieux, je la trompais dans son intérêt, lui cachant
-notre misère, ne craignant pas de m'exposer à la honte pour lui donner
-à manger selon son goût et ses habitudes. Enfin, ce qui est passé est
-passé, comme dit l'autre. Allons-nous-en, Almudena, allons-nous-en
-d'ici, et plaise à Dieu que tu te rétablisses promptement pour prendre
-ce petit chemin de Jérusalem qui m'effraye un peu parce que c'est loin.
-En marchant, marchant toujours, mon fils, on finit bien par aller
-d'un bout du monde à l'autre, et si, d'un côté, nous nous procurerons
-le plaisir de prendre l'air et de voir beaucoup de choses nouvelles,
-nous aurons, de l'autre, le plaisir de constater que tout est au fond
-la même chose et que les différentes parties ressemblent au tout,
-c'est-à-dire, comme façon de parler, partout où vivent les hommes, ou
-si l'on veut les femmes, il y a partout ingratitude et égoïsme, et
-qu'il y a aussi des gens qui conduisent les autres et leur imposent
-leur volonté. C'est pour cela que nous devons toujours chercher à faire
-ce que commande notre conscience et laisser les gens se battre pour
-un os, comme les chiens, les autres pour un jouet, comme les enfants,
-ou ceux-ci encore, pour se promener comme les vieux, ou pour rien, et
-ensuite prendre comme les passereaux ce que Dieu met à leur portée....
-Allons-nous-en, Almudena, jusqu'à l'hôpital et chasse toute tristesse.
-
---Moi pas triste, dit Almudena. Je suis toujours heureux quand je suis
-avec toi.... Tu sais tout comme Dieu lui-même. Et moi je t'aime comme
-un bon ange.... Et si tu ne veux point te marier avec moi, eh bien, tu
-seras ma mère et moi ton petit enfant.
-
---Bien, homme, tu m'as l'air très bien.
-
---Tu es comme le palmier du grand désert, très belle; tu es comme
-l'arbre qui donne de l'ombre..., un rêve.... Moi je t'ai nommé _Amri_:
-Mon âme!»
-
-Tandis que la pauvre femme s'acheminait vers l'hôpital, doña Paca et sa
-suite, à l'opposé, arrivaient à la demeure nouvelle, rue de l'Orellana:
-un troisième très propre, avec les tentures et les peintures fraîches,
-bonne lumière, ventilation, belle cuisine et prix convenable pour la
-circonstance. Il parut parfait à doña Francisca, lorsqu'elle arriva
-en haut suffoquée par l'ascension de l'interminable escalier et, s'il
-lui avait paru mal, elle se serait bien gardée de le manifester,
-ayant absolument abdiqué toute volonté et toute opinion personnelles.
-Le caractère flexible, plus que flexible, absolument flasque, de la
-veuve s'était complètement adapté à la manière de sentir et de penser
-de Juliana, et cette dernière, voyant que cette mie de pain se plaçait
-d'elle-même sous ses doigts, en faisait des boulettes. Doña Paca
-n'osait pas respirer sans la permission de son tyran, qui semblait se
-complaire à accabler de ses ordres, pour toute chose, l'infortunée
-veuve. Celle-ci arriva à en avoir une peur d'enfant: elle se sentait
-elle-même une mie de pain dans la main de la piqueuse de bottines et,
-en vérité, cette crainte n'allait pas sans être accompagnée d'une forte
-dose de respect et d'admiration.
-
-La dame se reposait de la grande fatigue de cette journée et tous les
-meubles, objets, pots de fleurs placés dans le nouvel appartement, sous
-le coup d'une tristesse intense qui avait envahi son cœur, elle appela
-son tyran pour lui dire:
-
-«Tu ne m'as pas bien expliqué en marchant ce que tu m'as dit. Que Nina
-compte-t-elle faire de son Maure? T'a-t-il paru bien?»
-
-Juliana fournit à sa sujette les explications demandées sans dire aucun
-mal de Benina, ni la présenter sous un mauvais jour, ce en quoi elle
-fit preuve d'un tact très fin.
-
-«Tu lui as dit en conclusion... qu'elle ne doit pas venir me voir, à
-cause de la contagion de cette sale peste? Tu as très bien fait. Sans
-toi, je me serais trouvée exposée, Dieu sait! à prendre cette affreuse
-maladie.... Tu lui as bien dit aussi qu'elle pourrait prendre les
-restes de nos repas? Mais cela ne suffit pas et j'aurais grand plaisir
-à lui assigner un petit fixe par jour, une piécette, par exemple. Qu'en
-dirais-tu?
-
---Je dis que, si nous commençons avec de pareilles prodigalités, nous
-allons promptement reprendre le chemin du Mont-de-Piété. Non, non, une
-piécette, c'est une piécette.... Nina aura bien assez avec deux réaux.
-C'est mon opinion et, si vous faites plus, je m'en lave les mains.
-
---Deux réaux, deux, tu as dit.... Oui, tu as raison, c'est assez. Tu ne
-sais pas les miracles que fait Nina avec une demi-piécette.»
-
-En ce moment, Daniela accourut, toute tremblante, disant que Frasquito
-sonnait à la porte, et Obdulia, qui l'avait vu à travers le judas,
-disait qu'il ne fallait pas ouvrir afin d'éviter un scandale pareil
-à celui de la rue Impériale. Mais qui diable avait pu lui donner la
-nouvelle adresse? C'était sûrement cet animal de Polidor, et Juliana
-fit le serment de lui arracher une oreille. Mais, par un fâcheux
-contretemps, tandis que Ponte sonnait à la porte, Hilaria montait,
-revenant de son marché, et elle ouvrit avec sa clef, et il fut
-impossible d'empêcher Frasquito d'entrer, et il se présenta devant ces
-femmes épouvantées, le chapeau tiré jusqu'aux oreilles, brandissant sa
-canne, son vêtement en désarroi, tout maculé de terre et de boue. Il
-avait la bouche de travers et traînait péniblement sa jambe droite.
-
-«Pour Dieu, Frasquito, lui dit doña Paca suppliante, ne nous faites pas
-peur. Vous êtes malade, vous devriez aller vous mettre au lit.»
-
-Et Obdulia, arrivant à son tour, lui dit d'une voix déclamatoire:
-
-«Frasquito, une personne comme vous, si distinguée, de si bonne
-société, nous dire ces choses; remettez-vous, rentrez en vous-même.
-
---Señora et madame, dit Ponte, enlevant avec la plus grande difficulté
-son chapeau, je suis un chevalier et je me vante de savoir me conduire
-avec des femmes élégantes; mais, comme ce bruit absurde est parti
-d'ici, je viens demander des explications. Mon honneur l'exige....
-
---Et qu'avons-nous à voir, nous autres, avec l'honneur d'un personnage
-comme vous? s'écria Juliana. Allez, c'est d'une personne mal élevée
-que de manquer ainsi aux dames! L'autre jour, elles étaient pour vous
-impératrices et reines, et aujourd'hui....
-
---Et maintenant, dit Ponte effrayé et tremblant tant soit peu devant
-l'accent énergique de Juliana comme roseau battu par le vent, et
-maintenant je ne manque point au respect dû aux dames. Obdulia est
-une dame, doña Francisca une autre dame. Mais pourtant, toutes dames
-qu'elles sont, elles m'ont calomnié; elles m'ont blessé dans les
-sentiments les plus purs de mon être, en soutenant que j'ai fait la
-cour à Benina... et que je l'ai poussée vers un amour déshonnête
-pour la faire manquer avec moi à la fidélité qu'elle doit à ce noble
-chevalier de l'Arabie.
-
---Comment voulez-vous que nous ayons dit pareille sottise?
-
---Tout Madrid le répète.... C'est d'ici, de ce salon, qu'est sortie
-cette indigne calomnie. On m'accuse d'un crime abominable: d'avoir
-osé lever un œil déshonnête sur un ange aux ailes immaculées. Or,
-vous saurez que je respecte les anges: si Nina avait été une créature
-mortelle, je ne l'aurais pas respectée, parce que je suis un homme....
-J'ai aimé des femmes à la chevelure rouge ou noire, mariées, veuves
-ou demoiselles, et nulle ne m'a résisté..., car j'ai toujours été
-la beauté même.... Mais je n'ai séduit aucun ange et je n'en veux
-séduire aucun.... Sachez-le, Francisca, sachez-le, Obdulia..., la Nina
-n'est pas de ce monde..., la Nina appartient au ciel.... Habillée
-en pauvresse, elle est allée mendier pour nous faire vivre, vous
-et moi.... Et la femme qui a fait cela, je ne la séduis pas, je ne
-peux pas la séduire, je ne puis pas en être amoureux...; ma beauté
-est humaine, la sienne est divine: mon splendide visage est pétri de
-chair humaine et le sien d'essence divine, de céleste lumière.... Non,
-non, non, je ne l'ai pas séduite, elle ne m'a point appartenu, elle
-appartient à Dieu. Je vous le dis en vérité, Curra Juarez de Ronda, à
-vous qui maintenant ne pouvez plus remuer, tant votre corps est accablé
-par le poids de l'ingratitude.... Moi, parce que je suis reconnaissant,
-je me sens léger comme plume au vent et je vole..., vous le voyez....
-Vous êtes, vous, de plomb, parce que vous êtes ingrate et vous ne
-pouvez quitter le sol..., vous le voyez bien.»
-
-Consternées, mère et fille poussaient des cris, demandant secours aux
-voisins. Mais Juliana, plus courageuse et plus expéditive, ne pouvant
-entendre avec calme les divagations du malheureux Ponte, se jeta sur
-lui furieuse et, le saisissant par le revers de son vêtement, elle le
-foudroya de ses regards et de sa parole:
-
-«Si vous ne filez pas tout de suite hors de cette maison, espèce de
-macaque, je vous préviens que je vous flanque par la fenêtre.»
-
-Et sûrement elle l'aurait fait, si Hilaria et Daniela ne s'étaient
-précipitées sur le pauvre fils d'Algeciras et ne l'avaient point, en
-deux ou trois mouvements, jeté hors de la porte.
-
-Le portier et quelques voisins, attirés par cette algarade, se
-présentèrent alors et, voyant ces renforts, les quatre femmes sortirent
-sur le palier, pour expliquer que cet homme avait perdu le jugement
-et, de la personne la mieux élevée et la plus distinguée, il s'était
-brusquement transformé en un être importun et dévergondé. Frasquito
-descendit clopin-clopant un étage et, se retournant et levant les yeux
-vers l'étage supérieur, il s'écria:
-
-«Ingrate! ingrrr....»
-
-Il lui fut impossible d'achever la parole commencée et une violente
-contorsion dénota cette impossibilité. Il ne sortit plus de sa
-bouche qu'un son âpre et désordonné, comme si une main invisible
-l'avait étranglé. Tous les assistants virent son visage se décomposer
-horriblement: les yeux lui sortaient de la tête et sa bouche tordue et
-de travers rejoignait son oreille. Il battit l'air de ses bras, poussa
-un dernier cri plein d'angoisse et tomba comme une masse. A la chute de
-son corps tout l'escalier fut secoué de haut en bas.
-
-On se mit à quatre personnes pour le remonter dans l'appartement et
-porter secours à ce pauvre malheureux. Mais Juliana l'ayant tâté
-s'écria sèchement:
-
-«Il est plus mort que mon grand-père.»
-
-
-
-
-ÉPILOGUE
-
-
-Juliana était certainement le plus bel exemple des admirables effets de
-la volonté humaine pour le gouvernement des plus grandes comme des plus
-petites choses, dans les réunions d'êtres humains. Femme n'ayant reçu
-aucune éducation première, sachant à peine lire et écrire, elle avait
-reçu de la nature ce don très rare de savoir organiser l'existence
-et régir toutes les actions d'une série de personnes. Si une famille
-plus importante que celle des Zapata lui était tombée dans les mains,
-dans les mêmes conditions, elle s'en serait tirée tout aussi bien,
-elle aurait gouverné une île, un État, elle aurait toujours monté,
-grandissant toujours. Dans la petite île de doña Francisca elle établit
-d'une main ferme la régularité du gouvernement et de la gestion
-financière et chacun marchait droit, sans que personne osât enfreindre
-ses ordres irrévocables. Il faut dire que, pour obtenir ce précieux
-résultat, elle avait recours au gouvernement absolu dans toute sa force
-et qu'elle pratiquait le régime de la terreur dans toute sa pureté. Son
-génie n'admettait pas la plus timide observation, sa volonté faisait
-loi et le bâton était son seul effort de logique.
-
-Avec les caractères si faibles de la mère et des enfants, ce régime
-réussissait à merveille; il avait déjà fait ses preuves avec Antonio.
-Elle en était arrivée à une telle domination sur doña Francisca que la
-pauvre veuve n'aurait pas osé dire un _Pater noster_ sans l'agrément de
-son dictateur et, lorsqu'elle allait pousser un soupir, son regard se
-portait sur elle, semblant lui dire:
-
-«N'est-ce pas que tu ne trouves pas mauvais que je pousse un tout petit
-soupir?»
-
-Juliana était obéie aveuglément en tout par sa belle-mère excepté sur
-un point. Elle lui recommandait de secouer sa tristesse et, quoique
-l'esclave répondît que oui, il était facile de voir que l'ordre ne
-s'exécutait point. La veuve de Zapata abordait l'époque prospère de son
-existence avec la tête affaiblie, les yeux morts, le regard toujours
-vague, perdu dans le monde extérieur, le corps avachi, se confinant
-chaque jour davantage dans l'indolence la plus absolue, l'appétit nul,
-l'humeur taciturne, l'esprit fermé, les idées noires.
-
-Quinze jours à peine après l'installation de doña Francisca dans la
-rue d'Orellana, la maîtresse de toutes choses décida que son autorité
-serait plus forte et son pouvoir plus efficace si l'on demeurait
-tous ensemble, général et subalternes. La translation eut lieu et
-Juliana amena son humble mobilier, sa marmaille et elle-même; mais,
-préalablement, il avait fallu mettre dehors les pots de fleurs et les
-caisses de plantes et remercier Daniela, qui vraiment était un luxe
-inutile. A ses fonctions de grand chancelier Juliana joignit celles de
-femme de chambre et de peigneuse de sa belle-mère et de sa belle-sœur.
-Ainsi tout se trouva réglé à la maison.
-
-Mais, comme il n'y a point de félicité complète en ce monde, dans le
-mois même ou à peu près du déménagement, marqué dans les éphémérides
-zapatesques par la mort de don Frasquito Ponte Delgado, Juliana
-commença à ressentir dans sa façon d'être une altération fort
-extraordinaire. Elle, qui pour la luxuriante exubérance de sa santé
-s'était toujours comparée elle-même à une mule, tomba tout d'un
-coup dans un genre de souffrance absolument contraire à sa nature
-parfaitement équilibrée. Qu'était-ce? Cela se traduisait par des
-troubles nerveux et des atteintes d'hystérie, affection dont Juliana
-s'était ressentie plus d'une fois déjà, l'attribuant à des caprices de
-femme trop gâtée ou à des troubles imaginaires que la tendresse d'un
-mari savait seule guérir.
-
-Le mal de Juliana débuta par des insomnies absolument rebelles. Elle
-se levait le matin sans avoir pu fermer l'œil de toute la nuit. Peu
-de jours après, elle avait commencé à perdre l'appétit et, enfin,
-à la perte de sommeil se joignirent promptement des agitations et
-des terreurs extraordinaires dans l'obscurité et, de jour, une
-mélancolie noire, pesante, funèbre. Ce qu'il y eut de pire pour la
-famille, ce fut que ces malaises ne changèrent absolument rien aux
-habitudes despotiques de la gouvernante et ne firent au contraire que
-les aggraver. Antonio lui proposa de la conduire à la promenade et
-elle l'envoya promener à tous les diables. Elle devint tout à fait
-désagréable, mal embouchée, grossière et insupportable.
-
-Enfin, ses monomanies hystériques se réduisirent à une seule, l'idée
-que ses enfants ne se portaient point bien. L'apparence extrêmement
-robuste des enfants ne servait à rien. Avec les précautions
-extraordinaires qu'elle prit pour leur santé et les soins multiples
-qu'elle leur prodiguait, elle les tourmentait incessamment et elle
-n'arrivait qu'à les faire pleurer à tout propos. La nuit, elle sautait
-à bas de son lit, assurant que les enfants avaient été assassinés et
-nageaient dans le sang. S'ils toussaient, c'était qu'ils étaient prêts
-à étouffer; s'ils mangeaient mal, ils étaient empoisonnés.
-
-Un matin, elle sortit précipitamment avec son châle et sa mantille et
-se rendit aux quartiers du sud, pour trouver Benina avec laquelle elle
-voulait causer. Et elle marcha plusieurs heures avant de la rencontrer,
-car elle ne passait point son temps à Santa-Casilda, mais bien dehors
-dans les quartiers de la Carretera de Tolède, à main gauche du pont.
-Elle la trouva enfin là, après l'avoir cherchée de tous côtés au milieu
-de ces rues enchevêtrées. La vieille vivait avec le Maure dans une
-petite maison qui avait l'air d'une cabane située au sud des terrains
-qui dominent la Grand'Rue.
-
-Almudena allait de mieux en mieux avec sa terrible maladie de peau;
-mais son visage était encore couvert d'horribles pustules. Il ne
-sortait pas de la maison et la pauvre vieille allait tous les matins
-gagner sa vie en mendiant à San-Andres. Juliana ne fut pas peu surprise
-de la voir en apparence de bonne santé et toujours gaie, l'esprit
-serein et acceptant sans récrimination son sort.
-
-«Je viens vous gronder, madame Benina, lui dit-elle en s'asseyant sur
-un banc de pierre qui se trouvait contre la maison, près d'une auge où
-la pauvre femme lavait son linge, tandis que le vieil aveugle était
-assis assez loin à l'ombre. Oui, madame, parce qu'il était convenu
-que vous viendriez prendre la desserte à la maison et vous n'avez pas
-encore paru et nous n'avons plus vu votre figure.
-
---Je vous dirai, madame Juliana, répliqua Nina, ce n'est pas parce que
-je méprise votre offre, mais c'est parce que j'ai pu m'en passer. J'ai
-les restes d'une autre maison, avec ce que je gagne, cela me suffit,
-et vous pouvez bien en faire cadeau à un autre pauvre, et, pour votre
-conscience, ce sera tout comme.... Que voulez-vous savoir? Qui me donne
-à manger? Eh bien, je dois cette aumône bénie à don Romualdo Cédron....
-Je l'ai connu à San-Andres, où il dit la messe.... Oui, madame: don
-Romualdo qui est un saint, pour que vous le sachiez.... Et je suis
-sûre, après beaucoup de réflexions, que ce n'est point le don Romualdo
-que j'avais inventé, mais bien un autre qui ressemble au mien comme
-deux gouttes d'eau. Souvent on invente une chose qui devient vérité le
-lendemain, ou bien les vérités, avant d'être des vérités, commencent
-par être des mensonges très grossiers.... Vous le savez peut-être?»
-
-La piqueuse de bottines déclara qu'elle était enchantée de tout ce
-qu'elle venait d'entendre et, étant donné que don Romualdo lui venait
-en aide, doña Paca et elle donneraient les restes de la table à
-d'autres malheureux.
-
-«Mais j'avais autre chose à vous dire. Je suis votre débitrice, Benina,
-car ma belle-mère, que je conduis avec un fil de soie, a décidé de vous
-allouer une petite pension de deux réaux par jour.... Comme je ne vous
-ai pas vue nulle part, je n'ai pas pu régler avec vous et voici quinze
-piécettes qui font le mois entier, madame Benina.
-
---Cela, je l'accepte volontiers, oui, madame, cela n'est pas à
-mépriser.... Ces piécettes me tombent du ciel, dit Nina toute joyeuse,
-car j'ai une dette avec la Pitusa, rue du Mediodia-Grande, et je
-la paye avec ce que je peux réunir et avec une piécette par douro
-d'intérêt. Avec cela, j'aurai remboursé pas loin de la moitié. Des
-coups de pierre de cette nature, que le Seigneur m'en envoie chaque
-jour, madame Juliana. Vous savez, je vous suis très reconnaissante:
-puisse le Seigneur vous le rendre en santé pour vous, pour votre mari
-et pour vos enfants!»
-
-Avec un flux de paroles abondantes, nerveuses et tant soit peu
-hyperboliques, Juliana assura qu'elle n'avait plus de santé; qu'elle
-souffrait d'un mal aussi étrange qu'incompréhensible. Mais elle le
-supportait avec patience, sans se préoccuper en rien de cet état. Ce
-qui l'inquiétait, ce qui faisait de son existence un atroce supplice,
-c'était la peur que ses enfants tombassent malades. Ce n'était point
-seulement une idée ou une crainte; elle était sûre que si Antonio et
-Paquito tombaient malades..., ils mourraient infailliblement.
-
-Benina chercha à lui enlever de la tête pareilles idées, mais l'autre
-ne se laissa point convaincre et, la quittant brusquement, elle reprit
-le chemin de Madrid. Grande fut la surprise de Benina et du Maure de
-la voir apparaître le lendemain matin, de très bonne heure, agitée,
-tremblante, les yeux brillants. Le dialogue fut bref, mais rempli de
-matière psychologique.
-
-«Qu'as-tu, Juliana, lui demanda Benina la tutoyant pour la première
-fois.
-
---Que veux-tu que j'aie? si ce n'est la peur de la mort de mes enfants.
-
---Ah! mon Dieu, ils sont malades?
-
---Oui, c'est-à-dire, non: ils sont bien. Mais je suis tourmentée par
-l'idée qu'ils vont mourir.... Ah! Nina de mon âme, je ne puis chasser
-cette idée. Je ne fais que pleurer, et encore pleurer, vous le voyez....
-
---Oui, je le vois bien. Mais, si ce n'est qu'une idée, il faut te
-l'ôter de la tête, femme.
-
---Je viens pour ceci encore, madame Benina, parce que cette nuit il
-m'est venu l'idée que vous seule pouviez me guérir.
-
---Et comment?
-
---En me persuadant que je ne dois point me figurer que mes petits
-peuvent mourir..., en m'ordonnant de le croire.
-
---Moi?
-
---Si vous me l'affirmez, je le croirai et je me guérirai de cette
-maudite préoccupation..., parce que..., je le dis franchement, je suis
-mauvaise, je suis une pauvre pécheresse....
-
---Eh bien, alors, Juliana, c'est chose facile de te guérir. Je
-t'affirme que tes enfants ne vont pas mourir, que tes enfants sont
-sains et robustes.
-
---Voyez.... La joie que j'éprouve m'est une certitude que vous savez ce
-que vous dites.... Nina, Nina, vous êtes une sainte.
-
---Je ne suis pas une sainte. Mais tes enfants sont bien et ne souffrent
-d'aucun mal.... Ne pleure pas... va-t'en chez toi, et ne pèche plus.
-
-
-FIN
-
-
-41 894.--Paris, Imprimerie LAHURE, rue de Fleurus, 9.
-
-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MISÉRICORDE ***
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- <body>
-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>Miséricorde</span>, by Pérez Galdós</p>
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
-at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you
-are not located in the United States, you will have to check the laws of the
-country where you are located before using this eBook.
-</div>
-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: <span lang='fr' xml:lang='fr'>Miséricorde</span></p>
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Pérez Galdós</p>
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Translator: Maurice Bixio</p>
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Contributor: Alfred Morel-Fatio</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: July 24, 2022 [eBook #68603]</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p>
- <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Ramón Pajares, Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)</p>
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>MISÉRICORDE</span> ***</div>
-
-<hr class="full" />
-
-<p><a href="#note_au_lecteur">Au lecteur</a></p>
-
-<p><a href="#notes">Notes</a>.</p>
-
-<h1>MISÉRICORDE</h1>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="ouvrages">
- <p class="ouvrages1">ŒUVRES DE PEREZ GALDÓS</p>
- <p class="ouvrages2">HORTALEZA 132, MADRID</p>
-
- <hr class="small2" />
-
- <p class="ouvrages3">ROMANS ESPAGNOLS CONTEMPORAINS</p>
-
- <p>La desheredada.—El amigo Manso.—El doctor Centeno.—Tormento.—La
- de Bringas.—Lo prohibido.—Fortunata y Jacinta.—Miau.—La
- Incógnita.—Realidad.—Angel Guerra.—Tristana.—La loca
- de la casa.—Torquemada en la hoguera.—Torquemada en la
- cruz.—Torquemada en el Purgatorio.—Torquemada y San
- Pedro.—Nazarín.—Halma.—Misericordia.—El Abuelo.</p>
-
- <p class="ouvrages3">ROMANS DE LA PREMIÈRE ÉPOQUE</p>
-
- <p>Doña Perfecta.—Gloria.—Marianela.—La familia de León Roch.—La
- Fontana de Oro.—El Audaz.—La Sombra.</p>
-
- <p class="ouvrages3">THÉATRE</p>
-
- <p>Realidad.—La loca de la casa.—La de San Quintín.—Los
- Condenados.—Voluntad.—Doña Perfecta.—La Fiera.</p>
-
- <p class="ouvrages3">ÉPISODES NATIONAUX</p>
-
- <p><i>Première série</i>: Trafalgar.—La Corte de Carlos IV.
- —El 19 de Marzo y el 2 de Mayo.—Bailén.—Napoléon en
- Chamartin.—Zaragoza.—Gerona.—Cádiz.—Juan Martín el Empecinado.—La
- batalla de los Arapiles.—<i>Seconde série</i>: El equipaje del Rey
- José.—Memorias de un cortesano de 1815.—La segunda casaca.—El
- Grande Oriente.—7 de Julio.—Los cien mil hijos de San Luis.—El
- Terror de 1824.—Un voluntario realista.—Los Apostólicos.—Un
- faccioso más y algunos frailes menos.—<i>Troisième série</i>:
- Zumalacárregui.—Mendizábal.—De Oñate á la Granja.—Luchana.—La
- Campaña del Maestrazgo.—La estafeta romántica—Vergara.—<i>En
- preparación</i>: Montes de Oca.—Los Ayacuchos.—Bodas Reales.</p>
-
- <p class="center">41894.—Imprimerie <span class="smcap">Lahure</span>, rue de Fleurus, 9, à Paris.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="titlepage">
- <p class="title1">PEREZ GALDÓS</p>
-
- <hr class="small5" />
-
- <p class="title2">MISÉRICORDE</p>
-
- <p class="title3">ROMAN</p>
-
- <p class="title4">TRADUIT DE L’ESPAGNOL AVEC L’AUTORISATION DE L’AUTEUR</p>
-
- <p class="title5"><i>par Maurice BIXIO</i></p>
-
- <p class="title6">PRÉFACE DE MOREL-FATIO</p>
-
- <div class="figcenter2" style="width: 100px;">
- <img src="images/logo.jpg" alt="" width="100" height="104" />
- </div>
-
- <p class="title7a">PARIS</p>
- <p class="title7b">LIBRAIRIE HACHETTE ET C<sup>ie</sup></p>
- <p class="title7c">79, <span class="smcap">BOULEVARD SAINT-GERMAIN</span>, 79</p>
-
- <hr class="small6" />
- <p class="title7d">1900</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum hidden" id="Page_I">I</span></p>
- <h2 id="ch_1">PRÉFACE</h2>
-</div>
-
-<p>Perez Galdós n’a pas besoin d’être introduit auprès du public
-français. La grande renommée qu’il s’est acquise depuis une trentaine
-d’années dans son pays et l’imposant cortège de ses œuvres lui font
-faire place partout où l’Espagne excite l’intérêt et éveille des
-sympathies. Chez nous, quelques-uns de ses romans de la première
-et de la seconde manière ont été traduits et lui ont valu déjà de
-fervents admirateurs<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>; il est du nombre de ces Latins du Sud que
-nous accueillons avec le plus de plaisir et au contact desquels nous
-aimons parfois à réchauffer et à ragaillardir nos âmes oppressées et
-glacées par les brumes septentrionales. Mais ce que nous connaissons
-de lui n’est qu’un avant-goût de ce que nous désirons et voudrions
-connaître; nos relations n’ont été qu’ébauchées, il nous faut, avec ce
-grand conteur, un commerce plus assidu et intime. Puisse ce livre si
-heureusement choisi par M. Maurice Bixio, puisse ce livre placé sous le
-beau vocable de <i>Miséricorde</i>, tout imprégné d’humaine tendresse,
-d’abnégation et de vaillance, n’être que le premier d’une nouvelle
-série de traductions qui rendront accessibles aux Français tous les
-aspects du talent de Galdós!</p>
-
-<p>Je n’entreprendrai pas ici de les décrire dans ces pages qui doivent
-rester un simple tribut de l’amitié; mais il me semble <span class="pagenum2" id="Page_II">II</span> que je
-pourrai dire au moins ce qui place l’auteur au premier rang des
-romanciers contemporains de l’Espagne et pourquoi ses romans me
-paraissent devoir être particulièrement goûtés en France.</p>
-
-<p>L’œuvre est vaste et variée; à cette heure, plus de soixante volumes,
-dont trente environ appartiennent au genre du roman historique, ou,
-pour mieux dire, forment une sorte de revue rétrospective de l’Espagne
-moderne depuis le commencement du siècle, et que Galdós mènera jusqu’à
-la fin de la guerre carliste, peut-être plus loin encore: suite de
-récits où se rejouent devant nous par les acteurs qui y ont pris une
-part prépondérante les tragédies ou les comédies dont se compose au
-XIX<sup>e</sup> siècle l’histoire de la nation, et qui a reçu de son auteur le
-titre bien approprié d’<i>Épisodes nationaux</i>. Pour l’assimiler à
-quelque chose de français, qui en donnerait le mieux l’idée, on peut
-prononcer le nom de Erckmann-Chatrian, mais d’un Erckmann-Chatrian plus
-imaginatif et plus fort, et encore la comparaison ne vaudrait-elle
-que pour la première série de ces <i>Épisodes</i>, de procédé assez
-sommaire. Dans la seconde déjà et plus encore dans la troisième, qui
-l’une et l’autre ont profité de l’enrichissement du talent de Galdós,
-il faudrait penser à quelque chose de plus grand, peut-être à Balzac:
-tel de ces <i>Épisodes</i> rappellerait assez les <i>Chouans</i> par
-l’intensité de vie qui y est répandue, par des portraits très étudiés
-de personnages historiques, par la profusion de détails pittoresques,
-par la création d’une quantité de types représentatifs. Ces
-<i>Épisodes</i> ont eu en Espagne un beau succès, sinon auprès de tous
-les raffinés, du moins auprès du grand public. Ils sont venus au bon
-moment, ils ont répondu à un besoin. Dans un pays où on ne lit guère,
-ces livres enseignent à beaucoup tout ce qu’ils sauront jamais de
-l’histoire nationale; il font revivre en les précisant, en leur donnant
-une âme et un corps, quelques noms restés, mais assez indistincts, dans
-la mémoire des Espagnols d’aujourd’hui. <span class="pagenum2" id="Page_III">III</span> Tels les romans de Dumas,
-tels nos drames historiques de la Porte Saint-Martin qui créèrent une
-histoire de France à l’usage de nos classes populaires. Ne faisons
-point fi du genre, sous prétexte que de médiocres écrivains l’ont
-discrédité: le don d’intéresser, d’émouvoir, s’y révèle tout aussi bien
-qu’ailleurs, sans compter que, pour nous Français, forts ignorants de
-l’histoire moderne de l’Espagne, que la complication des événements
-politiques et le manque de très grandes figures ou de très grandes
-actions rendent à vrai dire fastidieuse, les <i>Épisodes</i> de Galdós
-nous serviront comme ils servent aux demi-lettrés de là-bas; ils nous
-apprendront sur les Zumalacárregui, les Cabrera, les Mendizábal et les
-Espartero ce que nous n’aurions sans doute jamais appris et le peu
-qu’il nous importe d’en connaître.</p>
-
-<p>Mais le Galdós qui réunit tous les suffrages, qui a pour public
-l’Espagne entière est le Galdós des <i>Nouvelles espagnoles
-contemporaines</i>, surtout celles de la seconde époque, qui commencent
-par <i>La Desheredada</i> et se termine par <i>El Abuelo</i>. Dans ce
-domaine de la peinture des mœurs bourgeoises qu’il s’est adjugé par
-droit de conquête, il règne en maître. Tandis que d’autres ont cherché
-à décrire des singularités locales, des mœurs rares, et à nous faire
-goûter la saveur de quelque terroir isolé et sauvage, lui s’est établi
-au cœur de la nation, là où tout le sang afflue, où l’on jouit et où
-l’on souffre le plus, où le plus grand nombre d’humains, passant et
-repassant sous l’œil de l’observateur, s’offrent sans cesse à son
-étude. Il a réagi contre l’idée que la vie des capitales nivelle et
-uniformise tout; il y découvre, au contraire, une variété infinie de
-caractères et de tempéraments, et c’est dans les milieux que leur
-médiocrité et leur insignifiance semblent condamner à l’oubli, chez les
-petits bourgeois, les petits employés et les humbles de toute nature,
-qu’il aime à s’introduire et qu’il choisit de préférence ses héros.
-La banalité d’une existence bourgeoise, dans le <span class="pagenum2" id="Page_IV">IV</span> cercle tracé
-par les exigences sociales, loin de le détourner, l’attire; sous la
-monotonie du train-train journalier, il découvre des passions aussi
-intenses, des vertus aussi sublimes, des ridicules ou des vices aussi
-accusés que dans toute autre région de la société. Je dirai même que le
-contraste entre les figures originales, les individualités qu’il sait
-composer et le fond terne du milieu d’où elles émergent leur donne un
-relief extraordinaire. Dans plusieurs romans de cette série, Galdós est
-descendu plus bas encore, dans le monde infernal de la misère et du
-vice. Comme le poète, il s’est dit un jour:</p>
-
-<div class="cpoesie">
- <div class="poem">
- <p class="noindent">Or, discendiam omai a maggior pietà.</p>
- </div>
-</div>
-
-<p>Pénétré d’une immense commisération pour toutes les victimes
-de nos tristes institutions, pour tous les vaincus dans
-l’âpre lutte pour l’existence, les faibles, les éclopés et les infirmes,
-il a fait pousser et éclore dans ces bas-fonds quelques
-fleurs d’un parfum délicieux: telle la <i>señá Benina</i>, l’héroïne
-de <i>Misericordia</i>; telle une adorable figure d’enfant, le <i>Luisito</i>
-de <i>Miau</i>; tel l’exquis <i>Nazarin</i>, la plus puissante, la plus
-tolstoïenne des créations de Galdós, qu’il faudra nous hâter
-de traduire.</p>
-
-<p>Tout en restant exclusivement espagnol dans la description
-des mœurs, la condition moyenne et urbaine du personnel de
-ses livres, aussi bien que le large courant d’humanité qui y
-circule, font qu’il nous intéresse et nous touche beaucoup plus
-directement que d’autres de ses compatriotes dont la couleur
-locale, les coutumes agrestes et certaines étrangetés de pensée
-et de langage nous étonnent et nous désorientent assez.
-D’autres qualités encore nous rapprochent du conteur espagnol:
-je veux parler de sa langue et de son style, faciles et
-colorés, mais surtout bien adaptés aux sujets, un style qui, à
-force de simplicité, finit par ne plus en être un et se contente
-de reproduire la vie. Les préoccupations de l’artiste cèdent
-<span class="pagenum2" id="Page_V">V</span>
-toujours chez lui à la nécessité impérieuse à ses yeux de faire
-vrai, de dire ce qu’il faut pour poser un personnage et nous
-le présenter tel que nous devons le voir. Galdós nous a lui-même
-raconté quelles difficultés il eut à surmonter pour
-atteindre ce résultat, qui consiste essentiellement à se tenir à
-égale distance de la copie littérale du langage parlé et du style
-livresque, figé en Espagne plus qu’ailleurs dans les atours
-d’un autre âge. Certains délicats préfèrent l’«écriture» plus
-curieusement fouillée et rafraîchie de bonnes senteurs marines
-et alpestres de Pereda, ou bien la grâce andalouse et le mysticisme
-érotique de Valera; mais le plus grand nombre va à
-Galdós dont le réalisme de bon aloi saisit et retient par sa
-franchise, par l’absence de toute «littérature».</p>
-
-<p>Ajouterai-je un dernier trait qui accroît encore notre estime
-pour l’homme et pour l’écrivain? L’œuvre est saine, absolument
-saine. Ennemi de l’esprit étroit et de petite chapelle qui
-fait consister le salut dans l’affiliation à certain parti politique
-ou dans les pratiques de telle religion; non moins ennemi
-d’une morale prêchée par l’auteur sous le couvert de ses personnages
-dont le caractère et les allures ne suivent plus dès
-lors leur développement normal, mais servent de porte-parole
-à une cause,—ce qui a lieu constamment chez Fernán Caballero
-et parfois chez Pereda—notre peintre vigoureux et
-sincère de la société espagnole contemporaine possède un
-idéal, idéal des plus élevés, qui tend: en politique, à la suppression
-des coteries mesquines, des petites tyrannies, du
-<i>caciquisme</i>, comme on dit là-bas, et des mille injustices d’un
-système gouvernemental antipathique au tempérament espagnol
-et faussé dans son application; en religion, à une large
-diffusion de la vraie charité chrétienne, sans aucune hostilité
-d’ailleurs contre les formes du culte établi, mais aussi sans
-confiance aveugle dans la vertu de ces formes. Point de réticences,
-point de ménagements puérils ni de pruderie, quand
-il s’agit de montrer des vices et des laideurs; mais, en revanche,
-<span class="pagenum2" id="Page_VI">VI</span>
-nul étalage complaisant de malpropretés physiques ou
-morales. Et partout, même dans les compartiments les plus
-sombres de la grande vallée de larmes, toujours de la lumière,
-de la joie, de la bonne humeur, une petite étoile qui luit au-dessus
-de la pauvre humanité dolente, qui la guide, la réconforte
-et l’arrache de temps à autre à ses souffrances et à ses
-misères. Qu’on en juge par ce livre!</p>
-
-<p class="rsignature"><span class="smcap">Alfred</span> MOREL-FATIO.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum hidden" id="Page_1">1</span></p>
- <h2 id="ch_2">MISÉRICORDE</h2>
-</div>
-
-<p class="souschapitre">I</p>
-
-<p>La paroisse... ou mieux... l’église de San-Sebastian
-a deux aspects comme certaines personnes, deux faces
-qui sont certainement plus gracieuses que belles; l’une
-regarde les maisons d’en bas, qu’elle enfile par la rue
-Cañizares, l’autre est tournée vers le clan aristocratique
-de la place del Angel. On retrouverait dans ces
-deux façades un fidèle reflet du plus pur Madrid, où le
-caractère architectonique et le caractère moral s’associent
-merveilleusement. Sur la façade sud, et au-dessus
-d’une porte grossière, se trouve campée l’image baroque
-du saint, tout recroquevillé, dans une attitude plus
-chorégraphique que religieuse; sur celle du nord,
-dépourvue d’ornements, pauvre et vulgaire, se dresse
-la tour, qui ressemble à une personne les poings sur
-la hanche, voulant dire ses quatre vérités à la place
-del Angel. D’un côté comme de l’autre, il faut le reconnaître,
-les faces ou façades ne manquent point d’une
-certaine ampleur; elles comportent de jolies cours fermées
-par des treillages vermoulus, mais pleines de
-vases avec de gracieux arbustes et aussi un petit marché
-de fleurs qui récrée la vue. Dans aucun endroit
-comme là, on ne saurait trouver plus complètement le
-charme, la sympathie, le côté angélique, pour parler
-andalou, qui émane comme un parfum léger des choses
-vulgaires, ou du moins de quelques-unes des choses
-vulgaires qui remplissent le monde à l’infini.
-<span class="pagenum" id="Page_2">2</span></p>
-
-<p>Laid et long comme une feuille entière de petites
-images ou comme une romance d’aveugle, l’édifice
-bifrontin, avec sa tour barbienne, la petite coupole de
-la chapelle de la neuvaine, ses toits irréguliers, ses
-murs découpés badigeonnés d’un ton d’ocre, ses cours
-fleuries, ses ferrures rouillées sur la rue et son campanile
-élevé, présente encore un ensemble gracieux,
-piquant, galant pour le dire en un mot. C’est un petit
-coin de Madrid que nous devons conserver avec amour,
-comme des antiquaires soigneux, parce que le rococo
-monumental est aussi un art. Admirons donc ce San-Sebastian,
-legs des temps anciens, une image ridicule
-et grossière si l’on veut, mais conservons-la comme un
-joli magot.</p>
-
-<p>Bien qu’elle ait l’honneur d’être la porte principale,
-la porte du sud est la moins fréquentée par les fidèles
-les jours ordinaires, matin et soir. Toutes les personnes
-distinguées entrent par la porte du nord, qui a
-l’air d’une porte dissimulée, mais familière. Point n’est
-besoin de faire une statistique des paroissiens qui
-arrivent au culte sacré par une porte ou une autre,
-car nous avons un recenseur infaillible, les pauvres.
-En effet, la troupe de misère est plus nombreuse et
-plus formidable au nord qu’au sud; c’est là surtout
-qu’elle guette le passage de la charité, comme une
-garde de hallebardiers chargés de recevoir humainement
-le péage à la frontière du divin, ou la contribution
-imposée aux consciences impures qui vont là où
-l’on peut se laver.</p>
-
-<p>Ceux qui montent la garde au nord occupent des
-places choisies sous le porche et aux deux entrées par
-les rues de las Huertas et de San-Sebastian, et le choix
-de leurs places est si stratégiquement établi qu’aucun
-fidèle ne pourrait leur échapper ni à l’entrée ni à la
-sortie, à moins de passer par les toits.</p>
-
-<p>Dans les jours rigoureux de l’hiver, la pluie ou le
-froid glacial ne permettent pas aux intrépides soldats
-de la misère de rester à l’air libre, bien qu’ils soient
-<span class="pagenum" id="Page_3">3</span>
-miraculeusement constitués pour supporter de pied
-ferme les inclémences de l’atmosphère: ils se replient
-en bon ordre au tunnel ou petit passage qui dessert
-l’entrée du temple paroissial et y forment deux ailes,
-l’une à droite et l’autre à gauche. On comprend bien
-qu’avec cette formidable occupation du terrain et cette
-admirable tactique aucun chrétien ne peut échapper,
-et forcer ce tunnel n’est pas moins difficile et glorieux
-que le mémorable passage des Thermopyles. L’aile
-droite et l’aile gauche de ce contingent aguerri ne se
-composent pas de moins d’une douzaine et demie de
-vieillards audacieux, de vieilles indomptées, d’aveugles
-importuns, renforcés d’enfants d’une activité irrésistible,
-étant entendu que l’on puisse appliquer ce terme
-à l’art de la mendicité, et ils restent là jusqu’à ce que
-Dieu fasse sonner l’heure de la soupe, et alors cette
-armée va se rationner rapidement pour revenir avec
-un nouveau courage entreprendre la campagne de
-l’après-midi. A la tombée de la nuit, s’il n’y a pas neuvaine
-avec sermon, saint rosaire avec méditation et
-conférence, ou adoration nocturne, l’armée se retire,
-chaque combattant se dirigeant à pas lents vers son
-domicile. Nous les suivrons tout à l’heure dans leur
-intéressant retour aux logis où ils vivent si mal.</p>
-
-<p>Rapidement, observons-les dans leur rude lutte pour
-leur misérable existence, sur le terrible champ de
-bataille dans lequel nous ne rencontrerons pas de
-mares de sang ni de butins militaires, mais bien des
-querelles violentes ou de féroces disputes.</p>
-
-<p>Une matinée de mars, venteuse et glaciale, durant
-laquelle les paroles gelaient au sortir de la bouche, et
-où les visages des passants étaient fouettés par une
-poussière que le froid rendait semblable à de la neige
-molle, l’armée des mendiants se replia à l’intérieur du
-passage. Un aveugle avancé en âge, du nom de Pulido,
-était seul resté à la porte de fer de San-Sebastian, et
-il devait avoir un corps de bronze et de l’alcool ou du
-mercure dans les veines, pour pouvoir résister à une
-<span class="pagenum" id="Page_4">4</span>
-pareille température, toujours fort, bien portant, et
-avec des couleurs que pouvaient, certes, lui envier les
-fleurs des parterres voisins. La fleuriste s’était retirée
-à l’intérieur de sa guérite et, renfermant avec elle les
-pots de fleurs et les immortelles, s’était mise à tresser
-des couronnes pour enfants morts.</p>
-
-<p>Dans la cour qui fut le cimetière de San-Sebastian,
-comme l’indique l’inscription bleue placée sur le mur
-au-dessus de la porte, on ne voyait d’êtres vivants que
-de rares femmes qui traversaient la rue pour entrer ou
-sortir de l’église en se couvrant la bouche avec la main
-qui tenait leur livre d’heures, ou quelque clerc se dirigeant
-vers la sacristie, avec le manteau soulevé par le
-vent, comme un perroquet noir qui secoue ses plumes
-et étire ses ailes, retenant l’étoffe avec ses mains crispées,
-comme si elle eût voulu prendre son vol au haut
-de la tour.</p>
-
-<p>Aucun des entrants ou des sortants ne faisait attention
-au pauvre Pulido, tant on était habitué à le voir
-impassible dans sa faction, aussi insensible à la neige
-qu’à la chaleur suffocante, avec la main tendue, mal
-enveloppé dans un petit manteau ridicule de drap sombre,
-modulant sans s’arrêter des paroles tristes, qui
-sortaient gelées de ses lèvres.</p>
-
-<p>Ce jour-là, le vent jouait avec les poils blancs de sa
-barbe, les relevant sur son nez et les plaquant sur son
-visage rendu humide par les larmes que le froid intense
-faisait couler de ses yeux morts. Il était neuf
-heures et l’homme n’avait pas encore étrenné. Un jour
-plus chien, on ne l’avait pas encore vu de toute l’année,
-qui depuis les Rois venait à être une des plus
-pitoyables, car le jour du saint patron (20 janvier) il
-avait fait à peine douze petites pièces, soit moitié de
-l’année passée, à la Chandeleur et la neuvaine du bienheureux
-san Blas, qui d’autres années avaient été si
-fructueuses, étaient ressorties avec des journées de six
-et de cinq petites pièces, durement conquises.</p>
-
-<p>«Il me semble à moi—disait, parlant à ses haillons
-<span class="pagenum" id="Page_5">5</span>
-le bon Pulido, buvant ses larmes et essuyant les
-poils de sa barbe—que l’ami san José nous fait bien
-grise mine! Qui se souvient de la San-José de la première
-année d’Amédée? Non, les saints ne se conduisent
-pas comme ils le devraient. Tout arrive, Seigneur,
-excepté les produits de la fête, et l’on ne voit
-plus, comme on dit, la pauvreté honorée. Tout est
-pour les coquins, comme dans la politique palpitante,
-et pour ceux des souscriptions pour les victimes. Pour
-moi, puisse Dieu envoyer aux anges tous ceux qui
-inventent dans les feuilles des victimes pour frustrer
-les pauvres légitimes et de droit! Oui, certes, il y a
-des aumônes, il y a de bonnes âmes; mais les libéraux,
-le bienheureux congrès d’un côté et de l’autre les congrégations,
-les meetings et les discours, et tant de
-choses de l’imprimerie font tomber la volonté de la
-plupart des bons chrétiens.... C’est ma manière de
-voir: Ils disent tous qu’ils voudraient qu’il n’y eût
-plus de pauvres et ils ne pensent qu’à sauver leur
-âme. Mais patience! Je connais le galant qui fait sortir
-les âmes du purgatoire.... Oui, oui, elles pourriront,
-mesdames, leurs âmes, sans que la chrétienté fasse
-seulement attention à elles, parce que... à moi, qu’on
-ne m’en parle pas: la prière des riches, avec la barrique
-bien pleine et le corps confortablement abrité,
-n’a pas de valeur.... Non, par Dieu, elle n’a pas de
-valeur!»</p>
-
-<p>Il en était là de son monologue quand il fut accosté
-par un homme de petite taille, avec un long manteau
-qui l’enveloppait complètement, replet, d’environ
-soixante années, d’aspect doux, la barbe blanche coupée
-court, et vêtu avec négligence; ce dernier, lui mettant
-dans la main un gros sou pris dans une sacoche, qui
-sans doute contenait ses aumônes du jour, lui dit:
-«Tu ne l’attendais pas aujourd’hui—dis la vérité—avec
-un pareil temps?...</p>
-
-<p>—Si, que je l’attendais, mon bon seigneur don Carlos,
-répliqua l’aveugle en baisant la monnaie, parce que
-<span class="pagenum" id="Page_6">6</span>
-c’est aujourd’hui l’anniversaire, et vous ne pouviez manquer,
-quand bien même le zéro du <i>terremotos</i> aurait
-gelé (il voulait sans nul doute dire du <i>termometros</i>).</p>
-
-<p>—C’est vrai, je ne manque jamais. Grâce à Dieu, je
-me défends, et ce n’est pas un faible miracle avec cette
-gelée et cet affreux vent du nord, capable de donner
-une pneumonie au cheval de la place Mayor. Et toi,
-Pulido, fais attention; pourquoi ne rentres-tu pas à
-l’intérieur?</p>
-
-<p>—Je suis de bronze, seigneur don Carlos, et la
-mort ne veut pas de moi. On est mieux ici avec ce petit
-vent qu’à l’intérieur avec ces vieilles charlatanes, sans
-éducation.... Je sais ce que je dis: l’éducation est la
-première des choses, et sans éducation comment voulez-vous
-qu’il y ait de la charité? Seigneur don Carlos, que
-le Seigneur vous augmente et vous tienne en gloire!...»</p>
-
-<p>Avant que l’aveugle eût terminé sa phrase, don Carlos
-était parti précipitamment; il le fit ainsi, parce que
-le terrible ouragan, ayant eu prise dans son manteau
-entr’ouvert, avait replié toute l’étoffe autour de sa tête,
-faisant des enroulements et des tours, comme un rouleau
-de toile ou un tapis arraché par le vent qui viendrait
-battre contre la porte, et il entra bruyamment et
-tumultueusement, débarrassant péniblement sa tête
-des plis qui l’enveloppaient.</p>
-
-<p>—Quel temps.... C’est comme un coup de massue!
-s’écria le bon seigneur, entouré de la multitude des
-pauvres qui l’accueillaient de leurs salutations unanimes,
-les mains flasques des vieilles l’aidant à remettre en
-ordre, sur ses épaules, son manteau.</p>
-
-<p>D’un mouvement continu, il se mit à répartir les sous
-qu’il tirait un à un de son sac, en les soupesant avant
-de les lâcher, de peur d’en donner deux à la fois, et
-cela fait, non sans accompagner sa distribution d’un
-petit sermon pour les exhorter à la patience et à l’humilité,
-il jeta un dernier regard sur sa sacoche qui
-contenait la provision pour la porte du côté d’Atocha,
-et il entra tout à fait dans l’église.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_7">7</span></p>
- <h2 id="ch_3">II</h2>
-</div>
-
-<p>Ayant pris l’eau bénite, don Carlos Moreno Trujillo
-se dirigea vers la chapelle de Notre-Dame de la Blanca.
-C’était un homme si extraordinairement méthodique
-que sa vie entière était enfermée dans une règle irréductible,
-déterminant tous ses actes aussi bien ceux
-moraux que ceux physiques, les plus graves résolutions
-comme les passe-temps les plus insignifiants, jusqu’à
-la manière de se mouvoir ou de respirer.</p>
-
-<p>Un seul exemple suffira pour montrer les habitudes
-routinières dans lesquelles vivait ce saint homme, et
-c’est que, vivant en ces jours de sa vieillesse dans la
-rue d’Atocha, il entrait toujours par la grille de la rue
-San-Sebastian et par la porte du nord, sans qu’il y eût
-aucune autre raison que celle d’avoir toujours suivi ce
-chemin, pendant les trente-sept ans qu’il avait vécu dans
-sa maison de commerce renommée, de la petite place
-del Angel. Il sortait invariablement par la rue d’Atocha,
-quoique à la sortie il eût à visiter sa fille qui habitait
-la rue de la Cruz.</p>
-
-<p>Après s’être agenouillé devant l’autel des Douleurs,
-et ensuite aux images de san Lesmes, il restait un bon
-moment en recueillement mystique: sa méditation terminée,
-il visitait toutes les chapelles et autels, en conservant
-dans cette visite un ordre qu’il ne changeait
-jamais; il entendait deux messes basses, toujours deux,
-ni une de plus, ni une de moins; il faisait une autre
-visite aux autels, terminant infailliblement par la chapelle
-du Christ de la Foi; il entrait un petit instant à
-la sacristie, où il se permettait une courte conversation
-<span class="pagenum" id="Page_8">8</span>
-avec le coadjuteur ou avec le sacristain, parlant
-du temps, ou du mal où tout est, ou du comment, ou du
-pourquoi les eaux du Lozoya étaient troubles, et il se
-dirigeait vers la porte donnant sur la rue d’Atocha,
-où il répartissait les derniers sous de sa sacoche. Ses
-prévisions étaient si bien faites qu’il était rare qu’il lui
-manquât quelque chose pour distribuer aux pauvres
-de chacun des côtés; s’il lui arrivait par extraordinaire
-d’être à court, il se rappelait le mendiant lésé et il lui
-donnait toujours le lendemain, et si, au contraire, il lui
-restait une pièce de plus, le bonhomme courait à la
-rue del Olivar, à l’oratoire, pour trouver une main tendue
-dans laquelle il la pût mettre.</p>
-
-<p>Donc, le seigneur don Carlos entra, comme je l’ai dit,
-par la porte que nous appellerons du cimetière de San-Sebastian,
-et les vieillards et aveugles des deux sexes
-qui attendaient de recevoir l’aumône se mirent à jaser
-pendant qu’il n’entrait ou ne sortait personne à qui ils
-pussent s’adresser; que pouvaient-ils mieux faire, ces
-malheureux, que de tromper leur inanition et leurs
-tristes heures en se régalant avec la petite comédie qui
-ne coûte rien, et que, piquante ou insipide, on a toujours
-à sa disposition pour se rassasier? En cela, ils sont
-les égaux des riches; peut-être même ont-ils un avantage,
-parce que, quand ils parlent, ils ne sont point
-retenus par les convenances usuelles de la conversation
-qui placent, entre la pensée et son expression, la grosse
-croûte de l’étiquette et de la grammaire, qui gâte le
-plaisir ineffable du «dis-moi et je te dirai».</p>
-
-<p>«Ne vous avais-je pas dit que don Carlos ne manquerait
-pas aujourd’hui? Vous l’avez vu. Dites maintenant
-si je me trompe ou si je suis véridique?</p>
-
-<p>—Moi aussi, je l’ai dit..., Toma..., parce que c’est
-l’anniversaire du mois, le 24; il faut dire que c’est l’anniversaire
-des funérailles de sa femme, et don Carlos
-béni ne manque pas ce jour, bien qu’il tombe des
-roues de moulin, parce que, sans offenser personne, il
-n’y a pas un meilleur chrétien que lui.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_9">9</span></p>
-
-<p>—Pourtant je craignais qu’il ne vînt pas à cause du
-froid qu’il fait, d’autant plus que c’est jour de grande
-distribution, et je pensais que le bon seigneur en aurait
-profité pour supprimer la cérémonie anniversaire.</p>
-
-<p>—Il l’aurait faite le lendemain; vous savez bien,
-Crescencia, que don Carlos sait acquitter et payer ce
-qu’il doit.</p>
-
-<p>—Il nous aurait donné demain la grosse aumône
-d’aujourd’hui, cela, oui, mais en nous supprimant la
-petite de demain.</p>
-
-<p>—Eh bien, est-ce que tu crois que nous ne savons
-rien des comptes? Sans offense, je sais les ajuster
-comme la lumière même, et je sais que, quand il nous
-donne beaucoup un jour, il se fait malade quelques
-jours pour gagner sur nous, ce que la défunte doit
-voir d’un bien mauvais œil.</p>
-
-<p>—Tais-toi, mauvaise langue.</p>
-
-<p>—Mauvaise langue toi-même, et... veux-tu que je te
-le dise?... bavard!»</p>
-
-<p>Elles étaient trois qui discutaient ainsi, assises à
-droite, en entrant, formant un groupe séparé des autres
-pauvresses; l’une d’elles était aveugle ou, pour le
-moins, voyait peu; les deux autres avaient la vue
-bonne; elles étaient toutes les trois vêtues de guenilles
-et protégées avec de grossières étoffes noires ou grises.
-La seña Casiana, grande et osseuse, parlait avec une
-certaine arrogance, comme qui tient ou croit tenir
-autorité, et il n’est pas invraisemblable qu’elle eût cette
-autorité, car, lorsque, pour une fin quelconque, une
-demi-douzaine d’êtres humains se réunissent, il y en a
-toujours un qui prétend imposer sa volonté aux autres
-et qui y réussit.</p>
-
-<p>L’aveugle ou demi-aveugle s’appelait Crescencia;
-toujours semblable à une brebis, montrant sa figure
-amoindrie, elle sortait du paquet de linge dont son
-corps était formé sa main maigre et rugueuse aux
-ongles larges. Celle qui dans le colloque antérieur avait
-parlé d’une façon hautaine et discourtoise s’appelait
-<span class="pagenum" id="Page_10">10</span>
-Flora et avait pour surnom la Burlada; on ignorait son
-origine et son état civil; c’était une petite vieille extrêmement
-vive, irascible, babillarde, qui brouillait et
-troublait le cénacle des miséreux, indisposant les uns
-contre les autres, car elle avait toujours quelque chose
-de piquant et de malveillant à dire quand elles étaient
-toutes réunies, et elle ne faisait aucune distinction
-entre riches et pauvres dans ses critiques acerbes. Ses
-petits yeux sagaces, larmoyants, de chat, débordaient
-de méfiance et de malice. Son nez était passé à l’état
-de petite boule rouge qui se relevait et s’abaissait au
-mouvement des lèvres et de la langue, pendant sa conversation
-vertigineuse. Les deux dents qui lui restaient
-semblaient courir d’un côté à l’autre de sa bouche, se
-transportaient promptement de-ci et de-là, et, quand
-elle terminait son discours par un geste de dédain
-suprême et de terrible sarcasme, la bouche se fermait
-d’un trait, les lèvres rentraient l’une dans l’autre, et le
-menton rouge, pendant que la langue s’arrêtait, continuait
-à exprimer les idées par un tremblement insultant
-et méprisant.</p>
-
-<p>Le type de Burlada était le contraire de celui de
-seña Casiana; cette dernière était grande et osseuse,
-maigre, et, bien que sa minceur ne fût pas absolument
-apparente, les yeux malicieux disaient volontiers
-qu’on ne trouverait pas beaucoup de bonnes choses
-sous cet amas de guenilles. Sa face très large, comme
-si on l’eût tirée tous les jours avec une machine en
-serrant les joues, était des plus déplaisantes et laides
-qu’on pût imaginer, avec les yeux fatigués, étonnés,
-sans brillant ni expression, yeux qui paraissaient ne
-pas voir sans être pour cela aveugles; le nez crochu
-sans grâce. A une grande distance du nez venait la
-bouche, aux lèvres très minces, et, pour terminer, le
-maxillaire gros et osseux.</p>
-
-<p>Si l’on veut comparer les figures humaines à celles
-des animaux, et si pour représenter la Burlada nous
-songeons à la figure d’un chat qui aurait perdu son
-<span class="pagenum" id="Page_11">11</span>
-poil dans une bataille, suivie d’un plongeon dans l’eau,
-nous dirions que la Casiana est comme un vieux cheval
-et que la ressemblance était complète avec ceux de la
-place des Taureaux, quand elle se bouchait un œil avec
-un bandeau, placé de travers, conservant l’autre libre
-pour surveiller avec vigilance et moquerie ses confrères.
-Comme dans toutes les régions du monde il y a
-des classes, sans qu’on excepte de cette règle les
-plus infimes hiérarchies, là, tous les pauvres n’étaient
-point égaux. Les vieilles, particulièrement, ne permettaient
-point qu’on altérât le principe de distinctions
-capitales entre elles.</p>
-
-<p>Les anciennes, c’est-à-dire celles qui comptaient vingt
-ans et plus de mendicité dans cette église, jouissaient
-de privilèges qui étaient respectés par toutes, et les
-nouvelles étaient obligées de s’y soumettre. Les anciennes
-jouissaient des meilleures places, et à elles
-seules était reconnu le droit de mendier à l’intérieur,
-près du bénitier. Si, par malheur, le sacristain ou le
-coadjuteur avaient essayé de porter atteinte à cette
-jurisprudence en faveur de quelque nouvelle, cela ne
-leur avait jamais réussi.</p>
-
-<p>Il se produisait de tels tumultes que dans bien des
-occasions il fallut recourir à la patrouille ou au bureau
-de police.</p>
-
-<p>Dans les aumônes collectives et dans les répartitions
-de bons, les anciennes jouissaient de la préférence, et,
-quand quelque paroissien donnait une somme pour
-être répartie entre toutes, le clan des anciennes réclamait
-le droit à la répartition, s’appropriant la plus
-grosse part si la somme n’était pas divisible exactement
-en parties égales. En dehors de cela, la prépondérance
-morale existait, l’autorité tacite acquise par une longue
-domination, la force invisible de l’ancienneté. L’ancien
-est toujours fort, comme le nouveau est toujours faible,
-avec l’exception que peuvent toutefois y apporter les
-caractères.</p>
-
-<p>La Casiana, caractère dur, dominant, d’un égoïsme
-<span class="pagenum" id="Page_12">12</span>
-élémentaire, était la plus ancienne des anciennes; la
-Burlada, séditieuse, brouillonne, babillarde, corrompue,
-était la plus nouvelle des nouvelles; et avec cela, soit
-dit, que le plus petit événement ou la parole la plus
-futile étaient le fulminate qui allumait à chaque instant
-le brandon de la discorde entre elles.</p>
-
-<p>La dispute que nous avons racontée précédemment
-fut arrêtée ou écourtée par l’entrée et la sortie des
-fidèles. Pourtant la Burlada ne pouvait refréner ses
-plaintes amères, et à la première occasion, voyant que
-la Casiana et l’aveugle Almudena, dont il sera parlé
-plus loin, avaient reçu plus d’aumônes ce jour que les
-autres, elle se prit de bec de nouveau avec l’ancienne,
-disant:</p>
-
-<p>«Flagorneuse, plus que flagorneuse, crois-tu que je
-ne sais pas que tu es riche, et qu’aux Quatre-Chemins
-tu as une maison avec des poules en quantité et des
-pigeons et beaucoup de lapins? Tout se sait.</p>
-
-<p>—Ferme ta bouche, si tu ne veux pas que j’en fasse
-part à don Senen pour qu’il t’enseigne l’éducation.</p>
-
-<p>—Faudrait voir!</p>
-
-<p>—Ne vocifère pas, voilà la cloche qui sonne l’élévation.</p>
-
-<p>—Voyons, mesdames; pour Dieu, dit un estropié
-qui occupait la place la plus rapprochée de l’église,
-arrêtez-vous, voilà qu’on élève le saint-sacrement.</p>
-
-<p>—C’est cette babillarde, langue de scorpion.</p>
-
-<p>—C’est cette prépotente.... Faudrait voir, ma fille!
-bien que tu sois caporale, de ne pas tant tirer la corde
-et de permettre que nous autres, nouvelles, nous touchions
-quelque chose de la charité, car nous sommes
-toutes enfants de Dieu.... Faudrait voir!...</p>
-
-<p>—Silence, dis-je.</p>
-
-<p>—Ah! ma fille, est-ce que tu crois vraiment être
-Canovas?»</p>
-
-<p>Plus à l’intérieur, presque à la moitié du passage, à
-la gauche, il y avait un autre groupe, composé d’un
-aveugle et d’une femme, tous deux assis. Cette dernière,
-<span class="pagenum" id="Page_13">13</span>
-avec deux petites filles et à côté d’eux, debout, une
-vieille silencieuse et rigide, aux vêtements et à la cape
-noirs. Quelques pas plus loin, à une courte distance
-de l’église, s’appuyait à la paroi, le corps soutenu par
-des béquilles, le boiteux et le manchot Élisée Martinez,
-qui jouissait du privilège de vendre, à cette place, la
-<i>Semaine catholique</i>. Puis venait Casiana, la personne
-de plus grande autorité et importance de toute la
-bande, et comme son général en chef.</p>
-
-<p>Au total, sept mendiants vénérables, qui sont officiellement
-autorisés à mendier là, avec leur caractère,
-leur mode d’opérer et leurs procédés distincts. Suivons-les
-un instant.</p>
-
-<p>La femme de noir vêtue, plus que vieille, prématurément
-vieillie, faisant partie de la classe des nouvelles,
-ne mendiait qu’accidentellement, parce qu’elle ne venait
-à la mendicité qu’à des laps de temps plus ou moins
-longs et le plus souvent disparaissait, sans doute parce
-qu’elle trouvait une bonne occasion ou quelques âmes
-charitables qui la secouraient directement; elle répondait
-au nom de la seña Benina (d’où l’on conclut qu’elle
-s’appelait Benigna) et elle était la plus silencieuse et la
-plus humble de toute la communauté, si l’on peut dire
-ainsi, bien élevée, de bonnes manières, avec l’apparence
-de la plus grande soumission à la volonté divine. Jamais
-elle n’importunait les paroissiens qui entraient ou sortaient.
-Dans les répartitions, si léoninement qu’elles
-fussent faites, on ne la voyait jamais protester, et
-jamais elle ne s’associait aux réclamations de la
-bande tumultueuse et démagogique de la Burlada, ni
-de loin ni de près. Avec tous elle tenait le même langage
-affable et courtois; elle traitait la Casiana avec
-considération, avec respect le boiteux, et n’était en
-confiance, sans s’écarter des termes de la plus rigoureuse
-convenance, qu’avec un aveugle du nom d’Almudena,
-dont, pour l’instant, nous dirons seulement
-qu’il était Arabe du Sud, à trois journées au delà de
-Marrasach. (Souvenons-nous-en.)</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_14">14</span></p>
-
-<p>La voix de Benina était douce, ses manières étaient
-jusqu’à un certain point fines et de bonne éducation;
-son visage bruni ne manquait point d’une sorte de
-grâce intéressante qui, atténuée par l’âge, semblait
-effacée et à peine perceptible. Elle n’avait conservé que
-la moitié de ses dents.</p>
-
-<p>Ses yeux, grands et obscurs, avaient à peine le bord
-rougi par l’âge et les froides matinées. Son nez coulait
-moins que celui de ses compagnons, et ses doigts
-rugueux et à grosses articulations ne se terminaient
-pas par des ongles d’oiseau. Ses mains ressemblaient
-à celles d’une blanchisseuse et conservaient des habitudes
-de soins et de propreté.</p>
-
-<p>Elle portait une bandelette noire bien serrée sur le
-front par-dessus un mouchoir noir, et noirs aussi
-étaient la mante et le vêtement; mais le tout mieux
-drapé que ceux des autres anciennes. Avec cet attifage
-et l’expression sentimentale et douce de son visage,
-dont les lignes étaient bien composées, elle ressemblait
-à une sainte Rita de Casia, qui irait dans le monde en
-pénitence. Il ne lui manquait que le crucifix et la plaie
-au front, bien qu’une petite verrue de la grosseur d’un
-pois chiche, rond, violet, située au milieu de l’entre-sourcil,
-pût en donner l’apparence.</p>
-
-<p>A ce moment de la journée, la Casiana sortit dans la
-cour pour se rendre à la sacristie où elle devait avoir
-un grand entretien, comme ancienne, avec don Senen
-pour traiter de quelques manquements de ses compagnons,
-ou de lui-même dont elle avait à se plaindre.
-Le fait même de la sortie de la caporale fit courir la
-Burlada vers l’autre groupe, comme une envolée de
-linge qui traverserait le passage étroit, et, s’asseyant
-entre la femme qui mendiait avec deux petites filles,
-nommée Demetria, et l’aveugle marocain, elle délia sa
-langue plus tranchante et plus affilée que les dix ongles
-longs de ses doigts noirs et rapaces.</p>
-
-<p>«Mais pourquoi ne vouliez-vous pas croire ce que je
-vous disais? La caporale est riche, immensément riche,
-<span class="pagenum" id="Page_15">15</span>
-comme vous l’avez entendu, et tout ce qu’elle reçoit est
-volé à nous autres qui sommes des pauvres et reconnus
-tels, et qui ne possédons que le jour et la nuit.</p>
-
-<p>—Elle vit pourtant en bas, indiqua la Crescencia;
-elle demeure dans la maison de Paules.</p>
-
-<p>—Pourquoi non, mesdames? Cela était avant. Je
-sais tout, poursuivit la Burlada, en griffant l’air avec
-ses ongles, elle ne m’en fait pas accroire et je suis renseignée.
-Elle habite aux Quatre-Chemins, où elle a une
-ferme basse-cour avec un cochon; sans vouloir offenser
-personne, le plus beau cochon des Quatre-Chemins.</p>
-
-<p>—Avez-vous vu la bossue qui vient avec elle?</p>
-
-<p>—Que si je l’ai vue! Vous croyez que nous sommes
-des sottes. La bossue est sa fille, et couturière habile,
-vous savez, et avec l’infirmité de la bosse elle mendie
-tout de même.»</p>
-
-<p>Pourtant elle est modiste et gagne de l’argent pour
-sa famille... au total, et alors elles sont riches; le Seigneur
-me pardonne, riches sans vergogne, qui nous
-trompent et trompent la sainte Église catholique, apostolique.
-Et encore elle n’a pas de dépenses pour manger,
-car elle a deux ou trois maisons d’où on lui apporte
-tous les jours des plats de cuisine, que c’est une bénédiction
-du ciel.... C’est à voir!</p>
-
-<p>«Hier, dit Demetria en retirant le sein à la petite, je
-l’ai bien vu, on lui a porté....</p>
-
-<p>—Quoi?</p>
-
-<p>—Un riz avec des moules qu’il y en avait bien pour
-sept personnes.</p>
-
-<p>—C’est à voir!... Et tu es sûre que c’était avec des
-moules et qu’il sentait bon?</p>
-
-<p>—Allez, que cela sentait bon!... les casseroles, le
-sacristain les garde chez lui. C’est là qu’on les porte et
-on les envoie toutes aux Quatre-Chemins.</p>
-
-<p>—Le mari, ajouta la Burlada en lançant des flammes
-par ses yeux, vend des torches de résine et des légumes...;
-il a été militaire, il a sept croix simples et
-une de cinq réaux.... Oui, vous voyez quelle famille....
-<span class="pagenum" id="Page_16">16</span>
-Et me voici, moi, là, qui n’ai mangé qu’une croûte de
-pain, et si cette nuit la Ricarda ne me donne pas refuge
-dans son échoppe de Chamberi, il me faudra dormir à
-la belle étoile.</p>
-
-<p>—Toi, que dis-tu, Almudena?»</p>
-
-<p>L’aveugle murmurait. Interrogé une seconde fois, il
-dit, parlant difficilement, d’une voix gutturale:</p>
-
-<p>«Parlez-vous du Piche? Je le connais, moi. La Casiana
-n’est pas mariée pour de bon à la lumière bénite,
-aimée, cela, non.</p>
-
-<p>—Le connais-tu?</p>
-
-<p>—Moi le connaître, lui m’acheter deux rosaires,
-deux rosaires de mon pays, avec une pierre iman. Il a
-de l’argent, lui, beaucoup d’argent.... Il est contremaître
-de la soupe dans le Sacré-Cœur de là-bas..., et sur tous
-les mendiants de là-bas il commande, avec garrot...,
-au quartier de Salamanca..., contremaître..., méchant,
-très méchant, ne cesse pas de manger.... C’est un serviteur
-du gouvernement, du mauvais gouvernement
-d’Espagne, et de ceux de la Banque, là où est tout l’argent
-dans des caisses souterraines.... Il les garde, il
-nous laisse mourir de faim, lui....</p>
-
-<p>—Cela manquait encore, dit la Burlada avec une
-colère de commande, voilà encore qu’ils prennent de
-l’or dans les caisses de la Banque, ces malfaiteurs.</p>
-
-<p>—C’est formidable.... Voyez-vous ça?... dit la Demetria
-en redonnant le sein à sa petite qui commençait
-à pleurer en poussant des cris perçants: «Tais-toi,
-goulue!»</p>
-
-<p>«A voir, malgré tout ce tétage, je ne sais pas comment
-tu vis, ma pauvre fille.... Et vous, madame Benina,
-que croyez-vous?</p>
-
-<p>—Moi..., de quoi?</p>
-
-<p>—De si elle a ou non de l’argent à la Banque.</p>
-
-<p>—Moi, quoi? Chacun mange son pain comme il le peut.</p>
-
-<p>—Il mange notre pain, et dessus une belle tranche
-de jambon.</p>
-
-<p>—Cessez, cessez! cria le boiteux, vendeur de la
-<span class="pagenum" id="Page_17">17</span>
-<i>Semaine</i>. Arrive qui arrive, il faut garder la circonspection.</p>
-
-<p>—Oui, taisons-nous, taisons-nous, homme. C’est à
-voir.</p>
-
-<p>—Est-ce que tu es Victor-Emmanuel, qui a fait taire
-le pape?</p>
-
-<p>—Taisez-vous, dis-je, et ayez plus de religion.</p>
-
-<p>—Religion, j’en ai, bien que je ne dîne pas avec la
-religion comme toi, car je vis en compagnie de la
-faim, et mon négoce consiste à vous voir recevoir et
-avaler les paquets de nourriture qu’on vous apporte
-des maisons riches.</p>
-
-<p>—Pourtant nous ne sommes pas envieux, sais-tu,
-Élisée? et nous nous réjouissons de mourir d’épuisement,
-pour nous en aller en masse au ciel, tandis que
-toi....</p>
-
-<p>—Moi, quoi?</p>
-
-<p>—C’est à voir!... Peut-être es-tu riche, toi aussi, Élisée:
-ne nie pas que tu es riche... avec la <i>Semaine</i> et ce que
-te donne don Senen et M. le curé...; oui, nous savons,
-ce qui part et repart pour toi...; ce n’est pas pour murmurer,
-Dieu m’en préserve! Bénie soit notre sainte
-misère..., que le Seigneur augmente. Je le dis pour que
-cela te soit agréable.</p>
-
-<p>«Quand la voiture me renversa dans la rue de la
-Lune..., ce fut le jour où ils reconduisirent ce Zorrilla...,
-comme je dis, je fus un mois et demi à l’hôpital, et
-quand je sortis, c’est toi qui, me voyant seule et désemparée,
-tu me dis: «Madame Flora, pourquoi ne vous
-mettez-vous pas à mendier à la porte d’une église, en
-laissant la vie vagabonde pour vous appuyer à la pierre
-de l’église? Venez avec moi et vous verrez comment on
-peut tirer sa journée, sans rouler par les rues et en
-vivant avec des pauvres décents.» C’est ce que tu me
-dis, Élisée, et je me mis à pleurer et je vins avec toi.
-C’est de là qu’est venue mon installation ici, et je suis
-bien reconnaissante de ta délicatesse et de ta conduite
-de <i>caballero</i> vis-à-vis de moi.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_18">18</span></p>
-
-<p>«Tu sais que je récite un <i>Pater noster</i> pour toi chaque
-jour, et je demande au Seigneur qu’il te rende plus
-riche que tu n’es, que tu vendes sans fin des <i>Semaines</i>,
-qu’on te porte beaucoup de soupes et de restes à la
-porte des couvents et des seigneurs comtes, pour que
-tu puisses bien te rassasier, toi et ta femme.</p>
-
-<p>«Qu’importe que Crescencia et moi, et ce pauvre
-Almudena nous rompions notre jeûne à douze heures
-de midi avec un morceau de pain donné par charité,
-qui aurait servi à paver les saintes rues! Je demande
-au Seigneur qu’il ne te manque point de quoi aller
-même chez le marchand d’eau-de-vie.</p>
-
-<p>«Tu en as besoin pour vivre, et moi, je mourrais si
-j’en goûtais!... et plût à Dieu que tes fils deviennent
-ducs! L’un est en apprentissage pour devenir tourneur,
-et il rapporte six réaux par semaine à la maison, et
-l’autre, tu l’as placé dans une taverne des Maldonadas,
-et il reçoit de bons petits pourboires que lui donnent
-les buveurs, pardon.... Que Dieu te conserve et t’augmente
-chaque année, et que je te voie vêtu de velours
-et avec une béquille neuve de bois saint, et que je voie
-ta méchante femme avec un chapeau couvert de plumes.
-Je suis reconnaissante: s’il m’a manqué la nourriture
-pour les faims que j’ai endurées, je ne connais point
-de mauvaises pensées, Élisée de mon âme, et ce qui
-me manque, puisses-tu l’avoir; bois et mange et soûle-toi,
-et puisses-tu avoir une maison avec balcon, avec
-une table richement servie le soir, et des lits en fer
-avec des matelas rembourrés, aussi propres que ceux
-d’un roi; que tes fils portent des habits neufs et des
-souliers en cuir, que tes filles portent des chapeaux
-roses et des souliers vernis le dimanche; aie un bon
-<i>brasero</i> et de bonne peluche pour mettre dans tes
-chambres, et une bonne cuisine avec un cuisinier, avec
-des plats nouveaux et une batterie de cuisine dont on
-puisse tirer gloire par le grand nombre de casseroles,
-et de belles images du Christ de Cana et de sainte Barbe
-bénie, et une commode remplie de linge blanc, et des
-<span class="pagenum" id="Page_19">19</span>
-vases pleins de fleurs, et jusqu’à une machine à coudre
-qui ne serve pas, mais sur laquelle tu puisses poser les
-piles de <i>Semaines</i> à vendre; je te souhaite beaucoup de
-bons amis et de voisins, et de grandes maisons avec
-des seigneurs qui, te voyant invalide, te donnent des
-restes de marchandises sucrées, des cornets de cafés
-de Moka et de riz trois fois trié; que tu sois en si bons
-rapports avec les dames de la Conférence qu’elles te
-payent ton loyer et la cédule, et qu’elles donnent des
-fers à repasser le linge fin à ta femme.... Reçois cela,
-Élisée, et plus encore et toujours plus....»</p>
-
-<p>La subite apparition de Mme Casiana coupa court
-aux souhaits vertigineux de la Burlada et produisit un
-silence général dans le petit passage, à la sortie de la
-porte de l’église.</p>
-
-<p>«Déjà on sort de la grand’messe, dit-elle, et, se tournant
-vers la bavarde, de son ton autoritaire, elle lui
-lança ces paroles d’un air despotique:</p>
-
-<p>—Burlada, vite à ta place, ferme ton bec, n’oublie
-pas que nous sommes dans la maison de Dieu.»</p>
-
-<p>Le monde commençait à sortir, et quelques rares
-aumônes tombaient dans les mains tendues. Le nombre
-de ceux qui faisaient la tournée complète en donnant
-également à chacun était rare, et ce jour-là les petites
-pièces de cinq ou deux centimes données à contre-cœur
-n’arrivaient qu’aux mains diligentes d’Élisée ou de la
-Caporale et très peu à la Demetria et à seña Benina.
-De ce qui restait, il en arrivait encore moins aux autres
-pauvres et l’aveugle Crescencia se lamentait de n’avoir
-point étrenné. Pendant que Casiana parlait à voix basse
-avec Demetria, la Burlada reprit le fil de la conversation
-avec Crescencia dans le coin proche de la porte de
-la cour.</p>
-
-<p>«Que crois-tu qu’elle dise à la Demetria?</p>
-
-<p>—A savoir..., des choses entre elles.</p>
-
-<p>—J’ai bien réussi à la cérémonie funéraire de ce
-matin. On donne plus à Demetria parce qu’elle est
-recommandée à celui qui célèbre la première messe,
-<span class="pagenum" id="Page_20">20</span>
-don Rodriguito, qu’on dit être secrétaire du pape, et
-qui demeure dans la maison voisine.</p>
-
-<p>—On lui donnera toute la viande et à nous les os.</p>
-
-<p>—C’est à voir!... toujours la même chose. Tu ne sais
-pas comment faire pour arriver avec tes trois créatures
-pour attraper une tranche. Elles n’ont aucune pudeur,
-et ces fainéantes, comme Demetria, sont des dévergondées,
-qui ne font commerce qu’avec le vice.</p>
-
-<p>—Enfin tu vois; elle a une portée chaque année, et,
-tandis qu’elle nourrit l’un, celui de l’année suivante est
-déjà en route.</p>
-
-<p>—Et est-elle mariée?</p>
-
-<p>—Comme toi et moi. De moi on ne dira rien, car à
-la Saint-André bénie je m’étais mariée avec Roque, que
-Dieu a pris dans sa gloire, à la suite d’une chute d’un
-échafaudage.</p>
-
-<p>—Elle dit que son mari est à <i>Celiplinas</i>; c’est alors
-qu’il lui envoie de là ses enfants tout faits... dans du
-papier.... Ah! quel joli monde! je te le dis, sans enfants
-on ne gagne rien; les personnes ne font pas attention
-à la dignité des gens, ils ne font attention que si l’on
-donne le sein ou non. Ils ne s’occupent que de celles
-qui ont des enfants sans songer que nous sommes plus
-honnêtes, nous qui n’en avons pas, nous qui sommes
-vieilles, écrasées par le travail et sans pouvoir nous
-soutenir. Alors vois à retourner le monde et à attirer
-la pitié des seigneurs. On dit avec raison que tout est
-à l’envers ici-bas et va de travers, excepté le ciel béni,
-et Pulido a raison quand il parle de la grande révolution
-qui doit venir, grande puisqu’elle mettra au pilori
-les riches et exaltera les pauvres.»</p>
-
-<p>La vieille bavarde concluait son discours, quand il
-se produisit un événement si extraordinaire, si phénoménal,
-si inouï, qu’il ne pourrait être comparé qu’à la
-chute de la foudre au milieu de la gent mendiante, ou
-à l’explosion d’une bombe, tant furent grands le trouble
-et la stupeur qu’il produisit dans la misérable cohorte.
-Les plus anciennes ne se rappelaient rien d’approchant
-<span class="pagenum" id="Page_21">21</span>
-et les nouvelles ne savaient que croire. Tous restèrent
-muets, perplexes, épouvantés.</p>
-
-<p>Et qu’est-ce que c’était, en somme? Presque rien:
-don Carlos Moreno Trujillo, qui toute sa vie, depuis
-que le monde était monde, sortait infailliblement par
-la porte de la rue d’Atocha, ne changea pas d’abord
-son habitude invétérée; mais, après avoir fait quelques
-pas, il retourna en arrière pour ressortir par la rue
-des Huertas, ce qui était très singulier, absurde et
-équivalent au retour des cailloux du chemin à leur
-carrière.</p>
-
-<p>Pourtant ce ne fut pas la cause principale de la surprise
-et de la confusion que cette sortie insolite de ce
-côté; mais, bien que don Carlos s’arrêtât au milieu des
-pauvres (qui se groupèrent autour de lui, croyant à
-une nouvelle répartition de sous), il les regarda comme
-pour les passer en revue, et dit:</p>
-
-<p>«Eh! mesdames les anciennes, laquelle de vous s’appelle
-seña Benina?</p>
-
-<p>—Moi, c’est moi, seigneur, dit celle qui s’appelait
-ainsi, tremblant que quelqu’une de ses compagnes ne
-lui prît son nom et son état civil.</p>
-
-<p>—C’est elle, dit la Casiana avec un empressement
-officieux comme si elle croyait son exequatur nécessaire
-pour la certification et la reconnaissance de la personnalité
-de ses inférieurs.</p>
-
-<p>—Alors, <i>seña</i> Benina, ajouta don Carlos, en s’enveloppant
-dans son manteau pour affronter le froid de la
-rue, demain à huit heures et demie, venez me trouver
-chez moi, nous avons à causer. Savez-vous où je
-demeure?</p>
-
-<p>—Je l’accompagnerai, dit Élisée, faisant l’obligeant
-et l’empressé, par complaisance pour le seigneur et la
-mendiante.</p>
-
-<p>—Bien. Je vous attends, seña Benina.</p>
-
-<p>—Le seigneur peut y compter.</p>
-
-<p>—A huit heures et demie précises. Faites bien attention,
-ajouta don Carlos à grands cris, qui étaient justifiés
-<span class="pagenum" id="Page_22">22</span>
-par ce fait que les plis de son manteau, raidis par
-le froid, lui battaient sur la bouche,—si vous arrivez
-avant, vous attendrez, si vous arrivez après, vous ne
-me rencontrerez plus.... Voilà, adieu. Demain, c’est
-le 25; je dois aller à Montserrat et après au cimetière;
-sur ce....»</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_23">23</span></p>
- <h2 id="ch_4">III</h2>
-</div>
-
-<p>Très sainte Marie, saint Joseph béni, que de commentaires,
-que de curiosité fébrile, de travail d’esprit,
-pour rechercher, surprendre et découvrir les intentions
-du bon don Carlos!</p>
-
-<p>Dans les premiers moments, la même intensité de
-surprise rendit tout le monde muet. Dans les plis du
-cerveau de chacune, passait une procession... de doutes,
-de craintes, d’envie, de préoccupation ardente. La seña
-Benina, désireuse de se soustraire à un fastidieux interrogatoire,
-prit congé affectueusement, comme toujours
-elle avait coutume, et s’en alla. Almudena la suivit à
-quelques minutes d’intervalle. Parmi les restants, les
-petites phrases premières de surprise et de confusion,
-commencèrent à pétiller comme des étincelles:</p>
-
-<p>«Allons! nous le saurons demain.... C’est sans
-doute pour l’employer.... Il a plus de 40 000 <i>pesetas</i>
-de rente.</p>
-
-<p>—Il y a des personnes qui naissent coiffées, dit
-la Burlada à Crescencia, mais pas nous autres, qui
-sommes tombées au monde comme des sacs de toile
-vides.»</p>
-
-<p>Et la Casiana, effilant encore son profil de cheval
-jusqu’à lui donner des proportions monstrueuses, dit
-avec un accent de compassion lugubre:</p>
-
-<p>«Ce pauvre don Carlos est plus insensé qu’une
-chèvre.»</p>
-
-<p>Le lendemain, la communauté mendiante, profitant
-de la bonne fortune que ni la seña Benina ni l’aveugle
-Almudena n’étaient venus à la paroisse, les commentaires
-<span class="pagenum" id="Page_24">24</span>
-sur l’extraordinaire événement se multiplièrent.
-La Demetria exprima timidement l’opinion que don
-Carlos voulait prendre Benina à son service, parce
-qu’elle jouissait de la réputation de cordon bleu, ce à
-quoi Élisée ajouta qu’en effet elle avait été maîtresse
-de cuisine, mais que personne n’en voulait plus parce
-qu’elle était trop vieille.</p>
-
-<p>«Et parce qu’elle était de première force à faire
-danser l’anse du panier, affirma la Casiana, appuyant
-avec fureur sur ce point. Vous saurez qu’elle a été
-terrible dans ce genre, et c’est pour ce vice que nous
-la voyons comme nous la voyons, obligée de mendier
-pour un morceau de pain.</p>
-
-<p>—De toutes les maisons où elle a été, on l’a chassée
-pour avoir eu les ongles trop crochus, et, si elle avait
-eu de la conduite, elle ne manquerait pas de bonnes
-maisons dans lesquelles elle aurait pu finir tranquillement....</p>
-
-<p>—Eh bien, moi, déclara la Burlada avec un noir
-scepticisme, je vous dis que, si elle en est arrivée à
-mendier, c’est parce qu’elle a été honnête; celles qui
-font le plus danser l’anse du panier mettent de l’argent
-de côté pour leur vieillesse, elles sont riches, elles ont
-de quoi, oui, certainement, elles en ont. J’en ai connu
-avec voiture.</p>
-
-<p>—Ici, on ne doit dire de mal de personne.</p>
-
-<p>—Ce n’est pas parler mal. C’est à voir!... Celle qui
-a dit du mal, c’est Votre Excellence, madame la présidente
-du conseil des ministres.</p>
-
-<p>—Moi?</p>
-
-<p>—Oui.... Votre Éminence Illustrissime a dit que
-la Benina avait fait danser l’anse du panier; ce qui
-n’est pas vrai, parce que si elle avait volé elle aurait
-de quoi et si elle avait de quoi elle ne mendierait pas;
-attrape.</p>
-
-<p>—Tu n’es, toi, qu’une méchante langue.</p>
-
-<p>—On ne condamne personne pour bavardage, mais
-pour cause de richesse exagérée, surtout quand on
-<span class="pagenum" id="Page_25">25</span>
-vient enlever l’aumône aux pauvres de bonne foi, à
-ceux qui ont faim et dorment à la belle étoile.</p>
-
-<p>—Assez, nous sommes dans la maison de Dieu,
-mesdames, dit Élisée en frappant un coup avec sa
-béquille. Comportez-vous avec décence et respect les
-unes vis-à-vis des autres comme le commande la très
-sainte doctrine.»</p>
-
-<p>Ces paroles ramenèrent le recueillement et la tranquillité
-que la véhémence de propos de quelques-unes
-avaient gravement compromis, et les tristes heures
-continuèrent à couler, partie en mendiant et gémissant,
-partie en priant et bâillant.</p>
-
-<p>Maintenant il convient de dire que l’absence de la
-seña Benina et de l’aveugle Almudena n’était pas tout
-à fait accidentelle ce jour, et pour l’expliquer il est
-nécessaire de faire mention d’un fait dont il est indispensable
-de donner l’explication dans cette véridique
-histoire.</p>
-
-<p>Ils partirent tous deux à quelques minutes d’intervalle,
-comme nous l’avons dit; mais comme l’ancienne
-s’attarda un petit instant à la grille, pour parler à Pulido,
-l’aveugle marocain la rejoignit et ils prirent ensemble
-le chemin des rues San-Sebastian et Atocha.</p>
-
-<p>«Je me suis arrêtée à parler avec Pulido pour
-t’attendre, ami Almudena. J’ai besoin de te parler.»</p>
-
-<p>Et, le prenant sous le bras avec une sollicitude
-câline, elle le fit passer d’un trottoir à l’autre. Ils
-gagnèrent rapidement la rue des Urosas et, s’arrêtant
-aux coins pour éviter les passants et les voitures, elle
-commença de lui parler ainsi:</p>
-
-<p>«J’ai besoin de te causer, parce que toi seul peux
-me sortir d’un grand embarras; toi seul, parce que
-toutes les autres connaissances de la paroisse ne me
-servent à rien. Comprends-tu? Les uns sont égoïstes,
-des cœurs de pierre: celui qui a quelque chose, parce
-qu’il a quelque chose, et celui qui n’a rien, parce qu’il
-n’a rien. Au total, les autres laisseront quelqu’un mourir
-de honte s’il ne mendie point, et, si l’on arrive à
-<span class="pagenum" id="Page_26">26</span>
-tendre la main, ils se réjouiront de voir une pauvre
-mendiante à bas.»</p>
-
-<p>Almudena tourna son visage vers elle, et l’on pourrait
-dire qu’il la regarda, si regarder c’est diriger les
-yeux sur un objet, les poser sur lui, alors que non la
-vue, mais d’une certaine façon l’attention et l’intention,
-aussi soutenues qu’inefficaces à voir, se posent
-seuls sur quelqu’un.</p>
-
-<p>Lui pressant la main, il lui dit:</p>
-
-<p>«<i>Amri</i>, tu sais qu’Almudena te servira, lui, comme
-un chien; <i>Amri</i>, dis-moi tes affaires.... Fais-moi part.</p>
-
-<p>—Descendons, nous causerons en cheminant. Tu
-vas chez toi?</p>
-
-<p>—Je vais où tu voudras.</p>
-
-<p>—Il me semble que tu te fatigues. Nous marchons
-trop vite: veux-tu que nous nous asseyions un moment
-sur la petite place du Progrès pour que nous puissions
-causer tranquillement?»</p>
-
-<p>Sans doute, l’aveugle répondit affirmativement, car
-cinq minutes après on les voyait assis l’un à côté de
-l’autre sur le socle de la grille qui entourait la statue
-de Mendizabal. Le visage d’Almudena était d’une laideur
-expressive, brun citron, avec la barbe rare et
-noire comme l’aile du corbeau; sa caractéristique était
-surtout la grandeur démesurée de la bouche, qui,
-lorsqu’il souriait, affectait une courbe, dont les extrémités,
-repoussant les poils flottants des joues, semblaient
-se mettre à la recherche des oreilles. Les yeux
-étaient comme deux plaies sèches et insensibles rongées
-par des plaques sanglantes; la taille moyenne,
-les jambes torses; sa stature plutôt élevée était diminuée
-par la démarche ordinaire des aveugles et par
-l’habitude de rester de longues heures assis sur le sol
-avec les jambes repliées sous lui comme font les Mauresques.</p>
-
-<p>Il était vêtu avec une propreté relative, avec décence
-tout au moins, car ses habits, quoique vieux et pleins
-de taches, ne présentaient point de trous ou de déchirures
-<span class="pagenum" id="Page_27">27</span>
-qui n’aient été recousus ou recouverts par un
-rapiéçage intelligent. Il était chaussé de souliers noirs
-usés, mais parfaitement protégés par des coutures et
-des pièces très habilement posées. Le chapeau en
-forme de champignon dénotait les efforts de dilatation
-subis en passant sur différentes têtes avant d’arriver à
-celle qu’il recouvrait, qui ne serait peut-être pas la
-dernière, mais les bosses du feutre n’étaient point
-telles qu’elles ne pussent protéger le crâne qu’elles
-avaient mission de défendre. Le bâton était dur et
-lisse; la main avec laquelle il l’empoignait était nerveuse,
-très colorée en noir à l’extérieur, tirant sur
-l’éthiopien, la paume blanchâtre avec une couleur et
-des délicatesses qui la faisaient ressembler à une peau
-de morue fraîche, les ongles bien coupés; le col de la
-chemise le moins sale que l’on pût imaginer dans la
-misérable condition et l’état de vagabondage où vivait
-le misérable fils du Sud.</p>
-
-<p>«Il faut pourtant que nous y arrivions, Almudena,
-dit la seña Benina, en ôtant et remettant dans sa poche
-son mouchoir comme une personne troublée et nerveuse
-qui veut s’éventer la tête. Je suis dans un grand
-embarras, et toi, rien que toi, peux m’en tirer.</p>
-
-<p>—Dis-moi ce que c’est....</p>
-
-<p>—Que comptais-tu faire ce soir?</p>
-
-<p>—Dans ma maison, moi beaucoup à faire: moi
-laver linge, moi coudre beaucoup, rapetasser beaucoup.</p>
-
-<p>—Tu es l’homme le mieux nippé qui existe au
-monde. Je ne connais pas ton pareil. Aveugle et
-pauvre, tu arranges toi-même tes petites affaires; tu
-enfiles une aiguille avec ta langue aussi rapidement que
-je le peux faire moi-même avec mes doigts; tu couds
-dans la perfection; tu es ton tailleur, ton cordonnier,
-ta blanchisseuse.... Et après avoir mendié le matin à
-la paroisse, l’après-midi dans la rue, tu trouves encore
-le temps d’aller un petit instant au café..., content de
-ce que tu n’as pas, et s’il y avait au monde une justice,
-<span class="pagenum" id="Page_28">28</span>
-et si les choses étaient disposées selon la raison,
-on devrait te donner un prix..., brave garçon; pourtant,
-voilà ce que c’est, je ne te laisse pas travailler
-ce soir, parce qu’il faut que tu me rendes un service....
-On garde ses amis pour les grandes occasions.</p>
-
-<p>—Que t’arrive-t-il?</p>
-
-<p>—Une affaire épouvantable. Je n’en vis plus. Je suis
-si malheureuse que, si tu ne me secours pas, je n’ai
-plus qu’à me jeter du haut du viaduc... C’est comme
-je te le dis.</p>
-
-<p>—<i>Amri</i>..., pas te jeter.</p>
-
-<p>—C’est que j’ai un malheur si grand, si grand, qu’il
-paraît impossible que j’en puisse sortir. Je vais te le
-dire d’un trait pour que tu puisses en sentir de suite
-le poids: j’ai besoin d’un douro....</p>
-
-<p>—Un douro! s’écria Almudena, exprimant par la
-subite gravité de sa figure et l’énergie de l’accent
-l’épouvante que lui causait l’importance de la somme.</p>
-
-<p>—Oui, mon fils, oui..., un douro, et je ne puis rentrer
-à la maison si je ne l’ai pas préalablement avec
-moi. Il est indispensable que j’aie ce douro; parle, il
-faut le sortir de dessous les pierres, le trouver n’importe
-comment.</p>
-
-<p>—C’est beaucoup, beaucoup, murmurait l’aveugle,
-le visage baissé vers la terre.</p>
-
-<p>—Ce n’est pas tant, observa l’autre, cherchant à
-tromper sa peine par des idées optimistes. Qui n’a pas
-un douro? Un douro, ami Almudena, le premier venu
-l’a.... Donc, peux-tu me le procurer, oui ou non?»</p>
-
-<p>L’aveugle murmura dans son langage étrange
-quelque chose que Benina traduisit par le mot «impossible»,
-et lançant un profond soupir, auquel Almudena
-répondit par un autre non moins profond et
-non moins pitoyable, elle se plongea un instant dans
-une douloureuse méditation, regardant alternativement
-la terre et le ciel, et la statue de Mendizabal, ce
-seigneur de bronze foncé qu’elle ne connaissait point,
-ne sachant point d’ailleurs pour quel motif on l’avait
-<span class="pagenum" id="Page_29">29</span>
-mis là. De ce regard vague et distrait, qui est le
-propre des moments de grande préoccupation, et
-comme un tour anxieux de l’âme sur elle-même, elle
-voyait passer d’un côté ou de l’autre du jardin des
-gens pressés ou nonchalants. Les uns devaient avoir
-un douro, les autres allaient le chercher. Elle voyait
-passer des garçons de recette de la Banque avec leur
-sacoche à l’épaule; des charrettes avec des bouteilles
-de bière ou de limonade gazeuse. Dans les boutiques
-entraient des gens pour acheter et ils ressortaient
-avec des paquets. Des mendiants déguenillés importunaient
-les passants, des chars funèbres portaient au
-cimetière des gens à qui rien n’importait plus des
-douros. Avec une rapide vision, Benina passait en
-revue les coffres-forts de toutes ces grandes boutiques,
-des beaux appartements de toutes les maisons,
-des bourses de tous les passants bien vêtus, et elle
-avait la certitude qu’à aucun de ces heureux de la vie
-il ne manquait un douro.</p>
-
-<p>Ensuite elle songea que ce serait une rude folie de
-se présenter dans la maison voisine des Cespedes en
-les priant de lui faire la faveur de lui donner un douro,
-même si elle le demandait à titre de prêt. Sûrement
-ils se moqueraient d’une si absurde prétention et la
-mettraient promptement à la porte.</p>
-
-<p>Et nonobstant, il lui paraissait naturel et juste que
-quelque part où un douro ne représentait qu’une valeur
-insignifiante on le lui donnât à elle, pour qui cette
-somme représentait une valeur immense. Et si cette
-monnaie si anxieusement désirée passait des mains
-qui en possèdent beaucoup d’autres dans les siennes,
-on ne noterait pas une altération sensible dans la
-répartition des richesses et tout suivrait son cours,
-les riches toujours riches, elle toujours pauvre, et toujours
-misérables tous les autres de sa condition. Puisqu’il
-en était ainsi, pourquoi ce douro ne venait-il pas
-dans ses mains? Quelle raison y avait-il pour que
-vingt personnes passant ne se privassent d’un réal et
-<span class="pagenum" id="Page_30">30</span>
-que ces vingt réaux réunis ne tombassent pas par un
-chemin naturel dans sa poche? Voyez comme les
-choses de ce monde sont mal arrangées! La pauvre
-Benina se contenterait d’une goutte d’eau, et devant le
-grand réservoir du Retiro elle ne pouvait l’obtenir.
-Comptons bien, ciel et terre; l’aqueduc du Lozoya perdrait-il
-quelque chose si on lui prenait une goutte
-d’eau?</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_31">31</span></p>
- <h2 id="ch_5">IV</h2>
-</div>
-
-<p>Tel était le cours de ses pensées, quand Almudena,
-sortant d’une méditation sur les chiffres qui avait dû
-être triste, si l’on en jugeait par l’expression de son
-visage, lui dit:</p>
-
-<p>«N’as-tu rien à engager?</p>
-
-<p>—Non, mon fils, tout est engagé déjà et jusqu’aux
-cornets qui ont contenu de l’argent.</p>
-
-<p>—Tu n’as personne qui pourrait te prêter?</p>
-
-<p>—Il n’y a personne qui puisse me faire confiance.
-Je ne fais pas un pas sans rencontrer une sale figure
-de créancier.</p>
-
-<p>—Le seigneur Carlos t’a mandé pour demain.</p>
-
-<p>—Demain est bien loin et j’ai besoin du douro aujourd’hui
-et comptant, Almudena, comptant. Chaque
-minute qui passe est une main qui serre la corde que
-j’ai autour du cou.</p>
-
-<p>—Ne pleure pas, <i>Amri</i>, tu es bonne pour moi, je
-remédierai à tout...; voyons maintenant.</p>
-
-<p>—Quelle idée as-tu? dis-le-moi vite.</p>
-
-<p>—J’engagerai des affaires.</p>
-
-<p>—Le costume que tu as acheté au Rastro?
-Et combien crois-tu qu’ils te donnent?</p>
-
-<p>—Deux pesetas et demi.</p>
-
-<p>—Il faudra en tirer trois. Et le surplus?</p>
-
-<p>—Viens à la maison avec moi, dit Almudena, se
-levant avec résolution.</p>
-
-<p>—Vivement, mon fils, il n’y a pas de temps à perdre.
-Il est très tard. Et il y a loin d’ici à l’auberge de
-Santa-Casilda!»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_32">32</span></p>
-
-<p>Ils prirent leur marche rapide par la rue de Meson-de-Paredes,
-parlant peu. Benina, plus suffoquée par
-l’anxiété que par la rapidité de la marche, jetait des
-flammes par son visage, et chaque fois qu’elle entendait
-sonner une horloge elle faisait un geste de désespoir.
-Le vent froid du nord les poussait vers la rue
-d’en bas, soulevant leurs habits comme la voile d’une
-barque. Leurs mains à tous les deux étaient gelées;
-leur nez coulait, leurs voix s’enrouaient, hoquetant
-froidement et tristement.</p>
-
-<p>Non loin du carrefour où Meson-de-Paredes débouche
-dans la Ronda de Tolède, ils découvrirent les bâtiments
-de Santa-Casilda, vaste ruche de logis à bon
-marché alignés en corridors superposés.</p>
-
-<p>On y entre par une cour ou grand enclos, large et
-étroit, rempli d’amas d’ordures, résidus, dépouilles et
-rebuts de toute agglomération humaine. Le logis
-qu’habitait Almudena était le dernier de l’étage bas,
-au ras du sol, et l’on n’avait à franchir qu’une seule
-marche pour y pénétrer. Il se composait de deux pièces
-séparées par une natte qui pendait du plafond; d’un
-côté la cuisine, de l’autre la salle, qui était à la fois
-alcôve et cabinet, le plancher était en terre bien battue,
-les murs blancs, moins sales que bien d’autres de ce
-vaste casernement humain. Une chaise était le seul
-meuble qu’on rencontrât, car le lit consistait en un
-amas de couvertures grises entassées dans une encoignure.
-La petite cuisine n’était pas dépourvue de pots,
-de casseroles ni même de vivres. Au centre de l’habitation,
-Benina vit l’image confuse d’une masse noire,
-comme un paquet de hardes, ou un grand sac abandonné.</p>
-
-<p>A la faible lueur qui restait après que la porte fut
-fermée, on put reconnaître que ce paquet était animé.
-Par le toucher, plus que par la vue, Benina comprit
-que c’était une personne.</p>
-
-<p>«Cette ivrognesse de Pedra est là.</p>
-
-<p>—Ah! qu’est-ce que j’apprends! C’est elle qui t’aide
-<span class="pagenum" id="Page_33">33</span>
-à payer ton logis..., l’ivrognesse, l’éhontée.... Mais ne
-perdons point de temps, mon fils; donne moi le vêtement
-que je l’emporte... et, avec l’aide de Dieu, je veux
-voir si je n’en obtiendrai pas trois pesetas. La sainte
-Vierge te le rendra, et il faut que je la prie pour qu’elle
-te donne le double à toi, car, bien sûr, elle ne fera rien
-pour moi.»</p>
-
-<p>Se rendant compte de l’impatience de son amie,
-l’aveugle dépendit d’un clou le vêtement qu’il appelait
-neuf, par un euphémisme qui est très courant dans les
-combinaisons mercantiles et le donna à son amie qui
-en quatre enjambées se trouva dans la cour, puis dans
-la Ronda, courant rapidement vers le lieu appelé la
-petite place de Manuela. Pendant ce temps-là, le mendiant
-en colère prononçait des paroles difficiles à
-reproduire pour nous, car elles étaient en arabe et
-secouait le paquet de loques de la femme ivre morte,
-qui gisait à terre, comme un corps mort au milieu de
-la pièce.</p>
-
-<p>Aux paroles irritées de l’aveugle, elle répondit seulement
-par un grognement rauque, se retournant à
-moitié, en levant et étirant les bras, pour retomber
-immédiatement dans un sommeil de brute encore plus
-profond.</p>
-
-<p>Almudena plongeait sa main dans les hardes noires,
-qui formaient avec le manteau une masse inextricable
-de plis, et il accompagnait cet acte de paroles furibondes,
-explorant de son mieux le buste flasque,
-comme s’il pétrissait un paquet de chiffons. L’homme
-était nerveux. Il fit sortir d’un peu partout des rosaires,
-des scapulaires, un paquet de reconnaissances de prêts
-enveloppé dans un morceau de journal, des bouts de
-fer ramassés dans la rue, des dents d’animaux ou de
-personnes et autres babioles.</p>
-
-<p>La recherche à peine terminée, Benina rentra ayant
-fait telle diligence et opéré avec une si grande rapidité
-qu’on aurait pu croire que les anges l’avaient portée
-sur leurs ailes.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_34">34</span></p>
-
-<p>La pauvre femme arrivait tout essoufflée de sa
-course rapide par les rues; elle pouvait à peine respirer;
-son visage inondé de sueur marquait pourtant
-l’allégresse.</p>
-
-<p>«Ils m’en ont donné trois, dit-elle montrant les piécettes
-dont une en sous. Je n’ai pas eu de chance que
-Valeriano se soit trouvé là, et, sa maîtresse, la Reimunda,
-étant venue, j’ai été obligée de leur donner deux fois
-plus de paroles pour les convaincre.»</p>
-
-<p>Ajoutant au contentement, Almudena, avec une figure
-joyeuse et triomphante, lui montra entre ses deux
-doigts une piécette:</p>
-
-<p>«Je l’ai trouvée dans la poitrine de celle-ci, prends-la.</p>
-
-<p>—Oh! quelle chance! Est-ce qu’elle n’en a pas d’autres?
-Cherche bien, mon fils.</p>
-
-<p>—Elle n’en a pas d’autres, j’ai tout fouillé.»</p>
-
-<p>Benina secouait les affaires de la pocharde espérant
-faire sauter une monnaie. Mais il n’en tomba que deux
-épingles à cheveux et quelques petits morceaux de
-charbon.</p>
-
-<p>«Elle n’a plus rien.»</p>
-
-<p>L’aveugle continuant à bavarder et expliquant à
-Benina le caractère et les habitudes de la grosse femme,
-il lui fit entendre que, si elle avait été dans un état
-normal, elle aurait donné d’elle-même la piécette si on
-la lui avait demandée. Avec une phrase synthétique,
-Almudena caractérisa sa compagne de vie: «Elle est
-rosse, elle est dépravée...; elle prend tout, mais elle
-donne tout.»</p>
-
-<p>En soulevant le matelas et en le secouant par terre,
-il fit tomber une vieille petite sacoche sale, et, passant
-les doigts dedans comme lorsqu’on prend un cigare, il
-en retira un vieux morceau de papier qui, déroulé,
-montra une monnaie neuve et toute reluisante de deux
-réaux. Benina la prit; tandis qu’Almudena sortait de
-sa pochette, où il avait aussi une foule de petits morceaux
-de fer, des ciseaux, un étui avec des aiguilles,
-un couteau, il en tira un autre papier avec deux grosses
-<span class="pagenum" id="Page_35">35</span>
-pièces de cuivre. Il y joignit ce qu’il avait reçu de don
-Carlos et donna le tout à la pauvre ancienne, en lui
-disant:</p>
-
-<p>«<i>Amri</i>, arrange-toi avec cela.</p>
-
-<p>—Si, si..., j’ajouterai le mien d’aujourd’hui, et il
-manque si peu, je ne veux pas te molester davantage.
-Merci, va avec Dieu! Il me semble que j’ai tort. Ah!
-mon fils, que tu as été bon! Tu mériterais de gagner
-à la loterie, et, si tu ne gagnes pas, c’est qu’il n’y a
-pas de justice au ciel, pas plus que sur la terre. Adieu,
-mon fils, je ne peux pas rester un moment de plus.
-Dieu te le rende! Je suis sur des charbons ardents. Je
-vole à la maison. Calme-toi dans la tienne, et cette
-pauvre femme, quand elle s’éveillera, ne la bats pas,
-mon fils, la pauvrette! Chacun, pour moins souffrir,
-s’enivre avec ce qu’il peut, celle-ci avec de l’eau-de-vie,
-cette autre avec autre chose. Moi aussi, j’ai mes misères,
-pas les mêmes, et je ne les combats pas ainsi, elles sont
-plus profondes; oui, je te conterai cela, je te le conterai.»</p>
-
-<p>Et elle sortit comme une flèche, les monnaies dans
-son sein avec la crainte que quelqu’un ne les lui prît
-en route, ou qu’elles s’envolassent entraînées par ses
-pensées tumultueuses.</p>
-
-<p>Se retrouvant seul, Almudena s’en alla à la cuisine,
-où, entre autres choses inutiles, il conservait un petit
-plat d’étain et une cruche pleine d’eau. Il se lava les
-mains et les yeux; ensuite, après avoir fouillé dans
-une petite caisse où il conservait de petits morceaux
-de charbon dans des cendres éteintes, il entra chez un
-voisin, retourna chez lui après les avoir allumés et il
-répandit dessus une pincée d’une certaine substance
-qu’il conservait cachée dans sa couchette et enveloppée
-dans un morceau de papier. Une odeur et une fumée
-abondante, forte et pénétrante s’envolèrent alors de ce
-foyer.</p>
-
-<p>C’était un parfum de benjoin, seul souvenir matériel
-de la terre natale qu’Almudena se permît dans son
-exil vagabond.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_36">36</span></p>
-
-<p>Cet arome spécial des maisons maures était sa consolation,
-son plaisir le plus vif, usage à la fois domestique
-et religieux, et alors, enveloppé par ce parfum,
-il se mit à rêver des choses qu’aucun chrétien n’eût
-comprises.</p>
-
-<p>Le parfum répandu dans la pièce, la pauvre pocharde
-se reprit à s’agiter, à grogner, à se crisper et à tousser,
-comme cherchant à reprendre ses sens. L’aveugle ne
-faisait pas plus attention à elle qu’à un chien, attentif
-seulement à son rêve et à ses prières en langue que
-nous savons être arabique ou hébraïque, se frappant
-les yeux avec les mains et les abaissant ensuite sur
-sa bouche pour les baiser.</p>
-
-<p>Il employa un certain temps à ses méditations, et,
-lorsqu’il les termina, il sentit que sa compagne était
-assise devant lui; elle avait les yeux hagards et pleurards,
-à cause du picotement produit par la fumée du
-parfum répandu dans l’air, et elle le regardait.</p>
-
-<p>Almudena, les mains étendues en avant, lui lança ces
-paroles:</p>
-
-<p>«Vieille satyre, il n’y a qu’un dieu.... Ivrognesse,
-pocharde, il n’y a qu’un dieu..., un dieu, un seul dieu,
-un seul.»</p>
-
-<p>La femme éclata de rire et, portant la main à sa poitrine,
-elle se mit à réparer le désordre que la main
-inquiète de son compagnon de chambre avait produit
-dans cette intéressante partie de sa personne. Elle sortait
-si engourdie de son rêve alcoolique qu’elle ne
-réussissait pas à remettre chaque chose en place.</p>
-
-<p>«Oui, il n’y a qu’un dieu, un dieu seul.</p>
-
-<p>—A moi, que m’importe? Pour moi, qu’il y en ait
-deux ou quarante, et qu’ils soient aussi nombreux que
-cela peut leur plaire.... Mais, dis-moi, libertin, tu m’as
-pris ma piécette, cela ne fait rien, elle était pour toi.</p>
-
-<p>—Un dieu seul!»</p>
-
-<p>Et, le voyant prendre son bâton, la femme se mit sur
-la défensive, en lui disant:</p>
-
-<p>«Ne me bats pas, Jaï. Assez de parfum, et songeons
-<span class="pagenum" id="Page_37">37</span>
-à souper. Combien d’argent as-tu? Que veux-tu que je
-te rapporte?</p>
-
-<p>—Vieille pocharde! je n’ai pas d’argent... les démons
-l’ont emporté pendant que tu dormais.</p>
-
-<p>—Qu’est-ce que je vais te rapporter? murmura la
-femme d’un air morne et chancelant et fermant les
-yeux. Attends un petit peu. J’ai envie de dormir, Jaï.»</p>
-
-<p>Elle tomba de nouveau dans un profond sommeil, et
-Almudena, qui avait demandé son bâton pour s’en servir
-comme d’un remède infaillible pour la dégriser, se
-prit de pitié, soupira fortement, en marmottant quelque
-chose comme:</p>
-
-<p>«Je te rosserai une autre fois.»</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_38">38</span></p>
- <h2 id="ch_6">V</h2>
-</div>
-
-<p>Ce n’est point employer un langage hyperbolique
-que de dire que la seña Benina, sortant de Santa-Casilda,
-possédant le douro incomplet qui calmait ses
-mortelles angoisses, allait par les places et les rues
-comme une flèche.</p>
-
-<p>Avec soixante années sur les épaules, elle conservait
-son agilité et sa vivacité, unies à une persévérance inépuisable.
-Elle avait passé le meilleur de sa vie dans
-une situation fatigante qui exigeait autant d’activité
-que de promptitude de jugement, des efforts insensés
-de la tête et des muscles, et à une pareille école, elle
-s’était fortifié le corps et l’esprit; ainsi s’était formé
-ce tempérament extraordinaire de femme qu’apprendront
-à connaître ceux qui liront cette histoire véridique
-de sa vie.</p>
-
-<p>Avec une promptitude exceptionnelle elle entra chez
-un apothicaire de la rue de Tolède; elle prit des médicaments
-qu’elle avait commandés le matin; ensuite elle
-entra chez le boucher et chez le marchand de comestibles,
-faisant faire différents paquets de ses achats, et
-enfin elle se rendit dans une maison de la rue Impériale
-à proximité de l’angle où se trouvent les bureaux
-des poids et mesures. Elle se glissa sous le portail
-étroit, obstrué et rendu presque impraticable par les
-paquets d’un commerce de corde qui y était installé;
-elle enfila l’escalier rapidement jusqu’au premier, avec
-modération jusqu’au second, et arriva enfin haletante
-au troisième, qui était le dernier et surmonté d’un
-acrotère. Elle tourna dans un vaste espace couvert avec
-<span class="pagenum" id="Page_39">39</span>
-des vitres, au sol très inégal, à cause des affaissements
-et différences de niveau de l’ancienne maison, et enfin
-elle arriva à une porte de logement mal recouverte de
-peinture; elle sonna...; c’était sa maison, la maison de
-sa maîtresse, laquelle en personne, tâtonnant les murs,
-arriva au bruit de la cloche, ou du moins à sa rumeur
-aphone et ouvrit, non sans avoir eu la précaution d’interroger
-l’arrivante par un petit guichet carré et grillé
-par une croix de fer.</p>
-
-<p>«Grâce à Dieu, femme.... Je te le dis sur la porte.
-C’est du propre, une heure! Je croyais que tu avais été
-écrasée par une voiture ou qu’il t’était arrivé un coup
-d’apoplexie.»</p>
-
-<p>Sans répondre, Benina suivit sa maîtresse jusqu’à un
-petit cabinet voisin où elles s’assirent. La servante
-évita les explications de son retard par la crainte
-d’avoir à les donner et se tint sur la défensive, attendant
-pour voir d’où viendrait l’attaque de doña Paca,
-et quelle position elle prendrait avec son esprit irascible.
-Le ton des premières paroles avec lesquelles
-elle fut reçue la tranquillisa quelque peu; elle s’attendait
-à une forte réprimande, à des paroles déplaisantes.
-Pourtant, la maîtresse semblait être dans ses
-bons moments, sans doute, son âpre caractère était
-dompté par l’intensité de la souffrance. Benina se proposait,
-comme toujours, de s’accommoder au ton que
-prendrait l’autre, et de rester peu avec elle; les premières
-paroles échangées, elle se tranquillisa.</p>
-
-<p>«Ah! madame, quel temps! Je n’y tenais plus à
-l’idée de rentrer dans cette chère maison bénie.</p>
-
-<p>—Je ne me l’explique pas, dit la maîtresse, dont
-l’accent andalou persistait, quoique très atténué par
-quarante années de séjour à Madrid.—J’étais seule,
-émotionnée. En entendant sonner midi, une heure,
-deux heures, je me disais: «pourtant que fait la petite
-qu’elle tarde tant?» Lorsque je me suis rappelé....</p>
-
-<p>—Justement.</p>
-
-<p>—Je me suis rappelé..., comme je sais par cœur tout
-<span class="pagenum" id="Page_40">40</span>
-mon almanach, que c’est aujourd’hui la Saint-Romuald,
-confesseur et évêque de Pharsale....</p>
-
-<p>—Parfaitement.</p>
-
-<p>—Et c’est la fête du seigneur curé, chez qui tu sers
-comme auxiliaire.</p>
-
-<p>—Oui, je pensais que vous y auriez songé, et cela
-m’a rassurée, affirma la servante, qui, avec sa facilité
-extraordinaire de forger et de conduire des mensonges,
-s’empressa de s’accrocher au solide câble que sa maîtresse
-lui tendait, et que la besogne n’a pas été facile!</p>
-
-<p>—Il a dû donner un grand repas. Oui, je me le
-figure! Ils ne doivent pas être à court d’estomac les
-curés de San-Sebastian, compagnons et amis de ton
-don Romuald!</p>
-
-<p>—Tout ce que vous en direz est peu.</p>
-
-<p>—Raconte-moi, que leur as-tu servi? demanda avec
-empressement la dame qui était fort curieuse de ce qui
-se mangeait chez les autres; oui, raconte. Tu leur as
-sûrement servi une mayonnaise?</p>
-
-<p>—En premier un rôti que j’avais cuit à point. Ah!
-seigneur! qu’ils l’ont trouvé bon! Ils ont dit que j’étais
-la première cuisinière de toute l’Europe et que c’était
-par pur respect humain qu’ils ne s’en léchaient pas les
-doigts....</p>
-
-<p>—Et après?</p>
-
-<p>—Un abatis de volaille que j’ai cuisiné, digne des
-anges du ciel. Ensuite, des calamares dans leur jus...
-ensuite....</p>
-
-<p>—Bien que je t’aie dit que je ne veux pas que tu
-m’apportes quoi que ce soit d’aucune maison, car je
-préfère certainement la misère à ronger les os qui proviennent
-d’autres tables, comme je te connais, je ne
-doute pas que tu auras rapporté quelque chose. Où est
-ton panier?»</p>
-
-<p>Prise à l’improviste, Benina se troubla un instant;
-mais ce n’était pas une femme à se démonter devant
-aucun danger, et sa <i>maestria</i> à vaincre les difficultés
-lui suggéra cette habile échappatoire: «Eh! madame,
-<span class="pagenum" id="Page_41">41</span>
-j’ai laissé le panier et tout ce qu’il contient chez
-Mme Obdulia, qui en a plus besoin que nous.</p>
-
-<p>—Et tu as bien fait. J’approuve fort l’idée, petite.
-Conte-moi encore. Et tu ne leur as pas servi un bon
-petit dos de cochon?</p>
-
-<p>—Allez! allez! deux kilos et demi, madame; Sotero
-Rico m’avait fourni ce qu’il avait de meilleur.</p>
-
-<p>—Et le dessert, les vins?</p>
-
-<p>—Jusqu’au <i>champagne de la Veuve</i>. Les curés sont
-des diables qui ne se privent de rien.... Mais rentrons,
-il est très tard et madame sera sans doute très faible.</p>
-
-<p>—Je l’étais, mais... je ne sais pas; il me semble que
-j’ai mangé tout ce dont nous avons parlé...; pourtant
-donne-moi à dîner.</p>
-
-<p>—Qu’avez-vous pris? Ce petit peu de nourriture que
-j’avais préparé hier soir?</p>
-
-<p>—Ma fille, je n’ai pas pu l’avaler. Je me suis soutenue
-avec une demi-once de chocolat cru.</p>
-
-<p>—Allons-y, allons-y. Le pis, c’est que j’ai à allumer
-le feu, mais je vais me dépêcher.... Ah! j’oubliais, j’ai
-apporté les médicaments. Voilà pour le premier.</p>
-
-<p>—As-tu pris tout ce que je t’ai demandé? demanda
-la dame en se dirigeant vers la cuisine. As-tu engagé
-mes deux jupons?</p>
-
-<p>—Certainement. Avec les deux piécettes reçues et
-les autres que m’a données don Romualdo à cause de
-sa fête, j’ai pu parer à tout.</p>
-
-<p>—Est-ce que tu as payé l’huile d’hier?</p>
-
-<p>—Cela, non!</p>
-
-<p>—Et le tilleul et la tisane?</p>
-
-<p>—Tout, j’ai tout payé, et, après mes achats, il me
-reste encore quelque chose pour demain.</p>
-
-<p>—Puisse Dieu nous apporter demain un bon jour,
-dit, avec une profonde tristesse, la dame en s’asseyant
-dans la cuisine pendant que la servante, avec une
-promptitude nerveuse, réunissait étincelles et charbons.</p>
-
-<p>—Ah! madame, tenez-le pour certain.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_42">42</span></p>
-
-<p>—Pourquoi tant d’assurance, enfant?</p>
-
-<p>—Parce que je le sais, mon cœur me le dit. Demain
-sera un bon jour, je dirais presque un grand jour.</p>
-
-<p>—Quand nous l’aurons vu, je te dirai si tu avais
-raison... Je me fie peu à tes grands élans de cœur. Tu
-es toujours à dire demain, demain.</p>
-
-<p>—Dieu est bon.</p>
-
-<p>—Avec moi on ne s’en douterait vraiment pas. Il ne
-se lasse pas de me porter des coups. Il me frappe sans
-me laisser respirer. Après un jour mauvais, il en vient
-un pire. Les années se passent à attendre le remède,
-et il n’y a pas d’illusion qui ne se convertisse en désenchantement.
-Je suis lasse d’espérer, lasse de souffrir.
-Mes espérances me trahissent, et, comme elles me
-trompent toujours, je n’aime pas espérer des choses
-bonnes et je les souhaite mauvaises pour qu’elles arrivent...
-à peu près ordinaires.</p>
-
-<p>—Pourtant moi, à la place de madame,—dit Benina
-en soufflant le feu—j’aurais confiance en Dieu,
-et je serais contente.... Vous voyez que je suis confiante,
-moi? Vous ne me voyez pas? Je suis convaincue
-que le coup du sort arrivera quand nous y penserons
-le moins, et que nous serons très riches; il nous donne
-ces jours de grande épreuve et il nous en récompensera
-avec la grande vie qu’il nous donnera plus tard.</p>
-
-<p>—Hélas! Nina, je n’aspire pas à la grande vie, mais
-seulement à un peu de repos et de relâche.</p>
-
-<p>—Qui pense à la mort? Cela, non. Je suis très à mon
-goût dans ce monde de plaisirs, et pour cela je le tiens
-quitte des petites misères que j’endure. Mais mourir,
-non pas.</p>
-
-<p>—Tu t’accommodes de cette vie.</p>
-
-<p>—Je m’y conforme, parce qu’il n’est pas en mon
-pouvoir de m’en donner une autre. Que tout arrive,
-sauf la mort; tant qu’il ne manque pas un morceau de
-pain, on peut le manger avec deux sauces exquises qui
-sont: la faim et l’espérance.</p>
-
-<p>—Et tu supportes encore la misère, la honte, l’humiliation,
-<span class="pagenum" id="Page_43">43</span>
-devoir à tout le monde, ne payer personne, ne
-rencontrer personne qui soit capable de te prêter deux
-réaux, vivre de mille artifices, pièges tendus et mensonges,
-nous voir persécutées sans trêve par les boutiquiers
-et les vendeurs de toute chose?</p>
-
-<p>—Allez, cela se supporte!... Chacun dans cette vie
-se défend comme il peut. Il ferait beau voir que nous
-dussions mourir de faim pendant que les magasins sont
-remplis de tant de bonnes choses! Cela, non, Dieu ne
-veut pas que l’on se rafraîchisse la bouche avec l’air du
-ciel en guise de nourriture, et, quand il ne nous donne
-pas d’argent, il nous donne la subtilité du jugement
-pour inventer les moyens de nous procurer ce qui nous
-manque, sans voler...; cela, non. Je promets de payer et
-je payerai certainement quand nous aurons de quoi.
-Oui, on sait que nous sommes pauvres, qu’il y a de
-bonnes intentions chez nous, mais qu’il n’y a pas autre
-chose. Il serait curieux que nous nous affligeassions à
-l’idée que les marchands ne sont pas payés des misères
-qu’ils nous vendent, sachant, comme nous le savons,
-qu’ils sont riches!</p>
-
-<p>—Est-ce que tu n’as point d’honneur, Nina, je veux
-dire de décorum, je veux dire de dignité?</p>
-
-<p>—Je ne sais pas si j’ai ce que vous dites; mais ce
-que je sais, c’est que j’ai une bouche et un estomac naturels
-et que Dieu qui me les a donnés m’a mise dans
-ce monde pour que je vive et non pas pour que j’y
-meure de faim. Les moineaux, je suppose, ont-ils un
-point d’honneur? Vraiment... ce qu’ils tiennent, c’est
-un bec... et, regardant les choses comme elles doivent
-être regardées, je dis que, si Dieu a créé le ciel et la
-terre, les boutiques des épiciers, la Banque d’Espagne,
-les maisons où nous vivons, les champs, sont aussi son
-œuvre... Tout vient de Dieu.</p>
-
-<p>—Et la monnaie, l’indécente monnaie, de qui est-elle?
-demanda la maîtresse avec un accent méprisant et
-douloureux, réponds-moi.</p>
-
-<p>—C’est Dieu aussi, puisque Dieu a créé l’or et l’argent,
-<span class="pagenum" id="Page_44">44</span>
-les billets, je ne sais..., mais pourtant c’est lui
-aussi.</p>
-
-<p>—Ce que je dis, Nina, c’est que les choses sont à
-ceux auxquels elles appartiennent..., et tout le monde
-les détient, excepté nous.... Eh! mais, dépêche-toi, je
-me sens faible.</p>
-
-<p>—Où as-tu mis les médicaments?... Oui, ils sont sur
-la commode. Je prendrai un cachet de salicylate avant
-de manger... Aïe! quelle souffrance me donnent ces
-jambes; au lieu de me porter, c’est moi qui dois les
-tirer (se levant avec un grand effort). Je ferais mieux
-d’aller avec des béquilles. Mais vois ce que Dieu fait
-avec moi. Cela paraît une plaisanterie! Il m’a rendue
-infirme de la vue, des jambes, de la tête, des reins, de
-tout, moins de l’estomac. Il me prive des moyens de
-me nourrir et je digère comme un vautour.</p>
-
-<p>—Il a fait de même avec moi. Mais je ne lui en veux
-pas, maîtresse! Béni soit le Seigneur qui nous donne
-le plus grand bien de nos corps: la très sainte faim.»</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_45">45</span></p>
- <h2 id="ch_7">VI</h2>
-</div>
-
-<p>Doña Francisca Juarez de Zapata, infortunée à tant
-de titres, avait passé la soixantaine; elle était connue,
-durant ces années piteuses de décadence, sous le nom
-tout sec de doña Paca, qu’on lui donnait avec une laconique
-et plébéienne familiarité.</p>
-
-<p>On voit là à quoi tiennent les gloires et grandeurs de
-ce monde, et sur quelle pente a dû glisser cette femme,
-pour tomber dans la plus profonde misère, elle qui
-attachait ses chiens avec des saucisses, en 1859 et 1860,
-jusqu’à ce que nous la retrouvions vivant inconsciemment
-d’aumônes, au milieu de mille angoisses, agonies,
-douleurs et confusions.</p>
-
-<p>Les grands assemblages de population nous offrent
-des exemples sans nombre de ces chutes, mais, plus
-qu’aucun autre, Madrid, dans laquelle il n’existe aucune
-habitude d’ordre; l’exemple de doña Francisca Juarez,
-triste jouet du destin, dépasse aussi tous les autres. Si
-l’on observe bien ces choses, si l’on suit l’élévation et
-l’abaissement des personnes dans la vie sociale, on reconnaît
-que c’est grande sottise que d’attribuer au
-destin la faute de ce qui est l’œuvre exclusive des caractères
-et des tempéraments, et doña Paca en est une
-excellente preuve, elle qui, depuis sa naissance, avait
-toujours vécu dans le désordre pour tout ce qui est des
-choses matérielles. Née à Ronda, sa vue s’était étendue,
-depuis sa plus tendre enfance, sur les dépressions vertigineuses
-du terrain, et, quand elle avait des cauchemars,
-elle rêvait constamment qu’elle tombait au fond
-de cette grandissime crevasse qu’on appelle Tajo. Les
-<span class="pagenum" id="Page_46">46</span>
-natifs de Ronda doivent avoir la tête très solide, ne
-pas avoir de vertiges, ni rien d’approchant, pour s’habituer
-à contempler ces abîmes épouvantables.</p>
-
-<p>Mais doña Paca était incapable de se maintenir ferme
-sur les hauteurs. Instinctivement elle se précipitait: sa
-tête n’était bonne ni pour cela, ni, par suite, pour le
-gouvernement de la vie, qui exige aussi la sûreté du
-coup d’œil dans l’ordre moral.</p>
-
-<p>Le vertige fut un état chronique chez Paquita Juarez
-depuis le jour où on la maria toute jeune avec don
-Antonio-Maria Zapata, qui avait le double de son âge.
-Intendant d’armée, excellente personne, d’une position
-aisée de son côté, comme sa jeune femme, du reste, qui
-possédait aussi des biens-fonds d’une certaine importance.
-Zapata avait servi en Afrique, à la division Echagüe,
-et après Wad-Ras il était passé à la direction centrale
-de l’administration. Les mariés s’étant établis à
-Madrid, la femme mit sa maison sur un pied de vie
-frivole et d’apparat qui commença d’abord en mettant
-d’accord les vanités et le besoin de dépenser avec les
-rentes et les rentrées, mais pour continuer en s’écartant
-bientôt des limites de la prudence et arriver ensuite
-aux embarras, aux irrégularités, puis enfin aux
-dettes qui ne tardèrent pas à apparaître. Zapata était
-un homme très ordonné; mais sa femme le dominait
-tellement qu’elle arriva rapidement à lui faire perdre
-ses qualités éminentes d’administrateur, et lui, qui
-savait si bien diriger les affaires de l’armée, vit se
-perdre les siennes propres, ayant oublié l’art de les conserver.
-Paquita ne savait s’imposer aucune limite pour
-se vêtir avec élégance, pour le luxe de la table, ni pour
-l’éternel mouvement de bals et de réunions, ni pour les
-caprices dispendieux. Le désordre fut tellement notoire
-que Zapata, atterré, voyant venir l’orage terrible, dut
-vaincre l’assoupissement profond dans lequel sa chère
-moitié l’avait maintenu et chercher à mettre un peu
-d’ordre et de raison dans le gouvernement de la maison;
-mais la fatalité voulut que, pendant que le malheureux
-<span class="pagenum" id="Page_47">47</span>
-était plongé dans ses calculs arithmétiques, dont
-il espérait le salut, il prît une pleurésie qui le fit passer
-de vie à trépas le vendredi saint au soir, laissant
-deux enfants en bas âge: le petit Antoine et Obdulia.</p>
-
-<p>Administrateur et propriétaire de l’actif et du passif,
-Francisca ne tarda pas à confirmer son incapacité
-absolue dans le maniement de ces matières ardues et,
-à ses côtés, surgirent comme les vers dans un corps
-corrompu, une infinité de personnes qui se mirent à la
-dévorer au dedans et au dehors, sans aucune compassion.
-C’est à cette époque désastreuse que Benina entra
-à son service, mais, si elle se montra dès le premier
-jour excellente cuisinière, elle se fit remarquer aussitôt
-comme la plus habile de tout Madrid à faire danser
-l’anse du panier.</p>
-
-<p>Elle était d’une telle force sur ce terrain que doña
-Francisca elle-même, d’une myopie si grande pour la
-surveillance de ses intérêts, ne put faire moins que de
-s’apercevoir de la rapacité de sa servante et dut songer
-à la corriger. En bonne justice, nous devons dire que
-Benigna (que les siens appelaient Benina, et sa maîtresse
-simplement Nina) avait d’excellentes qualités qui
-compensaient d’une certaine façon, au milieu du déséquilibrement
-de son caractère, ce grave défaut du vol.</p>
-
-<p>Elle était très propre et d’une activité merveilleuse
-qui produisait ce miracle d’allonger les heures et les
-jours.</p>
-
-<p>En dehors de cela, Francisca était touchée de l’amour
-intense qu’elle montrait pour les enfants: amour sincère
-et si l’on peut dire positif, car il se révélait par
-une vigilance constante et par les soins exquis dont
-elle les entourait, qu’ils fussent malades ou bien portants.
-Mais ces qualités ne furent pas suffisantes pour
-empêcher que le défaut dominant ne provoquât des
-discussions fort aigres, entre maîtresse et servante, et
-Benina fut renvoyée. Les enfants la regrettèrent beaucoup
-et ils pleuraient sans cesse leur Nina, si gracieuse
-et si tendre.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_48">48</span></p>
-
-<p>Trois mois plus tard, elle vint faire visite à la maison.</p>
-
-<p>Elle ne pouvait pas oublier madame, ni les enfants.
-Ils étaient son amour, et les gens, la maison, les meubles,
-tout l’attachait et l’attirait. Paquita Juarez avait,
-du reste, un goût particulier pour elle; on ne savait
-pas quelle affinité existait entre elles ni quel point
-commun dans la grande diversité de leurs caractères
-les réunissait. Les visites se renouvelèrent. Hélas! la
-Benina ne se trouvait pas à son goût dans la maison où
-elle était en service. Si bien que nous la retrouvons
-installée dans la domesticité de doña Francisca, et elle
-si contente, la maîtresse tellement satisfaite et les enfants
-fous de joie. Il advint en ce temps une grande
-augmentation des difficultés et embarras de la
-famille dans l’ordre administratif; les dettes dévoraient
-d’une dent vorace le patrimoine de la maison: on perdait
-des propriétés importantes, qui passaient sans
-qu’on sût comment, par les artifices d’une infâme
-usure, dans les mains des prêteurs. Comme une cargaison
-précieuse qu’on jette par-dessus bord dans
-les préoccupations d’un naufrage, les meilleurs meubles
-sortaient de la maison, ainsi que les tableaux et
-les riches tapis: les bijoux étaient déjà partis..., mais
-on avait beau alléger le bateau, la famille n’en était
-pas moins en danger de sombrer et d’être submergée
-dans le noir abîme social.</p>
-
-<p>Par surcroît de malheur, pendant cette période de
-1870 à 1880, les enfants eurent à subir de graves maladies:
-l’un la fièvre typhoïde; l’autre l’épilepsie et
-l’éclampsie. Benina les soigna avec une telle intelligence
-et une si grande sollicitude qu’on peut dire
-qu’elle les arracha des griffes de la mort. Ils récompensaient,
-il est vrai, ses soins par une grande
-affection. Pour l’amour de Benina plus que pour celui
-de leur mère, ils avalaient toutes les drogues, ils se calmaient
-et restaient tranquilles, ils suaient sans trêve,
-ils ne mangeaient point avant la permission du médecin,
-<span class="pagenum" id="Page_49">49</span>
-mais tout cela n’empêcha point de nouvelles
-disputes et brouilles de surgir entre maîtresse et servante
-et Benina de subir un second renvoi. Dans un
-mouvement de colère et d’amour-propre blessé, Benina
-partit, parlant à tort et à travers, jurant et rejurant
-qu’elle ne mettrait jamais plus les pieds chez sa maîtresse,
-et, en partant, elle secouait la poussière de
-ses souliers pour ne rien conserver de cette maison,
-car elle n’avait rien d’autre à emporter.</p>
-
-<p>En fait, l’année ne s’était pas écoulée que Benina
-reparut dans la maison. Elle entra le visage inondé de
-larmes disant:</p>
-
-<p>«Je ne sais pas ce qu’a madame, je ne sais pas ce
-qu’ont cette maison, ces enfants, ces murs et toutes les
-choses qui sont ici; je ne sais qu’une chose, c’est que
-je ne peux pas vivre ailleurs. Je suis dans une maison
-riche, avec de bons maîtres qui ne regardent certes
-point à deux réaux de plus ou de moins; ils me donnent
-six douros de salaire, et pourtant je ne m’y trouve pas
-bien, je passe mes jours et mes nuits à penser aux
-gens d’ici, à me demander s’ils sont bien ou mal portants.
-Mes maîtres me voient soupirer et croient que j’ai
-des enfants. Je ne tiens à personne au monde comme à
-madame et à ses enfants qui sont mes enfants, car je
-les aime comme tels....» Et voilà une autre fois Benina
-au service de doña Francisca Juarez, comme bonne à
-tout faire, car, durant cette année, la famille avait fait
-un tel plongeon et les signes de ruine étaient si apparents
-que la servante ne pouvait les voir sans en ressentir
-une profonde affliction. On fut obligé inéluctablement
-de changer l’appartement, pour un logis plus
-modeste et meilleur marché. Doña Francisca, habituée
-à la routine et sans énergie aucune pour se décider,
-hésitait. La servante prit en mains les rênes du gouvernement
-et décida le changement, et de la rue Claudio-Coello
-ils sautèrent à celle de l’Orme.</p>
-
-<p>Ce ne fut pas une mince difficulté que de partir
-avant d’avoir reçu un congé honteux: tout se régla
-<span class="pagenum" id="Page_50">50</span>
-avec l’aide généreuse de Benina, qui retira du Mont-de-Piété
-ses importantes économies s’élevant à trois mille
-réaux, établissant ainsi avec sa maîtresse une communauté
-d’intérêts dans la bonne comme dans la mauvaise
-fortune. Mais, chose étrange, même dans ce grand élan
-de charité, elle ne put point renoncer à ses habitudes
-de faire danser l’anse du panier, et elle réserva, sur les
-sommes qu’elle apportait si généreusement, une petite
-part pour constituer le noyau d’un nouveau dépôt au
-Mont-de-Piété, qui était pour elle une nécessité de son
-tempérament et un plaisir de son âme.</p>
-
-<p>Comme l’on voit, elle avait le vice de l’escompte dans
-le sang, ce qui, à un certain point, et considérant la
-chose d’un autre côté, peut être regardé comme la
-vertu de l’épargne. Il est difficile de distinguer dans ce
-cas où commencent le vice et la vertu, et à quel
-moment ils se confondent. L’habitude de détourner
-une portion, grande ou petite, de l’argent à elle confié
-pour des achats à faire, le plaisir de garder cet argent,
-de voir croître son trésor de sous volés surpassait pour
-elle toutes les autres jouissances, plaisirs et agréments
-de la vie. Faire danser l’anse du panier, thésauriser
-était devenu un acte instinctif qui ne se distinguait
-plus des rapines et des larcins de la vie. A cette troisième
-époque où nous entrons, de 1880 à 1885, elle
-volait comme avant, quoique conservant une réserve
-proportionnée aux maigres ressources de doña Francisca.
-De grandes mésaventures et de grands malheurs
-se succédèrent à cette époque. La pension de veuve
-de la dame avait été retenue pour les deux tiers par
-les prêteurs; les engagements succédaient aux engagements,
-et, pour se libérer d’un côté, on retombait de
-l’autre dans un plus grand embarras. Sa vie arriva à
-être un continuel souci; les angoisses d’une semaine
-engendraient celles de la semaine suivante; rares étaient
-les jours de détente et de repos. Pour les heures
-tristes, on faisait de nécessité vertu en se réjouissant
-par la fantasmagorie des rêves qu’elles faisaient la
-<span class="pagenum" id="Page_51">51</span>
-nuit, quand elles se voyaient à l’abri des créanciers
-qui les tracassaient et de leurs réclamations ennuyeuses.
-Il faut faire de nouveaux changements en usant de
-supercherie, et c’est ainsi que la famille passa de l’Orme
-au Sureau et à l’Amandier. Par la fatalité des noms
-d’arbres des rues dans lesquelles elles vécurent, elles
-menèrent une vraie vie d’oiseaux, volant de branche en
-branche, poursuivis par les coups de fusil des chasseurs
-ou les pierres lancées par les gamins.</p>
-
-<p>Dans une des effroyables crises de cette époque,
-Benina dut recourir de nouveau au fond du coffre où
-elle cachait précieusement son trésor et sa réserve
-pour le Mont-de-Piété, produit de ses rapines ou
-escomptes. Le tout s’élevait à 17 douros.</p>
-
-<p>Ne pouvant dire la vérité à sa maîtresse, elle lui
-compta qu’une amie à elle, la Rosaura, qui faisait le
-commerce de miel de l’Alcarria, lui avait confié
-quelques douros à garder.</p>
-
-<p>«Donne, donne-moi tout ce que tu as, Benina, pour
-que Dieu t’accorde la gloire éternelle, je te rendrai le
-double quand ceux de Ronda me payeront mes rentes...,
-tu sais..., c’est question de jours..., tu as vu le papier.»</p>
-
-<p>En fouillant au fond de sa malle, la danseuse d’anse
-de panier en tira douze douros et demi, disant à sa
-maîtresse:</p>
-
-<p>«Voilà tout ce que je possède, vous pouvez m’en
-croire, c’est aussi vrai que nous devons mourir un
-jour.»</p>
-
-<p>Elle ne pouvait résister à sa nature. Elle escomptait
-sa propre charité et faisait danser l’anse du panier de
-ses aumônes elles-mêmes.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_52">52</span></p>
- <h2 id="ch_8">VII</h2>
-</div>
-
-<p>Cette grande infortune, cela semblera invraisemblable,
-n’était que le prélude de la grandissime, épouvantable
-disgrâce dans laquelle devait choir l’infortuné lignage
-des Juarez y Zapatas, et le bord de l’abîme où nous
-les trouvons submergés lorsque nous entreprenons
-de raconter leur lamentable histoire. Pendant qu’elle
-vivait rue de l’Orme, doña Francisca fut complètement
-abandonnée par la société qui l’avait aidée à jeter au
-vent sa fortune, et, lorsqu’elle tomba aux rues de
-Sureau et d’Amandier, le peu d’amis qui lui étaient
-restés disparurent complètement. Pour lors, les gens
-du voisinage, les marchands dupés et les personnes à
-qui elle faisait pitié commencèrent à l’appeler doña
-Paca tout sec, et on ne manqua même pas d’y ajouter
-d’autres surnoms mal sonnants. Les personnes inconsidérées
-et grossières prirent l’habitude d’ajouter à
-son nom de famille quelque adjectif déplaisant, l’appelant
-doña Paca la Trompeuse ou la marquise de la
-misère.</p>
-
-<p>C’est un fait que Dieu, voulant éprouver complètement,
-la pauvre Rondanaise joignit aux calamités de
-l’ordre économique la grande amertume que ses
-enfants, au lieu de la consoler en se montrant bons et
-soumis, devinrent une cause de grande mortification
-pour elle, enfonçant dans son cœur de rudes épines
-fort tranchantes. Antonito, trompant les espérances de
-sa mère, et rendant vains les sacrifices qu’elle avait
-faits pour son instruction, était devenu un très mauvais
-diable. En vain, sa mère et Benina, ou, pour mieux
-<span class="pagenum" id="Page_53">53</span>
-dire, ses deux mères, cherchèrent-elles à faire sortir
-de sa cervelle les idées mauvaises; ni la rigueur, ni la
-douceur n’aboutirent à rien. Maintes fois, lorsqu’elles
-croyaient l’avoir reconquis par leurs caresses et leurs
-cajoleries, il les trompait par une feinte soumission;
-escamotant leur bienveillance, il s’en allait avec la
-bénédiction et l’aumône. Il était très leste pour le mal
-et il était doué de séductions rares pour se faire pardonner
-ses escapades. Il savait cacher son astucieuse
-malice sous des apparences agréables; à seize ans, il
-savait tromper ses mères, comme si elles avaient été
-des enfants; il apportait de faux certificats d’examens;
-il étudiait au moyen des seuls commentaires de ses
-camarades, car il vendait tous les livres qu’on lui achetait.
-A l’âge de dix-neuf ans les mauvaises compagnies
-donnèrent un caractère grave à ses diableries; il disparaissait
-pendant des deux ou trois jours de la maison,
-il s’enivrait et était réduit à la dernière misère.
-Une des principales préoccupations des deux femmes
-était de cacher le peu d’argent qu’elles avaient, dans
-les entrailles de la terre, car avec lui aucun argent
-n’était en sûreté. Il le retirait avec un art infini du sein
-de doña Paca ou du boursicot crasseux de Benina. Il
-promit tout, que ce fût peu ou que ce fût beaucoup. Les
-deux femmes ne savaient plus quelle cachette inventer,
-dans les coins de la cuisine ou les profondeurs
-du garde-manger, pour y cacher leurs pauvres sous. A
-ces escapades succédaient communément des jours
-de recueillement solitaire dans la maison, déluge de
-larmes et de soupirs, protestations de vouloir s’amender,
-accompagnées de baisers fébriles donnés aux deux
-mères dupées indignement.... Le cœur trop facile de
-ces malheureuses, trompé par ces tendres démonstrations,
-se laissait endormir dans une confiance aisée et
-facile et tout d’un coup à l’improviste le garnement
-disparaissait pour ses courses infâmes, laissant les
-deux pauvres femmes en proie à leur profond désespoir.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_54">54</span></p>
-
-<p>Par malheur ou par bonheur (qui peut dire exactement
-si cela était un malheur ou un bonheur?), il n’y
-avait dans la maison aucun couvert d’argent, ni aucun
-objet de valeur.</p>
-
-<p>Ce démon de galopin faisait main basse sur tout ce
-qu’il rencontrait, sans dédaigner les choses même
-sans aucune valeur; ne se contentant plus d’enlever
-ombrelles et parapluies, il s’en prit aux menues choses
-d’intérieur, et un jour, mettant à profit un moment de
-distraction de ses mères et de sa sœur, il enleva prestement
-la nappe et deux serviettes. De ses affaires propres,
-il n’y a point à en parler; en plein hiver, il allait par les
-rues sans cape et sans manteau, respecté par les pleurésies,
-protégé sans doute par le feu intérieur de sa
-perversité. Doña Paca et Benina ne savaient où cacher
-toutes choses, car elles en étaient réduites à craindre
-de se voir enlever jusqu’à la chemise qu’elles portaient
-sur elles. Qu’il suffise de dire qu’une belle nuit disparurent
-l’huilier et le petit étui à coudre d’Obdulia; une
-autre nuit, ce furent deux fers à repasser et des
-tenailles, et successivement des élastiques usés, des
-morceaux de toile, et une multitude de choses utiles
-sans aucune valeur intrinsèque. Des livres, il n’y en
-avait aucun dans la maison, et doña Paca n’osait plus
-en emprunter, craignant de ne plus pouvoir les
-rendre. Jusqu’aux livres de messe avaient disparu et
-avec eux ou avant eux les lorgnettes de théâtre, les
-gants en usage et jusqu’à une cage sans oiseaux.</p>
-
-<p>Dans un autre ordre d’idées, et bien qu’avec un
-organisme tout différent de celui de son frère, la petite
-fille donnait aussi beaucoup de tracas. Dès l’âge de
-douze ans, il se développa chez elle une nervosité telle
-que les deux mères ne savaient point comment y remédier.
-Si on la traitait par la sévérité, c’était mauvais,
-par la douceur pire encore. Déjà femme, elle passait
-sans transition des inquiétudes épileptiques à une langueur
-morbide. Ses mélancolies intenses préoccupaient
-les pauvres femmes autant que ses excitations,
-<span class="pagenum" id="Page_55">55</span>
-déterminées par une grande activité musculaire et mentale.
-L’alimentation d’Obdulia en vint à être le problème
-capital de la maison, et les dégoûts et caprices
-affamés de la petite faisaient perdre la tête aux mères,
-ainsi que la patience, que Dieu leur avait pourtant
-accordée grande. Un jour, elles lui procuraient à grands
-frais des mets riches et substantiels, et la petite
-fille les jetait par la fenêtre; un autre jour, elle se
-nourrissait de choses graillonnées qui lui donnaient
-une haleine fétide. Par moments, elle passait les jours
-et les nuits à pleurer, sans que l’on pût trouver la
-cause de son chagrin; d’autres fois, elle affectait un
-genre déplaisant et vétilleux qui était le plus grand
-supplice des deux femmes. Selon l’opinion d’un médecin
-qui les visitait par charité et d’un autre qui donnait
-des consultations gratuites, tout le désordre nerveux
-et psychologique chez la jeune fille provenait de l’anémie,
-et pour le combattre il n’y avait pas d’autre moyen
-à employer que le régime ferrugineux, les bons
-biftecks et les bains froids.</p>
-
-<p>Obdulia était jolie, de figure délicate, teint opalin,
-cheveux châtains, taille mince et svelte, les yeux doux,
-et elle parlait avec bienséance et grâce lorsqu’elle
-n’avait pas ses lubies. On ne saurait imaginer un
-milieu moins bien adapté à une semblable créature,
-pleine de manies et malade, que celui de la misère où
-elle vivait. Par intervalles, on notait en elle des symptômes
-de changements, de désir de plaire, de préférences
-pour telles ou telles personnes, qui indiquaient
-les préoccupations ou l’annonce d’un changement de
-vie, ce qui ravissait doña Paca parce qu’elle avait des
-projets relativement à la petite. La bonne dame se
-mourait d’impatience de les réaliser, si Obdulia s’était
-équilibrée, si elle avait pu continuer son instruction
-singulièrement négligée, car elle écrivait très mal et
-ignorait les rudiments du savoir que possédaient presque
-toutes les jeunes filles de la classe moyenne. Le
-rêve de doña Paca était de la marier avec un des fils
-<span class="pagenum" id="Page_56">56</span>
-de son parent Matias, propriétaire rondanais, ces
-jeunes gens très gentils et dans une bonne situation
-étaient déjà en carrière à Séville, et venaient quelquefois
-à Madrid à la Saint-Isidre. L’un d’eux, Currito
-Zapata, goûtait fort Obdulia, et des relations amoureuses
-s’établirent même entre les jeunes gens, mais
-elles ne purent aboutir à cause du caractère de la
-jeune fille et de ses extravagances minaudières. Toutefois
-la mère n’abandonnait pas son idée, ou au moins
-continuait à la caresser dans son esprit, et avec elle se
-consolait des misères de l’heure présente.</p>
-
-<p>De la nuit au matin, tandis que la famille vivait rue
-de l’Orme, des relations télégraphiques s’étaient établies,
-sans que l’on sache comment, entre Obdulia et
-un jeune garçon d’en face, fils d’un entrepreneur de
-pompes funèbres; ce pendard ne manquait pas d’un
-certain charme, il étudiait à l’Université et savait mille
-jolies choses qu’Obdulia ignorait, et qui furent pour
-elle une révélation. Littérature, poésie, petits vers, et
-mille gracieusetés de l’humain savoir passèrent de lui
-à elle sous forme de poulets et dans de courtes entrevues
-et d’honnêtes rencontres.</p>
-
-<p>Doña Paca ne voyait pas cela d’un bon œil, toujours
-préoccupée de la marier à son Rondanais; mais la
-jeune fille, qui à ce commerce avait pris bon nombre
-de leçons de romantisme élémentaire, se montra
-comme folle d’être contrariée dans son amour sentimental.</p>
-
-<p>Ces contrariétés lui donnèrent jour et nuit de
-furieuses attaques d’épilepsie, durant lesquelles elle se
-frappait la figure et se tordait les mains; et enfin un
-jour, Benina la surprit, au moment où elle faisait dissoudre
-dans l’eau-de-vie des têtes d’allumettes phosphoriques
-pour se les mettre, comme elle disait, entre la
-poitrine et les épaules. Le tumulte que cela amena
-dans la maison fut indescriptible. Doña Paca était un
-fleuve de larmes; la jeune fille dansait le <i>zapateado</i>,
-en touchant le plafond avec ses mains, et Benina songeait
-<span class="pagenum" id="Page_57">57</span>
-à informer l’entrepreneur des enterrements, pour
-que, au moyen d’une bonne volée ou de toute autre
-médecine efficace, il fît renoncer son fils à cette passion
-de choses de mort, de cyprès et de cimetière
-dont il avait affolé la pauvre fille.</p>
-
-<p>Quelque temps s’étant écoulé sans que l’on pût détacher
-Obdulia de sa manie amoureuse pour le jeune
-homme des pompes funèbres et tandis que, par crainte
-de l’épilepsie, on avait fait semblant de consentir à leur
-mariage pour éviter de plus grands maux, Dieu permit
-que le conflit se résolût d’une façon aussi brusque que
-simple, et nous devons à la vérité de dire qu’avec cette
-solution on s’enleva, de part et d’autre, de forts cassements
-de tête, car la famille funèbre, elle aussi, était
-en grandes querelles avec le jeune homme, pour le
-retirer de l’abîme dans lequel il était disposé à se précipiter.
-Donc, un jour, la petite, trompant la vigilance
-de ses deux mères, s’échappa de la maison; le jeune
-homme en fit autant. Ils se rejoignirent dans la rue,
-avec l’idée fixe de se rendre dans quelque lieu poétique,
-où ils pourraient se débarrasser ensemble des liens de
-cette misérable existence, expirant au même moment,
-dans les bras l’un de l’autre, sans que l’un pût survivre
-à l’autre. Telle fut la résolution qu’ils prirent au premier
-moment et ils se mirent à courir tout en réfléchissant
-au meilleur moyen de se détruire d’un seul coup,
-sans aucune souffrance et en passant dans la région
-pure des âmes libres. Lorsqu’ils furent loin de la rue
-de l’Amandier, leurs idées se modifièrent brusquement
-et ils pensèrent à toute autre chose qu’à mourir,
-et cela d’un parfait accord. Par bonheur, le jeune
-homme avait de l’argent, car, la veille au soir, il avait
-touché une facture pour cercueil doublé en zinc et une
-autre pour un service complet avec lit impérial et conduite
-à six chevaux, etc.</p>
-
-<p>La possession de cet argent réalisa ce prodige de
-changer les idées de mort en idées de prolongation de
-l’existence, et, modifiant leurs projets, ils allèrent
-<span class="pagenum" id="Page_58">58</span>
-déjeuner dans un café et ils se rendirent ensuite dans
-un hôtel garni voisin, puis dans un autre, d’où ils
-écrivirent le lendemain à leurs familles respectives
-qu’ils étaient définitivement mariés.</p>
-
-<p>Mariés à proprement parler, ils ne l’étaient point;
-mais la petite formalité qui manquait devait forcément
-arriver à être remplie. Le père du jeune homme se
-rendit chez doña Paca, et là on convint, elle pleurant
-et lui trépignant de colère, qu’il fallait forcément
-accepter les faits accomplis. Et comme doña Francisca
-ne pouvait donner à sa fille ni argent, ni effets, ni quoi
-que ce soit, pas même un lit de camp, il fut convenu
-que lui donnerait à son garçon un logement dans le
-haut de son dépôt de cercueils et de modestes appointements
-à la section de la Propagande. Avec cela et le
-courtage qu’il pourrait faire en travaillant dans la
-partie, placement d’articles de luxe, ou embaumement,
-le ménage nouveau pourrait vivre dans une honorable
-médiocrité.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_59">59</span></p>
- <h2 id="ch_9">VIII</h2>
-</div>
-
-<p>L’infortunée dame ne s’était point encore consolée
-du coup de tête de sa fille et elle passait des heures à
-se lamenter de son sort, lorsqu’Antoine fut pris par
-la conscription. La pauvre femme ne savait véritablement
-s’il y avait lieu de se désoler ou de se réjouir.
-C’était une triste chose de le voir soldat avec le fusil
-sur l’épaule, mais enfin il était jeune et la vie des camps
-pouvait lui convenir. Elle pensait aussi que la discipline
-militaire viendrait à point pour corriger ses mauvaises
-habitudes. Par bonheur ou par malheur pour le
-jeune garçon, il tira un numéro très élevé et tomba
-dans la réserve.</p>
-
-<p>Quelque temps après et à la suite d’une fugue de
-quatre jours, il se présenta à sa mère et lui dit qu’il
-allait se marier, et que, si elle ne lui donnait pas son
-consentement, il s’en passerait.</p>
-
-<p>«Mon fils, oui, oui, dit la mère en fondant en
-larmes. Va avec Dieu, Benina et moi solitaires, nous
-vivrons peut-être avec un peu de tranquillité. Puisque
-tu as rencontré une âme qui correspond à la tienne et
-que tu as trouvé qui t’aime et qui tu aimes, prends-la,
-je ne puis t’en dire plus.»</p>
-
-<p>A la demande de renseignements sur le nom, la
-famille et la situation de la fiancée, le persifleur répliqua
-qu’il la supposait très riche et si bonne qu’on ne
-saurait demander mieux. On apprit promptement qu’il
-s’agissait de la fille d’une couturière, qui cousait habilement,
-mais n’avait point d’autre fortune que son dé.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_60">60</span></p>
-
-<p>«Bien, mon enfant, bien, lui dit un soir doña Paca.
-Voilà mes enfants joliment casés. Au moins Obdulia,
-vivant au milieu des cercueils, elle aura de quoi se
-caser si elle meurt.... Mais toi, de quoi vas-tu vivre? Du
-dé et des coups d’aiguille de ce prodige? Il est vrai
-que, travailleur et économe comme tu l’es, tu augmenteras
-ses gains par ton bon ordre. Mon Dieu, quelle
-malédiction m’a frappée, moi et les miens! Que je
-meure bientôt afin de ne pas assister aux malheurs
-qui arriveront!»</p>
-
-<p>La vérité veut que nous constations que, depuis ses
-fiançailles avec la fille de la couturière, Antoine semblait
-corrigé de sa manie de larcins et qu’il semblait y
-avoir complètement renoncé.</p>
-
-<p>Son caractère subit un changement radical; se montrant
-affectueux avec sa mère et avec Benina, il semblait
-résigné à n’avoir pas plus d’argent que le peu
-qu’elles lui donnaient, et jusque dans son langage, on
-reconnaissait l’influence de personnes plus honorables
-et plus décentes que précédemment. Cela fit que doña
-Paca donna son consentement sans connaître la fiancée
-et sans même manifester le désir de faire sa connaissance.
-Benina parlant de ces choses avec sa maîtresse
-aventura l’idée que peut-être, par le chemin détourné
-de ce mariage, la chance rentrerait à la maison, car la
-chance, on le sait, ne vient jamais par où logiquement
-on l’attend, mais bien par des chemins souvent incroyablement
-détournés.</p>
-
-<p>Doña Paca ne se donnait pas pour convaincue, car,
-se sentant minée par une mélancolie corrosive, elle ne
-voyait dans sa triste existence aucun horizon qui ne
-fût couleur de cendre ou plein de tempêtes. Les deux
-femmes, quoique se trouvant par le placement des enfants
-dans de meilleures conditions de vie et de paix,
-ne s’accommodaient pas de leur solitude et regrettaient
-la famille disparue; chose à la vérité fort compréhensible,
-parce que c’est une loi naturelle que les
-parents conservent leur affection aux enfants, même
-<span class="pagenum" id="Page_61">61</span>
-lorsque ceux-ci les martyrisent, les maltraitent et les
-déshonorent.</p>
-
-<p>Peu après la célébration des deux noces, doña Paca
-s’était transportée de la rue de l’Amandier à l’Impériale,
-poursuivant toujours des changements sans parvenir à
-résoudre le problème de vivre sans ressources. Celles-ci
-s’étaient réduites à zéro, car le reste disponible de
-la pension servait à peine à fermer la bouche aux
-petits créanciers. Presque tous les jours du mois se
-passaient en angoissantes études pour réunir quelque
-monnaie, chose extrêmement difficile, car il n’y avait
-plus dans la maison aucun objet de valeur. Le crédit
-dans les boutiques ou les baraques de la petite place
-était séché. Des enfants, il n’y avait rien à attendre,
-les pauvres malheureux ayant déjà bien de la peine à
-assurer leur propre subsistance. La situation était donc
-désespérée, le naufrage irrémédiable, les corps flottant
-à l’aventure, sans qu’on ne rencontrât plus ni
-planche, ni madrier pour s’arrimer. En ces jours,
-Benina fit de prodigieuses combinaisons pour vaincre
-les difficultés, et arriver à nourrir sa maîtresse, en se
-procurant d’infinitésimales quantités de numéraire.
-Comme elle avait des connaissances sur les petites
-places, pour avoir été dans des temps meilleurs une
-excellente cliente, il ne lui était pas difficile d’acquérir
-des comestibles à des prix infimes et gratuitement des
-os pour le pot-au-feu, des trognons de choux ou des
-restes de poulets avariés ou autres menus déchets de
-cochonaille. Dans les commerces pour pauvres qui
-occupent toute la rue de la Ruda, elle avait de bonnes
-amitiés et relations, et avec peu d’argent et quelquefois
-sans même une obole, en prenant à crédit, elle achetait
-des petits œufs, cassés ou très vieux, des poignées de
-pois chiches ou de lentilles, de la cassonade, de vieux
-fonds de magasin et différents autres restes, qu’elle présentait
-à sa maîtresse, comme articles d’ordre moyen.</p>
-
-<p>Par une ironie de son destin, doña Paca, affligée de
-diverses infirmités, avait conservé un excellent appétit
-<span class="pagenum" id="Page_62">62</span>
-et le goût des mangers fins, goût et appétit qui en
-arrivaient à être une véritable infirmité des plus
-rebelles, car dans ces pharmacies qu’on appelle boutiques
-de comestibles on ne sert point sans argent.
-Grâce à des efforts surhumains, employant l’activité
-corporelle, une attention intense, une intelligence
-pénétrante, Benina arrivait à la faire manger le mieux
-possible, même bien, et avec des délicatesses raffinées.
-Un profond sentiment de charité la dirigeait, et dans sa
-vive affection pour sa maîtresse, elle cherchait à compenser
-à sa manière les grands malheurs et les terribles
-amertumes de sa vie. Quant à elle, elle se
-contentait de ronger un os ou de ramasser quelques
-miettes, pourvu que sa maîtresse pût être bien
-nourrie. Mais aucun sentiment de charité ou d’amour
-ne pouvait lui faire renoncer à sa manie instinctive de
-vol; toujours elle cachait à sa maîtresse une partie de
-l’argent, laborieusement réuni, et le gardait pour former
-un nouveau fonds, un capital nouveau.</p>
-
-<p>L’année même du mariage, les enfants, qui étaient
-entrés dans la vie matrimoniale avec un bien-être
-relatif, commencèrent à ressentir les coups du sort,
-comme s’ils avaient hérité de la malédiction qui pesait
-sur leur pauvre mère. Obdulia, qui ne pouvait s’habituer
-à vivre au milieu des cercueils, fut prise par
-l’hypocondrie; elle fit une fausse couche; ses nerfs se
-déchaînèrent; la pauvreté et les négligences de son
-mari, qui ne s’occupait plus d’elle, aggravèrent ses
-maux constitutifs. Mesquinement secourue par ses
-beaux-parents, elle vivait sous les toits dans la maison
-de la rue de la Cabeza, mal abritée, plus mal nourrie,
-indifférente à son mari, se consumant dans une oisiveté
-mortelle, qui fomentait les dérèglements de son imagination.</p>
-
-<p>Par contre, Antonito était devenu un homme sérieux
-depuis qu’il était marié et cela grâce à la vertu du bon
-jugement et à l’application au travail de sa femme, qui
-était un vrai trésor. Pourtant tous ces mérites qui
-<span class="pagenum" id="Page_63">63</span>
-avaient produit le miracle de la rédemption morale
-d’Antoine Zapata ne suffisaient point à les défendre de
-la pauvreté. Le ménage vivait dans un petit logement
-de la rue San-Carlos, qui avait l’air d’une bonbonnière
-et où à peine entré on reconnaissait la présence d’une
-main active et soigneuse. Et par surcroît de bonheur,
-celui qui, à une autre époque, faisait partie de la
-classe des mauvais sujets, avait pris l’habitude et le
-goût du travail productif, et, ne trouvant rien de mieux
-à faire, il s’était mis courtier d’annonces. Toute la
-sainte journée, il allait affairé de boutique en boutique,
-de journal en journal, et, bien qu’il eût à payer sur ses
-gains une grande usure de chaussures, il lui restait
-toujours quelque chose pour aider la marmite et soulager
-Juliana de son énorme tâche de machine Singer.
-Et la femme ne se perdait pas en petites choses; sa
-fécondité n’était point inférieure à ses aptitudes domestiques,
-car, de sa première couche, elle eut deux
-jumeaux. Il fallut par force prendre une petite bonne,
-et une bouche de plus à la maison nécessita de doubler
-les mouvements de la Singer et les courses d’Antonito
-par les rues de Madrid.</p>
-
-<p>Avant l’arrivée des jumeaux, l’ancien mauvais garnement
-avait l’habitude de surprendre sa mère par les
-splendeurs et les rayons de son amour filial, qui furent
-les seules joies savourées pendant de longs temps par
-la pauvre femme; il lui apportait une piécette, deux
-piécettes, quelquefois un demi-douro, et doña Paca en
-était plus heureuse que si elle avait reçu de ses parents
-de Ronda une métairie. Mais, lorsque les poupons
-avides de vie et de lait se rendirent maîtres de la maison
-et eurent besoin de bons aliments pour croître et
-se développer, l’heureux père se trouva dans l’impossibilité
-de faire de petits cadeaux à la grand’mère avec
-l’excédent de ses gains, parce qu’il n’y en eut plus
-assez pour en faire profiter l’aïeule.</p>
-
-<p>Il lui aurait été plutôt utile de recevoir de l’argent
-que possible d’en donner.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_64">64</span></p>
-
-<p>Bien au contraire de ce ménage, celui des funéraires,
-Luquitas et Obdulia, allait fort mal, parce que
-le mari se laissait distraire de ses obligations domestiques
-et de son travail; il fréquentait sans cesse le
-café et même d’autres lieux moins honnêtes, ce pourquoi
-on dut lui retirer le recouvrement des factures de
-la maison des funérailles. Obdulia ne tenait aucun
-ordre dans la conduite de la maison; elle se trouva
-promptement accablée de dettes: chaque lundi, chaque
-mardi, elle envoyait la concierge à sa mère avec de
-petits billets pour lui réclamer le secours de quelques
-sous que sa mère ne pouvait lui donner.</p>
-
-<p>Tout cela était occasion de nouvelles anxiétés et
-préoccupations pour Benina qui, dans son amour sans
-fin pour sa maîtresse, ne pouvait la voir affamée ou
-dans le besoin, sans chercher immédiatement à la
-secourir selon ses moyens. Non seulement elle avait à
-pourvoir à l’entretien de la maison, mais il fallait
-encore qu’elle fît en sorte que le nécessaire ne vînt
-point à manquer chez Obdulia. Quelle vie, quelles
-horribles fatigues, quel pugilat avec le destin, dans les
-profondeurs sombres de la misère qui fait honte et
-doit se cacher pour conserver une ombre de crédit et
-conserver un certain décorum! La situation arriva à
-un point d’anxiété tel que l’héroïque vieille, fatiguée
-de passer son temps à considérer le ciel et la terre
-afin de voir s’il ne tomberait pas inopinément un
-secours de quelque part, ayant tout crédit fermé chez
-les marchands, toutes les voies étant bouchées, ne vit
-plus d’autre moyen pour continuer la lutte que de boire
-sa honte et de se mettre à demander l’aumône dans les
-rues. Elle commença un matin, espérant que ce serait
-la seule fois, mais elle dut recommencer tous les jours,
-la triste nécessité lui imposant l’office de mendiante,
-se trouvant dans l’impossibilité de sauver autrement
-les siens. Elle y arriva à pas comptés et elle dut reconnaître
-qu’elle serait obligée de continuer la voie douloureuse
-jusqu’à la mort, suivant la loi économique et
-<span class="pagenum" id="Page_65">65</span>
-sociale, puisque c’est ainsi que l’on dit. Elle n’eut plus
-qu’une idée, ce fut d’empêcher que sa maîtresse en
-sût rien; elle commença par lui conter qu’il lui était
-échu une place d’aide de cuisine dans la maison d’un
-curé de l’Alcarria, aussi bon que riche.</p>
-
-<p>Avec sa prestesse imaginative, elle baptisa ce personnage
-de pure invention, en lui donnant, pour mieux
-tromper sa maîtresse, le nom de don Romualdo. Doña
-Paca crut tout ce que Benina voulut bien lui dire, et
-elle récitait journellement quelques <i>Pater Noster</i> pour
-que Dieu augmentât la piété et les rentes du bon
-prêtre, afin que Benina eût quelque chose à rapporter
-à la maison. Elle désirait le connaître, et, la nuit,
-tandis qu’elles trompaient leur tristesse par des conversations
-et des histoires, elle lui demandait mille
-détails sur lui, sur ses nièces, sur ses sœurs, comment
-était arrangée la maison et les dépenses qu’on y faisait;
-à cela, Benina répondait avec maints détails et
-circonstances qui auraient bien pu être vrais tant ils
-étaient vraisemblables.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_66">66</span></p>
- <h2 id="ch_10">IX</h2>
-</div>
-
-<p>Ce jour, la vieille dame avait mangé avec beaucoup
-d’appétit, et, tandis qu’elle dégustait les aliments procurés
-par le douro de l’aveugle Almudena, elle digérait
-facilement les pitoyables contes que lui faisait avaler
-sa servante et compagne. Doña Paca en était arrivée à
-avoir une telle confiance dans les arrangements de
-Benina que c’est à peine si elle songeait aux difficultés
-du lendemain, sûre que l’autre saurait les vaincre,
-avec sa diligence, sa connaissance du monde, la protection
-du très béni don Romualdo devant d’ailleurs
-lui être d’un grand secours. Maîtresse et servante
-mangèrent ensemble, et après le repas doña Paca lui
-dit:</p>
-
-<p>«Tu ne dois en aucun cas marchander ton temps à
-ces gens, et bien que tu ne sois obligée de rester chez
-eux que jusqu’à midi, si quelque jour ils te priaient de
-rester jusqu’au soir, ne crains pas de le faire, femme,
-je m’arrangerai comme je pourrai.</p>
-
-<p>—Cela, non, répondit Benina; il y a temps pour tout,
-et je ne puis manquer mon service ici. Ces gens sont
-bons, et ils se rendent bien compte de mes nécessités.</p>
-
-<p>—Bien, si tu les connais. Je prie le Seigneur qu’il
-les récompense des égards qu’ils ont pour toi et ma
-plus grande joie serait que don Romualdo fût fait
-évêque.</p>
-
-<p>—Eh bien! on entend déjà ronronner qu’on va le
-proposer; oui, madame, évêque de je ne sais quel
-endroit, quelque part aux îles Philippines.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_67">67</span></p>
-
-<p>—Si loin, cela, non. Mais bien quelque part par ici
-où il puisse faire beaucoup de bien.</p>
-
-<p>—La Patros, la plus âgée de ses nièces, pense de
-même.</p>
-
-<p>—C’est celle qui a les cheveux gris et louche un
-peu?</p>
-
-<p>—Non, c’est l’autre.</p>
-
-<p>—J’y suis.... Patros, c’est celle qui bégaye et souffre
-de tremblements nerveux.</p>
-
-<p>—Celle-là même. Elle dit: «Comment pourrions-nous
-aller, nous autres, dans des pays si loin?... Non,
-non; mieux vaut être simple curé ici qu’archevêque
-là-bas, où, comme on dit, il est midi quand il est
-minuit ici.»</p>
-
-<p>—Aux antipodes?</p>
-
-<p>—Mais la sœur doña Josefa dit: «Que vienne la
-mitre et qu’elle soit n’importe où Dieu voudra, je ne
-crains pas d’aller au bout du monde, avec la joie de
-voir le révérend à la place qui convient à ses mérites.»</p>
-
-<p>—Il peut se faire qu’elle ait raison. Et qu’avons-nous
-nous autres, de mieux à faire que de nous conformer
-à la volonté du Seigneur? Si on nous l’envoie
-aussi loin, en te protégeant, toi, il me protégera aussi.
-Oui, qui connaît les desseins du Seigneur? et il pourrait
-arriver que ce que nous croyons être un mal soit
-un bien et que le bon don Romualdo, en partant, nous
-laisse bien recommandées à un évêque d’ici, ou même
-au nonce....</p>
-
-<p>—Je crois que oui. Enfin, nous verrons.»</p>
-
-<p>La conversation se référant au prêtre imaginaire
-s’arrêta là. Doña Paca le connaissait comme si elle
-l’avait vu et avait causé avec lui; elle s’en était formé
-un type vivant, grâce aux éléments descriptifs et pittoresques
-que Benina lui donnait d’un jour à l’autre.
-Mais la suite de cette conversation était restée dans
-l’encrier, pour faire place à des choses d’une plus
-grande importance.</p>
-
-<p>«Explique-moi, femme. Et Obdulia, que dit-elle?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_68">68</span></p>
-
-<p>—Rien. Qu’aurait-elle à dire, la pauvrette? Ce vaurien
-de Luquitas n’a pas reparu depuis douze jours.
-La petite assure qu’il a de l’argent, qu’il a touché pour
-une facture d’embaumement, et qu’il le mange avec
-une gueuse de la rue du Bonetillo.</p>
-
-<p>—Jésus me protège! Et son père, que fait-il?</p>
-
-<p>—Il le réprimande, il le corrige, quand il lui tombe
-sous la main. Ce qu’il y a de plus certain, c’est qu’ils
-ne parviennent pas à le redresser. On envoie à la
-petite les repas de chez ses beaux-parents; mais la
-nourriture est en si petite quantité qu’elle arrive à
-peine aux dents canines. Elle mourrait de faim si je ne
-lui portais pas ce que je peux. Pauvre ange! Mais
-voyez: je l’ai rencontrée ces jours-ci, et elle avait l’air
-contente. Vous savez bien, la petite est comme cela.
-Quand elle a les plus grands motifs d’être joyeuse, elle
-pleure; quand elle devrait être triste, elle est gaie
-comme une joueuse de castagnettes. Seul, Dieu entend
-quelque chose à cette tête détraquée et connaît le
-moyen de la soulager. Pourtant, je l’ai vue contente,
-oui, madame, et c’est sans doute parce qu’elle pensait
-à des choses agréables. Mieux vaut ainsi.</p>
-
-<p>«Elle est de celles qui croient à tout ce qu’elles se forgent
-elles-mêmes dans leur cerveau. De cette façon elles
-sont heureuses, quand, au contraire, elles devraient
-être malheureuses.</p>
-
-<p>—Et pourtant ce devrait être tout le contraire, aide-moi
-donc à comprendre.... Et était-elle seule, entièrement
-seule, la chère petite?</p>
-
-<p>—Non, madame: il y avait là ce chevalier si distingué
-qui lui tient quelquefois compagnie; celui qui est
-de la famille des Delgados, votre compatriote.</p>
-
-<p>—Oui..., Francisco Ponte. Figure-toi si je dois le connaître.
-Il est de mon pays ou d’Algeciras, ce qui est la
-même chose.</p>
-
-<p>«Il a été un élégant et il se pique encore de l’être....
-Mais je t’avertis qu’il est plus vieux qu’un champ de
-palmiers.... Bonne personne, d’ailleurs, et de principes
-<span class="pagenum" id="Page_69">69</span>
-chevaleresques, qui sait se conduire avec les
-dames, et d’une façon qu’on ne connaît plus aujourd’hui,
-où tous les hommes sont grossiers et mal élevés.
-Il est beau-frère d’une cousine de mon mari, parce que
-sa sœur avait épousé.... Enfin, je ne me rappelle pas
-bien la parenté. Je me réjouis qu’il soit en rapport
-avec ma fille, car il convient à celle-ci d’être en relation
-avec de dignes sujets, de manières décentes et
-jouissant d’une bonne situation.</p>
-
-<p>—Pourtant la position de ce don Frasquito me paraît
-de celles qui sont bien en l’air, comme les montures
-de brillants.</p>
-
-<p>—De mon temps, c’était un célibataire, qui jouissait
-de la vie. Il avait un bon emploi, dînait dans les
-grandes maisons et passait ses nuits au casino.</p>
-
-<p>—Eh bien, alors, il doit être en ce moment plus
-pauvre qu’un rat, car il passe ses nuits....</p>
-
-<p>—Où dis-tu?</p>
-
-<p>—Dans les palais enchantés de la seña Bernarda, rue
-du Mediodia-Grande.... La maison de la logeuse, vous
-savez?</p>
-
-<p>—Que me contes-tu là?</p>
-
-<p>—Ce Ponte dort là, lorsqu’il a les trois réaux nécessaires
-pour obtenir une place dans le dortoir de première
-classe.</p>
-
-<p>—Tu es folle, Benina.</p>
-
-<p>—Je l’ai vu, madame; la Bernarda est mon amie.
-C’est elle qui nous a prêté les huit douros, vous savez?
-quand vous avez eu besoin d’envoyer la cédule avec
-décharge et payer un pouvoir pour l’envoyer à Ronda.</p>
-
-<p>—Oui, oui, je me rappelle, c’était elle qui venait
-tous les jours réclamer sa créance et qui nous faisait
-bouillir le sang.</p>
-
-<p>—Celle-là même. Mais, malgré cela, c’est une brave
-femme. Elle ne nous les aurait pas réclamés en justice,
-bien qu’elle nous en menaçât. Bien d’autres sont pires.
-Vous devez savoir qu’elle est riche et, avec les six
-maisons à loger la nuit qu’elle possède, elle n’a pas
-<span class="pagenum" id="Page_70">70</span>
-moins de quarante mille douros qu’elle a gagnés, oui,
-madame, et qui sont tous placés à la Banque, et elle
-vit de l’intérêt.</p>
-
-<p>—Que de choses incroyables il faut voir! Voilà bien
-le monde.... Mais, revenant au chevalier de Ponte,—c’est
-ainsi qu’on le nommait en Andalousie,—s’il est aussi
-pauvre que tu dis, cela doit faire pitié de le voir....
-Mais cela vaut mieux ainsi, parce que la réputation de
-la petite pourrait souffrir quelque atteinte si, au lieu
-d’être une telle ruine, un pauvre mendiant en redingote,
-c’était un galant possible, quoique vieux.</p>
-
-<p>—Je crois, dit Benina en riant, car sa nature joviale se
-montrait toujours dès que les tracas de la vie lui donnaient
-le temps de respirer, je crois qu’il va là... pour
-se faire embaumer...; il en a grand besoin. Et qu’il se
-dépêche avant qu’il soit tout à fait en putréfaction.»</p>
-
-<p>Doña Paca se mit à rire de ces plaisanteries, puis
-elle s’informa de l’autre famille.</p>
-
-<p>«Le petit, je ne l’ai vu ni aujourd’hui ni hier, répondit
-Benina; pourtant la Juliana m’a dit qu’il courait
-derrière les miasmes, parce que, avec tous ces changements
-de maladies, il y a beaucoup d’annonces de médecine.
-Il pense gagner beaucoup d’argent et faire
-lui-même paraître un journal, uniquement pour les affaires
-des pharmaciens indiquant par exemple où l’on
-vend tel ou tel article. Les deux poupons ressemblent
-à deux mottes de beurre. Mais ils coûtent bon comme
-potages et ragoûts, car on sait quand la nourrice commence
-à manger et l’on ne sait jamais quand elle finit.
-La Juliana m’a dit que nous goûterions quelque peu
-de ce que son oncle lui enverra pour la fête du saint
-et particulièrement qu’elle nous donnera deux paires
-de bottines de celles de rebut dans la cordonnerie où
-elle est piqueuse.</p>
-
-<p>—Elle est bonne, cette petite, dit avec gravité doña
-Paca, quoique bien commune, si commune que nous
-ne pourrons jamais la fréquenter ni nous appareiller
-ensemble. Ses cadeaux m’offensent; si je les reçois
-<span class="pagenum" id="Page_71">71</span>
-c’est seulement à cause de sa bonne volonté.... Enfin,
-il est temps que nous songions à nous coucher. Je crois
-que ma digestion est à moitié faite, prépare-moi ma
-médecine pour dans une demi-heure. Ce soir, je me
-sens plus lasse de mes jambes, et la vue plus fatiguée.
-Dieu saint, si j’allais devenir aveugle! Je ne sais ce
-que j’ai, ma vue baisse de jour en jour, sans que, grâce
-à Dieu, les yeux me fassent mal. Oui, mes nuits s’écoulent
-sans insomnies, grâce à toi, qui me causes, et en
-m’éveillant je vois les choses moins claires et mes
-jambes sont comme du coton. Je me dis: qu’est-ce que
-la vue a à faire avec le rhumatisme? On me dit qu’il
-faut que je marche, que je me promène, mais comment
-puis-je sortir dans cet état, sans vêtements convenables,
-en craignant de tomber à chaque pas sur des personnes
-m’ayant connue dans une situation meilleure, ou sur
-ces types communs et malpropres auxquels nous devons
-quelque chose?»</p>
-
-<p>Entendant cela, Benina se rappela la chose la plus
-importante qu’elle avait oublié de dire ce soir à sa
-maîtresse, ou que du moins elle avait gardée pour la
-fin, craignant de la raconter avant de sortir de la cuisine
-et, pendant que l’une et l’autre lavaient et essuyaient
-les quelques plats dont elles s’étaient servies,
-car doña Francisca ne dédaignant pas de s’associer à
-ce bas service, elle lui dit du ton le plus naturel qu’elle
-put trouver:</p>
-
-<p>«Ah! à propos, je ne me rappelais pas!... quelle
-pauvre tête j’ai! Aujourd’hui, j’ai rencontré le seigneur
-don Carlos Moreno y Trujillo.»</p>
-
-<p>Doña Paca sursauta et peu s’en fallut qu’elle ne laissât
-tomber l’assiette qu’elle était en train d’essuyer.</p>
-
-<p>«Don Carlos!... Tu as dit don Carlos? et puis, il t’a
-interrogée sur moi?</p>
-
-<p>—Naturellement, et avec un intérêt qui....</p>
-
-<p>—Est-ce vrai? A son heure, ce vieil avare se souvient
-de moi, lui qui m’a vue tomber dans la misère,
-moi, la belle-sœur de sa femme.... Car Purita était la
-<span class="pagenum" id="Page_72">72</span>
-propre sœur de mon Antoine... et qui n’a pas su me
-tendre une main secourable!...</p>
-
-<p>—L’année passée, lorsqu’il devint veuf, un jour
-comme aujourd’hui, il avait pourtant envoyé un petit
-secours à madame.</p>
-
-<p>—Six douros! Quelle honte! s’écria doña Paca, laissant
-un libre cours à son indignation, et à la haine et
-au dépit, accumulés durant tant d’années d’opprobre
-et de souffrances dans son âme. La rougeur m’en
-monte au front à le dire. Six douros! et quelques nippes
-de Purita, des gants sales, des robes déchirées, et un
-vieux vêtement de cour datant du mariage de la reine.
-A quoi pouvaient me servir ces cochonneries?... Enfin,
-continue ton récit. Tu l’as rencontré...; où?... à quelle
-heure?</p>
-
-<p>—Il pouvait être midi. Il sortait de San-Sebastian....</p>
-
-<p>—Oui, je sais qu’il passe toute la matinée à rôder
-d’église en église, en priant sur les marches des autels.
-Mais tu m’avais dit qu’à midi et demi tu étais à
-servir le dîner de don Romualdo?»</p>
-
-<p>Benina n’était pas femme à se troubler de cette
-réflexion. Son esprit fécond pour le mensonge et sa
-mémoire très heureuse pour conserver l’ordre dans les
-contes avancés par elle antérieurement, et pour s’en
-servir à l’appui des nouveaux, la tirèrent aussitôt
-d’embarras.</p>
-
-<p>«Mais ne vous ai-je pas dit que quand le couvert eut
-été mis il manquait une salière et que je dus courir
-l’acheter à la place del Angel au coin de la rue Espoz-y-Mina?</p>
-
-<p>—Si tu me l’as dit, je ne m’en souviens point. Pourtant
-comment pouvais-tu laisser ta cuisine au moment
-de servir le dîner?</p>
-
-<p>—Parce que la fille de cuisine que nous avons ne
-connaît pas les rues, et ne sait d’ailleurs pas acheter.
-Elle serait restée un siècle et nous aurait rapporté
-effectivement une cuvette au lieu d’une salière; j’y
-courus en volant, et pendant ce temps la Patros surveillait
-<span class="pagenum" id="Page_73">73</span>
-mes casseroles,... elle s’y entend, croyez-moi,
-elle s’y entend aussi bien que moi, ou peut-être
-mieux.... Enfin, je me rencontrais avec cette vieillerie
-de don Carlos.</p>
-
-<p>—Mais pour aller de la rue de la Greda à Espoz-y-Mina,
-tu n’avais pas à passer par San-Sebastian,
-femme.</p>
-
-<p>—Je vous ai dit qu’il sortait, lui, de San-Sebastian.
-Je le vis venir de là, regardant l’horloge de Canseco.
-Moi, j’étais dans la boutique. Le marchand sortit pour
-le saluer. Don Carlos me vit, nous parlâmes....</p>
-
-<p>—Et que te dit-il? Conte-moi ce qu’il te dit.</p>
-
-<p>—Ah! ce qu’il me dit.... Il me demanda des nouvelles
-de madame et des enfants.</p>
-
-<p>—Qu’importait à ce cœur de pierre la mère et les
-enfants? Un homme qui a trente-quatre maisons dans
-Madrid, à ce que l’on dit, autant que l’âge du Christ et
-une de plus; un homme qui a gagné de gros sacs en
-faisant la contrebande des marchandises, en donnant
-des pots-de-vin aux douaniers et en trompant la moitié
-du monde, venir maintenant faire le gracieux! <i>A
-buenas horas mangas verdes</i>.... Tu aurais dû lui dire
-que je le méprise, que je suis orgueilleuse de ma misère,
-que ma misère met une barrière entre lui et
-moi,... parce que lui ne secourt les pauvres que par
-poids et mesures.</p>
-
-<p>«Il croit qu’en répartissant ses aumônes par huitième
-de sou et se procurant à bon compte les prières des
-humbles il pourra tromper Celui d’en haut et escamoter
-la gloire éternelle et se coller dans le ciel par contrebande,
-se faisant passer pour ce qu’il n’est pas;
-comme il faisait lorsqu’il introduisait du fil d’Écosse,
-déclarant de la percale à un réal et demi l’aune et cela
-avec des marques fausses, des factures fausses, des
-certificats d’origine faux.... Lui as-tu dit cela? Le lui
-as-tu dit?</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_74">74</span></p>
- <h2 id="ch_11">X</h2>
-</div>
-
-<p>«Je ne le lui ai pas dit, madame, et je n’avais pas à
-le lui dire, répliqua Benina, voyant que doña Francisca
-s’excitait démesurément et que tout le sang lui montait
-à la tête.</p>
-
-<p>—Pourtant, tu te rappelleras certainement leurs
-façons d’agir à lui et à sa femme avec moi; ils étaient
-comme Alexandre en bataille. Puis, lorsque mes désastres
-commencèrent, ils se mêlèrent de mes comptes
-pour y faire leurs affaires. Au lieu de m’aider, ils tirèrent
-sur la corde pour m’étrangler plus promptement.
-Ils me voyaient dévorée par l’usure, et ils ont été incapables
-de m’offrir un prêt à de bonnes conditions. Ils
-pouvaient me sauver et ils ont préféré me voir périr. Et
-quand ils m’ont vue obligée de vendre mes meubles,
-ils me les ont achetés pour un morceau de pain, les
-meubles dorés de la salle de réception, les beaux rideaux
-de soie.... Ils étaient à l’affût des occasions et à me voir
-perdue, menacée du naufrage, naturellement..., ils se
-présentaient comme autant de sauveurs.... Que m’ont-ils
-donné pour le <i>Saint-Nicolas de Tolentino</i>, de l’école
-de Séville, qui était le joyau de la maison de mon mari,
-un tableau qu’il estimait plus que sa vie? Que m’ont-ils
-donné? Vingt-quatre douros, Benina de mon âme, vingt-quatre
-douros. Ils me saisirent dans une de ces heures
-idiotes, et moi, morte d’anxiété et de découragement,
-je ne savais point ce que j’avais à faire. Plus tard, un
-conservateur du musée m’a dit qu’il ne valait pas moins
-de dix mille réaux.... Tu vois quelles gens! Non seulement,
-<span class="pagenum" id="Page_75">75</span>
-ils ont toujours méconnu la véritable charité
-mais ils n’ont jamais connu la délicatesse du cœur. De
-tout ce que nous recevions de Ronda: fruits, gâteaux,
-pain d’épice, nous en envoyions une bonne partie à
-Pura. Quant à eux, c’est à peine s’ils nous envoyaient
-un petit paquet de bonbons à la Saint-Antoine et s’ils
-m’envoyaient quelque petit objet de bazar pour se
-débarrasser de ma fête. Don Carlos était si parasite
-qu’il tombait comme par hasard à la maison à l’heure
-où nous prenions le café..., et si tu savais comme il s’en
-léchait les babines! Car tu sais que le sien n’était qu’eau
-claire et lavasse. Et si nous allions au théâtre ensemble,
-invités par moi, dans ma loge, il s’arrangeait toujours
-pour que ce fût Antoine qui payât les entrées.... Du
-sans-gêne avec lequel ils usaient de notre voiture à
-toute heure, je ne t’en dirai rien. Et tu dois te rappeler
-que, le jour même où nous vendions les meubles, ils se
-promenaient toute la soirée en faisant des tours infinis
-de la Castellane au Retiro.»</p>
-
-<p>Benina ne voulut point l’arrêter par des interruptions
-ou des contradictions, parce qu’elle savait que lorsqu’elle
-enfourchait ce dada il était mieux de lui laisser
-tout dire jusqu’au bout. Pourtant avant qu’elle eût fini,
-alors qu’elle s’arrêtait un instant suffoquée et à court
-d’haleine, Benina s’aventura à lui dire:</p>
-
-<p>«Don Carlos m’a dit d’aller chez lui demain.</p>
-
-<p>—Dans quel but?</p>
-
-<p>—Pour causer avec moi....</p>
-
-<p>—C’est comme si je le voyais. Il voudra m’envoyer
-une aumône.... Précisément, c’est aujourd’hui l’anniversaire
-de la mort de Pura..., il va se liquider par une
-cochonnerie.</p>
-
-<p>—Qui sait, madame? Il se peut qu’il s’attendrisse....</p>
-
-<p>—Lui, je le vois te mettant dans la main une paire
-de piécettes ou de douros, se figurant que pour ce fait
-les anges vont descendre en jouant de la viole ou de la
-harpe pour célébrer sa charité. Repousse son aumône,
-mon enfant; maintenant que nous avons notre bon don
-<span class="pagenum" id="Page_76">76</span>
-Romualdo, nous pouvons nous permettre un peu de
-dignité, Nina.</p>
-
-<p>—Cela ne convient point. Il pourrait se fâcher et
-dire, je suppose, que vous êtes orgueilleuse, ou que
-sais-je, moi?</p>
-
-<p>—Qu’il le dise! Et à qui veux-tu qu’il aille le dire?</p>
-
-<p>—A don Romualdo lui-même, dont il est grand ami.
-Il entend sa messe tous les jours, et ensuite ils s’en
-vont causer dans la sacristie.</p>
-
-<p>—Fais ce que tu crois. Et pour ce qui doit advenir,
-dis bien à don Romualdo, qui est don Carlos, fais-lui
-voir que ses dévotions de la dernière heure ne sont pas
-recevables. Enfin, je sais que tu ne me tromperas pas,
-et demain tu me conteras ce qui résultera de la visite
-d’où tu ne rapporteras, sois-en sûre, qu’un noir sermon.»</p>
-
-<p>Elles parlèrent encore longtemps. Benina cherchait
-à laisser tomber la conversation et à la refroidir, en
-évitant les répliques ou en leur donnant un ton conciliateur.
-Mais la dame et sa servante s’endormirent tard,
-et Benina passa une partie de la nuit à la préparation
-mentale de ses plans stratégiques pour le jour suivant,
-qui devait être sans doute plein de difficultés, si elle
-n’avait pas la chance que don Carlos lui mette dans la
-main une bonne poignée de douros..., ce qui pourrait
-bien arriver.</p>
-
-<p>A l’heure fixée par le seigneur de Moreno Trujillo,
-sans une minute de plus ni de moins, Benina sonnait à
-la porte principale de la rue d’Atocha, et une servante
-l’introduisait dans le cabinet qui était très élégant, tous
-les meubles pareils comme couleur et comme façon.
-Une table ministre occupait le milieu, et elle était chargée
-de beaucoup de livres et de dossiers. Les livres
-n’étaient pas pour la lecture, mais bien pour les comptes,
-tout bien clair et ordonné. La paroi du milieu laissait
-voir le portrait de doña Pura; il était recouvert
-d’une gaze noire, dans un cadre qui paraissait d’or pur.
-D’autres portraits en photographies, qui devaient être
-<span class="pagenum" id="Page_77">77</span>
-ceux des filles, gendres et petits-fils de don Carlos,
-occupaient les autres parois. Contre le cadre ou accrochées
-auprès, comme des offrandes ou des ex-voto à un
-autel, pendaient une multitude de couronnes de drap
-avec des roses peintes, des narcisses ou des violettes
-avec de longs rubans noirs avec inscriptions en or.
-C’étaient les couronnes qui avaient été apportées pour
-l’enterrement de sa femme, et que don Carlos avait tenu
-à conserver à la maison pour qu’elles ne se gâtassent
-pas au cimetière. Sur la cheminée où l’on ne faisait
-jamais de feu, une pendule avec sujet qui ne marchait
-pas et, non loin de là, un almanach américain portant
-la date de la veille.</p>
-
-<p>Après une demi-minute d’attente, don Carlos entra
-en traînant les pieds, avec un bonnet de velours tiré sur
-les oreilles, et le manteau de maison, beaucoup plus
-vieux que celui qu’il mettait pour sortir. L’usage continuel
-de ce manteau au delà du 30 de mai s’explique par
-son horreur des poêles et braseros qui, selon lui, sont
-la cause de tant de malheurs. Comme il n’était pas enveloppé
-jusqu’aux yeux, Benina put observer qu’il avait
-le col et les poignets propres et une grosse chaîne de
-montre, ce qui sans doute répondait à l’étiquette de
-l’anniversaire. Avec un mouchoir d’une grandeur incommensurable,
-quadrillé, il se frottait et s’essuyait les
-yeux; il se moucha deux ou trois fois avec un grand
-bruit, et, voyant Benina debout, il lui fît signe de s’asseoir
-et prit gravement place dans le fauteuil qui accompagnait
-la table et avait un dossier élevé et découpé
-comme une stalle de chœur. Benina s’assit sur le bord
-d’une chaise qui, comme toutes les autres, était en
-chêne et recouverte de velours vert.</p>
-
-<p>«Donc, je vous ai fait venir pour vous dire....»</p>
-
-<p>La tête de don Carlos était affectée d’un tremblement
-chronique nerveux, mouvement latéral, comme celui
-qui sert à exprimer la négation. Ce tic s’accentuait
-ou devenait imperceptible selon le degré d’excitation
-de l’individu.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_78">78</span></p>
-
-<p>«... Pour vous dire...»</p>
-
-<p>Autre pause déterminée par un flux d’humeurs. Don
-Carlos essuya ses yeux bordés de rouge, se frotta sa
-courte barbe, qui n’avait d’autre raison d’être que de
-lui éviter la peine de se raser. Depuis la mort de sa
-femme, le bon monsieur, qui se rasait seulement pour
-elle et par elle, voulut joindre à ses grandes démonstrations
-d’affliction le deuil de son visage, en le laissant
-se couvrir comme d’un crêpe par des poils blancs,
-noirs ou jaunes.</p>
-
-<p>«Je voulais vous dire que ce qui arrive à la Francisca
-de se trouver dans une position aussi précaire
-provient de ce qu’elle n’a jamais voulu tenir de comptes.
-Sans bonne ordonnance, il n’y a fortune qui ne se
-change en misère. Avec de l’ordre, les pauvres se font
-riches. Sans ordre, les riches....</p>
-
-<p>—Se font pauvres, oui, monsieur,—dit avec humilité
-Benina qui, bien qu’elle connût la maxime de longue
-date, voulut la recevoir comme si ce fût une découverte
-récente de don Carlos.</p>
-
-<p>—Francisca a toujours été une mauvaise tête. Nous
-le lui répétions souvent, ma femme et moi: «Francisca,
-tu te perds, tu vas droit à la misère», et elle..., tranquille
-comme si de rien n’était. Nous n’avons jamais pu
-obtenir qu’elle réglât ses dépenses sur ses entrées. Lui
-faire écrire un chiffre, on la tuerait plutôt. Et celui qui
-ne fait pas de chiffres est perdu. Je suis sûr qu’elle n’a
-jamais su ce qu’elle devait ni de quelle façon elle le
-payerait.</p>
-
-<p>—Vérité, monsieur, grande vérité, cela, dit Benina
-soupirant et toute à la préoccupation de ce
-que don Carlos lui pourrait bien donner après ce sermon.</p>
-
-<p>—En effet, comptez...; si, dans ma vieillesse, je suis
-dans une bonne condition pour moi et mes enfants, s’il
-ne me manque pas de quoi payer une messe pour l’âme
-de ma chère femme, c’est que j’ai toujours mené avec
-méthode et régularité les affaires de ma maison. Encore
-<span class="pagenum" id="Page_79">79</span>
-aujourd’hui, retiré du commerce, je tiens à jour ma
-comptabilité pour mes dépenses particulières, et je
-ne me couche pas sans avoir passé tous les renseignements
-à l’agenda, dans les livres auxiliaires et
-enfin au grand-livre. Voyez, regardez pour vous
-convaincre....»</p>
-
-<p>Il ajouta avec son tremblement nerveux qui avait
-l’air d’un signe de dénégation:</p>
-
-<p>«Je voudrais bien que Francisca pût mettre à profit
-cette leçon. Il n’est pas trop tard...; intéressez-vous-y.»</p>
-
-<p>Et il prit un livre, puis un autre, et il les montra à
-Benina, qui s’approcha pour contempler cette merveille
-de chiffres.</p>
-
-<p>«Regardez bien, voici justement la dépense de la
-maison sans que je passe rien, pas même les cinq centimes
-d’une boîte d’allumettes, les sous du facteur,
-tout, tout. Dans cette autre petite colonne, les aumônes
-que je fais et ce que j’emploie en suffrages pour l’autre
-monde. Ensuite, je passe tout au grand-livre, dans
-lequel on peut voir jour par jour ce que je dépense et
-faire la balance.... Méditez; si Francisca avait fait sa
-balance, elle n’en serait pas où elle en est.</p>
-
-<p>—C’est certain, très certain, monsieur. Et je ne cesse
-de le dire à madame: faites donc votre balance, marquez
-tout, point par point, ce qui entre comme ce qui
-sort. Mais elle, comme ce n’est plus une enfant, il lui
-est difficile de prendre de bonnes habitudes. Mais c’est
-un ange, monsieur, et il n’est nul besoin de savoir si
-elle compte ou ne compte pas pour la secourir.</p>
-
-<p>—Il n’est jamais trop tard pour entrer dans le cerceau,
-comme on dit. Et je puis vous assurer que, si
-j’avais trouvé chez Francisca une intention quelconque
-ou un désir de tenir ses comptes en règle, je lui aurais
-prêté..., non pas prêté, mais je lui aurais facilité le
-moyen de les niveler; mais c’est une tête déséquilibrée;
-convenez avec moi qu’elle est déséquilibrée.</p>
-
-<p>—Oui, monsieur, j’en conviens.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_80">80</span></p>
-
-<p>—Et il m’est apparu que le meilleur cadeau que je
-puisse lui faire... et c’est pour cela que je vous ai fait
-venir, est celui-ci, la malheureuse.»</p>
-
-<p>En parlant ainsi, don Carlos prit un livre long et
-étroit et le mit devant lui pour que Benina pût bien le
-voir. C’était un agenda.</p>
-
-<p>«Voyez vous-même, dit le bon monsieur en faisant
-miroiter le livre, en le feuilletant. Il y a là tous les jours
-de la semaine. Regardez bien, d’un côté la colonne du
-doit, de l’autre celle de l’avoir. Voyez comme dans les
-dépenses on marque les articles: le charbon, l’huile,
-le bois, etc. Et alors, quelle peine y a-t-il à placer
-d’un côté ce que l’on dépense et de l’autre ce que l’on
-reçoit?</p>
-
-<p>—Mais si madame ne reçoit rien?</p>
-
-<p>—Chansons! s’écria Trujillo en frappant sur le
-livre. Elle a bien quelque chose, car vous dépensez
-bien quelque chose, et, si peu que ce soit, il faut que
-vous ayez une entrée, petite ou grande. Et ce que
-vous retirez des aumônes, pourquoi ne le noteriez-vous
-pas? Voyons donc, pourquoi ne le noteriez-vous
-pas?»</p>
-
-<p>Benina le considéra avec un sentiment de colère
-mêlé de compassion. Mais je dois dire que la colère
-l’emportait sur la pitié et qu’il y eut un moment où
-peu s’en fallut qu’elle ne prît le livre pour le lancer à
-la tête du seigneur don Carlos. Pourtant elle contint
-sa fureur et, pour que le vieux maniaque de la comptabilité
-ne s’en aperçût pas, elle dit avec un sourire
-forcé:</p>
-
-<p>«De sorte que vous, monsieur, vous tenez compte
-des sous que vous donnez aux pauvres à la porte de
-San-Sebastian.</p>
-
-<p>—Jour par jour, répliqua le vieux avec orgueil,
-en branlant davantage son chef tremblotant, et je
-puis vous dire, si vous désirez le savoir, ce que j’ai
-donné dans le trimestre, dans le semestre ou dans
-l’année.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_81">81</span></p>
-
-<p>—Non, non, ne vous dérangez pas, monsieur, reprit
-vivement Benina qui sentait de nouveau la démangeaison
-de lui taper sur la tête avec son livre. Je prendrai
-le livre, il fera grand plaisir à madame et à moi
-aussi. Mais nous n’avons ni plume ni crayon.</p>
-
-<p>—Bonté divine! Dans quelle maison, si pauvre
-qu’elle soit, manque-t-il ce qu’il faut pour écrire? Si
-l’on a à donner une signature, prendre un compte,
-écrire un chiffre, noter quelque chose de la maison
-pour s’en souvenir.... Prenez ce crayon, il est taillé et
-si sa pointe se casse, vous la referez avec le couteau
-de la cuisine.»</p>
-
-<p>Et avec tout cela don Carlos ne parlait pas de donner
-un secours effectif, bornant sa charité à l’offrande
-du livre, qui devait être le fondement de l’ordre administratif
-dans la maison désordonnée de doña Francisca
-Juarez. En le voyant remuer les lèvres pour
-continuer à parler et porter la main à la clef du tiroir
-qui était à sa gauche, Benina éprouva une grande
-joie.</p>
-
-<p>«Il n’y a pas, il ne peut y avoir de prospérité sans
-administration, affirma don Carlos ouvrant le tiroir et
-y jetant un coup d’œil. Je désirerais que Francisca
-administre, et quand elle administrera....</p>
-
-<p>—Et quand elle administrera.... Quoi? dit Benina à
-part elle. Que vas-tu nous donner, vieux fou, plus fou
-que tous ceux qui sont enfermés à Leganès? Puisse
-tout l’argent que tu conserves se convertir en pus dans
-ton corps pour que tu en crèves, comme un vieil abcès
-d’avarice!</p>
-
-<p>—Prenez ce livre et ce crayon, emportez-le avec
-grand soin et faites attention de ne pas le perdre en
-route. Bien; vous en prenez charge? Vous me répondez
-qu’on écrira tout?</p>
-
-<p>—Oui, monsieur..., il n’échappera rien.</p>
-
-<p>—Bien, et maintenant pour que Francisca se souvienne
-de Pura et prie pour elle.... Vous me promettez
-que vous prierez pour elle et pour moi?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_82">82</span></p>
-
-<p>—Oui, monsieur, nous prierons à haute voix jusqu’à
-la cloche.</p>
-
-<p>—Eh bien, j’ai là douze douros que je conserve
-pour les donner aux pauvres honteux qui n’osent mendier....
-Pauvres gens, c’est bien ceux qui sont les plus
-dignes de commisération!»</p>
-
-<p>En entendant prononcer ce chiffre de douze douros,
-Benina ouvrit des yeux comme des portes cochères.
-Par le Christ! ce qu’on peut se procurer avec douze
-douros! Et elle entrevoyait le soulagement de plusieurs
-jours, parer à tant de nécessités, boucher tant de trous,
-vivre, respirer, se reposer de la mendicité humiliante
-et du supplice de la requête universelle, et de tant de
-démarches fatigantes. La pauvre femme vit le ciel
-entr’ouvert, et par l’ouverture les douze douros, moyen
-charmant de sa félicité durant quelques jours.</p>
-
-<p>«Douze douros! répéta don Carlos, passant les monnaies
-d’une main dans l’autre; mais je ne vous les donnerai
-pas en une fois, ce serait fomenter le gaspillage;
-je vous les destine....»</p>
-
-<p>Du coup, les ailes du cœur de Benina se cassèrent.</p>
-
-<p>«Si je vous les donnais, demain, à pareille heure, il
-n’en resterait pas un centime. Je vous assigne deux
-douros par mois, et vous pouvez venir les prendre le
-24 de chaque mois, lorsque six mois seront écoulés et
-après septembre, je verrai si je dois augmenter ou non
-l’attribution. Cela dépendra, entendez bien, de ce que
-je verrai si vous administrez ou n’administrez pas, s’il
-y a de l’ordre ou s’il n’y en a pas, si le chaos continue.
-Méfiez-vous bien du chaos.</p>
-
-<p>—Bien, monsieur, manifesta Benina avec humilité,
-pensant qu’il valait mieux se résigner et prendre ce
-qu’on lui donnait, sans entrer en discussion avec ce
-malpropre et ravagé petit Cassandre. Je vous réponds
-qu’on tiendra les comptes avec administration et qu’il
-n’échappera pas un bout de fil.... Je passerai tous les
-24 du mois? Cela sera un grand secours pour la maison.
-Le Seigneur vous l’augmente, et qu’il tienne votre
-<span class="pagenum" id="Page_83">83</span>
-femme défunte dans un saint repos... et à jamais.
-<i>Amen.</i>»</p>
-
-<p>Don Carlos marqua la somme déboursée, en jouissant
-beaucoup de cette opération, congédia Benina
-d’un geste et changeant de cape, mettant son chapeau
-neuf, vêtements qui ne quittaient l’armoire que les
-jours de fêtes, se disposa à sortir et à procéder d’une
-volonté assurée et d’un pied ferme aux dévotions de
-ce jour, qui commençaient à Montserrat pour finir à
-la cérémonie de San-Justo.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_84">84</span></p>
- <h2 id="ch_12">XI</h2>
-</div>
-
-<p>«Quel vieux démon! se disait la seña Benina, en
-marchant d’un bon pas par la rue des Urosas. Il ne
-peut pas faire plus que ce que son naturel ne lui commande.
-Dieu nous protège: si Notre-Seigneur a fait,
-lui, des choses extrêmement rares parmi les plantes et
-les animaux, il en a créé de plus rares encore parmi
-les personnes. Il nous arrive de reconnaître comme
-vérités des choses qui nous paraissent des mensonges...;
-enfin, il y en a de pires que ce don Carlos; quoiqu’il
-en tienne avec ses comptes et tenues de livres, il donne
-encore un peu; certainement il y en a de pires, et tellement
-pires... qu’ils ne comptent ni ne donnent.... Ce
-qu’il y a de plus triste, au fond, c’est que ces deux
-douros ne régleront pas ma journée, parce qu’il faut
-que je rende à Almudena le sien, car il faut, avant tout,
-tenir sa parole. Viennent des jours mauvais et il m’aidera
-encore.... Il me restera vingt réaux dont il faut que
-je donne quelque chose à la petite, qui en a grand
-besoin, et le reste pour manger aujourd’hui..., et je
-dirai à madame que son parent ne m’a donné que le
-livre de comptes et le crayon, avec lesquels nous ferons
-un pot-au-feu qui sera chouette..., consommé de première
-classe, substance d’imprimerie...; quelle dérision!...
-Enfin Dieu me guidera pour les mensonges
-que j’aurai à débiter à Mme Paca, comme toujours, et
-partons du pied gauche. Voyons d’abord, si je rencontrerai
-Almudena sur le chemin; c’est l’heure où l’on
-va à l’église. Et si nous ne nous rencontrons pas, c’est
-qu’il sera sûrement au café de la Croix, au Rastro.»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_85">85</span></p>
-
-<p>Elle se dirigea de ce côté et dans la rue de l’Encomienda
-ils se rencontrèrent.</p>
-
-<p>«Mon fils, j’étais à ta recherche, lui dit Benina en le
-prenant par le bras. Voici ton douro. Tu vois que je
-sais m’acquitter.</p>
-
-<p>—<i>Amri</i>, il n’y a pas de presse.</p>
-
-<p>—Je ne te dois plus rien... jusqu’à ce que je recommence
-à te devoir, mon petit Almudena, car, si le jour
-vient où j’aurai encore besoin de quelque chose, tu me
-le donneras, comme je ferais moi-même pour toi <i>vice
-versa</i>? Tu sors du café?</p>
-
-<p>—Oui, et j’y retournerai si tu veux venir avec moi,
-je t’invite.»</p>
-
-<p>Benina accepta l’invitation et, un instant après, les
-deux amis se trouvaient installés au café économique,
-prenant deux verres à dix centimes. Le local était un
-cabaret rechampi, d’une élégance moitié populaire,
-moitié bourgeoise, avec des dorures criardes; les parois
-étaient couvertes de peintures représentant des marines
-ou des paysages; un milieu fétide et des habitués
-pauvres ou des marchands du Rastro, loquaces, indolents,
-quelques-uns occupés à lire les feuilles tout haut,
-et d’autres à en écouter la lecture, tous très contents
-de se sentir au milieu du bruit, des conversations, de
-l’odeur du tabac et de l’eau-de-vie. Seuls à une table,
-Benina et le Marocain causaient de leurs affaires:
-l’aveugle racontait les diableries de sa compagne, et
-elle, son entrevue avec don Carlos, et le ridicule cadeau
-du livre de comptes et des deux douros mensuels. Ils
-parlaient des richesses que, au dire général, possédait
-et thésaurisait Trujillo (trente-quatre maisons), oh! la
-montagne d’argent en papiers du gouvernement, et des
-mille et des mille billets de banque; ils calculèrent longuement,
-émettant beaucoup de considérations de
-toutes sortes, la quantité innombrable de pauvres qui
-pourraient être secourus avec tous les trésors si inutiles
-à don Carlos, pauvres qui vont par les rues criant
-la faim, et tout cela, même après avoir prélevé, comme
-<span class="pagenum" id="Page_86">86</span>
-c’est naturel et juste, la part que ses enfants ont le
-droit de posséder. Mais, comme ils ne pourraient certainement
-point arranger toutes choses à leur idée, il
-valait mieux ne point y songer et gagner chacun son
-pain de son mieux jusqu’à ce que la mort vînt et que
-Dieu donnât à chacun son dû. Enfin Almudena dit tout
-d’un coup à Benina, avec la plus grande gravité et avec
-une conviction profonde, que toute la fortune de don
-Carlos pourrait être sienne si elle voulait.</p>
-
-<p>«Mienne? Tu as dit que tout ce que possède don
-Carlos pourrait m’appartenir? Tu es fou, mon petit
-Almudena.</p>
-
-<p>—Tout serait à toi... par la lumière bénie. Si tu n’y
-crois pas, je te le prouverai et tu le croiras.</p>
-
-<p>—Tu me répètes encore que tout l’argent de don
-Carlos pourrait être à moi? Quand?</p>
-
-<p>—Quand tu voudras.</p>
-
-<p>—Je le croirai si tu m’expliques comment ce miracle
-peut se produire.</p>
-
-<p>—Moi, je sais comment..., et je te confierai ce secret.</p>
-
-<p>—Et si tu peux faire que toute la fortune de ce
-vieux fou, une supposition, puisse passer à une autre
-personne, pourquoi restes-tu dans la misère et pourquoi
-ne la prends-tu pas pour toi?»</p>
-
-<p>Almudena répondit à cela que la personne qui ferait
-ce miracle, dont il possédait le secret, avait besoin d’y
-voir. Et le miracle était sûr, par la lumière bénie, et,
-si elle avait le moindre doute, elle n’avait qu’à essayer,
-en faisant ponctuellement tout ce qu’il lui dirait.</p>
-
-<p>Benina avait toujours été quelque peu superstitieuse,
-et elle croyait volontiers à toutes les histoires surnaturelles
-qu’elle entendait conter, et la misère exaspérait
-en elle le respect des choses invraisemblables et merveilleuses;
-bien qu’elle n’eût vu aucun miracle, elle
-espérait toujours en voir arriver un en quelque jour
-heureux.</p>
-
-<p>Un peu de superstition, beaucoup d’anxiété, d’événements
-extraordinaires et jamais vus et autant de curiosité
-<span class="pagenum" id="Page_87">87</span>
-la poussèrent à demander au Marocain des
-explications concrètes de sa science ou art cabalistique,
-car cela devait être nécessairement œuvre de magie.
-L’aveugle lui dit que le tout consistait à savoir demander
-ce que l’on désire à un Sar, appelé Samdai.</p>
-
-<p>«Et qui est ce noble cavalier?</p>
-
-<p>—Le roi d’en bas.</p>
-
-<p>—Comment? Un roi qui est en-dessous de la terre?
-mais c’est le diable.</p>
-
-<p>—Le diable, non, mais un roi très bon.</p>
-
-<p>—Est-ce une chose de ta religion? Quelle religion
-as-tu, toi?</p>
-
-<p>—Je suis Hébreu.</p>
-
-<p>—Va avec Dieu, dit Benina, qui n’avait pas entendu
-le mot, et tu appelles ce roi! et il vient?</p>
-
-<p>—Et il te donnera, lui, tout ce que tu lui demanderas.</p>
-
-<p>—Il me donnera tout ce que je lui demanderai?</p>
-
-<p>—Sûrement.»</p>
-
-<p>La conviction profonde que montrait Almudena
-frappa la pauvre femme, qui, après une pause durant
-laquelle elle interrogeait les yeux morts de son ami et
-son front noir luisant, entouré de cheveux noirs, se
-prit à dire:</p>
-
-<p>«Et que fait-on pour l’appeler?</p>
-
-<p>—Je te le dirai.</p>
-
-<p>—Et il ne m’arrivera pas malheur si je l’appelle?</p>
-
-<p>—Aucunement.</p>
-
-<p>—Je ne me damne pas, je ne me mets pas à mal et
-les démons ne m’emporteront pas?</p>
-
-<p>—Non.</p>
-
-<p>—Continue; mais ne me trompe pas, te dis-je.</p>
-
-<p>—Non, je ne te tromperai point.</p>
-
-<p>—Pouvons-nous le faire tout de suite?</p>
-
-<p>—Non, il faut l’appeler à minuit.</p>
-
-<p>—Il faut que ce soit à cette heure-là?</p>
-
-<p>—Sûrement, sûrement....</p>
-
-<p>—Et comment puis-je sortir de la maison à cette
-<span class="pagenum" id="Page_88">88</span>
-heure-là? Ce n’est point chose facile. A la vérité, je
-pourrais dire, une supposition, que don Romualdo est
-malade et que je suis obligée d’aller le veiller.... Bien.
-Que doit-on faire?</p>
-
-<p>—Tu auras besoin de beaucoup de choses. Il faut
-que tu les achètes. Premièrement, une lampe de terre.
-Mais il faut l’acheter sans prononcer une syllabe.</p>
-
-<p>—Je deviens muette.</p>
-
-<p>—Toi, muette!... Acheter la chose.... Et si tu parles
-tout est perdu.</p>
-
-<p>—Dieu te protège!... mais bon, j’achète ma lampe
-de terre, et après..., sans parler....»</p>
-
-<p>Almudena lui ordonna d’acheter ensuite une marmite
-de terre avec sept trous, avec sept, pas un de plus, le
-tout sans parler, parce que, si elle parlait, cela ne
-vaudrait rien. Mais où trouver ces marmites avec sept
-trous? A cela, l’aveugle répondit que dans son pays il
-y en avait et que l’on pouvait y suppléer avec celles
-dont usent les marchandes de châtaignes, en choisissant
-celle qui aurait sept trous, ni plus ni moins.</p>
-
-<p>«Et il faut l’acheter sans parler?</p>
-
-<p>—Si l’on parle, rien.»</p>
-
-<p>Il était ensuite indispensable de se procurer un bâton
-de <i>carrash</i>, bois d’Afrique qu’on appelle ici laurier. On
-le trouverait facilement chez le premier marchand de
-bric-à-brac. Il fallait l’acheter sans prononcer une parole.
-Bon, après avoir réuni ces choses, on placerait le
-bâton dans le feu jusqu’à ce qu’il brûle bien...; cela doit
-se passer le vendredi, à cinq heures précises. Sinon,
-cela ne vaut rien. Et le bâton brûlera jusqu’au samedi
-à cinq heures précises, on le trempera sept fois dans
-l’eau, pas une de plus, pas une de moins.</p>
-
-<p>«Tout cela en se taisant?</p>
-
-<p>—Ne jamais parler.</p>
-
-<p>—Ensuite on habille le bâton avec des vêtements de
-femme, et, lorsqu’il est bien habillé, on l’appuie au
-mur, en le plaçant bien droit sur ses pieds. D’abord il
-faut placer la lampe de terre allumée avec de l’huile et
-<span class="pagenum" id="Page_89">89</span>
-recouverte avec la marmite, de telle sorte qu’il ne passe
-de lumière qu’à travers les sept trous, et à courte distance
-on place la casserole pour brûler des parfums
-avec du feu, et l’on commence à dire les prières seulement
-par la pensée, parce que parler ne vaut. Et c’est
-ainsi que la personne doit se tenir, sans se distraire,
-sans s’arrêter, regardant sortir la fumée du benjoin,
-et la lumière des sept trous, jusqu’à ce qu’à minuit....</p>
-
-<p>—A minuit! répéta Benina enthousiasmée. Et lorsque
-les douze coups ont sonné il vient..., il monte..., il m’apparaît!...</p>
-
-<p>—Le roi d’en bas; tu lui demandes ce que tu désires
-et il te le donne.</p>
-
-<p>—Almudena, tu crois cela? Comment est-il possible
-que ce seigneur, sans autres cérémonies que celles que
-tu m’as dites me donne, à moi, tout ce qui est maintenant
-à don Carlos Trujillo?</p>
-
-<p>—Tu le verras en le lui demandant.</p>
-
-<p>—Mais si, dans une telle affaire, on se néglige un
-tout petit peu, si l’on s’oublie un seul instant en prononçant
-une seule parole de la prière mentale?...</p>
-
-<p>—Il faut se tenir éveillée, ma fille.</p>
-
-<p>—Et la prière?</p>
-
-<p>—Je te l’enseignerai: Tu diras Sema Israël Adonaï
-Elohim, Adonaï Ishat....</p>
-
-<p>—Tais-toi, tais-toi: dans la vie ordinaire, je dirais
-cela sans me tromper, mais comme cela n’est pas pur
-castillan, je ne réussirai pas.... Et pourtant, je puis
-t’assurer que j’ai peur de tous ces sortilèges.... Cesse...,
-cesse!... Ah! pourtant, si c’était vrai, quelle satisfaction,
-quelle joie d’enlever à ce vieux fou de don Carlos
-tout son argent, ne fût-ce que la moitié, pour le répartir
-entre tant de pauvres diables qui meurent de
-faim.... Si l’on pouvait tenter l’épreuve, en achetant les
-vases et le bâton, sans parler.... Mais non, non.... Si
-ce roi mage avait à arriver quelque jour.... Car je te
-dirai qu’il arrive quelquefois des choses extrêmement
-phénoménales, et qu’il vole souvent dans les airs ce
-<span class="pagenum" id="Page_90">90</span>
-que l’on appelle des esprits ou, comme l’on dit encore,
-des âmes qui viennent voir ce que nous faisons et
-écouter ce que nous disons. Et encore: ce qui est un
-songe; qu’est-ce que c’est? Peut-être des choses vraies
-de l’autre monde qui viennent dans celui-ci.... Tout
-peut arriver, tout peut arriver.... Pourtant moi, que
-veux-tu que je te dise? Je doute beaucoup qu’ils donnent
-comme ça, au premier venu, tant d’argent, sans
-plus de cérémonies. Que, pour secourir les pauvres, ils
-prennent aux riches la moitié d’un million ou la moitié
-d’un demi-million, passe encore; mais tant et tant de
-richesses pour nous autres.... Non, cela n’est pas
-croyable.</p>
-
-<p>—Tout, tout ce qui est à la Banque, beaucoup de
-millions, la loterie, tout est à toi, si tu fais ce que je te
-dis.</p>
-
-<p>—Mais si cela est aussi facile, pourquoi d’autres ne
-le font-ils pas? Ou est-ce que toi seul as le secret? Ami,
-conte-le au nonce, car pour nous tu ne nous feras pas
-avaler ces bourdes de pape.... Je ne te dis pas que cela
-est impossible..., et, si je pouvais tenter l’épreuve, je
-l’essayerais avec mille.... Redis-moi donc un peu ce
-que l’on doit acheter sans parler....»</p>
-
-<p>Almudena répéta les formules et les règles de la conjuration
-en y ajoutant une peinture si vivante et si
-pittoresque du roi Samdai, de son visage magnifique,
-de sa noble démarche, de ses costumes splendides, de
-sa suite, qui formait des régiments de princes et de
-magnats, montés sur des chameaux blancs comme le
-lait, que la pauvre Benina finissait par s’exalter en
-l’écoutant, et, si elle n’y croyait pas encore les yeux
-fermés, elle commençait à se laisser gagner et séduire
-par la poésie ingénue de la narration, pensant que, si
-tout cela n’était pas vérité, cela méritait bien de
-l’être.</p>
-
-<p>Quelle consolation pour les misérables de pouvoir
-croire à des contes aussi gracieux, et si c’est une
-vérité de croire qu’il y a des rois mages pour porter
-<span class="pagenum" id="Page_91">91</span>
-des joujoux aux enfants, pourquoi n’y aurait-il pas
-d’autres rois d’illusions qui viendraient au secours des
-pauvres gens, des personnes honnêtes qui n’ont qu’une
-chemise, et des pauvres âmes décentes qui n’osent plus
-descendre dans la rue parce qu’elles doivent trop aux
-boutiquiers et aux prêteurs? Ce que contait Almudena
-faisait partie des choses que l’on ne connaît pas. Et ne
-peut-il pas se faire que quelqu’un sache des choses que
-d’autres ne savent pas?... Et puis! combien de choses
-qu’on a considérées comme des mensonges sont ensuite
-devenues des vérités! Avant qu’on ait inventé le
-télégraphe, qui aurait cru que l’on parlerait avec l’Amérique
-comme de balcon à balcon avec le voisin d’en
-face? Et avant qu’on ait inventé la photographie, que
-l’on peut faire un portrait rien qu’en posant une
-seconde? Ceci est la même chose que cela. Il y a des
-mystères, des secrets que nous n’entendons pas, avant
-qu’il arrive quelqu’un qui dise: «C’est comme cela!»
-et le découvre.... Quoi plus, Seigneur! Là-bas étaient
-les Amériques depuis que Dieu a créé le monde, et
-personne ne le savait..., jusqu’à ce qu’arrive ce Colomb,
-et il lui a suffi de mettre un œuf debout, pour les découvrir
-toutes, et il dit à ses compatriotes: «Ah! tenez,
-voilà l’Amérique et les Américains, et la canne à sucre,
-et le tabac béni... et les États-Unis, et des hommes noirs,
-et des onces de dix-sept douros.» A voir.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_92">92</span></p>
- <h2 id="ch_13">XII</h2>
-</div>
-
-<p>Le Marocain n’avait pas encore achevé sa légende
-orientale, lorsque Benina vit entrer dans le café une
-femme vêtue de noir.</p>
-
-<p>«Ah! voilà cette sauteuse, ta compagne de taudis.</p>
-
-<p>—Pedra? qu’elle soit maudite! Je l’ai chassée ce
-matin. Elle vient sûrement avec la Diega....</p>
-
-<p>—Oui, avec une petite vieille, très petite et très
-maigre qui doit être plus buveuse encore que les moustiques;
-elles vont près du garçon et demandent deux
-verres de vin.</p>
-
-<p>—Seña Diega lui enseigne le vice.</p>
-
-<p>—Et pourquoi conserves-tu cette oie avec toi? Elle
-ne te sert de rien.»</p>
-
-<p>L’aveugle lui raconta que Pedra était orpheline; son
-père avait été employé à l’abattoir des porcs, et sa
-mère avait tenu un banc de change dans la rue de la
-Ruda. Ils moururent tous les deux à quelques jours
-d’intervalle pour avoir mangé du chat. Le minet est un
-très bon plat, mais, quand il est enragé, il donne des
-abcès à qui le mange, et dans les trois jours on meurt
-sûrement de fièvres pernicieuses. Enfin, les parents
-morts, la petite se trouva à la porte de la rue, abandonnée.
-Elle était jolie, ou du moins elle passait pour
-telle, sa voix était comme une belle musique. Elle se
-mit d’abord à faire le change, puis à vendre des
-chiffons, car elle avait des instincts de commerçante;
-mais sa bonne volonté ne lui servit à rien, car la Diega
-ne tarda pas à la faire sortir de son travail en la poussant
-à la boisson et à d’autres choses encore pires.
-<span class="pagenum" id="Page_93">93</span>
-Trois mois après, Pedra n’était plus reconnaissable.
-Elle était devenue fainéante, n’avait plus que la peau
-sur les os et son haleine empestait. Elle criait comme
-une charretière, elle ne cessait pas de tousser et sa
-voix était abominablement enrouée. Souvent elle mendiait
-sur le chemin de Carabanchel et elle couchait la
-nuit dans les remises d’hôtellerie. De temps en temps
-elle se lavait un peu la peau, achetait de l’eau de senteur,
-s’en aspergeait les maigreurs, se faisait prêter une
-chemise, une robe, un châle, et elle se mettait aux
-aguets à la porte de la maison de Comadrejo, à la petite
-rue de Mediodia. Pourtant elle n’avait constance à
-rien, et aucun arrangement ne lui durait plus de deux
-jours. Seul persistait en elle le goût pour l’eau-de-vie,
-et, quand elle se soûlait, ce qui avait bien lieu de deux
-jours l’un, elle grimaçait dans le ruisseau et les gamins
-l’agaçaient comme aux taureaux. Elle couchait comme
-une guenon dans la rue où elle se trouvait, et elle avait
-plus de marques de coups sur la peau que de cheveux
-sur la tête. Il n’existait certainement pas de corps plus
-marbré de taches que le sien, ni personne qui, dans
-un âge aussi peu avancé, car elle n’avait guère qu’une
-vingtaine d’années, bien qu’elle en marquât au moins
-trente, eût habité aussi souvent, comme prévenue, le
-Dépôt ou la Latine. Almudena en usait bien avec elle,
-touché de ce qu’elle était orpheline, et lui donnait de
-trois choses un peu, la voyant dans un tel désarroi, des
-conseils, des aumônes et des coups. Il l’avait trouvée un
-jour pansant ses plaies avec du suc de figuier et peignant
-sa chevelure désordonnée au soleil. Il lui proposa
-de venir habiter avec lui en y mettant pour condition
-qu’elle payerait la moitié du loyer et qu’elle
-couperait dans la racine sa passion pour la boisson. Ils
-discutèrent, parlementèrent, puis donnèrent une grande
-solennité à leur contrat, jurant tous d’eux de l’observer
-fidèlement devant un emplâtre visqueux et sur un
-peigne de roseau pointu, et cette nuit-là Pedra dormit
-pour la première fois dans le bouge de Santa-Casilda.
-<span class="pagenum" id="Page_94">94</span>
-Les premiers jours lurent tout à la concorde, à la
-sobriété dans la boisson; mais la chèvre ne tarda pas à
-retourner à la montagne, et... la femme endiablée retourna
-faire la joie des gamins et donna du fil à retordre
-aux gardiens du bon ordre.</p>
-
-<p>«Je ne puis vivre avec elle, car elle est toujours
-ivre. C’est un malheur..., un vrai malheur. Je ne la
-garde que par pitié....»</p>
-
-<p>Voyant que les deux femmes, après avoir bu chacune
-une paire de verres, regardaient avec ironie l’aveugle
-et Benina, cette dernière en fut troublée et voulut se
-retirer.</p>
-
-<p>«Ne t’en va pas, Amri. Reste avec moi, lui dit l’aveugle
-en la retenant par le bras.</p>
-
-<p>—J’ai peur que ces Indiennes ne fassent du tapage....
-Voici qu’elles viennent de notre côté.»</p>
-
-<p>Elles s’approchèrent, en effet, et Benina put contempler
-à son aise la figure de Pedra, d’une beauté dure
-et qui s’en allait. Brune, de traits réguliers, quoique
-fortement accentués, de magnifiques yeux noirs, des
-sourcils touffus qui se rejoignaient, une bouche sale
-et largement ouverte, qui ne paraissait pas faite pour
-sourire, un corps droit et élégant dans sa faiblesse et
-son négligé, la compagne d’Almudena était une figure
-tragique, et, comme telle, impressionnait Benina, qui
-se disait mentalement qu’elle n’aimerait pas se rencontrer
-avec une pareille personne, la nuit, dans un lieu
-désert.</p>
-
-<p>Quant à la Diega, il était difficile de dire si elle était
-jeune ou vieille ou entre les deux. Pour la taille, elle
-paraissait une enfant; par sa figure pâle, rugueuse,
-toute pleine de plis, elle semblait une vieille décrépite;
-en regardant ses yeux, on eût dit un petit animal extrêmement
-vivant. Sa maigreur était telle que Benina ne
-put s’empêcher de la traduire mentalement par une
-phrase andalouse que sa maîtresse employait souvent:
-«Ses coudes doivent piquer comme des épines.»</p>
-
-<p>Pedra s’assit en souhaitant le bonjour, et l’autre
-<span class="pagenum" id="Page_95">95</span>
-resta debout, sans dépasser la tête d’Almudena, auquel
-elle donna une forte tape sur l’épaule.</p>
-
-<p>«Reste tranquille, fît ce dernier, en levant son
-bâton.</p>
-
-<p>—Que je reste tranquille avec toi, qui es mauvais
-et traître, répondit l’autre. Jaï..., la vérité est que tu es
-méchant et que tu m’as cherché querelle et rossée.</p>
-
-<p>—Moi, j’ai toujours été bon, et toi toujours mauvaise
-pocharde.</p>
-
-<p>—Ne le dis pas, tu vas scandaliser la vieille dame.</p>
-
-<p>—Elle n’est point vieille.</p>
-
-<p>—Qu’est-ce que tu en sais, puisque tu ne la vois pas?</p>
-
-<p>—Elle est convenable au moins, elle.</p>
-
-<p>—Soit dit sans offense, mais tu aimes les vieilles, toi.</p>
-
-<p>—Courage! je vois que vous vous la passez bien sur
-mon dos, dit Benina, très contrariée, et en se levant.</p>
-
-<p>—Calmez-vous, calmez-vous..., elle a bu un peu.»</p>
-
-<p>La Diega l’engagea aussi à s’apaiser, ajoutant qu’elle
-avait acheté un dixième à la loterie et lui offrant une
-participation.</p>
-
-<p>«Je ne joue pas, répliqua Benina, je n’ai pas le sou.</p>
-
-<p>—Moi si, dit le Marocain, je vous donne une piécette.</p>
-
-<p>—Et madame, pourquoi ne jouerait-elle pas?</p>
-
-<p>—Arrive demain, nous serons riches, richissimes
-effectivement, dit la Diega. Moi, si je gagne, que saint
-Antoine m’écoute! Je retournerai m’établir rue de la
-Sierpe. C’est là que je t’ai connu, Almudena, tu t’en
-souviens?</p>
-
-<p>—Non, je ne m’en souviens pas, non....</p>
-
-<p>—Vous vous êtes connus à Mediodia-Chica, à la maison
-par derrière.</p>
-
-<p>—Là on l’appelait Muley-Abbas.</p>
-
-<p>—Oui, et toi «Quart-de-Kilo» à cause de ta petite
-taille.</p>
-
-<p>—Se quereller est une vilaine chose. N’est-ce pas,
-mon petit Almudena? Les personnes honnêtes s’appellent
-par le saint baptême, avec leur nom de chrétien,
-et cette dame, quel nom a-t-elle?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_96">96</span></p>
-
-<p>—Je m’appelle Benina.</p>
-
-<p>—Et madame, par hasard, serait-elle de Tolède?</p>
-
-<p>—Non, madame, mon pays est... à deux lieues de
-Guadalajara.</p>
-
-<p>—Moi, de Cebolla, dans la terre de Talavera.... Et
-dis-moi une chose: pourquoi cette rosse de Pedrilla
-l’appelle-t-elle Jaï? Quel est ton nom dans ta religion
-et dans ta cochonne de terre, sauf ton respect?</p>
-
-<p>—Je l’appelle mon Jaï, parce qu’il est Maure, dit la
-femme tragique, prenant part à la conversation.</p>
-
-<p>—Mon nom est Mordejaï, déclara l’aveugle, et je
-suis né dans un charmant pays qu’on appelle là-bas
-Ullah-de-Bergel, dans la terre de Sus.... Oh! terre divine,
-gracieuse.... Beaucoup d’arbres, de l’huile beaucoup,
-du miel, des fleurs et beaucoup de gomme.»</p>
-
-<p>Le souvenir du pays natal lui inspira un enthousiasme
-chaleureux et il se mit à le décrire avec des
-hyperboles gracieuses, un coloris poétique que savourèrent
-les trois femmes avec un immense et infini plaisir.
-Poussé par elles, il raconta quelques incidents de
-sa vie, toute pleine d’événements stupéfiants, d’entreprises
-périlleuses et de fantastiques aventures. Il raconta
-d’abord comment il s’était enfui du foyer paternel,
-à l’âge de quinze ans, se lançant à parcourir le
-monde, sans que, depuis ce jour, il eût jamais eu aucune
-nouvelle de son pays ni des siens. Son père l’avait
-envoyé à la maison d’un marchand, son ami, avec le
-message suivant: «Dis à Ruben Toledano qu’il te donne
-deux cents douros dont j’ai besoin.» Et ce devait être
-le mode d’agir entre banquiers et entre gens chez lesquels
-régnait une confiance patriarcale; car la mission
-s’exécuta effectivement sans aucune difficulté, Mordejaï
-recevant les deux cents douros en quatre sacs de
-monnaie espagnole. Mais, au lieu de retourner à la
-maison paternelle avec ses écus, il prit le chemin de
-Fez, avide de voir le monde et de travailler pour son
-compte, et de gagner beaucoup d’argent pour l’auteur
-de ses jours, jusqu’à cent ou deux cent mille, songeait-il.
-<span class="pagenum" id="Page_97">97</span>
-Achetant deux bourricots, il se mit à transporter
-des marchandises et des voyageurs de Fez à Méquinez,
-avec un bon bénéfice. Mais un jour de grande
-chaleur, châtiment de Dieu, passant près d’une rivière,
-il lui prit fantaisie de se baigner. Dans l’eau, pour son
-malheur, flottaient deux charognes de chevaux. En
-sortant de l’eau, les yeux lui faisaient mal et, trois jours
-plus tard, il était aveugle. Comme il avait quelque
-argent, il put rester un certain temps sans implorer la
-charité publique, avec la tristesse inhérente à la perte
-de la vue et le chagrin non moins grand de passer de
-la vie active à la vie sédentaire. Le jeune garçon, agile
-et fort, s’était changé du soir au matin en un homme
-débile et maladif, et ses ambitions de commerçant et
-ses enthousiasmes de voyageur durent disparaître pour
-céder la place à une sombre et continuelle méditation
-sur la fragilité des biens de cette terre, sur l’infaillible
-justice avec laquelle Dieu, notre père et notre juge, fait
-sentir la pesanteur de sa main au pécheur. Il ne se risquait
-point à le supplier de lui rendre la vue, car certainement
-il ne l’eût pas exaucé. C’était un châtiment,
-et le Seigneur ne se retourne pas quand il a frappé
-ferme. Il lui demanda seulement de lui donner de l’argent
-en abondance, pour qu’il pût vivre à l’aise et aussi
-une femme qui l’aimerait: rien de tout cela ne fut
-accordé à ce pauvre Mordejaï, qui avait chaque jour
-moins d’argent, car il coulait de ses mains, sans qu’aucun
-autre rentrât d’aucun côté, et aucune femme ne
-vint. Celles qui s’approchaient de lui en feignant de
-l’aimer ne venaient à lui que pour le voler. Un jour
-qu’il était l’homme le plus molesté du monde, parce
-qu’il ne pouvait réussir à chasser une puce qui le piquait
-horriblement et se moquait avec une audace sans
-pareille de ses efforts, ce n’est point une invention...,
-deux anges lui apparurent.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_98">98</span></p>
- <h2 id="ch_14">XIII</h2>
-</div>
-
-<p>«Tu voyais donc un peu, Almudena? lui demanda
-Quart-de-Kilo.</p>
-
-<p>—Je les vis parfaitement, tous deux.»</p>
-
-<p>Il expliqua qu’il distinguait une masse obscure au
-milieu de la lumière et cela pour toutes les choses de
-cette terre, mais que pour les choses de ces mondes
-mystérieux qui s’étendent en haut et en bas, en avant
-et en arrière, au dedans et au dehors de notre monde,
-ses yeux voyaient clair, et alors aussi bien qu’elles le
-voyaient elles-mêmes. Bon! Alors lui apparurent deux
-anges, et, comme ils ne lui apparaissaient certes pas
-pour ne rien dire, ils lui firent connaître qu’ils venaient
-de la part du roi d’en bas, avec un message pour lui.
-Le seigneur Samdai avait à lui parler, et pour ce faire
-il était nécessaire qu’il se rendît de nuit à l’abattoir,
-qu’il fît brûler un peu d’encens et qu’il se mît à prier
-au milieu des dépouilles et des mares de sang, jusqu’à
-deux heures du matin, heure de l’entrevue. Pas besoin
-est de dire que les anges s’en allèrent comme une brise
-légère lorsqu’ils eurent terminé leur ambassade à
-Mordejaï, et lui prit son brûle-parfum, sa pipe, la
-ration d’encens, dans un papier, et il se dirigea à petits
-pas vers l’abattoir; la longue station qu’il devait faire
-lui aurait paru moins longue en fumant.</p>
-
-<p>Il se plaça là, assis les jambes croisées, respirant les
-vapeurs qui s’échappaient du brûle-parfum et fumant
-pipe sur pipe jusqu’à ce qu’arrivât l’heure fixée, et la
-première chose qu’il vit, ce furent deux chiens plus
-grands que le chameau blanc, avec des yeux de feu.
-<span class="pagenum" id="Page_99">99</span>
-Mordejaï était rempli d’admiration et pouvait à peine
-respirer. Vint ensuite un régiment de cavaliers avec
-beaucoup de musique, et des beaux habits de fête;
-ensuite commença à tomber une pluie très épaisse de
-sable et de pierres, tant et tant qu’il se vit enterré
-jusqu’au cou, et il respirait à peine. A chaque instant
-plus forte... et sur toutes ces scories passèrent de nouvelles
-troupes de cavaliers courant à toute vitesse,
-bannières blanches au vent et tirant sans cesser des
-coups de fusil. Suivit une pluie de couleuvres et de
-crapauds qui tombaient en sifflant et en se tordant. Le
-pauvre aveugle se mourait de frayeur, se trouvant
-enveloppé dans l’horrible nuage de bêtes immondes....
-Puis vinrent des hommes et des femmes à pied, dans
-une lente procession, tous et toutes vêtus de blanc,
-portant dans les mains des paniers et des corbeilles
-d’or recouverts de fleurs, car les serpents et les crapauds
-s’étaient magiquement transformés en roses et
-en lis, et en rameaux odorants de menthe et de lauriers
-tous ces sables et pierres brûlantes et tranchantes.</p>
-
-<p>Pour ne pas fatiguer et pour abréger, le roi apparut
-enfin, beau, d’une beauté à la fois humaine et divine,
-une longue barbe noire, des boucles d’oreilles, une
-couronne d’or qui avait l’air d’avoir comme pierreries
-le soleil, la lune et les étoiles. Son vêtement était vert,
-sa finesse était telle qu’il semblait tissé par les araignées
-très habiles qui travaillent dans les profondeurs
-de la terre avec des aiguilles de feu. Sa suite était si
-brillante et si belle qu’elle illuminait l’air. Comme la
-Pedra lui demandait si Sa Majesté la reine n’était pas
-venue, elle aussi, le narrateur s’arrêta un instant,
-recueillant ses souvenirs, et il rendit compte qu’effectivement
-la femme du roi était venue, mais que sa
-figure lui avait paru effacée comme la lune lorsqu’elle
-traverse un nuage, et, pour cette raison, Mordejaï
-n’avait pas bien pu la distinguer. La souveraine était
-vêtue de bleu, d’une couleur qui ressemble à celle de
-nos pensées quand nous sommes entre triste et gai.
-<span class="pagenum" id="Page_100">100</span>
-L’aveugle disait cela avec effort, suppléant à l’incertitude
-de son langage par le jeu de sa physionomie convaincue
-et ses gestes irrités et éloquents.</p>
-
-<p>Au total, sur l’ordre du roi, les femmes vêtues de
-blanc déposèrent devant lui tous les paniers et les corbeilles
-d’or qu’elles portaient. Qu’était-ce? Des pierreries
-de diverses sortes, beaucoup, beaucoup, qui
-formèrent des monceaux qui n’auraient tenu dans
-aucune maison; des rubis gros comme des pois chiches,
-des perles grosses comme des œufs de colombe, toutes,
-toutes grosses, des diamants fins en telle quantité qu’il
-y en avait de quoi remplir beaucoup de sacs, et avec
-ces sacs une voiture de déménagement; des émeraudes
-comme des noix et des escarboucles comme
-mon poing.</p>
-
-<p>Les trois femmes écoutaient tout cela ébahies,
-muettes, les yeux fixés sur le visage de l’aveugle et la
-bouche ouverte. Au commencement de la relation, elles
-avaient peine à croire, et elles étaient arrivées à une
-naïve conviction, par excitation de leur âme, avides de
-choses plaisantes et agréables, comme compensation
-à la vie de misère mortifiante qu’elles subissaient.
-Almudena faisait passer toute son âme dans sa voix et
-avec sa langue tous les plis mobiles de sa face remuaient
-et jusqu’aux poils de sa barbe noire. Tout était
-signe, hiéroglyphe déchiffrable, écriture orientale que
-les auditeurs entendaient sans savoir comment. La fin
-de la splendide vision fut que le roi dit au bon Mordejaï
-que des choses qu’il désirait, richesse et femme,
-il ne pouvait lui en donner qu’une seule et qu’il devait
-choisir entre les pierreries qu’il admirait tout à l’heure
-et avec lesquelles il jouirait d’une fortune supérieure à
-celle de tous les souverains de la terre, et une femme
-bonne, belle et laborieuse, bijou certainement si rare
-que l’on ne pourrait le rencontrer qu’en parcourant
-toute la terre à sa recherche. Mordejaï n’hésita pas un
-seul instant dans son choix et dit à Sa Majesté le roi
-d’en bas que pour rien au monde il ne saurait accepter
-<span class="pagenum" id="Page_101">101</span>
-ces pierreries si on ne lui donnait point la femme....</p>
-
-<p>«Je désire la femme.... J’aimerai ma femme, et sans
-ma femme je ne veux point de pierreries, ni d’argent, ni
-rien.»</p>
-
-<p>Le roi lui signala alors une femme qui, bien enveloppée
-d’un manteau qui lui recouvrait jusqu’à la
-figure, s’en allait par le chemin et lui dit que cette
-femme était la sienne, qu’il devait la suivre jusqu’à ce
-qu’il la rencontrât et l’épouser, et cette femme qui lui
-était donnée s’en allait d’un pas très léger. Et, cela dit,
-Sa Majesté daigna s’évanouir dans les airs, et avec elle
-tous ceux de sa suite, et les régiments de cavaliers et
-les femmes vêtues de blanc, et tout, tout ce qui était
-apparu, en ne laissant qu’une odeur pénétrante d’encens
-et les aboiements des deux immenses chiens qui
-s’en allaient se perdant dans l’éloignement de la nuit
-fraîche, et il les entendait encore retentir d’une façon
-effrayante au delà des monts. Mordejaï resta trois mois
-malade après cette singulière aventure, et il ne pouvait
-prendre pour toute nourriture que de l’eau et de la
-farine d’orge sans sel. Et il se trouva ensuite si maigre
-qu’il pouvait compter ses os sans qu’aucun lui échappât.
-Enfin, s’arrangeant comme il put, il commença son
-chemin à travers le vaste monde à la recherche de la
-femme qui, selon le dire du roi Samdai, était la sienne.</p>
-
-<p>«Et tu l’as rencontrée après tant et tant d’années de
-recherches et de courses et elle s’appelait Nicolasa, dit
-la Pedra, cherchant à aider l’aveugle dans son autobiographie.</p>
-
-<p>—Qu’en sais-tu? Ce n’est pas Nicolasa.</p>
-
-<p>—Mais alors, c’est peut-être madame, ajouta la
-Diega faisant allusion, non sans une certaine impertinence,
-à la pauvre Benina qui ne desserrait pas les
-dents.</p>
-
-<p>—Moi?... Que Jésus me protège! Je ne suis point une
-effrontée qui court par les chemins.»</p>
-
-<p>Almudena conta qu’au sortir de Fez il était allé en
-Algérie, qu’il vécut d’aumônes d’abord à Tlemcen,
-<span class="pagenum" id="Page_102">102</span>
-ensuite à Constantine et à Oran; que de cette ville il
-s’embarqua pour Marseille, qu’il parcourut toute la
-France, Lyon, Dijon, Paris, qui est très grand, plein
-d’arbres et où les rues sont pavées et aussi douces que
-la paume de la main. Après s’être arrêté dans une ville
-qui a nom Lille, il était retourné à Marseille où il s’était
-embarqué pour Valence.</p>
-
-<p>«Et à Valence, tu as rencontré la Nicolasa, avec
-laquelle tu es venu ici, grâce au secours des municipalités,
-deux réaux par étape, dit la Pedra, et de
-Madrid vous êtes allés en Portugal, et tu t’es contenté
-ainsi durant trois ans, homme artificieux, jusqu’à ce
-qu’elle t’ait lâché pour aller avec un autre.</p>
-
-<p>—Tu n’en sais rien.</p>
-
-<p>—Conte donc l’histoire de Nicolasa, comment on t’a
-arrêté, toi, pour te mettre à San-Bernardino, et elle
-pour la mettre à l’hôpital; et puis qu’une nuit, tandis
-que tu dormais, deux femmes de l’autre monde, à vrai
-dire deux âmes, te sont apparues pour te dire que la
-Nicolasa causait à l’hôpital avec un condamné qu’on
-allait pendre....</p>
-
-<p>—Ce n’est pas vrai, cela..., tais-toi.</p>
-
-<p>—Un autre jour tu nous raconteras cela, indiqua
-Benina, qui, bien qu’elle goûtât fort ces histoires
-contées, désirait s’en aller, pour vaquer à ses préoccupantes
-affaires.</p>
-
-<p>—Restez donc, madame; où voulez-vous aller où
-vous soyez mieux qu’ici?</p>
-
-<p>—Un autre jour je vous raconterai la suite, dit
-l’aveugle en souriant. J’ai vu beaucoup de choses.</p>
-
-<p>—Tu es assoiffé, Jaï. Invite-nous à boire une demie,
-pour rafraîchir ta langue qui est sèche comme la sole
-d’une vieille savate.</p>
-
-<p>—Je ne vous invite à rien du tout, vieilles pochardes,
-je n’ai point d’argent.</p>
-
-<p>—Ne t’en inquiète pas, dit la Diega orgueilleusement.</p>
-
-<p>—Je ne bois pas, déclara Benina; maintenant je suis
-<span class="pagenum" id="Page_103">103</span>
-pressée et, avec la permission de la compagnie, je
-m’en irai.</p>
-
-<p>—Reste encore un petit instant. Il n’est que onze
-heures.</p>
-
-<p>—Laisse-la aller, dit avec bienveillance la Pedra,
-car elle a peut-être besoin de mendier encore; nous,
-nous avons fait notre journée.»</p>
-
-<p>Interrogées par Almudena, elles racontèrent que, la
-Diega ayant touché quelques sous que deux filles de
-la rue Chopa lui devaient, elles s’étaient lancées dans
-le commerce, l’une et l’autre tenant les plus grandes
-dispositions et même une adresse supérieure pour
-l’achat et la vente. La Pedra ne se sentait femme honnête
-et accomplie que quand elle se livrait au trafic,
-même de choses menues, même de cure-dents, de
-feuilles de thé ou de grains de café ayant servi. L’autre
-était un aigle pour la revente des chiffons et petits
-objets. Avec cet argent ainsi venu entre leurs mains
-par miracle, elles avaient acheté différentes choses
-dans une maison de soldes, et, le matin de ce jour,
-elles avaient planté leur bazar près de la petite fontaine
-de l’Arganzuela, ayant la chance de vendre plusieurs
-cartes de boutons, de petits morceaux de rubans
-et deux gilets de Bayonne. Un autre jour, elles achetaient
-de la faïence, des images, des chevaux en carton,
-de ceux que l’on vend à perte à la fabrique de la rue
-du Carnero. Elles parlèrent longtemps de leur commerce
-et elles se vantaient réciproquement l’une l’autre,
-parce que si Quart-de-Kilo n’avait pas sa pareille
-pour l’achat de marchandises détériorées, personne
-n’atteignait la force et la malice de l’autre pour la
-vente au détail. Un autre indice qu’elles étaient venues
-au monde pour être commerçantes et rien d’autre, est
-que l’argent ainsi gagné en vendant, elles savaient le
-serrer dans leur bourse, en fermant avec soin les cordons,
-animées du désir ardent et inquiet de le conserver,
-tandis que l’argent qui arrivait entre leurs maigres
-mains de n’importe quelle autre façon s’échappait,
-<span class="pagenum" id="Page_104">104</span>
-sans même qu’elles eussent le temps de fermer le poing
-pour le retenir.</p>
-
-<p>Benina était tout oreilles pour écouter ces explications
-qui eurent pour résultat de lui faire naître une
-certaine sympathie pour l’ivrognesse, parce que, elle
-aussi, Benina se sentait des dispositions pour le commerce,
-et l’idée de l’achat et vente caressait agréablement
-les fibres de son âme. Ah! si, au lieu de se mettre
-en service et de travailler comme une négresse, elle
-s’était installée sous une porte cochère, un autre coq
-aurait chanté. Mais il est vrai que ses habitudes et son
-indissoluble association avec doña Paca lui fermaient
-la porte du commerce.</p>
-
-<p>La brave femme insista pour abandonner l’agréable
-réunion et, quand elle se leva pour partir, elle laissa
-tomber le crayon que lui avait donné don Carlos et,
-en voulant le ramasser, elle fit pareillement tomber
-l’agenda.</p>
-
-<p>«Mazette, dit la Pedra, vous ne transportez pas un
-mince bagage, et elle jeta un coup d’œil rapide sur le
-livre, bien qu’elle sût plutôt déchiffrer ses lettres que
-lire réellement. Ceci, qu’est-ce? Un livre de comptes.
-Comme il me plaît! Mars ici, et la place des pesetas et
-la place des centimes. C’est bien commode de pouvoir
-marquer ce qui entre et ce qui sort. Moi, je l’écris tel
-que; mais je m’embrouille dans les chiffres, parce que
-les yeux eux-mêmes s’embrouillent avec les doigts et,
-quand je fais l’addition, je ne peux plus tomber d’accord
-avec ce que je dois avoir.</p>
-
-<p>—Ce livre, dit Benina qui sur-le-champ entrevit
-l’occasion de faire un commerce, m’a été donné par
-un parent de ma maîtresse, pour que nous écrivions
-point par point nos affaires; mais nous ne savons pas
-le faire. Il n’y a pas «la Madeleine pour cette étoffe»,
-comme disait l’autre, et j’y pense, mesdames, vous
-autres qui êtes commerçantes, ce livre vous conviendrait
-merveilleusement. Et je vous le vendrai, si vous
-me le payez bien.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_105">105</span></p>
-
-<p>—Combien?</p>
-
-<p>—Comme c’est pour vous, deux réaux.</p>
-
-<p>—C’est beaucoup, dit Quart-de-Kilo, en dévorant des
-yeux le livre qui était dans les mains de sa compagne.
-Et si, tandis que nous le désirons, le Moricaud nous
-empêche de le prendre?</p>
-
-<p>—Prends-le, indiqua la Pedra, prise d’une convoitise
-d’enfant, en faisant tourner les pages avec son doigt
-mouillé. On écrit sur les petites lignes: tant de quantités,
-tant de lignes et ainsi c’est plus clair.... Donne-lui
-un réal, va.</p>
-
-<p>—Mais vous ne voyez pas que le livre est tout neuf?
-Sa valeur est marquée là: «deux pesetas».</p>
-
-<p>Elles marchandèrent; Almudena intervint comme
-conciliateur des intérêts des deux parties, et enfin le
-traité fut signé moyennant quarante centimes pour le
-tout, avec le crayon.</p>
-
-<p>La Benina sortit du café tout heureuse, pensant
-qu’elle n’avait point perdu son temps, et que, si les
-pierres précieuses qu’Almudena avait placées en monceaux
-devant elle étaient chimériques, positives et de
-bon aloi étaient les quatre pièces de deux sous, luisantes
-comme quatre soleils, qu’elle avait gagnées en
-vendant l’inutile cadeau du monomane Trujillo.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_106">106</span></p>
- <h2 id="ch_15">XIV</h2>
-</div>
-
-<p>Le long repos dans le café lui permit de parcourir
-comme un gaz léger, la distance entre le Rastro et la
-rue de la Cabeza, où vivait Mme Obdulia, qu’elle voulait
-visiter et secourir avant de rentrer, car il était
-indubitable pour elle qu’à un sou près il devait lui
-revenir la moitié de l’un des deux douros que don Carlos
-lui avait donnés. A deux heures moins un quart
-elle entrait par le portail qui, par son air sinistre et son
-état d’humidité, ressemblait fort à la porte d’une prison!
-Dans le bas, il y avait un établissement d’ânesses
-à lait, avec des petites ânesses peintes sur la devanture,
-et au dedans, vivaient sans air ni lumière les
-pacifiques nourrices des phtisiques, enfermées et phtisiques
-elles-mêmes. Dans la loge du concierge, on
-donnait asile à une connaissance de Benina, l’aveugle
-Pulido, qui était un des piliers de San-Sebastian. Elle
-causa un instant avec lui et avec le vacher avant de
-monter, et tous deux lui donnèrent des nouvelles bien
-mauvaises; que le pain allait augmenter et que la
-Bourse avait beaucoup baissé. Le premier événement
-avait pour cause la sécheresse, et le second était arrivé
-parce qu’il y allait avoir une révolution terrible. Les
-ouvriers réclamaient la journée de huit heures et les
-patrons refusaient de la leur accorder. L’ânier annonça
-avec un sérieux prophétique que bientôt il n’y aurait
-plus d’argent métallique et seulement du papier et
-qu’on allait mettre de nouvelles contributions inclusivement
-jusque sur le bonjour qu’on se donnerait ou se
-rendrait.</p>
-
-<p>C’est sur ces mauvaises impressions que Benina
-<span class="pagenum" id="Page_107">107</span>
-commença à monter l’escalier aussi ruiné qu’obscur,
-avec ses marches bombées, les parois souillées, recouvertes
-d’indications écrites par les habitants, au charbon
-ou au crayon, auprès des portes de chaque logement,
-ce qui rendait l’aspect intérieur plus sale que
-l’extérieur; des lumignons vacillants l’éclairaient,
-comme les veilleuses de jour éclairent les saints. Au
-premier étage en partant du ciel, dans le voisinage des
-chats et avec une vue magnifique sur les toits et les
-mansardes, demeurait la jeune dame Obdulia; sa maison,
-par la largeur et la fraîcheur des pièces, aurait
-ressemblé à un couvent, n’était le peu de hauteur des
-plafonds que l’on touchait de la main. Les tapis et les
-nattes y étaient aussi inconnus que les redingotes ou
-les chapeaux haut de forme au Congo; seulement dans
-la pièce décorée du nom de cabinet il y avait un morceau
-de feutre éraillé, bleu et rouge et formant des
-carrés. Les meubles d’occasion, avec leurs sièges
-défoncés, leurs pieds invalides, leur aspect boiteux,
-accusaient les désastres de leurs voyages à l’infini dans
-les voitures de déménagement.</p>
-
-<p>Obdulia elle-même ouvrit la porte à Benina, disant
-qu’elle l’avait entendue monter, et au même instant la
-bonne vieille se vit assaillie par une paire de chats
-très gentils qui la regardaient en miaulant, le poil
-hérissé, et en se frottant contre elle.</p>
-
-<p>«Les pauvres petites bêtes, dit la jeune femme avec
-plus de compassion pour elles que pour elle-même,
-elles n’ont point encore mangé!»</p>
-
-<p>La fille de doña Paca portait une robe de chambre
-de flanelle rose, d’une coupe élégante, mais défraîchie
-par un long usage, le devant couvert de taches de chocolat
-ou de graisse, des trous aux manches, la doublure
-arrachée; enfin tout indiquait un vêtement acheté
-de rencontre, trop large pour la propriétaire actuelle,
-la précédente étant sans doute plus forte de taille. De
-toute manière, un tel vêtement convenait peu quand
-même à la pauvreté de la femme de Luquitas.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_108">108</span></p>
-
-<p>«Ton mari n’est pas encore venu cette nuit? lui dit
-Benina suffoquée par la pénible ascension.</p>
-
-<p>—Et il n’y a pas de danger qu’il vienne. Il faudrait
-le chercher à son café ou dans ces maisons de perdition
-avec celles qui lui ont troublé la cervelle.</p>
-
-<p>—On ne t’a rien porté de la maison de tes beaux-parents?</p>
-
-<p>—Non, ce n’est pas le jour. Tu sais bien qu’ils ne
-m’envoient quelque chose que de deux jours l’un. Ils
-vont manger chez leur tante.</p>
-
-<p>—De sorte que tu es comme le caméléon. Tu ne
-t’affliges pas, tu attends que Dieu y pourvoie, et il n’a
-pas l’air d’y penser; mais me voici là à point pour que
-tu ne jeûnes pas plus que ton dû; que le ciel t’en
-tienne compte.... Mais j’entends une petite toux. Ton
-cavalier servant est-il venu?</p>
-
-<p>—Oui, il est ici depuis dix heures. Il m’entretient
-avec les jolies choses qu’il me dit, et, en l’écoutant, je
-ne m’aperçois pas qu’il n’y a à la maison que deux onces
-de chocolat, une demi-douzaine de dattes, et quelques
-vieux croûtons de pain.... Si tu as apporté quelque
-chose avec toi, il faudrait donner tout d’abord à ces
-malheureux chats qui souffrent et me tourmentent
-depuis le point du jour. Il me semble qu’ils me parlent
-et qu’ils me disent: «Qu’est devenue notre Nina
-qu’elle ne nous procure plus notre mou?»</p>
-
-<p>—Bien, je pourvoirai à tout, mais d’abord je voudrais
-saluer ce cavalier qui, quoique d’âge, sait encore
-dire de jolies et fines choses aux dames.»</p>
-
-<p>Elle entra dans la pièce que l’on nommait le cabinet,
-et M. de Ponte y Delgado se répandit avec elle en compliments
-de bonne société:</p>
-
-<p>«Toujours votre serviteur, Benina, et inconsolable
-quand vous brillez par votre absence.</p>
-
-<p>—Comment! je brille par mon absence!... Quelle
-phrase disparate vous faites, monsieur de Ponte! Ou
-bien est-ce que nous autres femmes du peuple nous
-n’entendons point ces finesses?... Allez avec Dieu. Je
-<span class="pagenum" id="Page_109">109</span>
-reviens à l’instant, car j’ai de quoi donner à manger à
-la petite et à messieurs les chats. Eh bien! que don
-Frasquito ne dise rien, il a dû faire pénitence ici. Je
-l’invite, moi.... Non, c’est madame qui l’invite.</p>
-
-<p>—Oh! quel honneur!... J’y suis extrêmement sensible.
-Mais j’avais l’intention de me retirer.</p>
-
-<p>—Oui, nous savons que vous êtes toujours convié
-dans les maisons de la noblesse. Mais vous êtes si bon
-que vous ne dédaignez pas de vous asseoir à la table
-de pauvres gens comme nous.</p>
-
-<p>—Considération qui nous est infiniment agréable,
-dit Obdulia. On sait que pour M. de Ponte, c’est un vrai
-sacrifice que d’accepter une si pauvre table....</p>
-
-<p>—Pour l’amour de Dieu, Obdulia!...</p>
-
-<p>—Mais votre extrême bonté vous inspire ces sacrifices
-et de bien plus grands encore. N’est-ce point vrai,
-Ponte?</p>
-
-<p>—Oui, je me fâcherai avec vous, chère amie, si vous
-continuez à être aussi paradoxale. Vous appelez sacrifice
-le plus grand plaisir qui puisse exister dans la
-vie.</p>
-
-<p>—As-tu du charbon?.... dit avec brusquerie Benina,
-comme quelqu’un qui jette une pierre dans un massif
-de fleurs.</p>
-
-<p>—Je crois qu’il y en a un peu, dit Obdulia, et sinon,
-va en chercher.»</p>
-
-<p>Nina rentra à l’intérieur de la cuisine et, ayant
-trouvé du combustible, elle se mit à allumer le feu et à
-installer ses casseroles. Durant la prosaïque opération
-elle conversait avec les étincelles et les braises, se servant
-de l’écran comme d’un tuyau acoustique leur
-disant:</p>
-
-<p>«Je vais avoir une fois de plus le plaisir de donner
-à manger à ce pauvre affamé, qui par fausse honte, ne
-veut point confesser sa faim. Que de misères dans ce
-monde, Seigneur! On dit justement que plus on a vu,
-plus on verra. Et quand on croit avoir aperçu le fin
-fond de la misère, on trouve tout à coup qu’il y a
-<span class="pagenum" id="Page_110">110</span>
-encore des gens plus misérables, car, si une pauvre
-femme tombe à la rue, on lui donne, elle demande et
-elle mange, et un demi-pain lui suffît pour s’alimenter....
-Mais ceux-ci qui joignent à l’envie de manger
-l’insurmontable confusion de demander, étant timides
-et délicats de nature; ceux qui ont eu la fortune et
-reçu de l’éducation et qui ont peur de s’abaisser....
-Mon Dieu, qu’ils sont malheureux! Que de discours ils
-doivent se faire pour ajuster leur vie!... S’il me reste
-de l’argent, après avoir mangé, il faut que je voie comment
-je m’arrangerai pour trouver la piécette qui est
-nécessaire pour lui payer le lit de cette nuit. Mais non,
-il faudra huit réaux. Je pense que je ne pourrai pas
-payer encore cette nuit.... Et comme cette damnée
-Bernarda ne fait crédit qu’une fois..., il faudra lui payer
-tout le comptant.... Et comment savoir si on lui a fait
-crédit deux ou trois fois.... Non, si j’avais assez d’argent
-je n’aurais pas le courage de le donner, et même
-si on me l’offrait, j’aimerais mieux dormir à la belle
-étoile plutôt que de l’enlever à ces pauvres gens....
-Seigneur! que de choses il faut voir chaque jour dans
-ce monde si grand de la misère!»</p>
-
-<p>Pendant que Benina se livrait à ces réflexions, le
-langoureux Frasquito et l’excellente Obdulia parlaient de
-mille choses suaves ou agréables, bien loin de la triste
-réalité. Dès qu’ils eurent vu entrer la Providence, sous
-la figure de Benina, la jeune femme s’était trouvée
-soulagée de ses inquiétudes et de ses angoisses et,
-pour le même motif, le chevalier respirait à l’aise, et
-leurs papilles furent agréablement chatouillées à l’idée
-de voir conjuré, au moins pour ce jour, le grave conflit
-des subsistances. L’un et l’autre, femme terre à terre et
-homme galant, possédaient, au milieu de leur radicale
-pénurie, une richesse incommensurable, inépuisable,
-extrêmement efficace, toujours monnayable, extraite de
-l’inépuisable mine de leur propre esprit, et, bien qu’ils
-usassent avec prodigalité des produits de cette mine,
-plus ils en usaient, plus ils en avaient à leur disposition.
-<span class="pagenum" id="Page_111">111</span>
-Cette richesse consistait dans la précieuse faculté
-d’abandonner la réalité quand ils le voulaient, pour se
-transporter dans un monde imaginaire, tout de
-bonheur, de plaisirs et de choses agréables. Grâce à
-cette divine faculté, il arrivait qu’en mainte occasion
-ils ne s’apercevaient pas de leurs énormes malheurs;
-car, lorsqu’ils se voyaient privés de tous les biens positifs,
-ils sortaient de leur imagination le cor d’Amalthée
-et ils n’avaient qu’à souffler dedans pour en voir sortir
-tous les biens idéaux. Ce qu’il y avait de plus curieux,
-c’est que M. de Ponte y Delgado, bien que trois fois au
-moins aussi âgé qu’Obdulia, la dépassait en puissance
-imaginative, car, à son déclin, les illusions de l’enfance
-semblaient lui revenir.</p>
-
-<p>Don Frasquito était ce qu’on appelle vulgairement
-une âme du bon Dieu. On ne connaissait pas son âge
-et il fallait renoncer à le savoir, car les archives de
-l’église d’Algeciras, où il avait été baptisé, avaient été
-brûlées. Il possédait le rare privilège physique d’une
-conservation qui pouvait rivaliser avec celle des momies
-d’Égypte et qu’aucune privation, aucune contrariété,
-n’arrivait à modifier. Ses cheveux étaient restés noirs
-et abondants; la barbe, non; mais il parvenait, grâce à
-un peu de teinture, à harmoniser l’une avec l’autre. Il
-portait les cheveux tombant sur le front, non à la
-romantique, ébouriffés et touffus, mais comme on les
-portait en 1850, bien lustrés et avec la raie de côté, les
-mèches bien rabattues sur les oreilles. Le mouvement
-de sa main pour ajuster et modeler à leur place ces
-deux mèches était devenu un mouvement de seconde
-nature, vrai tic physiologique, qui arrivait à faire
-partie de sa manière d’être naturelle. Certainement,
-avec ses bandeaux et ses coques, sa barbe luisante et
-teinte, le visage de Frasquito était de ceux que l’on
-peut appeler poupins, à cause de je ne sais quelle
-expression d’ingénuité et de confiance qui ressortait de
-son nez petit et de ses yeux jadis vifs devenus languissants.
-Ils regardaient toujours avec attendrissement,
-<span class="pagenum" id="Page_112">112</span>
-lançant leurs rayons d’astre couchant, mélancoliquement
-au milieu d’un brouillard de larmes chassieuses,
-coulant à travers de rares cils et de grandes pattes
-d’oie. Deux choses entre autres étaient un motif de
-grand orgueil pour de Ponte y Delgado, à savoir: ses
-cheveux et son petit pied. Dans les plus grandes adversités,
-au milieu des mortifications les plus grandes,
-des abstinences les plus inéluctables, il se résignait
-facilement; mais porter de vieilles chaussures qui
-auraient compromis la structure parfaite et les gracieuses
-proportions de son pied, cela était impossible,
-il ne fallait pas le lui demander.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_113">113</span></p>
- <h2 id="ch_16">XV</h2>
-</div>
-
-<p>Nous n’avons pas parlé du grand art de conserver
-les vêtements. Personne comme lui ne savait découvrir
-dans les loges de portiers de maisons excentriques
-d’habiles tailleurs qui, pour une somme modique,
-savaient habilement retourner une pièce dans un vêtement;
-personne ne savait, comme lui, traiter avec délicatesse
-les vêtements, pour les défendre contre l’usure
-constante, de façon que leur durée défie celle des
-années, en se conservant dans la forme la plus pure;
-personne ne savait, comme lui, employer la benzine
-pour faire disparaître les taches, redresser les plis
-avec la main, étirer les habits, corriger la déformation
-des genoux. Ce que pouvait lui durer un chapeau, cela
-ne saurait se dire. Pour le vérifier, il ne suffirait pas de
-compulser toutes les chronologies de la mode, car, à
-force d’être ancienne, la forme de son chapeau en arrivait
-à paraître moderne; le lissage de la soie et les
-soins maternels contribuaient à entretenir cette illusion.
-Les autres parties du vêtement, si elles égalaient
-en longévité le chapeau, ne pouvaient lutter avec lui
-pour dissimuler leur âge, car avec les transformations
-et les retournements, les reprises et les pièces, elles
-n’étaient plus que l’apparence d’elles-mêmes. D. Frasquito
-portait en toute saison un petit paletot d’été
-clair; c’était son vêtement le moins âgé, et il lui servait
-à cacher, boutonné jusqu’au cou, tout ce qu’il portait
-ou ne portait pas sur lui, sauf la partie basse de son
-pantalon. Dieu seul et Ponte se doutaient de ce que
-recouvrait le petit paletot.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_114">114</span></p>
-
-<p>Je ne crois pas qu’il ait jamais existé de personne
-plus inoffensive, mais je ne crois pas non plus qu’on
-put en rencontrer d’aussi inutile. Ponte n’avait jamais
-servi à rien; sa misère seule suffisait à l’indiquer, et
-elle était impossible à dissimuler en ce triste accident
-de sa vie. Il avait hérité d’une petite fortune, il avait
-occupé quelque bon emploi, et n’avait jamais eu de
-charges de famille, parce qu’il s’était pétrifié dans le
-célibat, d’abord par adoration de lui-même, ensuite
-parce qu’il avait perdu son temps à chercher, avec un
-scrupule excessif et un soin tout spécial, un mariage de
-convenance qu’il ne rencontra pas et ne pouvait pas
-rencontrer, avec les chances déraisonnables et impossibles
-qu’il désirait trouver. Ponte y Delgado avait consacré
-sa vie au monde, vêtu avec une élégance affectée,
-fréquentant, je ne dirai pas les salons, parce qu’autrefois
-on n’usait pas beaucoup de cette appellation, mais
-quelques maisons agréables et distinguées. Les vastes
-salons étaient peu nombreux, et Frasquito, bien qu’il se
-vantât d’en avoir fréquenté en son temps, n’en avait
-guère aperçu plus loin que la porte. Dans les réunions
-qu’il fréquentait et dans les bals auxquels il assistait,
-comme dans les casinos et autres centres de réunions
-masculines, nous ne dirons point qu’il détonnait, mais
-il se distinguait fort peu par son génie naturel et il lui
-manquait ce mélange de correction, de bon ton et d’air
-dédaigneux qui constituent la véritable élégance. Très
-affecté dans ses manières, cela, oui; très occupé de ses
-gants, très préoccupé de sa cravate, de son pied petit,
-il était agréable aux dames, sans en intéresser aucune,
-tolérable pour les hommes, dont quelques-uns l’estimaient
-même.</p>
-
-<p>Seulement, dans notre société hétérogène, libre de
-scrupules et de préjugés, il arrive quelquefois qu’un
-petit nobliau, possesseur de quatre sous vaillants, ou
-employé à demi-solde, puisse coudoyer les marquis et
-les comtes de sang bleu et les gens riches dans les
-centres de fausse élégance; là où l’on voit encore se
-<span class="pagenum" id="Page_115">115</span>
-réunir et se fréquenter ceux qui exploitent la vie somptueuse
-pour leurs affaires, leurs vanités ou leurs audacieuses
-amours, et aussi ceux qui vont danser ou dîner
-avec les dames sans autre but que de se procurer des
-recommandations pour un congé ou la faveur d’un
-chef pour manquer impunément aux heures de bureau.
-Je ne dis pas cela pour Frasquito de Ponte, qui était
-plus qu’un pauvre diable au temps de son apogée sociale.
-Sa décadence ne commença à se manifester d’une
-façon notoire que depuis 1859. Il se défendit héroïquement
-jusqu’en 1868, et à l’arrivée de cette année,
-marquée dans son destin par des points très noirs, le
-pauvre infortuné se trouva plongé jusqu’au cou dans
-les abîmes de la misère la plus profonde, et cela pour
-n’en plus sortir. Il avait mangé durant les années antérieures
-les derniers restes de sa fortune. L’emploi qu’il
-avait obtenu à grand’peine de Gonzalez Bravo lui fut
-malheureusement enlevé par la révolution: il n’en
-avait pas joui longtemps et il n’avait pas su économiser.</p>
-
-<p>Le malheureux se trouva, comme on dit, avec le jour
-et la nuit pour toute rente; toutefois, il lui restait
-encore la compassion discrète de quelques amis qui le
-reçurent à leur table. Mais les bons amis moururent ou
-se lassèrent et les parents ne se montrèrent pas compatissants.
-Il souffrit la faim, le complet dénuement,
-les privations de tout ce qui avait été son plus grand
-plaisir, et pourtant, dans une aussi critique occurrence,
-sa délicatesse innée et son amour-propre furent comme
-une pierre attachée à son cou, qui aurait facilité son
-immersion et sa noyade; il n’était pas homme à importuner
-ses amis par des sollicitations d’argent, à les
-«taper» indiscrètement, et c’est seulement dans de si
-rares occasions qu’on peut les compter, dans de vraies
-situations critiques, en vrai péril de mort, qu’il s’aventura
-à tendre une main pour demander des secours
-décisifs dans la lutte épuisante contre l’extrême misère,
-mais cette main était pour cette circonstance et afin de
-<span class="pagenum" id="Page_116">116</span>
-sauver l’apparence recouverte d’un gant qui, quoique
-décousu et déchiré, était pourtant encore un gant.
-Bien que mourant de faim, Frasquito ne pouvait rien
-faire sans une certaine dignité. Il était entré une fois
-en se cachant dans le cabaret Boto, pour y manger
-deux réaux de bouilli, avant de se présenter dans une
-bonne maison, dans laquelle, si on le recevait gracieusement,
-on l’avait blessé dans son amour-propre
-par d’innocences plaisanteries, en lui jetant à la face
-sans ménagement son parasitisme sans façon.</p>
-
-<p>Le malheureux recherchait, avec une angoisse pleine
-d’anxiété, tous les moyens de gagner sa vie, si peu
-lucratifs qu’ils fussent; mais ses talents très limités
-rendaient encore plus ardue une réussite déjà naturellement
-si difficile pour ceux qui sont capables. Il se
-remuait tellement qu’il parvint enfin à trouver quelques
-petites occupations, indignes certainement de sa
-situation antérieure, mais qui lui permirent encore de
-vivre quelque temps sans trop s’abaisser. Sa misère
-extrême pouvait encore se cacher sous un vernis de
-dignité. Recevoir une courte aide pécuniaire comme
-répétiteur dans un collège ou comme employé auxiliaire
-chez un boutiquier de la rue de Ségovie, pour
-toucher ou déposer des factures, c’était certes une
-aumône reçue, mais si bien dissimulée que vraiment
-il n’y avait aucun déshonneur à la recevoir. Il mena
-une vie misérable durant quelques années, habitant
-solitairement les maisons du sud, sans jamais aller du
-côté de celles du centre ou du nord, de peur de rencontrer
-quelques-unes de ses connaissances d’autrefois
-qui auraient pu le voir mal chaussé et encore plus mal
-vêtu, et, ayant perdu ces quelques facilités qu’il avait
-trouvées, il en chercha d’autres, allant jusqu’à accepter,
-non sans scrupules et crispations de nerfs, la charge
-de commissionnaire ou commis voyageur pour une
-fabrique de savons, pour laquelle il courait de boutique
-en boutique et de maison en maison pour chercher
-à en placer de son mieux les produits. Mais le
-<span class="pagenum" id="Page_117">117</span>
-pauvre diable avait si peu de malice et de salive à sa
-disposition pour opérer ses placements, qu’il se
-retrouva bientôt dans la rue. En dernier lieu, le ciel lui
-avait envoyé une vieille femme de la confrérie de Saint-André,
-qui l’avait chargé de tenir les comptes d’un restant
-de commerce de cierges qu’elle liquidait, en cédant
-de petites parties aux paroisses et congrégations. Le
-travail était léger, on lui donnait pour le faire deux
-piécettes par jour, avec lesquelles il réalisait le miracle
-de vivre en se procurant le repas et le lit, nous ne
-disons pas le logement, car véritablement il n’était pas
-logé. En effet, depuis l’année 1880, qui fut terrible pour
-l’infortuné Frasquito, il s’était vu obligé de renoncer à
-avoir une chambre à lui, et après quelques jours d’une
-horrible crise, pendant lesquels il eut le loisir de se
-comparer au colimaçon, parce qu’il portait comme lui
-toute sa maison sur son dos, il s’était entendu avec
-la seña Bernarda, la patronne des dortoirs de la rue
-du Mediodia-Grande, femme très disposée à le recueillir,
-sachant apprécier les gens. Pour trois réaux, elle lui
-donnait un lit d’une piécette et, tenant compte des manières
-particulièrement distinguées du paroissien,
-pour un seul réal en plus, elle lui permit de placer sa
-malle dans un recoin intérieur où il fut encore autorisé
-à passer une heure tous les matins pour ajuster ses
-vêtements, faire sa toilette et procéder à sa teinture et
-à l’emploi de ses cosmétiques. Il entrait là comme un
-cadavre et il en ressortait méconnaissable, propre, sentant
-bon et reluisant de beauté.</p>
-
-<p>Le restant de la piécette était employé par lui pour
-manger et se vêtir.... Problème immense, incalculable
-algèbre! Avec tous ces arrangements, il avait conquis
-un calme relatif, parce qu’il n’eut pas à souffrir l’humiliation
-de demander de secours. Mauvais ou bon, droit
-ou tordu, l’homme avait un moyen de vivre, et il vivait,
-et il respirait, et il lui restait encore quelques instants
-pour pratiquer une chevauchée dans les champs et les
-espaces imaginaires. Son très honnête commerce avec
-<span class="pagenum" id="Page_118">118</span>
-Obdulia, qui naquit de la connaissance de doña Paca
-et des relations commerciales de la vieille marchande
-de cire avec l’homme des pompes funèbres, son beau-père,
-s’il apporta à de Ponte la consolation qui naît de
-la concordance des idées, des goûts et des affections,
-le mit toutefois dans ce grave compromis de négliger
-les choses de la bouche pour s’acheter une paire de
-bottes neuves, car celles qui étaient seules à lui offrir
-leurs services étaient horriblement défigurées, et nous
-savons que notre pauvre nécessiteux supportait tout,
-excepté d’entrer dans les régions éthérées de l’idéal
-avec un pied mal chaussé.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_119">119</span></p>
- <h2 id="ch_17">XVI</h2>
-</div>
-
-<p>Avec l’épouvantable déficit qu’entraînèrent dans son
-mince budget les bottes neuves et autres articles
-de véritable superflu, tels que pommade, cartes de
-visite et dans lesquels Frasquito engloutit des
-sommes relativement considérables, le pauvre homme
-se trouva le ventre vide, sans savoir comment il arriverait
-à le remplir. Mais la Providence, qui n’abandonne
-jamais les braves gens, lui porta remède dans
-la maison d’Obdulia, qui lui tuait la faim quelques
-jours, en le priant de lui tenir compagnie à table, et il
-est certain qu’il ne fallait pas user peu de salive pour
-le faire acquiescer et vaincre sa délicatesse et sa courtoisie.
-Benina, qui lisait la faim sur son visage, mettait
-moins d’étiquette dans ses procédés et le servait avec
-brusquerie, riant à part elle des mignardises et des
-manières de faire la petite bouche, avec lesquelles il
-couvrait délicatement son acceptation empressée.</p>
-
-<p>Ce jour particulièrement qui se présentait si sinistre,
-et que l’apparition de Benina changea en l’un des plus
-heureux, Obdulia et Frasquito, lorsqu’ils eurent compris
-que le grave problème de la réfection organique
-était résolu, se lancèrent à cent mille lieues de la réalité,
-pour baigner leurs âmes dans la rosée ambiante
-des biens imaginaires. Le cercle des idées de Ponte était
-extrêmement limité; celles qu’il avait pu acquérir durant
-les vingt années de son apogée sociale s’étaient
-cristallisées, et si, d’un côté, elles ne subirent aucune
-modification, d’autre part, il n’en acquit aucune nouvelle.
-La misère le sépara de ses anciennes amitiés et
-<span class="pagenum" id="Page_120">120</span>
-relations, et, de même que son corps se momifiait, sa
-pensée passait, elle aussi, à l’état fossile. Dans sa compréhension
-des choses, il n’avait pas dépassé les lignes
-de niveau de 68 et 70. Il ignorait des choses que chacun
-sait: il ressemblait à un oiseau tombé du nid ou à
-un homme tombé des nues; il jugeait les événements
-et les personnes avec une innocente candeur. L’humiliation
-de son état affligeant et la retraite qui en fut la
-conséquence n’étaient point une des moindres raisons
-de son abaissement moral et de la pauvreté de ses
-idées. Dans la crainte qu’il ne lui fût fait mauvais
-visage, il passait des semaines entières sans sortir
-de son quartier, et, comme aucune nécessité impérieuse
-ne l’appelait dans le centre, il ne passait jamais
-la place Mayor. Il était continuellement hanté par la
-monomanie centrifuge; il préférait pour ses promenades
-les rues obscures et détournées où l’on rencontrait
-rarement un chapeau haut de forme. Dans de tels
-endroits, jouissant du calme, de l’oisiveté et de la solitude,
-son pouvoir imaginatif évoquait les temps heureux
-ou créait des êtres et des choses au goût et à la
-mesure d’un pauvre rêveur.</p>
-
-<p>Dans ses entretiens avec Obdulia, Frasquito racontait
-indéfiniment sa vie sociale et élégante d’autrefois,
-avec des détails intéressants; comment il avait été
-admis aux soirées de madame une telle ou de la marquise
-de ci; quelles personnes distinguées il avait connues
-là, quels étaient leurs caractères, leurs habitudes
-et leur façon de s’habiller. Il énumérait les maisons
-somptueuses où il avait passé tant d’heures heureuses,
-dans le commerce des personnes des deux sexes les
-plus aimables de tout Madrid, se récréant par des conversations
-charmantes et autres passe-temps délicieux.
-Quand la conversation tombait sur les choses de l’art,
-Ponte, qui était fou de musique, entonnait des passages
-de <i>Norma</i> ou de <i>Marie de Rohan</i>, qu’Obdulia
-écoutait dans l’extase. D’autres fois, se lançant dans la
-poésie, il récitait les vers de don Gregorio Romero
-<span class="pagenum" id="Page_121">121</span>
-Larrañaga et d’autres poètes de ces temps niais. L’ignorance
-radicale de la jeune femme offrait un terrain
-singulièrement propice pour ces essais d’éducation
-littéraire, car tout était nouveau pour elle, tout lui
-causait le ravissement que peut éprouver un enfant
-auquel on offre son premier jouet.</p>
-
-<p>La jeune fille—nous pouvons bien l’appeler ainsi,
-bien qu’elle fût mariée et qu’elle eût fait une fausse
-couche—ne pouvait se rassasier de recueillir des
-informations et des renseignements sur la vie de
-société et, bien qu’elle en eût quelque lointaine connaissance,
-par souvenirs vagues de son enfance, ou
-par ce que sa mère lui en avait raconté, elle trouvait
-dans les descriptions et peintures de Ponte un enchantement
-et une poésie plus grands. Sans aucun doute,
-la société du temps de Ponte était plus belle que celle
-d’aujourd’hui, les hommes étaient plus fins, les femmes
-plus jolies et plus spirituelles.</p>
-
-<p>Sur la demande d’Obdulia, l’élégant fossile décrivait
-les réceptions et les bals, avec toutes leurs magnificences;
-le buffet ou ambigu, avec ses mets, gâteaux
-et rafraîchissements variés; il contait les aventures
-amoureuses qui avaient fait causer autrefois; il énumérait
-les règles de bonne éducation qui, pour lors,
-étaient en usage pour les plus petits détails de la vie
-élégante, et il faisait le panégyrique des beautés qui
-brillaient en son temps et qui étaient mortes aujourd’hui
-ou retirées dans les coins comme des vieilleries.
-Il ne laissait point au fond de l’encrier ses propres
-petites aventures ou ses fredaines amoureuses, ni les
-désagréments que pour ces choses il dut avoir avec
-des maris irrités ou des frères susceptibles. Il en était
-résulté qu’il avait eu aussi son petit duel correspondant,
-certainement, avec témoins, conditions, choix des
-armes, querelles pour un oui ou un non, et enfin choc
-des sabres, le tout se terminant en un fraternel déjeuner.
-Un jour après l’autre, il en était venu à conter
-toutes les péripéties de sa vie sociale, laquelle contenait
-<span class="pagenum" id="Page_122">122</span>
-toutes les variétés d’un naïf libertinage, de l’élégance
-pauvre et de la nigauderie la plus honnête. Frasquito
-était aussi un grand amateur de l’art scénique
-et il avait joué sur différents théâtres de société des
-rôles principaux dans <i>Fleur d’un jour</i> et la <i>Mèche de ses
-cheveux</i>. Il se rappelait encore des passages et des morceaux
-de ces deux rôles, qu’il répétait avec une emphase
-déclamatoire et qu’Obdulia écoutait avec ravissement,
-les <i>yeux gros de larmes</i>, pour employer le style
-de l’époque. Il raconta aussi, et il lui fallut pour cela
-deux séances entières, le bal costumé donné pour la
-fête de naissance de Maricastaña, une marquise ou
-baronne de je ne sais plus quoi. Frasquito, dût-il vivre
-mille ans, ne saurait oublier cette fête splendide à
-laquelle il avait assisté vêtu en brigand calabrais. Et il
-se rappelait tout, absolument tous les costumes et il
-les décrivait, les spécifiait, sans omettre le moindre
-petit ruban ou galon. Il est certain que les préparatifs
-de son déguisement, les pas qu’il dut faire pour se
-procurer les éléments caractéristiques de son costume
-lui prirent tant de temps, nuit et jour, qu’il dut manquer
-des semaines entières à son bureau et de là vint
-sa première absence et de cette première absence tout
-le commencement de ses traverses.</p>
-
-<p>Frasquito pouvait encore, bien que sur une très
-petite échelle, satisfaire la curiosité d’Obdulia sur un
-autre point et lui donner l’illusion des voyages. Il
-n’avait pas fait le tour du monde, non, certes; pourtant
-il était allé à Paris, et pour un élégant cela suffisait
-peut-être bien. Paris! Et comment était Paris?
-Obdulia dévorait des yeux le narrateur, quand celui-ci
-rapportait avec d’hyperboliques saillies les merveilles
-de la grande ville, rien moins qu’à la fulgurante
-époque du second empire. Ah! l’impératrice Eugénie,
-les Champs-Élysées, les boulevards, Notre-Dame, le
-Palais-Royal!... Et, pour que tout entre dans la description,
-Mabille, les lorettes!... Ponte n’était resté
-qu’un mois et demi, vivant avec une grande économie,
-<span class="pagenum" id="Page_123">123</span>
-mettant à profit le temps, jour et nuit, pour que rien
-de ce qu’il avait à voir ne pût lui échapper. Et, durant
-ces quarante-cinq jours de liberté parisienne, il
-éprouva des jouissances indicibles, et il rapporta à
-Madrid des souvenirs et impressions de quoi conter
-durant trois années de suite. Il avait tout vu, le grand
-et le petit, le beau et le rare; il avait fourré son nez
-partout, et il faut avouer qu’il s’était permis aussi un
-peu de libertinage, désirant connaître les enchantements
-secrets et les grâces séductrices qui rendent
-tous les peuples esclaves, les faisant tributaires de la
-voluptueuse Lutèce.</p>
-
-<p>«La vie doit être très chère à Paris, lui dit son
-amie. Ah! monsieur de Ponte, ce n’est point plaisir à
-l’usage des pauvres gens.</p>
-
-<p>—Non, non, vous vous trompez. Quand on sait
-s’arranger, on peut vivre comme on veut. Je dépensais
-de quatre à cinq napoléons par jour, et j’ai tout
-vu. J’avais vite appris à connaître les correspondances
-des omnibus et j’allais aux endroits les plus éloignés
-pour quelques sous. Il y a des restaurants bon marché
-où l’on vous sert pour peu d’argent de très bons
-plats. Il est vrai pourtant de dire qu’en honoraires,
-qu’ils appellent là-bas «pourboire», on dépense plus
-que le compte; mais croyez-moi, on le donne volontiers
-en se voyant traité avec tant d’amabilité. Vous
-n’entendez à chaque minute que le mot: pardon,
-pardon.</p>
-
-<p>—Mais parmi les mille choses que vous avez vues,
-Ponte, vous oubliez le meilleur. N’avez-vous pas vu les
-grands hommes?</p>
-
-<p>—Je dois vous le dire. Comme nous étions en été,
-les grands hommes étaient allés aux eaux. Victor
-Hugo, comme vous savez, était en exil.</p>
-
-<p>—Et Lamartine, ne l’avez-vous point vu?</p>
-
-<p>—Hélas! à cette époque, l’auteur de <i>Graziella</i> était
-mort. Un soir, les amis qui m’accompagnaient dans
-mes promenades me montrèrent la maison de Thiers,
-<span class="pagenum" id="Page_124">124</span>
-le grand historien, et ils me conduisirent au café où
-Paul de Kock avait coutume d’aller boire sa chope
-l’hiver.</p>
-
-<p>—Celui des nouvelles pour faire rire? Il a de la
-grâce; mais ses indécences et ses cochonneries me
-sont fastidieuses.</p>
-
-<p>—J’ai vu aussi le cordonnier qui faisait les bottes
-d’Octave Feuillet. Pour sûr que je m’en suis commandé
-une paire qui, ma foi, m’a bien coûté six napoléons:
-mais quelle façon, quel genre! Elles m’ont
-duré jusqu’à la mort de Prim!</p>
-
-<p>—Cet Octave, de quoi est-il auteur?</p>
-
-<p>—De <i>Sibylle</i> et autres œuvres charmantes.</p>
-
-<p>—Je ne le connais pas, je le confondais avec Eugène
-Sue qui a écrit, si je m’en souviens bien, les <i>Péchés
-capitaux</i> et <i>Notre-Dame de Paris</i>.</p>
-
-<p>—Vous voulez dire les <i>Mystères de Paris</i>.</p>
-
-<p>—Parfaitement.... Aïe! je me suis trouvé malade,
-quand je lisais cette œuvre, de la grande impression
-qu’elle me produisit!</p>
-
-<p>—Vous vous identifiiez sans doute avec les personnages
-et vous viviez leur vie.</p>
-
-<p>—Exactement. Même chose m’est arrivée avec <i>Maria
-ou la fille de l’ouvrier</i>....»</p>
-
-<p>En ce moment, Benina les vint avertir que la pitance
-était prête, et ils n’eurent que le temps de se jeter sur
-elle et de rendre les honneurs dus à la petite tourte au
-poisson et aux petites tranches de viande frite avec les
-pommes de terre. Maître de sa volonté dans tous les
-actes exigeant du décorum et du savoir-vivre, Ponte
-sut prendre empire sur ses nerfs afin de ne pas laisser
-paraître la férocité de la faim qui le dévorait depuis
-longtemps.</p>
-
-<p>Benina, avec une assurance engageante, lui disait:</p>
-
-<p>«Mangez, mangez, monsieur de Ponte; bien que ce
-ne soit pas une nourriture recherchée comme celle
-qu’on vous offre dans d’autres maisons, elle ne vous
-<span class="pagenum" id="Page_125">125</span>
-fera point mal.... Les temps sont durs.... Il faut regarder
-à tout....</p>
-
-<p>—Madame Nina, répliquait le <i>proto-cursi</i><a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>, je vous
-assure, je vous donne ma parole d’honneur que vous
-êtes un ange; j’incline à croire qu’un être bienfaisant
-et mystérieux, qui est une véritable personnification de
-la Providence, est incarné en vous, de la Providence
-comme l’entendent les peuples anciens et modernes.</p>
-
-<p>—Dieu vous approuve, lui qui seul comprend les
-sottises gracieuses comme vous savez en dire!»</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_126">126</span></p>
- <h2 id="ch_18">XVII</h2>
-</div>
-
-<p>Avec la substance réparatrice du déjeuner, les corps
-semblaient renaître et les esprits fortifiés étaient disposés
-à reprendre leur vol vers les régions les plus
-élevées. Installés de nouveau dans le parloir, Ponte se
-prit à raconter les délices des étés de Madrid dans son
-beau temps. Au Prado se réunissaient toute la crème
-et la fleur de Madrid. Les gens aisés faisaient un séjour
-à la Granja. Il avait visité plus d’une fois le royal séjour
-et il avait assisté aux grandes eaux.</p>
-
-<p>«Et moi qui n’ai rien vu, rien! s’écriait Obdulia avec
-tristesse, en laissant lire dans ses yeux un découragement
-enfantin. Croyez bien que j’aurais été tout à fait
-niaise si Dieu ne m’avait pas donné la faculté bénie de
-me figurer les choses que je n’ai jamais vues. Vous ne
-pouvez point vous imaginer combien j’aime les fleurs,
-je me meurs pour elles. Autrefois maman me permettait
-d’avoir des fleurs sur le balcon; mais elle me l’a
-défendu ensuite, parce qu’un jour je les avais tellement
-arrosées que l’eau est tombée dans la rue, et l’agent de
-police est venu nous faire un procès-verbal et nous
-avons dû payer l’amende. Chaque fois que je passe
-devant un jardin, je suis émerveillée en le regardant.
-Que je serais heureuse de voir ceux de Valence, de la
-Granja et ceux d’Andalousie!... Ici, c’est à peine si nous
-voyons des fleurs, et celles que nous voyons arrivent
-par chemin de fer et sont toutes fanées. Mon désir
-serait de les voir sur pied. On dit qu’il y a tant d’espèces
-de roses; je voudrais les voir, Ponte; je désire
-aspirer leur arome. Il y en a, paraît-il, de petites, de
-<span class="pagenum" id="Page_127">127</span>
-grandes, d’incarnat, de blanches, de toutes variétés. Je
-voudrais voir une grande plante de jasmin, grande,
-grande, à l’ombre de laquelle je puisse me mettre. Et
-comme je serais charmée en voyant les mille petites
-fleurs tomber sur mes épaules et parsemer ma chevelure!...
-Je rêve d’avoir un magnifique jardin avec une
-serre.... Ah! ces serres avec des plantes tropicales, des
-fleurs extrêmement rares, je voudrais les avoir, moi.
-Je me figure comment elles sont, et je meurs de chagrin
-de ne pouvoir les posséder.</p>
-
-<p>—Moi, j’ai vu celles de don José Salamanca en son
-bon temps, fit de Ponte. Figurez-vous qu’elles étaient
-grandes comme cette maison et celle d’à côté réunies.
-Figurez-vous des palmiers et des fougères de grande
-stature et des pins d’Amérique avec leurs fruits. Il me
-paraît encore que je les vois.</p>
-
-<p>—Et moi aussi. Tout ce que vous me décrivez, je le
-vois parfois, rêvant et voyant des choses qui n’existent
-pas, c’est-à-dire des choses qui existent ailleurs, à ce
-que je me dis; je me demande: Et pourquoi n’arriverait-il
-pas un jour où j’aurais, moi aussi, une maison
-magnifique, élégante, avec salons, serres?... Les
-grands hommes viendraient s’asseoir à ma table, et
-je causerais avec eux et ils m’instruiraient.</p>
-
-<p>—Pourquoi cela n’arriverait-il pas? Vous êtes très
-jeune et vous avez devant vous un long espace de l’existence.
-Tout ce que vous voyez en songe, considérez-le
-comme une réalité possible, probable. Vous donnerez
-des dîners de vingt couverts, une fois par semaine, les
-mercredis, les lundis.... Je vous conseille, en vieil habitué
-des choses du monde, de ne jamais avoir plus de
-vingt couverts et de n’inviter pour ces jours-là que des
-personnes de choix.</p>
-
-<p>—Certainement..., le meilleur..., la crème....</p>
-
-<p>—Les autres jours, six couverts, les convives intimes,
-pas un de plus; des personnes de la famille, vous
-savez? des personnes alliées à vous, qui vous portent
-respect et affection. Comme vous êtes si belle, vous
-<span class="pagenum" id="Page_128">128</span>
-aurez des adorateurs.... Cela, vous ne pourrez l’éviter....
-Vous ne manquerez pas de vous trouver dans un
-certain péril, Obdulia. Je vous conseille d’être aimable
-avec tout le monde, très polie, très courtoise; mais si
-quelqu’un cherche à se mettre en avant, revêtez-vous
-de dignité, montrez-vous plus froide que le marbre et
-dédaigneuse comme une reine.</p>
-
-<p>—J’ai pensé de même et j’y pense à toute heure. Je
-serai si occupée à me divertir qu’il ne m’arrivera aucune
-chose mauvaise. Quel plaisir d’aller à tous les
-théâtres! Ne manquer ni un opéra, ni un concert, ni
-une représentation de drame ou de comédie, ni une
-première, ni rien, grand Dieu, rien! Tout se bornera à
-voir et à jouir.... Mais croyez bien une chose, et je vous
-le dis avec tout mon cœur, au milieu de tout ce mouvement
-extraordinaire, je serai particulièrement heureuse
-de faire beaucoup d’aumônes, j’irai à la recherche
-des pauvres les plus désemparés pour les secourir et...
-enfin, je désire avant tout qu’il n’y ait plus de pauvres....
-C’est vrai, Frasquito, qu’il ne devrait plus y en
-avoir!</p>
-
-<p>—Certainement, madame. Vous êtes un ange et,
-avec la baguette magique de votre bonté, vous saurez
-faire disparaître toutes les misères.</p>
-
-<p>—Oui, je me figure que tout cela est une vérité,
-quand vous me le dites. Je suis ainsi faite. Voyez ce
-qui m’arrive: il y a un instant nous parlions de fleurs;
-depuis ce moment, il m’arrive aux narines une odeur
-magnifique. Il me semble que je suis dans ma serre au
-milieu des fleurs les plus rares et sentant leur parfum
-délicieux. Et, maintenant que nous parlons de secourir
-la misère, j’étais tentée de vous dire: Frasquito,
-dressez-moi une liste des pauvres que vous connaissez,
-pour commencer à distribuer les aumônes.</p>
-
-<p>—La liste se dressera promptement, ma chère dame,
-dit Ponte, subissant la contagion de ce délire imaginatif
-et pensant à part lui que cette liste devrait bien
-s’ouvrir avec le nom du plus grand besogneux qu’il
-<span class="pagenum" id="Page_129">129</span>
-connût au monde: Francisco Ponte y Delgado.</p>
-
-<p>—Mais il faut encore attendre pour cela, ajouta Obdulia
-retombant tout d’un coup dans la réalité, pour
-rebondir une autre fois, comme une balle élastique et
-atteindre de nouveau les hauteurs. Mais, dites-moi,
-dans ces courses au travers de Madrid, pour soulager
-toutes ces misères, je me fatiguerai beaucoup, n’est-il
-pas vrai?</p>
-
-<p>—Mais à quoi servirait donc alors votre voiture?...
-Je pars de la base que vous avez une grande situation.</p>
-
-<p>—Vous m’accompagnerez, n’est-ce pas?</p>
-
-<p>—Certainement.</p>
-
-<p>—Et je vous verrai vous promenant à cheval à la
-Castellana?</p>
-
-<p>—Je ne dis pas non. J’ai été autrefois un parfait
-cavalier. Je ne monte point mal.... Mais, puisque nous
-avons parlé d’équipage, je vous conseille beaucoup de
-ne pas avoir de voitures à vous... et de vous entendre
-avec un loueur. Il y en a qui servent bien leurs clients.
-Vous vous éviterez ainsi de grands cassements de tête.</p>
-
-<p>—Et que vous semble? dit Obdulia que rien n’arrêtait
-plus, étant donné que je dois voyager, par où commencerai-je?
-Par l’Allemagne ou la Suisse?</p>
-
-<p>—Tout d’abord Paris....</p>
-
-<p>—C’est que je me figure que j’ai déjà vu Paris....
-C’est de l’histoire ancienne.... Je l’ai vu, et, étant donné
-que j’en reviens, où diriger mes pas vers un autre
-pays?</p>
-
-<p>—Les lacs de la Suisse sont une belle chose. Vous
-ne devez point oublier les ascensions des Alpes, pour
-voir les chiens du mont Saint-Bernard, les glaciers immenses
-et autres merveilles de la nature.</p>
-
-<p>—Là, je me rassasierai d’une chose qui me plaît
-énormément, de beurre de vache bien frais.... Dites-moi,
-Ponte, en toute franchise, quelle est la couleur
-qui me va le mieux, suivant vous, le rose ou le bleu de
-ciel?</p>
-
-<p>—Je vous affirme que toutes les couleurs de l’iris
-<span class="pagenum" id="Page_130">130</span>
-vous vont bien; je dis mieux: ce n’est pas que telle ou
-telle couleur ferait plus ou moins ressortir votre beauté,
-mais que votre beauté est telle qu’elle peut rehausser
-toutes les couleurs qu’on lui appliquerait.</p>
-
-<p>—Merci.... Que c’est joliment dit!</p>
-
-<p>—Moi, si vous me le permettez, déclara le vieux galantin
-fané, sentant à son tour le vertige des hauteurs,
-je ferai la comparaison de votre figure avec la figure et
-le visage de.... Devinez qui?... de l’impératrice Eugénie,
-qui est le prototype de l’élégance, de la beauté, de la
-distinction....</p>
-
-<p>—Pour Dieu, que dites-vous, Frasquito?</p>
-
-<p>—Je ne dis que ce que je pense. Je n’ai point cessé
-de penser à cette femme idéale depuis que je l’ai vue
-à Paris se promenant au Bois avec l’empereur. Je l’ai
-revue mille fois depuis, quand je flâne dans les rues
-en rêvant tout éveillé, ou quand, tourmenté par l’insomnie,
-j’entends tomber les heures mortes dans mes
-appartements. Il me semble que je la vois en ce moment,
-que je la vois toujours.... Est-ce une idée? Est-ce
-un... je ne sais quoi? Je suis un homme qui adore
-l’idéal, qui ne pense pas seulement à la «vile matière».
-Je méprise «la vile matière», je sais me détacher de
-ce fragile limon....</p>
-
-<p>—J’entends, j’entends.... Continuez.</p>
-
-<p>—Je dis que dans mon esprit vit l’image de cette
-femme.... Je la vois comme un être tangible, comme
-un être.... Je ne saurais m’expliquer.... Comme un être,
-non figuré, mais pourtant tangible....</p>
-
-<p>—Oh! oui, je comprends. La même chose m’arrive
-à moi.</p>
-
-<p>—Avec elle?</p>
-
-<p>—Non..., avec...; je ne sais pas avec qui.»</p>
-
-<p>Pour un instant, Frasquito crut que l’être idéal d’Obdulia
-était l’empereur. Incité à compléter sa pensée, il
-continua ainsi:</p>
-
-<p>«Eh bien, mon amie, moi qui connais, dis-je, Eugénie
-de Guzman, je soutiens que vous êtes comme elle et
-<span class="pagenum" id="Page_131">131</span>
-qu’elle et vous vous ne faites qu’une seule et même
-personne.</p>
-
-<p>—Je ne puis croire qu’une semblable ressemblance
-existe, Frasquito, répliqua la jeune femme troublée, les
-yeux brillant de plaisir.</p>
-
-<p>—La physionomie, l’aspect du visage, de profil
-comme de face, l’expression, la tournure, la façon de
-regarder, le geste, la démarche, tout, tout est pareil.
-Croyez-moi, je dis la vérité.</p>
-
-<p>—Il peut se faire qu’il y ait quelque apparence...,
-indiqua Obdulia rougissant jusqu’à la racine des
-cheveux. Mais nous ne sommes point pareilles; cela,
-non.</p>
-
-<p>—Comme deux gouttes d’eau. Et si vous vous ressemblez
-entièrement au physique, dit Frasquito, entrant
-dans le dire d’Obdulia et sur un ton franchement naturel,
-la ressemblance morale n’est pas moins grande; dans
-l’apparence, dans l’air de la personne qui est née ou
-vit dans la position la plus élevée, il y a quelque chose
-qui révèle une supériorité à laquelle chacun rend hommage.
-En somme, je sais ce que je dis. Je ne vois
-jamais d’une façon plus frappante la ressemblance que
-lorsque vous donnez un ordre à Benina; je me figure
-que je vois Sa Majesté donnant des ordres à ses chambellans.</p>
-
-<p>—Quoi, que dites-vous?... Cela ne peut être, Ponte....
-Cela ne peut être.»</p>
-
-<p>La jeune femme était prise d’un rire nerveux dont la
-violence et la durée paraissaient annoncer une attaque
-de nerfs. Frasquito se mit à rire aussi et, prenant le
-mors aux dents vers les espaces imaginaires, il fit un
-bond formidable, lequel, traduit en langage vulgaire,
-veut dire ce qui suit:</p>
-
-<p>«Vous disiez il y a un moment que vous me verriez
-me promenant à la Castellana. Je le crois certainement
-que vous pourriez m’y voir! J’ai été excellent cavalier.
-Dans ma jeunesse j’ai eu une jument gris pommelé, qui
-était une vraie peinture. Je la montais et la gouvernais
-<span class="pagenum" id="Page_132">132</span>
-admirablement. Elle et moi nous appelions tous les
-regards dans la première allée, ensuite à Ronda, où je
-la vendis pour m’acheter un cheval de Xérès, qui depuis
-fut acquis..., tenez précisément... par la duchesse d’Albe,
-sœur de l’impératrice Eugénie, femme très élégante,
-elle aussi... et qui vous ressemble, sans que les deux
-sœurs se ressemblent.</p>
-
-<p>—Oui, je sais déjà..., dit Obdulia faisant semblant de
-se connaître en généalogies, elles étaient filles de la
-Montijo.</p>
-
-<p>—Juste, elle habitait la petite place del Angel, ce
-grand palais au coin de la place où il y a tant de marchands
-d’oiseaux.... Séjour de fées..., j’y suis allé un soir,
-présenté par Paco Ustariz et Manolo Priété, deux
-camarades de mon bureau.... Oui, certes, j’étais un bon
-cavalier, croyez-moi, mon mérite était reconnu.</p>
-
-<p>—Vous deviez avoir une figure très arrogante....</p>
-
-<p>—Non, pas tant.</p>
-
-<p>—Parce que vous êtes trop modeste! Je vous vois
-ainsi. Et vous savez que je vois les choses très clairement.
-Tout ce que je vois est vérité pure.</p>
-
-<p>—Oui, mais pourtant....</p>
-
-<p>—Ne me contredisez pas, Ponte, ne me contredisez
-point en cela ni en rien.</p>
-
-<p>—J’écoute humblement vos affirmations, dit Frasquito
-en s’inclinant. J’ai toujours agi de même avec
-les dames avec lesquelles j’ai été en rapport et elles
-sont nombreuses, Obdulia, très nombreuses....</p>
-
-<p>—Cela se voit bien. Je ne connais personne qui vous
-égale pour la finesse des procédés. Franchement, vous
-êtes le prototype de l’élégance..., de la....</p>
-
-<p>—Pour Dieu, épargnez-moi....»</p>
-
-<p>Arrivés à cette phrase, la brusque entrée de Benina
-qui, sa besogne de récurage et de rangement de la
-cuisine et de la salle à manger terminée, se disposait à
-partir, les fit retomber à plat dans la réalité, des hauteurs
-où la fantaisie les avait transportés. Ponte s’aperçut
-que c’était l’heure d’aller remplir ses obligations
-<span class="pagenum" id="Page_133">133</span>
-dans la maison où il travaillait, et il demanda licence
-de se retirer à l’impériale dame. Elle la lui donna avec
-chagrin, se montrant inquiète à l’idée de la solitude
-dans laquelle elle allait vivre jusqu’au lendemain, dans
-ses palais habités par des ombres de chambellans et
-autres valeureux courtisans. Que ceux-ci prissent aux
-yeux du commun des mortels la forme et l’apparence
-de chats miaulants, peu lui importait. Dans sa solitude,
-elle se récréerait en discourant tout à son aise dans sa
-serre, en admirant ses magnifiques fleurs des tropiques
-et en respirant leurs parfums enivrants.</p>
-
-<p>Ponte Delgado s’en alla, non sans avoir pris congé
-avec les salutations à la fois les plus affectueuses et les
-sourires les plus tristes. Benina qui le suivit pressa le
-pas pour le rejoindre, soit sous la porte cochère, soit
-dans la rue, désireuse d’échanger avec lui un petit mot
-en particulier.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_134">134</span></p>
- <h2 id="ch_19">XVIII</h2>
-</div>
-
-<p>«Don Frasco, lui dit-elle en marchant coude à coude
-avec lui, dans la rue de San-Pedro-Martir, vous n’avez
-pas confiance en moi et vous devriez l’avoir. Je suis
-pauvre, plus pauvre que les rats, et Dieu sait les amertumes
-que j’endure pour arriver à soutenir ma maîtresse,
-la petite et moi-même.... Mais il y a qui me
-dépasse encore en pauvreté, et ce pauvre plus confirmé
-que personne, c’est vous-même..., ne dites pas le contraire.</p>
-
-<p>—Seña Benina, je vous répète que vous êtes un
-ange.</p>
-
-<p>—Oui, de... de corniche.... Je voudrais vous voir
-moins désemparé. Pourquoi Dieu vous a-t-il fait si
-timide et si honteux? La vergogne est une bonne chose,
-mais pas tant que cela, monsieur.... Oui, nous savons
-que M. de Ponte est une personne honorable; toutefois,
-il est tombé, et tombé si bas que, si le vent ne l’emporte
-pas c’est parce qu’il ne sait plus par où le prendre.
-Mais c’est bien, je suis saint Jean Bouche d’or; après
-avoir pourvu à tout le nécessaire pour aujourd’hui, il
-me reste une piécette. Prenez-la.</p>
-
-<p>—Pour Dieu, seña Benina, dit Frasquito, pâlissant
-et rougissant tour à tour.</p>
-
-<p>—Ne faites point de façons, cette piécette viendra
-à point pour vous permettre de la donner à Bernarda,
-pour le lit de cette nuit.</p>
-
-<p>—Quel ange, Dieu saint, quel ange!</p>
-
-<p>—Laissez là vos anges et prenez la monnaie. Vous
-ne voulez pas? Vous le regretterez. Vous verrez comme
-<span class="pagenum" id="Page_135">135</span>
-vous traitera la maîtresse du garni qui ne fait confiance
-et crédit que pour une nuit, rarement pour deux
-en épluchant son client. Et n’allez pas dire qu’elle me
-manquera. Comme je n’en ai pas d’autres, je me gouvernerai
-comme je pourrai pour tirer la «matérielle»
-de demain de dessous les pierres.... Prenez-la, vous
-dis-je.</p>
-
-<p>—Seña Benina, je suis arrivé à une telle extrémité
-de misère et d’humiliation que j’accepterais votre piécette,
-oubliant qui je suis et mettant de côté ma dignité,
-et..., mais comment voulez-vous que je reçoive cette
-«avance», sachant, comme je le sais, que vous demandez
-l’aumône pour faire vivre votre maîtresse? Je ne
-peux pas, non..., ma conscience se soulève.</p>
-
-<p>—Laissez là vos soulèvements qui ne sont pas de
-situation. Ou vous prendrez cette petite piécette, ou je
-me fâche tout de bon, aussi vrai que Dieu est le père.
-Don Frasquito, ne faites pas de façons, vous êtes plus
-pauvre que celui qui a inventé la faim. Ou bien, est-ce
-que vous auriez besoin de plus d’argent, parce que vous
-devez davantage à la Bernarda? Dans ce cas, je ne puis
-pas vous le donner, parce que je ne l’ai pas.... Mais,
-soyez sans crainte, vous n’aurez nul besoin de faire la
-bouche de miel pour la faire accepter. Croyez-vous
-donc que cette ogresse de Bernarda vous mangera vif
-si vous ne lui donnez pas les quarante sous d’un coup?
-A un paroissien comme vous, de l’aristocratie, on ne
-refuse pas l’hospitalité parce qu’il doit, je suppose,
-trois, quatre nuits.... Que le bon Frasquito se présente
-avec cent de ses pareils et il verra comme Bernarda
-ouvrira les oreilles.... Donnez-lui quatre réaux à compte
-et... allez dormir tranquille sur votre paillasse.»</p>
-
-<p>Ou Ponte ne se laissait pas convaincre, ou, convaincu
-de l’agrément qu’il y aurait à posséder la piécette, il lui
-répugnait de tendre la main pour recevoir l’aumône.
-Benina renforça son argument en lui disant:</p>
-
-<p>«Et puisque vous êtes un enfant si plein de vergogne,
-qui a peur de se disputer avec sa patronne, même après
-<span class="pagenum" id="Page_136">136</span>
-lui avoir payé cette somme, je parlerai, moi, à Bernarda,
-je lui dirai qu’elle ne vous cherche pas noise et qu’elle
-ne vous renvoie pas.... Allons, prenez ce que je vous
-donne et ne me faites pas refroidir le sang, don Frasquito.»</p>
-
-<p>Et sans lui donner le temps de formuler de nouvelles
-protestations et un refus, elle lui prit la main, y plaça
-la piécette, lui ferma le poing avec force et s’éloigna en
-courant.</p>
-
-<p>Ponte n’avait plus le pouvoir ni d’accepter ni de refuser
-l’argent. Il resta court, sans pouvoir prononcer une
-parole: il contempla la Benina comme une vision qui
-s’évanouit dans un rayon de lumière et, conservant dans
-sa main gauche la piécette, il tira son mouchoir de la
-main droite et s’essuya les yeux remplis de larmes. Il
-pleurait doucement, le cœur ému par l’admiration et la
-gratitude.</p>
-
-<p>Benina s’attarda encore une heure avant de rentrer
-à la rue Impériale, parce qu’auparavant elle passa par
-la rue de la Ruda pour y faire ses emplettes. Elles
-durent être faites à crédit, car tout son argent était
-parti. Elle arriva à la maison vers deux heures, ce qui
-n’était certainement pas extraordinaire; d’autres jours
-elle était certainement rentrée beaucoup plus tard, sans
-que sa maîtresse se fût fâchée. La bonne ou mauvaise
-réception de Benina dépendait toujours de l’état d’humeur
-de doña Paca au moment où elle rentrait. Ce soir-là,
-par malheur, la pauvre dame de Ronda se trouvait
-dans une de ses plus terribles crises de nerfs. Son
-esprit avait des explosions subites, quelquefois déterminées
-par quelque contrariété insignifiante, d’autres
-fois par des mystères de l’organisme, difficiles à apprécier.
-Le fait est que, avant que Benina eût dépassé la
-porte, elle fut saluée par cette réprimande sévère: «Te
-paraît-il que ce soit une heure pour arriver? Il faudra
-que je parle à don Romualdo, pour qu’il me dise l’heure
-à laquelle tu sors de sa maison... pour que tu ne me
-racontes pas ce mensonge que tu es allée voir la petite
-<span class="pagenum" id="Page_137">137</span>
-et que tu lui as préparé à manger. Crois-tu, vraiment,
-que je suis idiote et que je donne crédit à toutes tes
-inventions? Ne réponds pas..., ne me donne pas
-d’explication, il n’en est nul besoin, et je ne les croirai
-pas. Oui, tu sais bien que je ne crois rien de tout ce
-que tu me dis, menteuse et trompeuse!»</p>
-
-<p>Connaissant le caractère de sa maîtresse, Benina
-savait que le pire système contre ses accès de fureur
-était de la contredire, de lui donner des explications,
-d’être sincère et de se défendre. Doña Paca n’admettait
-aucun raisonnement, si juste qu’il fût. Plus les explications
-qu’on lui fournissait étaient claires, logiques
-et justes, plus elle se mettait en fureur. Plus d’une fois
-Benina innocente dut reconnaître les torts imaginaires
-que lui imputait sa maîtresse, parce qu’en agissant
-ainsi elle se calmait plus vite.</p>
-
-<p>«Vois combien j’ai raison, continua la dame qui,
-lorsqu’elle se mettait dans cet état, était tout ce qu’on
-peut imaginer de plus insupportable. Tu te tais.... Qui
-se tait reconnaît ses torts. Par conséquent, ce que je
-dis est certain; j’ai toujours raison.... C’est bien ce que
-je pense: tu n’as pas été à la maison d’Obdulia et tu
-n’en as pas pris le chemin. Dieu sait où tu as été vaguer.
-Mais ne crains rien, j’arriverai à le savoir.... Me laisser
-ici seule, morte de faim. Voilà une jolie matinée que
-tu m’as fait passer; j’ai dû subir les réclamations d’un
-tas innombrable de garçons de boutiques, qui sont
-venus demander des sommes que nous n’avons pas
-payées, grâce à ton désordre. Parce que, pour dire la
-vérité, je ne sais pas ce que tu fais de l’argent....
-Réponds..., femme...; défends-toi, si tu peux; que si tu
-donnes pour toute réponse aux gens le silence, il me
-paraîtra que je t’en dis peu.»</p>
-
-<p>Benina répéta avec humilité ce qu’elle avait dit
-antérieurement: qu’elle était restée longtemps chez
-don Romualdo, que don Carlos Trujillo l’avait gardée
-très longtemps; qu’elle était allée ensuite à la rue de
-la Cabeza....</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_138">138</span></p>
-
-<p>«Dieu sait, Dieu sait où tu auras été, coureuse, et
-en quels endroits tu te seras arrêtée.... Voyons, voyons,
-si tu ne sens point le vin.»</p>
-
-<p>Et se mettant à respirer son haleine, elle se recula
-en poussant des exclamations de dégoût et d’horreur:</p>
-
-<p>«Ote-toi, ôte-toi de là, tu empestes l’eau-de-vie.</p>
-
-<p>—Je n’en ai point bu, madame, vous pouvez me
-croire.»</p>
-
-<p>Doña Paca insistait, car dans ses crises elle convertissait
-toujours ses soupçons en réalité et avec son
-entêtement, elle finissait toujours par se forger une
-conviction.</p>
-
-<p>«Vous pouvez me croire, répétait Benina, je n’ai pris
-qu’un tout petit verre de vin que m’a offert M. de
-Ponte.</p>
-
-<p>—Oui, ce M. de Ponte me cause de graves inquiétudes,
-c’est un vieux encore vert, très rusé et très
-gueux. Mais, en tout état de cause, je constate que tu
-ne te défends qu’en te taisant.... Tu ne songes pas que
-tu me trompes, hypocrite.... Au seuil de la vieillesse, tu
-t’en vas en dissolution et tu perds la parole. Seigneur,
-que nous faut-il voir? et quels dérèglements entraîne
-après lui ce maudit vice?... Tu te tais: donc c’est certain.
-Non, non, tu le nierais, que tu ne me convaincrais pas,
-parce que quand je dis une chose, c’est parce que je la
-sais.... J’ai un œil!»</p>
-
-<p>Sans donner le temps de s’expliquer à la délinquante,
-elle sauta sur un autre sujet:</p>
-
-<p>«Et qu’as-tu à me raconter, femme? Quelle réception
-t’a faite mon parent Carlos? Comment est-il? Est-il
-bien? Il ne crève point d’envie? Tu n’as besoin de me
-rien dire, parce que, comme si j’avais été cachée derrière
-un rideau, je sais tout ce qu’il t’a dit.... On ne me
-trompe jamais! Il t’a dit que tout ce qui m’arrive vient
-de ma mauvaise habitude de ne point tenir de comptes.
-Personne n’est capable de le faire revenir de cette
-niaiserie. Chaque fou a sa folie: celle de mon parent
-est de vouloir tout régler avec des chiffres.... Avec eux,
-<span class="pagenum" id="Page_139">139</span>
-il a fait sa petite fortune en volant la douane et les
-paroissiens; c’est avec eux qu’il espère, à la fin de sa
-vie, sauver son âme, et aux pauvres il recommande sa
-médecine des chiffres qui, lui, ne le sauvera pas et qui
-à nous ne sert de rien. Est-ce cela? Est-ce bien ce
-qu’il t’a dit?</p>
-
-<p>—Oui, madame, il me semble l’entendre parler.</p>
-
-<p>—Et après tout ce rabâchage sur le doit et l’avoir,
-il t’aura certainement donné une aumône pour moi....
-Il ignore que ma dignité s’oppose à ce que je la
-reçoive. Je le vois ouvrant son tiroir comme quelqu’un
-qui veut et qui ne veut pas, prenant le portefeuille qui
-contient les billets, en le cachant pour que tu ne le
-voies pas; je le vois soupeser le petit sac et le refermer
-soigneusement; je le vois retirant la clef..., puis le
-grand cochon fait sa cochonnerie. Je ne puis préciser
-la somme qu’il t’aura remise pour moi, parce qu’il est
-très difficile de suivre les calculs de l’avarice, mais je
-puis affirmer, sans crainte de me tromper, qu’elle ne
-dépasse pas quarante douros.»</p>
-
-<p>La tête que Benina fit en entendant cela ne saurait
-se décrire. La vieille dame, qui l’observait avec soin,
-devint blême et dit après une courte pause:</p>
-
-<p>«Est-ce vrai? Est-ce que je me trompe de beaucoup?
-Pourtant, quelque chiche et mesquin que soit cet
-homme, il ne sera pas descendu au-dessous de vingt-cinq
-douros: moins, je ne saurais l’admettre. Non,
-Nina, je ne l’admets pas.</p>
-
-<p>—Madame, vous rêvez, répliqua l’autre en se plantant
-ferme dans la réalité. Don Carlos n’a rien donné,
-ce qu’on peut appeler rien. Pour le mois prochain il
-commencera à vous donner une paye de deux douros
-mensuels.</p>
-
-<p>—Menteuse et fourbe! Crois-tu me leurrer avec tes
-mensonges artificieux? Va, va, je ne veux pas me rendre
-malade...; tu me tiens pour de trop bon compte, et je ne
-suis pas pour me faire mal avec une colère d’enfant...,
-tu as compris, Nina, tu as compris? Tu t’en entendras
-<span class="pagenum" id="Page_140">140</span>
-avec ta conscience. Je m’en lave les mains. Mais tu ne
-vois pas que je te confonds à l’instant et que je découvre
-tous tes méfaits, et je prie Dieu qu’il te donne
-ta récompense! Oui, tu fais maintenant la naïve, la
-petite chatte qui a manqué sa souris. Mais tu ne vois
-pas que je vais te confondre à l’instant et que je devine
-jusqu’au plus profond de toi-même? Allons, femme,
-avoue-le, ne joins point le mensonge à l’infamie.</p>
-
-<p>—Comment, madame?</p>
-
-<p>—Puisque tu as succombé à la mauvaise tentation,
-confesse-le-moi, et je te pardonne.... Tu ne veux point
-le déclarer? Tant pis pour toi et pour ta conscience,
-parce que je vais te faire monter le rouge au front.
-Veux-tu voir? Eh bien! les vingt-cinq douros que
-don Carlos t’a remis pour moi, tu les as remis à ce
-Frasquito Ponte pour qu’il paye ses dettes et puisse
-aller manger à l’auberge, pour qu’il s’achète des cravates,
-de la pommade et une nouvelle canne.... Oui,
-oui, tu vois, friponne, comme je devine tout et à combien
-peu servent tes cachotteries. Maintenant tu t’es mise à
-protéger ce ténor défraîchi, et tu l’aimes mieux que
-moi, tu as compassion de lui, et moi qui t’aime tant,
-la foudre peut me frapper.»</p>
-
-<p>La vieille femme se mit à fondre en larmes, et Benina,
-qui sentait une démangeaison de répondre à de si grandes
-impertinences et de lui donner le fouet comme à
-un enfant artificieux, à voir ces larmes se sentit prise
-de compassion. Elle savait que les pleurs indiquaient
-toujours la fin de la crise de colère, l’apaisement de
-l’accès et que, pour mieux dire, quand cela arrivait, il
-valait mieux sourire et tourner la discussion en plaisanterie
-aimable.</p>
-
-<p>«Eh bien! oui, madame doña Francisca, lui dit-elle
-en l’embrassant. Croyez-vous que, m’étant choisi un
-fiancé aussi ravissant et si plaisant, je puisse le laisser
-dans l’embarras et ne pas le couvrir de pommade?</p>
-
-<p>—Ne crois pas que tu vas m’enjôler avec tes plaisanteries,
-friponne, flatteuse, lui disait la dame déjà
-<span class="pagenum" id="Page_141">141</span>
-désarmée et vaincue. Je puis t’assurer que l’usage que
-tu as fait de l’argent de Trujillo m’est tout à fait indifférent,
-je n’aurais jamais voulu y toucher.... J’aimerais
-mieux mourir de faim que de me salir les mains avec....
-Donne-le, donne-le à qui tu voudras, ingrate, et laisse-moi
-en paix; laisse-moi mourir seule, oubliée de toi et
-de tout le monde.</p>
-
-<p>—Ni vous ni moi nous ne sommes pour mourir de
-sitôt, parce que nous avons encore beaucoup de combats
-à faire, lui dit la servante en disposant avec empressement
-tout ce qu’il fallait pour manger.</p>
-
-<p>—Nous allons voir quelles saletés tu m’as encore rapportées
-aujourd’hui.... Montre-moi ton panier.... Mais,
-ma fille, tu n’as pas honte de porter à ta maîtresse ces
-affreux morceaux de viande où il n’y a que de la peau?
-Et quoi encore? Des choux-fleurs? Tu m’empestes avec
-tes choux-fleurs, ils me donnent des renvois pendant
-trois jours au moins.... Enfin, pourquoi sommes-nous
-au monde si ce n’est pour souffrir? Donne-moi cette
-ratatouille.... Et des œufs, tu n’en as point apportés? Tu
-sais que je ne puis les souffrir que s’ils sont extrêmement
-frais.</p>
-
-<p>—Vous mangerez ce qu’on vous donnera, sans grogner,
-car c’est offenser Dieu que d’apporter tant de
-si et de mais à la nourriture qu’il nous envoie dans sa
-bonté.</p>
-
-<p>—Bien, ma fille, comme tu voudras. Nous mangerons
-ce qu’il y a, et nous remercierons Dieu. Mais
-mange, toi aussi, car cela me fait peine de te voir si
-affairée, t’occupant de tous et n’oubliant que toi-même
-et le soulagement de tes besoins. Assois-toi et dis-moi
-ce que tu as fait aujourd’hui.»</p>
-
-<p>Elles passèrent la moitié de la soirée, mangeant
-ensemble, assises à la table de la cuisine, doña Paca
-soupirant de toute son âme à chaque bouchée, exprimant
-ainsi les idées qui bouillaient en sa cervelle.</p>
-
-<p>«Dis-moi, Nina, parmi toutes ces choses rares, incompréhensibles
-qu’il y a de par le monde, n’y aurait-il
-<span class="pagenum" id="Page_142">142</span>
-pas, par hasard, un moyen..., un procédé..., je ne sais
-comment dire, un sortilège par lequel nous autres nous
-pourrions, par exemple, passer de la misère à l’abondance,
-par lequel ce qu’il y a de trop dans tant de
-mains avaricieuses passerait dans nos mains à nous
-qui n’avons rien?</p>
-
-<p>—Que dites-vous, madame? Qu’il pourrait arriver en
-un clin d’œil que nous passions de la pauvreté à la richesse
-et que, une supposition, notre maison se trouve
-pleine d’argent et de tout ce que Dieu a créé?</p>
-
-<p>—C’est ce que je veux dire. Si les miracles sont des
-vérités, pourquoi n’en arrive-t-il pas un à nous qui le
-méritons si bien?</p>
-
-<p>—Et qui peut dire qu’il n’en arrivera pas, que nous
-ne nous trouverons pas dans cette occurrence?» répondit
-Benina, dans l’esprit de laquelle surgit tout d’un coup,
-avec un relief extraordinaire, la conjuration qu’Almudena
-lui avait enseignée pour demander et obtenir
-tous les biens de la terre.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_143">143</span></p>
- <h2 id="ch_20">XIX</h2>
-</div>
-
-<p>Les idées et les images des récits de l’aveugle marocain
-prirent si fort possession de son esprit qu’elle fut
-sur le point de raconter à sa maîtresse la méthode
-qu’on pouvait employer pour conjurer et faire venir le
-roi d’en bas. Mais, réfléchissant que le secret serait
-moins efficace s’il était divulgué, elle sut mettre un
-frein à son envie de parler et elle se contenta de dire
-qu’il pourrait bien arriver que du jour au lendemain
-la fortune vînt frapper à la porte. En se couchant à
-côté de doña Paca (car elles dormaient dans la même
-alcôve), elle pensa que tout ce qu’Almudena lui avait
-confié était une folie pure et que le prendre au sérieux
-serait une sottise. Elle chercha à s’endormir sans pouvoir
-y parvenir, elle tournait et retournait dans son
-esprit le moyen de réaliser l’idée, la croyant finalement
-de possible exécution, et les efforts qu’elle faisait pour
-la repousser ne faisaient que l’ancrer davantage dans
-son cerveau.</p>
-
-<p>«Que perdrait-on à l’essayer? se disait-elle, en se
-retournant dans son lit, cela peut ne pas être vrai....
-Mais, pourtant, si c’était vrai? Combien de mensonges
-ai-je vus qui se sont changés plus tard en vérités grosses
-comme le poing?... Enfin, quoi qu’il en soit, je ne
-me calmerai qu’après l’avoir tenté et, demain même,
-avec le premier argent que je recevrai, je veux acheter
-la chandelle de cire, sans ouvrir la bouche. Ce qui
-m’ennuie, c’est que je ne sais pas comment on peut
-faire pour acheter un article sans parler.... Eh bien! je
-ferai la sourde-muette. J’achèterai aussi la marmite
-<span class="pagenum" id="Page_144">144</span>
-sans parler.... Que manquera-t-il? Que le Maure m’apprenne
-l’oraison et que je l’apprenne sans oublier une
-syllabe.»</p>
-
-<p>Après un court sommeil, elle se réveilla croyant fermement
-que, dans la chambre voisine, il y avait un
-grand panier ou une malle très, très grande, pleine de
-diamants, de rubis, de saphirs.... Dans l’obscurité de
-la chambre, elle ne pouvait rien distinguer, mais elle
-n’avait aucun doute que les richesses ne fussent là.
-Elle prit la boîte d’allumettes, prête à allumer, pour
-récréer sa vue par la contemplation du trésor; mais,
-pour ne pas éveiller doña Paca dont le sommeil était
-très léger, elle remit au lendemain la contemplation de
-toutes ces merveilles.... Un instant après, elle riait de
-son illusion, se disant: «Il faut tout de même que je
-sois un peu folle. C’est un peu fort que je gobe cela!»
-A la pointe du jour, elle s’éveilla aux aboiements de
-deux chiens blancs qui sortaient de dessous les lits;
-elle entendit sonner à la porte, elle sauta en bas du lit
-et courut en chemise pour ouvrir, sûr que c’était quelque
-aide de camp ou gentilhomme du roi d’en bas, à la
-longue barbe et vêtu d’habits verts, qui la demandait...,
-mais il n’y avait à la porte aucun être vivant.</p>
-
-<p>Elle se prépara pour sortir, disposant le petit déjeûner
-de sa maîtresse et donnant le premier coup de nettoyage
-à la maison et, à sept heures, elle partait, avec
-son panier sous le bras, par la rue Impériale. Comme
-elle n’avait pas un centime et ne savait point comment
-elle pourrait se procurer de l’argent, elle s’achemina
-vers San-Sebastian, pensant, tout en marchant, à don
-Romualdo et à sa famille, car, à force d’en parler, elle
-finissait par croire à leur existence. «Va là, faut-il que
-je sois sotte, se disait-elle. J’ai inventé ce don Romualdo
-et voilà maintenant que je me figure que c’est une
-personne vivante, qui peut me secourir.... Il n’y a pas
-d’autre don Romualdo que la mendicité bénite et je
-vais voir si je recueille quelque chose, avec la permission
-de la Caporale.»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_145">145</span></p>
-
-<p>«La journée sera bonne, disait Pulido, car il y a un
-enterrement de première classe et un mariage à la sacristie.
-La mariée était nièce d’un ministre plénipotentiaire
-et le marié appartenait à la presse.»</p>
-
-<p>Benina prit sa place et étrenna avec deux centimes
-que lui donna une dame; ses compagnes cherchèrent à
-se faire raconter pourquoi don Carlos l’avait fait appeler,
-mais elle ne répondit qu’évasivement. La Casiana,
-supposant que M. de Trujillo l’avait fait demander pour
-lui offrir la desserte de sa table, la traita avec amabilité,
-espérant sans doute prendre sa part de cette aubaine.</p>
-
-<p>Les personnes de l’enterrement ne donnèrent pas
-grand’chose; ceux du mariage se conduisirent mieux,
-mais il était accouru tant de pauvres des autres paroisses
-et il y eut un tel tumulte et une telle confusion que
-les uns reçurent pour cinq, alors que les autres firent
-chou blanc. Aussitôt que parût la mariée dans ses
-beaux atours, et les messieurs et les dames qui lui faisaient
-compagnie, les mendiants s’abattirent sur eux
-comme une nuée de sauterelles et ils tirèrent le père
-par son manteau, lui écrasant presque son chapeau. Le
-bon monsieur eut beaucoup de peine à se défendre
-contre cette plaie, et il ne trouva pas d’autre remède
-que de prendre une poignée de menue monnaie et de
-la jeter au vol dans la cour. Les plus agiles firent leur
-moisson, les plus lambins se battirent inutilement. La
-Caporale et Élisée cherchaient à mettre de l’ordre, et,
-quand les mariés et leur suite se mirent en voitures, la
-troupe misérable des mendiants envahit de nouveau
-les dépendances de l’église, en grognant et trépignant.
-Ils se dispersaient et se réunissaient tour à tour en
-troupe bourdonnante. On aurait dit une émeute qui se
-vaincrait elle-même par sa propre lassitude. Les derniers
-cris qu’on entendait étaient ceux-ci:</p>
-
-<p>«Tu as reçu plus.... On m’a pris ce qui me revenait....
-Ici, il n’y a aucune pudeur.... Quel coquin!...»</p>
-
-<p>La Burlada, qui était une de celles qui avaient attrapé
-le plus, lançait par sa bouche couleuvres et crapauds,
-<span class="pagenum" id="Page_146">146</span>
-excitait les esprits contre la Caporale et contre Élisée.
-Enfin, la police dut intervenir, les menaçant de les
-empoigner s’ils ne se taisaient pas. Et cela fut comme
-la parole de Dieu. Les intrus s’éloignèrent et les habitués
-reprirent leur place dans le passage de l’église.
-Benina ne retira de toute sa campagne de ce jour, enterrement
-et mariage réunis, que vingt-deux centimes,
-et Almudena dix-sept. On disait que Casiana et Élisée
-avaient fait une piécette et demie chacun.</p>
-
-<p>Benina et l’aveugle marocain se retirèrent ensemble,
-en se lamentant de leur mauvaise chance: ils s’arrêtèrent,
-comme la dernière fois, à la place du Progrès
-et s’assirent au pied de la statue, pour délibérer sur les
-difficultés et angoisses de la présente journée.</p>
-
-<p>Benina ne savait plus à quel saint se vouer; avec
-l’aumône de cette journée elle ne voyait pas comment
-se tirer d’affaire, parce qu’elle était obligée de payer
-quelques menues dettes dans les boutiques de la rue
-de la Ruda, pour soutenir son crédit et pouvoir escroquer
-un jour de plus. Almudena lui dit qu’il se trouvait
-dans l’impossibilité absolue de lui venir en aide; le
-plus qu’il pouvait faire était de lui remettre ses sous
-du matin et, pour le soir, ce qu’il pourrait recevoir
-dans la journée en allant mendier à sa place accoutumée,
-rue du Duc-d’Albe, près de la caserne de la Garde
-civile. La vieille refusa cette générosité, parce qu’il fallait
-bien qu’il vécût et qu’il mangeât, lui aussi, ce à
-quoi le Marocain répondit qu’avec un café et un morceau
-de pain il en aurait assez jusqu’à la nuit. Refusant
-d’accepter son offre, Benina mit la conversation sur la
-conjuration pour appeler le roi d’en bas, montrant
-dans la réussite une confiance et une foi qui s’expliquaient
-facilement par la grande nécessité où elle
-se trouvait. L’inconnu et le mystérieux font leurs
-prosélytes dans le royaume du désespoir, habité par
-les âmes qui ne trouvent aucune consolation d’aucun
-côté.</p>
-
-<p>«A l’instant même, dit la pauvre femme, je vais acheter
-<span class="pagenum" id="Page_147">147</span>
-les objets. C’est aujourd’hui vendredi, demain
-samedi, nous tenterons l’aventure.</p>
-
-<p>—Et il faut acheter toutes choses sans parler.</p>
-
-<p>—Sûrement, sans dire une parole. Que risque-t-on à
-tenter l’épreuve? Et dis-moi autre chose: est-il indispensable
-que ce soit à minuit?»</p>
-
-<p>L’aveugle affirma que oui, et il répéta une à une les
-règles et conditions nécessaires pour l’efficacité de la
-conjuration, et Benina s’efforça de se fixer le tout dans
-la mémoire.</p>
-
-<p>«Oui, je sais, lui dit-elle à la fin, que tu seras toute
-la journée près de la petite fontaine du duc d’Albe. S’il
-me manque quelque chose, j’irai te le demander et
-aussi pour que tu m’apprennes la prière. C’est cela qui
-va me demander un grand travail, de l’apprendre, et
-par-dessus tout si tu ne veux pas me la mettre en langage
-chrétien, car, pour ce qui est du tien, fils de mon
-âme, je ne sais pas comment je pourrai faire pour ne
-pas me tromper.</p>
-
-<p>—Si tu te trompes, le roi ne viendra pas.»</p>
-
-<p>Découragée par ces difficultés, Benina se sépara de
-son ami, avec l’idée de se procurer encore quelques
-sous pour pourvoir aux nécessités du jour. Certaine
-qu’elle était de ne pouvoir recourir au crédit, elle se
-mit à mendier au coin de la rue San-Milan, près de la
-porte du café des Orangers, importunant les passants
-par la relation de ses malheurs: elle sortait de l’hôpital,
-son mari était tombé d’un échafaudage, elle n’avait
-pas mangé depuis trois jours, et autres mensonges
-pouvant attendrir les cœurs. C’est ainsi qu’elle faisait
-sa récolte, et elle aurait reçu certainement davantage
-si un maudit sergent de ville qui vint à passer ne
-l’avait point menacée de l’emmener à la prison de la
-Latina, si elle ne prenait pas le large et au galop. Elle
-s’occupa ensuite à acheter les menus objets de la conjuration,
-entreprise ardue, car il fallait tout faire par
-signes, et elle s’en alla à la maison, songeant combien
-il lui serait difficile de suivre cette diable d’entreprise
-<span class="pagenum" id="Page_148">148</span>
-sans que sa maîtresse s’en doutât. Il n’y avait pas
-d’autres moyens pour elle d’y arriver que de faire semblant
-que don Romualdo était tombé malade et qu’il
-lui avait fait demander de venir le veiller, et alors de
-sortir sous ce prétexte et d’aller à la maison d’Almudena....
-Mais la présence de la Pedra pouvait être un
-obstacle: au danger que la présence d’un témoin incrédule
-ne rende la réussite impossible se joignait l’inconvénient
-grave qu’en cas de réussite la pocharde
-voulût s’approprier tout ou partie des trésors donnés
-par le roi.... Pour sûr, il conviendrait mieux qu’au lieu
-de les avoir en pierres précieuses on lui donnât le tout
-en monnaie courante ou en paquets de billets de banque,
-bien empaquetés avec des bandes gommées comme
-elle l’avait vu chez le changeur. Parce que, ce ne serait
-pas une mince opération que de porter chez l’orfèvre,
-pour lui en proposer l’achat, tant de perles, de saphirs
-et de diamants. Enfin, qu’on les lui donne comme on
-voudra: ce n’est point le cas d’exiger d’autre chose.</p>
-
-<p>Doña Paca n’était point de bonne humeur, parce que
-le matin, il était venu chez elle un commis de boutique
-qui l’avait insultée avec des expressions brutales et
-grossières. La pauvre femme pleurait et s’arrachait les
-cheveux, suppliant sa fidèle amie de retourner la terre
-pour trouver ce peu de douros qui manquaient, pour
-les jeter à la face imbécile de ce boutiquier, et Benina
-se rompit la cervelle à la recherche de la solution de ce
-terrible problème.</p>
-
-<p>«Femme, par pitié, parle, invente quelque chose, lui
-disait la pauvre affligée, au milieu d’une mer de larmes.
-Ne doit-on pas trouver les amis à l’occasion? Dans des
-circonstances aussi critiques, il faut bannir toute fausse
-honte.... Ne te semble-t-il pas comme à moi que ton bon
-Don Romualdo pourrait nous sortir d’embarras?»</p>
-
-<p>La servante ne protesta pas. Préparant le dîner de sa
-maîtresse, elle retournait dans son esprit les combinaisons
-les plus subtiles. Doña Paca ayant répété sa proposition,
-Benina parut la considérer comme raisonnable
-<span class="pagenum" id="Page_149">149</span>
-«Don Romualdo...; mais oui, j’irai le voir...; mais je ne
-réponds de rien, madame, je ne réponds de rien. Peut-être
-faut-il se méfier.... Faire l’aumône est une chose,
-prêter de l’argent une autre... et il faut au moins dix
-douros pour sortir d’embarras.... Qu’a dit cette brute de
-Gabino? qu’il reviendrait demain faire encore du scandale?
-Canaille, voleur!... vendeur de marchandises falsifiées!...
-Pourtant, c’est une affaire de dix douros, et
-je ne sais pas si don Romualdo.... Je pencherais pour la
-négative. Mais sa sœur est un peu comme «un poing
-sur la figure».... Dix douros!... Mais que madame ne
-trouve pas étonnant si je tarde à rentrer. Ces choses-là...
-on ne sait pas comment les traiter.... Cela dépend de
-l’effet qu’elles produisent; on réussit mieux avec celui
-qui vous dit: «Repassez».... Je m’en vais; je suis pleine
-d’inquiétude...; attendre, mais celui qui veut arriver à
-la maison ne doit point se mettre en retard.</p>
-
-<p>—Surtout ne reviens pas les mains vides. Va-t’en, ma
-fille, va-t’en, que le Seigneur t’accompagne et qu’il
-affine tes raisonnements. Si j’avais ton habileté, je sortirais
-bien promptement de ces embarras. Ici je vais
-prier tous les saints du ciel pour qu’ils t’inspirent et
-qu’à deux heures ils nous sortent de ce purgatoire.
-Adieu, ma fille.»</p>
-
-<p>S’étant tracé un plan, le seul qui dans son jugement
-avisé lui parût présenter une chance de réussite, Benina
-se dirigea vers la rue du Mediodia-Grande et les garnis,
-propriété de son amie doña Bernarda.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_150">150</span></p>
- <h2 id="ch_21">XX</h2>
-</div>
-
-<p>La maîtresse de l’établissement était absente. Benina
-fut reçue par la fondée de pouvoirs et par un homme
-appelé Prieto, qui jouissait de toute la confiance de la
-patronne et tenait la comptabilité de la location des
-lits. La vieille fut obligée d’attendre, car cette paire de
-congres manquait des pouvoirs nécessaires pour résoudre
-le problème qui la troublait si cruellement. Parlant
-et reparlant du commerce de garni, ils racontaient que
-l’année se présentait très mal: chaque nuit on avait
-moins de personnes à coucher, et les patrons se plaignaient
-fort. Benina en vint à s’informer de Frasquito
-Ponte: ce à quoi Prieto répondit que, la nuit dernière,
-il s’était vu dans la nécessité de ne pas le recevoir,
-parce qu’il était débiteur de sept lits et qu’il n’avait pu
-donner aucun acompte.</p>
-
-<p>«Pauvre monsieur! dit Benina, il aura dormi à la
-belle étoile.... C’est triste... à son âge.... Malgré sa
-teinture, il est plus vieux que la Cuesta de la Vega.»</p>
-
-<p>La fondée de pouvoirs dit que don Frasquito, ne
-sachant où aller, avait trouvé un asile dans la maison
-de la Comadréjà, rue du Mediodia-Chica, à deux pas
-de là. Au surplus, le bruit avait couru qu’il était tombé
-malade. Entendant cela, Benina, oubliant aussitôt le
-motif principal qui l’avait conduit chez Bernarda, ne
-songea plus qu’à vérifier par elle-même ce qu’il était
-définitivement advenu du pauvre désemparé Frasquito.
-Elle avait le temps de faire un saut jusqu’à la maison
-de la Comadréjà et de revenir au moment où Bernarda
-rentrerait chez elle. Aussitôt dit, aussitôt fait. Un
-<span class="pagenum" id="Page_151">151</span>
-instant après, la diligente vieille entrait dans la taverne
-borgne qui reçoit le public dans l’établissement en
-question, et la première personne qu’elle aperçut fut
-cet abominable type de Luquitas, l’époux d’Obdulia,
-lequel, avec d’autres gens de mauvaise vie et deux ou
-trois femmes, sales et malpropres, jouait aux cartes
-sur une horrible table ronde, au milieu de verres de
-cariñena et de pardillo. Au moment où Benina entrait,
-ces gens finissaient une partie, et, avant d’entamer
-une autre main, le gendre de doña Paca, jetant sur la
-table les cartes visqueuses, qui auraient pu lutter de
-malpropreté avec les mains des joueurs, se leva en
-titubant, et, d’une langue empâtée, avec les manières
-caressantes qui sont le propre des pochards, il offrit à
-la servante de sa belle-mère un verre de vin:</p>
-
-<p>«Non, monsieur, j’ai déjà bu.... Je vous remercie,»
-dit la vieille en refusant le verre.</p>
-
-<p>Mais comme il insistait vivement, les autres s’étant
-joints à lui pour l’inviter à boire, Benina prit peur et
-accepta la moitié d’un verre poisseux. Elle ne voulait
-point se mettre mal avec de tels gens, pour ce qui
-aurait pu en arriver, et, sans perdre de temps en observations
-et réprimandes au vicieux Luquitas, sur l’abandon
-dans lequel il laissait sa femme, elle revint directement
-à l’objet de sa venue et dit:</p>
-
-<p>«Est-ce que la Pitusa n’est pas là?</p>
-
-<p>—Elle est là pour vous servir,» dit une femme pâle,
-sortant par une porte bien dissimulée entre les étagères
-pleines de bouteilles et de carafes, derrière le comptoir.
-La porte ressemblait à la fissure par laquelle se glisse
-une anguille, et la femme était certainement la plus
-maigre, la plus fluette et la plus glissante qui pût se
-rencontrer dans la faune de ces sortes de femmes. Son
-visage était si mince qu’à le considérer de profil on
-aurait pu le croire fait en découpure comme les figures
-qui sont sur les girouettes. Son cou ne faisait aucun pli
-et, à l’une de ses oreilles, le trou pour la boucle était
-tellement grand qu’on aurait pu facilement y passer un
-<span class="pagenum" id="Page_152">152</span>
-doigt. Les dents rares et noires, les sourcils absents,
-les cils rares, les yeux tendres, avec une acuité de lynx,
-complétaient sa physionomie. De son corps il n’y a rien
-à dire, sinon qu’il serait difficile de rencontrer une
-forme plus exactement comparable à un manche à balai
-habillé ou, si l’on veut, recouvert de chiffons pour frotter;
-des bras et des mains qui, en gesticulant, semblaient
-flageller comme les barbes d’un plumeau avec
-lequel on voudrait épousseter son interlocuteur; de sa
-langue et de son accent, nous pouvons dire qu’ils donnaient
-l’idée d’une personne qui se gargariserait et
-quoique cela puisse paraître étrange, je dois dire pourtant
-que de toutes ces apparences il ressortait un certain
-air affable, un aspect attrayant et, pour terminer,
-nous pouvons affirmer que la Pitusa était fort loin
-d’être antipathique.</p>
-
-<p>«Qu’est-ce qui amène la seña Benina dans nos
-parages? dit la Pitusa en lui frappant amicalement les
-deux épaules. J’ai entendu dire que vous êtes dans une
-grande maison, dans une maison riche... où vous devez
-avoir de bons profits.... Et votre chat ne doit certes
-pas être malheureux?...</p>
-
-<p>—Ma fille, non.... Il y a un siècle de cela. Maintenant,
-nous sommes en baisse.</p>
-
-<p>—Quoi, cela va mal?</p>
-
-<p>—Nous tâchons de tirer en avant, nous tâchons
-seulement. S’il y a de la soupe, nous en mangeons;
-s’il n’y en a pas, rien.... Et le Comadréjà, il est
-bien?...</p>
-
-<p>—Désirez-vous que je l’appelle, seña Benina?</p>
-
-<p>—Ma fille, je te demande seulement comment il se
-porte, s’il est en bonne santé.</p>
-
-<p>—Il se défend. Mais sa blessure s’ouvre malheureusement
-quand il y pense le moins.</p>
-
-<p>—Que Dieu vous protège!... Dis-moi autre chose....</p>
-
-<p>—Commandez-moi.</p>
-
-<p>—Je désire savoir si tu as donné refuge dans ta
-maison à un gentilhomme qui a nom Frasquito Ponte
-<span class="pagenum" id="Page_153">153</span>
-et s’il y est encore, parce que l’on m’a dit qu’il avait été
-très malade cette nuit?»</p>
-
-<p>Pour toute réponse, la Pitusa dit à Benina de la suivre,
-et toutes deux, se serrant, se glissèrent par la fente qui
-se trouvait entre les montants du comptoir. De l’autre
-côté commençait un escalier très étroit, par lequel
-elles montèrent l’une derrière l’autre.</p>
-
-<p>«C’est une personne très honorable, comme on dit,
-un personnage, ajouta Benina, sûre de servir ainsi le
-pauvre gentilhomme.</p>
-
-<p>—De la grandesse! Voyez donc à quoi servent les
-titres?»</p>
-
-<p>Par un petit passage sentant mauvais et horriblement
-sale, elles arrivèrent à une cuisine où l’on ne faisait
-certes pas grand feu. Le fourneau et le buffet servaient
-de dépôt de bouteilles vides, de caisses défoncées, de
-chaises cassées et de monceaux de chiffons. Sur le sol
-et sur un misérable grabat, gisait de toute sa longueur
-don Francisco Ponte, en manches de chemise, immobile,
-la figure décomposée. Deux grosses femmes l’entouraient,
-debout de chaque côté, l’une lui présentait
-un verre avec un peu d’eau et de vin, l’autre essayait
-de lui faire des frictions aux jambes, toutes deux lui
-parlaient en criant:</p>
-
-<p>«Tournez-vous par ici.... Quel démon vous agite?...
-Vous le faites exprès!... Ne voulez-vous point boire?»</p>
-
-<p>Benina, se mettant à genoux, se mit à crier, elle aussi,
-en le secouant:</p>
-
-<p>«Don Frasquito de mon âme, qu’avez-vous? Ouvrez
-les yeux, regardez-moi, je suis la Nina.»</p>
-
-<p>Les deux guenons qui, entre parenthèses, si elles
-rivalisaient de laideur et d’air rébarbatif, n’avaient
-personne qui les surpassât en bonté, ne tardèrent pas
-à donner à Benina les explications qu’elle leur demandait
-sur ce qui était arrivé.</p>
-
-<p>Ponte, n’ayant pas été admis chez la Bernarda, s’était
-réfugié au seuil de la porte de la chapelle des Irlandais
-pour y passer la nuit.... C’est là qu’elles le rencontrèrent;
-<span class="pagenum" id="Page_154">154</span>
-elles se mirent à l’interpeller, à lui dire des
-choses... toutes deux..., de ces choses que l’on dit sans
-vouloir offenser les gens. Au total, le pauvre vieux mal
-teint s’était fâché et, en courant après elles, sa canne
-levée, et levée pour les frapper, patatras, il était tombé
-par terre. Elles éclatèrent de rire, croyant qu’il avait
-fait un faux pas; mais, voyant qu’il ne bougeait pas,
-elles s’étaient approchées, le veilleur de nuit était
-arrivé, il lui avait mis la lanterne sous le nez et, alors,
-ils s’aperçurent qu’il avait une attaque. Retourné sur
-un côté, puis sur l’autre, le bon monsieur avait tout
-l’air d’un cadavre. Ils appelèrent le Comadréjà qui
-l’examina et déclara qu’il était en syncope, et, comme
-il est charitable, lui, comme il est bon chrétien, lui, et
-qu’en outre il avait étudié pendant un an l’art vétérinaire,
-il leur commanda de le rapporter chez lui pour
-le faire revenir par des frictions et des sinapismes.</p>
-
-<p>Ainsi fut fait. Elles le portèrent toutes deux avec
-l’aide d’une de leurs compagnes, car le malade pesait
-autant qu’un paquet de tuyaux et à la maison, à force
-de le pincer et de le secouer, il était revenu à lui et les
-avait remerciées avec une grande amabilité. La Pitusa
-lui avait apporté une soupe qu’il mangea avec un grand
-appétit, remerciant à chaque cuillerée avec les expressions
-les plus gracieuses, et ainsi il s’était bien porté
-jusqu’au matin, bien couvert sur sa paillasse. On ne
-pouvait pas le mettre dans une chambre, parce que
-c’est à peine si elles désemplissaient la nuit, et dans la
-cuisine, il était très bien, la pièce étant vraiment très
-aérée.</p>
-
-<p>Le malheur avait voulu que le matin, alors qu’il se
-levait pour s’en aller, il avait été repris par une attaque,
-et, toute la sainte journée, il avait eu d’heure en heure
-des syncopes si effrayantes qu’il devenait un cadavre
-et qu’on ne pouvait le faire revenir à lui qu’avec l’aide
-de Dieu. On l’avait mis en manches de chemise parce
-qu’il se plaignait de la chaleur; mais toutes ses affaires
-étaient là sans que personne y touchât, et il ne manquait
-<span class="pagenum" id="Page_155">155</span>
-absolument rien de ce qu’il avait dans ses poches. Le
-Comadréjà avait dit que, s’il ne se remettait pas dans
-la soirée, il préviendrait la Délégation pour qu’on le fît
-porter à l’hôpital.</p>
-
-<p>Benina déclara à la Pitusa que ce serait un crime
-d’envoyer à l’hôpital un homme aussi considérable et
-qu’elle se déterminerait plutôt à le conduire chez elle,
-si.... A ce moment, une idée hardie avait traversé la
-cervelle de Benina et, avec la promptitude de résolution
-qui était la caractéristique primordiale de son
-caractère, elle la mit à exécution sans désemparer:</p>
-
-<p>«Voudriez-vous m’écouter un instant? J’aurais un
-petit mot à vous dire, dit-elle à la Pitusa, la prenant
-par le bras pour l’attirer hors de la cuisine.»</p>
-
-<p>Et elles entrèrent, à l’extrémité du petit couloir, dans
-l’unique chambre habitable de la maison: une alcôve
-avec un lit en fer, courte-pointe au crochet, des miroirs
-en mauvais état, des enluminures représentant des
-odalisques, une commode fourbue et un saint Antoine
-sur un socle, entouré de fleurs artificielles et ayant
-devant lui une petite lampe à huile. Le dialogue fut
-nerveux et rapide:</p>
-
-<p>«Que voulez-vous?</p>
-
-<p>—Une misère. Que tu me prêtes dix douros.</p>
-
-<p>—Seña Benina, est-ce dans l’ordre?</p>
-
-<p>—J’en suis, Teresa Conejo, où tu en étais toi-même
-lorsque je te prêtai mille réaux et t’empêchai d’aller
-en prison.... Ce fut l’année et le jour même du cyclone
-qui renversa les arbres du Jardin botanique, ne t’en
-souviens-tu point?... Tu habitais alors dans la rue du
-Gobernador, et moi, à celle de San-Agustin, où j’étais
-en service.</p>
-
-<p>—Certainement que je m’en souviens. Je vous avais
-connue parce que nous achetions ensemble....</p>
-
-<p>—Tu étais dans une situation très grave....</p>
-
-<p>—Je commençais à rouler dans le monde....</p>
-
-<p>—Et, à force de rouler, tu avais succombé à la tentation.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_156">156</span></p>
-
-<p>—Et comme vous serviez dans une grande maison,
-j’ai calculé et je me suis dit: «Certainement, celle-là,
-si elle veut, elle pourra me sauver.»</p>
-
-<p>—Tu vins me trouver avec une grande terreur... qui
-te passa.... Tu me demandas si je ne voudrais pas te
-soulager d’un grand poids, et que je te sauve.</p>
-
-<p>—Et vous m’avez sauvée.... Oh! combien je vous
-fus reconnaissante, Benina!</p>
-
-<p>—Et cela, bien que je n’eusse pas de rentes.... Et
-toi, lorsque tu as eu fait la paix avec le marchand de
-vin, tu m’as payée....</p>
-
-<p>—Douro pour douro.</p>
-
-<p>—C’est bien: aujourd’hui c’est moi qui suis dans
-l’embarras; j’ai besoin de deux cents réaux, et tu vas
-me les donner.</p>
-
-<p>—Quand?</p>
-
-<p>—A l’instant.</p>
-
-<p>—Par la Mecque! Saint Dieu! Comment ma tête
-ferait-elle pour changer les pois chiches en argent?</p>
-
-<p>—Tu ne les as point? Ni ton Comadréjà non plus?</p>
-
-<p>—Nous sommes comme le coq de Moron.... Et pourquoi
-avez-vous besoin de ces dix douros?</p>
-
-<p>—Pour ce qui ne te regarde pas. Dis-moi seulement
-si tu peux, oui ou non, me les donner. Je te les rendrai
-promptement et, si tu le désires, avec un réal par
-douro. Cela ne fera pas de difficulté.</p>
-
-<p>—Ce n’est pas cela: c’est que je n’ai point la moitié
-d’un gros sou. Ce chien de métier ne procure que
-misère.</p>
-
-<p>—Dieu te bénisse! Et ainsi...?</p>
-
-<p>—Non. Je n’ai pas même de bijoux, si j’en avais....</p>
-
-<p>—Cherche bien, patronne.</p>
-
-<p>—Eh bien, j’ai deux bagues. Elles ne sont pas à
-moi; elles appartiennent au rey de Bastos, un ami de
-Rumaldo, qui les lui a confiées et que Rumaldo m’a
-données à garder.</p>
-
-<p>—Eh bien....</p>
-
-<p>—Si vous me donnez votre parole de les dégager
-<span class="pagenum" id="Page_157">157</span>
-dans huit jours et de me les rapporter, mais une parole
-formelle, Dieu sait, emportez-les.... Vous en retirerez
-certainement dix douros, car l’une d’elles a un brillant
-qui donne la cataracte rien qu’à le regarder.»</p>
-
-<p>Elles n’en dirent pas davantage. Elles fermèrent soigneusement
-la porte, pour que personne ne pût les
-voir du couloir. Si quelqu’un avait pu écouter, il n’aurait
-entendu qu’ouvrir et fermer un tiroir de la commode,
-un chuchotement de Benina et une gargouillade
-de l’autre.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_158">158</span></p>
- <h2 id="ch_22">XXI</h2>
-</div>
-
-<p>A peine les deux femmes étaient-elles revenues au
-chevet de Frasquito, toujours évanoui, que Comadréjà
-entra. C’était un gaillard de belle prestance, le teint et
-la figure de gitano; il portait un chapeau large et la
-taille bien serrée; la première chose qu’il dit, ce fut
-que le contaminé allait être conduit à l’hôpital. Benina
-protesta disant que la maladie de de Ponte était de
-celles qui exigent un traitement à la maison et en
-famille, que le conduire à l’hôpital ce serait certainement
-l’envoyer à la mort, et qu’ainsi il valait beaucoup
-mieux qu’elle le conduisît chez sa maîtresse, doña
-Francisca Juarez, laquelle, bien que sa situation fût
-très amoindrie, se trouvait encore, néanmoins, en
-situation de faire une charité en hébergeant son compatriote,
-M. de Ponte, auquel elle croyait, d’ailleurs,
-qu’elle était liée par une parenté éloignée. Sur ces
-entrefaites, le vieux galantin sortit de son évanouissement
-et, reconnaissant sa bienfaitrice, lui baisa les
-mains, l’appelant ange et je ne sais quoi encore, ravi
-de la voir à son côté. D’un geste impérieux, suivi d’une
-taloche, la Pitusa ordonna aux deux filles en guenilles
-d’aller à leurs affaires à la porte de la rue; le Comadréjà
-descendit pour servir sa clientèle; Benina et son
-amie, se trouvant seules avec le pauvre de Ponte, lui
-passèrent son habit et son paletot pour l’emmener.</p>
-
-<p>«Ayez confiance, don Frasquito, lui dit la Benina;
-contez-nous pourquoi vous n’avez pas fait ce que je
-vous ai dit.</p>
-
-<p>—Quoi donc, madame?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_159">159</span></p>
-
-<p>—Donner à Bernarda la piécette à compte sur les
-nuits dues..... Ou bien la piécette aurait-elle été
-dépensée à autre chose qui vous manquait, une supposition,
-en peinture pour arranger la physionomie de
-la moustache? Dans ce cas, je n’aurais rien à dire.</p>
-
-<p>—En cosmétique, non..., je vous le jure, répondit
-Frasquito d’un ton langoureux, les paroles sortant de
-sa bouche comme si on les lui eût tirées avec un crochet.
-Je l’ai dépensée..., non pour ce que vous dites...;
-je désirais me pro... pro... je le dirai bien à la fin...
-procurer une photo... graphie.»</p>
-
-<p>Il chercha dans la poche de son paletot et d’entre
-une masse de cartes et de papiers il sortit un portrait
-photographique, de la dimension d’une carte ordinaire.</p>
-
-<p>«Qui est cette dame? dit la Pitusa, qui la lui prit
-prestement pour l’examiner.</p>
-
-<p>—Comme elle est belle! Certes elle l’est!...</p>
-
-<p>—Je voudrais, continua Frasquito reprenant haleine
-à chaque syllabe, démontrer à Obdulia sa parfaite
-ressemblance avec...</p>
-
-<p>—Ce portrait n’est donc point celui de la petite?
-dit Benina en le regardant. On retrouve quelque chose
-dans la coupe du visage; mais ce n’est point tout à fait
-la même chose.</p>
-
-<p>—Dites-moi, mesdames, si vous ne trouvez pas
-qu’elles se ressemblent; pour moi elles sont identiques....
-L’une comme l’autre sont pareilles à cette
-photographie.</p>
-
-<p>—Mais, qui est-ce?</p>
-
-<p>—L’impératrice Eugénie.... Mais on ne la vend pas.
-On ne la trouve que chez Laurent, et il ne la donne pas
-pour moins d’une piécette.... Obligé de l’acheter, pour
-démontrer à Obdulia la similitude....</p>
-
-<p>—Don Frasquito, par la Vierge sainte, pensez-vous
-que nous allons croire cela?.... Dépenser une piécette
-pour un portrait!»</p>
-
-<p>Le pauvre cavalier ne se convainquit pas, et, serrant
-<span class="pagenum" id="Page_160">160</span>
-précieusement sa petite carte, il boutonna son paletot
-et essaya de se mettre sur pied, opération extrêmement
-compliquée qu’il ne put accomplir à cause de
-l’extrême faiblesse de ses jambes, moins grosses que
-des baguettes de tambour. Avec la promptitude qu’elle
-savait mettre en toutes choses, Benina sortit pour
-retenir une voiture avec laquelle elle avait à faire des
-courses de la plus grande importance. Mais comme
-elle était extrêmement active, elle fit rapidement; ayant
-ses dix douros dans sa poche, elle prit à Mediodia-Grande
-un fiacre à l’heure, et, à la porte de la maison,
-elle tomba sur la pocharde de Pedra et sa compagne,
-qui sortaient de la taverne en vociférant.</p>
-
-<p>«Oui, oui, nous savons bien qui vous emmenez avec
-vous, dirent-elles d’un ton moqueur. C’est ainsi que se
-comportent les femmes du grand monde qui estiment un
-homme.... On voit bien que ces choses peuvent arriver.</p>
-
-<p>—C’est à voir!... Mais comme au fond cela ne vous
-regarde pas, je dis.... Eh bien, quoi?</p>
-
-<p>—Rien..., enfin, il faut s’alléger.</p>
-
-<p>—C’est Almudena qui va être content!</p>
-
-<p>—Pourquoi cela, que se passe-t-il?</p>
-
-<p>—Qu’il vous a attendue toute la soirée. Pendant
-qu’il était obligé de s’en aller, vous couriez après votre
-chevalier maladif!</p>
-
-<p>—Il nous a donné une commission pour vous, pour
-le cas où nous vous rencontrerions.</p>
-
-<p>—Qu’a-t-il dit?</p>
-
-<p>—Qui sait si je me rappellerai? Ah! si: que vous
-n’achetiez pas la marmite..., la marmite avec les sept
-trous.... Qu’il en a une rapportée de son pays.</p>
-
-<p>—Bien.</p>
-
-<p>—Eh quoi! est-ce que vous voulez installer une maison
-pour faire la lessive? Sinon, pourquoi tant de
-trous?</p>
-
-<p>—Taisez-vous, grandes bavardes! Allez avec Dieu!</p>
-
-<p>—Et nous avons voiture. Plus que cela de luxe! On
-voit bien que nous courons le guilledou!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_161">161</span></p>
-
-<p>—Taisez-vous donc.... Vous feriez bien mieux de
-m’aider à le descendre et à le mettre en voiture.</p>
-
-<p>—Certainement oui, de tout cœur.»</p>
-
-<p>Ce fut un divertissement pour tous ceux de la maison
-et ceux du dehors. Ce fut un rude travail que de descendre
-Frasquito, en lui chantant des couplets comme
-pour son enterrement et lui disant mille plaisanteries
-s’appliquant tant à lui qu’à Benina qui, insensible aux
-quolibets de la vie canaille, monta en voiture portant
-dans ses bras le vieux cavalier andalou, comme
-s’il avait été un paquet de chiffons, tout en donnant
-l’ordre au cocher de descendre la rue Impériale et en
-lui recommandant de pousser son cheval.</p>
-
-<p>Ce ne fut pas, comme on peut bien le supposer, une
-mince surprise pour doña Francisca de se voir apporter
-chez elle une sorte de moribond, transporté par
-Benina et un commissionnaire avec sa corde. La pauvre
-femme avait passé la soirée et une partie de la nuit
-dans une mortelle inquiétude et, à voir une chose
-aussi extravagante, elle croyait rêver ou elle pensait
-tout au moins qu’elle avait perdu la tête. Mais la servante
-avisée s’empressa de la tranquilliser en lui disant
-que ce n’était pas un cadavre, comme son aspect
-piteux pourrait le faire supposer, mais bien un malade
-très gravement atteint, M. don Frasquito de Ponte
-Delgado lui-même, natif d’Algeciras, qu’elle avait rencontré
-dans la rue, et, sans se perdre en plus longues
-explications sur cet événement extraordinaire, elle se
-mit à réconforter l’âme troublée de doña Paca, avec
-l’heureuse nouvelle qu’elle rapportait dans sa bourse
-neuf douros et demi, somme suffisante pour parer aux
-difficultés les plus urgentes et pouvoir respirer durant
-quelques jours.</p>
-
-<p>«Ah! quel poids tu m’enlèves du cœur! s’écria la
-vieille dame en levant les bras au ciel.</p>
-
-<p>—Que le Seigneur le bénisse! Nous voici en mesure
-de faire la charité à notre tour, dit-elle, pensant à ce
-malheureux. Tu vois, Dieu nous secourt sur un seul
-<span class="pagenum" id="Page_162">162</span>
-point, et en une seule occasion, et il nous donne de
-suite le moyen de secourir nous-mêmes. La faveur et
-son payement se suivent.</p>
-
-<p>—Il faut prendre les choses comme les dispose...
-Celui qui lance la foudre.</p>
-
-<p>—Et, à propos, où allons-nous mettre ce pauvre
-vieux magot?» dit doña Paca en palpant Frasquito qui,
-bien qu’il ne fût pas sans connaissance, se remuait et
-parlait à peine, étendu sur le sol et arrimé contre le
-mur.</p>
-
-<p>Comme, depuis le mariage d’Obdulia avec Antonito,
-on avait vendu son lit, il surgit une difficulté d’installation
-domestique que Nina résolut en proposant de
-dresser son propre lit dans un petit coin de la salle à
-manger pour y placer le pauvre malade. Quant à elle,
-elle mettrait sa paillasse par terre et l’on verrait bien
-s’il n’y avait pas moyen d’arracher ce pauvre infirme
-aux ongles de la mort.</p>
-
-<p>«Mais, Nina de mon âme, as-tu pensé à la charge
-que nous nous mettons sur le dos? «Toi qui n’as pas
-la force, porte-moi sur tes épaules», comme dit l’autre.
-Te paraît-il que nous soyons, nous autres, dans le cas
-de nous mettre à protéger qui que ce soit?... Mais
-achève de me conter: c’est don Romualdo béni qui....</p>
-
-<p>—Oui, madame, Romualdo..., répondit la vieille qui,
-dans son ahurissement, n’avait point eu le temps de
-forger son mensonge.</p>
-
-<p>—Que cet homme soit béni, mille fois béni!»</p>
-
-<p>Doña Paca s’étant calmée, on ne pensa plus qu’à l’installation
-de Frasquito, lequel n’avait point l’air de se
-rendre bien compte de ce qui se passait. Enfin, quand
-on l’eut mis au lit, il reconnut la veuve Juarez, et lui
-montrant sa gratitude par un serrement de mains et
-des soupirs affectueux, il lui dit:</p>
-
-<p>«Telle fille, telle mère.... Vous êtes le vivant portrait
-de la Montijo.</p>
-
-<p>—Que dit cet homme?</p>
-
-<p>—Il prétend que nous ressemblons toutes à... je ne
-<span class="pagenum" id="Page_163">163</span>
-sais qui..., aux empereurs de France.... Enfin ne vous
-en occupez pas.</p>
-
-<p>—Je suis dans le palais de la place del Angel? dit
-Ponte, examinant la pauvre alcôve avec des yeux
-extasiés.</p>
-
-<p>—Oui, monsieur, couvrez-vous bien; restez bien
-tranquille, essayez de dormir. Plus tard, nous vous
-donnerons un bon bouillon, et en avant la santé!»</p>
-
-<p>Elles le laissèrent seul, et Benina sortit de nouveau
-dans la rue, brûlant du désir d’aller fermer la bouche
-aux grossiers créanciers qui, avec leurs impertinentes
-réclamations, troublaient le repos de deux pauvres
-femmes. Elle se paya le plaisir de leur jeter à la face
-les douros qui leur étaient dus; elle fit d’amples provisions,
-passa par la rue de la Ruda et, avec son panier
-plein de nourriture, elle avait le cœur plein de joie,
-songeant qu’elle était libérée pour quelques jours de
-la honte de mendier, et elle rentra à la maison.</p>
-
-<p>Avec une méthodique activité elle se mit à travailler
-à la cuisine, en compagnie de sa maîtresse qui, elle
-aussi, était souriante et joyeuse.</p>
-
-<p>«Sais-tu ce qui m’est arrivé, dit-elle à Benina, pendant
-que tu as été dehors? J’ai fait un petit somme
-dans le fauteuil et j’ai rêvé que deux messieurs très
-graves, vêtus de noir, venaient me trouver. C’étaient
-Francisco Morquecho et don José-Maria Porcell, mes
-compatriotes, qui venaient m’annoncer la mort de don
-Pedro-José Garcia de los Antrines, oncle de mon
-mari.</p>
-
-<p>—Pauvre monsieur! Il est mort? s’écria Benina avec
-toute son âme.</p>
-
-<p>—Et ce don José qui est un des plus grands richards
-de la Serrania....</p>
-
-<p>—Mais, dites-moi, est-ce que vous avez rêvé cela,
-ou bien est-ce que c’est vrai?</p>
-
-<p>—Attends, femme. Ces deux messieurs, don Francisco
-et don José Maria, l’un médecin et l’autre secrétaire
-de la municipalité, étaient venus..., venaient pour
-<span class="pagenum" id="Page_164">164</span>
-me dire que le Garcia de los Antrines, propre neveu
-de son mari, les avait nommés exécuteurs testamentaires....</p>
-
-<p>—Enfin....</p>
-
-<p>—Et que... la chose est claire...; comme il n’avait
-pas d’héritiers directs, il désignait comme héritiers....</p>
-
-<p>—Qui?</p>
-
-<p>—Sois calme, femme... Qu’alors il laissait la moitié
-de ses biens à mes enfants Obdulia et Antonito et
-l’autre à Frasquito Ponte. Que t’en semble?</p>
-
-<p>—Qu’à ce seigneur béni, Dieu devrait accorder de
-suite le paradis.</p>
-
-<p>—Don Francisco et don José-Maria me dirent que
-depuis plusieurs jours ils me cherchaient pour me
-donner connaissance de cet héritage et que, me demandant
-de-ci de-là, ils étaient parvenus à trouver l’adresse
-de cette maison. Par qui crois-tu qu’ils l’ont eue? Par
-le prêtre don Romualdo, déjà proposé pour l’épiscopat,
-qui leur expliqua que j’avais recueilli M. de Ponte.
-De telle sorte, me dirent-ils en riant, que, en venant
-vous présenter nos respects, chère madame, nous
-attrapons deux oiseaux d’un seul coup.</p>
-
-<p>—Mais, de bon compte, tout ce que vous me racontez,
-vous l’avez, comme on dit, purement et simplement
-rêvé!</p>
-
-<p>—Bien sûr: tu n’as donc pas compris que je m’étais
-endormie dans mon fauteuil?... Comme ces deux messieurs
-qui sont venus me visiter sont morts tous deux,
-il y a une trentaine d’années, quand j’étais fiancée avec
-Antoine..., figure-toi.... Et à cette époque, Garcia de
-los Antrines était déjà très vieux. Je n’ai plus entendu
-parler de lui. Pourtant si.... Enfin, tout cela est l’œuvre
-d’un songe. Mais je l’ai tellement vécu qu’il me semble
-encore les voir. Je te raconte tout cela pour te faire
-rire. Non, non, ce n’est pas choses dont il faille rire,
-les songes....</p>
-
-<p>—Les songes, les songes disent ce qu’ils veulent,
-manifesta Nina, ils viennent tout de même de Dieu. Et
-<span class="pagenum" id="Page_165">165</span>
-va savoir où commence la vérité et où finit le rêve?</p>
-
-<p>—Justement.... Qui te dit que, en bas ou en haut de
-ce monde que nous voyons, il n’y a pas un autre monde
-où vivent ceux qui sont morts? Et qui te dit que la
-mort n’est pas une autre manière, une autre forme de
-la vie?...</p>
-
-<p>—En bas, en bas, tout cela est en bas, affirma l’autre
-devenue pensive. Je fais grand cas des songes, parce
-qu’il pourrait bien arriver, par exemple, que ceux qui
-s’en vont là-bas reviennent ici nous apporter remède à
-nos maux. En dessous de la terre, il y a un autre monde,
-et la seule difficulté est de savoir comment nous pourrions
-arriver à parler avec ce monde souterrain. Ils
-doivent connaître les maux que nous endurons ici, et
-nous autres nous voyons en songe combien ils sont
-heureux.... Je ne sais pas si je m’explique.... Je dis
-qu’il n’y a pas de justice, et, pour qu’il en arrive une,
-nous devons rêver tout ce qui peut la faire arriver, et,
-en rêvant, je suppose que nous attirerons ici la justice.»</p>
-
-<p>Doña Paca acquiesça par une longue enfilade de soupirs
-qu’elle tirait du plus profond de sa poitrine, et
-Benina se reprit, avec un redoublement de fièvre et de
-conviction, à penser à la merveilleuse conjuration.</p>
-
-<p>Se promenant sans s’arrêter au travers de la cuisine,
-elle ne voyait plus avec les yeux de l’âme que les sept
-becs de la marmite, le bâton de laurier, son habillement
-et l’oraison.... Diablesse d’oraison, c’est cela qui
-était difficile!</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_166">166</span></p>
- <h2 id="ch_23">XXII</h2>
-</div>
-
-<p>Tout allait bien, le matin suivant: la santé de Frasquito
-s’améliorait d’heure en heure, et son entendement
-semblait revenir à une clarté moyenne; doña
-Paca était contente; la maison bien pourvue de victuailles;
-ce jour qui venait et le suivant pouvaient être
-considérés comme assurés, et par conséquent la pauvre
-Benina pouvait se dispenser de sa pénible station
-de mendicité à San-Sebastian. Mais, comme il lui était
-nécessaire de soutenir la comédie de son occupation
-dans la maison de l’ecclésiastique, elle sortit comme
-tous les jours, son panier sous le bras, résolue toutefois
-à ne pas perdre la matinée et à faire quelque chose
-d’utile. Au moment où elle allait partir, sa maîtresse
-lui dit:</p>
-
-<p>«Il me semble que nous devrions faire une politesse
-à notre bon don Romualdo.... Il faut lui montrer que
-nous sommes reconnaissantes et bien élevées. Porte-lui
-de ma part deux bouteilles de champagne d’une
-bonne marque, pour accompagner avec elles le ragoût
-du lapin que tu vas lui faire aujourd’hui.</p>
-
-<p>—Mais madame est folle? Savez-vous ce que coûteraient
-deux bouteilles de champagne? Nous nous endetterions
-pour plus de trois mois. Vous êtes toujours la
-même. C’est votre goût de bien vivre et largement qui
-est la cause de notre pauvreté d’à présent. Certainement
-nous lui ferons un cadeau, quand nous aurons
-gagné à la loterie, mais pour aujourd’hui je ne puis
-songer qu’à trouver qui me cède une piécette dans un
-dixième de billet à trois.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_167">167</span></p>
-
-<p>—Bien, bien, que Dieu t’accompagne!»</p>
-
-<p>Et la vieille dame s’en alla causer avec Frasquito,
-lequel, tout ranimé, redevenait loquace. L’un et l’autre
-évoquèrent les souvenirs de la terre andalouse où ils
-étaient nés, ressuscitant familles, personnes et événements.</p>
-
-<p>De fil en aiguille, doña Francisca en revint à penser
-à son songe, mais elle se garda bien de le raconter à
-son compatriote.</p>
-
-<p>«Dites-moi, Ponte, qu’est-il advenu de don Pedro-José
-Garcia de los Antrines?»</p>
-
-<p>Après une très pénible recherche dans les registres
-embrouillés et confus de sa mémoire, Frasquito répondit
-que le don Pedro était mort dans l’année de la
-révolution.</p>
-
-<p>«Allons donc, allons donc: je crois qu’il vit encore
-maintenant. Savez-vous qui a hérité de ses biens?</p>
-
-<p>—Probablement son fils Raphaël, qui n’a jamais
-voulu se marier. Il doit être vieux maintenant. Il pourrait
-bien arriver qu’il se souvînt de nous, de vos enfants
-et de moi, car il n’a pas de parenté plus proche.</p>
-
-<p>—Ah! n’en doutez pas, il se souviendra..., s’écria
-doña Paca avec une grande animation dans les yeux et
-parlant rapidement. S’il ne s’en souvenait pas, ce serait
-un cochon. C’est ce que me disaient don Francisco
-Morquecho et don José-Maria Porcell....</p>
-
-<p>—Quand cela?</p>
-
-<p>—Il y a... je ne sais plus combien de temps. A la
-vérité, ils sont passés à meilleure vie. Mais il me semble
-que je les vois.... Ils ont été les exécuteurs testamentaires
-de Garcia de los Antrines, cela est certain, n’est-ce
-pas?</p>
-
-<p>—Oui, madame, je les ai beaucoup connus. Ils étaient
-amis de la maison. Je les ai en mémoire.... Il me semble
-les voir encore avec leurs redingotes noires de coupe
-antique....</p>
-
-<p>—Pareillement, pareillement.</p>
-
-<p>—Leurs cols-cravates ressemblant à une semelle, et
-<span class="pagenum" id="Page_168">168</span>
-les chapeaux haut de forme, aussi hauts que la tour de
-Sainte-Marie.»</p>
-
-<p>L’entretien continua avec ce mélange et cette fluctuation
-du réel à l’imaginaire, et, pendant ce temps-là,
-Benina arpentait les rues de haut en bas et de bas en
-haut, avec le cœur apaisé et l’esprit tranquille par la
-possession d’un capital qui n’était pas inférieur à trois
-douros et demi, et elle se disait que toute l’opération
-de la conjuration d’Almudena n’était qu’un attrape-nigaud.
-Elle voyait une plus grande chance de réussite
-dans la loterie qui n’est pas, quoi qu’on en dise, œuvre
-de pur hasard, car qui nous dit qu’il n’y a pas dans les
-airs un ange ou un démon invisible qui se charge de
-tirer le bulletin de l’urne, sachant par avance qui possède
-le numéro? C’est pour cela qu’il arrive des choses
-si extraordinaires et, par exemple, que le gros lot
-vienne à se répartir entre une multitude de pauvres
-diables qui ont pris, l’un un réal, l’autre une piécette,
-en réunissant leurs enjeux.</p>
-
-<p>Suivant cette idée, elle pensa qu’il lui conviendrait
-de s’assurer une participation modique, car prendre à
-elle seule un dixième, ce serait vraiment trop risquer.
-Il ne lui convenait pas d’entrer en compte avec la Pedra
-et Quart-de-Kilo, qui jouaient à toutes les extractions;
-il valait mieux s’entendre pour cette affaire avec Pulido,
-son compagnon de mendicité à la paroisse, car
-on prétendait qu’il faisait des combinaisons de numéros
-à la loterie avec le vacher voisin d’Obdulia, et,
-pour le trouver chez lui avant qu’il partît pour mendier,
-elle pressa le pas vers la rue de la Cabeza et se
-dirigea vers l’établissement d’ânesses à lait. C’est dans
-les étables de ces pacifiques bêtes que les laitiers, gens
-simples et bons, donnaient asile à Pulido. La sœur de
-la laitière vendait des dixièmes dans la rue, et un oncle
-du vacher, qui avait fait le même commerce, même
-rue, même maison, quelques années auparavant, avait
-fait fortune et s’était retiré dans son pays, où il avait
-acheté des terres. La passion du jeu s’était perpétuée
-<span class="pagenum" id="Page_169">169</span>
-dans l’établissement, passant à l’état de vice. A la date
-où nous sommes arrivés de cette histoire, avec ce que
-les âniers avaient dépensé en quinze années de jeu, ils
-auraient pu tripler leur troupeau de bêtes.</p>
-
-<p>Benina eut la chance de rencontrer toute la famille
-réunie, toutes les ânesses étant déjà rentrées de leurs
-excursions matinales. Pendant que ces dernières prenaient
-leur ration d’avoine et de son, les gens se
-livraient à des calculs de probabilité et pesaient les
-raisons qui pouvaient donner la certitude que le jour
-suivant le numéro 5005 sortirait, car ils en possédaient
-un dixième. Pulido, examinant le cas avec sa puissante
-vue intérieure, d’autant plus vive que celle du corps
-était obscurcie, renforça la conviction des âniers, en
-leur disant qu’il était aussi sûr que le 5005 gagnerait
-qu’il pouvait affirmer qu’il y avait un Dieu dans le ciel
-et un diable aux enfers. Inutile de dire que la prétention
-de Benina tomba au milieu de la gent aveuglée
-comme une bombe et que le premier mouvement général
-fut de lui refuser la participation qu’elle sollicitait,
-car cela équivalait à lui faire cadeau de monceaux
-d’or. La mendiante se piqua, disant qu’il ne lui manquait
-certes pas trois piécettes pour jouer à elle toute
-seule un petit dixième et ce coup d’audace produisit
-son effet. Pour terminer, il fut convenu que, si elle
-achetait un dixième, ils lui en prendraient la moitié,
-en lui donnant une participation de deux réaux dans le
-magique numéro 5005, numéro sûr, aussi sûr que si
-on le voyait déjà sorti. Ainsi fut fait: Benina sortit et
-acheta un dixième du numéro 4844 lequel, vu par les
-autres et répété à haute voix par l’aveugle, produisit
-dans toute la réunion des joueurs la plus grande confusion
-et le plus grand trouble comme si, par un art
-mystérieux, la chance avait passé d’un numéro à l’autre.
-A la fin, tous les traités et combinaisons se firent au
-goût de chacun et l’ânier distribua les papiers de participation,
-la vieille se contentant de six réaux sur son
-billet et de deux sur l’autre.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_170">170</span></p>
-
-<p>Pulido sortit en grognant et s’en alla à la paroisse,
-de mauvaise humeur, disant que cette hypocrite ecclésiastique
-était venue leur ficher la guigne pour leur numéro
-de la loterie; les âniers se mirent à parler à tort
-et à travers sur le compte d’Obdulia, disant qu’elle ne
-payait pas son pain, qu’elle achetait des corbeilles de
-fleurs et que son propriétaire allait la mettre dans la
-rue; et Benina s’en alla visiter la petite, qu’elle trouva
-dans les mains de la coiffeuse occupée à lui faire une
-jolie tête. Ce jour-là ses beaux-parents lui avaient
-envoyé des boulettes de hachis et des sardines en saumure;
-Luquitas était rentré à la maison à six heures
-du matin et il dormait encore maintenant comme un
-loir. La petite, elle, songeait à aller faire un tour de
-promenade, ayant une envie folle de voir des jardins,
-des arbres, des équipages, des gens élégants, et sa
-coiffeuse l’engageait à aller au Retiro, où elle verrait
-tout cela et, en outre, toutes les bêtes féroces du
-monde et même des cygnes qui sont comme qui dirait
-des oies plus fières. Apprenant que Frasquito malade
-avait trouvé un refuge dans la maison de doña Paca,
-la petite montra un très vif chagrin et parla d’aller le
-voir de suite, mais Benina la fit renoncer à cette idée.</p>
-
-<p>Il valait mieux laisser passer quelques jours avant
-d’exposer le malade à des conversations délirantes qui
-lui mettaient la cervelle à l’envers. Se rendant à ce
-sage raisonnement, Obdulia congédia la servante, décidée
-à aller à la promenade, et Benina s’en alla d’un
-pas agile à la rue de la Ruda où elle comptait acquitter
-quelques petites dettes de peu d’importance. Tout en
-marchant, elle songeait qu’elle ferait bien de céder une
-partie de l’engagement excessif qu’elle avait à la loterie
-et, dans ce but, elle se dit qu’il conviendrait de chercher
-le Maure aveugle pour l’engager à jouer une piécette.
-Cette opération-là était certainement plus sûre
-que celle d’évoquer les esprits souterrains.</p>
-
-<p>Elle songeait à cela lorsqu’elle se rencontra nez à
-nez avec Pedra et Diega qui revenaient de vendre, portant
-<span class="pagenum" id="Page_171">171</span>
-à la main, entre elles deux, un panier plat rempli
-de mercerie à bon marché. Elles s’arrêtèrent, désireuses
-de lui raconter quelque chose d’extraordinaire
-et qui devait l’intéresser.</p>
-
-<p>«Vous ne savez pas, patronne, Almudena est en
-train de vous chercher.</p>
-
-<p>—Il me cherche? J’ai justement besoin de lui parler,
-pour savoir s’il me prendrait....</p>
-
-<p>—Vous ferez bien de prendre vos précautions. Il
-dit....</p>
-
-<p>—Quoi?</p>
-
-<p>—Qu’il est furieux... fou furieux. Pour un peu, il
-m’aurait tuée ce matin, avec la grande antipathie qu’il
-a pour moi. Enfin, il divague.</p>
-
-<p>—Il quitte Santa-Casilda pour aller demeurer aux
-Cambroneras.</p>
-
-<p>—Il est piqué de la tarentule; il danse sur un pied.»</p>
-
-<p>Les deux femmes se livraient à de grossiers éclats
-de rire et Benina ne savait que dire. Apprenant que
-l’Africain était malade, elle dit qu’elle avait envie d’aller
-à sa recherche à San-Sebastian; ce à quoi elles répliquèrent
-qu’il n’était pas allé mendier et que, si la
-patronne désirait le rencontrer, elle devait aller a sa
-recherche par l’Arganzuela ou la rue del Penon, car
-elles l’avaient vu peu auparavant dans ces parages.
-Benina suivit ces indications, après avoir rapidement
-fait ses petites affaires dans la rue de la Ruda; au moment
-de tourner à la Fuentecilla, après avoir monté et
-descendu plusieurs fois la rue del Penon, elle vit le
-Marocain qui sortait de chez un forgeron. Elle se dirigea
-vers lui, le prit par le bras et....</p>
-
-<p>«Ne me touche pas, ne me touche pas..., dit l’aveugle,
-agité comme s’il avait été secoué par une décharge
-électrique. Méchante, trompeuse..., je veux te tuer.»</p>
-
-<p>La pauvre femme fut effrayée en lisant sur le visage
-de son ami un grand trouble; il avait un violent mouvement
-convulsif des lèvres qui modifiait complètement
-l’aspect de sa physionomie habituelle; il tremblait
-<span class="pagenum" id="Page_172">172</span>
-des pieds à la tête et sa voix était devenue rauque.</p>
-
-<p>«Qu’as-tu, mon petit Almudena? Quelle mouche te
-pique?</p>
-
-<p>—C’est toi qui me piques, mauvaise mouche.... Venir
-avec moi.... Moi te parler? Tu es une mauvaise femme....</p>
-
-<p>—Allons où tu veux, homme. Tu as l’air d’un fou!»</p>
-
-<p>Ils descendirent la Ronda, et le Marocain, qui connaissait
-les lieux, se dirigea vers la fabrique de gaz
-sans vouloir se laisser prendre le bras par son amie.
-Ils passèrent par des sentiers étroits pour arriver à la
-promenade des Acacias, sans que la bonne femme fût
-arrivée à comprendre clairement les motifs de cette
-extravagante course.</p>
-
-<p>«Asseyons-nous ici, dit Benina en arrivant près de
-la fabrique de goudron, je suis très lasse.</p>
-
-<p>—Ici, non..., plus bas.»</p>
-
-<p>Et ils se précipitèrent par un sentier très rapide,
-ouvert sur le terre-plein où ils se trouvaient. Ils auraient
-certainement roulé tous deux en bas si Benina ne
-l’avait soutenu en modérant le pas et en s’assurant
-chaque fois où elle posait le pied. Ils arrivèrent enfin
-à un endroit situé au-dessous de la promenade, sol
-brûlé, plein de scories ressemblant aux laves d’un volcan;
-derrière eux, les fondations des maisons à la hauteur
-de la tête; devant eux et à leurs pieds, les toits de
-pauvres cabanes. Dans les détours de ce creux, on
-distinguait de misérables huttes, et, au loin, opprimé
-entre les bâtiments de l’asile Sainte-Christine et les
-bâtiments de la scierie mécanique, le quartier de las
-Injurias, où fourmillent les familles pauvres.</p>
-
-<p>Ils s’assirent tous deux. Almudena, respirant fortement,
-essuya avec son mouchoir la sueur coulant
-abondamment de son front. Benina ne le quittait pas
-des yeux, attentive à ses mouvements, car elle n’était
-rien moins que tranquille en se voyant seule dans un
-endroit aussi solitaire avec le Marocain si irrité.</p>
-
-<p>«Voyons, ami.... Voyons pourquoi je suis si méchante
-et si trompeuse? Pourquoi?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_173">173</span></p>
-
-<p>—Parce que tu m’as trompé. Moi, je t’aime, et toi,
-tu en aimes un autre.... Si, si.... Un bel homme, un
-chevalier galant. Il t’aime.... Malade chez Comadréja....
-Toi l’enlever et l’emporter à ta maison.... Ton bien-aimé...,
-bien-aimé..., riche, lui, un monsieur, lui....</p>
-
-<p>—Qui t’a conté ces bourdes, Almudena? dit la bonne
-femme, se mettant à rire de toute son âme.</p>
-
-<p>—Ne nie pas.... Tu m’exaspères, tu te moques de
-moi, par-dessus le marché....»</p>
-
-<p>Et, parlant ainsi, il fut pris tout à coup d’une fureur
-subite, il se leva et, avant que Benina eût pu se rendre
-compte du péril qui la menaçait, il lui déchargea un
-coup de bâton de toute sa force. Heureusement que la
-malheureuse put éviter, en se détournant, de le recevoir
-sur la tête, mais elle le reçut sur la poitrine. Elle voulut
-lui arracher son bâton, mais, avant d’y parvenir, elle
-reçut encore un bon coup à l’épaule et un autre sur la
-hanche. La meilleure défense était la fuite. En un clin
-d’œil, la vieille se rejeta à dix pas de l’aveugle. Il essaya
-de la suivre, elle l’évita et se mit en lieu sûr, tandis
-qu’il continuait à lancer des coups de bâton dans l’air
-et à frapper le sol. Et, ce faisant, il s’étala tout de son
-long et se mit à se plaindre comme s’il avait été, lui, la
-victime, mordant la terre, tandis que la dame de ses
-pensées lui disait:</p>
-
-<p>«Almudena, petit Almudena, si je t’attrape, tu verras....
-Espèce de sot, bourrique!»</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_174">174</span></p>
- <h2 id="ch_24">XXIII</h2>
-</div>
-
-<p>Après s’être roulé par terre avec des contorsions
-épileptiques des bras et des jambes, se griffant la figure
-et s’arrachant les cheveux et la barbe, lançant des exclamations
-en langue arabique que Benina n’entendait
-point, il se mit à fondre en larmes, assis sur ses talons
-à la mauresque, le front méditatif et les doigts enfoncés
-dans la figure. Il pleurait dans une amère désolation
-et ce flot de larmes calma sans doute sa folie furieuse.
-S’approchant un peu, Benina vit son visage inondé de
-pleurs qui trempaient sa barbe. Ses yeux semblaient
-une fontaine par laquelle son âme se serait déchargée
-du torrent d’une peine infinie.</p>
-
-<p>Une longue pause suivit. Almudena, avec la voix
-plaintive d’un enfant qui vient d’être battu, se mit à
-appeler tendrement son amie.</p>
-
-<p>«Niña..., <i>Amri</i>..., es-tu là?</p>
-
-<p>—Oui, mon fils, je suis là à te regarder pleurant,
-comme saint Pierre quand il eut fait la canaillerie de
-renier le Christ. Au moins, te repens-tu de ce que tu
-as fait?</p>
-
-<p>—Si, si..., <i>Amri</i>.... Je t’ai battue!... Cela te fait mal
-beaucoup?</p>
-
-<p>—Je te crois que cela me brûle.</p>
-
-<p>—Moi, méchant..., pleurer pendant beaucoup de
-jours, parce que je t’ai frappée? <i>Amri</i>, me pardonneras-tu?...</p>
-
-<p>—Si..., je te pardonne..., mais je me défie.</p>
-
-<p>—Prends mon bâton, lui dit-il en le lui tendant.
-<span class="pagenum" id="Page_175">175</span>
-Viens ici, frappe-moi. Prends le bâton et frappe fort,
-jusqu’à ce que mort s’ensuive.</p>
-
-<p>—Non, je me méfie.</p>
-
-<p>—Prends aussi ce petit couteau, ajouta l’Africain,
-sortant de sa poche intérieure un grand couteau à
-manche de corne. Je l’ai acheté pour te frapper..., pour
-nous tuer tous deux; j’ai assez de la vie. Mordejaï
-n’aime plus la vie. Mais la mort, oui, la mort....»</p>
-
-<p>Sans avoir l’air de rien, Benina s’empara des deux
-armes, bâton et couteau et, s’approchant alors sans
-crainte du malheureux aveugle, elle lui mit la main
-sur l’épaule.</p>
-
-<p>«Tu m’as cassé quelque os, car cela me fait très
-mal, lui dit-elle. Comment vais-je faire pour me soigner
-maintenant?... Non, heureusement, je n’ai aucun
-os cassé; tu m’as fait des bleus gros comme ma tête,
-et l’arnica dont je vais avoir besoin, c’est toi qui devras
-me le fournir.</p>
-
-<p>—Je te donnerai... ma vie, si tu veux me pardonner.
-J’étais fou.... Je t’aime.... Si tu ne m’aimes pas, Almudena
-se détruira lui-même.</p>
-
-<p>—C’est bien, mais tu as dû prendre quelque philtre.
-Qu’est-ce que cela veut dire de sortir ce conte que tu
-es amoureux de moi? Ne sais-tu donc pas que je suis
-une vieille et que, si tu me voyais, tu tomberais à la
-renverse de la peur que je te ferais?</p>
-
-<p>—Tu n’es pas vieille, moi t’aimant.</p>
-
-<p>—Mais, tu aimes Pedra.</p>
-
-<p>—Non..., pocharde..., méchante..., mauvaise.... Tu es
-ma seule femme, il n’en existe pas d’autre pour
-moi.»</p>
-
-<p>Sans donner trêve à son intense affliction, entrecoupant
-ses paroles de profonds soupirs et de sanglots,
-la langue embarrassée, Almudena dit et répéta
-ce qu’il ressentait et, à la vérité, Benina put entendre
-un langage extraordinaire, non pas peut-être par la
-pureté de l’expression, mais bien à cause de la force
-de conviction que le Marocain mettait dans ses étranges
-<span class="pagenum" id="Page_176">176</span>
-modulations, suivies de hurlements, de cris désespérés
-et de murmures suffoqués.</p>
-
-<p>Il lui dit que, depuis que le roi Samdaï lui avait
-signalé la femme unique, pour qu’il la suivît et s’en
-rendit maître, il n’avait cessé de courir après elle et
-par toute la terre. Plus il cheminait, plus vite la
-femme s’enfuyait devant lui, sans qu’il pût jamais
-l’atteindre. Le temps s’écoulant, il crut un instant que
-c’était la Nicolasa et il vécut trois ans avec elle, d’une
-vie errante. Mais ce n’était point elle: il s’aperçut vite
-de son erreur. La femme fuyait toujours, toujours plus
-loin, voilée et ne se laissant pas voir le visage.... Certainement,
-il voyait bien sa figure avec les yeux de
-l’âme..., mais en voilà assez; quand il connut Benina,
-un matin que pour la première fois elle se présenta à
-San-Sebastian, amenée par Élisée, son cœur, qui battait
-si fort qu’il semblait sauter hors de sa poitrine,
-lui dit de suite: «La voilà, la voilà, la seule, il n’y en
-a pas d’autre». Plus il parlait avec elle, plus il se convainquait
-que c’était elle; mais il désirait attendre
-quelque temps encore, pour mieux s’en assurer. Enfin,
-la certitude se fit jour, et alors il attendit une occasion
-de se déclarer et de lui parler.... Aussi, lorsqu’on vint
-lui conter qu’elle avait un beau galant et qu’elle l’avait
-emporté chez elle rien moins qu’en voiture, il eut un
-tel désespoir suivi d’une telle furie qu’il ne savait pas
-s’il voulait la tuer ou se tuer lui-même.... Le mieux lui
-paraissait de se tuer tous deux, mais non sans avoir
-massacré la moitié de l’humanité en frappant indistinctement
-à droite et à gauche.</p>
-
-<p>Benina entendit avec intérêt et compassion ce récit,
-que nous donnons nous-mêmes considérablement réduit
-afin de ne pas fatiguer le lecteur, et, comme c’était
-une bonne femme, elle ne commit point la légèreté de
-se moquer de cette passion africaine; elle ne la tourna
-même point en ridicule, comme cela eût été pourtant
-bien naturel de le faire, en considérant son âge à elle
-et les conditions physiques du pauvre aveugle. Se maintenant
-<span class="pagenum" id="Page_177">177</span>
-dans un juste milieu discret, elle ne se proposa
-pas d’autre but que de calmer son ami et de chasser
-de son esprit toute idée de mort et d’extermination.
-Elle lui expliqua ce qu’il en était du beau galant, cherchant
-à le convaincre que c’était par pure charité
-qu’elle l’avait amené dans la maison de sa maîtresse,
-sans que l’amour ni les rapports quelconques d’homme
-à femme y eussent pu jouer un rôle. Mordejaï ne se
-donnait pas comme convaincu, et il posa finalement la
-question sur un terrain que justifiaient la sincérité et
-la force de son affection, à savoir que, pour qu’il pût
-ajouter foi à ce que lui disait Benina, il fallait, non
-qu’elle lui donnât des paroles qu’emporte le vent, mais
-qu’elle lui prouvât son dire par des faits matériels. Et
-comment lui prouver par des faits, de façon qu’il demeurât
-pleinement satisfait et convaincu? Cela était
-bien facile: en abandonnant tout, sa maîtresse, sa
-maison, le beau galant, et venant vivre avec Almudena
-et restant unis pour la vie.</p>
-
-<p>La vieille ne répondit pas par un refus catégorique,
-pour ne pas l’exciter davantage, et elle se borna à lui
-représenter les inconvénients de l’abandon aussi brusque
-de sa vieille maîtresse, qui mourrait de chagrin d’être
-ainsi quittée tout d’un coup. Mais à toutes ces raisons
-le Marocain en opposait d’autres, basées sur ses droits
-et les lois de l’amour qui doivent tout dominer:</p>
-
-<p>«Si tu m’aimes, tu dois m’épouser, <i>Amri</i>.»</p>
-
-<p>A l’offre de sa blanche main, accompagnée de tendres
-sourires et de minauderies dites avec ses grosses
-lèvres qui se dilataient jusqu’aux oreilles, ou se resserraient
-pour former une horrible figure, Benina ne
-put résister à l’expression d’un rire moqueur. Mais, se
-contenant à l’instant, elle répondit par cet excellent
-argument:</p>
-
-<p>«Mon fils, je t’appelle ainsi, car tu pourrais l’être...
-je suis très touchée des preuves d’amitié que tu me
-donnes; mais considère, je te prie, que j’ai accompli
-soixante ans.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_178">178</span></p>
-
-<p>—Que tu aies accompli ou pas soixante ans ou
-mille ans, je t’aime.</p>
-
-<p>—Je suis une vieille qui ne peut servir à rien.</p>
-
-<p>—Tu te trompes, <i>Amri</i>: je t’aime plus que la première
-bénie; tu es pour moi une jeune femme.</p>
-
-<p>—Quelle extravagance!</p>
-
-<p>—Nous nous épousons tous deux et je t’emmène
-dans mon pays, à la terre de Sus. Saül, mon père, est
-riche, lui; mes frères sont riches; ma mère, Rimna,
-riche et belle..., elle t’aimera, elle t’appellera sa fille....
-Mon père a beaucoup de brebis, beaucoup d’arbres
-près du ruisseau, une grande maison..., une noria
-d’eau fraîche..., climat très bon; ni froid ni chaleur.»</p>
-
-<p>Bien que la peinture d’une si grande félicité influât
-légèrement sur son âme, Benina ne se laissait pas
-séduire et, comme une personne pratique, elle vit de
-suite les inconvénients d’une brusque translation dans
-des pays aussi lointains, où elle se trouverait au milieu
-de gens inconnus, parlant une langue de tous les diables,
-et qui sûrement différaient d’elle par les mœurs,
-la religion, le vêtement, car elles marchaient voilées....
-Voyez-vous Benina voilée? Non, la seule chose qu’on
-peut faire pour le bon Mordejaï, c’est de le calmer. Se
-montrant affectueuse et bonne, elle lui fit ressortir
-l’inconvénient grave qu’il y aurait à mettre de la précipitation
-dans une chose aussi grave que de se marier
-comme cela, de but en blanc, et de se sauver d’un seul
-trait rien moins qu’en Afrique, qui est, comme on dit,
-l’endroit où naissent les Pyrénées. Non, non, il fallait
-y penser tranquillement et prendre son temps pour ne
-pas faire une bêtise. Il était beaucoup plus pratique,
-suivant elle, de laisser toute cette histoire du mariage
-et du voyage des jeunes époux pour plus tard et de
-s’occuper de suite, avec tous les soins voulus pour
-réussir, de la grande conjuration du roi Samdaï. Si la
-chose réussissait, comme l’assurait Almudena, et s’ils
-pouvaient en tirer les paniers remplis de pierres précieuses
-que l’on convertirait si facilement en billets de
-<span class="pagenum" id="Page_179">179</span>
-banque, toutes les questions seraient facilement résolues,
-et la suite en découlerait promptement. L’argent
-est le grand arrangeur de toutes choses en ce monde.
-Conclusion: elle consentait à tout ce qu’il désirait, et
-elle engageait sa parole de l’épouser et de le suivre
-au bout du monde aussitôt que le roi Samdaï aurait
-donné tout ce qu’on allait lui demander avec toutes les
-règles et cérémonies prescrites.</p>
-
-<p>L’Africain écoutait ces paroles avec un air méditatif,
-quand tout d’un coup il se mit à se frapper le front,
-comme un homme qui éprouverait une grande confusion
-et désolation:</p>
-
-<p>«Pardonne-moi, j’ai oublié de te dire quelque chose.</p>
-
-<p>—Quoi? Vas-tu faire à cette heure quelque difficulté?
-Est-ce que l’opération ne réussira pas parce
-qu’il manquera quelque condition?</p>
-
-<p>—J’ai oublié une chose..., cela ne peut réussir parce
-que tu es une femme.</p>
-
-<p>—Manqué! dit Benina, sans pouvoir contenir son
-désappointement. Pourquoi n’as-tu pas commencé par
-là, puisque la première condition était d’être homme?</p>
-
-<p>—Pardonne-moi d’avoir oublié.</p>
-
-<p>—Tu n’as pas ta tête. En voilà une histoire! Mais
-c’est ma faute d’avoir été croire bêtement les sottises
-qu’on invente dans ta terre maudite et dans ta religion
-de démons couronnés. Non, non, je ne le croyais
-pas, c’est la pauvreté qui m’aveuglait.... Je ne le crois
-pas, non. Que Dieu me pardonne la mauvaise pensée
-d’appeler le diable avec toutes ces agaceries, et que la
-très sainte Vierge, mère de Dieu, me le pardonne pareillement!</p>
-
-<p>—Si tout cela ne vaut rien parce que tu es femme...,
-répliqua Almudena tout honteux, je sais moi une autre
-chose..., et, si tu veux la faire, tu auras tout l’argent
-que tu pourras désirer.</p>
-
-<p>—Non, non, tu ne me tromperas pas une seconde
-fois. Tu es un bon oison!... Je ne croirai plus rien de
-ce que tu diras.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_180">180</span></p>
-
-<p>—Par la lumière bénie, c’est une vérité.... Que la
-foudre me frappe si je te trompe.... Tu auras de l’argent,
-beaucoup d’argent.</p>
-
-<p>—Quand?</p>
-
-<p>—Quand tu voudras.</p>
-
-<p>—C’est à voir.... Bien que je n’en croie pas un mot,
-dis-moi vite comment.</p>
-
-<p>—Je te donnerai un petit papier....</p>
-
-<p>—Un petit papier?</p>
-
-<p>—Oui...; tu le placeras sur la pointe de la langue....</p>
-
-<p>—Sur la pointe de la langue?</p>
-
-<p>—Oui: tu entreras avec lui dans la banque, le petit
-papier sur la langue, et personne ne te verra. Tu
-pourras prendre tout l’argent que tu voudras, personne
-ne te verra.</p>
-
-<p>—Mais c’est voler cela, Almudena.</p>
-
-<p>—Personne ne te verra, personne ne te dira rien.</p>
-
-<p>—Assez, assez.... Je ne mange pas de ce pain-là.
-Voler, cela, non! S’ils ne me voient pas, Dieu me verrait,
-lui.»</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_181">181</span></p>
- <h2 id="ch_25">XXIV</h2>
-</div>
-
-<p>Le Marocain passionné ne cessait point de chercher
-à convaincre sa dame (nous devons l’appeler ainsi dans
-ce cas, puisqu’il la voyait telle avec les yeux de son
-âme) et, convaincu que les moyens positifs, les meilleurs,
-les plus efficaces pour la vaincre définitivement
-lui seraient fournis par sa cupidité et son désir de
-s’enrichir, il sortit un autre sortilège, produit naturel
-de son sang sémite et de sa riche imagination. Il lui
-dit que parmi tous les secrets dont il était dépositaire
-par la faveur de Dieu il y en avait un qu’il s’était toujours
-réservé de ne dire qu’à la personne qui serait
-digne de tout son amour, et, comme cette personne
-c’était elle, la femme rêvée, la femme promise par le
-souverain Samdaï, à elle seule il révélerait le procédé
-pour découvrir les trésors cachés sous terre. Bien que
-Benina affectât de ne pas donner créance à ces
-histoires, elle ne perdait pas une syllabe de ce qu’Almudena
-lui disait.</p>
-
-<p>La chose était très facile, décrite par lui, bien que
-les difficultés pour produire l’effet magique sautassent
-aux yeux.</p>
-
-<p>La personne qui désirerait savoir d’une façon certaine,
-absolument certaine, où il pouvait y avoir de
-l’argent caché, n’avait qu’à creuser un trou dans la
-terre et à se mettre dedans en chemise, durant quarante
-jours, sans autre aliment que de la farine sans
-sel, et aucune autre occupation que de lire un livre
-saint, à grands feuillets, et de méditer sur les profondes
-vérités que contient ce livre....</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_182">182</span></p>
-
-<p>«Et cela, il faudrait que je le fisse moi-même? dit
-Benina impatiente. Passe encore! Et ce livre est écrit
-dans ta langue. Comment, espèce d’idiot, veux-tu que
-j’arrive à lire ces griffonnages, si dans ma propre
-langue, le pur castillan, les caractères noirs me
-troublent?</p>
-
-<p>—Je lirai, moi...; tu liras, toi.</p>
-
-<p>—Mais dans ce trou sous la terre, qui sera comme
-une maison de taupes, est-ce que nous pourrons rester
-tous les deux?</p>
-
-<p>—Sûrement.</p>
-
-<p>—Bien. Et pour mieux voir les lettres de ce livre,
-dit la femme avec un air moqueur, tu prendras des
-lunettes pour aveugle?</p>
-
-<p>—Je le sais par cœur,» répliqua sans se troubler
-l’aveugle.</p>
-
-<p>Après les quarante jours de pénitence, pour terminer
-les prescriptions, il fallait écrire sur un papier à cigarettes
-certaines paroles magiques que lui seul connaissait,
-et alors on lançait le papier en l’air et pendant
-que le vent le faisait voltiger de-ci, de-là, il fallait
-réciter dévotement beaucoup de prières sans quitter
-des yeux le papier, volant.</p>
-
-<p>Là où le papier tombera, en creusant, creusant profondément,
-on trouvera certainement le trésor enfoui,
-très probablement une jarre remplie de pièces d’or.</p>
-
-<p>Benina manifesta son incrédulité en éclatant de
-rire; mais pourtant il resta quelque trace dans son
-esprit de cette nouvelle énigme de la recherche des
-trésors cachés, car elle se prit à dire solennellement:</p>
-
-<p>«Je ne crois pas qu’il y ait des trésors enterrés
-dans les champs. Il peut se faire que cela arrive dans
-ton pays; mais pour ce qui est d’ici..., ils les gardent
-dans les cours intérieures, dans les patios, ils les cachent
-sous le sol des bûchers, des magasins, des boutiques,
-et, lorsque cela se peut, dans les murs.</p>
-
-<p>—C’est même chose de le découvrir dans les endroits
-que tu dis..., si tu m’aimes et si tu consens à m’épouser.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_183">183</span></p>
-
-<p>—Nous avons le temps de causer de cela, dit Benina,
-mettant et ôtant son châle sur sa tête, signe d’impatience
-et de désir de s’en aller.</p>
-
-<p>—Je n’ai pas fini de parler, <i>Amri</i>, non, murmura
-l’aveugle, plaintif, la retenant par sa robe. Toi, toujours
-avec moi.</p>
-
-<p>—Ce n’est pas possible maintenant. Aie patience,
-mon fils.»</p>
-
-<p>Pris de nouveau de fureur, en sentant qu’elle voulait
-partir, il se lança sur elle, la saisit dans ses bras,
-manifestant par des rugissements plus que par des
-paroles humaines son ardent désir de la garder avec
-lui:</p>
-
-<p>«Moi, je t’aime.... Je veux me tuer, me jeter dans la
-rivière, si tu ne viens pas avec moi....</p>
-
-<p>—Laisse-moi, pour Dieu, Almudena, dit la dame avec
-un accent plein d’affliction, espérant en venir plus facilement
-à bout en lui parlant affectueusement. Je t’aime,
-mais mes obligations me réclament.</p>
-
-<p>—Je le tuerai, le beau galant! cria l’aveugle en serrant
-les poings et faisant quelques pas vers la vieille,
-laquelle, craintive, s’était écartée de lui.</p>
-
-<p>—Sois raisonnable; sinon, je ne t’aimerai pas....
-Allons, si tu me promets d’être bon et de ne pas me
-frapper, nous nous en irons ensemble.</p>
-
-<p>—Te battre, non, non, bien sûr..., moi qui t’aime
-plus que la lumière bénie.</p>
-
-<p>—Si tu ne me bats pas, allons-nous-en,» dit Benina
-s’approchant gentiment et le prenant par le bras.</p>
-
-<p>Le bon Mordejaï étant pacifié, ils reprirent le chemin
-pour remonter et, en marchant, il raconta qu’il avait
-quitté Santa-Casilda pour rompre avec la Pedra, et,
-comme les temps devenaient mauvais et qu’on gagnait
-peu de sous, il comptait se transporter le même soir
-aux Cambroneras, près du pont de Tolède, car dans ce
-quartier on trouvait des chambres à la nuit pour dix
-centimes seulement. Benina n’approuva pas ce changement
-de domicile, parce qu’elle avait entendu dire
-<span class="pagenum" id="Page_184">184</span>
-que les pauvres vivaient très mal là-bas, très étroitement,
-entassés comme des moutons dans des chambres
-indécentes, mais il insista d’une voix dolente et mélancolique,
-affirmant qu’il désirait être mal, qu’il voulait
-faire pénitence, passer ses jours à pleurer, pleurer
-jusqu’à ce qu’Adonai ait attendri le cœur de la femme
-aimée. Ils soupiraient tous deux, et silencieux ils montèrent
-toute la rue de Tolède.</p>
-
-<p>Comme Benina lui offrait un douro pour son déménagement,
-Almudena exprima un désintéressement
-sublime:</p>
-
-<p>«Je n’aime point l’argent...; l’argent chose sale...; je
-méprise l’argent... Moi, j’aime <i>Amri</i>.., ma femme avec
-moi....</p>
-
-<p>—Bien, bien, aie patience, lui dit Benina, qui
-craignait de le voir recommencer ses folies à la fin de
-la journée. Je te promets que demain nous reparlerons
-de tout cela.</p>
-
-<p>—Tu viendras à Cambroneras?</p>
-
-<p>—Oui, je te le promets.</p>
-
-<p>—Moi, je ne retournerai pas à la paroisse.... Ces
-gens orgueilleux me pèsent: Cassiana, Élisée.... Je hais
-mes compagnons. J’irai mendier au pont de Tolède.</p>
-
-<p>—Attends-moi demain..., et promets-moi d’être raisonnable.</p>
-
-<p>—Oui, en pleurant, en pleurant.</p>
-
-<p>—Mais à quoi servent toutes ces pleurnicheries?
-Mon petit Almudena, si je t’aime, mon maître, ne me
-donne pas d’ennuis.</p>
-
-<p>—Tu vas maintenant à ta maison, voir le vieux
-galantin et lui prodiguer tes tendresses?</p>
-
-<p>—Ah! bien oui, il est frais! Un grand cas que je fais
-de cette vieille antiquaille! Il a plus d’années que la
-Cuesta de la Vega. Il est parent de ma maîtresse, et
-c’est elle qui m’a chargée d’aller le chercher pour le
-ramener dans sa maison.</p>
-
-<p>—C’est un vieux magot, lui?</p>
-
-<p>—Un fameux magot! Et il n’y a point de comparaisons
-<span class="pagenum" id="Page_185">185</span>
-à faire entre toi et lui..., mon petit. Je suis très
-pressée. Adieu, jusqu’à demain.»</p>
-
-<p>Mettant à profit un moment où le Marocain se tenait
-tranquille comme un idiot, elle prit sa course, le laissant
-appuyé contre le mur près de la boutique du
-Botijo. C’était le seul moyen possible de séparation,
-étant donnée la terrible adhérence du pauvre aveugle.
-Au bout d’un court instant, il se laissa tomber sur le
-sol et les passants le virent là, mendiant toute la
-soirée, assis sur ses talons, muet, sa main noire tendue.</p>
-
-<p>La Nina ne trouva pas grand’chose de nouveau à la
-maison, car on ne saurait compter comme nouveauté
-l’extrême contentement de doña Paca, qui ne cessait de
-s’extasier sur la grâce de son hôte et la manière charmante
-avec laquelle il rappelait tous les souvenirs
-d’Algeciras et de Ronda. La bonne dame se trouvait
-transportée à ses jeunes ans; elle oubliait sa pauvreté
-et, mue par le généreux instinct qui, dans sa prime
-jeunesse, avait été le fond de son caractère imprévoyant
-et la cause de ses malheurs, elle proposa à Nina
-d’aller chercher pour Frasquito deux bouteilles de
-Xérès, un paon en galantine, des œufs glacés et une
-hure de sanglier.</p>
-
-<p>«Oui, madame, répliqua la servante, nous allons
-lui apporter tout cela et ensuite nous nous rendrons à
-la prison pour éviter aux marchands la peine de nous
-y traîner. Je crois que vous êtes devenue folle, vraiment!
-Pour ce soir vous aurez une soupe à l’ail avec
-des œufs et pas autre chose. Croyez bien que le chevalier
-s’en contentera encore parfaitement, habitué
-comme il l’est à toutes sortes de victuailles impossibles.</p>
-
-<p>—Bien, on fera ce que tu veux.</p>
-
-<p>—Au lieu d’une tête de sanglier, nous mettrons une
-tête d’oignon.</p>
-
-<p>—Je crois, avec ta permission, que, dans toutes les
-circonstances, fût-ce au prix d’un sacrifice, on doit se
-comporter comme il faut. Enfin, combien avons-nous
-d’argent?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_186">186</span></p>
-
-<p>—Peu vous importe. Laissez-moi faire, je saurai
-m’arranger. Quand il manquera, ce n’est pas vous qui
-irez le chercher.</p>
-
-<p>—Oui, je sais que c’est toi qui iras. Moi, je ne sers à
-rien.</p>
-
-<p>—Si, si, vous servez beaucoup, et maintenant aidez-moi
-à peler les pommes de terre.</p>
-
-<p>—Si tu veux. Ah!... j’allais oublier. Frasquito prend
-du thé, et, comme il est très difficile, il faut que tu le
-choisisses très bon.</p>
-
-<p>—Du meilleur. J’irai le chercher en Chine.</p>
-
-<p>—Ne te moque pas. Va chez le marchand et prends
-de celui qu’on appelle mandarin. Et en même temps
-rapporte donc pour dessert un joli petit fromage....</p>
-
-<p>—Allez, allez, vous parlez à tort et à travers, sans
-rien oublier.</p>
-
-<p>—Tu sais qu’il est accoutumé de manger dans les
-maisons riches et somptueuses.</p>
-
-<p>—Parfaitement, comme la taverne de Boto, rue de
-l’Ave-Maria..., une portion de ragoût, un réal; avec
-pain et vin, trente-cinq centimes.</p>
-
-<p>—Tu es mal disposée.... On ne sait vraiment pas
-comment te prendre. Mais j’accepte tout, Nina, tu
-gouvernes.</p>
-
-<p>—Ah bien! si je ne gouvernais pas, bon Dieu! nous
-serions propres! Il y a beau jour qu’on nous aurait
-mises à la prison pour dettes, à San-Bernardino ou
-même au Pardo.»</p>
-
-<p>Disputant ainsi, on arriva à la nuit. Ils mangèrent
-frugalement, gais tous trois et résignés à la pauvreté,
-tolérable et légère quand on ne manque point d’un
-morceau de pain pour apaiser sa faim. Le véridique
-historien doit confesser que les bonnes dispositions
-dans lesquelles se trouvait doña Paca s’altérèrent un
-peu lorsque les deux femmes se trouvèrent dans la
-même alcôve, l’une dans son lit, l’autre sur un matelas
-par terre, ayant cédé son lit à Frasquito. Comme la
-veuve de Zapata était d’un esprit extrêmement mobile
-<span class="pagenum" id="Page_187">187</span>
-et changeant en un moment sans qu’on en sût le motif,
-elle passait de la douceur extrême à la colère la plus
-folle, d’une crédulité enfantine à la méfiance la plus
-grande, des paroles les plus raisonnables aux sottises
-les plus lourdes. Benina connaissait bien ce rapide
-changement dans la façon d’être et de vouloir de sa
-maîtresse, qu’elle comparait volontiers à une girouette,
-et sans s’inquiéter outre mesure de ses manières qui
-devenaient subitement déplaisantes et de ses accès de
-colère, elle attendait une saute de vent. Et, en fait,
-il changeait à l’improviste, retournant à la bonne
-partie du cadran, et, en un moment, la mauve se
-changeait en chardon ou revenait à sa forme première.</p>
-
-<p>La mauvaise humeur de doña Paca dans la nuit dont
-il s’agit devait être attribuée à ce fait, suivant des renseignements
-dignes de foi, que Frasquito, dans ses
-conversations de la soirée, dans celles du souper et de
-l’après-dîner, laissa paraître pour Benina une prévenance
-qui blessa profondément l’amour-propre de l’infortunée
-veuve. Le bon monsieur montrait presque
-exclusivement sa gratitude à Benina, réservant pour
-madame une déférence courtoise; pour Benina tous
-ses sourires, ses phrases les plus ingénieuses, les
-regards langoureux de ses yeux attendris comme ceux
-d’un mouton mourant, et Ponte ajouta un comble à
-cette façon d’agir en l’appelant ange plus de douze fois
-pendant la frugale cène.</p>
-
-<p>Et, cela dit, écoutons doña Paca bien couchée entre
-ses draps de lit, tandis que Benina s’étendait par terre:</p>
-
-<p>«Pourtant, ma fille, rien ne m’ôtera de la tête que
-tu as donné un philtre à ce pauvre monsieur. Vois
-comme il te chérit? Si tu n’étais pas une vieille abominablement
-laide et sans aucune grâce, je croirais que
-tu l’as ensorcelé.... Certainement tu es bonne, charitable,
-tu sais t’attirer la sympathie par le bien que tu
-sais faire à tous, et par ta douceur et la suavité de tes
-petites manières... qui seraient bien capables de tromper
-ceux qui ne te connaissent pas.... Mais, avec toutes
-<span class="pagenum" id="Page_188">188</span>
-ces qualités, il est impossible qu’un homme aussi couru
-puisse s’éprendre de toi.... Si tu le crois et si tu t’infatues
-d’orgueil à cause de cela, à mon avis tu te trompes
-singulièrement, ma pauvre Nina. Tu seras toujours
-ce que tu as été. Et ne crains pas que j’ôte à don Frasquito
-ses illusions en lui racontant toutes tes mauvaises
-façons, la voleuse que tu as été, et d’autres
-petites choses, autres petites choses que tu sais et moi
-aussi....»</p>
-
-<p>Benina se taisait, se bouchant la bouche avec son
-drap, et cette humilité et cette modération excitèrent
-encore davantage la haine de la veuve de Zapata, qui
-continua à molester sa compagne:</p>
-
-<p>«Personne ne reconnaît mieux que moi tes qualités,
-parce que tu les as, c’est certain; mais on doit te tenir
-à distance, toujours à distance, ne pas te laisser sortir
-de ta basse condition, pour que tu ne l’oublies pas et
-que tu ne viennes pas manger dans la main de tes
-maîtres. Rappelle-toi que, par deux fois, j’ai dû te renvoyer
-de chez moi pour vol.... Ton effronterie était
-arrivée à un tel point,—que dis-je, effronterie?—ton cynisme
-dans ce vice abominable, que... jamais je n’ai pu
-faire un compte, tant cela me dégoûtait de voir mon
-argent sortir de ma bourse pour entrer dans la tienne...
-à jet continu!... Mais quoi, tu ne dis rien? Tu ne te
-défends pas? Tu es devenue muette?</p>
-
-<p>—Oui, madame, je suis devenue muette, fut l’unique
-réponse de la bonne femme. Il peut se faire que, quand
-madame se taira et fermera son bec, j’aurai quelque
-chose à dire.... Mais je ne dis rien.»</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_189">189</span></p>
- <h2 id="ch_26">XXV</h2>
-</div>
-
-<p>«Oui, oui.... Dis ce que tu veux..., continua doña
-Paca. Tu oserais t’attaquer à moi? Que je n’ai pas su
-tenir le Doit et l’Avoir? Eh quoi? Qui t’a dit que les
-grandes dames sont des teneurs de livres? Ne tenir
-aucun compte, ne rien écrire, mais ce n’était que la
-forme naturelle de ma générosité sans limites. Je me
-laissais voler par tous; je voyais le voleur mettre la
-main dans ma bourse, et j’avais l’air de ne pas m’en
-apercevoir.... J’ai toujours agi ainsi. Si c’est un péché,
-Dieu me le pardonnera. Mais ce que Dieu ne pardonne
-pas, Benina, c’est l’hypocrisie, ce sont les procédés
-artificieux, et le soin avec lequel certaines personnes
-composent leurs actes, pour se faire croire meilleures
-qu’elles ne sont. J’ai toujours eu le cœur sur la main
-et je me suis toujours présentée aux yeux de tous
-comme j’étais, comme je suis, avec mes défauts et mes
-qualités, telle que Dieu m’a faite.... Mais n’as-tu donc
-rien à me répondre? Ou bien n’as-tu rien à dire pour
-ta défense?</p>
-
-<p>—Madame, je me tais, parce que je dors.</p>
-
-<p>—Non, tu ne dors pas, c’est un mensonge de plus;
-ta conscience t’empêche de dormir. Reconnais que j’ai
-raison, et que tu es de celles qui se composent un
-visage pour dissimuler leurs méchancetés; non, on ne
-peut pas dire que ce soit des méchancetés, c’est trop.
-Je suis généreuse en cela comme en tout; je dirai simplement
-faiblesses.... Mais quelles faiblesses! Nous
-sommes fragiles; vraiment tu peux dire: je ne m’appelle
-pas Benina, mais bien fragilité. Mais ne crains
-<span class="pagenum" id="Page_190">190</span>
-rien, car tu sais bien que je n’irai pas te déprécier
-auprès de M. de Ponte et détruire la fleur de ses illusions....
-Quelle dérision! Ne voyant en toi, comme, du
-reste, il ne saurait le voir, ni une figure élégante, ni
-une face fraîche et rose, ni de fines manières, ni une
-éducation de dame, ni rien de ce qui peut rendre les
-hommes amoureux, il aura vu.... Quoi! Pour Dieu, que
-je ne devine pas. Si tu étais franche, ce que tu n’es pas
-et ne seras jamais.... Écoutes-tu ce que je te dis?</p>
-
-<p>—Oui, madame, j’écoute.</p>
-
-<p>—Si tu étais franche, tu me dirais que M. de Ponte
-t’appelle ange parce que tu fais bien la soupe à l’ail
-toute maigre.... Et crois-tu que cela suffise pour qu’on
-appelle une femme ange en toutes lettres?</p>
-
-<p>—Mais qu’est-ce que cela peut bien vous faire que
-M. de Ponte Delgado me donne tous les noms ou sobriquets
-qu’il lui plaît?</p>
-
-<p>—Tu as raison, si, si..., il peut se faire qu’il le dise
-ironiquement. Ces grands seigneurs, très habitués aux
-manières du grand monde, quand il semble qu’ils nous
-font un compliment, ils se payent notre tête, comme
-on dit.... Que si l’homme est sincère et s’il est amoureux
-de toi pour le bon motif.... Tout peut arriver,
-Benina.... Tu dois procéder avec loyauté et confesser
-tes taches, que Frasquito n’aille pas croire que la pureté
-des anges du ciel soit quelque chose de comparable à
-ta pureté à toi. Si tu n’agis pas ainsi, tu seras une
-mauvaise femme.... La vérité, Nina, dans ces cas, la
-vérité. Cet homme a cru que tu étais un prodige de
-conservation; oui, oui, tu as fait un miracle, un miracle
-sérieux, en pleine vie de Madrid et dans la classe
-domestique, une virginité de soixante ans!... Tu peux
-lui donner cinquante-cinq ans, si cela te convient....
-Mais si tu le trompes sur ton âge, qui est une supercherie
-très courante de notre sexe, ne le trompe pas
-sur ce qui rentre dans la loi morale, Nina: cela, non.
-Vois, ma fille, je t’aime beaucoup, et, comme maîtresse
-et comme amie, je te conseille de parler clair et de lui
-<span class="pagenum" id="Page_191">191</span>
-conter tes fautes et tes chutes. Ainsi le bon monsieur
-ne pourra dire que tu l’as trompé, s’il découvre avec
-le temps ce que tu lui auras caché. Non, Nina, non;
-ma fille, dis-lui tout, même si cela te force à rougir et
-si cela doit congestionner la verrue que tu portes sur
-le front. Confesse ta grande faute de ces temps-là,
-quand tu avais trente-cinq ans..., et dis-lui courageusement:
-M. don Frasquito, j’ai aimé un garde civil qui
-se nommait Romero, qui me garda avec lui pendant
-deux années et qui ensuite refusa de m’épouser....»
-Allons, femme, il n’y a pas de quoi devenir écarlate.
-Après tout, qu’est-ce que cela? Aimer un homme. C’est
-pour cela que les femmes sont venues au monde: pour
-aimer les hommes. Tu as eu le malheur de tomber sur
-un homme qui s’est mal conduit avec toi. Question de
-chance, ma fille. Ce qu’il y a de sûr, c’est que tu as été
-folle de lui.... Il m’en souvient bien. On ne pouvait pas
-te saisir; tu ne faisais plus rien de bien. Tu faisais
-danser l’anse du panier dans les grands prix et, tandis
-que tu étais à peine vêtue convenablement, lui ne manquait
-jamais de bons cigares.... A moi qui ai vu tes
-souffrances et ton aveuglement, toujours tourmentée
-et sans un jour de tranquillité, au lieu de fuir le supplice
-tu courais au-devant; à moi qui ai vu tout cela,
-tu n’as rien à me raconter. Je connais l’histoire, bien
-que je ne la connaisse pas toute, parce que tu m’as
-caché quelque chose..., et l’on m’a dit des choses que
-je ne sais pas si elles sont exactes ou non.... On m’a dit
-que de tes amours tu as retiré....</p>
-
-<p>—Cela n’est pas vrai.</p>
-
-<p>—Et que tu l’aurais placé à l’Inclusa....</p>
-
-<p>—Cela n’est pas vrai,» répéta Benina avec un accent
-sonore et d’une voix forte, se dressant sur son lit. A ce
-cri, doña Paca se tut subitement, comme la souris qui
-cesse de ronger la nuit lorsqu’elle entend le pas ou la
-voix de l’homme. Pendant un long moment, on n’entendit
-plus que les profonds soupirs de la dame qui
-commençait à se calmer tout en marmottant à voix
-<span class="pagenum" id="Page_192">192</span>
-basse. L’autre ne desserrait pas les dents. L’esprit de
-la pauvre dame avait eu une crise rapide et la girouette
-avait tourné de nouveau. La colère et les mauvaises
-paroles se changèrent en un instant en douceur et
-paroles flatteuses. Le symptôme caractéristique de
-l’apaisement ne tarda pas à se produire; c’était tout
-d’abord un vif repentir de tout ce qui lui était échappé
-de dire et la honte de se le rappeler; les grognements
-qu’elle laissait échapper n’avaient pas d’autre cause,
-ainsi que les plaintes de douleurs imaginaires qu’elle
-faisait entendre. Comme Benina ne répondait pas à ces
-démonstrations, doña Paca, vers minuit, se décida à
-l’appeler:</p>
-
-<p>«Nina, Nina, si tu voyais comme je suis mal!
-Quelle jolie petite nuit je passe. Il me semble que l’on
-m’applique un fer chaud sur le côté et qu’on m’arrache
-avec violence les os des jambes. J’ai la tête comme si
-on m’avait arraché le cerveau pour le remplacer par de
-la mie de pain et du persil hachés.... Pour ne pas te
-déranger, je n’ai pas osé te demander une petite tasse
-de tilleul, ni que tu me frictionnes les épaules et que
-tu me donnes un petit cachet de salicylate, de bromure
-ou de quinine.... C’est horrible. Tu as dormi comme un
-plomb. Bien, femme, repose-toi, fais-toi un peu de
-graisse.... Pour rien au monde je ne voudrais te déranger.»</p>
-
-<p>Sans desserrer les lèvres, Benina se leva de son grabat
-et, passant un jupon, se mit à préparer une tasse
-de tilleul sur le fourneau économique, et la donna à la
-malade; enfin, elle la frictionna et ensuite elle se pencha
-vers elle pour la bercer comme un enfant pour
-l’endormir. La vieille dame, désirant ardemment faire
-oublier ses divagations antérieures, pensait que le
-meilleur moyen était d’effacer par des paroles et des
-expressions affectueuses les mauvaises idées exprimées
-auparavant, et c’est en suivant cette idée que, tandis
-que sa compagne la bordait dans son lit, elle lui
-disait:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_193">193</span></p>
-
-<p>«Si je ne t’avais pas, je ne sais pas ce qui adviendrait
-de moi. Je me plains de Dieu lui-même et j’en
-arrive quelquefois à lui dire des injures comme à la
-première venue. C’est bien vrai qu’il me prive de beaucoup
-de choses; mais il m’a donné ta compagnie et ton
-amitié, qui valent plus à elles seules que l’or, l’argent
-et les brillants.... Et, pour que je ne l’oublie pas, dis-moi
-un peu ce que tu me conseilles de faire dans le
-cas où don Francisco Morquecho et don José-Maria
-Porcell viendraient me trouver avec ce message relatif
-à cette succession.</p>
-
-<p>—Mais, madame, si vous avez rêvé tout cela... et
-que ces nobles ambassadeurs soient morts depuis plus
-de mille ans et en poussière sous terre?</p>
-
-<p>—Tu dis bien, je l’ai rêvé.... Mais, si ce n’est eux,
-d’autres peuvent arriver, un jour fortuné, avec la
-même musique.</p>
-
-<p>—Qui dirait non? Avez-vous rêvé de caisses vides?
-Car ce serait le signe d’un héritage certain.</p>
-
-<p>—Et toi, qu’as-tu rêvé?</p>
-
-<p>—Moi? Cette nuit, j’ai rêvé que nous nous rencontrions
-avec un taureau noir.</p>
-
-<p>—Mais cela veut dire sûrement que nous trouverons
-un trésor caché, sais-tu? Qui nous dit que dans
-cette vieille maison, qui fut habitée autrefois par des
-commerçants riches, il n’y ait pas dans ces murs ou
-dans ces cloisons quelque jarre bien remplie de belles
-onces d’or?</p>
-
-<p>—J’ai ouï conter qu’au siècle passé vivaient ici des
-marchands de drap très riches et que, quand ils moururent,
-on ne trouva aucun argent dans leurs caisses.
-Il pourrait bien se faire qu’ils l’eussent caché. Il y a
-beaucoup, beaucoup d’exemples de cela.</p>
-
-<p>—Je suis certaine qu’il y a de l’argent caché dans
-cette propriété.... Mais va savoir où ces Indiens ont été
-le fourrer. Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de le découvrir?</p>
-
-<p>—Je ne sais.... Je ne sais, murmura Benina, repassant
-<span class="pagenum" id="Page_194">194</span>
-dans sa tête rêveuse les conjurations orientales
-proposées par Almudena.</p>
-
-<p>—Et si ce n’est pas dans les murs, qui dit que ce
-n’est pas sous les dalles de la cuisine ou de la salle à
-manger que ces messieurs ont caché leur argent, pensant
-qu’il serait plus à leur portée dans l’autre monde?</p>
-
-<p>—C’est bien possible.... Mais il est plus probable
-que ce sera dans le mur, ou bien, par exemple, sous
-les toits entre les solives....</p>
-
-<p>—Je crois que tu as raison. Cela peut aussi bien
-être caché en haut qu’en bas. Je t’assure que, lorsque
-je cogne fortement dans les couloirs et dans la salle à
-manger et que toute la maison tremble comme si elle
-voulait s’écrouler, il me semble que j’entends un petit
-bruit... qui ressemble au tintillement de l’or qui est
-remué.... Ne l’as-tu pas entendu?</p>
-
-<p>—Si, madame.</p>
-
-<p>—Eh bien! faisons donc tout de suite la preuve.
-Fais un pas hors de l’alcôve, cogne fort et écoutons....»</p>
-
-<p>Benina le fit comme il était dit et avec non moins
-de conviction que sa maîtresse et, en effet..., elles entendirent
-aussitôt un bruit métallique qui ne pouvait
-certainement provenir que de l’énorme quantité d’argent
-et d’or (certainement plus d’or que d’argent) cachée
-dans des pots, dans la vieille fabrique. Elles s’endormirent
-toutes deux sur cette illusion et, en songe,
-elles continuèrent à entendre le son argentin du
-métal....</p>
-
-<p>La maison était comme un grand corps qui aurait
-sué et de chacun de ses pores s’écoulait une once, une
-pièce de vingt-cinq francs ou une petite monnaie de
-vingt et un quart de réal.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_195">195</span></p>
- <h2 id="ch_27">XXVI</h2>
-</div>
-
-<p>Au petit matin du jour suivant, Benina cheminait
-vers les Cambroneras, son panier au bras, pensant,
-non sans inquiétude, à l’exaltation du bon Almudena,
-qui le conduirait promptement à la folie, si par ses
-bonnes manières elle n’arrivait pas à le calmer.</p>
-
-<p>Plus bas que la porte de Tolède, elle rencontra la
-Burlada et un autre pauvre qui mendiait avec un enfant
-hydrocéphale. Sa camarade de la paroisse lui dit
-qu’elle avait transféré son domicile au pont, parce
-qu’elle ne pouvait plus vivre dans le cœur de Madrid
-avec la cherté des loyers et l’exiguïté des aumônes.
-On lui donnait l’hospitalité dans une maison près de
-la rivière et pour moins que rien, et à cet avantage
-elle joignait cet autre de bien se mouvoir pour mendier
-sur le passage des allants et venants, matin et
-soir, de la rivière au pont et du pont à la rivière. Interrogée
-par Benina au sujet de l’aveugle et de sa manière
-de vivre, elle répondit qu’elle l’avait vu près de la
-petite fontaine après le pont, mendiant, mais qu’elle
-ne savait point où il demeurait.</p>
-
-<p>«Allez avec Dieu, madame, dit la Burlada. N’allez-vous
-pas au pont? Moi, si, parce qu’on y trouve son
-compte, si on y gagne peu. On me donne tous les
-soirs un bon plat de nourriture à la maison de M. le
-banquier, qui est située en face et à son entrée par la
-rue de Las Huertas, et je vis comme un chanoine, me
-réjouissant de faire la nique à la Caporale quand la
-servante du banquier m’apporte ma grande platée de
-nourriture; enfin avec cela et quelque autre petite
-<span class="pagenum" id="Page_196">196</span>
-chose que je reçois, nous vivons, madame Benina, et
-nous pouvons même nous compter parmi les riches.
-Adieu, portez-vous bien, j’espère que vous trouverez
-votre Maure en bonne santé. Portez-vous bien.»</p>
-
-<p>Elles s’en allèrent, chacune de son côté et, à l’entrée
-du pont, Benina, enfilant la chaussée qui descend à
-droite et conduit au faubourg de Cambroneras, sur la
-rive gauche du Manzanarès, tout en bas, elle se trouva
-sur une espèce de petite place limitée, du côté du couchant,
-par un vulgaire édifice; au sud, par le mur d’appui
-du contrefort de la culée du pont, et, des deux
-autres côtés, par des talus ou terre-pleins sablonneux
-où vivent quelques épines silvestres, des chardons et
-quelques herbes rachitiques. L’endroit est pittoresque,
-plein de lumière et, on peut dire, extrêmement gai,
-parce que de là on domine les rives verdoyantes du
-fleuve et les lavoirs avec leurs linges de mille couleurs.
-Au couchant, on distingue les chaînes de montagnes
-et, à la rive opposée du fleuve, les cimetières de San-Isidro
-et San-Justo qui présentent un aspect grandiose
-avec leurs monuments et le vert foncé de leurs cyprès....
-La mélancolie inhérente à ces lieux de repos
-ne les prive point, dans ce panorama, de leur caractère
-décoratif, et ils sont comme un beau décor ajouté par
-l’homme à tous ceux de la nature.</p>
-
-<p>En descendant lentement l’esplanade, la mendiante
-vit deux ânes; que dis-je, deux? huit, neuf, dix ou plus
-avec leur collier d’un rouge éclatant, et auprès d’eux un
-groupe de gitanos se chauffant au soleil, qui inondait
-déjà la place de sa lumière éblouissante, donnant plus
-d’éclat encore aux vives couleurs dont bêtes et gens
-étaient parés. Au milieu de conversations animées tout
-était rire, tapage, courses de droite et de gauche; les
-gamins couraient en se chamaillant; les tout petits,
-vêtus d’oripeaux, faisaient la roue, et, seuls, les ânes
-conservaient leur aspect grave et méditatif, au milieu
-de toute cette agitation, de ce mouvement et de ces
-cris en charabia; les vieilles gitanas, dont quelques-unes
-<span class="pagenum" id="Page_197">197</span>
-au teint couleur de tan ou même noir, tenaient
-leurs commérages à part, réunies auprès du mur du
-grand édifice, qui est une maison de location d’aspect
-régulier. Deux ou trois petites filles lavaient des chiffons
-dans la mare que formait, au milieu de l’esplanade,
-l’eau qui se perdait au sortir de la fontaine voisine.
-Quelques-unes de ces petites filles avaient un teint
-foncé et presque noir que faisaient ressortir les boucles
-d’oreilles en filigrane suspendues à leurs oreilles;
-d’autres avaient le teint mat et terreux, toutes étaient
-agiles, gracieuses, à la taille fine et de langue déliée.
-La vieille trouva parmi ces gens des visages de connaissance
-et, regardant de-ci, de-là, elle crut reconnaître
-un gitano qu’elle avait rencontré un certain jour, à l’hôpital,
-tandis qu’elle allait voir une amie. Elle ne voulut
-point s’approcher du groupe dans lequel il se disputait
-avec d’autres au sujet d’un âne dont les blessures de
-l’échine étaient l’objet d’une très vive discussion, et
-attendit le moment favorable pour lui parler. Il ne tarda
-pas à venir, parce que deux d’entre eux en arrivèrent
-promptement à se donner force bourrades, l’un avec
-un pantalon fendu du haut en bas, montrant ses jambes
-noires, et, l’autre, ayant un turban sur la tête et, pour
-tout vêtement, un grand gilet d’homme. Le gitano essaya
-de les séparer; Benina l’y aida et, tout étant rentré
-dans l’ordre, elle l’interpella en ces termes:</p>
-
-<p>«Dites-moi, bon ami, n’auriez-vous pas vu par ici un
-Maure aveugle, qu’on appelle Almudena?</p>
-
-<p>—Si, madame, je l’ai vu et j’ai même parlé avec lui,
-répliqua le gitano, montrant deux rangées de dents
-d’une blancheur éblouissante, d’une égalité et d’une conservation
-parfaites, se détachant dans l’étui de deux
-grosses lèvres charnues, d’un violet foncé. Je l’ai vu
-près du pont.... Il m’a dit qu’il couchait la nuit dans
-les maisons de Ulpiana... et que... je ne sais plus quoi...,
-qu’il était abandonné, bonne femme, qu’elle est une
-ingrate et qu’elle est cuisinière.»</p>
-
-<p>Benina fit un brusque saut en arrière, voyant tout
-<span class="pagenum" id="Page_198">198</span>
-d’un coup devant elle les pieds de derrière d’un âne,
-que deux gamins rouaient de coups, sans doute pour
-lui apprendre les belles manières et faire son éducation
-gitanesque, et elle se dirigea vers la maison que lui
-avait indiquée l’homme à la belle dentition.</p>
-
-<p>A côté de l’esplanade s’ouvrait un chemin ou rue tortueuse
-dans la direction de la porte ségovienne. A gauche,
-lorsqu’on y entre, se trouve la maison de rapport,
-immense amas de logements pauvres à six piécettes le
-mois, et, à sa suite, les murs et dépendances d’une
-ferme ou grange qu’on appelle Valdemora. Sur la
-droite, diverses maisons très anciennes, en désordre,
-avec des cours intérieures, avec des treillis moisis, les
-parois sales, offrant la réunion la plus irrégulière de
-vétusté et de misère que l’on puisse voir en architecture
-urbaine ou campestrale. Quelques portes laissent
-apercevoir de jolies faïences avec le portrait de san Isidro
-et la date de la construction, et, sur les toits en
-ruine, pleins de saillies pittoresques, on est tout étonné
-de voir encore de belles girouettes toutes tordues, d’un
-travail exquis.</p>
-
-<p>Voyant, en s’approchant, que quelqu’un se montrait
-au grillage d’une fenêtre, elle se prépara à demander
-un renseignement: c’était un âne blanc aux oreilles
-démesurées, qu’il passa au travers des barreaux, lorsqu’elle
-eut ouvert la bouche. Alors la vieille entra dans
-la première cour pavée, pleine de trous; de tous côtés
-des habitations avec des portes d’inégales grandeurs,
-des auvents ou petites huttes économiquement dressées,
-couvertes de feuilles de cuivre couleur vert-de-gris;
-sur l’unique paroi blanche ou, du moins, moins
-sale que les autres, s’étalait un grand bateau peint à
-l’ocre rouge, frégate à trois mâts, de style enfantin,
-avec une cheminée d’où s’échappait une grande ligne
-de fumée. De ce côté, une femme, à la figure hâve,
-lavait des haillons dans une auge en pierre: ce n’était
-pas une gitana, mais bien une paysanne. D’après les
-explications que celle-ci lui donna, les gitanos vivaient
-<span class="pagenum" id="Page_199">199</span>
-dans la partie gauche, avec leurs ânons, en pacifique
-communauté d’habitation; ils avaient pour lit, les uns
-comme les autres, le sol sacré, les mangeoires servant
-d’oreillers aux animaux doués de raison; à la droite, et
-dans des chambres ressemblant aussi bien à des écuries
-et non moins immenses que les autres, accouraient
-pour y dormir, la nuit, beaucoup de ces pauvres qui
-parcourent les rues de Madrid, de jour, en mendiant.
-Pour dix centimes ils avaient droit à une portion de
-sol et de nourriture. Benina ayant donné le signalement
-d’Almudena, la femme affirma qu’effectivement
-il avait dormi là, mais qu’à l’instar de tous les autres
-pauvres il était parti de très bonne heure, car les dortoirs
-n’étaient point faits pour inviter à la paresse. Si
-madame désirait d’autres renseignements sur le Maure
-aveugle, elle s’empresserait de les lui fournir, dans le
-cas où il viendrait dormir une autre nuit.</p>
-
-<p>Remerciant la femme maigre, Benina s’en alla par la
-rue, guettant çà et là des deux côtés de la rue. Elle
-espérait apercevoir sur ces monticules dénudés Almudena
-prenant le soleil, plongé dans ses idées mélancoliques.
-Passé la maison d’Ulpiana, on ne voyait plus
-à droite que des talus arides et pierreux, couverts
-d’immondices, de scories et de sable. A cent mètres
-environ se présenta une courbe ou route en zigzag qui
-conduit à la station de Las Pulgas, laquelle se reconnaît
-par la trace noire des charbons déposés sur le sol
-et qui s’aperçoivent d’en bas, les palissades qui ferment
-la voie et quelque chose qui fume et bout au-dessus de
-tout cela. Arrivé à la station, du côté de l’orient, un
-ruisseau d’eaux d’égout, noires comme de l’encre,
-coule au travers d’une tranchée ouverte dans le talus
-et, franchissant le chemin par un petit canal, s’en va
-féconder les prairies avant de se jeter dans la rivière.
-La mendiante s’arrêta un instant, examinant avec sa
-vue de lynx la tranchée par laquelle l’eau s’écoulait en
-flots troubles, et les plaines qui, sur la gauche,
-s’étendent jusqu’à la rivière, plantée de légumes. Elle
-<span class="pagenum" id="Page_200">200</span>
-continua plus loin, car elle savait que l’Africain aimait
-la solitude des champs et la rude intempérie. Le jour
-était paisible, la lumière très vive accentuait le vert
-des récoltes et le bleu intense des choux de Lombardie,
-jetant dans tout le paysage des notes gaies. La
-vieille femme marchait et s’arrêtait alternativement,
-regardant les champs dont la vue récréait ses yeux et
-son esprit, et les collines arides, et elle ne vit rien qui
-ressemblât à un aveugle marocain qui serait occupé à
-boire le soleil. Retournant à l’esplanade, elle descendit
-jusqu’à la rive du fleuve et parcourut les lavoirs et les
-petites maisons qui s’appuient au contre-fort du pont,
-sans rencontrer une trace de Mordejaï. Découragée,
-elle retourna vers le Madrid d’en haut, décidée à
-reprendre, le lendemain, ses investigations.</p>
-
-<p>Dans sa maison, elle ne trouva rien de nouveau; je
-me trompe, elle trouva une nouvelle qui peut bien être
-considérée comme un événement merveilleux, œuvre
-du génie souterrain Samdaï. A peine entrée, doña Paca
-lui cria avec joie:</p>
-
-<p>«Mais, tu ne sais pas, femme?... Je t’attendais avec
-impatience pour te le raconter....</p>
-
-<p>—Quoi, madame?</p>
-
-<p>—Que don Romualdo est venu ici.</p>
-
-<p>—Don Romualdo?... Mais vous rêvez.</p>
-
-<p>—Je ne sais pourquoi.... C’est une chose de l’autre
-monde que ce monsieur vienne chez moi?</p>
-
-<p>—Non, mais....</p>
-
-<p>—Pour sûr, cela m’a donné à penser. Qu’arrive-t-il?</p>
-
-<p>—Il n’arrive rien.</p>
-
-<p>—J’ai cru qu’il s’était passé quelque chose dans
-la maison de don Romualdo, quelque question désagréable
-avec toi et qu’il venait m’en rendre compte.</p>
-
-<p>—Il n’y a rien de tout cela.</p>
-
-<p>—Ne l’as-tu point vu sortir de chez lui? Ne t’a-t-il
-pas dit qu’il venait ici?</p>
-
-<p>—Quelle idée? Est-ce que monsieur va maintenant
-me dire où il va quand il sort?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_201">201</span></p>
-
-<p>—En tout cas, c’est bien extraordinaire....</p>
-
-<p>—Mais enfin, puisqu’il est venu, il a dû vous dire....</p>
-
-<p>—A moi? Que veux-tu qu’il m’ait dit, si je ne l’ai pas
-vu?... Laisse que je t’explique. A dix heures, une des
-petites filles de la cordonnière est descendue comme
-d’habitude pour me tenir compagnie: l’aînée, Célédonia,
-qui est plus vive que la poudre. Bon! à minuit
-moins un quart, drelin, drelin! on sonne à la porte. Je
-dis à la petite: «Ouvre, ma fille, et qui que ce soit,
-dis que je n’y suis pas». Depuis le scandale que m’a
-fait ce marchand, je me garde bien de recevoir quand
-tu n’es pas là.... Célédonia ouvre..., j’entends d’ici une
-voix grave, comme celle d’un personnage, mais je ne
-puis rien distinguer.... Alors la petite me raconte que
-c’est un prêtre qui est venu....</p>
-
-<p>—Son signalement?</p>
-
-<p>—Grand, beau, ni vieux, ni jeune.</p>
-
-<p>—C’est cela, affirma Benina, stupéfaite de la coïncidence,
-mais n’a-t-il point laissé sa carte?</p>
-
-<p>—Non, parce qu’il avait oublié son portefeuille.</p>
-
-<p>—Et il a demandé après moi?</p>
-
-<p>—Non. Il a dit seulement qu’il désirait me voir pour
-une affaire de grande importance.</p>
-
-<p>—Dans ce cas, il reviendra.</p>
-
-<p>—Non, pas de sitôt. Il doit partir ce soir pour aller
-à Guadalajara. Tu as dû entendre parler de ce voyage.</p>
-
-<p>—Il me paraît que oui.... On a parlé, je crois, d’aller
-à la station, de la petite malle et de je ne sais quoi.</p>
-
-<p>—Mais tu pourrais appeler Célédonia, elle t’expliquera
-tout cela mieux que moi. Il dit qu’il était très
-contrarié de ne pas me rencontrer.... Qu’à son retour
-de Guadalajara il reviendrait.... Mais c’est tout de
-même bien curieux qu’il ne t’ait pas parlé de cette
-question d’intérêt qu’il a à traiter avec moi. Ou bien le
-sais-tu et veux-tu me réserver la surprise?</p>
-
-<p>—Non, non, je ne sais rien de cette affaire..., et la
-Célédonia est-elle sûre du nom?</p>
-
-<p>—Demande-le lui.... Deux ou trois fois, il lui a
-<span class="pagenum" id="Page_202">202</span>
-répété: «Dis à ta maîtresse que don Romualdo est
-venu».</p>
-
-<p>La petite, interrogée, confirma tout ce que venait de
-dire doña Paca; elle était très fûtée et pas une syllabe
-de ce que M. le curé lui avait dit ne lui avait échappé;
-elle décrivait avec une mémoire des plus fidèles sa
-figure, son vêtement, son accent.... Benina, d’abord
-confondue de la rareté du cas, l’oublia promptement,
-son esprit étant préoccupé de choses plus importantes.
-Elles trouvèrent Frasquito tellement mieux qu’on lui
-accorda de se lever de son lit; mais, en faisant ses premiers
-pas dans l’appartement et les couloirs, le pauvre
-galant s’aperçut de cette nouveauté que sa jambe
-droite était devenue un peu faible à le porter.... Il
-espérait néanmoins qu’avec une bonne alimentation et
-un peu d’exercice ce membre finirait par retrouver sa
-fermeté et son activité premières. Bientôt il aurait son
-bulletin de guérison. Sa reconnaissance pour ces deux
-femmes durerait autant que sa vie et principalement
-pour Benina.... Il reprenait haleine. Il renaissait à l’espérance,
-il avait le pressentiment d’obtenir bientôt une
-situation qui lui permettrait de vivre indépendant,
-d’avoir un logis propre, bien que tout simple, et...
-l’homme s’animait en parlant, et avec l’inépuisable pharmacie
-de son optimisme il se rétablissait promptement.</p>
-
-<p>Comme Benina songeait à tout et qu’elle ne laissait
-de côté rien de ce qui pouvait toucher ceux dont elle
-s’occupait, elle pensa qu’il était convenable de prévenir
-les dames de la Costanilla de San-Andres qui auraient
-sûrement été inquiètes de l’absence de leur commis.</p>
-
-<p>«Oui, faites-moi le plaisir de leur porter mes compliments,
-dit le galant, plein d’admiration pour cette
-nouvelle preuve de prévoyance. Dites-leur ce que vous
-voudrez et je suis sûr d’avance que vous me mettrez
-en bonne posture auprès d’elles.»</p>
-
-<p>C’est ce que Benina exécuta le soir même, et, le lendemain
-matin de bonne heure, elle reprit le chemin de
-Tolède.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_203">203</span></p>
- <h2 id="ch_28">XXVII</h2>
-</div>
-
-<p>Elle rencontra un vieux bonhomme déguenillé qui
-avait coutume de mendier avec une petite fille dans les
-bras, à la chapelle de l’Olivar; il lui conta en pleurant
-ses malheurs qui auraient suffi à émouvoir des rochers.</p>
-
-<p>Sa fille, la mère de cette créature et d’une autre qui,
-malade, avait été recueillie par une voisine, était morte
-deux jours avant de misères, madame, de fatigue, de
-tant souffrir, pendant qu’elle envoyait ses pauvres
-enfants à la recherche d’un morceau de pain. Qu’allait-il
-devenir maintenant avec ces deux enfants, n’ayant
-point de quoi les nourrir et ne suffisant pas à se tirer
-d’affaires lui-même? Le Seigneur avait retiré sa main
-de lui. Aucun saint du ciel ne lui venait en aide dans
-cette maudite situation. Il ne désirait qu’une chose,
-mourir, et qu’on l’enterre promptement, promptement,
-pour ne plus voir le monde. Son seul désir serait de
-voir ses deux pauvres petites placées dans un de ces
-refuges comme il y en a beaucoup pour petits des deux
-sexes. Et c’est là que l’on pouvait reconnaître sa malchance....
-Il avait rencontré une âme charitable, un
-ecclésiastique, qui lui offrit de placer les petites dans
-un asile; mais, quand il croyait l’affaire arrangée, le
-diable est venu la défaire.</p>
-
-<p>«Voyons, madame, est-ce que vous ne connaîtriez
-pas par hasard un brave homme, prêtre, qui s’appelle
-don Romualdo?</p>
-
-<p>—Il me paraît que si, répondit la mendiante, sentant
-de nouveau un grand vertige et une épouvantable
-confusion dans son esprit.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_204">204</span></p>
-
-<p>—Grand, bien planté, portant des habits fins, ni
-jeune, ni vieux.....</p>
-
-<p>—Et il dit qu’il s’appelle don Romualdo?</p>
-
-<p>—Don Romualdo, oui, madame.</p>
-
-<p>—Aurait-il par hasard une petite nièce qui se
-nomme doña Patros?</p>
-
-<p>—Je ne sais pas comment elle s’appelle; mais pour
-une nièce, il en a certainement une... et jolie encore.
-Mais voilà bien ma chienne de chance. Et je vais vous
-en donner la raison. Je vais chez lui et l’on me dit
-qu’il est parti pour Guadalajara.</p>
-
-<p>—Justement, fit Benina tout étourdie, sentant que
-le réel et l’imaginaire se livraient à une sarabande
-dans son pauvre cerveau; mais il reviendra bientôt.</p>
-
-<p>—Savoir s’il reviendra!»</p>
-
-<p>Le pauvre vieux ajouta qu’il se mourait de faim;
-qu’il n’avait, en tout et pour tout, mangé depuis trois
-jours autre chose qu’un morceau de morue crue qu’on
-lui avait donné par charité dans un magasin, et
-quelques croûtes de pain qu’il avait été obligé de tremper
-dans la fontaine pour les attendrir, car il n’avait
-plus de dents dans la bouche. Depuis le jour de la
-Saint-Joseph, où la distribution de la soupe a été supprimée
-au Sacré-Cœur, il n’avait plus trouvé remède à
-sa faim; il ne trouvait d’assistance nulle part; le ciel ne
-l’aimait plus. Avec quatre-vingt-deux ans accomplis,
-pourquoi aurait-il désiré continuer à vivre? Si peu
-qu’il réussisse à caser ses deux petites filles, il se coucherait
-pour ne plus se relever qu’au jugement dernier
-très tard. Il ne se lèverait que le dernier tout à fait,
-tant il était las et fatigué!</p>
-
-<p>Transportée de peine en écoutant le récit d’une semblable
-infortune, dont elle ne pouvait mettre en doute
-la sincérité, elle dit au vieux de la mener auprès de sa
-petite-fille malade, et elle fut aussitôt conduite dans un
-logis sombre, au rez-de-chaussée de la maison de location
-où vivaient pêle-mêle, pour trois réaux par mois,
-une demi-douzaine de «mendiants pour l’amour de
-<span class="pagenum" id="Page_205">205</span>
-Dieu», avec leur progéniture. La majeure partie
-d’entre eux se rendaient alors à Madrid pour y recueillir
-la sainte obole. Benina ne rencontra qu’une vieille
-sèche, endormie, qui paraissait alcoolique, et une
-femme pansue, mal couverte de haillons de différentes
-couleurs. Par terre, sur un méchant grabat, couvert de
-morceaux d’étoffes légères jaunes, et de lambeaux de
-mantes cramoisies, était étendue la petite malade; elle
-paraissait six ans, la face livide, les poings serrés
-contre la bouche.</p>
-
-<p>«Ce qu’elle a, cette enfant, c’est qu’elle souffre de la
-faim, dit Benina qui, lui ayant touché le front et les
-mains, les avait trouvés froids comme le marbre.</p>
-
-<p>—Il est possible que cela soit, car il n’est pas entré
-dans nos corps quoi que ce soit de chaud depuis
-hier.»</p>
-
-<p>Il n’en fallait pas plus pour faire déborder la pitié de
-la brave Benina, pitié qui emplissait et inondait son
-âme et, transportant dans la pratique les choses avec
-la prestesse qui était la caractéristique de sa nature,
-elle s’en alla à la minute à la boutique de comestibles
-voisine et acheta tout ce qu’il lui fallait pour mettre
-immédiatement un bon pot-au-feu, prenant en plus des
-œufs, du charbon, de la morue..., car elle ne faisait
-jamais les choses à demi. Sur l’heure elle portait
-remède à la triste situation de ces infortunés et de
-quelques autres qui vinrent se joindre à la compagnie,
-alléchés par l’odeur de cuisine qui s’était si subitement
-et si rapidement répandue dans la partie basse
-de cette ruche humaine. Et le Seigneur récompensa de
-suite sa charité en lui envoyant, parmi les mendiants
-qui accoururent à ce festin, un cul-de-jatte qui lui
-donna enfin des nouvelles du pauvre Almudena
-dévoyé.</p>
-
-<p>Le Maure couchait dans la maison Ulpiana et le
-reste du temps il le passait en prières et jouant sur
-une petite guitare à deux cordes qu’il avait rapportée
-de Madrid, le tout sans s’éloigner d’un tas de décombres
-<span class="pagenum" id="Page_206">206</span>
-provenant de la station de Las Pulgas, du côté
-qui regarde vers le pont ségovien. Benina se rendit là
-très lentement, parce que le mendiant qui la guidait
-était lui-même de marche lente, l’extrémité du corps
-enfermée dans une semelle et se mouvant au moyen
-des mains armées elles-mêmes de petits socques de
-bois. Tout en cheminant, cette moitié d’homme émit
-sur le compte de l’aveugle quelques remarques critiques,
-disant que sa manière d’être était tant soit peu
-extravagante. Il croyait qu’Almudena devait être un
-prêtre dans son pays, un curé de Zancarron et que,
-dans ces jours, il devait faire la pénitence du carême
-mahométan.</p>
-
-<p>«Ce qu’il chante avec sa guitare, ce doit être des
-chansons de funérailles de là-bas, parce qu’elles sont
-tristes et donnent envie de pleurer en les entendant.
-Enfin, madame, le voilà devant vous, étendu sur son
-tapis, la tête en avant, aussi privé de mouvement que
-s’il eût été changé en pierre.»</p>
-
-<p>Benina distinguait en effet la figure immobile de
-l’aveugle au milieu d’un tas d’immondices, de scories,
-de plâtras et de balayures qui se trouve entre la voie
-et le chemin de Las Cambroneras, au milieu d’une
-aridité absolue, car aucune plante, aucun arbre, aucune
-verdure ne poussait en cet endroit. Le cul-de-jatte
-continua à se traîner en avant, et Benina, son panier
-sous le bras, se mit à monter, non sans glisser sur les
-décombres et non sans peine, car le talus, à cause de
-sa composition hétéroclite, s’écroulait sous ses pieds.
-Avant d’arriver au sommet, qu’occupait Almudena, elle
-annonça par des cris son arrivée, lui disant:</p>
-
-<p>«Eh bien! mon enfant, voilà un joli endroit que tu
-as choisi pour te mettre au soleil! Est-ce que tu voudrais,
-par hasard, te dessécher pour faire une peau de
-tambourin? Eh!... Almudena, c’est moi, c’est moi qui
-monte ces escaliers d’enfer. Petit... Mais quoi? est-ce
-que tu es fou ou endormi?»</p>
-
-<p>Le Marocain ne bougeait point, la face tournée vers
-<span class="pagenum" id="Page_207">207</span>
-le sol, comme un morceau de viande qu’on aurait mis
-à rôtir. La vieille lui lança deux ou trois petites pierres
-avant de parvenir à attirer son attention. Almudena se
-mit à trembler de tout son corps et, se mettant sur ses
-pieds, il s’écria:</p>
-
-<p>«Toi, Benina, c’est toi, Benina?</p>
-
-<p>—Oui, mon enfant. C’est cette pauvre vieille elle-même
-qui vient te trouver au désert où tu demeures.
-Tu as eu une drôle d’idée de venir ici, et ce n’est pas
-sans peine que je suis parvenue à te découvrir!</p>
-
-<p>—Benina! répéta l’aveugle avec une émotion enfantine,
-qui se révélait par une crise de larmes et un
-tremblement qui le secouait des pieds à la tête. Tu
-viens du ciel.</p>
-
-<p>—Non, enfant, non, répliqua la brave femme en lui
-frappant les épaules en signe d’amitié. Je ne viens pas
-du ciel. Je monte de la terre, au contraire, par ces
-maudites rocailles. Eh bien! c’est une jolie idée qui t’a
-pris, pauvre petit Maure! Dis-moi: est-ce que ton pays
-ressemble à cela?»</p>
-
-<p>Mordejaï ne répondit pas à cette question. Ils descendirent
-tous deux. L’aveugle la palpait avec les mains,
-comme s’il cherchait à la voir par le toucher.</p>
-
-<p>«Je suis venue, dit enfin la mendiante, parce que je
-craignais que tu ne mourusses de faim.</p>
-
-<p>—Moi pas manger....</p>
-
-<p>—Tu fais pénitence? Tu aurais pu choisir un meilleur
-endroit.</p>
-
-<p>—Il est le meilleur.... Montagne parfaite.</p>
-
-<p>—Va, là avec ta montagne! Et comment l’appelles-tu?</p>
-
-<p>—Mont Sinaï.... Je suis à Sinaï....</p>
-
-<p>—Où tu es à bayer aux corneilles.</p>
-
-<p>—Tu es venue avec les anges, Benina..., venue, avec
-le feu.</p>
-
-<p>—Non, mon enfant, je n’apporte pas de feu et, du
-reste, il ne manque pas ici, tu es assez rissolé comme
-cela. Tu es plus sec qu’une morue.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_208">208</span></p>
-
-<p>—Tant mieux.... Je veux être desséché... et brûler
-comme une souche.</p>
-
-<p>—Tu deviendrais sec comme la paille, si je t’abandonnais.
-Mais je ne t’abandonne pas et maintenant tu
-vas manger et boire ce que je t’apporte dans mon
-panier.</p>
-
-<p>—Moi je ne veux pas manger..., moi devenir squelette.»</p>
-
-<p>Sans en écouter davantage, Almudena tendit la main
-et se mit fébrilement à chercher par terre. Il cherchait
-sa guitare que Benina vit et ramassa, en faisant résonner
-les deux cordes distendues.</p>
-
-<p>«Donne, donne vite», dit l’aveugle impatient, saisi
-par l’inspiration.</p>
-
-<p>Et, attirant à lui l’instrument, il pinça les cordes et
-il en tira quelques sons tristes, accords sans concordance
-harmonique entre eux, et ensuite il se mit à
-chanter en langue arabe une étrange mélopée, accompagnée
-de sons secs et cadencés qu’il tirait de ces
-deux cordes. Benina écouta la cantilène avec un certain
-recueillement, bien qu’elle ne comprît rien aux
-paroles gutturales ni à la cadence des sons qui ne ressemblait
-en rien à ce qu’elle connaissait, mais elle sentait
-que cette musique procédait d’une intense mélancolie.
-L’aveugle balançait la tête sans s’arrêter, comme
-s’il eût voulu adresser les paroles aux différentes parties
-du ciel, et il prononçait certaines d’entre elles avec
-une véhémence et une ardeur qui dénotaient l’enthousiasme
-dont il était possédé.</p>
-
-<p>«Bien, enfant, bien, lui dit la vieille, quand il eut
-terminé son chant. Ta musique m’a beaucoup touchée.
-Mais l’estomac me dit qu’à lui les couplets ne lui suffisent
-pas et qu’il préfère de bonnes tranches de jambon.</p>
-
-<p>—Mange, toi..., moi je chanterai.... C’est manger
-pour moi que d’être avec toi.</p>
-
-<p>—Tu t’alimentes en m’ayant près de toi? Jolie
-nourriture, vraiment!</p>
-
-<p>—Moi, t’aimer!...</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_209">209</span></p>
-
-<p>—Oui, aime-moi; mais tu dois tenir compte de ce
-que je suis ta mère et que je dois prendre soin de toi.</p>
-
-<p>—Tu es bonne, tu es jolie.</p>
-
-<p>—Ah! je t’en souhaite, que je suis jolie..., avec plus
-d’années que san Isidro, avec cette misère et cette
-figure!»</p>
-
-<p>Non moins inspiré en parlant qu’en chantant, Almudena
-lui dit:</p>
-
-<p>«Tu es comme l’oasis, l’ombre bienfaisante.... Ta
-taille est élancée comme les palmiers du désert.... Ta
-bouche, comme les roses.... Tes yeux brillent comme
-les étoiles du soir.</p>
-
-<p>—Très sainte Vierge! Jamais je ne me serais doutée
-que j’avais toutes ces beautés.</p>
-
-<p>—Toutes les femmes t’envient.... La main de Dieu t’a
-créée avec amour; les anges te louent avec leurs
-cithares....</p>
-
-<p>—Saint Antoine béni!... Si tu veux que je croie tout
-cela, il faut que tu me fasses une faveur: mange ce
-que je te rapporte. Lorsque tu auras la barrique
-pleine, nous causerons, tu oublieras toutes ces lubies.»</p>
-
-<p>Et, ce disant, elle sortait de son panier, pain, omelette,
-viande froide et une bouteille de vin. Elle énumérait
-ses provisions, espérant exciter son appétit, et
-comme argument final, elle lui dit:</p>
-
-<p>«Si tu t’obstines à ne pas manger, je me sauve et tu
-ne me verras jamais plus. Laisse là ma bouche de
-roses, mes petits yeux pareils aux étoiles... et ensuite
-fais tout ce que je vais te prescrire: rentre à Madrid
-et retourne vivre dans ton petit logis comme
-avant.</p>
-
-<p>—Si tu m’épouses, oui; sinon, non.</p>
-
-<p>—Manges-tu ou ne manges-tu pas? Parce que je ne
-suis pas venue ici pour perdre mon temps à te faire
-des sermons, déclara Benina, mettant toute son énergie
-dans son accent. Si tu persistes à jeûner, je m’en
-vais à l’instant même.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_210">210</span></p>
-
-<p>—Mange, toi.</p>
-
-<p>—Tous les deux. Je suis venue pour te voir et pour
-manger avec toi.</p>
-
-<p>—Reste avec moi!</p>
-
-<p>—Dieu, quel entêté! On dirait un enfant. Je vais
-être obligée de te donner des taloches.... Allons, voyons,
-mon cher Maure, mange, nourris-toi; nous causerons
-ensuite de notre mariage. Crois-tu que je veuille
-prendre un mari séché au soleil, qui va devenir comme
-un parchemin?»</p>
-
-<p>Avec ces raisons et d’autres, elle parvint à le convaincre
-et le dédaigneux finit par faire honneur aux
-victuailles apportées. Commencé avec répulsion, le
-repas fut terminé avec voracité. Mais il n’abandonnait
-pas pour cela son thème favori et, entre chaque bouchée,
-il répétait:</p>
-
-<p>«Tu m’épouseras..., nous irons dans mon pays.... Je
-t’épouserai dans ta religion, si tu le désires, tu te marieras
-dans ma religion, si tu le préfères.... Moi, je suis
-d’Israël.... Les dames de la conférence m’ont fait baptiser....
-Elles m’ont donné comme nom José-Marie Almudena....</p>
-
-<p>—José-Maria de Almudena, si tu es chrétien, pourquoi
-me parles-tu de ces autres sottes religions?</p>
-
-<p>—Il n’y a qu’un Dieu, qu’un seul Dieu, lui seul
-existe, s’écria l’aveugle saisi d’une exaltation mystique.
-Il soulage ceux qui ont le cœur meurtri. Il sait le
-nombre des étoiles et comment elles se nomment.
-Adonaï est adoré par tout ce qui existe et par tous les
-quadrupèdes, par le passereau qui vole.... Alleluia....</p>
-
-<p>—Homme, si nous nous mettons à chanter Alleluia,
-le déjeuner ne passera pas.</p>
-
-<p>—La voix d’Adonaï plane au-dessus des eaux, des
-grandes masses d’eaux. La voix d’Adonaï, forte et belle.
-La voix d’Adonaï couvre les montagnes du Liban et de
-Sion.... La voix d’Adonaï lance des flammes, fait trembler
-le désert: elle fera trembler le désert de Kader....
-La voix d’Adonaï fait mettre bas les biches.... Dans son
-<span class="pagenum" id="Page_211">211</span>
-palais, tout est joie. Adonaï a fait cesser le déluge....
-Adonaï a béni son peuple avec la paix.»</p>
-
-<p>Il continua ainsi, récitant des oraisons hébraïques
-en castillan du quinzième siècle, qu’il conservait dans
-sa mémoire depuis sa plus tendre enfance, et Benina
-l’écoutait avec respect, attendant qu’il eût terminé
-pour le ramener à la réalité et le faire rentrer dans la
-vie terrestre. Ils discutèrent un instant sur la convenance
-de retourner à l’hôtellerie de Santa-Casilda, mais
-il ne paraissait pas disposé à lui complaire sur un
-point aussi important, si elle ne se décidait point à
-accepter sa main noire. Il essaya d’expliquer l’attraction
-que, dans l’état d’esprit où il se trouvait actuellement,
-avaient pour lui ces monticules arides et pleins
-de décombres. Réellement, il ne savait comment l’expliquer,
-ni Benina comment le comprendre; toutefois,
-un observateur attentif pouvait entrevoir dans cette
-singulière passion pour ces lieux un cas d’atavisme et
-un retour instinctif vers les temps anciens, cherchant
-une ressemblance géographique avec les solitudes désertes
-où la race avait commencé.... Était-ce folie?
-Peut-être non.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_212">212</span></p>
- <h2 id="ch_29">XXVIII</h2>
-</div>
-
-<p>Avec tout son talent et son esprit, la vieille ne parvint
-pas à le convaincre de l’opportunité de regagner
-le haut Madrid.</p>
-
-<p>«Et je ne sais pas, dit-elle, faisant flèche de tout
-bois, je ne sais pas comment tu vas faire pour vivre
-sur cette montagne de la pénitence. Car tu ne mendies
-plus et personne ne sera là pour t’apporter l’ombre d’un
-pois chiche si je ne puis venir, et moi, si aujourd’hui
-j’ai quelques sous, promptement je serai sans un centime,
-et j’aurai la honte de devoir retourner à la mendicité.
-Espères-tu voir tomber la manne?</p>
-
-<p>—Oui, la manne tombera, répliqua avec une conviction
-profonde Almudena.</p>
-
-<p>—Compte là-dessus. Mais dis-moi autre chose, mon
-petit enfant: crois-tu qu’il y ait par ici quelque trésor
-caché?</p>
-
-<p>—Oui, oui, il y en a beaucoup.</p>
-
-<p>—Eh bien, si tu en découvres un, tu n’auras pas
-perdu ton temps. Mais, bah! je ne crois pas aux
-bourdes que tu racontes ni à toutes ces momeries que
-tu as rapportées de ton pays d’infidèles.... Non, non, ici
-il n’y a point de salut pour le pauvre, et la découverte
-de trésors cachés, comme la venue de tous ces gens qui
-doivent apporter des charretées de pierres précieuses,
-me paraissent autant d’histoires à dormir debout.</p>
-
-<p>—Si tu m’épouses, je trouverai beaucoup de trésors.</p>
-
-<p>—Bien, bien.... Mais mets-toi à travailler pour la découverte
-de l’endroit où se trouve la marmite pleine
-<span class="pagenum" id="Page_213">213</span>
-d’argent. Je viendrai la chercher et, si c’est vrai, nous
-nous marierons ensemble.»</p>
-
-<p>Ce disant, elle remettait dans son panier les restes
-du repas pour s’en aller. Almudena s’opposait à son
-départ si rapide; mais elle insistait pour s’en aller,
-avec la fermeté qu’elle apportait dans ses décisions:</p>
-
-<p>«Il serait beau, vraiment, que je reste ici exposée
-au soleil et à l’air comme une peau de cuir dans un
-séchoir de tanneur! Et, dis-moi? Est-ce que tu vas
-m’entretenir ici? Et à ma maîtresse, qui lui remplira le
-bec?»</p>
-
-<p>Cette indication de la maison de sa maîtresse remit
-en mémoire, à Mordejaï, le joli galant et, comme il
-commençait à s’exciter outre mesure, Benina s’empressa
-de le calmer en lui disant que, Dieu merci, le
-vieux galant était parti de la maison et qu’il était retourné
-dans ses palais aristocratiques et que, heureusement,
-ni sa maîtresse ni elle n’avaient plus rien à
-voir avec ce vieux fainéant, qui s’était mal conduit avec
-elle, étant parti à la française et sans payer sa pension.
-L’Africain accepta ce mensonge avec une candeur enfantine
-et, faisant jurer à son amie qu’elle viendrait le
-voir tous les jours pendant ces temps de dure pénitence,
-il la laissa partir.</p>
-
-<p>Benina s’en alla par en bas, préférant remonter ensuite
-par la station dont la route était plus commode
-et praticable.</p>
-
-<p>Lorsqu’elle rentra à la maison, la première chose
-que sa maîtresse lui demanda, c’est si l’on connaissait
-l’époque à laquelle don Romualdo rentrerait de Guadalajara;
-ce à quoi elle répondit qu’on n’avait aucune donnée
-certaine sur son retour. Il n’arriva rien de notable ce
-jour-là, sinon que Ponte allait de mieux en mieux,
-étant très joyeux de la visite d’Obdulia qui resta quatre
-heures à causer avec sa mère et avec lui de choses
-élégantes et de ses succès à Ronda, antérieurs de quarante
-ans à l’époque présente. Il faut pourtant noter
-que l’argent s’en allait diminuant dans les mains de
-<span class="pagenum" id="Page_214">214</span>
-Benina, car la petite dîna à la maison et il fallut
-ajouter à l’ordinaire de la merluche, quelques dattes
-et petits gâteaux pour le dessert. Avec la dépense de
-ces jours et avec les prodigalités charitables aux Cambroneras,
-les douros qui restaient du prêt de la Pitusa,
-après le payement de quelques dettes criardes, se réduisaient
-à peine à un douro, le jour de sa troisième
-échappée au pont de Tolède.</p>
-
-<p>C’est un point avéré que, dans cette troisième course,
-le vieux du jour précédent, qui dit s’appeler Silverio,
-vint à sa rencontre, et, après lui, venaient, formés en
-rang de bataille, les autres miséreux habitants de ces
-humbles logis, ayant pour interprète le cul-de-jatte, qui
-s’exprimait avec une certaine facilité, comme si, en lui
-donnant cette faculté, la nature avait voulu lui donner
-une compensation de l’horrible mutilation de son
-corps. Il fut déclaré, au sein de cette foule de pauvres
-réunis, que la dame devait répandre ses bienfaits également
-sur tous et sans distinction, parce que tous
-avaient les mêmes titres à son immense charité. Benina
-leur répondit avec une franchise ingénue qu’elle n’avait
-ni argent ni quoi que ce soit à leur répartir, étant
-aussi pauvre qu’eux. Ces paroles furent accueillies
-avec la plus profonde incrédulité et le pauvre estropié,
-ne sachant quoi répondre, ayant épuisé dans son discours
-premier toute sa faconde oratoire, le vieux Silverio
-prit la parole et dit qu’ils n’étaient point récemment
-tombés d’un nid, qu’on ne leur en faisait point
-accroire et qu’il était bien clair que la dame n’était
-point ce qu’elle paraissait, mais bien une dame déguisée
-qui, sous l’aspect et l’habit d’une pauvresse
-attitrée, s’en allait à travers le monde pour rechercher
-la véritable misère et la soulager. Quant à ce déguisement,
-il ne faisait aucun doute, parce qu’ils l’avaient
-déjà vue les années antérieures. Ah! lorsqu’elle était
-venue l’autre fois, la dame déguisée, elle les avait tous
-secourus également. Lui et d’autres se rappelaient bien
-sa figure et ses manières et ils pouvaient affirmer que
-<span class="pagenum" id="Page_215">215</span>
-c’était la même personne, la même précisément qu’ils
-avaient devant les yeux et qu’ils touchaient de leurs
-mains.</p>
-
-<p>Il n’y eut qu’une voix pour confirmer le dire de l’octogénaire,
-qui ajouta que la dame avait été reconnue
-pour une sainte, mais qu’elle, tout en respectant son
-déguisement, serait tenue pour très sainte et que tous
-se mettaient à genoux devant elle pour l’adorer. Benina
-contesta avec enjouement qu’elle fût une sainte comme
-son aïeule, qu’elle était très étonnée de ce qu’ils disaient
-et qu’ils reviendraient de leur erreur. En effet, il avait
-bien existé autrefois une dame de grande naissance,
-appelée doña Guillermina Pacheco<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>, cœur délicieux,
-esprit élevé, qui allait par le monde distribuant les
-dons de son immense charité, et elle s’habillait simplement
-sans manquer à la décence, révélant dans sa
-modestie souveraine le rang qu’elle occupait. Mais
-cette dame était morte depuis longtemps. Comme elle
-s’était montrée bonne au pauvre monde, Dieu l’avait
-rappelée à lui, et elle nous manque beaucoup par ici.
-«Et même si elle vivait encore, comment, mes amis,
-pourriez-vous la confondre avec l’infortunée Benina?»
-On reconnaissait à cent lieues en elle une femme du
-peuple, une servante. Si ses vêtements de pauvre,
-pleins de pièces et de taches, ses souliers éculés ne
-leur faisaient pas comprendre suffisamment la différence
-qu’il y a entre une vieille cuisinière retraitée et
-une femme née dans la noblesse, car il est facile de se
-déguiser, il n’y avait pas moyen de se tromper sur
-d’autres choses, par exemple sur la façon de parler.
-Ceux qui ont entendu le langage de doña Guillermina,
-qui s’exprimait à l’égal des anges eux-mêmes, comment
-peuvent-ils confondre avec ce qu’elle disait ses paroles,
-à elle, vulgaires? Elle était née dans un village
-des environs de Guadalajara, ses parents étaient de
-<span class="pagenum" id="Page_216">216</span>
-pauvres laboureurs, elle était venue pour servir à Madrid
-vers sa vingtième année. Elle lisait avec difficulté
-et, pour l’écriture, elle était si peu adroite que c’est à
-peine si elle pouvait signer son nom, Benina de Casia.
-A cause de ce nom, les garçons de son pays se moquaient
-d’elle, disant qu’elle descendait de santa Rita.
-Au total, elle n’était point une sainte, mais bien une
-pécheresse, et elle n’avait rien à voir avec doña Guillermina
-d’autrefois, qui était actuellement à la droite
-de Dieu. Elle était une pauvresse comme eux, vivant
-d’aumônes, et elle s’arrangeait de son mieux pour faire
-vivre les siens. Dieu l’avait faite généreuse, cela, oui;
-si elle avait quelque chose et qu’elle rencontrât une
-personne plus besogneuse qu’elle, elle ne prenait que
-le temps de la secourir.... Et si contente de le faire!</p>
-
-<p>Ils ne se donnèrent point pour convaincus, les misérables
-abandonnés de Dieu et tendant leurs mains
-amaigries, ils continuaient à supplier d’une voix plaintive
-Benina de Casia de leur venir en aide. De petits
-enfants malingres en guenilles s’unirent au chœur des
-mendiants et, se pendant à ses jupes, criaient: «Du
-pain! du pain!» Émue de tant de misère, la vieille se
-rendit chez le boulanger, y prit une douzaine de grands
-pains et, les coupant par le milieu, elle les distribua à
-cette troupe d’affamés. L’opération ne fut pas sans présenter
-de difficultés, car tous se précipitaient sur elle
-avec furie, chacun voulant recevoir sa part avant le
-voisin, et certains s’efforçant d’attraper deux portions.
-On aurait dit que le nombre des mains augmentait à
-chaque instant et qu’il en sortait de dessous terre.
-Suffoquée, la brave femme dut encore retourner
-acheter quelques petits pains, car deux ou trois vieilles
-qui n’avaient rien reçu poussaient des cris de paon et
-ameutaient le quartier avec leurs lamentations aiguës.</p>
-
-<p>Enfin, elle se croyait libérée de tous ces moucherons,
-quand elle fut appelée par une femme à la voix rauque
-qui tenait dans ses bras un enfant hydrocéphale, monstrueux.
-Elle reconnut de suite la femme qu’elle avait
-<span class="pagenum" id="Page_217">217</span>
-vue en compagnie de la Burlada, le jour auparavant,
-sur le chemin de la porte de Tolède. Elle prétendait la
-faire monter au dernier étage de la maison, où elle lui
-ferait voir le tableau le plus pitoyable qu’elle pût imaginer.</p>
-
-<p>Benina consentit à la suivre, car la pitié cédait toujours
-chez elle le pas à ses convenances, et, tandis
-qu’elles montaient l’escalier, l’autre lui expliquait la
-situation de sa pauvre famille. Elle n’était pas mariée,
-mais elle avait eu deux enfants d’un garde civil, qui
-étaient morts d’une esquinancie, l’un après l’autre, à
-six jours d’intervalle. Celui qu’elle portait avec elle ne
-lui appartenait pas; il était à une de ses compagnes,
-qui vivait avec un aveugle qui jouait du violon; c’était
-une pocharde et une voleuse, quand elle en trouvait
-l’occasion. Celle qui contait ces tristes choses se nommait
-Basilisa; son père était perclus de douleurs pour
-avoir gagné sa vie en pêchant des anguilles dans la
-rivière avec de l’eau par-dessus les jarrets; sa sœur,
-malade des coups reçus de son amoureux, un brigand,
-un gouffre, un rat, qui passe toutes ses nuits à jouer
-dans l’établissement de Comadréja.</p>
-
-<p>«Madame connaît peut-être cet établissement.</p>
-
-<p>—De nom, dit Benina, médiocrement intéressée par
-cette histoire.</p>
-
-<p>—C’est une honte; non content de battre ma sœur,
-il a encore engagé nos manteaux et nos jupons. Vous
-devez le connaître, car il n’y a pas de pire canaille dans
-tout Madrid. On l’appelle <i>Si Toseis Tomeis</i>... et, par
-abréviation, nous disons <i>Tomeis</i>.</p>
-
-<p>—Je ne le connais pas. Je ne fréquente pas de telles
-gens.»</p>
-
-<p>Elles montèrent jusqu’à l’un des logis les plus étroits
-au dernier étage, où Benina put voir la terrible infortune
-de ces gens. Le vieux aux rhumatismes avait l’air
-d’un fou; dans l’exaspération où le mettaient ses douleurs,
-il vociférait, blasphémant tout à la fois, et Cesarea
-était comme idiote de la grande inanition qui la consumait,
-<span class="pagenum" id="Page_218">218</span>
-et elle ne faisait pas autre chose que de donner
-des coups sur les fesses d’un malheureux petit morveux,
-pleurnichard, qui montrait le blanc de ses yeux
-à force de crier et de se contorsionner. Au milieu de
-tout ce désordre, les deux femmes dirent à Benina
-qu’en dehors de la faim elles n’avaient pas d’autre
-désir que de payer leur propriétaire, qui ne les laissait
-pas vivre un instant tranquilles, réclamant à toute
-heure son dû. Benina répondit qu’elle n’était point,
-faute d’argent, en état de les tirer d’embarras. Tout ce
-qu’elle pouvait faire était de leur donner une piécette
-pour qu’elles pussent pourvoir à leurs besoins ce jour-là
-et le suivant. Benina, le cœur plein de tristesse,
-s’éloigna de ces malheureux et, bien que les femmes
-montrassent une certaine reconnaissance, elle vit bien
-qu’elles conservaient grande rancune au fond d’elles-mêmes
-de n’avoir point obtenu tout le secours qu’elles
-avaient espéré.</p>
-
-<p>Benina, en descendant, se rencontra dans l’escalier
-avec deux vieilles décrépites, dont l’une lui dit grossièrement:</p>
-
-<p>«Ah! bien, oui, vous prendre pour doña Guillermina!
-Les lourdauds, pire que des ânes! Oui, celle-là
-était un ange vêtu comme une mortelle, mais celle-ci
-une femme ordinaire, qui vient ici faire semblant de
-faire l’aumône.... Une dame! Ah bien, ouiche! une
-dame... empestant l’ail cru... et avec ses mains bonnes
-à frotter les casseroles....»</p>
-
-<p>La bonne femme suivait son chemin sans se préoccuper
-de toutes ces injures; mais, une fois dans la rue,
-elle se vit importunée par une foule innombrable
-d’aveugles, de manchots et de paralytiques qui lui demandaient
-avec une insupportable insistance du pain
-ou de l’argent pour en acheter. Elle essaya de se débarrasser
-de ces importuns quémandeurs; mais ils
-continuaient à la suivre, ne la quittant pas et ne voulant
-pas la laisser partir. Enfin, pressant le pas, elle
-chercha à se mettre à distance de ces pauvres insupportables
-<span class="pagenum" id="Page_219">219</span>
-et se dirigea vers le monticule où elle espérait
-rencontrer le bon Mordejaï. Au même endroit où
-elle l’avait laissé la veille, se trouvait notre homme, les
-yeux sans regard fixés anxieusement du côté où elle
-devait venir; aussitôt qu’elle l’eut rejoint, elle sortit
-les vivres de son panier et ils se mirent à manger ensemble.
-Mais Dieu n’entendait point que les choses
-allassent ce jour-là de conformité avec le bon cœur et
-les chères intentions de Benina, car il y avait à peine
-dix minutes qu’ils étaient installés à manger, lorsque
-Benina s’aperçut que, sur le chemin d’en bas du monticule,
-se réunissaient de très méchants petits gitanos,
-quelques autres mendiants de très mauvaise mine et
-deux ou trois vieilles acariâtres et furibondes. En
-voyant le groupe idyllique que la vieille et l’aveugle
-composaient, toute cette engeance se prit à vociférer.
-Que disaient-ils? De cette hauteur on n’aurait vraiment
-pas su le comprendre. Des mots isolés parvenaient
-seuls... que c’était une sainte d’autodafé: une mendiante
-qui faisait la sainte pour mieux voler.... Que
-c’était une lécheuse de cierges, une voleuse d’huile de
-lampe d’église.... Enfin, la chose semblait prendre une
-mauvaise tournure et une pierre lancée par une main
-vigoureuse, pim! ne tarda pas à le montrer, et la pauvre
-Benina la reçut sur l’épaule.... Un instant après, une
-autre et pim! pam! une nuée d’autres. Ils se levèrent
-immédiatement, tout épouvantés, et serrant dans le
-panier les victuailles, la dame prit son chevalier par le
-bras, lui disant:</p>
-
-<p>«Sauvons-nous, car ils vont nous tuer!»</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_220">220</span></p>
- <h2 id="ch_30">XXIX</h2>
-</div>
-
-<p>Grimpant difficilement sur ce sol déclive, tombant
-et se relevant à chaque instant, se serrant le bras, la
-tête basse, ils subissaient cette nuée formidable de
-projectiles. Les pierres, arrivant à Benina dans ses
-jupes, ne lui faisaient pas grand mal, mais l’infortuné
-Almudena eut le malheur de recevoir une pierre dans
-la tête au moment où il tournait la face vers l’ennemi
-pour l’apostropher, et le coup fut terrible. Lorsqu’ils
-arrivèrent, épuisés et endoloris, à un endroit à l’abri
-de cette pluie de pierres, la blessure du Marocain saignait
-abondamment, teintant de rouge la face entière.
-Ce qu’il y avait d’étrange c’est que le blessé avait tout
-supporté en silence et que c’était précisément au moment
-où il s’adressait au ciel pour lui demander de
-frapper de sa foudre et de confondre leurs infâmes
-agresseurs qu’il avait été blessé. Un cantonnier du
-chemin de fer, qui vivait à proximité du lieu du sinistre,
-les secourut. Homme calme et pieux qui, s’intéressant
-aux victimes de cet attentat, les reçut comme bon
-chrétien dans son humble demeure, plein de compassion
-pour leur malheur. Peu d’instants après survint
-sa femme, et la première chose qu’ils firent ce fut de
-donner de l’eau à Benina pour laver la blessure de son
-compagnon, et ils apportèrent ensuite du vinaigre et
-des chiffons pour panser la plaie. Le Maure ne cessait
-de répéter:</p>
-
-<p>«Et toi, <i>Amri</i>, n’as-tu pas reçu de pierres?</p>
-
-<p>—Non, mon enfant, je n’ai reçu qu’une pierre derrière
-la tête, qui n’a point saigné.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_221">221</span></p>
-
-<p>—Cela te fait mal?</p>
-
-<p>—Peu.... Ce n’est rien.</p>
-
-<p>—Ce sont les esprits souterrains, les mauvais.</p>
-
-<p>—Ce sont d’indécentes canailles, méritant d’être
-ramassées par la garde civile.»</p>
-
-<p>Le pauvre aveugle fut soigné avec les remèdes les
-plus primitifs. On arrêta le sang et on lui mit un bandeau
-sur l’œil; ensuite on le fit asseoir par terre, l’appuyant
-au mur, parce que sa tête branlait et qu’il ne
-pouvait pas se tenir sur pieds. La mendiante recommença
-à sortir la nourriture de son panier, le pain et la
-viande qu’ils n’avaient point eu le temps d’achever,
-offrant de partager avec leurs généreux protecteurs;
-mais ces derniers, au lieu d’accepter, voulurent au
-contraire leur offrir des sardines et des beignets qui
-étaient restés de leur repas. Ce ne fut qu’offres réciproques
-et amabilités et politesses sans nombre et, à
-la fin, chacun resta avec ses propres provisions. Mais
-Benina songea de suite à mettre à profit les bonnes
-dispositions de ces braves gens pour leur proposer de
-prendre en pension l’aveugle dans leur petite maison
-jusqu’à ce qu’elle eût pu lui préparer un logement à
-Madrid. Il n’y avait pas à songer à retourner aux Cambroneras,
-car on y était trop mal disposé en sa faveur.
-A Madrid et dans la maison où elle habitait, il lui était
-absolument impossible de le conduire, parce qu’elle
-était servante et lui..., cela n’était pas facile à expliquer...,
-et si M. et Mme les gardiens de l’aiguille pensaient
-mal des relations de Benina et du Maure,
-eh bien! qu’ils pensent après tout ce qu’ils voudront.</p>
-
-<p>«Voyez, vous autres, dit la vieille en les trouvant
-hésitants et perplexes, je n’ai pas un sou en dehors de
-cette piécette et de ces sous. Prenez-les et gardez ici
-ce pauvre aveugle jusqu’à demain. Il ne vous gênera
-pas, parce qu’il est bon et honnête. Il dormira dans ce
-coin, pour peu que vous lui prêtiez une vieille mante
-et, quant à ce qui est de la nourriture, vous lui
-<span class="pagenum" id="Page_222">222</span>
-donnerez de ce que vous mangerez vous-mêmes.»</p>
-
-<p>Après une courte hésitation, ils acceptèrent et, s’enhardissant
-jusqu’à donner un conseil à leur étrange
-compagne, le garde dit:</p>
-
-<p>«Ce que vous devriez faire, ce serait de renoncer à
-errer et vagabonder par voies et par chemins, car il
-n’y a que des mauvaises paroles ou des coups à recevoir,
-et vous devriez essayer de vous faire admettre
-dans un refuge, madame, aux <i>Ancianitas</i>, et monsieur
-dans un établissement pour les aveugles, et ainsi vous
-auriez tous deux le vivre et le couvert assurés pour
-tout le temps qui vous reste à vivre».</p>
-
-<p>Almudena ne répondit rien: il aimait la liberté et la
-préférait, pénible, misérable et incertaine, à toute la
-commode sujétion de l’asile des pauvres. Benina, de
-son côté, ne désirait point entrer dans de longues
-explications, ni chercher à dissiper l’erreur de ces
-braves gens qui s’imaginaient certainement qu’ils
-étaient associés pour le vagabondage et la maraude.
-Elle se contenta de dire qu’ils ne sauraient songer aux
-établissements à cause de la grande quantité de candidats
-et des nombreuses recommandations qu’il fallait
-avoir pour y entrer et sans lesquelles il était tout à
-fait impossible de réussir. A cela, la femme de l’aiguilleur
-leur répondit qu’ils pourraient certainement
-réussir à se caser, s’ils allaient trouver un brave monsieur,
-très charitable, qui s’occupait des asiles! un
-prêtre qu’on appelait don Romualdo.</p>
-
-<p>«Don Romualdo? Oui, je le connais de nom. C’est
-un curé grand et bien fait, qui a une nièce appelée
-doña Patros, qui louche un peu?»</p>
-
-<p>Ce disant, Benina sentait se renouveler le trouble
-extrême de ce perpétuel mélange du réel et de l’imaginaire.</p>
-
-<p>«Je ne sais si elle louche ou non..., continua la
-femme de l’aiguilleur, mais je sais que don Romualdo
-est de Guadalajara.</p>
-
-<p>—Cela est vrai et actuellement il est allé dans son
-<span class="pagenum" id="Page_223">223</span>
-pays.... Il est certain qu’on veut le faire évêque et il
-est allé chercher ses papiers.»</p>
-
-<p>Elles tombèrent d’accord que don Romualdo ne devait
-pas revenir sans ses papiers et ensuite on lia
-traité pour l’hébergement de l’aveugle dans la maison
-pour vingt-quatre heures. Benina donna la piécette et
-les gros sous moins trois petits sous qu’elle conserva
-à part, et les autres s’engagèrent à le traiter comme
-leur enfant. Benina, cela fait, eut à lutter contre le
-Marocain, s’engageant à l’emmener plus tard avec elle.
-Elle réussit à le convaincre en le cajolant un peu et en
-lui assurant que sa blessure à la tête lui jouerait un
-mauvais tour s’il ne restait pas tranquille.</p>
-
-<p>«<i>Amri</i>, reviens demain, disait le malheureux en la
-quittant. Si tu m’abandonnes, je mourrais tout de suite
-moi-même.»</p>
-
-<p>La vieille promit solennellement de revenir et elle
-s’en alla toute mélancolique, retournant dans sa tête
-toutes les aventures de cette journée auxquelles se joignaient
-de tristes présages, annonçant de plus grands
-malheurs, parce qu’elle se trouvait de nouveau sans
-ressources, ayant trop suivi l’impulsion de son cœur,
-en faisant des aumônes exagérées. Certainement, elle
-allait se trouver dans des embarras inextricables, car il
-allait falloir très promptement rendre les bijoux à la
-Pitusa, trouver des ressources pour faire vivre sa maîtresse
-et son hôte, secourir Almudena, et elle s’était
-mis tant d’obligations sur le dos qu’elle ne savait vraiment
-plus comment faire pour y parer.</p>
-
-<p>Elle retourna chez elle, après avoir fait tous ses
-achats à crédit et, trouvant Frasquito très bien, elle
-dit à sa maîtresse qu’il convenait de le congédier et
-qu’il devrait retourner remplir les devoirs de son
-emploi et gagner sa vie. La chère dame fut de cet avis,
-mais la tristesse de toutes deux prit un nouveau cours
-à la nouvelle apportée par la servante d’Obdulia que la
-pauvre jeune femme était tombée très malade: elle
-avait une forte fièvre, le délire et une crise de nerfs
-<span class="pagenum" id="Page_224">224</span>
-qui faisait compassion. Benina s’en alla la trouver et,
-après avoir prévenu ses beaux-parents pour qu’ils
-eussent à en prendre soin, elle rentra tranquilliser sa
-maîtresse. Elles passèrent une triste soirée et une nuit
-pire encore en songeant aux difficultés de toutes sortes
-qui s’offraient à elles et, le matin suivant, la pauvre
-femme retournait occuper sa place à San-Sebastian,
-car la mendicité était le seul remède qu’elle pût employer
-dans une aussi terrible adversité.</p>
-
-<p>Chaque jour, son crédit diminuait et les obligations
-contractées rue de la Ruda ou dans les boutiques de
-la rue Impériale l’accablaient. Elle se trouva dans la
-nécessité d’aller mendier le soir et un peu aussi,
-un peu plus tard, la nuit, prenant pour prétexte
-une visite à la petite. Pour la brève campagne nocturne,
-elle sortait, cachée sous un vieux voile de doña
-Paca qui lui enveloppait toute la figure et, avec cela,
-une vieille paire de lunettes vertes qu’elle gardait pour
-cette occasion; elle ressemblait à merveille à une vieille
-dame, pauvresse honteuse et aveugle, et, en faction
-au coin du Barrio-Nuevo, elle attaquait tout chrétien
-passant à sa portée, l’interpellant à mi-voix par
-une plaintive prière. Avec cette combinaison et travaillant
-à trois reprises par jour, elle parvenait à réunir
-quelques sous, non en quantité suffisante pour les
-besoins qu’elle avait à satisfaire, besoins qui n’étaient
-point minces, car Almudena tombé malade était resté
-chez l’aiguilleur dans la petite maison de Las Pulgas.
-L’aiguilleur ne demandait rien pour son hospitalité,
-mais il fallait apporter à manger à Almudena. Obdulia
-ne guérissait pas: il fallait lui porter médicaments et
-consommés, car ses beaux-parents ne faisaient rien
-pour elle, malgré leurs promesses, et on ne pouvait
-songer à la conduire à l’hôpital. L’héroïque femme
-supportait donc une charge démesurément forte, et
-pourtant elle la supportait et elle suivait, sa croix sur
-le dos, son chemin rempli de dures épines, anxieuse,
-sinon de pourvoir à tout, du moins de faire tout ce
-<span class="pagenum" id="Page_225">225</span>
-qu’elle pouvait. Si le malheur voulait qu’elle fût forcée
-de s’arrêter à mi-chemin, elle aurait du moins la satisfaction
-d’avoir accompli tout ce que lui dictait sa conscience.</p>
-
-<p>Le soir, sous prétexte d’achats à faire, elle s’en
-allait mendier à la porte de San-Justo, ou près du
-palais archiépiscopal; mais elle ne pouvait rester longtemps
-dehors dans la crainte que son absence trop
-prolongée n’inquiétât outre mesure sa maîtresse. En
-rentrant, un soir, sans avoir gagné autre chose qu’un
-petit sou, elle apprit cette nouvelle extraordinaire que
-doña Paca était sortie avec Frasquito pour aller rendre
-visite à Obdulia. La portière ajouta qu’un instant auparavant
-il était venu un prêtre, grand, de bon aspect,
-qui, fatigué de sonner, avait laissé un message à la
-portière.</p>
-
-<p>«Oui, c’est don Romualdo.</p>
-
-<p>—C’est ainsi qu’il a dit, madame. Il est venu deux
-fois, et....</p>
-
-<p>—Est-ce qu’il retourne de nouveau à Guadalajara?</p>
-
-<p>—Il en est revenu hier soir. Il a à parler à doña
-Paca et il reviendra quand il pourra.»</p>
-
-<p>Un épouvantable doute régnait dans l’esprit de Benina
-relativement à ce bienheureux prêtre, si ressemblant
-par nom et signalement au sien, à celui qui était la
-création de son cerveau, et elle pensait que, par un
-miracle de Dieu, la création de son imagination, pieux
-mensonge, né de tristes circonstances, cet être imaginaire
-avait pris le corps et l’âme d’une personne véritable.</p>
-
-<p>«Enfin, nous verrons ce qui résultera de tout cela,
-se dit-elle en montant posément l’escalier. Bienvenu
-sera M. le curé, s’il nous apporte quelque chose.»</p>
-
-<p>Et elle agitait de telle façon dans sa tête le mélange
-du réel et du mensonger, relatif au révérend prêtre de
-l’Alcarria, qu’une nuit où elle mendiait avec voile et
-lunettes, elle crut reconnaître dans une jeune dame,
-<span class="pagenum" id="Page_226">226</span>
-qui lui donnait dix centimes, la propre doña Patros, la
-nièce qui louchait un peu.</p>
-
-<p>Doña Paca et Frasquito apportèrent, Dieu soit loué,
-la bonne nouvelle qu’Obdulia se rétablissait, quoique
-lentement.</p>
-
-<p>«Écoute, Nina, lui dit la veuve, arrange-toi comme
-tu voudras, il faut que tu portes à Obdulia une bouteille
-d’amontillado. Tu verras si l’on veut encore te la
-donner à crédit à la boutique, et, si on te la refuse,
-trouve l’argent comme tu pourras, car ce qu’a surtout
-l’enfant, c’est de la faiblesse.»</p>
-
-<p>L’autre ne dit rien contre cette nouvelle idée de magnificence,
-pour ne point heurter sa maîtresse, et se
-mit à préparer le souper. Elle demeura taciturne jusqu’à
-l’heure de son coucher et doña Paca se plaignit
-vivement de ce qu’elle ne lui causait pas comme les
-autres jours et qu’elle ne l’entretenait pas avec ses
-conversations amusantes. Elle prit force de sa fatigue
-même et, avec l’esprit plein de trouble, l’âme pleine de
-sombres présages, elle se mit à bavarder avec un grand
-flux de paroles, afin de bercer sa maîtresse de ses discours,
-comme de propos et de chansons de nature à
-appeler le sommeil.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_227">227</span></p>
- <h2 id="ch_31">XXX</h2>
-</div>
-
-<p>Remis de sa blessure, le Maure s’en alla de nouveau
-mendier, sur les instances de son amie, car ce n’était
-vraiment pas le moment de se mettre au soleil pour
-jouer de la guitare. Les nécessités de toutes sortes
-augmentaient et la dure réalité s’imposait, et il fallait
-par force arracher les gros sous de la masse humaine,
-comme d’une mer riche en trésors de toute nature.
-Almudena ne put résister à l’énergique suggestion de
-la dame, et peu à peu il se guérit de ses tristesses et
-du délire mystique et de pénitence qui l’avait tant déséquilibré
-les jours précédents. Ils convinrent, après
-une vive discussion, de transférer leur centre de mendicité
-de San-Sebastian à San-Andres, parce qu’Almudena
-connaissait à cette paroisse un brave prêtre qui
-l’avait protégé en d’autres circonstances. Ils allèrent
-là, et bien qu’à San-Andres il y eût aussi des Caporales
-et des Élisées, avec des noms différents, car ces gens-là
-sont le produit naturel de la vie, dès que les gens
-sont classés et réunis par groupe ou par famille dans
-la société, ils ne paraissaient pas toutefois aussi autoritaires
-et aussi arrogants que ceux de l’autre paroisse.
-Le prêtre qui protégeait le Marocain était un jeune
-homme très intelligent, quelque peu arabisant et hébraïsant,
-qui avait coutume de parler assez souvent et
-longtemps avec lui, non pas tant par charité que
-comme exercice de langue. Un matin, Benina observa
-que le jeune curé sortait de la Rectorale accompagné d’un
-autre prêtre, grand, de belle apparence, et ils parlèrent
-tous deux en regardant le Maure aveugle. Sans aucun
-<span class="pagenum" id="Page_228">228</span>
-doute, ils parlaient de lui, de son origine, de son parler
-et de sa religion endiablés. Ensuite, l’un et l’autre
-tournèrent leurs regards vers elle. Quelle honte! Que
-pensaient-ils d’elle? Ils la supposaient compagne du
-Maure, sa femme peut-être, sa....</p>
-
-<p>Enfin, le prêtre qui était bel homme, étant parti par
-la Cava-Baja, l’autre, le savant, daigna venir causer un
-petit instant avec Almudena en langue arabe. Il se
-tourna ensuite vers Benina et lui dit, en lui parlant
-avec une certaine considération:</p>
-
-<p>«Vous, doña Benina, vous devriez bien cesser cette
-vie de mendicité qui est si dure à votre âge. Il ne convient
-pas que vous alliez avec le Maure comme la
-corde avec le seau. Pourquoi n’entreriez-vous pas à la
-Miséricorde? J’en ai parlé à don Romualdo, et il m’a
-promis de s’intéresser....»</p>
-
-<p>La bonne femme fut stupéfaite de cette conversation
-et ne sut tout d’abord que répondre. Pour dire quelque
-chose, elle exprima sa reconnaissance à M. de Mayoral,
-c’est ainsi que se nommait le bienfaisant don Romualdo
-dans le prêtre qui venait de le quitter.</p>
-
-<p>«Oui, je lui ai dit aussi, ajouta Mayoral, que vous
-étiez la servante d’une dame qui demeure dans la rue
-Impériale, et il a dit qu’il s’informerait de vous avant
-de vous recommander.»</p>
-
-<p>Il ajouta encore quelques mots et Benina arriva dans
-son esprit au plus haut degré de trouble et de vertige,
-car le prêtre grand et de belle prestance qu’elle venait
-de voir concordait en tout point comme ressemblance
-avec celui qu’elle avait créé de toutes pièces par ses
-mensonges systématiques et réitérés, et il était absolument
-pareil à l’image sortie de son imagination.</p>
-
-<p>Elle eut envie de courir par la rue Cava-Baja, voir si
-elle le rencontrerait pour lui dire: «Monsieur don
-Romualdo, pardonnez-moi de vous avoir inventé. Je ne
-croyais pas mal faire. Je l’ai fait pour cacher ou justifier
-envers ma maîtresse les sorties que j’étais obligée
-de faire pour aller mendier afin de la faire vivre. Et si
-<span class="pagenum" id="Page_229">229</span>
-ce fait de vous voir aujourd’hui apparaître en chair et
-en os est un châtiment pour moi, que Dieu me le pardonne!
-Je ne recommencerai pas. Ou bien êtes-vous
-un autre don Romualdo? Pour que je sorte de cette
-incertitude qui me trouble, faites-moi la faveur de me
-dire si vous avez une nièce qui louche, une sœur qui
-s’appelle doña Josefa, si vous êtes proposé pour évêque
-comme vous le méritez et, si, plaise à Dieu, tout cela est
-vérité. Dites-moi si vous êtes mon don Romualdo ou
-un autre sorti de je ne sais où, et dites-moi pourquoi
-vous avez besoin de parler avec ma maîtresse et si vous
-allez lui donner l’apaisement pour lequel je vous ai
-inventé.»</p>
-
-<p>Voilà ce qu’elle lui aurait dit si elle l’avait rencontré;
-mais elle ne le rencontra pas et ces discours ne furent
-pas tenus.</p>
-
-<p>Elle rentra chez elle fort triste; elle ne put éloigner
-l’idée que le bienfaisant prêtre de l’Alcarria n’était pas
-une pure invention de son esprit fertile, et que tout ce
-que nous rêvons a une existence propre et qu’enfin tout
-mensonge contient une certaine portion de vérité. Les
-jours passèrent dans ces conditions, sans autre nouveauté
-qu’une épouvantable augmentation des difficultés
-économiques de la vie. Malgré toutes ses stations
-de mendicité, matin et soir, elle n’arrivait point
-à pourvoir à tout et il n’y avait plus personne qui consentît
-à lui faire crédit d’un réal; la Pitusa la menaçait
-de la poursuivre si elle ne lui rendait pas ses bijoux.
-L’énergie venait à lui manquer et sa grande âme vacillait;
-elle perdait sa foi dans la Providence, et elle se
-formait une opinion peu flatteuse de la charité humaine;
-toutes ses démarches pour se procurer de l’argent n’aboutirent
-qu’au prêt d’un douro que lui fit Juliana la
-femme d’Antonito. L’aumône n’arrivait pas suffisante,
-bien loin de là. En vain faisait-elle des économies sur
-sa propre nourriture pour dissimuler la détresse où la
-maison se trouvait; en vain elle s’en allait par les rues
-et cheminant avec ses souliers éculés et se meurtrissant
-<span class="pagenum" id="Page_230">230</span>
-les pieds. L’économie sordide même était inefficace. Il
-n’y avait plus d’autres ressources que de succomber
-en disant: «Que les choses aillent comme elles voudront;
-pour le reste, que Dieu y pourvoie si toutefois
-cela lui convient!»</p>
-
-<p>Un samedi soir, ses malheurs arrivèrent au comble
-par un triste incident tout à fait inattendu. Elle était
-allée mendier à San-Justo; Almudena en faisait autant
-dans la rue du Sacrement. Elle étrenna avec dix centimes,
-chance extraordinaire du sort, qu’elle considéra
-comme de bon augure. Mais combien était grande son
-erreur, en se fiant à ces gracieuses faveurs que le destin
-semble nous présenter alors qu’il ne nous les accorde
-que pour mieux nous tromper et ensuite nous frapper
-plus cruellement tout à son aise. Un court instant après
-que Benina eut étrenné comme nous l’avons raconté,
-se présenta un individu de la brigade secrète, qui l’interpella
-d’une façon brutale et grossière et lui dit:</p>
-
-<p>«Eh! la bonne femme, marchez, marchez et vivement,
-et plus vite que cela....</p>
-
-<p>—Que dites-vous?</p>
-
-<p>—Que vous vous taisiez et que vous filiez....</p>
-
-<p>—Mais où m’emmenez-vous?</p>
-
-<p>—Taisez-vous, votre compte est bon.... Allons... à
-San-Bernardino.</p>
-
-<p>—Mais quel mal ai-je fait, monsieur?</p>
-
-<p>—Vous mendiez!... Ne vous ai-je point dit hier que
-M. le gouverneur ne veut pas que l’on mendie dans
-cette rue?</p>
-
-<p>—Alors que M. le gouverneur m’entretienne, car je
-ne dois pas mourir de faim, par le Christ.... Allez,
-laissez-moi.</p>
-
-<p>—Taisez-vous, vous avez bu; marchez, marchez,
-vous dis-je.</p>
-
-<p>—Ne me poussez pas!... Je ne suis pas une criminelle....
-J’ai une famille, des gens qui répondent de
-moi; allez, je ne puis être conduite où vous voulez me
-mener.»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_231">231</span></p>
-
-<p>Elle s’accrocha au mur, mais le brutal agent de police
-l’en arracha en la repoussant violemment. Les
-municipales s’approchèrent, celui de la brigade secrète
-les requit de lui prêter main-forte pour l’emmener à
-San-Bernardino, avec tous les autres pauvres qu’ils
-purent ramasser dans cette rue et dans les rues adjacentes.
-Néanmoins, Benina essaya encore de se gagner
-la bienveillance de ses gardiens en se montrant soumise
-dans la désolation où elle était. Elle supplia,
-pleurant abondamment, mais ses larmes et ses cris
-furent inutiles. En avant, en avant, toujours en avant;
-mais voyant à l’arrière-garde l’aveugle africain et se
-rendant compte qu’on l’arrêtait aussi, elle s’adressa
-aux agents de l’ordre, leur demandant de la laisser
-marcher à côté du pauvre infirme sans les séparer. La
-malheureuse femme eut besoin de faire appel à toute
-la fermeté de son esprit pour se résigner à une aussi
-atroce aventure.... Être conduite à un dépôt de mendicité
-comme on conduit des criminels endurcis à la
-prison! Se voir dans l’impossibilité de rentrer à sa
-maison à l’heure accoutumée et de faire le nécessaire
-pour pourvoir aux besoins de sa maîtresse et amie!
-Quand elle songeait que doña Paca et Frasquito n’auraient
-point à manger ce soir-là, sa douleur atteignait
-la frénésie; elle se serait ruée volontiers sur les agents
-pour se dégager d’eux, si ses forces avaient été suffisantes
-contre deux hommes. Elle ne pouvait éloigner
-de son esprit la consternation dans laquelle serait plongée
-son infortunée maîtresse en voyant passer les
-heures et les heures..., sans que sa Nina rentrât. Jésus,
-Vierge sainte! qu’allait-on penser dans cette maison?
-Si le monde ne s’écroule pas devant de pareils événements,
-sûrement qu’il ne s’écroulera jamais.... Arrivée
-plus loin que Las Caballerizas, elle chercha encore à
-attendrir le cœur de ses gardiens par ses raisonnements
-et ses lamentations. Mais eux accomplissaient un
-ordre de leur chef et, s’ils ne l’avaient point exécuté,
-ils auraient encouru une vive réprimande. Almudena
-<span class="pagenum" id="Page_232">232</span>
-se taisait, marchant silencieusement, accroché au bras
-de Benina, et il ne paraissait nullement contrit de son
-arrestation et de sa conduite au dépôt de mendicité.</p>
-
-<p>Si la pauvre femme pleurait, le ciel faisait de même,
-semblant associer sa tristesse à la sienne, car la brume
-qui tombait au moment de l’arrestation s’était changée
-en une pluie diluvienne et ils étaient trempés des pieds
-jusqu’à la tête. Les vêtements des deux malheureux
-ruisselaient; le chapeau rond d’Almudena ressemblait
-à la pièce supérieure de la fontaine des Tritons; un
-peu plus, il serait venu de la mousse. La chaussure
-légère de Benina, détruite par ses longues courses des
-jours précédents, s’en allait en morceaux dans les
-flaques d’eau et la boue du chemin. Lorsqu’ils arrivèrent
-à San-Bernardino, la pauvresse songeait qu’elle
-ferait mieux d’aller tout à fait nu-pieds.</p>
-
-<p>«<i>Amri</i>, dit Almudena quand ils passèrent la triste
-porte de l’asile municipal, ne pleure pas, toi. Ici je
-serai bien avec toi..., ne pleure pas.... Je suis content...,
-on nous donnera de la soupe, on nous donnera du
-pain....»</p>
-
-<p>Dans sa désolation, Benina ne prit point la peine de
-le contredire. Elle lui aurait volontiers donné un coup
-de bâton. Comment aurait-elle fait comprendre à ce
-malheureux vagabond les raisons cuisantes pour lesquelles
-elle se plaignait et se lamentait de son sort?
-Qui en dehors d’elle pourrait comprendre le désemparement
-de sa maîtresse, de son amie, de sa sœur, et la
-nuit d’anxiété qu’elle allait passer, ne sachant pas ce
-qui était arrivé? Et si on lui faisait la faveur de la relâcher
-le lendemain, avec quelles raisons et quels mensonges
-pourrait-elle expliquer sa longue absence, sa
-disparition subite? Que pourrait-elle dire? Que sortirait-elle
-de son imagination féconde? Rien, rien: le
-mieux serait certainement de renoncer à toute dissimulation,
-de dire la vérité, de révéler le secret de sa mendicité
-occulte qui n’avait, certes, rien dont elle pût avoir
-à rougir. Mais il pouvait bien arriver que doña Francisca
-<span class="pagenum" id="Page_233">233</span>
-ne la croirait pas et que le lien d’amitié qui les
-unissait depuis tant d’années en vînt à se rompre, et,
-si elle se fâchait pour de bon, si elle la chassait
-d’auprès d’elle, Nina mourrait de peine, parce qu’elle
-ne pouvait pas vivre sans doña Paca, qu’elle aimait
-pour ses bonnes qualités et quasi aussi pour ses défauts.
-Enfin, lorsqu’elle eut remué toutes ces idées et
-qu’elle se vit jetée dans une grande salle à l’odeur
-fétide et suffocante, au milieu d’une cinquantaine de
-pauvres des deux sexes en haillons, elle conclut qu’elle
-n’avait plus autre chose à faire que de se jeter dans les
-bras amoureux de la résignation, se disant: «Qu’il en
-soit ce que Dieu voudra! Quand je retournerai à la
-maison, je dirai la vérité, et si madame se montre trop
-vive lorsque je m’expliquerai, et si elle ne veut pas me
-croire, qu’elle ne me croie pas; et si elle se fâche, eh
-bien, qu’elle se fâche, et si elle me renvoie, qu’elle me
-renvoie, et si je meurs, eh bien, je mourrai.»</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_234">234</span></p>
- <h2 id="ch_32">XXXI</h2>
-</div>
-
-<p>Bien que Nina eût songé à la consternation et au
-désarroi de doña Paca dans cette triste nuit, ils dépassèrent
-tout ce qu’elle avait pu imaginer. A mesure que
-l’heure avançait sans que la servante rentrât, l’angoisse
-de sa maîtresse augmentait. Si d’abord elle fut agitée
-par la préoccupation matérielle de ses besoins, ce fut
-ensuite l’anxiété de la crainte d’un accident; une voiture
-avait pu la renverser ou bien encore elle était
-morte subitement dans la rue. Le bon Frasquito chercha
-inutilement à la tranquilliser. Le vieux à la teinture
-ne pouvait que fermer la bouche quand sa compatriote
-lui disait:</p>
-
-<p>«Jamais cela n’est arrivé, jamais, cher de Ponte.
-Elle n’a jamais manqué une fois, pendant tant et tant
-d’années, de rentrer à la maison.»</p>
-
-<p>Les plus graves difficultés se présentèrent pour un
-souper formel et cela ne servit à rien, ou du moins
-n’avança guère les choses, que les filles du cordonnier
-vinssent aimablement offrir leurs services pour remplacer
-la servante absente. Il est vrai, heureusement,
-que doña Paca avait perdu l’appétit et le même effet, à
-peu de chose près, était arrivé à son hôte. Mais, comme
-il fallait bien prendre quelque aliment pour soutenir
-les forces, tous deux s’administrèrent un œuf battu
-dans du vin et une croûte de pain. De dormir, il n’en
-put être question. La vieille dame compta les heures et
-même les quarts d’heure aux horloges du voisinage,
-et elle ne fit pas autre chose que d’écouter les bruits
-de la maison, attentive aux mouvements de l’escalier.
-<span class="pagenum" id="Page_235">235</span>
-Ponte ne pouvait faire moins. La galanterie lui faisait
-un devoir de ne pas s’endormir, tandis que son amie
-était en veille cruelle, et, pour concilier ses devoirs de
-chevalier avec les soins de sa convalescence, il fît une
-série de petits sommes sur une chaise. Mais pour cela
-il fut astreint à prendre des poses violentes, se faisant
-un oreiller de ses bras et pliant sa tête dans une posture
-tellement incommode que le lendemain il eut un
-fort torticolis. Au point du jour, vaincue par l’extrême
-fatigue, doña Paca, elle aussi, s’endormit dans un fauteuil.
-Elle parlait en songe et son corps était secoué de
-temps en temps par des mouvements nerveux. Elle se
-réveillait en sursaut, croyant qu’il y avait des voleurs
-dans la maison, et lorsque le jour parut, avec le vide
-créé par l’absence de Benina, tout lui sembla plus triste
-et solitaire que durant la nuit. Selon Frasquito, qui en
-cela pensait judicieusement, il n’y avait rien de mieux
-que de s’informer auprès des personnes chez qui Benina
-allait faire des extras. Sa compatriote y avait bien
-pensé dès la veille, mais comme elle ne savait pas le
-numéro de la maison de don Romualdo dans la rue de
-la Gréda, ils ne donnèrent pas suite à cette idée et
-renoncèrent à ces investigations. Le concierge s’étant
-spontanément offert pour aller à la recherche de la
-malheureuse servante perdue, on l’envoya avec mission
-de s’enquérir, mais il revint en disant qu’on ne
-savait rien d’elle dans aucune des loges de concierges.
-Et par-dessus cela, il n’y avait dans toute la maison
-qu’un reste de plat de la veille tout aigri et quelques
-croûtes de pain dur. Heureusement que les voisins,
-émus d’un événement aussi grave, vinrent offrir quelques
-vivres: les uns, une soupe à l’ail; les autres, de la
-morue frite, et le dernier, un œuf et une demi-bouteille
-de piquette. Il fallait bien songer à s’alimenter, faisant
-contre fortune bon cœur, parce que l’estomac a sa
-tyrannie; il faut vivre, quand bien même l’âme, liée à
-son amie la mort, s’y opposerait. Les heures du jour
-s’écoulaient lentes, et Ponte pas plus que sa compatriote
-<span class="pagenum" id="Page_236">236</span>
-ne pouvaient distraire leur attention de tout
-bruit de pas se produisant dans l’escalier. Mais cela
-leur causa de tels mécomptes que, désabusés et sans
-espérance, ils s’assirent en face l’un de l’autre, silencieux
-et avec le calme de deux sphinx. Et se regardant,
-ils confièrent tacitement à Dieu la solution de cette
-énigme. On saurait ce que Nina était devenue et les
-motifs de son absence quand il plairait à Dieu de le
-faire savoir par les voies qui déroutent toute prévision.</p>
-
-<p>Il était midi lorsqu’un violent coup de sonnette
-retentit. La dame de Ronda et le vieux galant d’Algeciras
-sursautèrent comme deux balles élastiques sur
-leurs sièges.</p>
-
-<p>«Non, non, ce n’est pas elle, dit doña Paca, avec les
-signes de la plus grande désillusion; Nina ne sonne
-pas ainsi.»</p>
-
-<p>Et comme Frasquito se disposait à aller à la porte,
-elle l’en détourna avec cette observation fort à sa
-place:</p>
-
-<p>«N’y allez point vous-même, il est possible que ce
-soit un de ces grossiers fournisseurs. Que la petite
-aille ouvrir. Célédonia, va ouvrir, et fais bien attention;
-si c’est quelqu’un qui apporte des nouvelles de Nina,
-qu’il entre. Mais si c’est quelque fournisseur, dis-lui
-que je n’y suis pas.»</p>
-
-<p>La petite y courut et elle revint précipitamment
-disant:</p>
-
-<p>«Madame, c’est don Romualdo.»</p>
-
-<p>Cette annonce causa une émotion intense et presque
-terrifiante. Ponte se dandinait, tantôt sur un pied, tantôt
-sur l’autre, et doña Paca se levait et retombait sur
-sa chaise plus de dix fois, disant:</p>
-
-<p>«Que s’est-il passé? Nous allons savoir! Dieu de
-Dieu, don Romualdo à la maison! Dépêche-toi, Célédonia...;
-donne-moi ma coiffure noire.... Et je ne suis
-pas peignée.... De quelle façon vais-je le recevoir....
-Eh bien, petite, mon bonnet noir....»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_237">237</span></p>
-
-<p>L’Algésirain et la petite l’aidèrent à s’habiller; mais,
-dans leur affolement, ils lui mettaient toute chose
-de travers. La vieille dame s’impatientait, les apostrophait
-pour leur lenteur et les bousculait fort.
-Enfin tout finit par s’arranger tant bien que mal,
-elle se passa un peigne dans les cheveux et, se bousculant,
-elle se rendit dans la pièce où attendait le
-prêtre qui était resté debout et regardait les photographies
-de famille qui formaient la décoration unique
-de la pauvre chambre.</p>
-
-<p>«Excusez-moi, monsieur don Romualdo, dit la veuve
-de Zapata, que la grande émotion empêchait de se
-tenir sur ses jambes et se laissant tomber dans un
-fauteuil, non sans avoir baisé la main du révérend.
-Grâce à Dieu, je puis enfin vous remercier de votre
-ineffable bonté.</p>
-
-<p>—Je ne fais que mon devoir, madame, répondit
-l’ecclésiastique un peu surpris, et vous n’avez nullement
-à me remercier.</p>
-
-<p>—Et dites-moi, maintenant, pour l’amour de Dieu,
-ajouta la dame avec une telle crainte d’apprendre une
-mauvaise nouvelle, qu’elle pouvait à peine articuler;
-dites-moi vite ce qui est arrivé à ma pauvre Nina.»</p>
-
-<p>Ce nom sonna à l’oreille du bon prêtre comme celui
-d’une petite chienne que la dame aurait perdue.</p>
-
-<p>«Elle n’a point reparu?... dit-il, pour dire quelque
-chose.</p>
-
-<p>—Vous ne savez rien?... Hélas! hélas! est-ce qu’il
-est arrivé un malheur que vous voulez me cacher par
-charité?»</p>
-
-<p>Et la malheureuse se mit à pleurer violemment, et le
-prêtre restait perplexe et muet.</p>
-
-<p>«Madame, par pitié, ne vous affligez pas ainsi, par
-pitié. Ce n’est peut-être pas ce que vous pensez.</p>
-
-<p>—Nina, Nina de mon âme!</p>
-
-<p>—Est-ce une personne de votre famille, de votre
-intimité? Expliquez-moi....</p>
-
-<p>—Oui, je comprends, monsieur don Romualdo ne
-<span class="pagenum" id="Page_238">238</span>
-veut pas me dire la vérité pour ne pas augmenter mes
-tribulations. Je l’en remercie infiniment.... Pourtant,
-peut-être vaudrait-il mieux tout savoir.... Ou bien, est-ce
-que vous aimez mieux me donner la nouvelle peu
-à peu, pour qu’elle m’impressionne moins?...</p>
-
-<p>—Ma chère dame, dit le prêtre avec une impatiente
-franchise, avide d’éclaircir les choses, je ne vous
-apporte aucune nouvelle, ni bonne ni mauvaise, de
-la personne pour laquelle vous pleurez, ni ne sais de
-qui il s’agit, ni sur quoi vous vous fondez pour penser
-que je....</p>
-
-<p>—Excusez-moi, don Romualdo. Je pensais que la
-Benina, mon amie et compagne, avait eu quelque grave
-accident dans votre maison ou en en sortant, ou dans
-la rue, et....</p>
-
-<p>—Que voulez-vous dire? Sans doute, madame doña
-Francisca, il y a dans tout cela une erreur qui se
-découvrira certainement en vous disant mon nom:
-Romualdo Cédron. J’ai occupé pendant vingt années la
-cure de Santa-Maria de Ronda, et je suis venu vous
-dire, chargé expressément de cette mission par les exécuteurs
-testamentaires, la dernière volonté de celui
-qui fut l’ami de mon cœur, Rafael Garcia de los
-Antrines, que Dieu ait son âme.»</p>
-
-<p>Si doña Paca avait vu la terre s’entr’ouvrir et une
-légion de diables en sortir, et que, par en haut, le ciel
-en eût fait autant, donnant passage à un essaim
-d’anges, et que les deux cohortes se fussent réunies
-dans une immense phalange à la fois glorieuse et grotesque,
-elle n’aurait certes pas été frappée de plus
-d’étonnement et de confusion. Testament, héritage.
-Ce que disait le prêtre était-il bien vérité ou plaisanterie
-déplacée? Et celui qui était devant elle était-il en
-chair ou en os, ou bien un produit d’une hallucination
-de son esprit affaibli? Sa langue était collée au palais
-et elle regardait don Romualdo avec des yeux atterrés.</p>
-
-<p>«Il n’y a nullement de quoi vous épouvanter,
-madame. Au contraire, j’ai la satisfaction d’annoncer à
-<span class="pagenum" id="Page_239">239</span>
-doña Francisca Juarez que le terme de ses souffrances
-est arrivé. Le Seigneur a été grandement touché de la
-bonne volonté et de la résignation que vous avez montrées,
-et il veut maintenant récompenser votre vertu en
-vous faisant sortir de la triste situation où vous avez
-vécu tant d’années.»</p>
-
-<p>Les larmes de doña Paca coulaient à flots et elle ne
-pouvait prononcer une syllabe.</p>
-
-<p>Son émotion, sa surprise et sa joie étaient telles que
-l’image de Benina sortit de son esprit comme si son
-absence et sa perte eussent remonté à plusieurs années
-en arrière.</p>
-
-<p>«Je comprends, continua le bon curé, redressant
-son grand corps et rapprochant sa chaise de doña
-Paca pour lui toucher le bras avec sa main, je comprends
-votre bouleversement.... On ne saurait passer
-brusquement de l’infortune au bien-être sans ressentir
-une forte secousse. Le contraire serait pire. Et puisqu’il
-s’agit d’une chose importante qui doit occuper de
-préférence votre attention, parlons-en, madame, laissant
-pour plus tard cette autre affaire qui vous préoccupe....
-Vous ne devez pas autant vous chagriner de la
-disparition de votre servante et amie.... Elle reviendra,
-soyez-en sûre!»</p>
-
-<p>Cette phrase fit revenir à l’esprit de doña Paca
-l’idée de Nina et le souvenir de son incroyable
-absence. Notant dans le «elle reviendra» de don
-Romualdo une intention bienveillante et optimiste,
-elle eut la pensée que le bon prêtre après avoir réglé
-l’affaire principale qui l’avait amené, lui parlerait du
-cas de sa servante qui sans doute était sans gravité.
-Et promptement, avec un tour rapide de la girouette,
-l’esprit de la dame revint à l’héritage et elle s’y
-arrêta, laissant le reste dans l’oubli, et le bon curé,
-voyant l’anxiété où elle était d’être plus amplement
-informée, s’empressa de la satisfaire.</p>
-
-<p>«Vous saurez sans doute que le pauvre Rafael est
-passé à meilleure vie le 11 février.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_240">240</span></p>
-
-<p>—Non, je ne le savais pas, non, monsieur. J’espère
-que Dieu lui aura accordé le repos.... Hélas!</p>
-
-<p>—C’était un saint. Son unique erreur a été d’avoir
-le mariage en abomination, repoussant tous les excellents
-partis que nous, ses amis, nous lui offrions. Les
-dernières années, il les a passées dans une ferme
-appelée les Higueras de Juarez.</p>
-
-<p>—Je la connais. Cette propriété a appartenu à mon
-grand-père.</p>
-
-<p>—Parfaitement: à don Alejandro Juarez.... Bien,
-ensuite Rafael a contracté aux Higueras l’affection du
-foie qui l’emporta au tombeau à cinquante-cinq ans.
-Pauvre homme, il était presque aussi grand que moi,
-madame, avec une musculature non moins vigoureuse
-que la mienne, une poitrine de taureau et ce visage
-resplendissant de vie....</p>
-
-<p>—Hélas!</p>
-
-<p>—Dans nos chasses au sanglier et aux cerfs, je n’ai
-jamais réussi à le voir fatigué. Son amour-propre était
-plus fort que sa complexion, elle-même très forte. Il
-bravait la pluie, la faim, la soif, et... voir ensuite ce
-chêne brisé comme un roseau. Peu de mois après qu’il
-fut tombé malade, on pouvait lui compter les os au travers
-de la peau... et il s’en alla se consumant chaque jour.</p>
-
-<p>—Hélas!</p>
-
-<p>—Et avec quelle résignation, il supportait son mal,
-et comme il se préparait sagement à la mort qu’il regardait
-comme l’exécution d’une sentence de Dieu, contre
-laquelle il ne serait point protesté, mais qu’il fallait
-au contraire accepter allégrement! Pauvre Rafael!
-Quelle pâte d’ange, c’était!</p>
-
-<p>—Hélas!</p>
-
-<p>—Je n’habitais pas Ronda, parce que des intérêts à
-soigner m’obligèrent à venir me fixer à Madrid. Mais,
-quand j’eus appris la gravité de l’état de cet ami très
-cher, je retournai auprès de lui et je l’ai suivi et
-assisté pendant un mois.... Quel chagrin! Il est mort
-dans mes bras.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_241">241</span></p>
-
-<p>—Hélas!»</p>
-
-<p>C’était autant de soupirs qui montaient à doña Paca
-du fond de son âme, s’échappant comme des oiseaux
-d’une cage entr’ouverte des quatre côtés. Avec une
-noble sincérité et sans songer à caresser dans sa pensée
-l’idée de l’héritage, elle s’associait au deuil de don
-Romualdo qui paraissait tant regretter le généreux
-célibataire de Ronda.</p>
-
-<p>«Enfin, chère madame, il mourut en bon chrétien non
-sans avoir fait son testament en bonne et due forme....</p>
-
-<p>—Hélas!</p>
-
-<p>—Dans lequel il laissa le tiers de ses biens à sa
-nièce au second degré, Clemencia Sopelana, vous
-savez? la femme de don Rodrigo del Quintanar, sœur
-du marquis de Guadalerce. Les deux autres tiers
-sont destinés, partie à une fondation pieuse, partie à
-améliorer la situation de quelques-uns de ses parents
-qui, par disgrâce de famille, mauvaises affaires ou
-autres causes d’adversité ou contretemps fâcheux, sont
-tombés dans la misère. Comme vous et vos enfants
-vous êtes dans ce cas, il est certain que vous êtes
-parmi les plus favorisés, et....</p>
-
-<p>—Hélas! Enfin Dieu a voulu que je ne meure pas
-sans voir le terme de cette misère ignominieuse. Mille
-et une fois soit béni Celui qui donne et ôte tous les
-maux, le justicier, le miséricordieux, le saint des
-saints!...»</p>
-
-<p>Après cette effusion, l’infortunée doña Francisca
-fondit en larmes, croisant les mains et se précipitant à
-genoux, si bien que le bon curé, craignant qu’un tel
-éclat de sensibilité ne se terminât par un évanouissement,
-se précipita vers la porte en frappant dans ses
-mains pour appeler afin qu’on apportât un peu d’eau
-fraîche.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_242">242</span></p>
- <h2 id="ch_33">XXXII</h2>
-</div>
-
-<p>Frasquito revint aussitôt apportant le secours d’un
-verre d’eau, et don Romualdo, quand la dame y eut
-trempé ses lèvres et se fut remise de son émotion, dit
-au chevalier délabré:</p>
-
-<p>«Si je ne me trompe, j’ai l’honneur de parler à don
-Frasquito Ponte Delgado qui habitait, il y a pas mal
-d’années, Algeciras. Vous êtes parent au troisième
-degré de Rafael Antrines, dont vous avez certainement
-appris le décès?</p>
-
-<p>—Il est mort? Hélas! je n’en savais rien, répliqua
-Ponte très affligé. Pauvre cher Rafael! Lorsque j’étais
-à Ronda, en 1856, peu avant la chute d’Espartero,
-c’était un enfant, pas plus grand que cela. Ensuite,
-nous nous vîmes deux ou trois fois, à Madrid. Il avait
-coutume de venir passer quelques mois d’automne; il
-allait beaucoup au Jardin Royal, il était ami des Ustariz,
-il travaillait pour Rios Rosas dans les élections, et
-pour les Rios Acuña.... Oh! pauvre Rafael! Excellent
-ami, homme sensible et affectueux, grand chasseur!
-Nous étions d’accord sur tous les points, excepté sur
-un toutefois: c’était un campagnard, très ami des
-choses rustiques, et moi, j’ai une sainte horreur de la
-campagne et des petits arbres. J’ai toujours été
-l’homme des villes, des grandes agglomérations de
-populations.</p>
-
-<p>—Asseyez-vous ici,» dit don Romualdo, en donnant
-un fort coup indicatif sur un vieux fauteuil à ressorts
-d’où sortit un flot de poussière.</p>
-
-<p>Un moment après, le vieux galant, mis au courant
-<span class="pagenum" id="Page_243">243</span>
-de sa participation dans l’héritage de son parent
-Rafael, se trouva tellement émotionné que, pour éviter
-de se trouver mal, il dut boire précipitamment toute
-l’eau que doña Francisca avait laissée dans son verre.</p>
-
-<p>Il n’est point superflu de signaler maintenant la parfaite
-concordance entre la personne du prêtre et son
-nom de Cédron, car, pour la stature, la robustesse et
-la couleur, il pouvait bien être comparé à un cèdre
-opulent. Si l’on y regarde bien, en effet, il y a toujours
-entre les arbres et les hommes, en considérant leur
-caractère, une certaine concomitance et parenté. Le
-cèdre est de forte structure et pourtant beau, noble,
-d’un grain flexible, mais agréable et odorant. Ainsi
-était aussi don Romualdo: très grand, robuste, plutôt
-noir et, en même temps, excellente personne, d’une
-conduite inattaquable comme prêtre, chasseur, homme
-du monde dans la mesure où doit l’être un curé, d’un
-esprit calme, la parole persuasive, tolérant pour les
-faiblesses humaines, charitable, miséricordieux; en
-somme, il avait les procédés méthodiques et réguliers
-qui conviennent à quelqu’un dans une situation aisée.
-Habillé correctement, sans élégance exagérée, il fumait
-beaucoup d’excellents cigares, il mangeait et buvait
-autant qu’il était nécessaire pour entretenir sa forte
-ossature et sa musculature si développée. Des pieds et
-des mains énormes, en proportion avec le reste. Sa
-figure, plutôt grande et large, ne manquait pas de
-beauté par la proportion heureuse des lignes; beauté
-de pierre sculptée, si l’on veut, beauté à la Michel-Ange,
-pour décorer une imposte en soutenant dans sa bouche
-une guirlande de fleurs et de festons.</p>
-
-<p>Entrant dans les détails que les deux héritiers brûlaient
-d’apprendre, Cédron leur donna les renseignements
-les plus détaillés sur le testament, renseignements
-que tant doña Paca que Ponte écoutèrent,
-comme bien l’on pense, avec la plus religieuse attention.
-Les exécuteurs testamentaires étaient D. Sandalio
-Maturana et le marquis de Guadalerce. Les dispositions
-<span class="pagenum" id="Page_244">244</span>
-en faveur des deux personnes présentes étaient
-les suivantes: à Obdulia et à Antonio il laissait le bien
-d’Amoraima, mais seulement en usufruit. Les exécuteurs
-testamentaires leur verseraient le produit de
-cette ferme qui, partagée en deux, reviendrait, à leur
-mort, à leurs héritiers. A doña Francisca et à Ponte il
-assignait une rente viagère, comme à beaucoup d’autres
-parents, avec des titres de rente de la Dette, qui constituaient
-une des principales richesses du testateur.</p>
-
-<p>Entendant ces choses, Frasquito s’appliquait sur ses
-oreilles, sans se donner un instant de repos, les
-mèches trop noires de sa chevelure. Doña Francisca
-ne savait ce qui lui arrivait et croyait rêver, et, dans
-un accès de joie fébrile, elle se précipita dans l’antichambre,
-criant à tue-tête:</p>
-
-<p>«Nina, Nina, viens et écoute: nous sommes riches;
-je te dis, nous ne sommes plus pauvres.»</p>
-
-<p>Ce faisant, le souvenir de la disparition de sa servante
-lui revint à l’esprit et, se tournant du côté de
-Cédron, elle dit en sanglotant:</p>
-
-<p>«Pardonnez-moi, je ne me rappelais plus que j’ai
-perdu la compagne de ma vie....</p>
-
-<p>—Elle reviendra, répéta le curé, et aussi Frasquito,
-comme un écho.</p>
-
-<p>—Oui, elle reviendra.</p>
-
-<p>—Si elle était morte, indiqua doña Francisca, je
-crois vraiment que l’intensité de ma joie la ferait revivre.</p>
-
-<p>—Oui, nous parlerons de cette dame, dit Cédron.
-Mais auparavant il convient de s’occuper de ce qui
-vous intéresse particulièrement. Les exécuteurs testamentaires,
-désireux que vous, comme monsieur, vous
-sortiez de votre situation très précaire, et cela pour
-des raisons qu’il n’y a pas lieu d’examiner, parce que
-c’est inutile, mais surtout parce que le testateur les y
-autorise, leur donnant tous pouvoirs à cet effet, ont
-décidé que, pendant que l’on mettra en règle tout ce
-qui concerne l’héritage, le payement des droits royaux,
-<i>et cætera, et cætera</i>, ils ont décidé, dis-je....»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_245">245</span></p>
-
-<p>Doña Paca et Frasquito, à force de retenir leur respiration
-pour écouter, étaient sur le point de suffoquer.</p>
-
-<p>«Ils ont décidé, dis-je bien, ils ont décidé ou nous
-avons décidé..., comme cela peut durer encore deux
-mois..., de vous assigner la somme mensuelle de cinquante
-douros comme provision ou, si vous voulez,
-anticipation, jusqu’à ce que nous puissions déterminer
-le chiffre exact de la pension. Est-ce compris?</p>
-
-<p>—Oui, monsieur, oui, monsieur, c’est compris, très
-bien compris, s’écrièrent-ils tous deux à l’unisson.</p>
-
-<p>—Avant de pouvoir arriver à accomplir ce message
-auprès de vous, dit le prêtre, j’ai dû me livrer à un
-travail énorme pour découvrir où vous demeuriez;
-je crois bien avoir interrogé à ce sujet la moitié de
-Madrid..., et enfin..., ce n’est pas sans peine que je
-suis arrivé à trouver réunies dans cette maison les
-deux pièces que je poursuivais,—pardonnez-moi ce
-terme de chasseur,—et que je recherchais en me
-donnant beaucoup de mal depuis tant de jours!»</p>
-
-<p>Doña Paca lui baisait la main droite et Frasquito
-la gauche, tous deux pleurant à chaudes larmes.</p>
-
-<p>«Deux mois de votre pension courent déjà; maintenant
-nous allons nous mettre d’accord sur les formalités
-qui sont à remplir, afin que tous deux vous puissiez
-toucher régulièrement.»</p>
-
-<p>Ponte croyait faire une ascension en ballon et il se
-retenait et se cramponnait aux bras du fauteuil comme
-un aéronaute au bord de la nacelle.</p>
-
-<p>«Nous sommes à vos ordres, dit doña Francisca à
-haute voix, et à part elle: C’est impossible, c’est un
-rêve.»</p>
-
-<p>L’idée pourtant que Nina ne connaissait pas le bonheur
-qui lui était arrivé troublait la joie qui inondait
-son âme.</p>
-
-<p>A cette pensée, de Ponte Delgado répondit par un
-mystérieux enchaînement d’idées:</p>
-
-<p>«Quel malheur que Nina, cet ange, ne soit pas là!
-Mais nous ne pouvons pas supposer qu’il lui soit
-<span class="pagenum" id="Page_246">246</span>
-arrivé un accident grave. N’est-ce pas, monsieur don
-Romualdo? Il sera arrivé....</p>
-
-<p>—Mon cœur me dit qu’elle reviendra aujourd’hui
-en bonne et parfaite santé, déclara doña Paca avec
-un ardent optimisme, voyant toutes choses enveloppées
-de rayons roses. Il est certain que..., pardonnez-moi,
-monsieur, il y a une telle confusion dans ma
-pauvre tête.... Je disais que..., en entendant annoncer
-M. de Romualdo, m’arrêtant simplement au nom,
-j’avais pensé que vous étiez ce digne prêtre chez
-lequel ma servante va faire des extras. Est-ce que je
-me trompe?</p>
-
-<p>—Je crois que oui.</p>
-
-<p>—C’est le propre des grandes âmes charitables de
-se cacher pour faire le bien, nier sa personnalité pour
-éloigner les remerciements et la publicité de ses vertus....
-Faisons nos comptes, monsieur don Romualdo,
-faites-moi la faveur de ne pas faire mystère de vos
-grandes vertus. Il est certain que c’est à cause d’elles
-qu’on vous a proposé pour évêque.</p>
-
-<p>—Moi?... Cette nouvelle ne m’est point parvenue.</p>
-
-<p>—Vous êtes pourtant bien de Guadalajara ou de la
-province?</p>
-
-<p>—Oui, madame.</p>
-
-<p>—N’avez-vous point une nièce qui s’appelle doña
-Patros?</p>
-
-<p>—Non, madame.</p>
-
-<p>—Vous dites bien la messe à San-Sebastian?</p>
-
-<p>—Non, madame, je la dis à San-Andres.</p>
-
-<p>—Il est bien certain, toutefois, qu’il y a quelques
-jours on vous a fait cadeau d’un lapin de garenne?</p>
-
-<p>—C’est possible..., oui..., oui... mais je ne me le
-rappelle pas.</p>
-
-<p>—N’importe, monsieur don Romualdo, vous m’assurez
-que vous ne connaissez pas ma Benina?</p>
-
-<p>—Je crois.... Voyons, je ne puis pas assurer qu’elle
-m’est tout à fait inconnue, ma chère dame. Je crois
-bien l’avoir vue.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_247">247</span></p>
-
-<p>—Oh! je disais bien que.... Monsieur de Cédron,
-quelle joie vous me donnez!</p>
-
-<p>—Soyez calme. Voyons, cette Benina n’est-elle
-point une femme habillée de noir, d’environ soixante
-ans, avec une verrue sur le front?...</p>
-
-<p>—Parfaitement, parfaitement, monsieur don Romualdo;
-sérieuse, encore très verte pour son âge.</p>
-
-<p>—Autre renseignement, voyons: elle demande l’aumône
-et s’en va par les rues avec un aveugle africain
-qui s’appelle Almudena?</p>
-
-<p>—Jésus! s’écria avec stupéfaction et frayeur doña
-Paca. Cela, non, par exemple! Dieu me protège! Cela,
-non.... Je vois bien que vous ne la connaissez pas.»</p>
-
-<p>Ponte regarda alternativement le curé et la dame,
-tourmenté tout à coup de certains doutes qui traversaient
-son esprit et sa conscience.</p>
-
-<p>«Benina est un ange, se permit-il de dire timidement.
-Qu’elle mendie ou ne mendie pas, je n’en sais
-rien, mais c’est un ange, parole d’honneur.</p>
-
-<p>—Vous n’y pensez point?... Mendier, Benina? et
-encore courir les rues avec un aveugle!...</p>
-
-<p>—Un Maure comme complément de signalement,
-ajouta don Romualdo.</p>
-
-<p>—Je dois déclarer, indiqua Ponte avec une honorable
-sincérité, qu’il n’y a pas longtemps, passant par
-la place del Progreso, je la vis assise en compagnie
-d’un mendiant aveugle qui, comme type, paraissait
-originaire du Riff.»</p>
-
-<p>Le trouble de cerveau, le vertige mental de doña
-Paca étaient tels que sa joie se changea subitement en
-tristesse et elle en vint à croire que tout ce qui se
-passait était une illusion de ses sens; que les êtres
-avec qui elle parlait étaient imaginaires, que tout était
-mensonge à commencer par l’héritage. Elle redoutait
-un réveil terrible. Fermant les yeux, elle disait:</p>
-
-<p>«Seigneur, arrache-moi d’un doute aussi horrible,
-arrache-moi à cette idée. Est-ce un mensonge, est-ce
-une vérité? Moi, héritière du petit Rafael Antrines;
-<span class="pagenum" id="Page_248">248</span>
-moi ayant les moyens de vivre? Nina demandant l’aumône
-et Nina vivant avec un homme du Riff?</p>
-
-<p>—Bien! s’écria-t-elle subitement dans un bel entraînement
-du cœur. Pourvu que Nina soit vivante, que
-m’importe qu’elle vive avec un Maure, avec toute la
-mauricaille d’Alger, pourvu qu’elle rentre à la maison,
-même avec ce Maure dans son panier!»</p>
-
-<p>Don Romualdo se mit à rire et il expliqua quand et
-comment il avait connu Benina; il dit que, par un
-de ses amis, coadjuteur à San-Andres, prêtre de beaucoup
-de valeur et humaniste très distingué, qui travaillait
-les langues orientales, il avait connu Almudena.
-Avec lui il avait vu une femme qui l’accompagnait,
-qu’on lui a dit être au service d’une dame veuve, andalouse,
-habitant la rue Impériale.</p>
-
-<p>«Je ne pus faire moins que d’établir une corrélation
-entre cette veuve et Mme doña Francisca Juarez, que
-je n’avais pas eu le plaisir de connaître et, aujourd’hui,
-vous entendant vous lamenter sur la disparition de
-votre servante, je pensais et je me disais à part moi:
-«Si la femme qui est perdue est celle que je crois,
-cherchons le seau et nous trouverons la corde, cherchons
-le Maure et nous trouverons l’odalisque»; je
-dis celle que vous nommez....</p>
-
-<p>—Benina de Casia..., de Casia, oui, monsieur, c’est
-pourquoi on dit en plaisantant qu’elle est parente de
-santa Rita.»</p>
-
-<p>M. de Cédron ajouta que, non certainement pour ses
-mérites, mais pour la confiance qu’il inspirait aux fondateurs
-de l’asile de vieillards et de vieilles femmes de
-la Miséricorde, il avait été nommé directeur et majordome
-de cet asile, et, comme c’est à lui que les demandes
-d’admission doivent être adressées, il ne faisait
-pas un pas dans la rue sans être poursuivi par les mendiants
-importuns; il était littéralement assiégé de recommandations
-et de cartes dans lesquelles on lui
-recommande des personnes pour les faire admettre.
-On pourrait croire que notre pays est une immense
-<span class="pagenum" id="Page_249">249</span>
-fourmilière de pauvres et que nous devons faire de la
-nation un asile sans limites, où nous les recevrions
-tous du premier au dernier. Du pas où nous allons,
-nous serons bientôt le plus grand hospice de l’Europe.
-J’ai rappelé cela, parce que mon ami Mayoral, le jeune
-prêtre amateur des lettres orientales, me demanda d’accueillir
-dans notre asile la compagne d’Almudena.</p>
-
-<p>«Je vous supplie, mon cher monsieur don Romualdo,
-de ne pas croire un mot de tout cela, dit doña Francisca
-tout à fait bouleversée. Ne faites aucun cas de la
-Benina que vous venez de décrire et ne considérez que
-la vraie et légitime Nina: celle qui va tous les matins
-travailler en extra chez vous, recevant de vous tant de
-bienfaits, dont, grâce à elle, j’ai eu ma part. Celle-là est
-la vraie; c’est celle que nous cherchons et que nous
-retrouverons par l’aide de M. de Cédron, de sa digne
-sœur doña Josefa et de sa nièce doña Patros.... Vous
-niez que vous la connaissiez pour faire un secret de
-votre vertu et de votre charité; mais cela n’est pas
-bien, monsieur, ce n’est pas bien. Il est certain pour
-moi que vous êtes un saint et que vous ne voulez pas
-laisser échapper les secrets de votre charité sublime,
-et comme je le crois, je le dis. Cherchons ma Nina et,
-quand nous l’aurons retrouvée, nous crierons ensemble:
-«Saint, trois fois saint est le Seigneur!»</p>
-
-<p>M. de Cédron conclut de ce discours que doña Francisca
-Juarez avait tant soit peu l’esprit dérangé et,
-pensant justement que s’il voulait lui répondre et la
-contredire cela ne modifierait en rien les choses, il mit
-fin à ce sujet et prit congé disant qu’il reviendrait le
-lendemain pour l’examen des papiers et le payement,
-moyennant un reçu en règle, des termes échus de l’héritage.</p>
-
-<p>Son départ s’effectua longuement, car doña Paca et
-Frasquito l’accompagnèrent jusqu’à la porte en l’accablant
-de remerciements quarante fois répétés de la
-porte à l’escalier et en lui baisant autant de fois les
-mains. Et quand le grand Cédron disparut au bas de
-<span class="pagenum" id="Page_250">250</span>
-l’escalier et qu’ils se virent seuls, la porte fermée, la
-veuve de Ronda et le galant d’Algeciras, elle dit:</p>
-
-<p>«Frasquito de mon âme, est-ce que tout cela est bien
-vrai?</p>
-
-<p>—J’allais vous adresser la même question.... Est-ce
-que nous rêvons? Que croyez-vous?</p>
-
-<p>—Je ne sais..., je ne puis arrêter ma pensée...; l’intelligence
-me manque, la mémoire me manque, le jugement
-me manque, Nina me manque.</p>
-
-<p>—A moi aussi il manque quelque chose.... Je ne puis
-plus parler.</p>
-
-<p>—Nous allons certainement devenir idiots ou fous.</p>
-
-<p>—Ce que je dis: don Romualdo n’a point nié que sa
-nièce s’appelle Patros, qu’il est proposé pour évêque
-et qu’il a reçu un lapin?</p>
-
-<p>—Quant au lapin, il ne l’a pas nié. Rappelez-vous,
-il a dit qu’il ne se rappelait pas.</p>
-
-<p>—C’est vrai. Mais si maintenant le don Romualdo
-que nous avons eu le plaisir de voir était un être fictif,
-une création de la sorcellerie ou des arts infernaux?
-Allons! pourvu que tout cela ne s’évanouisse pas, ne
-laissant qu’une ombre, une fumée, une illusion, un
-songe?</p>
-
-<p>—Madame, par la très sainte Vierge, ne dites pas
-cela.</p>
-
-<p>—Et s’il ne revenait plus?</p>
-
-<p>—S’il ne revenait pas? Croyez-vous donc qu’il ne revienne
-plus, qu’il ne nous apportera pas la... les...?»</p>
-
-<p>Disant cela, la figure flasque et décolorée de Frasquito
-exprimait une terreur folle. Il se passa la main
-sur les yeux et, poussant un cri, il retomba sur son
-fauteuil, frappé d’un coup d’apoplexie, comme dans
-cette nuit lugubre, entre les rues des Irlandais et Mediodia-Grande.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_251">251</span></p>
- <h2 id="ch_34">XXXIII</h2>
-</div>
-
-<p>Grâce aux bons soins de doña Paca, assistée des filles
-de la cordonnière, Ponte se remit rapidement de cette
-nouvelle manifestation de son mal et, lorsque la nuit
-fut venue, devisant avec la dame de Ronda, ils tombèrent
-tous deux d’accord que don Romualdo était bien
-un être réel et l’héritage une vérité incontestable. Nonobstant
-cette conviction, ils vécurent dans des craintes
-mortelles jusqu’au moment où, le lendemain, apparut
-pour la seconde fois la figure du prêtre bienfaisant
-accompagné d’un notaire, qui était une ancienne connaissance
-de doña Francisca Juarez de Zapata. L’affaire
-réglée après examen des papiers, ce qui ne présenta
-aucune difficulté, les héritiers de Rafaelito Antrines
-reçurent une quantité de billets de banque qui, à tous
-deux, parut fabuleuse, à cause sans aucun doute de la
-longue et absolue vacuité de leurs coffres-forts. La possession
-de cet argent, événement inouï dans ces dernières
-années de sa vie, produisit chez doña Paca un
-effet psychologique très extraordinaire; son intelligence
-s’obscurcit; elle perdit la notion du temps, elle
-ne trouvait plus les mots pour rendre sa pensée et ses
-idées tourbillonnaient dans son cerveau comme les
-mouches qui se précipitent aussi incessamment que
-vainement sur les vitres d’une fenêtre espérant sans
-succès passer au travers pour reprendre leur libre vol.
-Elle voulut parler de sa Nina et dit mille inconséquences.
-Comme il arrive souvent que l’on entend le
-bruit d’une dispute et la rumeur des paroles échangées
-par des gens qui se querellent sans rien distinguer,
-<span class="pagenum" id="Page_252">252</span>
-Frasquito et les deux autres messieurs parlant de l’affaire,
-elle crut comprendre qu’ils disaient que la fugitive
-était revenue, qu’on l’avait rencontrée et rien de
-plus. Les trois hommes causaient debout, le notaire
-tout près de Cédron. Petit et avec le profil d’une perruche,
-on eût dit un oiseau se disposant à grimper sur
-les branches d’un arbre.</p>
-
-<p>Les aimables visiteurs prirent enfin congé, non sans
-renouveler leurs compliments et leurs offres gracieuses
-et, restés seuls, la dame de Ronda et l’homme d’Algeciras
-se mirent d’abord à parcourir la maison d’un bout
-à l’autre, allant sans but et sans motif aucun de la cuisine
-à la salle à manger, pour en ressortir aussitôt,
-échangeant nerveusement quelques brèves paroles lorsqu’ils
-se rencontraient dans ces marches agitées. Doña
-Paca, pour dire la vérité, sentait sa joie profondément
-diminuée par l’impossibilité d’en faire part à sa compagne,
-qui avait été son soutien pendant tant d’années
-malheureuses. Ah! si Nina était entrée dans ce moment,
-quel plaisir sa maîtresse aurait éprouvé à lui donner la
-grande nouvelle, à jouir de sa surprise, en feignant
-d’abord d’être affligée du manque d’argent, et lui montrant
-ensuite brusquement la poignée de billets de
-banque! Quelle tête elle ferait! Comme ses yeux s’élargiraient!
-Et que de choses on allait pouvoir se procurer
-avec cette montagne de papiers! Allons, il est dit que
-Dieu ne fait jamais les choses complètes. Ainsi, dans
-le mal comme dans le bien, il y a toujours une petite
-tache qui est comme la marque du destin. Dans les
-plus grandes calamités, il laisse tout d’un coup respirer
-le patient un instant: dans les choses heureuses que sa
-miséricorde accorde, il oublie toujours quelque détail
-dont le manque risque de tout gâter.</p>
-
-<p>Dans une de ces rencontres, dans le va-et-vient de la
-cuisine au salon et du salon à la cuisine, Ponte proposa
-à sa compatriote de célébrer ce beau jour en allant
-tous deux dîner au restaurant. Elle trouva fort de son
-goût le proposition. C’est lui qui l’invitait, heureux de
-<span class="pagenum" id="Page_253">253</span>
-répondre ainsi à la généreuse hospitalité qu’elle lui
-avait accordée.</p>
-
-<p>Doña Francisca répondit qu’elle ne se montrerait
-certainement pas dans un endroit public tant qu’elle ne
-serait point en état de paraître habillée comme il convient
-à son rang, et, comme il insistait ajoutant qu’en
-dînant dehors on éviterait l’ennui de faire la cuisine à
-la maison sans autre aide que celle des petites filles de
-la cordonnière, la dame répondit que, tant que Nina
-ne reviendrait pas, elle ne voulait point allumer de
-fourneau et qu’elle ferait tout venir de la maison Botin.
-Certainement qu’elle aussi sentait le besoin de manger
-de bonnes choses et bien accommodées, que son appétit
-s’ouvrait fort à cette idée.... Il n’était que temps,
-Seigneur Dieu! Tant d’années de jeûnes forcés méritaient
-bien que l’on chantât l’<i>alleluia</i> de la résurrection.</p>
-
-<p>«Allons, Célédonia, mets ta jupe neuve, car tu vas
-chez Botin. Je vais t’écrire sur un morceau de papier
-ce que je veux, pour que tu ne te trompes pas.»</p>
-
-<p>Aussitôt dit, aussitôt fait. Et que pouvait-elle demander
-moins, la chère dame, pour se refaire le palais en
-ce jour de fête que deux poulets rôtis, quatre merluches
-frites et un bon morceau d’aloyau, avec accompagnement
-de jambon au sucre, d’œufs dans la glace et
-d’une douzaine de petits gâteaux à la frangipane?... Et
-voilà!</p>
-
-<p>La dame n’arriva pas, avec cette commande suggestive,
-à arrêter l’imagination de Frasquito, qui, depuis
-qu’il se sentait de l’argent en poche, était dévoré d’une
-envie folle de descendre dans la rue, de courir, de s’envoler,
-car il croyait positivement qu’il lui était poussé
-des ailes.</p>
-
-<p>«Quant à moi, madame, veuillez m’excuser, mais j’ai
-affaire ce soir.... Il est indispensable que je sorte.... J’ai
-d’abord besoin de prendre l’air.... Je sens que j’ai un
-peu de vertige. L’exercice m’est nécessaire, soyez sûre
-qu’il m’est nécessaire.... Et aussi bien il est nécessaire
-que je me concerte avec mon tailleur, ne fût-ce que
-<span class="pagenum" id="Page_254">254</span>
-pour me mettre au courant des modes nouvelles et voir
-à préparer quelques commandes.... Je suis extrêmement
-difficile et j’ai beaucoup de peine à me décider pour
-telle ou telle étoffe.</p>
-
-<p>—Si, si, allez à vos affaires. Mais ne vous y trompez
-pas, il faut que vous voyiez, comme je le vois moi-même,
-dans cet événement heureux, une leçon de la
-Providence. Pour ma part, je me déclare convaincue
-de l’efficacité de l’ordre et de la règle, et j’ai la ferme
-intention de tenir mes comptes et d’écrire tout ce que
-je dépenserai.</p>
-
-<p>—Et les recettes aussi.... Je ferai de même, et pourtant
-cela ne m’a servi à rien, croyez-le bien, amie de
-mon cœur, que cela ne m’a servi à rien.</p>
-
-<p>—Ayant une rente assurée, la seule chose à faire,
-c’est de proportionner la dépense aux entrées et de
-ne pas dépasser.... Pour Dieu, cher Ponte, ne soyons
-pas assez barbares, une autre fois, pour nous moquer
-de la balance et de la.... Maintenant, je reconnais que
-Trujillo a raison.</p>
-
-<p>—J’ai fait, madame, plus de balances que je n’ai de
-cheveux sur la tête, mais, croyez-le bien, cela ne m’a
-jamais servi qu’à me le faire perdre, l’équilibre!</p>
-
-<p>—Maintenant que Dieu nous a accordé sa faveur,
-soyons ordonnés et j’oserai vous demander, si cela ne
-vous dérange pas trop, de vouloir bien, en faisant vos
-achats, me procurer un livre de comptes, agenda ou
-tout autre livre analogue.»</p>
-
-<p>Certainement, ce n’est point un livre, mais une demi-douzaine
-qu’il lui apporterait avec amour, et, promettant
-cela, Frasquito s’élança dans la rue, avide d’air, de
-lumière, de voir du monde, de se récréer des choses et
-des gens qu’il contemplerait. Du premier pas, marchant
-machinalement, il alla jusqu’au paseo de Atocha sans
-se rendre compte de rien. Et puis il retourna en arrière,
-parce qu’il préférait se voir entre les rangées de maisons
-qu’au milieu des arbres. Franchement, les arbres
-lui étaient souverainement antipathiques, probablement
-<span class="pagenum" id="Page_255">255</span>
-parce que, passant près d’eux dans ses heures de désolation,
-ils semblaient lui tendre leurs bras pour qu’il
-s’y accrochât avec une corde. S’enfonçant dans les rues
-sans but déterminé, il contemplait les étalages des tailleurs
-où étaient exposées de belles étoffes, les boutiques
-de cravates et de lingerie élégante. Il ne manquait point
-pourtant de jeter un coup d’œil aux restaurants et, en
-général, à toutes les boutiques que, dans sa vie de
-mortifiante pénurie, il avait toujours regardées avec
-désolation.</p>
-
-<p>Il passa quelques heures délicieuses dans ces courses
-vagabondes et sans ressentir aucune fatigue. Il se sentait
-fort, robuste et plein de santé. Il regardait langoureusement
-et avec un certain air de protection toutes les
-femmes jolies ou dignes d’attirer son attention qui
-passaient près de lui. Un étalage de parfumerie
-lui suggéra une heureuse idée: il avait ses vieux
-cheveux blancs tout en l’air, dans un désordre impossible,
-sans être lissés et corrigés par une belle teinture
-noire, et cette délicieuse boutique lui offrait
-l’occasion de réparer une si grande inconvenance, lui
-permettant d’inaugurer la campagne de restauration
-de son existence qui devait commencer justement par
-celle de son visage. Ce fut là qu’il changea le premier
-billet du gros paquet que lui avait remis don Romualdo
-Cédron; après s’être fait présenter différents articles,
-il fit une ample provision de ceux qu’il croyait le plus
-nécessaires et, payant sans marchander, il donna
-l’ordre de lui porter à la maison de doña Francisca le
-volumineux paquet de ses achats de drogues odorantes
-et colorantes. Sortant de là, il songea à la nécessité
-de se procurer un logis convenable sans toutefois être
-trop cher, mais correspondant à la pension dont il jouissait,
-car, en aucun cas, il ne voulait sortir des limites
-de ses moyens nouveaux. Il ne retournerait jamais aux
-dortoirs de Bernarda, si ce n’est pour lui payer les sept
-nuits qu’il lui devait et lui dire ses quatre vérités. Divaguant
-et comptant ainsi avec lui-même, l’heure arriva
-<span class="pagenum" id="Page_256">256</span>
-où son estomac lui fit comprendre que l’on ne vit pas
-exclusivement de rêves. Problème: où aller manger?
-L’idée d’aller dans un des grands restaurants fut promptement
-écartée. Sa tenue n’était pas assez convenable.
-Irait-il, suivant son habitude routinière de ses jours
-malheureux, à la boutique de Boto? Oh! non.... On l’avait
-toujours vu là avec sa teinture soignée. On s’étonnerait
-de le voir mal coiffé, avec ses cheveux gris tout en
-l’air. Enfin, se souvenant qu’il devait à l’honorable Boto
-une petite note de nourriture, il pensa qu’il devait
-répondre par un payement ponctuel à la confiance qui
-lui avait été faite par le patron et qu’il expliquerait par
-la maladie et son retard et le désordre de sa figure, et
-qu’on reconnaîtrait clairement la vérité. Il dirigea ses
-pas vers la rue de l’Ave-Maria et il entra un peu intimidé
-dans la taverne, passant comme d’un air distrait dans la
-pièce extérieure, en se cachant la figure avec son manteau.
-Cet endroit très resserré est encombré par l’énorme
-clientèle attirée par la variété des mets et leur excellente
-préparation. La taverne proprement dite est suivie
-d’un petit passage étroit où il y a pourtant quelques
-tables, avec le banc appuyé au mur, et ensuite se présente
-un réduit où l’on parvient par deux marches et
-qui contient deux tables longues de chaque côté, ne
-laissant juste entre elles que la place nécessaire pour
-les allées et venues du garçon qui fait le service. Ponte
-s’installait toujours en cet endroit s’y trouvant plus à
-l’abri de la curiosité et des regards scrutateurs des
-clients; il occupait le bout de la table qu’il trouvait
-libre, s’il y en avait un, car elles étaient le plus souvent
-complètes et les hôtes y étaient serrés comme harengs
-en caque.</p>
-
-<p>Ce soir-là, car il faisait déjà nuit, il put se caser
-dans la petite chambre intérieure tout à son aise, car
-il n’y avait encore que trois personnes et l’une des
-tables était vide. Il s’assit dans le coin auprès de la
-porte, endroit très recueilli dans lequel le public,
-c’est-à-dire les gens de la taverne, le découvriraient
-<span class="pagenum" id="Page_257">257</span>
-difficilement, et alors se posa cet autre problème
-délicieux: Qu’allait-il demander? Ordinairement, l’état
-lamentable de sa bourse l’obligeait à se limiter à la
-consommation d’un réal pour un plat qui, avec le pain
-et le vin, représentait une dépense totale de quarante
-centimes, ou bien une portion de morue en sauce.
-L’une ou l’autre de ces consommations, avec le long
-morceau de pain qu’il mangeait jusqu’à la dernière
-miette, soit avec la sauce, soit avec son petit quart de
-vin, lui offraient une alimentation suffisante et savoureuse.
-Quelquefois il prenait au lieu de ragoût de la
-viande cuite à l’étuvée et, dans quelques très rares
-occasions, de la fricassée de poulet. Du gras-double,
-des escargots, des viandes hachées ou autres cochonailles,
-jamais il ne s’en était fait servir.</p>
-
-<p>Ce soir-là, il demanda au garçon la liste complète de
-ce qu’il y avait et, se montrant indécis, comme une
-personne blasée qui cherche en vain un mets de nature
-à exciter son appétit, il arrêta son choix à la fricassée
-de poulet.</p>
-
-<p>«Vous avez mal aux dents, monsieur de Ponte? lui
-dit le garçon, voyant qu’il n’ôtait point le foulard qui
-lui cachait le bas de la figure.</p>
-
-<p>—Oui, mon fils..., une douleur terrible; aussi ne me
-donne pas du gros pain, mais bien du pain à la française.»</p>
-
-<p>En face de Frasquito étaient assises deux personnes
-qui mangeaient dans le même plat deux parts de ragoût
-pour deux réaux, et plus loin, dans l’angle opposé,
-un individu dépêchait posément et méthodiquement
-une portion d’escargots. C’était vraiment une machine
-à avaler les escargots, car, pour manger chacun d’eux,
-il employait les mêmes mouvements de la bouche, des
-mains et même des yeux. Il prenait la coquille, sortait
-l’animal avec un cure-dent, le portait à sa bouche,
-raclait l’intérieur avec son petit bâton; puis, jetant un
-regard furibond à Frasquito de Ponte, il suçait le jus
-contenu dans la coquille; ensuite il déposait la coque
-<span class="pagenum" id="Page_258">258</span>
-vide pour en reprendre une pleine, et il répétait la
-même opération avec les mêmes gestes mesurés au
-compas, les mêmes mouvements pour sortir l’escargot
-et les mêmes regards ensuite: un, sympathique, à
-la bête, au moment de la prendre; un, de haine, à
-Frasquito, au moment de l’avaler.</p>
-
-<p>Pendant très longtemps, cet homme, à la figure
-petite et simiesque, continua à accumuler les coquilles
-vides en un monceau qui croissait parallèlement à la
-diminution du tas des pleines, et Ponte, qui était en
-face de lui, commençait à s’inquiéter des regards terribles
-que, comme une figurine mécanique de boîte à
-musique, à chaque opération, le consommateur lui
-lançait.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_259">259</span></p>
- <h2 id="ch_35">XXXIV</h2>
-</div>
-
-<p>De Ponte avait une forte envie de demander à ce
-type des explications sur cette façon impertinente de
-le regarder. La cause ne pouvait être autre que la nouveauté
-que Frasquito offrait au public de se montrer
-sans teinture, et le bon chevalier se disait: «Mais
-qu’est-ce que cela peut bien faire aux gens que je me
-maquille ou ne me maquille pas? Je fais de ma physionomie
-ce qui me plaît et rien ne m’oblige à contenter
-ces messieurs en leur présentant toujours le même
-visage. Que j’aie ma tête vieille ou ma tête jeune, je
-dois me faire respecter et conserver mon décorum.»
-Il se proposait déjà de répondre par une œillade méprisante,
-quand l’homme aux escargots, ayant vidé,
-mangé et sucé le dernier et remis la coque vide sur
-l’assiette, se leva et paya sa consommation; il remit
-sur ses épaules sa cape qui avait glissé et l’espèce de
-singe, enfonçant son chapeau, se dirigea vers notre
-homme mal teint et lui dit de la manière la plus courtoise:</p>
-
-<p>«Monsieur de Ponte, voulez-vous me permettre de
-vous adresser une question?»</p>
-
-<p>Au ton cordial de l’individu, Frasquito comprit qu’il
-avait affaire à un de ces infortunés qui expriment par
-leur façon de regarder, tout le contraire de ce qu’ils
-veulent dire.</p>
-
-<p>«Parlez.</p>
-
-<p>—Pardonnez-moi, monsieur de Ponte.... Je désirerais
-savoir, si vous ne le trouvez pas mauvais, s’il est
-<span class="pagenum" id="Page_260">260</span>
-vrai qu’Antonio Zapata et sa sœur ont fait un héritage
-d’une quantité considérable de millions.</p>
-
-<p>—Hum! tant de millions, je ne le crois pas.... Je
-vous dirai: ma part dans l’héritage, comme celle qui
-revient à doña Francisca Juarez, consiste en une pension,
-dont nous ne savons pas encore le montant.
-Mais je pourrai sous peu vous le dire exactement.
-Mais dites-moi à votre tour, ne seriez-vous pas, par
-hasard, un journaliste?</p>
-
-<p>—Non, monsieur, je suis peintre héraldique.</p>
-
-<p>—Ah! je croyais que vous étiez de ceux qui sont à
-l’affût des nouvelles pour les porter aux journaux?</p>
-
-<p>—Ce que je porte aux journaux, c’est des annonces.
-Parce que comme l’art héraldique ne rapporte pas
-beaucoup, je me dédie aux annonces, aux réclames et
-avis.... Antonio et moi nous travaillons ensemble et
-nous faisons une chasse étonnante. C’est pour cela
-qu’ayant appris qu’Antonio devenait riche, je viens
-vous demander d’user de votre influence sur lui pour
-qu’il me cède sa clientèle. Je suis veuf et j’ai six enfants
-à nourrir.»</p>
-
-<p>Il disait cela sur le ton d’un parfait honnête homme,
-et ce disant, il lançait à de Ponte une œillade pareille
-à celle de l’assassin au moment où il va frapper sa victime.
-Avant que Ponte eût le temps de lui répondre,
-il continuait disant:</p>
-
-<p>«Je sais que vous causez souvent avec doña Obdulia....
-Et, à propos, doña Obdulia ou madame sa mère
-pourraient désirer avoir un titre, maintenant qu’elles
-sont riches. A leur place, je voudrais en avoir un tout
-de suite, étant, comme elles le sont, de la grandesse
-d’Espagne. Souvenez-vous de moi, monsieur de Ponte,
-voici ma carte. Je leur composerai leurs armes et leur
-arbre généalogique et leur investiture en lettres anciennes
-avec des majuscules rouges, mieux que ne
-saurait le faire aucun peintre des plus huppés et à
-meilleur prix. Vous pourriez juger de mes talents par
-les modèles que j’ai à la maison.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_261">261</span></p>
-
-<p>—Je ne puis vous assurer, dit Frasquito d’un air important,
-avec un cure-dents à la bouche, ni si elles voudront
-prendre un titre, ni si elles ne le voudront pas. La
-noblesse leur vient des quatre côtés de la parenté, car
-les Juarez, comme les Zapatas et les Delgados et les
-Ponte sont les plus grands lignages de l’Andalousie.</p>
-
-<p>—Les Ponte tiennent une pointe de sinople sur
-gueule écartelé d’azur et or....</p>
-
-<p>—En vérité, pour mon compte, je n’ai nulle envie de
-prendre un titre: mon héritage n’est point tellement
-conséquent pour le nécessiter.... Ces dames, je ne sais
-pas.... Obdulia serait digne d’être duchesse et elle l’est
-vraiment par le visage et par les manières, bien qu’elle
-ne daigne pas porter sa couronne. Elle a la tournure
-d’une impératrice, aussi vrai qu’il n’y a qu’un Dieu.
-Enfin, je ne me mêle de rien.... Et, laissant l’art héraldique,
-passons à un autre sujet.»</p>
-
-<p>Ce disant, l’homme aux escargots s’était assis à côté
-de Frasquito et son regard sinistre jetait la terreur
-parmi les clients qu’il semblait prêt à dévorer.</p>
-
-<p>«Étant donné que vous faites votre métier du courtage
-des annonces, ne pourriez-vous pas m’indiquer
-une bonne pension de famille?</p>
-
-<p>—Précisément j’en ai deux.... Je les ai dans mon
-portefeuille pour les porter à l’<i>Imparcial</i> et au <i>Liberal</i>.
-Regardez-les..., c’est tout ce qu’il y a de bon: habitation
-charmante, nourriture à la française, cinq plats...
-trente réaux.</p>
-
-<p>—Je désire meilleur marché... de quatorze à seize
-réaux.</p>
-
-<p>—Parfaitement, je l’ai aussi.... Demain matin, je
-pourrai vous donner la liste d’au moins six maisons
-toutes de confiance.»</p>
-
-<p>L’apparition subite d’Antonio Zapata leur coupa la
-parole. Il entra rouge de colère, menant grand bruit et
-plaisantant bruyamment avec l’hôte et quelques-uns
-des clients. Il pénétra dans la petite chambre intérieure
-et posant sur sa table le volumineux portefeuille
-<span class="pagenum" id="Page_262">262</span>
-qu’il portait en ôtant son chapeau, il se trouva à côté
-de Frasquito et de l’homme aux escargots.</p>
-
-<p>«Bonsoir, cavaliers, bonsoir!» s’écria-t-il d’un air
-fatigué.</p>
-
-<p>Et, au garçon qui servait, il dit:</p>
-
-<p>«Je ne prends rien, j’ai déjà mangé. Madame ma
-mère nous a collé, à ma femme et à moi, un poulet
-dans le corps, avec force rasades de Champagne, et,
-par-dessus, quantité de petits fours à la crème.</p>
-
-<p>—Petit, que t’importe maintenant? dit l’homme aux
-escargots, la parole douce, le regard terrible. Il faut
-que tu te décides à me donner une prompte réponse;
-me cèdes-tu ou ne me cèdes-tu point ton commerce?</p>
-
-<p>—Ah bien! tu aurais dû voir la tête de ma femme
-quand je lui ai proposé de ne plus travailler! J’ai cru
-qu’elle allait me mordre et m’arracher les yeux. Rien
-du tout. Nous continuerons de même, elle avec sa machine
-et moi avec mes annonces, car nous ne savons
-pas ce que diable sera cet héritage.... Ami Ponte, savez-vous
-ce que rapporte ce bien de la Almarina? Combien
-il nous donnera de rente?</p>
-
-<p>—Je ne saurais le préciser, répliqua Frasquito. Je
-sais que c’est une terre magnifique, avec terrasses,
-haras, terres de cultures, terres à maïs, le meilleur
-endroit de toute l’Andalousie pour le passage des
-cailles quand elles traversent le détroit.</p>
-
-<p>—Nous irons y passer quelque bon temps..., mais,
-pour l’instant, il n’y a pas Dieu qui fasse, elle ne veut
-pas que je lâche ces annonces du diable. Patiente pour
-l’instant, Polidor, car, tu le sais, on ne plaisante pas
-avec ma femme: j’en ai plus peur que d’une lionne
-affamée.... Et conte-moi un peu, qu’as-tu fait aujourd’hui?....
-Ah! j’allais oublier, ma mère voudrait acheter
-une araignée....</p>
-
-<p>—Une araignée?</p>
-
-<p>—Oui, homme, une lampe suspension pour la salle
-à manger. Elle m’a dit de demander si l’on peut en
-trouver une bonne, riche, d’occasion.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_263">263</span></p>
-
-<p>—Si, si, répliqua Polidor, il y en a une à la maison
-de vente de la rue de Campomanes.</p>
-
-<p>—Autre chose.... Elle voudrait encore savoir où se
-procurer de la moquette et du velours en bonnes conditions.</p>
-
-<p>—Pour cela, on le trouvera à la vente aux enchères
-de la place de Célenque. Voici l’annonce: «Tout le
-mobilier complet d’une maison. De deux à trois. On
-n’admet pas les marchands.»</p>
-
-<p>—Ma sœur qui, entre parenthèse, a mangé son demi-poulet
-ce matin, voudrait un landau à cinq lumières....</p>
-
-<p>—Allumées?</p>
-
-<p>—J’ai conseillé à Obdulia, indiqua Frasquito avec
-gravité, de ne pas prendre de voitures, mais plutôt de
-s’entendre avec un loueur.</p>
-
-<p>—Bien sûr.... Mais cela ne fera pas tant l’effet d’un
-cortège du diable. Un landau à cinq lanternes! Traîné
-par les ânesses de lait du sieur Jacinto.»</p>
-
-<p>Polidor éclata de rire; surtout en voyant que ces
-plaisanteries n’étaient pas du goût de l’homme d’Algeciras
-et qu’il cherchait à détourner la conversation. Cet
-effronté d’Antonio Zapata se permit de dire à Ponte:</p>
-
-<p>«Franchement, je crois que vous êtes mieux ainsi.</p>
-
-<p>—Comment?</p>
-
-<p>—Sans teinture. Cela vous fait une bonne figure de
-vieux et respectable chevalier. Convenez qu’avec la
-teinture vous ne réussissiez pas à paraître jeune: ce à
-quoi vous ressemblez c’est à... un cercueil.</p>
-
-<p>—Cher Antonio, répliqua Ponte, faisant un violent
-effort pour dissimuler sa colère et faire semblant de
-suivre la plaisanterie, il nous plaît, à nous autres vieux,
-de faire peur aux gamins pour qu’ils nous fichent la
-paix. Les enfants d’aujourd’hui, qui veulent avoir l’air
-de tout savoir, ne savent rien.»</p>
-
-<p>Le pauvre monsieur enguignonné ne trouvait point
-d’autre réponse et sa bêtise excita Zapata qui continua
-à le mortifier en disant:</p>
-
-<p>«Et maintenant que nous sommes en fonds, la première
-<span class="pagenum" id="Page_264">264</span>
-chose à faire c’est de mettre à la retraite notre
-sarcophage.</p>
-
-<p>—Comment?</p>
-
-<p>—Oui, ce chapeau haut de forme, que vous conservez
-pour les jours de fête, et qui date de la mode qu’on
-portait à l’époque où on a exécuté Riego.</p>
-
-<p>—Vous n’entendez goutte aux questions de mode!
-Elles se renouvellent maintenant constamment et la
-mode d’avant-hier revient demain.</p>
-
-<p>—C’est possible pour les vêtements, mais pour les
-personnes, ce qui est passé est bien passé. Il ne vous
-reste que les créneaux. Il ne vous reste que des boursouflures,
-il n’y a plus rien derrière. Ce qu’il y avait
-dessous vous est remonté à la tête et vous ne pensez
-plus qu’avec vos cors.»</p>
-
-<p>Peu s’en fallut que la colère de Frasquito n’éclatât
-et qu’il ne jetât à la tête d’Antonio les plats, les verres
-et même la table, et ce serait arrivé, si Polidor n’avait
-point cherché à atténuer l’effet de ces mauvaises plaisanteries
-en disant d’un air conciliant:</p>
-
-<p>«Tais-toi, espèce de fou, M. de Ponte n’est point
-encore entré à Ville-Vieille et il porte mieux ses années
-que nous.</p>
-
-<p>—Il n’est pas vieux, non..., il date seulement de l’époque
-où Ferdinand VII portait un paletot.... Mais enfin,
-si cela l’offense, je me tairai.... Monsieur de Ponte, vous
-savez combien je vous aime et que si j’ai plaisanté,
-c’est uniquement pour passer le temps. Ne tenez aucun
-cas de ce que j’ai dit, cher maître, et parlons d’autre
-chose.</p>
-
-<p>—Vos plaisanteries sont un peu impertinentes, dit
-Frasquito avec dignité, et, si vous voulez, irrespectueuses...,
-mais vous êtes un gamin et....</p>
-
-<p>—C’est bien..., quittes..., on se tait. Mais je voudrais
-vous demander une chose respectable, monsieur de
-Ponte, à quoi comptez-vous employer les premiers
-sous de votre pension?</p>
-
-<p>—A une œuvre de justice et de charité. J’achèterai
-<span class="pagenum" id="Page_265">265</span>
-une paire de bottines à Benina quand elle reparaîtra,
-si elle reparaît, ainsi qu’une robe neuve.</p>
-
-<p>—Pour moi, je lui achèterai un vêtement d’odalisque,
-c’est le seul qui lui convient depuis qu’elle s’est dédiée
-à la vie mauresque.</p>
-
-<p>—Que dites-vous? Est-ce que vous sauriez par
-hasard où est cet ange?</p>
-
-<p>—Cet ange est au Pardo, qui est le Paradis où l’on
-reçoit les petits anges qui s’en vont mendier dans les
-rues sans permission.</p>
-
-<p>—Mauvaise plaisanterie!</p>
-
-<p>—Plaisanterie de la destinée, monsieur de Ponte!
-Je savais que la Nina se rendait souvent à la porte de
-San-Sebastian pour mendier quelques sous.... La nécessité
-est une terrible conseillère. La pauvre Nina faisait
-cela!... Mais je n’ai su qu’aujourd’hui qu’elle vivait avec
-un Maure aveugle et que de là est venue sa perdition.</p>
-
-<p>—Êtes-vous sûr de ce que vous dites?</p>
-
-<p>—Je l’ai vue. Je n’en ai rien voulu dire à maman,
-pour ne pas lui faire de peine; mais je le savais. Alors,
-dans une rafle que les gens de la police ont faite, on a
-arrêté Nina et l’autre et on les a enfermés à San-Bernardino.
-Et de là on les a emballés pour le Pardo, d’où
-Nina m’a adressé un billet me priant de tenter l’impossible
-pour qu’on la relâche.... Je tâcherai d’y réussir
-demain. Voyez ce que j’ai fait pour cela ce matin, j’ai
-loué une bicyclette et je suis allé au Pardo.... Et, pour
-que je ne l’oublie pas, si ma femme savait que je me
-suis promené à bicyclette, il y aurait du bruit à la
-maison. Toi, Polidor, fais attention de ne pas me vendre;
-tu sais comme est Juliana.... Mais je continue:
-j’arrivai là et je la vis; la pauvre femme était sans souliers
-et les vêtements en loques. Elle fait peine à voir.
-Le Maure est tellement jaloux que quand il m’entendit
-parler avec elle il se mit en fureur et il voulut se jeter
-sur moi: «Beau galant! Moi assommer le beau galant.»
-La crainte de produire un scandale m’empêcha seule
-de lui tomber dessus.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_266">266</span></p>
-
-<p>—Je ne puis croire que Benina, à son âge..., dit
-Frasquito timidement.</p>
-
-<p>—Vous devriez pourtant comprendre mieux que personne
-les amours de vieux.</p>
-
-<p>—Enfin, dit Polidor, dirigeant toute la fureur de
-son regard sur Antonio, en voilà assez. Il faut faire une
-démarche auprès du gouvernement civil.</p>
-
-<p>—Oui, oui, agissons, Pepe d’Alcania est-il toujours
-gouverneur?</p>
-
-<p>—Homme, pour l’amour de Dieu! Le duc de Sesto?
-Mais vous êtes tombé en enfance!</p>
-
-<p>—Vous en êtes, monsieur de Ponte, vous en êtes
-resté à la guerre d’Afrique ou pas loin, affirma
-l’homme aux escargots. Je me rappelle... Quand l’union
-libérale..., il y avait comme ministre de l’intérieur
-D. José Posada Herrera. J’étais au journal <i>la Iberia</i>,
-avec Calvo Asensio, Carlos Rubio et D. Praxedes.... Mais
-il est passé de l’eau sous le pont depuis lors.</p>
-
-<p>—Qu’il en soit ce qu’il voudra, messieurs, ajouta
-de Ponte revenant à la pratique, il faut venir en aide
-à Nina.</p>
-
-<p>—Il faut la tirer de là.</p>
-
-<p>—Et son petit Maure avec. Demain même, j’irai voir
-un ami que j’ai à la Délégation.... Mais n’oublie pas,
-Polidor, reste tranquille et ne vends pas la mèche....
-Si Juliana savait que j’ai loué une bicyclette et que
-j’ai une machine au mois!</p>
-
-<p>—Vous allez retourner au Pardo?</p>
-
-<p>—C’est possible. Et vous, est-ce que vous pédalez
-aussi?</p>
-
-<p>—Je n’ai jamais essayé. En tout cas, j’irai à cheval.</p>
-
-<p>—Allez, allez, vous êtes un cachottier. Montez-vous
-à l’anglaise ou à l’espagnole?</p>
-
-<p>—Je ne sais pas, mais ce que je sais, c’est que je
-monte très bien. Voulez-vous le voir?</p>
-
-<p>—Certainement, mon homme, et faisons un pari:
-si vous ne vous cassez pas la tête, je paye la location
-du cheval.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_267">267</span></p>
-
-<p>—Et si vous ne vous rompez pas le cou avec votre
-machine ce sera moi qui la payerai.</p>
-
-<p>—Convenu. Et toi, Polidor?</p>
-
-<p>—Moi, je vais prendre l’omnibus de San-Francisco.
-Rendez-vous là-bas à trois heures. Vous nous payerez
-des escargots.</p>
-
-<p>—Je vous invite à ce que vous voudrez, dit Frasquito
-en se levant, et si nous arrivons sains et saufs
-jusqu’à Nina et à l’homme du Riff, banquet général.</p>
-
-<p>—Vous divaguez....»</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_268">268</span></p>
- <h2 id="ch_36">XXXV</h2>
-</div>
-
-<p>Doña Paca ne pouvait se consoler de l’absence de
-Nina, pas même en se voyant entourée de ses enfants,
-qui prenaient part à sa bonne fortune et se montraient,
-reconnaissants de l’héritage dont ils allaient savourer
-les bienfaits et qu’ils lui devaient. Avec cet échange
-d’agréables impressions, l’esprit de la bonne dame se
-transportait facilement au septième ciel d’où elle apercevait
-les horizons les plus enchanteurs; mais elle ne
-tardait pas à retomber dans la réalité, sentant le vide
-que lui causait l’absence de sa compagne. En vain
-l’imagination vagabonde d’Obdulia cherchait-elle à la
-soulager et à l’enlever en la tirant par les cheveux dans
-la région de l’idéal. Doña Francisca, accablée par son
-affliction, refusait de se laisser entraîner et elle se dérobait,
-laissant l’autre voler de nue en nue et de ciel
-en ciel. La petite avait proposé à sa mère de vivre ensemble
-avec tout le décorum que comportait leur
-situation. En fait, elle se séparerait de Luquitas, auquel
-elle ferait une pension pour qu’il pût vivre; elles prendraient
-un hôtel avec jardin; un abonnement à deux
-ou trois théâtres.</p>
-
-<p>«Nous rechercherons les relations et la fréquentation
-de personnes distinguées....</p>
-
-<p>—Ma fille, ne t’excite pas, car tu ne sais pas encore
-ce que te rapportera la moitié de la rente de l’Almoraima
-et, bien qu’autant que je peux me souvenir
-cette propriété soit magnifique, je calcule que le revenu
-ne sera peut-être pas aussi considérable que tu pourrais
-le croire, et il est bon que tu saches qu’il faut soulever
-<span class="pagenum" id="Page_269">269</span>
-largement le drap quand on veut sortir la
-jambe.»</p>
-
-<p>Parlant ainsi, la veuve de Zapata appliquait les idées
-de la très pratique Nina qui lui revenaient à la mémoire,
-se renouvelaient dans son esprit et brillaient comme
-étoiles au ciel.</p>
-
-<p>Obdulia quitta rapidement sa maison de la rue de la
-Cabeza pour venir chez sa mère; elle était pressée
-d’avoir une meilleure installation, confortable et située
-dans un endroit gai, jusqu’à ce qu’arrivât le jour où
-elle pourrait prendre ses quartiers dans le petit hôtel
-qu’elle ambitionnait. Quoique plus modérée que sa
-fille dans ce prurit de grandeur, sans doute à cause de
-l’expérience cruellement acquise, doña Paca ne manquait
-pas d’une certaine assurance et, se croyant raisonnable,
-elle souhaitait une foule de superfluités.
-Ainsi elle était hantée de l’idée d’acheter une suspension
-pour sa salle à manger et elle ne pouvait se calmer
-tant qu’elle n’aurait point satisfait son caprice. Le
-maudit Polidor se chargea de la chose et l’enrossa d’un
-abominable appareil qui pouvait à peine entrer dans
-l’appartement et qui, une fois en place, balayait la
-table de ses pendeloques en cristal. Comme elles
-avaient l’intention d’occuper promptement une maison
-à hauts plafonds, cela présentait moins d’inconvénients.
-L’homme aux escargots leur fit encore acheter un mobilier
-en placage de buis et aussi quelques bons tapis,
-qu’il était impossible de placer en entier dans l’étroit
-logis et dont on ne put poser que quelques morceaux
-pour se payer le plaisir de marcher sur quelque chose
-de doux aux pieds.</p>
-
-<p>Obdulia ne cessait de donner de fortes attaques au
-trésor de sa mère pour acquérir des quantités de jolies
-plantes dans les étalages de fleuristes de la petite place
-de Santa-Cruz et en deux jours elle mit vraiment la
-maison dans un état d’apparence glorieuse: les affreux
-couloirs sales se changèrent en bosquets et le salon en
-un charmant jardin suspendu.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_270">270</span></p>
-
-<p>En prévision de la prochaine installation dans un
-hôtel, elle acheta des plantes de grandes dimensions,
-des figuiers d’Inde, des palmiers et autres arbustes
-verts. Doña Francisca voyait avec ravissement l’envahissement
-de sa triste demeure par le règne végétal,
-et devant de pareilles beautés elle ressentait des émotions
-d’enfant, comme si, au sommet de la vieillesse,
-elle se trouvait subitement reportée aux joies de sa
-petite jeunesse.</p>
-
-<p>«Que les fleurs soient mille fois bénies, disait-elle
-en se promenant dans ses jardins enchanteurs, quelle
-allégresse elles répandent dans la maison! Et que Dieu
-soit béni, car, s’il ne nous permet pas de jouir de la
-campagne en ce moment, il nous accorde, pour peu
-d’argent, la joie de faire venir la campagne à la
-maison.»</p>
-
-<p>Obdulia passait sa journée entière à régler ces massifs,
-et elle les arrosait tellement que véritablement il
-s’en fallut bien peu qu’on ne fût obligé de se mettre à
-la nage pour aller de l’escalier à la salle à manger.
-Ponte, avec ses louanges exagérées et ses exclamations
-admiratives, les encourageait à acheter encore des
-fleurs et à convertir la maison en jardin botanique. Il
-est certain que le premier et le second jour de cette
-vie nouvelle doña Paca dut adresser de vifs reproches
-à ce bon Frasquito parce qu’il revenait toujours à la
-maison, ayant oublié le fameux livre de comptes qu’elle
-l’avait chargé de lui acheter. Le galant mortifié s’excusait
-sur la multitude de ses occupations, jusqu’à ce
-qu’un soir, revenant avec une quantité d’objets qu’il
-avait acheté, il sortit le fameux livre de comptes, dont
-la brave dame s’empara à la minute avec joie pour y
-inscrire l’histoire et les raisons de cet avenir heureux
-et fortuné.</p>
-
-<p>«Je passerai ensuite tout ce que j’ai noté sur ce petit
-papier, dit-elle, ce que l’on apporte de chez Botin, le
-lustre, les tapis, diverses petites choses..., les médicaments...,
-enfin, tout. Et maintenant, ma fille, il faut que
-<span class="pagenum" id="Page_271">271</span>
-tu me donnes la note bien claire de toutes, toutes ces
-belles fleurs, pour que nous notions cette dépense sans
-oublier une feuille verte. Fais bien attention, parce
-que la balance doit ressortir. N’est-ce pas, Ponte, que
-la balance doit ressortir?»</p>
-
-<p>Curieuse comme une femme, elle ne put faire moins
-que de fureter dans les paquets qu’apportait de Ponte:</p>
-
-<p>«Voyons ce que vous apportez ici? Faites attention
-que je n’entends point que vous jetiez l’argent par les
-fenêtres. Voyons: une éponge fine...; bien, cela me
-paraît bien. Comme goût, personne ne peut rivaliser
-avec vous. De grandes bottes.... Homme, quelle élégance!
-Quel pied! Que de femmes voudraient avoir le
-pareil!... Des cravates, une, deux, trois.... Regarde,
-Obdulia comme celle-ci est jolie, verte avec des raies
-jaune d’or. Une ceinture qui a l’air d’un corset. Très
-bien, cela doit servir à empêcher le développement du
-ventre.... Et cela? Qu’est-ce encore? Des éperons? Pour
-l’amour de Dieu, Frasquito, que comptez-vous faire
-avec ces éperons?</p>
-
-<p>—Ah! est-ce que vous allez monter à cheval? dit
-Obdulia joyeuse. Est-ce que vous passerez par ici? Ah!
-quel chagrin de ne pas vous voir! Mais comment peut-on
-rester plus longtemps dans une maison qui n’a pas
-une seule fenêtre sur la rue?</p>
-
-<p>—Tais-toi, femme, nous demanderons à la voisine,
-la sage-femme, qu’elle nous permette d’aller regarder
-lorsque le chevalier traversera la rue.... Ah! comme
-cela aurait fait plaisir aussi à notre pauvre Nina de le
-voir!»</p>
-
-<p>De Ponte expliqua sa renaissance inopinée à la vie
-hippique par la nécessité où il était d’aller au Pardo en
-excursion de plaisir avec quelques amis de la meilleure
-société. Lui seul serait à cheval et tous les autres à
-pied ou à bicyclette. Ils parlèrent un instant des différentes
-espèces de sports et de passe-temps élégants
-avec une grande animation, jusqu’à ce qu’ils fussent
-interrompus par l’arrivée de Juliana, qui s’était mise,
-<span class="pagenum" id="Page_272">272</span>
-depuis l’héritage, à fréquenter sa belle-mère et sa belle-sœur.
-C’était une femme agréable, sympathique, d’esprit
-vif, au teint blanc, aux magnifiques cheveux noirs peignés
-avec art. Elle avait un châle épais sur les épaules
-et sa tête était recouverte d’une mantille en soie de
-couleurs vives; elle était chaussée de bottines fines et
-ses dessous propres indiquaient un bon approvisionnement
-de lingerie.</p>
-
-<p>«Mais on se croirait au Retiro ou à la promenade
-d’Osuna? dit-elle en voyant cet énorme amas de feuillages,
-d’arbustes, et de fleurs. Pourquoi tant de végétation?</p>
-
-<p>—Caprice d’Obdulia, répliqua doña Paca, qui se
-sentait dominée par le caractère énergique et railleur
-de sa gracieuse bru. Cette monomanie de changer ma
-maison en un bosquet me coûte un argent fou.</p>
-
-<p>—Doña Paca, lui dit sa bru l’emmenant seule dans
-la salle à manger, ne soyez pas si faible et laissez-vous
-guider par moi; vous savez que je ne vous tromperai
-pas. Si vous suivez les étourderies d’Obdulia, vous arriverez
-promptement aux mêmes embarras dont vous
-sortez à peine, parce qu’il n’y a point de pension qui
-puisse suffire quand on ne sait point se régler. Je supprimerais
-bois et bêtes féroces; je dis cela pour cet
-espèce d’orang-outang mal teint que vous avez introduit
-chez vous et que vous devez lâcher dans la rue le
-plus promptement possible.</p>
-
-<p>—Le pauvre Ponte retourne demain dans sa pension
-de famille.</p>
-
-<p>—Laissez-vous conduire par moi, qui m’entends au
-gouvernement d’une maison... et ne me parlez pas de
-cette plaisanterie du petit livre de comptes. La personne
-qui tient toutes choses en ordre dans sa tête n’a
-besoin de rien écrire. Je ne sais pas tracer un chiffre et
-vous voyez comme je me comporte. Suivez mon conseil;
-louez-vous un appartement pas trop cher et vivez
-comme une personne qui a occasionnellement une
-pension et sans faire d’embarras ni chercher à jeter de
-<span class="pagenum" id="Page_273">273</span>
-la poudre aux yeux. Faites comme moi, qui veux continuer
-à vivre comme je vivais auparavant, sans me
-départir de mon travail ordinaire, surtout avant de
-savoir ce que me vaudra exactement cet héritage,
-avant de changer quoi que ce soit à mon existence.
-Enlevez de la tête de votre fille cette idée d’hôtel, si
-vous ne voulez pas vous en voir sortir aussitôt, et prenez
-de suite une servante pour vous faire la cuisine et
-dispenser de dépenses coûteuses chez Botin.»</p>
-
-<p>Doña Francisca se montrait pleinement d’accord
-avec les idées émises par sa bru, consentant à tout,
-sans élever aucune objection à ses conseils judicieux.
-Elle se sentait dominée par l’autorité qui découlait de
-la seule expression des idées et ni la dominatrice ni sa
-belle-mère ne se rendaient compte, l’une de sa puissance
-et l’autre de sa soumission. C’était l’éternelle prédominance
-de la volonté sur le caprice et de la raison sur
-la folie.</p>
-
-<p>«Espérant toujours le retour de Nina, c’est seulement
-en l’attendant que je me suis adressée à
-Botin....</p>
-
-<p>—Ne comptez plus sur Nina, doña Paca, si jamais
-vous la retrouvez, ce que je ne crois pas. Elle est
-très bonne, mais beaucoup trop vieille, et elle ne vous
-servirait à rien. Et, d’autre part, qui nous dit qu’elle
-voudra revenir, puisque nous savons qu’elle est partie
-de sa propre volonté? Elle aime particulièrement à
-être dehors et vous ne sauriez en jouir, si vous la priviez
-d’aller courir les rues.»</p>
-
-<p>Pour ne point perdre l’occasion, Juliana insista sur
-la recommandation qu’elle avait déjà faite à sa belle-mère
-de prendre une bonne à tout faire. Elle lui recommanda
-tout d’abord sa cousine Hilaria, qui était jeune,
-robuste, propre et travailleuse... et fidèle, cela va sans
-dire. Elle verrait promptement la différence qui existerait
-entre l’honorabilité de Hilaria et les rapines de
-certaines autres.</p>
-
-<p>«Eh! eh! pourtant ma Nina est bonne, s’exclama
-<span class="pagenum" id="Page_274">274</span>
-doña Paca se révoltant contre les insinuations répétées
-de sa belle-fille, pour défendre son amie.</p>
-
-<p>—Elle est très bonne, oui, et nous devrons la secourir,
-mais pas davantage..., lui donner à manger.... Mais,
-croyez-moi, doña Paca, rien ne marchera bien si vous
-ne prenez pas ma cousine. Et pour que vous puissiez
-vous en convaincre et que vous vous déchargiez l’esprit
-de tous ces cassements de tête, je vous l’enverrai ce
-soir même.</p>
-
-<p>—Bien, ma fille, qu’elle vienne, elle se chargera de
-tout, et à propos, il y a là un poulet rôti qui va se
-perdre. Cela finit par m’être indigeste de manger tant
-de poulets. Veux-tu le prendre?</p>
-
-<p>—Certainement, j’accepte.</p>
-
-<p>—Il est encore resté quatre côtelettes. Ponte a dîné
-dehors.</p>
-
-<p>—Cela va bien.</p>
-
-<p>—Je te les enverrai par Hilaria.</p>
-
-<p>—Non, c’est inutile, je les emporterai bien moi-même.
-Vous allez voir comme je m’arrange. Je mets le tout
-dans une assiette et l’assiette dans une serviette...
-ainsi. Puis je noue les quatre coins....</p>
-
-<p>—Et ce morceau de pâté..., il est magnifique.</p>
-
-<p>—Je l’enveloppe dans un journal et je file, car il se
-fait tard. Et tous ces fruits, qu’en voulez-vous faire?
-C’est à peine si l’on a touché à ces pommes et à ces
-oranges. Passez-les-moi, je vais les mettre dans mon
-mouchoir.</p>
-
-<p>—Mais, ma pauvre fille, tu vas être chargée comme
-une bourrique.</p>
-
-<p>—Peu importe!... Il faut maintenant que je m’en
-aille! Demain je passerai par ici, pour voir comment
-les choses marchent et pour vous dire ce qu’il faut
-faire.... Mais, attention! Ne nous endormons point et
-n’allons pas reprendre nos anciens errements. Parce
-que, si madame ma belle-mère se dérobe, moi je tourne
-les épaules et je ne remets plus les pieds ici et vous
-recommencerez à faire vos bêtises tout à votre aise.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_275">275</span></p>
-
-<p>—Non, ma fille, à quoi penses-tu?</p>
-
-<p>—Bien sûr que si cela arrive je ne me mêle plus de
-rien. Chacun peut manger son pain comme il lui plaît
-et tout bâton peut porter sa voile. Mais je veux que
-vous vous conduisiez bien, que vous ne commettiez
-point d’inconséquences, de façon à ne plus jamais
-retomber dans les griffes des usuriers, comme vous y
-êtes actuellement.</p>
-
-<p>—Hélas! tout ce que tu dis est frappé au coin de la
-plus pure raison. Je connais ton expérience et je sais
-ce que tu vaux. Tu as peut-être le commandement un
-peu rude, mais qui pourrait ne pas t’en louer, quand
-je vois que tu as dompté mon Antonio et que tu as
-fait d’un vaurien un honnête homme!</p>
-
-<p>—Parce que je ne m’arrête pas, parce que, dès le
-premier jour, je lui ai administré le baptême des cinq
-doigts, parce que je le redresse au moindre faux pas,
-parce que je le fais marcher très droit et qu’il a plus
-peur de moi que les voleurs de la garde civile.</p>
-
-<p>—Et comme il t’aime!</p>
-
-<p>—C’est tout naturel. On se fait aimer du mari en
-portant les culottes, comme je les ai prises dès le premier
-jour. C’est ainsi qu’on gouverne les maisons
-petites ou grandes, madame, et aussi le monde.</p>
-
-<p>—Tu es admirable et crâne!</p>
-
-<p>—Dieu m’a mis un grain de sel dans la tête. Vous
-vous en apercevrez. Mais il faut que je m’en aille, car
-j’ai affaire à la maison.»</p>
-
-<p>Tandis que belle-mère et bru parlaient ainsi, Obdulia
-et Ponte, dans le petit salon, causaient, et la petite
-disait que jamais elle ne pardonnerait à son frère
-d’avoir introduit dans la famille une personne aussi
-commune que Juliana, qui prononçait déférence
-pour différence et autres barbarismes. Elles ne pourraient
-jamais vivre d’accord. Avant de partir, Juliana
-donna un baiser à Obdulia et une poignée de main à
-Frasquito, s’offrant pour lui blanchir son linge au prix
-courant, à lui retourner ses habits pour un prix égal
-<span class="pagenum" id="Page_276">276</span>
-ou même inférieur à celui du tailleur le meilleur marché.
-Elle savait aussi tailler pour homme: s’il voulait s’en
-rendre compte, il n’avait qu’à lui commander un vêtement;
-sûrement elle le lui ferait aussi élégant que s’il
-sortait de chez le premier tailleur en boutique. Toutes
-les affaires d’Antonio, c’était elle qui les faisait, et que
-dirait-on si son cher mari n’était pas bien habillé?...
-Cela méritait d’être vu! Elle avait fait à son oncle Boniface
-un vêtement à l’américaine qu’il étrenna pour
-aller à la séance de la réunion des vitriers, à la Toussaint,
-et ce vêtement eut tant de succès que l’alcalde
-voulut par force se le faire prêter pour s’en faire tailler
-un pareil. Ponte la remercia, se montrant toutefois
-sceptique à l’endroit des aptitudes féminines pour la
-confection des vêtements masculins, mais sans se
-départir de sa galanterie habituelle, et tous l’accompagnèrent
-jusqu’à la porte, en l’aidant à se charger de
-tous les paquets qu’elle emportait avec joie chez elle.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_277">277</span></p>
- <h2 id="ch_37">XXXVI</h2>
-</div>
-
-<p>Obdulia ne voulut pas demeurer en reste avec sa belle-sœur
-et elle déclara, avec non moins d’autorité, qu’il
-était impossible de suffire à tout avec une bonne à tout
-faire et que, si son intruse belle-sœur avait trouvé indispensable
-la cuisinière, elle trouvait, quant à elle,
-qu’il fallait y joindre une femme de chambre.... Cela
-était indispensable pour leur décorum.... Voilà! Elles
-discutèrent un instant, mais la petite donna de telles
-raisons à l’appui de la création de cette nouvelle fonctionnaire
-que doña Paca ne put faire moins que de
-reconnaître la nécessité absolue de sa nomination.
-Comment ferait-on pour se passer de femme de chambre?
-Obdulia avait choisi pour remplir cette charge une
-jeune fille très fine, élevée dans les grandes maisons et
-sans emploi pour la saison et qui vivait avec la famille
-du doreur ornemaniste de l’entreprise funéraire. Elle
-s’appelait Daniela, avec une jolie physionomie et une
-activité dévorante. Enfin doña Paca, sur cette description,
-mourait d’envie d’avoir cette femme de chambre
-pour jouir du plaisir d’être servie.</p>
-
-<p>Au soir arriva Hilaria qui apportait un message de
-Juliana, ressemblant plutôt à un ordre. La cousine
-était chargée de dire que madame devait renoncer à
-faire des tas d’achats inutiles, que lorsqu’elle aurait
-envie d’acheter quelque chose elle l’en avisât, car personne
-ne s’entendait mieux qu’elle à acheter et à se
-faire livrer les choses convenablement. Item: que madame
-devait réserver la moitié au moins de sa pension
-pour retirer du Mont-de-Piété la quantité d’objets qui
-<span class="pagenum" id="Page_278">278</span>
-y étaient engagés, en donnant pour le retrait la préférence
-aux reconnaissances dont l’échéance était la plus
-voisine et ainsi, en très peu de temps, elle pourrait
-rentrer en possession d’objets de la plus grande
-utilité.</p>
-
-<p>Doña Paca admira la sagesse de Juliana, qui était la
-prévision en personne, et promit de suivre ponctuellement
-ses instructions, ou mieux d’y obéir. Comme elle
-avait la tête un peu vacillante, par suite des événements
-extraordinaires de ces derniers jours, de l’absence de
-Benina et... pourquoi ne pas le dire? à cause de l’odeur
-des fleurs qui embaumait la maison, il ne lui était pas
-venu à l’esprit l’idée de passer en revue les reconnaissances
-qui représentaient des rames de papiers qu’elle
-conservait dans différents tiroirs comme papiers en
-barre. Mais elle le ferait certainement... et, si Juliana
-voulait bien se charger de la commission si fastidieuse
-de dégager les objets, cela serait d’autant mieux et elle
-lui en serait très reconnaissante. La cuisinière insinua
-qu’elle se chargerait aussi bien de la commission que
-sa cousine, et elle s’occupa avec un soin particulier du
-souper, qui fut entièrement du goût de doña Paca et
-d’Obdulia.</p>
-
-<p>Le jour suivant, la femme de chambre fit son entrée
-dans la famille; la mère et fille étaient tellement convaincues
-que des services étaient indispensables qu’elles
-ne pouvaient comprendre comment elles avaient pu s’en
-passer pendant tant d’années. Le succès de Daniela fut
-aussi grand le premier jour que l’avait été, la veille,
-celui d’Hilaria. Elle faisait tout bien, avec art et adresse,
-devinant les goûts et les désirs de ses maîtresses pour
-les satisfaire à l’instant. Et quelles bonnes manières,
-quelle douceur, quelle humilité, quel désir de plaire!
-On eût dit que les deux jeunes servantes devaient toujours
-travailler sans reprendre haleine et avec toute
-leur habileté, pour chercher à conquérir l’esprit de
-leurs maîtresses. Doña Francisca était en pleine exultation;
-une seule chose l’affligeait, c’était l’étroitesse
-<span class="pagenum" id="Page_279">279</span>
-de leur logis où les quatre femmes avaient peine à se
-mouvoir.</p>
-
-<p>Juliana, il faut dire la vérité, ne vit pas avec plaisir
-l’entrée de la femme de chambre et maudissait le besoin
-qu’on avait cru d’en avoir; mais, par prudence, elle se
-tut, se réservant de tâcher de la faire mettre à la porte
-quand elle aurait assis plus solidement l’autorité qu’elle
-avait commencé à exercer. Sur d’autres matières, elle
-conseilla et mit à exécution tant de choses bien combinées,
-qu’Obdulia elle-même dut reconnaître que c’était
-une maîtresse femme pour le gouvernement de la maison.
-Elle s’occupait, en attendant, de la recherche d’un
-appartement, mais elle le voulait dans de telles conditions
-de commodité, de ventilation et de bon marché
-qu’il n’était point facile de se décider avant d’avoir
-couru tout Madrid. Il est vrai que Frasquito avait mis
-à la voile par un temps léger, pour aller s’établir dans
-une maison pour jeunes pensionnaires (Concepcion-Jeronima,
-37), et si heureux, le pauvre homme, de son
-indépendance reconquise. Doña Paca n’avait point de
-place pour le loger, et l’installer dans le couloir, avec
-l’agglomération de plantes, eût été bien difficile, et,
-d’autre part, il n’eût vraiment pas été admissible ni
-convenable, qu’un cavalier réputé pour son élégance et
-ses bonnes fortunes, vécût en compagnie de quatre
-femmes, dont trois au moins étaient jeunes et belles.
-Fidèle à sa reconnaissante estime envers doña Francisca,
-il lui rendait visite chaque jour, matin et soir, et
-un certain samedi il annonça qu’il ferait, le lendemain
-dimanche, la fameuse promenade à cheval au Pardo,
-dans laquelle il se promettait de faire revivre son habileté
-à monter à cheval.</p>
-
-<p>Avec quel plaisir les quatre femmes s’installèrent,
-sur le balcon prêté par le voisin, pour voir passer le
-brillant cavalier! Il passa, ma foi, fort gaillardement,
-monté sur un très grand cheval; il salua ces dames à
-plusieurs reprises, faisant évoluer et caracoler son
-cheval, pratiquant mille gentillesses. Obdulia agitait
-<span class="pagenum" id="Page_280">280</span>
-son mouchoir et doña Paca, dans l’effusion de sa
-tendre amitié, ne put s’empêcher de lui crier d’en
-haut:</p>
-
-<p>«Pour l’amour de Dieu, Frasquito, prenez garde
-que cette bête ne vous jette par terre, pour notre plus
-grand chagrin!»</p>
-
-<p>L’habile cavalier piqua des deux et se mit à trotter
-par la rue de Tolède, pour prendre la rue de Ségovie
-et celle de Ronda pour rejoindre ses compagnons au
-rendez-vous à la porte de San-Vicente. Quatre jeunes
-gens de fort bonne humeur formaient avec Antonio
-Zapata la bande des cyclistes dans cette joyeuse excursion,
-et, quand ils virent apparaître Ponte sur son
-immense destrier, ils le saluèrent de leurs bravos et
-de leurs aimables plaisanteries. Avant de partir dans
-la direction de la porte de Hierro, Frasquito et Zapata
-parlèrent de l’objet de leur excursion, ce dernier disant
-que, non sans difficulté, il avait obtenu l’ordre de mise
-en liberté de Benina et de son Maure. Ils partirent
-joyeux et, au milieu de la grande route, commença le
-match entre le cavalier monté sur son cheval en chair
-et en os et ceux montés sur les chevaux de fer, en
-s’animant réciproquement au jeu et se provoquant
-d’une voix joyeuse par d’agréables plaisanteries. Un
-des cyclistes, qui était coureur émérite et qui avait
-gagné des prix, allait et venait de l’un à l’autre et ensuite
-les dépassait; ils couraient tous beaucoup plus
-vite que la rosse de Frasquito, qui se gardait bien de
-faire des folies, se maintenant à un trot et à un pas
-modérés.</p>
-
-<p>Il ne leur arriva rien de particulier à l’aller. Réunis
-là-bas avec Polidor et d’autres amis qui étaient venus
-à pied par la fraîcheur, ils déjeunèrent joyeusement,
-Frasquito et Antonio payant chacun par moitié le
-repas, comme il était convenu; ils visitèrent rapidement
-la maison de refuge des pauvres, firent mettre
-en liberté les captifs et, l’après-midi, ils reprirent la
-route de Madrid devancés par Benina et Almudena.
-<span class="pagenum" id="Page_281">281</span>
-Dieu ne voulut pas que le retour s’effectuât aussi heureusement
-que l’aller, parce qu’un des cyclistes, appelé
-et mal nommé, Pedro Minio «Peau du diable», ayant
-un peu plus bu que de raison au déjeuner, en faisant
-le gracieux avec sa machine, prit des attitudes variées
-et, dans une de ses voltes, il alla se précipiter contre
-un arbre, s’estropiant le pied et la main et se trouvant
-dans l’impossibilité de rentrer en pédalant. Mais ce ne
-fut pas tout: les malheurs ne devaient point s’arrêter
-là; car, un peu plus loin que la porte de Hierro, aux
-environs des Viveros, le coursier de Frasquito qui,
-sans doute, était écœuré des allées et venues vertigineuses
-des bicyclettes qui lui passaient constamment
-sous le nez et s’apercevant combien il était mal dirigé,
-résolut de se débarrasser d’un cavalier ridicule et fastidieux.
-Une charrette traînée par des bœufs et chargée
-de genêts et de chêne vert à brûler, vint à passer; le
-carcan en profita pour se planter ou faire semblant
-d’avoir peur et lancer force ruades, jusqu’à ce qu’il
-eût envoyé son élégant cavalier vers les nues. Le
-pauvre Ponte tomba comme un sac à moitié vide et il
-resta après sa chute sans mouvement sur le sol, jusqu’à
-ce que ses amis eussent pu venir à son secours
-pour le relever. Il n’avait point de blessure apparente
-et, par bonheur, il n’avait point de commotion grave à
-la tête, car il avait repris connaissance et, dès qu’il
-fut remis sur pieds, il commença à crier, rouge comme
-un paon, apostrophant le charretier qui, selon lui, était
-seul coupable de ce sinistre accident.... Profitant de la
-confusion, le cheval, heureux de sa liberté reconquise,
-partit à bride abattue vers Madrid, sans se laisser
-prendre par les passants qui essayaient de lui sauter à
-la tête et, en peu de minutes, Zapata et ses amis le
-perdirent de vue.</p>
-
-<p>C’est à peine si dans leur marche lente Almudena et
-Benina avaient dépassé la ligne des Viveros, lorsque la
-vieille vit passer comme le vent le grand diable de
-cheval de Ponte, sans cavalier, et elle comprit avec
-<span class="pagenum" id="Page_282">282</span>
-effroi ce qui avait dû se passer. Elle craignait sûrement
-un malheur, parce que Frasquito n’était certes
-plus d’âge à supporter de pareilles expéditions qu’il
-avait prétentieusement et présomptueusement entreprises.
-Elle n’eut pas le loisir de s’arrêter pour chercher
-à savoir la vérité, parce qu’elle désirait arriver
-promptement à Madrid pour reposer Almudena qui
-souffrait de la fièvre et marchait exténué. Ils continuèrent
-à avancer pas à pas, jusqu’à la porte de San-Vicente,
-où ils arrivèrent à la chute du jour; ils s’assirent
-pour se reposer, espérant voir repasser les
-expéditionnistes avec leur malheureux compagnon
-dans une civière. Mais, n’ayant rien vu durant une
-demi-heure qu’ils restèrent là, ils reprirent leur chemin
-par la Virgen del Puerto, avec l’intention d’arriver à
-la rue Impériale par celle de Ségovie. Les malheureux
-étaient tous les deux dans l’état le plus lamentable:
-Benina les pieds nus, ses vêtements noirs ne formant
-plus qu’un amas de haillons et de guenilles sordides;
-le Maure extrêmement vieilli, la figure verte et décomposée;
-l’un et l’autre montrant sur leurs visages amaigris
-la faim qu’ils avaient soufferte, l’oppression et la
-tristesse de leur séjour forcé dans cet endroit, qui était
-plus un cachot qu’un hospice pour des chrétiens.</p>
-
-<p>La pensée de Nina ne pouvait se détacher de l’image
-de doña Paca et elle ne cessait de chercher à se représenter
-l’accueil qui allait lui être fait. A certains moments,
-elle espérait qu’elle allait être reçue avec joie,
-et à d’autres elle croyait voir doña Francisca furieuse
-d’apprendre qu’elle était allée mendier, et surtout avec
-un Maure. Mais rien ne mettait une plus grande confusion
-dans son esprit ni un plus grand trouble que de
-comprendre ce que c’était que les nouveautés introduites
-dans la famille, dont Antonio lui avait à peine
-dit un mot en l’air à sa sortie du Pardo. Doña Paca,
-lui et Obdulia étaient riches! Comment? Cela était
-arrivé subitement, du jour au lendemain, par don Romualdo....
-Que don Romualdo soit béni! Elle l’avait
-<span class="pagenum" id="Page_283">283</span>
-inventé, elle, et du fond obscur de son invention ressortait
-tout à coup une personne véritable, faisant des
-miracles, apportant des richesses et convertissant en
-réalités les dons rêvés du roi Samdaï. Allons donc!
-Cela n’était pas possible. Nina ne croyait plus rien,
-songeant que c’était une plaisanterie d’Antonio et
-qu’au lieu de trouver doña Francisca, nageant dans
-l’abondance, elle allait la retrouver nageant comme
-toujours dans une mer d’expédients et de misères.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_284">284</span></p>
- <h2 id="ch_38">XXXVII</h2>
-</div>
-
-<p>Toute tremblante, elle arriva à la rue Impériale et,
-ayant recommandé au Maure de rester sans bouger,
-appuyé contre la muraille en l’attendant, tandis qu’elle
-irait voir s’il y avait moyen ou non de le loger dans
-son ancienne maison, Almudena lui dit:</p>
-
-<p>«<i>Amri</i> ne pas m’abandonner.</p>
-
-<p>—Es-tu fou? Moi t’abandonner en ce moment où tu
-es malade et que tous deux nous sommes sans sou ni
-maille? Tu ne peux croire sérieusement à une telle
-folie. Attends-moi. Je te mets là, en face de l’entrée de
-la rue de la Lechuga.</p>
-
-<p>—Ne me trompe point, toi. Reviens promptement.</p>
-
-<p>—Tout de suite, que je voie seulement ce qui se
-passe en haut et si ma maîtresse doña Paca est en
-bonne santé.»</p>
-
-<p>Nina monta sans prendre le temps de respirer et
-sonna, une fois arrivée, avec une grande anxiété. Première
-surprise: une femme inconnue, jeune, de type
-élégant, avec un beau tablier, vint lui ouvrir. Benina
-croyait rêver. Certainement, des démons avaient taillé
-la maison en morceaux pour l’emporter et la remplacer
-par une autre qui semblait la même, mais qui était toute
-différente. La fugitive entra sans rien demander, non
-sans froncement de sourcils de Daniela, qui ne
-l’avait pas reconnue sur-le-champ. Mais que voulait
-dire, qu’est-ce que c’était et d’où sortaient ces jardins
-qui formaient comme une promenade d’arbres précieux
-dans l’antichambre, depuis la porte jusqu’aux couloirs?
-Benina se frottait les yeux, croyant être en proie à une
-<span class="pagenum" id="Page_285">285</span>
-hallucination, résultat de ses stupides somnolences
-dans le milieu fétide et asphyxiant d’où elle sortait.
-Non, non, ce n’était pas sa maison, cela ne pouvait pas
-l’être et cela lui fut encore confirmé par l’apparition
-d’une autre figure inconnue, qui avait l’air d’une fine
-cuisinière, bien nippée, et d’aspect plutôt insolent.... Et,
-regardant du côté de la salle à manger qui s’ouvrait à
-l’extrémité du couloir, elle vit... Dieu saint, quelle merveille,
-qu’était-ce encore? Était-ce un rêve? Non, non,
-elle voyait bien avec les yeux de son corps. Au-dessus
-de la table, suspendue sans y toucher, se tenait en l’air
-une montagne de pierres précieuses, d’éclat, de lumière,
-d’espèces différentes, les unes incarnat, les autres
-vertes ou bleues. Jésus, quels trésors! Est-ce que,
-par hasard, doña Paca, plus habile qu’elle, serait
-arrivée à réussir la conjuration du roi Samdaï, lui
-demandant et recevant de lui les charretées de diamants
-et de saphirs? Avant que Benina eût pu comprendre
-que tout ce scintillement provenait des pendeloques
-de la salle à manger, subitement éclairées par les
-rayons d’une lampe que doña Paca venait d’allumer
-pour examiner les couteaux que Juliana lui rapportait
-du Mont-de-Piété, cette dernière apparut à la porte de
-la salle à manger, et, repoussant un peu de la main la
-pauvre vieille, elle lui dit, moitié figue, moitié raisin:</p>
-
-<p>«Eh là! Nina, te voilà par ici? Tu as donc reparu?
-Nous te croyions partie pour le Congo.... N’avance
-point, n’entre pas, tu tacherais nos planchers qui
-viennent d’être lavés cet après-midi.... Tu es dans un
-joli état!... Pose là tes savates, tu vas salir les carreaux...</p>
-
-<p>—Où est madame, dit Nina se retournant, pour
-mieux voir les diamants et les émeraudes, et doutant
-encore qu’ils fussent vrais.</p>
-
-<p>—Madame est ici, mais elle te prie de ne pas entrer
-parce que tu viens pleine de vermine....»</p>
-
-<p>Au même moment arriva par un autre côté la jeune
-Obdulia qui s’écria:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_286">286</span></p>
-
-<p>«Nina, sois la bienvenue, mais, avant d’entrer dans
-la maison, tu feras bien de te faire donner une fumigation
-et de passer à la lessive.... Ne m’approche pas.
-Après tant de journées passées au milieu de pauvres
-immondes! Regarde comme tout cela est joli.»</p>
-
-<p>Juliana s’avança vers elle d’un air souriant; mais, à
-travers ce sourire, Nina se rendit compte de l’autorité
-qu’elle avait su conquérir et son regard semblait dire:
-«La voilà celle qui commande maintenant ici. Il faut
-reconnaître son autorité.» Aux arrogances recouvertes
-d’un vernis de bonhomie avec lesquelles la nouvelle
-maîtresse l’accueillit, Nina se contenta de répondre
-qu’elle ne partirait point sans avoir vu sa maîtresse.</p>
-
-<p>«Femme, entre, entre,» murmura du fond de la
-salle à manger doña Francisca Juarez, d’une voix
-étranglée par des sanglots.»</p>
-
-<p>Sans dépasser le pas de la porte, Benina répondit
-d’une voix ferme:</p>
-
-<p>«Me voici, madame, et, comme on dit que je salirais
-les parquets, je n’entre pas, je ne veux pas entrer;
-je répète: je n’entre pas.... Il m’est arrivé des
-choses que je ne veux pas vous raconter pour ne pas
-vous affliger.... On m’a arrêtée, j’ai subi la faim, la
-honte, les mauvais traitements.... Et je n’ai vraiment
-souffert que d’une chose, c’est de ne pas savoir si
-vous-même vous ne souffriez pas de la faim et si vous
-n’étiez pas toute désemparée.</p>
-
-<p>—Non, non, Nina! Depuis que tu nous a quittées,
-regarde quelle coïncidence! La fortune est entrée dans
-ma maison.... Cela paraît un vrai miracle, n’est-ce pas?
-Te souviens-tu de ce que nous disions dans nos conversations
-solitaires, en ces nuits de misères et de souffrances?
-Eh bien, le miracle est une vérité, ma fille, et
-tu sauras que l’auteur de ce miracle, c’est don Romualdo,
-ce mille fois béni, cet archange qui dans sa
-modestie se refuse à avouer les bienfaits antérieurs
-dont il nous a comblées, toi et moi.... Il nie ses mérites
-et ses vertus.... Il prétend qu’il n’a pas de nièce
-<span class="pagenum" id="Page_287">287</span>
-qui s’appelle doña Patros..., qu’il n’est point proposé
-pour un évêché. Et pourtant, c’est lui, parce qu’il ne
-peut pas y en avoir un autre; non, certainement, pas
-un autre capable de réaliser ces merveilles.»</p>
-
-<p>Nina ne répondait pas un mot, se contentant de sangloter
-adossée à la porte.</p>
-
-<p>«Je te reprendrais bien volontiers de nouveau avec
-moi ici, affirma doña Francisca, au côté de laquelle
-se tenait Juliana lui soufflant tout bas ce qu’elle devait
-dire, seulement nous ne tenons pas dans la maison,
-nous sommes extrêmement gênées.... Tu sais combien
-je t’aime, que je préfère ta compagnie à toute autre...
-mais..., tu vois.... Demain nous déménageons et, s’il y a
-un coin dans la nouvelle maison.... Que dis-tu? As-tu
-quelque chose à me dire? Ma fille, ne crie point à
-l’injustice; souviens-toi que tu t’es fort mal conduite
-avec moi, m’abandonnant brusquement, sans un morceau
-de pain à la maison, toute seule, toute délaissée,
-sans secours aucun. Va là! Nina! Franchement ta conduite
-mériterait que je sois un peu sévère avec toi....
-Et pour que tout soit contre toi, il faut encore que tu
-aies oublié tous les sages principes que je t’ai enseignés,
-en te lançant dans le monde en compagnie d’un
-affreux Mauresque.... Dieu seul sait quelle espèce de
-moineau c’est encore, et quels sortilèges il a dû employer
-pour te faire sortir de la bonne voie. Dis-moi?
-Confesse-moi tout: l’as-tu déjà abandonné?</p>
-
-<p>—Non, madame.</p>
-
-<p>—Tu l’as amené avec toi?</p>
-
-<p>—Oui, madame, il m’attend en bas.</p>
-
-<p>—S’il en est ainsi, je te crois capable de tout. Comment,
-tu vas jusqu’à me l’amener ici, dans ma maison?</p>
-
-<p>—Je l’amenais à la maison parce qu’il est malade et
-que je ne veux pas l’abandonner au milieu de la rue,
-répéta Benina d’un accent ferme.</p>
-
-<p>—Oui, je sais que tu es bonne et que, lorsque la
-bonté t’aveugle, tu laisses de côté toute décence.</p>
-
-<p>—La décence n’a rien à voir avec tout cela et je ne
-<span class="pagenum" id="Page_288">288</span>
-suis nullement coupable parce que je vais avec Almudena,
-qui est un pauvre malheureux. Il m’aime, moi....
-Et moi, je le chéris comme un fils.»</p>
-
-<p>L’ingénuité avec laquelle s’exprimait Nina ne parvint
-pas à l’âme de doña Paca, qui, sans rien changer
-à son attitude et conservant les couteaux dans son
-tablier, continua en lui disant:</p>
-
-<p>«Tu n’as pas ta pareille pour arranger les choses et
-retourner tes fautes pour les présenter comme des
-vertus; pourtant, Nina, je t’aime, je reconnais tes
-bonnes qualités et je ne t’abandonnerai jamais.</p>
-
-<p>—Merci, madame, grand merci.</p>
-
-<p>—Il ne te manquera ni de quoi manger, ni de quoi
-dormir. Tu m’as servie, tu m’as tenu compagnie, tu
-m’as soutenue dans l’adversité. Tu es bonne, très bonne;
-mais n’abuse pas, ma fille; ne me dis pas que tu viens
-t’installer ici avec un marchand de dattes, parce que
-tu me ferais croire que tu es devenue tout à fait folle.</p>
-
-<p>—Je l’amenais à la maison, oui, madame, comme
-j’ai amené Frasquito Ponte, par charité.... Si j’ai eu
-pitié de l’autre, pourquoi n’aurais-je pas eu pitié de
-celui-ci aussi? Ou bien, est-ce qu’il y a une charité
-pour ceux qui portent une redingote et une autre pour
-le pauvre sans vêtements? Je ne l’entends point ainsi,
-je ne distingue pas.... C’est pour cela que je l’ai amené;
-si vous ne le recevez pas, ce sera même chose que de
-me refuser la porte.</p>
-
-<p>—Pour toi, toujours... dis-je, mais pourtant, toujours,
-non...; je voudrais pouvoir dire.... Mais nous
-n’avons point un coin de vide.... Nous sommes quatre
-femmes ici, tu le vois.... Tu reviendras demain: place
-ce malheureux dans une bonne hôtellerie.... Non, quelle
-sottise je dis? Mets-le à l’hôpital. Tu n’as qu’à t’adresser
-à don Romualdo.... Dis-lui de ma part que je le
-recommande.... Qu’il le considère comme une chose à
-moi.... Ah! je ne sais plus ce que je dis..., comme une
-chose à toi..., tout à fait à toi.... Enfin, ma fille, tu
-viendras, tu verras, peut-être qu’on le prendra dans la
-<span class="pagenum" id="Page_289">289</span>
-maison de M. de Cédron, qui est très grande.... Tu
-m’as dit que c’était une maison énorme, une espèce
-de couvent.... Tu le sais bien, ma pauvre Nina, comme
-créature imparfaite, je suis incapable d’héroïsme et de
-vertu suffisante pour me permettre de venir directement
-en aide à la pauvreté sordide et dégoûtante....
-Non, ma fille, non: c’est une question d’estomac et de
-nerfs.... Je mourrais de dégoût, tu le sais bien. Même,
-je te l’avoue, avec la misère que tu apporterais avec
-toi, je ne puis pas te recevoir.... Je t’aime, Nina, mais
-tu connais la sensibilité de mon estomac.... Si je trouve
-un cheveu dans la nourriture, mon estomac se retourne
-et je suis malade trois jours.... Ote ces vêtements si
-tu veux bien.... Juliana va te donner ce qu’il te faut....
-Écoute ce que je dis. Pourquoi te tais-tu? Ah! Je comprends.
-Tu te fais humble pour mieux cacher ton orgueil....
-Je te pardonne tout; tu sais que je t’aime,
-que je suis bonne pour toi.... Enfin, tu me connais....
-Que dis-tu?</p>
-
-<p>—Rien, madame, je ne dis rien, et n’ai rien à dire,
-murmura Benina entre deux soupirs. Que Dieu vous
-garde!</p>
-
-<p>—Mais, tu ne vas pas t’en aller fâchée contre moi,
-ajouta d’une voix tremblante doña Paca, en la suivant
-à distance dans sa marche lente de retraite par le
-couloir.</p>
-
-<p>—Non, madame, vous savez que je ne me fâche
-jamais, répliqua la vieille en la regardant avec plus de
-compassion que de chagrin. Adieu, adieu!»</p>
-
-<p>Obdulia reconduisit sa mère à la salle à manger,
-disant:</p>
-
-<p>«Pauvre Nina!... Elle s’en va. Eh bien, regarde, cela
-m’aurait fait plaisir de voir ce Maure et de causer avec
-lui. Cette Juliana qui vient se mêler de tout!»</p>
-
-<p>Obsédée par des doutes cruels qui déconcertaient
-son esprit, doña Francisca ne put exprimer aucune
-idée et elle continua à compter les couverts dégagés
-du Mont-de-Piété. Pendant ce temps, Juliana, reconduisant
-<span class="pagenum" id="Page_290">290</span>
-Nina en la poussant avec douceur vers la
-porte, la congédia avec ces paroles affectueuses:</p>
-
-<p>«Ne craignez rien, madame Benina, rien ne vous
-manquera. Je vous fais cadeau du douro que je vous ai
-prêté la semaine dernière. Vous vous rappelez, n’est-ce
-pas?</p>
-
-<p>—Oui, madame Juliana, oui, je m’en souviens. Merci.</p>
-
-<p>—Bien; prenez encore cet autre douro pour vous
-arranger cette nuit.... Venez demain à la maison prendre
-vos affaires....</p>
-
-<p>—Madame Juliana, que Dieu vous le rende!</p>
-
-<p>—Vous ne seriez nulle part mieux qu’à la Miséricorde
-et, si vous le désirez, j’en parlerai moi-même à
-don Romualdo, si vous avez honte. Doña Paca et moi
-nous vous recommanderons. Parce que ma belle-mère
-a placé toute sa confiance en moi, et elle m’a donné
-tout son argent pour que je le lui conserve..., et c’est
-moi qui gouverne la maison et qui lui achète tout ce
-dont elle a besoin. Elle doit beaucoup de reconnaissance
-à Dieu de l’avoir fait tomber entre mes mains....</p>
-
-<p>—Ce sont de bonnes mains, madame Juliana.</p>
-
-<p>—Ne vous fâchez pas et je lui dirai ce qu’elle doit
-faire.</p>
-
-<p>—Il peut se faire qu’elle le sache sans que vous
-ayez besoin de le lui dire.</p>
-
-<p>—Cela, vous le verrez..., si vous ne voulez pas chercher
-à vous caser....</p>
-
-<p>—J’irai.</p>
-
-<p>—En tout cas, madame Benina, à demain.</p>
-
-<p>—Madame Juliana, votre servante.»</p>
-
-<p>Elle descendit précipitamment les escaliers brûlant
-du désir de se retrouver dans la rue. Quand elle fut
-arrivée auprès de l’aveugle qui l’attendait tout près, la
-peine immense qui opprimait le cœur de la pauvre
-vieille se fondit en un pleur ardent et anxieux et, se
-frappant le front avec ses poings fermés, elle ne put
-que s’écrier:</p>
-
-<p>«Ingrate, ingrate, ingrate!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_291">291</span></p>
-
-<p>—Ne pleure pas, <i>Amri</i>, lui dit l’aveugle d’une voix
-tendre, ta maîtresse est mauvaise, mais toi, tu es un
-ange.</p>
-
-<p>—Quelle ingratitude, seigneur Dieu!... Oh! vilain
-monde.... Oh! misère humaine!... Un pareil accueil
-pour avoir fait le bien!...</p>
-
-<p>—Dis-moi, dis-moi vite, <i>Amri</i>.... Le monde méchant
-ne sait pas t’apprécier.</p>
-
-<p>—Dieu lit dans le cœur de chacun. Mon cœur il le
-voit.... Vois-le, maître des cieux et de la terre. Vois-le
-promptement.»</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_292">292</span></p>
- <h2 id="ch_39">XXXVIII</h2>
-</div>
-
-<p>Elle dit ce que nous venons de rapporter, essuya ses
-larmes d’une main tremblante et elle songea de suite à
-prendre les résolutions d’ordre pratique que les circonstances
-comportaient.</p>
-
-<p>«Dis-moi, dis-moi tout, répéta Almudena la prenant
-par le bras.</p>
-
-<p>—Où aller? dit Nina toute troublée. Ah! d’abord
-chez don Romualdo.»</p>
-
-<p>Et, prononçant ce nom, elle demeura un instant bouche
-béante, tout à fait idiote.</p>
-
-<p>«Romualdo mensonge, déclara l’aveugle.</p>
-
-<p>—Oui, oui, ce fut une invention de moi. Celui qui a
-apporté tant de richesses à ma maîtresse, c’est un
-autre, quelque don Romualdo de carnaval..., suggestion
-du démon.... Non, non, celui de carnaval c’est le
-mien.... Je ne sais plus rien, je ne comprends plus
-rien. Allons-nous-en, Almudena. Songeons que tu es
-malade, que tu as besoin de passer la nuit bien à
-l’abri. Mme Juliana, qui maintenant est chargée de
-couper le fromage dans la maison de ma maîtresse, et
-qui dirige tout..., je lui souhaite un grand bonheur...,
-m’a donné ce douro. Je vais te conduire aux palais de
-Bernarda et nous verrons demain.</p>
-
-<p>—Demain nous irons à Jérusalem.</p>
-
-<p>—Où as-tu dit? A Jérusalem? Où est-ce cela? Va là?
-Est-ce que tu aurais l’intention de m’emmener là, une
-supposition comme s’il s’agissait d’aller à Jetafe ou à
-Carabanchel de Abajo?</p>
-
-<p>—Tout de suite, tout de suite.... tu m’épouseras,
-<span class="pagenum" id="Page_293">293</span>
-nous ne ferons plus qu’un. Nous irons à Marseille en
-mendiant tout le long du chemin.... A Marseille, nous
-prendrons le vapeur.... Pim, pam.... Jaffa.... Jérusalem!...
-Nous nous marierons dans ta religion ou dans la
-mienne. Comme tu voudras.... Tu verras le Saint-Sépulcre,
-moi j’entrerai à la synagogue pour prier
-Adonaï....</p>
-
-<p>—Attends un peu et calme-toi et ne me donne pas
-le vertige avec toutes ces inventions de ton imagination
-en délire. La première chose à faire, c’est de te mettre
-en sûreté pour cette nuit.</p>
-
-<p>—Moi, je suis bien.... Je n’ai pas de fièvre.... Moi
-très content. Tu viendras avec moi pour toujours, par
-le vaste monde, nous marcherons beaucoup..., la liberté,
-la mer, la terre et beaucoup de joie.</p>
-
-<p>—C’est très bien, mais, pour l’instant, nous avons
-besoin de manger et nous allons entrer dans une
-taverne pour réparer nos forces, si tu veux, à la Cava
-Baja.</p>
-
-<p>—Où tu voudras, toi, moi je voudrai.»</p>
-
-<p>Ils soupèrent avec un certain plaisir et Almudena
-ne cessait d’énumérer les délices de s’en aller ensemble
-à Jérusalem, demandant l’aumône par terre et par mer,
-sans préoccupations et sans soucis. Cela durerait des
-mois, des années, mais ils finiraient bien par arriver
-en Palestine, dussent-ils aller par terre jusqu’à Constantinople,
-à pied. Il y avait beaucoup de beaux pays
-à traverser. Nina objectait qu’elle avait déjà les os un
-peu durs pour courir si loin, et l’Africain, ne sachant
-comment s’y prendre pour la convaincre, lui disait:</p>
-
-<p>«Espagne, terre d’ingratitude.... Courons au loin où
-les pays sont bons.»</p>
-
-<p>Quand ils eurent soupé, ils se rendirent à la maison
-de Bernarda, où ils prirent deux lits, pour deux réaux
-l’un, dans les dortoirs d’en bas. Almudena fut très
-agité toute la nuit, ne pouvant arriver à dormir et continuant
-à divaguer sur le petit voyage à Jérusalem, et
-Benina, pour le calmer, dut lui dire qu’elle consentait
-<span class="pagenum" id="Page_294">294</span>
-à entreprendre ce grand voyage. Inquiet et tout endolori,
-comme si sa couche eût été remplie de pointes
-très aiguës, Mordejaï ne faisait que se retourner de
-côté et d’autre, se plaignant de piqûres à la peau très
-douloureuses, qui, il faut l’avouer, provenaient uniquement
-de cette misère qui se combat avec la poudre
-insecticide. Peut-être cela provenait-il aussi d’une
-forme étrange que prenait sa fièvre et qui se manifesta
-le lendemain par une forte irruption toute rouge
-sur les bras et sur les jambes. Le malheureux ne cessait
-de se gratter avec fureur et Benina l’emmena dans
-la rue, espérant que l’air libre et l’exercice lui procureraient
-un peu de soulagement. Après avoir vaqué en
-mendiant, pour ne pas en perdre l’habitude, ils arrivèrent
-à la rue San-Carlos, et Benina monta voir Juliana,
-qui devait lui donner ses affaires, et les lui donna
-effectivement en un paquet, ajoutant que, tandis qu’elles
-allaient pétitionner pour son entrée à la Miséricorde,
-elle ferait bien de se loger dans quelque maison bon
-marché avec ou sans son homme, bien que, certainement,
-pour son décorum, il conviendrait certes mieux
-qu’elle abandonnât sa compagnie et une conduite aussi
-indécente. Elle ajouta que, lorsqu’elle se serait bien
-débarrassée de toute la saleté et la vermine qu’elle
-avait rapportées du Pardo, elle pourrait venir rendre
-visite à doña Paca, qui la recevrait avec joie; mais
-toutefois il ne fallait pas qu’elle songeât à vivre de
-nouveau avec elle, parce que les enfants s’opposaient
-à cela, désirant que leur mère fût bien servie et que
-ses affaires fussent administrées régulièrement. La
-brave femme approuva tout, se trouvant en présence
-d’une volonté supérieure contre laquelle elle sentait
-qu’il n’y avait point à lutter.</p>
-
-<p>Juliana n’était pas une mauvaise femme; dominatrice,
-cela, oui; avide de montrer les grandes aptitudes
-de gouvernement que Dieu lui avait départies,
-femme à ne point lâcher d’aucune manière la proie
-qui lui était tombée entre les mains. Pourtant elle ne
-<span class="pagenum" id="Page_295">295</span>
-manquait point d’amour du prochain; elle avait compassion
-de Benina et, cette dernière ayant dit que le
-Maure l’attendait en bas, elle désira le voir et le juger
-par ses propres yeux. Que l’aspect du pauvre Africain
-lui parût digne de pitié, elle le fît bien voir par son
-geste et sa figure et par l’accent avec lequel elle
-dit:</p>
-
-<p>«Certainement, je le connaissais, cet homme, pour
-l’avoir vu souvent mendiant dans la rue du Duc-d’Albe.
-Il est bien pris et bien amoureux. N’est-ce pas, monsieur
-Almudena, que vous aimez les petites femmes?</p>
-
-<p>—Moi aimer Benina chérie.</p>
-
-<p>—Aïe, aïe.... Pauvre Benina, vous êtes tombée sur
-une mauvaise mouche? Si vous le faites par charité,
-en vérité je vous le dis, vous êtes une sainte.</p>
-
-<p>—Le pauvret est malade et incapable de se tirer
-d’affaire tout seul.»</p>
-
-<p>Et comme le Maure, accablé de démangeaisons sur
-les bras et sur la poitrine, se servait de ses doigts
-comme d’un peigne pour se gratter, la piqueuse de
-bottines s’approcha pour regarder ses bras qui étaient
-nus, ses manches étant relevées.</p>
-
-<p>«Ce que ce malheureux a, s’écria-t-elle avec vivacité,
-c’est la lèpre, Jésus! et quelle lèpre, madame Benina!
-J’en ai vu un autre cas; un pauvre qui était aussi un
-Maure, mendiant lui-même, d’Oran, qui demandait la
-charité à la Puerta Cerrada, près de la boutique de
-mon beau-père. Et il était dans un tel état qu’il n’y
-avait chrétien consentant à l’approcher et qu’aucun hôpital
-ne voulait le recevoir....</p>
-
-<p>—Cela me pique! cela me pique beaucoup!» C’était
-tout ce que le malheureux pouvait dire en se passant
-les ongles des épaules à la main comme un peigne au
-travers d’une chevelure emmêlée.</p>
-
-<p>Dissimulant son dégoût, pour ne pas attrister le pauvre
-couple, Juliana dit à Benina:</p>
-
-<p>«Pourvu que vous n’attrapiez rien avec ce type!
-Car vous savez que cette maladie est contagieuse. Vous
-<span class="pagenum" id="Page_296">296</span>
-vous mettez dans une jolie affaire, oui, madame: bonne,
-jolie, et qui ne vaut pas cher.... Vous êtes plus sotte
-que l’ânesse qui fait le beurre, ou je ne m’y connais
-point!»</p>
-
-<p>Nina montra d’un regard non moins expressif sa
-commisération pour le pauvre aveugle et sa décision
-de ne point l’abandonner, et sa résignation pour tous
-les maux ou calamités que le Seigneur voulait lui envoyer.
-En ce moment, Antonio Zapata, qui retournait
-chez lui, vit sa femme au milieu de ce groupe et, très
-empressé, la rejoignit et, s’étant mis au courant de la
-conversation, il donna à Benina le conseil de conduire
-le Maure à la consultation des maladies de peau à Saint-Jean-de-Dieu.</p>
-
-<p>«Il vaudrait mieux pour lui le renvoyer dans son pays,
-affirma Juliana.</p>
-
-<p>—Loin, loin, dit Almudena, nous irions à Jérusalem.</p>
-
-<p>—Ce n’est pas mal. «De Madrid à Jérusalem ou la
-famille de l’oncle Maroma....» Bien, bien. Ah! autre
-chose, ma petite femme, tu ne vas pas te fâcher et crier.
-Je n’ai pas pu faire tes commissions, parce que.... Ne te
-fâche pas, je te prie.</p>
-
-<p>—Parce que tu es allé jouer au billard, espèce de
-canaille! Monte, passe devant, nous allons régler nos
-comptes.</p>
-
-<p>—Je ne peux pas monter parce qu’il faut que je retourne
-chez ce diable de déménageur.</p>
-
-<p>—Que dis-tu encore, canaille?</p>
-
-<p>—Qu’il ne veut pas donner la grande voiture à moins
-de quarante réaux et, comme tu m’as dit que tu ne voulais
-pas payer plus de trente....</p>
-
-<p>—J’irai le voir, moi. Ces hommes ne servent jamais
-à rien. N’est-ce pas, Nina?</p>
-
-<p>—C’est vrai. Que se passe-t-il? Madame déménage?</p>
-
-<p>—Oui, femme, mais cela ne pourra pas se faire aujourd’hui,
-parce que ce serin de mari que Dieu m’a
-donné, sorti avant huit heures pour arrêter la maison
-et les voitures de déménagement, rentre, comme vous
-<span class="pagenum" id="Page_297">297</span>
-le voyez, seulement maintenant et sans avoir rien fait
-de ce que je lui avais dit.</p>
-
-<p>—J’ai assez couru cependant, ma petite. A neuf
-heures j’arrivais à la maison de maman avec le bail
-pour lui faire signer. Tu vois si cela faisait gagner du
-temps. Mais tu sais ce qui m’a retardé, l’accident de
-Frasquito Ponte, qui nous a fait une peur terrible?
-C’est avec grand’peine que nous avons pu, Polidor et
-moi, le ramener chez lui. Dieu sait comment va l’homme
-et quelle confusion dans la tête il doit avoir après cette
-effroyable culbute d’hier!»</p>
-
-<p>Également intéressées à la bonne et à la mauvaise
-fortune du fils d’Algeciras, Benina et Juliana écoutèrent
-avec grande attention ce qu’Antonio leur raconta des
-funestes conséquences de la chute du cavalier au
-Pardo. Quand ils le virent par terre, après qu’il eût été
-désarçonné par cette rosse, ils crurent tout de suite
-que le pauvre cavalier avait terminé sa carrière mortelle.
-Mais à peine relevé, Frasquito recouvra, comme
-quelqu’un qui ressuscite, le mouvement et la parole, et,
-s’assurant qu’il n’avait aucun coup à la tête, ce qui eût
-été le plus dangereux, et se palpant tout le corps, il
-leur dit:</p>
-
-<p>«Ce n’est rien, absolument rien, messieurs, touchez-moi,
-je n’ai point le plus léger accroc.»</p>
-
-<p>Si au premier abord il semblait ne rien avoir aux bras
-ni aux jambes, car sûrement il n’avait rien de cassé,
-néanmoins il souffrait beaucoup de sa jambe gauche
-qui avait dû heurter violemment le sol. Mais ce qu’il y
-eut de plus étrange, c’est qu’à peine relevé il se mit à
-parler d’une façon tout à fait incohérente et impétueuse,
-rouge comme un coq, tremblant, très excité et la langue
-embarrassée. Ils le reconduisirent en voiture à son
-logis, espérant que le repos absolu l’aurait rétabli: ils
-lui avaient frotté tout le corps avec de l’arnica et, après
-l’avoir couché, ils étaient partis.... Mais le malheureux,
-d’après ce qu’ils apprirent de son hôtesse, ne voulut
-pas rester au lit et, s’habillant précipitamment et sortant
-<span class="pagenum" id="Page_298">298</span>
-aussitôt de la maison, il s’était rendu à la maison
-de Boto, où il était resté très tard et avait fait grand
-scandale, causant avec tout le monde, provoquant avec
-la plus grande insolence tous les pacifiques consommateurs.
-Cela était si contraire au naturel pacifique de
-Frasquito, à sa timidité habituelle et à sa bonne éducation
-que sûrement il devait avoir une grave perturbation
-cérébrale, suite du choc qu’il avait subi. On ne
-savait point où il avait pu passer le reste de la nuit:
-on croit qu’il avait parcouru les rues de Mediodia-Grande
-et Chica en menant grand tapage. Ce qui est
-certain, c’est que, peu après l’arrivée d’Antonio et de
-Polidor chez doña Francisca, Frasquito était entré très
-agité, la face congestionnée, les yeux brillants et qu’à la
-plus grande surprise et consternation de ces dames, il
-avait commencé, la bouche légèrement tordue, à proférer
-les discours les plus extravagants. Moitié persuasion,
-moitié force, ils étaient parvenus à l’arracher de
-là et à le reconduire chez lui où ils le laissèrent, recommandant
-à la patronne de veiller sur lui comme elle
-pourrait et de lui donner à manger. Parmi les lubies
-revenant avec le plus de ténacité dans ses discours,
-figurait celle de répéter que son honneur exigeait qu’il
-demandât raison au Maure pour avoir affirmé publiquement
-que lui, Frasquito, faisait la cour à Benina. Plus
-de vingt fois il s’était précipité dans la rue Mediodia-Grande,
-à la recherche de M. don Almudena pour le
-provoquer et lui remettre sa carte; mais le Marocain
-s’esquivait et ne se laissait voir nulle part. Certainement
-il était parti pour son pays par crainte, ayant appris
-la fureur de Ponte.... Mais il était décidé à ne s’arrêter
-que lorsqu’il l’aurait découvert et obligé à remplir ses
-devoirs de gentilhomme, en quelque endroit de l’Atlas
-qu’il fût allé se cacher.</p>
-
-<p>«Si le joli galant vient, dit le Maure, riant à se
-décrocher les mâchoires, les coins de sa bouche rejoignant
-ses oreilles, c’est moi qui lui flanquerai une volée
-de coups de bâton!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_299">299</span></p>
-
-<p>—Pauvre don Frasquito!... infortuné, pauvre âme
-de Dieu! s’exclama Nina croisant les mains. J’ai toujours
-eu peur qu’il ne finît ainsi....</p>
-
-<p>—Vieux fou! dit la Juliana. Et à nous autres qu’importe
-que cette vieille peinture d’homme tombe en
-enfance ou non? Savez-vous ce que je vous dis? Tout
-cela provient des drogues qu’il se fourre sur la tête,
-qui sont des poisons et attaquent sa cervelle. Mais ne
-perdons pas davantage notre temps. Antonio, retourne
-à la rue Impériale et dis qu’on prépare tout pour le
-départ; pendant ce temps j’irai voir si l’on peut ajuster
-les choses pour la voiture de déménagement, cet
-après-midi. Nina, va avec Dieu et garde-toi de la contagion.
-Tu sais? Hélas! ma fille, c’est un grand danger
-dans l’état de malpropreté où tu es? Vois? Tu commences
-à supporter les conséquences du mauvais pas
-où tu t’es mise en n’écoutant pas mes bons conseils.
-Doña Paca m’avait dit qu’elle te permettrait de venir
-la voir. Elle désire te voir, la pauvre femme. Je l’ai
-autorisée à le faire et, aujourd’hui, je songeais à te
-ramener avec moi.... Mais, véritablement, je ne puis
-plus m’y résoudre en présence de cette peste, je ne
-puis continuer à te fréquenter.... J’avais arrêté que tu
-viendrais tous les jours pour recevoir la desserte de
-la table dans la maison de celle qui fut ta maîtresse....</p>
-
-<p>—Vous avez changé d’idée?</p>
-
-<p>—Oui, oui, la desserte sera pour toi..., mais... tu
-verras ce que tu dois faire.... Tu te trouveras en bas à
-la porte à l’heure que je te fixerai et ma cousine Hilaria
-te la descendra et te la donnera... en se frottant le
-moins possible à toi....</p>
-
-<p>«Tu comprends, n’est-ce pas?.... Chacun a ses
-scrupules.... Tout le monde n’a pas ton estomac, Nina,
-à l’épreuve de la bombe.... Et maintenant....</p>
-
-<p>—J’ai compris..., madame Juliana. Que Dieu vous-garde!»</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_300">300</span></p>
- <h2 id="ch_40">XXXIX</h2>
-</div>
-
-<p>Toutes les infortunes venaient battre le cœur de
-Benina comme les vagues errantes qui viennent se
-briser sur un dur rocher. Elles se brisent avec fracas,
-se taisent, se changent en blanche écume, et puis, plus
-rien. Chassée et repoussée par la famille qu’elle avait
-soutenue seule dans les jours de triste misère et de
-douleurs sans nombre, elle ne tarda point à se remettre
-du coup que lui avait porté une si noire ingratitude.
-Sa conscience lui donna d’ineffables consolations;
-elle regarda la vie de la hauteur où l’avait
-transportée son mépris de l’humaine vanité; elle sourit
-des petits côtés ridicules des êtres qui la torturaient,
-et son âme s’éleva grande et forte. Elle remportait un
-glorieux triomphe; elle se sentait victorieuse après
-avoir perdu la bataille sur le terrain matériel. Mais les
-satisfactions intimes de la victoire ne la privèrent pas
-un seul instant de son don d’organisatrice et, attentive
-aux choses pratiques, elle songea, aussitôt après avoir
-quitté Juliana, à tout ce qui pouvait être nécessaire
-pour la vie matérielle de tous deux. Il était indispensable
-de trouver un logis, ensuite de s’occuper des
-soins à donner à Mordejaï et à sa peste ou maladie,
-quelle qu’elle fût, car l’abandonner dans l’état où il
-était, cela, elle ne le ferait pour rien au monde, même
-au risque d’attraper la contagion. Elle se dirigea vers
-Santa-Casilda et, trouvant vide le logement autrefois
-occupé par le Maure avec la Pedra, elle le prit. Heureusement,
-la pocharde était partie pour vivre avec la
-Diega à la Cava de San-Miguel derrière la Escalerilla.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_301">301</span></p>
-
-<p>Installés en cet endroit qui était vraiment assez commode,
-la première chose que fit Benina, ce fut d’aller
-chercher de l’eau en quantité et de se laver et savonner
-à fond tout le corps; c’était une coutume à laquelle
-elle ne manquait jamais chez doña Paca. Puis elle
-s’habilla proprement. Le bien-être qu’elle éprouva, le
-soulagement de son corps se confondaient d’une certaine
-façon avec la paix de sa conscience, dans laquelle
-elle sentait mêmement quelque chose comme une fraîcheur
-et une limpidité absolues et réconfortantes.</p>
-
-<p>Elle s’occupa ensuite de mettre en ordre le pauvre
-logis et, avec le peu d’argent qui lui restait, elle sortit
-faire ses achats et rentra préparer un bon petit repas
-pour Mordejaï. Elle songeait à le mener le jour suivant
-à la consultation et elle le lui dit, l’aveugle acquiesçant
-sans discussion à tout ce qu’elle voulait.</p>
-
-<p>Tout en le faisant manger, elle l’entretenait et le
-calmait par de douces paroles et de bonnes espérances,
-lui disant que certainement elle irait comme il le désirait
-à Jérusalem avec lui et même plus loin encore,
-aussitôt qu’il aurait recouvré la santé. Tant que ses démangeaisons
-ne l’auraient point quitté, il ne fallait pas
-songer à voyager. Ils vivraient tranquilles, lui à la
-maison, elle allant mendier toute seule pour se procurer
-de quoi vivre. Dieu, certainement, ne voudrait pas les
-laisser mourir de faim. L’aveugle fut si content du
-plan combiné et proposé par son intelligente amie et
-de toutes ses affectueuses paroles qu’il se mit à chanter
-la mélopée arabe qu’il avait fait entendre à Benina lors de
-sa retraite; mais, comme, en fuyant avec elle lorsqu’ils
-avaient été poursuivis à coup de pierres, il avait perdu
-sa petite guitare, il ne pouvait plus s’accompagner des
-sons plaintifs de cet instrument. Ensuite, il proposa à
-sa compagne de brûler des parfums, ce à quoi elle
-consentit volontiers, parce que cela ferait une fumigation
-parfumée et aromatisée qui ne pourrait qu’assainir
-leur pauvre logis.</p>
-
-<p>Ils sortirent le jour suivant pour aller à la consultation.
-<span class="pagenum" id="Page_302">302</span>
-Mais, comme on leur indiqua une heure éloignée
-pour l’examen, ils employèrent la première partie de
-la journée à mendier dans les différentes rues, en se
-gardant bien des agents de police, pour ne point
-tomber encore une fois dans les mains de ceux qui
-lancent le lasso aux mendiants comme aux chiens pour
-les conduire ensuite au dépôt où on les traite de
-même. Nous devons dire que les procédés si ingrats
-de doña Paca n’avaient produit chez Benina ni haine
-ni rancœur, et que cette ingratitude même n’avait pu
-éteindre chez elle le désir de voir encore la pauvre
-femme que, malgré tout, elle aimait de tout son cœur,
-comme la compagne des amertumes de tant d’années.
-Elle était anxieuse de la voir, quoiqu’elle fût loin de la
-maison, et, ayant fini de mendier, elle se dirigea vers la
-rue de la Lechuga pour s’assurer, en se tenant à une
-distance respectueuse, si oui ou non, la famille était en
-train de déménager ou si elle était déjà partie. Elle
-arriva à temps! La voiture était devant la porte et les
-déménageurs la remplissaient avec cette barbare prestesse
-avec laquelle ils ont coutume de traiter cette
-opération.</p>
-
-<p>De l’endroit où elle guettait, Benina reconnut les
-vieux meubles décrépits, cassés, et elle ne put réprimer
-son émotion en les contemplant. Ils étaient
-comme siens, ils avaient fait partie de son existence,
-et, en eux, elle voyait comme dans un miroir l’image
-de ses joies et de ses tristesses et elle pensait que, s’ils
-l’avaient aperçue dans son coin, les pauvres débris lui
-auraient dit certainement quelque chose ou auraient
-pleuré avec elle. Mais ce qui l’impressionna bien davantage,
-ce fut de voir sortir doña Paca et Obdulia
-avec Polidor et Juliana, se rendant à la maison nouvelle,
-pendant que les élégantes servantes restaient
-dans l’ancienne et s’occupaient de l’enlèvement des
-petits objets de l’appartement.</p>
-
-<p>Profondément troublée et émue, Benina se cacha
-sous une porte cochère d’où elle pouvait voir sans être
-<span class="pagenum" id="Page_303">303</span>
-vue. Comme doña Paca lui parut diminuée! Elle avait
-un vêtement neuf; mais si mal fait que la pauvre
-femme avait l’air habillée par charité. Elle avait la tête
-couverte d’une mantille et Obdulia portait avec ostentation
-un affreux petit chapeau couvert de plumes et
-d’ornements de mauvais goût. Doña Paca marchait
-lentement, le regard fixé au sol, toute rembrunie, mélancolique,
-comme si elle eût été arrêtée et conduite
-par des gardes civils. La petite riait en causant
-avec Polidor. Derrière s’avançait Juliana, gourmandant
-chacun et les poussant pour qu’ils marchassent
-plus vite, la route étant longue. Il ne lui manquait
-absolument qu’une gaule pour qu’elle eût tout à fait
-l’air d’une de ces femmes qui mènent par les rues, la
-veille de Noël, des troupeaux de dindons. Comme le
-despotisme se faisait sentir jusque dans ses moindres
-mouvements! Doña Paca était la chose humble qui va
-sans résistance partout où on la mène, même à la boucherie;
-Juliana, le pasteur qui guide et conduit. On
-les vit disparaître par la plaza Mayor, la rue de Botoneras....
-Benina fit quelques pas pour voir encore le
-triste convoi, et, quand elle les eut perdus de vue, elle
-essuya les larmes qui inondaient son visage.</p>
-
-<p>«Ma pauvre maîtresse, dit-elle à l’aveugle quand
-elle le rejoignit, je l’aime comme une sœur, parce que
-nous avons supporté ensemble beaucoup d’heures
-tristes. J’étais tout pour elle et elle tout pour moi. Elle
-me pardonnait mes fautes et moi je lui pardonnais les
-siennes.... Quelle amère tristesse de voir comme elle
-s’est mal conduite avec la Nina! Elle a l’air de souffrir
-davantage de son rhumatisme et elle a la figure de
-quelqu’un qui n’aurait pas mangé depuis quatre jours.
-Je la soignais de mon mieux, je la trompais dans son
-intérêt, lui cachant notre misère, ne craignant pas de
-m’exposer à la honte pour lui donner à manger selon
-son goût et ses habitudes. Enfin, ce qui est passé est
-passé, comme dit l’autre. Allons-nous-en, Almudena,
-allons-nous-en d’ici, et plaise à Dieu que tu te rétablisses
-<span class="pagenum" id="Page_304">304</span>
-promptement pour prendre ce petit chemin de
-Jérusalem qui m’effraye un peu parce que c’est loin. En
-marchant, marchant toujours, mon fils, on finit
-bien par aller d’un bout du monde à l’autre, et si, d’un
-côté, nous nous procurerons le plaisir de prendre
-l’air et de voir beaucoup de choses nouvelles, nous
-aurons, de l’autre, le plaisir de constater que tout est
-au fond la même chose et que les différentes parties
-ressemblent au tout, c’est-à-dire, comme façon de
-parler, partout où vivent les hommes, ou si l’on veut
-les femmes, il y a partout ingratitude et égoïsme, et
-qu’il y a aussi des gens qui conduisent les autres et
-leur imposent leur volonté. C’est pour cela que nous
-devons toujours chercher à faire ce que commande
-notre conscience et laisser les gens se battre pour un
-os, comme les chiens, les autres pour un jouet, comme
-les enfants, ou ceux-ci encore, pour se promener
-comme les vieux, ou pour rien, et ensuite prendre
-comme les passereaux ce que Dieu met à leur portée....
-Allons-nous-en, Almudena, jusqu’à l’hôpital et chasse
-toute tristesse.</p>
-
-<p>—Moi pas triste, dit Almudena. Je suis toujours heureux
-quand je suis avec toi.... Tu sais tout comme
-Dieu lui-même. Et moi je t’aime comme un bon ange....
-Et si tu ne veux point te marier avec moi, eh bien, tu
-seras ma mère et moi ton petit enfant.</p>
-
-<p>—Bien, homme, tu m’as l’air très bien.</p>
-
-<p>—Tu es comme le palmier du grand désert, très
-belle; tu es comme l’arbre qui donne de l’ombre..., un
-rêve.... Moi je t’ai nommé <i>Amri</i>: Mon âme!»</p>
-
-<p>Tandis que la pauvre femme s’acheminait vers l’hôpital,
-doña Paca et sa suite, à l’opposé, arrivaient à la
-demeure nouvelle, rue de l’Orellana: un troisième très
-propre, avec les tentures et les peintures fraîches,
-bonne lumière, ventilation, belle cuisine et prix convenable
-pour la circonstance. Il parut parfait à doña
-Francisca, lorsqu’elle arriva en haut suffoquée par
-l’ascension de l’interminable escalier et, s’il lui avait
-<span class="pagenum" id="Page_305">305</span>
-paru mal, elle se serait bien gardée de le manifester,
-ayant absolument abdiqué toute volonté et toute opinion
-personnelles. Le caractère flexible, plus que flexible,
-absolument flasque, de la veuve s’était complètement
-adapté à la manière de sentir et de penser de
-Juliana, et cette dernière, voyant que cette mie de pain
-se plaçait d’elle-même sous ses doigts, en faisait des
-boulettes. Doña Paca n’osait pas respirer sans la permission
-de son tyran, qui semblait se complaire à
-accabler de ses ordres, pour toute chose, l’infortunée
-veuve. Celle-ci arriva à en avoir une peur d’enfant:
-elle se sentait elle-même une mie de pain dans la main
-de la piqueuse de bottines et, en vérité, cette crainte
-n’allait pas sans être accompagnée d’une forte dose de
-respect et d’admiration.</p>
-
-<p>La dame se reposait de la grande fatigue de cette
-journée et tous les meubles, objets, pots de fleurs
-placés dans le nouvel appartement, sous le coup d’une
-tristesse intense qui avait envahi son cœur, elle appela
-son tyran pour lui dire:</p>
-
-<p>«Tu ne m’as pas bien expliqué en marchant ce que
-tu m’as dit. Que Nina compte-t-elle faire de son Maure?
-T’a-t-il paru bien?»</p>
-
-<p>Juliana fournit à sa sujette les explications demandées
-sans dire aucun mal de Benina, ni la présenter
-sous un mauvais jour, ce en quoi elle fit preuve d’un
-tact très fin.</p>
-
-<p>«Tu lui as dit en conclusion... qu’elle ne doit pas
-venir me voir, à cause de la contagion de cette sale
-peste? Tu as très bien fait. Sans toi, je me serais
-trouvée exposée, Dieu sait! à prendre cette affreuse
-maladie.... Tu lui as bien dit aussi qu’elle pourrait
-prendre les restes de nos repas? Mais cela ne suffit
-pas et j’aurais grand plaisir à lui assigner un petit
-fixe par jour, une piécette, par exemple. Qu’en dirais-tu?</p>
-
-<p>—Je dis que, si nous commençons avec de pareilles
-prodigalités, nous allons promptement reprendre le
-<span class="pagenum" id="Page_306">306</span>
-chemin du Mont-de-Piété. Non, non, une piécette, c’est
-une piécette.... Nina aura bien assez avec deux réaux.
-C’est mon opinion et, si vous faites plus, je m’en lave
-les mains.</p>
-
-<p>—Deux réaux, deux, tu as dit.... Oui, tu as raison,
-c’est assez. Tu ne sais pas les miracles que fait Nina
-avec une demi-piécette.»</p>
-
-<p>En ce moment, Daniela accourut, toute tremblante,
-disant que Frasquito sonnait à la porte, et Obdulia,
-qui l’avait vu à travers le judas, disait qu’il ne fallait
-pas ouvrir afin d’éviter un scandale pareil à celui de la
-rue Impériale. Mais qui diable avait pu lui donner la
-nouvelle adresse? C’était sûrement cet animal de Polidor,
-et Juliana fit le serment de lui arracher une oreille.
-Mais, par un fâcheux contretemps, tandis que Ponte
-sonnait à la porte, Hilaria montait, revenant de son
-marché, et elle ouvrit avec sa clef, et il fut impossible
-d’empêcher Frasquito d’entrer, et il se présenta devant
-ces femmes épouvantées, le chapeau tiré jusqu’aux
-oreilles, brandissant sa canne, son vêtement en désarroi,
-tout maculé de terre et de boue. Il avait la
-bouche de travers et traînait péniblement sa jambe
-droite.</p>
-
-<p>«Pour Dieu, Frasquito, lui dit doña Paca suppliante,
-ne nous faites pas peur. Vous êtes malade, vous devriez
-aller vous mettre au lit.»</p>
-
-<p>Et Obdulia, arrivant à son tour, lui dit d’une voix
-déclamatoire:</p>
-
-<p>«Frasquito, une personne comme vous, si distinguée,
-de si bonne société, nous dire ces choses; remettez-vous,
-rentrez en vous-même.</p>
-
-<p>—Señora et madame, dit Ponte, enlevant avec la
-plus grande difficulté son chapeau, je suis un chevalier
-et je me vante de savoir me conduire avec des femmes
-élégantes; mais, comme ce bruit absurde est parti
-d’ici, je viens demander des explications. Mon honneur
-l’exige....</p>
-
-<p>—Et qu’avons-nous à voir, nous autres, avec l’honneur
-<span class="pagenum" id="Page_307">307</span>
-d’un personnage comme vous? s’écria Juliana.
-Allez, c’est d’une personne mal élevée que de manquer
-ainsi aux dames! L’autre jour, elles étaient pour vous
-impératrices et reines, et aujourd’hui....</p>
-
-<p>—Et maintenant, dit Ponte effrayé et tremblant tant
-soit peu devant l’accent énergique de Juliana comme
-roseau battu par le vent, et maintenant je ne manque
-point au respect dû aux dames. Obdulia est une dame,
-doña Francisca une autre dame. Mais pourtant, toutes
-dames qu’elles sont, elles m’ont calomnié; elles m’ont
-blessé dans les sentiments les plus purs de mon être,
-en soutenant que j’ai fait la cour à Benina... et que je
-l’ai poussée vers un amour déshonnête pour la faire
-manquer avec moi à la fidélité qu’elle doit à ce noble
-chevalier de l’Arabie.</p>
-
-<p>—Comment voulez-vous que nous ayons dit pareille
-sottise?</p>
-
-<p>—Tout Madrid le répète.... C’est d’ici, de ce salon,
-qu’est sortie cette indigne calomnie. On m’accuse d’un
-crime abominable: d’avoir osé lever un œil déshonnête
-sur un ange aux ailes immaculées. Or, vous saurez que
-je respecte les anges: si Nina avait été une créature
-mortelle, je ne l’aurais pas respectée, parce que je suis
-un homme.... J’ai aimé des femmes à la chevelure
-rouge ou noire, mariées, veuves ou demoiselles, et
-nulle ne m’a résisté..., car j’ai toujours été la beauté
-même.... Mais je n’ai séduit aucun ange et je n’en veux
-séduire aucun.... Sachez-le, Francisca, sachez-le, Obdulia...,
-la Nina n’est pas de ce monde..., la Nina appartient
-au ciel.... Habillée en pauvresse, elle est allée
-mendier pour nous faire vivre, vous et moi.... Et la
-femme qui a fait cela, je ne la séduis pas, je ne peux
-pas la séduire, je ne puis pas en être amoureux...; ma
-beauté est humaine, la sienne est divine: mon splendide
-visage est pétri de chair humaine et le sien d’essence
-divine, de céleste lumière.... Non, non, non, je
-ne l’ai pas séduite, elle ne m’a point appartenu, elle
-appartient à Dieu. Je vous le dis en vérité, Curra Juarez
-<span class="pagenum" id="Page_308">308</span>
-de Ronda, à vous qui maintenant ne pouvez plus remuer,
-tant votre corps est accablé par le poids de
-l’ingratitude.... Moi, parce que je suis reconnaissant,
-je me sens léger comme plume au vent et je vole...,
-vous le voyez.... Vous êtes, vous, de plomb, parce que
-vous êtes ingrate et vous ne pouvez quitter le sol...,
-vous le voyez bien.»</p>
-
-<p>Consternées, mère et fille poussaient des cris, demandant
-secours aux voisins. Mais Juliana, plus courageuse
-et plus expéditive, ne pouvant entendre avec
-calme les divagations du malheureux Ponte, se jeta
-sur lui furieuse et, le saisissant par le revers de son
-vêtement, elle le foudroya de ses regards et de sa
-parole:</p>
-
-<p>«Si vous ne filez pas tout de suite hors de cette
-maison, espèce de macaque, je vous préviens que je
-vous flanque par la fenêtre.»</p>
-
-<p>Et sûrement elle l’aurait fait, si Hilaria et Daniela
-ne s’étaient précipitées sur le pauvre fils d’Algeciras
-et ne l’avaient point, en deux ou trois mouvements,
-jeté hors de la porte.</p>
-
-<p>Le portier et quelques voisins, attirés par cette algarade,
-se présentèrent alors et, voyant ces renforts, les
-quatre femmes sortirent sur le palier, pour expliquer
-que cet homme avait perdu le jugement et, de la personne
-la mieux élevée et la plus distinguée, il s’était
-brusquement transformé en un être importun et dévergondé.
-Frasquito descendit clopin-clopant un étage
-et, se retournant et levant les yeux vers l’étage supérieur,
-il s’écria:</p>
-
-<p>«Ingrate! ingrrr....»</p>
-
-<p>Il lui fut impossible d’achever la parole commencée
-et une violente contorsion dénota cette impossibilité.
-Il ne sortit plus de sa bouche qu’un son âpre et désordonné,
-comme si une main invisible l’avait étranglé.
-Tous les assistants virent son visage se décomposer
-horriblement: les yeux lui sortaient de la tête et sa
-bouche tordue et de travers rejoignait son oreille. Il
-<span class="pagenum" id="Page_309">309</span>
-battit l’air de ses bras, poussa un dernier cri plein
-d’angoisse et tomba comme une masse. A la chute de
-son corps tout l’escalier fut secoué de haut en bas.</p>
-
-<p>On se mit à quatre personnes pour le remonter dans
-l’appartement et porter secours à ce pauvre malheureux.
-Mais Juliana l’ayant tâté s’écria sèchement:</p>
-
-<p>«Il est plus mort que mon grand-père.»</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum" id="Page_311">311</span></p>
- <h2 id="ch_41">ÉPILOGUE</h2>
-</div>
-
-<p>Juliana était certainement le plus bel exemple des
-admirables effets de la volonté humaine pour le gouvernement
-des plus grandes comme des plus petites
-choses, dans les réunions d’êtres humains. Femme
-n’ayant reçu aucune éducation première, sachant à
-peine lire et écrire, elle avait reçu de la nature ce don
-très rare de savoir organiser l’existence et régir toutes
-les actions d’une série de personnes. Si une famille
-plus importante que celle des Zapata lui était tombée
-dans les mains, dans les mêmes conditions, elle s’en
-serait tirée tout aussi bien, elle aurait gouverné une
-île, un État, elle aurait toujours monté, grandissant
-toujours. Dans la petite île de doña Francisca elle
-établit d’une main ferme la régularité du gouvernement
-et de la gestion financière et chacun marchait
-droit, sans que personne osât enfreindre ses ordres
-irrévocables. Il faut dire que, pour obtenir ce précieux
-résultat, elle avait recours au gouvernement absolu
-dans toute sa force et qu’elle pratiquait le régime de
-la terreur dans toute sa pureté. Son génie n’admettait
-pas la plus timide observation, sa volonté faisait loi et
-le bâton était son seul effort de logique.</p>
-
-<p>Avec les caractères si faibles de la mère et des enfants,
-ce régime réussissait à merveille; il avait déjà
-fait ses preuves avec Antonio. Elle en était arrivée à
-une telle domination sur doña Francisca que la pauvre
-veuve n’aurait pas osé dire un <i>Pater noster</i> sans l’agrément
-de son dictateur et, lorsqu’elle allait pousser un
-<span class="pagenum" id="Page_312">312</span>
-soupir, son regard se portait sur elle, semblant lui
-dire:</p>
-
-<p>«N’est-ce pas que tu ne trouves pas mauvais que je
-pousse un tout petit soupir?»</p>
-
-<p>Juliana était obéie aveuglément en tout par sa belle-mère
-excepté sur un point. Elle lui recommandait de
-secouer sa tristesse et, quoique l’esclave répondît que
-oui, il était facile de voir que l’ordre ne s’exécutait
-point. La veuve de Zapata abordait l’époque prospère
-de son existence avec la tête affaiblie, les yeux morts,
-le regard toujours vague, perdu dans le monde extérieur,
-le corps avachi, se confinant chaque jour davantage
-dans l’indolence la plus absolue, l’appétit nul,
-l’humeur taciturne, l’esprit fermé, les idées noires.</p>
-
-<p>Quinze jours à peine après l’installation de doña
-Francisca dans la rue d’Orellana, la maîtresse de toutes
-choses décida que son autorité serait plus forte et son
-pouvoir plus efficace si l’on demeurait tous ensemble,
-général et subalternes. La translation eut lieu et Juliana
-amena son humble mobilier, sa marmaille et
-elle-même; mais, préalablement, il avait fallu mettre
-dehors les pots de fleurs et les caisses de plantes et
-remercier Daniela, qui vraiment était un luxe inutile.
-A ses fonctions de grand chancelier Juliana joignit
-celles de femme de chambre et de peigneuse de sa
-belle-mère et de sa belle-sœur. Ainsi tout se trouva
-réglé à la maison.</p>
-
-<p>Mais, comme il n’y a point de félicité complète en ce
-monde, dans le mois même ou à peu près du déménagement,
-marqué dans les éphémérides zapatesques par
-la mort de don Frasquito Ponte Delgado, Juliana commença
-à ressentir dans sa façon d’être une altération
-fort extraordinaire. Elle, qui pour la luxuriante exubérance
-de sa santé s’était toujours comparée elle-même
-à une mule, tomba tout d’un coup dans un genre de
-souffrance absolument contraire à sa nature parfaitement
-équilibrée. Qu’était-ce? Cela se traduisait par des
-troubles nerveux et des atteintes d’hystérie, affection
-<span class="pagenum" id="Page_313">313</span>
-dont Juliana s’était ressentie plus d’une fois déjà, l’attribuant
-à des caprices de femme trop gâtée ou à des
-troubles imaginaires que la tendresse d’un mari savait
-seule guérir.</p>
-
-<p>Le mal de Juliana débuta par des insomnies absolument
-rebelles. Elle se levait le matin sans avoir pu fermer
-l’œil de toute la nuit. Peu de jours après, elle avait
-commencé à perdre l’appétit et, enfin, à la perte de
-sommeil se joignirent promptement des agitations et
-des terreurs extraordinaires dans l’obscurité et, de
-jour, une mélancolie noire, pesante, funèbre. Ce qu’il
-y eut de pire pour la famille, ce fut que ces malaises
-ne changèrent absolument rien aux habitudes despotiques
-de la gouvernante et ne firent au contraire que
-les aggraver. Antonio lui proposa de la conduire à la
-promenade et elle l’envoya promener à tous les diables.
-Elle devint tout à fait désagréable, mal embouchée,
-grossière et insupportable.</p>
-
-<p>Enfin, ses monomanies hystériques se réduisirent à
-une seule, l’idée que ses enfants ne se portaient point
-bien. L’apparence extrêmement robuste des enfants ne
-servait à rien. Avec les précautions extraordinaires
-qu’elle prit pour leur santé et les soins multiples qu’elle
-leur prodiguait, elle les tourmentait incessamment et
-elle n’arrivait qu’à les faire pleurer à tout propos. La
-nuit, elle sautait à bas de son lit, assurant que les enfants
-avaient été assassinés et nageaient dans le sang.
-S’ils toussaient, c’était qu’ils étaient prêts à étouffer;
-s’ils mangeaient mal, ils étaient empoisonnés.</p>
-
-<p>Un matin, elle sortit précipitamment avec son châle
-et sa mantille et se rendit aux quartiers du sud, pour
-trouver Benina avec laquelle elle voulait causer. Et elle
-marcha plusieurs heures avant de la rencontrer, car
-elle ne passait point son temps à Santa-Casilda, mais
-bien dehors dans les quartiers de la Carretera de Tolède,
-à main gauche du pont. Elle la trouva enfin là,
-après l’avoir cherchée de tous côtés au milieu de ces
-rues enchevêtrées. La vieille vivait avec le Maure dans
-<span class="pagenum" id="Page_314">314</span>
-une petite maison qui avait l’air d’une cabane située au
-sud des terrains qui dominent la Grand’Rue.</p>
-
-<p>Almudena allait de mieux en mieux avec sa terrible
-maladie de peau; mais son visage était encore couvert
-d’horribles pustules. Il ne sortait pas de la maison et
-la pauvre vieille allait tous les matins gagner sa vie en
-mendiant à San-Andres. Juliana ne fut pas peu surprise
-de la voir en apparence de bonne santé et toujours
-gaie, l’esprit serein et acceptant sans récrimination son
-sort.</p>
-
-<p>«Je viens vous gronder, madame Benina, lui dit-elle
-en s’asseyant sur un banc de pierre qui se trouvait contre
-la maison, près d’une auge où la pauvre femme
-lavait son linge, tandis que le vieil aveugle était assis
-assez loin à l’ombre. Oui, madame, parce qu’il était
-convenu que vous viendriez prendre la desserte à la
-maison et vous n’avez pas encore paru et nous n’avons
-plus vu votre figure.</p>
-
-<p>—Je vous dirai, madame Juliana, répliqua Nina, ce
-n’est pas parce que je méprise votre offre, mais c’est
-parce que j’ai pu m’en passer. J’ai les restes d’une autre
-maison, avec ce que je gagne, cela me suffit, et vous
-pouvez bien en faire cadeau à un autre pauvre, et, pour
-votre conscience, ce sera tout comme.... Que voulez-vous
-savoir? Qui me donne à manger? Eh bien, je dois
-cette aumône bénie à don Romualdo Cédron.... Je l’ai
-connu à San-Andres, où il dit la messe.... Oui, madame:
-don Romualdo qui est un saint, pour que vous le sachiez....
-Et je suis sûre, après beaucoup de réflexions,
-que ce n’est point le don Romualdo que j’avais inventé,
-mais bien un autre qui ressemble au mien comme deux
-gouttes d’eau. Souvent on invente une chose qui devient
-vérité le lendemain, ou bien les vérités, avant d’être
-des vérités, commencent par être des mensonges très
-grossiers.... Vous le savez peut-être?»</p>
-
-<p>La piqueuse de bottines déclara qu’elle était enchantée
-de tout ce qu’elle venait d’entendre et, étant donné
-que don Romualdo lui venait en aide, doña Paca et elle
-<span class="pagenum" id="Page_315">315</span>
-donneraient les restes de la table à d’autres malheureux.</p>
-
-<p>«Mais j’avais autre chose à vous dire. Je suis votre
-débitrice, Benina, car ma belle-mère, que je conduis
-avec un fil de soie, a décidé de vous allouer une petite
-pension de deux réaux par jour.... Comme je ne vous
-ai pas vue nulle part, je n’ai pas pu régler avec vous
-et voici quinze piécettes qui font le mois entier, madame
-Benina.</p>
-
-<p>—Cela, je l’accepte volontiers, oui, madame, cela
-n’est pas à mépriser.... Ces piécettes me tombent du
-ciel, dit Nina toute joyeuse, car j’ai une dette avec la
-Pitusa, rue du Mediodia-Grande, et je la paye avec ce
-que je peux réunir et avec une piécette par douro d’intérêt.
-Avec cela, j’aurai remboursé pas loin de la moitié.
-Des coups de pierre de cette nature, que le Seigneur
-m’en envoie chaque jour, madame Juliana. Vous
-savez, je vous suis très reconnaissante: puisse le Seigneur
-vous le rendre en santé pour vous, pour votre
-mari et pour vos enfants!»</p>
-
-<p>Avec un flux de paroles abondantes, nerveuses et
-tant soit peu hyperboliques, Juliana assura qu’elle
-n’avait plus de santé; qu’elle souffrait d’un mal aussi
-étrange qu’incompréhensible. Mais elle le supportait
-avec patience, sans se préoccuper en rien de cet état.
-Ce qui l’inquiétait, ce qui faisait de son existence un
-atroce supplice, c’était la peur que ses enfants tombassent
-malades. Ce n’était point seulement une idée ou
-une crainte; elle était sûre que si Antonio et Paquito
-tombaient malades..., ils mourraient infailliblement.</p>
-
-<p>Benina chercha à lui enlever de la tête pareilles idées,
-mais l’autre ne se laissa point convaincre et, la quittant
-brusquement, elle reprit le chemin de Madrid. Grande
-fut la surprise de Benina et du Maure de la voir apparaître
-le lendemain matin, de très bonne heure, agitée,
-tremblante, les yeux brillants. Le dialogue fut bref,
-mais rempli de matière psychologique.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_316">316</span></p>
-
-<p>«Qu’as-tu, Juliana, lui demanda Benina la tutoyant
-pour la première fois.</p>
-
-<p>—Que veux-tu que j’aie? si ce n’est la peur de la
-mort de mes enfants.</p>
-
-<p>—Ah! mon Dieu, ils sont malades?</p>
-
-<p>—Oui, c’est-à-dire, non: ils sont bien. Mais je suis
-tourmentée par l’idée qu’ils vont mourir.... Ah! Nina
-de mon âme, je ne puis chasser cette idée. Je ne fais
-que pleurer, et encore pleurer, vous le voyez....</p>
-
-<p>—Oui, je le vois bien. Mais, si ce n’est qu’une idée,
-il faut te l’ôter de la tête, femme.</p>
-
-<p>—Je viens pour ceci encore, madame Benina, parce
-que cette nuit il m’est venu l’idée que vous seule pouviez
-me guérir.</p>
-
-<p>—Et comment?</p>
-
-<p>—En me persuadant que je ne dois point me figurer
-que mes petits peuvent mourir..., en m’ordonnant de
-le croire.</p>
-
-<p>—Moi?</p>
-
-<p>—Si vous me l’affirmez, je le croirai et je me guérirai
-de cette maudite préoccupation..., parce que..., je
-le dis franchement, je suis mauvaise, je suis une pauvre
-pécheresse....</p>
-
-<p>—Eh bien, alors, Juliana, c’est chose facile de te
-guérir. Je t’affirme que tes enfants ne vont pas mourir,
-que tes enfants sont sains et robustes.</p>
-
-<p>—Voyez.... La joie que j’éprouve m’est une certitude
-que vous savez ce que vous dites.... Nina, Nina, vous
-êtes une sainte.</p>
-
-<p>—Je ne suis pas une sainte. Mais tes enfants sont
-bien et ne souffrent d’aucun mal.... Ne pleure pas...
-va-t’en chez toi, et ne pèche plus.</p>
-
-<p class="center">FIN</p>
-
-<p class="center">41 894.—Paris, Imprimerie <span class="smcap">Lahure</span>, rue de Fleurus, 9.</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <p><span class="pagenum hidden" id="Page_317">317</span></p>
- <h2 id="notes">NOTES</h2>
-</div>
-
-<div class="footnotes">
- <p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> <i>Doña
- Perfecta</i>, <i>l’Ami Manso</i>, <i>Marianela</i>.</p>
-
- <p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Mot espagnol
- intraduisible; c’est quelque chose comme «snob».</p>
-
- <p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Ce personnage
- apparaît dans le roman du même auteur: <i>Fortunata y Jacinta</i>.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum hidden" id="Page_318">318</span>
- <div class="tnote">
- <h2 class="h2note" id="note_au_lecteur">Au lecteur</h2>
-
- <p class="fontnote">Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
- originale. Les erreurs manifestes de typographie ont été corrigées.</p>
-
- <p class="fontnote">La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.</p>
-
- <p class="fontnote">La couverture est illustrée par une œuvre de Henry Monnier.
- Elle appartient au domaine public.</p>
- </div>
- </div>
-
-<hr class="full" />
-
-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>MISÉRICORDE</span> ***</div>
-<div style='text-align:left'>
-
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-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
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-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
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-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
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-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
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-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
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-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
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-</div>
-
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-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
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-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
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-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
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-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
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-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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