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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Miséricorde - -Author: Pérez Galdós - -Translator: Maurice Bixio - -Contributor: Alfred Morel-Fatio - -Release Date: July 24, 2022 [eBook #68603] - -Language: French - -Produced by: Ramón Pajares, Claudine Corbasson and the Online - Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This - file was produced from images generously made available by - The Internet Archive/Canadian Libraries) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MISÉRICORDE *** - - - - - - Au lecteur - - Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version - originale. Les erreurs manifestes de typographie ont été corrigées. - - La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures. - - - - -MISÉRICORDE - - - - -ŒUVRES DE PEREZ GALDÓS - -HORTALEZA 132, MADRID - - -ROMANS ESPAGNOLS CONTEMPORAINS - -La desheredada.--El amigo Manso.--El doctor Centeno.--Tormento.--La de -Bringas.--Lo prohibido.--Fortunata y Jacinta.--Miau.--La Incógnita. ---Realidad.--Angel Guerra.--Tristana.--La loca de la casa.--Torquemada -en la hoguera.--Torquemada en la cruz.--Torquemada en el Purgatorio. ---Torquemada y San Pedro.--Nazarín.--Halma.--Misericordia.--El Abuelo. - - -ROMANS DE LA PREMIÈRE ÉPOQUE - -Doña Perfecta.--Gloria.--Marianela.--La familia de León Roch.--La -Fontana de Oro.--El Audaz.--La Sombra. - - -THÉATRE - -Realidad.--La loca de la casa.--La de San Quintín.--Los Condenados. ---Voluntad.--Doña Perfecta.--La Fiera. - - -ÉPISODES NATIONAUX - -_Première série_: Trafalgar.--La Corte de Carlos IV.--El 19 de Marzo -y el 2 de Mayo.--Bailén.--Napoléon en Chamartin.--Zaragoza.--Gerona. ---Cádiz.--Juan Martín el Empecinado.--La batalla de los Arapiles. ---_Seconde série_: El equipaje del Rey José.--Memorias de un cortesano -de 1815.--La segunda casaca.--El Grande Oriente.--7 de Julio.--Los cien -mil hijos de San Luis.--El Terror de 1824.--Un voluntario realista. ---Los Apostólicos.--Un faccioso más y algunos frailes menos. ---_Troisième série_: Zumalacárregui.--Mendizábal.--De Oñate á la Granja. ---Luchana.--La Campaña del Maestrazgo.--La estafeta romántica--Vergara. ---_En preparación_: Montes de Oca.--Los Ayacuchos.--Bodas Reales. - - -41894.--Imprimerie LAHURE, rue de Fleurus, 9, à Paris. - - - - - PEREZ GALDÓS - - - MISÉRICORDE - - ROMAN - - TRADUIT DE L'ESPAGNOL AVEC L'AUTORISATION DE L'AUTEUR - - _par Maurice BIXIO_ - - PRÉFACE DE MOREL-FATIO - - [Illustration] - - PARIS - LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie - 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 - - 1900 - - - - -PRÉFACE - - -Perez Galdós n'a pas besoin d'être introduit auprès du public -français. La grande renommée qu'il s'est acquise depuis une trentaine -d'années dans son pays et l'imposant cortège de ses œuvres lui font -faire place partout où l'Espagne excite l'intérêt et éveille des -sympathies. Chez nous, quelques-uns de ses romans de la première -et de la seconde manière ont été traduits et lui ont valu déjà de -fervents admirateurs[1]; il est du nombre de ces Latins du Sud que -nous accueillons avec le plus de plaisir et au contact desquels nous -aimons parfois à réchauffer et à ragaillardir nos âmes oppressées et -glacées par les brumes septentrionales. Mais ce que nous connaissons -de lui n'est qu'un avant-goût de ce que nous désirons et voudrions -connaître; nos relations n'ont été qu'ébauchées, il nous faut, avec ce -grand conteur, un commerce plus assidu et intime. Puisse ce livre si -heureusement choisi par M. Maurice Bixio, puisse ce livre placé sous -le beau vocable de _Miséricorde_, tout imprégné d'humaine tendresse, -d'abnégation et de vaillance, n'être que le premier d'une nouvelle -série de traductions qui rendront accessibles aux Français tous les -aspects du talent de Galdós! - - [1] _Doña Perfecta_, _l'Ami Manso_, _Marianela_. - -Je n'entreprendrai pas ici de les décrire dans ces pages qui doivent -rester un simple tribut de l'amitié; mais il me semble que je pourrai -dire au moins ce qui place l'auteur au premier rang des romanciers -contemporains de l'Espagne et pourquoi ses romans me paraissent devoir -être particulièrement goûtés en France. - -L'œuvre est vaste et variée; à cette heure, plus de soixante volumes, -dont trente environ appartiennent au genre du roman historique, ou, -pour mieux dire, forment une sorte de revue rétrospective de l'Espagne -moderne depuis le commencement du siècle, et que Galdós mènera jusqu'à -la fin de la guerre carliste, peut-être plus loin encore: suite de -récits où se rejouent devant nous par les acteurs qui y ont pris une -part prépondérante les tragédies ou les comédies dont se compose au -XIXe siècle l'histoire de la nation, et qui a reçu de son auteur -le titre bien approprié d'_Épisodes nationaux_. Pour l'assimiler à -quelque chose de français, qui en donnerait le mieux l'idée, on peut -prononcer le nom de Erckmann-Chatrian, mais d'un Erckmann-Chatrian plus -imaginatif et plus fort, et encore la comparaison ne vaudrait-elle que -pour la première série de ces _Épisodes_, de procédé assez sommaire. -Dans la seconde déjà et plus encore dans la troisième, qui l'une -et l'autre ont profité de l'enrichissement du talent de Galdós, il -faudrait penser à quelque chose de plus grand, peut-être à Balzac: tel -de ces _Épisodes_ rappellerait assez les _Chouans_ par l'intensité de -vie qui y est répandue, par des portraits très étudiés de personnages -historiques, par la profusion de détails pittoresques, par la création -d'une quantité de types représentatifs. Ces _Épisodes_ ont eu en -Espagne un beau succès, sinon auprès de tous les raffinés, du moins -auprès du grand public. Ils sont venus au bon moment, ils ont répondu -à un besoin. Dans un pays où on ne lit guère, ces livres enseignent -à beaucoup tout ce qu'ils sauront jamais de l'histoire nationale; il -font revivre en les précisant, en leur donnant une âme et un corps, -quelques noms restés, mais assez indistincts, dans la mémoire des -Espagnols d'aujourd'hui. Tels les romans de Dumas, tels nos drames -historiques de la Porte Saint-Martin qui créèrent une histoire de -France à l'usage de nos classes populaires. Ne faisons point fi du -genre, sous prétexte que de médiocres écrivains l'ont discrédité: le -don d'intéresser, d'émouvoir, s'y révèle tout aussi bien qu'ailleurs, -sans compter que, pour nous Français, forts ignorants de l'histoire -moderne de l'Espagne, que la complication des événements politiques et -le manque de très grandes figures ou de très grandes actions rendent à -vrai dire fastidieuse, les _Épisodes_ de Galdós nous serviront comme -ils servent aux demi-lettrés de là-bas; ils nous apprendront sur les -Zumalacárregui, les Cabrera, les Mendizábal et les Espartero ce que -nous n'aurions sans doute jamais appris et le peu qu'il nous importe -d'en connaître. - -Mais le Galdós qui réunit tous les suffrages, qui a pour public -l'Espagne entière est le Galdós des _Nouvelles espagnoles -contemporaines_, surtout celles de la seconde époque, qui commencent -par _La Desheredada_ et se termine par _El Abuelo_. Dans ce domaine -de la peinture des mœurs bourgeoises qu'il s'est adjugé par droit -de conquête, il règne en maître. Tandis que d'autres ont cherché à -décrire des singularités locales, des mœurs rares, et à nous faire -goûter la saveur de quelque terroir isolé et sauvage, lui s'est établi -au cœur de la nation, là où tout le sang afflue, où l'on jouit et où -l'on souffre le plus, où le plus grand nombre d'humains, passant et -repassant sous l'œil de l'observateur, s'offrent sans cesse à son -étude. Il a réagi contre l'idée que la vie des capitales nivelle et -uniformise tout; il y découvre, au contraire, une variété infinie de -caractères et de tempéraments, et c'est dans les milieux que leur -médiocrité et leur insignifiance semblent condamner à l'oubli, chez -les petits bourgeois, les petits employés et les humbles de toute -nature, qu'il aime à s'introduire et qu'il choisit de préférence ses -héros. La banalité d'une existence bourgeoise, dans le cercle tracé -par les exigences sociales, loin de le détourner, l'attire; sous la -monotonie du train-train journalier, il découvre des passions aussi -intenses, des vertus aussi sublimes, des ridicules ou des vices aussi -accusés que dans toute autre région de la société. Je dirai même que le -contraste entre les figures originales, les individualités qu'il sait -composer et le fond terne du milieu d'où elles émergent leur donne un -relief extraordinaire. Dans plusieurs romans de cette série, Galdós est -descendu plus bas encore, dans le monde infernal de la misère et du -vice. Comme le poète, il s'est dit un jour: - - Or, discendiam omai a maggior pietà. - -Pénétré d'une immense commisération pour toutes les victimes de nos -tristes institutions, pour tous les vaincus dans l'âpre lutte pour -l'existence, les faibles, les éclopés et les infirmes, il a fait -pousser et éclore dans ces bas-fonds quelques fleurs d'un parfum -délicieux: telle la _señá Benina_, l'héroïne de _Misericordia_; telle -une adorable figure d'enfant, le _Luisito_ de _Miau_; tel l'exquis -_Nazarin_, la plus puissante, la plus tolstoïenne des créations de -Galdós, qu'il faudra nous hâter de traduire. - -Tout en restant exclusivement espagnol dans la description des mœurs, -la condition moyenne et urbaine du personnel de ses livres, aussi -bien que le large courant d'humanité qui y circule, font qu'il nous -intéresse et nous touche beaucoup plus directement que d'autres de ses -compatriotes dont la couleur locale, les coutumes agrestes et certaines -étrangetés de pensée et de langage nous étonnent et nous désorientent -assez. D'autres qualités encore nous rapprochent du conteur espagnol: -je veux parler de sa langue et de son style, faciles et colorés, mais -surtout bien adaptés aux sujets, un style qui, à force de simplicité, -finit par ne plus en être un et se contente de reproduire la vie. Les -préoccupations de l'artiste cèdent toujours chez lui à la nécessité -impérieuse à ses yeux de faire vrai, de dire ce qu'il faut pour poser -un personnage et nous le présenter tel que nous devons le voir. Galdós -nous a lui-même raconté quelles difficultés il eut à surmonter pour -atteindre ce résultat, qui consiste essentiellement à se tenir à égale -distance de la copie littérale du langage parlé et du style livresque, -figé en Espagne plus qu'ailleurs dans les atours d'un autre âge. -Certains délicats préfèrent l'«écriture» plus curieusement fouillée et -rafraîchie de bonnes senteurs marines et alpestres de Pereda, ou bien -la grâce andalouse et le mysticisme érotique de Valera; mais le plus -grand nombre va à Galdós dont le réalisme de bon aloi saisit et retient -par sa franchise, par l'absence de toute «littérature». - -Ajouterai-je un dernier trait qui accroît encore notre estime pour -l'homme et pour l'écrivain? L'œuvre est saine, absolument saine. -Ennemi de l'esprit étroit et de petite chapelle qui fait consister -le salut dans l'affiliation à certain parti politique ou dans les -pratiques de telle religion; non moins ennemi d'une morale prêchée -par l'auteur sous le couvert de ses personnages dont le caractère -et les allures ne suivent plus dès lors leur développement normal, -mais servent de porte-parole à une cause,--ce qui a lieu constamment -chez Fernán Caballero et parfois chez Pereda--notre peintre vigoureux -et sincère de la société espagnole contemporaine possède un idéal, -idéal des plus élevés, qui tend: en politique, à la suppression des -coteries mesquines, des petites tyrannies, du _caciquisme_, comme -on dit là-bas, et des mille injustices d'un système gouvernemental -antipathique au tempérament espagnol et faussé dans son application; -en religion, à une large diffusion de la vraie charité chrétienne, -sans aucune hostilité d'ailleurs contre les formes du culte établi, -mais aussi sans confiance aveugle dans la vertu de ces formes. Point -de réticences, point de ménagements puérils ni de pruderie, quand il -s'agit de montrer des vices et des laideurs; mais, en revanche, nul -étalage complaisant de malpropretés physiques ou morales. Et partout, -même dans les compartiments les plus sombres de la grande vallée de -larmes, toujours de la lumière, de la joie, de la bonne humeur, une -petite étoile qui luit au-dessus de la pauvre humanité dolente, qui la -guide, la réconforte et l'arrache de temps à autre à ses souffrances et -à ses misères. Qu'on en juge par ce livre! - - ALFRED MOREL-FATIO. - - - - -MISÉRICORDE - - - - -I - - -La paroisse... ou mieux... l'église de San-Sebastian a deux aspects -comme certaines personnes, deux faces qui sont certainement plus -gracieuses que belles; l'une regarde les maisons d'en bas, qu'elle -enfile par la rue Cañizares, l'autre est tournée vers le clan -aristocratique de la place del Angel. On retrouverait dans ces -deux façades un fidèle reflet du plus pur Madrid, où le caractère -architectonique et le caractère moral s'associent merveilleusement. -Sur la façade sud, et au-dessus d'une porte grossière, se trouve -campée l'image baroque du saint, tout recroquevillé, dans une attitude -plus chorégraphique que religieuse; sur celle du nord, dépourvue -d'ornements, pauvre et vulgaire, se dresse la tour, qui ressemble à une -personne les poings sur la hanche, voulant dire ses quatre vérités à la -place del Angel. D'un côté comme de l'autre, il faut le reconnaître, -les faces ou façades ne manquent point d'une certaine ampleur; elles -comportent de jolies cours fermées par des treillages vermoulus, -mais pleines de vases avec de gracieux arbustes et aussi un petit -marché de fleurs qui récrée la vue. Dans aucun endroit comme là, on -ne saurait trouver plus complètement le charme, la sympathie, le côté -angélique, pour parler andalou, qui émane comme un parfum léger des -choses vulgaires, ou du moins de quelques-unes des choses vulgaires qui -remplissent le monde à l'infini. - -Laid et long comme une feuille entière de petites images ou comme une -romance d'aveugle, l'édifice bifrontin, avec sa tour barbienne, la -petite coupole de la chapelle de la neuvaine, ses toits irréguliers, -ses murs découpés badigeonnés d'un ton d'ocre, ses cours fleuries, ses -ferrures rouillées sur la rue et son campanile élevé, présente encore -un ensemble gracieux, piquant, galant pour le dire en un mot. C'est -un petit coin de Madrid que nous devons conserver avec amour, comme -des antiquaires soigneux, parce que le rococo monumental est aussi un -art. Admirons donc ce San-Sebastian, legs des temps anciens, une image -ridicule et grossière si l'on veut, mais conservons-la comme un joli -magot. - -Bien qu'elle ait l'honneur d'être la porte principale, la porte du sud -est la moins fréquentée par les fidèles les jours ordinaires, matin et -soir. Toutes les personnes distinguées entrent par la porte du nord, -qui a l'air d'une porte dissimulée, mais familière. Point n'est besoin -de faire une statistique des paroissiens qui arrivent au culte sacré -par une porte ou une autre, car nous avons un recenseur infaillible, -les pauvres. En effet, la troupe de misère est plus nombreuse et -plus formidable au nord qu'au sud; c'est là surtout qu'elle guette -le passage de la charité, comme une garde de hallebardiers chargés -de recevoir humainement le péage à la frontière du divin, ou la -contribution imposée aux consciences impures qui vont là où l'on peut -se laver. - -Ceux qui montent la garde au nord occupent des places choisies sous -le porche et aux deux entrées par les rues de las Huertas et de -San-Sebastian, et le choix de leurs places est si stratégiquement -établi qu'aucun fidèle ne pourrait leur échapper ni à l'entrée ni à la -sortie, à moins de passer par les toits. - -Dans les jours rigoureux de l'hiver, la pluie ou le froid glacial ne -permettent pas aux intrépides soldats de la misère de rester à l'air -libre, bien qu'ils soient miraculeusement constitués pour supporter -de pied ferme les inclémences de l'atmosphère: ils se replient en -bon ordre au tunnel ou petit passage qui dessert l'entrée du temple -paroissial et y forment deux ailes, l'une à droite et l'autre à gauche. -On comprend bien qu'avec cette formidable occupation du terrain et -cette admirable tactique aucun chrétien ne peut échapper, et forcer ce -tunnel n'est pas moins difficile et glorieux que le mémorable passage -des Thermopyles. L'aile droite et l'aile gauche de ce contingent -aguerri ne se composent pas de moins d'une douzaine et demie de -vieillards audacieux, de vieilles indomptées, d'aveugles importuns, -renforcés d'enfants d'une activité irrésistible, étant entendu que l'on -puisse appliquer ce terme à l'art de la mendicité, et ils restent là -jusqu'à ce que Dieu fasse sonner l'heure de la soupe, et alors cette -armée va se rationner rapidement pour revenir avec un nouveau courage -entreprendre la campagne de l'après-midi. A la tombée de la nuit, -s'il n'y a pas neuvaine avec sermon, saint rosaire avec méditation et -conférence, ou adoration nocturne, l'armée se retire, chaque combattant -se dirigeant à pas lents vers son domicile. Nous les suivrons tout à -l'heure dans leur intéressant retour aux logis où ils vivent si mal. - -Rapidement, observons-les dans leur rude lutte pour leur misérable -existence, sur le terrible champ de bataille dans lequel nous ne -rencontrerons pas de mares de sang ni de butins militaires, mais bien -des querelles violentes ou de féroces disputes. - -Une matinée de mars, venteuse et glaciale, durant laquelle les paroles -gelaient au sortir de la bouche, et où les visages des passants étaient -fouettés par une poussière que le froid rendait semblable à de la neige -molle, l'armée des mendiants se replia à l'intérieur du passage. Un -aveugle avancé en âge, du nom de Pulido, était seul resté à la porte -de fer de San-Sebastian, et il devait avoir un corps de bronze et de -l'alcool ou du mercure dans les veines, pour pouvoir résister à une -pareille température, toujours fort, bien portant, et avec des couleurs -que pouvaient, certes, lui envier les fleurs des parterres voisins. La -fleuriste s'était retirée à l'intérieur de sa guérite et, renfermant -avec elle les pots de fleurs et les immortelles, s'était mise à tresser -des couronnes pour enfants morts. - -Dans la cour qui fut le cimetière de San-Sebastian, comme l'indique -l'inscription bleue placée sur le mur au-dessus de la porte, on ne -voyait d'êtres vivants que de rares femmes qui traversaient la rue pour -entrer ou sortir de l'église en se couvrant la bouche avec la main -qui tenait leur livre d'heures, ou quelque clerc se dirigeant vers la -sacristie, avec le manteau soulevé par le vent, comme un perroquet noir -qui secoue ses plumes et étire ses ailes, retenant l'étoffe avec ses -mains crispées, comme si elle eût voulu prendre son vol au haut de la -tour. - -Aucun des entrants ou des sortants ne faisait attention au pauvre -Pulido, tant on était habitué à le voir impassible dans sa faction, -aussi insensible à la neige qu'à la chaleur suffocante, avec la main -tendue, mal enveloppé dans un petit manteau ridicule de drap sombre, -modulant sans s'arrêter des paroles tristes, qui sortaient gelées de -ses lèvres. - -Ce jour-là, le vent jouait avec les poils blancs de sa barbe, les -relevant sur son nez et les plaquant sur son visage rendu humide par -les larmes que le froid intense faisait couler de ses yeux morts. Il -était neuf heures et l'homme n'avait pas encore étrenné. Un jour plus -chien, on ne l'avait pas encore vu de toute l'année, qui depuis les -Rois venait à être une des plus pitoyables, car le jour du saint patron -(20 janvier) il avait fait à peine douze petites pièces, soit moitié de -l'année passée, à la Chandeleur et la neuvaine du bienheureux san Blas, -qui d'autres années avaient été si fructueuses, étaient ressorties avec -des journées de six et de cinq petites pièces, durement conquises. - -«Il me semble à moi--disait, parlant à ses haillons le bon Pulido, -buvant ses larmes et essuyant les poils de sa barbe--que l'ami san -José nous fait bien grise mine! Qui se souvient de la San-José de la -première année d'Amédée? Non, les saints ne se conduisent pas comme -ils le devraient. Tout arrive, Seigneur, excepté les produits de la -fête, et l'on ne voit plus, comme on dit, la pauvreté honorée. Tout -est pour les coquins, comme dans la politique palpitante, et pour ceux -des souscriptions pour les victimes. Pour moi, puisse Dieu envoyer -aux anges tous ceux qui inventent dans les feuilles des victimes pour -frustrer les pauvres légitimes et de droit! Oui, certes, il y a des -aumônes, il y a de bonnes âmes; mais les libéraux, le bienheureux -congrès d'un côté et de l'autre les congrégations, les meetings et les -discours, et tant de choses de l'imprimerie font tomber la volonté de -la plupart des bons chrétiens.... C'est ma manière de voir: Ils disent -tous qu'ils voudraient qu'il n'y eût plus de pauvres et ils ne pensent -qu'à sauver leur âme. Mais patience! Je connais le galant qui fait -sortir les âmes du purgatoire.... Oui, oui, elles pourriront, mesdames, -leurs âmes, sans que la chrétienté fasse seulement attention à elles, -parce que... à moi, qu'on ne m'en parle pas: la prière des riches, avec -la barrique bien pleine et le corps confortablement abrité, n'a pas de -valeur.... Non, par Dieu, elle n'a pas de valeur!» - -Il en était là de son monologue quand il fut accosté par un homme de -petite taille, avec un long manteau qui l'enveloppait complètement, -replet, d'environ soixante années, d'aspect doux, la barbe blanche -coupée court, et vêtu avec négligence; ce dernier, lui mettant dans la -main un gros sou pris dans une sacoche, qui sans doute contenait ses -aumônes du jour, lui dit: «Tu ne l'attendais pas aujourd'hui--dis la -vérité--avec un pareil temps?... - ---Si, que je l'attendais, mon bon seigneur don Carlos, répliqua -l'aveugle en baisant la monnaie, parce que c'est aujourd'hui -l'anniversaire, et vous ne pouviez manquer, quand bien même le zéro -du _terremotos_ aurait gelé (il voulait sans nul doute dire du -_termometros_). - ---C'est vrai, je ne manque jamais. Grâce à Dieu, je me défends, et ce -n'est pas un faible miracle avec cette gelée et cet affreux vent du -nord, capable de donner une pneumonie au cheval de la place Mayor. Et -toi, Pulido, fais attention; pourquoi ne rentres-tu pas à l'intérieur? - ---Je suis de bronze, seigneur don Carlos, et la mort ne veut pas -de moi. On est mieux ici avec ce petit vent qu'à l'intérieur avec -ces vieilles charlatanes, sans éducation.... Je sais ce que je dis: -l'éducation est la première des choses, et sans éducation comment -voulez-vous qu'il y ait de la charité? Seigneur don Carlos, que le -Seigneur vous augmente et vous tienne en gloire!...» - -Avant que l'aveugle eût terminé sa phrase, don Carlos était parti -précipitamment; il le fit ainsi, parce que le terrible ouragan, ayant -eu prise dans son manteau entr'ouvert, avait replié toute l'étoffe -autour de sa tête, faisant des enroulements et des tours, comme -un rouleau de toile ou un tapis arraché par le vent qui viendrait -battre contre la porte, et il entra bruyamment et tumultueusement, -débarrassant péniblement sa tête des plis qui l'enveloppaient. - ---Quel temps.... C'est comme un coup de massue! s'écria le bon -seigneur, entouré de la multitude des pauvres qui l'accueillaient de -leurs salutations unanimes, les mains flasques des vieilles l'aidant à -remettre en ordre, sur ses épaules, son manteau. - -D'un mouvement continu, il se mit à répartir les sous qu'il tirait -un à un de son sac, en les soupesant avant de les lâcher, de peur -d'en donner deux à la fois, et cela fait, non sans accompagner sa -distribution d'un petit sermon pour les exhorter à la patience et à -l'humilité, il jeta un dernier regard sur sa sacoche qui contenait la -provision pour la porte du côté d'Atocha, et il entra tout à fait dans -l'église. - - - - -II - - -Ayant pris l'eau bénite, don Carlos Moreno Trujillo se dirigea -vers la chapelle de Notre-Dame de la Blanca. C'était un homme si -extraordinairement méthodique que sa vie entière était enfermée dans -une règle irréductible, déterminant tous ses actes aussi bien ceux -moraux que ceux physiques, les plus graves résolutions comme les -passe-temps les plus insignifiants, jusqu'à la manière de se mouvoir ou -de respirer. - -Un seul exemple suffira pour montrer les habitudes routinières dans -lesquelles vivait ce saint homme, et c'est que, vivant en ces jours -de sa vieillesse dans la rue d'Atocha, il entrait toujours par la -grille de la rue San-Sebastian et par la porte du nord, sans qu'il y -eût aucune autre raison que celle d'avoir toujours suivi ce chemin, -pendant les trente-sept ans qu'il avait vécu dans sa maison de commerce -renommée, de la petite place del Angel. Il sortait invariablement par -la rue d'Atocha, quoique à la sortie il eût à visiter sa fille qui -habitait la rue de la Cruz. - -Après s'être agenouillé devant l'autel des Douleurs, et ensuite aux -images de san Lesmes, il restait un bon moment en recueillement -mystique: sa méditation terminée, il visitait toutes les chapelles et -autels, en conservant dans cette visite un ordre qu'il ne changeait -jamais; il entendait deux messes basses, toujours deux, ni une de plus, -ni une de moins; il faisait une autre visite aux autels, terminant -infailliblement par la chapelle du Christ de la Foi; il entrait -un petit instant à la sacristie, où il se permettait une courte -conversation avec le coadjuteur ou avec le sacristain, parlant du -temps, ou du mal où tout est, ou du comment, ou du pourquoi les eaux du -Lozoya étaient troubles, et il se dirigeait vers la porte donnant sur -la rue d'Atocha, où il répartissait les derniers sous de sa sacoche. -Ses prévisions étaient si bien faites qu'il était rare qu'il lui -manquât quelque chose pour distribuer aux pauvres de chacun des côtés; -s'il lui arrivait par extraordinaire d'être à court, il se rappelait -le mendiant lésé et il lui donnait toujours le lendemain, et si, au -contraire, il lui restait une pièce de plus, le bonhomme courait à -la rue del Olivar, à l'oratoire, pour trouver une main tendue dans -laquelle il la pût mettre. - -Donc, le seigneur don Carlos entra, comme je l'ai dit, par la porte -que nous appellerons du cimetière de San-Sebastian, et les vieillards -et aveugles des deux sexes qui attendaient de recevoir l'aumône se -mirent à jaser pendant qu'il n'entrait ou ne sortait personne à qui ils -pussent s'adresser; que pouvaient-ils mieux faire, ces malheureux, que -de tromper leur inanition et leurs tristes heures en se régalant avec -la petite comédie qui ne coûte rien, et que, piquante ou insipide, on -a toujours à sa disposition pour se rassasier? En cela, ils sont les -égaux des riches; peut-être même ont-ils un avantage, parce que, quand -ils parlent, ils ne sont point retenus par les convenances usuelles -de la conversation qui placent, entre la pensée et son expression, la -grosse croûte de l'étiquette et de la grammaire, qui gâte le plaisir -ineffable du «dis-moi et je te dirai». - -«Ne vous avais-je pas dit que don Carlos ne manquerait pas aujourd'hui? -Vous l'avez vu. Dites maintenant si je me trompe ou si je suis -véridique? - ---Moi aussi, je l'ai dit..., Toma..., parce que c'est l'anniversaire du -mois, le 24; il faut dire que c'est l'anniversaire des funérailles de -sa femme, et don Carlos béni ne manque pas ce jour, bien qu'il tombe -des roues de moulin, parce que, sans offenser personne, il n'y a pas un -meilleur chrétien que lui. - ---Pourtant je craignais qu'il ne vînt pas à cause du froid qu'il fait, -d'autant plus que c'est jour de grande distribution, et je pensais -que le bon seigneur en aurait profité pour supprimer la cérémonie -anniversaire. - ---Il l'aurait faite le lendemain; vous savez bien, Crescencia, que don -Carlos sait acquitter et payer ce qu'il doit. - ---Il nous aurait donné demain la grosse aumône d'aujourd'hui, cela, -oui, mais en nous supprimant la petite de demain. - ---Eh bien, est-ce que tu crois que nous ne savons rien des comptes? -Sans offense, je sais les ajuster comme la lumière même, et je sais -que, quand il nous donne beaucoup un jour, il se fait malade quelques -jours pour gagner sur nous, ce que la défunte doit voir d'un bien -mauvais œil. - ---Tais-toi, mauvaise langue. - ---Mauvaise langue toi-même, et... veux-tu que je te le dise?... bavard!» - -Elles étaient trois qui discutaient ainsi, assises à droite, en -entrant, formant un groupe séparé des autres pauvresses; l'une d'elles -était aveugle ou, pour le moins, voyait peu; les deux autres avaient -la vue bonne; elles étaient toutes les trois vêtues de guenilles -et protégées avec de grossières étoffes noires ou grises. La seña -Casiana, grande et osseuse, parlait avec une certaine arrogance, comme -qui tient ou croit tenir autorité, et il n'est pas invraisemblable -qu'elle eût cette autorité, car, lorsque, pour une fin quelconque, une -demi-douzaine d'êtres humains se réunissent, il y en a toujours un qui -prétend imposer sa volonté aux autres et qui y réussit. - -L'aveugle ou demi-aveugle s'appelait Crescencia; toujours semblable -à une brebis, montrant sa figure amoindrie, elle sortait du paquet -de linge dont son corps était formé sa main maigre et rugueuse aux -ongles larges. Celle qui dans le colloque antérieur avait parlé d'une -façon hautaine et discourtoise s'appelait Flora et avait pour surnom -la Burlada; on ignorait son origine et son état civil; c'était une -petite vieille extrêmement vive, irascible, babillarde, qui brouillait -et troublait le cénacle des miséreux, indisposant les uns contre -les autres, car elle avait toujours quelque chose de piquant et de -malveillant à dire quand elles étaient toutes réunies, et elle ne -faisait aucune distinction entre riches et pauvres dans ses critiques -acerbes. Ses petits yeux sagaces, larmoyants, de chat, débordaient de -méfiance et de malice. Son nez était passé à l'état de petite boule -rouge qui se relevait et s'abaissait au mouvement des lèvres et de -la langue, pendant sa conversation vertigineuse. Les deux dents qui -lui restaient semblaient courir d'un côté à l'autre de sa bouche, se -transportaient promptement de-ci et de-là, et, quand elle terminait son -discours par un geste de dédain suprême et de terrible sarcasme, la -bouche se fermait d'un trait, les lèvres rentraient l'une dans l'autre, -et le menton rouge, pendant que la langue s'arrêtait, continuait à -exprimer les idées par un tremblement insultant et méprisant. - -Le type de Burlada était le contraire de celui de seña Casiana; cette -dernière était grande et osseuse, maigre, et, bien que sa minceur ne -fût pas absolument apparente, les yeux malicieux disaient volontiers -qu'on ne trouverait pas beaucoup de bonnes choses sous cet amas de -guenilles. Sa face très large, comme si on l'eût tirée tous les jours -avec une machine en serrant les joues, était des plus déplaisantes -et laides qu'on pût imaginer, avec les yeux fatigués, étonnés, sans -brillant ni expression, yeux qui paraissaient ne pas voir sans être -pour cela aveugles; le nez crochu sans grâce. A une grande distance du -nez venait la bouche, aux lèvres très minces, et, pour terminer, le -maxillaire gros et osseux. - -Si l'on veut comparer les figures humaines à celles des animaux, et si -pour représenter la Burlada nous songeons à la figure d'un chat qui -aurait perdu son poil dans une bataille, suivie d'un plongeon dans -l'eau, nous dirions que la Casiana est comme un vieux cheval et que la -ressemblance était complète avec ceux de la place des Taureaux, quand -elle se bouchait un œil avec un bandeau, placé de travers, conservant -l'autre libre pour surveiller avec vigilance et moquerie ses confrères. -Comme dans toutes les régions du monde il y a des classes, sans qu'on -excepte de cette règle les plus infimes hiérarchies, là, tous les -pauvres n'étaient point égaux. Les vieilles, particulièrement, ne -permettaient point qu'on altérât le principe de distinctions capitales -entre elles. - -Les anciennes, c'est-à-dire celles qui comptaient vingt ans et -plus de mendicité dans cette église, jouissaient de privilèges qui -étaient respectés par toutes, et les nouvelles étaient obligées de -s'y soumettre. Les anciennes jouissaient des meilleures places, et à -elles seules était reconnu le droit de mendier à l'intérieur, près -du bénitier. Si, par malheur, le sacristain ou le coadjuteur avaient -essayé de porter atteinte à cette jurisprudence en faveur de quelque -nouvelle, cela ne leur avait jamais réussi. - -Il se produisait de tels tumultes que dans bien des occasions il fallut -recourir à la patrouille ou au bureau de police. - -Dans les aumônes collectives et dans les répartitions de bons, les -anciennes jouissaient de la préférence, et, quand quelque paroissien -donnait une somme pour être répartie entre toutes, le clan des -anciennes réclamait le droit à la répartition, s'appropriant la -plus grosse part si la somme n'était pas divisible exactement en -parties égales. En dehors de cela, la prépondérance morale existait, -l'autorité tacite acquise par une longue domination, la force invisible -de l'ancienneté. L'ancien est toujours fort, comme le nouveau est -toujours faible, avec l'exception que peuvent toutefois y apporter les -caractères. - -La Casiana, caractère dur, dominant, d'un égoïsme élémentaire, était -la plus ancienne des anciennes; la Burlada, séditieuse, brouillonne, -babillarde, corrompue, était la plus nouvelle des nouvelles; et avec -cela, soit dit, que le plus petit événement ou la parole la plus futile -étaient le fulminate qui allumait à chaque instant le brandon de la -discorde entre elles. - -La dispute que nous avons racontée précédemment fut arrêtée ou écourtée -par l'entrée et la sortie des fidèles. Pourtant la Burlada ne pouvait -refréner ses plaintes amères, et à la première occasion, voyant que la -Casiana et l'aveugle Almudena, dont il sera parlé plus loin, avaient -reçu plus d'aumônes ce jour que les autres, elle se prit de bec de -nouveau avec l'ancienne, disant: - -«Flagorneuse, plus que flagorneuse, crois-tu que je ne sais pas que tu -es riche, et qu'aux Quatre-Chemins tu as une maison avec des poules en -quantité et des pigeons et beaucoup de lapins? Tout se sait. - ---Ferme ta bouche, si tu ne veux pas que j'en fasse part à don Senen -pour qu'il t'enseigne l'éducation. - ---Faudrait voir! - ---Ne vocifère pas, voilà la cloche qui sonne l'élévation. - ---Voyons, mesdames; pour Dieu, dit un estropié qui occupait la place -la plus rapprochée de l'église, arrêtez-vous, voilà qu'on élève le -saint-sacrement. - ---C'est cette babillarde, langue de scorpion. - ---C'est cette prépotente.... Faudrait voir, ma fille! bien que tu -sois caporale, de ne pas tant tirer la corde et de permettre que nous -autres, nouvelles, nous touchions quelque chose de la charité, car nous -sommes toutes enfants de Dieu.... Faudrait voir!... - ---Silence, dis-je. - ---Ah! ma fille, est-ce que tu crois vraiment être Canovas?» - -Plus à l'intérieur, presque à la moitié du passage, à la gauche, il -y avait un autre groupe, composé d'un aveugle et d'une femme, tous -deux assis. Cette dernière, avec deux petites filles et à côté d'eux, -debout, une vieille silencieuse et rigide, aux vêtements et à la cape -noirs. Quelques pas plus loin, à une courte distance de l'église, -s'appuyait à la paroi, le corps soutenu par des béquilles, le boiteux -et le manchot Élisée Martinez, qui jouissait du privilège de vendre, à -cette place, la _Semaine catholique_. Puis venait Casiana, la personne -de plus grande autorité et importance de toute la bande, et comme son -général en chef. - -Au total, sept mendiants vénérables, qui sont officiellement autorisés -à mendier là, avec leur caractère, leur mode d'opérer et leurs procédés -distincts. Suivons-les un instant. - -La femme de noir vêtue, plus que vieille, prématurément vieillie, -faisant partie de la classe des nouvelles, ne mendiait qu'accidentellement, -parce qu'elle ne venait à la mendicité qu'à des laps de temps plus -ou moins longs et le plus souvent disparaissait, sans doute parce -qu'elle trouvait une bonne occasion ou quelques âmes charitables qui -la secouraient directement; elle répondait au nom de la seña Benina -(d'où l'on conclut qu'elle s'appelait Benigna) et elle était la plus -silencieuse et la plus humble de toute la communauté, si l'on peut -dire ainsi, bien élevée, de bonnes manières, avec l'apparence de la -plus grande soumission à la volonté divine. Jamais elle n'importunait -les paroissiens qui entraient ou sortaient. Dans les répartitions, si -léoninement qu'elles fussent faites, on ne la voyait jamais protester, -et jamais elle ne s'associait aux réclamations de la bande tumultueuse -et démagogique de la Burlada, ni de loin ni de près. Avec tous elle -tenait le même langage affable et courtois; elle traitait la Casiana -avec considération, avec respect le boiteux, et n'était en confiance, -sans s'écarter des termes de la plus rigoureuse convenance, qu'avec un -aveugle du nom d'Almudena, dont, pour l'instant, nous dirons seulement -qu'il était Arabe du Sud, à trois journées au delà de Marrasach. -(Souvenons-nous-en.) - -La voix de Benina était douce, ses manières étaient jusqu'à un certain -point fines et de bonne éducation; son visage bruni ne manquait point -d'une sorte de grâce intéressante qui, atténuée par l'âge, semblait -effacée et à peine perceptible. Elle n'avait conservé que la moitié de -ses dents. - -Ses yeux, grands et obscurs, avaient à peine le bord rougi par l'âge -et les froides matinées. Son nez coulait moins que celui de ses -compagnons, et ses doigts rugueux et à grosses articulations ne se -terminaient pas par des ongles d'oiseau. Ses mains ressemblaient à -celles d'une blanchisseuse et conservaient des habitudes de soins et de -propreté. - -Elle portait une bandelette noire bien serrée sur le front par-dessus -un mouchoir noir, et noirs aussi étaient la mante et le vêtement; mais -le tout mieux drapé que ceux des autres anciennes. Avec cet attifage -et l'expression sentimentale et douce de son visage, dont les lignes -étaient bien composées, elle ressemblait à une sainte Rita de Casia, -qui irait dans le monde en pénitence. Il ne lui manquait que le -crucifix et la plaie au front, bien qu'une petite verrue de la grosseur -d'un pois chiche, rond, violet, située au milieu de l'entre-sourcil, -pût en donner l'apparence. - -A ce moment de la journée, la Casiana sortit dans la cour pour se -rendre à la sacristie où elle devait avoir un grand entretien, comme -ancienne, avec don Senen pour traiter de quelques manquements de ses -compagnons, ou de lui-même dont elle avait à se plaindre. Le fait même -de la sortie de la caporale fit courir la Burlada vers l'autre groupe, -comme une envolée de linge qui traverserait le passage étroit, et, -s'asseyant entre la femme qui mendiait avec deux petites filles, nommée -Demetria, et l'aveugle marocain, elle délia sa langue plus tranchante -et plus affilée que les dix ongles longs de ses doigts noirs et rapaces. - -«Mais pourquoi ne vouliez-vous pas croire ce que je vous disais? La -caporale est riche, immensément riche, comme vous l'avez entendu, et -tout ce qu'elle reçoit est volé à nous autres qui sommes des pauvres et -reconnus tels, et qui ne possédons que le jour et la nuit. - ---Elle vit pourtant en bas, indiqua la Crescencia; elle demeure dans la -maison de Paules. - ---Pourquoi non, mesdames? Cela était avant. Je sais tout, poursuivit -la Burlada, en griffant l'air avec ses ongles, elle ne m'en fait pas -accroire et je suis renseignée. Elle habite aux Quatre-Chemins, où elle -a une ferme basse-cour avec un cochon; sans vouloir offenser personne, -le plus beau cochon des Quatre-Chemins. - ---Avez-vous vu la bossue qui vient avec elle? - ---Que si je l'ai vue! Vous croyez que nous sommes des sottes. La bossue -est sa fille, et couturière habile, vous savez, et avec l'infirmité de -la bosse elle mendie tout de même.» - -Pourtant elle est modiste et gagne de l'argent pour sa famille... au -total, et alors elles sont riches; le Seigneur me pardonne, riches sans -vergogne, qui nous trompent et trompent la sainte Église catholique, -apostolique. Et encore elle n'a pas de dépenses pour manger, car elle a -deux ou trois maisons d'où on lui apporte tous les jours des plats de -cuisine, que c'est une bénédiction du ciel.... C'est à voir! - -«Hier, dit Demetria en retirant le sein à la petite, je l'ai bien vu, -on lui a porté.... - ---Quoi? - ---Un riz avec des moules qu'il y en avait bien pour sept personnes. - ---C'est à voir!... Et tu es sûre que c'était avec des moules et qu'il -sentait bon? - ---Allez, que cela sentait bon!... les casseroles, le sacristain les -garde chez lui. C'est là qu'on les porte et on les envoie toutes aux -Quatre-Chemins. - ---Le mari, ajouta la Burlada en lançant des flammes par ses yeux, -vend des torches de résine et des légumes...; il a été militaire, il -a sept croix simples et une de cinq réaux.... Oui, vous voyez quelle -famille.... Et me voici, moi, là, qui n'ai mangé qu'une croûte de -pain, et si cette nuit la Ricarda ne me donne pas refuge dans son -échoppe de Chamberi, il me faudra dormir à la belle étoile. - ---Toi, que dis-tu, Almudena?» - -L'aveugle murmurait. Interrogé une seconde fois, il dit, parlant -difficilement, d'une voix gutturale: - -«Parlez-vous du Piche? Je le connais, moi. La Casiana n'est pas mariée -pour de bon à la lumière bénite, aimée, cela, non. - ---Le connais-tu? - ---Moi le connaître, lui m'acheter deux rosaires, deux rosaires de -mon pays, avec une pierre iman. Il a de l'argent, lui, beaucoup -d'argent.... Il est contremaître de la soupe dans le Sacré-Cœur de -là-bas..., et sur tous les mendiants de là-bas il commande, avec -garrot..., au quartier de Salamanca..., contremaître..., méchant, très -méchant, ne cesse pas de manger.... C'est un serviteur du gouvernement, -du mauvais gouvernement d'Espagne, et de ceux de la Banque, là où est -tout l'argent dans des caisses souterraines.... Il les garde, il nous -laisse mourir de faim, lui.... - ---Cela manquait encore, dit la Burlada avec une colère de commande, -voilà encore qu'ils prennent de l'or dans les caisses de la Banque, ces -malfaiteurs. - ---C'est formidable.... Voyez-vous ça?... dit la Demetria en redonnant -le sein à sa petite qui commençait à pleurer en poussant des cris -perçants: «Tais-toi, goulue!» - -«A voir, malgré tout ce tétage, je ne sais pas comment tu vis, ma -pauvre fille.... Et vous, madame Benina, que croyez-vous? - ---Moi..., de quoi? - ---De si elle a ou non de l'argent à la Banque. - ---Moi, quoi? Chacun mange son pain comme il le peut. - ---Il mange notre pain, et dessus une belle tranche de jambon. - ---Cessez, cessez! cria le boiteux, vendeur de la _Semaine_. Arrive qui -arrive, il faut garder la circonspection. - ---Oui, taisons-nous, taisons-nous, homme. C'est à voir. - ---Est-ce que tu es Victor-Emmanuel, qui a fait taire le pape? - ---Taisez-vous, dis-je, et ayez plus de religion. - ---Religion, j'en ai, bien que je ne dîne pas avec la religion comme -toi, car je vis en compagnie de la faim, et mon négoce consiste à vous -voir recevoir et avaler les paquets de nourriture qu'on vous apporte -des maisons riches. - ---Pourtant nous ne sommes pas envieux, sais-tu, Élisée? et nous nous -réjouissons de mourir d'épuisement, pour nous en aller en masse au -ciel, tandis que toi.... - ---Moi, quoi? - ---C'est à voir!... Peut-être es-tu riche, toi aussi, Élisée: ne nie pas -que tu es riche... avec la _Semaine_ et ce que te donne don Senen et -M. le curé...; oui, nous savons, ce qui part et repart pour toi...; ce -n'est pas pour murmurer, Dieu m'en préserve! Bénie soit notre sainte -misère..., que le Seigneur augmente. Je le dis pour que cela te soit -agréable. - -«Quand la voiture me renversa dans la rue de la Lune..., ce fut le jour -où ils reconduisirent ce Zorrilla..., comme je dis, je fus un mois et -demi à l'hôpital, et quand je sortis, c'est toi qui, me voyant seule -et désemparée, tu me dis: «Madame Flora, pourquoi ne vous mettez-vous -pas à mendier à la porte d'une église, en laissant la vie vagabonde -pour vous appuyer à la pierre de l'église? Venez avec moi et vous -verrez comment on peut tirer sa journée, sans rouler par les rues et en -vivant avec des pauvres décents.» C'est ce que tu me dis, Élisée, et -je me mis à pleurer et je vins avec toi. C'est de là qu'est venue mon -installation ici, et je suis bien reconnaissante de ta délicatesse et -de ta conduite de _caballero_ vis-à-vis de moi. - -«Tu sais que je récite un _Pater noster_ pour toi chaque jour, et je -demande au Seigneur qu'il te rende plus riche que tu n'es, que tu -vendes sans fin des _Semaines_, qu'on te porte beaucoup de soupes et -de restes à la porte des couvents et des seigneurs comtes, pour que tu -puisses bien te rassasier, toi et ta femme. - -«Qu'importe que Crescencia et moi, et ce pauvre Almudena nous rompions -notre jeûne à douze heures de midi avec un morceau de pain donné par -charité, qui aurait servi à paver les saintes rues! Je demande au -Seigneur qu'il ne te manque point de quoi aller même chez le marchand -d'eau-de-vie. - -«Tu en as besoin pour vivre, et moi, je mourrais si j'en goûtais!... -et plût à Dieu que tes fils deviennent ducs! L'un est en apprentissage -pour devenir tourneur, et il rapporte six réaux par semaine à la -maison, et l'autre, tu l'as placé dans une taverne des Maldonadas, -et il reçoit de bons petits pourboires que lui donnent les buveurs, -pardon.... Que Dieu te conserve et t'augmente chaque année, et que -je te voie vêtu de velours et avec une béquille neuve de bois saint, -et que je voie ta méchante femme avec un chapeau couvert de plumes. -Je suis reconnaissante: s'il m'a manqué la nourriture pour les faims -que j'ai endurées, je ne connais point de mauvaises pensées, Élisée -de mon âme, et ce qui me manque, puisses-tu l'avoir; bois et mange -et soûle-toi, et puisses-tu avoir une maison avec balcon, avec une -table richement servie le soir, et des lits en fer avec des matelas -rembourrés, aussi propres que ceux d'un roi; que tes fils portent -des habits neufs et des souliers en cuir, que tes filles portent des -chapeaux roses et des souliers vernis le dimanche; aie un bon _brasero_ -et de bonne peluche pour mettre dans tes chambres, et une bonne cuisine -avec un cuisinier, avec des plats nouveaux et une batterie de cuisine -dont on puisse tirer gloire par le grand nombre de casseroles, et -de belles images du Christ de Cana et de sainte Barbe bénie, et une -commode remplie de linge blanc, et des vases pleins de fleurs, et -jusqu'à une machine à coudre qui ne serve pas, mais sur laquelle tu -puisses poser les piles de _Semaines_ à vendre; je te souhaite beaucoup -de bons amis et de voisins, et de grandes maisons avec des seigneurs -qui, te voyant invalide, te donnent des restes de marchandises sucrées, -des cornets de cafés de Moka et de riz trois fois trié; que tu sois en -si bons rapports avec les dames de la Conférence qu'elles te payent ton -loyer et la cédule, et qu'elles donnent des fers à repasser le linge -fin à ta femme.... Reçois cela, Élisée, et plus encore et toujours -plus....» - -La subite apparition de Mme Casiana coupa court aux souhaits -vertigineux de la Burlada et produisit un silence général dans le petit -passage, à la sortie de la porte de l'église. - -«Déjà on sort de la grand'messe, dit-elle, et, se tournant vers la -bavarde, de son ton autoritaire, elle lui lança ces paroles d'un air -despotique: - ---Burlada, vite à ta place, ferme ton bec, n'oublie pas que nous sommes -dans la maison de Dieu.» - -Le monde commençait à sortir, et quelques rares aumônes tombaient dans -les mains tendues. Le nombre de ceux qui faisaient la tournée complète -en donnant également à chacun était rare, et ce jour-là les petites -pièces de cinq ou deux centimes données à contre-cœur n'arrivaient -qu'aux mains diligentes d'Élisée ou de la Caporale et très peu à la -Demetria et à seña Benina. De ce qui restait, il en arrivait encore -moins aux autres pauvres et l'aveugle Crescencia se lamentait de -n'avoir point étrenné. Pendant que Casiana parlait à voix basse avec -Demetria, la Burlada reprit le fil de la conversation avec Crescencia -dans le coin proche de la porte de la cour. - -«Que crois-tu qu'elle dise à la Demetria? - ---A savoir..., des choses entre elles. - ---J'ai bien réussi à la cérémonie funéraire de ce matin. On donne -plus à Demetria parce qu'elle est recommandée à celui qui célèbre la -première messe, don Rodriguito, qu'on dit être secrétaire du pape, et -qui demeure dans la maison voisine. - ---On lui donnera toute la viande et à nous les os. - ---C'est à voir!... toujours la même chose. Tu ne sais pas comment -faire pour arriver avec tes trois créatures pour attraper une tranche. -Elles n'ont aucune pudeur, et ces fainéantes, comme Demetria, sont des -dévergondées, qui ne font commerce qu'avec le vice. - ---Enfin tu vois; elle a une portée chaque année, et, tandis qu'elle -nourrit l'un, celui de l'année suivante est déjà en route. - ---Et est-elle mariée? - ---Comme toi et moi. De moi on ne dira rien, car à la Saint-André bénie -je m'étais mariée avec Roque, que Dieu a pris dans sa gloire, à la -suite d'une chute d'un échafaudage. - ---Elle dit que son mari est à _Celiplinas_; c'est alors qu'il lui -envoie de là ses enfants tout faits... dans du papier.... Ah! quel joli -monde! je te le dis, sans enfants on ne gagne rien; les personnes ne -font pas attention à la dignité des gens, ils ne font attention que si -l'on donne le sein ou non. Ils ne s'occupent que de celles qui ont des -enfants sans songer que nous sommes plus honnêtes, nous qui n'en avons -pas, nous qui sommes vieilles, écrasées par le travail et sans pouvoir -nous soutenir. Alors vois à retourner le monde et à attirer la pitié -des seigneurs. On dit avec raison que tout est à l'envers ici-bas et -va de travers, excepté le ciel béni, et Pulido a raison quand il parle -de la grande révolution qui doit venir, grande puisqu'elle mettra au -pilori les riches et exaltera les pauvres.» - -La vieille bavarde concluait son discours, quand il se produisit un -événement si extraordinaire, si phénoménal, si inouï, qu'il ne pourrait -être comparé qu'à la chute de la foudre au milieu de la gent mendiante, -ou à l'explosion d'une bombe, tant furent grands le trouble et la -stupeur qu'il produisit dans la misérable cohorte. Les plus anciennes -ne se rappelaient rien d'approchant et les nouvelles ne savaient que -croire. Tous restèrent muets, perplexes, épouvantés. - -Et qu'est-ce que c'était, en somme? Presque rien: don Carlos Moreno -Trujillo, qui toute sa vie, depuis que le monde était monde, sortait -infailliblement par la porte de la rue d'Atocha, ne changea pas d'abord -son habitude invétérée; mais, après avoir fait quelques pas, il -retourna en arrière pour ressortir par la rue des Huertas, ce qui était -très singulier, absurde et équivalent au retour des cailloux du chemin -à leur carrière. - -Pourtant ce ne fut pas la cause principale de la surprise et de la -confusion que cette sortie insolite de ce côté; mais, bien que don -Carlos s'arrêtât au milieu des pauvres (qui se groupèrent autour de -lui, croyant à une nouvelle répartition de sous), il les regarda comme -pour les passer en revue, et dit: - -«Eh! mesdames les anciennes, laquelle de vous s'appelle seña Benina? - ---Moi, c'est moi, seigneur, dit celle qui s'appelait ainsi, tremblant -que quelqu'une de ses compagnes ne lui prît son nom et son état civil. - ---C'est elle, dit la Casiana avec un empressement officieux comme si -elle croyait son exequatur nécessaire pour la certification et la -reconnaissance de la personnalité de ses inférieurs. - ---Alors, _seña_ Benina, ajouta don Carlos, en s'enveloppant dans son -manteau pour affronter le froid de la rue, demain à huit heures et -demie, venez me trouver chez moi, nous avons à causer. Savez-vous où je -demeure? - ---Je l'accompagnerai, dit Élisée, faisant l'obligeant et l'empressé, -par complaisance pour le seigneur et la mendiante. - ---Bien. Je vous attends, seña Benina. - ---Le seigneur peut y compter. - ---A huit heures et demie précises. Faites bien attention, ajouta don -Carlos à grands cris, qui étaient justifiés par ce fait que les plis -de son manteau, raidis par le froid, lui battaient sur la bouche,--si -vous arrivez avant, vous attendrez, si vous arrivez après, vous ne me -rencontrerez plus.... Voilà, adieu. Demain, c'est le 25; je dois aller -à Montserrat et après au cimetière; sur ce....» - - - - -III - - -Très sainte Marie, saint Joseph béni, que de commentaires, que de -curiosité fébrile, de travail d'esprit, pour rechercher, surprendre et -découvrir les intentions du bon don Carlos! - -Dans les premiers moments, la même intensité de surprise rendit -tout le monde muet. Dans les plis du cerveau de chacune, passait -une procession... de doutes, de craintes, d'envie, de préoccupation -ardente. La seña Benina, désireuse de se soustraire à un fastidieux -interrogatoire, prit congé affectueusement, comme toujours elle -avait coutume, et s'en alla. Almudena la suivit à quelques minutes -d'intervalle. Parmi les restants, les petites phrases premières de -surprise et de confusion, commencèrent à pétiller comme des étincelles: - -«Allons! nous le saurons demain.... C'est sans doute pour -l'employer.... Il a plus de 40 000 _pesetas_ de rente. - ---Il y a des personnes qui naissent coiffées, dit la Burlada à -Crescencia, mais pas nous autres, qui sommes tombées au monde comme des -sacs de toile vides.» - -Et la Casiana, effilant encore son profil de cheval jusqu'à lui donner -des proportions monstrueuses, dit avec un accent de compassion lugubre: - -«Ce pauvre don Carlos est plus insensé qu'une chèvre.» - -Le lendemain, la communauté mendiante, profitant de la bonne fortune -que ni la seña Benina ni l'aveugle Almudena n'étaient venus à la -paroisse, les commentaires sur l'extraordinaire événement se -multiplièrent. La Demetria exprima timidement l'opinion que don Carlos -voulait prendre Benina à son service, parce qu'elle jouissait de la -réputation de cordon bleu, ce à quoi Élisée ajouta qu'en effet elle -avait été maîtresse de cuisine, mais que personne n'en voulait plus -parce qu'elle était trop vieille. - -«Et parce qu'elle était de première force à faire danser l'anse du -panier, affirma la Casiana, appuyant avec fureur sur ce point. Vous -saurez qu'elle a été terrible dans ce genre, et c'est pour ce vice que -nous la voyons comme nous la voyons, obligée de mendier pour un morceau -de pain. - ---De toutes les maisons où elle a été, on l'a chassée pour avoir eu -les ongles trop crochus, et, si elle avait eu de la conduite, elle ne -manquerait pas de bonnes maisons dans lesquelles elle aurait pu finir -tranquillement.... - ---Eh bien, moi, déclara la Burlada avec un noir scepticisme, je vous -dis que, si elle en est arrivée à mendier, c'est parce qu'elle a été -honnête; celles qui font le plus danser l'anse du panier mettent de -l'argent de côté pour leur vieillesse, elles sont riches, elles ont de -quoi, oui, certainement, elles en ont. J'en ai connu avec voiture. - ---Ici, on ne doit dire de mal de personne. - ---Ce n'est pas parler mal. C'est à voir!... Celle qui a dit du mal, -c'est Votre Excellence, madame la présidente du conseil des ministres. - ---Moi? - ---Oui.... Votre Éminence Illustrissime a dit que la Benina avait fait -danser l'anse du panier; ce qui n'est pas vrai, parce que si elle avait -volé elle aurait de quoi et si elle avait de quoi elle ne mendierait -pas; attrape. - ---Tu n'es, toi, qu'une méchante langue. - ---On ne condamne personne pour bavardage, mais pour cause de richesse -exagérée, surtout quand on vient enlever l'aumône aux pauvres de bonne -foi, à ceux qui ont faim et dorment à la belle étoile. - ---Assez, nous sommes dans la maison de Dieu, mesdames, dit Élisée en -frappant un coup avec sa béquille. Comportez-vous avec décence et -respect les unes vis-à-vis des autres comme le commande la très sainte -doctrine.» - -Ces paroles ramenèrent le recueillement et la tranquillité que la -véhémence de propos de quelques-unes avaient gravement compromis, -et les tristes heures continuèrent à couler, partie en mendiant et -gémissant, partie en priant et bâillant. - -Maintenant il convient de dire que l'absence de la seña Benina et de -l'aveugle Almudena n'était pas tout à fait accidentelle ce jour, et -pour l'expliquer il est nécessaire de faire mention d'un fait dont il -est indispensable de donner l'explication dans cette véridique histoire. - -Ils partirent tous deux à quelques minutes d'intervalle, comme nous -l'avons dit; mais comme l'ancienne s'attarda un petit instant à la -grille, pour parler à Pulido, l'aveugle marocain la rejoignit et ils -prirent ensemble le chemin des rues San-Sebastian et Atocha. - -«Je me suis arrêtée à parler avec Pulido pour t'attendre, ami Almudena. -J'ai besoin de te parler.» - -Et, le prenant sous le bras avec une sollicitude câline, elle le -fit passer d'un trottoir à l'autre. Ils gagnèrent rapidement la rue -des Urosas et, s'arrêtant aux coins pour éviter les passants et les -voitures, elle commença de lui parler ainsi: - -«J'ai besoin de te causer, parce que toi seul peux me sortir d'un grand -embarras; toi seul, parce que toutes les autres connaissances de la -paroisse ne me servent à rien. Comprends-tu? Les uns sont égoïstes, -des cœurs de pierre: celui qui a quelque chose, parce qu'il a quelque -chose, et celui qui n'a rien, parce qu'il n'a rien. Au total, les -autres laisseront quelqu'un mourir de honte s'il ne mendie point, et, -si l'on arrive à tendre la main, ils se réjouiront de voir une pauvre -mendiante à bas.» - -Almudena tourna son visage vers elle, et l'on pourrait dire qu'il la -regarda, si regarder c'est diriger les yeux sur un objet, les poser sur -lui, alors que non la vue, mais d'une certaine façon l'attention et -l'intention, aussi soutenues qu'inefficaces à voir, se posent seuls sur -quelqu'un. - -Lui pressant la main, il lui dit: - -«_Amri_, tu sais qu'Almudena te servira, lui, comme un chien; _Amri_, -dis-moi tes affaires.... Fais-moi part. - ---Descendons, nous causerons en cheminant. Tu vas chez toi? - ---Je vais où tu voudras. - ---Il me semble que tu te fatigues. Nous marchons trop vite: veux-tu que -nous nous asseyions un moment sur la petite place du Progrès pour que -nous puissions causer tranquillement?» - -Sans doute, l'aveugle répondit affirmativement, car cinq minutes -après on les voyait assis l'un à côté de l'autre sur le socle de la -grille qui entourait la statue de Mendizabal. Le visage d'Almudena -était d'une laideur expressive, brun citron, avec la barbe rare et -noire comme l'aile du corbeau; sa caractéristique était surtout la -grandeur démesurée de la bouche, qui, lorsqu'il souriait, affectait -une courbe, dont les extrémités, repoussant les poils flottants des -joues, semblaient se mettre à la recherche des oreilles. Les yeux -étaient comme deux plaies sèches et insensibles rongées par des plaques -sanglantes; la taille moyenne, les jambes torses; sa stature plutôt -élevée était diminuée par la démarche ordinaire des aveugles et par -l'habitude de rester de longues heures assis sur le sol avec les jambes -repliées sous lui comme font les Mauresques. - -Il était vêtu avec une propreté relative, avec décence tout au moins, -car ses habits, quoique vieux et pleins de taches, ne présentaient -point de trous ou de déchirures qui n'aient été recousus ou recouverts -par un rapiéçage intelligent. Il était chaussé de souliers noirs -usés, mais parfaitement protégés par des coutures et des pièces très -habilement posées. Le chapeau en forme de champignon dénotait les -efforts de dilatation subis en passant sur différentes têtes avant -d'arriver à celle qu'il recouvrait, qui ne serait peut-être pas la -dernière, mais les bosses du feutre n'étaient point telles qu'elles -ne pussent protéger le crâne qu'elles avaient mission de défendre. Le -bâton était dur et lisse; la main avec laquelle il l'empoignait était -nerveuse, très colorée en noir à l'extérieur, tirant sur l'éthiopien, -la paume blanchâtre avec une couleur et des délicatesses qui la -faisaient ressembler à une peau de morue fraîche, les ongles bien -coupés; le col de la chemise le moins sale que l'on pût imaginer dans -la misérable condition et l'état de vagabondage où vivait le misérable -fils du Sud. - -«Il faut pourtant que nous y arrivions, Almudena, dit la seña Benina, -en ôtant et remettant dans sa poche son mouchoir comme une personne -troublée et nerveuse qui veut s'éventer la tête. Je suis dans un grand -embarras, et toi, rien que toi, peux m'en tirer. - ---Dis-moi ce que c'est.... - ---Que comptais-tu faire ce soir? - ---Dans ma maison, moi beaucoup à faire: moi laver linge, moi coudre -beaucoup, rapetasser beaucoup. - ---Tu es l'homme le mieux nippé qui existe au monde. Je ne connais -pas ton pareil. Aveugle et pauvre, tu arranges toi-même tes petites -affaires; tu enfiles une aiguille avec ta langue aussi rapidement que -je le peux faire moi-même avec mes doigts; tu couds dans la perfection; -tu es ton tailleur, ton cordonnier, ta blanchisseuse.... Et après avoir -mendié le matin à la paroisse, l'après-midi dans la rue, tu trouves -encore le temps d'aller un petit instant au café..., content de ce que -tu n'as pas, et s'il y avait au monde une justice, et si les choses -étaient disposées selon la raison, on devrait te donner un prix..., -brave garçon; pourtant, voilà ce que c'est, je ne te laisse pas -travailler ce soir, parce qu'il faut que tu me rendes un service.... On -garde ses amis pour les grandes occasions. - ---Que t'arrive-t-il? - ---Une affaire épouvantable. Je n'en vis plus. Je suis si malheureuse -que, si tu ne me secours pas, je n'ai plus qu'à me jeter du haut du -viaduc... C'est comme je te le dis. - ---_Amri_..., pas te jeter. - ---C'est que j'ai un malheur si grand, si grand, qu'il paraît impossible -que j'en puisse sortir. Je vais te le dire d'un trait pour que tu -puisses en sentir de suite le poids: j'ai besoin d'un douro.... - ---Un douro! s'écria Almudena, exprimant par la subite gravité de -sa figure et l'énergie de l'accent l'épouvante que lui causait -l'importance de la somme. - ---Oui, mon fils, oui..., un douro, et je ne puis rentrer à la maison si -je ne l'ai pas préalablement avec moi. Il est indispensable que j'aie -ce douro; parle, il faut le sortir de dessous les pierres, le trouver -n'importe comment. - ---C'est beaucoup, beaucoup, murmurait l'aveugle, le visage baissé vers -la terre. - ---Ce n'est pas tant, observa l'autre, cherchant à tromper sa peine par -des idées optimistes. Qui n'a pas un douro? Un douro, ami Almudena, le -premier venu l'a.... Donc, peux-tu me le procurer, oui ou non?» - -L'aveugle murmura dans son langage étrange quelque chose que Benina -traduisit par le mot «impossible», et lançant un profond soupir, -auquel Almudena répondit par un autre non moins profond et non moins -pitoyable, elle se plongea un instant dans une douloureuse méditation, -regardant alternativement la terre et le ciel, et la statue de -Mendizabal, ce seigneur de bronze foncé qu'elle ne connaissait point, -ne sachant point d'ailleurs pour quel motif on l'avait mis là. De -ce regard vague et distrait, qui est le propre des moments de grande -préoccupation, et comme un tour anxieux de l'âme sur elle-même, elle -voyait passer d'un côté ou de l'autre du jardin des gens pressés ou -nonchalants. Les uns devaient avoir un douro, les autres allaient le -chercher. Elle voyait passer des garçons de recette de la Banque avec -leur sacoche à l'épaule; des charrettes avec des bouteilles de bière -ou de limonade gazeuse. Dans les boutiques entraient des gens pour -acheter et ils ressortaient avec des paquets. Des mendiants déguenillés -importunaient les passants, des chars funèbres portaient au cimetière -des gens à qui rien n'importait plus des douros. Avec une rapide -vision, Benina passait en revue les coffres-forts de toutes ces grandes -boutiques, des beaux appartements de toutes les maisons, des bourses de -tous les passants bien vêtus, et elle avait la certitude qu'à aucun de -ces heureux de la vie il ne manquait un douro. - -Ensuite elle songea que ce serait une rude folie de se présenter -dans la maison voisine des Cespedes en les priant de lui faire la -faveur de lui donner un douro, même si elle le demandait à titre de -prêt. Sûrement ils se moqueraient d'une si absurde prétention et la -mettraient promptement à la porte. - -Et nonobstant, il lui paraissait naturel et juste que quelque part où -un douro ne représentait qu'une valeur insignifiante on le lui donnât à -elle, pour qui cette somme représentait une valeur immense. Et si cette -monnaie si anxieusement désirée passait des mains qui en possèdent -beaucoup d'autres dans les siennes, on ne noterait pas une altération -sensible dans la répartition des richesses et tout suivrait son -cours, les riches toujours riches, elle toujours pauvre, et toujours -misérables tous les autres de sa condition. Puisqu'il en était ainsi, -pourquoi ce douro ne venait-il pas dans ses mains? Quelle raison y -avait-il pour que vingt personnes passant ne se privassent d'un réal -et que ces vingt réaux réunis ne tombassent pas par un chemin naturel -dans sa poche? Voyez comme les choses de ce monde sont mal arrangées! -La pauvre Benina se contenterait d'une goutte d'eau, et devant le grand -réservoir du Retiro elle ne pouvait l'obtenir. Comptons bien, ciel et -terre; l'aqueduc du Lozoya perdrait-il quelque chose si on lui prenait -une goutte d'eau? - - - - -IV - - -Tel était le cours de ses pensées, quand Almudena, sortant d'une -méditation sur les chiffres qui avait dû être triste, si l'on en -jugeait par l'expression de son visage, lui dit: - -«N'as-tu rien à engager? - ---Non, mon fils, tout est engagé déjà et jusqu'aux cornets qui ont -contenu de l'argent. - ---Tu n'as personne qui pourrait te prêter? - ---Il n'y a personne qui puisse me faire confiance. Je ne fais pas un -pas sans rencontrer une sale figure de créancier. - ---Le seigneur Carlos t'a mandé pour demain. - ---Demain est bien loin et j'ai besoin du douro aujourd'hui et comptant, -Almudena, comptant. Chaque minute qui passe est une main qui serre la -corde que j'ai autour du cou. - ---Ne pleure pas, _Amri_, tu es bonne pour moi, je remédierai à tout...; -voyons maintenant. - ---Quelle idée as-tu? dis-le-moi vite. - ---J'engagerai des affaires. - ---Le costume que tu as acheté au Rastro? Et combien crois-tu qu'ils te -donnent? - ---Deux pesetas et demi. - ---Il faudra en tirer trois. Et le surplus? - ---Viens à la maison avec moi, dit Almudena, se levant avec résolution. - ---Vivement, mon fils, il n'y a pas de temps à perdre. Il est très tard. -Et il y a loin d'ici à l'auberge de Santa-Casilda!» - -Ils prirent leur marche rapide par la rue de Meson-de-Paredes, parlant -peu. Benina, plus suffoquée par l'anxiété que par la rapidité de la -marche, jetait des flammes par son visage, et chaque fois qu'elle -entendait sonner une horloge elle faisait un geste de désespoir. Le -vent froid du nord les poussait vers la rue d'en bas, soulevant leurs -habits comme la voile d'une barque. Leurs mains à tous les deux étaient -gelées; leur nez coulait, leurs voix s'enrouaient, hoquetant froidement -et tristement. - -Non loin du carrefour où Meson-de-Paredes débouche dans la Ronda de -Tolède, ils découvrirent les bâtiments de Santa-Casilda, vaste ruche de -logis à bon marché alignés en corridors superposés. - -On y entre par une cour ou grand enclos, large et étroit, rempli -d'amas d'ordures, résidus, dépouilles et rebuts de toute agglomération -humaine. Le logis qu'habitait Almudena était le dernier de l'étage bas, -au ras du sol, et l'on n'avait à franchir qu'une seule marche pour y -pénétrer. Il se composait de deux pièces séparées par une natte qui -pendait du plafond; d'un côté la cuisine, de l'autre la salle, qui -était à la fois alcôve et cabinet, le plancher était en terre bien -battue, les murs blancs, moins sales que bien d'autres de ce vaste -casernement humain. Une chaise était le seul meuble qu'on rencontrât, -car le lit consistait en un amas de couvertures grises entassées dans -une encoignure. La petite cuisine n'était pas dépourvue de pots, de -casseroles ni même de vivres. Au centre de l'habitation, Benina vit -l'image confuse d'une masse noire, comme un paquet de hardes, ou un -grand sac abandonné. - -A la faible lueur qui restait après que la porte fut fermée, on put -reconnaître que ce paquet était animé. Par le toucher, plus que par la -vue, Benina comprit que c'était une personne. - -«Cette ivrognesse de Pedra est là. - ---Ah! qu'est-ce que j'apprends! C'est elle qui t'aide à payer ton -logis..., l'ivrognesse, l'éhontée.... Mais ne perdons point de temps, -mon fils; donne moi le vêtement que je l'emporte... et, avec l'aide de -Dieu, je veux voir si je n'en obtiendrai pas trois pesetas. La sainte -Vierge te le rendra, et il faut que je la prie pour qu'elle te donne le -double à toi, car, bien sûr, elle ne fera rien pour moi.» - -Se rendant compte de l'impatience de son amie, l'aveugle dépendit d'un -clou le vêtement qu'il appelait neuf, par un euphémisme qui est très -courant dans les combinaisons mercantiles et le donna à son amie qui en -quatre enjambées se trouva dans la cour, puis dans la Ronda, courant -rapidement vers le lieu appelé la petite place de Manuela. Pendant ce -temps-là, le mendiant en colère prononçait des paroles difficiles à -reproduire pour nous, car elles étaient en arabe et secouait le paquet -de loques de la femme ivre morte, qui gisait à terre, comme un corps -mort au milieu de la pièce. - -Aux paroles irritées de l'aveugle, elle répondit seulement par un -grognement rauque, se retournant à moitié, en levant et étirant les -bras, pour retomber immédiatement dans un sommeil de brute encore plus -profond. - -Almudena plongeait sa main dans les hardes noires, qui formaient avec -le manteau une masse inextricable de plis, et il accompagnait cet acte -de paroles furibondes, explorant de son mieux le buste flasque, comme -s'il pétrissait un paquet de chiffons. L'homme était nerveux. Il fit -sortir d'un peu partout des rosaires, des scapulaires, un paquet de -reconnaissances de prêts enveloppé dans un morceau de journal, des -bouts de fer ramassés dans la rue, des dents d'animaux ou de personnes -et autres babioles. - -La recherche à peine terminée, Benina rentra ayant fait telle diligence -et opéré avec une si grande rapidité qu'on aurait pu croire que les -anges l'avaient portée sur leurs ailes. - -La pauvre femme arrivait tout essoufflée de sa course rapide par -les rues; elle pouvait à peine respirer; son visage inondé de sueur -marquait pourtant l'allégresse. - -«Ils m'en ont donné trois, dit-elle montrant les piécettes dont une en -sous. Je n'ai pas eu de chance que Valeriano se soit trouvé là, et, sa -maîtresse, la Reimunda, étant venue, j'ai été obligée de leur donner -deux fois plus de paroles pour les convaincre.» - -Ajoutant au contentement, Almudena, avec une figure joyeuse et -triomphante, lui montra entre ses deux doigts une piécette: - -«Je l'ai trouvée dans la poitrine de celle-ci, prends-la. - ---Oh! quelle chance! Est-ce qu'elle n'en a pas d'autres? Cherche bien, -mon fils. - ---Elle n'en a pas d'autres, j'ai tout fouillé.» - -Benina secouait les affaires de la pocharde espérant faire sauter une -monnaie. Mais il n'en tomba que deux épingles à cheveux et quelques -petits morceaux de charbon. - -«Elle n'a plus rien.» - -L'aveugle continuant à bavarder et expliquant à Benina le caractère -et les habitudes de la grosse femme, il lui fit entendre que, si -elle avait été dans un état normal, elle aurait donné d'elle-même la -piécette si on la lui avait demandée. Avec une phrase synthétique, -Almudena caractérisa sa compagne de vie: «Elle est rosse, elle est -dépravée...; elle prend tout, mais elle donne tout.» - -En soulevant le matelas et en le secouant par terre, il fit tomber -une vieille petite sacoche sale, et, passant les doigts dedans comme -lorsqu'on prend un cigare, il en retira un vieux morceau de papier -qui, déroulé, montra une monnaie neuve et toute reluisante de deux -réaux. Benina la prit; tandis qu'Almudena sortait de sa pochette, où -il avait aussi une foule de petits morceaux de fer, des ciseaux, un -étui avec des aiguilles, un couteau, il en tira un autre papier avec -deux grosses pièces de cuivre. Il y joignit ce qu'il avait reçu de don -Carlos et donna le tout à la pauvre ancienne, en lui disant: - -«_Amri_, arrange-toi avec cela. - ---Si, si..., j'ajouterai le mien d'aujourd'hui, et il manque si peu, je -ne veux pas te molester davantage. Merci, va avec Dieu! Il me semble -que j'ai tort. Ah! mon fils, que tu as été bon! Tu mériterais de gagner -à la loterie, et, si tu ne gagnes pas, c'est qu'il n'y a pas de justice -au ciel, pas plus que sur la terre. Adieu, mon fils, je ne peux pas -rester un moment de plus. Dieu te le rende! Je suis sur des charbons -ardents. Je vole à la maison. Calme-toi dans la tienne, et cette pauvre -femme, quand elle s'éveillera, ne la bats pas, mon fils, la pauvrette! -Chacun, pour moins souffrir, s'enivre avec ce qu'il peut, celle-ci avec -de l'eau-de-vie, cette autre avec autre chose. Moi aussi, j'ai mes -misères, pas les mêmes, et je ne les combats pas ainsi, elles sont plus -profondes; oui, je te conterai cela, je te le conterai.» - -Et elle sortit comme une flèche, les monnaies dans son sein avec -la crainte que quelqu'un ne les lui prît en route, ou qu'elles -s'envolassent entraînées par ses pensées tumultueuses. - -Se retrouvant seul, Almudena s'en alla à la cuisine, où, entre autres -choses inutiles, il conservait un petit plat d'étain et une cruche -pleine d'eau. Il se lava les mains et les yeux; ensuite, après avoir -fouillé dans une petite caisse où il conservait de petits morceaux de -charbon dans des cendres éteintes, il entra chez un voisin, retourna -chez lui après les avoir allumés et il répandit dessus une pincée -d'une certaine substance qu'il conservait cachée dans sa couchette et -enveloppée dans un morceau de papier. Une odeur et une fumée abondante, -forte et pénétrante s'envolèrent alors de ce foyer. - -C'était un parfum de benjoin, seul souvenir matériel de la terre natale -qu'Almudena se permît dans son exil vagabond. - -Cet arome spécial des maisons maures était sa consolation, son plaisir -le plus vif, usage à la fois domestique et religieux, et alors, -enveloppé par ce parfum, il se mit à rêver des choses qu'aucun chrétien -n'eût comprises. - -Le parfum répandu dans la pièce, la pauvre pocharde se reprit à -s'agiter, à grogner, à se crisper et à tousser, comme cherchant à -reprendre ses sens. L'aveugle ne faisait pas plus attention à elle qu'à -un chien, attentif seulement à son rêve et à ses prières en langue que -nous savons être arabique ou hébraïque, se frappant les yeux avec les -mains et les abaissant ensuite sur sa bouche pour les baiser. - -Il employa un certain temps à ses méditations, et, lorsqu'il les -termina, il sentit que sa compagne était assise devant lui; elle avait -les yeux hagards et pleurards, à cause du picotement produit par la -fumée du parfum répandu dans l'air, et elle le regardait. - -Almudena, les mains étendues en avant, lui lança ces paroles: - -«Vieille satyre, il n'y a qu'un dieu.... Ivrognesse, pocharde, il n'y a -qu'un dieu..., un dieu, un seul dieu, un seul.» - -La femme éclata de rire et, portant la main à sa poitrine, elle se mit -à réparer le désordre que la main inquiète de son compagnon de chambre -avait produit dans cette intéressante partie de sa personne. Elle -sortait si engourdie de son rêve alcoolique qu'elle ne réussissait pas -à remettre chaque chose en place. - -«Oui, il n'y a qu'un dieu, un dieu seul. - ---A moi, que m'importe? Pour moi, qu'il y en ait deux ou quarante, -et qu'ils soient aussi nombreux que cela peut leur plaire.... Mais, -dis-moi, libertin, tu m'as pris ma piécette, cela ne fait rien, elle -était pour toi. - ---Un dieu seul!» - -Et, le voyant prendre son bâton, la femme se mit sur la défensive, en -lui disant: - -«Ne me bats pas, Jaï. Assez de parfum, et songeons à souper. Combien -d'argent as-tu? Que veux-tu que je te rapporte? - ---Vieille pocharde! je n'ai pas d'argent... les démons l'ont emporté -pendant que tu dormais. - ---Qu'est-ce que je vais te rapporter? murmura la femme d'un air morne -et chancelant et fermant les yeux. Attends un petit peu. J'ai envie de -dormir, Jaï.» - -Elle tomba de nouveau dans un profond sommeil, et Almudena, qui avait -demandé son bâton pour s'en servir comme d'un remède infaillible pour -la dégriser, se prit de pitié, soupira fortement, en marmottant quelque -chose comme: - -«Je te rosserai une autre fois.» - - - - -V - - -Ce n'est point employer un langage hyperbolique que de dire que la -seña Benina, sortant de Santa-Casilda, possédant le douro incomplet -qui calmait ses mortelles angoisses, allait par les places et les rues -comme une flèche. - -Avec soixante années sur les épaules, elle conservait son agilité et -sa vivacité, unies à une persévérance inépuisable. Elle avait passé le -meilleur de sa vie dans une situation fatigante qui exigeait autant -d'activité que de promptitude de jugement, des efforts insensés de la -tête et des muscles, et à une pareille école, elle s'était fortifié le -corps et l'esprit; ainsi s'était formé ce tempérament extraordinaire -de femme qu'apprendront à connaître ceux qui liront cette histoire -véridique de sa vie. - -Avec une promptitude exceptionnelle elle entra chez un apothicaire de -la rue de Tolède; elle prit des médicaments qu'elle avait commandés -le matin; ensuite elle entra chez le boucher et chez le marchand -de comestibles, faisant faire différents paquets de ses achats, et -enfin elle se rendit dans une maison de la rue Impériale à proximité -de l'angle où se trouvent les bureaux des poids et mesures. Elle se -glissa sous le portail étroit, obstrué et rendu presque impraticable -par les paquets d'un commerce de corde qui y était installé; elle -enfila l'escalier rapidement jusqu'au premier, avec modération jusqu'au -second, et arriva enfin haletante au troisième, qui était le dernier -et surmonté d'un acrotère. Elle tourna dans un vaste espace couvert -avec des vitres, au sol très inégal, à cause des affaissements et -différences de niveau de l'ancienne maison, et enfin elle arriva à une -porte de logement mal recouverte de peinture; elle sonna...; c'était sa -maison, la maison de sa maîtresse, laquelle en personne, tâtonnant les -murs, arriva au bruit de la cloche, ou du moins à sa rumeur aphone et -ouvrit, non sans avoir eu la précaution d'interroger l'arrivante par un -petit guichet carré et grillé par une croix de fer. - -«Grâce à Dieu, femme.... Je te le dis sur la porte. C'est du propre, -une heure! Je croyais que tu avais été écrasée par une voiture ou qu'il -t'était arrivé un coup d'apoplexie.» - -Sans répondre, Benina suivit sa maîtresse jusqu'à un petit cabinet -voisin où elles s'assirent. La servante évita les explications de son -retard par la crainte d'avoir à les donner et se tint sur la défensive, -attendant pour voir d'où viendrait l'attaque de doña Paca, et quelle -position elle prendrait avec son esprit irascible. Le ton des premières -paroles avec lesquelles elle fut reçue la tranquillisa quelque peu; -elle s'attendait à une forte réprimande, à des paroles déplaisantes. -Pourtant, la maîtresse semblait être dans ses bons moments, sans doute, -son âpre caractère était dompté par l'intensité de la souffrance. -Benina se proposait, comme toujours, de s'accommoder au ton que -prendrait l'autre, et de rester peu avec elle; les premières paroles -échangées, elle se tranquillisa. - -«Ah! madame, quel temps! Je n'y tenais plus à l'idée de rentrer dans -cette chère maison bénie. - ---Je ne me l'explique pas, dit la maîtresse, dont l'accent andalou -persistait, quoique très atténué par quarante années de séjour à -Madrid.--J'étais seule, émotionnée. En entendant sonner midi, une -heure, deux heures, je me disais: «pourtant que fait la petite qu'elle -tarde tant?» Lorsque je me suis rappelé.... - ---Justement. - ---Je me suis rappelé..., comme je sais par cœur tout mon almanach, que -c'est aujourd'hui la Saint-Romuald, confesseur et évêque de Pharsale.... - ---Parfaitement. - ---Et c'est la fête du seigneur curé, chez qui tu sers comme auxiliaire. - ---Oui, je pensais que vous y auriez songé, et cela m'a rassurée, -affirma la servante, qui, avec sa facilité extraordinaire de forger et -de conduire des mensonges, s'empressa de s'accrocher au solide câble -que sa maîtresse lui tendait, et que la besogne n'a pas été facile! - ---Il a dû donner un grand repas. Oui, je me le figure! Ils ne doivent -pas être à court d'estomac les curés de San-Sebastian, compagnons et -amis de ton don Romuald! - ---Tout ce que vous en direz est peu. - ---Raconte-moi, que leur as-tu servi? demanda avec empressement la dame -qui était fort curieuse de ce qui se mangeait chez les autres; oui, -raconte. Tu leur as sûrement servi une mayonnaise? - ---En premier un rôti que j'avais cuit à point. Ah! seigneur! qu'ils -l'ont trouvé bon! Ils ont dit que j'étais la première cuisinière de -toute l'Europe et que c'était par pur respect humain qu'ils ne s'en -léchaient pas les doigts.... - ---Et après? - ---Un abatis de volaille que j'ai cuisiné, digne des anges du ciel. -Ensuite, des calamares dans leur jus... ensuite.... - ---Bien que je t'aie dit que je ne veux pas que tu m'apportes quoi que -ce soit d'aucune maison, car je préfère certainement la misère à ronger -les os qui proviennent d'autres tables, comme je te connais, je ne -doute pas que tu auras rapporté quelque chose. Où est ton panier?» - -Prise à l'improviste, Benina se troubla un instant; mais ce n'était pas -une femme à se démonter devant aucun danger, et sa _maestria_ à vaincre -les difficultés lui suggéra cette habile échappatoire: «Eh! madame, -j'ai laissé le panier et tout ce qu'il contient chez Mme Obdulia, qui -en a plus besoin que nous. - ---Et tu as bien fait. J'approuve fort l'idée, petite. Conte-moi encore. -Et tu ne leur as pas servi un bon petit dos de cochon? - ---Allez! allez! deux kilos et demi, madame; Sotero Rico m'avait fourni -ce qu'il avait de meilleur. - ---Et le dessert, les vins? - ---Jusqu'au _champagne de la Veuve_. Les curés sont des diables qui ne -se privent de rien.... Mais rentrons, il est très tard et madame sera -sans doute très faible. - ---Je l'étais, mais... je ne sais pas; il me semble que j'ai mangé tout -ce dont nous avons parlé...; pourtant donne-moi à dîner. - ---Qu'avez-vous pris? Ce petit peu de nourriture que j'avais préparé -hier soir? - ---Ma fille, je n'ai pas pu l'avaler. Je me suis soutenue avec une -demi-once de chocolat cru. - ---Allons-y, allons-y. Le pis, c'est que j'ai à allumer le feu, mais -je vais me dépêcher.... Ah! j'oubliais, j'ai apporté les médicaments. -Voilà pour le premier. - ---As-tu pris tout ce que je t'ai demandé? demanda la dame en se -dirigeant vers la cuisine. As-tu engagé mes deux jupons? - ---Certainement. Avec les deux piécettes reçues et les autres que m'a -données don Romualdo à cause de sa fête, j'ai pu parer à tout. - ---Est-ce que tu as payé l'huile d'hier? - ---Cela, non! - ---Et le tilleul et la tisane? - ---Tout, j'ai tout payé, et, après mes achats, il me reste encore -quelque chose pour demain. - ---Puisse Dieu nous apporter demain un bon jour, dit, avec une profonde -tristesse, la dame en s'asseyant dans la cuisine pendant que la -servante, avec une promptitude nerveuse, réunissait étincelles et -charbons. - ---Ah! madame, tenez-le pour certain. - ---Pourquoi tant d'assurance, enfant? - ---Parce que je le sais, mon cœur me le dit. Demain sera un bon jour, je -dirais presque un grand jour. - ---Quand nous l'aurons vu, je te dirai si tu avais raison... Je me fie -peu à tes grands élans de cœur. Tu es toujours à dire demain, demain. - ---Dieu est bon. - ---Avec moi on ne s'en douterait vraiment pas. Il ne se lasse pas de -me porter des coups. Il me frappe sans me laisser respirer. Après un -jour mauvais, il en vient un pire. Les années se passent à attendre -le remède, et il n'y a pas d'illusion qui ne se convertisse en -désenchantement. Je suis lasse d'espérer, lasse de souffrir. Mes -espérances me trahissent, et, comme elles me trompent toujours, je -n'aime pas espérer des choses bonnes et je les souhaite mauvaises pour -qu'elles arrivent... à peu près ordinaires. - ---Pourtant moi, à la place de madame,--dit Benina en soufflant le -feu--j'aurais confiance en Dieu, et je serais contente.... Vous voyez -que je suis confiante, moi? Vous ne me voyez pas? Je suis convaincue -que le coup du sort arrivera quand nous y penserons le moins, et que -nous serons très riches; il nous donne ces jours de grande épreuve et -il nous en récompensera avec la grande vie qu'il nous donnera plus tard. - ---Hélas! Nina, je n'aspire pas à la grande vie, mais seulement à un peu -de repos et de relâche. - ---Qui pense à la mort? Cela, non. Je suis très à mon goût dans ce monde -de plaisirs, et pour cela je le tiens quitte des petites misères que -j'endure. Mais mourir, non pas. - ---Tu t'accommodes de cette vie. - ---Je m'y conforme, parce qu'il n'est pas en mon pouvoir de m'en donner -une autre. Que tout arrive, sauf la mort; tant qu'il ne manque pas un -morceau de pain, on peut le manger avec deux sauces exquises qui sont: -la faim et l'espérance. - ---Et tu supportes encore la misère, la honte, l'humiliation, devoir -à tout le monde, ne payer personne, ne rencontrer personne qui soit -capable de te prêter deux réaux, vivre de mille artifices, pièges -tendus et mensonges, nous voir persécutées sans trêve par les -boutiquiers et les vendeurs de toute chose? - ---Allez, cela se supporte!... Chacun dans cette vie se défend comme il -peut. Il ferait beau voir que nous dussions mourir de faim pendant que -les magasins sont remplis de tant de bonnes choses! Cela, non, Dieu ne -veut pas que l'on se rafraîchisse la bouche avec l'air du ciel en guise -de nourriture, et, quand il ne nous donne pas d'argent, il nous donne -la subtilité du jugement pour inventer les moyens de nous procurer ce -qui nous manque, sans voler...; cela, non. Je promets de payer et je -payerai certainement quand nous aurons de quoi. Oui, on sait que nous -sommes pauvres, qu'il y a de bonnes intentions chez nous, mais qu'il -n'y a pas autre chose. Il serait curieux que nous nous affligeassions -à l'idée que les marchands ne sont pas payés des misères qu'ils nous -vendent, sachant, comme nous le savons, qu'ils sont riches! - ---Est-ce que tu n'as point d'honneur, Nina, je veux dire de décorum, je -veux dire de dignité? - ---Je ne sais pas si j'ai ce que vous dites; mais ce que je sais, c'est -que j'ai une bouche et un estomac naturels et que Dieu qui me les a -donnés m'a mise dans ce monde pour que je vive et non pas pour que j'y -meure de faim. Les moineaux, je suppose, ont-ils un point d'honneur? -Vraiment... ce qu'ils tiennent, c'est un bec... et, regardant les -choses comme elles doivent être regardées, je dis que, si Dieu a créé -le ciel et la terre, les boutiques des épiciers, la Banque d'Espagne, -les maisons où nous vivons, les champs, sont aussi son œuvre... Tout -vient de Dieu. - ---Et la monnaie, l'indécente monnaie, de qui est-elle? demanda la -maîtresse avec un accent méprisant et douloureux, réponds-moi. - ---C'est Dieu aussi, puisque Dieu a créé l'or et l'argent, les billets, -je ne sais..., mais pourtant c'est lui aussi. - ---Ce que je dis, Nina, c'est que les choses sont à ceux auxquels elles -appartiennent..., et tout le monde les détient, excepté nous.... Eh! -mais, dépêche-toi, je me sens faible. - ---Où as-tu mis les médicaments?... Oui, ils sont sur la commode. -Je prendrai un cachet de salicylate avant de manger... Aïe! quelle -souffrance me donnent ces jambes; au lieu de me porter, c'est moi -qui dois les tirer (se levant avec un grand effort). Je ferais mieux -d'aller avec des béquilles. Mais vois ce que Dieu fait avec moi. Cela -paraît une plaisanterie! Il m'a rendue infirme de la vue, des jambes, -de la tête, des reins, de tout, moins de l'estomac. Il me prive des -moyens de me nourrir et je digère comme un vautour. - ---Il a fait de même avec moi. Mais je ne lui en veux pas, maîtresse! -Béni soit le Seigneur qui nous donne le plus grand bien de nos corps: -la très sainte faim.» - - - - -VI - - -Doña Francisca Juarez de Zapata, infortunée à tant de titres, avait -passé la soixantaine; elle était connue, durant ces années piteuses de -décadence, sous le nom tout sec de doña Paca, qu'on lui donnait avec -une laconique et plébéienne familiarité. - -On voit là à quoi tiennent les gloires et grandeurs de ce monde, et -sur quelle pente a dû glisser cette femme, pour tomber dans la plus -profonde misère, elle qui attachait ses chiens avec des saucisses, en -1859 et 1860, jusqu'à ce que nous la retrouvions vivant inconsciemment -d'aumônes, au milieu de mille angoisses, agonies, douleurs et -confusions. - -Les grands assemblages de population nous offrent des exemples sans -nombre de ces chutes, mais, plus qu'aucun autre, Madrid, dans laquelle -il n'existe aucune habitude d'ordre; l'exemple de doña Francisca -Juarez, triste jouet du destin, dépasse aussi tous les autres. Si l'on -observe bien ces choses, si l'on suit l'élévation et l'abaissement des -personnes dans la vie sociale, on reconnaît que c'est grande sottise -que d'attribuer au destin la faute de ce qui est l'œuvre exclusive des -caractères et des tempéraments, et doña Paca en est une excellente -preuve, elle qui, depuis sa naissance, avait toujours vécu dans le -désordre pour tout ce qui est des choses matérielles. Née à Ronda, sa -vue s'était étendue, depuis sa plus tendre enfance, sur les dépressions -vertigineuses du terrain, et, quand elle avait des cauchemars, elle -rêvait constamment qu'elle tombait au fond de cette grandissime -crevasse qu'on appelle Tajo. Les natifs de Ronda doivent avoir la -tête très solide, ne pas avoir de vertiges, ni rien d'approchant, pour -s'habituer à contempler ces abîmes épouvantables. - -Mais doña Paca était incapable de se maintenir ferme sur les hauteurs. -Instinctivement elle se précipitait: sa tête n'était bonne ni pour -cela, ni, par suite, pour le gouvernement de la vie, qui exige aussi la -sûreté du coup d'œil dans l'ordre moral. - -Le vertige fut un état chronique chez Paquita Juarez depuis le jour -où on la maria toute jeune avec don Antonio-Maria Zapata, qui avait -le double de son âge. Intendant d'armée, excellente personne, d'une -position aisée de son côté, comme sa jeune femme, du reste, qui -possédait aussi des biens-fonds d'une certaine importance. Zapata avait -servi en Afrique, à la division Echagüe, et après Wad-Ras il était -passé à la direction centrale de l'administration. Les mariés s'étant -établis à Madrid, la femme mit sa maison sur un pied de vie frivole et -d'apparat qui commença d'abord en mettant d'accord les vanités et le -besoin de dépenser avec les rentes et les rentrées, mais pour continuer -en s'écartant bientôt des limites de la prudence et arriver ensuite aux -embarras, aux irrégularités, puis enfin aux dettes qui ne tardèrent -pas à apparaître. Zapata était un homme très ordonné; mais sa femme -le dominait tellement qu'elle arriva rapidement à lui faire perdre -ses qualités éminentes d'administrateur, et lui, qui savait si bien -diriger les affaires de l'armée, vit se perdre les siennes propres, -ayant oublié l'art de les conserver. Paquita ne savait s'imposer aucune -limite pour se vêtir avec élégance, pour le luxe de la table, ni pour -l'éternel mouvement de bals et de réunions, ni pour les caprices -dispendieux. Le désordre fut tellement notoire que Zapata, atterré, -voyant venir l'orage terrible, dut vaincre l'assoupissement profond -dans lequel sa chère moitié l'avait maintenu et chercher à mettre un -peu d'ordre et de raison dans le gouvernement de la maison; mais la -fatalité voulut que, pendant que le malheureux était plongé dans ses -calculs arithmétiques, dont il espérait le salut, il prît une pleurésie -qui le fit passer de vie à trépas le vendredi saint au soir, laissant -deux enfants en bas âge: le petit Antoine et Obdulia. - -Administrateur et propriétaire de l'actif et du passif, Francisca ne -tarda pas à confirmer son incapacité absolue dans le maniement de ces -matières ardues et, à ses côtés, surgirent comme les vers dans un -corps corrompu, une infinité de personnes qui se mirent à la dévorer -au dedans et au dehors, sans aucune compassion. C'est à cette époque -désastreuse que Benina entra à son service, mais, si elle se montra dès -le premier jour excellente cuisinière, elle se fit remarquer aussitôt -comme la plus habile de tout Madrid à faire danser l'anse du panier. - -Elle était d'une telle force sur ce terrain que doña Francisca -elle-même, d'une myopie si grande pour la surveillance de ses intérêts, -ne put faire moins que de s'apercevoir de la rapacité de sa servante -et dut songer à la corriger. En bonne justice, nous devons dire que -Benigna (que les siens appelaient Benina, et sa maîtresse simplement -Nina) avait d'excellentes qualités qui compensaient d'une certaine -façon, au milieu du déséquilibrement de son caractère, ce grave défaut -du vol. - -Elle était très propre et d'une activité merveilleuse qui produisait ce -miracle d'allonger les heures et les jours. - -En dehors de cela, Francisca était touchée de l'amour intense qu'elle -montrait pour les enfants: amour sincère et si l'on peut dire positif, -car il se révélait par une vigilance constante et par les soins exquis -dont elle les entourait, qu'ils fussent malades ou bien portants. Mais -ces qualités ne furent pas suffisantes pour empêcher que le défaut -dominant ne provoquât des discussions fort aigres, entre maîtresse et -servante, et Benina fut renvoyée. Les enfants la regrettèrent beaucoup -et ils pleuraient sans cesse leur Nina, si gracieuse et si tendre. - -Trois mois plus tard, elle vint faire visite à la maison. - -Elle ne pouvait pas oublier madame, ni les enfants. Ils étaient -son amour, et les gens, la maison, les meubles, tout l'attachait -et l'attirait. Paquita Juarez avait, du reste, un goût particulier -pour elle; on ne savait pas quelle affinité existait entre elles ni -quel point commun dans la grande diversité de leurs caractères les -réunissait. Les visites se renouvelèrent. Hélas! la Benina ne se -trouvait pas à son goût dans la maison où elle était en service. Si -bien que nous la retrouvons installée dans la domesticité de doña -Francisca, et elle si contente, la maîtresse tellement satisfaite et -les enfants fous de joie. Il advint en ce temps une grande augmentation -des difficultés et embarras de la famille dans l'ordre administratif; -les dettes dévoraient d'une dent vorace le patrimoine de la maison: -on perdait des propriétés importantes, qui passaient sans qu'on sût -comment, par les artifices d'une infâme usure, dans les mains des -prêteurs. Comme une cargaison précieuse qu'on jette par-dessus bord -dans les préoccupations d'un naufrage, les meilleurs meubles sortaient -de la maison, ainsi que les tableaux et les riches tapis: les bijoux -étaient déjà partis..., mais on avait beau alléger le bateau, la -famille n'en était pas moins en danger de sombrer et d'être submergée -dans le noir abîme social. - -Par surcroît de malheur, pendant cette période de 1870 à 1880, les -enfants eurent à subir de graves maladies: l'un la fièvre typhoïde; -l'autre l'épilepsie et l'éclampsie. Benina les soigna avec une telle -intelligence et une si grande sollicitude qu'on peut dire qu'elle les -arracha des griffes de la mort. Ils récompensaient, il est vrai, ses -soins par une grande affection. Pour l'amour de Benina plus que pour -celui de leur mère, ils avalaient toutes les drogues, ils se calmaient -et restaient tranquilles, ils suaient sans trêve, ils ne mangeaient -point avant la permission du médecin, mais tout cela n'empêcha point -de nouvelles disputes et brouilles de surgir entre maîtresse et -servante et Benina de subir un second renvoi. Dans un mouvement de -colère et d'amour-propre blessé, Benina partit, parlant à tort et à -travers, jurant et rejurant qu'elle ne mettrait jamais plus les pieds -chez sa maîtresse, et, en partant, elle secouait la poussière de ses -souliers pour ne rien conserver de cette maison, car elle n'avait rien -d'autre à emporter. - -En fait, l'année ne s'était pas écoulée que Benina reparut dans la -maison. Elle entra le visage inondé de larmes disant: - -«Je ne sais pas ce qu'a madame, je ne sais pas ce qu'ont cette maison, -ces enfants, ces murs et toutes les choses qui sont ici; je ne sais -qu'une chose, c'est que je ne peux pas vivre ailleurs. Je suis dans -une maison riche, avec de bons maîtres qui ne regardent certes point à -deux réaux de plus ou de moins; ils me donnent six douros de salaire, -et pourtant je ne m'y trouve pas bien, je passe mes jours et mes nuits -à penser aux gens d'ici, à me demander s'ils sont bien ou mal portants. -Mes maîtres me voient soupirer et croient que j'ai des enfants. Je ne -tiens à personne au monde comme à madame et à ses enfants qui sont mes -enfants, car je les aime comme tels....» Et voilà une autre fois Benina -au service de doña Francisca Juarez, comme bonne à tout faire, car, -durant cette année, la famille avait fait un tel plongeon et les signes -de ruine étaient si apparents que la servante ne pouvait les voir sans -en ressentir une profonde affliction. On fut obligé inéluctablement de -changer l'appartement, pour un logis plus modeste et meilleur marché. -Doña Francisca, habituée à la routine et sans énergie aucune pour se -décider, hésitait. La servante prit en mains les rênes du gouvernement -et décida le changement, et de la rue Claudio-Coello ils sautèrent à -celle de l'Orme. - -Ce ne fut pas une mince difficulté que de partir avant d'avoir reçu -un congé honteux: tout se régla avec l'aide généreuse de Benina, -qui retira du Mont-de-Piété ses importantes économies s'élevant à -trois mille réaux, établissant ainsi avec sa maîtresse une communauté -d'intérêts dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Mais, chose -étrange, même dans ce grand élan de charité, elle ne put point renoncer -à ses habitudes de faire danser l'anse du panier, et elle réserva, sur -les sommes qu'elle apportait si généreusement, une petite part pour -constituer le noyau d'un nouveau dépôt au Mont-de-Piété, qui était pour -elle une nécessité de son tempérament et un plaisir de son âme. - -Comme l'on voit, elle avait le vice de l'escompte dans le sang, ce qui, -à un certain point, et considérant la chose d'un autre côté, peut être -regardé comme la vertu de l'épargne. Il est difficile de distinguer -dans ce cas où commencent le vice et la vertu, et à quel moment ils -se confondent. L'habitude de détourner une portion, grande ou petite, -de l'argent à elle confié pour des achats à faire, le plaisir de -garder cet argent, de voir croître son trésor de sous volés surpassait -pour elle toutes les autres jouissances, plaisirs et agréments de la -vie. Faire danser l'anse du panier, thésauriser était devenu un acte -instinctif qui ne se distinguait plus des rapines et des larcins de la -vie. A cette troisième époque où nous entrons, de 1880 à 1885, elle -volait comme avant, quoique conservant une réserve proportionnée aux -maigres ressources de doña Francisca. De grandes mésaventures et de -grands malheurs se succédèrent à cette époque. La pension de veuve de -la dame avait été retenue pour les deux tiers par les prêteurs; les -engagements succédaient aux engagements, et, pour se libérer d'un côté, -on retombait de l'autre dans un plus grand embarras. Sa vie arriva -à être un continuel souci; les angoisses d'une semaine engendraient -celles de la semaine suivante; rares étaient les jours de détente et -de repos. Pour les heures tristes, on faisait de nécessité vertu en se -réjouissant par la fantasmagorie des rêves qu'elles faisaient la nuit, -quand elles se voyaient à l'abri des créanciers qui les tracassaient et -de leurs réclamations ennuyeuses. Il faut faire de nouveaux changements -en usant de supercherie, et c'est ainsi que la famille passa de l'Orme -au Sureau et à l'Amandier. Par la fatalité des noms d'arbres des rues -dans lesquelles elles vécurent, elles menèrent une vraie vie d'oiseaux, -volant de branche en branche, poursuivis par les coups de fusil des -chasseurs ou les pierres lancées par les gamins. - -Dans une des effroyables crises de cette époque, Benina dut recourir de -nouveau au fond du coffre où elle cachait précieusement son trésor et -sa réserve pour le Mont-de-Piété, produit de ses rapines ou escomptes. -Le tout s'élevait à 17 douros. - -Ne pouvant dire la vérité à sa maîtresse, elle lui compta qu'une amie -à elle, la Rosaura, qui faisait le commerce de miel de l'Alcarria, lui -avait confié quelques douros à garder. - -«Donne, donne-moi tout ce que tu as, Benina, pour que Dieu t'accorde -la gloire éternelle, je te rendrai le double quand ceux de Ronda me -payeront mes rentes..., tu sais..., c'est question de jours..., tu as -vu le papier.» - -En fouillant au fond de sa malle, la danseuse d'anse de panier en tira -douze douros et demi, disant à sa maîtresse: - -«Voilà tout ce que je possède, vous pouvez m'en croire, c'est aussi -vrai que nous devons mourir un jour.» - -Elle ne pouvait résister à sa nature. Elle escomptait sa propre charité -et faisait danser l'anse du panier de ses aumônes elles-mêmes. - - - - -VII - - -Cette grande infortune, cela semblera invraisemblable, n'était que le -prélude de la grandissime, épouvantable disgrâce dans laquelle devait -choir l'infortuné lignage des Juarez y Zapatas, et le bord de l'abîme -où nous les trouvons submergés lorsque nous entreprenons de raconter -leur lamentable histoire. Pendant qu'elle vivait rue de l'Orme, doña -Francisca fut complètement abandonnée par la société qui l'avait -aidée à jeter au vent sa fortune, et, lorsqu'elle tomba aux rues de -Sureau et d'Amandier, le peu d'amis qui lui étaient restés disparurent -complètement. Pour lors, les gens du voisinage, les marchands dupés -et les personnes à qui elle faisait pitié commencèrent à l'appeler -doña Paca tout sec, et on ne manqua même pas d'y ajouter d'autres -surnoms mal sonnants. Les personnes inconsidérées et grossières prirent -l'habitude d'ajouter à son nom de famille quelque adjectif déplaisant, -l'appelant doña Paca la Trompeuse ou la marquise de la misère. - -C'est un fait que Dieu, voulant éprouver complètement, la pauvre -Rondanaise joignit aux calamités de l'ordre économique la grande -amertume que ses enfants, au lieu de la consoler en se montrant bons -et soumis, devinrent une cause de grande mortification pour elle, -enfonçant dans son cœur de rudes épines fort tranchantes. Antonito, -trompant les espérances de sa mère, et rendant vains les sacrifices -qu'elle avait faits pour son instruction, était devenu un très mauvais -diable. En vain, sa mère et Benina, ou, pour mieux dire, ses deux -mères, cherchèrent-elles à faire sortir de sa cervelle les idées -mauvaises; ni la rigueur, ni la douceur n'aboutirent à rien. Maintes -fois, lorsqu'elles croyaient l'avoir reconquis par leurs caresses et -leurs cajoleries, il les trompait par une feinte soumission; escamotant -leur bienveillance, il s'en allait avec la bénédiction et l'aumône. -Il était très leste pour le mal et il était doué de séductions rares -pour se faire pardonner ses escapades. Il savait cacher son astucieuse -malice sous des apparences agréables; à seize ans, il savait tromper -ses mères, comme si elles avaient été des enfants; il apportait de faux -certificats d'examens; il étudiait au moyen des seuls commentaires de -ses camarades, car il vendait tous les livres qu'on lui achetait. A -l'âge de dix-neuf ans les mauvaises compagnies donnèrent un caractère -grave à ses diableries; il disparaissait pendant des deux ou trois -jours de la maison, il s'enivrait et était réduit à la dernière misère. -Une des principales préoccupations des deux femmes était de cacher le -peu d'argent qu'elles avaient, dans les entrailles de la terre, car -avec lui aucun argent n'était en sûreté. Il le retirait avec un art -infini du sein de doña Paca ou du boursicot crasseux de Benina. Il -promit tout, que ce fût peu ou que ce fût beaucoup. Les deux femmes ne -savaient plus quelle cachette inventer, dans les coins de la cuisine -ou les profondeurs du garde-manger, pour y cacher leurs pauvres sous. -A ces escapades succédaient communément des jours de recueillement -solitaire dans la maison, déluge de larmes et de soupirs, protestations -de vouloir s'amender, accompagnées de baisers fébriles donnés aux deux -mères dupées indignement.... Le cœur trop facile de ces malheureuses, -trompé par ces tendres démonstrations, se laissait endormir dans une -confiance aisée et facile et tout d'un coup à l'improviste le garnement -disparaissait pour ses courses infâmes, laissant les deux pauvres -femmes en proie à leur profond désespoir. - -Par malheur ou par bonheur (qui peut dire exactement si cela était un -malheur ou un bonheur?), il n'y avait dans la maison aucun couvert -d'argent, ni aucun objet de valeur. - -Ce démon de galopin faisait main basse sur tout ce qu'il rencontrait, -sans dédaigner les choses même sans aucune valeur; ne se contentant -plus d'enlever ombrelles et parapluies, il s'en prit aux menues choses -d'intérieur, et un jour, mettant à profit un moment de distraction -de ses mères et de sa sœur, il enleva prestement la nappe et deux -serviettes. De ses affaires propres, il n'y a point à en parler; en -plein hiver, il allait par les rues sans cape et sans manteau, respecté -par les pleurésies, protégé sans doute par le feu intérieur de sa -perversité. Doña Paca et Benina ne savaient où cacher toutes choses, -car elles en étaient réduites à craindre de se voir enlever jusqu'à -la chemise qu'elles portaient sur elles. Qu'il suffise de dire qu'une -belle nuit disparurent l'huilier et le petit étui à coudre d'Obdulia; -une autre nuit, ce furent deux fers à repasser et des tenailles, et -successivement des élastiques usés, des morceaux de toile, et une -multitude de choses utiles sans aucune valeur intrinsèque. Des livres, -il n'y en avait aucun dans la maison, et doña Paca n'osait plus en -emprunter, craignant de ne plus pouvoir les rendre. Jusqu'aux livres -de messe avaient disparu et avec eux ou avant eux les lorgnettes de -théâtre, les gants en usage et jusqu'à une cage sans oiseaux. - -Dans un autre ordre d'idées, et bien qu'avec un organisme tout -différent de celui de son frère, la petite fille donnait aussi -beaucoup de tracas. Dès l'âge de douze ans, il se développa chez -elle une nervosité telle que les deux mères ne savaient point -comment y remédier. Si on la traitait par la sévérité, c'était -mauvais, par la douceur pire encore. Déjà femme, elle passait sans -transition des inquiétudes épileptiques à une langueur morbide. Ses -mélancolies intenses préoccupaient les pauvres femmes autant que -ses excitations, déterminées par une grande activité musculaire et -mentale. L'alimentation d'Obdulia en vint à être le problème capital de -la maison, et les dégoûts et caprices affamés de la petite faisaient -perdre la tête aux mères, ainsi que la patience, que Dieu leur avait -pourtant accordée grande. Un jour, elles lui procuraient à grands frais -des mets riches et substantiels, et la petite fille les jetait par la -fenêtre; un autre jour, elle se nourrissait de choses graillonnées qui -lui donnaient une haleine fétide. Par moments, elle passait les jours -et les nuits à pleurer, sans que l'on pût trouver la cause de son -chagrin; d'autres fois, elle affectait un genre déplaisant et vétilleux -qui était le plus grand supplice des deux femmes. Selon l'opinion d'un -médecin qui les visitait par charité et d'un autre qui donnait des -consultations gratuites, tout le désordre nerveux et psychologique -chez la jeune fille provenait de l'anémie, et pour le combattre il n'y -avait pas d'autre moyen à employer que le régime ferrugineux, les bons -biftecks et les bains froids. - -Obdulia était jolie, de figure délicate, teint opalin, cheveux -châtains, taille mince et svelte, les yeux doux, et elle parlait -avec bienséance et grâce lorsqu'elle n'avait pas ses lubies. On ne -saurait imaginer un milieu moins bien adapté à une semblable créature, -pleine de manies et malade, que celui de la misère où elle vivait. -Par intervalles, on notait en elle des symptômes de changements, de -désir de plaire, de préférences pour telles ou telles personnes, -qui indiquaient les préoccupations ou l'annonce d'un changement de -vie, ce qui ravissait doña Paca parce qu'elle avait des projets -relativement à la petite. La bonne dame se mourait d'impatience de les -réaliser, si Obdulia s'était équilibrée, si elle avait pu continuer -son instruction singulièrement négligée, car elle écrivait très mal -et ignorait les rudiments du savoir que possédaient presque toutes -les jeunes filles de la classe moyenne. Le rêve de doña Paca était -de la marier avec un des fils de son parent Matias, propriétaire -rondanais, ces jeunes gens très gentils et dans une bonne situation -étaient déjà en carrière à Séville, et venaient quelquefois à Madrid à -la Saint-Isidre. L'un d'eux, Currito Zapata, goûtait fort Obdulia, et -des relations amoureuses s'établirent même entre les jeunes gens, mais -elles ne purent aboutir à cause du caractère de la jeune fille et de -ses extravagances minaudières. Toutefois la mère n'abandonnait pas son -idée, ou au moins continuait à la caresser dans son esprit, et avec -elle se consolait des misères de l'heure présente. - -De la nuit au matin, tandis que la famille vivait rue de l'Orme, des -relations télégraphiques s'étaient établies, sans que l'on sache -comment, entre Obdulia et un jeune garçon d'en face, fils d'un -entrepreneur de pompes funèbres; ce pendard ne manquait pas d'un -certain charme, il étudiait à l'Université et savait mille jolies -choses qu'Obdulia ignorait, et qui furent pour elle une révélation. -Littérature, poésie, petits vers, et mille gracieusetés de l'humain -savoir passèrent de lui à elle sous forme de poulets et dans de courtes -entrevues et d'honnêtes rencontres. - -Doña Paca ne voyait pas cela d'un bon œil, toujours préoccupée de la -marier à son Rondanais; mais la jeune fille, qui à ce commerce avait -pris bon nombre de leçons de romantisme élémentaire, se montra comme -folle d'être contrariée dans son amour sentimental. - -Ces contrariétés lui donnèrent jour et nuit de furieuses attaques -d'épilepsie, durant lesquelles elle se frappait la figure et se -tordait les mains; et enfin un jour, Benina la surprit, au moment -où elle faisait dissoudre dans l'eau-de-vie des têtes d'allumettes -phosphoriques pour se les mettre, comme elle disait, entre la -poitrine et les épaules. Le tumulte que cela amena dans la maison fut -indescriptible. Doña Paca était un fleuve de larmes; la jeune fille -dansait le _zapateado_, en touchant le plafond avec ses mains, et -Benina songeait à informer l'entrepreneur des enterrements, pour que, -au moyen d'une bonne volée ou de toute autre médecine efficace, il fît -renoncer son fils à cette passion de choses de mort, de cyprès et de -cimetière dont il avait affolé la pauvre fille. - -Quelque temps s'étant écoulé sans que l'on pût détacher Obdulia de -sa manie amoureuse pour le jeune homme des pompes funèbres et tandis -que, par crainte de l'épilepsie, on avait fait semblant de consentir -à leur mariage pour éviter de plus grands maux, Dieu permit que le -conflit se résolût d'une façon aussi brusque que simple, et nous devons -à la vérité de dire qu'avec cette solution on s'enleva, de part et -d'autre, de forts cassements de tête, car la famille funèbre, elle -aussi, était en grandes querelles avec le jeune homme, pour le retirer -de l'abîme dans lequel il était disposé à se précipiter. Donc, un -jour, la petite, trompant la vigilance de ses deux mères, s'échappa -de la maison; le jeune homme en fit autant. Ils se rejoignirent dans -la rue, avec l'idée fixe de se rendre dans quelque lieu poétique, où -ils pourraient se débarrasser ensemble des liens de cette misérable -existence, expirant au même moment, dans les bras l'un de l'autre, sans -que l'un pût survivre à l'autre. Telle fut la résolution qu'ils prirent -au premier moment et ils se mirent à courir tout en réfléchissant au -meilleur moyen de se détruire d'un seul coup, sans aucune souffrance et -en passant dans la région pure des âmes libres. Lorsqu'ils furent loin -de la rue de l'Amandier, leurs idées se modifièrent brusquement et ils -pensèrent à toute autre chose qu'à mourir, et cela d'un parfait accord. -Par bonheur, le jeune homme avait de l'argent, car, la veille au soir, -il avait touché une facture pour cercueil doublé en zinc et une autre -pour un service complet avec lit impérial et conduite à six chevaux, -etc. - -La possession de cet argent réalisa ce prodige de changer les idées -de mort en idées de prolongation de l'existence, et, modifiant leurs -projets, ils allèrent déjeuner dans un café et ils se rendirent -ensuite dans un hôtel garni voisin, puis dans un autre, d'où ils -écrivirent le lendemain à leurs familles respectives qu'ils étaient -définitivement mariés. - -Mariés à proprement parler, ils ne l'étaient point; mais la petite -formalité qui manquait devait forcément arriver à être remplie. Le -père du jeune homme se rendit chez doña Paca, et là on convint, elle -pleurant et lui trépignant de colère, qu'il fallait forcément accepter -les faits accomplis. Et comme doña Francisca ne pouvait donner à sa -fille ni argent, ni effets, ni quoi que ce soit, pas même un lit de -camp, il fut convenu que lui donnerait à son garçon un logement dans -le haut de son dépôt de cercueils et de modestes appointements à la -section de la Propagande. Avec cela et le courtage qu'il pourrait -faire en travaillant dans la partie, placement d'articles de luxe, -ou embaumement, le ménage nouveau pourrait vivre dans une honorable -médiocrité. - - - - -VIII - - -L'infortunée dame ne s'était point encore consolée du coup de tête -de sa fille et elle passait des heures à se lamenter de son sort, -lorsqu'Antoine fut pris par la conscription. La pauvre femme ne savait -véritablement s'il y avait lieu de se désoler ou de se réjouir. C'était -une triste chose de le voir soldat avec le fusil sur l'épaule, mais -enfin il était jeune et la vie des camps pouvait lui convenir. Elle -pensait aussi que la discipline militaire viendrait à point pour -corriger ses mauvaises habitudes. Par bonheur ou par malheur pour le -jeune garçon, il tira un numéro très élevé et tomba dans la réserve. - -Quelque temps après et à la suite d'une fugue de quatre jours, il se -présenta à sa mère et lui dit qu'il allait se marier, et que, si elle -ne lui donnait pas son consentement, il s'en passerait. - -«Mon fils, oui, oui, dit la mère en fondant en larmes. Va avec Dieu, -Benina et moi solitaires, nous vivrons peut-être avec un peu de -tranquillité. Puisque tu as rencontré une âme qui correspond à la -tienne et que tu as trouvé qui t'aime et qui tu aimes, prends-la, je ne -puis t'en dire plus.» - -A la demande de renseignements sur le nom, la famille et la situation -de la fiancée, le persifleur répliqua qu'il la supposait très riche et -si bonne qu'on ne saurait demander mieux. On apprit promptement qu'il -s'agissait de la fille d'une couturière, qui cousait habilement, mais -n'avait point d'autre fortune que son dé. - -«Bien, mon enfant, bien, lui dit un soir doña Paca. Voilà mes enfants -joliment casés. Au moins Obdulia, vivant au milieu des cercueils, -elle aura de quoi se caser si elle meurt.... Mais toi, de quoi vas-tu -vivre? Du dé et des coups d'aiguille de ce prodige? Il est vrai que, -travailleur et économe comme tu l'es, tu augmenteras ses gains par -ton bon ordre. Mon Dieu, quelle malédiction m'a frappée, moi et les -miens! Que je meure bientôt afin de ne pas assister aux malheurs qui -arriveront!» - -La vérité veut que nous constations que, depuis ses fiançailles avec la -fille de la couturière, Antoine semblait corrigé de sa manie de larcins -et qu'il semblait y avoir complètement renoncé. - -Son caractère subit un changement radical; se montrant affectueux avec -sa mère et avec Benina, il semblait résigné à n'avoir pas plus d'argent -que le peu qu'elles lui donnaient, et jusque dans son langage, on -reconnaissait l'influence de personnes plus honorables et plus décentes -que précédemment. Cela fit que doña Paca donna son consentement sans -connaître la fiancée et sans même manifester le désir de faire sa -connaissance. Benina parlant de ces choses avec sa maîtresse aventura -l'idée que peut-être, par le chemin détourné de ce mariage, la chance -rentrerait à la maison, car la chance, on le sait, ne vient jamais -par où logiquement on l'attend, mais bien par des chemins souvent -incroyablement détournés. - -Doña Paca ne se donnait pas pour convaincue, car, se sentant minée -par une mélancolie corrosive, elle ne voyait dans sa triste existence -aucun horizon qui ne fût couleur de cendre ou plein de tempêtes. Les -deux femmes, quoique se trouvant par le placement des enfants dans de -meilleures conditions de vie et de paix, ne s'accommodaient pas de -leur solitude et regrettaient la famille disparue; chose à la vérité -fort compréhensible, parce que c'est une loi naturelle que les parents -conservent leur affection aux enfants, même lorsque ceux-ci les -martyrisent, les maltraitent et les déshonorent. - -Peu après la célébration des deux noces, doña Paca s'était transportée -de la rue de l'Amandier à l'Impériale, poursuivant toujours des -changements sans parvenir à résoudre le problème de vivre sans -ressources. Celles-ci s'étaient réduites à zéro, car le reste -disponible de la pension servait à peine à fermer la bouche aux petits -créanciers. Presque tous les jours du mois se passaient en angoissantes -études pour réunir quelque monnaie, chose extrêmement difficile, car -il n'y avait plus dans la maison aucun objet de valeur. Le crédit dans -les boutiques ou les baraques de la petite place était séché. Des -enfants, il n'y avait rien à attendre, les pauvres malheureux ayant -déjà bien de la peine à assurer leur propre subsistance. La situation -était donc désespérée, le naufrage irrémédiable, les corps flottant -à l'aventure, sans qu'on ne rencontrât plus ni planche, ni madrier -pour s'arrimer. En ces jours, Benina fit de prodigieuses combinaisons -pour vaincre les difficultés, et arriver à nourrir sa maîtresse, en se -procurant d'infinitésimales quantités de numéraire. Comme elle avait -des connaissances sur les petites places, pour avoir été dans des -temps meilleurs une excellente cliente, il ne lui était pas difficile -d'acquérir des comestibles à des prix infimes et gratuitement des os -pour le pot-au-feu, des trognons de choux ou des restes de poulets -avariés ou autres menus déchets de cochonaille. Dans les commerces -pour pauvres qui occupent toute la rue de la Ruda, elle avait de -bonnes amitiés et relations, et avec peu d'argent et quelquefois sans -même une obole, en prenant à crédit, elle achetait des petits œufs, -cassés ou très vieux, des poignées de pois chiches ou de lentilles, de -la cassonade, de vieux fonds de magasin et différents autres restes, -qu'elle présentait à sa maîtresse, comme articles d'ordre moyen. - -Par une ironie de son destin, doña Paca, affligée de diverses -infirmités, avait conservé un excellent appétit et le goût des -mangers fins, goût et appétit qui en arrivaient à être une véritable -infirmité des plus rebelles, car dans ces pharmacies qu'on appelle -boutiques de comestibles on ne sert point sans argent. Grâce à des -efforts surhumains, employant l'activité corporelle, une attention -intense, une intelligence pénétrante, Benina arrivait à la faire manger -le mieux possible, même bien, et avec des délicatesses raffinées. Un -profond sentiment de charité la dirigeait, et dans sa vive affection -pour sa maîtresse, elle cherchait à compenser à sa manière les grands -malheurs et les terribles amertumes de sa vie. Quant à elle, elle se -contentait de ronger un os ou de ramasser quelques miettes, pourvu que -sa maîtresse pût être bien nourrie. Mais aucun sentiment de charité -ou d'amour ne pouvait lui faire renoncer à sa manie instinctive de -vol; toujours elle cachait à sa maîtresse une partie de l'argent, -laborieusement réuni, et le gardait pour former un nouveau fonds, un -capital nouveau. - -L'année même du mariage, les enfants, qui étaient entrés dans la vie -matrimoniale avec un bien-être relatif, commencèrent à ressentir les -coups du sort, comme s'ils avaient hérité de la malédiction qui pesait -sur leur pauvre mère. Obdulia, qui ne pouvait s'habituer à vivre au -milieu des cercueils, fut prise par l'hypocondrie; elle fit une fausse -couche; ses nerfs se déchaînèrent; la pauvreté et les négligences -de son mari, qui ne s'occupait plus d'elle, aggravèrent ses maux -constitutifs. Mesquinement secourue par ses beaux-parents, elle vivait -sous les toits dans la maison de la rue de la Cabeza, mal abritée, plus -mal nourrie, indifférente à son mari, se consumant dans une oisiveté -mortelle, qui fomentait les dérèglements de son imagination. - -Par contre, Antonito était devenu un homme sérieux depuis qu'il était -marié et cela grâce à la vertu du bon jugement et à l'application -au travail de sa femme, qui était un vrai trésor. Pourtant tous ces -mérites qui avaient produit le miracle de la rédemption morale -d'Antoine Zapata ne suffisaient point à les défendre de la pauvreté. -Le ménage vivait dans un petit logement de la rue San-Carlos, qui -avait l'air d'une bonbonnière et où à peine entré on reconnaissait la -présence d'une main active et soigneuse. Et par surcroît de bonheur, -celui qui, à une autre époque, faisait partie de la classe des mauvais -sujets, avait pris l'habitude et le goût du travail productif, et, ne -trouvant rien de mieux à faire, il s'était mis courtier d'annonces. -Toute la sainte journée, il allait affairé de boutique en boutique, -de journal en journal, et, bien qu'il eût à payer sur ses gains une -grande usure de chaussures, il lui restait toujours quelque chose pour -aider la marmite et soulager Juliana de son énorme tâche de machine -Singer. Et la femme ne se perdait pas en petites choses; sa fécondité -n'était point inférieure à ses aptitudes domestiques, car, de sa -première couche, elle eut deux jumeaux. Il fallut par force prendre une -petite bonne, et une bouche de plus à la maison nécessita de doubler -les mouvements de la Singer et les courses d'Antonito par les rues de -Madrid. - -Avant l'arrivée des jumeaux, l'ancien mauvais garnement avait -l'habitude de surprendre sa mère par les splendeurs et les rayons -de son amour filial, qui furent les seules joies savourées pendant -de longs temps par la pauvre femme; il lui apportait une piécette, -deux piécettes, quelquefois un demi-douro, et doña Paca en était plus -heureuse que si elle avait reçu de ses parents de Ronda une métairie. -Mais, lorsque les poupons avides de vie et de lait se rendirent maîtres -de la maison et eurent besoin de bons aliments pour croître et se -développer, l'heureux père se trouva dans l'impossibilité de faire de -petits cadeaux à la grand'mère avec l'excédent de ses gains, parce -qu'il n'y en eut plus assez pour en faire profiter l'aïeule. - -Il lui aurait été plutôt utile de recevoir de l'argent que possible -d'en donner. - -Bien au contraire de ce ménage, celui des funéraires, Luquitas et -Obdulia, allait fort mal, parce que le mari se laissait distraire de -ses obligations domestiques et de son travail; il fréquentait sans -cesse le café et même d'autres lieux moins honnêtes, ce pourquoi on dut -lui retirer le recouvrement des factures de la maison des funérailles. -Obdulia ne tenait aucun ordre dans la conduite de la maison; elle se -trouva promptement accablée de dettes: chaque lundi, chaque mardi, -elle envoyait la concierge à sa mère avec de petits billets pour lui -réclamer le secours de quelques sous que sa mère ne pouvait lui donner. - -Tout cela était occasion de nouvelles anxiétés et préoccupations pour -Benina qui, dans son amour sans fin pour sa maîtresse, ne pouvait -la voir affamée ou dans le besoin, sans chercher immédiatement à la -secourir selon ses moyens. Non seulement elle avait à pourvoir à -l'entretien de la maison, mais il fallait encore qu'elle fît en sorte -que le nécessaire ne vînt point à manquer chez Obdulia. Quelle vie, -quelles horribles fatigues, quel pugilat avec le destin, dans les -profondeurs sombres de la misère qui fait honte et doit se cacher -pour conserver une ombre de crédit et conserver un certain décorum! -La situation arriva à un point d'anxiété tel que l'héroïque vieille, -fatiguée de passer son temps à considérer le ciel et la terre afin de -voir s'il ne tomberait pas inopinément un secours de quelque part, -ayant tout crédit fermé chez les marchands, toutes les voies étant -bouchées, ne vit plus d'autre moyen pour continuer la lutte que de -boire sa honte et de se mettre à demander l'aumône dans les rues. Elle -commença un matin, espérant que ce serait la seule fois, mais elle dut -recommencer tous les jours, la triste nécessité lui imposant l'office -de mendiante, se trouvant dans l'impossibilité de sauver autrement les -siens. Elle y arriva à pas comptés et elle dut reconnaître qu'elle -serait obligée de continuer la voie douloureuse jusqu'à la mort, -suivant la loi économique et sociale, puisque c'est ainsi que l'on -dit. Elle n'eut plus qu'une idée, ce fut d'empêcher que sa maîtresse en -sût rien; elle commença par lui conter qu'il lui était échu une place -d'aide de cuisine dans la maison d'un curé de l'Alcarria, aussi bon que -riche. - -Avec sa prestesse imaginative, elle baptisa ce personnage de pure -invention, en lui donnant, pour mieux tromper sa maîtresse, le nom de -don Romualdo. Doña Paca crut tout ce que Benina voulut bien lui dire, -et elle récitait journellement quelques _Pater Noster_ pour que Dieu -augmentât la piété et les rentes du bon prêtre, afin que Benina eût -quelque chose à rapporter à la maison. Elle désirait le connaître, -et, la nuit, tandis qu'elles trompaient leur tristesse par des -conversations et des histoires, elle lui demandait mille détails sur -lui, sur ses nièces, sur ses sœurs, comment était arrangée la maison -et les dépenses qu'on y faisait; à cela, Benina répondait avec maints -détails et circonstances qui auraient bien pu être vrais tant ils -étaient vraisemblables. - - - - -IX - - -Ce jour, la vieille dame avait mangé avec beaucoup d'appétit, et, -tandis qu'elle dégustait les aliments procurés par le douro de -l'aveugle Almudena, elle digérait facilement les pitoyables contes que -lui faisait avaler sa servante et compagne. Doña Paca en était arrivée -à avoir une telle confiance dans les arrangements de Benina que c'est à -peine si elle songeait aux difficultés du lendemain, sûre que l'autre -saurait les vaincre, avec sa diligence, sa connaissance du monde, la -protection du très béni don Romualdo devant d'ailleurs lui être d'un -grand secours. Maîtresse et servante mangèrent ensemble, et après le -repas doña Paca lui dit: - -«Tu ne dois en aucun cas marchander ton temps à ces gens, et bien que -tu ne sois obligée de rester chez eux que jusqu'à midi, si quelque jour -ils te priaient de rester jusqu'au soir, ne crains pas de le faire, -femme, je m'arrangerai comme je pourrai. - ---Cela, non, répondit Benina; il y a temps pour tout, et je ne puis -manquer mon service ici. Ces gens sont bons, et ils se rendent bien -compte de mes nécessités. - ---Bien, si tu les connais. Je prie le Seigneur qu'il les récompense -des égards qu'ils ont pour toi et ma plus grande joie serait que don -Romualdo fût fait évêque. - ---Eh bien! on entend déjà ronronner qu'on va le proposer; oui, madame, -évêque de je ne sais quel endroit, quelque part aux îles Philippines. - ---Si loin, cela, non. Mais bien quelque part par ici où il puisse faire -beaucoup de bien. - ---La Patros, la plus âgée de ses nièces, pense de même. - ---C'est celle qui a les cheveux gris et louche un peu? - ---Non, c'est l'autre. - ---J'y suis.... Patros, c'est celle qui bégaye et souffre de -tremblements nerveux. - ---Celle-là même. Elle dit: «Comment pourrions-nous aller, nous autres, -dans des pays si loin?... Non, non; mieux vaut être simple curé ici -qu'archevêque là-bas, où, comme on dit, il est midi quand il est minuit -ici.» - ---Aux antipodes? - ---Mais la sœur doña Josefa dit: «Que vienne la mitre et qu'elle soit -n'importe où Dieu voudra, je ne crains pas d'aller au bout du monde, -avec la joie de voir le révérend à la place qui convient à ses mérites.» - ---Il peut se faire qu'elle ait raison. Et qu'avons-nous nous autres, -de mieux à faire que de nous conformer à la volonté du Seigneur? Si on -nous l'envoie aussi loin, en te protégeant, toi, il me protégera aussi. -Oui, qui connaît les desseins du Seigneur? et il pourrait arriver -que ce que nous croyons être un mal soit un bien et que le bon don -Romualdo, en partant, nous laisse bien recommandées à un évêque d'ici, -ou même au nonce.... - ---Je crois que oui. Enfin, nous verrons.» - -La conversation se référant au prêtre imaginaire s'arrêta là. Doña Paca -le connaissait comme si elle l'avait vu et avait causé avec lui; elle -s'en était formé un type vivant, grâce aux éléments descriptifs et -pittoresques que Benina lui donnait d'un jour à l'autre. Mais la suite -de cette conversation était restée dans l'encrier, pour faire place à -des choses d'une plus grande importance. - -«Explique-moi, femme. Et Obdulia, que dit-elle? - ---Rien. Qu'aurait-elle à dire, la pauvrette? Ce vaurien de Luquitas n'a -pas reparu depuis douze jours. La petite assure qu'il a de l'argent, -qu'il a touché pour une facture d'embaumement, et qu'il le mange avec -une gueuse de la rue du Bonetillo. - ---Jésus me protège! Et son père, que fait-il? - ---Il le réprimande, il le corrige, quand il lui tombe sous la main. -Ce qu'il y a de plus certain, c'est qu'ils ne parviennent pas à le -redresser. On envoie à la petite les repas de chez ses beaux-parents; -mais la nourriture est en si petite quantité qu'elle arrive à peine aux -dents canines. Elle mourrait de faim si je ne lui portais pas ce que je -peux. Pauvre ange! Mais voyez: je l'ai rencontrée ces jours-ci, et elle -avait l'air contente. Vous savez bien, la petite est comme cela. Quand -elle a les plus grands motifs d'être joyeuse, elle pleure; quand elle -devrait être triste, elle est gaie comme une joueuse de castagnettes. -Seul, Dieu entend quelque chose à cette tête détraquée et connaît le -moyen de la soulager. Pourtant, je l'ai vue contente, oui, madame, et -c'est sans doute parce qu'elle pensait à des choses agréables. Mieux -vaut ainsi. - -«Elle est de celles qui croient à tout ce qu'elles se forgent -elles-mêmes dans leur cerveau. De cette façon elles sont heureuses, -quand, au contraire, elles devraient être malheureuses. - ---Et pourtant ce devrait être tout le contraire, aide-moi donc à -comprendre.... Et était-elle seule, entièrement seule, la chère petite? - ---Non, madame: il y avait là ce chevalier si distingué qui lui tient -quelquefois compagnie; celui qui est de la famille des Delgados, votre -compatriote. - ---Oui..., Francisco Ponte. Figure-toi si je dois le connaître. Il est -de mon pays ou d'Algeciras, ce qui est la même chose. - -«Il a été un élégant et il se pique encore de l'être.... Mais je -t'avertis qu'il est plus vieux qu'un champ de palmiers.... Bonne -personne, d'ailleurs, et de principes chevaleresques, qui sait -se conduire avec les dames, et d'une façon qu'on ne connaît plus -aujourd'hui, où tous les hommes sont grossiers et mal élevés. Il -est beau-frère d'une cousine de mon mari, parce que sa sœur avait -épousé.... Enfin, je ne me rappelle pas bien la parenté. Je me réjouis -qu'il soit en rapport avec ma fille, car il convient à celle-ci d'être -en relation avec de dignes sujets, de manières décentes et jouissant -d'une bonne situation. - ---Pourtant la position de ce don Frasquito me paraît de celles qui sont -bien en l'air, comme les montures de brillants. - ---De mon temps, c'était un célibataire, qui jouissait de la vie. Il -avait un bon emploi, dînait dans les grandes maisons et passait ses -nuits au casino. - ---Eh bien, alors, il doit être en ce moment plus pauvre qu'un rat, car -il passe ses nuits.... - ---Où dis-tu? - ---Dans les palais enchantés de la seña Bernarda, rue du -Mediodia-Grande.... La maison de la logeuse, vous savez? - ---Que me contes-tu là? - ---Ce Ponte dort là, lorsqu'il a les trois réaux nécessaires pour -obtenir une place dans le dortoir de première classe. - ---Tu es folle, Benina. - ---Je l'ai vu, madame; la Bernarda est mon amie. C'est elle qui nous a -prêté les huit douros, vous savez? quand vous avez eu besoin d'envoyer -la cédule avec décharge et payer un pouvoir pour l'envoyer à Ronda. - ---Oui, oui, je me rappelle, c'était elle qui venait tous les jours -réclamer sa créance et qui nous faisait bouillir le sang. - ---Celle-là même. Mais, malgré cela, c'est une brave femme. Elle ne nous -les aurait pas réclamés en justice, bien qu'elle nous en menaçât. Bien -d'autres sont pires. Vous devez savoir qu'elle est riche et, avec les -six maisons à loger la nuit qu'elle possède, elle n'a pas moins de -quarante mille douros qu'elle a gagnés, oui, madame, et qui sont tous -placés à la Banque, et elle vit de l'intérêt. - ---Que de choses incroyables il faut voir! Voilà bien le monde.... -Mais, revenant au chevalier de Ponte,--c'est ainsi qu'on le nommait en -Andalousie,--s'il est aussi pauvre que tu dis, cela doit faire pitié de -le voir.... Mais cela vaut mieux ainsi, parce que la réputation de la -petite pourrait souffrir quelque atteinte si, au lieu d'être une telle -ruine, un pauvre mendiant en redingote, c'était un galant possible, -quoique vieux. - ---Je crois, dit Benina en riant, car sa nature joviale se montrait -toujours dès que les tracas de la vie lui donnaient le temps de -respirer, je crois qu'il va là... pour se faire embaumer...; il en -a grand besoin. Et qu'il se dépêche avant qu'il soit tout à fait en -putréfaction.» - -Doña Paca se mit à rire de ces plaisanteries, puis elle s'informa de -l'autre famille. - -«Le petit, je ne l'ai vu ni aujourd'hui ni hier, répondit Benina; -pourtant la Juliana m'a dit qu'il courait derrière les miasmes, parce -que, avec tous ces changements de maladies, il y a beaucoup d'annonces -de médecine. Il pense gagner beaucoup d'argent et faire lui-même -paraître un journal, uniquement pour les affaires des pharmaciens -indiquant par exemple où l'on vend tel ou tel article. Les deux poupons -ressemblent à deux mottes de beurre. Mais ils coûtent bon comme potages -et ragoûts, car on sait quand la nourrice commence à manger et l'on ne -sait jamais quand elle finit. La Juliana m'a dit que nous goûterions -quelque peu de ce que son oncle lui enverra pour la fête du saint et -particulièrement qu'elle nous donnera deux paires de bottines de celles -de rebut dans la cordonnerie où elle est piqueuse. - ---Elle est bonne, cette petite, dit avec gravité doña Paca, quoique -bien commune, si commune que nous ne pourrons jamais la fréquenter ni -nous appareiller ensemble. Ses cadeaux m'offensent; si je les reçois -c'est seulement à cause de sa bonne volonté.... Enfin, il est temps que -nous songions à nous coucher. Je crois que ma digestion est à moitié -faite, prépare-moi ma médecine pour dans une demi-heure. Ce soir, je -me sens plus lasse de mes jambes, et la vue plus fatiguée. Dieu saint, -si j'allais devenir aveugle! Je ne sais ce que j'ai, ma vue baisse de -jour en jour, sans que, grâce à Dieu, les yeux me fassent mal. Oui, -mes nuits s'écoulent sans insomnies, grâce à toi, qui me causes, et en -m'éveillant je vois les choses moins claires et mes jambes sont comme -du coton. Je me dis: qu'est-ce que la vue a à faire avec le rhumatisme? -On me dit qu'il faut que je marche, que je me promène, mais comment -puis-je sortir dans cet état, sans vêtements convenables, en craignant -de tomber à chaque pas sur des personnes m'ayant connue dans une -situation meilleure, ou sur ces types communs et malpropres auxquels -nous devons quelque chose?» - -Entendant cela, Benina se rappela la chose la plus importante qu'elle -avait oublié de dire ce soir à sa maîtresse, ou que du moins elle avait -gardée pour la fin, craignant de la raconter avant de sortir de la -cuisine et, pendant que l'une et l'autre lavaient et essuyaient les -quelques plats dont elles s'étaient servies, car doña Francisca ne -dédaignant pas de s'associer à ce bas service, elle lui dit du ton le -plus naturel qu'elle put trouver: - -«Ah! à propos, je ne me rappelais pas!... quelle pauvre tête j'ai! -Aujourd'hui, j'ai rencontré le seigneur don Carlos Moreno y Trujillo.» - -Doña Paca sursauta et peu s'en fallut qu'elle ne laissât tomber -l'assiette qu'elle était en train d'essuyer. - -«Don Carlos!... Tu as dit don Carlos? et puis, il t'a interrogée sur -moi? - ---Naturellement, et avec un intérêt qui.... - ---Est-ce vrai? A son heure, ce vieil avare se souvient de moi, lui qui -m'a vue tomber dans la misère, moi, la belle-sœur de sa femme.... Car -Purita était la propre sœur de mon Antoine... et qui n'a pas su me -tendre une main secourable!... - ---L'année passée, lorsqu'il devint veuf, un jour comme aujourd'hui, il -avait pourtant envoyé un petit secours à madame. - ---Six douros! Quelle honte! s'écria doña Paca, laissant un libre cours -à son indignation, et à la haine et au dépit, accumulés durant tant -d'années d'opprobre et de souffrances dans son âme. La rougeur m'en -monte au front à le dire. Six douros! et quelques nippes de Purita, des -gants sales, des robes déchirées, et un vieux vêtement de cour datant -du mariage de la reine. A quoi pouvaient me servir ces cochonneries?... -Enfin, continue ton récit. Tu l'as rencontré...; où?... à quelle heure? - ---Il pouvait être midi. Il sortait de San-Sebastian.... - ---Oui, je sais qu'il passe toute la matinée à rôder d'église en église, -en priant sur les marches des autels. Mais tu m'avais dit qu'à midi et -demi tu étais à servir le dîner de don Romualdo?» - -Benina n'était pas femme à se troubler de cette réflexion. Son esprit -fécond pour le mensonge et sa mémoire très heureuse pour conserver -l'ordre dans les contes avancés par elle antérieurement, et pour s'en -servir à l'appui des nouveaux, la tirèrent aussitôt d'embarras. - -«Mais ne vous ai-je pas dit que quand le couvert eut été mis il -manquait une salière et que je dus courir l'acheter à la place del -Angel au coin de la rue Espoz-y-Mina? - ---Si tu me l'as dit, je ne m'en souviens point. Pourtant comment -pouvais-tu laisser ta cuisine au moment de servir le dîner? - ---Parce que la fille de cuisine que nous avons ne connaît pas les rues, -et ne sait d'ailleurs pas acheter. Elle serait restée un siècle et -nous aurait rapporté effectivement une cuvette au lieu d'une salière; -j'y courus en volant, et pendant ce temps la Patros surveillait mes -casseroles,... elle s'y entend, croyez-moi, elle s'y entend aussi bien -que moi, ou peut-être mieux.... Enfin, je me rencontrais avec cette -vieillerie de don Carlos. - ---Mais pour aller de la rue de la Greda à Espoz-y-Mina, tu n'avais pas -à passer par San-Sebastian, femme. - ---Je vous ai dit qu'il sortait, lui, de San-Sebastian. Je le vis venir -de là, regardant l'horloge de Canseco. Moi, j'étais dans la boutique. -Le marchand sortit pour le saluer. Don Carlos me vit, nous parlâmes.... - ---Et que te dit-il? Conte-moi ce qu'il te dit. - ---Ah! ce qu'il me dit.... Il me demanda des nouvelles de madame et des -enfants. - ---Qu'importait à ce cœur de pierre la mère et les enfants? Un homme -qui a trente-quatre maisons dans Madrid, à ce que l'on dit, autant que -l'âge du Christ et une de plus; un homme qui a gagné de gros sacs en -faisant la contrebande des marchandises, en donnant des pots-de-vin aux -douaniers et en trompant la moitié du monde, venir maintenant faire le -gracieux! _A buenas horas mangas verdes_.... Tu aurais dû lui dire que -je le méprise, que je suis orgueilleuse de ma misère, que ma misère met -une barrière entre lui et moi,... parce que lui ne secourt les pauvres -que par poids et mesures. - -«Il croit qu'en répartissant ses aumônes par huitième de sou et se -procurant à bon compte les prières des humbles il pourra tromper Celui -d'en haut et escamoter la gloire éternelle et se coller dans le ciel -par contrebande, se faisant passer pour ce qu'il n'est pas; comme il -faisait lorsqu'il introduisait du fil d'Écosse, déclarant de la percale -à un réal et demi l'aune et cela avec des marques fausses, des factures -fausses, des certificats d'origine faux.... Lui as-tu dit cela? Le lui -as-tu dit? - - - - -X - - -«Je ne le lui ai pas dit, madame, et je n'avais pas à le lui dire, -répliqua Benina, voyant que doña Francisca s'excitait démesurément et -que tout le sang lui montait à la tête. - ---Pourtant, tu te rappelleras certainement leurs façons d'agir à lui -et à sa femme avec moi; ils étaient comme Alexandre en bataille. Puis, -lorsque mes désastres commencèrent, ils se mêlèrent de mes comptes pour -y faire leurs affaires. Au lieu de m'aider, ils tirèrent sur la corde -pour m'étrangler plus promptement. Ils me voyaient dévorée par l'usure, -et ils ont été incapables de m'offrir un prêt à de bonnes conditions. -Ils pouvaient me sauver et ils ont préféré me voir périr. Et quand ils -m'ont vue obligée de vendre mes meubles, ils me les ont achetés pour -un morceau de pain, les meubles dorés de la salle de réception, les -beaux rideaux de soie.... Ils étaient à l'affût des occasions et à me -voir perdue, menacée du naufrage, naturellement..., ils se présentaient -comme autant de sauveurs.... Que m'ont-ils donné pour le _Saint-Nicolas -de Tolentino_, de l'école de Séville, qui était le joyau de la maison -de mon mari, un tableau qu'il estimait plus que sa vie? Que m'ont-ils -donné? Vingt-quatre douros, Benina de mon âme, vingt-quatre douros. Ils -me saisirent dans une de ces heures idiotes, et moi, morte d'anxiété -et de découragement, je ne savais point ce que j'avais à faire. Plus -tard, un conservateur du musée m'a dit qu'il ne valait pas moins de dix -mille réaux.... Tu vois quelles gens! Non seulement, ils ont toujours -méconnu la véritable charité mais ils n'ont jamais connu la délicatesse -du cœur. De tout ce que nous recevions de Ronda: fruits, gâteaux, -pain d'épice, nous en envoyions une bonne partie à Pura. Quant à eux, -c'est à peine s'ils nous envoyaient un petit paquet de bonbons à la -Saint-Antoine et s'ils m'envoyaient quelque petit objet de bazar pour -se débarrasser de ma fête. Don Carlos était si parasite qu'il tombait -comme par hasard à la maison à l'heure où nous prenions le café..., -et si tu savais comme il s'en léchait les babines! Car tu sais que le -sien n'était qu'eau claire et lavasse. Et si nous allions au théâtre -ensemble, invités par moi, dans ma loge, il s'arrangeait toujours pour -que ce fût Antoine qui payât les entrées.... Du sans-gêne avec lequel -ils usaient de notre voiture à toute heure, je ne t'en dirai rien. Et -tu dois te rappeler que, le jour même où nous vendions les meubles, -ils se promenaient toute la soirée en faisant des tours infinis de la -Castellane au Retiro.» - -Benina ne voulut point l'arrêter par des interruptions ou des -contradictions, parce qu'elle savait que lorsqu'elle enfourchait ce -dada il était mieux de lui laisser tout dire jusqu'au bout. Pourtant -avant qu'elle eût fini, alors qu'elle s'arrêtait un instant suffoquée -et à court d'haleine, Benina s'aventura à lui dire: - -«Don Carlos m'a dit d'aller chez lui demain. - ---Dans quel but? - ---Pour causer avec moi.... - ---C'est comme si je le voyais. Il voudra m'envoyer une aumône.... -Précisément, c'est aujourd'hui l'anniversaire de la mort de Pura..., il -va se liquider par une cochonnerie. - ---Qui sait, madame? Il se peut qu'il s'attendrisse.... - ---Lui, je le vois te mettant dans la main une paire de piécettes ou de -douros, se figurant que pour ce fait les anges vont descendre en jouant -de la viole ou de la harpe pour célébrer sa charité. Repousse son -aumône, mon enfant; maintenant que nous avons notre bon don Romualdo, -nous pouvons nous permettre un peu de dignité, Nina. - ---Cela ne convient point. Il pourrait se fâcher et dire, je suppose, -que vous êtes orgueilleuse, ou que sais-je, moi? - ---Qu'il le dise! Et à qui veux-tu qu'il aille le dire? - ---A don Romualdo lui-même, dont il est grand ami. Il entend sa messe -tous les jours, et ensuite ils s'en vont causer dans la sacristie. - ---Fais ce que tu crois. Et pour ce qui doit advenir, dis bien à don -Romualdo, qui est don Carlos, fais-lui voir que ses dévotions de la -dernière heure ne sont pas recevables. Enfin, je sais que tu ne me -tromperas pas, et demain tu me conteras ce qui résultera de la visite -d'où tu ne rapporteras, sois-en sûre, qu'un noir sermon.» - -Elles parlèrent encore longtemps. Benina cherchait à laisser tomber la -conversation et à la refroidir, en évitant les répliques ou en leur -donnant un ton conciliateur. Mais la dame et sa servante s'endormirent -tard, et Benina passa une partie de la nuit à la préparation mentale de -ses plans stratégiques pour le jour suivant, qui devait être sans doute -plein de difficultés, si elle n'avait pas la chance que don Carlos lui -mette dans la main une bonne poignée de douros..., ce qui pourrait bien -arriver. - -A l'heure fixée par le seigneur de Moreno Trujillo, sans une minute -de plus ni de moins, Benina sonnait à la porte principale de la rue -d'Atocha, et une servante l'introduisait dans le cabinet qui était très -élégant, tous les meubles pareils comme couleur et comme façon. Une -table ministre occupait le milieu, et elle était chargée de beaucoup -de livres et de dossiers. Les livres n'étaient pas pour la lecture, -mais bien pour les comptes, tout bien clair et ordonné. La paroi du -milieu laissait voir le portrait de doña Pura; il était recouvert -d'une gaze noire, dans un cadre qui paraissait d'or pur. D'autres -portraits en photographies, qui devaient être ceux des filles, gendres -et petits-fils de don Carlos, occupaient les autres parois. Contre le -cadre ou accrochées auprès, comme des offrandes ou des ex-voto à un -autel, pendaient une multitude de couronnes de drap avec des roses -peintes, des narcisses ou des violettes avec de longs rubans noirs -avec inscriptions en or. C'étaient les couronnes qui avaient été -apportées pour l'enterrement de sa femme, et que don Carlos avait tenu -à conserver à la maison pour qu'elles ne se gâtassent pas au cimetière. -Sur la cheminée où l'on ne faisait jamais de feu, une pendule avec -sujet qui ne marchait pas et, non loin de là, un almanach américain -portant la date de la veille. - -Après une demi-minute d'attente, don Carlos entra en traînant les -pieds, avec un bonnet de velours tiré sur les oreilles, et le manteau -de maison, beaucoup plus vieux que celui qu'il mettait pour sortir. -L'usage continuel de ce manteau au delà du 30 de mai s'explique par -son horreur des poêles et braseros qui, selon lui, sont la cause de -tant de malheurs. Comme il n'était pas enveloppé jusqu'aux yeux, -Benina put observer qu'il avait le col et les poignets propres et une -grosse chaîne de montre, ce qui sans doute répondait à l'étiquette -de l'anniversaire. Avec un mouchoir d'une grandeur incommensurable, -quadrillé, il se frottait et s'essuyait les yeux; il se moucha deux -ou trois fois avec un grand bruit, et, voyant Benina debout, il lui -fît signe de s'asseoir et prit gravement place dans le fauteuil qui -accompagnait la table et avait un dossier élevé et découpé comme une -stalle de chœur. Benina s'assit sur le bord d'une chaise qui, comme -toutes les autres, était en chêne et recouverte de velours vert. - -«Donc, je vous ai fait venir pour vous dire....» - -La tête de don Carlos était affectée d'un tremblement chronique -nerveux, mouvement latéral, comme celui qui sert à exprimer la -négation. Ce tic s'accentuait ou devenait imperceptible selon le degré -d'excitation de l'individu. - -«... Pour vous dire...» - -Autre pause déterminée par un flux d'humeurs. Don Carlos essuya ses -yeux bordés de rouge, se frotta sa courte barbe, qui n'avait d'autre -raison d'être que de lui éviter la peine de se raser. Depuis la mort -de sa femme, le bon monsieur, qui se rasait seulement pour elle et par -elle, voulut joindre à ses grandes démonstrations d'affliction le deuil -de son visage, en le laissant se couvrir comme d'un crêpe par des poils -blancs, noirs ou jaunes. - -«Je voulais vous dire que ce qui arrive à la Francisca de se trouver -dans une position aussi précaire provient de ce qu'elle n'a jamais -voulu tenir de comptes. Sans bonne ordonnance, il n'y a fortune qui ne -se change en misère. Avec de l'ordre, les pauvres se font riches. Sans -ordre, les riches.... - ---Se font pauvres, oui, monsieur,--dit avec humilité Benina qui, bien -qu'elle connût la maxime de longue date, voulut la recevoir comme si ce -fût une découverte récente de don Carlos. - ---Francisca a toujours été une mauvaise tête. Nous le lui répétions -souvent, ma femme et moi: «Francisca, tu te perds, tu vas droit à la -misère», et elle..., tranquille comme si de rien n'était. Nous n'avons -jamais pu obtenir qu'elle réglât ses dépenses sur ses entrées. Lui -faire écrire un chiffre, on la tuerait plutôt. Et celui qui ne fait pas -de chiffres est perdu. Je suis sûr qu'elle n'a jamais su ce qu'elle -devait ni de quelle façon elle le payerait. - ---Vérité, monsieur, grande vérité, cela, dit Benina soupirant et toute -à la préoccupation de ce que don Carlos lui pourrait bien donner après -ce sermon. - ---En effet, comptez...; si, dans ma vieillesse, je suis dans une bonne -condition pour moi et mes enfants, s'il ne me manque pas de quoi -payer une messe pour l'âme de ma chère femme, c'est que j'ai toujours -mené avec méthode et régularité les affaires de ma maison. Encore -aujourd'hui, retiré du commerce, je tiens à jour ma comptabilité pour -mes dépenses particulières, et je ne me couche pas sans avoir passé -tous les renseignements à l'agenda, dans les livres auxiliaires et -enfin au grand-livre. Voyez, regardez pour vous convaincre....» - -Il ajouta avec son tremblement nerveux qui avait l'air d'un signe de -dénégation: - -«Je voudrais bien que Francisca pût mettre à profit cette leçon. Il -n'est pas trop tard...; intéressez-vous-y.» - -Et il prit un livre, puis un autre, et il les montra à Benina, qui -s'approcha pour contempler cette merveille de chiffres. - -«Regardez bien, voici justement la dépense de la maison sans que je -passe rien, pas même les cinq centimes d'une boîte d'allumettes, les -sous du facteur, tout, tout. Dans cette autre petite colonne, les -aumônes que je fais et ce que j'emploie en suffrages pour l'autre -monde. Ensuite, je passe tout au grand-livre, dans lequel on peut voir -jour par jour ce que je dépense et faire la balance.... Méditez; si -Francisca avait fait sa balance, elle n'en serait pas où elle en est. - ---C'est certain, très certain, monsieur. Et je ne cesse de le dire à -madame: faites donc votre balance, marquez tout, point par point, ce -qui entre comme ce qui sort. Mais elle, comme ce n'est plus une enfant, -il lui est difficile de prendre de bonnes habitudes. Mais c'est un -ange, monsieur, et il n'est nul besoin de savoir si elle compte ou ne -compte pas pour la secourir. - ---Il n'est jamais trop tard pour entrer dans le cerceau, comme on dit. -Et je puis vous assurer que, si j'avais trouvé chez Francisca une -intention quelconque ou un désir de tenir ses comptes en règle, je lui -aurais prêté..., non pas prêté, mais je lui aurais facilité le moyen -de les niveler; mais c'est une tête déséquilibrée; convenez avec moi -qu'elle est déséquilibrée. - ---Oui, monsieur, j'en conviens. - ---Et il m'est apparu que le meilleur cadeau que je puisse lui faire... -et c'est pour cela que je vous ai fait venir, est celui-ci, la -malheureuse.» - -En parlant ainsi, don Carlos prit un livre long et étroit et le mit -devant lui pour que Benina pût bien le voir. C'était un agenda. - -«Voyez vous-même, dit le bon monsieur en faisant miroiter le livre, en -le feuilletant. Il y a là tous les jours de la semaine. Regardez bien, -d'un côté la colonne du doit, de l'autre celle de l'avoir. Voyez comme -dans les dépenses on marque les articles: le charbon, l'huile, le bois, -etc. Et alors, quelle peine y a-t-il à placer d'un côté ce que l'on -dépense et de l'autre ce que l'on reçoit? - ---Mais si madame ne reçoit rien? - ---Chansons! s'écria Trujillo en frappant sur le livre. Elle a bien -quelque chose, car vous dépensez bien quelque chose, et, si peu que ce -soit, il faut que vous ayez une entrée, petite ou grande. Et ce que -vous retirez des aumônes, pourquoi ne le noteriez-vous pas? Voyons -donc, pourquoi ne le noteriez-vous pas?» - -Benina le considéra avec un sentiment de colère mêlé de compassion. -Mais je dois dire que la colère l'emportait sur la pitié et qu'il y eut -un moment où peu s'en fallut qu'elle ne prît le livre pour le lancer -à la tête du seigneur don Carlos. Pourtant elle contint sa fureur et, -pour que le vieux maniaque de la comptabilité ne s'en aperçût pas, elle -dit avec un sourire forcé: - -«De sorte que vous, monsieur, vous tenez compte des sous que vous -donnez aux pauvres à la porte de San-Sebastian. - ---Jour par jour, répliqua le vieux avec orgueil, en branlant davantage -son chef tremblotant, et je puis vous dire, si vous désirez le savoir, -ce que j'ai donné dans le trimestre, dans le semestre ou dans l'année. - ---Non, non, ne vous dérangez pas, monsieur, reprit vivement Benina qui -sentait de nouveau la démangeaison de lui taper sur la tête avec son -livre. Je prendrai le livre, il fera grand plaisir à madame et à moi -aussi. Mais nous n'avons ni plume ni crayon. - ---Bonté divine! Dans quelle maison, si pauvre qu'elle soit, manque-t-il -ce qu'il faut pour écrire? Si l'on a à donner une signature, prendre un -compte, écrire un chiffre, noter quelque chose de la maison pour s'en -souvenir.... Prenez ce crayon, il est taillé et si sa pointe se casse, -vous la referez avec le couteau de la cuisine.» - -Et avec tout cela don Carlos ne parlait pas de donner un secours -effectif, bornant sa charité à l'offrande du livre, qui devait être -le fondement de l'ordre administratif dans la maison désordonnée de -doña Francisca Juarez. En le voyant remuer les lèvres pour continuer -à parler et porter la main à la clef du tiroir qui était à sa gauche, -Benina éprouva une grande joie. - -«Il n'y a pas, il ne peut y avoir de prospérité sans administration, -affirma don Carlos ouvrant le tiroir et y jetant un coup d'œil. Je -désirerais que Francisca administre, et quand elle administrera.... - ---Et quand elle administrera.... Quoi? dit Benina à part elle. Que -vas-tu nous donner, vieux fou, plus fou que tous ceux qui sont enfermés -à Leganès? Puisse tout l'argent que tu conserves se convertir en pus -dans ton corps pour que tu en crèves, comme un vieil abcès d'avarice! - ---Prenez ce livre et ce crayon, emportez-le avec grand soin et faites -attention de ne pas le perdre en route. Bien; vous en prenez charge? -Vous me répondez qu'on écrira tout? - ---Oui, monsieur..., il n'échappera rien. - ---Bien, et maintenant pour que Francisca se souvienne de Pura et prie -pour elle.... Vous me promettez que vous prierez pour elle et pour moi? - ---Oui, monsieur, nous prierons à haute voix jusqu'à la cloche. - ---Eh bien, j'ai là douze douros que je conserve pour les donner aux -pauvres honteux qui n'osent mendier.... Pauvres gens, c'est bien ceux -qui sont les plus dignes de commisération!» - -En entendant prononcer ce chiffre de douze douros, Benina ouvrit -des yeux comme des portes cochères. Par le Christ! ce qu'on peut se -procurer avec douze douros! Et elle entrevoyait le soulagement de -plusieurs jours, parer à tant de nécessités, boucher tant de trous, -vivre, respirer, se reposer de la mendicité humiliante et du supplice -de la requête universelle, et de tant de démarches fatigantes. La -pauvre femme vit le ciel entr'ouvert, et par l'ouverture les douze -douros, moyen charmant de sa félicité durant quelques jours. - -«Douze douros! répéta don Carlos, passant les monnaies d'une main -dans l'autre; mais je ne vous les donnerai pas en une fois, ce serait -fomenter le gaspillage; je vous les destine....» - -Du coup, les ailes du cœur de Benina se cassèrent. - -«Si je vous les donnais, demain, à pareille heure, il n'en resterait -pas un centime. Je vous assigne deux douros par mois, et vous pouvez -venir les prendre le 24 de chaque mois, lorsque six mois seront -écoulés et après septembre, je verrai si je dois augmenter ou non -l'attribution. Cela dépendra, entendez bien, de ce que je verrai si -vous administrez ou n'administrez pas, s'il y a de l'ordre ou s'il n'y -en a pas, si le chaos continue. Méfiez-vous bien du chaos. - ---Bien, monsieur, manifesta Benina avec humilité, pensant qu'il valait -mieux se résigner et prendre ce qu'on lui donnait, sans entrer en -discussion avec ce malpropre et ravagé petit Cassandre. Je vous réponds -qu'on tiendra les comptes avec administration et qu'il n'échappera pas -un bout de fil.... Je passerai tous les 24 du mois? Cela sera un grand -secours pour la maison. Le Seigneur vous l'augmente, et qu'il tienne -votre femme défunte dans un saint repos... et à jamais. _Amen._» - -Don Carlos marqua la somme déboursée, en jouissant beaucoup de cette -opération, congédia Benina d'un geste et changeant de cape, mettant son -chapeau neuf, vêtements qui ne quittaient l'armoire que les jours de -fêtes, se disposa à sortir et à procéder d'une volonté assurée et d'un -pied ferme aux dévotions de ce jour, qui commençaient à Montserrat pour -finir à la cérémonie de San-Justo. - - - - -XI - - -«Quel vieux démon! se disait la seña Benina, en marchant d'un bon pas -par la rue des Urosas. Il ne peut pas faire plus que ce que son naturel -ne lui commande. Dieu nous protège: si Notre-Seigneur a fait, lui, des -choses extrêmement rares parmi les plantes et les animaux, il en a créé -de plus rares encore parmi les personnes. Il nous arrive de reconnaître -comme vérités des choses qui nous paraissent des mensonges...; enfin, -il y en a de pires que ce don Carlos; quoiqu'il en tienne avec ses -comptes et tenues de livres, il donne encore un peu; certainement -il y en a de pires, et tellement pires... qu'ils ne comptent ni ne -donnent.... Ce qu'il y a de plus triste, au fond, c'est que ces deux -douros ne régleront pas ma journée, parce qu'il faut que je rende à -Almudena le sien, car il faut, avant tout, tenir sa parole. Viennent -des jours mauvais et il m'aidera encore.... Il me restera vingt réaux -dont il faut que je donne quelque chose à la petite, qui en a grand -besoin, et le reste pour manger aujourd'hui..., et je dirai à madame -que son parent ne m'a donné que le livre de comptes et le crayon, avec -lesquels nous ferons un pot-au-feu qui sera chouette..., consommé -de première classe, substance d'imprimerie...; quelle dérision!... -Enfin Dieu me guidera pour les mensonges que j'aurai à débiter à Mme -Paca, comme toujours, et partons du pied gauche. Voyons d'abord, si -je rencontrerai Almudena sur le chemin; c'est l'heure où l'on va à -l'église. Et si nous ne nous rencontrons pas, c'est qu'il sera sûrement -au café de la Croix, au Rastro.» - -Elle se dirigea de ce côté et dans la rue de l'Encomienda ils se -rencontrèrent. - -«Mon fils, j'étais à ta recherche, lui dit Benina en le prenant par le -bras. Voici ton douro. Tu vois que je sais m'acquitter. - ---_Amri_, il n'y a pas de presse. - ---Je ne te dois plus rien... jusqu'à ce que je recommence à te devoir, -mon petit Almudena, car, si le jour vient où j'aurai encore besoin de -quelque chose, tu me le donneras, comme je ferais moi-même pour toi -_vice versa_? Tu sors du café? - ---Oui, et j'y retournerai si tu veux venir avec moi, je t'invite.» - -Benina accepta l'invitation et, un instant après, les deux amis se -trouvaient installés au café économique, prenant deux verres à dix -centimes. Le local était un cabaret rechampi, d'une élégance moitié -populaire, moitié bourgeoise, avec des dorures criardes; les parois -étaient couvertes de peintures représentant des marines ou des -paysages; un milieu fétide et des habitués pauvres ou des marchands du -Rastro, loquaces, indolents, quelques-uns occupés à lire les feuilles -tout haut, et d'autres à en écouter la lecture, tous très contents de -se sentir au milieu du bruit, des conversations, de l'odeur du tabac -et de l'eau-de-vie. Seuls à une table, Benina et le Marocain causaient -de leurs affaires: l'aveugle racontait les diableries de sa compagne, -et elle, son entrevue avec don Carlos, et le ridicule cadeau du livre -de comptes et des deux douros mensuels. Ils parlaient des richesses -que, au dire général, possédait et thésaurisait Trujillo (trente-quatre -maisons), oh! la montagne d'argent en papiers du gouvernement, et des -mille et des mille billets de banque; ils calculèrent longuement, -émettant beaucoup de considérations de toutes sortes, la quantité -innombrable de pauvres qui pourraient être secourus avec tous les -trésors si inutiles à don Carlos, pauvres qui vont par les rues criant -la faim, et tout cela, même après avoir prélevé, comme c'est naturel -et juste, la part que ses enfants ont le droit de posséder. Mais, comme -ils ne pourraient certainement point arranger toutes choses à leur -idée, il valait mieux ne point y songer et gagner chacun son pain de -son mieux jusqu'à ce que la mort vînt et que Dieu donnât à chacun son -dû. Enfin Almudena dit tout d'un coup à Benina, avec la plus grande -gravité et avec une conviction profonde, que toute la fortune de don -Carlos pourrait être sienne si elle voulait. - -«Mienne? Tu as dit que tout ce que possède don Carlos pourrait -m'appartenir? Tu es fou, mon petit Almudena. - ---Tout serait à toi... par la lumière bénie. Si tu n'y crois pas, je te -le prouverai et tu le croiras. - ---Tu me répètes encore que tout l'argent de don Carlos pourrait être à -moi? Quand? - ---Quand tu voudras. - ---Je le croirai si tu m'expliques comment ce miracle peut se produire. - ---Moi, je sais comment..., et je te confierai ce secret. - ---Et si tu peux faire que toute la fortune de ce vieux fou, une -supposition, puisse passer à une autre personne, pourquoi restes-tu -dans la misère et pourquoi ne la prends-tu pas pour toi?» - -Almudena répondit à cela que la personne qui ferait ce miracle, dont il -possédait le secret, avait besoin d'y voir. Et le miracle était sûr, -par la lumière bénie, et, si elle avait le moindre doute, elle n'avait -qu'à essayer, en faisant ponctuellement tout ce qu'il lui dirait. - -Benina avait toujours été quelque peu superstitieuse, et elle croyait -volontiers à toutes les histoires surnaturelles qu'elle entendait -conter, et la misère exaspérait en elle le respect des choses -invraisemblables et merveilleuses; bien qu'elle n'eût vu aucun miracle, -elle espérait toujours en voir arriver un en quelque jour heureux. - -Un peu de superstition, beaucoup d'anxiété, d'événements -extraordinaires et jamais vus et autant de curiosité la poussèrent -à demander au Marocain des explications concrètes de sa science ou -art cabalistique, car cela devait être nécessairement œuvre de magie. -L'aveugle lui dit que le tout consistait à savoir demander ce que l'on -désire à un Sar, appelé Samdai. - -«Et qui est ce noble cavalier? - ---Le roi d'en bas. - ---Comment? Un roi qui est en-dessous de la terre? mais c'est le diable. - ---Le diable, non, mais un roi très bon. - ---Est-ce une chose de ta religion? Quelle religion as-tu, toi? - ---Je suis Hébreu. - ---Va avec Dieu, dit Benina, qui n'avait pas entendu le mot, et tu -appelles ce roi! et il vient? - ---Et il te donnera, lui, tout ce que tu lui demanderas. - ---Il me donnera tout ce que je lui demanderai? - ---Sûrement.» - -La conviction profonde que montrait Almudena frappa la pauvre femme, -qui, après une pause durant laquelle elle interrogeait les yeux morts -de son ami et son front noir luisant, entouré de cheveux noirs, se prit -à dire: - -«Et que fait-on pour l'appeler? - ---Je te le dirai. - ---Et il ne m'arrivera pas malheur si je l'appelle? - ---Aucunement. - ---Je ne me damne pas, je ne me mets pas à mal et les démons ne -m'emporteront pas? - ---Non. - ---Continue; mais ne me trompe pas, te dis-je. - ---Non, je ne te tromperai point. - ---Pouvons-nous le faire tout de suite? - ---Non, il faut l'appeler à minuit. - ---Il faut que ce soit à cette heure-là? - ---Sûrement, sûrement.... - ---Et comment puis-je sortir de la maison à cette heure-là? Ce n'est -point chose facile. A la vérité, je pourrais dire, une supposition, que -don Romualdo est malade et que je suis obligée d'aller le veiller.... -Bien. Que doit-on faire? - ---Tu auras besoin de beaucoup de choses. Il faut que tu les achètes. -Premièrement, une lampe de terre. Mais il faut l'acheter sans prononcer -une syllabe. - ---Je deviens muette. - ---Toi, muette!... Acheter la chose.... Et si tu parles tout est perdu. - ---Dieu te protège!... mais bon, j'achète ma lampe de terre, et -après..., sans parler....» - -Almudena lui ordonna d'acheter ensuite une marmite de terre avec sept -trous, avec sept, pas un de plus, le tout sans parler, parce que, si -elle parlait, cela ne vaudrait rien. Mais où trouver ces marmites avec -sept trous? A cela, l'aveugle répondit que dans son pays il y en avait -et que l'on pouvait y suppléer avec celles dont usent les marchandes -de châtaignes, en choisissant celle qui aurait sept trous, ni plus ni -moins. - -«Et il faut l'acheter sans parler? - ---Si l'on parle, rien.» - -Il était ensuite indispensable de se procurer un bâton de _carrash_, -bois d'Afrique qu'on appelle ici laurier. On le trouverait facilement -chez le premier marchand de bric-à-brac. Il fallait l'acheter sans -prononcer une parole. Bon, après avoir réuni ces choses, on placerait -le bâton dans le feu jusqu'à ce qu'il brûle bien...; cela doit se -passer le vendredi, à cinq heures précises. Sinon, cela ne vaut rien. -Et le bâton brûlera jusqu'au samedi à cinq heures précises, on le -trempera sept fois dans l'eau, pas une de plus, pas une de moins. - -«Tout cela en se taisant? - ---Ne jamais parler. - ---Ensuite on habille le bâton avec des vêtements de femme, et, -lorsqu'il est bien habillé, on l'appuie au mur, en le plaçant bien -droit sur ses pieds. D'abord il faut placer la lampe de terre allumée -avec de l'huile et recouverte avec la marmite, de telle sorte qu'il -ne passe de lumière qu'à travers les sept trous, et à courte distance -on place la casserole pour brûler des parfums avec du feu, et l'on -commence à dire les prières seulement par la pensée, parce que parler -ne vaut. Et c'est ainsi que la personne doit se tenir, sans se -distraire, sans s'arrêter, regardant sortir la fumée du benjoin, et la -lumière des sept trous, jusqu'à ce qu'à minuit.... - ---A minuit! répéta Benina enthousiasmée. Et lorsque les douze coups ont -sonné il vient..., il monte..., il m'apparaît!... - ---Le roi d'en bas; tu lui demandes ce que tu désires et il te le donne. - ---Almudena, tu crois cela? Comment est-il possible que ce seigneur, -sans autres cérémonies que celles que tu m'as dites me donne, à moi, -tout ce qui est maintenant à don Carlos Trujillo? - ---Tu le verras en le lui demandant. - ---Mais si, dans une telle affaire, on se néglige un tout petit peu, -si l'on s'oublie un seul instant en prononçant une seule parole de la -prière mentale?... - ---Il faut se tenir éveillée, ma fille. - ---Et la prière? - ---Je te l'enseignerai: Tu diras Sema Israël Adonaï Elohim, Adonaï -Ishat.... - ---Tais-toi, tais-toi: dans la vie ordinaire, je dirais cela sans me -tromper, mais comme cela n'est pas pur castillan, je ne réussirai -pas.... Et pourtant, je puis t'assurer que j'ai peur de tous ces -sortilèges.... Cesse..., cesse!... Ah! pourtant, si c'était vrai, -quelle satisfaction, quelle joie d'enlever à ce vieux fou de don Carlos -tout son argent, ne fût-ce que la moitié, pour le répartir entre tant -de pauvres diables qui meurent de faim.... Si l'on pouvait tenter -l'épreuve, en achetant les vases et le bâton, sans parler.... Mais non, -non.... Si ce roi mage avait à arriver quelque jour.... Car je te dirai -qu'il arrive quelquefois des choses extrêmement phénoménales, et qu'il -vole souvent dans les airs ce que l'on appelle des esprits ou, comme -l'on dit encore, des âmes qui viennent voir ce que nous faisons et -écouter ce que nous disons. Et encore: ce qui est un songe; qu'est-ce -que c'est? Peut-être des choses vraies de l'autre monde qui viennent -dans celui-ci.... Tout peut arriver, tout peut arriver.... Pourtant -moi, que veux-tu que je te dise? Je doute beaucoup qu'ils donnent comme -ça, au premier venu, tant d'argent, sans plus de cérémonies. Que, pour -secourir les pauvres, ils prennent aux riches la moitié d'un million -ou la moitié d'un demi-million, passe encore; mais tant et tant de -richesses pour nous autres.... Non, cela n'est pas croyable. - ---Tout, tout ce qui est à la Banque, beaucoup de millions, la loterie, -tout est à toi, si tu fais ce que je te dis. - ---Mais si cela est aussi facile, pourquoi d'autres ne le font-ils pas? -Ou est-ce que toi seul as le secret? Ami, conte-le au nonce, car pour -nous tu ne nous feras pas avaler ces bourdes de pape.... Je ne te dis -pas que cela est impossible..., et, si je pouvais tenter l'épreuve, -je l'essayerais avec mille.... Redis-moi donc un peu ce que l'on doit -acheter sans parler....» - -Almudena répéta les formules et les règles de la conjuration en y -ajoutant une peinture si vivante et si pittoresque du roi Samdai, -de son visage magnifique, de sa noble démarche, de ses costumes -splendides, de sa suite, qui formait des régiments de princes et de -magnats, montés sur des chameaux blancs comme le lait, que la pauvre -Benina finissait par s'exalter en l'écoutant, et, si elle n'y croyait -pas encore les yeux fermés, elle commençait à se laisser gagner et -séduire par la poésie ingénue de la narration, pensant que, si tout -cela n'était pas vérité, cela méritait bien de l'être. - -Quelle consolation pour les misérables de pouvoir croire à des contes -aussi gracieux, et si c'est une vérité de croire qu'il y a des rois -mages pour porter des joujoux aux enfants, pourquoi n'y aurait-il pas -d'autres rois d'illusions qui viendraient au secours des pauvres gens, -des personnes honnêtes qui n'ont qu'une chemise, et des pauvres âmes -décentes qui n'osent plus descendre dans la rue parce qu'elles doivent -trop aux boutiquiers et aux prêteurs? Ce que contait Almudena faisait -partie des choses que l'on ne connaît pas. Et ne peut-il pas se faire -que quelqu'un sache des choses que d'autres ne savent pas?... Et puis! -combien de choses qu'on a considérées comme des mensonges sont ensuite -devenues des vérités! Avant qu'on ait inventé le télégraphe, qui aurait -cru que l'on parlerait avec l'Amérique comme de balcon à balcon avec le -voisin d'en face? Et avant qu'on ait inventé la photographie, que l'on -peut faire un portrait rien qu'en posant une seconde? Ceci est la même -chose que cela. Il y a des mystères, des secrets que nous n'entendons -pas, avant qu'il arrive quelqu'un qui dise: «C'est comme cela!» et le -découvre.... Quoi plus, Seigneur! Là-bas étaient les Amériques depuis -que Dieu a créé le monde, et personne ne le savait..., jusqu'à ce -qu'arrive ce Colomb, et il lui a suffi de mettre un œuf debout, pour -les découvrir toutes, et il dit à ses compatriotes: «Ah! tenez, voilà -l'Amérique et les Américains, et la canne à sucre, et le tabac béni... -et les États-Unis, et des hommes noirs, et des onces de dix-sept -douros.» A voir. - - - - -XII - - -Le Marocain n'avait pas encore achevé sa légende orientale, lorsque -Benina vit entrer dans le café une femme vêtue de noir. - -«Ah! voilà cette sauteuse, ta compagne de taudis. - ---Pedra? qu'elle soit maudite! Je l'ai chassée ce matin. Elle vient -sûrement avec la Diega.... - ---Oui, avec une petite vieille, très petite et très maigre qui doit -être plus buveuse encore que les moustiques; elles vont près du garçon -et demandent deux verres de vin. - ---Seña Diega lui enseigne le vice. - ---Et pourquoi conserves-tu cette oie avec toi? Elle ne te sert de rien.» - -L'aveugle lui raconta que Pedra était orpheline; son père avait été -employé à l'abattoir des porcs, et sa mère avait tenu un banc de change -dans la rue de la Ruda. Ils moururent tous les deux à quelques jours -d'intervalle pour avoir mangé du chat. Le minet est un très bon plat, -mais, quand il est enragé, il donne des abcès à qui le mange, et dans -les trois jours on meurt sûrement de fièvres pernicieuses. Enfin, les -parents morts, la petite se trouva à la porte de la rue, abandonnée. -Elle était jolie, ou du moins elle passait pour telle, sa voix était -comme une belle musique. Elle se mit d'abord à faire le change, puis -à vendre des chiffons, car elle avait des instincts de commerçante; -mais sa bonne volonté ne lui servit à rien, car la Diega ne tarda pas -à la faire sortir de son travail en la poussant à la boisson et à -d'autres choses encore pires. Trois mois après, Pedra n'était plus -reconnaissable. Elle était devenue fainéante, n'avait plus que la peau -sur les os et son haleine empestait. Elle criait comme une charretière, -elle ne cessait pas de tousser et sa voix était abominablement enrouée. -Souvent elle mendiait sur le chemin de Carabanchel et elle couchait la -nuit dans les remises d'hôtellerie. De temps en temps elle se lavait -un peu la peau, achetait de l'eau de senteur, s'en aspergeait les -maigreurs, se faisait prêter une chemise, une robe, un châle, et elle -se mettait aux aguets à la porte de la maison de Comadrejo, à la petite -rue de Mediodia. Pourtant elle n'avait constance à rien, et aucun -arrangement ne lui durait plus de deux jours. Seul persistait en elle -le goût pour l'eau-de-vie, et, quand elle se soûlait, ce qui avait bien -lieu de deux jours l'un, elle grimaçait dans le ruisseau et les gamins -l'agaçaient comme aux taureaux. Elle couchait comme une guenon dans la -rue où elle se trouvait, et elle avait plus de marques de coups sur -la peau que de cheveux sur la tête. Il n'existait certainement pas de -corps plus marbré de taches que le sien, ni personne qui, dans un âge -aussi peu avancé, car elle n'avait guère qu'une vingtaine d'années, -bien qu'elle en marquât au moins trente, eût habité aussi souvent, -comme prévenue, le Dépôt ou la Latine. Almudena en usait bien avec -elle, touché de ce qu'elle était orpheline, et lui donnait de trois -choses un peu, la voyant dans un tel désarroi, des conseils, des -aumônes et des coups. Il l'avait trouvée un jour pansant ses plaies -avec du suc de figuier et peignant sa chevelure désordonnée au soleil. -Il lui proposa de venir habiter avec lui en y mettant pour condition -qu'elle payerait la moitié du loyer et qu'elle couperait dans la -racine sa passion pour la boisson. Ils discutèrent, parlementèrent, -puis donnèrent une grande solennité à leur contrat, jurant tous d'eux -de l'observer fidèlement devant un emplâtre visqueux et sur un peigne -de roseau pointu, et cette nuit-là Pedra dormit pour la première fois -dans le bouge de Santa-Casilda. Les premiers jours lurent tout à la -concorde, à la sobriété dans la boisson; mais la chèvre ne tarda pas -à retourner à la montagne, et... la femme endiablée retourna faire la -joie des gamins et donna du fil à retordre aux gardiens du bon ordre. - -«Je ne puis vivre avec elle, car elle est toujours ivre. C'est un -malheur..., un vrai malheur. Je ne la garde que par pitié....» - -Voyant que les deux femmes, après avoir bu chacune une paire de verres, -regardaient avec ironie l'aveugle et Benina, cette dernière en fut -troublée et voulut se retirer. - -«Ne t'en va pas, Amri. Reste avec moi, lui dit l'aveugle en la retenant -par le bras. - ---J'ai peur que ces Indiennes ne fassent du tapage.... Voici qu'elles -viennent de notre côté.» - -Elles s'approchèrent, en effet, et Benina put contempler à son aise la -figure de Pedra, d'une beauté dure et qui s'en allait. Brune, de traits -réguliers, quoique fortement accentués, de magnifiques yeux noirs, des -sourcils touffus qui se rejoignaient, une bouche sale et largement -ouverte, qui ne paraissait pas faite pour sourire, un corps droit -et élégant dans sa faiblesse et son négligé, la compagne d'Almudena -était une figure tragique, et, comme telle, impressionnait Benina, qui -se disait mentalement qu'elle n'aimerait pas se rencontrer avec une -pareille personne, la nuit, dans un lieu désert. - -Quant à la Diega, il était difficile de dire si elle était jeune ou -vieille ou entre les deux. Pour la taille, elle paraissait une enfant; -par sa figure pâle, rugueuse, toute pleine de plis, elle semblait -une vieille décrépite; en regardant ses yeux, on eût dit un petit -animal extrêmement vivant. Sa maigreur était telle que Benina ne put -s'empêcher de la traduire mentalement par une phrase andalouse que -sa maîtresse employait souvent: «Ses coudes doivent piquer comme des -épines.» - -Pedra s'assit en souhaitant le bonjour, et l'autre resta debout, sans -dépasser la tête d'Almudena, auquel elle donna une forte tape sur -l'épaule. - -«Reste tranquille, fît ce dernier, en levant son bâton. - ---Que je reste tranquille avec toi, qui es mauvais et traître, répondit -l'autre. Jaï..., la vérité est que tu es méchant et que tu m'as cherché -querelle et rossée. - ---Moi, j'ai toujours été bon, et toi toujours mauvaise pocharde. - ---Ne le dis pas, tu vas scandaliser la vieille dame. - ---Elle n'est point vieille. - ---Qu'est-ce que tu en sais, puisque tu ne la vois pas? - ---Elle est convenable au moins, elle. - ---Soit dit sans offense, mais tu aimes les vieilles, toi. - ---Courage! je vois que vous vous la passez bien sur mon dos, dit -Benina, très contrariée, et en se levant. - ---Calmez-vous, calmez-vous..., elle a bu un peu.» - -La Diega l'engagea aussi à s'apaiser, ajoutant qu'elle avait acheté un -dixième à la loterie et lui offrant une participation. - -«Je ne joue pas, répliqua Benina, je n'ai pas le sou. - ---Moi si, dit le Marocain, je vous donne une piécette. - ---Et madame, pourquoi ne jouerait-elle pas? - ---Arrive demain, nous serons riches, richissimes effectivement, dit la -Diega. Moi, si je gagne, que saint Antoine m'écoute! Je retournerai -m'établir rue de la Sierpe. C'est là que je t'ai connu, Almudena, tu -t'en souviens? - ---Non, je ne m'en souviens pas, non.... - ---Vous vous êtes connus à Mediodia-Chica, à la maison par derrière. - ---Là on l'appelait Muley-Abbas. - ---Oui, et toi «Quart-de-Kilo» à cause de ta petite taille. - ---Se quereller est une vilaine chose. N'est-ce pas, mon petit Almudena? -Les personnes honnêtes s'appellent par le saint baptême, avec leur nom -de chrétien, et cette dame, quel nom a-t-elle? - ---Je m'appelle Benina. - ---Et madame, par hasard, serait-elle de Tolède? - ---Non, madame, mon pays est... à deux lieues de Guadalajara. - ---Moi, de Cebolla, dans la terre de Talavera.... Et dis-moi une chose: -pourquoi cette rosse de Pedrilla l'appelle-t-elle Jaï? Quel est ton nom -dans ta religion et dans ta cochonne de terre, sauf ton respect? - ---Je l'appelle mon Jaï, parce qu'il est Maure, dit la femme tragique, -prenant part à la conversation. - ---Mon nom est Mordejaï, déclara l'aveugle, et je suis né dans un -charmant pays qu'on appelle là-bas Ullah-de-Bergel, dans la terre de -Sus.... Oh! terre divine, gracieuse.... Beaucoup d'arbres, de l'huile -beaucoup, du miel, des fleurs et beaucoup de gomme.» - -Le souvenir du pays natal lui inspira un enthousiasme chaleureux et -il se mit à le décrire avec des hyperboles gracieuses, un coloris -poétique que savourèrent les trois femmes avec un immense et infini -plaisir. Poussé par elles, il raconta quelques incidents de sa vie, -toute pleine d'événements stupéfiants, d'entreprises périlleuses et de -fantastiques aventures. Il raconta d'abord comment il s'était enfui du -foyer paternel, à l'âge de quinze ans, se lançant à parcourir le monde, -sans que, depuis ce jour, il eût jamais eu aucune nouvelle de son pays -ni des siens. Son père l'avait envoyé à la maison d'un marchand, son -ami, avec le message suivant: «Dis à Ruben Toledano qu'il te donne -deux cents douros dont j'ai besoin.» Et ce devait être le mode d'agir -entre banquiers et entre gens chez lesquels régnait une confiance -patriarcale; car la mission s'exécuta effectivement sans aucune -difficulté, Mordejaï recevant les deux cents douros en quatre sacs de -monnaie espagnole. Mais, au lieu de retourner à la maison paternelle -avec ses écus, il prit le chemin de Fez, avide de voir le monde et -de travailler pour son compte, et de gagner beaucoup d'argent pour -l'auteur de ses jours, jusqu'à cent ou deux cent mille, songeait-il. -Achetant deux bourricots, il se mit à transporter des marchandises et -des voyageurs de Fez à Méquinez, avec un bon bénéfice. Mais un jour -de grande chaleur, châtiment de Dieu, passant près d'une rivière, -il lui prit fantaisie de se baigner. Dans l'eau, pour son malheur, -flottaient deux charognes de chevaux. En sortant de l'eau, les yeux -lui faisaient mal et, trois jours plus tard, il était aveugle. Comme -il avait quelque argent, il put rester un certain temps sans implorer -la charité publique, avec la tristesse inhérente à la perte de la vue -et le chagrin non moins grand de passer de la vie active à la vie -sédentaire. Le jeune garçon, agile et fort, s'était changé du soir au -matin en un homme débile et maladif, et ses ambitions de commerçant et -ses enthousiasmes de voyageur durent disparaître pour céder la place -à une sombre et continuelle méditation sur la fragilité des biens de -cette terre, sur l'infaillible justice avec laquelle Dieu, notre père -et notre juge, fait sentir la pesanteur de sa main au pécheur. Il ne -se risquait point à le supplier de lui rendre la vue, car certainement -il ne l'eût pas exaucé. C'était un châtiment, et le Seigneur ne se -retourne pas quand il a frappé ferme. Il lui demanda seulement de lui -donner de l'argent en abondance, pour qu'il pût vivre à l'aise et -aussi une femme qui l'aimerait: rien de tout cela ne fut accordé à ce -pauvre Mordejaï, qui avait chaque jour moins d'argent, car il coulait -de ses mains, sans qu'aucun autre rentrât d'aucun côté, et aucune -femme ne vint. Celles qui s'approchaient de lui en feignant de l'aimer -ne venaient à lui que pour le voler. Un jour qu'il était l'homme le -plus molesté du monde, parce qu'il ne pouvait réussir à chasser une -puce qui le piquait horriblement et se moquait avec une audace sans -pareille de ses efforts, ce n'est point une invention..., deux anges -lui apparurent. - - - - -XIII - - -«Tu voyais donc un peu, Almudena? lui demanda Quart-de-Kilo. - ---Je les vis parfaitement, tous deux.» - -Il expliqua qu'il distinguait une masse obscure au milieu de la lumière -et cela pour toutes les choses de cette terre, mais que pour les choses -de ces mondes mystérieux qui s'étendent en haut et en bas, en avant et -en arrière, au dedans et au dehors de notre monde, ses yeux voyaient -clair, et alors aussi bien qu'elles le voyaient elles-mêmes. Bon! Alors -lui apparurent deux anges, et, comme ils ne lui apparaissaient certes -pas pour ne rien dire, ils lui firent connaître qu'ils venaient de la -part du roi d'en bas, avec un message pour lui. Le seigneur Samdai -avait à lui parler, et pour ce faire il était nécessaire qu'il se -rendît de nuit à l'abattoir, qu'il fît brûler un peu d'encens et qu'il -se mît à prier au milieu des dépouilles et des mares de sang, jusqu'à -deux heures du matin, heure de l'entrevue. Pas besoin est de dire -que les anges s'en allèrent comme une brise légère lorsqu'ils eurent -terminé leur ambassade à Mordejaï, et lui prit son brûle-parfum, sa -pipe, la ration d'encens, dans un papier, et il se dirigea à petits pas -vers l'abattoir; la longue station qu'il devait faire lui aurait paru -moins longue en fumant. - -Il se plaça là, assis les jambes croisées, respirant les vapeurs qui -s'échappaient du brûle-parfum et fumant pipe sur pipe jusqu'à ce -qu'arrivât l'heure fixée, et la première chose qu'il vit, ce furent -deux chiens plus grands que le chameau blanc, avec des yeux de feu. -Mordejaï était rempli d'admiration et pouvait à peine respirer. Vint -ensuite un régiment de cavaliers avec beaucoup de musique, et des beaux -habits de fête; ensuite commença à tomber une pluie très épaisse de -sable et de pierres, tant et tant qu'il se vit enterré jusqu'au cou, -et il respirait à peine. A chaque instant plus forte... et sur toutes -ces scories passèrent de nouvelles troupes de cavaliers courant à toute -vitesse, bannières blanches au vent et tirant sans cesser des coups de -fusil. Suivit une pluie de couleuvres et de crapauds qui tombaient en -sifflant et en se tordant. Le pauvre aveugle se mourait de frayeur, se -trouvant enveloppé dans l'horrible nuage de bêtes immondes.... Puis -vinrent des hommes et des femmes à pied, dans une lente procession, -tous et toutes vêtus de blanc, portant dans les mains des paniers et -des corbeilles d'or recouverts de fleurs, car les serpents et les -crapauds s'étaient magiquement transformés en roses et en lis, et en -rameaux odorants de menthe et de lauriers tous ces sables et pierres -brûlantes et tranchantes. - -Pour ne pas fatiguer et pour abréger, le roi apparut enfin, beau, d'une -beauté à la fois humaine et divine, une longue barbe noire, des boucles -d'oreilles, une couronne d'or qui avait l'air d'avoir comme pierreries -le soleil, la lune et les étoiles. Son vêtement était vert, sa finesse -était telle qu'il semblait tissé par les araignées très habiles qui -travaillent dans les profondeurs de la terre avec des aiguilles de feu. -Sa suite était si brillante et si belle qu'elle illuminait l'air. Comme -la Pedra lui demandait si Sa Majesté la reine n'était pas venue, elle -aussi, le narrateur s'arrêta un instant, recueillant ses souvenirs, -et il rendit compte qu'effectivement la femme du roi était venue, -mais que sa figure lui avait paru effacée comme la lune lorsqu'elle -traverse un nuage, et, pour cette raison, Mordejaï n'avait pas bien -pu la distinguer. La souveraine était vêtue de bleu, d'une couleur -qui ressemble à celle de nos pensées quand nous sommes entre triste -et gai. L'aveugle disait cela avec effort, suppléant à l'incertitude -de son langage par le jeu de sa physionomie convaincue et ses gestes -irrités et éloquents. - -Au total, sur l'ordre du roi, les femmes vêtues de blanc déposèrent -devant lui tous les paniers et les corbeilles d'or qu'elles portaient. -Qu'était-ce? Des pierreries de diverses sortes, beaucoup, beaucoup, -qui formèrent des monceaux qui n'auraient tenu dans aucune maison; -des rubis gros comme des pois chiches, des perles grosses comme des -œufs de colombe, toutes, toutes grosses, des diamants fins en telle -quantité qu'il y en avait de quoi remplir beaucoup de sacs, et avec ces -sacs une voiture de déménagement; des émeraudes comme des noix et des -escarboucles comme mon poing. - -Les trois femmes écoutaient tout cela ébahies, muettes, les yeux fixés -sur le visage de l'aveugle et la bouche ouverte. Au commencement de -la relation, elles avaient peine à croire, et elles étaient arrivées -à une naïve conviction, par excitation de leur âme, avides de choses -plaisantes et agréables, comme compensation à la vie de misère -mortifiante qu'elles subissaient. Almudena faisait passer toute son -âme dans sa voix et avec sa langue tous les plis mobiles de sa face -remuaient et jusqu'aux poils de sa barbe noire. Tout était signe, -hiéroglyphe déchiffrable, écriture orientale que les auditeurs -entendaient sans savoir comment. La fin de la splendide vision fut que -le roi dit au bon Mordejaï que des choses qu'il désirait, richesse et -femme, il ne pouvait lui en donner qu'une seule et qu'il devait choisir -entre les pierreries qu'il admirait tout à l'heure et avec lesquelles -il jouirait d'une fortune supérieure à celle de tous les souverains de -la terre, et une femme bonne, belle et laborieuse, bijou certainement -si rare que l'on ne pourrait le rencontrer qu'en parcourant toute la -terre à sa recherche. Mordejaï n'hésita pas un seul instant dans son -choix et dit à Sa Majesté le roi d'en bas que pour rien au monde il ne -saurait accepter ces pierreries si on ne lui donnait point la femme.... - -«Je désire la femme.... J'aimerai ma femme, et sans ma femme je ne veux -point de pierreries, ni d'argent, ni rien.» - -Le roi lui signala alors une femme qui, bien enveloppée d'un manteau -qui lui recouvrait jusqu'à la figure, s'en allait par le chemin et lui -dit que cette femme était la sienne, qu'il devait la suivre jusqu'à -ce qu'il la rencontrât et l'épouser, et cette femme qui lui était -donnée s'en allait d'un pas très léger. Et, cela dit, Sa Majesté daigna -s'évanouir dans les airs, et avec elle tous ceux de sa suite, et les -régiments de cavaliers et les femmes vêtues de blanc, et tout, tout ce -qui était apparu, en ne laissant qu'une odeur pénétrante d'encens et -les aboiements des deux immenses chiens qui s'en allaient se perdant -dans l'éloignement de la nuit fraîche, et il les entendait encore -retentir d'une façon effrayante au delà des monts. Mordejaï resta trois -mois malade après cette singulière aventure, et il ne pouvait prendre -pour toute nourriture que de l'eau et de la farine d'orge sans sel. -Et il se trouva ensuite si maigre qu'il pouvait compter ses os sans -qu'aucun lui échappât. Enfin, s'arrangeant comme il put, il commença -son chemin à travers le vaste monde à la recherche de la femme qui, -selon le dire du roi Samdai, était la sienne. - -«Et tu l'as rencontrée après tant et tant d'années de recherches et de -courses et elle s'appelait Nicolasa, dit la Pedra, cherchant à aider -l'aveugle dans son autobiographie. - ---Qu'en sais-tu? Ce n'est pas Nicolasa. - ---Mais alors, c'est peut-être madame, ajouta la Diega faisant allusion, -non sans une certaine impertinence, à la pauvre Benina qui ne -desserrait pas les dents. - ---Moi?... Que Jésus me protège! Je ne suis point une effrontée qui -court par les chemins.» - -Almudena conta qu'au sortir de Fez il était allé en Algérie, qu'il -vécut d'aumônes d'abord à Tlemcen, ensuite à Constantine et à Oran; -que de cette ville il s'embarqua pour Marseille, qu'il parcourut toute -la France, Lyon, Dijon, Paris, qui est très grand, plein d'arbres et -où les rues sont pavées et aussi douces que la paume de la main. Après -s'être arrêté dans une ville qui a nom Lille, il était retourné à -Marseille où il s'était embarqué pour Valence. - -«Et à Valence, tu as rencontré la Nicolasa, avec laquelle tu es venu -ici, grâce au secours des municipalités, deux réaux par étape, dit la -Pedra, et de Madrid vous êtes allés en Portugal, et tu t'es contenté -ainsi durant trois ans, homme artificieux, jusqu'à ce qu'elle t'ait -lâché pour aller avec un autre. - ---Tu n'en sais rien. - ---Conte donc l'histoire de Nicolasa, comment on t'a arrêté, toi, pour -te mettre à San-Bernardino, et elle pour la mettre à l'hôpital; et -puis qu'une nuit, tandis que tu dormais, deux femmes de l'autre monde, -à vrai dire deux âmes, te sont apparues pour te dire que la Nicolasa -causait à l'hôpital avec un condamné qu'on allait pendre.... - ---Ce n'est pas vrai, cela..., tais-toi. - ---Un autre jour tu nous raconteras cela, indiqua Benina, qui, bien -qu'elle goûtât fort ces histoires contées, désirait s'en aller, pour -vaquer à ses préoccupantes affaires. - ---Restez donc, madame; où voulez-vous aller où vous soyez mieux qu'ici? - ---Un autre jour je vous raconterai la suite, dit l'aveugle en souriant. -J'ai vu beaucoup de choses. - ---Tu es assoiffé, Jaï. Invite-nous à boire une demie, pour rafraîchir -ta langue qui est sèche comme la sole d'une vieille savate. - ---Je ne vous invite à rien du tout, vieilles pochardes, je n'ai point -d'argent. - ---Ne t'en inquiète pas, dit la Diega orgueilleusement. - ---Je ne bois pas, déclara Benina; maintenant je suis pressée et, avec -la permission de la compagnie, je m'en irai. - ---Reste encore un petit instant. Il n'est que onze heures. - ---Laisse-la aller, dit avec bienveillance la Pedra, car elle a -peut-être besoin de mendier encore; nous, nous avons fait notre -journée.» - -Interrogées par Almudena, elles racontèrent que, la Diega ayant touché -quelques sous que deux filles de la rue Chopa lui devaient, elles -s'étaient lancées dans le commerce, l'une et l'autre tenant les plus -grandes dispositions et même une adresse supérieure pour l'achat et -la vente. La Pedra ne se sentait femme honnête et accomplie que quand -elle se livrait au trafic, même de choses menues, même de cure-dents, -de feuilles de thé ou de grains de café ayant servi. L'autre était -un aigle pour la revente des chiffons et petits objets. Avec cet -argent ainsi venu entre leurs mains par miracle, elles avaient acheté -différentes choses dans une maison de soldes, et, le matin de ce -jour, elles avaient planté leur bazar près de la petite fontaine de -l'Arganzuela, ayant la chance de vendre plusieurs cartes de boutons, -de petits morceaux de rubans et deux gilets de Bayonne. Un autre jour, -elles achetaient de la faïence, des images, des chevaux en carton, -de ceux que l'on vend à perte à la fabrique de la rue du Carnero. -Elles parlèrent longtemps de leur commerce et elles se vantaient -réciproquement l'une l'autre, parce que si Quart-de-Kilo n'avait -pas sa pareille pour l'achat de marchandises détériorées, personne -n'atteignait la force et la malice de l'autre pour la vente au détail. -Un autre indice qu'elles étaient venues au monde pour être commerçantes -et rien d'autre, est que l'argent ainsi gagné en vendant, elles -savaient le serrer dans leur bourse, en fermant avec soin les cordons, -animées du désir ardent et inquiet de le conserver, tandis que l'argent -qui arrivait entre leurs maigres mains de n'importe quelle autre façon -s'échappait, sans même qu'elles eussent le temps de fermer le poing -pour le retenir. - -Benina était tout oreilles pour écouter ces explications qui eurent -pour résultat de lui faire naître une certaine sympathie pour -l'ivrognesse, parce que, elle aussi, Benina se sentait des dispositions -pour le commerce, et l'idée de l'achat et vente caressait agréablement -les fibres de son âme. Ah! si, au lieu de se mettre en service et de -travailler comme une négresse, elle s'était installée sous une porte -cochère, un autre coq aurait chanté. Mais il est vrai que ses habitudes -et son indissoluble association avec doña Paca lui fermaient la porte -du commerce. - -La brave femme insista pour abandonner l'agréable réunion et, quand -elle se leva pour partir, elle laissa tomber le crayon que lui avait -donné don Carlos et, en voulant le ramasser, elle fit pareillement -tomber l'agenda. - -«Mazette, dit la Pedra, vous ne transportez pas un mince bagage, et -elle jeta un coup d'œil rapide sur le livre, bien qu'elle sût plutôt -déchiffrer ses lettres que lire réellement. Ceci, qu'est-ce? Un livre -de comptes. Comme il me plaît! Mars ici, et la place des pesetas et la -place des centimes. C'est bien commode de pouvoir marquer ce qui entre -et ce qui sort. Moi, je l'écris tel que; mais je m'embrouille dans les -chiffres, parce que les yeux eux-mêmes s'embrouillent avec les doigts -et, quand je fais l'addition, je ne peux plus tomber d'accord avec ce -que je dois avoir. - ---Ce livre, dit Benina qui sur-le-champ entrevit l'occasion de faire -un commerce, m'a été donné par un parent de ma maîtresse, pour que -nous écrivions point par point nos affaires; mais nous ne savons pas -le faire. Il n'y a pas «la Madeleine pour cette étoffe», comme disait -l'autre, et j'y pense, mesdames, vous autres qui êtes commerçantes, ce -livre vous conviendrait merveilleusement. Et je vous le vendrai, si -vous me le payez bien. - ---Combien? - ---Comme c'est pour vous, deux réaux. - ---C'est beaucoup, dit Quart-de-Kilo, en dévorant des yeux le livre -qui était dans les mains de sa compagne. Et si, tandis que nous le -désirons, le Moricaud nous empêche de le prendre? - ---Prends-le, indiqua la Pedra, prise d'une convoitise d'enfant, en -faisant tourner les pages avec son doigt mouillé. On écrit sur les -petites lignes: tant de quantités, tant de lignes et ainsi c'est plus -clair.... Donne-lui un réal, va. - ---Mais vous ne voyez pas que le livre est tout neuf? Sa valeur est -marquée là: «deux pesetas». - -Elles marchandèrent; Almudena intervint comme conciliateur des intérêts -des deux parties, et enfin le traité fut signé moyennant quarante -centimes pour le tout, avec le crayon. - -La Benina sortit du café tout heureuse, pensant qu'elle n'avait point -perdu son temps, et que, si les pierres précieuses qu'Almudena avait -placées en monceaux devant elle étaient chimériques, positives et de -bon aloi étaient les quatre pièces de deux sous, luisantes comme quatre -soleils, qu'elle avait gagnées en vendant l'inutile cadeau du monomane -Trujillo. - - - - -XIV - - -Le long repos dans le café lui permit de parcourir comme un gaz léger, -la distance entre le Rastro et la rue de la Cabeza, où vivait Mme -Obdulia, qu'elle voulait visiter et secourir avant de rentrer, car il -était indubitable pour elle qu'à un sou près il devait lui revenir -la moitié de l'un des deux douros que don Carlos lui avait donnés. A -deux heures moins un quart elle entrait par le portail qui, par son -air sinistre et son état d'humidité, ressemblait fort à la porte d'une -prison! Dans le bas, il y avait un établissement d'ânesses à lait, avec -des petites ânesses peintes sur la devanture, et au dedans, vivaient -sans air ni lumière les pacifiques nourrices des phtisiques, enfermées -et phtisiques elles-mêmes. Dans la loge du concierge, on donnait -asile à une connaissance de Benina, l'aveugle Pulido, qui était un -des piliers de San-Sebastian. Elle causa un instant avec lui et avec -le vacher avant de monter, et tous deux lui donnèrent des nouvelles -bien mauvaises; que le pain allait augmenter et que la Bourse avait -beaucoup baissé. Le premier événement avait pour cause la sécheresse, -et le second était arrivé parce qu'il y allait avoir une révolution -terrible. Les ouvriers réclamaient la journée de huit heures et les -patrons refusaient de la leur accorder. L'ânier annonça avec un sérieux -prophétique que bientôt il n'y aurait plus d'argent métallique et -seulement du papier et qu'on allait mettre de nouvelles contributions -inclusivement jusque sur le bonjour qu'on se donnerait ou se rendrait. - -C'est sur ces mauvaises impressions que Benina commença à monter -l'escalier aussi ruiné qu'obscur, avec ses marches bombées, les parois -souillées, recouvertes d'indications écrites par les habitants, au -charbon ou au crayon, auprès des portes de chaque logement, ce qui -rendait l'aspect intérieur plus sale que l'extérieur; des lumignons -vacillants l'éclairaient, comme les veilleuses de jour éclairent les -saints. Au premier étage en partant du ciel, dans le voisinage des -chats et avec une vue magnifique sur les toits et les mansardes, -demeurait la jeune dame Obdulia; sa maison, par la largeur et la -fraîcheur des pièces, aurait ressemblé à un couvent, n'était le peu de -hauteur des plafonds que l'on touchait de la main. Les tapis et les -nattes y étaient aussi inconnus que les redingotes ou les chapeaux haut -de forme au Congo; seulement dans la pièce décorée du nom de cabinet -il y avait un morceau de feutre éraillé, bleu et rouge et formant des -carrés. Les meubles d'occasion, avec leurs sièges défoncés, leurs pieds -invalides, leur aspect boiteux, accusaient les désastres de leurs -voyages à l'infini dans les voitures de déménagement. - -Obdulia elle-même ouvrit la porte à Benina, disant qu'elle l'avait -entendue monter, et au même instant la bonne vieille se vit assaillie -par une paire de chats très gentils qui la regardaient en miaulant, le -poil hérissé, et en se frottant contre elle. - -«Les pauvres petites bêtes, dit la jeune femme avec plus de compassion -pour elles que pour elle-même, elles n'ont point encore mangé!» - -La fille de doña Paca portait une robe de chambre de flanelle rose, -d'une coupe élégante, mais défraîchie par un long usage, le devant -couvert de taches de chocolat ou de graisse, des trous aux manches, -la doublure arrachée; enfin tout indiquait un vêtement acheté de -rencontre, trop large pour la propriétaire actuelle, la précédente -étant sans doute plus forte de taille. De toute manière, un tel -vêtement convenait peu quand même à la pauvreté de la femme de -Luquitas. - -«Ton mari n'est pas encore venu cette nuit? lui dit Benina suffoquée -par la pénible ascension. - ---Et il n'y a pas de danger qu'il vienne. Il faudrait le chercher à son -café ou dans ces maisons de perdition avec celles qui lui ont troublé -la cervelle. - ---On ne t'a rien porté de la maison de tes beaux-parents? - ---Non, ce n'est pas le jour. Tu sais bien qu'ils ne m'envoient quelque -chose que de deux jours l'un. Ils vont manger chez leur tante. - ---De sorte que tu es comme le caméléon. Tu ne t'affliges pas, tu -attends que Dieu y pourvoie, et il n'a pas l'air d'y penser; mais me -voici là à point pour que tu ne jeûnes pas plus que ton dû; que le ciel -t'en tienne compte.... Mais j'entends une petite toux. Ton cavalier -servant est-il venu? - ---Oui, il est ici depuis dix heures. Il m'entretient avec les jolies -choses qu'il me dit, et, en l'écoutant, je ne m'aperçois pas qu'il n'y -a à la maison que deux onces de chocolat, une demi-douzaine de dattes, -et quelques vieux croûtons de pain.... Si tu as apporté quelque chose -avec toi, il faudrait donner tout d'abord à ces malheureux chats qui -souffrent et me tourmentent depuis le point du jour. Il me semble -qu'ils me parlent et qu'ils me disent: «Qu'est devenue notre Nina -qu'elle ne nous procure plus notre mou?» - ---Bien, je pourvoirai à tout, mais d'abord je voudrais saluer ce -cavalier qui, quoique d'âge, sait encore dire de jolies et fines choses -aux dames.» - -Elle entra dans la pièce que l'on nommait le cabinet, et M. de Ponte y -Delgado se répandit avec elle en compliments de bonne société: - -«Toujours votre serviteur, Benina, et inconsolable quand vous brillez -par votre absence. - ---Comment! je brille par mon absence!... Quelle phrase disparate vous -faites, monsieur de Ponte! Ou bien est-ce que nous autres femmes du -peuple nous n'entendons point ces finesses?... Allez avec Dieu. Je -reviens à l'instant, car j'ai de quoi donner à manger à la petite et -à messieurs les chats. Eh bien! que don Frasquito ne dise rien, il a -dû faire pénitence ici. Je l'invite, moi.... Non, c'est madame qui -l'invite. - ---Oh! quel honneur!... J'y suis extrêmement sensible. Mais j'avais -l'intention de me retirer. - ---Oui, nous savons que vous êtes toujours convié dans les maisons de -la noblesse. Mais vous êtes si bon que vous ne dédaignez pas de vous -asseoir à la table de pauvres gens comme nous. - ---Considération qui nous est infiniment agréable, dit Obdulia. On sait -que pour M. de Ponte, c'est un vrai sacrifice que d'accepter une si -pauvre table.... - ---Pour l'amour de Dieu, Obdulia!... - ---Mais votre extrême bonté vous inspire ces sacrifices et de bien plus -grands encore. N'est-ce point vrai, Ponte? - ---Oui, je me fâcherai avec vous, chère amie, si vous continuez à être -aussi paradoxale. Vous appelez sacrifice le plus grand plaisir qui -puisse exister dans la vie. - ---As-tu du charbon?.... dit avec brusquerie Benina, comme quelqu'un qui -jette une pierre dans un massif de fleurs. - ---Je crois qu'il y en a un peu, dit Obdulia, et sinon, va en chercher.» - -Nina rentra à l'intérieur de la cuisine et, ayant trouvé du -combustible, elle se mit à allumer le feu et à installer ses -casseroles. Durant la prosaïque opération elle conversait avec les -étincelles et les braises, se servant de l'écran comme d'un tuyau -acoustique leur disant: - -«Je vais avoir une fois de plus le plaisir de donner à manger à ce -pauvre affamé, qui par fausse honte, ne veut point confesser sa faim. -Que de misères dans ce monde, Seigneur! On dit justement que plus -on a vu, plus on verra. Et quand on croit avoir aperçu le fin fond -de la misère, on trouve tout à coup qu'il y a encore des gens plus -misérables, car, si une pauvre femme tombe à la rue, on lui donne, elle -demande et elle mange, et un demi-pain lui suffît pour s'alimenter.... -Mais ceux-ci qui joignent à l'envie de manger l'insurmontable confusion -de demander, étant timides et délicats de nature; ceux qui ont eu la -fortune et reçu de l'éducation et qui ont peur de s'abaisser.... Mon -Dieu, qu'ils sont malheureux! Que de discours ils doivent se faire pour -ajuster leur vie!... S'il me reste de l'argent, après avoir mangé, -il faut que je voie comment je m'arrangerai pour trouver la piécette -qui est nécessaire pour lui payer le lit de cette nuit. Mais non, il -faudra huit réaux. Je pense que je ne pourrai pas payer encore cette -nuit.... Et comme cette damnée Bernarda ne fait crédit qu'une fois..., -il faudra lui payer tout le comptant.... Et comment savoir si on lui -a fait crédit deux ou trois fois.... Non, si j'avais assez d'argent -je n'aurais pas le courage de le donner, et même si on me l'offrait, -j'aimerais mieux dormir à la belle étoile plutôt que de l'enlever à ces -pauvres gens.... Seigneur! que de choses il faut voir chaque jour dans -ce monde si grand de la misère!» - -Pendant que Benina se livrait à ces réflexions, le langoureux Frasquito -et l'excellente Obdulia parlaient de mille choses suaves ou agréables, -bien loin de la triste réalité. Dès qu'ils eurent vu entrer la -Providence, sous la figure de Benina, la jeune femme s'était trouvée -soulagée de ses inquiétudes et de ses angoisses et, pour le même motif, -le chevalier respirait à l'aise, et leurs papilles furent agréablement -chatouillées à l'idée de voir conjuré, au moins pour ce jour, le grave -conflit des subsistances. L'un et l'autre, femme terre à terre et -homme galant, possédaient, au milieu de leur radicale pénurie, une -richesse incommensurable, inépuisable, extrêmement efficace, toujours -monnayable, extraite de l'inépuisable mine de leur propre esprit, et, -bien qu'ils usassent avec prodigalité des produits de cette mine, plus -ils en usaient, plus ils en avaient à leur disposition. Cette richesse -consistait dans la précieuse faculté d'abandonner la réalité quand -ils le voulaient, pour se transporter dans un monde imaginaire, tout -de bonheur, de plaisirs et de choses agréables. Grâce à cette divine -faculté, il arrivait qu'en mainte occasion ils ne s'apercevaient pas -de leurs énormes malheurs; car, lorsqu'ils se voyaient privés de tous -les biens positifs, ils sortaient de leur imagination le cor d'Amalthée -et ils n'avaient qu'à souffler dedans pour en voir sortir tous les -biens idéaux. Ce qu'il y avait de plus curieux, c'est que M. de Ponte -y Delgado, bien que trois fois au moins aussi âgé qu'Obdulia, la -dépassait en puissance imaginative, car, à son déclin, les illusions de -l'enfance semblaient lui revenir. - -Don Frasquito était ce qu'on appelle vulgairement une âme du bon Dieu. -On ne connaissait pas son âge et il fallait renoncer à le savoir, car -les archives de l'église d'Algeciras, où il avait été baptisé, avaient -été brûlées. Il possédait le rare privilège physique d'une conservation -qui pouvait rivaliser avec celle des momies d'Égypte et qu'aucune -privation, aucune contrariété, n'arrivait à modifier. Ses cheveux -étaient restés noirs et abondants; la barbe, non; mais il parvenait, -grâce à un peu de teinture, à harmoniser l'une avec l'autre. Il portait -les cheveux tombant sur le front, non à la romantique, ébouriffés et -touffus, mais comme on les portait en 1850, bien lustrés et avec la -raie de côté, les mèches bien rabattues sur les oreilles. Le mouvement -de sa main pour ajuster et modeler à leur place ces deux mèches était -devenu un mouvement de seconde nature, vrai tic physiologique, qui -arrivait à faire partie de sa manière d'être naturelle. Certainement, -avec ses bandeaux et ses coques, sa barbe luisante et teinte, le visage -de Frasquito était de ceux que l'on peut appeler poupins, à cause de je -ne sais quelle expression d'ingénuité et de confiance qui ressortait -de son nez petit et de ses yeux jadis vifs devenus languissants. Ils -regardaient toujours avec attendrissement, lançant leurs rayons -d'astre couchant, mélancoliquement au milieu d'un brouillard de larmes -chassieuses, coulant à travers de rares cils et de grandes pattes -d'oie. Deux choses entre autres étaient un motif de grand orgueil pour -de Ponte y Delgado, à savoir: ses cheveux et son petit pied. Dans les -plus grandes adversités, au milieu des mortifications les plus grandes, -des abstinences les plus inéluctables, il se résignait facilement; -mais porter de vieilles chaussures qui auraient compromis la structure -parfaite et les gracieuses proportions de son pied, cela était -impossible, il ne fallait pas le lui demander. - - - - -XV - - -Nous n'avons pas parlé du grand art de conserver les vêtements. -Personne comme lui ne savait découvrir dans les loges de portiers de -maisons excentriques d'habiles tailleurs qui, pour une somme modique, -savaient habilement retourner une pièce dans un vêtement; personne ne -savait, comme lui, traiter avec délicatesse les vêtements, pour les -défendre contre l'usure constante, de façon que leur durée défie celle -des années, en se conservant dans la forme la plus pure; personne ne -savait, comme lui, employer la benzine pour faire disparaître les -taches, redresser les plis avec la main, étirer les habits, corriger -la déformation des genoux. Ce que pouvait lui durer un chapeau, -cela ne saurait se dire. Pour le vérifier, il ne suffirait pas de -compulser toutes les chronologies de la mode, car, à force d'être -ancienne, la forme de son chapeau en arrivait à paraître moderne; le -lissage de la soie et les soins maternels contribuaient à entretenir -cette illusion. Les autres parties du vêtement, si elles égalaient en -longévité le chapeau, ne pouvaient lutter avec lui pour dissimuler leur -âge, car avec les transformations et les retournements, les reprises -et les pièces, elles n'étaient plus que l'apparence d'elles-mêmes. -D. Frasquito portait en toute saison un petit paletot d'été clair; -c'était son vêtement le moins âgé, et il lui servait à cacher, boutonné -jusqu'au cou, tout ce qu'il portait ou ne portait pas sur lui, sauf la -partie basse de son pantalon. Dieu seul et Ponte se doutaient de ce que -recouvrait le petit paletot. - -Je ne crois pas qu'il ait jamais existé de personne plus inoffensive, -mais je ne crois pas non plus qu'on put en rencontrer d'aussi -inutile. Ponte n'avait jamais servi à rien; sa misère seule suffisait -à l'indiquer, et elle était impossible à dissimuler en ce triste -accident de sa vie. Il avait hérité d'une petite fortune, il avait -occupé quelque bon emploi, et n'avait jamais eu de charges de famille, -parce qu'il s'était pétrifié dans le célibat, d'abord par adoration de -lui-même, ensuite parce qu'il avait perdu son temps à chercher, avec -un scrupule excessif et un soin tout spécial, un mariage de convenance -qu'il ne rencontra pas et ne pouvait pas rencontrer, avec les chances -déraisonnables et impossibles qu'il désirait trouver. Ponte y Delgado -avait consacré sa vie au monde, vêtu avec une élégance affectée, -fréquentant, je ne dirai pas les salons, parce qu'autrefois on n'usait -pas beaucoup de cette appellation, mais quelques maisons agréables et -distinguées. Les vastes salons étaient peu nombreux, et Frasquito, bien -qu'il se vantât d'en avoir fréquenté en son temps, n'en avait guère -aperçu plus loin que la porte. Dans les réunions qu'il fréquentait -et dans les bals auxquels il assistait, comme dans les casinos et -autres centres de réunions masculines, nous ne dirons point qu'il -détonnait, mais il se distinguait fort peu par son génie naturel et il -lui manquait ce mélange de correction, de bon ton et d'air dédaigneux -qui constituent la véritable élégance. Très affecté dans ses manières, -cela, oui; très occupé de ses gants, très préoccupé de sa cravate, de -son pied petit, il était agréable aux dames, sans en intéresser aucune, -tolérable pour les hommes, dont quelques-uns l'estimaient même. - -Seulement, dans notre société hétérogène, libre de scrupules et de -préjugés, il arrive quelquefois qu'un petit nobliau, possesseur de -quatre sous vaillants, ou employé à demi-solde, puisse coudoyer -les marquis et les comtes de sang bleu et les gens riches dans les -centres de fausse élégance; là où l'on voit encore se réunir et se -fréquenter ceux qui exploitent la vie somptueuse pour leurs affaires, -leurs vanités ou leurs audacieuses amours, et aussi ceux qui vont -danser ou dîner avec les dames sans autre but que de se procurer des -recommandations pour un congé ou la faveur d'un chef pour manquer -impunément aux heures de bureau. Je ne dis pas cela pour Frasquito -de Ponte, qui était plus qu'un pauvre diable au temps de son apogée -sociale. Sa décadence ne commença à se manifester d'une façon notoire -que depuis 1859. Il se défendit héroïquement jusqu'en 1868, et à -l'arrivée de cette année, marquée dans son destin par des points très -noirs, le pauvre infortuné se trouva plongé jusqu'au cou dans les -abîmes de la misère la plus profonde, et cela pour n'en plus sortir. -Il avait mangé durant les années antérieures les derniers restes de sa -fortune. L'emploi qu'il avait obtenu à grand'peine de Gonzalez Bravo -lui fut malheureusement enlevé par la révolution: il n'en avait pas -joui longtemps et il n'avait pas su économiser. - -Le malheureux se trouva, comme on dit, avec le jour et la nuit -pour toute rente; toutefois, il lui restait encore la compassion -discrète de quelques amis qui le reçurent à leur table. Mais les -bons amis moururent ou se lassèrent et les parents ne se montrèrent -pas compatissants. Il souffrit la faim, le complet dénuement, les -privations de tout ce qui avait été son plus grand plaisir, et -pourtant, dans une aussi critique occurrence, sa délicatesse innée et -son amour-propre furent comme une pierre attachée à son cou, qui aurait -facilité son immersion et sa noyade; il n'était pas homme à importuner -ses amis par des sollicitations d'argent, à les «taper» indiscrètement, -et c'est seulement dans de si rares occasions qu'on peut les compter, -dans de vraies situations critiques, en vrai péril de mort, qu'il -s'aventura à tendre une main pour demander des secours décisifs dans -la lutte épuisante contre l'extrême misère, mais cette main était pour -cette circonstance et afin de sauver l'apparence recouverte d'un -gant qui, quoique décousu et déchiré, était pourtant encore un gant. -Bien que mourant de faim, Frasquito ne pouvait rien faire sans une -certaine dignité. Il était entré une fois en se cachant dans le cabaret -Boto, pour y manger deux réaux de bouilli, avant de se présenter dans -une bonne maison, dans laquelle, si on le recevait gracieusement, on -l'avait blessé dans son amour-propre par d'innocences plaisanteries, en -lui jetant à la face sans ménagement son parasitisme sans façon. - -Le malheureux recherchait, avec une angoisse pleine d'anxiété, tous -les moyens de gagner sa vie, si peu lucratifs qu'ils fussent; mais -ses talents très limités rendaient encore plus ardue une réussite -déjà naturellement si difficile pour ceux qui sont capables. Il se -remuait tellement qu'il parvint enfin à trouver quelques petites -occupations, indignes certainement de sa situation antérieure, mais -qui lui permirent encore de vivre quelque temps sans trop s'abaisser. -Sa misère extrême pouvait encore se cacher sous un vernis de dignité. -Recevoir une courte aide pécuniaire comme répétiteur dans un collège -ou comme employé auxiliaire chez un boutiquier de la rue de Ségovie, -pour toucher ou déposer des factures, c'était certes une aumône reçue, -mais si bien dissimulée que vraiment il n'y avait aucun déshonneur -à la recevoir. Il mena une vie misérable durant quelques années, -habitant solitairement les maisons du sud, sans jamais aller du côté -de celles du centre ou du nord, de peur de rencontrer quelques-unes -de ses connaissances d'autrefois qui auraient pu le voir mal chaussé -et encore plus mal vêtu, et, ayant perdu ces quelques facilités qu'il -avait trouvées, il en chercha d'autres, allant jusqu'à accepter, non -sans scrupules et crispations de nerfs, la charge de commissionnaire ou -commis voyageur pour une fabrique de savons, pour laquelle il courait -de boutique en boutique et de maison en maison pour chercher à en -placer de son mieux les produits. Mais le pauvre diable avait si peu -de malice et de salive à sa disposition pour opérer ses placements, -qu'il se retrouva bientôt dans la rue. En dernier lieu, le ciel lui -avait envoyé une vieille femme de la confrérie de Saint-André, qui -l'avait chargé de tenir les comptes d'un restant de commerce de cierges -qu'elle liquidait, en cédant de petites parties aux paroisses et -congrégations. Le travail était léger, on lui donnait pour le faire -deux piécettes par jour, avec lesquelles il réalisait le miracle -de vivre en se procurant le repas et le lit, nous ne disons pas le -logement, car véritablement il n'était pas logé. En effet, depuis -l'année 1880, qui fut terrible pour l'infortuné Frasquito, il s'était -vu obligé de renoncer à avoir une chambre à lui, et après quelques -jours d'une horrible crise, pendant lesquels il eut le loisir de se -comparer au colimaçon, parce qu'il portait comme lui toute sa maison -sur son dos, il s'était entendu avec la seña Bernarda, la patronne -des dortoirs de la rue du Mediodia-Grande, femme très disposée à -le recueillir, sachant apprécier les gens. Pour trois réaux, elle -lui donnait un lit d'une piécette et, tenant compte des manières -particulièrement distinguées du paroissien, pour un seul réal en plus, -elle lui permit de placer sa malle dans un recoin intérieur où il fut -encore autorisé à passer une heure tous les matins pour ajuster ses -vêtements, faire sa toilette et procéder à sa teinture et à l'emploi -de ses cosmétiques. Il entrait là comme un cadavre et il en ressortait -méconnaissable, propre, sentant bon et reluisant de beauté. - -Le restant de la piécette était employé par lui pour manger et se -vêtir.... Problème immense, incalculable algèbre! Avec tous ces -arrangements, il avait conquis un calme relatif, parce qu'il n'eut -pas à souffrir l'humiliation de demander de secours. Mauvais ou bon, -droit ou tordu, l'homme avait un moyen de vivre, et il vivait, et il -respirait, et il lui restait encore quelques instants pour pratiquer -une chevauchée dans les champs et les espaces imaginaires. Son très -honnête commerce avec Obdulia, qui naquit de la connaissance de doña -Paca et des relations commerciales de la vieille marchande de cire -avec l'homme des pompes funèbres, son beau-père, s'il apporta à de -Ponte la consolation qui naît de la concordance des idées, des goûts et -des affections, le mit toutefois dans ce grave compromis de négliger -les choses de la bouche pour s'acheter une paire de bottes neuves, -car celles qui étaient seules à lui offrir leurs services étaient -horriblement défigurées, et nous savons que notre pauvre nécessiteux -supportait tout, excepté d'entrer dans les régions éthérées de l'idéal -avec un pied mal chaussé. - - - - -XVI - - -Avec l'épouvantable déficit qu'entraînèrent dans son mince budget -les bottes neuves et autres articles de véritable superflu, tels -que pommade, cartes de visite et dans lesquels Frasquito engloutit -des sommes relativement considérables, le pauvre homme se trouva le -ventre vide, sans savoir comment il arriverait à le remplir. Mais la -Providence, qui n'abandonne jamais les braves gens, lui porta remède -dans la maison d'Obdulia, qui lui tuait la faim quelques jours, en -le priant de lui tenir compagnie à table, et il est certain qu'il ne -fallait pas user peu de salive pour le faire acquiescer et vaincre -sa délicatesse et sa courtoisie. Benina, qui lisait la faim sur son -visage, mettait moins d'étiquette dans ses procédés et le servait -avec brusquerie, riant à part elle des mignardises et des manières de -faire la petite bouche, avec lesquelles il couvrait délicatement son -acceptation empressée. - -Ce jour particulièrement qui se présentait si sinistre, et que -l'apparition de Benina changea en l'un des plus heureux, Obdulia et -Frasquito, lorsqu'ils eurent compris que le grave problème de la -réfection organique était résolu, se lancèrent à cent mille lieues de -la réalité, pour baigner leurs âmes dans la rosée ambiante des biens -imaginaires. Le cercle des idées de Ponte était extrêmement limité; -celles qu'il avait pu acquérir durant les vingt années de son apogée -sociale s'étaient cristallisées, et si, d'un côté, elles ne subirent -aucune modification, d'autre part, il n'en acquit aucune nouvelle. La -misère le sépara de ses anciennes amitiés et relations, et, de même -que son corps se momifiait, sa pensée passait, elle aussi, à l'état -fossile. Dans sa compréhension des choses, il n'avait pas dépassé -les lignes de niveau de 68 et 70. Il ignorait des choses que chacun -sait: il ressemblait à un oiseau tombé du nid ou à un homme tombé des -nues; il jugeait les événements et les personnes avec une innocente -candeur. L'humiliation de son état affligeant et la retraite qui en -fut la conséquence n'étaient point une des moindres raisons de son -abaissement moral et de la pauvreté de ses idées. Dans la crainte -qu'il ne lui fût fait mauvais visage, il passait des semaines entières -sans sortir de son quartier, et, comme aucune nécessité impérieuse ne -l'appelait dans le centre, il ne passait jamais la place Mayor. Il -était continuellement hanté par la monomanie centrifuge; il préférait -pour ses promenades les rues obscures et détournées où l'on rencontrait -rarement un chapeau haut de forme. Dans de tels endroits, jouissant du -calme, de l'oisiveté et de la solitude, son pouvoir imaginatif évoquait -les temps heureux ou créait des êtres et des choses au goût et à la -mesure d'un pauvre rêveur. - -Dans ses entretiens avec Obdulia, Frasquito racontait indéfiniment sa -vie sociale et élégante d'autrefois, avec des détails intéressants; -comment il avait été admis aux soirées de madame une telle ou de la -marquise de ci; quelles personnes distinguées il avait connues là, -quels étaient leurs caractères, leurs habitudes et leur façon de -s'habiller. Il énumérait les maisons somptueuses où il avait passé -tant d'heures heureuses, dans le commerce des personnes des deux sexes -les plus aimables de tout Madrid, se récréant par des conversations -charmantes et autres passe-temps délicieux. Quand la conversation -tombait sur les choses de l'art, Ponte, qui était fou de musique, -entonnait des passages de _Norma_ ou de _Marie de Rohan_, qu'Obdulia -écoutait dans l'extase. D'autres fois, se lançant dans la poésie, il -récitait les vers de don Gregorio Romero Larrañaga et d'autres poètes -de ces temps niais. L'ignorance radicale de la jeune femme offrait un -terrain singulièrement propice pour ces essais d'éducation littéraire, -car tout était nouveau pour elle, tout lui causait le ravissement que -peut éprouver un enfant auquel on offre son premier jouet. - -La jeune fille--nous pouvons bien l'appeler ainsi, bien qu'elle fût -mariée et qu'elle eût fait une fausse couche--ne pouvait se rassasier -de recueillir des informations et des renseignements sur la vie de -société et, bien qu'elle en eût quelque lointaine connaissance, par -souvenirs vagues de son enfance, ou par ce que sa mère lui en avait -raconté, elle trouvait dans les descriptions et peintures de Ponte un -enchantement et une poésie plus grands. Sans aucun doute, la société -du temps de Ponte était plus belle que celle d'aujourd'hui, les hommes -étaient plus fins, les femmes plus jolies et plus spirituelles. - -Sur la demande d'Obdulia, l'élégant fossile décrivait les réceptions et -les bals, avec toutes leurs magnificences; le buffet ou ambigu, avec -ses mets, gâteaux et rafraîchissements variés; il contait les aventures -amoureuses qui avaient fait causer autrefois; il énumérait les règles -de bonne éducation qui, pour lors, étaient en usage pour les plus -petits détails de la vie élégante, et il faisait le panégyrique des -beautés qui brillaient en son temps et qui étaient mortes aujourd'hui -ou retirées dans les coins comme des vieilleries. Il ne laissait point -au fond de l'encrier ses propres petites aventures ou ses fredaines -amoureuses, ni les désagréments que pour ces choses il dut avoir avec -des maris irrités ou des frères susceptibles. Il en était résulté -qu'il avait eu aussi son petit duel correspondant, certainement, avec -témoins, conditions, choix des armes, querelles pour un oui ou un -non, et enfin choc des sabres, le tout se terminant en un fraternel -déjeuner. Un jour après l'autre, il en était venu à conter toutes les -péripéties de sa vie sociale, laquelle contenait toutes les variétés -d'un naïf libertinage, de l'élégance pauvre et de la nigauderie la plus -honnête. Frasquito était aussi un grand amateur de l'art scénique et -il avait joué sur différents théâtres de société des rôles principaux -dans _Fleur d'un jour_ et la _Mèche de ses cheveux_. Il se rappelait -encore des passages et des morceaux de ces deux rôles, qu'il répétait -avec une emphase déclamatoire et qu'Obdulia écoutait avec ravissement, -les _yeux gros de larmes_, pour employer le style de l'époque. Il -raconta aussi, et il lui fallut pour cela deux séances entières, -le bal costumé donné pour la fête de naissance de Maricastaña, une -marquise ou baronne de je ne sais plus quoi. Frasquito, dût-il vivre -mille ans, ne saurait oublier cette fête splendide à laquelle il avait -assisté vêtu en brigand calabrais. Et il se rappelait tout, absolument -tous les costumes et il les décrivait, les spécifiait, sans omettre -le moindre petit ruban ou galon. Il est certain que les préparatifs -de son déguisement, les pas qu'il dut faire pour se procurer les -éléments caractéristiques de son costume lui prirent tant de temps, -nuit et jour, qu'il dut manquer des semaines entières à son bureau et -de là vint sa première absence et de cette première absence tout le -commencement de ses traverses. - -Frasquito pouvait encore, bien que sur une très petite échelle, -satisfaire la curiosité d'Obdulia sur un autre point et lui donner -l'illusion des voyages. Il n'avait pas fait le tour du monde, non, -certes; pourtant il était allé à Paris, et pour un élégant cela -suffisait peut-être bien. Paris! Et comment était Paris? Obdulia -dévorait des yeux le narrateur, quand celui-ci rapportait avec -d'hyperboliques saillies les merveilles de la grande ville, rien moins -qu'à la fulgurante époque du second empire. Ah! l'impératrice Eugénie, -les Champs-Élysées, les boulevards, Notre-Dame, le Palais-Royal!... -Et, pour que tout entre dans la description, Mabille, les lorettes!... -Ponte n'était resté qu'un mois et demi, vivant avec une grande -économie, mettant à profit le temps, jour et nuit, pour que rien de ce -qu'il avait à voir ne pût lui échapper. Et, durant ces quarante-cinq -jours de liberté parisienne, il éprouva des jouissances indicibles, et -il rapporta à Madrid des souvenirs et impressions de quoi conter durant -trois années de suite. Il avait tout vu, le grand et le petit, le beau -et le rare; il avait fourré son nez partout, et il faut avouer qu'il -s'était permis aussi un peu de libertinage, désirant connaître les -enchantements secrets et les grâces séductrices qui rendent tous les -peuples esclaves, les faisant tributaires de la voluptueuse Lutèce. - -«La vie doit être très chère à Paris, lui dit son amie. Ah! monsieur de -Ponte, ce n'est point plaisir à l'usage des pauvres gens. - ---Non, non, vous vous trompez. Quand on sait s'arranger, on peut vivre -comme on veut. Je dépensais de quatre à cinq napoléons par jour, et -j'ai tout vu. J'avais vite appris à connaître les correspondances des -omnibus et j'allais aux endroits les plus éloignés pour quelques sous. -Il y a des restaurants bon marché où l'on vous sert pour peu d'argent -de très bons plats. Il est vrai pourtant de dire qu'en honoraires, -qu'ils appellent là-bas «pourboire», on dépense plus que le compte; -mais croyez-moi, on le donne volontiers en se voyant traité avec tant -d'amabilité. Vous n'entendez à chaque minute que le mot: pardon, pardon. - ---Mais parmi les mille choses que vous avez vues, Ponte, vous oubliez -le meilleur. N'avez-vous pas vu les grands hommes? - ---Je dois vous le dire. Comme nous étions en été, les grands hommes -étaient allés aux eaux. Victor Hugo, comme vous savez, était en exil. - ---Et Lamartine, ne l'avez-vous point vu? - ---Hélas! à cette époque, l'auteur de _Graziella_ était mort. Un soir, -les amis qui m'accompagnaient dans mes promenades me montrèrent la -maison de Thiers, le grand historien, et ils me conduisirent au café -où Paul de Kock avait coutume d'aller boire sa chope l'hiver. - ---Celui des nouvelles pour faire rire? Il a de la grâce; mais ses -indécences et ses cochonneries me sont fastidieuses. - ---J'ai vu aussi le cordonnier qui faisait les bottes d'Octave Feuillet. -Pour sûr que je m'en suis commandé une paire qui, ma foi, m'a bien -coûté six napoléons: mais quelle façon, quel genre! Elles m'ont duré -jusqu'à la mort de Prim! - ---Cet Octave, de quoi est-il auteur? - ---De _Sibylle_ et autres œuvres charmantes. - ---Je ne le connais pas, je le confondais avec Eugène Sue qui a écrit, -si je m'en souviens bien, les _Péchés capitaux_ et _Notre-Dame de -Paris_. - ---Vous voulez dire les _Mystères de Paris_. - ---Parfaitement.... Aïe! je me suis trouvé malade, quand je lisais cette -œuvre, de la grande impression qu'elle me produisit! - ---Vous vous identifiiez sans doute avec les personnages et vous viviez -leur vie. - ---Exactement. Même chose m'est arrivée avec _Maria ou la fille de -l'ouvrier_....» - -En ce moment, Benina les vint avertir que la pitance était prête, -et ils n'eurent que le temps de se jeter sur elle et de rendre les -honneurs dus à la petite tourte au poisson et aux petites tranches de -viande frite avec les pommes de terre. Maître de sa volonté dans tous -les actes exigeant du décorum et du savoir-vivre, Ponte sut prendre -empire sur ses nerfs afin de ne pas laisser paraître la férocité de la -faim qui le dévorait depuis longtemps. - -Benina, avec une assurance engageante, lui disait: - -«Mangez, mangez, monsieur de Ponte; bien que ce ne soit pas une -nourriture recherchée comme celle qu'on vous offre dans d'autres -maisons, elle ne vous fera point mal.... Les temps sont durs.... Il -faut regarder à tout.... - ---Madame Nina, répliquait le _proto-cursi_[2], je vous assure, je -vous donne ma parole d'honneur que vous êtes un ange; j'incline à -croire qu'un être bienfaisant et mystérieux, qui est une véritable -personnification de la Providence, est incarné en vous, de la -Providence comme l'entendent les peuples anciens et modernes. - - [2] Mot espagnol intraduisible; c'est quelque chose comme «snob». - ---Dieu vous approuve, lui qui seul comprend les sottises gracieuses -comme vous savez en dire!» - - - - -XVII - - -Avec la substance réparatrice du déjeuner, les corps semblaient -renaître et les esprits fortifiés étaient disposés à reprendre leur -vol vers les régions les plus élevées. Installés de nouveau dans le -parloir, Ponte se prit à raconter les délices des étés de Madrid dans -son beau temps. Au Prado se réunissaient toute la crème et la fleur de -Madrid. Les gens aisés faisaient un séjour à la Granja. Il avait visité -plus d'une fois le royal séjour et il avait assisté aux grandes eaux. - -«Et moi qui n'ai rien vu, rien! s'écriait Obdulia avec tristesse, en -laissant lire dans ses yeux un découragement enfantin. Croyez bien que -j'aurais été tout à fait niaise si Dieu ne m'avait pas donné la faculté -bénie de me figurer les choses que je n'ai jamais vues. Vous ne pouvez -point vous imaginer combien j'aime les fleurs, je me meurs pour elles. -Autrefois maman me permettait d'avoir des fleurs sur le balcon; mais -elle me l'a défendu ensuite, parce qu'un jour je les avais tellement -arrosées que l'eau est tombée dans la rue, et l'agent de police est -venu nous faire un procès-verbal et nous avons dû payer l'amende. -Chaque fois que je passe devant un jardin, je suis émerveillée en le -regardant. Que je serais heureuse de voir ceux de Valence, de la Granja -et ceux d'Andalousie!... Ici, c'est à peine si nous voyons des fleurs, -et celles que nous voyons arrivent par chemin de fer et sont toutes -fanées. Mon désir serait de les voir sur pied. On dit qu'il y a tant -d'espèces de roses; je voudrais les voir, Ponte; je désire aspirer leur -arome. Il y en a, paraît-il, de petites, de grandes, d'incarnat, de -blanches, de toutes variétés. Je voudrais voir une grande plante de -jasmin, grande, grande, à l'ombre de laquelle je puisse me mettre. Et -comme je serais charmée en voyant les mille petites fleurs tomber sur -mes épaules et parsemer ma chevelure!... Je rêve d'avoir un magnifique -jardin avec une serre.... Ah! ces serres avec des plantes tropicales, -des fleurs extrêmement rares, je voudrais les avoir, moi. Je me figure -comment elles sont, et je meurs de chagrin de ne pouvoir les posséder. - ---Moi, j'ai vu celles de don José Salamanca en son bon temps, fit de -Ponte. Figurez-vous qu'elles étaient grandes comme cette maison et -celle d'à côté réunies. Figurez-vous des palmiers et des fougères de -grande stature et des pins d'Amérique avec leurs fruits. Il me paraît -encore que je les vois. - ---Et moi aussi. Tout ce que vous me décrivez, je le vois parfois, -rêvant et voyant des choses qui n'existent pas, c'est-à-dire des -choses qui existent ailleurs, à ce que je me dis; je me demande: Et -pourquoi n'arriverait-il pas un jour où j'aurais, moi aussi, une -maison magnifique, élégante, avec salons, serres?... Les grands hommes -viendraient s'asseoir à ma table, et je causerais avec eux et ils -m'instruiraient. - ---Pourquoi cela n'arriverait-il pas? Vous êtes très jeune et vous -avez devant vous un long espace de l'existence. Tout ce que vous -voyez en songe, considérez-le comme une réalité possible, probable. -Vous donnerez des dîners de vingt couverts, une fois par semaine, -les mercredis, les lundis.... Je vous conseille, en vieil habitué -des choses du monde, de ne jamais avoir plus de vingt couverts et de -n'inviter pour ces jours-là que des personnes de choix. - ---Certainement..., le meilleur..., la crème.... - ---Les autres jours, six couverts, les convives intimes, pas un de -plus; des personnes de la famille, vous savez? des personnes alliées à -vous, qui vous portent respect et affection. Comme vous êtes si belle, -vous aurez des adorateurs.... Cela, vous ne pourrez l'éviter.... Vous -ne manquerez pas de vous trouver dans un certain péril, Obdulia. Je -vous conseille d'être aimable avec tout le monde, très polie, très -courtoise; mais si quelqu'un cherche à se mettre en avant, revêtez-vous -de dignité, montrez-vous plus froide que le marbre et dédaigneuse comme -une reine. - ---J'ai pensé de même et j'y pense à toute heure. Je serai si occupée -à me divertir qu'il ne m'arrivera aucune chose mauvaise. Quel plaisir -d'aller à tous les théâtres! Ne manquer ni un opéra, ni un concert, ni -une représentation de drame ou de comédie, ni une première, ni rien, -grand Dieu, rien! Tout se bornera à voir et à jouir.... Mais croyez -bien une chose, et je vous le dis avec tout mon cœur, au milieu de tout -ce mouvement extraordinaire, je serai particulièrement heureuse de -faire beaucoup d'aumônes, j'irai à la recherche des pauvres les plus -désemparés pour les secourir et... enfin, je désire avant tout qu'il -n'y ait plus de pauvres.... C'est vrai, Frasquito, qu'il ne devrait -plus y en avoir! - ---Certainement, madame. Vous êtes un ange et, avec la baguette magique -de votre bonté, vous saurez faire disparaître toutes les misères. - ---Oui, je me figure que tout cela est une vérité, quand vous me le -dites. Je suis ainsi faite. Voyez ce qui m'arrive: il y a un instant -nous parlions de fleurs; depuis ce moment, il m'arrive aux narines une -odeur magnifique. Il me semble que je suis dans ma serre au milieu des -fleurs les plus rares et sentant leur parfum délicieux. Et, maintenant -que nous parlons de secourir la misère, j'étais tentée de vous dire: -Frasquito, dressez-moi une liste des pauvres que vous connaissez, pour -commencer à distribuer les aumônes. - ---La liste se dressera promptement, ma chère dame, dit Ponte, subissant -la contagion de ce délire imaginatif et pensant à part lui que cette -liste devrait bien s'ouvrir avec le nom du plus grand besogneux qu'il -connût au monde: Francisco Ponte y Delgado. - ---Mais il faut encore attendre pour cela, ajouta Obdulia retombant tout -d'un coup dans la réalité, pour rebondir une autre fois, comme une -balle élastique et atteindre de nouveau les hauteurs. Mais, dites-moi, -dans ces courses au travers de Madrid, pour soulager toutes ces -misères, je me fatiguerai beaucoup, n'est-il pas vrai? - ---Mais à quoi servirait donc alors votre voiture?... Je pars de la base -que vous avez une grande situation. - ---Vous m'accompagnerez, n'est-ce pas? - ---Certainement. - ---Et je vous verrai vous promenant à cheval à la Castellana? - ---Je ne dis pas non. J'ai été autrefois un parfait cavalier. Je ne -monte point mal.... Mais, puisque nous avons parlé d'équipage, je vous -conseille beaucoup de ne pas avoir de voitures à vous... et de vous -entendre avec un loueur. Il y en a qui servent bien leurs clients. Vous -vous éviterez ainsi de grands cassements de tête. - ---Et que vous semble? dit Obdulia que rien n'arrêtait plus, étant donné -que je dois voyager, par où commencerai-je? Par l'Allemagne ou la -Suisse? - ---Tout d'abord Paris.... - ---C'est que je me figure que j'ai déjà vu Paris.... C'est de l'histoire -ancienne.... Je l'ai vu, et, étant donné que j'en reviens, où diriger -mes pas vers un autre pays? - ---Les lacs de la Suisse sont une belle chose. Vous ne devez point -oublier les ascensions des Alpes, pour voir les chiens du mont -Saint-Bernard, les glaciers immenses et autres merveilles de la nature. - ---Là, je me rassasierai d'une chose qui me plaît énormément, de beurre -de vache bien frais.... Dites-moi, Ponte, en toute franchise, quelle -est la couleur qui me va le mieux, suivant vous, le rose ou le bleu de -ciel? - ---Je vous affirme que toutes les couleurs de l'iris vous vont bien; je -dis mieux: ce n'est pas que telle ou telle couleur ferait plus ou moins -ressortir votre beauté, mais que votre beauté est telle qu'elle peut -rehausser toutes les couleurs qu'on lui appliquerait. - ---Merci.... Que c'est joliment dit! - ---Moi, si vous me le permettez, déclara le vieux galantin fané, -sentant à son tour le vertige des hauteurs, je ferai la comparaison -de votre figure avec la figure et le visage de.... Devinez qui?... -de l'impératrice Eugénie, qui est le prototype de l'élégance, de la -beauté, de la distinction.... - ---Pour Dieu, que dites-vous, Frasquito? - ---Je ne dis que ce que je pense. Je n'ai point cessé de penser à cette -femme idéale depuis que je l'ai vue à Paris se promenant au Bois avec -l'empereur. Je l'ai revue mille fois depuis, quand je flâne dans les -rues en rêvant tout éveillé, ou quand, tourmenté par l'insomnie, -j'entends tomber les heures mortes dans mes appartements. Il me semble -que je la vois en ce moment, que je la vois toujours.... Est-ce une -idée? Est-ce un... je ne sais quoi? Je suis un homme qui adore l'idéal, -qui ne pense pas seulement à la «vile matière». Je méprise «la vile -matière», je sais me détacher de ce fragile limon.... - ---J'entends, j'entends.... Continuez. - ---Je dis que dans mon esprit vit l'image de cette femme.... Je la vois -comme un être tangible, comme un être.... Je ne saurais m'expliquer.... -Comme un être, non figuré, mais pourtant tangible.... - ---Oh! oui, je comprends. La même chose m'arrive à moi. - ---Avec elle? - ---Non..., avec...; je ne sais pas avec qui.» - -Pour un instant, Frasquito crut que l'être idéal d'Obdulia était -l'empereur. Incité à compléter sa pensée, il continua ainsi: - -«Eh bien, mon amie, moi qui connais, dis-je, Eugénie de Guzman, je -soutiens que vous êtes comme elle et qu'elle et vous vous ne faites -qu'une seule et même personne. - ---Je ne puis croire qu'une semblable ressemblance existe, Frasquito, -répliqua la jeune femme troublée, les yeux brillant de plaisir. - ---La physionomie, l'aspect du visage, de profil comme de face, -l'expression, la tournure, la façon de regarder, le geste, la démarche, -tout, tout est pareil. Croyez-moi, je dis la vérité. - ---Il peut se faire qu'il y ait quelque apparence..., indiqua Obdulia -rougissant jusqu'à la racine des cheveux. Mais nous ne sommes point -pareilles; cela, non. - ---Comme deux gouttes d'eau. Et si vous vous ressemblez entièrement -au physique, dit Frasquito, entrant dans le dire d'Obdulia et sur -un ton franchement naturel, la ressemblance morale n'est pas moins -grande; dans l'apparence, dans l'air de la personne qui est née ou vit -dans la position la plus élevée, il y a quelque chose qui révèle une -supériorité à laquelle chacun rend hommage. En somme, je sais ce que -je dis. Je ne vois jamais d'une façon plus frappante la ressemblance -que lorsque vous donnez un ordre à Benina; je me figure que je vois Sa -Majesté donnant des ordres à ses chambellans. - ---Quoi, que dites-vous?... Cela ne peut être, Ponte.... Cela ne peut -être.» - -La jeune femme était prise d'un rire nerveux dont la violence et la -durée paraissaient annoncer une attaque de nerfs. Frasquito se mit à -rire aussi et, prenant le mors aux dents vers les espaces imaginaires, -il fit un bond formidable, lequel, traduit en langage vulgaire, veut -dire ce qui suit: - -«Vous disiez il y a un moment que vous me verriez me promenant à la -Castellana. Je le crois certainement que vous pourriez m'y voir! J'ai -été excellent cavalier. Dans ma jeunesse j'ai eu une jument gris -pommelé, qui était une vraie peinture. Je la montais et la gouvernais -admirablement. Elle et moi nous appelions tous les regards dans la -première allée, ensuite à Ronda, où je la vendis pour m'acheter un -cheval de Xérès, qui depuis fut acquis..., tenez précisément... par la -duchesse d'Albe, sœur de l'impératrice Eugénie, femme très élégante, -elle aussi... et qui vous ressemble, sans que les deux sœurs se -ressemblent. - ---Oui, je sais déjà..., dit Obdulia faisant semblant de se connaître en -généalogies, elles étaient filles de la Montijo. - ---Juste, elle habitait la petite place del Angel, ce grand palais au -coin de la place où il y a tant de marchands d'oiseaux.... Séjour de -fées..., j'y suis allé un soir, présenté par Paco Ustariz et Manolo -Priété, deux camarades de mon bureau.... Oui, certes, j'étais un bon -cavalier, croyez-moi, mon mérite était reconnu. - ---Vous deviez avoir une figure très arrogante.... - ---Non, pas tant. - ---Parce que vous êtes trop modeste! Je vous vois ainsi. Et vous savez -que je vois les choses très clairement. Tout ce que je vois est vérité -pure. - ---Oui, mais pourtant.... - ---Ne me contredisez pas, Ponte, ne me contredisez point en cela ni en -rien. - ---J'écoute humblement vos affirmations, dit Frasquito en s'inclinant. -J'ai toujours agi de même avec les dames avec lesquelles j'ai été en -rapport et elles sont nombreuses, Obdulia, très nombreuses.... - ---Cela se voit bien. Je ne connais personne qui vous égale pour -la finesse des procédés. Franchement, vous êtes le prototype de -l'élégance..., de la.... - ---Pour Dieu, épargnez-moi....» - -Arrivés à cette phrase, la brusque entrée de Benina qui, sa besogne -de récurage et de rangement de la cuisine et de la salle à manger -terminée, se disposait à partir, les fit retomber à plat dans la -réalité, des hauteurs où la fantaisie les avait transportés. Ponte -s'aperçut que c'était l'heure d'aller remplir ses obligations dans -la maison où il travaillait, et il demanda licence de se retirer à -l'impériale dame. Elle la lui donna avec chagrin, se montrant inquiète -à l'idée de la solitude dans laquelle elle allait vivre jusqu'au -lendemain, dans ses palais habités par des ombres de chambellans et -autres valeureux courtisans. Que ceux-ci prissent aux yeux du commun -des mortels la forme et l'apparence de chats miaulants, peu lui -importait. Dans sa solitude, elle se récréerait en discourant tout -à son aise dans sa serre, en admirant ses magnifiques fleurs des -tropiques et en respirant leurs parfums enivrants. - -Ponte Delgado s'en alla, non sans avoir pris congé avec les salutations -à la fois les plus affectueuses et les sourires les plus tristes. -Benina qui le suivit pressa le pas pour le rejoindre, soit sous la -porte cochère, soit dans la rue, désireuse d'échanger avec lui un petit -mot en particulier. - - - - -XVIII - - -«Don Frasco, lui dit-elle en marchant coude à coude avec lui, dans -la rue de San-Pedro-Martir, vous n'avez pas confiance en moi et vous -devriez l'avoir. Je suis pauvre, plus pauvre que les rats, et Dieu sait -les amertumes que j'endure pour arriver à soutenir ma maîtresse, la -petite et moi-même.... Mais il y a qui me dépasse encore en pauvreté, -et ce pauvre plus confirmé que personne, c'est vous-même..., ne dites -pas le contraire. - ---Seña Benina, je vous répète que vous êtes un ange. - ---Oui, de... de corniche.... Je voudrais vous voir moins désemparé. -Pourquoi Dieu vous a-t-il fait si timide et si honteux? La vergogne est -une bonne chose, mais pas tant que cela, monsieur.... Oui, nous savons -que M. de Ponte est une personne honorable; toutefois, il est tombé, -et tombé si bas que, si le vent ne l'emporte pas c'est parce qu'il ne -sait plus par où le prendre. Mais c'est bien, je suis saint Jean Bouche -d'or; après avoir pourvu à tout le nécessaire pour aujourd'hui, il me -reste une piécette. Prenez-la. - ---Pour Dieu, seña Benina, dit Frasquito, pâlissant et rougissant tour à -tour. - ---Ne faites point de façons, cette piécette viendra à point pour vous -permettre de la donner à Bernarda, pour le lit de cette nuit. - ---Quel ange, Dieu saint, quel ange! - ---Laissez là vos anges et prenez la monnaie. Vous ne voulez pas? Vous -le regretterez. Vous verrez comme vous traitera la maîtresse du garni -qui ne fait confiance et crédit que pour une nuit, rarement pour deux -en épluchant son client. Et n'allez pas dire qu'elle me manquera. Comme -je n'en ai pas d'autres, je me gouvernerai comme je pourrai pour tirer -la «matérielle» de demain de dessous les pierres.... Prenez-la, vous -dis-je. - ---Seña Benina, je suis arrivé à une telle extrémité de misère et -d'humiliation que j'accepterais votre piécette, oubliant qui je suis -et mettant de côté ma dignité, et..., mais comment voulez-vous que je -reçoive cette «avance», sachant, comme je le sais, que vous demandez -l'aumône pour faire vivre votre maîtresse? Je ne peux pas, non..., ma -conscience se soulève. - ---Laissez là vos soulèvements qui ne sont pas de situation. Ou vous -prendrez cette petite piécette, ou je me fâche tout de bon, aussi vrai -que Dieu est le père. Don Frasquito, ne faites pas de façons, vous -êtes plus pauvre que celui qui a inventé la faim. Ou bien, est-ce que -vous auriez besoin de plus d'argent, parce que vous devez davantage -à la Bernarda? Dans ce cas, je ne puis pas vous le donner, parce que -je ne l'ai pas.... Mais, soyez sans crainte, vous n'aurez nul besoin -de faire la bouche de miel pour la faire accepter. Croyez-vous donc -que cette ogresse de Bernarda vous mangera vif si vous ne lui donnez -pas les quarante sous d'un coup? A un paroissien comme vous, de -l'aristocratie, on ne refuse pas l'hospitalité parce qu'il doit, je -suppose, trois, quatre nuits.... Que le bon Frasquito se présente avec -cent de ses pareils et il verra comme Bernarda ouvrira les oreilles.... -Donnez-lui quatre réaux à compte et... allez dormir tranquille sur -votre paillasse.» - -Ou Ponte ne se laissait pas convaincre, ou, convaincu de l'agrément -qu'il y aurait à posséder la piécette, il lui répugnait de tendre la -main pour recevoir l'aumône. Benina renforça son argument en lui disant: - -«Et puisque vous êtes un enfant si plein de vergogne, qui a peur de se -disputer avec sa patronne, même après lui avoir payé cette somme, je -parlerai, moi, à Bernarda, je lui dirai qu'elle ne vous cherche pas -noise et qu'elle ne vous renvoie pas.... Allons, prenez ce que je vous -donne et ne me faites pas refroidir le sang, don Frasquito.» - -Et sans lui donner le temps de formuler de nouvelles protestations et -un refus, elle lui prit la main, y plaça la piécette, lui ferma le -poing avec force et s'éloigna en courant. - -Ponte n'avait plus le pouvoir ni d'accepter ni de refuser l'argent. Il -resta court, sans pouvoir prononcer une parole: il contempla la Benina -comme une vision qui s'évanouit dans un rayon de lumière et, conservant -dans sa main gauche la piécette, il tira son mouchoir de la main droite -et s'essuya les yeux remplis de larmes. Il pleurait doucement, le cœur -ému par l'admiration et la gratitude. - -Benina s'attarda encore une heure avant de rentrer à la rue Impériale, -parce qu'auparavant elle passa par la rue de la Ruda pour y faire ses -emplettes. Elles durent être faites à crédit, car tout son argent -était parti. Elle arriva à la maison vers deux heures, ce qui n'était -certainement pas extraordinaire; d'autres jours elle était certainement -rentrée beaucoup plus tard, sans que sa maîtresse se fût fâchée. La -bonne ou mauvaise réception de Benina dépendait toujours de l'état -d'humeur de doña Paca au moment où elle rentrait. Ce soir-là, par -malheur, la pauvre dame de Ronda se trouvait dans une de ses plus -terribles crises de nerfs. Son esprit avait des explosions subites, -quelquefois déterminées par quelque contrariété insignifiante, d'autres -fois par des mystères de l'organisme, difficiles à apprécier. Le fait -est que, avant que Benina eût dépassé la porte, elle fut saluée par -cette réprimande sévère: «Te paraît-il que ce soit une heure pour -arriver? Il faudra que je parle à don Romualdo, pour qu'il me dise -l'heure à laquelle tu sors de sa maison... pour que tu ne me racontes -pas ce mensonge que tu es allée voir la petite et que tu lui as -préparé à manger. Crois-tu, vraiment, que je suis idiote et que je -donne crédit à toutes tes inventions? Ne réponds pas..., ne me donne -pas d'explication, il n'en est nul besoin, et je ne les croirai pas. -Oui, tu sais bien que je ne crois rien de tout ce que tu me dis, -menteuse et trompeuse!» - -Connaissant le caractère de sa maîtresse, Benina savait que le pire -système contre ses accès de fureur était de la contredire, de lui -donner des explications, d'être sincère et de se défendre. Doña -Paca n'admettait aucun raisonnement, si juste qu'il fût. Plus les -explications qu'on lui fournissait étaient claires, logiques et justes, -plus elle se mettait en fureur. Plus d'une fois Benina innocente dut -reconnaître les torts imaginaires que lui imputait sa maîtresse, parce -qu'en agissant ainsi elle se calmait plus vite. - -«Vois combien j'ai raison, continua la dame qui, lorsqu'elle se mettait -dans cet état, était tout ce qu'on peut imaginer de plus insupportable. -Tu te tais.... Qui se tait reconnaît ses torts. Par conséquent, ce -que je dis est certain; j'ai toujours raison.... C'est bien ce que je -pense: tu n'as pas été à la maison d'Obdulia et tu n'en as pas pris le -chemin. Dieu sait où tu as été vaguer. Mais ne crains rien, j'arriverai -à le savoir.... Me laisser ici seule, morte de faim. Voilà une jolie -matinée que tu m'as fait passer; j'ai dû subir les réclamations d'un -tas innombrable de garçons de boutiques, qui sont venus demander des -sommes que nous n'avons pas payées, grâce à ton désordre. Parce que, -pour dire la vérité, je ne sais pas ce que tu fais de l'argent.... -Réponds..., femme...; défends-toi, si tu peux; que si tu donnes pour -toute réponse aux gens le silence, il me paraîtra que je t'en dis peu.» - -Benina répéta avec humilité ce qu'elle avait dit antérieurement: -qu'elle était restée longtemps chez don Romualdo, que don Carlos -Trujillo l'avait gardée très longtemps; qu'elle était allée ensuite à -la rue de la Cabeza.... - -«Dieu sait, Dieu sait où tu auras été, coureuse, et en quels endroits -tu te seras arrêtée.... Voyons, voyons, si tu ne sens point le vin.» - -Et se mettant à respirer son haleine, elle se recula en poussant des -exclamations de dégoût et d'horreur: - -«Ote-toi, ôte-toi de là, tu empestes l'eau-de-vie. - ---Je n'en ai point bu, madame, vous pouvez me croire.» - -Doña Paca insistait, car dans ses crises elle convertissait toujours -ses soupçons en réalité et avec son entêtement, elle finissait toujours -par se forger une conviction. - -«Vous pouvez me croire, répétait Benina, je n'ai pris qu'un tout petit -verre de vin que m'a offert M. de Ponte. - ---Oui, ce M. de Ponte me cause de graves inquiétudes, c'est un vieux -encore vert, très rusé et très gueux. Mais, en tout état de cause, je -constate que tu ne te défends qu'en te taisant.... Tu ne songes pas que -tu me trompes, hypocrite.... Au seuil de la vieillesse, tu t'en vas en -dissolution et tu perds la parole. Seigneur, que nous faut-il voir? et -quels dérèglements entraîne après lui ce maudit vice?... Tu te tais: -donc c'est certain. Non, non, tu le nierais, que tu ne me convaincrais -pas, parce que quand je dis une chose, c'est parce que je la sais.... -J'ai un œil!» - -Sans donner le temps de s'expliquer à la délinquante, elle sauta sur un -autre sujet: - -«Et qu'as-tu à me raconter, femme? Quelle réception t'a faite mon -parent Carlos? Comment est-il? Est-il bien? Il ne crève point d'envie? -Tu n'as besoin de me rien dire, parce que, comme si j'avais été cachée -derrière un rideau, je sais tout ce qu'il t'a dit.... On ne me trompe -jamais! Il t'a dit que tout ce qui m'arrive vient de ma mauvaise -habitude de ne point tenir de comptes. Personne n'est capable de le -faire revenir de cette niaiserie. Chaque fou a sa folie: celle de mon -parent est de vouloir tout régler avec des chiffres.... Avec eux, il -a fait sa petite fortune en volant la douane et les paroissiens; c'est -avec eux qu'il espère, à la fin de sa vie, sauver son âme, et aux -pauvres il recommande sa médecine des chiffres qui, lui, ne le sauvera -pas et qui à nous ne sert de rien. Est-ce cela? Est-ce bien ce qu'il -t'a dit? - ---Oui, madame, il me semble l'entendre parler. - ---Et après tout ce rabâchage sur le doit et l'avoir, il t'aura -certainement donné une aumône pour moi.... Il ignore que ma dignité -s'oppose à ce que je la reçoive. Je le vois ouvrant son tiroir comme -quelqu'un qui veut et qui ne veut pas, prenant le portefeuille qui -contient les billets, en le cachant pour que tu ne le voies pas; je le -vois soupeser le petit sac et le refermer soigneusement; je le vois -retirant la clef..., puis le grand cochon fait sa cochonnerie. Je -ne puis préciser la somme qu'il t'aura remise pour moi, parce qu'il -est très difficile de suivre les calculs de l'avarice, mais je puis -affirmer, sans crainte de me tromper, qu'elle ne dépasse pas quarante -douros.» - -La tête que Benina fit en entendant cela ne saurait se décrire. La -vieille dame, qui l'observait avec soin, devint blême et dit après une -courte pause: - -«Est-ce vrai? Est-ce que je me trompe de beaucoup? Pourtant, quelque -chiche et mesquin que soit cet homme, il ne sera pas descendu -au-dessous de vingt-cinq douros: moins, je ne saurais l'admettre. Non, -Nina, je ne l'admets pas. - ---Madame, vous rêvez, répliqua l'autre en se plantant ferme dans la -réalité. Don Carlos n'a rien donné, ce qu'on peut appeler rien. Pour -le mois prochain il commencera à vous donner une paye de deux douros -mensuels. - ---Menteuse et fourbe! Crois-tu me leurrer avec tes mensonges -artificieux? Va, va, je ne veux pas me rendre malade...; tu me tiens -pour de trop bon compte, et je ne suis pas pour me faire mal avec -une colère d'enfant..., tu as compris, Nina, tu as compris? Tu t'en -entendras avec ta conscience. Je m'en lave les mains. Mais tu ne vois -pas que je te confonds à l'instant et que je découvre tous tes méfaits, -et je prie Dieu qu'il te donne ta récompense! Oui, tu fais maintenant -la naïve, la petite chatte qui a manqué sa souris. Mais tu ne vois -pas que je vais te confondre à l'instant et que je devine jusqu'au -plus profond de toi-même? Allons, femme, avoue-le, ne joins point le -mensonge à l'infamie. - ---Comment, madame? - ---Puisque tu as succombé à la mauvaise tentation, confesse-le-moi, et -je te pardonne.... Tu ne veux point le déclarer? Tant pis pour toi -et pour ta conscience, parce que je vais te faire monter le rouge au -front. Veux-tu voir? Eh bien! les vingt-cinq douros que don Carlos t'a -remis pour moi, tu les as remis à ce Frasquito Ponte pour qu'il paye -ses dettes et puisse aller manger à l'auberge, pour qu'il s'achète -des cravates, de la pommade et une nouvelle canne.... Oui, oui, tu -vois, friponne, comme je devine tout et à combien peu servent tes -cachotteries. Maintenant tu t'es mise à protéger ce ténor défraîchi, et -tu l'aimes mieux que moi, tu as compassion de lui, et moi qui t'aime -tant, la foudre peut me frapper.» - -La vieille femme se mit à fondre en larmes, et Benina, qui sentait une -démangeaison de répondre à de si grandes impertinences et de lui donner -le fouet comme à un enfant artificieux, à voir ces larmes se sentit -prise de compassion. Elle savait que les pleurs indiquaient toujours -la fin de la crise de colère, l'apaisement de l'accès et que, pour -mieux dire, quand cela arrivait, il valait mieux sourire et tourner la -discussion en plaisanterie aimable. - -«Eh bien! oui, madame doña Francisca, lui dit-elle en l'embrassant. -Croyez-vous que, m'étant choisi un fiancé aussi ravissant et si -plaisant, je puisse le laisser dans l'embarras et ne pas le couvrir de -pommade? - ---Ne crois pas que tu vas m'enjôler avec tes plaisanteries, friponne, -flatteuse, lui disait la dame déjà désarmée et vaincue. Je puis -t'assurer que l'usage que tu as fait de l'argent de Trujillo m'est tout -à fait indifférent, je n'aurais jamais voulu y toucher.... J'aimerais -mieux mourir de faim que de me salir les mains avec.... Donne-le, -donne-le à qui tu voudras, ingrate, et laisse-moi en paix; laisse-moi -mourir seule, oubliée de toi et de tout le monde. - ---Ni vous ni moi nous ne sommes pour mourir de sitôt, parce que nous -avons encore beaucoup de combats à faire, lui dit la servante en -disposant avec empressement tout ce qu'il fallait pour manger. - ---Nous allons voir quelles saletés tu m'as encore rapportées -aujourd'hui.... Montre-moi ton panier.... Mais, ma fille, tu n'as pas -honte de porter à ta maîtresse ces affreux morceaux de viande où il -n'y a que de la peau? Et quoi encore? Des choux-fleurs? Tu m'empestes -avec tes choux-fleurs, ils me donnent des renvois pendant trois jours -au moins.... Enfin, pourquoi sommes-nous au monde si ce n'est pour -souffrir? Donne-moi cette ratatouille.... Et des œufs, tu n'en as -point apportés? Tu sais que je ne puis les souffrir que s'ils sont -extrêmement frais. - ---Vous mangerez ce qu'on vous donnera, sans grogner, car c'est offenser -Dieu que d'apporter tant de si et de mais à la nourriture qu'il nous -envoie dans sa bonté. - ---Bien, ma fille, comme tu voudras. Nous mangerons ce qu'il y a, et -nous remercierons Dieu. Mais mange, toi aussi, car cela me fait peine -de te voir si affairée, t'occupant de tous et n'oubliant que toi-même -et le soulagement de tes besoins. Assois-toi et dis-moi ce que tu as -fait aujourd'hui.» - -Elles passèrent la moitié de la soirée, mangeant ensemble, assises à -la table de la cuisine, doña Paca soupirant de toute son âme à chaque -bouchée, exprimant ainsi les idées qui bouillaient en sa cervelle. - -«Dis-moi, Nina, parmi toutes ces choses rares, incompréhensibles qu'il -y a de par le monde, n'y aurait-il pas, par hasard, un moyen..., un -procédé..., je ne sais comment dire, un sortilège par lequel nous -autres nous pourrions, par exemple, passer de la misère à l'abondance, -par lequel ce qu'il y a de trop dans tant de mains avaricieuses -passerait dans nos mains à nous qui n'avons rien? - ---Que dites-vous, madame? Qu'il pourrait arriver en un clin d'œil que -nous passions de la pauvreté à la richesse et que, une supposition, -notre maison se trouve pleine d'argent et de tout ce que Dieu a créé? - ---C'est ce que je veux dire. Si les miracles sont des vérités, pourquoi -n'en arrive-t-il pas un à nous qui le méritons si bien? - ---Et qui peut dire qu'il n'en arrivera pas, que nous ne nous trouverons -pas dans cette occurrence?» répondit Benina, dans l'esprit de laquelle -surgit tout d'un coup, avec un relief extraordinaire, la conjuration -qu'Almudena lui avait enseignée pour demander et obtenir tous les biens -de la terre. - - - - -XIX - - -Les idées et les images des récits de l'aveugle marocain prirent si -fort possession de son esprit qu'elle fut sur le point de raconter à -sa maîtresse la méthode qu'on pouvait employer pour conjurer et faire -venir le roi d'en bas. Mais, réfléchissant que le secret serait moins -efficace s'il était divulgué, elle sut mettre un frein à son envie de -parler et elle se contenta de dire qu'il pourrait bien arriver que du -jour au lendemain la fortune vînt frapper à la porte. En se couchant à -côté de doña Paca (car elles dormaient dans la même alcôve), elle pensa -que tout ce qu'Almudena lui avait confié était une folie pure et que -le prendre au sérieux serait une sottise. Elle chercha à s'endormir -sans pouvoir y parvenir, elle tournait et retournait dans son esprit le -moyen de réaliser l'idée, la croyant finalement de possible exécution, -et les efforts qu'elle faisait pour la repousser ne faisaient que -l'ancrer davantage dans son cerveau. - -«Que perdrait-on à l'essayer? se disait-elle, en se retournant dans son -lit, cela peut ne pas être vrai.... Mais, pourtant, si c'était vrai? -Combien de mensonges ai-je vus qui se sont changés plus tard en vérités -grosses comme le poing?... Enfin, quoi qu'il en soit, je ne me calmerai -qu'après l'avoir tenté et, demain même, avec le premier argent que je -recevrai, je veux acheter la chandelle de cire, sans ouvrir la bouche. -Ce qui m'ennuie, c'est que je ne sais pas comment on peut faire pour -acheter un article sans parler.... Eh bien! je ferai la sourde-muette. -J'achèterai aussi la marmite sans parler.... Que manquera-t-il? Que -le Maure m'apprenne l'oraison et que je l'apprenne sans oublier une -syllabe.» - -Après un court sommeil, elle se réveilla croyant fermement que, dans -la chambre voisine, il y avait un grand panier ou une malle très, très -grande, pleine de diamants, de rubis, de saphirs.... Dans l'obscurité -de la chambre, elle ne pouvait rien distinguer, mais elle n'avait aucun -doute que les richesses ne fussent là. Elle prit la boîte d'allumettes, -prête à allumer, pour récréer sa vue par la contemplation du trésor; -mais, pour ne pas éveiller doña Paca dont le sommeil était très léger, -elle remit au lendemain la contemplation de toutes ces merveilles.... -Un instant après, elle riait de son illusion, se disant: «Il faut tout -de même que je sois un peu folle. C'est un peu fort que je gobe cela!» -A la pointe du jour, elle s'éveilla aux aboiements de deux chiens -blancs qui sortaient de dessous les lits; elle entendit sonner à la -porte, elle sauta en bas du lit et courut en chemise pour ouvrir, sûr -que c'était quelque aide de camp ou gentilhomme du roi d'en bas, à la -longue barbe et vêtu d'habits verts, qui la demandait..., mais il n'y -avait à la porte aucun être vivant. - -Elle se prépara pour sortir, disposant le petit déjeûner de sa -maîtresse et donnant le premier coup de nettoyage à la maison et, -à sept heures, elle partait, avec son panier sous le bras, par la -rue Impériale. Comme elle n'avait pas un centime et ne savait point -comment elle pourrait se procurer de l'argent, elle s'achemina vers -San-Sebastian, pensant, tout en marchant, à don Romualdo et à sa -famille, car, à force d'en parler, elle finissait par croire à leur -existence. «Va là, faut-il que je sois sotte, se disait-elle. J'ai -inventé ce don Romualdo et voilà maintenant que je me figure que c'est -une personne vivante, qui peut me secourir.... Il n'y a pas d'autre -don Romualdo que la mendicité bénite et je vais voir si je recueille -quelque chose, avec la permission de la Caporale.» - -«La journée sera bonne, disait Pulido, car il y a un enterrement de -première classe et un mariage à la sacristie. La mariée était nièce -d'un ministre plénipotentiaire et le marié appartenait à la presse.» - -Benina prit sa place et étrenna avec deux centimes que lui donna une -dame; ses compagnes cherchèrent à se faire raconter pourquoi don Carlos -l'avait fait appeler, mais elle ne répondit qu'évasivement. La Casiana, -supposant que M. de Trujillo l'avait fait demander pour lui offrir la -desserte de sa table, la traita avec amabilité, espérant sans doute -prendre sa part de cette aubaine. - -Les personnes de l'enterrement ne donnèrent pas grand'chose; ceux du -mariage se conduisirent mieux, mais il était accouru tant de pauvres -des autres paroisses et il y eut un tel tumulte et une telle confusion -que les uns reçurent pour cinq, alors que les autres firent chou blanc. -Aussitôt que parût la mariée dans ses beaux atours, et les messieurs -et les dames qui lui faisaient compagnie, les mendiants s'abattirent -sur eux comme une nuée de sauterelles et ils tirèrent le père par son -manteau, lui écrasant presque son chapeau. Le bon monsieur eut beaucoup -de peine à se défendre contre cette plaie, et il ne trouva pas d'autre -remède que de prendre une poignée de menue monnaie et de la jeter au -vol dans la cour. Les plus agiles firent leur moisson, les plus lambins -se battirent inutilement. La Caporale et Élisée cherchaient à mettre -de l'ordre, et, quand les mariés et leur suite se mirent en voitures, -la troupe misérable des mendiants envahit de nouveau les dépendances -de l'église, en grognant et trépignant. Ils se dispersaient et se -réunissaient tour à tour en troupe bourdonnante. On aurait dit une -émeute qui se vaincrait elle-même par sa propre lassitude. Les derniers -cris qu'on entendait étaient ceux-ci: - -«Tu as reçu plus.... On m'a pris ce qui me revenait.... Ici, il n'y a -aucune pudeur.... Quel coquin!...» - -La Burlada, qui était une de celles qui avaient attrapé le plus, -lançait par sa bouche couleuvres et crapauds, excitait les esprits -contre la Caporale et contre Élisée. Enfin, la police dut intervenir, -les menaçant de les empoigner s'ils ne se taisaient pas. Et cela fut -comme la parole de Dieu. Les intrus s'éloignèrent et les habitués -reprirent leur place dans le passage de l'église. Benina ne retira -de toute sa campagne de ce jour, enterrement et mariage réunis, que -vingt-deux centimes, et Almudena dix-sept. On disait que Casiana et -Élisée avaient fait une piécette et demie chacun. - -Benina et l'aveugle marocain se retirèrent ensemble, en se lamentant de -leur mauvaise chance: ils s'arrêtèrent, comme la dernière fois, à la -place du Progrès et s'assirent au pied de la statue, pour délibérer sur -les difficultés et angoisses de la présente journée. - -Benina ne savait plus à quel saint se vouer; avec l'aumône de cette -journée elle ne voyait pas comment se tirer d'affaire, parce qu'elle -était obligée de payer quelques menues dettes dans les boutiques de -la rue de la Ruda, pour soutenir son crédit et pouvoir escroquer un -jour de plus. Almudena lui dit qu'il se trouvait dans l'impossibilité -absolue de lui venir en aide; le plus qu'il pouvait faire était de -lui remettre ses sous du matin et, pour le soir, ce qu'il pourrait -recevoir dans la journée en allant mendier à sa place accoutumée, -rue du Duc-d'Albe, près de la caserne de la Garde civile. La vieille -refusa cette générosité, parce qu'il fallait bien qu'il vécût et qu'il -mangeât, lui aussi, ce à quoi le Marocain répondit qu'avec un café -et un morceau de pain il en aurait assez jusqu'à la nuit. Refusant -d'accepter son offre, Benina mit la conversation sur la conjuration -pour appeler le roi d'en bas, montrant dans la réussite une confiance -et une foi qui s'expliquaient facilement par la grande nécessité où -elle se trouvait. L'inconnu et le mystérieux font leurs prosélytes dans -le royaume du désespoir, habité par les âmes qui ne trouvent aucune -consolation d'aucun côté. - -«A l'instant même, dit la pauvre femme, je vais acheter les objets. -C'est aujourd'hui vendredi, demain samedi, nous tenterons l'aventure. - ---Et il faut acheter toutes choses sans parler. - ---Sûrement, sans dire une parole. Que risque-t-on à tenter l'épreuve? -Et dis-moi autre chose: est-il indispensable que ce soit à minuit?» - -L'aveugle affirma que oui, et il répéta une à une les règles et -conditions nécessaires pour l'efficacité de la conjuration, et Benina -s'efforça de se fixer le tout dans la mémoire. - -«Oui, je sais, lui dit-elle à la fin, que tu seras toute la journée -près de la petite fontaine du duc d'Albe. S'il me manque quelque chose, -j'irai te le demander et aussi pour que tu m'apprennes la prière. C'est -cela qui va me demander un grand travail, de l'apprendre, et par-dessus -tout si tu ne veux pas me la mettre en langage chrétien, car, pour ce -qui est du tien, fils de mon âme, je ne sais pas comment je pourrai -faire pour ne pas me tromper. - ---Si tu te trompes, le roi ne viendra pas.» - -Découragée par ces difficultés, Benina se sépara de son ami, avec -l'idée de se procurer encore quelques sous pour pourvoir aux nécessités -du jour. Certaine qu'elle était de ne pouvoir recourir au crédit, elle -se mit à mendier au coin de la rue San-Milan, près de la porte du café -des Orangers, importunant les passants par la relation de ses malheurs: -elle sortait de l'hôpital, son mari était tombé d'un échafaudage, elle -n'avait pas mangé depuis trois jours, et autres mensonges pouvant -attendrir les cœurs. C'est ainsi qu'elle faisait sa récolte, et elle -aurait reçu certainement davantage si un maudit sergent de ville qui -vint à passer ne l'avait point menacée de l'emmener à la prison de la -Latina, si elle ne prenait pas le large et au galop. Elle s'occupa -ensuite à acheter les menus objets de la conjuration, entreprise -ardue, car il fallait tout faire par signes, et elle s'en alla à la -maison, songeant combien il lui serait difficile de suivre cette diable -d'entreprise sans que sa maîtresse s'en doutât. Il n'y avait pas -d'autres moyens pour elle d'y arriver que de faire semblant que don -Romualdo était tombé malade et qu'il lui avait fait demander de venir -le veiller, et alors de sortir sous ce prétexte et d'aller à la maison -d'Almudena.... Mais la présence de la Pedra pouvait être un obstacle: -au danger que la présence d'un témoin incrédule ne rende la réussite -impossible se joignait l'inconvénient grave qu'en cas de réussite la -pocharde voulût s'approprier tout ou partie des trésors donnés par le -roi.... Pour sûr, il conviendrait mieux qu'au lieu de les avoir en -pierres précieuses on lui donnât le tout en monnaie courante ou en -paquets de billets de banque, bien empaquetés avec des bandes gommées -comme elle l'avait vu chez le changeur. Parce que, ce ne serait pas -une mince opération que de porter chez l'orfèvre, pour lui en proposer -l'achat, tant de perles, de saphirs et de diamants. Enfin, qu'on les -lui donne comme on voudra: ce n'est point le cas d'exiger d'autre chose. - -Doña Paca n'était point de bonne humeur, parce que le matin, il -était venu chez elle un commis de boutique qui l'avait insultée avec -des expressions brutales et grossières. La pauvre femme pleurait et -s'arrachait les cheveux, suppliant sa fidèle amie de retourner la terre -pour trouver ce peu de douros qui manquaient, pour les jeter à la -face imbécile de ce boutiquier, et Benina se rompit la cervelle à la -recherche de la solution de ce terrible problème. - -«Femme, par pitié, parle, invente quelque chose, lui disait la pauvre -affligée, au milieu d'une mer de larmes. Ne doit-on pas trouver les -amis à l'occasion? Dans des circonstances aussi critiques, il faut -bannir toute fausse honte.... Ne te semble-t-il pas comme à moi que ton -bon Don Romualdo pourrait nous sortir d'embarras?» - -La servante ne protesta pas. Préparant le dîner de sa maîtresse, elle -retournait dans son esprit les combinaisons les plus subtiles. Doña -Paca ayant répété sa proposition, Benina parut la considérer comme -raisonnable «Don Romualdo...; mais oui, j'irai le voir...; mais je -ne réponds de rien, madame, je ne réponds de rien. Peut-être faut-il -se méfier.... Faire l'aumône est une chose, prêter de l'argent une -autre... et il faut au moins dix douros pour sortir d'embarras.... Qu'a -dit cette brute de Gabino? qu'il reviendrait demain faire encore du -scandale? Canaille, voleur!... vendeur de marchandises falsifiées!... -Pourtant, c'est une affaire de dix douros, et je ne sais pas si don -Romualdo.... Je pencherais pour la négative. Mais sa sœur est un peu -comme «un poing sur la figure».... Dix douros!... Mais que madame ne -trouve pas étonnant si je tarde à rentrer. Ces choses-là... on ne sait -pas comment les traiter.... Cela dépend de l'effet qu'elles produisent; -on réussit mieux avec celui qui vous dit: «Repassez».... Je m'en vais; -je suis pleine d'inquiétude...; attendre, mais celui qui veut arriver à -la maison ne doit point se mettre en retard. - ---Surtout ne reviens pas les mains vides. Va-t'en, ma fille, va-t'en, -que le Seigneur t'accompagne et qu'il affine tes raisonnements. Si -j'avais ton habileté, je sortirais bien promptement de ces embarras. -Ici je vais prier tous les saints du ciel pour qu'ils t'inspirent et -qu'à deux heures ils nous sortent de ce purgatoire. Adieu, ma fille.» - -S'étant tracé un plan, le seul qui dans son jugement avisé lui parût -présenter une chance de réussite, Benina se dirigea vers la rue du -Mediodia-Grande et les garnis, propriété de son amie doña Bernarda. - - - - -XX - - -La maîtresse de l'établissement était absente. Benina fut reçue par -la fondée de pouvoirs et par un homme appelé Prieto, qui jouissait -de toute la confiance de la patronne et tenait la comptabilité de la -location des lits. La vieille fut obligée d'attendre, car cette paire -de congres manquait des pouvoirs nécessaires pour résoudre le problème -qui la troublait si cruellement. Parlant et reparlant du commerce de -garni, ils racontaient que l'année se présentait très mal: chaque nuit -on avait moins de personnes à coucher, et les patrons se plaignaient -fort. Benina en vint à s'informer de Frasquito Ponte: ce à quoi Prieto -répondit que, la nuit dernière, il s'était vu dans la nécessité de -ne pas le recevoir, parce qu'il était débiteur de sept lits et qu'il -n'avait pu donner aucun acompte. - -«Pauvre monsieur! dit Benina, il aura dormi à la belle étoile.... C'est -triste... à son âge.... Malgré sa teinture, il est plus vieux que la -Cuesta de la Vega.» - -La fondée de pouvoirs dit que don Frasquito, ne sachant où aller, avait -trouvé un asile dans la maison de la Comadréjà, rue du Mediodia-Chica, -à deux pas de là. Au surplus, le bruit avait couru qu'il était tombé -malade. Entendant cela, Benina, oubliant aussitôt le motif principal -qui l'avait conduit chez Bernarda, ne songea plus qu'à vérifier par -elle-même ce qu'il était définitivement advenu du pauvre désemparé -Frasquito. Elle avait le temps de faire un saut jusqu'à la maison -de la Comadréjà et de revenir au moment où Bernarda rentrerait chez -elle. Aussitôt dit, aussitôt fait. Un instant après, la diligente -vieille entrait dans la taverne borgne qui reçoit le public dans -l'établissement en question, et la première personne qu'elle aperçut -fut cet abominable type de Luquitas, l'époux d'Obdulia, lequel, avec -d'autres gens de mauvaise vie et deux ou trois femmes, sales et -malpropres, jouait aux cartes sur une horrible table ronde, au milieu -de verres de cariñena et de pardillo. Au moment où Benina entrait, ces -gens finissaient une partie, et, avant d'entamer une autre main, le -gendre de doña Paca, jetant sur la table les cartes visqueuses, qui -auraient pu lutter de malpropreté avec les mains des joueurs, se leva -en titubant, et, d'une langue empâtée, avec les manières caressantes -qui sont le propre des pochards, il offrit à la servante de sa -belle-mère un verre de vin: - -«Non, monsieur, j'ai déjà bu.... Je vous remercie,» dit la vieille en -refusant le verre. - -Mais comme il insistait vivement, les autres s'étant joints à lui pour -l'inviter à boire, Benina prit peur et accepta la moitié d'un verre -poisseux. Elle ne voulait point se mettre mal avec de tels gens, pour -ce qui aurait pu en arriver, et, sans perdre de temps en observations -et réprimandes au vicieux Luquitas, sur l'abandon dans lequel il -laissait sa femme, elle revint directement à l'objet de sa venue et dit: - -«Est-ce que la Pitusa n'est pas là? - ---Elle est là pour vous servir,» dit une femme pâle, sortant par une -porte bien dissimulée entre les étagères pleines de bouteilles et de -carafes, derrière le comptoir. La porte ressemblait à la fissure par -laquelle se glisse une anguille, et la femme était certainement la plus -maigre, la plus fluette et la plus glissante qui pût se rencontrer -dans la faune de ces sortes de femmes. Son visage était si mince qu'à -le considérer de profil on aurait pu le croire fait en découpure comme -les figures qui sont sur les girouettes. Son cou ne faisait aucun pli -et, à l'une de ses oreilles, le trou pour la boucle était tellement -grand qu'on aurait pu facilement y passer un doigt. Les dents rares et -noires, les sourcils absents, les cils rares, les yeux tendres, avec -une acuité de lynx, complétaient sa physionomie. De son corps il n'y -a rien à dire, sinon qu'il serait difficile de rencontrer une forme -plus exactement comparable à un manche à balai habillé ou, si l'on -veut, recouvert de chiffons pour frotter; des bras et des mains qui, en -gesticulant, semblaient flageller comme les barbes d'un plumeau avec -lequel on voudrait épousseter son interlocuteur; de sa langue et de -son accent, nous pouvons dire qu'ils donnaient l'idée d'une personne -qui se gargariserait et quoique cela puisse paraître étrange, je dois -dire pourtant que de toutes ces apparences il ressortait un certain air -affable, un aspect attrayant et, pour terminer, nous pouvons affirmer -que la Pitusa était fort loin d'être antipathique. - -«Qu'est-ce qui amène la seña Benina dans nos parages? dit la Pitusa -en lui frappant amicalement les deux épaules. J'ai entendu dire que -vous êtes dans une grande maison, dans une maison riche... où vous -devez avoir de bons profits.... Et votre chat ne doit certes pas être -malheureux?... - ---Ma fille, non.... Il y a un siècle de cela. Maintenant, nous sommes -en baisse. - ---Quoi, cela va mal? - ---Nous tâchons de tirer en avant, nous tâchons seulement. S'il y a -de la soupe, nous en mangeons; s'il n'y en a pas, rien.... Et le -Comadréjà, il est bien?... - ---Désirez-vous que je l'appelle, seña Benina? - ---Ma fille, je te demande seulement comment il se porte, s'il est en -bonne santé. - ---Il se défend. Mais sa blessure s'ouvre malheureusement quand il y -pense le moins. - ---Que Dieu vous protège!... Dis-moi autre chose.... - ---Commandez-moi. - ---Je désire savoir si tu as donné refuge dans ta maison à un -gentilhomme qui a nom Frasquito Ponte et s'il y est encore, parce que -l'on m'a dit qu'il avait été très malade cette nuit?» - -Pour toute réponse, la Pitusa dit à Benina de la suivre, et toutes -deux, se serrant, se glissèrent par la fente qui se trouvait entre -les montants du comptoir. De l'autre côté commençait un escalier très -étroit, par lequel elles montèrent l'une derrière l'autre. - -«C'est une personne très honorable, comme on dit, un personnage, ajouta -Benina, sûre de servir ainsi le pauvre gentilhomme. - ---De la grandesse! Voyez donc à quoi servent les titres?» - -Par un petit passage sentant mauvais et horriblement sale, elles -arrivèrent à une cuisine où l'on ne faisait certes pas grand feu. -Le fourneau et le buffet servaient de dépôt de bouteilles vides, de -caisses défoncées, de chaises cassées et de monceaux de chiffons. Sur -le sol et sur un misérable grabat, gisait de toute sa longueur don -Francisco Ponte, en manches de chemise, immobile, la figure décomposée. -Deux grosses femmes l'entouraient, debout de chaque côté, l'une lui -présentait un verre avec un peu d'eau et de vin, l'autre essayait de -lui faire des frictions aux jambes, toutes deux lui parlaient en criant: - -«Tournez-vous par ici.... Quel démon vous agite?... Vous le faites -exprès!... Ne voulez-vous point boire?» - -Benina, se mettant à genoux, se mit à crier, elle aussi, en le secouant: - -«Don Frasquito de mon âme, qu'avez-vous? Ouvrez les yeux, regardez-moi, -je suis la Nina.» - -Les deux guenons qui, entre parenthèses, si elles rivalisaient de -laideur et d'air rébarbatif, n'avaient personne qui les surpassât en -bonté, ne tardèrent pas à donner à Benina les explications qu'elle leur -demandait sur ce qui était arrivé. - -Ponte, n'ayant pas été admis chez la Bernarda, s'était réfugié au seuil -de la porte de la chapelle des Irlandais pour y passer la nuit.... -C'est là qu'elles le rencontrèrent; elles se mirent à l'interpeller, -à lui dire des choses... toutes deux..., de ces choses que l'on dit -sans vouloir offenser les gens. Au total, le pauvre vieux mal teint -s'était fâché et, en courant après elles, sa canne levée, et levée -pour les frapper, patatras, il était tombé par terre. Elles éclatèrent -de rire, croyant qu'il avait fait un faux pas; mais, voyant qu'il ne -bougeait pas, elles s'étaient approchées, le veilleur de nuit était -arrivé, il lui avait mis la lanterne sous le nez et, alors, ils -s'aperçurent qu'il avait une attaque. Retourné sur un côté, puis sur -l'autre, le bon monsieur avait tout l'air d'un cadavre. Ils appelèrent -le Comadréjà qui l'examina et déclara qu'il était en syncope, et, comme -il est charitable, lui, comme il est bon chrétien, lui, et qu'en outre -il avait étudié pendant un an l'art vétérinaire, il leur commanda de -le rapporter chez lui pour le faire revenir par des frictions et des -sinapismes. - -Ainsi fut fait. Elles le portèrent toutes deux avec l'aide d'une de -leurs compagnes, car le malade pesait autant qu'un paquet de tuyaux et -à la maison, à force de le pincer et de le secouer, il était revenu à -lui et les avait remerciées avec une grande amabilité. La Pitusa lui -avait apporté une soupe qu'il mangea avec un grand appétit, remerciant -à chaque cuillerée avec les expressions les plus gracieuses, et ainsi -il s'était bien porté jusqu'au matin, bien couvert sur sa paillasse. On -ne pouvait pas le mettre dans une chambre, parce que c'est à peine si -elles désemplissaient la nuit, et dans la cuisine, il était très bien, -la pièce étant vraiment très aérée. - -Le malheur avait voulu que le matin, alors qu'il se levait pour s'en -aller, il avait été repris par une attaque, et, toute la sainte -journée, il avait eu d'heure en heure des syncopes si effrayantes qu'il -devenait un cadavre et qu'on ne pouvait le faire revenir à lui qu'avec -l'aide de Dieu. On l'avait mis en manches de chemise parce qu'il se -plaignait de la chaleur; mais toutes ses affaires étaient là sans que -personne y touchât, et il ne manquait absolument rien de ce qu'il -avait dans ses poches. Le Comadréjà avait dit que, s'il ne se remettait -pas dans la soirée, il préviendrait la Délégation pour qu'on le fît -porter à l'hôpital. - -Benina déclara à la Pitusa que ce serait un crime d'envoyer à l'hôpital -un homme aussi considérable et qu'elle se déterminerait plutôt à le -conduire chez elle, si.... A ce moment, une idée hardie avait traversé -la cervelle de Benina et, avec la promptitude de résolution qui -était la caractéristique primordiale de son caractère, elle la mit à -exécution sans désemparer: - -«Voudriez-vous m'écouter un instant? J'aurais un petit mot à vous dire, -dit-elle à la Pitusa, la prenant par le bras pour l'attirer hors de la -cuisine.» - -Et elles entrèrent, à l'extrémité du petit couloir, dans l'unique -chambre habitable de la maison: une alcôve avec un lit en fer, -courte-pointe au crochet, des miroirs en mauvais état, des enluminures -représentant des odalisques, une commode fourbue et un saint Antoine -sur un socle, entouré de fleurs artificielles et ayant devant lui une -petite lampe à huile. Le dialogue fut nerveux et rapide: - -«Que voulez-vous? - ---Une misère. Que tu me prêtes dix douros. - ---Seña Benina, est-ce dans l'ordre? - ---J'en suis, Teresa Conejo, où tu en étais toi-même lorsque je te -prêtai mille réaux et t'empêchai d'aller en prison.... Ce fut l'année -et le jour même du cyclone qui renversa les arbres du Jardin botanique, -ne t'en souviens-tu point?... Tu habitais alors dans la rue du -Gobernador, et moi, à celle de San-Agustin, où j'étais en service. - ---Certainement que je m'en souviens. Je vous avais connue parce que -nous achetions ensemble.... - ---Tu étais dans une situation très grave.... - ---Je commençais à rouler dans le monde.... - ---Et, à force de rouler, tu avais succombé à la tentation. - ---Et comme vous serviez dans une grande maison, j'ai calculé et je me -suis dit: «Certainement, celle-là, si elle veut, elle pourra me sauver.» - ---Tu vins me trouver avec une grande terreur... qui te passa.... Tu me -demandas si je ne voudrais pas te soulager d'un grand poids, et que je -te sauve. - ---Et vous m'avez sauvée.... Oh! combien je vous fus reconnaissante, -Benina! - ---Et cela, bien que je n'eusse pas de rentes.... Et toi, lorsque tu as -eu fait la paix avec le marchand de vin, tu m'as payée.... - ---Douro pour douro. - ---C'est bien: aujourd'hui c'est moi qui suis dans l'embarras; j'ai -besoin de deux cents réaux, et tu vas me les donner. - ---Quand? - ---A l'instant. - ---Par la Mecque! Saint Dieu! Comment ma tête ferait-elle pour changer -les pois chiches en argent? - ---Tu ne les as point? Ni ton Comadréjà non plus? - ---Nous sommes comme le coq de Moron.... Et pourquoi avez-vous besoin de -ces dix douros? - ---Pour ce qui ne te regarde pas. Dis-moi seulement si tu peux, oui ou -non, me les donner. Je te les rendrai promptement et, si tu le désires, -avec un réal par douro. Cela ne fera pas de difficulté. - ---Ce n'est pas cela: c'est que je n'ai point la moitié d'un gros sou. -Ce chien de métier ne procure que misère. - ---Dieu te bénisse! Et ainsi...? - ---Non. Je n'ai pas même de bijoux, si j'en avais.... - ---Cherche bien, patronne. - ---Eh bien, j'ai deux bagues. Elles ne sont pas à moi; elles -appartiennent au rey de Bastos, un ami de Rumaldo, qui les lui a -confiées et que Rumaldo m'a données à garder. - ---Eh bien.... - ---Si vous me donnez votre parole de les dégager dans huit jours et de -me les rapporter, mais une parole formelle, Dieu sait, emportez-les.... -Vous en retirerez certainement dix douros, car l'une d'elles a un -brillant qui donne la cataracte rien qu'à le regarder.» - -Elles n'en dirent pas davantage. Elles fermèrent soigneusement la -porte, pour que personne ne pût les voir du couloir. Si quelqu'un avait -pu écouter, il n'aurait entendu qu'ouvrir et fermer un tiroir de la -commode, un chuchotement de Benina et une gargouillade de l'autre. - - - - -XXI - - -A peine les deux femmes étaient-elles revenues au chevet de Frasquito, -toujours évanoui, que Comadréjà entra. C'était un gaillard de belle -prestance, le teint et la figure de gitano; il portait un chapeau -large et la taille bien serrée; la première chose qu'il dit, ce fut -que le contaminé allait être conduit à l'hôpital. Benina protesta -disant que la maladie de de Ponte était de celles qui exigent un -traitement à la maison et en famille, que le conduire à l'hôpital -ce serait certainement l'envoyer à la mort, et qu'ainsi il valait -beaucoup mieux qu'elle le conduisît chez sa maîtresse, doña Francisca -Juarez, laquelle, bien que sa situation fût très amoindrie, se trouvait -encore, néanmoins, en situation de faire une charité en hébergeant -son compatriote, M. de Ponte, auquel elle croyait, d'ailleurs, -qu'elle était liée par une parenté éloignée. Sur ces entrefaites, -le vieux galantin sortit de son évanouissement et, reconnaissant sa -bienfaitrice, lui baisa les mains, l'appelant ange et je ne sais quoi -encore, ravi de la voir à son côté. D'un geste impérieux, suivi d'une -taloche, la Pitusa ordonna aux deux filles en guenilles d'aller à leurs -affaires à la porte de la rue; le Comadréjà descendit pour servir sa -clientèle; Benina et son amie, se trouvant seules avec le pauvre de -Ponte, lui passèrent son habit et son paletot pour l'emmener. - -«Ayez confiance, don Frasquito, lui dit la Benina; contez-nous pourquoi -vous n'avez pas fait ce que je vous ai dit. - ---Quoi donc, madame? - ---Donner à Bernarda la piécette à compte sur les nuits dues..... Ou -bien la piécette aurait-elle été dépensée à autre chose qui vous -manquait, une supposition, en peinture pour arranger la physionomie de -la moustache? Dans ce cas, je n'aurais rien à dire. - ---En cosmétique, non..., je vous le jure, répondit Frasquito d'un ton -langoureux, les paroles sortant de sa bouche comme si on les lui eût -tirées avec un crochet. Je l'ai dépensée..., non pour ce que vous -dites...; je désirais me pro... pro... je le dirai bien à la fin... -procurer une photo... graphie.» - -Il chercha dans la poche de son paletot et d'entre une masse de cartes -et de papiers il sortit un portrait photographique, de la dimension -d'une carte ordinaire. - -«Qui est cette dame? dit la Pitusa, qui la lui prit prestement pour -l'examiner. - ---Comme elle est belle! Certes elle l'est!... - ---Je voudrais, continua Frasquito reprenant haleine à chaque syllabe, -démontrer à Obdulia sa parfaite ressemblance avec... - ---Ce portrait n'est donc point celui de la petite? dit Benina en le -regardant. On retrouve quelque chose dans la coupe du visage; mais ce -n'est point tout à fait la même chose. - ---Dites-moi, mesdames, si vous ne trouvez pas qu'elles se ressemblent; -pour moi elles sont identiques.... L'une comme l'autre sont pareilles à -cette photographie. - ---Mais, qui est-ce? - ---L'impératrice Eugénie.... Mais on ne la vend pas. On ne la trouve -que chez Laurent, et il ne la donne pas pour moins d'une piécette.... -Obligé de l'acheter, pour démontrer à Obdulia la similitude.... - ---Don Frasquito, par la Vierge sainte, pensez-vous que nous allons -croire cela?.... Dépenser une piécette pour un portrait!» - -Le pauvre cavalier ne se convainquit pas, et, serrant précieusement -sa petite carte, il boutonna son paletot et essaya de se mettre sur -pied, opération extrêmement compliquée qu'il ne put accomplir à cause -de l'extrême faiblesse de ses jambes, moins grosses que des baguettes -de tambour. Avec la promptitude qu'elle savait mettre en toutes choses, -Benina sortit pour retenir une voiture avec laquelle elle avait à -faire des courses de la plus grande importance. Mais comme elle était -extrêmement active, elle fit rapidement; ayant ses dix douros dans sa -poche, elle prit à Mediodia-Grande un fiacre à l'heure, et, à la porte -de la maison, elle tomba sur la pocharde de Pedra et sa compagne, qui -sortaient de la taverne en vociférant. - -«Oui, oui, nous savons bien qui vous emmenez avec vous, dirent-elles -d'un ton moqueur. C'est ainsi que se comportent les femmes du grand -monde qui estiment un homme.... On voit bien que ces choses peuvent -arriver. - ---C'est à voir!... Mais comme au fond cela ne vous regarde pas, je -dis.... Eh bien, quoi? - ---Rien..., enfin, il faut s'alléger. - ---C'est Almudena qui va être content! - ---Pourquoi cela, que se passe-t-il? - ---Qu'il vous a attendue toute la soirée. Pendant qu'il était obligé de -s'en aller, vous couriez après votre chevalier maladif! - ---Il nous a donné une commission pour vous, pour le cas où nous vous -rencontrerions. - ---Qu'a-t-il dit? - ---Qui sait si je me rappellerai? Ah! si: que vous n'achetiez pas la -marmite..., la marmite avec les sept trous.... Qu'il en a une rapportée -de son pays. - ---Bien. - ---Eh quoi! est-ce que vous voulez installer une maison pour faire la -lessive? Sinon, pourquoi tant de trous? - ---Taisez-vous, grandes bavardes! Allez avec Dieu! - ---Et nous avons voiture. Plus que cela de luxe! On voit bien que nous -courons le guilledou! - ---Taisez-vous donc.... Vous feriez bien mieux de m'aider à le descendre -et à le mettre en voiture. - ---Certainement oui, de tout cœur.» - -Ce fut un divertissement pour tous ceux de la maison et ceux du dehors. -Ce fut un rude travail que de descendre Frasquito, en lui chantant des -couplets comme pour son enterrement et lui disant mille plaisanteries -s'appliquant tant à lui qu'à Benina qui, insensible aux quolibets de la -vie canaille, monta en voiture portant dans ses bras le vieux cavalier -andalou, comme s'il avait été un paquet de chiffons, tout en donnant -l'ordre au cocher de descendre la rue Impériale et en lui recommandant -de pousser son cheval. - -Ce ne fut pas, comme on peut bien le supposer, une mince surprise pour -doña Francisca de se voir apporter chez elle une sorte de moribond, -transporté par Benina et un commissionnaire avec sa corde. La pauvre -femme avait passé la soirée et une partie de la nuit dans une mortelle -inquiétude et, à voir une chose aussi extravagante, elle croyait rêver -ou elle pensait tout au moins qu'elle avait perdu la tête. Mais la -servante avisée s'empressa de la tranquilliser en lui disant que ce -n'était pas un cadavre, comme son aspect piteux pourrait le faire -supposer, mais bien un malade très gravement atteint, M. don Frasquito -de Ponte Delgado lui-même, natif d'Algeciras, qu'elle avait rencontré -dans la rue, et, sans se perdre en plus longues explications sur cet -événement extraordinaire, elle se mit à réconforter l'âme troublée de -doña Paca, avec l'heureuse nouvelle qu'elle rapportait dans sa bourse -neuf douros et demi, somme suffisante pour parer aux difficultés les -plus urgentes et pouvoir respirer durant quelques jours. - -«Ah! quel poids tu m'enlèves du cœur! s'écria la vieille dame en levant -les bras au ciel. - ---Que le Seigneur le bénisse! Nous voici en mesure de faire la charité -à notre tour, dit-elle, pensant à ce malheureux. Tu vois, Dieu nous -secourt sur un seul point, et en une seule occasion, et il nous donne -de suite le moyen de secourir nous-mêmes. La faveur et son payement se -suivent. - ---Il faut prendre les choses comme les dispose... Celui qui lance la -foudre. - ---Et, à propos, où allons-nous mettre ce pauvre vieux magot?» dit doña -Paca en palpant Frasquito qui, bien qu'il ne fût pas sans connaissance, -se remuait et parlait à peine, étendu sur le sol et arrimé contre le -mur. - -Comme, depuis le mariage d'Obdulia avec Antonito, on avait vendu son -lit, il surgit une difficulté d'installation domestique que Nina -résolut en proposant de dresser son propre lit dans un petit coin de -la salle à manger pour y placer le pauvre malade. Quant à elle, elle -mettrait sa paillasse par terre et l'on verrait bien s'il n'y avait pas -moyen d'arracher ce pauvre infirme aux ongles de la mort. - -«Mais, Nina de mon âme, as-tu pensé à la charge que nous nous mettons -sur le dos? «Toi qui n'as pas la force, porte-moi sur tes épaules», -comme dit l'autre. Te paraît-il que nous soyons, nous autres, dans le -cas de nous mettre à protéger qui que ce soit?... Mais achève de me -conter: c'est don Romualdo béni qui.... - ---Oui, madame, Romualdo..., répondit la vieille qui, dans son -ahurissement, n'avait point eu le temps de forger son mensonge. - ---Que cet homme soit béni, mille fois béni!» - -Doña Paca s'étant calmée, on ne pensa plus qu'à l'installation de -Frasquito, lequel n'avait point l'air de se rendre bien compte de ce -qui se passait. Enfin, quand on l'eut mis au lit, il reconnut la veuve -Juarez, et lui montrant sa gratitude par un serrement de mains et des -soupirs affectueux, il lui dit: - -«Telle fille, telle mère.... Vous êtes le vivant portrait de la Montijo. - ---Que dit cet homme? - ---Il prétend que nous ressemblons toutes à... je ne sais qui..., aux -empereurs de France.... Enfin ne vous en occupez pas. - ---Je suis dans le palais de la place del Angel? dit Ponte, examinant la -pauvre alcôve avec des yeux extasiés. - ---Oui, monsieur, couvrez-vous bien; restez bien tranquille, essayez de -dormir. Plus tard, nous vous donnerons un bon bouillon, et en avant la -santé!» - -Elles le laissèrent seul, et Benina sortit de nouveau dans la rue, -brûlant du désir d'aller fermer la bouche aux grossiers créanciers qui, -avec leurs impertinentes réclamations, troublaient le repos de deux -pauvres femmes. Elle se paya le plaisir de leur jeter à la face les -douros qui leur étaient dus; elle fit d'amples provisions, passa par la -rue de la Ruda et, avec son panier plein de nourriture, elle avait le -cœur plein de joie, songeant qu'elle était libérée pour quelques jours -de la honte de mendier, et elle rentra à la maison. - -Avec une méthodique activité elle se mit à travailler à la cuisine, en -compagnie de sa maîtresse qui, elle aussi, était souriante et joyeuse. - -«Sais-tu ce qui m'est arrivé, dit-elle à Benina, pendant que tu as été -dehors? J'ai fait un petit somme dans le fauteuil et j'ai rêvé que deux -messieurs très graves, vêtus de noir, venaient me trouver. C'étaient -Francisco Morquecho et don José-Maria Porcell, mes compatriotes, qui -venaient m'annoncer la mort de don Pedro-José Garcia de los Antrines, -oncle de mon mari. - ---Pauvre monsieur! Il est mort? s'écria Benina avec toute son âme. - ---Et ce don José qui est un des plus grands richards de la Serrania.... - ---Mais, dites-moi, est-ce que vous avez rêvé cela, ou bien est-ce que -c'est vrai? - ---Attends, femme. Ces deux messieurs, don Francisco et don José -Maria, l'un médecin et l'autre secrétaire de la municipalité, étaient -venus..., venaient pour me dire que le Garcia de los Antrines, propre -neveu de son mari, les avait nommés exécuteurs testamentaires.... - ---Enfin.... - ---Et que... la chose est claire...; comme il n'avait pas d'héritiers -directs, il désignait comme héritiers.... - ---Qui? - ---Sois calme, femme... Qu'alors il laissait la moitié de ses biens à -mes enfants Obdulia et Antonito et l'autre à Frasquito Ponte. Que t'en -semble? - ---Qu'à ce seigneur béni, Dieu devrait accorder de suite le paradis. - ---Don Francisco et don José-Maria me dirent que depuis plusieurs jours -ils me cherchaient pour me donner connaissance de cet héritage et que, -me demandant de-ci de-là, ils étaient parvenus à trouver l'adresse de -cette maison. Par qui crois-tu qu'ils l'ont eue? Par le prêtre don -Romualdo, déjà proposé pour l'épiscopat, qui leur expliqua que j'avais -recueilli M. de Ponte. De telle sorte, me dirent-ils en riant, que, en -venant vous présenter nos respects, chère madame, nous attrapons deux -oiseaux d'un seul coup. - ---Mais, de bon compte, tout ce que vous me racontez, vous l'avez, comme -on dit, purement et simplement rêvé! - ---Bien sûr: tu n'as donc pas compris que je m'étais endormie dans mon -fauteuil?... Comme ces deux messieurs qui sont venus me visiter sont -morts tous deux, il y a une trentaine d'années, quand j'étais fiancée -avec Antoine..., figure-toi.... Et à cette époque, Garcia de los -Antrines était déjà très vieux. Je n'ai plus entendu parler de lui. -Pourtant si.... Enfin, tout cela est l'œuvre d'un songe. Mais je l'ai -tellement vécu qu'il me semble encore les voir. Je te raconte tout cela -pour te faire rire. Non, non, ce n'est pas choses dont il faille rire, -les songes.... - ---Les songes, les songes disent ce qu'ils veulent, manifesta Nina, ils -viennent tout de même de Dieu. Et va savoir où commence la vérité et -où finit le rêve? - ---Justement.... Qui te dit que, en bas ou en haut de ce monde que nous -voyons, il n'y a pas un autre monde où vivent ceux qui sont morts? Et -qui te dit que la mort n'est pas une autre manière, une autre forme de -la vie?... - ---En bas, en bas, tout cela est en bas, affirma l'autre devenue -pensive. Je fais grand cas des songes, parce qu'il pourrait bien -arriver, par exemple, que ceux qui s'en vont là-bas reviennent ici nous -apporter remède à nos maux. En dessous de la terre, il y a un autre -monde, et la seule difficulté est de savoir comment nous pourrions -arriver à parler avec ce monde souterrain. Ils doivent connaître les -maux que nous endurons ici, et nous autres nous voyons en songe combien -ils sont heureux.... Je ne sais pas si je m'explique.... Je dis qu'il -n'y a pas de justice, et, pour qu'il en arrive une, nous devons rêver -tout ce qui peut la faire arriver, et, en rêvant, je suppose que nous -attirerons ici la justice.» - -Doña Paca acquiesça par une longue enfilade de soupirs qu'elle -tirait du plus profond de sa poitrine, et Benina se reprit, avec un -redoublement de fièvre et de conviction, à penser à la merveilleuse -conjuration. - -Se promenant sans s'arrêter au travers de la cuisine, elle ne voyait -plus avec les yeux de l'âme que les sept becs de la marmite, le bâton -de laurier, son habillement et l'oraison.... Diablesse d'oraison, c'est -cela qui était difficile! - - - - -XXII - - -Tout allait bien, le matin suivant: la santé de Frasquito s'améliorait -d'heure en heure, et son entendement semblait revenir à une clarté -moyenne; doña Paca était contente; la maison bien pourvue de -victuailles; ce jour qui venait et le suivant pouvaient être considérés -comme assurés, et par conséquent la pauvre Benina pouvait se dispenser -de sa pénible station de mendicité à San-Sebastian. Mais, comme il -lui était nécessaire de soutenir la comédie de son occupation dans -la maison de l'ecclésiastique, elle sortit comme tous les jours, son -panier sous le bras, résolue toutefois à ne pas perdre la matinée et -à faire quelque chose d'utile. Au moment où elle allait partir, sa -maîtresse lui dit: - -«Il me semble que nous devrions faire une politesse à notre bon don -Romualdo.... Il faut lui montrer que nous sommes reconnaissantes et -bien élevées. Porte-lui de ma part deux bouteilles de champagne d'une -bonne marque, pour accompagner avec elles le ragoût du lapin que tu vas -lui faire aujourd'hui. - ---Mais madame est folle? Savez-vous ce que coûteraient deux bouteilles -de champagne? Nous nous endetterions pour plus de trois mois. Vous êtes -toujours la même. C'est votre goût de bien vivre et largement qui est -la cause de notre pauvreté d'à présent. Certainement nous lui ferons un -cadeau, quand nous aurons gagné à la loterie, mais pour aujourd'hui je -ne puis songer qu'à trouver qui me cède une piécette dans un dixième de -billet à trois. - ---Bien, bien, que Dieu t'accompagne!» - -Et la vieille dame s'en alla causer avec Frasquito, lequel, tout -ranimé, redevenait loquace. L'un et l'autre évoquèrent les souvenirs de -la terre andalouse où ils étaient nés, ressuscitant familles, personnes -et événements. - -De fil en aiguille, doña Francisca en revint à penser à son songe, mais -elle se garda bien de le raconter à son compatriote. - -«Dites-moi, Ponte, qu'est-il advenu de don Pedro-José Garcia de los -Antrines?» - -Après une très pénible recherche dans les registres embrouillés et -confus de sa mémoire, Frasquito répondit que le don Pedro était mort -dans l'année de la révolution. - -«Allons donc, allons donc: je crois qu'il vit encore maintenant. -Savez-vous qui a hérité de ses biens? - ---Probablement son fils Raphaël, qui n'a jamais voulu se marier. Il -doit être vieux maintenant. Il pourrait bien arriver qu'il se souvînt -de nous, de vos enfants et de moi, car il n'a pas de parenté plus -proche. - ---Ah! n'en doutez pas, il se souviendra..., s'écria doña Paca avec -une grande animation dans les yeux et parlant rapidement. S'il ne -s'en souvenait pas, ce serait un cochon. C'est ce que me disaient don -Francisco Morquecho et don José-Maria Porcell.... - ---Quand cela? - ---Il y a... je ne sais plus combien de temps. A la vérité, ils sont -passés à meilleure vie. Mais il me semble que je les vois.... Ils ont -été les exécuteurs testamentaires de Garcia de los Antrines, cela est -certain, n'est-ce pas? - ---Oui, madame, je les ai beaucoup connus. Ils étaient amis de la -maison. Je les ai en mémoire.... Il me semble les voir encore avec -leurs redingotes noires de coupe antique.... - ---Pareillement, pareillement. - ---Leurs cols-cravates ressemblant à une semelle, et les chapeaux haut -de forme, aussi hauts que la tour de Sainte-Marie.» - -L'entretien continua avec ce mélange et cette fluctuation du réel -à l'imaginaire, et, pendant ce temps-là, Benina arpentait les rues -de haut en bas et de bas en haut, avec le cœur apaisé et l'esprit -tranquille par la possession d'un capital qui n'était pas inférieur à -trois douros et demi, et elle se disait que toute l'opération de la -conjuration d'Almudena n'était qu'un attrape-nigaud. Elle voyait une -plus grande chance de réussite dans la loterie qui n'est pas, quoi -qu'on en dise, œuvre de pur hasard, car qui nous dit qu'il n'y a pas -dans les airs un ange ou un démon invisible qui se charge de tirer le -bulletin de l'urne, sachant par avance qui possède le numéro? C'est -pour cela qu'il arrive des choses si extraordinaires et, par exemple, -que le gros lot vienne à se répartir entre une multitude de pauvres -diables qui ont pris, l'un un réal, l'autre une piécette, en réunissant -leurs enjeux. - -Suivant cette idée, elle pensa qu'il lui conviendrait de s'assurer -une participation modique, car prendre à elle seule un dixième, ce -serait vraiment trop risquer. Il ne lui convenait pas d'entrer en -compte avec la Pedra et Quart-de-Kilo, qui jouaient à toutes les -extractions; il valait mieux s'entendre pour cette affaire avec -Pulido, son compagnon de mendicité à la paroisse, car on prétendait -qu'il faisait des combinaisons de numéros à la loterie avec le vacher -voisin d'Obdulia, et, pour le trouver chez lui avant qu'il partît pour -mendier, elle pressa le pas vers la rue de la Cabeza et se dirigea -vers l'établissement d'ânesses à lait. C'est dans les étables de ces -pacifiques bêtes que les laitiers, gens simples et bons, donnaient -asile à Pulido. La sœur de la laitière vendait des dixièmes dans la -rue, et un oncle du vacher, qui avait fait le même commerce, même rue, -même maison, quelques années auparavant, avait fait fortune et s'était -retiré dans son pays, où il avait acheté des terres. La passion du jeu -s'était perpétuée dans l'établissement, passant à l'état de vice. A la -date où nous sommes arrivés de cette histoire, avec ce que les âniers -avaient dépensé en quinze années de jeu, ils auraient pu tripler leur -troupeau de bêtes. - -Benina eut la chance de rencontrer toute la famille réunie, toutes les -ânesses étant déjà rentrées de leurs excursions matinales. Pendant -que ces dernières prenaient leur ration d'avoine et de son, les gens -se livraient à des calculs de probabilité et pesaient les raisons -qui pouvaient donner la certitude que le jour suivant le numéro 5005 -sortirait, car ils en possédaient un dixième. Pulido, examinant le cas -avec sa puissante vue intérieure, d'autant plus vive que celle du corps -était obscurcie, renforça la conviction des âniers, en leur disant -qu'il était aussi sûr que le 5005 gagnerait qu'il pouvait affirmer -qu'il y avait un Dieu dans le ciel et un diable aux enfers. Inutile de -dire que la prétention de Benina tomba au milieu de la gent aveuglée -comme une bombe et que le premier mouvement général fut de lui refuser -la participation qu'elle sollicitait, car cela équivalait à lui faire -cadeau de monceaux d'or. La mendiante se piqua, disant qu'il ne lui -manquait certes pas trois piécettes pour jouer à elle toute seule un -petit dixième et ce coup d'audace produisit son effet. Pour terminer, -il fut convenu que, si elle achetait un dixième, ils lui en prendraient -la moitié, en lui donnant une participation de deux réaux dans le -magique numéro 5005, numéro sûr, aussi sûr que si on le voyait déjà -sorti. Ainsi fut fait: Benina sortit et acheta un dixième du numéro -4844 lequel, vu par les autres et répété à haute voix par l'aveugle, -produisit dans toute la réunion des joueurs la plus grande confusion et -le plus grand trouble comme si, par un art mystérieux, la chance avait -passé d'un numéro à l'autre. A la fin, tous les traités et combinaisons -se firent au goût de chacun et l'ânier distribua les papiers de -participation, la vieille se contentant de six réaux sur son billet et -de deux sur l'autre. - -Pulido sortit en grognant et s'en alla à la paroisse, de mauvaise -humeur, disant que cette hypocrite ecclésiastique était venue leur -ficher la guigne pour leur numéro de la loterie; les âniers se mirent -à parler à tort et à travers sur le compte d'Obdulia, disant qu'elle -ne payait pas son pain, qu'elle achetait des corbeilles de fleurs et -que son propriétaire allait la mettre dans la rue; et Benina s'en -alla visiter la petite, qu'elle trouva dans les mains de la coiffeuse -occupée à lui faire une jolie tête. Ce jour-là ses beaux-parents lui -avaient envoyé des boulettes de hachis et des sardines en saumure; -Luquitas était rentré à la maison à six heures du matin et il -dormait encore maintenant comme un loir. La petite, elle, songeait à -aller faire un tour de promenade, ayant une envie folle de voir des -jardins, des arbres, des équipages, des gens élégants, et sa coiffeuse -l'engageait à aller au Retiro, où elle verrait tout cela et, en outre, -toutes les bêtes féroces du monde et même des cygnes qui sont comme -qui dirait des oies plus fières. Apprenant que Frasquito malade avait -trouvé un refuge dans la maison de doña Paca, la petite montra un très -vif chagrin et parla d'aller le voir de suite, mais Benina la fit -renoncer à cette idée. - -Il valait mieux laisser passer quelques jours avant d'exposer le -malade à des conversations délirantes qui lui mettaient la cervelle -à l'envers. Se rendant à ce sage raisonnement, Obdulia congédia la -servante, décidée à aller à la promenade, et Benina s'en alla d'un pas -agile à la rue de la Ruda où elle comptait acquitter quelques petites -dettes de peu d'importance. Tout en marchant, elle songeait qu'elle -ferait bien de céder une partie de l'engagement excessif qu'elle -avait à la loterie et, dans ce but, elle se dit qu'il conviendrait de -chercher le Maure aveugle pour l'engager à jouer une piécette. Cette -opération-là était certainement plus sûre que celle d'évoquer les -esprits souterrains. - -Elle songeait à cela lorsqu'elle se rencontra nez à nez avec Pedra et -Diega qui revenaient de vendre, portant à la main, entre elles deux, -un panier plat rempli de mercerie à bon marché. Elles s'arrêtèrent, -désireuses de lui raconter quelque chose d'extraordinaire et qui devait -l'intéresser. - -«Vous ne savez pas, patronne, Almudena est en train de vous chercher. - ---Il me cherche? J'ai justement besoin de lui parler, pour savoir s'il -me prendrait.... - ---Vous ferez bien de prendre vos précautions. Il dit.... - ---Quoi? - ---Qu'il est furieux... fou furieux. Pour un peu, il m'aurait tuée ce -matin, avec la grande antipathie qu'il a pour moi. Enfin, il divague. - ---Il quitte Santa-Casilda pour aller demeurer aux Cambroneras. - ---Il est piqué de la tarentule; il danse sur un pied.» - -Les deux femmes se livraient à de grossiers éclats de rire et Benina -ne savait que dire. Apprenant que l'Africain était malade, elle dit -qu'elle avait envie d'aller à sa recherche à San-Sebastian; ce à -quoi elles répliquèrent qu'il n'était pas allé mendier et que, si la -patronne désirait le rencontrer, elle devait aller a sa recherche par -l'Arganzuela ou la rue del Penon, car elles l'avaient vu peu auparavant -dans ces parages. Benina suivit ces indications, après avoir rapidement -fait ses petites affaires dans la rue de la Ruda; au moment de tourner -à la Fuentecilla, après avoir monté et descendu plusieurs fois la rue -del Penon, elle vit le Marocain qui sortait de chez un forgeron. Elle -se dirigea vers lui, le prit par le bras et.... - -«Ne me touche pas, ne me touche pas..., dit l'aveugle, agité comme s'il -avait été secoué par une décharge électrique. Méchante, trompeuse..., -je veux te tuer.» - -La pauvre femme fut effrayée en lisant sur le visage de son ami un -grand trouble; il avait un violent mouvement convulsif des lèvres -qui modifiait complètement l'aspect de sa physionomie habituelle; il -tremblait des pieds à la tête et sa voix était devenue rauque. - -«Qu'as-tu, mon petit Almudena? Quelle mouche te pique? - ---C'est toi qui me piques, mauvaise mouche.... Venir avec moi.... Moi -te parler? Tu es une mauvaise femme.... - ---Allons où tu veux, homme. Tu as l'air d'un fou!» - -Ils descendirent la Ronda, et le Marocain, qui connaissait les lieux, -se dirigea vers la fabrique de gaz sans vouloir se laisser prendre le -bras par son amie. Ils passèrent par des sentiers étroits pour arriver -à la promenade des Acacias, sans que la bonne femme fût arrivée à -comprendre clairement les motifs de cette extravagante course. - -«Asseyons-nous ici, dit Benina en arrivant près de la fabrique de -goudron, je suis très lasse. - ---Ici, non..., plus bas.» - -Et ils se précipitèrent par un sentier très rapide, ouvert sur le -terre-plein où ils se trouvaient. Ils auraient certainement roulé tous -deux en bas si Benina ne l'avait soutenu en modérant le pas et en -s'assurant chaque fois où elle posait le pied. Ils arrivèrent enfin -à un endroit situé au-dessous de la promenade, sol brûlé, plein de -scories ressemblant aux laves d'un volcan; derrière eux, les fondations -des maisons à la hauteur de la tête; devant eux et à leurs pieds, les -toits de pauvres cabanes. Dans les détours de ce creux, on distinguait -de misérables huttes, et, au loin, opprimé entre les bâtiments de -l'asile Sainte-Christine et les bâtiments de la scierie mécanique, le -quartier de las Injurias, où fourmillent les familles pauvres. - -Ils s'assirent tous deux. Almudena, respirant fortement, essuya avec -son mouchoir la sueur coulant abondamment de son front. Benina ne le -quittait pas des yeux, attentive à ses mouvements, car elle n'était -rien moins que tranquille en se voyant seule dans un endroit aussi -solitaire avec le Marocain si irrité. - -«Voyons, ami.... Voyons pourquoi je suis si méchante et si trompeuse? -Pourquoi? - ---Parce que tu m'as trompé. Moi, je t'aime, et toi, tu en aimes un -autre.... Si, si.... Un bel homme, un chevalier galant. Il t'aime.... -Malade chez Comadréja.... Toi l'enlever et l'emporter à ta maison.... -Ton bien-aimé..., bien-aimé..., riche, lui, un monsieur, lui.... - ---Qui t'a conté ces bourdes, Almudena? dit la bonne femme, se mettant à -rire de toute son âme. - ---Ne nie pas.... Tu m'exaspères, tu te moques de moi, par-dessus le -marché....» - -Et, parlant ainsi, il fut pris tout à coup d'une fureur subite, il -se leva et, avant que Benina eût pu se rendre compte du péril qui -la menaçait, il lui déchargea un coup de bâton de toute sa force. -Heureusement que la malheureuse put éviter, en se détournant, de le -recevoir sur la tête, mais elle le reçut sur la poitrine. Elle voulut -lui arracher son bâton, mais, avant d'y parvenir, elle reçut encore un -bon coup à l'épaule et un autre sur la hanche. La meilleure défense -était la fuite. En un clin d'œil, la vieille se rejeta à dix pas de -l'aveugle. Il essaya de la suivre, elle l'évita et se mit en lieu sûr, -tandis qu'il continuait à lancer des coups de bâton dans l'air et à -frapper le sol. Et, ce faisant, il s'étala tout de son long et se mit -à se plaindre comme s'il avait été, lui, la victime, mordant la terre, -tandis que la dame de ses pensées lui disait: - -«Almudena, petit Almudena, si je t'attrape, tu verras.... Espèce de -sot, bourrique!» - - - - -XXIII - - -Après s'être roulé par terre avec des contorsions épileptiques des -bras et des jambes, se griffant la figure et s'arrachant les cheveux -et la barbe, lançant des exclamations en langue arabique que Benina -n'entendait point, il se mit à fondre en larmes, assis sur ses talons -à la mauresque, le front méditatif et les doigts enfoncés dans la -figure. Il pleurait dans une amère désolation et ce flot de larmes -calma sans doute sa folie furieuse. S'approchant un peu, Benina vit son -visage inondé de pleurs qui trempaient sa barbe. Ses yeux semblaient -une fontaine par laquelle son âme se serait déchargée du torrent d'une -peine infinie. - -Une longue pause suivit. Almudena, avec la voix plaintive d'un enfant -qui vient d'être battu, se mit à appeler tendrement son amie. - -«Niña..., _Amri_..., es-tu là? - ---Oui, mon fils, je suis là à te regarder pleurant, comme saint Pierre -quand il eut fait la canaillerie de renier le Christ. Au moins, te -repens-tu de ce que tu as fait? - ---Si, si..., _Amri_.... Je t'ai battue!... Cela te fait mal beaucoup? - ---Je te crois que cela me brûle. - ---Moi, méchant..., pleurer pendant beaucoup de jours, parce que je t'ai -frappée? _Amri_, me pardonneras-tu?... - ---Si..., je te pardonne..., mais je me défie. - ---Prends mon bâton, lui dit-il en le lui tendant. Viens ici, -frappe-moi. Prends le bâton et frappe fort, jusqu'à ce que mort -s'ensuive. - ---Non, je me méfie. - ---Prends aussi ce petit couteau, ajouta l'Africain, sortant de sa poche -intérieure un grand couteau à manche de corne. Je l'ai acheté pour te -frapper..., pour nous tuer tous deux; j'ai assez de la vie. Mordejaï -n'aime plus la vie. Mais la mort, oui, la mort....» - -Sans avoir l'air de rien, Benina s'empara des deux armes, bâton et -couteau et, s'approchant alors sans crainte du malheureux aveugle, elle -lui mit la main sur l'épaule. - -«Tu m'as cassé quelque os, car cela me fait très mal, lui dit-elle. -Comment vais-je faire pour me soigner maintenant?... Non, heureusement, -je n'ai aucun os cassé; tu m'as fait des bleus gros comme ma tête, et -l'arnica dont je vais avoir besoin, c'est toi qui devras me le fournir. - ---Je te donnerai... ma vie, si tu veux me pardonner. J'étais fou.... Je -t'aime.... Si tu ne m'aimes pas, Almudena se détruira lui-même. - ---C'est bien, mais tu as dû prendre quelque philtre. Qu'est-ce que cela -veut dire de sortir ce conte que tu es amoureux de moi? Ne sais-tu donc -pas que je suis une vieille et que, si tu me voyais, tu tomberais à la -renverse de la peur que je te ferais? - ---Tu n'es pas vieille, moi t'aimant. - ---Mais, tu aimes Pedra. - ---Non..., pocharde..., méchante..., mauvaise.... Tu es ma seule femme, -il n'en existe pas d'autre pour moi.» - -Sans donner trêve à son intense affliction, entrecoupant ses paroles -de profonds soupirs et de sanglots, la langue embarrassée, Almudena -dit et répéta ce qu'il ressentait et, à la vérité, Benina put -entendre un langage extraordinaire, non pas peut-être par la pureté -de l'expression, mais bien à cause de la force de conviction que le -Marocain mettait dans ses étranges modulations, suivies de hurlements, -de cris désespérés et de murmures suffoqués. - -Il lui dit que, depuis que le roi Samdaï lui avait signalé la femme -unique, pour qu'il la suivît et s'en rendit maître, il n'avait cessé -de courir après elle et par toute la terre. Plus il cheminait, plus -vite la femme s'enfuyait devant lui, sans qu'il pût jamais l'atteindre. -Le temps s'écoulant, il crut un instant que c'était la Nicolasa et il -vécut trois ans avec elle, d'une vie errante. Mais ce n'était point -elle: il s'aperçut vite de son erreur. La femme fuyait toujours, -toujours plus loin, voilée et ne se laissant pas voir le visage.... -Certainement, il voyait bien sa figure avec les yeux de l'âme..., mais -en voilà assez; quand il connut Benina, un matin que pour la première -fois elle se présenta à San-Sebastian, amenée par Élisée, son cœur, qui -battait si fort qu'il semblait sauter hors de sa poitrine, lui dit de -suite: «La voilà, la voilà, la seule, il n'y en a pas d'autre». Plus il -parlait avec elle, plus il se convainquait que c'était elle; mais il -désirait attendre quelque temps encore, pour mieux s'en assurer. Enfin, -la certitude se fit jour, et alors il attendit une occasion de se -déclarer et de lui parler.... Aussi, lorsqu'on vint lui conter qu'elle -avait un beau galant et qu'elle l'avait emporté chez elle rien moins -qu'en voiture, il eut un tel désespoir suivi d'une telle furie qu'il ne -savait pas s'il voulait la tuer ou se tuer lui-même.... Le mieux lui -paraissait de se tuer tous deux, mais non sans avoir massacré la moitié -de l'humanité en frappant indistinctement à droite et à gauche. - -Benina entendit avec intérêt et compassion ce récit, que nous donnons -nous-mêmes considérablement réduit afin de ne pas fatiguer le lecteur, -et, comme c'était une bonne femme, elle ne commit point la légèreté -de se moquer de cette passion africaine; elle ne la tourna même point -en ridicule, comme cela eût été pourtant bien naturel de le faire, -en considérant son âge à elle et les conditions physiques du pauvre -aveugle. Se maintenant dans un juste milieu discret, elle ne se -proposa pas d'autre but que de calmer son ami et de chasser de son -esprit toute idée de mort et d'extermination. Elle lui expliqua ce -qu'il en était du beau galant, cherchant à le convaincre que c'était -par pure charité qu'elle l'avait amené dans la maison de sa maîtresse, -sans que l'amour ni les rapports quelconques d'homme à femme y eussent -pu jouer un rôle. Mordejaï ne se donnait pas comme convaincu, et -il posa finalement la question sur un terrain que justifiaient la -sincérité et la force de son affection, à savoir que, pour qu'il pût -ajouter foi à ce que lui disait Benina, il fallait, non qu'elle lui -donnât des paroles qu'emporte le vent, mais qu'elle lui prouvât son -dire par des faits matériels. Et comment lui prouver par des faits, de -façon qu'il demeurât pleinement satisfait et convaincu? Cela était bien -facile: en abandonnant tout, sa maîtresse, sa maison, le beau galant, -et venant vivre avec Almudena et restant unis pour la vie. - -La vieille ne répondit pas par un refus catégorique, pour ne -pas l'exciter davantage, et elle se borna à lui représenter les -inconvénients de l'abandon aussi brusque de sa vieille maîtresse, qui -mourrait de chagrin d'être ainsi quittée tout d'un coup. Mais à toutes -ces raisons le Marocain en opposait d'autres, basées sur ses droits et -les lois de l'amour qui doivent tout dominer: - -«Si tu m'aimes, tu dois m'épouser, _Amri_.» - -A l'offre de sa blanche main, accompagnée de tendres sourires et de -minauderies dites avec ses grosses lèvres qui se dilataient jusqu'aux -oreilles, ou se resserraient pour former une horrible figure, Benina -ne put résister à l'expression d'un rire moqueur. Mais, se contenant à -l'instant, elle répondit par cet excellent argument: - -«Mon fils, je t'appelle ainsi, car tu pourrais l'être... je suis très -touchée des preuves d'amitié que tu me donnes; mais considère, je te -prie, que j'ai accompli soixante ans. - ---Que tu aies accompli ou pas soixante ans ou mille ans, je t'aime. - ---Je suis une vieille qui ne peut servir à rien. - ---Tu te trompes, _Amri_: je t'aime plus que la première bénie; tu es -pour moi une jeune femme. - ---Quelle extravagance! - ---Nous nous épousons tous deux et je t'emmène dans mon pays, à la -terre de Sus. Saül, mon père, est riche, lui; mes frères sont riches; -ma mère, Rimna, riche et belle..., elle t'aimera, elle t'appellera sa -fille.... Mon père a beaucoup de brebis, beaucoup d'arbres près du -ruisseau, une grande maison..., une noria d'eau fraîche..., climat très -bon; ni froid ni chaleur.» - -Bien que la peinture d'une si grande félicité influât légèrement sur -son âme, Benina ne se laissait pas séduire et, comme une personne -pratique, elle vit de suite les inconvénients d'une brusque translation -dans des pays aussi lointains, où elle se trouverait au milieu de gens -inconnus, parlant une langue de tous les diables, et qui sûrement -différaient d'elle par les mœurs, la religion, le vêtement, car elles -marchaient voilées.... Voyez-vous Benina voilée? Non, la seule chose -qu'on peut faire pour le bon Mordejaï, c'est de le calmer. Se montrant -affectueuse et bonne, elle lui fit ressortir l'inconvénient grave qu'il -y aurait à mettre de la précipitation dans une chose aussi grave que -de se marier comme cela, de but en blanc, et de se sauver d'un seul -trait rien moins qu'en Afrique, qui est, comme on dit, l'endroit où -naissent les Pyrénées. Non, non, il fallait y penser tranquillement et -prendre son temps pour ne pas faire une bêtise. Il était beaucoup plus -pratique, suivant elle, de laisser toute cette histoire du mariage et -du voyage des jeunes époux pour plus tard et de s'occuper de suite, -avec tous les soins voulus pour réussir, de la grande conjuration du -roi Samdaï. Si la chose réussissait, comme l'assurait Almudena, et -s'ils pouvaient en tirer les paniers remplis de pierres précieuses -que l'on convertirait si facilement en billets de banque, toutes les -questions seraient facilement résolues, et la suite en découlerait -promptement. L'argent est le grand arrangeur de toutes choses en ce -monde. Conclusion: elle consentait à tout ce qu'il désirait, et elle -engageait sa parole de l'épouser et de le suivre au bout du monde -aussitôt que le roi Samdaï aurait donné tout ce qu'on allait lui -demander avec toutes les règles et cérémonies prescrites. - -L'Africain écoutait ces paroles avec un air méditatif, quand tout d'un -coup il se mit à se frapper le front, comme un homme qui éprouverait -une grande confusion et désolation: - -«Pardonne-moi, j'ai oublié de te dire quelque chose. - ---Quoi? Vas-tu faire à cette heure quelque difficulté? Est-ce que -l'opération ne réussira pas parce qu'il manquera quelque condition? - ---J'ai oublié une chose..., cela ne peut réussir parce que tu es une -femme. - ---Manqué! dit Benina, sans pouvoir contenir son désappointement. -Pourquoi n'as-tu pas commencé par là, puisque la première condition -était d'être homme? - ---Pardonne-moi d'avoir oublié. - ---Tu n'as pas ta tête. En voilà une histoire! Mais c'est ma faute -d'avoir été croire bêtement les sottises qu'on invente dans ta terre -maudite et dans ta religion de démons couronnés. Non, non, je ne le -croyais pas, c'est la pauvreté qui m'aveuglait.... Je ne le crois pas, -non. Que Dieu me pardonne la mauvaise pensée d'appeler le diable avec -toutes ces agaceries, et que la très sainte Vierge, mère de Dieu, me le -pardonne pareillement! - ---Si tout cela ne vaut rien parce que tu es femme..., répliqua Almudena -tout honteux, je sais moi une autre chose..., et, si tu veux la faire, -tu auras tout l'argent que tu pourras désirer. - ---Non, non, tu ne me tromperas pas une seconde fois. Tu es un bon -oison!... Je ne croirai plus rien de ce que tu diras. - ---Par la lumière bénie, c'est une vérité.... Que la foudre me frappe si -je te trompe.... Tu auras de l'argent, beaucoup d'argent. - ---Quand? - ---Quand tu voudras. - ---C'est à voir.... Bien que je n'en croie pas un mot, dis-moi vite -comment. - ---Je te donnerai un petit papier.... - ---Un petit papier? - ---Oui...; tu le placeras sur la pointe de la langue.... - ---Sur la pointe de la langue? - ---Oui: tu entreras avec lui dans la banque, le petit papier sur la -langue, et personne ne te verra. Tu pourras prendre tout l'argent que -tu voudras, personne ne te verra. - ---Mais c'est voler cela, Almudena. - ---Personne ne te verra, personne ne te dira rien. - ---Assez, assez.... Je ne mange pas de ce pain-là. Voler, cela, non! -S'ils ne me voient pas, Dieu me verrait, lui.» - - - - -XXIV - - -Le Marocain passionné ne cessait point de chercher à convaincre sa -dame (nous devons l'appeler ainsi dans ce cas, puisqu'il la voyait -telle avec les yeux de son âme) et, convaincu que les moyens positifs, -les meilleurs, les plus efficaces pour la vaincre définitivement -lui seraient fournis par sa cupidité et son désir de s'enrichir, il -sortit un autre sortilège, produit naturel de son sang sémite et de -sa riche imagination. Il lui dit que parmi tous les secrets dont il -était dépositaire par la faveur de Dieu il y en avait un qu'il s'était -toujours réservé de ne dire qu'à la personne qui serait digne de tout -son amour, et, comme cette personne c'était elle, la femme rêvée, la -femme promise par le souverain Samdaï, à elle seule il révélerait le -procédé pour découvrir les trésors cachés sous terre. Bien que Benina -affectât de ne pas donner créance à ces histoires, elle ne perdait pas -une syllabe de ce qu'Almudena lui disait. - -La chose était très facile, décrite par lui, bien que les difficultés -pour produire l'effet magique sautassent aux yeux. - -La personne qui désirerait savoir d'une façon certaine, absolument -certaine, où il pouvait y avoir de l'argent caché, n'avait qu'à creuser -un trou dans la terre et à se mettre dedans en chemise, durant quarante -jours, sans autre aliment que de la farine sans sel, et aucune autre -occupation que de lire un livre saint, à grands feuillets, et de -méditer sur les profondes vérités que contient ce livre.... - -«Et cela, il faudrait que je le fisse moi-même? dit Benina impatiente. -Passe encore! Et ce livre est écrit dans ta langue. Comment, espèce -d'idiot, veux-tu que j'arrive à lire ces griffonnages, si dans ma -propre langue, le pur castillan, les caractères noirs me troublent? - ---Je lirai, moi...; tu liras, toi. - ---Mais dans ce trou sous la terre, qui sera comme une maison de taupes, -est-ce que nous pourrons rester tous les deux? - ---Sûrement. - ---Bien. Et pour mieux voir les lettres de ce livre, dit la femme avec -un air moqueur, tu prendras des lunettes pour aveugle? - ---Je le sais par cœur,» répliqua sans se troubler l'aveugle. - -Après les quarante jours de pénitence, pour terminer les prescriptions, -il fallait écrire sur un papier à cigarettes certaines paroles magiques -que lui seul connaissait, et alors on lançait le papier en l'air et -pendant que le vent le faisait voltiger de-ci, de-là, il fallait -réciter dévotement beaucoup de prières sans quitter des yeux le papier, -volant. - -Là où le papier tombera, en creusant, creusant profondément, on -trouvera certainement le trésor enfoui, très probablement une jarre -remplie de pièces d'or. - -Benina manifesta son incrédulité en éclatant de rire; mais pourtant -il resta quelque trace dans son esprit de cette nouvelle énigme de la -recherche des trésors cachés, car elle se prit à dire solennellement: - -«Je ne crois pas qu'il y ait des trésors enterrés dans les champs. -Il peut se faire que cela arrive dans ton pays; mais pour ce qui est -d'ici..., ils les gardent dans les cours intérieures, dans les patios, -ils les cachent sous le sol des bûchers, des magasins, des boutiques, -et, lorsque cela se peut, dans les murs. - ---C'est même chose de le découvrir dans les endroits que tu dis..., si -tu m'aimes et si tu consens à m'épouser. - ---Nous avons le temps de causer de cela, dit Benina, mettant et ôtant -son châle sur sa tête, signe d'impatience et de désir de s'en aller. - ---Je n'ai pas fini de parler, _Amri_, non, murmura l'aveugle, plaintif, -la retenant par sa robe. Toi, toujours avec moi. - ---Ce n'est pas possible maintenant. Aie patience, mon fils.» - -Pris de nouveau de fureur, en sentant qu'elle voulait partir, il -se lança sur elle, la saisit dans ses bras, manifestant par des -rugissements plus que par des paroles humaines son ardent désir de la -garder avec lui: - -«Moi, je t'aime.... Je veux me tuer, me jeter dans la rivière, si tu ne -viens pas avec moi.... - ---Laisse-moi, pour Dieu, Almudena, dit la dame avec un accent plein -d'affliction, espérant en venir plus facilement à bout en lui parlant -affectueusement. Je t'aime, mais mes obligations me réclament. - ---Je le tuerai, le beau galant! cria l'aveugle en serrant les poings -et faisant quelques pas vers la vieille, laquelle, craintive, s'était -écartée de lui. - ---Sois raisonnable; sinon, je ne t'aimerai pas.... Allons, si tu me -promets d'être bon et de ne pas me frapper, nous nous en irons ensemble. - ---Te battre, non, non, bien sûr..., moi qui t'aime plus que la lumière -bénie. - ---Si tu ne me bats pas, allons-nous-en,» dit Benina s'approchant -gentiment et le prenant par le bras. - -Le bon Mordejaï étant pacifié, ils reprirent le chemin pour remonter -et, en marchant, il raconta qu'il avait quitté Santa-Casilda pour -rompre avec la Pedra, et, comme les temps devenaient mauvais et qu'on -gagnait peu de sous, il comptait se transporter le même soir aux -Cambroneras, près du pont de Tolède, car dans ce quartier on trouvait -des chambres à la nuit pour dix centimes seulement. Benina n'approuva -pas ce changement de domicile, parce qu'elle avait entendu dire que -les pauvres vivaient très mal là-bas, très étroitement, entassés comme -des moutons dans des chambres indécentes, mais il insista d'une voix -dolente et mélancolique, affirmant qu'il désirait être mal, qu'il -voulait faire pénitence, passer ses jours à pleurer, pleurer jusqu'à ce -qu'Adonai ait attendri le cœur de la femme aimée. Ils soupiraient tous -deux, et silencieux ils montèrent toute la rue de Tolède. - -Comme Benina lui offrait un douro pour son déménagement, Almudena -exprima un désintéressement sublime: - -«Je n'aime point l'argent...; l'argent chose sale...; je méprise -l'argent... Moi, j'aime _Amri_.., ma femme avec moi.... - ---Bien, bien, aie patience, lui dit Benina, qui craignait de le voir -recommencer ses folies à la fin de la journée. Je te promets que demain -nous reparlerons de tout cela. - ---Tu viendras à Cambroneras? - ---Oui, je te le promets. - ---Moi, je ne retournerai pas à la paroisse.... Ces gens orgueilleux me -pèsent: Cassiana, Élisée.... Je hais mes compagnons. J'irai mendier au -pont de Tolède. - ---Attends-moi demain..., et promets-moi d'être raisonnable. - ---Oui, en pleurant, en pleurant. - ---Mais à quoi servent toutes ces pleurnicheries? Mon petit Almudena, si -je t'aime, mon maître, ne me donne pas d'ennuis. - ---Tu vas maintenant à ta maison, voir le vieux galantin et lui -prodiguer tes tendresses? - ---Ah! bien oui, il est frais! Un grand cas que je fais de cette vieille -antiquaille! Il a plus d'années que la Cuesta de la Vega. Il est parent -de ma maîtresse, et c'est elle qui m'a chargée d'aller le chercher pour -le ramener dans sa maison. - ---C'est un vieux magot, lui? - ---Un fameux magot! Et il n'y a point de comparaisons à faire entre toi -et lui..., mon petit. Je suis très pressée. Adieu, jusqu'à demain.» - -Mettant à profit un moment où le Marocain se tenait tranquille comme un -idiot, elle prit sa course, le laissant appuyé contre le mur près de -la boutique du Botijo. C'était le seul moyen possible de séparation, -étant donnée la terrible adhérence du pauvre aveugle. Au bout d'un -court instant, il se laissa tomber sur le sol et les passants le virent -là, mendiant toute la soirée, assis sur ses talons, muet, sa main noire -tendue. - -La Nina ne trouva pas grand'chose de nouveau à la maison, car on ne -saurait compter comme nouveauté l'extrême contentement de doña Paca, -qui ne cessait de s'extasier sur la grâce de son hôte et la manière -charmante avec laquelle il rappelait tous les souvenirs d'Algeciras -et de Ronda. La bonne dame se trouvait transportée à ses jeunes ans; -elle oubliait sa pauvreté et, mue par le généreux instinct qui, dans -sa prime jeunesse, avait été le fond de son caractère imprévoyant et -la cause de ses malheurs, elle proposa à Nina d'aller chercher pour -Frasquito deux bouteilles de Xérès, un paon en galantine, des œufs -glacés et une hure de sanglier. - -«Oui, madame, répliqua la servante, nous allons lui apporter tout cela -et ensuite nous nous rendrons à la prison pour éviter aux marchands -la peine de nous y traîner. Je crois que vous êtes devenue folle, -vraiment! Pour ce soir vous aurez une soupe à l'ail avec des œufs et -pas autre chose. Croyez bien que le chevalier s'en contentera encore -parfaitement, habitué comme il l'est à toutes sortes de victuailles -impossibles. - ---Bien, on fera ce que tu veux. - ---Au lieu d'une tête de sanglier, nous mettrons une tête d'oignon. - ---Je crois, avec ta permission, que, dans toutes les circonstances, -fût-ce au prix d'un sacrifice, on doit se comporter comme il faut. -Enfin, combien avons-nous d'argent? - ---Peu vous importe. Laissez-moi faire, je saurai m'arranger. Quand il -manquera, ce n'est pas vous qui irez le chercher. - ---Oui, je sais que c'est toi qui iras. Moi, je ne sers à rien. - ---Si, si, vous servez beaucoup, et maintenant aidez-moi à peler les -pommes de terre. - ---Si tu veux. Ah!... j'allais oublier. Frasquito prend du thé, et, -comme il est très difficile, il faut que tu le choisisses très bon. - ---Du meilleur. J'irai le chercher en Chine. - ---Ne te moque pas. Va chez le marchand et prends de celui qu'on appelle -mandarin. Et en même temps rapporte donc pour dessert un joli petit -fromage.... - ---Allez, allez, vous parlez à tort et à travers, sans rien oublier. - ---Tu sais qu'il est accoutumé de manger dans les maisons riches et -somptueuses. - ---Parfaitement, comme la taverne de Boto, rue de l'Ave-Maria..., une -portion de ragoût, un réal; avec pain et vin, trente-cinq centimes. - ---Tu es mal disposée.... On ne sait vraiment pas comment te prendre. -Mais j'accepte tout, Nina, tu gouvernes. - ---Ah bien! si je ne gouvernais pas, bon Dieu! nous serions propres! -Il y a beau jour qu'on nous aurait mises à la prison pour dettes, à -San-Bernardino ou même au Pardo.» - -Disputant ainsi, on arriva à la nuit. Ils mangèrent frugalement, gais -tous trois et résignés à la pauvreté, tolérable et légère quand on ne -manque point d'un morceau de pain pour apaiser sa faim. Le véridique -historien doit confesser que les bonnes dispositions dans lesquelles -se trouvait doña Paca s'altérèrent un peu lorsque les deux femmes se -trouvèrent dans la même alcôve, l'une dans son lit, l'autre sur un -matelas par terre, ayant cédé son lit à Frasquito. Comme la veuve -de Zapata était d'un esprit extrêmement mobile et changeant en un -moment sans qu'on en sût le motif, elle passait de la douceur extrême -à la colère la plus folle, d'une crédulité enfantine à la méfiance la -plus grande, des paroles les plus raisonnables aux sottises les plus -lourdes. Benina connaissait bien ce rapide changement dans la façon -d'être et de vouloir de sa maîtresse, qu'elle comparait volontiers à -une girouette, et sans s'inquiéter outre mesure de ses manières qui -devenaient subitement déplaisantes et de ses accès de colère, elle -attendait une saute de vent. Et, en fait, il changeait à l'improviste, -retournant à la bonne partie du cadran, et, en un moment, la mauve se -changeait en chardon ou revenait à sa forme première. - -La mauvaise humeur de doña Paca dans la nuit dont il s'agit devait -être attribuée à ce fait, suivant des renseignements dignes de foi, -que Frasquito, dans ses conversations de la soirée, dans celles du -souper et de l'après-dîner, laissa paraître pour Benina une prévenance -qui blessa profondément l'amour-propre de l'infortunée veuve. Le -bon monsieur montrait presque exclusivement sa gratitude à Benina, -réservant pour madame une déférence courtoise; pour Benina tous ses -sourires, ses phrases les plus ingénieuses, les regards langoureux de -ses yeux attendris comme ceux d'un mouton mourant, et Ponte ajouta -un comble à cette façon d'agir en l'appelant ange plus de douze fois -pendant la frugale cène. - -Et, cela dit, écoutons doña Paca bien couchée entre ses draps de lit, -tandis que Benina s'étendait par terre: - -«Pourtant, ma fille, rien ne m'ôtera de la tête que tu as donné un -philtre à ce pauvre monsieur. Vois comme il te chérit? Si tu n'étais -pas une vieille abominablement laide et sans aucune grâce, je croirais -que tu l'as ensorcelé.... Certainement tu es bonne, charitable, tu -sais t'attirer la sympathie par le bien que tu sais faire à tous, et -par ta douceur et la suavité de tes petites manières... qui seraient -bien capables de tromper ceux qui ne te connaissent pas.... Mais, avec -toutes ces qualités, il est impossible qu'un homme aussi couru puisse -s'éprendre de toi.... Si tu le crois et si tu t'infatues d'orgueil à -cause de cela, à mon avis tu te trompes singulièrement, ma pauvre Nina. -Tu seras toujours ce que tu as été. Et ne crains pas que j'ôte à don -Frasquito ses illusions en lui racontant toutes tes mauvaises façons, -la voleuse que tu as été, et d'autres petites choses, autres petites -choses que tu sais et moi aussi....» - -Benina se taisait, se bouchant la bouche avec son drap, et cette -humilité et cette modération excitèrent encore davantage la haine de la -veuve de Zapata, qui continua à molester sa compagne: - -«Personne ne reconnaît mieux que moi tes qualités, parce que tu les -as, c'est certain; mais on doit te tenir à distance, toujours à -distance, ne pas te laisser sortir de ta basse condition, pour que tu -ne l'oublies pas et que tu ne viennes pas manger dans la main de tes -maîtres. Rappelle-toi que, par deux fois, j'ai dû te renvoyer de chez -moi pour vol.... Ton effronterie était arrivée à un tel point,--que -dis-je, effronterie?--ton cynisme dans ce vice abominable, que... -jamais je n'ai pu faire un compte, tant cela me dégoûtait de voir -mon argent sortir de ma bourse pour entrer dans la tienne... à jet -continu!... Mais quoi, tu ne dis rien? Tu ne te défends pas? Tu es -devenue muette? - ---Oui, madame, je suis devenue muette, fut l'unique réponse de la bonne -femme. Il peut se faire que, quand madame se taira et fermera son bec, -j'aurai quelque chose à dire.... Mais je ne dis rien.» - - - - -XXV - - -«Oui, oui.... Dis ce que tu veux..., continua doña Paca. Tu oserais -t'attaquer à moi? Que je n'ai pas su tenir le Doit et l'Avoir? Eh -quoi? Qui t'a dit que les grandes dames sont des teneurs de livres? -Ne tenir aucun compte, ne rien écrire, mais ce n'était que la forme -naturelle de ma générosité sans limites. Je me laissais voler par tous; -je voyais le voleur mettre la main dans ma bourse, et j'avais l'air -de ne pas m'en apercevoir.... J'ai toujours agi ainsi. Si c'est un -péché, Dieu me le pardonnera. Mais ce que Dieu ne pardonne pas, Benina, -c'est l'hypocrisie, ce sont les procédés artificieux, et le soin avec -lequel certaines personnes composent leurs actes, pour se faire croire -meilleures qu'elles ne sont. J'ai toujours eu le cœur sur la main et -je me suis toujours présentée aux yeux de tous comme j'étais, comme je -suis, avec mes défauts et mes qualités, telle que Dieu m'a faite.... -Mais n'as-tu donc rien à me répondre? Ou bien n'as-tu rien à dire pour -ta défense? - ---Madame, je me tais, parce que je dors. - ---Non, tu ne dors pas, c'est un mensonge de plus; ta conscience -t'empêche de dormir. Reconnais que j'ai raison, et que tu es de celles -qui se composent un visage pour dissimuler leurs méchancetés; non, -on ne peut pas dire que ce soit des méchancetés, c'est trop. Je suis -généreuse en cela comme en tout; je dirai simplement faiblesses.... -Mais quelles faiblesses! Nous sommes fragiles; vraiment tu peux dire: -je ne m'appelle pas Benina, mais bien fragilité. Mais ne crains rien, -car tu sais bien que je n'irai pas te déprécier auprès de M. de Ponte -et détruire la fleur de ses illusions.... Quelle dérision! Ne voyant en -toi, comme, du reste, il ne saurait le voir, ni une figure élégante, -ni une face fraîche et rose, ni de fines manières, ni une éducation de -dame, ni rien de ce qui peut rendre les hommes amoureux, il aura vu.... -Quoi! Pour Dieu, que je ne devine pas. Si tu étais franche, ce que tu -n'es pas et ne seras jamais.... Écoutes-tu ce que je te dis? - ---Oui, madame, j'écoute. - ---Si tu étais franche, tu me dirais que M. de Ponte t'appelle ange -parce que tu fais bien la soupe à l'ail toute maigre.... Et crois-tu -que cela suffise pour qu'on appelle une femme ange en toutes lettres? - ---Mais qu'est-ce que cela peut bien vous faire que M. de Ponte Delgado -me donne tous les noms ou sobriquets qu'il lui plaît? - ---Tu as raison, si, si..., il peut se faire qu'il le dise ironiquement. -Ces grands seigneurs, très habitués aux manières du grand monde, quand -il semble qu'ils nous font un compliment, ils se payent notre tête, -comme on dit.... Que si l'homme est sincère et s'il est amoureux de toi -pour le bon motif.... Tout peut arriver, Benina.... Tu dois procéder -avec loyauté et confesser tes taches, que Frasquito n'aille pas croire -que la pureté des anges du ciel soit quelque chose de comparable à ta -pureté à toi. Si tu n'agis pas ainsi, tu seras une mauvaise femme.... -La vérité, Nina, dans ces cas, la vérité. Cet homme a cru que tu étais -un prodige de conservation; oui, oui, tu as fait un miracle, un miracle -sérieux, en pleine vie de Madrid et dans la classe domestique, une -virginité de soixante ans!... Tu peux lui donner cinquante-cinq ans, -si cela te convient.... Mais si tu le trompes sur ton âge, qui est une -supercherie très courante de notre sexe, ne le trompe pas sur ce qui -rentre dans la loi morale, Nina: cela, non. Vois, ma fille, je t'aime -beaucoup, et, comme maîtresse et comme amie, je te conseille de parler -clair et de lui conter tes fautes et tes chutes. Ainsi le bon monsieur -ne pourra dire que tu l'as trompé, s'il découvre avec le temps ce que -tu lui auras caché. Non, Nina, non; ma fille, dis-lui tout, même si -cela te force à rougir et si cela doit congestionner la verrue que tu -portes sur le front. Confesse ta grande faute de ces temps-là, quand tu -avais trente-cinq ans..., et dis-lui courageusement: M. don Frasquito, -j'ai aimé un garde civil qui se nommait Romero, qui me garda avec lui -pendant deux années et qui ensuite refusa de m'épouser....» Allons, -femme, il n'y a pas de quoi devenir écarlate. Après tout, qu'est-ce -que cela? Aimer un homme. C'est pour cela que les femmes sont venues -au monde: pour aimer les hommes. Tu as eu le malheur de tomber sur un -homme qui s'est mal conduit avec toi. Question de chance, ma fille. Ce -qu'il y a de sûr, c'est que tu as été folle de lui.... Il m'en souvient -bien. On ne pouvait pas te saisir; tu ne faisais plus rien de bien. -Tu faisais danser l'anse du panier dans les grands prix et, tandis -que tu étais à peine vêtue convenablement, lui ne manquait jamais de -bons cigares.... A moi qui ai vu tes souffrances et ton aveuglement, -toujours tourmentée et sans un jour de tranquillité, au lieu de fuir le -supplice tu courais au-devant; à moi qui ai vu tout cela, tu n'as rien -à me raconter. Je connais l'histoire, bien que je ne la connaisse pas -toute, parce que tu m'as caché quelque chose..., et l'on m'a dit des -choses que je ne sais pas si elles sont exactes ou non.... On m'a dit -que de tes amours tu as retiré.... - ---Cela n'est pas vrai. - ---Et que tu l'aurais placé à l'Inclusa.... - ---Cela n'est pas vrai,» répéta Benina avec un accent sonore et d'une -voix forte, se dressant sur son lit. A ce cri, doña Paca se tut -subitement, comme la souris qui cesse de ronger la nuit lorsqu'elle -entend le pas ou la voix de l'homme. Pendant un long moment, on -n'entendit plus que les profonds soupirs de la dame qui commençait -à se calmer tout en marmottant à voix basse. L'autre ne desserrait -pas les dents. L'esprit de la pauvre dame avait eu une crise rapide -et la girouette avait tourné de nouveau. La colère et les mauvaises -paroles se changèrent en un instant en douceur et paroles flatteuses. -Le symptôme caractéristique de l'apaisement ne tarda pas à se produire; -c'était tout d'abord un vif repentir de tout ce qui lui était échappé -de dire et la honte de se le rappeler; les grognements qu'elle -laissait échapper n'avaient pas d'autre cause, ainsi que les plaintes -de douleurs imaginaires qu'elle faisait entendre. Comme Benina ne -répondait pas à ces démonstrations, doña Paca, vers minuit, se décida à -l'appeler: - -«Nina, Nina, si tu voyais comme je suis mal! Quelle jolie petite nuit -je passe. Il me semble que l'on m'applique un fer chaud sur le côté et -qu'on m'arrache avec violence les os des jambes. J'ai la tête comme -si on m'avait arraché le cerveau pour le remplacer par de la mie de -pain et du persil hachés.... Pour ne pas te déranger, je n'ai pas osé -te demander une petite tasse de tilleul, ni que tu me frictionnes les -épaules et que tu me donnes un petit cachet de salicylate, de bromure -ou de quinine.... C'est horrible. Tu as dormi comme un plomb. Bien, -femme, repose-toi, fais-toi un peu de graisse.... Pour rien au monde je -ne voudrais te déranger.» - -Sans desserrer les lèvres, Benina se leva de son grabat et, passant -un jupon, se mit à préparer une tasse de tilleul sur le fourneau -économique, et la donna à la malade; enfin, elle la frictionna et -ensuite elle se pencha vers elle pour la bercer comme un enfant pour -l'endormir. La vieille dame, désirant ardemment faire oublier ses -divagations antérieures, pensait que le meilleur moyen était d'effacer -par des paroles et des expressions affectueuses les mauvaises idées -exprimées auparavant, et c'est en suivant cette idée que, tandis que sa -compagne la bordait dans son lit, elle lui disait: - -«Si je ne t'avais pas, je ne sais pas ce qui adviendrait de moi. Je -me plains de Dieu lui-même et j'en arrive quelquefois à lui dire des -injures comme à la première venue. C'est bien vrai qu'il me prive de -beaucoup de choses; mais il m'a donné ta compagnie et ton amitié, qui -valent plus à elles seules que l'or, l'argent et les brillants.... Et, -pour que je ne l'oublie pas, dis-moi un peu ce que tu me conseilles de -faire dans le cas où don Francisco Morquecho et don José-Maria Porcell -viendraient me trouver avec ce message relatif à cette succession. - ---Mais, madame, si vous avez rêvé tout cela... et que ces nobles -ambassadeurs soient morts depuis plus de mille ans et en poussière sous -terre? - ---Tu dis bien, je l'ai rêvé.... Mais, si ce n'est eux, d'autres peuvent -arriver, un jour fortuné, avec la même musique. - ---Qui dirait non? Avez-vous rêvé de caisses vides? Car ce serait le -signe d'un héritage certain. - ---Et toi, qu'as-tu rêvé? - ---Moi? Cette nuit, j'ai rêvé que nous nous rencontrions avec un taureau -noir. - ---Mais cela veut dire sûrement que nous trouverons un trésor caché, -sais-tu? Qui nous dit que dans cette vieille maison, qui fut habitée -autrefois par des commerçants riches, il n'y ait pas dans ces murs ou -dans ces cloisons quelque jarre bien remplie de belles onces d'or? - ---J'ai ouï conter qu'au siècle passé vivaient ici des marchands de drap -très riches et que, quand ils moururent, on ne trouva aucun argent dans -leurs caisses. Il pourrait bien se faire qu'ils l'eussent caché. Il y a -beaucoup, beaucoup d'exemples de cela. - ---Je suis certaine qu'il y a de l'argent caché dans cette propriété.... -Mais va savoir où ces Indiens ont été le fourrer. Est-ce qu'il n'y -aurait pas moyen de le découvrir? - ---Je ne sais.... Je ne sais, murmura Benina, repassant dans sa tête -rêveuse les conjurations orientales proposées par Almudena. - ---Et si ce n'est pas dans les murs, qui dit que ce n'est pas sous les -dalles de la cuisine ou de la salle à manger que ces messieurs ont -caché leur argent, pensant qu'il serait plus à leur portée dans l'autre -monde? - ---C'est bien possible.... Mais il est plus probable que ce sera dans le -mur, ou bien, par exemple, sous les toits entre les solives.... - ---Je crois que tu as raison. Cela peut aussi bien être caché en haut -qu'en bas. Je t'assure que, lorsque je cogne fortement dans les -couloirs et dans la salle à manger et que toute la maison tremble -comme si elle voulait s'écrouler, il me semble que j'entends un petit -bruit... qui ressemble au tintillement de l'or qui est remué.... Ne -l'as-tu pas entendu? - ---Si, madame. - ---Eh bien! faisons donc tout de suite la preuve. Fais un pas hors de -l'alcôve, cogne fort et écoutons....» - -Benina le fit comme il était dit et avec non moins de conviction que -sa maîtresse et, en effet..., elles entendirent aussitôt un bruit -métallique qui ne pouvait certainement provenir que de l'énorme -quantité d'argent et d'or (certainement plus d'or que d'argent) cachée -dans des pots, dans la vieille fabrique. Elles s'endormirent toutes -deux sur cette illusion et, en songe, elles continuèrent à entendre le -son argentin du métal.... - -La maison était comme un grand corps qui aurait sué et de chacun de ses -pores s'écoulait une once, une pièce de vingt-cinq francs ou une petite -monnaie de vingt et un quart de réal. - - - - -XXVI - - -Au petit matin du jour suivant, Benina cheminait vers les Cambroneras, -son panier au bras, pensant, non sans inquiétude, à l'exaltation du bon -Almudena, qui le conduirait promptement à la folie, si par ses bonnes -manières elle n'arrivait pas à le calmer. - -Plus bas que la porte de Tolède, elle rencontra la Burlada et un autre -pauvre qui mendiait avec un enfant hydrocéphale. Sa camarade de la -paroisse lui dit qu'elle avait transféré son domicile au pont, parce -qu'elle ne pouvait plus vivre dans le cœur de Madrid avec la cherté des -loyers et l'exiguïté des aumônes. On lui donnait l'hospitalité dans une -maison près de la rivière et pour moins que rien, et à cet avantage -elle joignait cet autre de bien se mouvoir pour mendier sur le passage -des allants et venants, matin et soir, de la rivière au pont et du pont -à la rivière. Interrogée par Benina au sujet de l'aveugle et de sa -manière de vivre, elle répondit qu'elle l'avait vu près de la petite -fontaine après le pont, mendiant, mais qu'elle ne savait point où il -demeurait. - -«Allez avec Dieu, madame, dit la Burlada. N'allez-vous pas au pont? -Moi, si, parce qu'on y trouve son compte, si on y gagne peu. On me -donne tous les soirs un bon plat de nourriture à la maison de M. le -banquier, qui est située en face et à son entrée par la rue de Las -Huertas, et je vis comme un chanoine, me réjouissant de faire la nique -à la Caporale quand la servante du banquier m'apporte ma grande platée -de nourriture; enfin avec cela et quelque autre petite chose que je -reçois, nous vivons, madame Benina, et nous pouvons même nous compter -parmi les riches. Adieu, portez-vous bien, j'espère que vous trouverez -votre Maure en bonne santé. Portez-vous bien.» - -Elles s'en allèrent, chacune de son côté et, à l'entrée du pont, -Benina, enfilant la chaussée qui descend à droite et conduit au -faubourg de Cambroneras, sur la rive gauche du Manzanarès, tout en -bas, elle se trouva sur une espèce de petite place limitée, du côté -du couchant, par un vulgaire édifice; au sud, par le mur d'appui du -contrefort de la culée du pont, et, des deux autres côtés, par des -talus ou terre-pleins sablonneux où vivent quelques épines silvestres, -des chardons et quelques herbes rachitiques. L'endroit est pittoresque, -plein de lumière et, on peut dire, extrêmement gai, parce que de là -on domine les rives verdoyantes du fleuve et les lavoirs avec leurs -linges de mille couleurs. Au couchant, on distingue les chaînes de -montagnes et, à la rive opposée du fleuve, les cimetières de San-Isidro -et San-Justo qui présentent un aspect grandiose avec leurs monuments -et le vert foncé de leurs cyprès.... La mélancolie inhérente à ces -lieux de repos ne les prive point, dans ce panorama, de leur caractère -décoratif, et ils sont comme un beau décor ajouté par l'homme à tous -ceux de la nature. - -En descendant lentement l'esplanade, la mendiante vit deux ânes; que -dis-je, deux? huit, neuf, dix ou plus avec leur collier d'un rouge -éclatant, et auprès d'eux un groupe de gitanos se chauffant au soleil, -qui inondait déjà la place de sa lumière éblouissante, donnant plus -d'éclat encore aux vives couleurs dont bêtes et gens étaient parés. -Au milieu de conversations animées tout était rire, tapage, courses -de droite et de gauche; les gamins couraient en se chamaillant; les -tout petits, vêtus d'oripeaux, faisaient la roue, et, seuls, les ânes -conservaient leur aspect grave et méditatif, au milieu de toute cette -agitation, de ce mouvement et de ces cris en charabia; les vieilles -gitanas, dont quelques-unes au teint couleur de tan ou même noir, -tenaient leurs commérages à part, réunies auprès du mur du grand -édifice, qui est une maison de location d'aspect régulier. Deux ou -trois petites filles lavaient des chiffons dans la mare que formait, au -milieu de l'esplanade, l'eau qui se perdait au sortir de la fontaine -voisine. Quelques-unes de ces petites filles avaient un teint foncé -et presque noir que faisaient ressortir les boucles d'oreilles en -filigrane suspendues à leurs oreilles; d'autres avaient le teint mat -et terreux, toutes étaient agiles, gracieuses, à la taille fine et -de langue déliée. La vieille trouva parmi ces gens des visages de -connaissance et, regardant de-ci, de-là, elle crut reconnaître un -gitano qu'elle avait rencontré un certain jour, à l'hôpital, tandis -qu'elle allait voir une amie. Elle ne voulut point s'approcher du -groupe dans lequel il se disputait avec d'autres au sujet d'un âne dont -les blessures de l'échine étaient l'objet d'une très vive discussion, -et attendit le moment favorable pour lui parler. Il ne tarda pas à -venir, parce que deux d'entre eux en arrivèrent promptement à se donner -force bourrades, l'un avec un pantalon fendu du haut en bas, montrant -ses jambes noires, et, l'autre, ayant un turban sur la tête et, pour -tout vêtement, un grand gilet d'homme. Le gitano essaya de les séparer; -Benina l'y aida et, tout étant rentré dans l'ordre, elle l'interpella -en ces termes: - -«Dites-moi, bon ami, n'auriez-vous pas vu par ici un Maure aveugle, -qu'on appelle Almudena? - ---Si, madame, je l'ai vu et j'ai même parlé avec lui, répliqua le -gitano, montrant deux rangées de dents d'une blancheur éblouissante, -d'une égalité et d'une conservation parfaites, se détachant dans l'étui -de deux grosses lèvres charnues, d'un violet foncé. Je l'ai vu près -du pont.... Il m'a dit qu'il couchait la nuit dans les maisons de -Ulpiana... et que... je ne sais plus quoi..., qu'il était abandonné, -bonne femme, qu'elle est une ingrate et qu'elle est cuisinière.» - -Benina fit un brusque saut en arrière, voyant tout d'un coup devant -elle les pieds de derrière d'un âne, que deux gamins rouaient de -coups, sans doute pour lui apprendre les belles manières et faire son -éducation gitanesque, et elle se dirigea vers la maison que lui avait -indiquée l'homme à la belle dentition. - -A côté de l'esplanade s'ouvrait un chemin ou rue tortueuse dans la -direction de la porte ségovienne. A gauche, lorsqu'on y entre, se -trouve la maison de rapport, immense amas de logements pauvres à six -piécettes le mois, et, à sa suite, les murs et dépendances d'une ferme -ou grange qu'on appelle Valdemora. Sur la droite, diverses maisons très -anciennes, en désordre, avec des cours intérieures, avec des treillis -moisis, les parois sales, offrant la réunion la plus irrégulière de -vétusté et de misère que l'on puisse voir en architecture urbaine ou -campestrale. Quelques portes laissent apercevoir de jolies faïences -avec le portrait de san Isidro et la date de la construction, et, sur -les toits en ruine, pleins de saillies pittoresques, on est tout étonné -de voir encore de belles girouettes toutes tordues, d'un travail exquis. - -Voyant, en s'approchant, que quelqu'un se montrait au grillage d'une -fenêtre, elle se prépara à demander un renseignement: c'était un âne -blanc aux oreilles démesurées, qu'il passa au travers des barreaux, -lorsqu'elle eut ouvert la bouche. Alors la vieille entra dans la -première cour pavée, pleine de trous; de tous côtés des habitations -avec des portes d'inégales grandeurs, des auvents ou petites huttes -économiquement dressées, couvertes de feuilles de cuivre couleur -vert-de-gris; sur l'unique paroi blanche ou, du moins, moins sale que -les autres, s'étalait un grand bateau peint à l'ocre rouge, frégate à -trois mâts, de style enfantin, avec une cheminée d'où s'échappait une -grande ligne de fumée. De ce côté, une femme, à la figure hâve, lavait -des haillons dans une auge en pierre: ce n'était pas une gitana, mais -bien une paysanne. D'après les explications que celle-ci lui donna, les -gitanos vivaient dans la partie gauche, avec leurs ânons, en pacifique -communauté d'habitation; ils avaient pour lit, les uns comme les -autres, le sol sacré, les mangeoires servant d'oreillers aux animaux -doués de raison; à la droite, et dans des chambres ressemblant aussi -bien à des écuries et non moins immenses que les autres, accouraient -pour y dormir, la nuit, beaucoup de ces pauvres qui parcourent les rues -de Madrid, de jour, en mendiant. Pour dix centimes ils avaient droit à -une portion de sol et de nourriture. Benina ayant donné le signalement -d'Almudena, la femme affirma qu'effectivement il avait dormi là, -mais qu'à l'instar de tous les autres pauvres il était parti de très -bonne heure, car les dortoirs n'étaient point faits pour inviter à -la paresse. Si madame désirait d'autres renseignements sur le Maure -aveugle, elle s'empresserait de les lui fournir, dans le cas où il -viendrait dormir une autre nuit. - -Remerciant la femme maigre, Benina s'en alla par la rue, guettant -çà et là des deux côtés de la rue. Elle espérait apercevoir sur ces -monticules dénudés Almudena prenant le soleil, plongé dans ses idées -mélancoliques. Passé la maison d'Ulpiana, on ne voyait plus à droite -que des talus arides et pierreux, couverts d'immondices, de scories -et de sable. A cent mètres environ se présenta une courbe ou route en -zigzag qui conduit à la station de Las Pulgas, laquelle se reconnaît -par la trace noire des charbons déposés sur le sol et qui s'aperçoivent -d'en bas, les palissades qui ferment la voie et quelque chose qui -fume et bout au-dessus de tout cela. Arrivé à la station, du côté de -l'orient, un ruisseau d'eaux d'égout, noires comme de l'encre, coule -au travers d'une tranchée ouverte dans le talus et, franchissant le -chemin par un petit canal, s'en va féconder les prairies avant de se -jeter dans la rivière. La mendiante s'arrêta un instant, examinant -avec sa vue de lynx la tranchée par laquelle l'eau s'écoulait en flots -troubles, et les plaines qui, sur la gauche, s'étendent jusqu'à la -rivière, plantée de légumes. Elle continua plus loin, car elle savait -que l'Africain aimait la solitude des champs et la rude intempérie. -Le jour était paisible, la lumière très vive accentuait le vert des -récoltes et le bleu intense des choux de Lombardie, jetant dans tout -le paysage des notes gaies. La vieille femme marchait et s'arrêtait -alternativement, regardant les champs dont la vue récréait ses yeux et -son esprit, et les collines arides, et elle ne vit rien qui ressemblât -à un aveugle marocain qui serait occupé à boire le soleil. Retournant -à l'esplanade, elle descendit jusqu'à la rive du fleuve et parcourut -les lavoirs et les petites maisons qui s'appuient au contre-fort du -pont, sans rencontrer une trace de Mordejaï. Découragée, elle retourna -vers le Madrid d'en haut, décidée à reprendre, le lendemain, ses -investigations. - -Dans sa maison, elle ne trouva rien de nouveau; je me trompe, elle -trouva une nouvelle qui peut bien être considérée comme un événement -merveilleux, œuvre du génie souterrain Samdaï. A peine entrée, doña -Paca lui cria avec joie: - -«Mais, tu ne sais pas, femme?... Je t'attendais avec impatience pour te -le raconter.... - ---Quoi, madame? - ---Que don Romualdo est venu ici. - ---Don Romualdo?... Mais vous rêvez. - ---Je ne sais pourquoi.... C'est une chose de l'autre monde que ce -monsieur vienne chez moi? - ---Non, mais.... - ---Pour sûr, cela m'a donné à penser. Qu'arrive-t-il? - ---Il n'arrive rien. - ---J'ai cru qu'il s'était passé quelque chose dans la maison de don -Romualdo, quelque question désagréable avec toi et qu'il venait m'en -rendre compte. - ---Il n'y a rien de tout cela. - ---Ne l'as-tu point vu sortir de chez lui? Ne t'a-t-il pas dit qu'il -venait ici? - ---Quelle idée? Est-ce que monsieur va maintenant me dire où il va quand -il sort? - ---En tout cas, c'est bien extraordinaire.... - ---Mais enfin, puisqu'il est venu, il a dû vous dire.... - ---A moi? Que veux-tu qu'il m'ait dit, si je ne l'ai pas vu?... -Laisse que je t'explique. A dix heures, une des petites filles de la -cordonnière est descendue comme d'habitude pour me tenir compagnie: -l'aînée, Célédonia, qui est plus vive que la poudre. Bon! à minuit -moins un quart, drelin, drelin! on sonne à la porte. Je dis à la -petite: «Ouvre, ma fille, et qui que ce soit, dis que je n'y suis -pas». Depuis le scandale que m'a fait ce marchand, je me garde bien de -recevoir quand tu n'es pas là.... Célédonia ouvre..., j'entends d'ici -une voix grave, comme celle d'un personnage, mais je ne puis rien -distinguer.... Alors la petite me raconte que c'est un prêtre qui est -venu.... - ---Son signalement? - ---Grand, beau, ni vieux, ni jeune. - ---C'est cela, affirma Benina, stupéfaite de la coïncidence, mais -n'a-t-il point laissé sa carte? - ---Non, parce qu'il avait oublié son portefeuille. - ---Et il a demandé après moi? - ---Non. Il a dit seulement qu'il désirait me voir pour une affaire de -grande importance. - ---Dans ce cas, il reviendra. - ---Non, pas de sitôt. Il doit partir ce soir pour aller à Guadalajara. -Tu as dû entendre parler de ce voyage. - ---Il me paraît que oui.... On a parlé, je crois, d'aller à la station, -de la petite malle et de je ne sais quoi. - ---Mais tu pourrais appeler Célédonia, elle t'expliquera tout cela mieux -que moi. Il dit qu'il était très contrarié de ne pas me rencontrer.... -Qu'à son retour de Guadalajara il reviendrait.... Mais c'est tout de -même bien curieux qu'il ne t'ait pas parlé de cette question d'intérêt -qu'il a à traiter avec moi. Ou bien le sais-tu et veux-tu me réserver -la surprise? - ---Non, non, je ne sais rien de cette affaire..., et la Célédonia -est-elle sûre du nom? - ---Demande-le lui.... Deux ou trois fois, il lui a répété: «Dis à ta -maîtresse que don Romualdo est venu». - -La petite, interrogée, confirma tout ce que venait de dire doña Paca; -elle était très fûtée et pas une syllabe de ce que M. le curé lui -avait dit ne lui avait échappé; elle décrivait avec une mémoire des -plus fidèles sa figure, son vêtement, son accent.... Benina, d'abord -confondue de la rareté du cas, l'oublia promptement, son esprit étant -préoccupé de choses plus importantes. Elles trouvèrent Frasquito -tellement mieux qu'on lui accorda de se lever de son lit; mais, en -faisant ses premiers pas dans l'appartement et les couloirs, le pauvre -galant s'aperçut de cette nouveauté que sa jambe droite était devenue -un peu faible à le porter.... Il espérait néanmoins qu'avec une bonne -alimentation et un peu d'exercice ce membre finirait par retrouver -sa fermeté et son activité premières. Bientôt il aurait son bulletin -de guérison. Sa reconnaissance pour ces deux femmes durerait autant -que sa vie et principalement pour Benina.... Il reprenait haleine. Il -renaissait à l'espérance, il avait le pressentiment d'obtenir bientôt -une situation qui lui permettrait de vivre indépendant, d'avoir un -logis propre, bien que tout simple, et... l'homme s'animait en parlant, -et avec l'inépuisable pharmacie de son optimisme il se rétablissait -promptement. - -Comme Benina songeait à tout et qu'elle ne laissait de côté rien de ce -qui pouvait toucher ceux dont elle s'occupait, elle pensa qu'il était -convenable de prévenir les dames de la Costanilla de San-Andres qui -auraient sûrement été inquiètes de l'absence de leur commis. - -«Oui, faites-moi le plaisir de leur porter mes compliments, dit le -galant, plein d'admiration pour cette nouvelle preuve de prévoyance. -Dites-leur ce que vous voudrez et je suis sûr d'avance que vous me -mettrez en bonne posture auprès d'elles.» - -C'est ce que Benina exécuta le soir même, et, le lendemain matin de -bonne heure, elle reprit le chemin de Tolède. - - - - -XXVII - - -Elle rencontra un vieux bonhomme déguenillé qui avait coutume de -mendier avec une petite fille dans les bras, à la chapelle de l'Olivar; -il lui conta en pleurant ses malheurs qui auraient suffi à émouvoir des -rochers. - -Sa fille, la mère de cette créature et d'une autre qui, malade, avait -été recueillie par une voisine, était morte deux jours avant de -misères, madame, de fatigue, de tant souffrir, pendant qu'elle envoyait -ses pauvres enfants à la recherche d'un morceau de pain. Qu'allait-il -devenir maintenant avec ces deux enfants, n'ayant point de quoi les -nourrir et ne suffisant pas à se tirer d'affaires lui-même? Le Seigneur -avait retiré sa main de lui. Aucun saint du ciel ne lui venait en aide -dans cette maudite situation. Il ne désirait qu'une chose, mourir, -et qu'on l'enterre promptement, promptement, pour ne plus voir le -monde. Son seul désir serait de voir ses deux pauvres petites placées -dans un de ces refuges comme il y en a beaucoup pour petits des deux -sexes. Et c'est là que l'on pouvait reconnaître sa malchance.... Il -avait rencontré une âme charitable, un ecclésiastique, qui lui offrit -de placer les petites dans un asile; mais, quand il croyait l'affaire -arrangée, le diable est venu la défaire. - -«Voyons, madame, est-ce que vous ne connaîtriez pas par hasard un brave -homme, prêtre, qui s'appelle don Romualdo? - ---Il me paraît que si, répondit la mendiante, sentant de nouveau un -grand vertige et une épouvantable confusion dans son esprit. - ---Grand, bien planté, portant des habits fins, ni jeune, ni vieux..... - ---Et il dit qu'il s'appelle don Romualdo? - ---Don Romualdo, oui, madame. - ---Aurait-il par hasard une petite nièce qui se nomme doña Patros? - ---Je ne sais pas comment elle s'appelle; mais pour une nièce, il en -a certainement une... et jolie encore. Mais voilà bien ma chienne de -chance. Et je vais vous en donner la raison. Je vais chez lui et l'on -me dit qu'il est parti pour Guadalajara. - ---Justement, fit Benina tout étourdie, sentant que le réel et -l'imaginaire se livraient à une sarabande dans son pauvre cerveau; mais -il reviendra bientôt. - ---Savoir s'il reviendra!» - -Le pauvre vieux ajouta qu'il se mourait de faim; qu'il n'avait, en -tout et pour tout, mangé depuis trois jours autre chose qu'un morceau -de morue crue qu'on lui avait donné par charité dans un magasin, et -quelques croûtes de pain qu'il avait été obligé de tremper dans la -fontaine pour les attendrir, car il n'avait plus de dents dans la -bouche. Depuis le jour de la Saint-Joseph, où la distribution de la -soupe a été supprimée au Sacré-Cœur, il n'avait plus trouvé remède à -sa faim; il ne trouvait d'assistance nulle part; le ciel ne l'aimait -plus. Avec quatre-vingt-deux ans accomplis, pourquoi aurait-il désiré -continuer à vivre? Si peu qu'il réussisse à caser ses deux petites -filles, il se coucherait pour ne plus se relever qu'au jugement dernier -très tard. Il ne se lèverait que le dernier tout à fait, tant il était -las et fatigué! - -Transportée de peine en écoutant le récit d'une semblable infortune, -dont elle ne pouvait mettre en doute la sincérité, elle dit au -vieux de la mener auprès de sa petite-fille malade, et elle fut -aussitôt conduite dans un logis sombre, au rez-de-chaussée de la -maison de location où vivaient pêle-mêle, pour trois réaux par mois, -une demi-douzaine de «mendiants pour l'amour de Dieu», avec leur -progéniture. La majeure partie d'entre eux se rendaient alors à Madrid -pour y recueillir la sainte obole. Benina ne rencontra qu'une vieille -sèche, endormie, qui paraissait alcoolique, et une femme pansue, mal -couverte de haillons de différentes couleurs. Par terre, sur un méchant -grabat, couvert de morceaux d'étoffes légères jaunes, et de lambeaux de -mantes cramoisies, était étendue la petite malade; elle paraissait six -ans, la face livide, les poings serrés contre la bouche. - -«Ce qu'elle a, cette enfant, c'est qu'elle souffre de la faim, dit -Benina qui, lui ayant touché le front et les mains, les avait trouvés -froids comme le marbre. - ---Il est possible que cela soit, car il n'est pas entré dans nos corps -quoi que ce soit de chaud depuis hier.» - -Il n'en fallait pas plus pour faire déborder la pitié de la brave -Benina, pitié qui emplissait et inondait son âme et, transportant dans -la pratique les choses avec la prestesse qui était la caractéristique -de sa nature, elle s'en alla à la minute à la boutique de comestibles -voisine et acheta tout ce qu'il lui fallait pour mettre immédiatement -un bon pot-au-feu, prenant en plus des œufs, du charbon, de la -morue..., car elle ne faisait jamais les choses à demi. Sur l'heure -elle portait remède à la triste situation de ces infortunés et de -quelques autres qui vinrent se joindre à la compagnie, alléchés -par l'odeur de cuisine qui s'était si subitement et si rapidement -répandue dans la partie basse de cette ruche humaine. Et le Seigneur -récompensa de suite sa charité en lui envoyant, parmi les mendiants -qui accoururent à ce festin, un cul-de-jatte qui lui donna enfin des -nouvelles du pauvre Almudena dévoyé. - -Le Maure couchait dans la maison Ulpiana et le reste du temps il le -passait en prières et jouant sur une petite guitare à deux cordes -qu'il avait rapportée de Madrid, le tout sans s'éloigner d'un tas de -décombres provenant de la station de Las Pulgas, du côté qui regarde -vers le pont ségovien. Benina se rendit là très lentement, parce que le -mendiant qui la guidait était lui-même de marche lente, l'extrémité du -corps enfermée dans une semelle et se mouvant au moyen des mains armées -elles-mêmes de petits socques de bois. Tout en cheminant, cette moitié -d'homme émit sur le compte de l'aveugle quelques remarques critiques, -disant que sa manière d'être était tant soit peu extravagante. Il -croyait qu'Almudena devait être un prêtre dans son pays, un curé de -Zancarron et que, dans ces jours, il devait faire la pénitence du -carême mahométan. - -«Ce qu'il chante avec sa guitare, ce doit être des chansons de -funérailles de là-bas, parce qu'elles sont tristes et donnent envie de -pleurer en les entendant. Enfin, madame, le voilà devant vous, étendu -sur son tapis, la tête en avant, aussi privé de mouvement que s'il eût -été changé en pierre.» - -Benina distinguait en effet la figure immobile de l'aveugle au milieu -d'un tas d'immondices, de scories, de plâtras et de balayures qui se -trouve entre la voie et le chemin de Las Cambroneras, au milieu d'une -aridité absolue, car aucune plante, aucun arbre, aucune verdure ne -poussait en cet endroit. Le cul-de-jatte continua à se traîner en -avant, et Benina, son panier sous le bras, se mit à monter, non sans -glisser sur les décombres et non sans peine, car le talus, à cause de -sa composition hétéroclite, s'écroulait sous ses pieds. Avant d'arriver -au sommet, qu'occupait Almudena, elle annonça par des cris son arrivée, -lui disant: - -«Eh bien! mon enfant, voilà un joli endroit que tu as choisi pour te -mettre au soleil! Est-ce que tu voudrais, par hasard, te dessécher pour -faire une peau de tambourin? Eh!... Almudena, c'est moi, c'est moi qui -monte ces escaliers d'enfer. Petit... Mais quoi? est-ce que tu es fou -ou endormi?» - -Le Marocain ne bougeait point, la face tournée vers le sol, comme un -morceau de viande qu'on aurait mis à rôtir. La vieille lui lança deux -ou trois petites pierres avant de parvenir à attirer son attention. -Almudena se mit à trembler de tout son corps et, se mettant sur ses -pieds, il s'écria: - -«Toi, Benina, c'est toi, Benina? - ---Oui, mon enfant. C'est cette pauvre vieille elle-même qui vient te -trouver au désert où tu demeures. Tu as eu une drôle d'idée de venir -ici, et ce n'est pas sans peine que je suis parvenue à te découvrir! - ---Benina! répéta l'aveugle avec une émotion enfantine, qui se révélait -par une crise de larmes et un tremblement qui le secouait des pieds à -la tête. Tu viens du ciel. - ---Non, enfant, non, répliqua la brave femme en lui frappant les épaules -en signe d'amitié. Je ne viens pas du ciel. Je monte de la terre, -au contraire, par ces maudites rocailles. Eh bien! c'est une jolie -idée qui t'a pris, pauvre petit Maure! Dis-moi: est-ce que ton pays -ressemble à cela?» - -Mordejaï ne répondit pas à cette question. Ils descendirent tous deux. -L'aveugle la palpait avec les mains, comme s'il cherchait à la voir par -le toucher. - -«Je suis venue, dit enfin la mendiante, parce que je craignais que tu -ne mourusses de faim. - ---Moi pas manger.... - ---Tu fais pénitence? Tu aurais pu choisir un meilleur endroit. - ---Il est le meilleur.... Montagne parfaite. - ---Va, là avec ta montagne! Et comment l'appelles-tu? - ---Mont Sinaï.... Je suis à Sinaï.... - ---Où tu es à bayer aux corneilles. - ---Tu es venue avec les anges, Benina..., venue, avec le feu. - ---Non, mon enfant, je n'apporte pas de feu et, du reste, il ne manque -pas ici, tu es assez rissolé comme cela. Tu es plus sec qu'une morue. - ---Tant mieux.... Je veux être desséché... et brûler comme une souche. - ---Tu deviendrais sec comme la paille, si je t'abandonnais. Mais je -ne t'abandonne pas et maintenant tu vas manger et boire ce que je -t'apporte dans mon panier. - ---Moi je ne veux pas manger..., moi devenir squelette.» - -Sans en écouter davantage, Almudena tendit la main et se mit -fébrilement à chercher par terre. Il cherchait sa guitare que Benina -vit et ramassa, en faisant résonner les deux cordes distendues. - -«Donne, donne vite», dit l'aveugle impatient, saisi par l'inspiration. - -Et, attirant à lui l'instrument, il pinça les cordes et il en tira -quelques sons tristes, accords sans concordance harmonique entre eux, -et ensuite il se mit à chanter en langue arabe une étrange mélopée, -accompagnée de sons secs et cadencés qu'il tirait de ces deux cordes. -Benina écouta la cantilène avec un certain recueillement, bien qu'elle -ne comprît rien aux paroles gutturales ni à la cadence des sons qui ne -ressemblait en rien à ce qu'elle connaissait, mais elle sentait que -cette musique procédait d'une intense mélancolie. L'aveugle balançait -la tête sans s'arrêter, comme s'il eût voulu adresser les paroles aux -différentes parties du ciel, et il prononçait certaines d'entre elles -avec une véhémence et une ardeur qui dénotaient l'enthousiasme dont il -était possédé. - -«Bien, enfant, bien, lui dit la vieille, quand il eut terminé son -chant. Ta musique m'a beaucoup touchée. Mais l'estomac me dit qu'à lui -les couplets ne lui suffisent pas et qu'il préfère de bonnes tranches -de jambon. - ---Mange, toi..., moi je chanterai.... C'est manger pour moi que d'être -avec toi. - ---Tu t'alimentes en m'ayant près de toi? Jolie nourriture, vraiment! - ---Moi, t'aimer!... - ---Oui, aime-moi; mais tu dois tenir compte de ce que je suis ta mère et -que je dois prendre soin de toi. - ---Tu es bonne, tu es jolie. - ---Ah! je t'en souhaite, que je suis jolie..., avec plus d'années que -san Isidro, avec cette misère et cette figure!» - -Non moins inspiré en parlant qu'en chantant, Almudena lui dit: - -«Tu es comme l'oasis, l'ombre bienfaisante.... Ta taille est élancée -comme les palmiers du désert.... Ta bouche, comme les roses.... Tes -yeux brillent comme les étoiles du soir. - ---Très sainte Vierge! Jamais je ne me serais doutée que j'avais toutes -ces beautés. - ---Toutes les femmes t'envient.... La main de Dieu t'a créée avec amour; -les anges te louent avec leurs cithares.... - ---Saint Antoine béni!... Si tu veux que je croie tout cela, il faut que -tu me fasses une faveur: mange ce que je te rapporte. Lorsque tu auras -la barrique pleine, nous causerons, tu oublieras toutes ces lubies.» - -Et, ce disant, elle sortait de son panier, pain, omelette, viande -froide et une bouteille de vin. Elle énumérait ses provisions, espérant -exciter son appétit, et comme argument final, elle lui dit: - -«Si tu t'obstines à ne pas manger, je me sauve et tu ne me verras -jamais plus. Laisse là ma bouche de roses, mes petits yeux pareils aux -étoiles... et ensuite fais tout ce que je vais te prescrire: rentre à -Madrid et retourne vivre dans ton petit logis comme avant. - ---Si tu m'épouses, oui; sinon, non. - ---Manges-tu ou ne manges-tu pas? Parce que je ne suis pas venue ici -pour perdre mon temps à te faire des sermons, déclara Benina, mettant -toute son énergie dans son accent. Si tu persistes à jeûner, je m'en -vais à l'instant même. - ---Mange, toi. - ---Tous les deux. Je suis venue pour te voir et pour manger avec toi. - ---Reste avec moi! - ---Dieu, quel entêté! On dirait un enfant. Je vais être obligée de -te donner des taloches.... Allons, voyons, mon cher Maure, mange, -nourris-toi; nous causerons ensuite de notre mariage. Crois-tu que -je veuille prendre un mari séché au soleil, qui va devenir comme un -parchemin?» - -Avec ces raisons et d'autres, elle parvint à le convaincre et le -dédaigneux finit par faire honneur aux victuailles apportées. -Commencé avec répulsion, le repas fut terminé avec voracité. Mais il -n'abandonnait pas pour cela son thème favori et, entre chaque bouchée, -il répétait: - -«Tu m'épouseras..., nous irons dans mon pays.... Je t'épouserai dans ta -religion, si tu le désires, tu te marieras dans ma religion, si tu le -préfères.... Moi, je suis d'Israël.... Les dames de la conférence m'ont -fait baptiser.... Elles m'ont donné comme nom José-Marie Almudena.... - ---José-Maria de Almudena, si tu es chrétien, pourquoi me parles-tu de -ces autres sottes religions? - ---Il n'y a qu'un Dieu, qu'un seul Dieu, lui seul existe, s'écria -l'aveugle saisi d'une exaltation mystique. Il soulage ceux qui ont -le cœur meurtri. Il sait le nombre des étoiles et comment elles se -nomment. Adonaï est adoré par tout ce qui existe et par tous les -quadrupèdes, par le passereau qui vole.... Alleluia.... - ---Homme, si nous nous mettons à chanter Alleluia, le déjeuner ne -passera pas. - ---La voix d'Adonaï plane au-dessus des eaux, des grandes masses -d'eaux. La voix d'Adonaï, forte et belle. La voix d'Adonaï couvre les -montagnes du Liban et de Sion.... La voix d'Adonaï lance des flammes, -fait trembler le désert: elle fera trembler le désert de Kader.... La -voix d'Adonaï fait mettre bas les biches.... Dans son palais, tout est -joie. Adonaï a fait cesser le déluge.... Adonaï a béni son peuple avec -la paix.» - -Il continua ainsi, récitant des oraisons hébraïques en castillan du -quinzième siècle, qu'il conservait dans sa mémoire depuis sa plus -tendre enfance, et Benina l'écoutait avec respect, attendant qu'il eût -terminé pour le ramener à la réalité et le faire rentrer dans la vie -terrestre. Ils discutèrent un instant sur la convenance de retourner à -l'hôtellerie de Santa-Casilda, mais il ne paraissait pas disposé à lui -complaire sur un point aussi important, si elle ne se décidait point à -accepter sa main noire. Il essaya d'expliquer l'attraction que, dans -l'état d'esprit où il se trouvait actuellement, avaient pour lui ces -monticules arides et pleins de décombres. Réellement, il ne savait -comment l'expliquer, ni Benina comment le comprendre; toutefois, un -observateur attentif pouvait entrevoir dans cette singulière passion -pour ces lieux un cas d'atavisme et un retour instinctif vers les temps -anciens, cherchant une ressemblance géographique avec les solitudes -désertes où la race avait commencé.... Était-ce folie? Peut-être non. - - - - -XXVIII - - -Avec tout son talent et son esprit, la vieille ne parvint pas à le -convaincre de l'opportunité de regagner le haut Madrid. - -«Et je ne sais pas, dit-elle, faisant flèche de tout bois, je ne sais -pas comment tu vas faire pour vivre sur cette montagne de la pénitence. -Car tu ne mendies plus et personne ne sera là pour t'apporter l'ombre -d'un pois chiche si je ne puis venir, et moi, si aujourd'hui j'ai -quelques sous, promptement je serai sans un centime, et j'aurai la -honte de devoir retourner à la mendicité. Espères-tu voir tomber la -manne? - ---Oui, la manne tombera, répliqua avec une conviction profonde Almudena. - ---Compte là-dessus. Mais dis-moi autre chose, mon petit enfant: -crois-tu qu'il y ait par ici quelque trésor caché? - ---Oui, oui, il y en a beaucoup. - ---Eh bien, si tu en découvres un, tu n'auras pas perdu ton temps. -Mais, bah! je ne crois pas aux bourdes que tu racontes ni à toutes -ces momeries que tu as rapportées de ton pays d'infidèles.... Non, -non, ici il n'y a point de salut pour le pauvre, et la découverte de -trésors cachés, comme la venue de tous ces gens qui doivent apporter -des charretées de pierres précieuses, me paraissent autant d'histoires -à dormir debout. - ---Si tu m'épouses, je trouverai beaucoup de trésors. - ---Bien, bien.... Mais mets-toi à travailler pour la découverte de -l'endroit où se trouve la marmite pleine d'argent. Je viendrai la -chercher et, si c'est vrai, nous nous marierons ensemble.» - -Ce disant, elle remettait dans son panier les restes du repas pour s'en -aller. Almudena s'opposait à son départ si rapide; mais elle insistait -pour s'en aller, avec la fermeté qu'elle apportait dans ses décisions: - -«Il serait beau, vraiment, que je reste ici exposée au soleil et à -l'air comme une peau de cuir dans un séchoir de tanneur! Et, dis-moi? -Est-ce que tu vas m'entretenir ici? Et à ma maîtresse, qui lui remplira -le bec?» - -Cette indication de la maison de sa maîtresse remit en mémoire, à -Mordejaï, le joli galant et, comme il commençait à s'exciter outre -mesure, Benina s'empressa de le calmer en lui disant que, Dieu merci, -le vieux galant était parti de la maison et qu'il était retourné dans -ses palais aristocratiques et que, heureusement, ni sa maîtresse ni -elle n'avaient plus rien à voir avec ce vieux fainéant, qui s'était mal -conduit avec elle, étant parti à la française et sans payer sa pension. -L'Africain accepta ce mensonge avec une candeur enfantine et, faisant -jurer à son amie qu'elle viendrait le voir tous les jours pendant ces -temps de dure pénitence, il la laissa partir. - -Benina s'en alla par en bas, préférant remonter ensuite par la station -dont la route était plus commode et praticable. - -Lorsqu'elle rentra à la maison, la première chose que sa maîtresse lui -demanda, c'est si l'on connaissait l'époque à laquelle don Romualdo -rentrerait de Guadalajara; ce à quoi elle répondit qu'on n'avait -aucune donnée certaine sur son retour. Il n'arriva rien de notable ce -jour-là, sinon que Ponte allait de mieux en mieux, étant très joyeux de -la visite d'Obdulia qui resta quatre heures à causer avec sa mère et -avec lui de choses élégantes et de ses succès à Ronda, antérieurs de -quarante ans à l'époque présente. Il faut pourtant noter que l'argent -s'en allait diminuant dans les mains de Benina, car la petite dîna à -la maison et il fallut ajouter à l'ordinaire de la merluche, quelques -dattes et petits gâteaux pour le dessert. Avec la dépense de ces jours -et avec les prodigalités charitables aux Cambroneras, les douros qui -restaient du prêt de la Pitusa, après le payement de quelques dettes -criardes, se réduisaient à peine à un douro, le jour de sa troisième -échappée au pont de Tolède. - -C'est un point avéré que, dans cette troisième course, le vieux du -jour précédent, qui dit s'appeler Silverio, vint à sa rencontre, -et, après lui, venaient, formés en rang de bataille, les autres -miséreux habitants de ces humbles logis, ayant pour interprète le -cul-de-jatte, qui s'exprimait avec une certaine facilité, comme si, -en lui donnant cette faculté, la nature avait voulu lui donner une -compensation de l'horrible mutilation de son corps. Il fut déclaré, -au sein de cette foule de pauvres réunis, que la dame devait répandre -ses bienfaits également sur tous et sans distinction, parce que tous -avaient les mêmes titres à son immense charité. Benina leur répondit -avec une franchise ingénue qu'elle n'avait ni argent ni quoi que ce -soit à leur répartir, étant aussi pauvre qu'eux. Ces paroles furent -accueillies avec la plus profonde incrédulité et le pauvre estropié, -ne sachant quoi répondre, ayant épuisé dans son discours premier toute -sa faconde oratoire, le vieux Silverio prit la parole et dit qu'ils -n'étaient point récemment tombés d'un nid, qu'on ne leur en faisait -point accroire et qu'il était bien clair que la dame n'était point ce -qu'elle paraissait, mais bien une dame déguisée qui, sous l'aspect et -l'habit d'une pauvresse attitrée, s'en allait à travers le monde pour -rechercher la véritable misère et la soulager. Quant à ce déguisement, -il ne faisait aucun doute, parce qu'ils l'avaient déjà vue les années -antérieures. Ah! lorsqu'elle était venue l'autre fois, la dame -déguisée, elle les avait tous secourus également. Lui et d'autres se -rappelaient bien sa figure et ses manières et ils pouvaient affirmer -que c'était la même personne, la même précisément qu'ils avaient -devant les yeux et qu'ils touchaient de leurs mains. - -Il n'y eut qu'une voix pour confirmer le dire de l'octogénaire, -qui ajouta que la dame avait été reconnue pour une sainte, mais -qu'elle, tout en respectant son déguisement, serait tenue pour très -sainte et que tous se mettaient à genoux devant elle pour l'adorer. -Benina contesta avec enjouement qu'elle fût une sainte comme son -aïeule, qu'elle était très étonnée de ce qu'ils disaient et qu'ils -reviendraient de leur erreur. En effet, il avait bien existé autrefois -une dame de grande naissance, appelée doña Guillermina Pacheco[3], -cœur délicieux, esprit élevé, qui allait par le monde distribuant -les dons de son immense charité, et elle s'habillait simplement sans -manquer à la décence, révélant dans sa modestie souveraine le rang -qu'elle occupait. Mais cette dame était morte depuis longtemps. Comme -elle s'était montrée bonne au pauvre monde, Dieu l'avait rappelée -à lui, et elle nous manque beaucoup par ici. «Et même si elle -vivait encore, comment, mes amis, pourriez-vous la confondre avec -l'infortunée Benina?» On reconnaissait à cent lieues en elle une femme -du peuple, une servante. Si ses vêtements de pauvre, pleins de pièces -et de taches, ses souliers éculés ne leur faisaient pas comprendre -suffisamment la différence qu'il y a entre une vieille cuisinière -retraitée et une femme née dans la noblesse, car il est facile de se -déguiser, il n'y avait pas moyen de se tromper sur d'autres choses, -par exemple sur la façon de parler. Ceux qui ont entendu le langage -de doña Guillermina, qui s'exprimait à l'égal des anges eux-mêmes, -comment peuvent-ils confondre avec ce qu'elle disait ses paroles, -à elle, vulgaires? Elle était née dans un village des environs de -Guadalajara, ses parents étaient de pauvres laboureurs, elle était -venue pour servir à Madrid vers sa vingtième année. Elle lisait avec -difficulté et, pour l'écriture, elle était si peu adroite que c'est -à peine si elle pouvait signer son nom, Benina de Casia. A cause de -ce nom, les garçons de son pays se moquaient d'elle, disant qu'elle -descendait de santa Rita. Au total, elle n'était point une sainte, mais -bien une pécheresse, et elle n'avait rien à voir avec doña Guillermina -d'autrefois, qui était actuellement à la droite de Dieu. Elle était -une pauvresse comme eux, vivant d'aumônes, et elle s'arrangeait de -son mieux pour faire vivre les siens. Dieu l'avait faite généreuse, -cela, oui; si elle avait quelque chose et qu'elle rencontrât une -personne plus besogneuse qu'elle, elle ne prenait que le temps de la -secourir.... Et si contente de le faire! - - [3] Ce personnage apparaît dans le roman du même auteur: _Fortunata - y Jacinta_. - -Ils ne se donnèrent point pour convaincus, les misérables abandonnés -de Dieu et tendant leurs mains amaigries, ils continuaient à supplier -d'une voix plaintive Benina de Casia de leur venir en aide. De petits -enfants malingres en guenilles s'unirent au chœur des mendiants et, -se pendant à ses jupes, criaient: «Du pain! du pain!» Émue de tant de -misère, la vieille se rendit chez le boulanger, y prit une douzaine de -grands pains et, les coupant par le milieu, elle les distribua à cette -troupe d'affamés. L'opération ne fut pas sans présenter de difficultés, -car tous se précipitaient sur elle avec furie, chacun voulant recevoir -sa part avant le voisin, et certains s'efforçant d'attraper deux -portions. On aurait dit que le nombre des mains augmentait à chaque -instant et qu'il en sortait de dessous terre. Suffoquée, la brave -femme dut encore retourner acheter quelques petits pains, car deux ou -trois vieilles qui n'avaient rien reçu poussaient des cris de paon et -ameutaient le quartier avec leurs lamentations aiguës. - -Enfin, elle se croyait libérée de tous ces moucherons, quand elle -fut appelée par une femme à la voix rauque qui tenait dans ses bras -un enfant hydrocéphale, monstrueux. Elle reconnut de suite la femme -qu'elle avait vue en compagnie de la Burlada, le jour auparavant, sur -le chemin de la porte de Tolède. Elle prétendait la faire monter au -dernier étage de la maison, où elle lui ferait voir le tableau le plus -pitoyable qu'elle pût imaginer. - -Benina consentit à la suivre, car la pitié cédait toujours chez elle -le pas à ses convenances, et, tandis qu'elles montaient l'escalier, -l'autre lui expliquait la situation de sa pauvre famille. Elle n'était -pas mariée, mais elle avait eu deux enfants d'un garde civil, qui -étaient morts d'une esquinancie, l'un après l'autre, à six jours -d'intervalle. Celui qu'elle portait avec elle ne lui appartenait pas; -il était à une de ses compagnes, qui vivait avec un aveugle qui jouait -du violon; c'était une pocharde et une voleuse, quand elle en trouvait -l'occasion. Celle qui contait ces tristes choses se nommait Basilisa; -son père était perclus de douleurs pour avoir gagné sa vie en pêchant -des anguilles dans la rivière avec de l'eau par-dessus les jarrets; sa -sœur, malade des coups reçus de son amoureux, un brigand, un gouffre, -un rat, qui passe toutes ses nuits à jouer dans l'établissement de -Comadréja. - -«Madame connaît peut-être cet établissement. - ---De nom, dit Benina, médiocrement intéressée par cette histoire. - ---C'est une honte; non content de battre ma sœur, il a encore engagé -nos manteaux et nos jupons. Vous devez le connaître, car il n'y a pas -de pire canaille dans tout Madrid. On l'appelle _Si Toseis Tomeis_... -et, par abréviation, nous disons _Tomeis_. - ---Je ne le connais pas. Je ne fréquente pas de telles gens.» - -Elles montèrent jusqu'à l'un des logis les plus étroits au dernier -étage, où Benina put voir la terrible infortune de ces gens. Le vieux -aux rhumatismes avait l'air d'un fou; dans l'exaspération où le -mettaient ses douleurs, il vociférait, blasphémant tout à la fois, et -Cesarea était comme idiote de la grande inanition qui la consumait, et -elle ne faisait pas autre chose que de donner des coups sur les fesses -d'un malheureux petit morveux, pleurnichard, qui montrait le blanc de -ses yeux à force de crier et de se contorsionner. Au milieu de tout ce -désordre, les deux femmes dirent à Benina qu'en dehors de la faim elles -n'avaient pas d'autre désir que de payer leur propriétaire, qui ne les -laissait pas vivre un instant tranquilles, réclamant à toute heure son -dû. Benina répondit qu'elle n'était point, faute d'argent, en état -de les tirer d'embarras. Tout ce qu'elle pouvait faire était de leur -donner une piécette pour qu'elles pussent pourvoir à leurs besoins ce -jour-là et le suivant. Benina, le cœur plein de tristesse, s'éloigna -de ces malheureux et, bien que les femmes montrassent une certaine -reconnaissance, elle vit bien qu'elles conservaient grande rancune au -fond d'elles-mêmes de n'avoir point obtenu tout le secours qu'elles -avaient espéré. - -Benina, en descendant, se rencontra dans l'escalier avec deux vieilles -décrépites, dont l'une lui dit grossièrement: - -«Ah! bien, oui, vous prendre pour doña Guillermina! Les lourdauds, pire -que des ânes! Oui, celle-là était un ange vêtu comme une mortelle, mais -celle-ci une femme ordinaire, qui vient ici faire semblant de faire -l'aumône.... Une dame! Ah bien, ouiche! une dame... empestant l'ail -cru... et avec ses mains bonnes à frotter les casseroles....» - -La bonne femme suivait son chemin sans se préoccuper de toutes ces -injures; mais, une fois dans la rue, elle se vit importunée par une -foule innombrable d'aveugles, de manchots et de paralytiques qui lui -demandaient avec une insupportable insistance du pain ou de l'argent -pour en acheter. Elle essaya de se débarrasser de ces importuns -quémandeurs; mais ils continuaient à la suivre, ne la quittant pas et -ne voulant pas la laisser partir. Enfin, pressant le pas, elle chercha -à se mettre à distance de ces pauvres insupportables et se dirigea -vers le monticule où elle espérait rencontrer le bon Mordejaï. Au même -endroit où elle l'avait laissé la veille, se trouvait notre homme, -les yeux sans regard fixés anxieusement du côté où elle devait venir; -aussitôt qu'elle l'eut rejoint, elle sortit les vivres de son panier -et ils se mirent à manger ensemble. Mais Dieu n'entendait point que -les choses allassent ce jour-là de conformité avec le bon cœur et -les chères intentions de Benina, car il y avait à peine dix minutes -qu'ils étaient installés à manger, lorsque Benina s'aperçut que, sur -le chemin d'en bas du monticule, se réunissaient de très méchants -petits gitanos, quelques autres mendiants de très mauvaise mine et -deux ou trois vieilles acariâtres et furibondes. En voyant le groupe -idyllique que la vieille et l'aveugle composaient, toute cette engeance -se prit à vociférer. Que disaient-ils? De cette hauteur on n'aurait -vraiment pas su le comprendre. Des mots isolés parvenaient seuls... -que c'était une sainte d'autodafé: une mendiante qui faisait la sainte -pour mieux voler.... Que c'était une lécheuse de cierges, une voleuse -d'huile de lampe d'église.... Enfin, la chose semblait prendre une -mauvaise tournure et une pierre lancée par une main vigoureuse, pim! ne -tarda pas à le montrer, et la pauvre Benina la reçut sur l'épaule.... -Un instant après, une autre et pim! pam! une nuée d'autres. Ils se -levèrent immédiatement, tout épouvantés, et serrant dans le panier les -victuailles, la dame prit son chevalier par le bras, lui disant: - -«Sauvons-nous, car ils vont nous tuer!» - - - - -XXIX - - -Grimpant difficilement sur ce sol déclive, tombant et se relevant à -chaque instant, se serrant le bras, la tête basse, ils subissaient -cette nuée formidable de projectiles. Les pierres, arrivant à Benina -dans ses jupes, ne lui faisaient pas grand mal, mais l'infortuné -Almudena eut le malheur de recevoir une pierre dans la tête au moment -où il tournait la face vers l'ennemi pour l'apostropher, et le coup -fut terrible. Lorsqu'ils arrivèrent, épuisés et endoloris, à un -endroit à l'abri de cette pluie de pierres, la blessure du Marocain -saignait abondamment, teintant de rouge la face entière. Ce qu'il y -avait d'étrange c'est que le blessé avait tout supporté en silence -et que c'était précisément au moment où il s'adressait au ciel pour -lui demander de frapper de sa foudre et de confondre leurs infâmes -agresseurs qu'il avait été blessé. Un cantonnier du chemin de fer, -qui vivait à proximité du lieu du sinistre, les secourut. Homme calme -et pieux qui, s'intéressant aux victimes de cet attentat, les reçut -comme bon chrétien dans son humble demeure, plein de compassion pour -leur malheur. Peu d'instants après survint sa femme, et la première -chose qu'ils firent ce fut de donner de l'eau à Benina pour laver la -blessure de son compagnon, et ils apportèrent ensuite du vinaigre et -des chiffons pour panser la plaie. Le Maure ne cessait de répéter: - -«Et toi, _Amri_, n'as-tu pas reçu de pierres? - ---Non, mon enfant, je n'ai reçu qu'une pierre derrière la tête, qui n'a -point saigné. - ---Cela te fait mal? - ---Peu.... Ce n'est rien. - ---Ce sont les esprits souterrains, les mauvais. - ---Ce sont d'indécentes canailles, méritant d'être ramassées par la -garde civile.» - -Le pauvre aveugle fut soigné avec les remèdes les plus primitifs. -On arrêta le sang et on lui mit un bandeau sur l'œil; ensuite on le -fit asseoir par terre, l'appuyant au mur, parce que sa tête branlait -et qu'il ne pouvait pas se tenir sur pieds. La mendiante recommença -à sortir la nourriture de son panier, le pain et la viande qu'ils -n'avaient point eu le temps d'achever, offrant de partager avec leurs -généreux protecteurs; mais ces derniers, au lieu d'accepter, voulurent -au contraire leur offrir des sardines et des beignets qui étaient -restés de leur repas. Ce ne fut qu'offres réciproques et amabilités -et politesses sans nombre et, à la fin, chacun resta avec ses propres -provisions. Mais Benina songea de suite à mettre à profit les bonnes -dispositions de ces braves gens pour leur proposer de prendre en -pension l'aveugle dans leur petite maison jusqu'à ce qu'elle eût pu lui -préparer un logement à Madrid. Il n'y avait pas à songer à retourner -aux Cambroneras, car on y était trop mal disposé en sa faveur. A Madrid -et dans la maison où elle habitait, il lui était absolument impossible -de le conduire, parce qu'elle était servante et lui..., cela n'était -pas facile à expliquer..., et si M. et Mme les gardiens de l'aiguille -pensaient mal des relations de Benina et du Maure, eh bien! qu'ils -pensent après tout ce qu'ils voudront. - -«Voyez, vous autres, dit la vieille en les trouvant hésitants et -perplexes, je n'ai pas un sou en dehors de cette piécette et de ces -sous. Prenez-les et gardez ici ce pauvre aveugle jusqu'à demain. Il ne -vous gênera pas, parce qu'il est bon et honnête. Il dormira dans ce -coin, pour peu que vous lui prêtiez une vieille mante et, quant à ce -qui est de la nourriture, vous lui donnerez de ce que vous mangerez -vous-mêmes.» - -Après une courte hésitation, ils acceptèrent et, s'enhardissant jusqu'à -donner un conseil à leur étrange compagne, le garde dit: - -«Ce que vous devriez faire, ce serait de renoncer à errer et vagabonder -par voies et par chemins, car il n'y a que des mauvaises paroles ou des -coups à recevoir, et vous devriez essayer de vous faire admettre dans -un refuge, madame, aux _Ancianitas_, et monsieur dans un établissement -pour les aveugles, et ainsi vous auriez tous deux le vivre et le -couvert assurés pour tout le temps qui vous reste à vivre». - -Almudena ne répondit rien: il aimait la liberté et la préférait, -pénible, misérable et incertaine, à toute la commode sujétion de -l'asile des pauvres. Benina, de son côté, ne désirait point entrer dans -de longues explications, ni chercher à dissiper l'erreur de ces braves -gens qui s'imaginaient certainement qu'ils étaient associés pour le -vagabondage et la maraude. Elle se contenta de dire qu'ils ne sauraient -songer aux établissements à cause de la grande quantité de candidats -et des nombreuses recommandations qu'il fallait avoir pour y entrer et -sans lesquelles il était tout à fait impossible de réussir. A cela, -la femme de l'aiguilleur leur répondit qu'ils pourraient certainement -réussir à se caser, s'ils allaient trouver un brave monsieur, très -charitable, qui s'occupait des asiles! un prêtre qu'on appelait don -Romualdo. - -«Don Romualdo? Oui, je le connais de nom. C'est un curé grand et bien -fait, qui a une nièce appelée doña Patros, qui louche un peu?» - -Ce disant, Benina sentait se renouveler le trouble extrême de ce -perpétuel mélange du réel et de l'imaginaire. - -«Je ne sais si elle louche ou non..., continua la femme de -l'aiguilleur, mais je sais que don Romualdo est de Guadalajara. - ---Cela est vrai et actuellement il est allé dans son pays.... Il est -certain qu'on veut le faire évêque et il est allé chercher ses papiers.» - -Elles tombèrent d'accord que don Romualdo ne devait pas revenir sans -ses papiers et ensuite on lia traité pour l'hébergement de l'aveugle -dans la maison pour vingt-quatre heures. Benina donna la piécette et -les gros sous moins trois petits sous qu'elle conserva à part, et les -autres s'engagèrent à le traiter comme leur enfant. Benina, cela fait, -eut à lutter contre le Marocain, s'engageant à l'emmener plus tard avec -elle. Elle réussit à le convaincre en le cajolant un peu et en lui -assurant que sa blessure à la tête lui jouerait un mauvais tour s'il ne -restait pas tranquille. - -«_Amri_, reviens demain, disait le malheureux en la quittant. Si tu -m'abandonnes, je mourrais tout de suite moi-même.» - -La vieille promit solennellement de revenir et elle s'en alla toute -mélancolique, retournant dans sa tête toutes les aventures de cette -journée auxquelles se joignaient de tristes présages, annonçant de plus -grands malheurs, parce qu'elle se trouvait de nouveau sans ressources, -ayant trop suivi l'impulsion de son cœur, en faisant des aumônes -exagérées. Certainement, elle allait se trouver dans des embarras -inextricables, car il allait falloir très promptement rendre les bijoux -à la Pitusa, trouver des ressources pour faire vivre sa maîtresse et -son hôte, secourir Almudena, et elle s'était mis tant d'obligations sur -le dos qu'elle ne savait vraiment plus comment faire pour y parer. - -Elle retourna chez elle, après avoir fait tous ses achats à crédit et, -trouvant Frasquito très bien, elle dit à sa maîtresse qu'il convenait -de le congédier et qu'il devrait retourner remplir les devoirs de -son emploi et gagner sa vie. La chère dame fut de cet avis, mais la -tristesse de toutes deux prit un nouveau cours à la nouvelle apportée -par la servante d'Obdulia que la pauvre jeune femme était tombée très -malade: elle avait une forte fièvre, le délire et une crise de nerfs -qui faisait compassion. Benina s'en alla la trouver et, après avoir -prévenu ses beaux-parents pour qu'ils eussent à en prendre soin, elle -rentra tranquilliser sa maîtresse. Elles passèrent une triste soirée et -une nuit pire encore en songeant aux difficultés de toutes sortes qui -s'offraient à elles et, le matin suivant, la pauvre femme retournait -occuper sa place à San-Sebastian, car la mendicité était le seul remède -qu'elle pût employer dans une aussi terrible adversité. - -Chaque jour, son crédit diminuait et les obligations contractées rue -de la Ruda ou dans les boutiques de la rue Impériale l'accablaient. -Elle se trouva dans la nécessité d'aller mendier le soir et un peu -aussi, un peu plus tard, la nuit, prenant pour prétexte une visite -à la petite. Pour la brève campagne nocturne, elle sortait, cachée -sous un vieux voile de doña Paca qui lui enveloppait toute la figure -et, avec cela, une vieille paire de lunettes vertes qu'elle gardait -pour cette occasion; elle ressemblait à merveille à une vieille dame, -pauvresse honteuse et aveugle, et, en faction au coin du Barrio-Nuevo, -elle attaquait tout chrétien passant à sa portée, l'interpellant à -mi-voix par une plaintive prière. Avec cette combinaison et travaillant -à trois reprises par jour, elle parvenait à réunir quelques sous, non -en quantité suffisante pour les besoins qu'elle avait à satisfaire, -besoins qui n'étaient point minces, car Almudena tombé malade -était resté chez l'aiguilleur dans la petite maison de Las Pulgas. -L'aiguilleur ne demandait rien pour son hospitalité, mais il fallait -apporter à manger à Almudena. Obdulia ne guérissait pas: il fallait lui -porter médicaments et consommés, car ses beaux-parents ne faisaient -rien pour elle, malgré leurs promesses, et on ne pouvait songer à la -conduire à l'hôpital. L'héroïque femme supportait donc une charge -démesurément forte, et pourtant elle la supportait et elle suivait, -sa croix sur le dos, son chemin rempli de dures épines, anxieuse, -sinon de pourvoir à tout, du moins de faire tout ce qu'elle pouvait. -Si le malheur voulait qu'elle fût forcée de s'arrêter à mi-chemin, -elle aurait du moins la satisfaction d'avoir accompli tout ce que lui -dictait sa conscience. - -Le soir, sous prétexte d'achats à faire, elle s'en allait mendier à -la porte de San-Justo, ou près du palais archiépiscopal; mais elle -ne pouvait rester longtemps dehors dans la crainte que son absence -trop prolongée n'inquiétât outre mesure sa maîtresse. En rentrant, un -soir, sans avoir gagné autre chose qu'un petit sou, elle apprit cette -nouvelle extraordinaire que doña Paca était sortie avec Frasquito -pour aller rendre visite à Obdulia. La portière ajouta qu'un instant -auparavant il était venu un prêtre, grand, de bon aspect, qui, fatigué -de sonner, avait laissé un message à la portière. - -«Oui, c'est don Romualdo. - ---C'est ainsi qu'il a dit, madame. Il est venu deux fois, et.... - ---Est-ce qu'il retourne de nouveau à Guadalajara? - ---Il en est revenu hier soir. Il a à parler à doña Paca et il reviendra -quand il pourra.» - -Un épouvantable doute régnait dans l'esprit de Benina relativement à ce -bienheureux prêtre, si ressemblant par nom et signalement au sien, à -celui qui était la création de son cerveau, et elle pensait que, par un -miracle de Dieu, la création de son imagination, pieux mensonge, né de -tristes circonstances, cet être imaginaire avait pris le corps et l'âme -d'une personne véritable. - -«Enfin, nous verrons ce qui résultera de tout cela, se dit-elle en -montant posément l'escalier. Bienvenu sera M. le curé, s'il nous -apporte quelque chose.» - -Et elle agitait de telle façon dans sa tête le mélange du réel et du -mensonger, relatif au révérend prêtre de l'Alcarria, qu'une nuit où -elle mendiait avec voile et lunettes, elle crut reconnaître dans une -jeune dame, qui lui donnait dix centimes, la propre doña Patros, la -nièce qui louchait un peu. - -Doña Paca et Frasquito apportèrent, Dieu soit loué, la bonne nouvelle -qu'Obdulia se rétablissait, quoique lentement. - -«Écoute, Nina, lui dit la veuve, arrange-toi comme tu voudras, il faut -que tu portes à Obdulia une bouteille d'amontillado. Tu verras si -l'on veut encore te la donner à crédit à la boutique, et, si on te la -refuse, trouve l'argent comme tu pourras, car ce qu'a surtout l'enfant, -c'est de la faiblesse.» - -L'autre ne dit rien contre cette nouvelle idée de magnificence, pour -ne point heurter sa maîtresse, et se mit à préparer le souper. Elle -demeura taciturne jusqu'à l'heure de son coucher et doña Paca se -plaignit vivement de ce qu'elle ne lui causait pas comme les autres -jours et qu'elle ne l'entretenait pas avec ses conversations amusantes. -Elle prit force de sa fatigue même et, avec l'esprit plein de trouble, -l'âme pleine de sombres présages, elle se mit à bavarder avec un grand -flux de paroles, afin de bercer sa maîtresse de ses discours, comme de -propos et de chansons de nature à appeler le sommeil. - - - - -XXX - - -Remis de sa blessure, le Maure s'en alla de nouveau mendier, sur les -instances de son amie, car ce n'était vraiment pas le moment de se -mettre au soleil pour jouer de la guitare. Les nécessités de toutes -sortes augmentaient et la dure réalité s'imposait, et il fallait par -force arracher les gros sous de la masse humaine, comme d'une mer riche -en trésors de toute nature. Almudena ne put résister à l'énergique -suggestion de la dame, et peu à peu il se guérit de ses tristesses -et du délire mystique et de pénitence qui l'avait tant déséquilibré -les jours précédents. Ils convinrent, après une vive discussion, de -transférer leur centre de mendicité de San-Sebastian à San-Andres, -parce qu'Almudena connaissait à cette paroisse un brave prêtre qui -l'avait protégé en d'autres circonstances. Ils allèrent là, et bien -qu'à San-Andres il y eût aussi des Caporales et des Élisées, avec des -noms différents, car ces gens-là sont le produit naturel de la vie, dès -que les gens sont classés et réunis par groupe ou par famille dans la -société, ils ne paraissaient pas toutefois aussi autoritaires et aussi -arrogants que ceux de l'autre paroisse. Le prêtre qui protégeait le -Marocain était un jeune homme très intelligent, quelque peu arabisant -et hébraïsant, qui avait coutume de parler assez souvent et longtemps -avec lui, non pas tant par charité que comme exercice de langue. -Un matin, Benina observa que le jeune curé sortait de la Rectorale -accompagné d'un autre prêtre, grand, de belle apparence, et ils -parlèrent tous deux en regardant le Maure aveugle. Sans aucun doute, -ils parlaient de lui, de son origine, de son parler et de sa religion -endiablés. Ensuite, l'un et l'autre tournèrent leurs regards vers elle. -Quelle honte! Que pensaient-ils d'elle? Ils la supposaient compagne du -Maure, sa femme peut-être, sa.... - -Enfin, le prêtre qui était bel homme, étant parti par la Cava-Baja, -l'autre, le savant, daigna venir causer un petit instant avec Almudena -en langue arabe. Il se tourna ensuite vers Benina et lui dit, en lui -parlant avec une certaine considération: - -«Vous, doña Benina, vous devriez bien cesser cette vie de mendicité -qui est si dure à votre âge. Il ne convient pas que vous alliez avec -le Maure comme la corde avec le seau. Pourquoi n'entreriez-vous pas -à la Miséricorde? J'en ai parlé à don Romualdo, et il m'a promis de -s'intéresser....» - -La bonne femme fut stupéfaite de cette conversation et ne sut -tout d'abord que répondre. Pour dire quelque chose, elle exprima -sa reconnaissance à M. de Mayoral, c'est ainsi que se nommait le -bienfaisant don Romualdo dans le prêtre qui venait de le quitter. - -«Oui, je lui ai dit aussi, ajouta Mayoral, que vous étiez la servante -d'une dame qui demeure dans la rue Impériale, et il a dit qu'il -s'informerait de vous avant de vous recommander.» - -Il ajouta encore quelques mots et Benina arriva dans son esprit au -plus haut degré de trouble et de vertige, car le prêtre grand et de -belle prestance qu'elle venait de voir concordait en tout point comme -ressemblance avec celui qu'elle avait créé de toutes pièces par ses -mensonges systématiques et réitérés, et il était absolument pareil à -l'image sortie de son imagination. - -Elle eut envie de courir par la rue Cava-Baja, voir si elle le -rencontrerait pour lui dire: «Monsieur don Romualdo, pardonnez-moi de -vous avoir inventé. Je ne croyais pas mal faire. Je l'ai fait pour -cacher ou justifier envers ma maîtresse les sorties que j'étais obligée -de faire pour aller mendier afin de la faire vivre. Et si ce fait de -vous voir aujourd'hui apparaître en chair et en os est un châtiment -pour moi, que Dieu me le pardonne! Je ne recommencerai pas. Ou bien -êtes-vous un autre don Romualdo? Pour que je sorte de cette incertitude -qui me trouble, faites-moi la faveur de me dire si vous avez une nièce -qui louche, une sœur qui s'appelle doña Josefa, si vous êtes proposé -pour évêque comme vous le méritez et, si, plaise à Dieu, tout cela est -vérité. Dites-moi si vous êtes mon don Romualdo ou un autre sorti de je -ne sais où, et dites-moi pourquoi vous avez besoin de parler avec ma -maîtresse et si vous allez lui donner l'apaisement pour lequel je vous -ai inventé.» - -Voilà ce qu'elle lui aurait dit si elle l'avait rencontré; mais elle ne -le rencontra pas et ces discours ne furent pas tenus. - -Elle rentra chez elle fort triste; elle ne put éloigner l'idée que le -bienfaisant prêtre de l'Alcarria n'était pas une pure invention de son -esprit fertile, et que tout ce que nous rêvons a une existence propre -et qu'enfin tout mensonge contient une certaine portion de vérité. -Les jours passèrent dans ces conditions, sans autre nouveauté qu'une -épouvantable augmentation des difficultés économiques de la vie. Malgré -toutes ses stations de mendicité, matin et soir, elle n'arrivait point -à pourvoir à tout et il n'y avait plus personne qui consentît à lui -faire crédit d'un réal; la Pitusa la menaçait de la poursuivre si elle -ne lui rendait pas ses bijoux. L'énergie venait à lui manquer et sa -grande âme vacillait; elle perdait sa foi dans la Providence, et elle -se formait une opinion peu flatteuse de la charité humaine; toutes ses -démarches pour se procurer de l'argent n'aboutirent qu'au prêt d'un -douro que lui fit Juliana la femme d'Antonito. L'aumône n'arrivait pas -suffisante, bien loin de là. En vain faisait-elle des économies sur sa -propre nourriture pour dissimuler la détresse où la maison se trouvait; -en vain elle s'en allait par les rues et cheminant avec ses souliers -éculés et se meurtrissant les pieds. L'économie sordide même était -inefficace. Il n'y avait plus d'autres ressources que de succomber en -disant: «Que les choses aillent comme elles voudront; pour le reste, -que Dieu y pourvoie si toutefois cela lui convient!» - -Un samedi soir, ses malheurs arrivèrent au comble par un triste -incident tout à fait inattendu. Elle était allée mendier à San-Justo; -Almudena en faisait autant dans la rue du Sacrement. Elle étrenna avec -dix centimes, chance extraordinaire du sort, qu'elle considéra comme -de bon augure. Mais combien était grande son erreur, en se fiant à ces -gracieuses faveurs que le destin semble nous présenter alors qu'il ne -nous les accorde que pour mieux nous tromper et ensuite nous frapper -plus cruellement tout à son aise. Un court instant après que Benina -eut étrenné comme nous l'avons raconté, se présenta un individu de la -brigade secrète, qui l'interpella d'une façon brutale et grossière et -lui dit: - -«Eh! la bonne femme, marchez, marchez et vivement, et plus vite que -cela.... - ---Que dites-vous? - ---Que vous vous taisiez et que vous filiez.... - ---Mais où m'emmenez-vous? - ---Taisez-vous, votre compte est bon.... Allons... à San-Bernardino. - ---Mais quel mal ai-je fait, monsieur? - ---Vous mendiez!... Ne vous ai-je point dit hier que M. le gouverneur ne -veut pas que l'on mendie dans cette rue? - ---Alors que M. le gouverneur m'entretienne, car je ne dois pas mourir -de faim, par le Christ.... Allez, laissez-moi. - ---Taisez-vous, vous avez bu; marchez, marchez, vous dis-je. - ---Ne me poussez pas!... Je ne suis pas une criminelle.... J'ai une -famille, des gens qui répondent de moi; allez, je ne puis être conduite -où vous voulez me mener.» - -Elle s'accrocha au mur, mais le brutal agent de police l'en arracha -en la repoussant violemment. Les municipales s'approchèrent, celui de -la brigade secrète les requit de lui prêter main-forte pour l'emmener -à San-Bernardino, avec tous les autres pauvres qu'ils purent ramasser -dans cette rue et dans les rues adjacentes. Néanmoins, Benina essaya -encore de se gagner la bienveillance de ses gardiens en se montrant -soumise dans la désolation où elle était. Elle supplia, pleurant -abondamment, mais ses larmes et ses cris furent inutiles. En avant, -en avant, toujours en avant; mais voyant à l'arrière-garde l'aveugle -africain et se rendant compte qu'on l'arrêtait aussi, elle s'adressa -aux agents de l'ordre, leur demandant de la laisser marcher à côté -du pauvre infirme sans les séparer. La malheureuse femme eut besoin -de faire appel à toute la fermeté de son esprit pour se résigner à -une aussi atroce aventure.... Être conduite à un dépôt de mendicité -comme on conduit des criminels endurcis à la prison! Se voir dans -l'impossibilité de rentrer à sa maison à l'heure accoutumée et de faire -le nécessaire pour pourvoir aux besoins de sa maîtresse et amie! Quand -elle songeait que doña Paca et Frasquito n'auraient point à manger -ce soir-là, sa douleur atteignait la frénésie; elle se serait ruée -volontiers sur les agents pour se dégager d'eux, si ses forces avaient -été suffisantes contre deux hommes. Elle ne pouvait éloigner de son -esprit la consternation dans laquelle serait plongée son infortunée -maîtresse en voyant passer les heures et les heures..., sans que sa -Nina rentrât. Jésus, Vierge sainte! qu'allait-on penser dans cette -maison? Si le monde ne s'écroule pas devant de pareils événements, -sûrement qu'il ne s'écroulera jamais.... Arrivée plus loin que Las -Caballerizas, elle chercha encore à attendrir le cœur de ses gardiens -par ses raisonnements et ses lamentations. Mais eux accomplissaient -un ordre de leur chef et, s'ils ne l'avaient point exécuté, ils -auraient encouru une vive réprimande. Almudena se taisait, marchant -silencieusement, accroché au bras de Benina, et il ne paraissait -nullement contrit de son arrestation et de sa conduite au dépôt de -mendicité. - -Si la pauvre femme pleurait, le ciel faisait de même, semblant associer -sa tristesse à la sienne, car la brume qui tombait au moment de -l'arrestation s'était changée en une pluie diluvienne et ils étaient -trempés des pieds jusqu'à la tête. Les vêtements des deux malheureux -ruisselaient; le chapeau rond d'Almudena ressemblait à la pièce -supérieure de la fontaine des Tritons; un peu plus, il serait venu de -la mousse. La chaussure légère de Benina, détruite par ses longues -courses des jours précédents, s'en allait en morceaux dans les flaques -d'eau et la boue du chemin. Lorsqu'ils arrivèrent à San-Bernardino, la -pauvresse songeait qu'elle ferait mieux d'aller tout à fait nu-pieds. - -«_Amri_, dit Almudena quand ils passèrent la triste porte de l'asile -municipal, ne pleure pas, toi. Ici je serai bien avec toi..., ne pleure -pas.... Je suis content..., on nous donnera de la soupe, on nous -donnera du pain....» - -Dans sa désolation, Benina ne prit point la peine de le contredire. -Elle lui aurait volontiers donné un coup de bâton. Comment aurait-elle -fait comprendre à ce malheureux vagabond les raisons cuisantes pour -lesquelles elle se plaignait et se lamentait de son sort? Qui en -dehors d'elle pourrait comprendre le désemparement de sa maîtresse, -de son amie, de sa sœur, et la nuit d'anxiété qu'elle allait passer, -ne sachant pas ce qui était arrivé? Et si on lui faisait la faveur -de la relâcher le lendemain, avec quelles raisons et quels mensonges -pourrait-elle expliquer sa longue absence, sa disparition subite? -Que pourrait-elle dire? Que sortirait-elle de son imagination -féconde? Rien, rien: le mieux serait certainement de renoncer à toute -dissimulation, de dire la vérité, de révéler le secret de sa mendicité -occulte qui n'avait, certes, rien dont elle pût avoir à rougir. Mais -il pouvait bien arriver que doña Francisca ne la croirait pas et -que le lien d'amitié qui les unissait depuis tant d'années en vînt à -se rompre, et, si elle se fâchait pour de bon, si elle la chassait -d'auprès d'elle, Nina mourrait de peine, parce qu'elle ne pouvait pas -vivre sans doña Paca, qu'elle aimait pour ses bonnes qualités et quasi -aussi pour ses défauts. Enfin, lorsqu'elle eut remué toutes ces idées -et qu'elle se vit jetée dans une grande salle à l'odeur fétide et -suffocante, au milieu d'une cinquantaine de pauvres des deux sexes en -haillons, elle conclut qu'elle n'avait plus autre chose à faire que de -se jeter dans les bras amoureux de la résignation, se disant: «Qu'il -en soit ce que Dieu voudra! Quand je retournerai à la maison, je dirai -la vérité, et si madame se montre trop vive lorsque je m'expliquerai, -et si elle ne veut pas me croire, qu'elle ne me croie pas; et si elle -se fâche, eh bien, qu'elle se fâche, et si elle me renvoie, qu'elle me -renvoie, et si je meurs, eh bien, je mourrai.» - - - - -XXXI - - -Bien que Nina eût songé à la consternation et au désarroi de doña -Paca dans cette triste nuit, ils dépassèrent tout ce qu'elle avait pu -imaginer. A mesure que l'heure avançait sans que la servante rentrât, -l'angoisse de sa maîtresse augmentait. Si d'abord elle fut agitée par -la préoccupation matérielle de ses besoins, ce fut ensuite l'anxiété -de la crainte d'un accident; une voiture avait pu la renverser ou -bien encore elle était morte subitement dans la rue. Le bon Frasquito -chercha inutilement à la tranquilliser. Le vieux à la teinture ne -pouvait que fermer la bouche quand sa compatriote lui disait: - -«Jamais cela n'est arrivé, jamais, cher de Ponte. Elle n'a jamais -manqué une fois, pendant tant et tant d'années, de rentrer à la maison.» - -Les plus graves difficultés se présentèrent pour un souper formel et -cela ne servit à rien, ou du moins n'avança guère les choses, que les -filles du cordonnier vinssent aimablement offrir leurs services pour -remplacer la servante absente. Il est vrai, heureusement, que doña -Paca avait perdu l'appétit et le même effet, à peu de chose près, -était arrivé à son hôte. Mais, comme il fallait bien prendre quelque -aliment pour soutenir les forces, tous deux s'administrèrent un œuf -battu dans du vin et une croûte de pain. De dormir, il n'en put être -question. La vieille dame compta les heures et même les quarts d'heure -aux horloges du voisinage, et elle ne fit pas autre chose que d'écouter -les bruits de la maison, attentive aux mouvements de l'escalier. Ponte -ne pouvait faire moins. La galanterie lui faisait un devoir de ne pas -s'endormir, tandis que son amie était en veille cruelle, et, pour -concilier ses devoirs de chevalier avec les soins de sa convalescence, -il fît une série de petits sommes sur une chaise. Mais pour cela il -fut astreint à prendre des poses violentes, se faisant un oreiller de -ses bras et pliant sa tête dans une posture tellement incommode que -le lendemain il eut un fort torticolis. Au point du jour, vaincue par -l'extrême fatigue, doña Paca, elle aussi, s'endormit dans un fauteuil. -Elle parlait en songe et son corps était secoué de temps en temps par -des mouvements nerveux. Elle se réveillait en sursaut, croyant qu'il -y avait des voleurs dans la maison, et lorsque le jour parut, avec -le vide créé par l'absence de Benina, tout lui sembla plus triste et -solitaire que durant la nuit. Selon Frasquito, qui en cela pensait -judicieusement, il n'y avait rien de mieux que de s'informer auprès -des personnes chez qui Benina allait faire des extras. Sa compatriote -y avait bien pensé dès la veille, mais comme elle ne savait pas le -numéro de la maison de don Romualdo dans la rue de la Gréda, ils ne -donnèrent pas suite à cette idée et renoncèrent à ces investigations. -Le concierge s'étant spontanément offert pour aller à la recherche de -la malheureuse servante perdue, on l'envoya avec mission de s'enquérir, -mais il revint en disant qu'on ne savait rien d'elle dans aucune des -loges de concierges. Et par-dessus cela, il n'y avait dans toute la -maison qu'un reste de plat de la veille tout aigri et quelques croûtes -de pain dur. Heureusement que les voisins, émus d'un événement aussi -grave, vinrent offrir quelques vivres: les uns, une soupe à l'ail; les -autres, de la morue frite, et le dernier, un œuf et une demi-bouteille -de piquette. Il fallait bien songer à s'alimenter, faisant contre -fortune bon cœur, parce que l'estomac a sa tyrannie; il faut vivre, -quand bien même l'âme, liée à son amie la mort, s'y opposerait. -Les heures du jour s'écoulaient lentes, et Ponte pas plus que sa -compatriote ne pouvaient distraire leur attention de tout bruit de pas -se produisant dans l'escalier. Mais cela leur causa de tels mécomptes -que, désabusés et sans espérance, ils s'assirent en face l'un de -l'autre, silencieux et avec le calme de deux sphinx. Et se regardant, -ils confièrent tacitement à Dieu la solution de cette énigme. On -saurait ce que Nina était devenue et les motifs de son absence quand il -plairait à Dieu de le faire savoir par les voies qui déroutent toute -prévision. - -Il était midi lorsqu'un violent coup de sonnette retentit. La dame de -Ronda et le vieux galant d'Algeciras sursautèrent comme deux balles -élastiques sur leurs sièges. - -«Non, non, ce n'est pas elle, dit doña Paca, avec les signes de la plus -grande désillusion; Nina ne sonne pas ainsi.» - -Et comme Frasquito se disposait à aller à la porte, elle l'en détourna -avec cette observation fort à sa place: - -«N'y allez point vous-même, il est possible que ce soit un de ces -grossiers fournisseurs. Que la petite aille ouvrir. Célédonia, va -ouvrir, et fais bien attention; si c'est quelqu'un qui apporte des -nouvelles de Nina, qu'il entre. Mais si c'est quelque fournisseur, -dis-lui que je n'y suis pas.» - -La petite y courut et elle revint précipitamment disant: - -«Madame, c'est don Romualdo.» - -Cette annonce causa une émotion intense et presque terrifiante. Ponte -se dandinait, tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre, et doña Paca se -levait et retombait sur sa chaise plus de dix fois, disant: - -«Que s'est-il passé? Nous allons savoir! Dieu de Dieu, don Romualdo à -la maison! Dépêche-toi, Célédonia...; donne-moi ma coiffure noire.... -Et je ne suis pas peignée.... De quelle façon vais-je le recevoir.... -Eh bien, petite, mon bonnet noir....» - -L'Algésirain et la petite l'aidèrent à s'habiller; mais, dans leur -affolement, ils lui mettaient toute chose de travers. La vieille dame -s'impatientait, les apostrophait pour leur lenteur et les bousculait -fort. Enfin tout finit par s'arranger tant bien que mal, elle se passa -un peigne dans les cheveux et, se bousculant, elle se rendit dans la -pièce où attendait le prêtre qui était resté debout et regardait les -photographies de famille qui formaient la décoration unique de la -pauvre chambre. - -«Excusez-moi, monsieur don Romualdo, dit la veuve de Zapata, que la -grande émotion empêchait de se tenir sur ses jambes et se laissant -tomber dans un fauteuil, non sans avoir baisé la main du révérend. -Grâce à Dieu, je puis enfin vous remercier de votre ineffable bonté. - ---Je ne fais que mon devoir, madame, répondit l'ecclésiastique un peu -surpris, et vous n'avez nullement à me remercier. - ---Et dites-moi, maintenant, pour l'amour de Dieu, ajouta la dame avec -une telle crainte d'apprendre une mauvaise nouvelle, qu'elle pouvait à -peine articuler; dites-moi vite ce qui est arrivé à ma pauvre Nina.» - -Ce nom sonna à l'oreille du bon prêtre comme celui d'une petite chienne -que la dame aurait perdue. - -«Elle n'a point reparu?... dit-il, pour dire quelque chose. - ---Vous ne savez rien?... Hélas! hélas! est-ce qu'il est arrivé un -malheur que vous voulez me cacher par charité?» - -Et la malheureuse se mit à pleurer violemment, et le prêtre restait -perplexe et muet. - -«Madame, par pitié, ne vous affligez pas ainsi, par pitié. Ce n'est -peut-être pas ce que vous pensez. - ---Nina, Nina de mon âme! - ---Est-ce une personne de votre famille, de votre intimité? -Expliquez-moi.... - ---Oui, je comprends, monsieur don Romualdo ne veut pas me dire la -vérité pour ne pas augmenter mes tribulations. Je l'en remercie -infiniment.... Pourtant, peut-être vaudrait-il mieux tout savoir.... Ou -bien, est-ce que vous aimez mieux me donner la nouvelle peu à peu, pour -qu'elle m'impressionne moins?... - ---Ma chère dame, dit le prêtre avec une impatiente franchise, avide -d'éclaircir les choses, je ne vous apporte aucune nouvelle, ni bonne ni -mauvaise, de la personne pour laquelle vous pleurez, ni ne sais de qui -il s'agit, ni sur quoi vous vous fondez pour penser que je.... - ---Excusez-moi, don Romualdo. Je pensais que la Benina, mon amie et -compagne, avait eu quelque grave accident dans votre maison ou en en -sortant, ou dans la rue, et.... - ---Que voulez-vous dire? Sans doute, madame doña Francisca, il y a dans -tout cela une erreur qui se découvrira certainement en vous disant -mon nom: Romualdo Cédron. J'ai occupé pendant vingt années la cure de -Santa-Maria de Ronda, et je suis venu vous dire, chargé expressément de -cette mission par les exécuteurs testamentaires, la dernière volonté -de celui qui fut l'ami de mon cœur, Rafael Garcia de los Antrines, que -Dieu ait son âme.» - -Si doña Paca avait vu la terre s'entr'ouvrir et une légion de diables -en sortir, et que, par en haut, le ciel en eût fait autant, donnant -passage à un essaim d'anges, et que les deux cohortes se fussent -réunies dans une immense phalange à la fois glorieuse et grotesque, -elle n'aurait certes pas été frappée de plus d'étonnement et de -confusion. Testament, héritage. Ce que disait le prêtre était-il -bien vérité ou plaisanterie déplacée? Et celui qui était devant elle -était-il en chair ou en os, ou bien un produit d'une hallucination de -son esprit affaibli? Sa langue était collée au palais et elle regardait -don Romualdo avec des yeux atterrés. - -«Il n'y a nullement de quoi vous épouvanter, madame. Au contraire, j'ai -la satisfaction d'annoncer à doña Francisca Juarez que le terme de -ses souffrances est arrivé. Le Seigneur a été grandement touché de la -bonne volonté et de la résignation que vous avez montrées, et il veut -maintenant récompenser votre vertu en vous faisant sortir de la triste -situation où vous avez vécu tant d'années.» - -Les larmes de doña Paca coulaient à flots et elle ne pouvait prononcer -une syllabe. - -Son émotion, sa surprise et sa joie étaient telles que l'image de -Benina sortit de son esprit comme si son absence et sa perte eussent -remonté à plusieurs années en arrière. - -«Je comprends, continua le bon curé, redressant son grand corps et -rapprochant sa chaise de doña Paca pour lui toucher le bras avec sa -main, je comprends votre bouleversement.... On ne saurait passer -brusquement de l'infortune au bien-être sans ressentir une forte -secousse. Le contraire serait pire. Et puisqu'il s'agit d'une chose -importante qui doit occuper de préférence votre attention, parlons-en, -madame, laissant pour plus tard cette autre affaire qui vous -préoccupe.... Vous ne devez pas autant vous chagriner de la disparition -de votre servante et amie.... Elle reviendra, soyez-en sûre!» - -Cette phrase fit revenir à l'esprit de doña Paca l'idée de Nina et le -souvenir de son incroyable absence. Notant dans le «elle reviendra» -de don Romualdo une intention bienveillante et optimiste, elle eut la -pensée que le bon prêtre après avoir réglé l'affaire principale qui -l'avait amené, lui parlerait du cas de sa servante qui sans doute était -sans gravité. Et promptement, avec un tour rapide de la girouette, -l'esprit de la dame revint à l'héritage et elle s'y arrêta, laissant -le reste dans l'oubli, et le bon curé, voyant l'anxiété où elle était -d'être plus amplement informée, s'empressa de la satisfaire. - -«Vous saurez sans doute que le pauvre Rafael est passé à meilleure vie -le 11 février. - ---Non, je ne le savais pas, non, monsieur. J'espère que Dieu lui aura -accordé le repos.... Hélas! - ---C'était un saint. Son unique erreur a été d'avoir le mariage en -abomination, repoussant tous les excellents partis que nous, ses amis, -nous lui offrions. Les dernières années, il les a passées dans une -ferme appelée les Higueras de Juarez. - ---Je la connais. Cette propriété a appartenu à mon grand-père. - ---Parfaitement: à don Alejandro Juarez.... Bien, ensuite Rafael a -contracté aux Higueras l'affection du foie qui l'emporta au tombeau à -cinquante-cinq ans. Pauvre homme, il était presque aussi grand que moi, -madame, avec une musculature non moins vigoureuse que la mienne, une -poitrine de taureau et ce visage resplendissant de vie.... - ---Hélas! - ---Dans nos chasses au sanglier et aux cerfs, je n'ai jamais réussi à -le voir fatigué. Son amour-propre était plus fort que sa complexion, -elle-même très forte. Il bravait la pluie, la faim, la soif, et... voir -ensuite ce chêne brisé comme un roseau. Peu de mois après qu'il fut -tombé malade, on pouvait lui compter les os au travers de la peau... et -il s'en alla se consumant chaque jour. - ---Hélas! - ---Et avec quelle résignation, il supportait son mal, et comme il se -préparait sagement à la mort qu'il regardait comme l'exécution d'une -sentence de Dieu, contre laquelle il ne serait point protesté, mais -qu'il fallait au contraire accepter allégrement! Pauvre Rafael! Quelle -pâte d'ange, c'était! - ---Hélas! - ---Je n'habitais pas Ronda, parce que des intérêts à soigner -m'obligèrent à venir me fixer à Madrid. Mais, quand j'eus appris la -gravité de l'état de cet ami très cher, je retournai auprès de lui et -je l'ai suivi et assisté pendant un mois.... Quel chagrin! Il est mort -dans mes bras. - ---Hélas!» - -C'était autant de soupirs qui montaient à doña Paca du fond de son âme, -s'échappant comme des oiseaux d'une cage entr'ouverte des quatre côtés. -Avec une noble sincérité et sans songer à caresser dans sa pensée -l'idée de l'héritage, elle s'associait au deuil de don Romualdo qui -paraissait tant regretter le généreux célibataire de Ronda. - -«Enfin, chère madame, il mourut en bon chrétien non sans avoir fait son -testament en bonne et due forme.... - ---Hélas! - ---Dans lequel il laissa le tiers de ses biens à sa nièce au second -degré, Clemencia Sopelana, vous savez? la femme de don Rodrigo del -Quintanar, sœur du marquis de Guadalerce. Les deux autres tiers -sont destinés, partie à une fondation pieuse, partie à améliorer la -situation de quelques-uns de ses parents qui, par disgrâce de famille, -mauvaises affaires ou autres causes d'adversité ou contretemps fâcheux, -sont tombés dans la misère. Comme vous et vos enfants vous êtes dans ce -cas, il est certain que vous êtes parmi les plus favorisés, et.... - ---Hélas! Enfin Dieu a voulu que je ne meure pas sans voir le terme de -cette misère ignominieuse. Mille et une fois soit béni Celui qui donne -et ôte tous les maux, le justicier, le miséricordieux, le saint des -saints!...» - -Après cette effusion, l'infortunée doña Francisca fondit en larmes, -croisant les mains et se précipitant à genoux, si bien que le bon -curé, craignant qu'un tel éclat de sensibilité ne se terminât par un -évanouissement, se précipita vers la porte en frappant dans ses mains -pour appeler afin qu'on apportât un peu d'eau fraîche. - - - - -XXXII - - -Frasquito revint aussitôt apportant le secours d'un verre d'eau, et don -Romualdo, quand la dame y eut trempé ses lèvres et se fut remise de son -émotion, dit au chevalier délabré: - -«Si je ne me trompe, j'ai l'honneur de parler à don Frasquito Ponte -Delgado qui habitait, il y a pas mal d'années, Algeciras. Vous -êtes parent au troisième degré de Rafael Antrines, dont vous avez -certainement appris le décès? - ---Il est mort? Hélas! je n'en savais rien, répliqua Ponte très affligé. -Pauvre cher Rafael! Lorsque j'étais à Ronda, en 1856, peu avant la -chute d'Espartero, c'était un enfant, pas plus grand que cela. Ensuite, -nous nous vîmes deux ou trois fois, à Madrid. Il avait coutume de -venir passer quelques mois d'automne; il allait beaucoup au Jardin -Royal, il était ami des Ustariz, il travaillait pour Rios Rosas dans -les élections, et pour les Rios Acuña.... Oh! pauvre Rafael! Excellent -ami, homme sensible et affectueux, grand chasseur! Nous étions d'accord -sur tous les points, excepté sur un toutefois: c'était un campagnard, -très ami des choses rustiques, et moi, j'ai une sainte horreur de la -campagne et des petits arbres. J'ai toujours été l'homme des villes, -des grandes agglomérations de populations. - ---Asseyez-vous ici,» dit don Romualdo, en donnant un fort coup -indicatif sur un vieux fauteuil à ressorts d'où sortit un flot de -poussière. - -Un moment après, le vieux galant, mis au courant de sa participation -dans l'héritage de son parent Rafael, se trouva tellement émotionné -que, pour éviter de se trouver mal, il dut boire précipitamment toute -l'eau que doña Francisca avait laissée dans son verre. - -Il n'est point superflu de signaler maintenant la parfaite concordance -entre la personne du prêtre et son nom de Cédron, car, pour la stature, -la robustesse et la couleur, il pouvait bien être comparé à un cèdre -opulent. Si l'on y regarde bien, en effet, il y a toujours entre les -arbres et les hommes, en considérant leur caractère, une certaine -concomitance et parenté. Le cèdre est de forte structure et pourtant -beau, noble, d'un grain flexible, mais agréable et odorant. Ainsi -était aussi don Romualdo: très grand, robuste, plutôt noir et, en même -temps, excellente personne, d'une conduite inattaquable comme prêtre, -chasseur, homme du monde dans la mesure où doit l'être un curé, d'un -esprit calme, la parole persuasive, tolérant pour les faiblesses -humaines, charitable, miséricordieux; en somme, il avait les procédés -méthodiques et réguliers qui conviennent à quelqu'un dans une situation -aisée. Habillé correctement, sans élégance exagérée, il fumait -beaucoup d'excellents cigares, il mangeait et buvait autant qu'il -était nécessaire pour entretenir sa forte ossature et sa musculature -si développée. Des pieds et des mains énormes, en proportion avec le -reste. Sa figure, plutôt grande et large, ne manquait pas de beauté par -la proportion heureuse des lignes; beauté de pierre sculptée, si l'on -veut, beauté à la Michel-Ange, pour décorer une imposte en soutenant -dans sa bouche une guirlande de fleurs et de festons. - -Entrant dans les détails que les deux héritiers brûlaient d'apprendre, -Cédron leur donna les renseignements les plus détaillés sur le -testament, renseignements que tant doña Paca que Ponte écoutèrent, -comme bien l'on pense, avec la plus religieuse attention. Les -exécuteurs testamentaires étaient D. Sandalio Maturana et le marquis de -Guadalerce. Les dispositions en faveur des deux personnes présentes -étaient les suivantes: à Obdulia et à Antonio il laissait le bien -d'Amoraima, mais seulement en usufruit. Les exécuteurs testamentaires -leur verseraient le produit de cette ferme qui, partagée en deux, -reviendrait, à leur mort, à leurs héritiers. A doña Francisca et -à Ponte il assignait une rente viagère, comme à beaucoup d'autres -parents, avec des titres de rente de la Dette, qui constituaient une -des principales richesses du testateur. - -Entendant ces choses, Frasquito s'appliquait sur ses oreilles, sans se -donner un instant de repos, les mèches trop noires de sa chevelure. -Doña Francisca ne savait ce qui lui arrivait et croyait rêver, et, dans -un accès de joie fébrile, elle se précipita dans l'antichambre, criant -à tue-tête: - -«Nina, Nina, viens et écoute: nous sommes riches; je te dis, nous ne -sommes plus pauvres.» - -Ce faisant, le souvenir de la disparition de sa servante lui revint à -l'esprit et, se tournant du côté de Cédron, elle dit en sanglotant: - -«Pardonnez-moi, je ne me rappelais plus que j'ai perdu la compagne de -ma vie.... - ---Elle reviendra, répéta le curé, et aussi Frasquito, comme un écho. - ---Oui, elle reviendra. - ---Si elle était morte, indiqua doña Francisca, je crois vraiment que -l'intensité de ma joie la ferait revivre. - ---Oui, nous parlerons de cette dame, dit Cédron. Mais auparavant il -convient de s'occuper de ce qui vous intéresse particulièrement. Les -exécuteurs testamentaires, désireux que vous, comme monsieur, vous -sortiez de votre situation très précaire, et cela pour des raisons -qu'il n'y a pas lieu d'examiner, parce que c'est inutile, mais surtout -parce que le testateur les y autorise, leur donnant tous pouvoirs à -cet effet, ont décidé que, pendant que l'on mettra en règle tout ce -qui concerne l'héritage, le payement des droits royaux, _et cætera, et -cætera_, ils ont décidé, dis-je....» - -Doña Paca et Frasquito, à force de retenir leur respiration pour -écouter, étaient sur le point de suffoquer. - -«Ils ont décidé, dis-je bien, ils ont décidé ou nous avons décidé..., -comme cela peut durer encore deux mois..., de vous assigner la somme -mensuelle de cinquante douros comme provision ou, si vous voulez, -anticipation, jusqu'à ce que nous puissions déterminer le chiffre exact -de la pension. Est-ce compris? - ---Oui, monsieur, oui, monsieur, c'est compris, très bien compris, -s'écrièrent-ils tous deux à l'unisson. - ---Avant de pouvoir arriver à accomplir ce message auprès de vous, -dit le prêtre, j'ai dû me livrer à un travail énorme pour découvrir -où vous demeuriez; je crois bien avoir interrogé à ce sujet la -moitié de Madrid..., et enfin..., ce n'est pas sans peine que je -suis arrivé à trouver réunies dans cette maison les deux pièces que -je poursuivais,--pardonnez-moi ce terme de chasseur,--et que je -recherchais en me donnant beaucoup de mal depuis tant de jours!» - -Doña Paca lui baisait la main droite et Frasquito la gauche, tous deux -pleurant à chaudes larmes. - -«Deux mois de votre pension courent déjà; maintenant nous allons nous -mettre d'accord sur les formalités qui sont à remplir, afin que tous -deux vous puissiez toucher régulièrement.» - -Ponte croyait faire une ascension en ballon et il se retenait et se -cramponnait aux bras du fauteuil comme un aéronaute au bord de la -nacelle. - -«Nous sommes à vos ordres, dit doña Francisca à haute voix, et à part -elle: C'est impossible, c'est un rêve.» - -L'idée pourtant que Nina ne connaissait pas le bonheur qui lui était -arrivé troublait la joie qui inondait son âme. - -A cette pensée, de Ponte Delgado répondit par un mystérieux -enchaînement d'idées: - -«Quel malheur que Nina, cet ange, ne soit pas là! Mais nous ne pouvons -pas supposer qu'il lui soit arrivé un accident grave. N'est-ce pas, -monsieur don Romualdo? Il sera arrivé.... - ---Mon cœur me dit qu'elle reviendra aujourd'hui en bonne et parfaite -santé, déclara doña Paca avec un ardent optimisme, voyant toutes choses -enveloppées de rayons roses. Il est certain que..., pardonnez-moi, -monsieur, il y a une telle confusion dans ma pauvre tête.... Je disais -que..., en entendant annoncer M. de Romualdo, m'arrêtant simplement -au nom, j'avais pensé que vous étiez ce digne prêtre chez lequel ma -servante va faire des extras. Est-ce que je me trompe? - ---Je crois que oui. - ---C'est le propre des grandes âmes charitables de se cacher pour faire -le bien, nier sa personnalité pour éloigner les remerciements et la -publicité de ses vertus.... Faisons nos comptes, monsieur don Romualdo, -faites-moi la faveur de ne pas faire mystère de vos grandes vertus. Il -est certain que c'est à cause d'elles qu'on vous a proposé pour évêque. - ---Moi?... Cette nouvelle ne m'est point parvenue. - ---Vous êtes pourtant bien de Guadalajara ou de la province? - ---Oui, madame. - ---N'avez-vous point une nièce qui s'appelle doña Patros? - ---Non, madame. - ---Vous dites bien la messe à San-Sebastian? - ---Non, madame, je la dis à San-Andres. - ---Il est bien certain, toutefois, qu'il y a quelques jours on vous a -fait cadeau d'un lapin de garenne? - ---C'est possible..., oui..., oui... mais je ne me le rappelle pas. - ---N'importe, monsieur don Romualdo, vous m'assurez que vous ne -connaissez pas ma Benina? - ---Je crois.... Voyons, je ne puis pas assurer qu'elle m'est tout à fait -inconnue, ma chère dame. Je crois bien l'avoir vue. - ---Oh! je disais bien que.... Monsieur de Cédron, quelle joie vous me -donnez! - ---Soyez calme. Voyons, cette Benina n'est-elle point une femme habillée -de noir, d'environ soixante ans, avec une verrue sur le front?... - ---Parfaitement, parfaitement, monsieur don Romualdo; sérieuse, encore -très verte pour son âge. - ---Autre renseignement, voyons: elle demande l'aumône et s'en va par les -rues avec un aveugle africain qui s'appelle Almudena? - ---Jésus! s'écria avec stupéfaction et frayeur doña Paca. Cela, non, par -exemple! Dieu me protège! Cela, non.... Je vois bien que vous ne la -connaissez pas.» - -Ponte regarda alternativement le curé et la dame, tourmenté tout à coup -de certains doutes qui traversaient son esprit et sa conscience. - -«Benina est un ange, se permit-il de dire timidement. Qu'elle mendie ou -ne mendie pas, je n'en sais rien, mais c'est un ange, parole d'honneur. - ---Vous n'y pensez point?... Mendier, Benina? et encore courir les rues -avec un aveugle!... - ---Un Maure comme complément de signalement, ajouta don Romualdo. - ---Je dois déclarer, indiqua Ponte avec une honorable sincérité, qu'il -n'y a pas longtemps, passant par la place del Progreso, je la vis -assise en compagnie d'un mendiant aveugle qui, comme type, paraissait -originaire du Riff.» - -Le trouble de cerveau, le vertige mental de doña Paca étaient tels que -sa joie se changea subitement en tristesse et elle en vint à croire que -tout ce qui se passait était une illusion de ses sens; que les êtres -avec qui elle parlait étaient imaginaires, que tout était mensonge à -commencer par l'héritage. Elle redoutait un réveil terrible. Fermant -les yeux, elle disait: - -«Seigneur, arrache-moi d'un doute aussi horrible, arrache-moi à cette -idée. Est-ce un mensonge, est-ce une vérité? Moi, héritière du petit -Rafael Antrines; moi ayant les moyens de vivre? Nina demandant -l'aumône et Nina vivant avec un homme du Riff? - ---Bien! s'écria-t-elle subitement dans un bel entraînement du cœur. -Pourvu que Nina soit vivante, que m'importe qu'elle vive avec un Maure, -avec toute la mauricaille d'Alger, pourvu qu'elle rentre à la maison, -même avec ce Maure dans son panier!» - -Don Romualdo se mit à rire et il expliqua quand et comment il avait -connu Benina; il dit que, par un de ses amis, coadjuteur à San-Andres, -prêtre de beaucoup de valeur et humaniste très distingué, qui -travaillait les langues orientales, il avait connu Almudena. Avec lui -il avait vu une femme qui l'accompagnait, qu'on lui a dit être au -service d'une dame veuve, andalouse, habitant la rue Impériale. - -«Je ne pus faire moins que d'établir une corrélation entre cette -veuve et Mme doña Francisca Juarez, que je n'avais pas eu le plaisir -de connaître et, aujourd'hui, vous entendant vous lamenter sur la -disparition de votre servante, je pensais et je me disais à part moi: -«Si la femme qui est perdue est celle que je crois, cherchons le seau -et nous trouverons la corde, cherchons le Maure et nous trouverons -l'odalisque»; je dis celle que vous nommez.... - ---Benina de Casia..., de Casia, oui, monsieur, c'est pourquoi on dit en -plaisantant qu'elle est parente de santa Rita.» - -M. de Cédron ajouta que, non certainement pour ses mérites, mais pour -la confiance qu'il inspirait aux fondateurs de l'asile de vieillards -et de vieilles femmes de la Miséricorde, il avait été nommé directeur -et majordome de cet asile, et, comme c'est à lui que les demandes -d'admission doivent être adressées, il ne faisait pas un pas dans -la rue sans être poursuivi par les mendiants importuns; il était -littéralement assiégé de recommandations et de cartes dans lesquelles -on lui recommande des personnes pour les faire admettre. On pourrait -croire que notre pays est une immense fourmilière de pauvres et -que nous devons faire de la nation un asile sans limites, où nous -les recevrions tous du premier au dernier. Du pas où nous allons, -nous serons bientôt le plus grand hospice de l'Europe. J'ai rappelé -cela, parce que mon ami Mayoral, le jeune prêtre amateur des lettres -orientales, me demanda d'accueillir dans notre asile la compagne -d'Almudena. - -«Je vous supplie, mon cher monsieur don Romualdo, de ne pas croire un -mot de tout cela, dit doña Francisca tout à fait bouleversée. Ne faites -aucun cas de la Benina que vous venez de décrire et ne considérez que -la vraie et légitime Nina: celle qui va tous les matins travailler -en extra chez vous, recevant de vous tant de bienfaits, dont, grâce -à elle, j'ai eu ma part. Celle-là est la vraie; c'est celle que nous -cherchons et que nous retrouverons par l'aide de M. de Cédron, de sa -digne sœur doña Josefa et de sa nièce doña Patros.... Vous niez que -vous la connaissiez pour faire un secret de votre vertu et de votre -charité; mais cela n'est pas bien, monsieur, ce n'est pas bien. Il -est certain pour moi que vous êtes un saint et que vous ne voulez pas -laisser échapper les secrets de votre charité sublime, et comme je le -crois, je le dis. Cherchons ma Nina et, quand nous l'aurons retrouvée, -nous crierons ensemble: «Saint, trois fois saint est le Seigneur!» - -M. de Cédron conclut de ce discours que doña Francisca Juarez avait -tant soit peu l'esprit dérangé et, pensant justement que s'il voulait -lui répondre et la contredire cela ne modifierait en rien les choses, -il mit fin à ce sujet et prit congé disant qu'il reviendrait le -lendemain pour l'examen des papiers et le payement, moyennant un reçu -en règle, des termes échus de l'héritage. - -Son départ s'effectua longuement, car doña Paca et Frasquito -l'accompagnèrent jusqu'à la porte en l'accablant de remerciements -quarante fois répétés de la porte à l'escalier et en lui baisant -autant de fois les mains. Et quand le grand Cédron disparut au bas de -l'escalier et qu'ils se virent seuls, la porte fermée, la veuve de -Ronda et le galant d'Algeciras, elle dit: - -«Frasquito de mon âme, est-ce que tout cela est bien vrai? - ---J'allais vous adresser la même question.... Est-ce que nous rêvons? -Que croyez-vous? - ---Je ne sais..., je ne puis arrêter ma pensée...; l'intelligence me -manque, la mémoire me manque, le jugement me manque, Nina me manque. - ---A moi aussi il manque quelque chose.... Je ne puis plus parler. - ---Nous allons certainement devenir idiots ou fous. - ---Ce que je dis: don Romualdo n'a point nié que sa nièce s'appelle -Patros, qu'il est proposé pour évêque et qu'il a reçu un lapin? - ---Quant au lapin, il ne l'a pas nié. Rappelez-vous, il a dit qu'il ne -se rappelait pas. - ---C'est vrai. Mais si maintenant le don Romualdo que nous avons eu le -plaisir de voir était un être fictif, une création de la sorcellerie ou -des arts infernaux? Allons! pourvu que tout cela ne s'évanouisse pas, -ne laissant qu'une ombre, une fumée, une illusion, un songe? - ---Madame, par la très sainte Vierge, ne dites pas cela. - ---Et s'il ne revenait plus? - ---S'il ne revenait pas? Croyez-vous donc qu'il ne revienne plus, qu'il -ne nous apportera pas la... les...?» - -Disant cela, la figure flasque et décolorée de Frasquito exprimait une -terreur folle. Il se passa la main sur les yeux et, poussant un cri, -il retomba sur son fauteuil, frappé d'un coup d'apoplexie, comme dans -cette nuit lugubre, entre les rues des Irlandais et Mediodia-Grande. - - - - -XXXIII - - -Grâce aux bons soins de doña Paca, assistée des filles de la -cordonnière, Ponte se remit rapidement de cette nouvelle manifestation -de son mal et, lorsque la nuit fut venue, devisant avec la dame de -Ronda, ils tombèrent tous deux d'accord que don Romualdo était bien -un être réel et l'héritage une vérité incontestable. Nonobstant -cette conviction, ils vécurent dans des craintes mortelles jusqu'au -moment où, le lendemain, apparut pour la seconde fois la figure du -prêtre bienfaisant accompagné d'un notaire, qui était une ancienne -connaissance de doña Francisca Juarez de Zapata. L'affaire réglée après -examen des papiers, ce qui ne présenta aucune difficulté, les héritiers -de Rafaelito Antrines reçurent une quantité de billets de banque qui, -à tous deux, parut fabuleuse, à cause sans aucun doute de la longue et -absolue vacuité de leurs coffres-forts. La possession de cet argent, -événement inouï dans ces dernières années de sa vie, produisit chez -doña Paca un effet psychologique très extraordinaire; son intelligence -s'obscurcit; elle perdit la notion du temps, elle ne trouvait plus -les mots pour rendre sa pensée et ses idées tourbillonnaient dans son -cerveau comme les mouches qui se précipitent aussi incessamment que -vainement sur les vitres d'une fenêtre espérant sans succès passer au -travers pour reprendre leur libre vol. Elle voulut parler de sa Nina -et dit mille inconséquences. Comme il arrive souvent que l'on entend -le bruit d'une dispute et la rumeur des paroles échangées par des gens -qui se querellent sans rien distinguer, Frasquito et les deux autres -messieurs parlant de l'affaire, elle crut comprendre qu'ils disaient -que la fugitive était revenue, qu'on l'avait rencontrée et rien de -plus. Les trois hommes causaient debout, le notaire tout près de -Cédron. Petit et avec le profil d'une perruche, on eût dit un oiseau se -disposant à grimper sur les branches d'un arbre. - -Les aimables visiteurs prirent enfin congé, non sans renouveler leurs -compliments et leurs offres gracieuses et, restés seuls, la dame -de Ronda et l'homme d'Algeciras se mirent d'abord à parcourir la -maison d'un bout à l'autre, allant sans but et sans motif aucun de la -cuisine à la salle à manger, pour en ressortir aussitôt, échangeant -nerveusement quelques brèves paroles lorsqu'ils se rencontraient -dans ces marches agitées. Doña Paca, pour dire la vérité, sentait sa -joie profondément diminuée par l'impossibilité d'en faire part à sa -compagne, qui avait été son soutien pendant tant d'années malheureuses. -Ah! si Nina était entrée dans ce moment, quel plaisir sa maîtresse -aurait éprouvé à lui donner la grande nouvelle, à jouir de sa surprise, -en feignant d'abord d'être affligée du manque d'argent, et lui montrant -ensuite brusquement la poignée de billets de banque! Quelle tête elle -ferait! Comme ses yeux s'élargiraient! Et que de choses on allait -pouvoir se procurer avec cette montagne de papiers! Allons, il est -dit que Dieu ne fait jamais les choses complètes. Ainsi, dans le mal -comme dans le bien, il y a toujours une petite tache qui est comme la -marque du destin. Dans les plus grandes calamités, il laisse tout d'un -coup respirer le patient un instant: dans les choses heureuses que sa -miséricorde accorde, il oublie toujours quelque détail dont le manque -risque de tout gâter. - -Dans une de ces rencontres, dans le va-et-vient de la cuisine au salon -et du salon à la cuisine, Ponte proposa à sa compatriote de célébrer ce -beau jour en allant tous deux dîner au restaurant. Elle trouva fort de -son goût le proposition. C'est lui qui l'invitait, heureux de répondre -ainsi à la généreuse hospitalité qu'elle lui avait accordée. - -Doña Francisca répondit qu'elle ne se montrerait certainement pas dans -un endroit public tant qu'elle ne serait point en état de paraître -habillée comme il convient à son rang, et, comme il insistait ajoutant -qu'en dînant dehors on éviterait l'ennui de faire la cuisine à la -maison sans autre aide que celle des petites filles de la cordonnière, -la dame répondit que, tant que Nina ne reviendrait pas, elle ne voulait -point allumer de fourneau et qu'elle ferait tout venir de la maison -Botin. Certainement qu'elle aussi sentait le besoin de manger de bonnes -choses et bien accommodées, que son appétit s'ouvrait fort à cette -idée.... Il n'était que temps, Seigneur Dieu! Tant d'années de jeûnes -forcés méritaient bien que l'on chantât l'_alleluia_ de la résurrection. - -«Allons, Célédonia, mets ta jupe neuve, car tu vas chez Botin. Je vais -t'écrire sur un morceau de papier ce que je veux, pour que tu ne te -trompes pas.» - -Aussitôt dit, aussitôt fait. Et que pouvait-elle demander moins, la -chère dame, pour se refaire le palais en ce jour de fête que deux -poulets rôtis, quatre merluches frites et un bon morceau d'aloyau, -avec accompagnement de jambon au sucre, d'œufs dans la glace et d'une -douzaine de petits gâteaux à la frangipane?... Et voilà! - -La dame n'arriva pas, avec cette commande suggestive, à arrêter -l'imagination de Frasquito, qui, depuis qu'il se sentait de l'argent -en poche, était dévoré d'une envie folle de descendre dans la rue, -de courir, de s'envoler, car il croyait positivement qu'il lui était -poussé des ailes. - -«Quant à moi, madame, veuillez m'excuser, mais j'ai affaire ce -soir.... Il est indispensable que je sorte.... J'ai d'abord besoin de -prendre l'air.... Je sens que j'ai un peu de vertige. L'exercice m'est -nécessaire, soyez sûre qu'il m'est nécessaire.... Et aussi bien il est -nécessaire que je me concerte avec mon tailleur, ne fût-ce que pour -me mettre au courant des modes nouvelles et voir à préparer quelques -commandes.... Je suis extrêmement difficile et j'ai beaucoup de peine à -me décider pour telle ou telle étoffe. - ---Si, si, allez à vos affaires. Mais ne vous y trompez pas, il faut que -vous voyiez, comme je le vois moi-même, dans cet événement heureux, -une leçon de la Providence. Pour ma part, je me déclare convaincue de -l'efficacité de l'ordre et de la règle, et j'ai la ferme intention de -tenir mes comptes et d'écrire tout ce que je dépenserai. - ---Et les recettes aussi.... Je ferai de même, et pourtant cela ne m'a -servi à rien, croyez-le bien, amie de mon cœur, que cela ne m'a servi à -rien. - ---Ayant une rente assurée, la seule chose à faire, c'est de -proportionner la dépense aux entrées et de ne pas dépasser.... Pour -Dieu, cher Ponte, ne soyons pas assez barbares, une autre fois, pour -nous moquer de la balance et de la.... Maintenant, je reconnais que -Trujillo a raison. - ---J'ai fait, madame, plus de balances que je n'ai de cheveux sur la -tête, mais, croyez-le bien, cela ne m'a jamais servi qu'à me le faire -perdre, l'équilibre! - ---Maintenant que Dieu nous a accordé sa faveur, soyons ordonnés et -j'oserai vous demander, si cela ne vous dérange pas trop, de vouloir -bien, en faisant vos achats, me procurer un livre de comptes, agenda ou -tout autre livre analogue.» - -Certainement, ce n'est point un livre, mais une demi-douzaine qu'il -lui apporterait avec amour, et, promettant cela, Frasquito s'élança -dans la rue, avide d'air, de lumière, de voir du monde, de se récréer -des choses et des gens qu'il contemplerait. Du premier pas, marchant -machinalement, il alla jusqu'au paseo de Atocha sans se rendre compte -de rien. Et puis il retourna en arrière, parce qu'il préférait se voir -entre les rangées de maisons qu'au milieu des arbres. Franchement, -les arbres lui étaient souverainement antipathiques, probablement -parce que, passant près d'eux dans ses heures de désolation, ils -semblaient lui tendre leurs bras pour qu'il s'y accrochât avec une -corde. S'enfonçant dans les rues sans but déterminé, il contemplait -les étalages des tailleurs où étaient exposées de belles étoffes, les -boutiques de cravates et de lingerie élégante. Il ne manquait point -pourtant de jeter un coup d'œil aux restaurants et, en général, à -toutes les boutiques que, dans sa vie de mortifiante pénurie, il avait -toujours regardées avec désolation. - -Il passa quelques heures délicieuses dans ces courses vagabondes -et sans ressentir aucune fatigue. Il se sentait fort, robuste et -plein de santé. Il regardait langoureusement et avec un certain -air de protection toutes les femmes jolies ou dignes d'attirer son -attention qui passaient près de lui. Un étalage de parfumerie lui -suggéra une heureuse idée: il avait ses vieux cheveux blancs tout en -l'air, dans un désordre impossible, sans être lissés et corrigés par -une belle teinture noire, et cette délicieuse boutique lui offrait -l'occasion de réparer une si grande inconvenance, lui permettant -d'inaugurer la campagne de restauration de son existence qui devait -commencer justement par celle de son visage. Ce fut là qu'il changea -le premier billet du gros paquet que lui avait remis don Romualdo -Cédron; après s'être fait présenter différents articles, il fit une -ample provision de ceux qu'il croyait le plus nécessaires et, payant -sans marchander, il donna l'ordre de lui porter à la maison de doña -Francisca le volumineux paquet de ses achats de drogues odorantes et -colorantes. Sortant de là, il songea à la nécessité de se procurer un -logis convenable sans toutefois être trop cher, mais correspondant -à la pension dont il jouissait, car, en aucun cas, il ne voulait -sortir des limites de ses moyens nouveaux. Il ne retournerait jamais -aux dortoirs de Bernarda, si ce n'est pour lui payer les sept nuits -qu'il lui devait et lui dire ses quatre vérités. Divaguant et comptant -ainsi avec lui-même, l'heure arriva où son estomac lui fit comprendre -que l'on ne vit pas exclusivement de rêves. Problème: où aller -manger? L'idée d'aller dans un des grands restaurants fut promptement -écartée. Sa tenue n'était pas assez convenable. Irait-il, suivant son -habitude routinière de ses jours malheureux, à la boutique de Boto? -Oh! non.... On l'avait toujours vu là avec sa teinture soignée. On -s'étonnerait de le voir mal coiffé, avec ses cheveux gris tout en -l'air. Enfin, se souvenant qu'il devait à l'honorable Boto une petite -note de nourriture, il pensa qu'il devait répondre par un payement -ponctuel à la confiance qui lui avait été faite par le patron et qu'il -expliquerait par la maladie et son retard et le désordre de sa figure, -et qu'on reconnaîtrait clairement la vérité. Il dirigea ses pas vers -la rue de l'Ave-Maria et il entra un peu intimidé dans la taverne, -passant comme d'un air distrait dans la pièce extérieure, en se cachant -la figure avec son manteau. Cet endroit très resserré est encombré par -l'énorme clientèle attirée par la variété des mets et leur excellente -préparation. La taverne proprement dite est suivie d'un petit passage -étroit où il y a pourtant quelques tables, avec le banc appuyé au mur, -et ensuite se présente un réduit où l'on parvient par deux marches et -qui contient deux tables longues de chaque côté, ne laissant juste -entre elles que la place nécessaire pour les allées et venues du garçon -qui fait le service. Ponte s'installait toujours en cet endroit s'y -trouvant plus à l'abri de la curiosité et des regards scrutateurs des -clients; il occupait le bout de la table qu'il trouvait libre, s'il y -en avait un, car elles étaient le plus souvent complètes et les hôtes y -étaient serrés comme harengs en caque. - -Ce soir-là, car il faisait déjà nuit, il put se caser dans la petite -chambre intérieure tout à son aise, car il n'y avait encore que trois -personnes et l'une des tables était vide. Il s'assit dans le coin -auprès de la porte, endroit très recueilli dans lequel le public, -c'est-à-dire les gens de la taverne, le découvriraient difficilement, -et alors se posa cet autre problème délicieux: Qu'allait-il demander? -Ordinairement, l'état lamentable de sa bourse l'obligeait à se limiter -à la consommation d'un réal pour un plat qui, avec le pain et le vin, -représentait une dépense totale de quarante centimes, ou bien une -portion de morue en sauce. L'une ou l'autre de ces consommations, avec -le long morceau de pain qu'il mangeait jusqu'à la dernière miette, soit -avec la sauce, soit avec son petit quart de vin, lui offraient une -alimentation suffisante et savoureuse. Quelquefois il prenait au lieu -de ragoût de la viande cuite à l'étuvée et, dans quelques très rares -occasions, de la fricassée de poulet. Du gras-double, des escargots, -des viandes hachées ou autres cochonailles, jamais il ne s'en était -fait servir. - -Ce soir-là, il demanda au garçon la liste complète de ce qu'il y avait -et, se montrant indécis, comme une personne blasée qui cherche en vain -un mets de nature à exciter son appétit, il arrêta son choix à la -fricassée de poulet. - -«Vous avez mal aux dents, monsieur de Ponte? lui dit le garçon, voyant -qu'il n'ôtait point le foulard qui lui cachait le bas de la figure. - ---Oui, mon fils..., une douleur terrible; aussi ne me donne pas du gros -pain, mais bien du pain à la française.» - -En face de Frasquito étaient assises deux personnes qui mangeaient -dans le même plat deux parts de ragoût pour deux réaux, et plus loin, -dans l'angle opposé, un individu dépêchait posément et méthodiquement -une portion d'escargots. C'était vraiment une machine à avaler les -escargots, car, pour manger chacun d'eux, il employait les mêmes -mouvements de la bouche, des mains et même des yeux. Il prenait la -coquille, sortait l'animal avec un cure-dent, le portait à sa bouche, -raclait l'intérieur avec son petit bâton; puis, jetant un regard -furibond à Frasquito de Ponte, il suçait le jus contenu dans la -coquille; ensuite il déposait la coque vide pour en reprendre une -pleine, et il répétait la même opération avec les mêmes gestes mesurés -au compas, les mêmes mouvements pour sortir l'escargot et les mêmes -regards ensuite: un, sympathique, à la bête, au moment de la prendre; -un, de haine, à Frasquito, au moment de l'avaler. - -Pendant très longtemps, cet homme, à la figure petite et simiesque, -continua à accumuler les coquilles vides en un monceau qui croissait -parallèlement à la diminution du tas des pleines, et Ponte, qui était -en face de lui, commençait à s'inquiéter des regards terribles que, -comme une figurine mécanique de boîte à musique, à chaque opération, le -consommateur lui lançait. - - - - -XXXIV - - -De Ponte avait une forte envie de demander à ce type des explications -sur cette façon impertinente de le regarder. La cause ne pouvait être -autre que la nouveauté que Frasquito offrait au public de se montrer -sans teinture, et le bon chevalier se disait: «Mais qu'est-ce que -cela peut bien faire aux gens que je me maquille ou ne me maquille -pas? Je fais de ma physionomie ce qui me plaît et rien ne m'oblige à -contenter ces messieurs en leur présentant toujours le même visage. -Que j'aie ma tête vieille ou ma tête jeune, je dois me faire respecter -et conserver mon décorum.» Il se proposait déjà de répondre par une -œillade méprisante, quand l'homme aux escargots, ayant vidé, mangé et -sucé le dernier et remis la coque vide sur l'assiette, se leva et paya -sa consommation; il remit sur ses épaules sa cape qui avait glissé et -l'espèce de singe, enfonçant son chapeau, se dirigea vers notre homme -mal teint et lui dit de la manière la plus courtoise: - -«Monsieur de Ponte, voulez-vous me permettre de vous adresser une -question?» - -Au ton cordial de l'individu, Frasquito comprit qu'il avait affaire à -un de ces infortunés qui expriment par leur façon de regarder, tout le -contraire de ce qu'ils veulent dire. - -«Parlez. - ---Pardonnez-moi, monsieur de Ponte.... Je désirerais savoir, si vous ne -le trouvez pas mauvais, s'il est vrai qu'Antonio Zapata et sa sœur ont -fait un héritage d'une quantité considérable de millions. - ---Hum! tant de millions, je ne le crois pas.... Je vous dirai: ma part -dans l'héritage, comme celle qui revient à doña Francisca Juarez, -consiste en une pension, dont nous ne savons pas encore le montant. -Mais je pourrai sous peu vous le dire exactement. Mais dites-moi à -votre tour, ne seriez-vous pas, par hasard, un journaliste? - ---Non, monsieur, je suis peintre héraldique. - ---Ah! je croyais que vous étiez de ceux qui sont à l'affût des -nouvelles pour les porter aux journaux? - ---Ce que je porte aux journaux, c'est des annonces. Parce que comme -l'art héraldique ne rapporte pas beaucoup, je me dédie aux annonces, -aux réclames et avis.... Antonio et moi nous travaillons ensemble et -nous faisons une chasse étonnante. C'est pour cela qu'ayant appris -qu'Antonio devenait riche, je viens vous demander d'user de votre -influence sur lui pour qu'il me cède sa clientèle. Je suis veuf et j'ai -six enfants à nourrir.» - -Il disait cela sur le ton d'un parfait honnête homme, et ce disant, -il lançait à de Ponte une œillade pareille à celle de l'assassin au -moment où il va frapper sa victime. Avant que Ponte eût le temps de lui -répondre, il continuait disant: - -«Je sais que vous causez souvent avec doña Obdulia.... Et, à propos, -doña Obdulia ou madame sa mère pourraient désirer avoir un titre, -maintenant qu'elles sont riches. A leur place, je voudrais en avoir un -tout de suite, étant, comme elles le sont, de la grandesse d'Espagne. -Souvenez-vous de moi, monsieur de Ponte, voici ma carte. Je leur -composerai leurs armes et leur arbre généalogique et leur investiture -en lettres anciennes avec des majuscules rouges, mieux que ne saurait -le faire aucun peintre des plus huppés et à meilleur prix. Vous -pourriez juger de mes talents par les modèles que j'ai à la maison. - ---Je ne puis vous assurer, dit Frasquito d'un air important, avec un -cure-dents à la bouche, ni si elles voudront prendre un titre, ni si -elles ne le voudront pas. La noblesse leur vient des quatre côtés de la -parenté, car les Juarez, comme les Zapatas et les Delgados et les Ponte -sont les plus grands lignages de l'Andalousie. - ---Les Ponte tiennent une pointe de sinople sur gueule écartelé d'azur -et or.... - ---En vérité, pour mon compte, je n'ai nulle envie de prendre un titre: -mon héritage n'est point tellement conséquent pour le nécessiter.... -Ces dames, je ne sais pas.... Obdulia serait digne d'être duchesse et -elle l'est vraiment par le visage et par les manières, bien qu'elle ne -daigne pas porter sa couronne. Elle a la tournure d'une impératrice, -aussi vrai qu'il n'y a qu'un Dieu. Enfin, je ne me mêle de rien.... Et, -laissant l'art héraldique, passons à un autre sujet.» - -Ce disant, l'homme aux escargots s'était assis à côté de Frasquito et -son regard sinistre jetait la terreur parmi les clients qu'il semblait -prêt à dévorer. - -«Étant donné que vous faites votre métier du courtage des annonces, ne -pourriez-vous pas m'indiquer une bonne pension de famille? - ---Précisément j'en ai deux.... Je les ai dans mon portefeuille pour les -porter à l'_Imparcial_ et au _Liberal_. Regardez-les..., c'est tout ce -qu'il y a de bon: habitation charmante, nourriture à la française, cinq -plats... trente réaux. - ---Je désire meilleur marché... de quatorze à seize réaux. - ---Parfaitement, je l'ai aussi.... Demain matin, je pourrai vous donner -la liste d'au moins six maisons toutes de confiance.» - -L'apparition subite d'Antonio Zapata leur coupa la parole. Il entra -rouge de colère, menant grand bruit et plaisantant bruyamment avec -l'hôte et quelques-uns des clients. Il pénétra dans la petite chambre -intérieure et posant sur sa table le volumineux portefeuille qu'il -portait en ôtant son chapeau, il se trouva à côté de Frasquito et de -l'homme aux escargots. - -«Bonsoir, cavaliers, bonsoir!» s'écria-t-il d'un air fatigué. - -Et, au garçon qui servait, il dit: - -«Je ne prends rien, j'ai déjà mangé. Madame ma mère nous a collé, à -ma femme et à moi, un poulet dans le corps, avec force rasades de -Champagne, et, par-dessus, quantité de petits fours à la crème. - ---Petit, que t'importe maintenant? dit l'homme aux escargots, la parole -douce, le regard terrible. Il faut que tu te décides à me donner une -prompte réponse; me cèdes-tu ou ne me cèdes-tu point ton commerce? - ---Ah bien! tu aurais dû voir la tête de ma femme quand je lui ai -proposé de ne plus travailler! J'ai cru qu'elle allait me mordre et -m'arracher les yeux. Rien du tout. Nous continuerons de même, elle avec -sa machine et moi avec mes annonces, car nous ne savons pas ce que -diable sera cet héritage.... Ami Ponte, savez-vous ce que rapporte ce -bien de la Almarina? Combien il nous donnera de rente? - ---Je ne saurais le préciser, répliqua Frasquito. Je sais que c'est une -terre magnifique, avec terrasses, haras, terres de cultures, terres à -maïs, le meilleur endroit de toute l'Andalousie pour le passage des -cailles quand elles traversent le détroit. - ---Nous irons y passer quelque bon temps..., mais, pour l'instant, il -n'y a pas Dieu qui fasse, elle ne veut pas que je lâche ces annonces -du diable. Patiente pour l'instant, Polidor, car, tu le sais, on -ne plaisante pas avec ma femme: j'en ai plus peur que d'une lionne -affamée.... Et conte-moi un peu, qu'as-tu fait aujourd'hui?.... Ah! -j'allais oublier, ma mère voudrait acheter une araignée.... - ---Une araignée? - ---Oui, homme, une lampe suspension pour la salle à manger. Elle m'a dit -de demander si l'on peut en trouver une bonne, riche, d'occasion. - ---Si, si, répliqua Polidor, il y en a une à la maison de vente de la -rue de Campomanes. - ---Autre chose.... Elle voudrait encore savoir où se procurer de la -moquette et du velours en bonnes conditions. - ---Pour cela, on le trouvera à la vente aux enchères de la place de -Célenque. Voici l'annonce: «Tout le mobilier complet d'une maison. De -deux à trois. On n'admet pas les marchands.» - ---Ma sœur qui, entre parenthèse, a mangé son demi-poulet ce matin, -voudrait un landau à cinq lumières.... - ---Allumées? - ---J'ai conseillé à Obdulia, indiqua Frasquito avec gravité, de ne pas -prendre de voitures, mais plutôt de s'entendre avec un loueur. - ---Bien sûr.... Mais cela ne fera pas tant l'effet d'un cortège du -diable. Un landau à cinq lanternes! Traîné par les ânesses de lait du -sieur Jacinto.» - -Polidor éclata de rire; surtout en voyant que ces plaisanteries -n'étaient pas du goût de l'homme d'Algeciras et qu'il cherchait à -détourner la conversation. Cet effronté d'Antonio Zapata se permit de -dire à Ponte: - -«Franchement, je crois que vous êtes mieux ainsi. - ---Comment? - ---Sans teinture. Cela vous fait une bonne figure de vieux et -respectable chevalier. Convenez qu'avec la teinture vous ne réussissiez -pas à paraître jeune: ce à quoi vous ressemblez c'est à... un cercueil. - ---Cher Antonio, répliqua Ponte, faisant un violent effort pour -dissimuler sa colère et faire semblant de suivre la plaisanterie, il -nous plaît, à nous autres vieux, de faire peur aux gamins pour qu'ils -nous fichent la paix. Les enfants d'aujourd'hui, qui veulent avoir -l'air de tout savoir, ne savent rien.» - -Le pauvre monsieur enguignonné ne trouvait point d'autre réponse et sa -bêtise excita Zapata qui continua à le mortifier en disant: - -«Et maintenant que nous sommes en fonds, la première chose à faire -c'est de mettre à la retraite notre sarcophage. - ---Comment? - ---Oui, ce chapeau haut de forme, que vous conservez pour les jours de -fête, et qui date de la mode qu'on portait à l'époque où on a exécuté -Riego. - ---Vous n'entendez goutte aux questions de mode! Elles se renouvellent -maintenant constamment et la mode d'avant-hier revient demain. - ---C'est possible pour les vêtements, mais pour les personnes, ce qui -est passé est bien passé. Il ne vous reste que les créneaux. Il ne vous -reste que des boursouflures, il n'y a plus rien derrière. Ce qu'il y -avait dessous vous est remonté à la tête et vous ne pensez plus qu'avec -vos cors.» - -Peu s'en fallut que la colère de Frasquito n'éclatât et qu'il ne jetât -à la tête d'Antonio les plats, les verres et même la table, et ce -serait arrivé, si Polidor n'avait point cherché à atténuer l'effet de -ces mauvaises plaisanteries en disant d'un air conciliant: - -«Tais-toi, espèce de fou, M. de Ponte n'est point encore entré à -Ville-Vieille et il porte mieux ses années que nous. - ---Il n'est pas vieux, non..., il date seulement de l'époque où -Ferdinand VII portait un paletot.... Mais enfin, si cela l'offense, je -me tairai.... Monsieur de Ponte, vous savez combien je vous aime et -que si j'ai plaisanté, c'est uniquement pour passer le temps. Ne tenez -aucun cas de ce que j'ai dit, cher maître, et parlons d'autre chose. - ---Vos plaisanteries sont un peu impertinentes, dit Frasquito avec -dignité, et, si vous voulez, irrespectueuses..., mais vous êtes un -gamin et.... - ---C'est bien..., quittes..., on se tait. Mais je voudrais vous demander -une chose respectable, monsieur de Ponte, à quoi comptez-vous employer -les premiers sous de votre pension? - ---A une œuvre de justice et de charité. J'achèterai une paire de -bottines à Benina quand elle reparaîtra, si elle reparaît, ainsi qu'une -robe neuve. - ---Pour moi, je lui achèterai un vêtement d'odalisque, c'est le seul qui -lui convient depuis qu'elle s'est dédiée à la vie mauresque. - ---Que dites-vous? Est-ce que vous sauriez par hasard où est cet ange? - ---Cet ange est au Pardo, qui est le Paradis où l'on reçoit les petits -anges qui s'en vont mendier dans les rues sans permission. - ---Mauvaise plaisanterie! - ---Plaisanterie de la destinée, monsieur de Ponte! Je savais que la Nina -se rendait souvent à la porte de San-Sebastian pour mendier quelques -sous.... La nécessité est une terrible conseillère. La pauvre Nina -faisait cela!... Mais je n'ai su qu'aujourd'hui qu'elle vivait avec un -Maure aveugle et que de là est venue sa perdition. - ---Êtes-vous sûr de ce que vous dites? - ---Je l'ai vue. Je n'en ai rien voulu dire à maman, pour ne pas lui -faire de peine; mais je le savais. Alors, dans une rafle que les -gens de la police ont faite, on a arrêté Nina et l'autre et on les a -enfermés à San-Bernardino. Et de là on les a emballés pour le Pardo, -d'où Nina m'a adressé un billet me priant de tenter l'impossible pour -qu'on la relâche.... Je tâcherai d'y réussir demain. Voyez ce que j'ai -fait pour cela ce matin, j'ai loué une bicyclette et je suis allé au -Pardo.... Et, pour que je ne l'oublie pas, si ma femme savait que -je me suis promené à bicyclette, il y aurait du bruit à la maison. -Toi, Polidor, fais attention de ne pas me vendre; tu sais comme est -Juliana.... Mais je continue: j'arrivai là et je la vis; la pauvre -femme était sans souliers et les vêtements en loques. Elle fait peine à -voir. Le Maure est tellement jaloux que quand il m'entendit parler avec -elle il se mit en fureur et il voulut se jeter sur moi: «Beau galant! -Moi assommer le beau galant.» La crainte de produire un scandale -m'empêcha seule de lui tomber dessus. - ---Je ne puis croire que Benina, à son âge..., dit Frasquito timidement. - ---Vous devriez pourtant comprendre mieux que personne les amours de -vieux. - ---Enfin, dit Polidor, dirigeant toute la fureur de son regard sur -Antonio, en voilà assez. Il faut faire une démarche auprès du -gouvernement civil. - ---Oui, oui, agissons, Pepe d'Alcania est-il toujours gouverneur? - ---Homme, pour l'amour de Dieu! Le duc de Sesto? Mais vous êtes tombé en -enfance! - ---Vous en êtes, monsieur de Ponte, vous en êtes resté à la guerre -d'Afrique ou pas loin, affirma l'homme aux escargots. Je me rappelle... -Quand l'union libérale..., il y avait comme ministre de l'intérieur -D. José Posada Herrera. J'étais au journal _la Iberia_, avec Calvo -Asensio, Carlos Rubio et D. Praxedes.... Mais il est passé de l'eau -sous le pont depuis lors. - ---Qu'il en soit ce qu'il voudra, messieurs, ajouta de Ponte revenant à -la pratique, il faut venir en aide à Nina. - ---Il faut la tirer de là. - ---Et son petit Maure avec. Demain même, j'irai voir un ami que j'ai à -la Délégation.... Mais n'oublie pas, Polidor, reste tranquille et ne -vends pas la mèche.... Si Juliana savait que j'ai loué une bicyclette -et que j'ai une machine au mois! - ---Vous allez retourner au Pardo? - ---C'est possible. Et vous, est-ce que vous pédalez aussi? - ---Je n'ai jamais essayé. En tout cas, j'irai à cheval. - ---Allez, allez, vous êtes un cachottier. Montez-vous à l'anglaise ou à -l'espagnole? - ---Je ne sais pas, mais ce que je sais, c'est que je monte très bien. -Voulez-vous le voir? - ---Certainement, mon homme, et faisons un pari: si vous ne vous cassez -pas la tête, je paye la location du cheval. - ---Et si vous ne vous rompez pas le cou avec votre machine ce sera moi -qui la payerai. - ---Convenu. Et toi, Polidor? - ---Moi, je vais prendre l'omnibus de San-Francisco. Rendez-vous là-bas à -trois heures. Vous nous payerez des escargots. - ---Je vous invite à ce que vous voudrez, dit Frasquito en se levant, -et si nous arrivons sains et saufs jusqu'à Nina et à l'homme du Riff, -banquet général. - ---Vous divaguez....» - - - - -XXXV - - -Doña Paca ne pouvait se consoler de l'absence de Nina, pas même en se -voyant entourée de ses enfants, qui prenaient part à sa bonne fortune -et se montraient, reconnaissants de l'héritage dont ils allaient -savourer les bienfaits et qu'ils lui devaient. Avec cet échange -d'agréables impressions, l'esprit de la bonne dame se transportait -facilement au septième ciel d'où elle apercevait les horizons les plus -enchanteurs; mais elle ne tardait pas à retomber dans la réalité, -sentant le vide que lui causait l'absence de sa compagne. En vain -l'imagination vagabonde d'Obdulia cherchait-elle à la soulager et à -l'enlever en la tirant par les cheveux dans la région de l'idéal. -Doña Francisca, accablée par son affliction, refusait de se laisser -entraîner et elle se dérobait, laissant l'autre voler de nue en nue et -de ciel en ciel. La petite avait proposé à sa mère de vivre ensemble -avec tout le décorum que comportait leur situation. En fait, elle se -séparerait de Luquitas, auquel elle ferait une pension pour qu'il pût -vivre; elles prendraient un hôtel avec jardin; un abonnement à deux ou -trois théâtres. - -«Nous rechercherons les relations et la fréquentation de personnes -distinguées.... - ---Ma fille, ne t'excite pas, car tu ne sais pas encore ce que te -rapportera la moitié de la rente de l'Almoraima et, bien qu'autant que -je peux me souvenir cette propriété soit magnifique, je calcule que -le revenu ne sera peut-être pas aussi considérable que tu pourrais le -croire, et il est bon que tu saches qu'il faut soulever largement le -drap quand on veut sortir la jambe.» - -Parlant ainsi, la veuve de Zapata appliquait les idées de la très -pratique Nina qui lui revenaient à la mémoire, se renouvelaient dans -son esprit et brillaient comme étoiles au ciel. - -Obdulia quitta rapidement sa maison de la rue de la Cabeza pour venir -chez sa mère; elle était pressée d'avoir une meilleure installation, -confortable et située dans un endroit gai, jusqu'à ce qu'arrivât -le jour où elle pourrait prendre ses quartiers dans le petit hôtel -qu'elle ambitionnait. Quoique plus modérée que sa fille dans ce prurit -de grandeur, sans doute à cause de l'expérience cruellement acquise, -doña Paca ne manquait pas d'une certaine assurance et, se croyant -raisonnable, elle souhaitait une foule de superfluités. Ainsi elle -était hantée de l'idée d'acheter une suspension pour sa salle à manger -et elle ne pouvait se calmer tant qu'elle n'aurait point satisfait -son caprice. Le maudit Polidor se chargea de la chose et l'enrossa -d'un abominable appareil qui pouvait à peine entrer dans l'appartement -et qui, une fois en place, balayait la table de ses pendeloques en -cristal. Comme elles avaient l'intention d'occuper promptement une -maison à hauts plafonds, cela présentait moins d'inconvénients. L'homme -aux escargots leur fit encore acheter un mobilier en placage de buis et -aussi quelques bons tapis, qu'il était impossible de placer en entier -dans l'étroit logis et dont on ne put poser que quelques morceaux pour -se payer le plaisir de marcher sur quelque chose de doux aux pieds. - -Obdulia ne cessait de donner de fortes attaques au trésor de sa mère -pour acquérir des quantités de jolies plantes dans les étalages de -fleuristes de la petite place de Santa-Cruz et en deux jours elle mit -vraiment la maison dans un état d'apparence glorieuse: les affreux -couloirs sales se changèrent en bosquets et le salon en un charmant -jardin suspendu. - -En prévision de la prochaine installation dans un hôtel, elle acheta -des plantes de grandes dimensions, des figuiers d'Inde, des palmiers -et autres arbustes verts. Doña Francisca voyait avec ravissement -l'envahissement de sa triste demeure par le règne végétal, et devant de -pareilles beautés elle ressentait des émotions d'enfant, comme si, au -sommet de la vieillesse, elle se trouvait subitement reportée aux joies -de sa petite jeunesse. - -«Que les fleurs soient mille fois bénies, disait-elle en se promenant -dans ses jardins enchanteurs, quelle allégresse elles répandent dans la -maison! Et que Dieu soit béni, car, s'il ne nous permet pas de jouir de -la campagne en ce moment, il nous accorde, pour peu d'argent, la joie -de faire venir la campagne à la maison.» - -Obdulia passait sa journée entière à régler ces massifs, et elle les -arrosait tellement que véritablement il s'en fallut bien peu qu'on -ne fût obligé de se mettre à la nage pour aller de l'escalier à la -salle à manger. Ponte, avec ses louanges exagérées et ses exclamations -admiratives, les encourageait à acheter encore des fleurs et à -convertir la maison en jardin botanique. Il est certain que le premier -et le second jour de cette vie nouvelle doña Paca dut adresser de -vifs reproches à ce bon Frasquito parce qu'il revenait toujours à la -maison, ayant oublié le fameux livre de comptes qu'elle l'avait chargé -de lui acheter. Le galant mortifié s'excusait sur la multitude de ses -occupations, jusqu'à ce qu'un soir, revenant avec une quantité d'objets -qu'il avait acheté, il sortit le fameux livre de comptes, dont la brave -dame s'empara à la minute avec joie pour y inscrire l'histoire et les -raisons de cet avenir heureux et fortuné. - -«Je passerai ensuite tout ce que j'ai noté sur ce petit papier, -dit-elle, ce que l'on apporte de chez Botin, le lustre, les tapis, -diverses petites choses..., les médicaments..., enfin, tout. Et -maintenant, ma fille, il faut que tu me donnes la note bien claire -de toutes, toutes ces belles fleurs, pour que nous notions cette -dépense sans oublier une feuille verte. Fais bien attention, parce que -la balance doit ressortir. N'est-ce pas, Ponte, que la balance doit -ressortir?» - -Curieuse comme une femme, elle ne put faire moins que de fureter dans -les paquets qu'apportait de Ponte: - -«Voyons ce que vous apportez ici? Faites attention que je n'entends -point que vous jetiez l'argent par les fenêtres. Voyons: une éponge -fine...; bien, cela me paraît bien. Comme goût, personne ne peut -rivaliser avec vous. De grandes bottes.... Homme, quelle élégance! Quel -pied! Que de femmes voudraient avoir le pareil!... Des cravates, une, -deux, trois.... Regarde, Obdulia comme celle-ci est jolie, verte avec -des raies jaune d'or. Une ceinture qui a l'air d'un corset. Très bien, -cela doit servir à empêcher le développement du ventre.... Et cela? -Qu'est-ce encore? Des éperons? Pour l'amour de Dieu, Frasquito, que -comptez-vous faire avec ces éperons? - ---Ah! est-ce que vous allez monter à cheval? dit Obdulia joyeuse. -Est-ce que vous passerez par ici? Ah! quel chagrin de ne pas vous voir! -Mais comment peut-on rester plus longtemps dans une maison qui n'a pas -une seule fenêtre sur la rue? - ---Tais-toi, femme, nous demanderons à la voisine, la sage-femme, -qu'elle nous permette d'aller regarder lorsque le chevalier traversera -la rue.... Ah! comme cela aurait fait plaisir aussi à notre pauvre Nina -de le voir!» - -De Ponte expliqua sa renaissance inopinée à la vie hippique par la -nécessité où il était d'aller au Pardo en excursion de plaisir avec -quelques amis de la meilleure société. Lui seul serait à cheval et -tous les autres à pied ou à bicyclette. Ils parlèrent un instant des -différentes espèces de sports et de passe-temps élégants avec une -grande animation, jusqu'à ce qu'ils fussent interrompus par l'arrivée -de Juliana, qui s'était mise, depuis l'héritage, à fréquenter sa -belle-mère et sa belle-sœur. C'était une femme agréable, sympathique, -d'esprit vif, au teint blanc, aux magnifiques cheveux noirs peignés -avec art. Elle avait un châle épais sur les épaules et sa tête était -recouverte d'une mantille en soie de couleurs vives; elle était -chaussée de bottines fines et ses dessous propres indiquaient un bon -approvisionnement de lingerie. - -«Mais on se croirait au Retiro ou à la promenade d'Osuna? dit-elle -en voyant cet énorme amas de feuillages, d'arbustes, et de fleurs. -Pourquoi tant de végétation? - ---Caprice d'Obdulia, répliqua doña Paca, qui se sentait dominée par le -caractère énergique et railleur de sa gracieuse bru. Cette monomanie de -changer ma maison en un bosquet me coûte un argent fou. - ---Doña Paca, lui dit sa bru l'emmenant seule dans la salle à manger, -ne soyez pas si faible et laissez-vous guider par moi; vous savez que -je ne vous tromperai pas. Si vous suivez les étourderies d'Obdulia, -vous arriverez promptement aux mêmes embarras dont vous sortez à peine, -parce qu'il n'y a point de pension qui puisse suffire quand on ne sait -point se régler. Je supprimerais bois et bêtes féroces; je dis cela -pour cet espèce d'orang-outang mal teint que vous avez introduit chez -vous et que vous devez lâcher dans la rue le plus promptement possible. - ---Le pauvre Ponte retourne demain dans sa pension de famille. - ---Laissez-vous conduire par moi, qui m'entends au gouvernement d'une -maison... et ne me parlez pas de cette plaisanterie du petit livre de -comptes. La personne qui tient toutes choses en ordre dans sa tête n'a -besoin de rien écrire. Je ne sais pas tracer un chiffre et vous voyez -comme je me comporte. Suivez mon conseil; louez-vous un appartement -pas trop cher et vivez comme une personne qui a occasionnellement une -pension et sans faire d'embarras ni chercher à jeter de la poudre aux -yeux. Faites comme moi, qui veux continuer à vivre comme je vivais -auparavant, sans me départir de mon travail ordinaire, surtout avant de -savoir ce que me vaudra exactement cet héritage, avant de changer quoi -que ce soit à mon existence. Enlevez de la tête de votre fille cette -idée d'hôtel, si vous ne voulez pas vous en voir sortir aussitôt, et -prenez de suite une servante pour vous faire la cuisine et dispenser de -dépenses coûteuses chez Botin.» - -Doña Francisca se montrait pleinement d'accord avec les idées émises -par sa bru, consentant à tout, sans élever aucune objection à ses -conseils judicieux. Elle se sentait dominée par l'autorité qui -découlait de la seule expression des idées et ni la dominatrice ni sa -belle-mère ne se rendaient compte, l'une de sa puissance et l'autre de -sa soumission. C'était l'éternelle prédominance de la volonté sur le -caprice et de la raison sur la folie. - -«Espérant toujours le retour de Nina, c'est seulement en l'attendant -que je me suis adressée à Botin.... - ---Ne comptez plus sur Nina, doña Paca, si jamais vous la retrouvez, ce -que je ne crois pas. Elle est très bonne, mais beaucoup trop vieille, -et elle ne vous servirait à rien. Et, d'autre part, qui nous dit -qu'elle voudra revenir, puisque nous savons qu'elle est partie de sa -propre volonté? Elle aime particulièrement à être dehors et vous ne -sauriez en jouir, si vous la priviez d'aller courir les rues.» - -Pour ne point perdre l'occasion, Juliana insista sur la recommandation -qu'elle avait déjà faite à sa belle-mère de prendre une bonne à tout -faire. Elle lui recommanda tout d'abord sa cousine Hilaria, qui était -jeune, robuste, propre et travailleuse... et fidèle, cela va sans -dire. Elle verrait promptement la différence qui existerait entre -l'honorabilité de Hilaria et les rapines de certaines autres. - -«Eh! eh! pourtant ma Nina est bonne, s'exclama doña Paca se révoltant -contre les insinuations répétées de sa belle-fille, pour défendre son -amie. - ---Elle est très bonne, oui, et nous devrons la secourir, mais pas -davantage..., lui donner à manger.... Mais, croyez-moi, doña Paca, rien -ne marchera bien si vous ne prenez pas ma cousine. Et pour que vous -puissiez vous en convaincre et que vous vous déchargiez l'esprit de -tous ces cassements de tête, je vous l'enverrai ce soir même. - ---Bien, ma fille, qu'elle vienne, elle se chargera de tout, et à -propos, il y a là un poulet rôti qui va se perdre. Cela finit par -m'être indigeste de manger tant de poulets. Veux-tu le prendre? - ---Certainement, j'accepte. - ---Il est encore resté quatre côtelettes. Ponte a dîné dehors. - ---Cela va bien. - ---Je te les enverrai par Hilaria. - ---Non, c'est inutile, je les emporterai bien moi-même. Vous allez voir -comme je m'arrange. Je mets le tout dans une assiette et l'assiette -dans une serviette... ainsi. Puis je noue les quatre coins.... - ---Et ce morceau de pâté..., il est magnifique. - ---Je l'enveloppe dans un journal et je file, car il se fait tard. -Et tous ces fruits, qu'en voulez-vous faire? C'est à peine si l'on -a touché à ces pommes et à ces oranges. Passez-les-moi, je vais les -mettre dans mon mouchoir. - ---Mais, ma pauvre fille, tu vas être chargée comme une bourrique. - ---Peu importe!... Il faut maintenant que je m'en aille! Demain je -passerai par ici, pour voir comment les choses marchent et pour vous -dire ce qu'il faut faire.... Mais, attention! Ne nous endormons point -et n'allons pas reprendre nos anciens errements. Parce que, si madame -ma belle-mère se dérobe, moi je tourne les épaules et je ne remets plus -les pieds ici et vous recommencerez à faire vos bêtises tout à votre -aise. - ---Non, ma fille, à quoi penses-tu? - ---Bien sûr que si cela arrive je ne me mêle plus de rien. Chacun peut -manger son pain comme il lui plaît et tout bâton peut porter sa voile. -Mais je veux que vous vous conduisiez bien, que vous ne commettiez -point d'inconséquences, de façon à ne plus jamais retomber dans les -griffes des usuriers, comme vous y êtes actuellement. - ---Hélas! tout ce que tu dis est frappé au coin de la plus pure raison. -Je connais ton expérience et je sais ce que tu vaux. Tu as peut-être le -commandement un peu rude, mais qui pourrait ne pas t'en louer, quand -je vois que tu as dompté mon Antonio et que tu as fait d'un vaurien un -honnête homme! - ---Parce que je ne m'arrête pas, parce que, dès le premier jour, je lui -ai administré le baptême des cinq doigts, parce que je le redresse au -moindre faux pas, parce que je le fais marcher très droit et qu'il a -plus peur de moi que les voleurs de la garde civile. - ---Et comme il t'aime! - ---C'est tout naturel. On se fait aimer du mari en portant les culottes, -comme je les ai prises dès le premier jour. C'est ainsi qu'on gouverne -les maisons petites ou grandes, madame, et aussi le monde. - ---Tu es admirable et crâne! - ---Dieu m'a mis un grain de sel dans la tête. Vous vous en apercevrez. -Mais il faut que je m'en aille, car j'ai affaire à la maison.» - -Tandis que belle-mère et bru parlaient ainsi, Obdulia et Ponte, dans -le petit salon, causaient, et la petite disait que jamais elle ne -pardonnerait à son frère d'avoir introduit dans la famille une personne -aussi commune que Juliana, qui prononçait déférence pour différence et -autres barbarismes. Elles ne pourraient jamais vivre d'accord. Avant -de partir, Juliana donna un baiser à Obdulia et une poignée de main à -Frasquito, s'offrant pour lui blanchir son linge au prix courant, à lui -retourner ses habits pour un prix égal ou même inférieur à celui du -tailleur le meilleur marché. Elle savait aussi tailler pour homme: s'il -voulait s'en rendre compte, il n'avait qu'à lui commander un vêtement; -sûrement elle le lui ferait aussi élégant que s'il sortait de chez le -premier tailleur en boutique. Toutes les affaires d'Antonio, c'était -elle qui les faisait, et que dirait-on si son cher mari n'était pas -bien habillé?... Cela méritait d'être vu! Elle avait fait à son oncle -Boniface un vêtement à l'américaine qu'il étrenna pour aller à la -séance de la réunion des vitriers, à la Toussaint, et ce vêtement eut -tant de succès que l'alcalde voulut par force se le faire prêter pour -s'en faire tailler un pareil. Ponte la remercia, se montrant toutefois -sceptique à l'endroit des aptitudes féminines pour la confection des -vêtements masculins, mais sans se départir de sa galanterie habituelle, -et tous l'accompagnèrent jusqu'à la porte, en l'aidant à se charger de -tous les paquets qu'elle emportait avec joie chez elle. - - - - -XXXVI - - -Obdulia ne voulut pas demeurer en reste avec sa belle-sœur et elle -déclara, avec non moins d'autorité, qu'il était impossible de -suffire à tout avec une bonne à tout faire et que, si son intruse -belle-sœur avait trouvé indispensable la cuisinière, elle trouvait, -quant à elle, qu'il fallait y joindre une femme de chambre.... Cela -était indispensable pour leur décorum.... Voilà! Elles discutèrent -un instant, mais la petite donna de telles raisons à l'appui de la -création de cette nouvelle fonctionnaire que doña Paca ne put faire -moins que de reconnaître la nécessité absolue de sa nomination. Comment -ferait-on pour se passer de femme de chambre? Obdulia avait choisi pour -remplir cette charge une jeune fille très fine, élevée dans les grandes -maisons et sans emploi pour la saison et qui vivait avec la famille du -doreur ornemaniste de l'entreprise funéraire. Elle s'appelait Daniela, -avec une jolie physionomie et une activité dévorante. Enfin doña Paca, -sur cette description, mourait d'envie d'avoir cette femme de chambre -pour jouir du plaisir d'être servie. - -Au soir arriva Hilaria qui apportait un message de Juliana, ressemblant -plutôt à un ordre. La cousine était chargée de dire que madame devait -renoncer à faire des tas d'achats inutiles, que lorsqu'elle aurait -envie d'acheter quelque chose elle l'en avisât, car personne ne -s'entendait mieux qu'elle à acheter et à se faire livrer les choses -convenablement. Item: que madame devait réserver la moitié au moins -de sa pension pour retirer du Mont-de-Piété la quantité d'objets -qui y étaient engagés, en donnant pour le retrait la préférence aux -reconnaissances dont l'échéance était la plus voisine et ainsi, en très -peu de temps, elle pourrait rentrer en possession d'objets de la plus -grande utilité. - -Doña Paca admira la sagesse de Juliana, qui était la prévision en -personne, et promit de suivre ponctuellement ses instructions, ou -mieux d'y obéir. Comme elle avait la tête un peu vacillante, par suite -des événements extraordinaires de ces derniers jours, de l'absence de -Benina et... pourquoi ne pas le dire? à cause de l'odeur des fleurs -qui embaumait la maison, il ne lui était pas venu à l'esprit l'idée de -passer en revue les reconnaissances qui représentaient des rames de -papiers qu'elle conservait dans différents tiroirs comme papiers en -barre. Mais elle le ferait certainement... et, si Juliana voulait bien -se charger de la commission si fastidieuse de dégager les objets, cela -serait d'autant mieux et elle lui en serait très reconnaissante. La -cuisinière insinua qu'elle se chargerait aussi bien de la commission -que sa cousine, et elle s'occupa avec un soin particulier du souper, -qui fut entièrement du goût de doña Paca et d'Obdulia. - -Le jour suivant, la femme de chambre fit son entrée dans la famille; la -mère et fille étaient tellement convaincues que des services étaient -indispensables qu'elles ne pouvaient comprendre comment elles avaient -pu s'en passer pendant tant d'années. Le succès de Daniela fut aussi -grand le premier jour que l'avait été, la veille, celui d'Hilaria. -Elle faisait tout bien, avec art et adresse, devinant les goûts et les -désirs de ses maîtresses pour les satisfaire à l'instant. Et quelles -bonnes manières, quelle douceur, quelle humilité, quel désir de plaire! -On eût dit que les deux jeunes servantes devaient toujours travailler -sans reprendre haleine et avec toute leur habileté, pour chercher à -conquérir l'esprit de leurs maîtresses. Doña Francisca était en pleine -exultation; une seule chose l'affligeait, c'était l'étroitesse de leur -logis où les quatre femmes avaient peine à se mouvoir. - -Juliana, il faut dire la vérité, ne vit pas avec plaisir l'entrée de la -femme de chambre et maudissait le besoin qu'on avait cru d'en avoir; -mais, par prudence, elle se tut, se réservant de tâcher de la faire -mettre à la porte quand elle aurait assis plus solidement l'autorité -qu'elle avait commencé à exercer. Sur d'autres matières, elle conseilla -et mit à exécution tant de choses bien combinées, qu'Obdulia elle-même -dut reconnaître que c'était une maîtresse femme pour le gouvernement -de la maison. Elle s'occupait, en attendant, de la recherche d'un -appartement, mais elle le voulait dans de telles conditions de -commodité, de ventilation et de bon marché qu'il n'était point facile -de se décider avant d'avoir couru tout Madrid. Il est vrai que -Frasquito avait mis à la voile par un temps léger, pour aller s'établir -dans une maison pour jeunes pensionnaires (Concepcion-Jeronima, 37), -et si heureux, le pauvre homme, de son indépendance reconquise. Doña -Paca n'avait point de place pour le loger, et l'installer dans le -couloir, avec l'agglomération de plantes, eût été bien difficile, et, -d'autre part, il n'eût vraiment pas été admissible ni convenable, -qu'un cavalier réputé pour son élégance et ses bonnes fortunes, vécût -en compagnie de quatre femmes, dont trois au moins étaient jeunes et -belles. Fidèle à sa reconnaissante estime envers doña Francisca, il -lui rendait visite chaque jour, matin et soir, et un certain samedi il -annonça qu'il ferait, le lendemain dimanche, la fameuse promenade à -cheval au Pardo, dans laquelle il se promettait de faire revivre son -habileté à monter à cheval. - -Avec quel plaisir les quatre femmes s'installèrent, sur le balcon prêté -par le voisin, pour voir passer le brillant cavalier! Il passa, ma -foi, fort gaillardement, monté sur un très grand cheval; il salua ces -dames à plusieurs reprises, faisant évoluer et caracoler son cheval, -pratiquant mille gentillesses. Obdulia agitait son mouchoir et doña -Paca, dans l'effusion de sa tendre amitié, ne put s'empêcher de lui -crier d'en haut: - -«Pour l'amour de Dieu, Frasquito, prenez garde que cette bête ne vous -jette par terre, pour notre plus grand chagrin!» - -L'habile cavalier piqua des deux et se mit à trotter par la rue de -Tolède, pour prendre la rue de Ségovie et celle de Ronda pour rejoindre -ses compagnons au rendez-vous à la porte de San-Vicente. Quatre jeunes -gens de fort bonne humeur formaient avec Antonio Zapata la bande des -cyclistes dans cette joyeuse excursion, et, quand ils virent apparaître -Ponte sur son immense destrier, ils le saluèrent de leurs bravos et -de leurs aimables plaisanteries. Avant de partir dans la direction de -la porte de Hierro, Frasquito et Zapata parlèrent de l'objet de leur -excursion, ce dernier disant que, non sans difficulté, il avait obtenu -l'ordre de mise en liberté de Benina et de son Maure. Ils partirent -joyeux et, au milieu de la grande route, commença le match entre le -cavalier monté sur son cheval en chair et en os et ceux montés sur les -chevaux de fer, en s'animant réciproquement au jeu et se provoquant -d'une voix joyeuse par d'agréables plaisanteries. Un des cyclistes, qui -était coureur émérite et qui avait gagné des prix, allait et venait de -l'un à l'autre et ensuite les dépassait; ils couraient tous beaucoup -plus vite que la rosse de Frasquito, qui se gardait bien de faire des -folies, se maintenant à un trot et à un pas modérés. - -Il ne leur arriva rien de particulier à l'aller. Réunis là-bas avec -Polidor et d'autres amis qui étaient venus à pied par la fraîcheur, -ils déjeunèrent joyeusement, Frasquito et Antonio payant chacun par -moitié le repas, comme il était convenu; ils visitèrent rapidement la -maison de refuge des pauvres, firent mettre en liberté les captifs -et, l'après-midi, ils reprirent la route de Madrid devancés par -Benina et Almudena. Dieu ne voulut pas que le retour s'effectuât -aussi heureusement que l'aller, parce qu'un des cyclistes, appelé et -mal nommé, Pedro Minio «Peau du diable», ayant un peu plus bu que de -raison au déjeuner, en faisant le gracieux avec sa machine, prit des -attitudes variées et, dans une de ses voltes, il alla se précipiter -contre un arbre, s'estropiant le pied et la main et se trouvant dans -l'impossibilité de rentrer en pédalant. Mais ce ne fut pas tout: les -malheurs ne devaient point s'arrêter là; car, un peu plus loin que la -porte de Hierro, aux environs des Viveros, le coursier de Frasquito -qui, sans doute, était écœuré des allées et venues vertigineuses des -bicyclettes qui lui passaient constamment sous le nez et s'apercevant -combien il était mal dirigé, résolut de se débarrasser d'un cavalier -ridicule et fastidieux. Une charrette traînée par des bœufs et chargée -de genêts et de chêne vert à brûler, vint à passer; le carcan en -profita pour se planter ou faire semblant d'avoir peur et lancer force -ruades, jusqu'à ce qu'il eût envoyé son élégant cavalier vers les -nues. Le pauvre Ponte tomba comme un sac à moitié vide et il resta -après sa chute sans mouvement sur le sol, jusqu'à ce que ses amis -eussent pu venir à son secours pour le relever. Il n'avait point de -blessure apparente et, par bonheur, il n'avait point de commotion grave -à la tête, car il avait repris connaissance et, dès qu'il fut remis -sur pieds, il commença à crier, rouge comme un paon, apostrophant -le charretier qui, selon lui, était seul coupable de ce sinistre -accident.... Profitant de la confusion, le cheval, heureux de sa -liberté reconquise, partit à bride abattue vers Madrid, sans se laisser -prendre par les passants qui essayaient de lui sauter à la tête et, en -peu de minutes, Zapata et ses amis le perdirent de vue. - -C'est à peine si dans leur marche lente Almudena et Benina avaient -dépassé la ligne des Viveros, lorsque la vieille vit passer comme le -vent le grand diable de cheval de Ponte, sans cavalier, et elle comprit -avec effroi ce qui avait dû se passer. Elle craignait sûrement un -malheur, parce que Frasquito n'était certes plus d'âge à supporter de -pareilles expéditions qu'il avait prétentieusement et présomptueusement -entreprises. Elle n'eut pas le loisir de s'arrêter pour chercher à -savoir la vérité, parce qu'elle désirait arriver promptement à Madrid -pour reposer Almudena qui souffrait de la fièvre et marchait exténué. -Ils continuèrent à avancer pas à pas, jusqu'à la porte de San-Vicente, -où ils arrivèrent à la chute du jour; ils s'assirent pour se reposer, -espérant voir repasser les expéditionnistes avec leur malheureux -compagnon dans une civière. Mais, n'ayant rien vu durant une demi-heure -qu'ils restèrent là, ils reprirent leur chemin par la Virgen del -Puerto, avec l'intention d'arriver à la rue Impériale par celle de -Ségovie. Les malheureux étaient tous les deux dans l'état le plus -lamentable: Benina les pieds nus, ses vêtements noirs ne formant plus -qu'un amas de haillons et de guenilles sordides; le Maure extrêmement -vieilli, la figure verte et décomposée; l'un et l'autre montrant sur -leurs visages amaigris la faim qu'ils avaient soufferte, l'oppression -et la tristesse de leur séjour forcé dans cet endroit, qui était plus -un cachot qu'un hospice pour des chrétiens. - -La pensée de Nina ne pouvait se détacher de l'image de doña Paca et -elle ne cessait de chercher à se représenter l'accueil qui allait lui -être fait. A certains moments, elle espérait qu'elle allait être reçue -avec joie, et à d'autres elle croyait voir doña Francisca furieuse -d'apprendre qu'elle était allée mendier, et surtout avec un Maure. -Mais rien ne mettait une plus grande confusion dans son esprit ni un -plus grand trouble que de comprendre ce que c'était que les nouveautés -introduites dans la famille, dont Antonio lui avait à peine dit un -mot en l'air à sa sortie du Pardo. Doña Paca, lui et Obdulia étaient -riches! Comment? Cela était arrivé subitement, du jour au lendemain, -par don Romualdo.... Que don Romualdo soit béni! Elle l'avait inventé, -elle, et du fond obscur de son invention ressortait tout à coup une -personne véritable, faisant des miracles, apportant des richesses -et convertissant en réalités les dons rêvés du roi Samdaï. Allons -donc! Cela n'était pas possible. Nina ne croyait plus rien, songeant -que c'était une plaisanterie d'Antonio et qu'au lieu de trouver doña -Francisca, nageant dans l'abondance, elle allait la retrouver nageant -comme toujours dans une mer d'expédients et de misères. - - - - -XXXVII - - -Toute tremblante, elle arriva à la rue Impériale et, ayant recommandé -au Maure de rester sans bouger, appuyé contre la muraille en -l'attendant, tandis qu'elle irait voir s'il y avait moyen ou non de le -loger dans son ancienne maison, Almudena lui dit: - -«_Amri_ ne pas m'abandonner. - ---Es-tu fou? Moi t'abandonner en ce moment où tu es malade et que tous -deux nous sommes sans sou ni maille? Tu ne peux croire sérieusement à -une telle folie. Attends-moi. Je te mets là, en face de l'entrée de la -rue de la Lechuga. - ---Ne me trompe point, toi. Reviens promptement. - ---Tout de suite, que je voie seulement ce qui se passe en haut et si ma -maîtresse doña Paca est en bonne santé.» - -Nina monta sans prendre le temps de respirer et sonna, une fois -arrivée, avec une grande anxiété. Première surprise: une femme -inconnue, jeune, de type élégant, avec un beau tablier, vint lui -ouvrir. Benina croyait rêver. Certainement, des démons avaient taillé -la maison en morceaux pour l'emporter et la remplacer par une autre qui -semblait la même, mais qui était toute différente. La fugitive entra -sans rien demander, non sans froncement de sourcils de Daniela, qui ne -l'avait pas reconnue sur-le-champ. Mais que voulait dire, qu'est-ce que -c'était et d'où sortaient ces jardins qui formaient comme une promenade -d'arbres précieux dans l'antichambre, depuis la porte jusqu'aux -couloirs? Benina se frottait les yeux, croyant être en proie à une -hallucination, résultat de ses stupides somnolences dans le milieu -fétide et asphyxiant d'où elle sortait. Non, non, ce n'était pas sa -maison, cela ne pouvait pas l'être et cela lui fut encore confirmé par -l'apparition d'une autre figure inconnue, qui avait l'air d'une fine -cuisinière, bien nippée, et d'aspect plutôt insolent.... Et, regardant -du côté de la salle à manger qui s'ouvrait à l'extrémité du couloir, -elle vit... Dieu saint, quelle merveille, qu'était-ce encore? Était-ce -un rêve? Non, non, elle voyait bien avec les yeux de son corps. -Au-dessus de la table, suspendue sans y toucher, se tenait en l'air -une montagne de pierres précieuses, d'éclat, de lumière, d'espèces -différentes, les unes incarnat, les autres vertes ou bleues. Jésus, -quels trésors! Est-ce que, par hasard, doña Paca, plus habile qu'elle, -serait arrivée à réussir la conjuration du roi Samdaï, lui demandant -et recevant de lui les charretées de diamants et de saphirs? Avant -que Benina eût pu comprendre que tout ce scintillement provenait des -pendeloques de la salle à manger, subitement éclairées par les rayons -d'une lampe que doña Paca venait d'allumer pour examiner les couteaux -que Juliana lui rapportait du Mont-de-Piété, cette dernière apparut -à la porte de la salle à manger, et, repoussant un peu de la main la -pauvre vieille, elle lui dit, moitié figue, moitié raisin: - -«Eh là! Nina, te voilà par ici? Tu as donc reparu? Nous te croyions -partie pour le Congo.... N'avance point, n'entre pas, tu tacherais nos -planchers qui viennent d'être lavés cet après-midi.... Tu es dans un -joli état!... Pose là tes savates, tu vas salir les carreaux... - ---Où est madame, dit Nina se retournant, pour mieux voir les diamants -et les émeraudes, et doutant encore qu'ils fussent vrais. - ---Madame est ici, mais elle te prie de ne pas entrer parce que tu viens -pleine de vermine....» - -Au même moment arriva par un autre côté la jeune Obdulia qui s'écria: - -«Nina, sois la bienvenue, mais, avant d'entrer dans la maison, tu feras -bien de te faire donner une fumigation et de passer à la lessive.... -Ne m'approche pas. Après tant de journées passées au milieu de pauvres -immondes! Regarde comme tout cela est joli.» - -Juliana s'avança vers elle d'un air souriant; mais, à travers ce -sourire, Nina se rendit compte de l'autorité qu'elle avait su conquérir -et son regard semblait dire: «La voilà celle qui commande maintenant -ici. Il faut reconnaître son autorité.» Aux arrogances recouvertes d'un -vernis de bonhomie avec lesquelles la nouvelle maîtresse l'accueillit, -Nina se contenta de répondre qu'elle ne partirait point sans avoir vu -sa maîtresse. - -«Femme, entre, entre,» murmura du fond de la salle à manger doña -Francisca Juarez, d'une voix étranglée par des sanglots.» - -Sans dépasser le pas de la porte, Benina répondit d'une voix ferme: - -«Me voici, madame, et, comme on dit que je salirais les parquets, je -n'entre pas, je ne veux pas entrer; je répète: je n'entre pas.... Il -m'est arrivé des choses que je ne veux pas vous raconter pour ne pas -vous affliger.... On m'a arrêtée, j'ai subi la faim, la honte, les -mauvais traitements.... Et je n'ai vraiment souffert que d'une chose, -c'est de ne pas savoir si vous-même vous ne souffriez pas de la faim et -si vous n'étiez pas toute désemparée. - ---Non, non, Nina! Depuis que tu nous a quittées, regarde quelle -coïncidence! La fortune est entrée dans ma maison.... Cela paraît un -vrai miracle, n'est-ce pas? Te souviens-tu de ce que nous disions -dans nos conversations solitaires, en ces nuits de misères et de -souffrances? Eh bien, le miracle est une vérité, ma fille, et tu sauras -que l'auteur de ce miracle, c'est don Romualdo, ce mille fois béni, -cet archange qui dans sa modestie se refuse à avouer les bienfaits -antérieurs dont il nous a comblées, toi et moi.... Il nie ses mérites -et ses vertus.... Il prétend qu'il n'a pas de nièce qui s'appelle doña -Patros..., qu'il n'est point proposé pour un évêché. Et pourtant, c'est -lui, parce qu'il ne peut pas y en avoir un autre; non, certainement, -pas un autre capable de réaliser ces merveilles.» - -Nina ne répondait pas un mot, se contentant de sangloter adossée à la -porte. - -«Je te reprendrais bien volontiers de nouveau avec moi ici, affirma -doña Francisca, au côté de laquelle se tenait Juliana lui soufflant -tout bas ce qu'elle devait dire, seulement nous ne tenons pas dans -la maison, nous sommes extrêmement gênées.... Tu sais combien je -t'aime, que je préfère ta compagnie à toute autre... mais..., tu -vois.... Demain nous déménageons et, s'il y a un coin dans la nouvelle -maison.... Que dis-tu? As-tu quelque chose à me dire? Ma fille, ne -crie point à l'injustice; souviens-toi que tu t'es fort mal conduite -avec moi, m'abandonnant brusquement, sans un morceau de pain à la -maison, toute seule, toute délaissée, sans secours aucun. Va là! Nina! -Franchement ta conduite mériterait que je sois un peu sévère avec -toi.... Et pour que tout soit contre toi, il faut encore que tu aies -oublié tous les sages principes que je t'ai enseignés, en te lançant -dans le monde en compagnie d'un affreux Mauresque.... Dieu seul sait -quelle espèce de moineau c'est encore, et quels sortilèges il a dû -employer pour te faire sortir de la bonne voie. Dis-moi? Confesse-moi -tout: l'as-tu déjà abandonné? - ---Non, madame. - ---Tu l'as amené avec toi? - ---Oui, madame, il m'attend en bas. - ---S'il en est ainsi, je te crois capable de tout. Comment, tu vas -jusqu'à me l'amener ici, dans ma maison? - ---Je l'amenais à la maison parce qu'il est malade et que je ne veux pas -l'abandonner au milieu de la rue, répéta Benina d'un accent ferme. - ---Oui, je sais que tu es bonne et que, lorsque la bonté t'aveugle, tu -laisses de côté toute décence. - ---La décence n'a rien à voir avec tout cela et je ne suis nullement -coupable parce que je vais avec Almudena, qui est un pauvre malheureux. -Il m'aime, moi.... Et moi, je le chéris comme un fils.» - -L'ingénuité avec laquelle s'exprimait Nina ne parvint pas à l'âme de -doña Paca, qui, sans rien changer à son attitude et conservant les -couteaux dans son tablier, continua en lui disant: - -«Tu n'as pas ta pareille pour arranger les choses et retourner tes -fautes pour les présenter comme des vertus; pourtant, Nina, je t'aime, -je reconnais tes bonnes qualités et je ne t'abandonnerai jamais. - ---Merci, madame, grand merci. - ---Il ne te manquera ni de quoi manger, ni de quoi dormir. Tu m'as -servie, tu m'as tenu compagnie, tu m'as soutenue dans l'adversité. Tu -es bonne, très bonne; mais n'abuse pas, ma fille; ne me dis pas que -tu viens t'installer ici avec un marchand de dattes, parce que tu me -ferais croire que tu es devenue tout à fait folle. - ---Je l'amenais à la maison, oui, madame, comme j'ai amené Frasquito -Ponte, par charité.... Si j'ai eu pitié de l'autre, pourquoi -n'aurais-je pas eu pitié de celui-ci aussi? Ou bien, est-ce qu'il y a -une charité pour ceux qui portent une redingote et une autre pour le -pauvre sans vêtements? Je ne l'entends point ainsi, je ne distingue -pas.... C'est pour cela que je l'ai amené; si vous ne le recevez pas, -ce sera même chose que de me refuser la porte. - ---Pour toi, toujours... dis-je, mais pourtant, toujours, non...; je -voudrais pouvoir dire.... Mais nous n'avons point un coin de vide.... -Nous sommes quatre femmes ici, tu le vois.... Tu reviendras demain: -place ce malheureux dans une bonne hôtellerie.... Non, quelle sottise -je dis? Mets-le à l'hôpital. Tu n'as qu'à t'adresser à don Romualdo.... -Dis-lui de ma part que je le recommande.... Qu'il le considère comme -une chose à moi.... Ah! je ne sais plus ce que je dis..., comme une -chose à toi..., tout à fait à toi.... Enfin, ma fille, tu viendras, tu -verras, peut-être qu'on le prendra dans la maison de M. de Cédron, -qui est très grande.... Tu m'as dit que c'était une maison énorme, une -espèce de couvent.... Tu le sais bien, ma pauvre Nina, comme créature -imparfaite, je suis incapable d'héroïsme et de vertu suffisante pour -me permettre de venir directement en aide à la pauvreté sordide et -dégoûtante.... Non, ma fille, non: c'est une question d'estomac et -de nerfs.... Je mourrais de dégoût, tu le sais bien. Même, je te -l'avoue, avec la misère que tu apporterais avec toi, je ne puis pas te -recevoir.... Je t'aime, Nina, mais tu connais la sensibilité de mon -estomac.... Si je trouve un cheveu dans la nourriture, mon estomac -se retourne et je suis malade trois jours.... Ote ces vêtements si -tu veux bien.... Juliana va te donner ce qu'il te faut.... Écoute ce -que je dis. Pourquoi te tais-tu? Ah! Je comprends. Tu te fais humble -pour mieux cacher ton orgueil.... Je te pardonne tout; tu sais que je -t'aime, que je suis bonne pour toi.... Enfin, tu me connais.... Que -dis-tu? - ---Rien, madame, je ne dis rien, et n'ai rien à dire, murmura Benina -entre deux soupirs. Que Dieu vous garde! - ---Mais, tu ne vas pas t'en aller fâchée contre moi, ajouta d'une voix -tremblante doña Paca, en la suivant à distance dans sa marche lente de -retraite par le couloir. - ---Non, madame, vous savez que je ne me fâche jamais, répliqua la -vieille en la regardant avec plus de compassion que de chagrin. Adieu, -adieu!» - -Obdulia reconduisit sa mère à la salle à manger, disant: - -«Pauvre Nina!... Elle s'en va. Eh bien, regarde, cela m'aurait fait -plaisir de voir ce Maure et de causer avec lui. Cette Juliana qui vient -se mêler de tout!» - -Obsédée par des doutes cruels qui déconcertaient son esprit, doña -Francisca ne put exprimer aucune idée et elle continua à compter -les couverts dégagés du Mont-de-Piété. Pendant ce temps, Juliana, -reconduisant Nina en la poussant avec douceur vers la porte, la -congédia avec ces paroles affectueuses: - -«Ne craignez rien, madame Benina, rien ne vous manquera. Je vous fais -cadeau du douro que je vous ai prêté la semaine dernière. Vous vous -rappelez, n'est-ce pas? - ---Oui, madame Juliana, oui, je m'en souviens. Merci. - ---Bien; prenez encore cet autre douro pour vous arranger cette nuit.... -Venez demain à la maison prendre vos affaires.... - ---Madame Juliana, que Dieu vous le rende! - ---Vous ne seriez nulle part mieux qu'à la Miséricorde et, si vous le -désirez, j'en parlerai moi-même à don Romualdo, si vous avez honte. -Doña Paca et moi nous vous recommanderons. Parce que ma belle-mère a -placé toute sa confiance en moi, et elle m'a donné tout son argent -pour que je le lui conserve..., et c'est moi qui gouverne la maison -et qui lui achète tout ce dont elle a besoin. Elle doit beaucoup de -reconnaissance à Dieu de l'avoir fait tomber entre mes mains.... - ---Ce sont de bonnes mains, madame Juliana. - ---Ne vous fâchez pas et je lui dirai ce qu'elle doit faire. - ---Il peut se faire qu'elle le sache sans que vous ayez besoin de le lui -dire. - ---Cela, vous le verrez..., si vous ne voulez pas chercher à vous -caser.... - ---J'irai. - ---En tout cas, madame Benina, à demain. - ---Madame Juliana, votre servante.» - -Elle descendit précipitamment les escaliers brûlant du désir de se -retrouver dans la rue. Quand elle fut arrivée auprès de l'aveugle qui -l'attendait tout près, la peine immense qui opprimait le cœur de la -pauvre vieille se fondit en un pleur ardent et anxieux et, se frappant -le front avec ses poings fermés, elle ne put que s'écrier: - -«Ingrate, ingrate, ingrate! - ---Ne pleure pas, _Amri_, lui dit l'aveugle d'une voix tendre, ta -maîtresse est mauvaise, mais toi, tu es un ange. - ---Quelle ingratitude, seigneur Dieu!... Oh! vilain monde.... Oh! misère -humaine!... Un pareil accueil pour avoir fait le bien!... - ---Dis-moi, dis-moi vite, _Amri_.... Le monde méchant ne sait pas -t'apprécier. - ---Dieu lit dans le cœur de chacun. Mon cœur il le voit.... Vois-le, -maître des cieux et de la terre. Vois-le promptement.» - - - - -XXXVIII - - -Elle dit ce que nous venons de rapporter, essuya ses larmes d'une main -tremblante et elle songea de suite à prendre les résolutions d'ordre -pratique que les circonstances comportaient. - -«Dis-moi, dis-moi tout, répéta Almudena la prenant par le bras. - ---Où aller? dit Nina toute troublée. Ah! d'abord chez don Romualdo.» - -Et, prononçant ce nom, elle demeura un instant bouche béante, tout à -fait idiote. - -«Romualdo mensonge, déclara l'aveugle. - ---Oui, oui, ce fut une invention de moi. Celui qui a apporté tant -de richesses à ma maîtresse, c'est un autre, quelque don Romualdo -de carnaval..., suggestion du démon.... Non, non, celui de carnaval -c'est le mien.... Je ne sais plus rien, je ne comprends plus rien. -Allons-nous-en, Almudena. Songeons que tu es malade, que tu as besoin -de passer la nuit bien à l'abri. Mme Juliana, qui maintenant est -chargée de couper le fromage dans la maison de ma maîtresse, et qui -dirige tout..., je lui souhaite un grand bonheur..., m'a donné ce -douro. Je vais te conduire aux palais de Bernarda et nous verrons -demain. - ---Demain nous irons à Jérusalem. - ---Où as-tu dit? A Jérusalem? Où est-ce cela? Va là? Est-ce que tu -aurais l'intention de m'emmener là, une supposition comme s'il -s'agissait d'aller à Jetafe ou à Carabanchel de Abajo? - ---Tout de suite, tout de suite.... tu m'épouseras, nous ne ferons plus -qu'un. Nous irons à Marseille en mendiant tout le long du chemin.... -A Marseille, nous prendrons le vapeur.... Pim, pam.... Jaffa.... -Jérusalem!... Nous nous marierons dans ta religion ou dans la mienne. -Comme tu voudras.... Tu verras le Saint-Sépulcre, moi j'entrerai à la -synagogue pour prier Adonaï.... - ---Attends un peu et calme-toi et ne me donne pas le vertige avec toutes -ces inventions de ton imagination en délire. La première chose à faire, -c'est de te mettre en sûreté pour cette nuit. - ---Moi, je suis bien.... Je n'ai pas de fièvre.... Moi très content. Tu -viendras avec moi pour toujours, par le vaste monde, nous marcherons -beaucoup..., la liberté, la mer, la terre et beaucoup de joie. - ---C'est très bien, mais, pour l'instant, nous avons besoin de manger -et nous allons entrer dans une taverne pour réparer nos forces, si tu -veux, à la Cava Baja. - ---Où tu voudras, toi, moi je voudrai.» - -Ils soupèrent avec un certain plaisir et Almudena ne cessait d'énumérer -les délices de s'en aller ensemble à Jérusalem, demandant l'aumône par -terre et par mer, sans préoccupations et sans soucis. Cela durerait des -mois, des années, mais ils finiraient bien par arriver en Palestine, -dussent-ils aller par terre jusqu'à Constantinople, à pied. Il y avait -beaucoup de beaux pays à traverser. Nina objectait qu'elle avait déjà -les os un peu durs pour courir si loin, et l'Africain, ne sachant -comment s'y prendre pour la convaincre, lui disait: - -«Espagne, terre d'ingratitude.... Courons au loin où les pays sont -bons.» - -Quand ils eurent soupé, ils se rendirent à la maison de Bernarda, où -ils prirent deux lits, pour deux réaux l'un, dans les dortoirs d'en -bas. Almudena fut très agité toute la nuit, ne pouvant arriver à dormir -et continuant à divaguer sur le petit voyage à Jérusalem, et Benina, -pour le calmer, dut lui dire qu'elle consentait à entreprendre ce -grand voyage. Inquiet et tout endolori, comme si sa couche eût été -remplie de pointes très aiguës, Mordejaï ne faisait que se retourner de -côté et d'autre, se plaignant de piqûres à la peau très douloureuses, -qui, il faut l'avouer, provenaient uniquement de cette misère qui se -combat avec la poudre insecticide. Peut-être cela provenait-il aussi -d'une forme étrange que prenait sa fièvre et qui se manifesta le -lendemain par une forte irruption toute rouge sur les bras et sur les -jambes. Le malheureux ne cessait de se gratter avec fureur et Benina -l'emmena dans la rue, espérant que l'air libre et l'exercice lui -procureraient un peu de soulagement. Après avoir vaqué en mendiant, -pour ne pas en perdre l'habitude, ils arrivèrent à la rue San-Carlos, -et Benina monta voir Juliana, qui devait lui donner ses affaires, et -les lui donna effectivement en un paquet, ajoutant que, tandis qu'elles -allaient pétitionner pour son entrée à la Miséricorde, elle ferait bien -de se loger dans quelque maison bon marché avec ou sans son homme, -bien que, certainement, pour son décorum, il conviendrait certes mieux -qu'elle abandonnât sa compagnie et une conduite aussi indécente. Elle -ajouta que, lorsqu'elle se serait bien débarrassée de toute la saleté -et la vermine qu'elle avait rapportées du Pardo, elle pourrait venir -rendre visite à doña Paca, qui la recevrait avec joie; mais toutefois -il ne fallait pas qu'elle songeât à vivre de nouveau avec elle, parce -que les enfants s'opposaient à cela, désirant que leur mère fût bien -servie et que ses affaires fussent administrées régulièrement. La brave -femme approuva tout, se trouvant en présence d'une volonté supérieure -contre laquelle elle sentait qu'il n'y avait point à lutter. - -Juliana n'était pas une mauvaise femme; dominatrice, cela, oui; avide -de montrer les grandes aptitudes de gouvernement que Dieu lui avait -départies, femme à ne point lâcher d'aucune manière la proie qui lui -était tombée entre les mains. Pourtant elle ne manquait point d'amour -du prochain; elle avait compassion de Benina et, cette dernière ayant -dit que le Maure l'attendait en bas, elle désira le voir et le juger -par ses propres yeux. Que l'aspect du pauvre Africain lui parût digne -de pitié, elle le fît bien voir par son geste et sa figure et par -l'accent avec lequel elle dit: - -«Certainement, je le connaissais, cet homme, pour l'avoir vu souvent -mendiant dans la rue du Duc-d'Albe. Il est bien pris et bien amoureux. -N'est-ce pas, monsieur Almudena, que vous aimez les petites femmes? - ---Moi aimer Benina chérie. - ---Aïe, aïe.... Pauvre Benina, vous êtes tombée sur une mauvaise mouche? -Si vous le faites par charité, en vérité je vous le dis, vous êtes une -sainte. - ---Le pauvret est malade et incapable de se tirer d'affaire tout seul.» - -Et comme le Maure, accablé de démangeaisons sur les bras et sur la -poitrine, se servait de ses doigts comme d'un peigne pour se gratter, -la piqueuse de bottines s'approcha pour regarder ses bras qui étaient -nus, ses manches étant relevées. - -«Ce que ce malheureux a, s'écria-t-elle avec vivacité, c'est la -lèpre, Jésus! et quelle lèpre, madame Benina! J'en ai vu un autre -cas; un pauvre qui était aussi un Maure, mendiant lui-même, d'Oran, -qui demandait la charité à la Puerta Cerrada, près de la boutique de -mon beau-père. Et il était dans un tel état qu'il n'y avait chrétien -consentant à l'approcher et qu'aucun hôpital ne voulait le recevoir.... - ---Cela me pique! cela me pique beaucoup!» C'était tout ce que le -malheureux pouvait dire en se passant les ongles des épaules à la main -comme un peigne au travers d'une chevelure emmêlée. - -Dissimulant son dégoût, pour ne pas attrister le pauvre couple, Juliana -dit à Benina: - -«Pourvu que vous n'attrapiez rien avec ce type! Car vous savez que -cette maladie est contagieuse. Vous vous mettez dans une jolie -affaire, oui, madame: bonne, jolie, et qui ne vaut pas cher.... Vous -êtes plus sotte que l'ânesse qui fait le beurre, ou je ne m'y connais -point!» - -Nina montra d'un regard non moins expressif sa commisération pour -le pauvre aveugle et sa décision de ne point l'abandonner, et sa -résignation pour tous les maux ou calamités que le Seigneur voulait -lui envoyer. En ce moment, Antonio Zapata, qui retournait chez lui, -vit sa femme au milieu de ce groupe et, très empressé, la rejoignit -et, s'étant mis au courant de la conversation, il donna à Benina le -conseil de conduire le Maure à la consultation des maladies de peau à -Saint-Jean-de-Dieu. - -«Il vaudrait mieux pour lui le renvoyer dans son pays, affirma Juliana. - ---Loin, loin, dit Almudena, nous irions à Jérusalem. - ---Ce n'est pas mal. «De Madrid à Jérusalem ou la famille de l'oncle -Maroma....» Bien, bien. Ah! autre chose, ma petite femme, tu ne vas pas -te fâcher et crier. Je n'ai pas pu faire tes commissions, parce que.... -Ne te fâche pas, je te prie. - ---Parce que tu es allé jouer au billard, espèce de canaille! Monte, -passe devant, nous allons régler nos comptes. - ---Je ne peux pas monter parce qu'il faut que je retourne chez ce diable -de déménageur. - ---Que dis-tu encore, canaille? - ---Qu'il ne veut pas donner la grande voiture à moins de quarante réaux -et, comme tu m'as dit que tu ne voulais pas payer plus de trente.... - ---J'irai le voir, moi. Ces hommes ne servent jamais à rien. N'est-ce -pas, Nina? - ---C'est vrai. Que se passe-t-il? Madame déménage? - ---Oui, femme, mais cela ne pourra pas se faire aujourd'hui, parce que -ce serin de mari que Dieu m'a donné, sorti avant huit heures pour -arrêter la maison et les voitures de déménagement, rentre, comme vous -le voyez, seulement maintenant et sans avoir rien fait de ce que je lui -avais dit. - ---J'ai assez couru cependant, ma petite. A neuf heures j'arrivais à la -maison de maman avec le bail pour lui faire signer. Tu vois si cela -faisait gagner du temps. Mais tu sais ce qui m'a retardé, l'accident -de Frasquito Ponte, qui nous a fait une peur terrible? C'est avec -grand'peine que nous avons pu, Polidor et moi, le ramener chez lui. -Dieu sait comment va l'homme et quelle confusion dans la tête il doit -avoir après cette effroyable culbute d'hier!» - -Également intéressées à la bonne et à la mauvaise fortune du fils -d'Algeciras, Benina et Juliana écoutèrent avec grande attention ce -qu'Antonio leur raconta des funestes conséquences de la chute du -cavalier au Pardo. Quand ils le virent par terre, après qu'il eût été -désarçonné par cette rosse, ils crurent tout de suite que le pauvre -cavalier avait terminé sa carrière mortelle. Mais à peine relevé, -Frasquito recouvra, comme quelqu'un qui ressuscite, le mouvement et la -parole, et, s'assurant qu'il n'avait aucun coup à la tête, ce qui eût -été le plus dangereux, et se palpant tout le corps, il leur dit: - -«Ce n'est rien, absolument rien, messieurs, touchez-moi, je n'ai point -le plus léger accroc.» - -Si au premier abord il semblait ne rien avoir aux bras ni aux jambes, -car sûrement il n'avait rien de cassé, néanmoins il souffrait beaucoup -de sa jambe gauche qui avait dû heurter violemment le sol. Mais ce -qu'il y eut de plus étrange, c'est qu'à peine relevé il se mit à parler -d'une façon tout à fait incohérente et impétueuse, rouge comme un coq, -tremblant, très excité et la langue embarrassée. Ils le reconduisirent -en voiture à son logis, espérant que le repos absolu l'aurait rétabli: -ils lui avaient frotté tout le corps avec de l'arnica et, après l'avoir -couché, ils étaient partis.... Mais le malheureux, d'après ce qu'ils -apprirent de son hôtesse, ne voulut pas rester au lit et, s'habillant -précipitamment et sortant aussitôt de la maison, il s'était rendu à -la maison de Boto, où il était resté très tard et avait fait grand -scandale, causant avec tout le monde, provoquant avec la plus grande -insolence tous les pacifiques consommateurs. Cela était si contraire -au naturel pacifique de Frasquito, à sa timidité habituelle et à sa -bonne éducation que sûrement il devait avoir une grave perturbation -cérébrale, suite du choc qu'il avait subi. On ne savait point où il -avait pu passer le reste de la nuit: on croit qu'il avait parcouru -les rues de Mediodia-Grande et Chica en menant grand tapage. Ce qui -est certain, c'est que, peu après l'arrivée d'Antonio et de Polidor -chez doña Francisca, Frasquito était entré très agité, la face -congestionnée, les yeux brillants et qu'à la plus grande surprise et -consternation de ces dames, il avait commencé, la bouche légèrement -tordue, à proférer les discours les plus extravagants. Moitié -persuasion, moitié force, ils étaient parvenus à l'arracher de là et à -le reconduire chez lui où ils le laissèrent, recommandant à la patronne -de veiller sur lui comme elle pourrait et de lui donner à manger. -Parmi les lubies revenant avec le plus de ténacité dans ses discours, -figurait celle de répéter que son honneur exigeait qu'il demandât -raison au Maure pour avoir affirmé publiquement que lui, Frasquito, -faisait la cour à Benina. Plus de vingt fois il s'était précipité dans -la rue Mediodia-Grande, à la recherche de M. don Almudena pour le -provoquer et lui remettre sa carte; mais le Marocain s'esquivait et ne -se laissait voir nulle part. Certainement il était parti pour son pays -par crainte, ayant appris la fureur de Ponte.... Mais il était décidé à -ne s'arrêter que lorsqu'il l'aurait découvert et obligé à remplir ses -devoirs de gentilhomme, en quelque endroit de l'Atlas qu'il fût allé se -cacher. - -«Si le joli galant vient, dit le Maure, riant à se décrocher les -mâchoires, les coins de sa bouche rejoignant ses oreilles, c'est moi -qui lui flanquerai une volée de coups de bâton! - ---Pauvre don Frasquito!... infortuné, pauvre âme de Dieu! s'exclama -Nina croisant les mains. J'ai toujours eu peur qu'il ne finît ainsi.... - ---Vieux fou! dit la Juliana. Et à nous autres qu'importe que cette -vieille peinture d'homme tombe en enfance ou non? Savez-vous ce que -je vous dis? Tout cela provient des drogues qu'il se fourre sur la -tête, qui sont des poisons et attaquent sa cervelle. Mais ne perdons -pas davantage notre temps. Antonio, retourne à la rue Impériale et -dis qu'on prépare tout pour le départ; pendant ce temps j'irai voir -si l'on peut ajuster les choses pour la voiture de déménagement, cet -après-midi. Nina, va avec Dieu et garde-toi de la contagion. Tu sais? -Hélas! ma fille, c'est un grand danger dans l'état de malpropreté où tu -es? Vois? Tu commences à supporter les conséquences du mauvais pas où -tu t'es mise en n'écoutant pas mes bons conseils. Doña Paca m'avait dit -qu'elle te permettrait de venir la voir. Elle désire te voir, la pauvre -femme. Je l'ai autorisée à le faire et, aujourd'hui, je songeais à te -ramener avec moi.... Mais, véritablement, je ne puis plus m'y résoudre -en présence de cette peste, je ne puis continuer à te fréquenter.... -J'avais arrêté que tu viendrais tous les jours pour recevoir la -desserte de la table dans la maison de celle qui fut ta maîtresse.... - ---Vous avez changé d'idée? - ---Oui, oui, la desserte sera pour toi..., mais... tu verras ce que tu -dois faire.... Tu te trouveras en bas à la porte à l'heure que je te -fixerai et ma cousine Hilaria te la descendra et te la donnera... en se -frottant le moins possible à toi.... - -«Tu comprends, n'est-ce pas?.... Chacun a ses scrupules.... Tout -le monde n'a pas ton estomac, Nina, à l'épreuve de la bombe.... Et -maintenant.... - ---J'ai compris..., madame Juliana. Que Dieu vous-garde!» - - - - -XXXIX - - -Toutes les infortunes venaient battre le cœur de Benina comme les -vagues errantes qui viennent se briser sur un dur rocher. Elles se -brisent avec fracas, se taisent, se changent en blanche écume, et puis, -plus rien. Chassée et repoussée par la famille qu'elle avait soutenue -seule dans les jours de triste misère et de douleurs sans nombre, elle -ne tarda point à se remettre du coup que lui avait porté une si noire -ingratitude. Sa conscience lui donna d'ineffables consolations; elle -regarda la vie de la hauteur où l'avait transportée son mépris de -l'humaine vanité; elle sourit des petits côtés ridicules des êtres qui -la torturaient, et son âme s'éleva grande et forte. Elle remportait un -glorieux triomphe; elle se sentait victorieuse après avoir perdu la -bataille sur le terrain matériel. Mais les satisfactions intimes de la -victoire ne la privèrent pas un seul instant de son don d'organisatrice -et, attentive aux choses pratiques, elle songea, aussitôt après avoir -quitté Juliana, à tout ce qui pouvait être nécessaire pour la vie -matérielle de tous deux. Il était indispensable de trouver un logis, -ensuite de s'occuper des soins à donner à Mordejaï et à sa peste ou -maladie, quelle qu'elle fût, car l'abandonner dans l'état où il était, -cela, elle ne le ferait pour rien au monde, même au risque d'attraper -la contagion. Elle se dirigea vers Santa-Casilda et, trouvant vide le -logement autrefois occupé par le Maure avec la Pedra, elle le prit. -Heureusement, la pocharde était partie pour vivre avec la Diega à la -Cava de San-Miguel derrière la Escalerilla. - -Installés en cet endroit qui était vraiment assez commode, la première -chose que fit Benina, ce fut d'aller chercher de l'eau en quantité et -de se laver et savonner à fond tout le corps; c'était une coutume à -laquelle elle ne manquait jamais chez doña Paca. Puis elle s'habilla -proprement. Le bien-être qu'elle éprouva, le soulagement de son corps -se confondaient d'une certaine façon avec la paix de sa conscience, -dans laquelle elle sentait mêmement quelque chose comme une fraîcheur -et une limpidité absolues et réconfortantes. - -Elle s'occupa ensuite de mettre en ordre le pauvre logis et, avec le -peu d'argent qui lui restait, elle sortit faire ses achats et rentra -préparer un bon petit repas pour Mordejaï. Elle songeait à le mener -le jour suivant à la consultation et elle le lui dit, l'aveugle -acquiesçant sans discussion à tout ce qu'elle voulait. - -Tout en le faisant manger, elle l'entretenait et le calmait par de -douces paroles et de bonnes espérances, lui disant que certainement -elle irait comme il le désirait à Jérusalem avec lui et même plus -loin encore, aussitôt qu'il aurait recouvré la santé. Tant que ses -démangeaisons ne l'auraient point quitté, il ne fallait pas songer -à voyager. Ils vivraient tranquilles, lui à la maison, elle allant -mendier toute seule pour se procurer de quoi vivre. Dieu, certainement, -ne voudrait pas les laisser mourir de faim. L'aveugle fut si content -du plan combiné et proposé par son intelligente amie et de toutes ses -affectueuses paroles qu'il se mit à chanter la mélopée arabe qu'il -avait fait entendre à Benina lors de sa retraite; mais, comme, en -fuyant avec elle lorsqu'ils avaient été poursuivis à coup de pierres, -il avait perdu sa petite guitare, il ne pouvait plus s'accompagner des -sons plaintifs de cet instrument. Ensuite, il proposa à sa compagne -de brûler des parfums, ce à quoi elle consentit volontiers, parce que -cela ferait une fumigation parfumée et aromatisée qui ne pourrait -qu'assainir leur pauvre logis. - -Ils sortirent le jour suivant pour aller à la consultation. Mais, -comme on leur indiqua une heure éloignée pour l'examen, ils employèrent -la première partie de la journée à mendier dans les différentes rues, -en se gardant bien des agents de police, pour ne point tomber encore -une fois dans les mains de ceux qui lancent le lasso aux mendiants -comme aux chiens pour les conduire ensuite au dépôt où on les traite -de même. Nous devons dire que les procédés si ingrats de doña Paca -n'avaient produit chez Benina ni haine ni rancœur, et que cette -ingratitude même n'avait pu éteindre chez elle le désir de voir encore -la pauvre femme que, malgré tout, elle aimait de tout son cœur, comme -la compagne des amertumes de tant d'années. Elle était anxieuse de la -voir, quoiqu'elle fût loin de la maison, et, ayant fini de mendier, -elle se dirigea vers la rue de la Lechuga pour s'assurer, en se tenant -à une distance respectueuse, si oui ou non, la famille était en train -de déménager ou si elle était déjà partie. Elle arriva à temps! La -voiture était devant la porte et les déménageurs la remplissaient avec -cette barbare prestesse avec laquelle ils ont coutume de traiter cette -opération. - -De l'endroit où elle guettait, Benina reconnut les vieux meubles -décrépits, cassés, et elle ne put réprimer son émotion en les -contemplant. Ils étaient comme siens, ils avaient fait partie de son -existence, et, en eux, elle voyait comme dans un miroir l'image de ses -joies et de ses tristesses et elle pensait que, s'ils l'avaient aperçue -dans son coin, les pauvres débris lui auraient dit certainement quelque -chose ou auraient pleuré avec elle. Mais ce qui l'impressionna bien -davantage, ce fut de voir sortir doña Paca et Obdulia avec Polidor et -Juliana, se rendant à la maison nouvelle, pendant que les élégantes -servantes restaient dans l'ancienne et s'occupaient de l'enlèvement des -petits objets de l'appartement. - -Profondément troublée et émue, Benina se cacha sous une porte cochère -d'où elle pouvait voir sans être vue. Comme doña Paca lui parut -diminuée! Elle avait un vêtement neuf; mais si mal fait que la pauvre -femme avait l'air habillée par charité. Elle avait la tête couverte -d'une mantille et Obdulia portait avec ostentation un affreux petit -chapeau couvert de plumes et d'ornements de mauvais goût. Doña -Paca marchait lentement, le regard fixé au sol, toute rembrunie, -mélancolique, comme si elle eût été arrêtée et conduite par des gardes -civils. La petite riait en causant avec Polidor. Derrière s'avançait -Juliana, gourmandant chacun et les poussant pour qu'ils marchassent -plus vite, la route étant longue. Il ne lui manquait absolument qu'une -gaule pour qu'elle eût tout à fait l'air d'une de ces femmes qui mènent -par les rues, la veille de Noël, des troupeaux de dindons. Comme le -despotisme se faisait sentir jusque dans ses moindres mouvements! Doña -Paca était la chose humble qui va sans résistance partout où on la -mène, même à la boucherie; Juliana, le pasteur qui guide et conduit. On -les vit disparaître par la plaza Mayor, la rue de Botoneras.... Benina -fit quelques pas pour voir encore le triste convoi, et, quand elle les -eut perdus de vue, elle essuya les larmes qui inondaient son visage. - -«Ma pauvre maîtresse, dit-elle à l'aveugle quand elle le rejoignit, je -l'aime comme une sœur, parce que nous avons supporté ensemble beaucoup -d'heures tristes. J'étais tout pour elle et elle tout pour moi. Elle -me pardonnait mes fautes et moi je lui pardonnais les siennes.... -Quelle amère tristesse de voir comme elle s'est mal conduite avec la -Nina! Elle a l'air de souffrir davantage de son rhumatisme et elle a -la figure de quelqu'un qui n'aurait pas mangé depuis quatre jours. Je -la soignais de mon mieux, je la trompais dans son intérêt, lui cachant -notre misère, ne craignant pas de m'exposer à la honte pour lui donner -à manger selon son goût et ses habitudes. Enfin, ce qui est passé est -passé, comme dit l'autre. Allons-nous-en, Almudena, allons-nous-en -d'ici, et plaise à Dieu que tu te rétablisses promptement pour prendre -ce petit chemin de Jérusalem qui m'effraye un peu parce que c'est loin. -En marchant, marchant toujours, mon fils, on finit bien par aller -d'un bout du monde à l'autre, et si, d'un côté, nous nous procurerons -le plaisir de prendre l'air et de voir beaucoup de choses nouvelles, -nous aurons, de l'autre, le plaisir de constater que tout est au fond -la même chose et que les différentes parties ressemblent au tout, -c'est-à-dire, comme façon de parler, partout où vivent les hommes, ou -si l'on veut les femmes, il y a partout ingratitude et égoïsme, et -qu'il y a aussi des gens qui conduisent les autres et leur imposent -leur volonté. C'est pour cela que nous devons toujours chercher à faire -ce que commande notre conscience et laisser les gens se battre pour -un os, comme les chiens, les autres pour un jouet, comme les enfants, -ou ceux-ci encore, pour se promener comme les vieux, ou pour rien, et -ensuite prendre comme les passereaux ce que Dieu met à leur portée.... -Allons-nous-en, Almudena, jusqu'à l'hôpital et chasse toute tristesse. - ---Moi pas triste, dit Almudena. Je suis toujours heureux quand je suis -avec toi.... Tu sais tout comme Dieu lui-même. Et moi je t'aime comme -un bon ange.... Et si tu ne veux point te marier avec moi, eh bien, tu -seras ma mère et moi ton petit enfant. - ---Bien, homme, tu m'as l'air très bien. - ---Tu es comme le palmier du grand désert, très belle; tu es comme -l'arbre qui donne de l'ombre..., un rêve.... Moi je t'ai nommé _Amri_: -Mon âme!» - -Tandis que la pauvre femme s'acheminait vers l'hôpital, doña Paca et sa -suite, à l'opposé, arrivaient à la demeure nouvelle, rue de l'Orellana: -un troisième très propre, avec les tentures et les peintures fraîches, -bonne lumière, ventilation, belle cuisine et prix convenable pour la -circonstance. Il parut parfait à doña Francisca, lorsqu'elle arriva -en haut suffoquée par l'ascension de l'interminable escalier et, s'il -lui avait paru mal, elle se serait bien gardée de le manifester, -ayant absolument abdiqué toute volonté et toute opinion personnelles. -Le caractère flexible, plus que flexible, absolument flasque, de la -veuve s'était complètement adapté à la manière de sentir et de penser -de Juliana, et cette dernière, voyant que cette mie de pain se plaçait -d'elle-même sous ses doigts, en faisait des boulettes. Doña Paca -n'osait pas respirer sans la permission de son tyran, qui semblait se -complaire à accabler de ses ordres, pour toute chose, l'infortunée -veuve. Celle-ci arriva à en avoir une peur d'enfant: elle se sentait -elle-même une mie de pain dans la main de la piqueuse de bottines et, -en vérité, cette crainte n'allait pas sans être accompagnée d'une forte -dose de respect et d'admiration. - -La dame se reposait de la grande fatigue de cette journée et tous les -meubles, objets, pots de fleurs placés dans le nouvel appartement, sous -le coup d'une tristesse intense qui avait envahi son cœur, elle appela -son tyran pour lui dire: - -«Tu ne m'as pas bien expliqué en marchant ce que tu m'as dit. Que Nina -compte-t-elle faire de son Maure? T'a-t-il paru bien?» - -Juliana fournit à sa sujette les explications demandées sans dire aucun -mal de Benina, ni la présenter sous un mauvais jour, ce en quoi elle -fit preuve d'un tact très fin. - -«Tu lui as dit en conclusion... qu'elle ne doit pas venir me voir, à -cause de la contagion de cette sale peste? Tu as très bien fait. Sans -toi, je me serais trouvée exposée, Dieu sait! à prendre cette affreuse -maladie.... Tu lui as bien dit aussi qu'elle pourrait prendre les -restes de nos repas? Mais cela ne suffit pas et j'aurais grand plaisir -à lui assigner un petit fixe par jour, une piécette, par exemple. Qu'en -dirais-tu? - ---Je dis que, si nous commençons avec de pareilles prodigalités, nous -allons promptement reprendre le chemin du Mont-de-Piété. Non, non, une -piécette, c'est une piécette.... Nina aura bien assez avec deux réaux. -C'est mon opinion et, si vous faites plus, je m'en lave les mains. - ---Deux réaux, deux, tu as dit.... Oui, tu as raison, c'est assez. Tu ne -sais pas les miracles que fait Nina avec une demi-piécette.» - -En ce moment, Daniela accourut, toute tremblante, disant que Frasquito -sonnait à la porte, et Obdulia, qui l'avait vu à travers le judas, -disait qu'il ne fallait pas ouvrir afin d'éviter un scandale pareil -à celui de la rue Impériale. Mais qui diable avait pu lui donner la -nouvelle adresse? C'était sûrement cet animal de Polidor, et Juliana -fit le serment de lui arracher une oreille. Mais, par un fâcheux -contretemps, tandis que Ponte sonnait à la porte, Hilaria montait, -revenant de son marché, et elle ouvrit avec sa clef, et il fut -impossible d'empêcher Frasquito d'entrer, et il se présenta devant ces -femmes épouvantées, le chapeau tiré jusqu'aux oreilles, brandissant sa -canne, son vêtement en désarroi, tout maculé de terre et de boue. Il -avait la bouche de travers et traînait péniblement sa jambe droite. - -«Pour Dieu, Frasquito, lui dit doña Paca suppliante, ne nous faites pas -peur. Vous êtes malade, vous devriez aller vous mettre au lit.» - -Et Obdulia, arrivant à son tour, lui dit d'une voix déclamatoire: - -«Frasquito, une personne comme vous, si distinguée, de si bonne -société, nous dire ces choses; remettez-vous, rentrez en vous-même. - ---Señora et madame, dit Ponte, enlevant avec la plus grande difficulté -son chapeau, je suis un chevalier et je me vante de savoir me conduire -avec des femmes élégantes; mais, comme ce bruit absurde est parti -d'ici, je viens demander des explications. Mon honneur l'exige.... - ---Et qu'avons-nous à voir, nous autres, avec l'honneur d'un personnage -comme vous? s'écria Juliana. Allez, c'est d'une personne mal élevée -que de manquer ainsi aux dames! L'autre jour, elles étaient pour vous -impératrices et reines, et aujourd'hui.... - ---Et maintenant, dit Ponte effrayé et tremblant tant soit peu devant -l'accent énergique de Juliana comme roseau battu par le vent, et -maintenant je ne manque point au respect dû aux dames. Obdulia est -une dame, doña Francisca une autre dame. Mais pourtant, toutes dames -qu'elles sont, elles m'ont calomnié; elles m'ont blessé dans les -sentiments les plus purs de mon être, en soutenant que j'ai fait la -cour à Benina... et que je l'ai poussée vers un amour déshonnête -pour la faire manquer avec moi à la fidélité qu'elle doit à ce noble -chevalier de l'Arabie. - ---Comment voulez-vous que nous ayons dit pareille sottise? - ---Tout Madrid le répète.... C'est d'ici, de ce salon, qu'est sortie -cette indigne calomnie. On m'accuse d'un crime abominable: d'avoir -osé lever un œil déshonnête sur un ange aux ailes immaculées. Or, -vous saurez que je respecte les anges: si Nina avait été une créature -mortelle, je ne l'aurais pas respectée, parce que je suis un homme.... -J'ai aimé des femmes à la chevelure rouge ou noire, mariées, veuves -ou demoiselles, et nulle ne m'a résisté..., car j'ai toujours été -la beauté même.... Mais je n'ai séduit aucun ange et je n'en veux -séduire aucun.... Sachez-le, Francisca, sachez-le, Obdulia..., la Nina -n'est pas de ce monde..., la Nina appartient au ciel.... Habillée -en pauvresse, elle est allée mendier pour nous faire vivre, vous -et moi.... Et la femme qui a fait cela, je ne la séduis pas, je ne -peux pas la séduire, je ne puis pas en être amoureux...; ma beauté -est humaine, la sienne est divine: mon splendide visage est pétri de -chair humaine et le sien d'essence divine, de céleste lumière.... Non, -non, non, je ne l'ai pas séduite, elle ne m'a point appartenu, elle -appartient à Dieu. Je vous le dis en vérité, Curra Juarez de Ronda, à -vous qui maintenant ne pouvez plus remuer, tant votre corps est accablé -par le poids de l'ingratitude.... Moi, parce que je suis reconnaissant, -je me sens léger comme plume au vent et je vole..., vous le voyez.... -Vous êtes, vous, de plomb, parce que vous êtes ingrate et vous ne -pouvez quitter le sol..., vous le voyez bien.» - -Consternées, mère et fille poussaient des cris, demandant secours aux -voisins. Mais Juliana, plus courageuse et plus expéditive, ne pouvant -entendre avec calme les divagations du malheureux Ponte, se jeta sur -lui furieuse et, le saisissant par le revers de son vêtement, elle le -foudroya de ses regards et de sa parole: - -«Si vous ne filez pas tout de suite hors de cette maison, espèce de -macaque, je vous préviens que je vous flanque par la fenêtre.» - -Et sûrement elle l'aurait fait, si Hilaria et Daniela ne s'étaient -précipitées sur le pauvre fils d'Algeciras et ne l'avaient point, en -deux ou trois mouvements, jeté hors de la porte. - -Le portier et quelques voisins, attirés par cette algarade, se -présentèrent alors et, voyant ces renforts, les quatre femmes sortirent -sur le palier, pour expliquer que cet homme avait perdu le jugement -et, de la personne la mieux élevée et la plus distinguée, il s'était -brusquement transformé en un être importun et dévergondé. Frasquito -descendit clopin-clopant un étage et, se retournant et levant les yeux -vers l'étage supérieur, il s'écria: - -«Ingrate! ingrrr....» - -Il lui fut impossible d'achever la parole commencée et une violente -contorsion dénota cette impossibilité. Il ne sortit plus de sa -bouche qu'un son âpre et désordonné, comme si une main invisible -l'avait étranglé. Tous les assistants virent son visage se décomposer -horriblement: les yeux lui sortaient de la tête et sa bouche tordue et -de travers rejoignait son oreille. Il battit l'air de ses bras, poussa -un dernier cri plein d'angoisse et tomba comme une masse. A la chute de -son corps tout l'escalier fut secoué de haut en bas. - -On se mit à quatre personnes pour le remonter dans l'appartement et -porter secours à ce pauvre malheureux. Mais Juliana l'ayant tâté -s'écria sèchement: - -«Il est plus mort que mon grand-père.» - - - - -ÉPILOGUE - - -Juliana était certainement le plus bel exemple des admirables effets de -la volonté humaine pour le gouvernement des plus grandes comme des plus -petites choses, dans les réunions d'êtres humains. Femme n'ayant reçu -aucune éducation première, sachant à peine lire et écrire, elle avait -reçu de la nature ce don très rare de savoir organiser l'existence -et régir toutes les actions d'une série de personnes. Si une famille -plus importante que celle des Zapata lui était tombée dans les mains, -dans les mêmes conditions, elle s'en serait tirée tout aussi bien, -elle aurait gouverné une île, un État, elle aurait toujours monté, -grandissant toujours. Dans la petite île de doña Francisca elle établit -d'une main ferme la régularité du gouvernement et de la gestion -financière et chacun marchait droit, sans que personne osât enfreindre -ses ordres irrévocables. Il faut dire que, pour obtenir ce précieux -résultat, elle avait recours au gouvernement absolu dans toute sa force -et qu'elle pratiquait le régime de la terreur dans toute sa pureté. Son -génie n'admettait pas la plus timide observation, sa volonté faisait -loi et le bâton était son seul effort de logique. - -Avec les caractères si faibles de la mère et des enfants, ce régime -réussissait à merveille; il avait déjà fait ses preuves avec Antonio. -Elle en était arrivée à une telle domination sur doña Francisca que la -pauvre veuve n'aurait pas osé dire un _Pater noster_ sans l'agrément de -son dictateur et, lorsqu'elle allait pousser un soupir, son regard se -portait sur elle, semblant lui dire: - -«N'est-ce pas que tu ne trouves pas mauvais que je pousse un tout petit -soupir?» - -Juliana était obéie aveuglément en tout par sa belle-mère excepté sur -un point. Elle lui recommandait de secouer sa tristesse et, quoique -l'esclave répondît que oui, il était facile de voir que l'ordre ne -s'exécutait point. La veuve de Zapata abordait l'époque prospère de son -existence avec la tête affaiblie, les yeux morts, le regard toujours -vague, perdu dans le monde extérieur, le corps avachi, se confinant -chaque jour davantage dans l'indolence la plus absolue, l'appétit nul, -l'humeur taciturne, l'esprit fermé, les idées noires. - -Quinze jours à peine après l'installation de doña Francisca dans la -rue d'Orellana, la maîtresse de toutes choses décida que son autorité -serait plus forte et son pouvoir plus efficace si l'on demeurait -tous ensemble, général et subalternes. La translation eut lieu et -Juliana amena son humble mobilier, sa marmaille et elle-même; mais, -préalablement, il avait fallu mettre dehors les pots de fleurs et les -caisses de plantes et remercier Daniela, qui vraiment était un luxe -inutile. A ses fonctions de grand chancelier Juliana joignit celles de -femme de chambre et de peigneuse de sa belle-mère et de sa belle-sœur. -Ainsi tout se trouva réglé à la maison. - -Mais, comme il n'y a point de félicité complète en ce monde, dans le -mois même ou à peu près du déménagement, marqué dans les éphémérides -zapatesques par la mort de don Frasquito Ponte Delgado, Juliana -commença à ressentir dans sa façon d'être une altération fort -extraordinaire. Elle, qui pour la luxuriante exubérance de sa santé -s'était toujours comparée elle-même à une mule, tomba tout d'un -coup dans un genre de souffrance absolument contraire à sa nature -parfaitement équilibrée. Qu'était-ce? Cela se traduisait par des -troubles nerveux et des atteintes d'hystérie, affection dont Juliana -s'était ressentie plus d'une fois déjà, l'attribuant à des caprices de -femme trop gâtée ou à des troubles imaginaires que la tendresse d'un -mari savait seule guérir. - -Le mal de Juliana débuta par des insomnies absolument rebelles. Elle -se levait le matin sans avoir pu fermer l'œil de toute la nuit. Peu -de jours après, elle avait commencé à perdre l'appétit et, enfin, -à la perte de sommeil se joignirent promptement des agitations et -des terreurs extraordinaires dans l'obscurité et, de jour, une -mélancolie noire, pesante, funèbre. Ce qu'il y eut de pire pour la -famille, ce fut que ces malaises ne changèrent absolument rien aux -habitudes despotiques de la gouvernante et ne firent au contraire que -les aggraver. Antonio lui proposa de la conduire à la promenade et -elle l'envoya promener à tous les diables. Elle devint tout à fait -désagréable, mal embouchée, grossière et insupportable. - -Enfin, ses monomanies hystériques se réduisirent à une seule, l'idée -que ses enfants ne se portaient point bien. L'apparence extrêmement -robuste des enfants ne servait à rien. Avec les précautions -extraordinaires qu'elle prit pour leur santé et les soins multiples -qu'elle leur prodiguait, elle les tourmentait incessamment et elle -n'arrivait qu'à les faire pleurer à tout propos. La nuit, elle sautait -à bas de son lit, assurant que les enfants avaient été assassinés et -nageaient dans le sang. S'ils toussaient, c'était qu'ils étaient prêts -à étouffer; s'ils mangeaient mal, ils étaient empoisonnés. - -Un matin, elle sortit précipitamment avec son châle et sa mantille et -se rendit aux quartiers du sud, pour trouver Benina avec laquelle elle -voulait causer. Et elle marcha plusieurs heures avant de la rencontrer, -car elle ne passait point son temps à Santa-Casilda, mais bien dehors -dans les quartiers de la Carretera de Tolède, à main gauche du pont. -Elle la trouva enfin là, après l'avoir cherchée de tous côtés au milieu -de ces rues enchevêtrées. La vieille vivait avec le Maure dans une -petite maison qui avait l'air d'une cabane située au sud des terrains -qui dominent la Grand'Rue. - -Almudena allait de mieux en mieux avec sa terrible maladie de peau; -mais son visage était encore couvert d'horribles pustules. Il ne -sortait pas de la maison et la pauvre vieille allait tous les matins -gagner sa vie en mendiant à San-Andres. Juliana ne fut pas peu surprise -de la voir en apparence de bonne santé et toujours gaie, l'esprit -serein et acceptant sans récrimination son sort. - -«Je viens vous gronder, madame Benina, lui dit-elle en s'asseyant sur -un banc de pierre qui se trouvait contre la maison, près d'une auge où -la pauvre femme lavait son linge, tandis que le vieil aveugle était -assis assez loin à l'ombre. Oui, madame, parce qu'il était convenu -que vous viendriez prendre la desserte à la maison et vous n'avez pas -encore paru et nous n'avons plus vu votre figure. - ---Je vous dirai, madame Juliana, répliqua Nina, ce n'est pas parce que -je méprise votre offre, mais c'est parce que j'ai pu m'en passer. J'ai -les restes d'une autre maison, avec ce que je gagne, cela me suffit, -et vous pouvez bien en faire cadeau à un autre pauvre, et, pour votre -conscience, ce sera tout comme.... Que voulez-vous savoir? Qui me donne -à manger? Eh bien, je dois cette aumône bénie à don Romualdo Cédron.... -Je l'ai connu à San-Andres, où il dit la messe.... Oui, madame: don -Romualdo qui est un saint, pour que vous le sachiez.... Et je suis -sûre, après beaucoup de réflexions, que ce n'est point le don Romualdo -que j'avais inventé, mais bien un autre qui ressemble au mien comme -deux gouttes d'eau. Souvent on invente une chose qui devient vérité le -lendemain, ou bien les vérités, avant d'être des vérités, commencent -par être des mensonges très grossiers.... Vous le savez peut-être?» - -La piqueuse de bottines déclara qu'elle était enchantée de tout ce -qu'elle venait d'entendre et, étant donné que don Romualdo lui venait -en aide, doña Paca et elle donneraient les restes de la table à -d'autres malheureux. - -«Mais j'avais autre chose à vous dire. Je suis votre débitrice, Benina, -car ma belle-mère, que je conduis avec un fil de soie, a décidé de vous -allouer une petite pension de deux réaux par jour.... Comme je ne vous -ai pas vue nulle part, je n'ai pas pu régler avec vous et voici quinze -piécettes qui font le mois entier, madame Benina. - ---Cela, je l'accepte volontiers, oui, madame, cela n'est pas à -mépriser.... Ces piécettes me tombent du ciel, dit Nina toute joyeuse, -car j'ai une dette avec la Pitusa, rue du Mediodia-Grande, et je -la paye avec ce que je peux réunir et avec une piécette par douro -d'intérêt. Avec cela, j'aurai remboursé pas loin de la moitié. Des -coups de pierre de cette nature, que le Seigneur m'en envoie chaque -jour, madame Juliana. Vous savez, je vous suis très reconnaissante: -puisse le Seigneur vous le rendre en santé pour vous, pour votre mari -et pour vos enfants!» - -Avec un flux de paroles abondantes, nerveuses et tant soit peu -hyperboliques, Juliana assura qu'elle n'avait plus de santé; qu'elle -souffrait d'un mal aussi étrange qu'incompréhensible. Mais elle le -supportait avec patience, sans se préoccuper en rien de cet état. Ce -qui l'inquiétait, ce qui faisait de son existence un atroce supplice, -c'était la peur que ses enfants tombassent malades. Ce n'était point -seulement une idée ou une crainte; elle était sûre que si Antonio et -Paquito tombaient malades..., ils mourraient infailliblement. - -Benina chercha à lui enlever de la tête pareilles idées, mais l'autre -ne se laissa point convaincre et, la quittant brusquement, elle reprit -le chemin de Madrid. Grande fut la surprise de Benina et du Maure de -la voir apparaître le lendemain matin, de très bonne heure, agitée, -tremblante, les yeux brillants. Le dialogue fut bref, mais rempli de -matière psychologique. - -«Qu'as-tu, Juliana, lui demanda Benina la tutoyant pour la première -fois. - ---Que veux-tu que j'aie? si ce n'est la peur de la mort de mes enfants. - ---Ah! mon Dieu, ils sont malades? - ---Oui, c'est-à-dire, non: ils sont bien. Mais je suis tourmentée par -l'idée qu'ils vont mourir.... Ah! Nina de mon âme, je ne puis chasser -cette idée. Je ne fais que pleurer, et encore pleurer, vous le voyez.... - ---Oui, je le vois bien. Mais, si ce n'est qu'une idée, il faut te -l'ôter de la tête, femme. - ---Je viens pour ceci encore, madame Benina, parce que cette nuit il -m'est venu l'idée que vous seule pouviez me guérir. - ---Et comment? - ---En me persuadant que je ne dois point me figurer que mes petits -peuvent mourir..., en m'ordonnant de le croire. - ---Moi? - ---Si vous me l'affirmez, je le croirai et je me guérirai de cette -maudite préoccupation..., parce que..., je le dis franchement, je suis -mauvaise, je suis une pauvre pécheresse.... - ---Eh bien, alors, Juliana, c'est chose facile de te guérir. Je -t'affirme que tes enfants ne vont pas mourir, que tes enfants sont -sains et robustes. - ---Voyez.... La joie que j'éprouve m'est une certitude que vous savez ce -que vous dites.... Nina, Nina, vous êtes une sainte. - ---Je ne suis pas une sainte. Mais tes enfants sont bien et ne souffrent -d'aucun mal.... Ne pleure pas... va-t'en chez toi, et ne pèche plus. - - -FIN - - -41 894.--Paris, Imprimerie LAHURE, rue de Fleurus, 9. - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MISÉRICORDE *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. 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-font-weight: normal; font-style: normal; text-align: right; -color: #C0C0C0; background-color: inherit;} - -.x-ebookmaker .pagenum2 {visibility: hidden;} - -/* Notes */ -div.footnotes {clear: both; font-size: 0.9em; padding: .3em .5em .5em .5em; -margin: 1.5em 4em 1.5em 4em; border: solid 1px #ccc;} - -.fnanchor {vertical-align: super; font-size: 0.8em; -text-decoration: none; font-style: normal;} - -.label {text-align: right; font-size: 0.8em; position: relative; right: 1em;} - -a {color:#879bbb; text-decoration: none;} -.link {font-size: 1em;} - -/* note au lecteur */ -.tnote {padding: 5px 5px 5px 5px; font-family: sans-serif; font-size: 80%; border: solid 1px #ccc; - background-color: #F5F5F5; margin-top: 4em; margin-right: 20%; margin-left: 20%; margin-bottom: 4em;} -.fontnote {font-family: sans-serif; margin-right: 1em; margin-left: 1em;} - - </style> - </head> - <body> -<div lang='en' xml:lang='en'> -<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>Miséricorde</span>, by Pérez Galdós</p> -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and -most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you -are not located in the United States, you will have to check the laws of the -country where you are located before using this eBook. -</div> -</div> - -<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: <span lang='fr' xml:lang='fr'>Miséricorde</span></p> -<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Pérez Galdós</p> -<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Translator: Maurice Bixio</p> -<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Contributor: Alfred Morel-Fatio</p> -<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: July 24, 2022 [eBook #68603]</p> -<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p> - <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Ramón Pajares, Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)</p> -<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>MISÉRICORDE</span> ***</div> - -<hr class="full" /> - -<p><a href="#note_au_lecteur">Au lecteur</a></p> - -<p><a href="#notes">Notes</a>.</p> - -<h1>MISÉRICORDE</h1> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="ouvrages"> - <p class="ouvrages1">ŒUVRES DE PEREZ GALDÓS</p> - <p class="ouvrages2">HORTALEZA 132, MADRID</p> - - <hr class="small2" /> - - <p class="ouvrages3">ROMANS ESPAGNOLS CONTEMPORAINS</p> - - <p>La desheredada.—El amigo Manso.—El doctor Centeno.—Tormento.—La - de Bringas.—Lo prohibido.—Fortunata y Jacinta.—Miau.—La - Incógnita.—Realidad.—Angel Guerra.—Tristana.—La loca - de la casa.—Torquemada en la hoguera.—Torquemada en la - cruz.—Torquemada en el Purgatorio.—Torquemada y San - Pedro.—Nazarín.—Halma.—Misericordia.—El Abuelo.</p> - - <p class="ouvrages3">ROMANS DE LA PREMIÈRE ÉPOQUE</p> - - <p>Doña Perfecta.—Gloria.—Marianela.—La familia de León Roch.—La - Fontana de Oro.—El Audaz.—La Sombra.</p> - - <p class="ouvrages3">THÉATRE</p> - - <p>Realidad.—La loca de la casa.—La de San Quintín.—Los - Condenados.—Voluntad.—Doña Perfecta.—La Fiera.</p> - - <p class="ouvrages3">ÉPISODES NATIONAUX</p> - - <p><i>Première série</i>: Trafalgar.—La Corte de Carlos IV. - —El 19 de Marzo y el 2 de Mayo.—Bailén.—Napoléon en - Chamartin.—Zaragoza.—Gerona.—Cádiz.—Juan Martín el Empecinado.—La - batalla de los Arapiles.—<i>Seconde série</i>: El equipaje del Rey - José.—Memorias de un cortesano de 1815.—La segunda casaca.—El - Grande Oriente.—7 de Julio.—Los cien mil hijos de San Luis.—El - Terror de 1824.—Un voluntario realista.—Los Apostólicos.—Un - faccioso más y algunos frailes menos.—<i>Troisième série</i>: - Zumalacárregui.—Mendizábal.—De Oñate á la Granja.—Luchana.—La - Campaña del Maestrazgo.—La estafeta romántica—Vergara.—<i>En - preparación</i>: Montes de Oca.—Los Ayacuchos.—Bodas Reales.</p> - - <p class="center">41894.—Imprimerie <span class="smcap">Lahure</span>, rue de Fleurus, 9, à Paris.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="titlepage"> - <p class="title1">PEREZ GALDÓS</p> - - <hr class="small5" /> - - <p class="title2">MISÉRICORDE</p> - - <p class="title3">ROMAN</p> - - <p class="title4">TRADUIT DE L’ESPAGNOL AVEC L’AUTORISATION DE L’AUTEUR</p> - - <p class="title5"><i>par Maurice BIXIO</i></p> - - <p class="title6">PRÉFACE DE MOREL-FATIO</p> - - <div class="figcenter2" style="width: 100px;"> - <img src="images/logo.jpg" alt="" width="100" height="104" /> - </div> - - <p class="title7a">PARIS</p> - <p class="title7b">LIBRAIRIE HACHETTE ET C<sup>ie</sup></p> - <p class="title7c">79, <span class="smcap">BOULEVARD SAINT-GERMAIN</span>, 79</p> - - <hr class="small6" /> - <p class="title7d">1900</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum hidden" id="Page_I">I</span></p> - <h2 id="ch_1">PRÉFACE</h2> -</div> - -<p>Perez Galdós n’a pas besoin d’être introduit auprès du public -français. La grande renommée qu’il s’est acquise depuis une trentaine -d’années dans son pays et l’imposant cortège de ses œuvres lui font -faire place partout où l’Espagne excite l’intérêt et éveille des -sympathies. Chez nous, quelques-uns de ses romans de la première -et de la seconde manière ont été traduits et lui ont valu déjà de -fervents admirateurs<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>; il est du nombre de ces Latins du Sud que -nous accueillons avec le plus de plaisir et au contact desquels nous -aimons parfois à réchauffer et à ragaillardir nos âmes oppressées et -glacées par les brumes septentrionales. Mais ce que nous connaissons -de lui n’est qu’un avant-goût de ce que nous désirons et voudrions -connaître; nos relations n’ont été qu’ébauchées, il nous faut, avec ce -grand conteur, un commerce plus assidu et intime. Puisse ce livre si -heureusement choisi par M. Maurice Bixio, puisse ce livre placé sous le -beau vocable de <i>Miséricorde</i>, tout imprégné d’humaine tendresse, -d’abnégation et de vaillance, n’être que le premier d’une nouvelle -série de traductions qui rendront accessibles aux Français tous les -aspects du talent de Galdós!</p> - -<p>Je n’entreprendrai pas ici de les décrire dans ces pages qui doivent -rester un simple tribut de l’amitié; mais il me semble <span class="pagenum2" id="Page_II">II</span> que je -pourrai dire au moins ce qui place l’auteur au premier rang des -romanciers contemporains de l’Espagne et pourquoi ses romans me -paraissent devoir être particulièrement goûtés en France.</p> - -<p>L’œuvre est vaste et variée; à cette heure, plus de soixante volumes, -dont trente environ appartiennent au genre du roman historique, ou, -pour mieux dire, forment une sorte de revue rétrospective de l’Espagne -moderne depuis le commencement du siècle, et que Galdós mènera jusqu’à -la fin de la guerre carliste, peut-être plus loin encore: suite de -récits où se rejouent devant nous par les acteurs qui y ont pris une -part prépondérante les tragédies ou les comédies dont se compose au -XIX<sup>e</sup> siècle l’histoire de la nation, et qui a reçu de son auteur le -titre bien approprié d’<i>Épisodes nationaux</i>. Pour l’assimiler à -quelque chose de français, qui en donnerait le mieux l’idée, on peut -prononcer le nom de Erckmann-Chatrian, mais d’un Erckmann-Chatrian plus -imaginatif et plus fort, et encore la comparaison ne vaudrait-elle -que pour la première série de ces <i>Épisodes</i>, de procédé assez -sommaire. Dans la seconde déjà et plus encore dans la troisième, qui -l’une et l’autre ont profité de l’enrichissement du talent de Galdós, -il faudrait penser à quelque chose de plus grand, peut-être à Balzac: -tel de ces <i>Épisodes</i> rappellerait assez les <i>Chouans</i> par -l’intensité de vie qui y est répandue, par des portraits très étudiés -de personnages historiques, par la profusion de détails pittoresques, -par la création d’une quantité de types représentatifs. Ces -<i>Épisodes</i> ont eu en Espagne un beau succès, sinon auprès de tous -les raffinés, du moins auprès du grand public. Ils sont venus au bon -moment, ils ont répondu à un besoin. Dans un pays où on ne lit guère, -ces livres enseignent à beaucoup tout ce qu’ils sauront jamais de -l’histoire nationale; il font revivre en les précisant, en leur donnant -une âme et un corps, quelques noms restés, mais assez indistincts, dans -la mémoire des Espagnols d’aujourd’hui. <span class="pagenum2" id="Page_III">III</span> Tels les romans de Dumas, -tels nos drames historiques de la Porte Saint-Martin qui créèrent une -histoire de France à l’usage de nos classes populaires. Ne faisons -point fi du genre, sous prétexte que de médiocres écrivains l’ont -discrédité: le don d’intéresser, d’émouvoir, s’y révèle tout aussi bien -qu’ailleurs, sans compter que, pour nous Français, forts ignorants de -l’histoire moderne de l’Espagne, que la complication des événements -politiques et le manque de très grandes figures ou de très grandes -actions rendent à vrai dire fastidieuse, les <i>Épisodes</i> de Galdós -nous serviront comme ils servent aux demi-lettrés de là-bas; ils nous -apprendront sur les Zumalacárregui, les Cabrera, les Mendizábal et les -Espartero ce que nous n’aurions sans doute jamais appris et le peu -qu’il nous importe d’en connaître.</p> - -<p>Mais le Galdós qui réunit tous les suffrages, qui a pour public -l’Espagne entière est le Galdós des <i>Nouvelles espagnoles -contemporaines</i>, surtout celles de la seconde époque, qui commencent -par <i>La Desheredada</i> et se termine par <i>El Abuelo</i>. Dans ce -domaine de la peinture des mœurs bourgeoises qu’il s’est adjugé par -droit de conquête, il règne en maître. Tandis que d’autres ont cherché -à décrire des singularités locales, des mœurs rares, et à nous faire -goûter la saveur de quelque terroir isolé et sauvage, lui s’est établi -au cœur de la nation, là où tout le sang afflue, où l’on jouit et où -l’on souffre le plus, où le plus grand nombre d’humains, passant et -repassant sous l’œil de l’observateur, s’offrent sans cesse à son -étude. Il a réagi contre l’idée que la vie des capitales nivelle et -uniformise tout; il y découvre, au contraire, une variété infinie de -caractères et de tempéraments, et c’est dans les milieux que leur -médiocrité et leur insignifiance semblent condamner à l’oubli, chez les -petits bourgeois, les petits employés et les humbles de toute nature, -qu’il aime à s’introduire et qu’il choisit de préférence ses héros. -La banalité d’une existence bourgeoise, dans le <span class="pagenum2" id="Page_IV">IV</span> cercle tracé -par les exigences sociales, loin de le détourner, l’attire; sous la -monotonie du train-train journalier, il découvre des passions aussi -intenses, des vertus aussi sublimes, des ridicules ou des vices aussi -accusés que dans toute autre région de la société. Je dirai même que le -contraste entre les figures originales, les individualités qu’il sait -composer et le fond terne du milieu d’où elles émergent leur donne un -relief extraordinaire. Dans plusieurs romans de cette série, Galdós est -descendu plus bas encore, dans le monde infernal de la misère et du -vice. Comme le poète, il s’est dit un jour:</p> - -<div class="cpoesie"> - <div class="poem"> - <p class="noindent">Or, discendiam omai a maggior pietà.</p> - </div> -</div> - -<p>Pénétré d’une immense commisération pour toutes les victimes -de nos tristes institutions, pour tous les vaincus dans -l’âpre lutte pour l’existence, les faibles, les éclopés et les infirmes, -il a fait pousser et éclore dans ces bas-fonds quelques -fleurs d’un parfum délicieux: telle la <i>señá Benina</i>, l’héroïne -de <i>Misericordia</i>; telle une adorable figure d’enfant, le <i>Luisito</i> -de <i>Miau</i>; tel l’exquis <i>Nazarin</i>, la plus puissante, la plus -tolstoïenne des créations de Galdós, qu’il faudra nous hâter -de traduire.</p> - -<p>Tout en restant exclusivement espagnol dans la description -des mœurs, la condition moyenne et urbaine du personnel de -ses livres, aussi bien que le large courant d’humanité qui y -circule, font qu’il nous intéresse et nous touche beaucoup plus -directement que d’autres de ses compatriotes dont la couleur -locale, les coutumes agrestes et certaines étrangetés de pensée -et de langage nous étonnent et nous désorientent assez. -D’autres qualités encore nous rapprochent du conteur espagnol: -je veux parler de sa langue et de son style, faciles et -colorés, mais surtout bien adaptés aux sujets, un style qui, à -force de simplicité, finit par ne plus en être un et se contente -de reproduire la vie. Les préoccupations de l’artiste cèdent -<span class="pagenum2" id="Page_V">V</span> -toujours chez lui à la nécessité impérieuse à ses yeux de faire -vrai, de dire ce qu’il faut pour poser un personnage et nous -le présenter tel que nous devons le voir. Galdós nous a lui-même -raconté quelles difficultés il eut à surmonter pour -atteindre ce résultat, qui consiste essentiellement à se tenir à -égale distance de la copie littérale du langage parlé et du style -livresque, figé en Espagne plus qu’ailleurs dans les atours -d’un autre âge. Certains délicats préfèrent l’«écriture» plus -curieusement fouillée et rafraîchie de bonnes senteurs marines -et alpestres de Pereda, ou bien la grâce andalouse et le mysticisme -érotique de Valera; mais le plus grand nombre va à -Galdós dont le réalisme de bon aloi saisit et retient par sa -franchise, par l’absence de toute «littérature».</p> - -<p>Ajouterai-je un dernier trait qui accroît encore notre estime -pour l’homme et pour l’écrivain? L’œuvre est saine, absolument -saine. Ennemi de l’esprit étroit et de petite chapelle qui -fait consister le salut dans l’affiliation à certain parti politique -ou dans les pratiques de telle religion; non moins ennemi -d’une morale prêchée par l’auteur sous le couvert de ses personnages -dont le caractère et les allures ne suivent plus dès -lors leur développement normal, mais servent de porte-parole -à une cause,—ce qui a lieu constamment chez Fernán Caballero -et parfois chez Pereda—notre peintre vigoureux et -sincère de la société espagnole contemporaine possède un -idéal, idéal des plus élevés, qui tend: en politique, à la suppression -des coteries mesquines, des petites tyrannies, du -<i>caciquisme</i>, comme on dit là-bas, et des mille injustices d’un -système gouvernemental antipathique au tempérament espagnol -et faussé dans son application; en religion, à une large -diffusion de la vraie charité chrétienne, sans aucune hostilité -d’ailleurs contre les formes du culte établi, mais aussi sans -confiance aveugle dans la vertu de ces formes. Point de réticences, -point de ménagements puérils ni de pruderie, quand -il s’agit de montrer des vices et des laideurs; mais, en revanche, -<span class="pagenum2" id="Page_VI">VI</span> -nul étalage complaisant de malpropretés physiques ou -morales. Et partout, même dans les compartiments les plus -sombres de la grande vallée de larmes, toujours de la lumière, -de la joie, de la bonne humeur, une petite étoile qui luit au-dessus -de la pauvre humanité dolente, qui la guide, la réconforte -et l’arrache de temps à autre à ses souffrances et à ses -misères. Qu’on en juge par ce livre!</p> - -<p class="rsignature"><span class="smcap">Alfred</span> MOREL-FATIO.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum hidden" id="Page_1">1</span></p> - <h2 id="ch_2">MISÉRICORDE</h2> -</div> - -<p class="souschapitre">I</p> - -<p>La paroisse... ou mieux... l’église de San-Sebastian -a deux aspects comme certaines personnes, deux faces -qui sont certainement plus gracieuses que belles; l’une -regarde les maisons d’en bas, qu’elle enfile par la rue -Cañizares, l’autre est tournée vers le clan aristocratique -de la place del Angel. On retrouverait dans ces -deux façades un fidèle reflet du plus pur Madrid, où le -caractère architectonique et le caractère moral s’associent -merveilleusement. Sur la façade sud, et au-dessus -d’une porte grossière, se trouve campée l’image baroque -du saint, tout recroquevillé, dans une attitude plus -chorégraphique que religieuse; sur celle du nord, -dépourvue d’ornements, pauvre et vulgaire, se dresse -la tour, qui ressemble à une personne les poings sur -la hanche, voulant dire ses quatre vérités à la place -del Angel. D’un côté comme de l’autre, il faut le reconnaître, -les faces ou façades ne manquent point d’une -certaine ampleur; elles comportent de jolies cours fermées -par des treillages vermoulus, mais pleines de -vases avec de gracieux arbustes et aussi un petit marché -de fleurs qui récrée la vue. Dans aucun endroit -comme là, on ne saurait trouver plus complètement le -charme, la sympathie, le côté angélique, pour parler -andalou, qui émane comme un parfum léger des choses -vulgaires, ou du moins de quelques-unes des choses -vulgaires qui remplissent le monde à l’infini. -<span class="pagenum" id="Page_2">2</span></p> - -<p>Laid et long comme une feuille entière de petites -images ou comme une romance d’aveugle, l’édifice -bifrontin, avec sa tour barbienne, la petite coupole de -la chapelle de la neuvaine, ses toits irréguliers, ses -murs découpés badigeonnés d’un ton d’ocre, ses cours -fleuries, ses ferrures rouillées sur la rue et son campanile -élevé, présente encore un ensemble gracieux, -piquant, galant pour le dire en un mot. C’est un petit -coin de Madrid que nous devons conserver avec amour, -comme des antiquaires soigneux, parce que le rococo -monumental est aussi un art. Admirons donc ce San-Sebastian, -legs des temps anciens, une image ridicule -et grossière si l’on veut, mais conservons-la comme un -joli magot.</p> - -<p>Bien qu’elle ait l’honneur d’être la porte principale, -la porte du sud est la moins fréquentée par les fidèles -les jours ordinaires, matin et soir. Toutes les personnes -distinguées entrent par la porte du nord, qui a -l’air d’une porte dissimulée, mais familière. Point n’est -besoin de faire une statistique des paroissiens qui -arrivent au culte sacré par une porte ou une autre, -car nous avons un recenseur infaillible, les pauvres. -En effet, la troupe de misère est plus nombreuse et -plus formidable au nord qu’au sud; c’est là surtout -qu’elle guette le passage de la charité, comme une -garde de hallebardiers chargés de recevoir humainement -le péage à la frontière du divin, ou la contribution -imposée aux consciences impures qui vont là où -l’on peut se laver.</p> - -<p>Ceux qui montent la garde au nord occupent des -places choisies sous le porche et aux deux entrées par -les rues de las Huertas et de San-Sebastian, et le choix -de leurs places est si stratégiquement établi qu’aucun -fidèle ne pourrait leur échapper ni à l’entrée ni à la -sortie, à moins de passer par les toits.</p> - -<p>Dans les jours rigoureux de l’hiver, la pluie ou le -froid glacial ne permettent pas aux intrépides soldats -de la misère de rester à l’air libre, bien qu’ils soient -<span class="pagenum" id="Page_3">3</span> -miraculeusement constitués pour supporter de pied -ferme les inclémences de l’atmosphère: ils se replient -en bon ordre au tunnel ou petit passage qui dessert -l’entrée du temple paroissial et y forment deux ailes, -l’une à droite et l’autre à gauche. On comprend bien -qu’avec cette formidable occupation du terrain et cette -admirable tactique aucun chrétien ne peut échapper, -et forcer ce tunnel n’est pas moins difficile et glorieux -que le mémorable passage des Thermopyles. L’aile -droite et l’aile gauche de ce contingent aguerri ne se -composent pas de moins d’une douzaine et demie de -vieillards audacieux, de vieilles indomptées, d’aveugles -importuns, renforcés d’enfants d’une activité irrésistible, -étant entendu que l’on puisse appliquer ce terme -à l’art de la mendicité, et ils restent là jusqu’à ce que -Dieu fasse sonner l’heure de la soupe, et alors cette -armée va se rationner rapidement pour revenir avec -un nouveau courage entreprendre la campagne de -l’après-midi. A la tombée de la nuit, s’il n’y a pas neuvaine -avec sermon, saint rosaire avec méditation et -conférence, ou adoration nocturne, l’armée se retire, -chaque combattant se dirigeant à pas lents vers son -domicile. Nous les suivrons tout à l’heure dans leur -intéressant retour aux logis où ils vivent si mal.</p> - -<p>Rapidement, observons-les dans leur rude lutte pour -leur misérable existence, sur le terrible champ de -bataille dans lequel nous ne rencontrerons pas de -mares de sang ni de butins militaires, mais bien des -querelles violentes ou de féroces disputes.</p> - -<p>Une matinée de mars, venteuse et glaciale, durant -laquelle les paroles gelaient au sortir de la bouche, et -où les visages des passants étaient fouettés par une -poussière que le froid rendait semblable à de la neige -molle, l’armée des mendiants se replia à l’intérieur du -passage. Un aveugle avancé en âge, du nom de Pulido, -était seul resté à la porte de fer de San-Sebastian, et -il devait avoir un corps de bronze et de l’alcool ou du -mercure dans les veines, pour pouvoir résister à une -<span class="pagenum" id="Page_4">4</span> -pareille température, toujours fort, bien portant, et -avec des couleurs que pouvaient, certes, lui envier les -fleurs des parterres voisins. La fleuriste s’était retirée -à l’intérieur de sa guérite et, renfermant avec elle les -pots de fleurs et les immortelles, s’était mise à tresser -des couronnes pour enfants morts.</p> - -<p>Dans la cour qui fut le cimetière de San-Sebastian, -comme l’indique l’inscription bleue placée sur le mur -au-dessus de la porte, on ne voyait d’êtres vivants que -de rares femmes qui traversaient la rue pour entrer ou -sortir de l’église en se couvrant la bouche avec la main -qui tenait leur livre d’heures, ou quelque clerc se dirigeant -vers la sacristie, avec le manteau soulevé par le -vent, comme un perroquet noir qui secoue ses plumes -et étire ses ailes, retenant l’étoffe avec ses mains crispées, -comme si elle eût voulu prendre son vol au haut -de la tour.</p> - -<p>Aucun des entrants ou des sortants ne faisait attention -au pauvre Pulido, tant on était habitué à le voir -impassible dans sa faction, aussi insensible à la neige -qu’à la chaleur suffocante, avec la main tendue, mal -enveloppé dans un petit manteau ridicule de drap sombre, -modulant sans s’arrêter des paroles tristes, qui -sortaient gelées de ses lèvres.</p> - -<p>Ce jour-là, le vent jouait avec les poils blancs de sa -barbe, les relevant sur son nez et les plaquant sur son -visage rendu humide par les larmes que le froid intense -faisait couler de ses yeux morts. Il était neuf -heures et l’homme n’avait pas encore étrenné. Un jour -plus chien, on ne l’avait pas encore vu de toute l’année, -qui depuis les Rois venait à être une des plus -pitoyables, car le jour du saint patron (20 janvier) il -avait fait à peine douze petites pièces, soit moitié de -l’année passée, à la Chandeleur et la neuvaine du bienheureux -san Blas, qui d’autres années avaient été si -fructueuses, étaient ressorties avec des journées de six -et de cinq petites pièces, durement conquises.</p> - -<p>«Il me semble à moi—disait, parlant à ses haillons -<span class="pagenum" id="Page_5">5</span> -le bon Pulido, buvant ses larmes et essuyant les -poils de sa barbe—que l’ami san José nous fait bien -grise mine! Qui se souvient de la San-José de la première -année d’Amédée? Non, les saints ne se conduisent -pas comme ils le devraient. Tout arrive, Seigneur, -excepté les produits de la fête, et l’on ne voit -plus, comme on dit, la pauvreté honorée. Tout est -pour les coquins, comme dans la politique palpitante, -et pour ceux des souscriptions pour les victimes. Pour -moi, puisse Dieu envoyer aux anges tous ceux qui -inventent dans les feuilles des victimes pour frustrer -les pauvres légitimes et de droit! Oui, certes, il y a -des aumônes, il y a de bonnes âmes; mais les libéraux, -le bienheureux congrès d’un côté et de l’autre les congrégations, -les meetings et les discours, et tant de -choses de l’imprimerie font tomber la volonté de la -plupart des bons chrétiens.... C’est ma manière de -voir: Ils disent tous qu’ils voudraient qu’il n’y eût -plus de pauvres et ils ne pensent qu’à sauver leur -âme. Mais patience! Je connais le galant qui fait sortir -les âmes du purgatoire.... Oui, oui, elles pourriront, -mesdames, leurs âmes, sans que la chrétienté fasse -seulement attention à elles, parce que... à moi, qu’on -ne m’en parle pas: la prière des riches, avec la barrique -bien pleine et le corps confortablement abrité, -n’a pas de valeur.... Non, par Dieu, elle n’a pas de -valeur!»</p> - -<p>Il en était là de son monologue quand il fut accosté -par un homme de petite taille, avec un long manteau -qui l’enveloppait complètement, replet, d’environ -soixante années, d’aspect doux, la barbe blanche coupée -court, et vêtu avec négligence; ce dernier, lui mettant -dans la main un gros sou pris dans une sacoche, qui -sans doute contenait ses aumônes du jour, lui dit: -«Tu ne l’attendais pas aujourd’hui—dis la vérité—avec -un pareil temps?...</p> - -<p>—Si, que je l’attendais, mon bon seigneur don Carlos, -répliqua l’aveugle en baisant la monnaie, parce que -<span class="pagenum" id="Page_6">6</span> -c’est aujourd’hui l’anniversaire, et vous ne pouviez manquer, -quand bien même le zéro du <i>terremotos</i> aurait -gelé (il voulait sans nul doute dire du <i>termometros</i>).</p> - -<p>—C’est vrai, je ne manque jamais. Grâce à Dieu, je -me défends, et ce n’est pas un faible miracle avec cette -gelée et cet affreux vent du nord, capable de donner -une pneumonie au cheval de la place Mayor. Et toi, -Pulido, fais attention; pourquoi ne rentres-tu pas à -l’intérieur?</p> - -<p>—Je suis de bronze, seigneur don Carlos, et la -mort ne veut pas de moi. On est mieux ici avec ce petit -vent qu’à l’intérieur avec ces vieilles charlatanes, sans -éducation.... Je sais ce que je dis: l’éducation est la -première des choses, et sans éducation comment voulez-vous -qu’il y ait de la charité? Seigneur don Carlos, que -le Seigneur vous augmente et vous tienne en gloire!...»</p> - -<p>Avant que l’aveugle eût terminé sa phrase, don Carlos -était parti précipitamment; il le fit ainsi, parce que -le terrible ouragan, ayant eu prise dans son manteau -entr’ouvert, avait replié toute l’étoffe autour de sa tête, -faisant des enroulements et des tours, comme un rouleau -de toile ou un tapis arraché par le vent qui viendrait -battre contre la porte, et il entra bruyamment et -tumultueusement, débarrassant péniblement sa tête -des plis qui l’enveloppaient.</p> - -<p>—Quel temps.... C’est comme un coup de massue! -s’écria le bon seigneur, entouré de la multitude des -pauvres qui l’accueillaient de leurs salutations unanimes, -les mains flasques des vieilles l’aidant à remettre en -ordre, sur ses épaules, son manteau.</p> - -<p>D’un mouvement continu, il se mit à répartir les sous -qu’il tirait un à un de son sac, en les soupesant avant -de les lâcher, de peur d’en donner deux à la fois, et -cela fait, non sans accompagner sa distribution d’un -petit sermon pour les exhorter à la patience et à l’humilité, -il jeta un dernier regard sur sa sacoche qui -contenait la provision pour la porte du côté d’Atocha, -et il entra tout à fait dans l’église.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_7">7</span></p> - <h2 id="ch_3">II</h2> -</div> - -<p>Ayant pris l’eau bénite, don Carlos Moreno Trujillo -se dirigea vers la chapelle de Notre-Dame de la Blanca. -C’était un homme si extraordinairement méthodique -que sa vie entière était enfermée dans une règle irréductible, -déterminant tous ses actes aussi bien ceux -moraux que ceux physiques, les plus graves résolutions -comme les passe-temps les plus insignifiants, jusqu’à -la manière de se mouvoir ou de respirer.</p> - -<p>Un seul exemple suffira pour montrer les habitudes -routinières dans lesquelles vivait ce saint homme, et -c’est que, vivant en ces jours de sa vieillesse dans la -rue d’Atocha, il entrait toujours par la grille de la rue -San-Sebastian et par la porte du nord, sans qu’il y eût -aucune autre raison que celle d’avoir toujours suivi ce -chemin, pendant les trente-sept ans qu’il avait vécu dans -sa maison de commerce renommée, de la petite place -del Angel. Il sortait invariablement par la rue d’Atocha, -quoique à la sortie il eût à visiter sa fille qui habitait -la rue de la Cruz.</p> - -<p>Après s’être agenouillé devant l’autel des Douleurs, -et ensuite aux images de san Lesmes, il restait un bon -moment en recueillement mystique: sa méditation terminée, -il visitait toutes les chapelles et autels, en conservant -dans cette visite un ordre qu’il ne changeait -jamais; il entendait deux messes basses, toujours deux, -ni une de plus, ni une de moins; il faisait une autre -visite aux autels, terminant infailliblement par la chapelle -du Christ de la Foi; il entrait un petit instant à -la sacristie, où il se permettait une courte conversation -<span class="pagenum" id="Page_8">8</span> -avec le coadjuteur ou avec le sacristain, parlant -du temps, ou du mal où tout est, ou du comment, ou du -pourquoi les eaux du Lozoya étaient troubles, et il se -dirigeait vers la porte donnant sur la rue d’Atocha, -où il répartissait les derniers sous de sa sacoche. Ses -prévisions étaient si bien faites qu’il était rare qu’il lui -manquât quelque chose pour distribuer aux pauvres -de chacun des côtés; s’il lui arrivait par extraordinaire -d’être à court, il se rappelait le mendiant lésé et il lui -donnait toujours le lendemain, et si, au contraire, il lui -restait une pièce de plus, le bonhomme courait à la -rue del Olivar, à l’oratoire, pour trouver une main tendue -dans laquelle il la pût mettre.</p> - -<p>Donc, le seigneur don Carlos entra, comme je l’ai dit, -par la porte que nous appellerons du cimetière de San-Sebastian, -et les vieillards et aveugles des deux sexes -qui attendaient de recevoir l’aumône se mirent à jaser -pendant qu’il n’entrait ou ne sortait personne à qui ils -pussent s’adresser; que pouvaient-ils mieux faire, ces -malheureux, que de tromper leur inanition et leurs -tristes heures en se régalant avec la petite comédie qui -ne coûte rien, et que, piquante ou insipide, on a toujours -à sa disposition pour se rassasier? En cela, ils sont -les égaux des riches; peut-être même ont-ils un avantage, -parce que, quand ils parlent, ils ne sont point -retenus par les convenances usuelles de la conversation -qui placent, entre la pensée et son expression, la grosse -croûte de l’étiquette et de la grammaire, qui gâte le -plaisir ineffable du «dis-moi et je te dirai».</p> - -<p>«Ne vous avais-je pas dit que don Carlos ne manquerait -pas aujourd’hui? Vous l’avez vu. Dites maintenant -si je me trompe ou si je suis véridique?</p> - -<p>—Moi aussi, je l’ai dit..., Toma..., parce que c’est -l’anniversaire du mois, le 24; il faut dire que c’est l’anniversaire -des funérailles de sa femme, et don Carlos -béni ne manque pas ce jour, bien qu’il tombe des -roues de moulin, parce que, sans offenser personne, il -n’y a pas un meilleur chrétien que lui.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_9">9</span></p> - -<p>—Pourtant je craignais qu’il ne vînt pas à cause du -froid qu’il fait, d’autant plus que c’est jour de grande -distribution, et je pensais que le bon seigneur en aurait -profité pour supprimer la cérémonie anniversaire.</p> - -<p>—Il l’aurait faite le lendemain; vous savez bien, -Crescencia, que don Carlos sait acquitter et payer ce -qu’il doit.</p> - -<p>—Il nous aurait donné demain la grosse aumône -d’aujourd’hui, cela, oui, mais en nous supprimant la -petite de demain.</p> - -<p>—Eh bien, est-ce que tu crois que nous ne savons -rien des comptes? Sans offense, je sais les ajuster -comme la lumière même, et je sais que, quand il nous -donne beaucoup un jour, il se fait malade quelques -jours pour gagner sur nous, ce que la défunte doit -voir d’un bien mauvais œil.</p> - -<p>—Tais-toi, mauvaise langue.</p> - -<p>—Mauvaise langue toi-même, et... veux-tu que je te -le dise?... bavard!»</p> - -<p>Elles étaient trois qui discutaient ainsi, assises à -droite, en entrant, formant un groupe séparé des autres -pauvresses; l’une d’elles était aveugle ou, pour le -moins, voyait peu; les deux autres avaient la vue -bonne; elles étaient toutes les trois vêtues de guenilles -et protégées avec de grossières étoffes noires ou grises. -La seña Casiana, grande et osseuse, parlait avec une -certaine arrogance, comme qui tient ou croit tenir -autorité, et il n’est pas invraisemblable qu’elle eût cette -autorité, car, lorsque, pour une fin quelconque, une -demi-douzaine d’êtres humains se réunissent, il y en a -toujours un qui prétend imposer sa volonté aux autres -et qui y réussit.</p> - -<p>L’aveugle ou demi-aveugle s’appelait Crescencia; -toujours semblable à une brebis, montrant sa figure -amoindrie, elle sortait du paquet de linge dont son -corps était formé sa main maigre et rugueuse aux -ongles larges. Celle qui dans le colloque antérieur avait -parlé d’une façon hautaine et discourtoise s’appelait -<span class="pagenum" id="Page_10">10</span> -Flora et avait pour surnom la Burlada; on ignorait son -origine et son état civil; c’était une petite vieille extrêmement -vive, irascible, babillarde, qui brouillait et -troublait le cénacle des miséreux, indisposant les uns -contre les autres, car elle avait toujours quelque chose -de piquant et de malveillant à dire quand elles étaient -toutes réunies, et elle ne faisait aucune distinction -entre riches et pauvres dans ses critiques acerbes. Ses -petits yeux sagaces, larmoyants, de chat, débordaient -de méfiance et de malice. Son nez était passé à l’état -de petite boule rouge qui se relevait et s’abaissait au -mouvement des lèvres et de la langue, pendant sa conversation -vertigineuse. Les deux dents qui lui restaient -semblaient courir d’un côté à l’autre de sa bouche, se -transportaient promptement de-ci et de-là, et, quand -elle terminait son discours par un geste de dédain -suprême et de terrible sarcasme, la bouche se fermait -d’un trait, les lèvres rentraient l’une dans l’autre, et le -menton rouge, pendant que la langue s’arrêtait, continuait -à exprimer les idées par un tremblement insultant -et méprisant.</p> - -<p>Le type de Burlada était le contraire de celui de -seña Casiana; cette dernière était grande et osseuse, -maigre, et, bien que sa minceur ne fût pas absolument -apparente, les yeux malicieux disaient volontiers -qu’on ne trouverait pas beaucoup de bonnes choses -sous cet amas de guenilles. Sa face très large, comme -si on l’eût tirée tous les jours avec une machine en -serrant les joues, était des plus déplaisantes et laides -qu’on pût imaginer, avec les yeux fatigués, étonnés, -sans brillant ni expression, yeux qui paraissaient ne -pas voir sans être pour cela aveugles; le nez crochu -sans grâce. A une grande distance du nez venait la -bouche, aux lèvres très minces, et, pour terminer, le -maxillaire gros et osseux.</p> - -<p>Si l’on veut comparer les figures humaines à celles -des animaux, et si pour représenter la Burlada nous -songeons à la figure d’un chat qui aurait perdu son -<span class="pagenum" id="Page_11">11</span> -poil dans une bataille, suivie d’un plongeon dans l’eau, -nous dirions que la Casiana est comme un vieux cheval -et que la ressemblance était complète avec ceux de la -place des Taureaux, quand elle se bouchait un œil avec -un bandeau, placé de travers, conservant l’autre libre -pour surveiller avec vigilance et moquerie ses confrères. -Comme dans toutes les régions du monde il y a -des classes, sans qu’on excepte de cette règle les -plus infimes hiérarchies, là, tous les pauvres n’étaient -point égaux. Les vieilles, particulièrement, ne permettaient -point qu’on altérât le principe de distinctions -capitales entre elles.</p> - -<p>Les anciennes, c’est-à-dire celles qui comptaient vingt -ans et plus de mendicité dans cette église, jouissaient -de privilèges qui étaient respectés par toutes, et les -nouvelles étaient obligées de s’y soumettre. Les anciennes -jouissaient des meilleures places, et à elles -seules était reconnu le droit de mendier à l’intérieur, -près du bénitier. Si, par malheur, le sacristain ou le -coadjuteur avaient essayé de porter atteinte à cette -jurisprudence en faveur de quelque nouvelle, cela ne -leur avait jamais réussi.</p> - -<p>Il se produisait de tels tumultes que dans bien des -occasions il fallut recourir à la patrouille ou au bureau -de police.</p> - -<p>Dans les aumônes collectives et dans les répartitions -de bons, les anciennes jouissaient de la préférence, et, -quand quelque paroissien donnait une somme pour -être répartie entre toutes, le clan des anciennes réclamait -le droit à la répartition, s’appropriant la plus -grosse part si la somme n’était pas divisible exactement -en parties égales. En dehors de cela, la prépondérance -morale existait, l’autorité tacite acquise par une longue -domination, la force invisible de l’ancienneté. L’ancien -est toujours fort, comme le nouveau est toujours faible, -avec l’exception que peuvent toutefois y apporter les -caractères.</p> - -<p>La Casiana, caractère dur, dominant, d’un égoïsme -<span class="pagenum" id="Page_12">12</span> -élémentaire, était la plus ancienne des anciennes; la -Burlada, séditieuse, brouillonne, babillarde, corrompue, -était la plus nouvelle des nouvelles; et avec cela, soit -dit, que le plus petit événement ou la parole la plus -futile étaient le fulminate qui allumait à chaque instant -le brandon de la discorde entre elles.</p> - -<p>La dispute que nous avons racontée précédemment -fut arrêtée ou écourtée par l’entrée et la sortie des -fidèles. Pourtant la Burlada ne pouvait refréner ses -plaintes amères, et à la première occasion, voyant que -la Casiana et l’aveugle Almudena, dont il sera parlé -plus loin, avaient reçu plus d’aumônes ce jour que les -autres, elle se prit de bec de nouveau avec l’ancienne, -disant:</p> - -<p>«Flagorneuse, plus que flagorneuse, crois-tu que je -ne sais pas que tu es riche, et qu’aux Quatre-Chemins -tu as une maison avec des poules en quantité et des -pigeons et beaucoup de lapins? Tout se sait.</p> - -<p>—Ferme ta bouche, si tu ne veux pas que j’en fasse -part à don Senen pour qu’il t’enseigne l’éducation.</p> - -<p>—Faudrait voir!</p> - -<p>—Ne vocifère pas, voilà la cloche qui sonne l’élévation.</p> - -<p>—Voyons, mesdames; pour Dieu, dit un estropié -qui occupait la place la plus rapprochée de l’église, -arrêtez-vous, voilà qu’on élève le saint-sacrement.</p> - -<p>—C’est cette babillarde, langue de scorpion.</p> - -<p>—C’est cette prépotente.... Faudrait voir, ma fille! -bien que tu sois caporale, de ne pas tant tirer la corde -et de permettre que nous autres, nouvelles, nous touchions -quelque chose de la charité, car nous sommes -toutes enfants de Dieu.... Faudrait voir!...</p> - -<p>—Silence, dis-je.</p> - -<p>—Ah! ma fille, est-ce que tu crois vraiment être -Canovas?»</p> - -<p>Plus à l’intérieur, presque à la moitié du passage, à -la gauche, il y avait un autre groupe, composé d’un -aveugle et d’une femme, tous deux assis. Cette dernière, -<span class="pagenum" id="Page_13">13</span> -avec deux petites filles et à côté d’eux, debout, une -vieille silencieuse et rigide, aux vêtements et à la cape -noirs. Quelques pas plus loin, à une courte distance -de l’église, s’appuyait à la paroi, le corps soutenu par -des béquilles, le boiteux et le manchot Élisée Martinez, -qui jouissait du privilège de vendre, à cette place, la -<i>Semaine catholique</i>. Puis venait Casiana, la personne -de plus grande autorité et importance de toute la -bande, et comme son général en chef.</p> - -<p>Au total, sept mendiants vénérables, qui sont officiellement -autorisés à mendier là, avec leur caractère, -leur mode d’opérer et leurs procédés distincts. Suivons-les -un instant.</p> - -<p>La femme de noir vêtue, plus que vieille, prématurément -vieillie, faisant partie de la classe des nouvelles, -ne mendiait qu’accidentellement, parce qu’elle ne venait -à la mendicité qu’à des laps de temps plus ou moins -longs et le plus souvent disparaissait, sans doute parce -qu’elle trouvait une bonne occasion ou quelques âmes -charitables qui la secouraient directement; elle répondait -au nom de la seña Benina (d’où l’on conclut qu’elle -s’appelait Benigna) et elle était la plus silencieuse et la -plus humble de toute la communauté, si l’on peut dire -ainsi, bien élevée, de bonnes manières, avec l’apparence -de la plus grande soumission à la volonté divine. Jamais -elle n’importunait les paroissiens qui entraient ou sortaient. -Dans les répartitions, si léoninement qu’elles -fussent faites, on ne la voyait jamais protester, et -jamais elle ne s’associait aux réclamations de la -bande tumultueuse et démagogique de la Burlada, ni -de loin ni de près. Avec tous elle tenait le même langage -affable et courtois; elle traitait la Casiana avec -considération, avec respect le boiteux, et n’était en -confiance, sans s’écarter des termes de la plus rigoureuse -convenance, qu’avec un aveugle du nom d’Almudena, -dont, pour l’instant, nous dirons seulement -qu’il était Arabe du Sud, à trois journées au delà de -Marrasach. (Souvenons-nous-en.)</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_14">14</span></p> - -<p>La voix de Benina était douce, ses manières étaient -jusqu’à un certain point fines et de bonne éducation; -son visage bruni ne manquait point d’une sorte de -grâce intéressante qui, atténuée par l’âge, semblait -effacée et à peine perceptible. Elle n’avait conservé que -la moitié de ses dents.</p> - -<p>Ses yeux, grands et obscurs, avaient à peine le bord -rougi par l’âge et les froides matinées. Son nez coulait -moins que celui de ses compagnons, et ses doigts -rugueux et à grosses articulations ne se terminaient -pas par des ongles d’oiseau. Ses mains ressemblaient -à celles d’une blanchisseuse et conservaient des habitudes -de soins et de propreté.</p> - -<p>Elle portait une bandelette noire bien serrée sur le -front par-dessus un mouchoir noir, et noirs aussi -étaient la mante et le vêtement; mais le tout mieux -drapé que ceux des autres anciennes. Avec cet attifage -et l’expression sentimentale et douce de son visage, -dont les lignes étaient bien composées, elle ressemblait -à une sainte Rita de Casia, qui irait dans le monde en -pénitence. Il ne lui manquait que le crucifix et la plaie -au front, bien qu’une petite verrue de la grosseur d’un -pois chiche, rond, violet, située au milieu de l’entre-sourcil, -pût en donner l’apparence.</p> - -<p>A ce moment de la journée, la Casiana sortit dans la -cour pour se rendre à la sacristie où elle devait avoir -un grand entretien, comme ancienne, avec don Senen -pour traiter de quelques manquements de ses compagnons, -ou de lui-même dont elle avait à se plaindre. -Le fait même de la sortie de la caporale fit courir la -Burlada vers l’autre groupe, comme une envolée de -linge qui traverserait le passage étroit, et, s’asseyant -entre la femme qui mendiait avec deux petites filles, -nommée Demetria, et l’aveugle marocain, elle délia sa -langue plus tranchante et plus affilée que les dix ongles -longs de ses doigts noirs et rapaces.</p> - -<p>«Mais pourquoi ne vouliez-vous pas croire ce que je -vous disais? La caporale est riche, immensément riche, -<span class="pagenum" id="Page_15">15</span> -comme vous l’avez entendu, et tout ce qu’elle reçoit est -volé à nous autres qui sommes des pauvres et reconnus -tels, et qui ne possédons que le jour et la nuit.</p> - -<p>—Elle vit pourtant en bas, indiqua la Crescencia; -elle demeure dans la maison de Paules.</p> - -<p>—Pourquoi non, mesdames? Cela était avant. Je -sais tout, poursuivit la Burlada, en griffant l’air avec -ses ongles, elle ne m’en fait pas accroire et je suis renseignée. -Elle habite aux Quatre-Chemins, où elle a une -ferme basse-cour avec un cochon; sans vouloir offenser -personne, le plus beau cochon des Quatre-Chemins.</p> - -<p>—Avez-vous vu la bossue qui vient avec elle?</p> - -<p>—Que si je l’ai vue! Vous croyez que nous sommes -des sottes. La bossue est sa fille, et couturière habile, -vous savez, et avec l’infirmité de la bosse elle mendie -tout de même.»</p> - -<p>Pourtant elle est modiste et gagne de l’argent pour -sa famille... au total, et alors elles sont riches; le Seigneur -me pardonne, riches sans vergogne, qui nous -trompent et trompent la sainte Église catholique, apostolique. -Et encore elle n’a pas de dépenses pour manger, -car elle a deux ou trois maisons d’où on lui apporte -tous les jours des plats de cuisine, que c’est une bénédiction -du ciel.... C’est à voir!</p> - -<p>«Hier, dit Demetria en retirant le sein à la petite, je -l’ai bien vu, on lui a porté....</p> - -<p>—Quoi?</p> - -<p>—Un riz avec des moules qu’il y en avait bien pour -sept personnes.</p> - -<p>—C’est à voir!... Et tu es sûre que c’était avec des -moules et qu’il sentait bon?</p> - -<p>—Allez, que cela sentait bon!... les casseroles, le -sacristain les garde chez lui. C’est là qu’on les porte et -on les envoie toutes aux Quatre-Chemins.</p> - -<p>—Le mari, ajouta la Burlada en lançant des flammes -par ses yeux, vend des torches de résine et des légumes...; -il a été militaire, il a sept croix simples et -une de cinq réaux.... Oui, vous voyez quelle famille.... -<span class="pagenum" id="Page_16">16</span> -Et me voici, moi, là, qui n’ai mangé qu’une croûte de -pain, et si cette nuit la Ricarda ne me donne pas refuge -dans son échoppe de Chamberi, il me faudra dormir à -la belle étoile.</p> - -<p>—Toi, que dis-tu, Almudena?»</p> - -<p>L’aveugle murmurait. Interrogé une seconde fois, il -dit, parlant difficilement, d’une voix gutturale:</p> - -<p>«Parlez-vous du Piche? Je le connais, moi. La Casiana -n’est pas mariée pour de bon à la lumière bénite, -aimée, cela, non.</p> - -<p>—Le connais-tu?</p> - -<p>—Moi le connaître, lui m’acheter deux rosaires, -deux rosaires de mon pays, avec une pierre iman. Il a -de l’argent, lui, beaucoup d’argent.... Il est contremaître -de la soupe dans le Sacré-Cœur de là-bas..., et sur tous -les mendiants de là-bas il commande, avec garrot..., -au quartier de Salamanca..., contremaître..., méchant, -très méchant, ne cesse pas de manger.... C’est un serviteur -du gouvernement, du mauvais gouvernement -d’Espagne, et de ceux de la Banque, là où est tout l’argent -dans des caisses souterraines.... Il les garde, il -nous laisse mourir de faim, lui....</p> - -<p>—Cela manquait encore, dit la Burlada avec une -colère de commande, voilà encore qu’ils prennent de -l’or dans les caisses de la Banque, ces malfaiteurs.</p> - -<p>—C’est formidable.... Voyez-vous ça?... dit la Demetria -en redonnant le sein à sa petite qui commençait -à pleurer en poussant des cris perçants: «Tais-toi, -goulue!»</p> - -<p>«A voir, malgré tout ce tétage, je ne sais pas comment -tu vis, ma pauvre fille.... Et vous, madame Benina, -que croyez-vous?</p> - -<p>—Moi..., de quoi?</p> - -<p>—De si elle a ou non de l’argent à la Banque.</p> - -<p>—Moi, quoi? Chacun mange son pain comme il le peut.</p> - -<p>—Il mange notre pain, et dessus une belle tranche -de jambon.</p> - -<p>—Cessez, cessez! cria le boiteux, vendeur de la -<span class="pagenum" id="Page_17">17</span> -<i>Semaine</i>. Arrive qui arrive, il faut garder la circonspection.</p> - -<p>—Oui, taisons-nous, taisons-nous, homme. C’est à -voir.</p> - -<p>—Est-ce que tu es Victor-Emmanuel, qui a fait taire -le pape?</p> - -<p>—Taisez-vous, dis-je, et ayez plus de religion.</p> - -<p>—Religion, j’en ai, bien que je ne dîne pas avec la -religion comme toi, car je vis en compagnie de la -faim, et mon négoce consiste à vous voir recevoir et -avaler les paquets de nourriture qu’on vous apporte -des maisons riches.</p> - -<p>—Pourtant nous ne sommes pas envieux, sais-tu, -Élisée? et nous nous réjouissons de mourir d’épuisement, -pour nous en aller en masse au ciel, tandis que -toi....</p> - -<p>—Moi, quoi?</p> - -<p>—C’est à voir!... Peut-être es-tu riche, toi aussi, Élisée: -ne nie pas que tu es riche... avec la <i>Semaine</i> et ce que -te donne don Senen et M. le curé...; oui, nous savons, -ce qui part et repart pour toi...; ce n’est pas pour murmurer, -Dieu m’en préserve! Bénie soit notre sainte -misère..., que le Seigneur augmente. Je le dis pour que -cela te soit agréable.</p> - -<p>«Quand la voiture me renversa dans la rue de la -Lune..., ce fut le jour où ils reconduisirent ce Zorrilla..., -comme je dis, je fus un mois et demi à l’hôpital, et -quand je sortis, c’est toi qui, me voyant seule et désemparée, -tu me dis: «Madame Flora, pourquoi ne vous -mettez-vous pas à mendier à la porte d’une église, en -laissant la vie vagabonde pour vous appuyer à la pierre -de l’église? Venez avec moi et vous verrez comment on -peut tirer sa journée, sans rouler par les rues et en -vivant avec des pauvres décents.» C’est ce que tu me -dis, Élisée, et je me mis à pleurer et je vins avec toi. -C’est de là qu’est venue mon installation ici, et je suis -bien reconnaissante de ta délicatesse et de ta conduite -de <i>caballero</i> vis-à-vis de moi.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_18">18</span></p> - -<p>«Tu sais que je récite un <i>Pater noster</i> pour toi chaque -jour, et je demande au Seigneur qu’il te rende plus -riche que tu n’es, que tu vendes sans fin des <i>Semaines</i>, -qu’on te porte beaucoup de soupes et de restes à la -porte des couvents et des seigneurs comtes, pour que -tu puisses bien te rassasier, toi et ta femme.</p> - -<p>«Qu’importe que Crescencia et moi, et ce pauvre -Almudena nous rompions notre jeûne à douze heures -de midi avec un morceau de pain donné par charité, -qui aurait servi à paver les saintes rues! Je demande -au Seigneur qu’il ne te manque point de quoi aller -même chez le marchand d’eau-de-vie.</p> - -<p>«Tu en as besoin pour vivre, et moi, je mourrais si -j’en goûtais!... et plût à Dieu que tes fils deviennent -ducs! L’un est en apprentissage pour devenir tourneur, -et il rapporte six réaux par semaine à la maison, et -l’autre, tu l’as placé dans une taverne des Maldonadas, -et il reçoit de bons petits pourboires que lui donnent -les buveurs, pardon.... Que Dieu te conserve et t’augmente -chaque année, et que je te voie vêtu de velours -et avec une béquille neuve de bois saint, et que je voie -ta méchante femme avec un chapeau couvert de plumes. -Je suis reconnaissante: s’il m’a manqué la nourriture -pour les faims que j’ai endurées, je ne connais point -de mauvaises pensées, Élisée de mon âme, et ce qui -me manque, puisses-tu l’avoir; bois et mange et soûle-toi, -et puisses-tu avoir une maison avec balcon, avec -une table richement servie le soir, et des lits en fer -avec des matelas rembourrés, aussi propres que ceux -d’un roi; que tes fils portent des habits neufs et des -souliers en cuir, que tes filles portent des chapeaux -roses et des souliers vernis le dimanche; aie un bon -<i>brasero</i> et de bonne peluche pour mettre dans tes -chambres, et une bonne cuisine avec un cuisinier, avec -des plats nouveaux et une batterie de cuisine dont on -puisse tirer gloire par le grand nombre de casseroles, -et de belles images du Christ de Cana et de sainte Barbe -bénie, et une commode remplie de linge blanc, et des -<span class="pagenum" id="Page_19">19</span> -vases pleins de fleurs, et jusqu’à une machine à coudre -qui ne serve pas, mais sur laquelle tu puisses poser les -piles de <i>Semaines</i> à vendre; je te souhaite beaucoup de -bons amis et de voisins, et de grandes maisons avec -des seigneurs qui, te voyant invalide, te donnent des -restes de marchandises sucrées, des cornets de cafés -de Moka et de riz trois fois trié; que tu sois en si bons -rapports avec les dames de la Conférence qu’elles te -payent ton loyer et la cédule, et qu’elles donnent des -fers à repasser le linge fin à ta femme.... Reçois cela, -Élisée, et plus encore et toujours plus....»</p> - -<p>La subite apparition de Mme Casiana coupa court -aux souhaits vertigineux de la Burlada et produisit un -silence général dans le petit passage, à la sortie de la -porte de l’église.</p> - -<p>«Déjà on sort de la grand’messe, dit-elle, et, se tournant -vers la bavarde, de son ton autoritaire, elle lui -lança ces paroles d’un air despotique:</p> - -<p>—Burlada, vite à ta place, ferme ton bec, n’oublie -pas que nous sommes dans la maison de Dieu.»</p> - -<p>Le monde commençait à sortir, et quelques rares -aumônes tombaient dans les mains tendues. Le nombre -de ceux qui faisaient la tournée complète en donnant -également à chacun était rare, et ce jour-là les petites -pièces de cinq ou deux centimes données à contre-cœur -n’arrivaient qu’aux mains diligentes d’Élisée ou de la -Caporale et très peu à la Demetria et à seña Benina. -De ce qui restait, il en arrivait encore moins aux autres -pauvres et l’aveugle Crescencia se lamentait de n’avoir -point étrenné. Pendant que Casiana parlait à voix basse -avec Demetria, la Burlada reprit le fil de la conversation -avec Crescencia dans le coin proche de la porte de -la cour.</p> - -<p>«Que crois-tu qu’elle dise à la Demetria?</p> - -<p>—A savoir..., des choses entre elles.</p> - -<p>—J’ai bien réussi à la cérémonie funéraire de ce -matin. On donne plus à Demetria parce qu’elle est -recommandée à celui qui célèbre la première messe, -<span class="pagenum" id="Page_20">20</span> -don Rodriguito, qu’on dit être secrétaire du pape, et -qui demeure dans la maison voisine.</p> - -<p>—On lui donnera toute la viande et à nous les os.</p> - -<p>—C’est à voir!... toujours la même chose. Tu ne sais -pas comment faire pour arriver avec tes trois créatures -pour attraper une tranche. Elles n’ont aucune pudeur, -et ces fainéantes, comme Demetria, sont des dévergondées, -qui ne font commerce qu’avec le vice.</p> - -<p>—Enfin tu vois; elle a une portée chaque année, et, -tandis qu’elle nourrit l’un, celui de l’année suivante est -déjà en route.</p> - -<p>—Et est-elle mariée?</p> - -<p>—Comme toi et moi. De moi on ne dira rien, car à -la Saint-André bénie je m’étais mariée avec Roque, que -Dieu a pris dans sa gloire, à la suite d’une chute d’un -échafaudage.</p> - -<p>—Elle dit que son mari est à <i>Celiplinas</i>; c’est alors -qu’il lui envoie de là ses enfants tout faits... dans du -papier.... Ah! quel joli monde! je te le dis, sans enfants -on ne gagne rien; les personnes ne font pas attention -à la dignité des gens, ils ne font attention que si l’on -donne le sein ou non. Ils ne s’occupent que de celles -qui ont des enfants sans songer que nous sommes plus -honnêtes, nous qui n’en avons pas, nous qui sommes -vieilles, écrasées par le travail et sans pouvoir nous -soutenir. Alors vois à retourner le monde et à attirer -la pitié des seigneurs. On dit avec raison que tout est -à l’envers ici-bas et va de travers, excepté le ciel béni, -et Pulido a raison quand il parle de la grande révolution -qui doit venir, grande puisqu’elle mettra au pilori -les riches et exaltera les pauvres.»</p> - -<p>La vieille bavarde concluait son discours, quand il -se produisit un événement si extraordinaire, si phénoménal, -si inouï, qu’il ne pourrait être comparé qu’à la -chute de la foudre au milieu de la gent mendiante, ou -à l’explosion d’une bombe, tant furent grands le trouble -et la stupeur qu’il produisit dans la misérable cohorte. -Les plus anciennes ne se rappelaient rien d’approchant -<span class="pagenum" id="Page_21">21</span> -et les nouvelles ne savaient que croire. Tous restèrent -muets, perplexes, épouvantés.</p> - -<p>Et qu’est-ce que c’était, en somme? Presque rien: -don Carlos Moreno Trujillo, qui toute sa vie, depuis -que le monde était monde, sortait infailliblement par -la porte de la rue d’Atocha, ne changea pas d’abord -son habitude invétérée; mais, après avoir fait quelques -pas, il retourna en arrière pour ressortir par la rue -des Huertas, ce qui était très singulier, absurde et -équivalent au retour des cailloux du chemin à leur -carrière.</p> - -<p>Pourtant ce ne fut pas la cause principale de la surprise -et de la confusion que cette sortie insolite de ce -côté; mais, bien que don Carlos s’arrêtât au milieu des -pauvres (qui se groupèrent autour de lui, croyant à -une nouvelle répartition de sous), il les regarda comme -pour les passer en revue, et dit:</p> - -<p>«Eh! mesdames les anciennes, laquelle de vous s’appelle -seña Benina?</p> - -<p>—Moi, c’est moi, seigneur, dit celle qui s’appelait -ainsi, tremblant que quelqu’une de ses compagnes ne -lui prît son nom et son état civil.</p> - -<p>—C’est elle, dit la Casiana avec un empressement -officieux comme si elle croyait son exequatur nécessaire -pour la certification et la reconnaissance de la personnalité -de ses inférieurs.</p> - -<p>—Alors, <i>seña</i> Benina, ajouta don Carlos, en s’enveloppant -dans son manteau pour affronter le froid de la -rue, demain à huit heures et demie, venez me trouver -chez moi, nous avons à causer. Savez-vous où je -demeure?</p> - -<p>—Je l’accompagnerai, dit Élisée, faisant l’obligeant -et l’empressé, par complaisance pour le seigneur et la -mendiante.</p> - -<p>—Bien. Je vous attends, seña Benina.</p> - -<p>—Le seigneur peut y compter.</p> - -<p>—A huit heures et demie précises. Faites bien attention, -ajouta don Carlos à grands cris, qui étaient justifiés -<span class="pagenum" id="Page_22">22</span> -par ce fait que les plis de son manteau, raidis par -le froid, lui battaient sur la bouche,—si vous arrivez -avant, vous attendrez, si vous arrivez après, vous ne -me rencontrerez plus.... Voilà, adieu. Demain, c’est -le 25; je dois aller à Montserrat et après au cimetière; -sur ce....»</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_23">23</span></p> - <h2 id="ch_4">III</h2> -</div> - -<p>Très sainte Marie, saint Joseph béni, que de commentaires, -que de curiosité fébrile, de travail d’esprit, -pour rechercher, surprendre et découvrir les intentions -du bon don Carlos!</p> - -<p>Dans les premiers moments, la même intensité de -surprise rendit tout le monde muet. Dans les plis du -cerveau de chacune, passait une procession... de doutes, -de craintes, d’envie, de préoccupation ardente. La seña -Benina, désireuse de se soustraire à un fastidieux interrogatoire, -prit congé affectueusement, comme toujours -elle avait coutume, et s’en alla. Almudena la suivit à -quelques minutes d’intervalle. Parmi les restants, les -petites phrases premières de surprise et de confusion, -commencèrent à pétiller comme des étincelles:</p> - -<p>«Allons! nous le saurons demain.... C’est sans -doute pour l’employer.... Il a plus de 40 000 <i>pesetas</i> -de rente.</p> - -<p>—Il y a des personnes qui naissent coiffées, dit -la Burlada à Crescencia, mais pas nous autres, qui -sommes tombées au monde comme des sacs de toile -vides.»</p> - -<p>Et la Casiana, effilant encore son profil de cheval -jusqu’à lui donner des proportions monstrueuses, dit -avec un accent de compassion lugubre:</p> - -<p>«Ce pauvre don Carlos est plus insensé qu’une -chèvre.»</p> - -<p>Le lendemain, la communauté mendiante, profitant -de la bonne fortune que ni la seña Benina ni l’aveugle -Almudena n’étaient venus à la paroisse, les commentaires -<span class="pagenum" id="Page_24">24</span> -sur l’extraordinaire événement se multiplièrent. -La Demetria exprima timidement l’opinion que don -Carlos voulait prendre Benina à son service, parce -qu’elle jouissait de la réputation de cordon bleu, ce à -quoi Élisée ajouta qu’en effet elle avait été maîtresse -de cuisine, mais que personne n’en voulait plus parce -qu’elle était trop vieille.</p> - -<p>«Et parce qu’elle était de première force à faire -danser l’anse du panier, affirma la Casiana, appuyant -avec fureur sur ce point. Vous saurez qu’elle a été -terrible dans ce genre, et c’est pour ce vice que nous -la voyons comme nous la voyons, obligée de mendier -pour un morceau de pain.</p> - -<p>—De toutes les maisons où elle a été, on l’a chassée -pour avoir eu les ongles trop crochus, et, si elle avait -eu de la conduite, elle ne manquerait pas de bonnes -maisons dans lesquelles elle aurait pu finir tranquillement....</p> - -<p>—Eh bien, moi, déclara la Burlada avec un noir -scepticisme, je vous dis que, si elle en est arrivée à -mendier, c’est parce qu’elle a été honnête; celles qui -font le plus danser l’anse du panier mettent de l’argent -de côté pour leur vieillesse, elles sont riches, elles ont -de quoi, oui, certainement, elles en ont. J’en ai connu -avec voiture.</p> - -<p>—Ici, on ne doit dire de mal de personne.</p> - -<p>—Ce n’est pas parler mal. C’est à voir!... Celle qui -a dit du mal, c’est Votre Excellence, madame la présidente -du conseil des ministres.</p> - -<p>—Moi?</p> - -<p>—Oui.... Votre Éminence Illustrissime a dit que -la Benina avait fait danser l’anse du panier; ce qui -n’est pas vrai, parce que si elle avait volé elle aurait -de quoi et si elle avait de quoi elle ne mendierait pas; -attrape.</p> - -<p>—Tu n’es, toi, qu’une méchante langue.</p> - -<p>—On ne condamne personne pour bavardage, mais -pour cause de richesse exagérée, surtout quand on -<span class="pagenum" id="Page_25">25</span> -vient enlever l’aumône aux pauvres de bonne foi, à -ceux qui ont faim et dorment à la belle étoile.</p> - -<p>—Assez, nous sommes dans la maison de Dieu, -mesdames, dit Élisée en frappant un coup avec sa -béquille. Comportez-vous avec décence et respect les -unes vis-à-vis des autres comme le commande la très -sainte doctrine.»</p> - -<p>Ces paroles ramenèrent le recueillement et la tranquillité -que la véhémence de propos de quelques-unes -avaient gravement compromis, et les tristes heures -continuèrent à couler, partie en mendiant et gémissant, -partie en priant et bâillant.</p> - -<p>Maintenant il convient de dire que l’absence de la -seña Benina et de l’aveugle Almudena n’était pas tout -à fait accidentelle ce jour, et pour l’expliquer il est -nécessaire de faire mention d’un fait dont il est indispensable -de donner l’explication dans cette véridique -histoire.</p> - -<p>Ils partirent tous deux à quelques minutes d’intervalle, -comme nous l’avons dit; mais comme l’ancienne -s’attarda un petit instant à la grille, pour parler à Pulido, -l’aveugle marocain la rejoignit et ils prirent ensemble -le chemin des rues San-Sebastian et Atocha.</p> - -<p>«Je me suis arrêtée à parler avec Pulido pour -t’attendre, ami Almudena. J’ai besoin de te parler.»</p> - -<p>Et, le prenant sous le bras avec une sollicitude -câline, elle le fit passer d’un trottoir à l’autre. Ils -gagnèrent rapidement la rue des Urosas et, s’arrêtant -aux coins pour éviter les passants et les voitures, elle -commença de lui parler ainsi:</p> - -<p>«J’ai besoin de te causer, parce que toi seul peux -me sortir d’un grand embarras; toi seul, parce que -toutes les autres connaissances de la paroisse ne me -servent à rien. Comprends-tu? Les uns sont égoïstes, -des cœurs de pierre: celui qui a quelque chose, parce -qu’il a quelque chose, et celui qui n’a rien, parce qu’il -n’a rien. Au total, les autres laisseront quelqu’un mourir -de honte s’il ne mendie point, et, si l’on arrive à -<span class="pagenum" id="Page_26">26</span> -tendre la main, ils se réjouiront de voir une pauvre -mendiante à bas.»</p> - -<p>Almudena tourna son visage vers elle, et l’on pourrait -dire qu’il la regarda, si regarder c’est diriger les -yeux sur un objet, les poser sur lui, alors que non la -vue, mais d’une certaine façon l’attention et l’intention, -aussi soutenues qu’inefficaces à voir, se posent -seuls sur quelqu’un.</p> - -<p>Lui pressant la main, il lui dit:</p> - -<p>«<i>Amri</i>, tu sais qu’Almudena te servira, lui, comme -un chien; <i>Amri</i>, dis-moi tes affaires.... Fais-moi part.</p> - -<p>—Descendons, nous causerons en cheminant. Tu -vas chez toi?</p> - -<p>—Je vais où tu voudras.</p> - -<p>—Il me semble que tu te fatigues. Nous marchons -trop vite: veux-tu que nous nous asseyions un moment -sur la petite place du Progrès pour que nous puissions -causer tranquillement?»</p> - -<p>Sans doute, l’aveugle répondit affirmativement, car -cinq minutes après on les voyait assis l’un à côté de -l’autre sur le socle de la grille qui entourait la statue -de Mendizabal. Le visage d’Almudena était d’une laideur -expressive, brun citron, avec la barbe rare et -noire comme l’aile du corbeau; sa caractéristique était -surtout la grandeur démesurée de la bouche, qui, -lorsqu’il souriait, affectait une courbe, dont les extrémités, -repoussant les poils flottants des joues, semblaient -se mettre à la recherche des oreilles. Les yeux -étaient comme deux plaies sèches et insensibles rongées -par des plaques sanglantes; la taille moyenne, -les jambes torses; sa stature plutôt élevée était diminuée -par la démarche ordinaire des aveugles et par -l’habitude de rester de longues heures assis sur le sol -avec les jambes repliées sous lui comme font les Mauresques.</p> - -<p>Il était vêtu avec une propreté relative, avec décence -tout au moins, car ses habits, quoique vieux et pleins -de taches, ne présentaient point de trous ou de déchirures -<span class="pagenum" id="Page_27">27</span> -qui n’aient été recousus ou recouverts par un -rapiéçage intelligent. Il était chaussé de souliers noirs -usés, mais parfaitement protégés par des coutures et -des pièces très habilement posées. Le chapeau en -forme de champignon dénotait les efforts de dilatation -subis en passant sur différentes têtes avant d’arriver à -celle qu’il recouvrait, qui ne serait peut-être pas la -dernière, mais les bosses du feutre n’étaient point -telles qu’elles ne pussent protéger le crâne qu’elles -avaient mission de défendre. Le bâton était dur et -lisse; la main avec laquelle il l’empoignait était nerveuse, -très colorée en noir à l’extérieur, tirant sur -l’éthiopien, la paume blanchâtre avec une couleur et -des délicatesses qui la faisaient ressembler à une peau -de morue fraîche, les ongles bien coupés; le col de la -chemise le moins sale que l’on pût imaginer dans la -misérable condition et l’état de vagabondage où vivait -le misérable fils du Sud.</p> - -<p>«Il faut pourtant que nous y arrivions, Almudena, -dit la seña Benina, en ôtant et remettant dans sa poche -son mouchoir comme une personne troublée et nerveuse -qui veut s’éventer la tête. Je suis dans un grand -embarras, et toi, rien que toi, peux m’en tirer.</p> - -<p>—Dis-moi ce que c’est....</p> - -<p>—Que comptais-tu faire ce soir?</p> - -<p>—Dans ma maison, moi beaucoup à faire: moi -laver linge, moi coudre beaucoup, rapetasser beaucoup.</p> - -<p>—Tu es l’homme le mieux nippé qui existe au -monde. Je ne connais pas ton pareil. Aveugle et -pauvre, tu arranges toi-même tes petites affaires; tu -enfiles une aiguille avec ta langue aussi rapidement que -je le peux faire moi-même avec mes doigts; tu couds -dans la perfection; tu es ton tailleur, ton cordonnier, -ta blanchisseuse.... Et après avoir mendié le matin à -la paroisse, l’après-midi dans la rue, tu trouves encore -le temps d’aller un petit instant au café..., content de -ce que tu n’as pas, et s’il y avait au monde une justice, -<span class="pagenum" id="Page_28">28</span> -et si les choses étaient disposées selon la raison, -on devrait te donner un prix..., brave garçon; pourtant, -voilà ce que c’est, je ne te laisse pas travailler -ce soir, parce qu’il faut que tu me rendes un service.... -On garde ses amis pour les grandes occasions.</p> - -<p>—Que t’arrive-t-il?</p> - -<p>—Une affaire épouvantable. Je n’en vis plus. Je suis -si malheureuse que, si tu ne me secours pas, je n’ai -plus qu’à me jeter du haut du viaduc... C’est comme -je te le dis.</p> - -<p>—<i>Amri</i>..., pas te jeter.</p> - -<p>—C’est que j’ai un malheur si grand, si grand, qu’il -paraît impossible que j’en puisse sortir. Je vais te le -dire d’un trait pour que tu puisses en sentir de suite -le poids: j’ai besoin d’un douro....</p> - -<p>—Un douro! s’écria Almudena, exprimant par la -subite gravité de sa figure et l’énergie de l’accent -l’épouvante que lui causait l’importance de la somme.</p> - -<p>—Oui, mon fils, oui..., un douro, et je ne puis rentrer -à la maison si je ne l’ai pas préalablement avec -moi. Il est indispensable que j’aie ce douro; parle, il -faut le sortir de dessous les pierres, le trouver n’importe -comment.</p> - -<p>—C’est beaucoup, beaucoup, murmurait l’aveugle, -le visage baissé vers la terre.</p> - -<p>—Ce n’est pas tant, observa l’autre, cherchant à -tromper sa peine par des idées optimistes. Qui n’a pas -un douro? Un douro, ami Almudena, le premier venu -l’a.... Donc, peux-tu me le procurer, oui ou non?»</p> - -<p>L’aveugle murmura dans son langage étrange -quelque chose que Benina traduisit par le mot «impossible», -et lançant un profond soupir, auquel Almudena -répondit par un autre non moins profond et -non moins pitoyable, elle se plongea un instant dans -une douloureuse méditation, regardant alternativement -la terre et le ciel, et la statue de Mendizabal, ce -seigneur de bronze foncé qu’elle ne connaissait point, -ne sachant point d’ailleurs pour quel motif on l’avait -<span class="pagenum" id="Page_29">29</span> -mis là. De ce regard vague et distrait, qui est le -propre des moments de grande préoccupation, et -comme un tour anxieux de l’âme sur elle-même, elle -voyait passer d’un côté ou de l’autre du jardin des -gens pressés ou nonchalants. Les uns devaient avoir -un douro, les autres allaient le chercher. Elle voyait -passer des garçons de recette de la Banque avec leur -sacoche à l’épaule; des charrettes avec des bouteilles -de bière ou de limonade gazeuse. Dans les boutiques -entraient des gens pour acheter et ils ressortaient -avec des paquets. Des mendiants déguenillés importunaient -les passants, des chars funèbres portaient au -cimetière des gens à qui rien n’importait plus des -douros. Avec une rapide vision, Benina passait en -revue les coffres-forts de toutes ces grandes boutiques, -des beaux appartements de toutes les maisons, -des bourses de tous les passants bien vêtus, et elle -avait la certitude qu’à aucun de ces heureux de la vie -il ne manquait un douro.</p> - -<p>Ensuite elle songea que ce serait une rude folie de -se présenter dans la maison voisine des Cespedes en -les priant de lui faire la faveur de lui donner un douro, -même si elle le demandait à titre de prêt. Sûrement -ils se moqueraient d’une si absurde prétention et la -mettraient promptement à la porte.</p> - -<p>Et nonobstant, il lui paraissait naturel et juste que -quelque part où un douro ne représentait qu’une valeur -insignifiante on le lui donnât à elle, pour qui cette -somme représentait une valeur immense. Et si cette -monnaie si anxieusement désirée passait des mains -qui en possèdent beaucoup d’autres dans les siennes, -on ne noterait pas une altération sensible dans la -répartition des richesses et tout suivrait son cours, -les riches toujours riches, elle toujours pauvre, et toujours -misérables tous les autres de sa condition. Puisqu’il -en était ainsi, pourquoi ce douro ne venait-il pas -dans ses mains? Quelle raison y avait-il pour que -vingt personnes passant ne se privassent d’un réal et -<span class="pagenum" id="Page_30">30</span> -que ces vingt réaux réunis ne tombassent pas par un -chemin naturel dans sa poche? Voyez comme les -choses de ce monde sont mal arrangées! La pauvre -Benina se contenterait d’une goutte d’eau, et devant le -grand réservoir du Retiro elle ne pouvait l’obtenir. -Comptons bien, ciel et terre; l’aqueduc du Lozoya perdrait-il -quelque chose si on lui prenait une goutte -d’eau?</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_31">31</span></p> - <h2 id="ch_5">IV</h2> -</div> - -<p>Tel était le cours de ses pensées, quand Almudena, -sortant d’une méditation sur les chiffres qui avait dû -être triste, si l’on en jugeait par l’expression de son -visage, lui dit:</p> - -<p>«N’as-tu rien à engager?</p> - -<p>—Non, mon fils, tout est engagé déjà et jusqu’aux -cornets qui ont contenu de l’argent.</p> - -<p>—Tu n’as personne qui pourrait te prêter?</p> - -<p>—Il n’y a personne qui puisse me faire confiance. -Je ne fais pas un pas sans rencontrer une sale figure -de créancier.</p> - -<p>—Le seigneur Carlos t’a mandé pour demain.</p> - -<p>—Demain est bien loin et j’ai besoin du douro aujourd’hui -et comptant, Almudena, comptant. Chaque -minute qui passe est une main qui serre la corde que -j’ai autour du cou.</p> - -<p>—Ne pleure pas, <i>Amri</i>, tu es bonne pour moi, je -remédierai à tout...; voyons maintenant.</p> - -<p>—Quelle idée as-tu? dis-le-moi vite.</p> - -<p>—J’engagerai des affaires.</p> - -<p>—Le costume que tu as acheté au Rastro? -Et combien crois-tu qu’ils te donnent?</p> - -<p>—Deux pesetas et demi.</p> - -<p>—Il faudra en tirer trois. Et le surplus?</p> - -<p>—Viens à la maison avec moi, dit Almudena, se -levant avec résolution.</p> - -<p>—Vivement, mon fils, il n’y a pas de temps à perdre. -Il est très tard. Et il y a loin d’ici à l’auberge de -Santa-Casilda!»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_32">32</span></p> - -<p>Ils prirent leur marche rapide par la rue de Meson-de-Paredes, -parlant peu. Benina, plus suffoquée par -l’anxiété que par la rapidité de la marche, jetait des -flammes par son visage, et chaque fois qu’elle entendait -sonner une horloge elle faisait un geste de désespoir. -Le vent froid du nord les poussait vers la rue -d’en bas, soulevant leurs habits comme la voile d’une -barque. Leurs mains à tous les deux étaient gelées; -leur nez coulait, leurs voix s’enrouaient, hoquetant -froidement et tristement.</p> - -<p>Non loin du carrefour où Meson-de-Paredes débouche -dans la Ronda de Tolède, ils découvrirent les bâtiments -de Santa-Casilda, vaste ruche de logis à bon -marché alignés en corridors superposés.</p> - -<p>On y entre par une cour ou grand enclos, large et -étroit, rempli d’amas d’ordures, résidus, dépouilles et -rebuts de toute agglomération humaine. Le logis -qu’habitait Almudena était le dernier de l’étage bas, -au ras du sol, et l’on n’avait à franchir qu’une seule -marche pour y pénétrer. Il se composait de deux pièces -séparées par une natte qui pendait du plafond; d’un -côté la cuisine, de l’autre la salle, qui était à la fois -alcôve et cabinet, le plancher était en terre bien battue, -les murs blancs, moins sales que bien d’autres de ce -vaste casernement humain. Une chaise était le seul -meuble qu’on rencontrât, car le lit consistait en un -amas de couvertures grises entassées dans une encoignure. -La petite cuisine n’était pas dépourvue de pots, -de casseroles ni même de vivres. Au centre de l’habitation, -Benina vit l’image confuse d’une masse noire, -comme un paquet de hardes, ou un grand sac abandonné.</p> - -<p>A la faible lueur qui restait après que la porte fut -fermée, on put reconnaître que ce paquet était animé. -Par le toucher, plus que par la vue, Benina comprit -que c’était une personne.</p> - -<p>«Cette ivrognesse de Pedra est là.</p> - -<p>—Ah! qu’est-ce que j’apprends! C’est elle qui t’aide -<span class="pagenum" id="Page_33">33</span> -à payer ton logis..., l’ivrognesse, l’éhontée.... Mais ne -perdons point de temps, mon fils; donne moi le vêtement -que je l’emporte... et, avec l’aide de Dieu, je veux -voir si je n’en obtiendrai pas trois pesetas. La sainte -Vierge te le rendra, et il faut que je la prie pour qu’elle -te donne le double à toi, car, bien sûr, elle ne fera rien -pour moi.»</p> - -<p>Se rendant compte de l’impatience de son amie, -l’aveugle dépendit d’un clou le vêtement qu’il appelait -neuf, par un euphémisme qui est très courant dans les -combinaisons mercantiles et le donna à son amie qui -en quatre enjambées se trouva dans la cour, puis dans -la Ronda, courant rapidement vers le lieu appelé la -petite place de Manuela. Pendant ce temps-là, le mendiant -en colère prononçait des paroles difficiles à -reproduire pour nous, car elles étaient en arabe et -secouait le paquet de loques de la femme ivre morte, -qui gisait à terre, comme un corps mort au milieu de -la pièce.</p> - -<p>Aux paroles irritées de l’aveugle, elle répondit seulement -par un grognement rauque, se retournant à -moitié, en levant et étirant les bras, pour retomber -immédiatement dans un sommeil de brute encore plus -profond.</p> - -<p>Almudena plongeait sa main dans les hardes noires, -qui formaient avec le manteau une masse inextricable -de plis, et il accompagnait cet acte de paroles furibondes, -explorant de son mieux le buste flasque, -comme s’il pétrissait un paquet de chiffons. L’homme -était nerveux. Il fit sortir d’un peu partout des rosaires, -des scapulaires, un paquet de reconnaissances de prêts -enveloppé dans un morceau de journal, des bouts de -fer ramassés dans la rue, des dents d’animaux ou de -personnes et autres babioles.</p> - -<p>La recherche à peine terminée, Benina rentra ayant -fait telle diligence et opéré avec une si grande rapidité -qu’on aurait pu croire que les anges l’avaient portée -sur leurs ailes.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_34">34</span></p> - -<p>La pauvre femme arrivait tout essoufflée de sa -course rapide par les rues; elle pouvait à peine respirer; -son visage inondé de sueur marquait pourtant -l’allégresse.</p> - -<p>«Ils m’en ont donné trois, dit-elle montrant les piécettes -dont une en sous. Je n’ai pas eu de chance que -Valeriano se soit trouvé là, et, sa maîtresse, la Reimunda, -étant venue, j’ai été obligée de leur donner deux fois -plus de paroles pour les convaincre.»</p> - -<p>Ajoutant au contentement, Almudena, avec une figure -joyeuse et triomphante, lui montra entre ses deux -doigts une piécette:</p> - -<p>«Je l’ai trouvée dans la poitrine de celle-ci, prends-la.</p> - -<p>—Oh! quelle chance! Est-ce qu’elle n’en a pas d’autres? -Cherche bien, mon fils.</p> - -<p>—Elle n’en a pas d’autres, j’ai tout fouillé.»</p> - -<p>Benina secouait les affaires de la pocharde espérant -faire sauter une monnaie. Mais il n’en tomba que deux -épingles à cheveux et quelques petits morceaux de -charbon.</p> - -<p>«Elle n’a plus rien.»</p> - -<p>L’aveugle continuant à bavarder et expliquant à -Benina le caractère et les habitudes de la grosse femme, -il lui fit entendre que, si elle avait été dans un état -normal, elle aurait donné d’elle-même la piécette si on -la lui avait demandée. Avec une phrase synthétique, -Almudena caractérisa sa compagne de vie: «Elle est -rosse, elle est dépravée...; elle prend tout, mais elle -donne tout.»</p> - -<p>En soulevant le matelas et en le secouant par terre, -il fit tomber une vieille petite sacoche sale, et, passant -les doigts dedans comme lorsqu’on prend un cigare, il -en retira un vieux morceau de papier qui, déroulé, -montra une monnaie neuve et toute reluisante de deux -réaux. Benina la prit; tandis qu’Almudena sortait de -sa pochette, où il avait aussi une foule de petits morceaux -de fer, des ciseaux, un étui avec des aiguilles, -un couteau, il en tira un autre papier avec deux grosses -<span class="pagenum" id="Page_35">35</span> -pièces de cuivre. Il y joignit ce qu’il avait reçu de don -Carlos et donna le tout à la pauvre ancienne, en lui -disant:</p> - -<p>«<i>Amri</i>, arrange-toi avec cela.</p> - -<p>—Si, si..., j’ajouterai le mien d’aujourd’hui, et il -manque si peu, je ne veux pas te molester davantage. -Merci, va avec Dieu! Il me semble que j’ai tort. Ah! -mon fils, que tu as été bon! Tu mériterais de gagner -à la loterie, et, si tu ne gagnes pas, c’est qu’il n’y a -pas de justice au ciel, pas plus que sur la terre. Adieu, -mon fils, je ne peux pas rester un moment de plus. -Dieu te le rende! Je suis sur des charbons ardents. Je -vole à la maison. Calme-toi dans la tienne, et cette -pauvre femme, quand elle s’éveillera, ne la bats pas, -mon fils, la pauvrette! Chacun, pour moins souffrir, -s’enivre avec ce qu’il peut, celle-ci avec de l’eau-de-vie, -cette autre avec autre chose. Moi aussi, j’ai mes misères, -pas les mêmes, et je ne les combats pas ainsi, elles sont -plus profondes; oui, je te conterai cela, je te le conterai.»</p> - -<p>Et elle sortit comme une flèche, les monnaies dans -son sein avec la crainte que quelqu’un ne les lui prît -en route, ou qu’elles s’envolassent entraînées par ses -pensées tumultueuses.</p> - -<p>Se retrouvant seul, Almudena s’en alla à la cuisine, -où, entre autres choses inutiles, il conservait un petit -plat d’étain et une cruche pleine d’eau. Il se lava les -mains et les yeux; ensuite, après avoir fouillé dans -une petite caisse où il conservait de petits morceaux -de charbon dans des cendres éteintes, il entra chez un -voisin, retourna chez lui après les avoir allumés et il -répandit dessus une pincée d’une certaine substance -qu’il conservait cachée dans sa couchette et enveloppée -dans un morceau de papier. Une odeur et une fumée -abondante, forte et pénétrante s’envolèrent alors de ce -foyer.</p> - -<p>C’était un parfum de benjoin, seul souvenir matériel -de la terre natale qu’Almudena se permît dans son -exil vagabond.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_36">36</span></p> - -<p>Cet arome spécial des maisons maures était sa consolation, -son plaisir le plus vif, usage à la fois domestique -et religieux, et alors, enveloppé par ce parfum, -il se mit à rêver des choses qu’aucun chrétien n’eût -comprises.</p> - -<p>Le parfum répandu dans la pièce, la pauvre pocharde -se reprit à s’agiter, à grogner, à se crisper et à tousser, -comme cherchant à reprendre ses sens. L’aveugle ne -faisait pas plus attention à elle qu’à un chien, attentif -seulement à son rêve et à ses prières en langue que -nous savons être arabique ou hébraïque, se frappant -les yeux avec les mains et les abaissant ensuite sur -sa bouche pour les baiser.</p> - -<p>Il employa un certain temps à ses méditations, et, -lorsqu’il les termina, il sentit que sa compagne était -assise devant lui; elle avait les yeux hagards et pleurards, -à cause du picotement produit par la fumée du -parfum répandu dans l’air, et elle le regardait.</p> - -<p>Almudena, les mains étendues en avant, lui lança ces -paroles:</p> - -<p>«Vieille satyre, il n’y a qu’un dieu.... Ivrognesse, -pocharde, il n’y a qu’un dieu..., un dieu, un seul dieu, -un seul.»</p> - -<p>La femme éclata de rire et, portant la main à sa poitrine, -elle se mit à réparer le désordre que la main -inquiète de son compagnon de chambre avait produit -dans cette intéressante partie de sa personne. Elle sortait -si engourdie de son rêve alcoolique qu’elle ne -réussissait pas à remettre chaque chose en place.</p> - -<p>«Oui, il n’y a qu’un dieu, un dieu seul.</p> - -<p>—A moi, que m’importe? Pour moi, qu’il y en ait -deux ou quarante, et qu’ils soient aussi nombreux que -cela peut leur plaire.... Mais, dis-moi, libertin, tu m’as -pris ma piécette, cela ne fait rien, elle était pour toi.</p> - -<p>—Un dieu seul!»</p> - -<p>Et, le voyant prendre son bâton, la femme se mit sur -la défensive, en lui disant:</p> - -<p>«Ne me bats pas, Jaï. Assez de parfum, et songeons -<span class="pagenum" id="Page_37">37</span> -à souper. Combien d’argent as-tu? Que veux-tu que je -te rapporte?</p> - -<p>—Vieille pocharde! je n’ai pas d’argent... les démons -l’ont emporté pendant que tu dormais.</p> - -<p>—Qu’est-ce que je vais te rapporter? murmura la -femme d’un air morne et chancelant et fermant les -yeux. Attends un petit peu. J’ai envie de dormir, Jaï.»</p> - -<p>Elle tomba de nouveau dans un profond sommeil, et -Almudena, qui avait demandé son bâton pour s’en servir -comme d’un remède infaillible pour la dégriser, se -prit de pitié, soupira fortement, en marmottant quelque -chose comme:</p> - -<p>«Je te rosserai une autre fois.»</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_38">38</span></p> - <h2 id="ch_6">V</h2> -</div> - -<p>Ce n’est point employer un langage hyperbolique -que de dire que la seña Benina, sortant de Santa-Casilda, -possédant le douro incomplet qui calmait ses -mortelles angoisses, allait par les places et les rues -comme une flèche.</p> - -<p>Avec soixante années sur les épaules, elle conservait -son agilité et sa vivacité, unies à une persévérance inépuisable. -Elle avait passé le meilleur de sa vie dans -une situation fatigante qui exigeait autant d’activité -que de promptitude de jugement, des efforts insensés -de la tête et des muscles, et à une pareille école, elle -s’était fortifié le corps et l’esprit; ainsi s’était formé -ce tempérament extraordinaire de femme qu’apprendront -à connaître ceux qui liront cette histoire véridique -de sa vie.</p> - -<p>Avec une promptitude exceptionnelle elle entra chez -un apothicaire de la rue de Tolède; elle prit des médicaments -qu’elle avait commandés le matin; ensuite elle -entra chez le boucher et chez le marchand de comestibles, -faisant faire différents paquets de ses achats, et -enfin elle se rendit dans une maison de la rue Impériale -à proximité de l’angle où se trouvent les bureaux -des poids et mesures. Elle se glissa sous le portail -étroit, obstrué et rendu presque impraticable par les -paquets d’un commerce de corde qui y était installé; -elle enfila l’escalier rapidement jusqu’au premier, avec -modération jusqu’au second, et arriva enfin haletante -au troisième, qui était le dernier et surmonté d’un -acrotère. Elle tourna dans un vaste espace couvert avec -<span class="pagenum" id="Page_39">39</span> -des vitres, au sol très inégal, à cause des affaissements -et différences de niveau de l’ancienne maison, et enfin -elle arriva à une porte de logement mal recouverte de -peinture; elle sonna...; c’était sa maison, la maison de -sa maîtresse, laquelle en personne, tâtonnant les murs, -arriva au bruit de la cloche, ou du moins à sa rumeur -aphone et ouvrit, non sans avoir eu la précaution d’interroger -l’arrivante par un petit guichet carré et grillé -par une croix de fer.</p> - -<p>«Grâce à Dieu, femme.... Je te le dis sur la porte. -C’est du propre, une heure! Je croyais que tu avais été -écrasée par une voiture ou qu’il t’était arrivé un coup -d’apoplexie.»</p> - -<p>Sans répondre, Benina suivit sa maîtresse jusqu’à un -petit cabinet voisin où elles s’assirent. La servante -évita les explications de son retard par la crainte -d’avoir à les donner et se tint sur la défensive, attendant -pour voir d’où viendrait l’attaque de doña Paca, -et quelle position elle prendrait avec son esprit irascible. -Le ton des premières paroles avec lesquelles -elle fut reçue la tranquillisa quelque peu; elle s’attendait -à une forte réprimande, à des paroles déplaisantes. -Pourtant, la maîtresse semblait être dans ses -bons moments, sans doute, son âpre caractère était -dompté par l’intensité de la souffrance. Benina se proposait, -comme toujours, de s’accommoder au ton que -prendrait l’autre, et de rester peu avec elle; les premières -paroles échangées, elle se tranquillisa.</p> - -<p>«Ah! madame, quel temps! Je n’y tenais plus à -l’idée de rentrer dans cette chère maison bénie.</p> - -<p>—Je ne me l’explique pas, dit la maîtresse, dont -l’accent andalou persistait, quoique très atténué par -quarante années de séjour à Madrid.—J’étais seule, -émotionnée. En entendant sonner midi, une heure, -deux heures, je me disais: «pourtant que fait la petite -qu’elle tarde tant?» Lorsque je me suis rappelé....</p> - -<p>—Justement.</p> - -<p>—Je me suis rappelé..., comme je sais par cœur tout -<span class="pagenum" id="Page_40">40</span> -mon almanach, que c’est aujourd’hui la Saint-Romuald, -confesseur et évêque de Pharsale....</p> - -<p>—Parfaitement.</p> - -<p>—Et c’est la fête du seigneur curé, chez qui tu sers -comme auxiliaire.</p> - -<p>—Oui, je pensais que vous y auriez songé, et cela -m’a rassurée, affirma la servante, qui, avec sa facilité -extraordinaire de forger et de conduire des mensonges, -s’empressa de s’accrocher au solide câble que sa maîtresse -lui tendait, et que la besogne n’a pas été facile!</p> - -<p>—Il a dû donner un grand repas. Oui, je me le -figure! Ils ne doivent pas être à court d’estomac les -curés de San-Sebastian, compagnons et amis de ton -don Romuald!</p> - -<p>—Tout ce que vous en direz est peu.</p> - -<p>—Raconte-moi, que leur as-tu servi? demanda avec -empressement la dame qui était fort curieuse de ce qui -se mangeait chez les autres; oui, raconte. Tu leur as -sûrement servi une mayonnaise?</p> - -<p>—En premier un rôti que j’avais cuit à point. Ah! -seigneur! qu’ils l’ont trouvé bon! Ils ont dit que j’étais -la première cuisinière de toute l’Europe et que c’était -par pur respect humain qu’ils ne s’en léchaient pas les -doigts....</p> - -<p>—Et après?</p> - -<p>—Un abatis de volaille que j’ai cuisiné, digne des -anges du ciel. Ensuite, des calamares dans leur jus... -ensuite....</p> - -<p>—Bien que je t’aie dit que je ne veux pas que tu -m’apportes quoi que ce soit d’aucune maison, car je -préfère certainement la misère à ronger les os qui proviennent -d’autres tables, comme je te connais, je ne -doute pas que tu auras rapporté quelque chose. Où est -ton panier?»</p> - -<p>Prise à l’improviste, Benina se troubla un instant; -mais ce n’était pas une femme à se démonter devant -aucun danger, et sa <i>maestria</i> à vaincre les difficultés -lui suggéra cette habile échappatoire: «Eh! madame, -<span class="pagenum" id="Page_41">41</span> -j’ai laissé le panier et tout ce qu’il contient chez -Mme Obdulia, qui en a plus besoin que nous.</p> - -<p>—Et tu as bien fait. J’approuve fort l’idée, petite. -Conte-moi encore. Et tu ne leur as pas servi un bon -petit dos de cochon?</p> - -<p>—Allez! allez! deux kilos et demi, madame; Sotero -Rico m’avait fourni ce qu’il avait de meilleur.</p> - -<p>—Et le dessert, les vins?</p> - -<p>—Jusqu’au <i>champagne de la Veuve</i>. Les curés sont -des diables qui ne se privent de rien.... Mais rentrons, -il est très tard et madame sera sans doute très faible.</p> - -<p>—Je l’étais, mais... je ne sais pas; il me semble que -j’ai mangé tout ce dont nous avons parlé...; pourtant -donne-moi à dîner.</p> - -<p>—Qu’avez-vous pris? Ce petit peu de nourriture que -j’avais préparé hier soir?</p> - -<p>—Ma fille, je n’ai pas pu l’avaler. Je me suis soutenue -avec une demi-once de chocolat cru.</p> - -<p>—Allons-y, allons-y. Le pis, c’est que j’ai à allumer -le feu, mais je vais me dépêcher.... Ah! j’oubliais, j’ai -apporté les médicaments. Voilà pour le premier.</p> - -<p>—As-tu pris tout ce que je t’ai demandé? demanda -la dame en se dirigeant vers la cuisine. As-tu engagé -mes deux jupons?</p> - -<p>—Certainement. Avec les deux piécettes reçues et -les autres que m’a données don Romualdo à cause de -sa fête, j’ai pu parer à tout.</p> - -<p>—Est-ce que tu as payé l’huile d’hier?</p> - -<p>—Cela, non!</p> - -<p>—Et le tilleul et la tisane?</p> - -<p>—Tout, j’ai tout payé, et, après mes achats, il me -reste encore quelque chose pour demain.</p> - -<p>—Puisse Dieu nous apporter demain un bon jour, -dit, avec une profonde tristesse, la dame en s’asseyant -dans la cuisine pendant que la servante, avec une -promptitude nerveuse, réunissait étincelles et charbons.</p> - -<p>—Ah! madame, tenez-le pour certain.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_42">42</span></p> - -<p>—Pourquoi tant d’assurance, enfant?</p> - -<p>—Parce que je le sais, mon cœur me le dit. Demain -sera un bon jour, je dirais presque un grand jour.</p> - -<p>—Quand nous l’aurons vu, je te dirai si tu avais -raison... Je me fie peu à tes grands élans de cœur. Tu -es toujours à dire demain, demain.</p> - -<p>—Dieu est bon.</p> - -<p>—Avec moi on ne s’en douterait vraiment pas. Il ne -se lasse pas de me porter des coups. Il me frappe sans -me laisser respirer. Après un jour mauvais, il en vient -un pire. Les années se passent à attendre le remède, -et il n’y a pas d’illusion qui ne se convertisse en désenchantement. -Je suis lasse d’espérer, lasse de souffrir. -Mes espérances me trahissent, et, comme elles me -trompent toujours, je n’aime pas espérer des choses -bonnes et je les souhaite mauvaises pour qu’elles arrivent... -à peu près ordinaires.</p> - -<p>—Pourtant moi, à la place de madame,—dit Benina -en soufflant le feu—j’aurais confiance en Dieu, -et je serais contente.... Vous voyez que je suis confiante, -moi? Vous ne me voyez pas? Je suis convaincue -que le coup du sort arrivera quand nous y penserons -le moins, et que nous serons très riches; il nous donne -ces jours de grande épreuve et il nous en récompensera -avec la grande vie qu’il nous donnera plus tard.</p> - -<p>—Hélas! Nina, je n’aspire pas à la grande vie, mais -seulement à un peu de repos et de relâche.</p> - -<p>—Qui pense à la mort? Cela, non. Je suis très à mon -goût dans ce monde de plaisirs, et pour cela je le tiens -quitte des petites misères que j’endure. Mais mourir, -non pas.</p> - -<p>—Tu t’accommodes de cette vie.</p> - -<p>—Je m’y conforme, parce qu’il n’est pas en mon -pouvoir de m’en donner une autre. Que tout arrive, -sauf la mort; tant qu’il ne manque pas un morceau de -pain, on peut le manger avec deux sauces exquises qui -sont: la faim et l’espérance.</p> - -<p>—Et tu supportes encore la misère, la honte, l’humiliation, -<span class="pagenum" id="Page_43">43</span> -devoir à tout le monde, ne payer personne, ne -rencontrer personne qui soit capable de te prêter deux -réaux, vivre de mille artifices, pièges tendus et mensonges, -nous voir persécutées sans trêve par les boutiquiers -et les vendeurs de toute chose?</p> - -<p>—Allez, cela se supporte!... Chacun dans cette vie -se défend comme il peut. Il ferait beau voir que nous -dussions mourir de faim pendant que les magasins sont -remplis de tant de bonnes choses! Cela, non, Dieu ne -veut pas que l’on se rafraîchisse la bouche avec l’air du -ciel en guise de nourriture, et, quand il ne nous donne -pas d’argent, il nous donne la subtilité du jugement -pour inventer les moyens de nous procurer ce qui nous -manque, sans voler...; cela, non. Je promets de payer et -je payerai certainement quand nous aurons de quoi. -Oui, on sait que nous sommes pauvres, qu’il y a de -bonnes intentions chez nous, mais qu’il n’y a pas autre -chose. Il serait curieux que nous nous affligeassions à -l’idée que les marchands ne sont pas payés des misères -qu’ils nous vendent, sachant, comme nous le savons, -qu’ils sont riches!</p> - -<p>—Est-ce que tu n’as point d’honneur, Nina, je veux -dire de décorum, je veux dire de dignité?</p> - -<p>—Je ne sais pas si j’ai ce que vous dites; mais ce -que je sais, c’est que j’ai une bouche et un estomac naturels -et que Dieu qui me les a donnés m’a mise dans -ce monde pour que je vive et non pas pour que j’y -meure de faim. Les moineaux, je suppose, ont-ils un -point d’honneur? Vraiment... ce qu’ils tiennent, c’est -un bec... et, regardant les choses comme elles doivent -être regardées, je dis que, si Dieu a créé le ciel et la -terre, les boutiques des épiciers, la Banque d’Espagne, -les maisons où nous vivons, les champs, sont aussi son -œuvre... Tout vient de Dieu.</p> - -<p>—Et la monnaie, l’indécente monnaie, de qui est-elle? -demanda la maîtresse avec un accent méprisant et -douloureux, réponds-moi.</p> - -<p>—C’est Dieu aussi, puisque Dieu a créé l’or et l’argent, -<span class="pagenum" id="Page_44">44</span> -les billets, je ne sais..., mais pourtant c’est lui -aussi.</p> - -<p>—Ce que je dis, Nina, c’est que les choses sont à -ceux auxquels elles appartiennent..., et tout le monde -les détient, excepté nous.... Eh! mais, dépêche-toi, je -me sens faible.</p> - -<p>—Où as-tu mis les médicaments?... Oui, ils sont sur -la commode. Je prendrai un cachet de salicylate avant -de manger... Aïe! quelle souffrance me donnent ces -jambes; au lieu de me porter, c’est moi qui dois les -tirer (se levant avec un grand effort). Je ferais mieux -d’aller avec des béquilles. Mais vois ce que Dieu fait -avec moi. Cela paraît une plaisanterie! Il m’a rendue -infirme de la vue, des jambes, de la tête, des reins, de -tout, moins de l’estomac. Il me prive des moyens de -me nourrir et je digère comme un vautour.</p> - -<p>—Il a fait de même avec moi. Mais je ne lui en veux -pas, maîtresse! Béni soit le Seigneur qui nous donne -le plus grand bien de nos corps: la très sainte faim.»</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_45">45</span></p> - <h2 id="ch_7">VI</h2> -</div> - -<p>Doña Francisca Juarez de Zapata, infortunée à tant -de titres, avait passé la soixantaine; elle était connue, -durant ces années piteuses de décadence, sous le nom -tout sec de doña Paca, qu’on lui donnait avec une laconique -et plébéienne familiarité.</p> - -<p>On voit là à quoi tiennent les gloires et grandeurs de -ce monde, et sur quelle pente a dû glisser cette femme, -pour tomber dans la plus profonde misère, elle qui -attachait ses chiens avec des saucisses, en 1859 et 1860, -jusqu’à ce que nous la retrouvions vivant inconsciemment -d’aumônes, au milieu de mille angoisses, agonies, -douleurs et confusions.</p> - -<p>Les grands assemblages de population nous offrent -des exemples sans nombre de ces chutes, mais, plus -qu’aucun autre, Madrid, dans laquelle il n’existe aucune -habitude d’ordre; l’exemple de doña Francisca Juarez, -triste jouet du destin, dépasse aussi tous les autres. Si -l’on observe bien ces choses, si l’on suit l’élévation et -l’abaissement des personnes dans la vie sociale, on reconnaît -que c’est grande sottise que d’attribuer au -destin la faute de ce qui est l’œuvre exclusive des caractères -et des tempéraments, et doña Paca en est une -excellente preuve, elle qui, depuis sa naissance, avait -toujours vécu dans le désordre pour tout ce qui est des -choses matérielles. Née à Ronda, sa vue s’était étendue, -depuis sa plus tendre enfance, sur les dépressions vertigineuses -du terrain, et, quand elle avait des cauchemars, -elle rêvait constamment qu’elle tombait au fond -de cette grandissime crevasse qu’on appelle Tajo. Les -<span class="pagenum" id="Page_46">46</span> -natifs de Ronda doivent avoir la tête très solide, ne -pas avoir de vertiges, ni rien d’approchant, pour s’habituer -à contempler ces abîmes épouvantables.</p> - -<p>Mais doña Paca était incapable de se maintenir ferme -sur les hauteurs. Instinctivement elle se précipitait: sa -tête n’était bonne ni pour cela, ni, par suite, pour le -gouvernement de la vie, qui exige aussi la sûreté du -coup d’œil dans l’ordre moral.</p> - -<p>Le vertige fut un état chronique chez Paquita Juarez -depuis le jour où on la maria toute jeune avec don -Antonio-Maria Zapata, qui avait le double de son âge. -Intendant d’armée, excellente personne, d’une position -aisée de son côté, comme sa jeune femme, du reste, qui -possédait aussi des biens-fonds d’une certaine importance. -Zapata avait servi en Afrique, à la division Echagüe, -et après Wad-Ras il était passé à la direction centrale -de l’administration. Les mariés s’étant établis à -Madrid, la femme mit sa maison sur un pied de vie -frivole et d’apparat qui commença d’abord en mettant -d’accord les vanités et le besoin de dépenser avec les -rentes et les rentrées, mais pour continuer en s’écartant -bientôt des limites de la prudence et arriver ensuite -aux embarras, aux irrégularités, puis enfin aux -dettes qui ne tardèrent pas à apparaître. Zapata était -un homme très ordonné; mais sa femme le dominait -tellement qu’elle arriva rapidement à lui faire perdre -ses qualités éminentes d’administrateur, et lui, qui -savait si bien diriger les affaires de l’armée, vit se -perdre les siennes propres, ayant oublié l’art de les conserver. -Paquita ne savait s’imposer aucune limite pour -se vêtir avec élégance, pour le luxe de la table, ni pour -l’éternel mouvement de bals et de réunions, ni pour les -caprices dispendieux. Le désordre fut tellement notoire -que Zapata, atterré, voyant venir l’orage terrible, dut -vaincre l’assoupissement profond dans lequel sa chère -moitié l’avait maintenu et chercher à mettre un peu -d’ordre et de raison dans le gouvernement de la maison; -mais la fatalité voulut que, pendant que le malheureux -<span class="pagenum" id="Page_47">47</span> -était plongé dans ses calculs arithmétiques, dont -il espérait le salut, il prît une pleurésie qui le fit passer -de vie à trépas le vendredi saint au soir, laissant -deux enfants en bas âge: le petit Antoine et Obdulia.</p> - -<p>Administrateur et propriétaire de l’actif et du passif, -Francisca ne tarda pas à confirmer son incapacité -absolue dans le maniement de ces matières ardues et, -à ses côtés, surgirent comme les vers dans un corps -corrompu, une infinité de personnes qui se mirent à la -dévorer au dedans et au dehors, sans aucune compassion. -C’est à cette époque désastreuse que Benina entra -à son service, mais, si elle se montra dès le premier -jour excellente cuisinière, elle se fit remarquer aussitôt -comme la plus habile de tout Madrid à faire danser -l’anse du panier.</p> - -<p>Elle était d’une telle force sur ce terrain que doña -Francisca elle-même, d’une myopie si grande pour la -surveillance de ses intérêts, ne put faire moins que de -s’apercevoir de la rapacité de sa servante et dut songer -à la corriger. En bonne justice, nous devons dire que -Benigna (que les siens appelaient Benina, et sa maîtresse -simplement Nina) avait d’excellentes qualités qui -compensaient d’une certaine façon, au milieu du déséquilibrement -de son caractère, ce grave défaut du vol.</p> - -<p>Elle était très propre et d’une activité merveilleuse -qui produisait ce miracle d’allonger les heures et les -jours.</p> - -<p>En dehors de cela, Francisca était touchée de l’amour -intense qu’elle montrait pour les enfants: amour sincère -et si l’on peut dire positif, car il se révélait par -une vigilance constante et par les soins exquis dont -elle les entourait, qu’ils fussent malades ou bien portants. -Mais ces qualités ne furent pas suffisantes pour -empêcher que le défaut dominant ne provoquât des -discussions fort aigres, entre maîtresse et servante, et -Benina fut renvoyée. Les enfants la regrettèrent beaucoup -et ils pleuraient sans cesse leur Nina, si gracieuse -et si tendre.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_48">48</span></p> - -<p>Trois mois plus tard, elle vint faire visite à la maison.</p> - -<p>Elle ne pouvait pas oublier madame, ni les enfants. -Ils étaient son amour, et les gens, la maison, les meubles, -tout l’attachait et l’attirait. Paquita Juarez avait, -du reste, un goût particulier pour elle; on ne savait -pas quelle affinité existait entre elles ni quel point -commun dans la grande diversité de leurs caractères -les réunissait. Les visites se renouvelèrent. Hélas! la -Benina ne se trouvait pas à son goût dans la maison où -elle était en service. Si bien que nous la retrouvons -installée dans la domesticité de doña Francisca, et elle -si contente, la maîtresse tellement satisfaite et les enfants -fous de joie. Il advint en ce temps une grande -augmentation des difficultés et embarras de la -famille dans l’ordre administratif; les dettes dévoraient -d’une dent vorace le patrimoine de la maison: on perdait -des propriétés importantes, qui passaient sans -qu’on sût comment, par les artifices d’une infâme -usure, dans les mains des prêteurs. Comme une cargaison -précieuse qu’on jette par-dessus bord dans -les préoccupations d’un naufrage, les meilleurs meubles -sortaient de la maison, ainsi que les tableaux et -les riches tapis: les bijoux étaient déjà partis..., mais -on avait beau alléger le bateau, la famille n’en était -pas moins en danger de sombrer et d’être submergée -dans le noir abîme social.</p> - -<p>Par surcroît de malheur, pendant cette période de -1870 à 1880, les enfants eurent à subir de graves maladies: -l’un la fièvre typhoïde; l’autre l’épilepsie et -l’éclampsie. Benina les soigna avec une telle intelligence -et une si grande sollicitude qu’on peut dire -qu’elle les arracha des griffes de la mort. Ils récompensaient, -il est vrai, ses soins par une grande -affection. Pour l’amour de Benina plus que pour celui -de leur mère, ils avalaient toutes les drogues, ils se calmaient -et restaient tranquilles, ils suaient sans trêve, -ils ne mangeaient point avant la permission du médecin, -<span class="pagenum" id="Page_49">49</span> -mais tout cela n’empêcha point de nouvelles -disputes et brouilles de surgir entre maîtresse et servante -et Benina de subir un second renvoi. Dans un -mouvement de colère et d’amour-propre blessé, Benina -partit, parlant à tort et à travers, jurant et rejurant -qu’elle ne mettrait jamais plus les pieds chez sa maîtresse, -et, en partant, elle secouait la poussière de -ses souliers pour ne rien conserver de cette maison, -car elle n’avait rien d’autre à emporter.</p> - -<p>En fait, l’année ne s’était pas écoulée que Benina -reparut dans la maison. Elle entra le visage inondé de -larmes disant:</p> - -<p>«Je ne sais pas ce qu’a madame, je ne sais pas ce -qu’ont cette maison, ces enfants, ces murs et toutes les -choses qui sont ici; je ne sais qu’une chose, c’est que -je ne peux pas vivre ailleurs. Je suis dans une maison -riche, avec de bons maîtres qui ne regardent certes -point à deux réaux de plus ou de moins; ils me donnent -six douros de salaire, et pourtant je ne m’y trouve pas -bien, je passe mes jours et mes nuits à penser aux -gens d’ici, à me demander s’ils sont bien ou mal portants. -Mes maîtres me voient soupirer et croient que j’ai -des enfants. Je ne tiens à personne au monde comme à -madame et à ses enfants qui sont mes enfants, car je -les aime comme tels....» Et voilà une autre fois Benina -au service de doña Francisca Juarez, comme bonne à -tout faire, car, durant cette année, la famille avait fait -un tel plongeon et les signes de ruine étaient si apparents -que la servante ne pouvait les voir sans en ressentir -une profonde affliction. On fut obligé inéluctablement -de changer l’appartement, pour un logis plus -modeste et meilleur marché. Doña Francisca, habituée -à la routine et sans énergie aucune pour se décider, -hésitait. La servante prit en mains les rênes du gouvernement -et décida le changement, et de la rue Claudio-Coello -ils sautèrent à celle de l’Orme.</p> - -<p>Ce ne fut pas une mince difficulté que de partir -avant d’avoir reçu un congé honteux: tout se régla -<span class="pagenum" id="Page_50">50</span> -avec l’aide généreuse de Benina, qui retira du Mont-de-Piété -ses importantes économies s’élevant à trois mille -réaux, établissant ainsi avec sa maîtresse une communauté -d’intérêts dans la bonne comme dans la mauvaise -fortune. Mais, chose étrange, même dans ce grand élan -de charité, elle ne put point renoncer à ses habitudes -de faire danser l’anse du panier, et elle réserva, sur les -sommes qu’elle apportait si généreusement, une petite -part pour constituer le noyau d’un nouveau dépôt au -Mont-de-Piété, qui était pour elle une nécessité de son -tempérament et un plaisir de son âme.</p> - -<p>Comme l’on voit, elle avait le vice de l’escompte dans -le sang, ce qui, à un certain point, et considérant la -chose d’un autre côté, peut être regardé comme la -vertu de l’épargne. Il est difficile de distinguer dans ce -cas où commencent le vice et la vertu, et à quel -moment ils se confondent. L’habitude de détourner -une portion, grande ou petite, de l’argent à elle confié -pour des achats à faire, le plaisir de garder cet argent, -de voir croître son trésor de sous volés surpassait pour -elle toutes les autres jouissances, plaisirs et agréments -de la vie. Faire danser l’anse du panier, thésauriser -était devenu un acte instinctif qui ne se distinguait -plus des rapines et des larcins de la vie. A cette troisième -époque où nous entrons, de 1880 à 1885, elle -volait comme avant, quoique conservant une réserve -proportionnée aux maigres ressources de doña Francisca. -De grandes mésaventures et de grands malheurs -se succédèrent à cette époque. La pension de veuve -de la dame avait été retenue pour les deux tiers par -les prêteurs; les engagements succédaient aux engagements, -et, pour se libérer d’un côté, on retombait de -l’autre dans un plus grand embarras. Sa vie arriva à -être un continuel souci; les angoisses d’une semaine -engendraient celles de la semaine suivante; rares étaient -les jours de détente et de repos. Pour les heures -tristes, on faisait de nécessité vertu en se réjouissant -par la fantasmagorie des rêves qu’elles faisaient la -<span class="pagenum" id="Page_51">51</span> -nuit, quand elles se voyaient à l’abri des créanciers -qui les tracassaient et de leurs réclamations ennuyeuses. -Il faut faire de nouveaux changements en usant de -supercherie, et c’est ainsi que la famille passa de l’Orme -au Sureau et à l’Amandier. Par la fatalité des noms -d’arbres des rues dans lesquelles elles vécurent, elles -menèrent une vraie vie d’oiseaux, volant de branche en -branche, poursuivis par les coups de fusil des chasseurs -ou les pierres lancées par les gamins.</p> - -<p>Dans une des effroyables crises de cette époque, -Benina dut recourir de nouveau au fond du coffre où -elle cachait précieusement son trésor et sa réserve -pour le Mont-de-Piété, produit de ses rapines ou -escomptes. Le tout s’élevait à 17 douros.</p> - -<p>Ne pouvant dire la vérité à sa maîtresse, elle lui -compta qu’une amie à elle, la Rosaura, qui faisait le -commerce de miel de l’Alcarria, lui avait confié -quelques douros à garder.</p> - -<p>«Donne, donne-moi tout ce que tu as, Benina, pour -que Dieu t’accorde la gloire éternelle, je te rendrai le -double quand ceux de Ronda me payeront mes rentes..., -tu sais..., c’est question de jours..., tu as vu le papier.»</p> - -<p>En fouillant au fond de sa malle, la danseuse d’anse -de panier en tira douze douros et demi, disant à sa -maîtresse:</p> - -<p>«Voilà tout ce que je possède, vous pouvez m’en -croire, c’est aussi vrai que nous devons mourir un -jour.»</p> - -<p>Elle ne pouvait résister à sa nature. Elle escomptait -sa propre charité et faisait danser l’anse du panier de -ses aumônes elles-mêmes.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_52">52</span></p> - <h2 id="ch_8">VII</h2> -</div> - -<p>Cette grande infortune, cela semblera invraisemblable, -n’était que le prélude de la grandissime, épouvantable -disgrâce dans laquelle devait choir l’infortuné lignage -des Juarez y Zapatas, et le bord de l’abîme où nous -les trouvons submergés lorsque nous entreprenons -de raconter leur lamentable histoire. Pendant qu’elle -vivait rue de l’Orme, doña Francisca fut complètement -abandonnée par la société qui l’avait aidée à jeter au -vent sa fortune, et, lorsqu’elle tomba aux rues de -Sureau et d’Amandier, le peu d’amis qui lui étaient -restés disparurent complètement. Pour lors, les gens -du voisinage, les marchands dupés et les personnes à -qui elle faisait pitié commencèrent à l’appeler doña -Paca tout sec, et on ne manqua même pas d’y ajouter -d’autres surnoms mal sonnants. Les personnes inconsidérées -et grossières prirent l’habitude d’ajouter à -son nom de famille quelque adjectif déplaisant, l’appelant -doña Paca la Trompeuse ou la marquise de la -misère.</p> - -<p>C’est un fait que Dieu, voulant éprouver complètement, -la pauvre Rondanaise joignit aux calamités de -l’ordre économique la grande amertume que ses -enfants, au lieu de la consoler en se montrant bons et -soumis, devinrent une cause de grande mortification -pour elle, enfonçant dans son cœur de rudes épines -fort tranchantes. Antonito, trompant les espérances de -sa mère, et rendant vains les sacrifices qu’elle avait -faits pour son instruction, était devenu un très mauvais -diable. En vain, sa mère et Benina, ou, pour mieux -<span class="pagenum" id="Page_53">53</span> -dire, ses deux mères, cherchèrent-elles à faire sortir -de sa cervelle les idées mauvaises; ni la rigueur, ni la -douceur n’aboutirent à rien. Maintes fois, lorsqu’elles -croyaient l’avoir reconquis par leurs caresses et leurs -cajoleries, il les trompait par une feinte soumission; -escamotant leur bienveillance, il s’en allait avec la -bénédiction et l’aumône. Il était très leste pour le mal -et il était doué de séductions rares pour se faire pardonner -ses escapades. Il savait cacher son astucieuse -malice sous des apparences agréables; à seize ans, il -savait tromper ses mères, comme si elles avaient été -des enfants; il apportait de faux certificats d’examens; -il étudiait au moyen des seuls commentaires de ses -camarades, car il vendait tous les livres qu’on lui achetait. -A l’âge de dix-neuf ans les mauvaises compagnies -donnèrent un caractère grave à ses diableries; il disparaissait -pendant des deux ou trois jours de la maison, -il s’enivrait et était réduit à la dernière misère. -Une des principales préoccupations des deux femmes -était de cacher le peu d’argent qu’elles avaient, dans -les entrailles de la terre, car avec lui aucun argent -n’était en sûreté. Il le retirait avec un art infini du sein -de doña Paca ou du boursicot crasseux de Benina. Il -promit tout, que ce fût peu ou que ce fût beaucoup. Les -deux femmes ne savaient plus quelle cachette inventer, -dans les coins de la cuisine ou les profondeurs -du garde-manger, pour y cacher leurs pauvres sous. A -ces escapades succédaient communément des jours -de recueillement solitaire dans la maison, déluge de -larmes et de soupirs, protestations de vouloir s’amender, -accompagnées de baisers fébriles donnés aux deux -mères dupées indignement.... Le cœur trop facile de -ces malheureuses, trompé par ces tendres démonstrations, -se laissait endormir dans une confiance aisée et -facile et tout d’un coup à l’improviste le garnement -disparaissait pour ses courses infâmes, laissant les -deux pauvres femmes en proie à leur profond désespoir.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_54">54</span></p> - -<p>Par malheur ou par bonheur (qui peut dire exactement -si cela était un malheur ou un bonheur?), il n’y -avait dans la maison aucun couvert d’argent, ni aucun -objet de valeur.</p> - -<p>Ce démon de galopin faisait main basse sur tout ce -qu’il rencontrait, sans dédaigner les choses même -sans aucune valeur; ne se contentant plus d’enlever -ombrelles et parapluies, il s’en prit aux menues choses -d’intérieur, et un jour, mettant à profit un moment de -distraction de ses mères et de sa sœur, il enleva prestement -la nappe et deux serviettes. De ses affaires propres, -il n’y a point à en parler; en plein hiver, il allait par les -rues sans cape et sans manteau, respecté par les pleurésies, -protégé sans doute par le feu intérieur de sa -perversité. Doña Paca et Benina ne savaient où cacher -toutes choses, car elles en étaient réduites à craindre -de se voir enlever jusqu’à la chemise qu’elles portaient -sur elles. Qu’il suffise de dire qu’une belle nuit disparurent -l’huilier et le petit étui à coudre d’Obdulia; une -autre nuit, ce furent deux fers à repasser et des -tenailles, et successivement des élastiques usés, des -morceaux de toile, et une multitude de choses utiles -sans aucune valeur intrinsèque. Des livres, il n’y en -avait aucun dans la maison, et doña Paca n’osait plus -en emprunter, craignant de ne plus pouvoir les -rendre. Jusqu’aux livres de messe avaient disparu et -avec eux ou avant eux les lorgnettes de théâtre, les -gants en usage et jusqu’à une cage sans oiseaux.</p> - -<p>Dans un autre ordre d’idées, et bien qu’avec un -organisme tout différent de celui de son frère, la petite -fille donnait aussi beaucoup de tracas. Dès l’âge de -douze ans, il se développa chez elle une nervosité telle -que les deux mères ne savaient point comment y remédier. -Si on la traitait par la sévérité, c’était mauvais, -par la douceur pire encore. Déjà femme, elle passait -sans transition des inquiétudes épileptiques à une langueur -morbide. Ses mélancolies intenses préoccupaient -les pauvres femmes autant que ses excitations, -<span class="pagenum" id="Page_55">55</span> -déterminées par une grande activité musculaire et mentale. -L’alimentation d’Obdulia en vint à être le problème -capital de la maison, et les dégoûts et caprices -affamés de la petite faisaient perdre la tête aux mères, -ainsi que la patience, que Dieu leur avait pourtant -accordée grande. Un jour, elles lui procuraient à grands -frais des mets riches et substantiels, et la petite -fille les jetait par la fenêtre; un autre jour, elle se -nourrissait de choses graillonnées qui lui donnaient -une haleine fétide. Par moments, elle passait les jours -et les nuits à pleurer, sans que l’on pût trouver la -cause de son chagrin; d’autres fois, elle affectait un -genre déplaisant et vétilleux qui était le plus grand -supplice des deux femmes. Selon l’opinion d’un médecin -qui les visitait par charité et d’un autre qui donnait -des consultations gratuites, tout le désordre nerveux -et psychologique chez la jeune fille provenait de l’anémie, -et pour le combattre il n’y avait pas d’autre moyen -à employer que le régime ferrugineux, les bons -biftecks et les bains froids.</p> - -<p>Obdulia était jolie, de figure délicate, teint opalin, -cheveux châtains, taille mince et svelte, les yeux doux, -et elle parlait avec bienséance et grâce lorsqu’elle -n’avait pas ses lubies. On ne saurait imaginer un -milieu moins bien adapté à une semblable créature, -pleine de manies et malade, que celui de la misère où -elle vivait. Par intervalles, on notait en elle des symptômes -de changements, de désir de plaire, de préférences -pour telles ou telles personnes, qui indiquaient -les préoccupations ou l’annonce d’un changement de -vie, ce qui ravissait doña Paca parce qu’elle avait des -projets relativement à la petite. La bonne dame se -mourait d’impatience de les réaliser, si Obdulia s’était -équilibrée, si elle avait pu continuer son instruction -singulièrement négligée, car elle écrivait très mal et -ignorait les rudiments du savoir que possédaient presque -toutes les jeunes filles de la classe moyenne. Le -rêve de doña Paca était de la marier avec un des fils -<span class="pagenum" id="Page_56">56</span> -de son parent Matias, propriétaire rondanais, ces -jeunes gens très gentils et dans une bonne situation -étaient déjà en carrière à Séville, et venaient quelquefois -à Madrid à la Saint-Isidre. L’un d’eux, Currito -Zapata, goûtait fort Obdulia, et des relations amoureuses -s’établirent même entre les jeunes gens, mais -elles ne purent aboutir à cause du caractère de la -jeune fille et de ses extravagances minaudières. Toutefois -la mère n’abandonnait pas son idée, ou au moins -continuait à la caresser dans son esprit, et avec elle se -consolait des misères de l’heure présente.</p> - -<p>De la nuit au matin, tandis que la famille vivait rue -de l’Orme, des relations télégraphiques s’étaient établies, -sans que l’on sache comment, entre Obdulia et -un jeune garçon d’en face, fils d’un entrepreneur de -pompes funèbres; ce pendard ne manquait pas d’un -certain charme, il étudiait à l’Université et savait mille -jolies choses qu’Obdulia ignorait, et qui furent pour -elle une révélation. Littérature, poésie, petits vers, et -mille gracieusetés de l’humain savoir passèrent de lui -à elle sous forme de poulets et dans de courtes entrevues -et d’honnêtes rencontres.</p> - -<p>Doña Paca ne voyait pas cela d’un bon œil, toujours -préoccupée de la marier à son Rondanais; mais la -jeune fille, qui à ce commerce avait pris bon nombre -de leçons de romantisme élémentaire, se montra -comme folle d’être contrariée dans son amour sentimental.</p> - -<p>Ces contrariétés lui donnèrent jour et nuit de -furieuses attaques d’épilepsie, durant lesquelles elle se -frappait la figure et se tordait les mains; et enfin un -jour, Benina la surprit, au moment où elle faisait dissoudre -dans l’eau-de-vie des têtes d’allumettes phosphoriques -pour se les mettre, comme elle disait, entre la -poitrine et les épaules. Le tumulte que cela amena -dans la maison fut indescriptible. Doña Paca était un -fleuve de larmes; la jeune fille dansait le <i>zapateado</i>, -en touchant le plafond avec ses mains, et Benina songeait -<span class="pagenum" id="Page_57">57</span> -à informer l’entrepreneur des enterrements, pour -que, au moyen d’une bonne volée ou de toute autre -médecine efficace, il fît renoncer son fils à cette passion -de choses de mort, de cyprès et de cimetière -dont il avait affolé la pauvre fille.</p> - -<p>Quelque temps s’étant écoulé sans que l’on pût détacher -Obdulia de sa manie amoureuse pour le jeune -homme des pompes funèbres et tandis que, par crainte -de l’épilepsie, on avait fait semblant de consentir à leur -mariage pour éviter de plus grands maux, Dieu permit -que le conflit se résolût d’une façon aussi brusque que -simple, et nous devons à la vérité de dire qu’avec cette -solution on s’enleva, de part et d’autre, de forts cassements -de tête, car la famille funèbre, elle aussi, était -en grandes querelles avec le jeune homme, pour le -retirer de l’abîme dans lequel il était disposé à se précipiter. -Donc, un jour, la petite, trompant la vigilance -de ses deux mères, s’échappa de la maison; le jeune -homme en fit autant. Ils se rejoignirent dans la rue, -avec l’idée fixe de se rendre dans quelque lieu poétique, -où ils pourraient se débarrasser ensemble des liens de -cette misérable existence, expirant au même moment, -dans les bras l’un de l’autre, sans que l’un pût survivre -à l’autre. Telle fut la résolution qu’ils prirent au premier -moment et ils se mirent à courir tout en réfléchissant -au meilleur moyen de se détruire d’un seul coup, -sans aucune souffrance et en passant dans la région -pure des âmes libres. Lorsqu’ils furent loin de la rue -de l’Amandier, leurs idées se modifièrent brusquement -et ils pensèrent à toute autre chose qu’à mourir, -et cela d’un parfait accord. Par bonheur, le jeune -homme avait de l’argent, car, la veille au soir, il avait -touché une facture pour cercueil doublé en zinc et une -autre pour un service complet avec lit impérial et conduite -à six chevaux, etc.</p> - -<p>La possession de cet argent réalisa ce prodige de -changer les idées de mort en idées de prolongation de -l’existence, et, modifiant leurs projets, ils allèrent -<span class="pagenum" id="Page_58">58</span> -déjeuner dans un café et ils se rendirent ensuite dans -un hôtel garni voisin, puis dans un autre, d’où ils -écrivirent le lendemain à leurs familles respectives -qu’ils étaient définitivement mariés.</p> - -<p>Mariés à proprement parler, ils ne l’étaient point; -mais la petite formalité qui manquait devait forcément -arriver à être remplie. Le père du jeune homme se -rendit chez doña Paca, et là on convint, elle pleurant -et lui trépignant de colère, qu’il fallait forcément -accepter les faits accomplis. Et comme doña Francisca -ne pouvait donner à sa fille ni argent, ni effets, ni quoi -que ce soit, pas même un lit de camp, il fut convenu -que lui donnerait à son garçon un logement dans le -haut de son dépôt de cercueils et de modestes appointements -à la section de la Propagande. Avec cela et le -courtage qu’il pourrait faire en travaillant dans la -partie, placement d’articles de luxe, ou embaumement, -le ménage nouveau pourrait vivre dans une honorable -médiocrité.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_59">59</span></p> - <h2 id="ch_9">VIII</h2> -</div> - -<p>L’infortunée dame ne s’était point encore consolée -du coup de tête de sa fille et elle passait des heures à -se lamenter de son sort, lorsqu’Antoine fut pris par -la conscription. La pauvre femme ne savait véritablement -s’il y avait lieu de se désoler ou de se réjouir. -C’était une triste chose de le voir soldat avec le fusil -sur l’épaule, mais enfin il était jeune et la vie des camps -pouvait lui convenir. Elle pensait aussi que la discipline -militaire viendrait à point pour corriger ses mauvaises -habitudes. Par bonheur ou par malheur pour le -jeune garçon, il tira un numéro très élevé et tomba -dans la réserve.</p> - -<p>Quelque temps après et à la suite d’une fugue de -quatre jours, il se présenta à sa mère et lui dit qu’il -allait se marier, et que, si elle ne lui donnait pas son -consentement, il s’en passerait.</p> - -<p>«Mon fils, oui, oui, dit la mère en fondant en -larmes. Va avec Dieu, Benina et moi solitaires, nous -vivrons peut-être avec un peu de tranquillité. Puisque -tu as rencontré une âme qui correspond à la tienne et -que tu as trouvé qui t’aime et qui tu aimes, prends-la, -je ne puis t’en dire plus.»</p> - -<p>A la demande de renseignements sur le nom, la -famille et la situation de la fiancée, le persifleur répliqua -qu’il la supposait très riche et si bonne qu’on ne -saurait demander mieux. On apprit promptement qu’il -s’agissait de la fille d’une couturière, qui cousait habilement, -mais n’avait point d’autre fortune que son dé.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_60">60</span></p> - -<p>«Bien, mon enfant, bien, lui dit un soir doña Paca. -Voilà mes enfants joliment casés. Au moins Obdulia, -vivant au milieu des cercueils, elle aura de quoi se -caser si elle meurt.... Mais toi, de quoi vas-tu vivre? Du -dé et des coups d’aiguille de ce prodige? Il est vrai -que, travailleur et économe comme tu l’es, tu augmenteras -ses gains par ton bon ordre. Mon Dieu, quelle -malédiction m’a frappée, moi et les miens! Que je -meure bientôt afin de ne pas assister aux malheurs -qui arriveront!»</p> - -<p>La vérité veut que nous constations que, depuis ses -fiançailles avec la fille de la couturière, Antoine semblait -corrigé de sa manie de larcins et qu’il semblait y -avoir complètement renoncé.</p> - -<p>Son caractère subit un changement radical; se montrant -affectueux avec sa mère et avec Benina, il semblait -résigné à n’avoir pas plus d’argent que le peu -qu’elles lui donnaient, et jusque dans son langage, on -reconnaissait l’influence de personnes plus honorables -et plus décentes que précédemment. Cela fit que doña -Paca donna son consentement sans connaître la fiancée -et sans même manifester le désir de faire sa connaissance. -Benina parlant de ces choses avec sa maîtresse -aventura l’idée que peut-être, par le chemin détourné -de ce mariage, la chance rentrerait à la maison, car la -chance, on le sait, ne vient jamais par où logiquement -on l’attend, mais bien par des chemins souvent incroyablement -détournés.</p> - -<p>Doña Paca ne se donnait pas pour convaincue, car, -se sentant minée par une mélancolie corrosive, elle ne -voyait dans sa triste existence aucun horizon qui ne -fût couleur de cendre ou plein de tempêtes. Les deux -femmes, quoique se trouvant par le placement des enfants -dans de meilleures conditions de vie et de paix, -ne s’accommodaient pas de leur solitude et regrettaient -la famille disparue; chose à la vérité fort compréhensible, -parce que c’est une loi naturelle que les -parents conservent leur affection aux enfants, même -<span class="pagenum" id="Page_61">61</span> -lorsque ceux-ci les martyrisent, les maltraitent et les -déshonorent.</p> - -<p>Peu après la célébration des deux noces, doña Paca -s’était transportée de la rue de l’Amandier à l’Impériale, -poursuivant toujours des changements sans parvenir à -résoudre le problème de vivre sans ressources. Celles-ci -s’étaient réduites à zéro, car le reste disponible de -la pension servait à peine à fermer la bouche aux -petits créanciers. Presque tous les jours du mois se -passaient en angoissantes études pour réunir quelque -monnaie, chose extrêmement difficile, car il n’y avait -plus dans la maison aucun objet de valeur. Le crédit -dans les boutiques ou les baraques de la petite place -était séché. Des enfants, il n’y avait rien à attendre, -les pauvres malheureux ayant déjà bien de la peine à -assurer leur propre subsistance. La situation était donc -désespérée, le naufrage irrémédiable, les corps flottant -à l’aventure, sans qu’on ne rencontrât plus ni -planche, ni madrier pour s’arrimer. En ces jours, -Benina fit de prodigieuses combinaisons pour vaincre -les difficultés, et arriver à nourrir sa maîtresse, en se -procurant d’infinitésimales quantités de numéraire. -Comme elle avait des connaissances sur les petites -places, pour avoir été dans des temps meilleurs une -excellente cliente, il ne lui était pas difficile d’acquérir -des comestibles à des prix infimes et gratuitement des -os pour le pot-au-feu, des trognons de choux ou des -restes de poulets avariés ou autres menus déchets de -cochonaille. Dans les commerces pour pauvres qui -occupent toute la rue de la Ruda, elle avait de bonnes -amitiés et relations, et avec peu d’argent et quelquefois -sans même une obole, en prenant à crédit, elle achetait -des petits œufs, cassés ou très vieux, des poignées de -pois chiches ou de lentilles, de la cassonade, de vieux -fonds de magasin et différents autres restes, qu’elle présentait -à sa maîtresse, comme articles d’ordre moyen.</p> - -<p>Par une ironie de son destin, doña Paca, affligée de -diverses infirmités, avait conservé un excellent appétit -<span class="pagenum" id="Page_62">62</span> -et le goût des mangers fins, goût et appétit qui en -arrivaient à être une véritable infirmité des plus -rebelles, car dans ces pharmacies qu’on appelle boutiques -de comestibles on ne sert point sans argent. -Grâce à des efforts surhumains, employant l’activité -corporelle, une attention intense, une intelligence -pénétrante, Benina arrivait à la faire manger le mieux -possible, même bien, et avec des délicatesses raffinées. -Un profond sentiment de charité la dirigeait, et dans sa -vive affection pour sa maîtresse, elle cherchait à compenser -à sa manière les grands malheurs et les terribles -amertumes de sa vie. Quant à elle, elle se -contentait de ronger un os ou de ramasser quelques -miettes, pourvu que sa maîtresse pût être bien -nourrie. Mais aucun sentiment de charité ou d’amour -ne pouvait lui faire renoncer à sa manie instinctive de -vol; toujours elle cachait à sa maîtresse une partie de -l’argent, laborieusement réuni, et le gardait pour former -un nouveau fonds, un capital nouveau.</p> - -<p>L’année même du mariage, les enfants, qui étaient -entrés dans la vie matrimoniale avec un bien-être -relatif, commencèrent à ressentir les coups du sort, -comme s’ils avaient hérité de la malédiction qui pesait -sur leur pauvre mère. Obdulia, qui ne pouvait s’habituer -à vivre au milieu des cercueils, fut prise par -l’hypocondrie; elle fit une fausse couche; ses nerfs se -déchaînèrent; la pauvreté et les négligences de son -mari, qui ne s’occupait plus d’elle, aggravèrent ses -maux constitutifs. Mesquinement secourue par ses -beaux-parents, elle vivait sous les toits dans la maison -de la rue de la Cabeza, mal abritée, plus mal nourrie, -indifférente à son mari, se consumant dans une oisiveté -mortelle, qui fomentait les dérèglements de son imagination.</p> - -<p>Par contre, Antonito était devenu un homme sérieux -depuis qu’il était marié et cela grâce à la vertu du bon -jugement et à l’application au travail de sa femme, qui -était un vrai trésor. Pourtant tous ces mérites qui -<span class="pagenum" id="Page_63">63</span> -avaient produit le miracle de la rédemption morale -d’Antoine Zapata ne suffisaient point à les défendre de -la pauvreté. Le ménage vivait dans un petit logement -de la rue San-Carlos, qui avait l’air d’une bonbonnière -et où à peine entré on reconnaissait la présence d’une -main active et soigneuse. Et par surcroît de bonheur, -celui qui, à une autre époque, faisait partie de la -classe des mauvais sujets, avait pris l’habitude et le -goût du travail productif, et, ne trouvant rien de mieux -à faire, il s’était mis courtier d’annonces. Toute la -sainte journée, il allait affairé de boutique en boutique, -de journal en journal, et, bien qu’il eût à payer sur ses -gains une grande usure de chaussures, il lui restait -toujours quelque chose pour aider la marmite et soulager -Juliana de son énorme tâche de machine Singer. -Et la femme ne se perdait pas en petites choses; sa -fécondité n’était point inférieure à ses aptitudes domestiques, -car, de sa première couche, elle eut deux -jumeaux. Il fallut par force prendre une petite bonne, -et une bouche de plus à la maison nécessita de doubler -les mouvements de la Singer et les courses d’Antonito -par les rues de Madrid.</p> - -<p>Avant l’arrivée des jumeaux, l’ancien mauvais garnement -avait l’habitude de surprendre sa mère par les -splendeurs et les rayons de son amour filial, qui furent -les seules joies savourées pendant de longs temps par -la pauvre femme; il lui apportait une piécette, deux -piécettes, quelquefois un demi-douro, et doña Paca en -était plus heureuse que si elle avait reçu de ses parents -de Ronda une métairie. Mais, lorsque les poupons -avides de vie et de lait se rendirent maîtres de la maison -et eurent besoin de bons aliments pour croître et -se développer, l’heureux père se trouva dans l’impossibilité -de faire de petits cadeaux à la grand’mère avec -l’excédent de ses gains, parce qu’il n’y en eut plus -assez pour en faire profiter l’aïeule.</p> - -<p>Il lui aurait été plutôt utile de recevoir de l’argent -que possible d’en donner.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_64">64</span></p> - -<p>Bien au contraire de ce ménage, celui des funéraires, -Luquitas et Obdulia, allait fort mal, parce que -le mari se laissait distraire de ses obligations domestiques -et de son travail; il fréquentait sans cesse le -café et même d’autres lieux moins honnêtes, ce pourquoi -on dut lui retirer le recouvrement des factures de -la maison des funérailles. Obdulia ne tenait aucun -ordre dans la conduite de la maison; elle se trouva -promptement accablée de dettes: chaque lundi, chaque -mardi, elle envoyait la concierge à sa mère avec de -petits billets pour lui réclamer le secours de quelques -sous que sa mère ne pouvait lui donner.</p> - -<p>Tout cela était occasion de nouvelles anxiétés et -préoccupations pour Benina qui, dans son amour sans -fin pour sa maîtresse, ne pouvait la voir affamée ou -dans le besoin, sans chercher immédiatement à la -secourir selon ses moyens. Non seulement elle avait à -pourvoir à l’entretien de la maison, mais il fallait -encore qu’elle fît en sorte que le nécessaire ne vînt -point à manquer chez Obdulia. Quelle vie, quelles -horribles fatigues, quel pugilat avec le destin, dans les -profondeurs sombres de la misère qui fait honte et -doit se cacher pour conserver une ombre de crédit et -conserver un certain décorum! La situation arriva à -un point d’anxiété tel que l’héroïque vieille, fatiguée -de passer son temps à considérer le ciel et la terre -afin de voir s’il ne tomberait pas inopinément un -secours de quelque part, ayant tout crédit fermé chez -les marchands, toutes les voies étant bouchées, ne vit -plus d’autre moyen pour continuer la lutte que de boire -sa honte et de se mettre à demander l’aumône dans les -rues. Elle commença un matin, espérant que ce serait -la seule fois, mais elle dut recommencer tous les jours, -la triste nécessité lui imposant l’office de mendiante, -se trouvant dans l’impossibilité de sauver autrement -les siens. Elle y arriva à pas comptés et elle dut reconnaître -qu’elle serait obligée de continuer la voie douloureuse -jusqu’à la mort, suivant la loi économique et -<span class="pagenum" id="Page_65">65</span> -sociale, puisque c’est ainsi que l’on dit. Elle n’eut plus -qu’une idée, ce fut d’empêcher que sa maîtresse en -sût rien; elle commença par lui conter qu’il lui était -échu une place d’aide de cuisine dans la maison d’un -curé de l’Alcarria, aussi bon que riche.</p> - -<p>Avec sa prestesse imaginative, elle baptisa ce personnage -de pure invention, en lui donnant, pour mieux -tromper sa maîtresse, le nom de don Romualdo. Doña -Paca crut tout ce que Benina voulut bien lui dire, et -elle récitait journellement quelques <i>Pater Noster</i> pour -que Dieu augmentât la piété et les rentes du bon -prêtre, afin que Benina eût quelque chose à rapporter -à la maison. Elle désirait le connaître, et, la nuit, -tandis qu’elles trompaient leur tristesse par des conversations -et des histoires, elle lui demandait mille -détails sur lui, sur ses nièces, sur ses sœurs, comment -était arrangée la maison et les dépenses qu’on y faisait; -à cela, Benina répondait avec maints détails et -circonstances qui auraient bien pu être vrais tant ils -étaient vraisemblables.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_66">66</span></p> - <h2 id="ch_10">IX</h2> -</div> - -<p>Ce jour, la vieille dame avait mangé avec beaucoup -d’appétit, et, tandis qu’elle dégustait les aliments procurés -par le douro de l’aveugle Almudena, elle digérait -facilement les pitoyables contes que lui faisait avaler -sa servante et compagne. Doña Paca en était arrivée à -avoir une telle confiance dans les arrangements de -Benina que c’est à peine si elle songeait aux difficultés -du lendemain, sûre que l’autre saurait les vaincre, -avec sa diligence, sa connaissance du monde, la protection -du très béni don Romualdo devant d’ailleurs -lui être d’un grand secours. Maîtresse et servante -mangèrent ensemble, et après le repas doña Paca lui -dit:</p> - -<p>«Tu ne dois en aucun cas marchander ton temps à -ces gens, et bien que tu ne sois obligée de rester chez -eux que jusqu’à midi, si quelque jour ils te priaient de -rester jusqu’au soir, ne crains pas de le faire, femme, -je m’arrangerai comme je pourrai.</p> - -<p>—Cela, non, répondit Benina; il y a temps pour tout, -et je ne puis manquer mon service ici. Ces gens sont -bons, et ils se rendent bien compte de mes nécessités.</p> - -<p>—Bien, si tu les connais. Je prie le Seigneur qu’il -les récompense des égards qu’ils ont pour toi et ma -plus grande joie serait que don Romualdo fût fait -évêque.</p> - -<p>—Eh bien! on entend déjà ronronner qu’on va le -proposer; oui, madame, évêque de je ne sais quel -endroit, quelque part aux îles Philippines.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_67">67</span></p> - -<p>—Si loin, cela, non. Mais bien quelque part par ici -où il puisse faire beaucoup de bien.</p> - -<p>—La Patros, la plus âgée de ses nièces, pense de -même.</p> - -<p>—C’est celle qui a les cheveux gris et louche un -peu?</p> - -<p>—Non, c’est l’autre.</p> - -<p>—J’y suis.... Patros, c’est celle qui bégaye et souffre -de tremblements nerveux.</p> - -<p>—Celle-là même. Elle dit: «Comment pourrions-nous -aller, nous autres, dans des pays si loin?... Non, -non; mieux vaut être simple curé ici qu’archevêque -là-bas, où, comme on dit, il est midi quand il est -minuit ici.»</p> - -<p>—Aux antipodes?</p> - -<p>—Mais la sœur doña Josefa dit: «Que vienne la -mitre et qu’elle soit n’importe où Dieu voudra, je ne -crains pas d’aller au bout du monde, avec la joie de -voir le révérend à la place qui convient à ses mérites.»</p> - -<p>—Il peut se faire qu’elle ait raison. Et qu’avons-nous -nous autres, de mieux à faire que de nous conformer -à la volonté du Seigneur? Si on nous l’envoie -aussi loin, en te protégeant, toi, il me protégera aussi. -Oui, qui connaît les desseins du Seigneur? et il pourrait -arriver que ce que nous croyons être un mal soit -un bien et que le bon don Romualdo, en partant, nous -laisse bien recommandées à un évêque d’ici, ou même -au nonce....</p> - -<p>—Je crois que oui. Enfin, nous verrons.»</p> - -<p>La conversation se référant au prêtre imaginaire -s’arrêta là. Doña Paca le connaissait comme si elle -l’avait vu et avait causé avec lui; elle s’en était formé -un type vivant, grâce aux éléments descriptifs et pittoresques -que Benina lui donnait d’un jour à l’autre. -Mais la suite de cette conversation était restée dans -l’encrier, pour faire place à des choses d’une plus -grande importance.</p> - -<p>«Explique-moi, femme. Et Obdulia, que dit-elle?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_68">68</span></p> - -<p>—Rien. Qu’aurait-elle à dire, la pauvrette? Ce vaurien -de Luquitas n’a pas reparu depuis douze jours. -La petite assure qu’il a de l’argent, qu’il a touché pour -une facture d’embaumement, et qu’il le mange avec -une gueuse de la rue du Bonetillo.</p> - -<p>—Jésus me protège! Et son père, que fait-il?</p> - -<p>—Il le réprimande, il le corrige, quand il lui tombe -sous la main. Ce qu’il y a de plus certain, c’est qu’ils -ne parviennent pas à le redresser. On envoie à la -petite les repas de chez ses beaux-parents; mais la -nourriture est en si petite quantité qu’elle arrive à -peine aux dents canines. Elle mourrait de faim si je ne -lui portais pas ce que je peux. Pauvre ange! Mais -voyez: je l’ai rencontrée ces jours-ci, et elle avait l’air -contente. Vous savez bien, la petite est comme cela. -Quand elle a les plus grands motifs d’être joyeuse, elle -pleure; quand elle devrait être triste, elle est gaie -comme une joueuse de castagnettes. Seul, Dieu entend -quelque chose à cette tête détraquée et connaît le -moyen de la soulager. Pourtant, je l’ai vue contente, -oui, madame, et c’est sans doute parce qu’elle pensait -à des choses agréables. Mieux vaut ainsi.</p> - -<p>«Elle est de celles qui croient à tout ce qu’elles se forgent -elles-mêmes dans leur cerveau. De cette façon elles -sont heureuses, quand, au contraire, elles devraient -être malheureuses.</p> - -<p>—Et pourtant ce devrait être tout le contraire, aide-moi -donc à comprendre.... Et était-elle seule, entièrement -seule, la chère petite?</p> - -<p>—Non, madame: il y avait là ce chevalier si distingué -qui lui tient quelquefois compagnie; celui qui est -de la famille des Delgados, votre compatriote.</p> - -<p>—Oui..., Francisco Ponte. Figure-toi si je dois le connaître. -Il est de mon pays ou d’Algeciras, ce qui est la -même chose.</p> - -<p>«Il a été un élégant et il se pique encore de l’être.... -Mais je t’avertis qu’il est plus vieux qu’un champ de -palmiers.... Bonne personne, d’ailleurs, et de principes -<span class="pagenum" id="Page_69">69</span> -chevaleresques, qui sait se conduire avec les -dames, et d’une façon qu’on ne connaît plus aujourd’hui, -où tous les hommes sont grossiers et mal élevés. -Il est beau-frère d’une cousine de mon mari, parce que -sa sœur avait épousé.... Enfin, je ne me rappelle pas -bien la parenté. Je me réjouis qu’il soit en rapport -avec ma fille, car il convient à celle-ci d’être en relation -avec de dignes sujets, de manières décentes et -jouissant d’une bonne situation.</p> - -<p>—Pourtant la position de ce don Frasquito me paraît -de celles qui sont bien en l’air, comme les montures -de brillants.</p> - -<p>—De mon temps, c’était un célibataire, qui jouissait -de la vie. Il avait un bon emploi, dînait dans les -grandes maisons et passait ses nuits au casino.</p> - -<p>—Eh bien, alors, il doit être en ce moment plus -pauvre qu’un rat, car il passe ses nuits....</p> - -<p>—Où dis-tu?</p> - -<p>—Dans les palais enchantés de la seña Bernarda, rue -du Mediodia-Grande.... La maison de la logeuse, vous -savez?</p> - -<p>—Que me contes-tu là?</p> - -<p>—Ce Ponte dort là, lorsqu’il a les trois réaux nécessaires -pour obtenir une place dans le dortoir de première -classe.</p> - -<p>—Tu es folle, Benina.</p> - -<p>—Je l’ai vu, madame; la Bernarda est mon amie. -C’est elle qui nous a prêté les huit douros, vous savez? -quand vous avez eu besoin d’envoyer la cédule avec -décharge et payer un pouvoir pour l’envoyer à Ronda.</p> - -<p>—Oui, oui, je me rappelle, c’était elle qui venait -tous les jours réclamer sa créance et qui nous faisait -bouillir le sang.</p> - -<p>—Celle-là même. Mais, malgré cela, c’est une brave -femme. Elle ne nous les aurait pas réclamés en justice, -bien qu’elle nous en menaçât. Bien d’autres sont pires. -Vous devez savoir qu’elle est riche et, avec les six -maisons à loger la nuit qu’elle possède, elle n’a pas -<span class="pagenum" id="Page_70">70</span> -moins de quarante mille douros qu’elle a gagnés, oui, -madame, et qui sont tous placés à la Banque, et elle -vit de l’intérêt.</p> - -<p>—Que de choses incroyables il faut voir! Voilà bien -le monde.... Mais, revenant au chevalier de Ponte,—c’est -ainsi qu’on le nommait en Andalousie,—s’il est aussi -pauvre que tu dis, cela doit faire pitié de le voir.... -Mais cela vaut mieux ainsi, parce que la réputation de -la petite pourrait souffrir quelque atteinte si, au lieu -d’être une telle ruine, un pauvre mendiant en redingote, -c’était un galant possible, quoique vieux.</p> - -<p>—Je crois, dit Benina en riant, car sa nature joviale se -montrait toujours dès que les tracas de la vie lui donnaient -le temps de respirer, je crois qu’il va là... pour -se faire embaumer...; il en a grand besoin. Et qu’il se -dépêche avant qu’il soit tout à fait en putréfaction.»</p> - -<p>Doña Paca se mit à rire de ces plaisanteries, puis -elle s’informa de l’autre famille.</p> - -<p>«Le petit, je ne l’ai vu ni aujourd’hui ni hier, répondit -Benina; pourtant la Juliana m’a dit qu’il courait -derrière les miasmes, parce que, avec tous ces changements -de maladies, il y a beaucoup d’annonces de médecine. -Il pense gagner beaucoup d’argent et faire -lui-même paraître un journal, uniquement pour les affaires -des pharmaciens indiquant par exemple où l’on -vend tel ou tel article. Les deux poupons ressemblent -à deux mottes de beurre. Mais ils coûtent bon comme -potages et ragoûts, car on sait quand la nourrice commence -à manger et l’on ne sait jamais quand elle finit. -La Juliana m’a dit que nous goûterions quelque peu -de ce que son oncle lui enverra pour la fête du saint -et particulièrement qu’elle nous donnera deux paires -de bottines de celles de rebut dans la cordonnerie où -elle est piqueuse.</p> - -<p>—Elle est bonne, cette petite, dit avec gravité doña -Paca, quoique bien commune, si commune que nous -ne pourrons jamais la fréquenter ni nous appareiller -ensemble. Ses cadeaux m’offensent; si je les reçois -<span class="pagenum" id="Page_71">71</span> -c’est seulement à cause de sa bonne volonté.... Enfin, -il est temps que nous songions à nous coucher. Je crois -que ma digestion est à moitié faite, prépare-moi ma -médecine pour dans une demi-heure. Ce soir, je me -sens plus lasse de mes jambes, et la vue plus fatiguée. -Dieu saint, si j’allais devenir aveugle! Je ne sais ce -que j’ai, ma vue baisse de jour en jour, sans que, grâce -à Dieu, les yeux me fassent mal. Oui, mes nuits s’écoulent -sans insomnies, grâce à toi, qui me causes, et en -m’éveillant je vois les choses moins claires et mes -jambes sont comme du coton. Je me dis: qu’est-ce que -la vue a à faire avec le rhumatisme? On me dit qu’il -faut que je marche, que je me promène, mais comment -puis-je sortir dans cet état, sans vêtements convenables, -en craignant de tomber à chaque pas sur des personnes -m’ayant connue dans une situation meilleure, ou sur -ces types communs et malpropres auxquels nous devons -quelque chose?»</p> - -<p>Entendant cela, Benina se rappela la chose la plus -importante qu’elle avait oublié de dire ce soir à sa -maîtresse, ou que du moins elle avait gardée pour la -fin, craignant de la raconter avant de sortir de la cuisine -et, pendant que l’une et l’autre lavaient et essuyaient -les quelques plats dont elles s’étaient servies, -car doña Francisca ne dédaignant pas de s’associer à -ce bas service, elle lui dit du ton le plus naturel qu’elle -put trouver:</p> - -<p>«Ah! à propos, je ne me rappelais pas!... quelle -pauvre tête j’ai! Aujourd’hui, j’ai rencontré le seigneur -don Carlos Moreno y Trujillo.»</p> - -<p>Doña Paca sursauta et peu s’en fallut qu’elle ne laissât -tomber l’assiette qu’elle était en train d’essuyer.</p> - -<p>«Don Carlos!... Tu as dit don Carlos? et puis, il t’a -interrogée sur moi?</p> - -<p>—Naturellement, et avec un intérêt qui....</p> - -<p>—Est-ce vrai? A son heure, ce vieil avare se souvient -de moi, lui qui m’a vue tomber dans la misère, -moi, la belle-sœur de sa femme.... Car Purita était la -<span class="pagenum" id="Page_72">72</span> -propre sœur de mon Antoine... et qui n’a pas su me -tendre une main secourable!...</p> - -<p>—L’année passée, lorsqu’il devint veuf, un jour -comme aujourd’hui, il avait pourtant envoyé un petit -secours à madame.</p> - -<p>—Six douros! Quelle honte! s’écria doña Paca, laissant -un libre cours à son indignation, et à la haine et -au dépit, accumulés durant tant d’années d’opprobre -et de souffrances dans son âme. La rougeur m’en -monte au front à le dire. Six douros! et quelques nippes -de Purita, des gants sales, des robes déchirées, et un -vieux vêtement de cour datant du mariage de la reine. -A quoi pouvaient me servir ces cochonneries?... Enfin, -continue ton récit. Tu l’as rencontré...; où?... à quelle -heure?</p> - -<p>—Il pouvait être midi. Il sortait de San-Sebastian....</p> - -<p>—Oui, je sais qu’il passe toute la matinée à rôder -d’église en église, en priant sur les marches des autels. -Mais tu m’avais dit qu’à midi et demi tu étais à -servir le dîner de don Romualdo?»</p> - -<p>Benina n’était pas femme à se troubler de cette -réflexion. Son esprit fécond pour le mensonge et sa -mémoire très heureuse pour conserver l’ordre dans les -contes avancés par elle antérieurement, et pour s’en -servir à l’appui des nouveaux, la tirèrent aussitôt -d’embarras.</p> - -<p>«Mais ne vous ai-je pas dit que quand le couvert eut -été mis il manquait une salière et que je dus courir -l’acheter à la place del Angel au coin de la rue Espoz-y-Mina?</p> - -<p>—Si tu me l’as dit, je ne m’en souviens point. Pourtant -comment pouvais-tu laisser ta cuisine au moment -de servir le dîner?</p> - -<p>—Parce que la fille de cuisine que nous avons ne -connaît pas les rues, et ne sait d’ailleurs pas acheter. -Elle serait restée un siècle et nous aurait rapporté -effectivement une cuvette au lieu d’une salière; j’y -courus en volant, et pendant ce temps la Patros surveillait -<span class="pagenum" id="Page_73">73</span> -mes casseroles,... elle s’y entend, croyez-moi, -elle s’y entend aussi bien que moi, ou peut-être -mieux.... Enfin, je me rencontrais avec cette vieillerie -de don Carlos.</p> - -<p>—Mais pour aller de la rue de la Greda à Espoz-y-Mina, -tu n’avais pas à passer par San-Sebastian, -femme.</p> - -<p>—Je vous ai dit qu’il sortait, lui, de San-Sebastian. -Je le vis venir de là, regardant l’horloge de Canseco. -Moi, j’étais dans la boutique. Le marchand sortit pour -le saluer. Don Carlos me vit, nous parlâmes....</p> - -<p>—Et que te dit-il? Conte-moi ce qu’il te dit.</p> - -<p>—Ah! ce qu’il me dit.... Il me demanda des nouvelles -de madame et des enfants.</p> - -<p>—Qu’importait à ce cœur de pierre la mère et les -enfants? Un homme qui a trente-quatre maisons dans -Madrid, à ce que l’on dit, autant que l’âge du Christ et -une de plus; un homme qui a gagné de gros sacs en -faisant la contrebande des marchandises, en donnant -des pots-de-vin aux douaniers et en trompant la moitié -du monde, venir maintenant faire le gracieux! <i>A -buenas horas mangas verdes</i>.... Tu aurais dû lui dire -que je le méprise, que je suis orgueilleuse de ma misère, -que ma misère met une barrière entre lui et -moi,... parce que lui ne secourt les pauvres que par -poids et mesures.</p> - -<p>«Il croit qu’en répartissant ses aumônes par huitième -de sou et se procurant à bon compte les prières des -humbles il pourra tromper Celui d’en haut et escamoter -la gloire éternelle et se coller dans le ciel par contrebande, -se faisant passer pour ce qu’il n’est pas; -comme il faisait lorsqu’il introduisait du fil d’Écosse, -déclarant de la percale à un réal et demi l’aune et cela -avec des marques fausses, des factures fausses, des -certificats d’origine faux.... Lui as-tu dit cela? Le lui -as-tu dit?</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_74">74</span></p> - <h2 id="ch_11">X</h2> -</div> - -<p>«Je ne le lui ai pas dit, madame, et je n’avais pas à -le lui dire, répliqua Benina, voyant que doña Francisca -s’excitait démesurément et que tout le sang lui montait -à la tête.</p> - -<p>—Pourtant, tu te rappelleras certainement leurs -façons d’agir à lui et à sa femme avec moi; ils étaient -comme Alexandre en bataille. Puis, lorsque mes désastres -commencèrent, ils se mêlèrent de mes comptes -pour y faire leurs affaires. Au lieu de m’aider, ils tirèrent -sur la corde pour m’étrangler plus promptement. -Ils me voyaient dévorée par l’usure, et ils ont été incapables -de m’offrir un prêt à de bonnes conditions. Ils -pouvaient me sauver et ils ont préféré me voir périr. Et -quand ils m’ont vue obligée de vendre mes meubles, -ils me les ont achetés pour un morceau de pain, les -meubles dorés de la salle de réception, les beaux rideaux -de soie.... Ils étaient à l’affût des occasions et à me voir -perdue, menacée du naufrage, naturellement..., ils se -présentaient comme autant de sauveurs.... Que m’ont-ils -donné pour le <i>Saint-Nicolas de Tolentino</i>, de l’école -de Séville, qui était le joyau de la maison de mon mari, -un tableau qu’il estimait plus que sa vie? Que m’ont-ils -donné? Vingt-quatre douros, Benina de mon âme, vingt-quatre -douros. Ils me saisirent dans une de ces heures -idiotes, et moi, morte d’anxiété et de découragement, -je ne savais point ce que j’avais à faire. Plus tard, un -conservateur du musée m’a dit qu’il ne valait pas moins -de dix mille réaux.... Tu vois quelles gens! Non seulement, -<span class="pagenum" id="Page_75">75</span> -ils ont toujours méconnu la véritable charité -mais ils n’ont jamais connu la délicatesse du cœur. De -tout ce que nous recevions de Ronda: fruits, gâteaux, -pain d’épice, nous en envoyions une bonne partie à -Pura. Quant à eux, c’est à peine s’ils nous envoyaient -un petit paquet de bonbons à la Saint-Antoine et s’ils -m’envoyaient quelque petit objet de bazar pour se -débarrasser de ma fête. Don Carlos était si parasite -qu’il tombait comme par hasard à la maison à l’heure -où nous prenions le café..., et si tu savais comme il s’en -léchait les babines! Car tu sais que le sien n’était qu’eau -claire et lavasse. Et si nous allions au théâtre ensemble, -invités par moi, dans ma loge, il s’arrangeait toujours -pour que ce fût Antoine qui payât les entrées.... Du -sans-gêne avec lequel ils usaient de notre voiture à -toute heure, je ne t’en dirai rien. Et tu dois te rappeler -que, le jour même où nous vendions les meubles, ils se -promenaient toute la soirée en faisant des tours infinis -de la Castellane au Retiro.»</p> - -<p>Benina ne voulut point l’arrêter par des interruptions -ou des contradictions, parce qu’elle savait que lorsqu’elle -enfourchait ce dada il était mieux de lui laisser -tout dire jusqu’au bout. Pourtant avant qu’elle eût fini, -alors qu’elle s’arrêtait un instant suffoquée et à court -d’haleine, Benina s’aventura à lui dire:</p> - -<p>«Don Carlos m’a dit d’aller chez lui demain.</p> - -<p>—Dans quel but?</p> - -<p>—Pour causer avec moi....</p> - -<p>—C’est comme si je le voyais. Il voudra m’envoyer -une aumône.... Précisément, c’est aujourd’hui l’anniversaire -de la mort de Pura..., il va se liquider par une -cochonnerie.</p> - -<p>—Qui sait, madame? Il se peut qu’il s’attendrisse....</p> - -<p>—Lui, je le vois te mettant dans la main une paire -de piécettes ou de douros, se figurant que pour ce fait -les anges vont descendre en jouant de la viole ou de la -harpe pour célébrer sa charité. Repousse son aumône, -mon enfant; maintenant que nous avons notre bon don -<span class="pagenum" id="Page_76">76</span> -Romualdo, nous pouvons nous permettre un peu de -dignité, Nina.</p> - -<p>—Cela ne convient point. Il pourrait se fâcher et -dire, je suppose, que vous êtes orgueilleuse, ou que -sais-je, moi?</p> - -<p>—Qu’il le dise! Et à qui veux-tu qu’il aille le dire?</p> - -<p>—A don Romualdo lui-même, dont il est grand ami. -Il entend sa messe tous les jours, et ensuite ils s’en -vont causer dans la sacristie.</p> - -<p>—Fais ce que tu crois. Et pour ce qui doit advenir, -dis bien à don Romualdo, qui est don Carlos, fais-lui -voir que ses dévotions de la dernière heure ne sont pas -recevables. Enfin, je sais que tu ne me tromperas pas, -et demain tu me conteras ce qui résultera de la visite -d’où tu ne rapporteras, sois-en sûre, qu’un noir sermon.»</p> - -<p>Elles parlèrent encore longtemps. Benina cherchait -à laisser tomber la conversation et à la refroidir, en -évitant les répliques ou en leur donnant un ton conciliateur. -Mais la dame et sa servante s’endormirent tard, -et Benina passa une partie de la nuit à la préparation -mentale de ses plans stratégiques pour le jour suivant, -qui devait être sans doute plein de difficultés, si elle -n’avait pas la chance que don Carlos lui mette dans la -main une bonne poignée de douros..., ce qui pourrait -bien arriver.</p> - -<p>A l’heure fixée par le seigneur de Moreno Trujillo, -sans une minute de plus ni de moins, Benina sonnait à -la porte principale de la rue d’Atocha, et une servante -l’introduisait dans le cabinet qui était très élégant, tous -les meubles pareils comme couleur et comme façon. -Une table ministre occupait le milieu, et elle était chargée -de beaucoup de livres et de dossiers. Les livres -n’étaient pas pour la lecture, mais bien pour les comptes, -tout bien clair et ordonné. La paroi du milieu laissait -voir le portrait de doña Pura; il était recouvert -d’une gaze noire, dans un cadre qui paraissait d’or pur. -D’autres portraits en photographies, qui devaient être -<span class="pagenum" id="Page_77">77</span> -ceux des filles, gendres et petits-fils de don Carlos, -occupaient les autres parois. Contre le cadre ou accrochées -auprès, comme des offrandes ou des ex-voto à un -autel, pendaient une multitude de couronnes de drap -avec des roses peintes, des narcisses ou des violettes -avec de longs rubans noirs avec inscriptions en or. -C’étaient les couronnes qui avaient été apportées pour -l’enterrement de sa femme, et que don Carlos avait tenu -à conserver à la maison pour qu’elles ne se gâtassent -pas au cimetière. Sur la cheminée où l’on ne faisait -jamais de feu, une pendule avec sujet qui ne marchait -pas et, non loin de là, un almanach américain portant -la date de la veille.</p> - -<p>Après une demi-minute d’attente, don Carlos entra -en traînant les pieds, avec un bonnet de velours tiré sur -les oreilles, et le manteau de maison, beaucoup plus -vieux que celui qu’il mettait pour sortir. L’usage continuel -de ce manteau au delà du 30 de mai s’explique par -son horreur des poêles et braseros qui, selon lui, sont -la cause de tant de malheurs. Comme il n’était pas enveloppé -jusqu’aux yeux, Benina put observer qu’il avait -le col et les poignets propres et une grosse chaîne de -montre, ce qui sans doute répondait à l’étiquette de -l’anniversaire. Avec un mouchoir d’une grandeur incommensurable, -quadrillé, il se frottait et s’essuyait les -yeux; il se moucha deux ou trois fois avec un grand -bruit, et, voyant Benina debout, il lui fît signe de s’asseoir -et prit gravement place dans le fauteuil qui accompagnait -la table et avait un dossier élevé et découpé -comme une stalle de chœur. Benina s’assit sur le bord -d’une chaise qui, comme toutes les autres, était en -chêne et recouverte de velours vert.</p> - -<p>«Donc, je vous ai fait venir pour vous dire....»</p> - -<p>La tête de don Carlos était affectée d’un tremblement -chronique nerveux, mouvement latéral, comme celui -qui sert à exprimer la négation. Ce tic s’accentuait -ou devenait imperceptible selon le degré d’excitation -de l’individu.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_78">78</span></p> - -<p>«... Pour vous dire...»</p> - -<p>Autre pause déterminée par un flux d’humeurs. Don -Carlos essuya ses yeux bordés de rouge, se frotta sa -courte barbe, qui n’avait d’autre raison d’être que de -lui éviter la peine de se raser. Depuis la mort de sa -femme, le bon monsieur, qui se rasait seulement pour -elle et par elle, voulut joindre à ses grandes démonstrations -d’affliction le deuil de son visage, en le laissant -se couvrir comme d’un crêpe par des poils blancs, -noirs ou jaunes.</p> - -<p>«Je voulais vous dire que ce qui arrive à la Francisca -de se trouver dans une position aussi précaire -provient de ce qu’elle n’a jamais voulu tenir de comptes. -Sans bonne ordonnance, il n’y a fortune qui ne se -change en misère. Avec de l’ordre, les pauvres se font -riches. Sans ordre, les riches....</p> - -<p>—Se font pauvres, oui, monsieur,—dit avec humilité -Benina qui, bien qu’elle connût la maxime de longue -date, voulut la recevoir comme si ce fût une découverte -récente de don Carlos.</p> - -<p>—Francisca a toujours été une mauvaise tête. Nous -le lui répétions souvent, ma femme et moi: «Francisca, -tu te perds, tu vas droit à la misère», et elle..., tranquille -comme si de rien n’était. Nous n’avons jamais pu -obtenir qu’elle réglât ses dépenses sur ses entrées. Lui -faire écrire un chiffre, on la tuerait plutôt. Et celui qui -ne fait pas de chiffres est perdu. Je suis sûr qu’elle n’a -jamais su ce qu’elle devait ni de quelle façon elle le -payerait.</p> - -<p>—Vérité, monsieur, grande vérité, cela, dit Benina -soupirant et toute à la préoccupation de ce -que don Carlos lui pourrait bien donner après ce sermon.</p> - -<p>—En effet, comptez...; si, dans ma vieillesse, je suis -dans une bonne condition pour moi et mes enfants, s’il -ne me manque pas de quoi payer une messe pour l’âme -de ma chère femme, c’est que j’ai toujours mené avec -méthode et régularité les affaires de ma maison. Encore -<span class="pagenum" id="Page_79">79</span> -aujourd’hui, retiré du commerce, je tiens à jour ma -comptabilité pour mes dépenses particulières, et je -ne me couche pas sans avoir passé tous les renseignements -à l’agenda, dans les livres auxiliaires et -enfin au grand-livre. Voyez, regardez pour vous -convaincre....»</p> - -<p>Il ajouta avec son tremblement nerveux qui avait -l’air d’un signe de dénégation:</p> - -<p>«Je voudrais bien que Francisca pût mettre à profit -cette leçon. Il n’est pas trop tard...; intéressez-vous-y.»</p> - -<p>Et il prit un livre, puis un autre, et il les montra à -Benina, qui s’approcha pour contempler cette merveille -de chiffres.</p> - -<p>«Regardez bien, voici justement la dépense de la -maison sans que je passe rien, pas même les cinq centimes -d’une boîte d’allumettes, les sous du facteur, -tout, tout. Dans cette autre petite colonne, les aumônes -que je fais et ce que j’emploie en suffrages pour l’autre -monde. Ensuite, je passe tout au grand-livre, dans -lequel on peut voir jour par jour ce que je dépense et -faire la balance.... Méditez; si Francisca avait fait sa -balance, elle n’en serait pas où elle en est.</p> - -<p>—C’est certain, très certain, monsieur. Et je ne cesse -de le dire à madame: faites donc votre balance, marquez -tout, point par point, ce qui entre comme ce qui -sort. Mais elle, comme ce n’est plus une enfant, il lui -est difficile de prendre de bonnes habitudes. Mais c’est -un ange, monsieur, et il n’est nul besoin de savoir si -elle compte ou ne compte pas pour la secourir.</p> - -<p>—Il n’est jamais trop tard pour entrer dans le cerceau, -comme on dit. Et je puis vous assurer que, si -j’avais trouvé chez Francisca une intention quelconque -ou un désir de tenir ses comptes en règle, je lui aurais -prêté..., non pas prêté, mais je lui aurais facilité le -moyen de les niveler; mais c’est une tête déséquilibrée; -convenez avec moi qu’elle est déséquilibrée.</p> - -<p>—Oui, monsieur, j’en conviens.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_80">80</span></p> - -<p>—Et il m’est apparu que le meilleur cadeau que je -puisse lui faire... et c’est pour cela que je vous ai fait -venir, est celui-ci, la malheureuse.»</p> - -<p>En parlant ainsi, don Carlos prit un livre long et -étroit et le mit devant lui pour que Benina pût bien le -voir. C’était un agenda.</p> - -<p>«Voyez vous-même, dit le bon monsieur en faisant -miroiter le livre, en le feuilletant. Il y a là tous les jours -de la semaine. Regardez bien, d’un côté la colonne du -doit, de l’autre celle de l’avoir. Voyez comme dans les -dépenses on marque les articles: le charbon, l’huile, -le bois, etc. Et alors, quelle peine y a-t-il à placer -d’un côté ce que l’on dépense et de l’autre ce que l’on -reçoit?</p> - -<p>—Mais si madame ne reçoit rien?</p> - -<p>—Chansons! s’écria Trujillo en frappant sur le -livre. Elle a bien quelque chose, car vous dépensez -bien quelque chose, et, si peu que ce soit, il faut que -vous ayez une entrée, petite ou grande. Et ce que -vous retirez des aumônes, pourquoi ne le noteriez-vous -pas? Voyons donc, pourquoi ne le noteriez-vous -pas?»</p> - -<p>Benina le considéra avec un sentiment de colère -mêlé de compassion. Mais je dois dire que la colère -l’emportait sur la pitié et qu’il y eut un moment où -peu s’en fallut qu’elle ne prît le livre pour le lancer à -la tête du seigneur don Carlos. Pourtant elle contint -sa fureur et, pour que le vieux maniaque de la comptabilité -ne s’en aperçût pas, elle dit avec un sourire -forcé:</p> - -<p>«De sorte que vous, monsieur, vous tenez compte -des sous que vous donnez aux pauvres à la porte de -San-Sebastian.</p> - -<p>—Jour par jour, répliqua le vieux avec orgueil, -en branlant davantage son chef tremblotant, et je -puis vous dire, si vous désirez le savoir, ce que j’ai -donné dans le trimestre, dans le semestre ou dans -l’année.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_81">81</span></p> - -<p>—Non, non, ne vous dérangez pas, monsieur, reprit -vivement Benina qui sentait de nouveau la démangeaison -de lui taper sur la tête avec son livre. Je prendrai -le livre, il fera grand plaisir à madame et à moi -aussi. Mais nous n’avons ni plume ni crayon.</p> - -<p>—Bonté divine! Dans quelle maison, si pauvre -qu’elle soit, manque-t-il ce qu’il faut pour écrire? Si -l’on a à donner une signature, prendre un compte, -écrire un chiffre, noter quelque chose de la maison -pour s’en souvenir.... Prenez ce crayon, il est taillé et -si sa pointe se casse, vous la referez avec le couteau -de la cuisine.»</p> - -<p>Et avec tout cela don Carlos ne parlait pas de donner -un secours effectif, bornant sa charité à l’offrande -du livre, qui devait être le fondement de l’ordre administratif -dans la maison désordonnée de doña Francisca -Juarez. En le voyant remuer les lèvres pour -continuer à parler et porter la main à la clef du tiroir -qui était à sa gauche, Benina éprouva une grande -joie.</p> - -<p>«Il n’y a pas, il ne peut y avoir de prospérité sans -administration, affirma don Carlos ouvrant le tiroir et -y jetant un coup d’œil. Je désirerais que Francisca -administre, et quand elle administrera....</p> - -<p>—Et quand elle administrera.... Quoi? dit Benina à -part elle. Que vas-tu nous donner, vieux fou, plus fou -que tous ceux qui sont enfermés à Leganès? Puisse -tout l’argent que tu conserves se convertir en pus dans -ton corps pour que tu en crèves, comme un vieil abcès -d’avarice!</p> - -<p>—Prenez ce livre et ce crayon, emportez-le avec -grand soin et faites attention de ne pas le perdre en -route. Bien; vous en prenez charge? Vous me répondez -qu’on écrira tout?</p> - -<p>—Oui, monsieur..., il n’échappera rien.</p> - -<p>—Bien, et maintenant pour que Francisca se souvienne -de Pura et prie pour elle.... Vous me promettez -que vous prierez pour elle et pour moi?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_82">82</span></p> - -<p>—Oui, monsieur, nous prierons à haute voix jusqu’à -la cloche.</p> - -<p>—Eh bien, j’ai là douze douros que je conserve -pour les donner aux pauvres honteux qui n’osent mendier.... -Pauvres gens, c’est bien ceux qui sont les plus -dignes de commisération!»</p> - -<p>En entendant prononcer ce chiffre de douze douros, -Benina ouvrit des yeux comme des portes cochères. -Par le Christ! ce qu’on peut se procurer avec douze -douros! Et elle entrevoyait le soulagement de plusieurs -jours, parer à tant de nécessités, boucher tant de trous, -vivre, respirer, se reposer de la mendicité humiliante -et du supplice de la requête universelle, et de tant de -démarches fatigantes. La pauvre femme vit le ciel -entr’ouvert, et par l’ouverture les douze douros, moyen -charmant de sa félicité durant quelques jours.</p> - -<p>«Douze douros! répéta don Carlos, passant les monnaies -d’une main dans l’autre; mais je ne vous les donnerai -pas en une fois, ce serait fomenter le gaspillage; -je vous les destine....»</p> - -<p>Du coup, les ailes du cœur de Benina se cassèrent.</p> - -<p>«Si je vous les donnais, demain, à pareille heure, il -n’en resterait pas un centime. Je vous assigne deux -douros par mois, et vous pouvez venir les prendre le -24 de chaque mois, lorsque six mois seront écoulés et -après septembre, je verrai si je dois augmenter ou non -l’attribution. Cela dépendra, entendez bien, de ce que -je verrai si vous administrez ou n’administrez pas, s’il -y a de l’ordre ou s’il n’y en a pas, si le chaos continue. -Méfiez-vous bien du chaos.</p> - -<p>—Bien, monsieur, manifesta Benina avec humilité, -pensant qu’il valait mieux se résigner et prendre ce -qu’on lui donnait, sans entrer en discussion avec ce -malpropre et ravagé petit Cassandre. Je vous réponds -qu’on tiendra les comptes avec administration et qu’il -n’échappera pas un bout de fil.... Je passerai tous les -24 du mois? Cela sera un grand secours pour la maison. -Le Seigneur vous l’augmente, et qu’il tienne votre -<span class="pagenum" id="Page_83">83</span> -femme défunte dans un saint repos... et à jamais. -<i>Amen.</i>»</p> - -<p>Don Carlos marqua la somme déboursée, en jouissant -beaucoup de cette opération, congédia Benina -d’un geste et changeant de cape, mettant son chapeau -neuf, vêtements qui ne quittaient l’armoire que les -jours de fêtes, se disposa à sortir et à procéder d’une -volonté assurée et d’un pied ferme aux dévotions de -ce jour, qui commençaient à Montserrat pour finir à -la cérémonie de San-Justo.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_84">84</span></p> - <h2 id="ch_12">XI</h2> -</div> - -<p>«Quel vieux démon! se disait la seña Benina, en -marchant d’un bon pas par la rue des Urosas. Il ne -peut pas faire plus que ce que son naturel ne lui commande. -Dieu nous protège: si Notre-Seigneur a fait, -lui, des choses extrêmement rares parmi les plantes et -les animaux, il en a créé de plus rares encore parmi -les personnes. Il nous arrive de reconnaître comme -vérités des choses qui nous paraissent des mensonges...; -enfin, il y en a de pires que ce don Carlos; quoiqu’il -en tienne avec ses comptes et tenues de livres, il donne -encore un peu; certainement il y en a de pires, et tellement -pires... qu’ils ne comptent ni ne donnent.... Ce -qu’il y a de plus triste, au fond, c’est que ces deux -douros ne régleront pas ma journée, parce qu’il faut -que je rende à Almudena le sien, car il faut, avant tout, -tenir sa parole. Viennent des jours mauvais et il m’aidera -encore.... Il me restera vingt réaux dont il faut que -je donne quelque chose à la petite, qui en a grand -besoin, et le reste pour manger aujourd’hui..., et je -dirai à madame que son parent ne m’a donné que le -livre de comptes et le crayon, avec lesquels nous ferons -un pot-au-feu qui sera chouette..., consommé de première -classe, substance d’imprimerie...; quelle dérision!... -Enfin Dieu me guidera pour les mensonges -que j’aurai à débiter à Mme Paca, comme toujours, et -partons du pied gauche. Voyons d’abord, si je rencontrerai -Almudena sur le chemin; c’est l’heure où l’on -va à l’église. Et si nous ne nous rencontrons pas, c’est -qu’il sera sûrement au café de la Croix, au Rastro.»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_85">85</span></p> - -<p>Elle se dirigea de ce côté et dans la rue de l’Encomienda -ils se rencontrèrent.</p> - -<p>«Mon fils, j’étais à ta recherche, lui dit Benina en le -prenant par le bras. Voici ton douro. Tu vois que je -sais m’acquitter.</p> - -<p>—<i>Amri</i>, il n’y a pas de presse.</p> - -<p>—Je ne te dois plus rien... jusqu’à ce que je recommence -à te devoir, mon petit Almudena, car, si le jour -vient où j’aurai encore besoin de quelque chose, tu me -le donneras, comme je ferais moi-même pour toi <i>vice -versa</i>? Tu sors du café?</p> - -<p>—Oui, et j’y retournerai si tu veux venir avec moi, -je t’invite.»</p> - -<p>Benina accepta l’invitation et, un instant après, les -deux amis se trouvaient installés au café économique, -prenant deux verres à dix centimes. Le local était un -cabaret rechampi, d’une élégance moitié populaire, -moitié bourgeoise, avec des dorures criardes; les parois -étaient couvertes de peintures représentant des marines -ou des paysages; un milieu fétide et des habitués -pauvres ou des marchands du Rastro, loquaces, indolents, -quelques-uns occupés à lire les feuilles tout haut, -et d’autres à en écouter la lecture, tous très contents -de se sentir au milieu du bruit, des conversations, de -l’odeur du tabac et de l’eau-de-vie. Seuls à une table, -Benina et le Marocain causaient de leurs affaires: -l’aveugle racontait les diableries de sa compagne, et -elle, son entrevue avec don Carlos, et le ridicule cadeau -du livre de comptes et des deux douros mensuels. Ils -parlaient des richesses que, au dire général, possédait -et thésaurisait Trujillo (trente-quatre maisons), oh! la -montagne d’argent en papiers du gouvernement, et des -mille et des mille billets de banque; ils calculèrent longuement, -émettant beaucoup de considérations de -toutes sortes, la quantité innombrable de pauvres qui -pourraient être secourus avec tous les trésors si inutiles -à don Carlos, pauvres qui vont par les rues criant -la faim, et tout cela, même après avoir prélevé, comme -<span class="pagenum" id="Page_86">86</span> -c’est naturel et juste, la part que ses enfants ont le -droit de posséder. Mais, comme ils ne pourraient certainement -point arranger toutes choses à leur idée, il -valait mieux ne point y songer et gagner chacun son -pain de son mieux jusqu’à ce que la mort vînt et que -Dieu donnât à chacun son dû. Enfin Almudena dit tout -d’un coup à Benina, avec la plus grande gravité et avec -une conviction profonde, que toute la fortune de don -Carlos pourrait être sienne si elle voulait.</p> - -<p>«Mienne? Tu as dit que tout ce que possède don -Carlos pourrait m’appartenir? Tu es fou, mon petit -Almudena.</p> - -<p>—Tout serait à toi... par la lumière bénie. Si tu n’y -crois pas, je te le prouverai et tu le croiras.</p> - -<p>—Tu me répètes encore que tout l’argent de don -Carlos pourrait être à moi? Quand?</p> - -<p>—Quand tu voudras.</p> - -<p>—Je le croirai si tu m’expliques comment ce miracle -peut se produire.</p> - -<p>—Moi, je sais comment..., et je te confierai ce secret.</p> - -<p>—Et si tu peux faire que toute la fortune de ce -vieux fou, une supposition, puisse passer à une autre -personne, pourquoi restes-tu dans la misère et pourquoi -ne la prends-tu pas pour toi?»</p> - -<p>Almudena répondit à cela que la personne qui ferait -ce miracle, dont il possédait le secret, avait besoin d’y -voir. Et le miracle était sûr, par la lumière bénie, et, -si elle avait le moindre doute, elle n’avait qu’à essayer, -en faisant ponctuellement tout ce qu’il lui dirait.</p> - -<p>Benina avait toujours été quelque peu superstitieuse, -et elle croyait volontiers à toutes les histoires surnaturelles -qu’elle entendait conter, et la misère exaspérait -en elle le respect des choses invraisemblables et merveilleuses; -bien qu’elle n’eût vu aucun miracle, elle -espérait toujours en voir arriver un en quelque jour -heureux.</p> - -<p>Un peu de superstition, beaucoup d’anxiété, d’événements -extraordinaires et jamais vus et autant de curiosité -<span class="pagenum" id="Page_87">87</span> -la poussèrent à demander au Marocain des -explications concrètes de sa science ou art cabalistique, -car cela devait être nécessairement œuvre de magie. -L’aveugle lui dit que le tout consistait à savoir demander -ce que l’on désire à un Sar, appelé Samdai.</p> - -<p>«Et qui est ce noble cavalier?</p> - -<p>—Le roi d’en bas.</p> - -<p>—Comment? Un roi qui est en-dessous de la terre? -mais c’est le diable.</p> - -<p>—Le diable, non, mais un roi très bon.</p> - -<p>—Est-ce une chose de ta religion? Quelle religion -as-tu, toi?</p> - -<p>—Je suis Hébreu.</p> - -<p>—Va avec Dieu, dit Benina, qui n’avait pas entendu -le mot, et tu appelles ce roi! et il vient?</p> - -<p>—Et il te donnera, lui, tout ce que tu lui demanderas.</p> - -<p>—Il me donnera tout ce que je lui demanderai?</p> - -<p>—Sûrement.»</p> - -<p>La conviction profonde que montrait Almudena -frappa la pauvre femme, qui, après une pause durant -laquelle elle interrogeait les yeux morts de son ami et -son front noir luisant, entouré de cheveux noirs, se -prit à dire:</p> - -<p>«Et que fait-on pour l’appeler?</p> - -<p>—Je te le dirai.</p> - -<p>—Et il ne m’arrivera pas malheur si je l’appelle?</p> - -<p>—Aucunement.</p> - -<p>—Je ne me damne pas, je ne me mets pas à mal et -les démons ne m’emporteront pas?</p> - -<p>—Non.</p> - -<p>—Continue; mais ne me trompe pas, te dis-je.</p> - -<p>—Non, je ne te tromperai point.</p> - -<p>—Pouvons-nous le faire tout de suite?</p> - -<p>—Non, il faut l’appeler à minuit.</p> - -<p>—Il faut que ce soit à cette heure-là?</p> - -<p>—Sûrement, sûrement....</p> - -<p>—Et comment puis-je sortir de la maison à cette -<span class="pagenum" id="Page_88">88</span> -heure-là? Ce n’est point chose facile. A la vérité, je -pourrais dire, une supposition, que don Romualdo est -malade et que je suis obligée d’aller le veiller.... Bien. -Que doit-on faire?</p> - -<p>—Tu auras besoin de beaucoup de choses. Il faut -que tu les achètes. Premièrement, une lampe de terre. -Mais il faut l’acheter sans prononcer une syllabe.</p> - -<p>—Je deviens muette.</p> - -<p>—Toi, muette!... Acheter la chose.... Et si tu parles -tout est perdu.</p> - -<p>—Dieu te protège!... mais bon, j’achète ma lampe -de terre, et après..., sans parler....»</p> - -<p>Almudena lui ordonna d’acheter ensuite une marmite -de terre avec sept trous, avec sept, pas un de plus, le -tout sans parler, parce que, si elle parlait, cela ne -vaudrait rien. Mais où trouver ces marmites avec sept -trous? A cela, l’aveugle répondit que dans son pays il -y en avait et que l’on pouvait y suppléer avec celles -dont usent les marchandes de châtaignes, en choisissant -celle qui aurait sept trous, ni plus ni moins.</p> - -<p>«Et il faut l’acheter sans parler?</p> - -<p>—Si l’on parle, rien.»</p> - -<p>Il était ensuite indispensable de se procurer un bâton -de <i>carrash</i>, bois d’Afrique qu’on appelle ici laurier. On -le trouverait facilement chez le premier marchand de -bric-à-brac. Il fallait l’acheter sans prononcer une parole. -Bon, après avoir réuni ces choses, on placerait le -bâton dans le feu jusqu’à ce qu’il brûle bien...; cela doit -se passer le vendredi, à cinq heures précises. Sinon, -cela ne vaut rien. Et le bâton brûlera jusqu’au samedi -à cinq heures précises, on le trempera sept fois dans -l’eau, pas une de plus, pas une de moins.</p> - -<p>«Tout cela en se taisant?</p> - -<p>—Ne jamais parler.</p> - -<p>—Ensuite on habille le bâton avec des vêtements de -femme, et, lorsqu’il est bien habillé, on l’appuie au -mur, en le plaçant bien droit sur ses pieds. D’abord il -faut placer la lampe de terre allumée avec de l’huile et -<span class="pagenum" id="Page_89">89</span> -recouverte avec la marmite, de telle sorte qu’il ne passe -de lumière qu’à travers les sept trous, et à courte distance -on place la casserole pour brûler des parfums -avec du feu, et l’on commence à dire les prières seulement -par la pensée, parce que parler ne vaut. Et c’est -ainsi que la personne doit se tenir, sans se distraire, -sans s’arrêter, regardant sortir la fumée du benjoin, -et la lumière des sept trous, jusqu’à ce qu’à minuit....</p> - -<p>—A minuit! répéta Benina enthousiasmée. Et lorsque -les douze coups ont sonné il vient..., il monte..., il m’apparaît!...</p> - -<p>—Le roi d’en bas; tu lui demandes ce que tu désires -et il te le donne.</p> - -<p>—Almudena, tu crois cela? Comment est-il possible -que ce seigneur, sans autres cérémonies que celles que -tu m’as dites me donne, à moi, tout ce qui est maintenant -à don Carlos Trujillo?</p> - -<p>—Tu le verras en le lui demandant.</p> - -<p>—Mais si, dans une telle affaire, on se néglige un -tout petit peu, si l’on s’oublie un seul instant en prononçant -une seule parole de la prière mentale?...</p> - -<p>—Il faut se tenir éveillée, ma fille.</p> - -<p>—Et la prière?</p> - -<p>—Je te l’enseignerai: Tu diras Sema Israël Adonaï -Elohim, Adonaï Ishat....</p> - -<p>—Tais-toi, tais-toi: dans la vie ordinaire, je dirais -cela sans me tromper, mais comme cela n’est pas pur -castillan, je ne réussirai pas.... Et pourtant, je puis -t’assurer que j’ai peur de tous ces sortilèges.... Cesse..., -cesse!... Ah! pourtant, si c’était vrai, quelle satisfaction, -quelle joie d’enlever à ce vieux fou de don Carlos -tout son argent, ne fût-ce que la moitié, pour le répartir -entre tant de pauvres diables qui meurent de -faim.... Si l’on pouvait tenter l’épreuve, en achetant les -vases et le bâton, sans parler.... Mais non, non.... Si -ce roi mage avait à arriver quelque jour.... Car je te -dirai qu’il arrive quelquefois des choses extrêmement -phénoménales, et qu’il vole souvent dans les airs ce -<span class="pagenum" id="Page_90">90</span> -que l’on appelle des esprits ou, comme l’on dit encore, -des âmes qui viennent voir ce que nous faisons et -écouter ce que nous disons. Et encore: ce qui est un -songe; qu’est-ce que c’est? Peut-être des choses vraies -de l’autre monde qui viennent dans celui-ci.... Tout -peut arriver, tout peut arriver.... Pourtant moi, que -veux-tu que je te dise? Je doute beaucoup qu’ils donnent -comme ça, au premier venu, tant d’argent, sans -plus de cérémonies. Que, pour secourir les pauvres, ils -prennent aux riches la moitié d’un million ou la moitié -d’un demi-million, passe encore; mais tant et tant de -richesses pour nous autres.... Non, cela n’est pas -croyable.</p> - -<p>—Tout, tout ce qui est à la Banque, beaucoup de -millions, la loterie, tout est à toi, si tu fais ce que je te -dis.</p> - -<p>—Mais si cela est aussi facile, pourquoi d’autres ne -le font-ils pas? Ou est-ce que toi seul as le secret? Ami, -conte-le au nonce, car pour nous tu ne nous feras pas -avaler ces bourdes de pape.... Je ne te dis pas que cela -est impossible..., et, si je pouvais tenter l’épreuve, je -l’essayerais avec mille.... Redis-moi donc un peu ce -que l’on doit acheter sans parler....»</p> - -<p>Almudena répéta les formules et les règles de la conjuration -en y ajoutant une peinture si vivante et si -pittoresque du roi Samdai, de son visage magnifique, -de sa noble démarche, de ses costumes splendides, de -sa suite, qui formait des régiments de princes et de -magnats, montés sur des chameaux blancs comme le -lait, que la pauvre Benina finissait par s’exalter en -l’écoutant, et, si elle n’y croyait pas encore les yeux -fermés, elle commençait à se laisser gagner et séduire -par la poésie ingénue de la narration, pensant que, si -tout cela n’était pas vérité, cela méritait bien de -l’être.</p> - -<p>Quelle consolation pour les misérables de pouvoir -croire à des contes aussi gracieux, et si c’est une -vérité de croire qu’il y a des rois mages pour porter -<span class="pagenum" id="Page_91">91</span> -des joujoux aux enfants, pourquoi n’y aurait-il pas -d’autres rois d’illusions qui viendraient au secours des -pauvres gens, des personnes honnêtes qui n’ont qu’une -chemise, et des pauvres âmes décentes qui n’osent plus -descendre dans la rue parce qu’elles doivent trop aux -boutiquiers et aux prêteurs? Ce que contait Almudena -faisait partie des choses que l’on ne connaît pas. Et ne -peut-il pas se faire que quelqu’un sache des choses que -d’autres ne savent pas?... Et puis! combien de choses -qu’on a considérées comme des mensonges sont ensuite -devenues des vérités! Avant qu’on ait inventé le -télégraphe, qui aurait cru que l’on parlerait avec l’Amérique -comme de balcon à balcon avec le voisin d’en -face? Et avant qu’on ait inventé la photographie, que -l’on peut faire un portrait rien qu’en posant une -seconde? Ceci est la même chose que cela. Il y a des -mystères, des secrets que nous n’entendons pas, avant -qu’il arrive quelqu’un qui dise: «C’est comme cela!» -et le découvre.... Quoi plus, Seigneur! Là-bas étaient -les Amériques depuis que Dieu a créé le monde, et -personne ne le savait..., jusqu’à ce qu’arrive ce Colomb, -et il lui a suffi de mettre un œuf debout, pour les découvrir -toutes, et il dit à ses compatriotes: «Ah! tenez, -voilà l’Amérique et les Américains, et la canne à sucre, -et le tabac béni... et les États-Unis, et des hommes noirs, -et des onces de dix-sept douros.» A voir.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_92">92</span></p> - <h2 id="ch_13">XII</h2> -</div> - -<p>Le Marocain n’avait pas encore achevé sa légende -orientale, lorsque Benina vit entrer dans le café une -femme vêtue de noir.</p> - -<p>«Ah! voilà cette sauteuse, ta compagne de taudis.</p> - -<p>—Pedra? qu’elle soit maudite! Je l’ai chassée ce -matin. Elle vient sûrement avec la Diega....</p> - -<p>—Oui, avec une petite vieille, très petite et très -maigre qui doit être plus buveuse encore que les moustiques; -elles vont près du garçon et demandent deux -verres de vin.</p> - -<p>—Seña Diega lui enseigne le vice.</p> - -<p>—Et pourquoi conserves-tu cette oie avec toi? Elle -ne te sert de rien.»</p> - -<p>L’aveugle lui raconta que Pedra était orpheline; son -père avait été employé à l’abattoir des porcs, et sa -mère avait tenu un banc de change dans la rue de la -Ruda. Ils moururent tous les deux à quelques jours -d’intervalle pour avoir mangé du chat. Le minet est un -très bon plat, mais, quand il est enragé, il donne des -abcès à qui le mange, et dans les trois jours on meurt -sûrement de fièvres pernicieuses. Enfin, les parents -morts, la petite se trouva à la porte de la rue, abandonnée. -Elle était jolie, ou du moins elle passait pour -telle, sa voix était comme une belle musique. Elle se -mit d’abord à faire le change, puis à vendre des -chiffons, car elle avait des instincts de commerçante; -mais sa bonne volonté ne lui servit à rien, car la Diega -ne tarda pas à la faire sortir de son travail en la poussant -à la boisson et à d’autres choses encore pires. -<span class="pagenum" id="Page_93">93</span> -Trois mois après, Pedra n’était plus reconnaissable. -Elle était devenue fainéante, n’avait plus que la peau -sur les os et son haleine empestait. Elle criait comme -une charretière, elle ne cessait pas de tousser et sa -voix était abominablement enrouée. Souvent elle mendiait -sur le chemin de Carabanchel et elle couchait la -nuit dans les remises d’hôtellerie. De temps en temps -elle se lavait un peu la peau, achetait de l’eau de senteur, -s’en aspergeait les maigreurs, se faisait prêter une -chemise, une robe, un châle, et elle se mettait aux -aguets à la porte de la maison de Comadrejo, à la petite -rue de Mediodia. Pourtant elle n’avait constance à -rien, et aucun arrangement ne lui durait plus de deux -jours. Seul persistait en elle le goût pour l’eau-de-vie, -et, quand elle se soûlait, ce qui avait bien lieu de deux -jours l’un, elle grimaçait dans le ruisseau et les gamins -l’agaçaient comme aux taureaux. Elle couchait comme -une guenon dans la rue où elle se trouvait, et elle avait -plus de marques de coups sur la peau que de cheveux -sur la tête. Il n’existait certainement pas de corps plus -marbré de taches que le sien, ni personne qui, dans -un âge aussi peu avancé, car elle n’avait guère qu’une -vingtaine d’années, bien qu’elle en marquât au moins -trente, eût habité aussi souvent, comme prévenue, le -Dépôt ou la Latine. Almudena en usait bien avec elle, -touché de ce qu’elle était orpheline, et lui donnait de -trois choses un peu, la voyant dans un tel désarroi, des -conseils, des aumônes et des coups. Il l’avait trouvée un -jour pansant ses plaies avec du suc de figuier et peignant -sa chevelure désordonnée au soleil. Il lui proposa -de venir habiter avec lui en y mettant pour condition -qu’elle payerait la moitié du loyer et qu’elle -couperait dans la racine sa passion pour la boisson. Ils -discutèrent, parlementèrent, puis donnèrent une grande -solennité à leur contrat, jurant tous d’eux de l’observer -fidèlement devant un emplâtre visqueux et sur un -peigne de roseau pointu, et cette nuit-là Pedra dormit -pour la première fois dans le bouge de Santa-Casilda. -<span class="pagenum" id="Page_94">94</span> -Les premiers jours lurent tout à la concorde, à la -sobriété dans la boisson; mais la chèvre ne tarda pas à -retourner à la montagne, et... la femme endiablée retourna -faire la joie des gamins et donna du fil à retordre -aux gardiens du bon ordre.</p> - -<p>«Je ne puis vivre avec elle, car elle est toujours -ivre. C’est un malheur..., un vrai malheur. Je ne la -garde que par pitié....»</p> - -<p>Voyant que les deux femmes, après avoir bu chacune -une paire de verres, regardaient avec ironie l’aveugle -et Benina, cette dernière en fut troublée et voulut se -retirer.</p> - -<p>«Ne t’en va pas, Amri. Reste avec moi, lui dit l’aveugle -en la retenant par le bras.</p> - -<p>—J’ai peur que ces Indiennes ne fassent du tapage.... -Voici qu’elles viennent de notre côté.»</p> - -<p>Elles s’approchèrent, en effet, et Benina put contempler -à son aise la figure de Pedra, d’une beauté dure -et qui s’en allait. Brune, de traits réguliers, quoique -fortement accentués, de magnifiques yeux noirs, des -sourcils touffus qui se rejoignaient, une bouche sale -et largement ouverte, qui ne paraissait pas faite pour -sourire, un corps droit et élégant dans sa faiblesse et -son négligé, la compagne d’Almudena était une figure -tragique, et, comme telle, impressionnait Benina, qui -se disait mentalement qu’elle n’aimerait pas se rencontrer -avec une pareille personne, la nuit, dans un lieu -désert.</p> - -<p>Quant à la Diega, il était difficile de dire si elle était -jeune ou vieille ou entre les deux. Pour la taille, elle -paraissait une enfant; par sa figure pâle, rugueuse, -toute pleine de plis, elle semblait une vieille décrépite; -en regardant ses yeux, on eût dit un petit animal extrêmement -vivant. Sa maigreur était telle que Benina ne -put s’empêcher de la traduire mentalement par une -phrase andalouse que sa maîtresse employait souvent: -«Ses coudes doivent piquer comme des épines.»</p> - -<p>Pedra s’assit en souhaitant le bonjour, et l’autre -<span class="pagenum" id="Page_95">95</span> -resta debout, sans dépasser la tête d’Almudena, auquel -elle donna une forte tape sur l’épaule.</p> - -<p>«Reste tranquille, fît ce dernier, en levant son -bâton.</p> - -<p>—Que je reste tranquille avec toi, qui es mauvais -et traître, répondit l’autre. Jaï..., la vérité est que tu es -méchant et que tu m’as cherché querelle et rossée.</p> - -<p>—Moi, j’ai toujours été bon, et toi toujours mauvaise -pocharde.</p> - -<p>—Ne le dis pas, tu vas scandaliser la vieille dame.</p> - -<p>—Elle n’est point vieille.</p> - -<p>—Qu’est-ce que tu en sais, puisque tu ne la vois pas?</p> - -<p>—Elle est convenable au moins, elle.</p> - -<p>—Soit dit sans offense, mais tu aimes les vieilles, toi.</p> - -<p>—Courage! je vois que vous vous la passez bien sur -mon dos, dit Benina, très contrariée, et en se levant.</p> - -<p>—Calmez-vous, calmez-vous..., elle a bu un peu.»</p> - -<p>La Diega l’engagea aussi à s’apaiser, ajoutant qu’elle -avait acheté un dixième à la loterie et lui offrant une -participation.</p> - -<p>«Je ne joue pas, répliqua Benina, je n’ai pas le sou.</p> - -<p>—Moi si, dit le Marocain, je vous donne une piécette.</p> - -<p>—Et madame, pourquoi ne jouerait-elle pas?</p> - -<p>—Arrive demain, nous serons riches, richissimes -effectivement, dit la Diega. Moi, si je gagne, que saint -Antoine m’écoute! Je retournerai m’établir rue de la -Sierpe. C’est là que je t’ai connu, Almudena, tu t’en -souviens?</p> - -<p>—Non, je ne m’en souviens pas, non....</p> - -<p>—Vous vous êtes connus à Mediodia-Chica, à la maison -par derrière.</p> - -<p>—Là on l’appelait Muley-Abbas.</p> - -<p>—Oui, et toi «Quart-de-Kilo» à cause de ta petite -taille.</p> - -<p>—Se quereller est une vilaine chose. N’est-ce pas, -mon petit Almudena? Les personnes honnêtes s’appellent -par le saint baptême, avec leur nom de chrétien, -et cette dame, quel nom a-t-elle?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_96">96</span></p> - -<p>—Je m’appelle Benina.</p> - -<p>—Et madame, par hasard, serait-elle de Tolède?</p> - -<p>—Non, madame, mon pays est... à deux lieues de -Guadalajara.</p> - -<p>—Moi, de Cebolla, dans la terre de Talavera.... Et -dis-moi une chose: pourquoi cette rosse de Pedrilla -l’appelle-t-elle Jaï? Quel est ton nom dans ta religion -et dans ta cochonne de terre, sauf ton respect?</p> - -<p>—Je l’appelle mon Jaï, parce qu’il est Maure, dit la -femme tragique, prenant part à la conversation.</p> - -<p>—Mon nom est Mordejaï, déclara l’aveugle, et je -suis né dans un charmant pays qu’on appelle là-bas -Ullah-de-Bergel, dans la terre de Sus.... Oh! terre divine, -gracieuse.... Beaucoup d’arbres, de l’huile beaucoup, -du miel, des fleurs et beaucoup de gomme.»</p> - -<p>Le souvenir du pays natal lui inspira un enthousiasme -chaleureux et il se mit à le décrire avec des -hyperboles gracieuses, un coloris poétique que savourèrent -les trois femmes avec un immense et infini plaisir. -Poussé par elles, il raconta quelques incidents de -sa vie, toute pleine d’événements stupéfiants, d’entreprises -périlleuses et de fantastiques aventures. Il raconta -d’abord comment il s’était enfui du foyer paternel, -à l’âge de quinze ans, se lançant à parcourir le -monde, sans que, depuis ce jour, il eût jamais eu aucune -nouvelle de son pays ni des siens. Son père l’avait -envoyé à la maison d’un marchand, son ami, avec le -message suivant: «Dis à Ruben Toledano qu’il te donne -deux cents douros dont j’ai besoin.» Et ce devait être -le mode d’agir entre banquiers et entre gens chez lesquels -régnait une confiance patriarcale; car la mission -s’exécuta effectivement sans aucune difficulté, Mordejaï -recevant les deux cents douros en quatre sacs de -monnaie espagnole. Mais, au lieu de retourner à la -maison paternelle avec ses écus, il prit le chemin de -Fez, avide de voir le monde et de travailler pour son -compte, et de gagner beaucoup d’argent pour l’auteur -de ses jours, jusqu’à cent ou deux cent mille, songeait-il. -<span class="pagenum" id="Page_97">97</span> -Achetant deux bourricots, il se mit à transporter -des marchandises et des voyageurs de Fez à Méquinez, -avec un bon bénéfice. Mais un jour de grande -chaleur, châtiment de Dieu, passant près d’une rivière, -il lui prit fantaisie de se baigner. Dans l’eau, pour son -malheur, flottaient deux charognes de chevaux. En -sortant de l’eau, les yeux lui faisaient mal et, trois jours -plus tard, il était aveugle. Comme il avait quelque -argent, il put rester un certain temps sans implorer la -charité publique, avec la tristesse inhérente à la perte -de la vue et le chagrin non moins grand de passer de -la vie active à la vie sédentaire. Le jeune garçon, agile -et fort, s’était changé du soir au matin en un homme -débile et maladif, et ses ambitions de commerçant et -ses enthousiasmes de voyageur durent disparaître pour -céder la place à une sombre et continuelle méditation -sur la fragilité des biens de cette terre, sur l’infaillible -justice avec laquelle Dieu, notre père et notre juge, fait -sentir la pesanteur de sa main au pécheur. Il ne se risquait -point à le supplier de lui rendre la vue, car certainement -il ne l’eût pas exaucé. C’était un châtiment, -et le Seigneur ne se retourne pas quand il a frappé -ferme. Il lui demanda seulement de lui donner de l’argent -en abondance, pour qu’il pût vivre à l’aise et aussi -une femme qui l’aimerait: rien de tout cela ne fut -accordé à ce pauvre Mordejaï, qui avait chaque jour -moins d’argent, car il coulait de ses mains, sans qu’aucun -autre rentrât d’aucun côté, et aucune femme ne -vint. Celles qui s’approchaient de lui en feignant de -l’aimer ne venaient à lui que pour le voler. Un jour -qu’il était l’homme le plus molesté du monde, parce -qu’il ne pouvait réussir à chasser une puce qui le piquait -horriblement et se moquait avec une audace sans -pareille de ses efforts, ce n’est point une invention..., -deux anges lui apparurent.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_98">98</span></p> - <h2 id="ch_14">XIII</h2> -</div> - -<p>«Tu voyais donc un peu, Almudena? lui demanda -Quart-de-Kilo.</p> - -<p>—Je les vis parfaitement, tous deux.»</p> - -<p>Il expliqua qu’il distinguait une masse obscure au -milieu de la lumière et cela pour toutes les choses de -cette terre, mais que pour les choses de ces mondes -mystérieux qui s’étendent en haut et en bas, en avant -et en arrière, au dedans et au dehors de notre monde, -ses yeux voyaient clair, et alors aussi bien qu’elles le -voyaient elles-mêmes. Bon! Alors lui apparurent deux -anges, et, comme ils ne lui apparaissaient certes pas -pour ne rien dire, ils lui firent connaître qu’ils venaient -de la part du roi d’en bas, avec un message pour lui. -Le seigneur Samdai avait à lui parler, et pour ce faire -il était nécessaire qu’il se rendît de nuit à l’abattoir, -qu’il fît brûler un peu d’encens et qu’il se mît à prier -au milieu des dépouilles et des mares de sang, jusqu’à -deux heures du matin, heure de l’entrevue. Pas besoin -est de dire que les anges s’en allèrent comme une brise -légère lorsqu’ils eurent terminé leur ambassade à -Mordejaï, et lui prit son brûle-parfum, sa pipe, la -ration d’encens, dans un papier, et il se dirigea à petits -pas vers l’abattoir; la longue station qu’il devait faire -lui aurait paru moins longue en fumant.</p> - -<p>Il se plaça là, assis les jambes croisées, respirant les -vapeurs qui s’échappaient du brûle-parfum et fumant -pipe sur pipe jusqu’à ce qu’arrivât l’heure fixée, et la -première chose qu’il vit, ce furent deux chiens plus -grands que le chameau blanc, avec des yeux de feu. -<span class="pagenum" id="Page_99">99</span> -Mordejaï était rempli d’admiration et pouvait à peine -respirer. Vint ensuite un régiment de cavaliers avec -beaucoup de musique, et des beaux habits de fête; -ensuite commença à tomber une pluie très épaisse de -sable et de pierres, tant et tant qu’il se vit enterré -jusqu’au cou, et il respirait à peine. A chaque instant -plus forte... et sur toutes ces scories passèrent de nouvelles -troupes de cavaliers courant à toute vitesse, -bannières blanches au vent et tirant sans cesser des -coups de fusil. Suivit une pluie de couleuvres et de -crapauds qui tombaient en sifflant et en se tordant. Le -pauvre aveugle se mourait de frayeur, se trouvant -enveloppé dans l’horrible nuage de bêtes immondes.... -Puis vinrent des hommes et des femmes à pied, dans -une lente procession, tous et toutes vêtus de blanc, -portant dans les mains des paniers et des corbeilles -d’or recouverts de fleurs, car les serpents et les crapauds -s’étaient magiquement transformés en roses et -en lis, et en rameaux odorants de menthe et de lauriers -tous ces sables et pierres brûlantes et tranchantes.</p> - -<p>Pour ne pas fatiguer et pour abréger, le roi apparut -enfin, beau, d’une beauté à la fois humaine et divine, -une longue barbe noire, des boucles d’oreilles, une -couronne d’or qui avait l’air d’avoir comme pierreries -le soleil, la lune et les étoiles. Son vêtement était vert, -sa finesse était telle qu’il semblait tissé par les araignées -très habiles qui travaillent dans les profondeurs -de la terre avec des aiguilles de feu. Sa suite était si -brillante et si belle qu’elle illuminait l’air. Comme la -Pedra lui demandait si Sa Majesté la reine n’était pas -venue, elle aussi, le narrateur s’arrêta un instant, -recueillant ses souvenirs, et il rendit compte qu’effectivement -la femme du roi était venue, mais que sa -figure lui avait paru effacée comme la lune lorsqu’elle -traverse un nuage, et, pour cette raison, Mordejaï -n’avait pas bien pu la distinguer. La souveraine était -vêtue de bleu, d’une couleur qui ressemble à celle de -nos pensées quand nous sommes entre triste et gai. -<span class="pagenum" id="Page_100">100</span> -L’aveugle disait cela avec effort, suppléant à l’incertitude -de son langage par le jeu de sa physionomie convaincue -et ses gestes irrités et éloquents.</p> - -<p>Au total, sur l’ordre du roi, les femmes vêtues de -blanc déposèrent devant lui tous les paniers et les corbeilles -d’or qu’elles portaient. Qu’était-ce? Des pierreries -de diverses sortes, beaucoup, beaucoup, qui -formèrent des monceaux qui n’auraient tenu dans -aucune maison; des rubis gros comme des pois chiches, -des perles grosses comme des œufs de colombe, toutes, -toutes grosses, des diamants fins en telle quantité qu’il -y en avait de quoi remplir beaucoup de sacs, et avec -ces sacs une voiture de déménagement; des émeraudes -comme des noix et des escarboucles comme -mon poing.</p> - -<p>Les trois femmes écoutaient tout cela ébahies, -muettes, les yeux fixés sur le visage de l’aveugle et la -bouche ouverte. Au commencement de la relation, elles -avaient peine à croire, et elles étaient arrivées à une -naïve conviction, par excitation de leur âme, avides de -choses plaisantes et agréables, comme compensation -à la vie de misère mortifiante qu’elles subissaient. -Almudena faisait passer toute son âme dans sa voix et -avec sa langue tous les plis mobiles de sa face remuaient -et jusqu’aux poils de sa barbe noire. Tout était -signe, hiéroglyphe déchiffrable, écriture orientale que -les auditeurs entendaient sans savoir comment. La fin -de la splendide vision fut que le roi dit au bon Mordejaï -que des choses qu’il désirait, richesse et femme, -il ne pouvait lui en donner qu’une seule et qu’il devait -choisir entre les pierreries qu’il admirait tout à l’heure -et avec lesquelles il jouirait d’une fortune supérieure à -celle de tous les souverains de la terre, et une femme -bonne, belle et laborieuse, bijou certainement si rare -que l’on ne pourrait le rencontrer qu’en parcourant -toute la terre à sa recherche. Mordejaï n’hésita pas un -seul instant dans son choix et dit à Sa Majesté le roi -d’en bas que pour rien au monde il ne saurait accepter -<span class="pagenum" id="Page_101">101</span> -ces pierreries si on ne lui donnait point la femme....</p> - -<p>«Je désire la femme.... J’aimerai ma femme, et sans -ma femme je ne veux point de pierreries, ni d’argent, ni -rien.»</p> - -<p>Le roi lui signala alors une femme qui, bien enveloppée -d’un manteau qui lui recouvrait jusqu’à la -figure, s’en allait par le chemin et lui dit que cette -femme était la sienne, qu’il devait la suivre jusqu’à ce -qu’il la rencontrât et l’épouser, et cette femme qui lui -était donnée s’en allait d’un pas très léger. Et, cela dit, -Sa Majesté daigna s’évanouir dans les airs, et avec elle -tous ceux de sa suite, et les régiments de cavaliers et -les femmes vêtues de blanc, et tout, tout ce qui était -apparu, en ne laissant qu’une odeur pénétrante d’encens -et les aboiements des deux immenses chiens qui -s’en allaient se perdant dans l’éloignement de la nuit -fraîche, et il les entendait encore retentir d’une façon -effrayante au delà des monts. Mordejaï resta trois mois -malade après cette singulière aventure, et il ne pouvait -prendre pour toute nourriture que de l’eau et de la -farine d’orge sans sel. Et il se trouva ensuite si maigre -qu’il pouvait compter ses os sans qu’aucun lui échappât. -Enfin, s’arrangeant comme il put, il commença son -chemin à travers le vaste monde à la recherche de la -femme qui, selon le dire du roi Samdai, était la sienne.</p> - -<p>«Et tu l’as rencontrée après tant et tant d’années de -recherches et de courses et elle s’appelait Nicolasa, dit -la Pedra, cherchant à aider l’aveugle dans son autobiographie.</p> - -<p>—Qu’en sais-tu? Ce n’est pas Nicolasa.</p> - -<p>—Mais alors, c’est peut-être madame, ajouta la -Diega faisant allusion, non sans une certaine impertinence, -à la pauvre Benina qui ne desserrait pas les -dents.</p> - -<p>—Moi?... Que Jésus me protège! Je ne suis point une -effrontée qui court par les chemins.»</p> - -<p>Almudena conta qu’au sortir de Fez il était allé en -Algérie, qu’il vécut d’aumônes d’abord à Tlemcen, -<span class="pagenum" id="Page_102">102</span> -ensuite à Constantine et à Oran; que de cette ville il -s’embarqua pour Marseille, qu’il parcourut toute la -France, Lyon, Dijon, Paris, qui est très grand, plein -d’arbres et où les rues sont pavées et aussi douces que -la paume de la main. Après s’être arrêté dans une ville -qui a nom Lille, il était retourné à Marseille où il s’était -embarqué pour Valence.</p> - -<p>«Et à Valence, tu as rencontré la Nicolasa, avec -laquelle tu es venu ici, grâce au secours des municipalités, -deux réaux par étape, dit la Pedra, et de -Madrid vous êtes allés en Portugal, et tu t’es contenté -ainsi durant trois ans, homme artificieux, jusqu’à ce -qu’elle t’ait lâché pour aller avec un autre.</p> - -<p>—Tu n’en sais rien.</p> - -<p>—Conte donc l’histoire de Nicolasa, comment on t’a -arrêté, toi, pour te mettre à San-Bernardino, et elle -pour la mettre à l’hôpital; et puis qu’une nuit, tandis -que tu dormais, deux femmes de l’autre monde, à vrai -dire deux âmes, te sont apparues pour te dire que la -Nicolasa causait à l’hôpital avec un condamné qu’on -allait pendre....</p> - -<p>—Ce n’est pas vrai, cela..., tais-toi.</p> - -<p>—Un autre jour tu nous raconteras cela, indiqua -Benina, qui, bien qu’elle goûtât fort ces histoires -contées, désirait s’en aller, pour vaquer à ses préoccupantes -affaires.</p> - -<p>—Restez donc, madame; où voulez-vous aller où -vous soyez mieux qu’ici?</p> - -<p>—Un autre jour je vous raconterai la suite, dit -l’aveugle en souriant. J’ai vu beaucoup de choses.</p> - -<p>—Tu es assoiffé, Jaï. Invite-nous à boire une demie, -pour rafraîchir ta langue qui est sèche comme la sole -d’une vieille savate.</p> - -<p>—Je ne vous invite à rien du tout, vieilles pochardes, -je n’ai point d’argent.</p> - -<p>—Ne t’en inquiète pas, dit la Diega orgueilleusement.</p> - -<p>—Je ne bois pas, déclara Benina; maintenant je suis -<span class="pagenum" id="Page_103">103</span> -pressée et, avec la permission de la compagnie, je -m’en irai.</p> - -<p>—Reste encore un petit instant. Il n’est que onze -heures.</p> - -<p>—Laisse-la aller, dit avec bienveillance la Pedra, -car elle a peut-être besoin de mendier encore; nous, -nous avons fait notre journée.»</p> - -<p>Interrogées par Almudena, elles racontèrent que, la -Diega ayant touché quelques sous que deux filles de -la rue Chopa lui devaient, elles s’étaient lancées dans -le commerce, l’une et l’autre tenant les plus grandes -dispositions et même une adresse supérieure pour -l’achat et la vente. La Pedra ne se sentait femme honnête -et accomplie que quand elle se livrait au trafic, -même de choses menues, même de cure-dents, de -feuilles de thé ou de grains de café ayant servi. L’autre -était un aigle pour la revente des chiffons et petits -objets. Avec cet argent ainsi venu entre leurs mains -par miracle, elles avaient acheté différentes choses -dans une maison de soldes, et, le matin de ce jour, -elles avaient planté leur bazar près de la petite fontaine -de l’Arganzuela, ayant la chance de vendre plusieurs -cartes de boutons, de petits morceaux de rubans -et deux gilets de Bayonne. Un autre jour, elles achetaient -de la faïence, des images, des chevaux en carton, -de ceux que l’on vend à perte à la fabrique de la rue -du Carnero. Elles parlèrent longtemps de leur commerce -et elles se vantaient réciproquement l’une l’autre, -parce que si Quart-de-Kilo n’avait pas sa pareille -pour l’achat de marchandises détériorées, personne -n’atteignait la force et la malice de l’autre pour la -vente au détail. Un autre indice qu’elles étaient venues -au monde pour être commerçantes et rien d’autre, est -que l’argent ainsi gagné en vendant, elles savaient le -serrer dans leur bourse, en fermant avec soin les cordons, -animées du désir ardent et inquiet de le conserver, -tandis que l’argent qui arrivait entre leurs maigres -mains de n’importe quelle autre façon s’échappait, -<span class="pagenum" id="Page_104">104</span> -sans même qu’elles eussent le temps de fermer le poing -pour le retenir.</p> - -<p>Benina était tout oreilles pour écouter ces explications -qui eurent pour résultat de lui faire naître une -certaine sympathie pour l’ivrognesse, parce que, elle -aussi, Benina se sentait des dispositions pour le commerce, -et l’idée de l’achat et vente caressait agréablement -les fibres de son âme. Ah! si, au lieu de se mettre -en service et de travailler comme une négresse, elle -s’était installée sous une porte cochère, un autre coq -aurait chanté. Mais il est vrai que ses habitudes et son -indissoluble association avec doña Paca lui fermaient -la porte du commerce.</p> - -<p>La brave femme insista pour abandonner l’agréable -réunion et, quand elle se leva pour partir, elle laissa -tomber le crayon que lui avait donné don Carlos et, -en voulant le ramasser, elle fit pareillement tomber -l’agenda.</p> - -<p>«Mazette, dit la Pedra, vous ne transportez pas un -mince bagage, et elle jeta un coup d’œil rapide sur le -livre, bien qu’elle sût plutôt déchiffrer ses lettres que -lire réellement. Ceci, qu’est-ce? Un livre de comptes. -Comme il me plaît! Mars ici, et la place des pesetas et -la place des centimes. C’est bien commode de pouvoir -marquer ce qui entre et ce qui sort. Moi, je l’écris tel -que; mais je m’embrouille dans les chiffres, parce que -les yeux eux-mêmes s’embrouillent avec les doigts et, -quand je fais l’addition, je ne peux plus tomber d’accord -avec ce que je dois avoir.</p> - -<p>—Ce livre, dit Benina qui sur-le-champ entrevit -l’occasion de faire un commerce, m’a été donné par -un parent de ma maîtresse, pour que nous écrivions -point par point nos affaires; mais nous ne savons pas -le faire. Il n’y a pas «la Madeleine pour cette étoffe», -comme disait l’autre, et j’y pense, mesdames, vous -autres qui êtes commerçantes, ce livre vous conviendrait -merveilleusement. Et je vous le vendrai, si vous -me le payez bien.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_105">105</span></p> - -<p>—Combien?</p> - -<p>—Comme c’est pour vous, deux réaux.</p> - -<p>—C’est beaucoup, dit Quart-de-Kilo, en dévorant des -yeux le livre qui était dans les mains de sa compagne. -Et si, tandis que nous le désirons, le Moricaud nous -empêche de le prendre?</p> - -<p>—Prends-le, indiqua la Pedra, prise d’une convoitise -d’enfant, en faisant tourner les pages avec son doigt -mouillé. On écrit sur les petites lignes: tant de quantités, -tant de lignes et ainsi c’est plus clair.... Donne-lui -un réal, va.</p> - -<p>—Mais vous ne voyez pas que le livre est tout neuf? -Sa valeur est marquée là: «deux pesetas».</p> - -<p>Elles marchandèrent; Almudena intervint comme -conciliateur des intérêts des deux parties, et enfin le -traité fut signé moyennant quarante centimes pour le -tout, avec le crayon.</p> - -<p>La Benina sortit du café tout heureuse, pensant -qu’elle n’avait point perdu son temps, et que, si les -pierres précieuses qu’Almudena avait placées en monceaux -devant elle étaient chimériques, positives et de -bon aloi étaient les quatre pièces de deux sous, luisantes -comme quatre soleils, qu’elle avait gagnées en -vendant l’inutile cadeau du monomane Trujillo.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_106">106</span></p> - <h2 id="ch_15">XIV</h2> -</div> - -<p>Le long repos dans le café lui permit de parcourir -comme un gaz léger, la distance entre le Rastro et la -rue de la Cabeza, où vivait Mme Obdulia, qu’elle voulait -visiter et secourir avant de rentrer, car il était -indubitable pour elle qu’à un sou près il devait lui -revenir la moitié de l’un des deux douros que don Carlos -lui avait donnés. A deux heures moins un quart -elle entrait par le portail qui, par son air sinistre et son -état d’humidité, ressemblait fort à la porte d’une prison! -Dans le bas, il y avait un établissement d’ânesses -à lait, avec des petites ânesses peintes sur la devanture, -et au dedans, vivaient sans air ni lumière les -pacifiques nourrices des phtisiques, enfermées et phtisiques -elles-mêmes. Dans la loge du concierge, on -donnait asile à une connaissance de Benina, l’aveugle -Pulido, qui était un des piliers de San-Sebastian. Elle -causa un instant avec lui et avec le vacher avant de -monter, et tous deux lui donnèrent des nouvelles bien -mauvaises; que le pain allait augmenter et que la -Bourse avait beaucoup baissé. Le premier événement -avait pour cause la sécheresse, et le second était arrivé -parce qu’il y allait avoir une révolution terrible. Les -ouvriers réclamaient la journée de huit heures et les -patrons refusaient de la leur accorder. L’ânier annonça -avec un sérieux prophétique que bientôt il n’y aurait -plus d’argent métallique et seulement du papier et -qu’on allait mettre de nouvelles contributions inclusivement -jusque sur le bonjour qu’on se donnerait ou se -rendrait.</p> - -<p>C’est sur ces mauvaises impressions que Benina -<span class="pagenum" id="Page_107">107</span> -commença à monter l’escalier aussi ruiné qu’obscur, -avec ses marches bombées, les parois souillées, recouvertes -d’indications écrites par les habitants, au charbon -ou au crayon, auprès des portes de chaque logement, -ce qui rendait l’aspect intérieur plus sale que -l’extérieur; des lumignons vacillants l’éclairaient, -comme les veilleuses de jour éclairent les saints. Au -premier étage en partant du ciel, dans le voisinage des -chats et avec une vue magnifique sur les toits et les -mansardes, demeurait la jeune dame Obdulia; sa maison, -par la largeur et la fraîcheur des pièces, aurait -ressemblé à un couvent, n’était le peu de hauteur des -plafonds que l’on touchait de la main. Les tapis et les -nattes y étaient aussi inconnus que les redingotes ou -les chapeaux haut de forme au Congo; seulement dans -la pièce décorée du nom de cabinet il y avait un morceau -de feutre éraillé, bleu et rouge et formant des -carrés. Les meubles d’occasion, avec leurs sièges -défoncés, leurs pieds invalides, leur aspect boiteux, -accusaient les désastres de leurs voyages à l’infini dans -les voitures de déménagement.</p> - -<p>Obdulia elle-même ouvrit la porte à Benina, disant -qu’elle l’avait entendue monter, et au même instant la -bonne vieille se vit assaillie par une paire de chats -très gentils qui la regardaient en miaulant, le poil -hérissé, et en se frottant contre elle.</p> - -<p>«Les pauvres petites bêtes, dit la jeune femme avec -plus de compassion pour elles que pour elle-même, -elles n’ont point encore mangé!»</p> - -<p>La fille de doña Paca portait une robe de chambre -de flanelle rose, d’une coupe élégante, mais défraîchie -par un long usage, le devant couvert de taches de chocolat -ou de graisse, des trous aux manches, la doublure -arrachée; enfin tout indiquait un vêtement acheté -de rencontre, trop large pour la propriétaire actuelle, -la précédente étant sans doute plus forte de taille. De -toute manière, un tel vêtement convenait peu quand -même à la pauvreté de la femme de Luquitas.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_108">108</span></p> - -<p>«Ton mari n’est pas encore venu cette nuit? lui dit -Benina suffoquée par la pénible ascension.</p> - -<p>—Et il n’y a pas de danger qu’il vienne. Il faudrait -le chercher à son café ou dans ces maisons de perdition -avec celles qui lui ont troublé la cervelle.</p> - -<p>—On ne t’a rien porté de la maison de tes beaux-parents?</p> - -<p>—Non, ce n’est pas le jour. Tu sais bien qu’ils ne -m’envoient quelque chose que de deux jours l’un. Ils -vont manger chez leur tante.</p> - -<p>—De sorte que tu es comme le caméléon. Tu ne -t’affliges pas, tu attends que Dieu y pourvoie, et il n’a -pas l’air d’y penser; mais me voici là à point pour que -tu ne jeûnes pas plus que ton dû; que le ciel t’en -tienne compte.... Mais j’entends une petite toux. Ton -cavalier servant est-il venu?</p> - -<p>—Oui, il est ici depuis dix heures. Il m’entretient -avec les jolies choses qu’il me dit, et, en l’écoutant, je -ne m’aperçois pas qu’il n’y a à la maison que deux onces -de chocolat, une demi-douzaine de dattes, et quelques -vieux croûtons de pain.... Si tu as apporté quelque -chose avec toi, il faudrait donner tout d’abord à ces -malheureux chats qui souffrent et me tourmentent -depuis le point du jour. Il me semble qu’ils me parlent -et qu’ils me disent: «Qu’est devenue notre Nina -qu’elle ne nous procure plus notre mou?»</p> - -<p>—Bien, je pourvoirai à tout, mais d’abord je voudrais -saluer ce cavalier qui, quoique d’âge, sait encore -dire de jolies et fines choses aux dames.»</p> - -<p>Elle entra dans la pièce que l’on nommait le cabinet, -et M. de Ponte y Delgado se répandit avec elle en compliments -de bonne société:</p> - -<p>«Toujours votre serviteur, Benina, et inconsolable -quand vous brillez par votre absence.</p> - -<p>—Comment! je brille par mon absence!... Quelle -phrase disparate vous faites, monsieur de Ponte! Ou -bien est-ce que nous autres femmes du peuple nous -n’entendons point ces finesses?... Allez avec Dieu. Je -<span class="pagenum" id="Page_109">109</span> -reviens à l’instant, car j’ai de quoi donner à manger à -la petite et à messieurs les chats. Eh bien! que don -Frasquito ne dise rien, il a dû faire pénitence ici. Je -l’invite, moi.... Non, c’est madame qui l’invite.</p> - -<p>—Oh! quel honneur!... J’y suis extrêmement sensible. -Mais j’avais l’intention de me retirer.</p> - -<p>—Oui, nous savons que vous êtes toujours convié -dans les maisons de la noblesse. Mais vous êtes si bon -que vous ne dédaignez pas de vous asseoir à la table -de pauvres gens comme nous.</p> - -<p>—Considération qui nous est infiniment agréable, -dit Obdulia. On sait que pour M. de Ponte, c’est un vrai -sacrifice que d’accepter une si pauvre table....</p> - -<p>—Pour l’amour de Dieu, Obdulia!...</p> - -<p>—Mais votre extrême bonté vous inspire ces sacrifices -et de bien plus grands encore. N’est-ce point vrai, -Ponte?</p> - -<p>—Oui, je me fâcherai avec vous, chère amie, si vous -continuez à être aussi paradoxale. Vous appelez sacrifice -le plus grand plaisir qui puisse exister dans la -vie.</p> - -<p>—As-tu du charbon?.... dit avec brusquerie Benina, -comme quelqu’un qui jette une pierre dans un massif -de fleurs.</p> - -<p>—Je crois qu’il y en a un peu, dit Obdulia, et sinon, -va en chercher.»</p> - -<p>Nina rentra à l’intérieur de la cuisine et, ayant -trouvé du combustible, elle se mit à allumer le feu et à -installer ses casseroles. Durant la prosaïque opération -elle conversait avec les étincelles et les braises, se servant -de l’écran comme d’un tuyau acoustique leur -disant:</p> - -<p>«Je vais avoir une fois de plus le plaisir de donner -à manger à ce pauvre affamé, qui par fausse honte, ne -veut point confesser sa faim. Que de misères dans ce -monde, Seigneur! On dit justement que plus on a vu, -plus on verra. Et quand on croit avoir aperçu le fin -fond de la misère, on trouve tout à coup qu’il y a -<span class="pagenum" id="Page_110">110</span> -encore des gens plus misérables, car, si une pauvre -femme tombe à la rue, on lui donne, elle demande et -elle mange, et un demi-pain lui suffît pour s’alimenter.... -Mais ceux-ci qui joignent à l’envie de manger -l’insurmontable confusion de demander, étant timides -et délicats de nature; ceux qui ont eu la fortune et -reçu de l’éducation et qui ont peur de s’abaisser.... -Mon Dieu, qu’ils sont malheureux! Que de discours ils -doivent se faire pour ajuster leur vie!... S’il me reste -de l’argent, après avoir mangé, il faut que je voie comment -je m’arrangerai pour trouver la piécette qui est -nécessaire pour lui payer le lit de cette nuit. Mais non, -il faudra huit réaux. Je pense que je ne pourrai pas -payer encore cette nuit.... Et comme cette damnée -Bernarda ne fait crédit qu’une fois..., il faudra lui payer -tout le comptant.... Et comment savoir si on lui a fait -crédit deux ou trois fois.... Non, si j’avais assez d’argent -je n’aurais pas le courage de le donner, et même -si on me l’offrait, j’aimerais mieux dormir à la belle -étoile plutôt que de l’enlever à ces pauvres gens.... -Seigneur! que de choses il faut voir chaque jour dans -ce monde si grand de la misère!»</p> - -<p>Pendant que Benina se livrait à ces réflexions, le -langoureux Frasquito et l’excellente Obdulia parlaient de -mille choses suaves ou agréables, bien loin de la triste -réalité. Dès qu’ils eurent vu entrer la Providence, sous -la figure de Benina, la jeune femme s’était trouvée -soulagée de ses inquiétudes et de ses angoisses et, -pour le même motif, le chevalier respirait à l’aise, et -leurs papilles furent agréablement chatouillées à l’idée -de voir conjuré, au moins pour ce jour, le grave conflit -des subsistances. L’un et l’autre, femme terre à terre et -homme galant, possédaient, au milieu de leur radicale -pénurie, une richesse incommensurable, inépuisable, -extrêmement efficace, toujours monnayable, extraite de -l’inépuisable mine de leur propre esprit, et, bien qu’ils -usassent avec prodigalité des produits de cette mine, -plus ils en usaient, plus ils en avaient à leur disposition. -<span class="pagenum" id="Page_111">111</span> -Cette richesse consistait dans la précieuse faculté -d’abandonner la réalité quand ils le voulaient, pour se -transporter dans un monde imaginaire, tout de -bonheur, de plaisirs et de choses agréables. Grâce à -cette divine faculté, il arrivait qu’en mainte occasion -ils ne s’apercevaient pas de leurs énormes malheurs; -car, lorsqu’ils se voyaient privés de tous les biens positifs, -ils sortaient de leur imagination le cor d’Amalthée -et ils n’avaient qu’à souffler dedans pour en voir sortir -tous les biens idéaux. Ce qu’il y avait de plus curieux, -c’est que M. de Ponte y Delgado, bien que trois fois au -moins aussi âgé qu’Obdulia, la dépassait en puissance -imaginative, car, à son déclin, les illusions de l’enfance -semblaient lui revenir.</p> - -<p>Don Frasquito était ce qu’on appelle vulgairement -une âme du bon Dieu. On ne connaissait pas son âge -et il fallait renoncer à le savoir, car les archives de -l’église d’Algeciras, où il avait été baptisé, avaient été -brûlées. Il possédait le rare privilège physique d’une -conservation qui pouvait rivaliser avec celle des momies -d’Égypte et qu’aucune privation, aucune contrariété, -n’arrivait à modifier. Ses cheveux étaient restés noirs -et abondants; la barbe, non; mais il parvenait, grâce à -un peu de teinture, à harmoniser l’une avec l’autre. Il -portait les cheveux tombant sur le front, non à la -romantique, ébouriffés et touffus, mais comme on les -portait en 1850, bien lustrés et avec la raie de côté, les -mèches bien rabattues sur les oreilles. Le mouvement -de sa main pour ajuster et modeler à leur place ces -deux mèches était devenu un mouvement de seconde -nature, vrai tic physiologique, qui arrivait à faire -partie de sa manière d’être naturelle. Certainement, -avec ses bandeaux et ses coques, sa barbe luisante et -teinte, le visage de Frasquito était de ceux que l’on -peut appeler poupins, à cause de je ne sais quelle -expression d’ingénuité et de confiance qui ressortait de -son nez petit et de ses yeux jadis vifs devenus languissants. -Ils regardaient toujours avec attendrissement, -<span class="pagenum" id="Page_112">112</span> -lançant leurs rayons d’astre couchant, mélancoliquement -au milieu d’un brouillard de larmes chassieuses, -coulant à travers de rares cils et de grandes pattes -d’oie. Deux choses entre autres étaient un motif de -grand orgueil pour de Ponte y Delgado, à savoir: ses -cheveux et son petit pied. Dans les plus grandes adversités, -au milieu des mortifications les plus grandes, -des abstinences les plus inéluctables, il se résignait -facilement; mais porter de vieilles chaussures qui -auraient compromis la structure parfaite et les gracieuses -proportions de son pied, cela était impossible, -il ne fallait pas le lui demander.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_113">113</span></p> - <h2 id="ch_16">XV</h2> -</div> - -<p>Nous n’avons pas parlé du grand art de conserver -les vêtements. Personne comme lui ne savait découvrir -dans les loges de portiers de maisons excentriques -d’habiles tailleurs qui, pour une somme modique, -savaient habilement retourner une pièce dans un vêtement; -personne ne savait, comme lui, traiter avec délicatesse -les vêtements, pour les défendre contre l’usure -constante, de façon que leur durée défie celle des -années, en se conservant dans la forme la plus pure; -personne ne savait, comme lui, employer la benzine -pour faire disparaître les taches, redresser les plis -avec la main, étirer les habits, corriger la déformation -des genoux. Ce que pouvait lui durer un chapeau, cela -ne saurait se dire. Pour le vérifier, il ne suffirait pas de -compulser toutes les chronologies de la mode, car, à -force d’être ancienne, la forme de son chapeau en arrivait -à paraître moderne; le lissage de la soie et les -soins maternels contribuaient à entretenir cette illusion. -Les autres parties du vêtement, si elles égalaient -en longévité le chapeau, ne pouvaient lutter avec lui -pour dissimuler leur âge, car avec les transformations -et les retournements, les reprises et les pièces, elles -n’étaient plus que l’apparence d’elles-mêmes. D. Frasquito -portait en toute saison un petit paletot d’été -clair; c’était son vêtement le moins âgé, et il lui servait -à cacher, boutonné jusqu’au cou, tout ce qu’il portait -ou ne portait pas sur lui, sauf la partie basse de son -pantalon. Dieu seul et Ponte se doutaient de ce que -recouvrait le petit paletot.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_114">114</span></p> - -<p>Je ne crois pas qu’il ait jamais existé de personne -plus inoffensive, mais je ne crois pas non plus qu’on -put en rencontrer d’aussi inutile. Ponte n’avait jamais -servi à rien; sa misère seule suffisait à l’indiquer, et -elle était impossible à dissimuler en ce triste accident -de sa vie. Il avait hérité d’une petite fortune, il avait -occupé quelque bon emploi, et n’avait jamais eu de -charges de famille, parce qu’il s’était pétrifié dans le -célibat, d’abord par adoration de lui-même, ensuite -parce qu’il avait perdu son temps à chercher, avec un -scrupule excessif et un soin tout spécial, un mariage de -convenance qu’il ne rencontra pas et ne pouvait pas -rencontrer, avec les chances déraisonnables et impossibles -qu’il désirait trouver. Ponte y Delgado avait consacré -sa vie au monde, vêtu avec une élégance affectée, -fréquentant, je ne dirai pas les salons, parce qu’autrefois -on n’usait pas beaucoup de cette appellation, mais -quelques maisons agréables et distinguées. Les vastes -salons étaient peu nombreux, et Frasquito, bien qu’il se -vantât d’en avoir fréquenté en son temps, n’en avait -guère aperçu plus loin que la porte. Dans les réunions -qu’il fréquentait et dans les bals auxquels il assistait, -comme dans les casinos et autres centres de réunions -masculines, nous ne dirons point qu’il détonnait, mais -il se distinguait fort peu par son génie naturel et il lui -manquait ce mélange de correction, de bon ton et d’air -dédaigneux qui constituent la véritable élégance. Très -affecté dans ses manières, cela, oui; très occupé de ses -gants, très préoccupé de sa cravate, de son pied petit, -il était agréable aux dames, sans en intéresser aucune, -tolérable pour les hommes, dont quelques-uns l’estimaient -même.</p> - -<p>Seulement, dans notre société hétérogène, libre de -scrupules et de préjugés, il arrive quelquefois qu’un -petit nobliau, possesseur de quatre sous vaillants, ou -employé à demi-solde, puisse coudoyer les marquis et -les comtes de sang bleu et les gens riches dans les -centres de fausse élégance; là où l’on voit encore se -<span class="pagenum" id="Page_115">115</span> -réunir et se fréquenter ceux qui exploitent la vie somptueuse -pour leurs affaires, leurs vanités ou leurs audacieuses -amours, et aussi ceux qui vont danser ou dîner -avec les dames sans autre but que de se procurer des -recommandations pour un congé ou la faveur d’un -chef pour manquer impunément aux heures de bureau. -Je ne dis pas cela pour Frasquito de Ponte, qui était -plus qu’un pauvre diable au temps de son apogée sociale. -Sa décadence ne commença à se manifester d’une -façon notoire que depuis 1859. Il se défendit héroïquement -jusqu’en 1868, et à l’arrivée de cette année, -marquée dans son destin par des points très noirs, le -pauvre infortuné se trouva plongé jusqu’au cou dans -les abîmes de la misère la plus profonde, et cela pour -n’en plus sortir. Il avait mangé durant les années antérieures -les derniers restes de sa fortune. L’emploi qu’il -avait obtenu à grand’peine de Gonzalez Bravo lui fut -malheureusement enlevé par la révolution: il n’en -avait pas joui longtemps et il n’avait pas su économiser.</p> - -<p>Le malheureux se trouva, comme on dit, avec le jour -et la nuit pour toute rente; toutefois, il lui restait -encore la compassion discrète de quelques amis qui le -reçurent à leur table. Mais les bons amis moururent ou -se lassèrent et les parents ne se montrèrent pas compatissants. -Il souffrit la faim, le complet dénuement, -les privations de tout ce qui avait été son plus grand -plaisir, et pourtant, dans une aussi critique occurrence, -sa délicatesse innée et son amour-propre furent comme -une pierre attachée à son cou, qui aurait facilité son -immersion et sa noyade; il n’était pas homme à importuner -ses amis par des sollicitations d’argent, à les -«taper» indiscrètement, et c’est seulement dans de si -rares occasions qu’on peut les compter, dans de vraies -situations critiques, en vrai péril de mort, qu’il s’aventura -à tendre une main pour demander des secours -décisifs dans la lutte épuisante contre l’extrême misère, -mais cette main était pour cette circonstance et afin de -<span class="pagenum" id="Page_116">116</span> -sauver l’apparence recouverte d’un gant qui, quoique -décousu et déchiré, était pourtant encore un gant. -Bien que mourant de faim, Frasquito ne pouvait rien -faire sans une certaine dignité. Il était entré une fois -en se cachant dans le cabaret Boto, pour y manger -deux réaux de bouilli, avant de se présenter dans une -bonne maison, dans laquelle, si on le recevait gracieusement, -on l’avait blessé dans son amour-propre -par d’innocences plaisanteries, en lui jetant à la face -sans ménagement son parasitisme sans façon.</p> - -<p>Le malheureux recherchait, avec une angoisse pleine -d’anxiété, tous les moyens de gagner sa vie, si peu -lucratifs qu’ils fussent; mais ses talents très limités -rendaient encore plus ardue une réussite déjà naturellement -si difficile pour ceux qui sont capables. Il se -remuait tellement qu’il parvint enfin à trouver quelques -petites occupations, indignes certainement de sa -situation antérieure, mais qui lui permirent encore de -vivre quelque temps sans trop s’abaisser. Sa misère -extrême pouvait encore se cacher sous un vernis de -dignité. Recevoir une courte aide pécuniaire comme -répétiteur dans un collège ou comme employé auxiliaire -chez un boutiquier de la rue de Ségovie, pour -toucher ou déposer des factures, c’était certes une -aumône reçue, mais si bien dissimulée que vraiment -il n’y avait aucun déshonneur à la recevoir. Il mena -une vie misérable durant quelques années, habitant -solitairement les maisons du sud, sans jamais aller du -côté de celles du centre ou du nord, de peur de rencontrer -quelques-unes de ses connaissances d’autrefois -qui auraient pu le voir mal chaussé et encore plus mal -vêtu, et, ayant perdu ces quelques facilités qu’il avait -trouvées, il en chercha d’autres, allant jusqu’à accepter, -non sans scrupules et crispations de nerfs, la charge -de commissionnaire ou commis voyageur pour une -fabrique de savons, pour laquelle il courait de boutique -en boutique et de maison en maison pour chercher -à en placer de son mieux les produits. Mais le -<span class="pagenum" id="Page_117">117</span> -pauvre diable avait si peu de malice et de salive à sa -disposition pour opérer ses placements, qu’il se -retrouva bientôt dans la rue. En dernier lieu, le ciel lui -avait envoyé une vieille femme de la confrérie de Saint-André, -qui l’avait chargé de tenir les comptes d’un restant -de commerce de cierges qu’elle liquidait, en cédant -de petites parties aux paroisses et congrégations. Le -travail était léger, on lui donnait pour le faire deux -piécettes par jour, avec lesquelles il réalisait le miracle -de vivre en se procurant le repas et le lit, nous ne -disons pas le logement, car véritablement il n’était pas -logé. En effet, depuis l’année 1880, qui fut terrible pour -l’infortuné Frasquito, il s’était vu obligé de renoncer à -avoir une chambre à lui, et après quelques jours d’une -horrible crise, pendant lesquels il eut le loisir de se -comparer au colimaçon, parce qu’il portait comme lui -toute sa maison sur son dos, il s’était entendu avec -la seña Bernarda, la patronne des dortoirs de la rue -du Mediodia-Grande, femme très disposée à le recueillir, -sachant apprécier les gens. Pour trois réaux, elle lui -donnait un lit d’une piécette et, tenant compte des manières -particulièrement distinguées du paroissien, -pour un seul réal en plus, elle lui permit de placer sa -malle dans un recoin intérieur où il fut encore autorisé -à passer une heure tous les matins pour ajuster ses -vêtements, faire sa toilette et procéder à sa teinture et -à l’emploi de ses cosmétiques. Il entrait là comme un -cadavre et il en ressortait méconnaissable, propre, sentant -bon et reluisant de beauté.</p> - -<p>Le restant de la piécette était employé par lui pour -manger et se vêtir.... Problème immense, incalculable -algèbre! Avec tous ces arrangements, il avait conquis -un calme relatif, parce qu’il n’eut pas à souffrir l’humiliation -de demander de secours. Mauvais ou bon, droit -ou tordu, l’homme avait un moyen de vivre, et il vivait, -et il respirait, et il lui restait encore quelques instants -pour pratiquer une chevauchée dans les champs et les -espaces imaginaires. Son très honnête commerce avec -<span class="pagenum" id="Page_118">118</span> -Obdulia, qui naquit de la connaissance de doña Paca -et des relations commerciales de la vieille marchande -de cire avec l’homme des pompes funèbres, son beau-père, -s’il apporta à de Ponte la consolation qui naît de -la concordance des idées, des goûts et des affections, -le mit toutefois dans ce grave compromis de négliger -les choses de la bouche pour s’acheter une paire de -bottes neuves, car celles qui étaient seules à lui offrir -leurs services étaient horriblement défigurées, et nous -savons que notre pauvre nécessiteux supportait tout, -excepté d’entrer dans les régions éthérées de l’idéal -avec un pied mal chaussé.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_119">119</span></p> - <h2 id="ch_17">XVI</h2> -</div> - -<p>Avec l’épouvantable déficit qu’entraînèrent dans son -mince budget les bottes neuves et autres articles -de véritable superflu, tels que pommade, cartes de -visite et dans lesquels Frasquito engloutit des -sommes relativement considérables, le pauvre homme -se trouva le ventre vide, sans savoir comment il arriverait -à le remplir. Mais la Providence, qui n’abandonne -jamais les braves gens, lui porta remède dans -la maison d’Obdulia, qui lui tuait la faim quelques -jours, en le priant de lui tenir compagnie à table, et il -est certain qu’il ne fallait pas user peu de salive pour -le faire acquiescer et vaincre sa délicatesse et sa courtoisie. -Benina, qui lisait la faim sur son visage, mettait -moins d’étiquette dans ses procédés et le servait avec -brusquerie, riant à part elle des mignardises et des -manières de faire la petite bouche, avec lesquelles il -couvrait délicatement son acceptation empressée.</p> - -<p>Ce jour particulièrement qui se présentait si sinistre, -et que l’apparition de Benina changea en l’un des plus -heureux, Obdulia et Frasquito, lorsqu’ils eurent compris -que le grave problème de la réfection organique -était résolu, se lancèrent à cent mille lieues de la réalité, -pour baigner leurs âmes dans la rosée ambiante -des biens imaginaires. Le cercle des idées de Ponte était -extrêmement limité; celles qu’il avait pu acquérir durant -les vingt années de son apogée sociale s’étaient -cristallisées, et si, d’un côté, elles ne subirent aucune -modification, d’autre part, il n’en acquit aucune nouvelle. -La misère le sépara de ses anciennes amitiés et -<span class="pagenum" id="Page_120">120</span> -relations, et, de même que son corps se momifiait, sa -pensée passait, elle aussi, à l’état fossile. Dans sa compréhension -des choses, il n’avait pas dépassé les lignes -de niveau de 68 et 70. Il ignorait des choses que chacun -sait: il ressemblait à un oiseau tombé du nid ou à -un homme tombé des nues; il jugeait les événements -et les personnes avec une innocente candeur. L’humiliation -de son état affligeant et la retraite qui en fut la -conséquence n’étaient point une des moindres raisons -de son abaissement moral et de la pauvreté de ses -idées. Dans la crainte qu’il ne lui fût fait mauvais -visage, il passait des semaines entières sans sortir -de son quartier, et, comme aucune nécessité impérieuse -ne l’appelait dans le centre, il ne passait jamais -la place Mayor. Il était continuellement hanté par la -monomanie centrifuge; il préférait pour ses promenades -les rues obscures et détournées où l’on rencontrait -rarement un chapeau haut de forme. Dans de tels -endroits, jouissant du calme, de l’oisiveté et de la solitude, -son pouvoir imaginatif évoquait les temps heureux -ou créait des êtres et des choses au goût et à la -mesure d’un pauvre rêveur.</p> - -<p>Dans ses entretiens avec Obdulia, Frasquito racontait -indéfiniment sa vie sociale et élégante d’autrefois, -avec des détails intéressants; comment il avait été -admis aux soirées de madame une telle ou de la marquise -de ci; quelles personnes distinguées il avait connues -là, quels étaient leurs caractères, leurs habitudes -et leur façon de s’habiller. Il énumérait les maisons -somptueuses où il avait passé tant d’heures heureuses, -dans le commerce des personnes des deux sexes les -plus aimables de tout Madrid, se récréant par des conversations -charmantes et autres passe-temps délicieux. -Quand la conversation tombait sur les choses de l’art, -Ponte, qui était fou de musique, entonnait des passages -de <i>Norma</i> ou de <i>Marie de Rohan</i>, qu’Obdulia -écoutait dans l’extase. D’autres fois, se lançant dans la -poésie, il récitait les vers de don Gregorio Romero -<span class="pagenum" id="Page_121">121</span> -Larrañaga et d’autres poètes de ces temps niais. L’ignorance -radicale de la jeune femme offrait un terrain -singulièrement propice pour ces essais d’éducation -littéraire, car tout était nouveau pour elle, tout lui -causait le ravissement que peut éprouver un enfant -auquel on offre son premier jouet.</p> - -<p>La jeune fille—nous pouvons bien l’appeler ainsi, -bien qu’elle fût mariée et qu’elle eût fait une fausse -couche—ne pouvait se rassasier de recueillir des -informations et des renseignements sur la vie de -société et, bien qu’elle en eût quelque lointaine connaissance, -par souvenirs vagues de son enfance, ou -par ce que sa mère lui en avait raconté, elle trouvait -dans les descriptions et peintures de Ponte un enchantement -et une poésie plus grands. Sans aucun doute, -la société du temps de Ponte était plus belle que celle -d’aujourd’hui, les hommes étaient plus fins, les femmes -plus jolies et plus spirituelles.</p> - -<p>Sur la demande d’Obdulia, l’élégant fossile décrivait -les réceptions et les bals, avec toutes leurs magnificences; -le buffet ou ambigu, avec ses mets, gâteaux -et rafraîchissements variés; il contait les aventures -amoureuses qui avaient fait causer autrefois; il énumérait -les règles de bonne éducation qui, pour lors, -étaient en usage pour les plus petits détails de la vie -élégante, et il faisait le panégyrique des beautés qui -brillaient en son temps et qui étaient mortes aujourd’hui -ou retirées dans les coins comme des vieilleries. -Il ne laissait point au fond de l’encrier ses propres -petites aventures ou ses fredaines amoureuses, ni les -désagréments que pour ces choses il dut avoir avec -des maris irrités ou des frères susceptibles. Il en était -résulté qu’il avait eu aussi son petit duel correspondant, -certainement, avec témoins, conditions, choix des -armes, querelles pour un oui ou un non, et enfin choc -des sabres, le tout se terminant en un fraternel déjeuner. -Un jour après l’autre, il en était venu à conter -toutes les péripéties de sa vie sociale, laquelle contenait -<span class="pagenum" id="Page_122">122</span> -toutes les variétés d’un naïf libertinage, de l’élégance -pauvre et de la nigauderie la plus honnête. Frasquito -était aussi un grand amateur de l’art scénique -et il avait joué sur différents théâtres de société des -rôles principaux dans <i>Fleur d’un jour</i> et la <i>Mèche de ses -cheveux</i>. Il se rappelait encore des passages et des morceaux -de ces deux rôles, qu’il répétait avec une emphase -déclamatoire et qu’Obdulia écoutait avec ravissement, -les <i>yeux gros de larmes</i>, pour employer le style -de l’époque. Il raconta aussi, et il lui fallut pour cela -deux séances entières, le bal costumé donné pour la -fête de naissance de Maricastaña, une marquise ou -baronne de je ne sais plus quoi. Frasquito, dût-il vivre -mille ans, ne saurait oublier cette fête splendide à -laquelle il avait assisté vêtu en brigand calabrais. Et il -se rappelait tout, absolument tous les costumes et il -les décrivait, les spécifiait, sans omettre le moindre -petit ruban ou galon. Il est certain que les préparatifs -de son déguisement, les pas qu’il dut faire pour se -procurer les éléments caractéristiques de son costume -lui prirent tant de temps, nuit et jour, qu’il dut manquer -des semaines entières à son bureau et de là vint -sa première absence et de cette première absence tout -le commencement de ses traverses.</p> - -<p>Frasquito pouvait encore, bien que sur une très -petite échelle, satisfaire la curiosité d’Obdulia sur un -autre point et lui donner l’illusion des voyages. Il -n’avait pas fait le tour du monde, non, certes; pourtant -il était allé à Paris, et pour un élégant cela suffisait -peut-être bien. Paris! Et comment était Paris? -Obdulia dévorait des yeux le narrateur, quand celui-ci -rapportait avec d’hyperboliques saillies les merveilles -de la grande ville, rien moins qu’à la fulgurante -époque du second empire. Ah! l’impératrice Eugénie, -les Champs-Élysées, les boulevards, Notre-Dame, le -Palais-Royal!... Et, pour que tout entre dans la description, -Mabille, les lorettes!... Ponte n’était resté -qu’un mois et demi, vivant avec une grande économie, -<span class="pagenum" id="Page_123">123</span> -mettant à profit le temps, jour et nuit, pour que rien -de ce qu’il avait à voir ne pût lui échapper. Et, durant -ces quarante-cinq jours de liberté parisienne, il -éprouva des jouissances indicibles, et il rapporta à -Madrid des souvenirs et impressions de quoi conter -durant trois années de suite. Il avait tout vu, le grand -et le petit, le beau et le rare; il avait fourré son nez -partout, et il faut avouer qu’il s’était permis aussi un -peu de libertinage, désirant connaître les enchantements -secrets et les grâces séductrices qui rendent -tous les peuples esclaves, les faisant tributaires de la -voluptueuse Lutèce.</p> - -<p>«La vie doit être très chère à Paris, lui dit son -amie. Ah! monsieur de Ponte, ce n’est point plaisir à -l’usage des pauvres gens.</p> - -<p>—Non, non, vous vous trompez. Quand on sait -s’arranger, on peut vivre comme on veut. Je dépensais -de quatre à cinq napoléons par jour, et j’ai tout -vu. J’avais vite appris à connaître les correspondances -des omnibus et j’allais aux endroits les plus éloignés -pour quelques sous. Il y a des restaurants bon marché -où l’on vous sert pour peu d’argent de très bons -plats. Il est vrai pourtant de dire qu’en honoraires, -qu’ils appellent là-bas «pourboire», on dépense plus -que le compte; mais croyez-moi, on le donne volontiers -en se voyant traité avec tant d’amabilité. Vous -n’entendez à chaque minute que le mot: pardon, -pardon.</p> - -<p>—Mais parmi les mille choses que vous avez vues, -Ponte, vous oubliez le meilleur. N’avez-vous pas vu les -grands hommes?</p> - -<p>—Je dois vous le dire. Comme nous étions en été, -les grands hommes étaient allés aux eaux. Victor -Hugo, comme vous savez, était en exil.</p> - -<p>—Et Lamartine, ne l’avez-vous point vu?</p> - -<p>—Hélas! à cette époque, l’auteur de <i>Graziella</i> était -mort. Un soir, les amis qui m’accompagnaient dans -mes promenades me montrèrent la maison de Thiers, -<span class="pagenum" id="Page_124">124</span> -le grand historien, et ils me conduisirent au café où -Paul de Kock avait coutume d’aller boire sa chope -l’hiver.</p> - -<p>—Celui des nouvelles pour faire rire? Il a de la -grâce; mais ses indécences et ses cochonneries me -sont fastidieuses.</p> - -<p>—J’ai vu aussi le cordonnier qui faisait les bottes -d’Octave Feuillet. Pour sûr que je m’en suis commandé -une paire qui, ma foi, m’a bien coûté six napoléons: -mais quelle façon, quel genre! Elles m’ont -duré jusqu’à la mort de Prim!</p> - -<p>—Cet Octave, de quoi est-il auteur?</p> - -<p>—De <i>Sibylle</i> et autres œuvres charmantes.</p> - -<p>—Je ne le connais pas, je le confondais avec Eugène -Sue qui a écrit, si je m’en souviens bien, les <i>Péchés -capitaux</i> et <i>Notre-Dame de Paris</i>.</p> - -<p>—Vous voulez dire les <i>Mystères de Paris</i>.</p> - -<p>—Parfaitement.... Aïe! je me suis trouvé malade, -quand je lisais cette œuvre, de la grande impression -qu’elle me produisit!</p> - -<p>—Vous vous identifiiez sans doute avec les personnages -et vous viviez leur vie.</p> - -<p>—Exactement. Même chose m’est arrivée avec <i>Maria -ou la fille de l’ouvrier</i>....»</p> - -<p>En ce moment, Benina les vint avertir que la pitance -était prête, et ils n’eurent que le temps de se jeter sur -elle et de rendre les honneurs dus à la petite tourte au -poisson et aux petites tranches de viande frite avec les -pommes de terre. Maître de sa volonté dans tous les -actes exigeant du décorum et du savoir-vivre, Ponte -sut prendre empire sur ses nerfs afin de ne pas laisser -paraître la férocité de la faim qui le dévorait depuis -longtemps.</p> - -<p>Benina, avec une assurance engageante, lui disait:</p> - -<p>«Mangez, mangez, monsieur de Ponte; bien que ce -ne soit pas une nourriture recherchée comme celle -qu’on vous offre dans d’autres maisons, elle ne vous -<span class="pagenum" id="Page_125">125</span> -fera point mal.... Les temps sont durs.... Il faut regarder -à tout....</p> - -<p>—Madame Nina, répliquait le <i>proto-cursi</i><a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>, je vous -assure, je vous donne ma parole d’honneur que vous -êtes un ange; j’incline à croire qu’un être bienfaisant -et mystérieux, qui est une véritable personnification de -la Providence, est incarné en vous, de la Providence -comme l’entendent les peuples anciens et modernes.</p> - -<p>—Dieu vous approuve, lui qui seul comprend les -sottises gracieuses comme vous savez en dire!»</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_126">126</span></p> - <h2 id="ch_18">XVII</h2> -</div> - -<p>Avec la substance réparatrice du déjeuner, les corps -semblaient renaître et les esprits fortifiés étaient disposés -à reprendre leur vol vers les régions les plus -élevées. Installés de nouveau dans le parloir, Ponte se -prit à raconter les délices des étés de Madrid dans son -beau temps. Au Prado se réunissaient toute la crème -et la fleur de Madrid. Les gens aisés faisaient un séjour -à la Granja. Il avait visité plus d’une fois le royal séjour -et il avait assisté aux grandes eaux.</p> - -<p>«Et moi qui n’ai rien vu, rien! s’écriait Obdulia avec -tristesse, en laissant lire dans ses yeux un découragement -enfantin. Croyez bien que j’aurais été tout à fait -niaise si Dieu ne m’avait pas donné la faculté bénie de -me figurer les choses que je n’ai jamais vues. Vous ne -pouvez point vous imaginer combien j’aime les fleurs, -je me meurs pour elles. Autrefois maman me permettait -d’avoir des fleurs sur le balcon; mais elle me l’a -défendu ensuite, parce qu’un jour je les avais tellement -arrosées que l’eau est tombée dans la rue, et l’agent de -police est venu nous faire un procès-verbal et nous -avons dû payer l’amende. Chaque fois que je passe -devant un jardin, je suis émerveillée en le regardant. -Que je serais heureuse de voir ceux de Valence, de la -Granja et ceux d’Andalousie!... Ici, c’est à peine si nous -voyons des fleurs, et celles que nous voyons arrivent -par chemin de fer et sont toutes fanées. Mon désir -serait de les voir sur pied. On dit qu’il y a tant d’espèces -de roses; je voudrais les voir, Ponte; je désire -aspirer leur arome. Il y en a, paraît-il, de petites, de -<span class="pagenum" id="Page_127">127</span> -grandes, d’incarnat, de blanches, de toutes variétés. Je -voudrais voir une grande plante de jasmin, grande, -grande, à l’ombre de laquelle je puisse me mettre. Et -comme je serais charmée en voyant les mille petites -fleurs tomber sur mes épaules et parsemer ma chevelure!... -Je rêve d’avoir un magnifique jardin avec une -serre.... Ah! ces serres avec des plantes tropicales, des -fleurs extrêmement rares, je voudrais les avoir, moi. -Je me figure comment elles sont, et je meurs de chagrin -de ne pouvoir les posséder.</p> - -<p>—Moi, j’ai vu celles de don José Salamanca en son -bon temps, fit de Ponte. Figurez-vous qu’elles étaient -grandes comme cette maison et celle d’à côté réunies. -Figurez-vous des palmiers et des fougères de grande -stature et des pins d’Amérique avec leurs fruits. Il me -paraît encore que je les vois.</p> - -<p>—Et moi aussi. Tout ce que vous me décrivez, je le -vois parfois, rêvant et voyant des choses qui n’existent -pas, c’est-à-dire des choses qui existent ailleurs, à ce -que je me dis; je me demande: Et pourquoi n’arriverait-il -pas un jour où j’aurais, moi aussi, une maison -magnifique, élégante, avec salons, serres?... Les -grands hommes viendraient s’asseoir à ma table, et -je causerais avec eux et ils m’instruiraient.</p> - -<p>—Pourquoi cela n’arriverait-il pas? Vous êtes très -jeune et vous avez devant vous un long espace de l’existence. -Tout ce que vous voyez en songe, considérez-le -comme une réalité possible, probable. Vous donnerez -des dîners de vingt couverts, une fois par semaine, les -mercredis, les lundis.... Je vous conseille, en vieil habitué -des choses du monde, de ne jamais avoir plus de -vingt couverts et de n’inviter pour ces jours-là que des -personnes de choix.</p> - -<p>—Certainement..., le meilleur..., la crème....</p> - -<p>—Les autres jours, six couverts, les convives intimes, -pas un de plus; des personnes de la famille, vous -savez? des personnes alliées à vous, qui vous portent -respect et affection. Comme vous êtes si belle, vous -<span class="pagenum" id="Page_128">128</span> -aurez des adorateurs.... Cela, vous ne pourrez l’éviter.... -Vous ne manquerez pas de vous trouver dans un -certain péril, Obdulia. Je vous conseille d’être aimable -avec tout le monde, très polie, très courtoise; mais si -quelqu’un cherche à se mettre en avant, revêtez-vous -de dignité, montrez-vous plus froide que le marbre et -dédaigneuse comme une reine.</p> - -<p>—J’ai pensé de même et j’y pense à toute heure. Je -serai si occupée à me divertir qu’il ne m’arrivera aucune -chose mauvaise. Quel plaisir d’aller à tous les -théâtres! Ne manquer ni un opéra, ni un concert, ni -une représentation de drame ou de comédie, ni une -première, ni rien, grand Dieu, rien! Tout se bornera à -voir et à jouir.... Mais croyez bien une chose, et je vous -le dis avec tout mon cœur, au milieu de tout ce mouvement -extraordinaire, je serai particulièrement heureuse -de faire beaucoup d’aumônes, j’irai à la recherche -des pauvres les plus désemparés pour les secourir et... -enfin, je désire avant tout qu’il n’y ait plus de pauvres.... -C’est vrai, Frasquito, qu’il ne devrait plus y en -avoir!</p> - -<p>—Certainement, madame. Vous êtes un ange et, -avec la baguette magique de votre bonté, vous saurez -faire disparaître toutes les misères.</p> - -<p>—Oui, je me figure que tout cela est une vérité, -quand vous me le dites. Je suis ainsi faite. Voyez ce -qui m’arrive: il y a un instant nous parlions de fleurs; -depuis ce moment, il m’arrive aux narines une odeur -magnifique. Il me semble que je suis dans ma serre au -milieu des fleurs les plus rares et sentant leur parfum -délicieux. Et, maintenant que nous parlons de secourir -la misère, j’étais tentée de vous dire: Frasquito, -dressez-moi une liste des pauvres que vous connaissez, -pour commencer à distribuer les aumônes.</p> - -<p>—La liste se dressera promptement, ma chère dame, -dit Ponte, subissant la contagion de ce délire imaginatif -et pensant à part lui que cette liste devrait bien -s’ouvrir avec le nom du plus grand besogneux qu’il -<span class="pagenum" id="Page_129">129</span> -connût au monde: Francisco Ponte y Delgado.</p> - -<p>—Mais il faut encore attendre pour cela, ajouta Obdulia -retombant tout d’un coup dans la réalité, pour -rebondir une autre fois, comme une balle élastique et -atteindre de nouveau les hauteurs. Mais, dites-moi, -dans ces courses au travers de Madrid, pour soulager -toutes ces misères, je me fatiguerai beaucoup, n’est-il -pas vrai?</p> - -<p>—Mais à quoi servirait donc alors votre voiture?... -Je pars de la base que vous avez une grande situation.</p> - -<p>—Vous m’accompagnerez, n’est-ce pas?</p> - -<p>—Certainement.</p> - -<p>—Et je vous verrai vous promenant à cheval à la -Castellana?</p> - -<p>—Je ne dis pas non. J’ai été autrefois un parfait -cavalier. Je ne monte point mal.... Mais, puisque nous -avons parlé d’équipage, je vous conseille beaucoup de -ne pas avoir de voitures à vous... et de vous entendre -avec un loueur. Il y en a qui servent bien leurs clients. -Vous vous éviterez ainsi de grands cassements de tête.</p> - -<p>—Et que vous semble? dit Obdulia que rien n’arrêtait -plus, étant donné que je dois voyager, par où commencerai-je? -Par l’Allemagne ou la Suisse?</p> - -<p>—Tout d’abord Paris....</p> - -<p>—C’est que je me figure que j’ai déjà vu Paris.... -C’est de l’histoire ancienne.... Je l’ai vu, et, étant donné -que j’en reviens, où diriger mes pas vers un autre -pays?</p> - -<p>—Les lacs de la Suisse sont une belle chose. Vous -ne devez point oublier les ascensions des Alpes, pour -voir les chiens du mont Saint-Bernard, les glaciers immenses -et autres merveilles de la nature.</p> - -<p>—Là, je me rassasierai d’une chose qui me plaît -énormément, de beurre de vache bien frais.... Dites-moi, -Ponte, en toute franchise, quelle est la couleur -qui me va le mieux, suivant vous, le rose ou le bleu de -ciel?</p> - -<p>—Je vous affirme que toutes les couleurs de l’iris -<span class="pagenum" id="Page_130">130</span> -vous vont bien; je dis mieux: ce n’est pas que telle ou -telle couleur ferait plus ou moins ressortir votre beauté, -mais que votre beauté est telle qu’elle peut rehausser -toutes les couleurs qu’on lui appliquerait.</p> - -<p>—Merci.... Que c’est joliment dit!</p> - -<p>—Moi, si vous me le permettez, déclara le vieux galantin -fané, sentant à son tour le vertige des hauteurs, -je ferai la comparaison de votre figure avec la figure et -le visage de.... Devinez qui?... de l’impératrice Eugénie, -qui est le prototype de l’élégance, de la beauté, de la -distinction....</p> - -<p>—Pour Dieu, que dites-vous, Frasquito?</p> - -<p>—Je ne dis que ce que je pense. Je n’ai point cessé -de penser à cette femme idéale depuis que je l’ai vue -à Paris se promenant au Bois avec l’empereur. Je l’ai -revue mille fois depuis, quand je flâne dans les rues -en rêvant tout éveillé, ou quand, tourmenté par l’insomnie, -j’entends tomber les heures mortes dans mes -appartements. Il me semble que je la vois en ce moment, -que je la vois toujours.... Est-ce une idée? Est-ce -un... je ne sais quoi? Je suis un homme qui adore -l’idéal, qui ne pense pas seulement à la «vile matière». -Je méprise «la vile matière», je sais me détacher de -ce fragile limon....</p> - -<p>—J’entends, j’entends.... Continuez.</p> - -<p>—Je dis que dans mon esprit vit l’image de cette -femme.... Je la vois comme un être tangible, comme -un être.... Je ne saurais m’expliquer.... Comme un être, -non figuré, mais pourtant tangible....</p> - -<p>—Oh! oui, je comprends. La même chose m’arrive -à moi.</p> - -<p>—Avec elle?</p> - -<p>—Non..., avec...; je ne sais pas avec qui.»</p> - -<p>Pour un instant, Frasquito crut que l’être idéal d’Obdulia -était l’empereur. Incité à compléter sa pensée, il -continua ainsi:</p> - -<p>«Eh bien, mon amie, moi qui connais, dis-je, Eugénie -de Guzman, je soutiens que vous êtes comme elle et -<span class="pagenum" id="Page_131">131</span> -qu’elle et vous vous ne faites qu’une seule et même -personne.</p> - -<p>—Je ne puis croire qu’une semblable ressemblance -existe, Frasquito, répliqua la jeune femme troublée, les -yeux brillant de plaisir.</p> - -<p>—La physionomie, l’aspect du visage, de profil -comme de face, l’expression, la tournure, la façon de -regarder, le geste, la démarche, tout, tout est pareil. -Croyez-moi, je dis la vérité.</p> - -<p>—Il peut se faire qu’il y ait quelque apparence..., -indiqua Obdulia rougissant jusqu’à la racine des -cheveux. Mais nous ne sommes point pareilles; cela, -non.</p> - -<p>—Comme deux gouttes d’eau. Et si vous vous ressemblez -entièrement au physique, dit Frasquito, entrant -dans le dire d’Obdulia et sur un ton franchement naturel, -la ressemblance morale n’est pas moins grande; dans -l’apparence, dans l’air de la personne qui est née ou -vit dans la position la plus élevée, il y a quelque chose -qui révèle une supériorité à laquelle chacun rend hommage. -En somme, je sais ce que je dis. Je ne vois -jamais d’une façon plus frappante la ressemblance que -lorsque vous donnez un ordre à Benina; je me figure -que je vois Sa Majesté donnant des ordres à ses chambellans.</p> - -<p>—Quoi, que dites-vous?... Cela ne peut être, Ponte.... -Cela ne peut être.»</p> - -<p>La jeune femme était prise d’un rire nerveux dont la -violence et la durée paraissaient annoncer une attaque -de nerfs. Frasquito se mit à rire aussi et, prenant le -mors aux dents vers les espaces imaginaires, il fit un -bond formidable, lequel, traduit en langage vulgaire, -veut dire ce qui suit:</p> - -<p>«Vous disiez il y a un moment que vous me verriez -me promenant à la Castellana. Je le crois certainement -que vous pourriez m’y voir! J’ai été excellent cavalier. -Dans ma jeunesse j’ai eu une jument gris pommelé, qui -était une vraie peinture. Je la montais et la gouvernais -<span class="pagenum" id="Page_132">132</span> -admirablement. Elle et moi nous appelions tous les -regards dans la première allée, ensuite à Ronda, où je -la vendis pour m’acheter un cheval de Xérès, qui depuis -fut acquis..., tenez précisément... par la duchesse d’Albe, -sœur de l’impératrice Eugénie, femme très élégante, -elle aussi... et qui vous ressemble, sans que les deux -sœurs se ressemblent.</p> - -<p>—Oui, je sais déjà..., dit Obdulia faisant semblant de -se connaître en généalogies, elles étaient filles de la -Montijo.</p> - -<p>—Juste, elle habitait la petite place del Angel, ce -grand palais au coin de la place où il y a tant de marchands -d’oiseaux.... Séjour de fées..., j’y suis allé un soir, -présenté par Paco Ustariz et Manolo Priété, deux -camarades de mon bureau.... Oui, certes, j’étais un bon -cavalier, croyez-moi, mon mérite était reconnu.</p> - -<p>—Vous deviez avoir une figure très arrogante....</p> - -<p>—Non, pas tant.</p> - -<p>—Parce que vous êtes trop modeste! Je vous vois -ainsi. Et vous savez que je vois les choses très clairement. -Tout ce que je vois est vérité pure.</p> - -<p>—Oui, mais pourtant....</p> - -<p>—Ne me contredisez pas, Ponte, ne me contredisez -point en cela ni en rien.</p> - -<p>—J’écoute humblement vos affirmations, dit Frasquito -en s’inclinant. J’ai toujours agi de même avec -les dames avec lesquelles j’ai été en rapport et elles -sont nombreuses, Obdulia, très nombreuses....</p> - -<p>—Cela se voit bien. Je ne connais personne qui vous -égale pour la finesse des procédés. Franchement, vous -êtes le prototype de l’élégance..., de la....</p> - -<p>—Pour Dieu, épargnez-moi....»</p> - -<p>Arrivés à cette phrase, la brusque entrée de Benina -qui, sa besogne de récurage et de rangement de la -cuisine et de la salle à manger terminée, se disposait à -partir, les fit retomber à plat dans la réalité, des hauteurs -où la fantaisie les avait transportés. Ponte s’aperçut -que c’était l’heure d’aller remplir ses obligations -<span class="pagenum" id="Page_133">133</span> -dans la maison où il travaillait, et il demanda licence -de se retirer à l’impériale dame. Elle la lui donna avec -chagrin, se montrant inquiète à l’idée de la solitude -dans laquelle elle allait vivre jusqu’au lendemain, dans -ses palais habités par des ombres de chambellans et -autres valeureux courtisans. Que ceux-ci prissent aux -yeux du commun des mortels la forme et l’apparence -de chats miaulants, peu lui importait. Dans sa solitude, -elle se récréerait en discourant tout à son aise dans sa -serre, en admirant ses magnifiques fleurs des tropiques -et en respirant leurs parfums enivrants.</p> - -<p>Ponte Delgado s’en alla, non sans avoir pris congé -avec les salutations à la fois les plus affectueuses et les -sourires les plus tristes. Benina qui le suivit pressa le -pas pour le rejoindre, soit sous la porte cochère, soit -dans la rue, désireuse d’échanger avec lui un petit mot -en particulier.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_134">134</span></p> - <h2 id="ch_19">XVIII</h2> -</div> - -<p>«Don Frasco, lui dit-elle en marchant coude à coude -avec lui, dans la rue de San-Pedro-Martir, vous n’avez -pas confiance en moi et vous devriez l’avoir. Je suis -pauvre, plus pauvre que les rats, et Dieu sait les amertumes -que j’endure pour arriver à soutenir ma maîtresse, -la petite et moi-même.... Mais il y a qui me -dépasse encore en pauvreté, et ce pauvre plus confirmé -que personne, c’est vous-même..., ne dites pas le contraire.</p> - -<p>—Seña Benina, je vous répète que vous êtes un -ange.</p> - -<p>—Oui, de... de corniche.... Je voudrais vous voir -moins désemparé. Pourquoi Dieu vous a-t-il fait si -timide et si honteux? La vergogne est une bonne chose, -mais pas tant que cela, monsieur.... Oui, nous savons -que M. de Ponte est une personne honorable; toutefois, -il est tombé, et tombé si bas que, si le vent ne l’emporte -pas c’est parce qu’il ne sait plus par où le prendre. -Mais c’est bien, je suis saint Jean Bouche d’or; après -avoir pourvu à tout le nécessaire pour aujourd’hui, il -me reste une piécette. Prenez-la.</p> - -<p>—Pour Dieu, seña Benina, dit Frasquito, pâlissant -et rougissant tour à tour.</p> - -<p>—Ne faites point de façons, cette piécette viendra -à point pour vous permettre de la donner à Bernarda, -pour le lit de cette nuit.</p> - -<p>—Quel ange, Dieu saint, quel ange!</p> - -<p>—Laissez là vos anges et prenez la monnaie. Vous -ne voulez pas? Vous le regretterez. Vous verrez comme -<span class="pagenum" id="Page_135">135</span> -vous traitera la maîtresse du garni qui ne fait confiance -et crédit que pour une nuit, rarement pour deux -en épluchant son client. Et n’allez pas dire qu’elle me -manquera. Comme je n’en ai pas d’autres, je me gouvernerai -comme je pourrai pour tirer la «matérielle» -de demain de dessous les pierres.... Prenez-la, vous -dis-je.</p> - -<p>—Seña Benina, je suis arrivé à une telle extrémité -de misère et d’humiliation que j’accepterais votre piécette, -oubliant qui je suis et mettant de côté ma dignité, -et..., mais comment voulez-vous que je reçoive cette -«avance», sachant, comme je le sais, que vous demandez -l’aumône pour faire vivre votre maîtresse? Je ne -peux pas, non..., ma conscience se soulève.</p> - -<p>—Laissez là vos soulèvements qui ne sont pas de -situation. Ou vous prendrez cette petite piécette, ou je -me fâche tout de bon, aussi vrai que Dieu est le père. -Don Frasquito, ne faites pas de façons, vous êtes plus -pauvre que celui qui a inventé la faim. Ou bien, est-ce -que vous auriez besoin de plus d’argent, parce que vous -devez davantage à la Bernarda? Dans ce cas, je ne puis -pas vous le donner, parce que je ne l’ai pas.... Mais, -soyez sans crainte, vous n’aurez nul besoin de faire la -bouche de miel pour la faire accepter. Croyez-vous -donc que cette ogresse de Bernarda vous mangera vif -si vous ne lui donnez pas les quarante sous d’un coup? -A un paroissien comme vous, de l’aristocratie, on ne -refuse pas l’hospitalité parce qu’il doit, je suppose, -trois, quatre nuits.... Que le bon Frasquito se présente -avec cent de ses pareils et il verra comme Bernarda -ouvrira les oreilles.... Donnez-lui quatre réaux à compte -et... allez dormir tranquille sur votre paillasse.»</p> - -<p>Ou Ponte ne se laissait pas convaincre, ou, convaincu -de l’agrément qu’il y aurait à posséder la piécette, il lui -répugnait de tendre la main pour recevoir l’aumône. -Benina renforça son argument en lui disant:</p> - -<p>«Et puisque vous êtes un enfant si plein de vergogne, -qui a peur de se disputer avec sa patronne, même après -<span class="pagenum" id="Page_136">136</span> -lui avoir payé cette somme, je parlerai, moi, à Bernarda, -je lui dirai qu’elle ne vous cherche pas noise et qu’elle -ne vous renvoie pas.... Allons, prenez ce que je vous -donne et ne me faites pas refroidir le sang, don Frasquito.»</p> - -<p>Et sans lui donner le temps de formuler de nouvelles -protestations et un refus, elle lui prit la main, y plaça -la piécette, lui ferma le poing avec force et s’éloigna en -courant.</p> - -<p>Ponte n’avait plus le pouvoir ni d’accepter ni de refuser -l’argent. Il resta court, sans pouvoir prononcer une -parole: il contempla la Benina comme une vision qui -s’évanouit dans un rayon de lumière et, conservant dans -sa main gauche la piécette, il tira son mouchoir de la -main droite et s’essuya les yeux remplis de larmes. Il -pleurait doucement, le cœur ému par l’admiration et la -gratitude.</p> - -<p>Benina s’attarda encore une heure avant de rentrer -à la rue Impériale, parce qu’auparavant elle passa par -la rue de la Ruda pour y faire ses emplettes. Elles -durent être faites à crédit, car tout son argent était -parti. Elle arriva à la maison vers deux heures, ce qui -n’était certainement pas extraordinaire; d’autres jours -elle était certainement rentrée beaucoup plus tard, sans -que sa maîtresse se fût fâchée. La bonne ou mauvaise -réception de Benina dépendait toujours de l’état d’humeur -de doña Paca au moment où elle rentrait. Ce soir-là, -par malheur, la pauvre dame de Ronda se trouvait -dans une de ses plus terribles crises de nerfs. Son -esprit avait des explosions subites, quelquefois déterminées -par quelque contrariété insignifiante, d’autres -fois par des mystères de l’organisme, difficiles à apprécier. -Le fait est que, avant que Benina eût dépassé la -porte, elle fut saluée par cette réprimande sévère: «Te -paraît-il que ce soit une heure pour arriver? Il faudra -que je parle à don Romualdo, pour qu’il me dise l’heure -à laquelle tu sors de sa maison... pour que tu ne me -racontes pas ce mensonge que tu es allée voir la petite -<span class="pagenum" id="Page_137">137</span> -et que tu lui as préparé à manger. Crois-tu, vraiment, -que je suis idiote et que je donne crédit à toutes tes -inventions? Ne réponds pas..., ne me donne pas -d’explication, il n’en est nul besoin, et je ne les croirai -pas. Oui, tu sais bien que je ne crois rien de tout ce -que tu me dis, menteuse et trompeuse!»</p> - -<p>Connaissant le caractère de sa maîtresse, Benina -savait que le pire système contre ses accès de fureur -était de la contredire, de lui donner des explications, -d’être sincère et de se défendre. Doña Paca n’admettait -aucun raisonnement, si juste qu’il fût. Plus les explications -qu’on lui fournissait étaient claires, logiques -et justes, plus elle se mettait en fureur. Plus d’une fois -Benina innocente dut reconnaître les torts imaginaires -que lui imputait sa maîtresse, parce qu’en agissant -ainsi elle se calmait plus vite.</p> - -<p>«Vois combien j’ai raison, continua la dame qui, -lorsqu’elle se mettait dans cet état, était tout ce qu’on -peut imaginer de plus insupportable. Tu te tais.... Qui -se tait reconnaît ses torts. Par conséquent, ce que je -dis est certain; j’ai toujours raison.... C’est bien ce que -je pense: tu n’as pas été à la maison d’Obdulia et tu -n’en as pas pris le chemin. Dieu sait où tu as été vaguer. -Mais ne crains rien, j’arriverai à le savoir.... Me laisser -ici seule, morte de faim. Voilà une jolie matinée que -tu m’as fait passer; j’ai dû subir les réclamations d’un -tas innombrable de garçons de boutiques, qui sont -venus demander des sommes que nous n’avons pas -payées, grâce à ton désordre. Parce que, pour dire la -vérité, je ne sais pas ce que tu fais de l’argent.... -Réponds..., femme...; défends-toi, si tu peux; que si tu -donnes pour toute réponse aux gens le silence, il me -paraîtra que je t’en dis peu.»</p> - -<p>Benina répéta avec humilité ce qu’elle avait dit -antérieurement: qu’elle était restée longtemps chez -don Romualdo, que don Carlos Trujillo l’avait gardée -très longtemps; qu’elle était allée ensuite à la rue de -la Cabeza....</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_138">138</span></p> - -<p>«Dieu sait, Dieu sait où tu auras été, coureuse, et -en quels endroits tu te seras arrêtée.... Voyons, voyons, -si tu ne sens point le vin.»</p> - -<p>Et se mettant à respirer son haleine, elle se recula -en poussant des exclamations de dégoût et d’horreur:</p> - -<p>«Ote-toi, ôte-toi de là, tu empestes l’eau-de-vie.</p> - -<p>—Je n’en ai point bu, madame, vous pouvez me -croire.»</p> - -<p>Doña Paca insistait, car dans ses crises elle convertissait -toujours ses soupçons en réalité et avec son -entêtement, elle finissait toujours par se forger une -conviction.</p> - -<p>«Vous pouvez me croire, répétait Benina, je n’ai pris -qu’un tout petit verre de vin que m’a offert M. de -Ponte.</p> - -<p>—Oui, ce M. de Ponte me cause de graves inquiétudes, -c’est un vieux encore vert, très rusé et très -gueux. Mais, en tout état de cause, je constate que tu -ne te défends qu’en te taisant.... Tu ne songes pas que -tu me trompes, hypocrite.... Au seuil de la vieillesse, tu -t’en vas en dissolution et tu perds la parole. Seigneur, -que nous faut-il voir? et quels dérèglements entraîne -après lui ce maudit vice?... Tu te tais: donc c’est certain. -Non, non, tu le nierais, que tu ne me convaincrais pas, -parce que quand je dis une chose, c’est parce que je la -sais.... J’ai un œil!»</p> - -<p>Sans donner le temps de s’expliquer à la délinquante, -elle sauta sur un autre sujet:</p> - -<p>«Et qu’as-tu à me raconter, femme? Quelle réception -t’a faite mon parent Carlos? Comment est-il? Est-il -bien? Il ne crève point d’envie? Tu n’as besoin de me -rien dire, parce que, comme si j’avais été cachée derrière -un rideau, je sais tout ce qu’il t’a dit.... On ne me -trompe jamais! Il t’a dit que tout ce qui m’arrive vient -de ma mauvaise habitude de ne point tenir de comptes. -Personne n’est capable de le faire revenir de cette -niaiserie. Chaque fou a sa folie: celle de mon parent -est de vouloir tout régler avec des chiffres.... Avec eux, -<span class="pagenum" id="Page_139">139</span> -il a fait sa petite fortune en volant la douane et les -paroissiens; c’est avec eux qu’il espère, à la fin de sa -vie, sauver son âme, et aux pauvres il recommande sa -médecine des chiffres qui, lui, ne le sauvera pas et qui -à nous ne sert de rien. Est-ce cela? Est-ce bien ce -qu’il t’a dit?</p> - -<p>—Oui, madame, il me semble l’entendre parler.</p> - -<p>—Et après tout ce rabâchage sur le doit et l’avoir, -il t’aura certainement donné une aumône pour moi.... -Il ignore que ma dignité s’oppose à ce que je la -reçoive. Je le vois ouvrant son tiroir comme quelqu’un -qui veut et qui ne veut pas, prenant le portefeuille qui -contient les billets, en le cachant pour que tu ne le -voies pas; je le vois soupeser le petit sac et le refermer -soigneusement; je le vois retirant la clef..., puis le -grand cochon fait sa cochonnerie. Je ne puis préciser -la somme qu’il t’aura remise pour moi, parce qu’il est -très difficile de suivre les calculs de l’avarice, mais je -puis affirmer, sans crainte de me tromper, qu’elle ne -dépasse pas quarante douros.»</p> - -<p>La tête que Benina fit en entendant cela ne saurait -se décrire. La vieille dame, qui l’observait avec soin, -devint blême et dit après une courte pause:</p> - -<p>«Est-ce vrai? Est-ce que je me trompe de beaucoup? -Pourtant, quelque chiche et mesquin que soit cet -homme, il ne sera pas descendu au-dessous de vingt-cinq -douros: moins, je ne saurais l’admettre. Non, -Nina, je ne l’admets pas.</p> - -<p>—Madame, vous rêvez, répliqua l’autre en se plantant -ferme dans la réalité. Don Carlos n’a rien donné, -ce qu’on peut appeler rien. Pour le mois prochain il -commencera à vous donner une paye de deux douros -mensuels.</p> - -<p>—Menteuse et fourbe! Crois-tu me leurrer avec tes -mensonges artificieux? Va, va, je ne veux pas me rendre -malade...; tu me tiens pour de trop bon compte, et je ne -suis pas pour me faire mal avec une colère d’enfant..., -tu as compris, Nina, tu as compris? Tu t’en entendras -<span class="pagenum" id="Page_140">140</span> -avec ta conscience. Je m’en lave les mains. Mais tu ne -vois pas que je te confonds à l’instant et que je découvre -tous tes méfaits, et je prie Dieu qu’il te donne -ta récompense! Oui, tu fais maintenant la naïve, la -petite chatte qui a manqué sa souris. Mais tu ne vois -pas que je vais te confondre à l’instant et que je devine -jusqu’au plus profond de toi-même? Allons, femme, -avoue-le, ne joins point le mensonge à l’infamie.</p> - -<p>—Comment, madame?</p> - -<p>—Puisque tu as succombé à la mauvaise tentation, -confesse-le-moi, et je te pardonne.... Tu ne veux point -le déclarer? Tant pis pour toi et pour ta conscience, -parce que je vais te faire monter le rouge au front. -Veux-tu voir? Eh bien! les vingt-cinq douros que -don Carlos t’a remis pour moi, tu les as remis à ce -Frasquito Ponte pour qu’il paye ses dettes et puisse -aller manger à l’auberge, pour qu’il s’achète des cravates, -de la pommade et une nouvelle canne.... Oui, -oui, tu vois, friponne, comme je devine tout et à combien -peu servent tes cachotteries. Maintenant tu t’es mise à -protéger ce ténor défraîchi, et tu l’aimes mieux que -moi, tu as compassion de lui, et moi qui t’aime tant, -la foudre peut me frapper.»</p> - -<p>La vieille femme se mit à fondre en larmes, et Benina, -qui sentait une démangeaison de répondre à de si grandes -impertinences et de lui donner le fouet comme à -un enfant artificieux, à voir ces larmes se sentit prise -de compassion. Elle savait que les pleurs indiquaient -toujours la fin de la crise de colère, l’apaisement de -l’accès et que, pour mieux dire, quand cela arrivait, il -valait mieux sourire et tourner la discussion en plaisanterie -aimable.</p> - -<p>«Eh bien! oui, madame doña Francisca, lui dit-elle -en l’embrassant. Croyez-vous que, m’étant choisi un -fiancé aussi ravissant et si plaisant, je puisse le laisser -dans l’embarras et ne pas le couvrir de pommade?</p> - -<p>—Ne crois pas que tu vas m’enjôler avec tes plaisanteries, -friponne, flatteuse, lui disait la dame déjà -<span class="pagenum" id="Page_141">141</span> -désarmée et vaincue. Je puis t’assurer que l’usage que -tu as fait de l’argent de Trujillo m’est tout à fait indifférent, -je n’aurais jamais voulu y toucher.... J’aimerais -mieux mourir de faim que de me salir les mains avec.... -Donne-le, donne-le à qui tu voudras, ingrate, et laisse-moi -en paix; laisse-moi mourir seule, oubliée de toi et -de tout le monde.</p> - -<p>—Ni vous ni moi nous ne sommes pour mourir de -sitôt, parce que nous avons encore beaucoup de combats -à faire, lui dit la servante en disposant avec empressement -tout ce qu’il fallait pour manger.</p> - -<p>—Nous allons voir quelles saletés tu m’as encore rapportées -aujourd’hui.... Montre-moi ton panier.... Mais, -ma fille, tu n’as pas honte de porter à ta maîtresse ces -affreux morceaux de viande où il n’y a que de la peau? -Et quoi encore? Des choux-fleurs? Tu m’empestes avec -tes choux-fleurs, ils me donnent des renvois pendant -trois jours au moins.... Enfin, pourquoi sommes-nous -au monde si ce n’est pour souffrir? Donne-moi cette -ratatouille.... Et des œufs, tu n’en as point apportés? Tu -sais que je ne puis les souffrir que s’ils sont extrêmement -frais.</p> - -<p>—Vous mangerez ce qu’on vous donnera, sans grogner, -car c’est offenser Dieu que d’apporter tant de -si et de mais à la nourriture qu’il nous envoie dans sa -bonté.</p> - -<p>—Bien, ma fille, comme tu voudras. Nous mangerons -ce qu’il y a, et nous remercierons Dieu. Mais -mange, toi aussi, car cela me fait peine de te voir si -affairée, t’occupant de tous et n’oubliant que toi-même -et le soulagement de tes besoins. Assois-toi et dis-moi -ce que tu as fait aujourd’hui.»</p> - -<p>Elles passèrent la moitié de la soirée, mangeant -ensemble, assises à la table de la cuisine, doña Paca -soupirant de toute son âme à chaque bouchée, exprimant -ainsi les idées qui bouillaient en sa cervelle.</p> - -<p>«Dis-moi, Nina, parmi toutes ces choses rares, incompréhensibles -qu’il y a de par le monde, n’y aurait-il -<span class="pagenum" id="Page_142">142</span> -pas, par hasard, un moyen..., un procédé..., je ne sais -comment dire, un sortilège par lequel nous autres nous -pourrions, par exemple, passer de la misère à l’abondance, -par lequel ce qu’il y a de trop dans tant de -mains avaricieuses passerait dans nos mains à nous -qui n’avons rien?</p> - -<p>—Que dites-vous, madame? Qu’il pourrait arriver en -un clin d’œil que nous passions de la pauvreté à la richesse -et que, une supposition, notre maison se trouve -pleine d’argent et de tout ce que Dieu a créé?</p> - -<p>—C’est ce que je veux dire. Si les miracles sont des -vérités, pourquoi n’en arrive-t-il pas un à nous qui le -méritons si bien?</p> - -<p>—Et qui peut dire qu’il n’en arrivera pas, que nous -ne nous trouverons pas dans cette occurrence?» répondit -Benina, dans l’esprit de laquelle surgit tout d’un coup, -avec un relief extraordinaire, la conjuration qu’Almudena -lui avait enseignée pour demander et obtenir -tous les biens de la terre.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_143">143</span></p> - <h2 id="ch_20">XIX</h2> -</div> - -<p>Les idées et les images des récits de l’aveugle marocain -prirent si fort possession de son esprit qu’elle fut -sur le point de raconter à sa maîtresse la méthode -qu’on pouvait employer pour conjurer et faire venir le -roi d’en bas. Mais, réfléchissant que le secret serait -moins efficace s’il était divulgué, elle sut mettre un -frein à son envie de parler et elle se contenta de dire -qu’il pourrait bien arriver que du jour au lendemain -la fortune vînt frapper à la porte. En se couchant à -côté de doña Paca (car elles dormaient dans la même -alcôve), elle pensa que tout ce qu’Almudena lui avait -confié était une folie pure et que le prendre au sérieux -serait une sottise. Elle chercha à s’endormir sans pouvoir -y parvenir, elle tournait et retournait dans son -esprit le moyen de réaliser l’idée, la croyant finalement -de possible exécution, et les efforts qu’elle faisait pour -la repousser ne faisaient que l’ancrer davantage dans -son cerveau.</p> - -<p>«Que perdrait-on à l’essayer? se disait-elle, en se -retournant dans son lit, cela peut ne pas être vrai.... -Mais, pourtant, si c’était vrai? Combien de mensonges -ai-je vus qui se sont changés plus tard en vérités grosses -comme le poing?... Enfin, quoi qu’il en soit, je ne -me calmerai qu’après l’avoir tenté et, demain même, -avec le premier argent que je recevrai, je veux acheter -la chandelle de cire, sans ouvrir la bouche. Ce qui -m’ennuie, c’est que je ne sais pas comment on peut -faire pour acheter un article sans parler.... Eh bien! je -ferai la sourde-muette. J’achèterai aussi la marmite -<span class="pagenum" id="Page_144">144</span> -sans parler.... Que manquera-t-il? Que le Maure m’apprenne -l’oraison et que je l’apprenne sans oublier une -syllabe.»</p> - -<p>Après un court sommeil, elle se réveilla croyant fermement -que, dans la chambre voisine, il y avait un -grand panier ou une malle très, très grande, pleine de -diamants, de rubis, de saphirs.... Dans l’obscurité de -la chambre, elle ne pouvait rien distinguer, mais elle -n’avait aucun doute que les richesses ne fussent là. -Elle prit la boîte d’allumettes, prête à allumer, pour -récréer sa vue par la contemplation du trésor; mais, -pour ne pas éveiller doña Paca dont le sommeil était -très léger, elle remit au lendemain la contemplation de -toutes ces merveilles.... Un instant après, elle riait de -son illusion, se disant: «Il faut tout de même que je -sois un peu folle. C’est un peu fort que je gobe cela!» -A la pointe du jour, elle s’éveilla aux aboiements de -deux chiens blancs qui sortaient de dessous les lits; -elle entendit sonner à la porte, elle sauta en bas du lit -et courut en chemise pour ouvrir, sûr que c’était quelque -aide de camp ou gentilhomme du roi d’en bas, à la -longue barbe et vêtu d’habits verts, qui la demandait..., -mais il n’y avait à la porte aucun être vivant.</p> - -<p>Elle se prépara pour sortir, disposant le petit déjeûner -de sa maîtresse et donnant le premier coup de nettoyage -à la maison et, à sept heures, elle partait, avec -son panier sous le bras, par la rue Impériale. Comme -elle n’avait pas un centime et ne savait point comment -elle pourrait se procurer de l’argent, elle s’achemina -vers San-Sebastian, pensant, tout en marchant, à don -Romualdo et à sa famille, car, à force d’en parler, elle -finissait par croire à leur existence. «Va là, faut-il que -je sois sotte, se disait-elle. J’ai inventé ce don Romualdo -et voilà maintenant que je me figure que c’est une -personne vivante, qui peut me secourir.... Il n’y a pas -d’autre don Romualdo que la mendicité bénite et je -vais voir si je recueille quelque chose, avec la permission -de la Caporale.»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_145">145</span></p> - -<p>«La journée sera bonne, disait Pulido, car il y a un -enterrement de première classe et un mariage à la sacristie. -La mariée était nièce d’un ministre plénipotentiaire -et le marié appartenait à la presse.»</p> - -<p>Benina prit sa place et étrenna avec deux centimes -que lui donna une dame; ses compagnes cherchèrent à -se faire raconter pourquoi don Carlos l’avait fait appeler, -mais elle ne répondit qu’évasivement. La Casiana, -supposant que M. de Trujillo l’avait fait demander pour -lui offrir la desserte de sa table, la traita avec amabilité, -espérant sans doute prendre sa part de cette aubaine.</p> - -<p>Les personnes de l’enterrement ne donnèrent pas -grand’chose; ceux du mariage se conduisirent mieux, -mais il était accouru tant de pauvres des autres paroisses -et il y eut un tel tumulte et une telle confusion que -les uns reçurent pour cinq, alors que les autres firent -chou blanc. Aussitôt que parût la mariée dans ses -beaux atours, et les messieurs et les dames qui lui faisaient -compagnie, les mendiants s’abattirent sur eux -comme une nuée de sauterelles et ils tirèrent le père -par son manteau, lui écrasant presque son chapeau. Le -bon monsieur eut beaucoup de peine à se défendre -contre cette plaie, et il ne trouva pas d’autre remède -que de prendre une poignée de menue monnaie et de -la jeter au vol dans la cour. Les plus agiles firent leur -moisson, les plus lambins se battirent inutilement. La -Caporale et Élisée cherchaient à mettre de l’ordre, et, -quand les mariés et leur suite se mirent en voitures, la -troupe misérable des mendiants envahit de nouveau -les dépendances de l’église, en grognant et trépignant. -Ils se dispersaient et se réunissaient tour à tour en -troupe bourdonnante. On aurait dit une émeute qui se -vaincrait elle-même par sa propre lassitude. Les derniers -cris qu’on entendait étaient ceux-ci:</p> - -<p>«Tu as reçu plus.... On m’a pris ce qui me revenait.... -Ici, il n’y a aucune pudeur.... Quel coquin!...»</p> - -<p>La Burlada, qui était une de celles qui avaient attrapé -le plus, lançait par sa bouche couleuvres et crapauds, -<span class="pagenum" id="Page_146">146</span> -excitait les esprits contre la Caporale et contre Élisée. -Enfin, la police dut intervenir, les menaçant de les -empoigner s’ils ne se taisaient pas. Et cela fut comme -la parole de Dieu. Les intrus s’éloignèrent et les habitués -reprirent leur place dans le passage de l’église. -Benina ne retira de toute sa campagne de ce jour, enterrement -et mariage réunis, que vingt-deux centimes, -et Almudena dix-sept. On disait que Casiana et Élisée -avaient fait une piécette et demie chacun.</p> - -<p>Benina et l’aveugle marocain se retirèrent ensemble, -en se lamentant de leur mauvaise chance: ils s’arrêtèrent, -comme la dernière fois, à la place du Progrès -et s’assirent au pied de la statue, pour délibérer sur les -difficultés et angoisses de la présente journée.</p> - -<p>Benina ne savait plus à quel saint se vouer; avec -l’aumône de cette journée elle ne voyait pas comment -se tirer d’affaire, parce qu’elle était obligée de payer -quelques menues dettes dans les boutiques de la rue -de la Ruda, pour soutenir son crédit et pouvoir escroquer -un jour de plus. Almudena lui dit qu’il se trouvait -dans l’impossibilité absolue de lui venir en aide; le -plus qu’il pouvait faire était de lui remettre ses sous -du matin et, pour le soir, ce qu’il pourrait recevoir -dans la journée en allant mendier à sa place accoutumée, -rue du Duc-d’Albe, près de la caserne de la Garde -civile. La vieille refusa cette générosité, parce qu’il fallait -bien qu’il vécût et qu’il mangeât, lui aussi, ce à -quoi le Marocain répondit qu’avec un café et un morceau -de pain il en aurait assez jusqu’à la nuit. Refusant -d’accepter son offre, Benina mit la conversation sur la -conjuration pour appeler le roi d’en bas, montrant -dans la réussite une confiance et une foi qui s’expliquaient -facilement par la grande nécessité où elle -se trouvait. L’inconnu et le mystérieux font leurs -prosélytes dans le royaume du désespoir, habité par -les âmes qui ne trouvent aucune consolation d’aucun -côté.</p> - -<p>«A l’instant même, dit la pauvre femme, je vais acheter -<span class="pagenum" id="Page_147">147</span> -les objets. C’est aujourd’hui vendredi, demain -samedi, nous tenterons l’aventure.</p> - -<p>—Et il faut acheter toutes choses sans parler.</p> - -<p>—Sûrement, sans dire une parole. Que risque-t-on à -tenter l’épreuve? Et dis-moi autre chose: est-il indispensable -que ce soit à minuit?»</p> - -<p>L’aveugle affirma que oui, et il répéta une à une les -règles et conditions nécessaires pour l’efficacité de la -conjuration, et Benina s’efforça de se fixer le tout dans -la mémoire.</p> - -<p>«Oui, je sais, lui dit-elle à la fin, que tu seras toute -la journée près de la petite fontaine du duc d’Albe. S’il -me manque quelque chose, j’irai te le demander et -aussi pour que tu m’apprennes la prière. C’est cela qui -va me demander un grand travail, de l’apprendre, et -par-dessus tout si tu ne veux pas me la mettre en langage -chrétien, car, pour ce qui est du tien, fils de mon -âme, je ne sais pas comment je pourrai faire pour ne -pas me tromper.</p> - -<p>—Si tu te trompes, le roi ne viendra pas.»</p> - -<p>Découragée par ces difficultés, Benina se sépara de -son ami, avec l’idée de se procurer encore quelques -sous pour pourvoir aux nécessités du jour. Certaine -qu’elle était de ne pouvoir recourir au crédit, elle se -mit à mendier au coin de la rue San-Milan, près de la -porte du café des Orangers, importunant les passants -par la relation de ses malheurs: elle sortait de l’hôpital, -son mari était tombé d’un échafaudage, elle n’avait -pas mangé depuis trois jours, et autres mensonges -pouvant attendrir les cœurs. C’est ainsi qu’elle faisait -sa récolte, et elle aurait reçu certainement davantage -si un maudit sergent de ville qui vint à passer ne -l’avait point menacée de l’emmener à la prison de la -Latina, si elle ne prenait pas le large et au galop. Elle -s’occupa ensuite à acheter les menus objets de la conjuration, -entreprise ardue, car il fallait tout faire par -signes, et elle s’en alla à la maison, songeant combien -il lui serait difficile de suivre cette diable d’entreprise -<span class="pagenum" id="Page_148">148</span> -sans que sa maîtresse s’en doutât. Il n’y avait pas -d’autres moyens pour elle d’y arriver que de faire semblant -que don Romualdo était tombé malade et qu’il -lui avait fait demander de venir le veiller, et alors de -sortir sous ce prétexte et d’aller à la maison d’Almudena.... -Mais la présence de la Pedra pouvait être un -obstacle: au danger que la présence d’un témoin incrédule -ne rende la réussite impossible se joignait l’inconvénient -grave qu’en cas de réussite la pocharde -voulût s’approprier tout ou partie des trésors donnés -par le roi.... Pour sûr, il conviendrait mieux qu’au lieu -de les avoir en pierres précieuses on lui donnât le tout -en monnaie courante ou en paquets de billets de banque, -bien empaquetés avec des bandes gommées comme -elle l’avait vu chez le changeur. Parce que, ce ne serait -pas une mince opération que de porter chez l’orfèvre, -pour lui en proposer l’achat, tant de perles, de saphirs -et de diamants. Enfin, qu’on les lui donne comme on -voudra: ce n’est point le cas d’exiger d’autre chose.</p> - -<p>Doña Paca n’était point de bonne humeur, parce que -le matin, il était venu chez elle un commis de boutique -qui l’avait insultée avec des expressions brutales et -grossières. La pauvre femme pleurait et s’arrachait les -cheveux, suppliant sa fidèle amie de retourner la terre -pour trouver ce peu de douros qui manquaient, pour -les jeter à la face imbécile de ce boutiquier, et Benina -se rompit la cervelle à la recherche de la solution de ce -terrible problème.</p> - -<p>«Femme, par pitié, parle, invente quelque chose, lui -disait la pauvre affligée, au milieu d’une mer de larmes. -Ne doit-on pas trouver les amis à l’occasion? Dans des -circonstances aussi critiques, il faut bannir toute fausse -honte.... Ne te semble-t-il pas comme à moi que ton bon -Don Romualdo pourrait nous sortir d’embarras?»</p> - -<p>La servante ne protesta pas. Préparant le dîner de sa -maîtresse, elle retournait dans son esprit les combinaisons -les plus subtiles. Doña Paca ayant répété sa proposition, -Benina parut la considérer comme raisonnable -<span class="pagenum" id="Page_149">149</span> -«Don Romualdo...; mais oui, j’irai le voir...; mais je ne -réponds de rien, madame, je ne réponds de rien. Peut-être -faut-il se méfier.... Faire l’aumône est une chose, -prêter de l’argent une autre... et il faut au moins dix -douros pour sortir d’embarras.... Qu’a dit cette brute de -Gabino? qu’il reviendrait demain faire encore du scandale? -Canaille, voleur!... vendeur de marchandises falsifiées!... -Pourtant, c’est une affaire de dix douros, et -je ne sais pas si don Romualdo.... Je pencherais pour la -négative. Mais sa sœur est un peu comme «un poing -sur la figure».... Dix douros!... Mais que madame ne -trouve pas étonnant si je tarde à rentrer. Ces choses-là... -on ne sait pas comment les traiter.... Cela dépend de -l’effet qu’elles produisent; on réussit mieux avec celui -qui vous dit: «Repassez».... Je m’en vais; je suis pleine -d’inquiétude...; attendre, mais celui qui veut arriver à -la maison ne doit point se mettre en retard.</p> - -<p>—Surtout ne reviens pas les mains vides. Va-t’en, ma -fille, va-t’en, que le Seigneur t’accompagne et qu’il -affine tes raisonnements. Si j’avais ton habileté, je sortirais -bien promptement de ces embarras. Ici je vais -prier tous les saints du ciel pour qu’ils t’inspirent et -qu’à deux heures ils nous sortent de ce purgatoire. -Adieu, ma fille.»</p> - -<p>S’étant tracé un plan, le seul qui dans son jugement -avisé lui parût présenter une chance de réussite, Benina -se dirigea vers la rue du Mediodia-Grande et les garnis, -propriété de son amie doña Bernarda.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_150">150</span></p> - <h2 id="ch_21">XX</h2> -</div> - -<p>La maîtresse de l’établissement était absente. Benina -fut reçue par la fondée de pouvoirs et par un homme -appelé Prieto, qui jouissait de toute la confiance de la -patronne et tenait la comptabilité de la location des -lits. La vieille fut obligée d’attendre, car cette paire de -congres manquait des pouvoirs nécessaires pour résoudre -le problème qui la troublait si cruellement. Parlant -et reparlant du commerce de garni, ils racontaient que -l’année se présentait très mal: chaque nuit on avait -moins de personnes à coucher, et les patrons se plaignaient -fort. Benina en vint à s’informer de Frasquito -Ponte: ce à quoi Prieto répondit que, la nuit dernière, -il s’était vu dans la nécessité de ne pas le recevoir, -parce qu’il était débiteur de sept lits et qu’il n’avait pu -donner aucun acompte.</p> - -<p>«Pauvre monsieur! dit Benina, il aura dormi à la -belle étoile.... C’est triste... à son âge.... Malgré sa -teinture, il est plus vieux que la Cuesta de la Vega.»</p> - -<p>La fondée de pouvoirs dit que don Frasquito, ne -sachant où aller, avait trouvé un asile dans la maison -de la Comadréjà, rue du Mediodia-Chica, à deux pas -de là. Au surplus, le bruit avait couru qu’il était tombé -malade. Entendant cela, Benina, oubliant aussitôt le -motif principal qui l’avait conduit chez Bernarda, ne -songea plus qu’à vérifier par elle-même ce qu’il était -définitivement advenu du pauvre désemparé Frasquito. -Elle avait le temps de faire un saut jusqu’à la maison -de la Comadréjà et de revenir au moment où Bernarda -rentrerait chez elle. Aussitôt dit, aussitôt fait. Un -<span class="pagenum" id="Page_151">151</span> -instant après, la diligente vieille entrait dans la taverne -borgne qui reçoit le public dans l’établissement en -question, et la première personne qu’elle aperçut fut -cet abominable type de Luquitas, l’époux d’Obdulia, -lequel, avec d’autres gens de mauvaise vie et deux ou -trois femmes, sales et malpropres, jouait aux cartes -sur une horrible table ronde, au milieu de verres de -cariñena et de pardillo. Au moment où Benina entrait, -ces gens finissaient une partie, et, avant d’entamer -une autre main, le gendre de doña Paca, jetant sur la -table les cartes visqueuses, qui auraient pu lutter de -malpropreté avec les mains des joueurs, se leva en -titubant, et, d’une langue empâtée, avec les manières -caressantes qui sont le propre des pochards, il offrit à -la servante de sa belle-mère un verre de vin:</p> - -<p>«Non, monsieur, j’ai déjà bu.... Je vous remercie,» -dit la vieille en refusant le verre.</p> - -<p>Mais comme il insistait vivement, les autres s’étant -joints à lui pour l’inviter à boire, Benina prit peur et -accepta la moitié d’un verre poisseux. Elle ne voulait -point se mettre mal avec de tels gens, pour ce qui -aurait pu en arriver, et, sans perdre de temps en observations -et réprimandes au vicieux Luquitas, sur l’abandon -dans lequel il laissait sa femme, elle revint directement -à l’objet de sa venue et dit:</p> - -<p>«Est-ce que la Pitusa n’est pas là?</p> - -<p>—Elle est là pour vous servir,» dit une femme pâle, -sortant par une porte bien dissimulée entre les étagères -pleines de bouteilles et de carafes, derrière le comptoir. -La porte ressemblait à la fissure par laquelle se glisse -une anguille, et la femme était certainement la plus -maigre, la plus fluette et la plus glissante qui pût se -rencontrer dans la faune de ces sortes de femmes. Son -visage était si mince qu’à le considérer de profil on -aurait pu le croire fait en découpure comme les figures -qui sont sur les girouettes. Son cou ne faisait aucun pli -et, à l’une de ses oreilles, le trou pour la boucle était -tellement grand qu’on aurait pu facilement y passer un -<span class="pagenum" id="Page_152">152</span> -doigt. Les dents rares et noires, les sourcils absents, -les cils rares, les yeux tendres, avec une acuité de lynx, -complétaient sa physionomie. De son corps il n’y a rien -à dire, sinon qu’il serait difficile de rencontrer une -forme plus exactement comparable à un manche à balai -habillé ou, si l’on veut, recouvert de chiffons pour frotter; -des bras et des mains qui, en gesticulant, semblaient -flageller comme les barbes d’un plumeau avec -lequel on voudrait épousseter son interlocuteur; de sa -langue et de son accent, nous pouvons dire qu’ils donnaient -l’idée d’une personne qui se gargariserait et -quoique cela puisse paraître étrange, je dois dire pourtant -que de toutes ces apparences il ressortait un certain -air affable, un aspect attrayant et, pour terminer, -nous pouvons affirmer que la Pitusa était fort loin -d’être antipathique.</p> - -<p>«Qu’est-ce qui amène la seña Benina dans nos -parages? dit la Pitusa en lui frappant amicalement les -deux épaules. J’ai entendu dire que vous êtes dans une -grande maison, dans une maison riche... où vous devez -avoir de bons profits.... Et votre chat ne doit certes -pas être malheureux?...</p> - -<p>—Ma fille, non.... Il y a un siècle de cela. Maintenant, -nous sommes en baisse.</p> - -<p>—Quoi, cela va mal?</p> - -<p>—Nous tâchons de tirer en avant, nous tâchons -seulement. S’il y a de la soupe, nous en mangeons; -s’il n’y en a pas, rien.... Et le Comadréjà, il est -bien?...</p> - -<p>—Désirez-vous que je l’appelle, seña Benina?</p> - -<p>—Ma fille, je te demande seulement comment il se -porte, s’il est en bonne santé.</p> - -<p>—Il se défend. Mais sa blessure s’ouvre malheureusement -quand il y pense le moins.</p> - -<p>—Que Dieu vous protège!... Dis-moi autre chose....</p> - -<p>—Commandez-moi.</p> - -<p>—Je désire savoir si tu as donné refuge dans ta -maison à un gentilhomme qui a nom Frasquito Ponte -<span class="pagenum" id="Page_153">153</span> -et s’il y est encore, parce que l’on m’a dit qu’il avait été -très malade cette nuit?»</p> - -<p>Pour toute réponse, la Pitusa dit à Benina de la suivre, -et toutes deux, se serrant, se glissèrent par la fente qui -se trouvait entre les montants du comptoir. De l’autre -côté commençait un escalier très étroit, par lequel -elles montèrent l’une derrière l’autre.</p> - -<p>«C’est une personne très honorable, comme on dit, -un personnage, ajouta Benina, sûre de servir ainsi le -pauvre gentilhomme.</p> - -<p>—De la grandesse! Voyez donc à quoi servent les -titres?»</p> - -<p>Par un petit passage sentant mauvais et horriblement -sale, elles arrivèrent à une cuisine où l’on ne faisait -certes pas grand feu. Le fourneau et le buffet servaient -de dépôt de bouteilles vides, de caisses défoncées, de -chaises cassées et de monceaux de chiffons. Sur le sol -et sur un misérable grabat, gisait de toute sa longueur -don Francisco Ponte, en manches de chemise, immobile, -la figure décomposée. Deux grosses femmes l’entouraient, -debout de chaque côté, l’une lui présentait -un verre avec un peu d’eau et de vin, l’autre essayait -de lui faire des frictions aux jambes, toutes deux lui -parlaient en criant:</p> - -<p>«Tournez-vous par ici.... Quel démon vous agite?... -Vous le faites exprès!... Ne voulez-vous point boire?»</p> - -<p>Benina, se mettant à genoux, se mit à crier, elle aussi, -en le secouant:</p> - -<p>«Don Frasquito de mon âme, qu’avez-vous? Ouvrez -les yeux, regardez-moi, je suis la Nina.»</p> - -<p>Les deux guenons qui, entre parenthèses, si elles -rivalisaient de laideur et d’air rébarbatif, n’avaient -personne qui les surpassât en bonté, ne tardèrent pas -à donner à Benina les explications qu’elle leur demandait -sur ce qui était arrivé.</p> - -<p>Ponte, n’ayant pas été admis chez la Bernarda, s’était -réfugié au seuil de la porte de la chapelle des Irlandais -pour y passer la nuit.... C’est là qu’elles le rencontrèrent; -<span class="pagenum" id="Page_154">154</span> -elles se mirent à l’interpeller, à lui dire des -choses... toutes deux..., de ces choses que l’on dit sans -vouloir offenser les gens. Au total, le pauvre vieux mal -teint s’était fâché et, en courant après elles, sa canne -levée, et levée pour les frapper, patatras, il était tombé -par terre. Elles éclatèrent de rire, croyant qu’il avait -fait un faux pas; mais, voyant qu’il ne bougeait pas, -elles s’étaient approchées, le veilleur de nuit était -arrivé, il lui avait mis la lanterne sous le nez et, alors, -ils s’aperçurent qu’il avait une attaque. Retourné sur -un côté, puis sur l’autre, le bon monsieur avait tout -l’air d’un cadavre. Ils appelèrent le Comadréjà qui -l’examina et déclara qu’il était en syncope, et, comme -il est charitable, lui, comme il est bon chrétien, lui, et -qu’en outre il avait étudié pendant un an l’art vétérinaire, -il leur commanda de le rapporter chez lui pour -le faire revenir par des frictions et des sinapismes.</p> - -<p>Ainsi fut fait. Elles le portèrent toutes deux avec -l’aide d’une de leurs compagnes, car le malade pesait -autant qu’un paquet de tuyaux et à la maison, à force -de le pincer et de le secouer, il était revenu à lui et les -avait remerciées avec une grande amabilité. La Pitusa -lui avait apporté une soupe qu’il mangea avec un grand -appétit, remerciant à chaque cuillerée avec les expressions -les plus gracieuses, et ainsi il s’était bien porté -jusqu’au matin, bien couvert sur sa paillasse. On ne -pouvait pas le mettre dans une chambre, parce que -c’est à peine si elles désemplissaient la nuit, et dans la -cuisine, il était très bien, la pièce étant vraiment très -aérée.</p> - -<p>Le malheur avait voulu que le matin, alors qu’il se -levait pour s’en aller, il avait été repris par une attaque, -et, toute la sainte journée, il avait eu d’heure en heure -des syncopes si effrayantes qu’il devenait un cadavre -et qu’on ne pouvait le faire revenir à lui qu’avec l’aide -de Dieu. On l’avait mis en manches de chemise parce -qu’il se plaignait de la chaleur; mais toutes ses affaires -étaient là sans que personne y touchât, et il ne manquait -<span class="pagenum" id="Page_155">155</span> -absolument rien de ce qu’il avait dans ses poches. Le -Comadréjà avait dit que, s’il ne se remettait pas dans -la soirée, il préviendrait la Délégation pour qu’on le fît -porter à l’hôpital.</p> - -<p>Benina déclara à la Pitusa que ce serait un crime -d’envoyer à l’hôpital un homme aussi considérable et -qu’elle se déterminerait plutôt à le conduire chez elle, -si.... A ce moment, une idée hardie avait traversé la -cervelle de Benina et, avec la promptitude de résolution -qui était la caractéristique primordiale de son -caractère, elle la mit à exécution sans désemparer:</p> - -<p>«Voudriez-vous m’écouter un instant? J’aurais un -petit mot à vous dire, dit-elle à la Pitusa, la prenant -par le bras pour l’attirer hors de la cuisine.»</p> - -<p>Et elles entrèrent, à l’extrémité du petit couloir, dans -l’unique chambre habitable de la maison: une alcôve -avec un lit en fer, courte-pointe au crochet, des miroirs -en mauvais état, des enluminures représentant des -odalisques, une commode fourbue et un saint Antoine -sur un socle, entouré de fleurs artificielles et ayant -devant lui une petite lampe à huile. Le dialogue fut -nerveux et rapide:</p> - -<p>«Que voulez-vous?</p> - -<p>—Une misère. Que tu me prêtes dix douros.</p> - -<p>—Seña Benina, est-ce dans l’ordre?</p> - -<p>—J’en suis, Teresa Conejo, où tu en étais toi-même -lorsque je te prêtai mille réaux et t’empêchai d’aller -en prison.... Ce fut l’année et le jour même du cyclone -qui renversa les arbres du Jardin botanique, ne t’en -souviens-tu point?... Tu habitais alors dans la rue du -Gobernador, et moi, à celle de San-Agustin, où j’étais -en service.</p> - -<p>—Certainement que je m’en souviens. Je vous avais -connue parce que nous achetions ensemble....</p> - -<p>—Tu étais dans une situation très grave....</p> - -<p>—Je commençais à rouler dans le monde....</p> - -<p>—Et, à force de rouler, tu avais succombé à la tentation.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_156">156</span></p> - -<p>—Et comme vous serviez dans une grande maison, -j’ai calculé et je me suis dit: «Certainement, celle-là, -si elle veut, elle pourra me sauver.»</p> - -<p>—Tu vins me trouver avec une grande terreur... qui -te passa.... Tu me demandas si je ne voudrais pas te -soulager d’un grand poids, et que je te sauve.</p> - -<p>—Et vous m’avez sauvée.... Oh! combien je vous -fus reconnaissante, Benina!</p> - -<p>—Et cela, bien que je n’eusse pas de rentes.... Et -toi, lorsque tu as eu fait la paix avec le marchand de -vin, tu m’as payée....</p> - -<p>—Douro pour douro.</p> - -<p>—C’est bien: aujourd’hui c’est moi qui suis dans -l’embarras; j’ai besoin de deux cents réaux, et tu vas -me les donner.</p> - -<p>—Quand?</p> - -<p>—A l’instant.</p> - -<p>—Par la Mecque! Saint Dieu! Comment ma tête -ferait-elle pour changer les pois chiches en argent?</p> - -<p>—Tu ne les as point? Ni ton Comadréjà non plus?</p> - -<p>—Nous sommes comme le coq de Moron.... Et pourquoi -avez-vous besoin de ces dix douros?</p> - -<p>—Pour ce qui ne te regarde pas. Dis-moi seulement -si tu peux, oui ou non, me les donner. Je te les rendrai -promptement et, si tu le désires, avec un réal par -douro. Cela ne fera pas de difficulté.</p> - -<p>—Ce n’est pas cela: c’est que je n’ai point la moitié -d’un gros sou. Ce chien de métier ne procure que -misère.</p> - -<p>—Dieu te bénisse! Et ainsi...?</p> - -<p>—Non. Je n’ai pas même de bijoux, si j’en avais....</p> - -<p>—Cherche bien, patronne.</p> - -<p>—Eh bien, j’ai deux bagues. Elles ne sont pas à -moi; elles appartiennent au rey de Bastos, un ami de -Rumaldo, qui les lui a confiées et que Rumaldo m’a -données à garder.</p> - -<p>—Eh bien....</p> - -<p>—Si vous me donnez votre parole de les dégager -<span class="pagenum" id="Page_157">157</span> -dans huit jours et de me les rapporter, mais une parole -formelle, Dieu sait, emportez-les.... Vous en retirerez -certainement dix douros, car l’une d’elles a un brillant -qui donne la cataracte rien qu’à le regarder.»</p> - -<p>Elles n’en dirent pas davantage. Elles fermèrent soigneusement -la porte, pour que personne ne pût les -voir du couloir. Si quelqu’un avait pu écouter, il n’aurait -entendu qu’ouvrir et fermer un tiroir de la commode, -un chuchotement de Benina et une gargouillade -de l’autre.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_158">158</span></p> - <h2 id="ch_22">XXI</h2> -</div> - -<p>A peine les deux femmes étaient-elles revenues au -chevet de Frasquito, toujours évanoui, que Comadréjà -entra. C’était un gaillard de belle prestance, le teint et -la figure de gitano; il portait un chapeau large et la -taille bien serrée; la première chose qu’il dit, ce fut -que le contaminé allait être conduit à l’hôpital. Benina -protesta disant que la maladie de de Ponte était de -celles qui exigent un traitement à la maison et en -famille, que le conduire à l’hôpital ce serait certainement -l’envoyer à la mort, et qu’ainsi il valait beaucoup -mieux qu’elle le conduisît chez sa maîtresse, doña -Francisca Juarez, laquelle, bien que sa situation fût -très amoindrie, se trouvait encore, néanmoins, en -situation de faire une charité en hébergeant son compatriote, -M. de Ponte, auquel elle croyait, d’ailleurs, -qu’elle était liée par une parenté éloignée. Sur ces -entrefaites, le vieux galantin sortit de son évanouissement -et, reconnaissant sa bienfaitrice, lui baisa les -mains, l’appelant ange et je ne sais quoi encore, ravi -de la voir à son côté. D’un geste impérieux, suivi d’une -taloche, la Pitusa ordonna aux deux filles en guenilles -d’aller à leurs affaires à la porte de la rue; le Comadréjà -descendit pour servir sa clientèle; Benina et son -amie, se trouvant seules avec le pauvre de Ponte, lui -passèrent son habit et son paletot pour l’emmener.</p> - -<p>«Ayez confiance, don Frasquito, lui dit la Benina; -contez-nous pourquoi vous n’avez pas fait ce que je -vous ai dit.</p> - -<p>—Quoi donc, madame?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_159">159</span></p> - -<p>—Donner à Bernarda la piécette à compte sur les -nuits dues..... Ou bien la piécette aurait-elle été -dépensée à autre chose qui vous manquait, une supposition, -en peinture pour arranger la physionomie de -la moustache? Dans ce cas, je n’aurais rien à dire.</p> - -<p>—En cosmétique, non..., je vous le jure, répondit -Frasquito d’un ton langoureux, les paroles sortant de -sa bouche comme si on les lui eût tirées avec un crochet. -Je l’ai dépensée..., non pour ce que vous dites...; -je désirais me pro... pro... je le dirai bien à la fin... -procurer une photo... graphie.»</p> - -<p>Il chercha dans la poche de son paletot et d’entre -une masse de cartes et de papiers il sortit un portrait -photographique, de la dimension d’une carte ordinaire.</p> - -<p>«Qui est cette dame? dit la Pitusa, qui la lui prit -prestement pour l’examiner.</p> - -<p>—Comme elle est belle! Certes elle l’est!...</p> - -<p>—Je voudrais, continua Frasquito reprenant haleine -à chaque syllabe, démontrer à Obdulia sa parfaite -ressemblance avec...</p> - -<p>—Ce portrait n’est donc point celui de la petite? -dit Benina en le regardant. On retrouve quelque chose -dans la coupe du visage; mais ce n’est point tout à fait -la même chose.</p> - -<p>—Dites-moi, mesdames, si vous ne trouvez pas -qu’elles se ressemblent; pour moi elles sont identiques.... -L’une comme l’autre sont pareilles à cette -photographie.</p> - -<p>—Mais, qui est-ce?</p> - -<p>—L’impératrice Eugénie.... Mais on ne la vend pas. -On ne la trouve que chez Laurent, et il ne la donne pas -pour moins d’une piécette.... Obligé de l’acheter, pour -démontrer à Obdulia la similitude....</p> - -<p>—Don Frasquito, par la Vierge sainte, pensez-vous -que nous allons croire cela?.... Dépenser une piécette -pour un portrait!»</p> - -<p>Le pauvre cavalier ne se convainquit pas, et, serrant -<span class="pagenum" id="Page_160">160</span> -précieusement sa petite carte, il boutonna son paletot -et essaya de se mettre sur pied, opération extrêmement -compliquée qu’il ne put accomplir à cause de -l’extrême faiblesse de ses jambes, moins grosses que -des baguettes de tambour. Avec la promptitude qu’elle -savait mettre en toutes choses, Benina sortit pour -retenir une voiture avec laquelle elle avait à faire des -courses de la plus grande importance. Mais comme -elle était extrêmement active, elle fit rapidement; ayant -ses dix douros dans sa poche, elle prit à Mediodia-Grande -un fiacre à l’heure, et, à la porte de la maison, -elle tomba sur la pocharde de Pedra et sa compagne, -qui sortaient de la taverne en vociférant.</p> - -<p>«Oui, oui, nous savons bien qui vous emmenez avec -vous, dirent-elles d’un ton moqueur. C’est ainsi que se -comportent les femmes du grand monde qui estiment un -homme.... On voit bien que ces choses peuvent arriver.</p> - -<p>—C’est à voir!... Mais comme au fond cela ne vous -regarde pas, je dis.... Eh bien, quoi?</p> - -<p>—Rien..., enfin, il faut s’alléger.</p> - -<p>—C’est Almudena qui va être content!</p> - -<p>—Pourquoi cela, que se passe-t-il?</p> - -<p>—Qu’il vous a attendue toute la soirée. Pendant -qu’il était obligé de s’en aller, vous couriez après votre -chevalier maladif!</p> - -<p>—Il nous a donné une commission pour vous, pour -le cas où nous vous rencontrerions.</p> - -<p>—Qu’a-t-il dit?</p> - -<p>—Qui sait si je me rappellerai? Ah! si: que vous -n’achetiez pas la marmite..., la marmite avec les sept -trous.... Qu’il en a une rapportée de son pays.</p> - -<p>—Bien.</p> - -<p>—Eh quoi! est-ce que vous voulez installer une maison -pour faire la lessive? Sinon, pourquoi tant de -trous?</p> - -<p>—Taisez-vous, grandes bavardes! Allez avec Dieu!</p> - -<p>—Et nous avons voiture. Plus que cela de luxe! On -voit bien que nous courons le guilledou!</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_161">161</span></p> - -<p>—Taisez-vous donc.... Vous feriez bien mieux de -m’aider à le descendre et à le mettre en voiture.</p> - -<p>—Certainement oui, de tout cœur.»</p> - -<p>Ce fut un divertissement pour tous ceux de la maison -et ceux du dehors. Ce fut un rude travail que de descendre -Frasquito, en lui chantant des couplets comme -pour son enterrement et lui disant mille plaisanteries -s’appliquant tant à lui qu’à Benina qui, insensible aux -quolibets de la vie canaille, monta en voiture portant -dans ses bras le vieux cavalier andalou, comme -s’il avait été un paquet de chiffons, tout en donnant -l’ordre au cocher de descendre la rue Impériale et en -lui recommandant de pousser son cheval.</p> - -<p>Ce ne fut pas, comme on peut bien le supposer, une -mince surprise pour doña Francisca de se voir apporter -chez elle une sorte de moribond, transporté par -Benina et un commissionnaire avec sa corde. La pauvre -femme avait passé la soirée et une partie de la nuit -dans une mortelle inquiétude et, à voir une chose -aussi extravagante, elle croyait rêver ou elle pensait -tout au moins qu’elle avait perdu la tête. Mais la servante -avisée s’empressa de la tranquilliser en lui disant -que ce n’était pas un cadavre, comme son aspect -piteux pourrait le faire supposer, mais bien un malade -très gravement atteint, M. don Frasquito de Ponte -Delgado lui-même, natif d’Algeciras, qu’elle avait rencontré -dans la rue, et, sans se perdre en plus longues -explications sur cet événement extraordinaire, elle se -mit à réconforter l’âme troublée de doña Paca, avec -l’heureuse nouvelle qu’elle rapportait dans sa bourse -neuf douros et demi, somme suffisante pour parer aux -difficultés les plus urgentes et pouvoir respirer durant -quelques jours.</p> - -<p>«Ah! quel poids tu m’enlèves du cœur! s’écria la -vieille dame en levant les bras au ciel.</p> - -<p>—Que le Seigneur le bénisse! Nous voici en mesure -de faire la charité à notre tour, dit-elle, pensant à ce -malheureux. Tu vois, Dieu nous secourt sur un seul -<span class="pagenum" id="Page_162">162</span> -point, et en une seule occasion, et il nous donne de -suite le moyen de secourir nous-mêmes. La faveur et -son payement se suivent.</p> - -<p>—Il faut prendre les choses comme les dispose... -Celui qui lance la foudre.</p> - -<p>—Et, à propos, où allons-nous mettre ce pauvre -vieux magot?» dit doña Paca en palpant Frasquito qui, -bien qu’il ne fût pas sans connaissance, se remuait et -parlait à peine, étendu sur le sol et arrimé contre le -mur.</p> - -<p>Comme, depuis le mariage d’Obdulia avec Antonito, -on avait vendu son lit, il surgit une difficulté d’installation -domestique que Nina résolut en proposant de -dresser son propre lit dans un petit coin de la salle à -manger pour y placer le pauvre malade. Quant à elle, -elle mettrait sa paillasse par terre et l’on verrait bien -s’il n’y avait pas moyen d’arracher ce pauvre infirme -aux ongles de la mort.</p> - -<p>«Mais, Nina de mon âme, as-tu pensé à la charge -que nous nous mettons sur le dos? «Toi qui n’as pas -la force, porte-moi sur tes épaules», comme dit l’autre. -Te paraît-il que nous soyons, nous autres, dans le cas -de nous mettre à protéger qui que ce soit?... Mais -achève de me conter: c’est don Romualdo béni qui....</p> - -<p>—Oui, madame, Romualdo..., répondit la vieille qui, -dans son ahurissement, n’avait point eu le temps de -forger son mensonge.</p> - -<p>—Que cet homme soit béni, mille fois béni!»</p> - -<p>Doña Paca s’étant calmée, on ne pensa plus qu’à l’installation -de Frasquito, lequel n’avait point l’air de se -rendre bien compte de ce qui se passait. Enfin, quand -on l’eut mis au lit, il reconnut la veuve Juarez, et lui -montrant sa gratitude par un serrement de mains et -des soupirs affectueux, il lui dit:</p> - -<p>«Telle fille, telle mère.... Vous êtes le vivant portrait -de la Montijo.</p> - -<p>—Que dit cet homme?</p> - -<p>—Il prétend que nous ressemblons toutes à... je ne -<span class="pagenum" id="Page_163">163</span> -sais qui..., aux empereurs de France.... Enfin ne vous -en occupez pas.</p> - -<p>—Je suis dans le palais de la place del Angel? dit -Ponte, examinant la pauvre alcôve avec des yeux -extasiés.</p> - -<p>—Oui, monsieur, couvrez-vous bien; restez bien -tranquille, essayez de dormir. Plus tard, nous vous -donnerons un bon bouillon, et en avant la santé!»</p> - -<p>Elles le laissèrent seul, et Benina sortit de nouveau -dans la rue, brûlant du désir d’aller fermer la bouche -aux grossiers créanciers qui, avec leurs impertinentes -réclamations, troublaient le repos de deux pauvres -femmes. Elle se paya le plaisir de leur jeter à la face -les douros qui leur étaient dus; elle fit d’amples provisions, -passa par la rue de la Ruda et, avec son panier -plein de nourriture, elle avait le cœur plein de joie, -songeant qu’elle était libérée pour quelques jours de -la honte de mendier, et elle rentra à la maison.</p> - -<p>Avec une méthodique activité elle se mit à travailler -à la cuisine, en compagnie de sa maîtresse qui, elle -aussi, était souriante et joyeuse.</p> - -<p>«Sais-tu ce qui m’est arrivé, dit-elle à Benina, pendant -que tu as été dehors? J’ai fait un petit somme -dans le fauteuil et j’ai rêvé que deux messieurs très -graves, vêtus de noir, venaient me trouver. C’étaient -Francisco Morquecho et don José-Maria Porcell, mes -compatriotes, qui venaient m’annoncer la mort de don -Pedro-José Garcia de los Antrines, oncle de mon -mari.</p> - -<p>—Pauvre monsieur! Il est mort? s’écria Benina avec -toute son âme.</p> - -<p>—Et ce don José qui est un des plus grands richards -de la Serrania....</p> - -<p>—Mais, dites-moi, est-ce que vous avez rêvé cela, -ou bien est-ce que c’est vrai?</p> - -<p>—Attends, femme. Ces deux messieurs, don Francisco -et don José Maria, l’un médecin et l’autre secrétaire -de la municipalité, étaient venus..., venaient pour -<span class="pagenum" id="Page_164">164</span> -me dire que le Garcia de los Antrines, propre neveu -de son mari, les avait nommés exécuteurs testamentaires....</p> - -<p>—Enfin....</p> - -<p>—Et que... la chose est claire...; comme il n’avait -pas d’héritiers directs, il désignait comme héritiers....</p> - -<p>—Qui?</p> - -<p>—Sois calme, femme... Qu’alors il laissait la moitié -de ses biens à mes enfants Obdulia et Antonito et -l’autre à Frasquito Ponte. Que t’en semble?</p> - -<p>—Qu’à ce seigneur béni, Dieu devrait accorder de -suite le paradis.</p> - -<p>—Don Francisco et don José-Maria me dirent que -depuis plusieurs jours ils me cherchaient pour me -donner connaissance de cet héritage et que, me demandant -de-ci de-là, ils étaient parvenus à trouver l’adresse -de cette maison. Par qui crois-tu qu’ils l’ont eue? Par -le prêtre don Romualdo, déjà proposé pour l’épiscopat, -qui leur expliqua que j’avais recueilli M. de Ponte. -De telle sorte, me dirent-ils en riant, que, en venant -vous présenter nos respects, chère madame, nous -attrapons deux oiseaux d’un seul coup.</p> - -<p>—Mais, de bon compte, tout ce que vous me racontez, -vous l’avez, comme on dit, purement et simplement -rêvé!</p> - -<p>—Bien sûr: tu n’as donc pas compris que je m’étais -endormie dans mon fauteuil?... Comme ces deux messieurs -qui sont venus me visiter sont morts tous deux, -il y a une trentaine d’années, quand j’étais fiancée avec -Antoine..., figure-toi.... Et à cette époque, Garcia de -los Antrines était déjà très vieux. Je n’ai plus entendu -parler de lui. Pourtant si.... Enfin, tout cela est l’œuvre -d’un songe. Mais je l’ai tellement vécu qu’il me semble -encore les voir. Je te raconte tout cela pour te faire -rire. Non, non, ce n’est pas choses dont il faille rire, -les songes....</p> - -<p>—Les songes, les songes disent ce qu’ils veulent, -manifesta Nina, ils viennent tout de même de Dieu. Et -<span class="pagenum" id="Page_165">165</span> -va savoir où commence la vérité et où finit le rêve?</p> - -<p>—Justement.... Qui te dit que, en bas ou en haut de -ce monde que nous voyons, il n’y a pas un autre monde -où vivent ceux qui sont morts? Et qui te dit que la -mort n’est pas une autre manière, une autre forme de -la vie?...</p> - -<p>—En bas, en bas, tout cela est en bas, affirma l’autre -devenue pensive. Je fais grand cas des songes, parce -qu’il pourrait bien arriver, par exemple, que ceux qui -s’en vont là-bas reviennent ici nous apporter remède à -nos maux. En dessous de la terre, il y a un autre monde, -et la seule difficulté est de savoir comment nous pourrions -arriver à parler avec ce monde souterrain. Ils -doivent connaître les maux que nous endurons ici, et -nous autres nous voyons en songe combien ils sont -heureux.... Je ne sais pas si je m’explique.... Je dis -qu’il n’y a pas de justice, et, pour qu’il en arrive une, -nous devons rêver tout ce qui peut la faire arriver, et, -en rêvant, je suppose que nous attirerons ici la justice.»</p> - -<p>Doña Paca acquiesça par une longue enfilade de soupirs -qu’elle tirait du plus profond de sa poitrine, et -Benina se reprit, avec un redoublement de fièvre et de -conviction, à penser à la merveilleuse conjuration.</p> - -<p>Se promenant sans s’arrêter au travers de la cuisine, -elle ne voyait plus avec les yeux de l’âme que les sept -becs de la marmite, le bâton de laurier, son habillement -et l’oraison.... Diablesse d’oraison, c’est cela qui -était difficile!</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_166">166</span></p> - <h2 id="ch_23">XXII</h2> -</div> - -<p>Tout allait bien, le matin suivant: la santé de Frasquito -s’améliorait d’heure en heure, et son entendement -semblait revenir à une clarté moyenne; doña -Paca était contente; la maison bien pourvue de victuailles; -ce jour qui venait et le suivant pouvaient être -considérés comme assurés, et par conséquent la pauvre -Benina pouvait se dispenser de sa pénible station -de mendicité à San-Sebastian. Mais, comme il lui était -nécessaire de soutenir la comédie de son occupation -dans la maison de l’ecclésiastique, elle sortit comme -tous les jours, son panier sous le bras, résolue toutefois -à ne pas perdre la matinée et à faire quelque chose -d’utile. Au moment où elle allait partir, sa maîtresse -lui dit:</p> - -<p>«Il me semble que nous devrions faire une politesse -à notre bon don Romualdo.... Il faut lui montrer que -nous sommes reconnaissantes et bien élevées. Porte-lui -de ma part deux bouteilles de champagne d’une -bonne marque, pour accompagner avec elles le ragoût -du lapin que tu vas lui faire aujourd’hui.</p> - -<p>—Mais madame est folle? Savez-vous ce que coûteraient -deux bouteilles de champagne? Nous nous endetterions -pour plus de trois mois. Vous êtes toujours la -même. C’est votre goût de bien vivre et largement qui -est la cause de notre pauvreté d’à présent. Certainement -nous lui ferons un cadeau, quand nous aurons -gagné à la loterie, mais pour aujourd’hui je ne puis -songer qu’à trouver qui me cède une piécette dans un -dixième de billet à trois.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_167">167</span></p> - -<p>—Bien, bien, que Dieu t’accompagne!»</p> - -<p>Et la vieille dame s’en alla causer avec Frasquito, -lequel, tout ranimé, redevenait loquace. L’un et l’autre -évoquèrent les souvenirs de la terre andalouse où ils -étaient nés, ressuscitant familles, personnes et événements.</p> - -<p>De fil en aiguille, doña Francisca en revint à penser -à son songe, mais elle se garda bien de le raconter à -son compatriote.</p> - -<p>«Dites-moi, Ponte, qu’est-il advenu de don Pedro-José -Garcia de los Antrines?»</p> - -<p>Après une très pénible recherche dans les registres -embrouillés et confus de sa mémoire, Frasquito répondit -que le don Pedro était mort dans l’année de la -révolution.</p> - -<p>«Allons donc, allons donc: je crois qu’il vit encore -maintenant. Savez-vous qui a hérité de ses biens?</p> - -<p>—Probablement son fils Raphaël, qui n’a jamais -voulu se marier. Il doit être vieux maintenant. Il pourrait -bien arriver qu’il se souvînt de nous, de vos enfants -et de moi, car il n’a pas de parenté plus proche.</p> - -<p>—Ah! n’en doutez pas, il se souviendra..., s’écria -doña Paca avec une grande animation dans les yeux et -parlant rapidement. S’il ne s’en souvenait pas, ce serait -un cochon. C’est ce que me disaient don Francisco -Morquecho et don José-Maria Porcell....</p> - -<p>—Quand cela?</p> - -<p>—Il y a... je ne sais plus combien de temps. A la -vérité, ils sont passés à meilleure vie. Mais il me semble -que je les vois.... Ils ont été les exécuteurs testamentaires -de Garcia de los Antrines, cela est certain, n’est-ce -pas?</p> - -<p>—Oui, madame, je les ai beaucoup connus. Ils étaient -amis de la maison. Je les ai en mémoire.... Il me semble -les voir encore avec leurs redingotes noires de coupe -antique....</p> - -<p>—Pareillement, pareillement.</p> - -<p>—Leurs cols-cravates ressemblant à une semelle, et -<span class="pagenum" id="Page_168">168</span> -les chapeaux haut de forme, aussi hauts que la tour de -Sainte-Marie.»</p> - -<p>L’entretien continua avec ce mélange et cette fluctuation -du réel à l’imaginaire, et, pendant ce temps-là, -Benina arpentait les rues de haut en bas et de bas en -haut, avec le cœur apaisé et l’esprit tranquille par la -possession d’un capital qui n’était pas inférieur à trois -douros et demi, et elle se disait que toute l’opération -de la conjuration d’Almudena n’était qu’un attrape-nigaud. -Elle voyait une plus grande chance de réussite -dans la loterie qui n’est pas, quoi qu’on en dise, œuvre -de pur hasard, car qui nous dit qu’il n’y a pas dans les -airs un ange ou un démon invisible qui se charge de -tirer le bulletin de l’urne, sachant par avance qui possède -le numéro? C’est pour cela qu’il arrive des choses -si extraordinaires et, par exemple, que le gros lot -vienne à se répartir entre une multitude de pauvres -diables qui ont pris, l’un un réal, l’autre une piécette, -en réunissant leurs enjeux.</p> - -<p>Suivant cette idée, elle pensa qu’il lui conviendrait -de s’assurer une participation modique, car prendre à -elle seule un dixième, ce serait vraiment trop risquer. -Il ne lui convenait pas d’entrer en compte avec la Pedra -et Quart-de-Kilo, qui jouaient à toutes les extractions; -il valait mieux s’entendre pour cette affaire avec Pulido, -son compagnon de mendicité à la paroisse, car -on prétendait qu’il faisait des combinaisons de numéros -à la loterie avec le vacher voisin d’Obdulia, et, -pour le trouver chez lui avant qu’il partît pour mendier, -elle pressa le pas vers la rue de la Cabeza et se -dirigea vers l’établissement d’ânesses à lait. C’est dans -les étables de ces pacifiques bêtes que les laitiers, gens -simples et bons, donnaient asile à Pulido. La sœur de -la laitière vendait des dixièmes dans la rue, et un oncle -du vacher, qui avait fait le même commerce, même -rue, même maison, quelques années auparavant, avait -fait fortune et s’était retiré dans son pays, où il avait -acheté des terres. La passion du jeu s’était perpétuée -<span class="pagenum" id="Page_169">169</span> -dans l’établissement, passant à l’état de vice. A la date -où nous sommes arrivés de cette histoire, avec ce que -les âniers avaient dépensé en quinze années de jeu, ils -auraient pu tripler leur troupeau de bêtes.</p> - -<p>Benina eut la chance de rencontrer toute la famille -réunie, toutes les ânesses étant déjà rentrées de leurs -excursions matinales. Pendant que ces dernières prenaient -leur ration d’avoine et de son, les gens se -livraient à des calculs de probabilité et pesaient les -raisons qui pouvaient donner la certitude que le jour -suivant le numéro 5005 sortirait, car ils en possédaient -un dixième. Pulido, examinant le cas avec sa puissante -vue intérieure, d’autant plus vive que celle du corps -était obscurcie, renforça la conviction des âniers, en -leur disant qu’il était aussi sûr que le 5005 gagnerait -qu’il pouvait affirmer qu’il y avait un Dieu dans le ciel -et un diable aux enfers. Inutile de dire que la prétention -de Benina tomba au milieu de la gent aveuglée -comme une bombe et que le premier mouvement général -fut de lui refuser la participation qu’elle sollicitait, -car cela équivalait à lui faire cadeau de monceaux -d’or. La mendiante se piqua, disant qu’il ne lui manquait -certes pas trois piécettes pour jouer à elle toute -seule un petit dixième et ce coup d’audace produisit -son effet. Pour terminer, il fut convenu que, si elle -achetait un dixième, ils lui en prendraient la moitié, -en lui donnant une participation de deux réaux dans le -magique numéro 5005, numéro sûr, aussi sûr que si -on le voyait déjà sorti. Ainsi fut fait: Benina sortit et -acheta un dixième du numéro 4844 lequel, vu par les -autres et répété à haute voix par l’aveugle, produisit -dans toute la réunion des joueurs la plus grande confusion -et le plus grand trouble comme si, par un art -mystérieux, la chance avait passé d’un numéro à l’autre. -A la fin, tous les traités et combinaisons se firent au -goût de chacun et l’ânier distribua les papiers de participation, -la vieille se contentant de six réaux sur son -billet et de deux sur l’autre.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_170">170</span></p> - -<p>Pulido sortit en grognant et s’en alla à la paroisse, -de mauvaise humeur, disant que cette hypocrite ecclésiastique -était venue leur ficher la guigne pour leur numéro -de la loterie; les âniers se mirent à parler à tort -et à travers sur le compte d’Obdulia, disant qu’elle ne -payait pas son pain, qu’elle achetait des corbeilles de -fleurs et que son propriétaire allait la mettre dans la -rue; et Benina s’en alla visiter la petite, qu’elle trouva -dans les mains de la coiffeuse occupée à lui faire une -jolie tête. Ce jour-là ses beaux-parents lui avaient -envoyé des boulettes de hachis et des sardines en saumure; -Luquitas était rentré à la maison à six heures -du matin et il dormait encore maintenant comme un -loir. La petite, elle, songeait à aller faire un tour de -promenade, ayant une envie folle de voir des jardins, -des arbres, des équipages, des gens élégants, et sa -coiffeuse l’engageait à aller au Retiro, où elle verrait -tout cela et, en outre, toutes les bêtes féroces du -monde et même des cygnes qui sont comme qui dirait -des oies plus fières. Apprenant que Frasquito malade -avait trouvé un refuge dans la maison de doña Paca, -la petite montra un très vif chagrin et parla d’aller le -voir de suite, mais Benina la fit renoncer à cette idée.</p> - -<p>Il valait mieux laisser passer quelques jours avant -d’exposer le malade à des conversations délirantes qui -lui mettaient la cervelle à l’envers. Se rendant à ce -sage raisonnement, Obdulia congédia la servante, décidée -à aller à la promenade, et Benina s’en alla d’un -pas agile à la rue de la Ruda où elle comptait acquitter -quelques petites dettes de peu d’importance. Tout en -marchant, elle songeait qu’elle ferait bien de céder une -partie de l’engagement excessif qu’elle avait à la loterie -et, dans ce but, elle se dit qu’il conviendrait de chercher -le Maure aveugle pour l’engager à jouer une piécette. -Cette opération-là était certainement plus sûre -que celle d’évoquer les esprits souterrains.</p> - -<p>Elle songeait à cela lorsqu’elle se rencontra nez à -nez avec Pedra et Diega qui revenaient de vendre, portant -<span class="pagenum" id="Page_171">171</span> -à la main, entre elles deux, un panier plat rempli -de mercerie à bon marché. Elles s’arrêtèrent, désireuses -de lui raconter quelque chose d’extraordinaire -et qui devait l’intéresser.</p> - -<p>«Vous ne savez pas, patronne, Almudena est en -train de vous chercher.</p> - -<p>—Il me cherche? J’ai justement besoin de lui parler, -pour savoir s’il me prendrait....</p> - -<p>—Vous ferez bien de prendre vos précautions. Il -dit....</p> - -<p>—Quoi?</p> - -<p>—Qu’il est furieux... fou furieux. Pour un peu, il -m’aurait tuée ce matin, avec la grande antipathie qu’il -a pour moi. Enfin, il divague.</p> - -<p>—Il quitte Santa-Casilda pour aller demeurer aux -Cambroneras.</p> - -<p>—Il est piqué de la tarentule; il danse sur un pied.»</p> - -<p>Les deux femmes se livraient à de grossiers éclats -de rire et Benina ne savait que dire. Apprenant que -l’Africain était malade, elle dit qu’elle avait envie d’aller -à sa recherche à San-Sebastian; ce à quoi elles répliquèrent -qu’il n’était pas allé mendier et que, si la -patronne désirait le rencontrer, elle devait aller a sa -recherche par l’Arganzuela ou la rue del Penon, car -elles l’avaient vu peu auparavant dans ces parages. -Benina suivit ces indications, après avoir rapidement -fait ses petites affaires dans la rue de la Ruda; au moment -de tourner à la Fuentecilla, après avoir monté et -descendu plusieurs fois la rue del Penon, elle vit le -Marocain qui sortait de chez un forgeron. Elle se dirigea -vers lui, le prit par le bras et....</p> - -<p>«Ne me touche pas, ne me touche pas..., dit l’aveugle, -agité comme s’il avait été secoué par une décharge -électrique. Méchante, trompeuse..., je veux te tuer.»</p> - -<p>La pauvre femme fut effrayée en lisant sur le visage -de son ami un grand trouble; il avait un violent mouvement -convulsif des lèvres qui modifiait complètement -l’aspect de sa physionomie habituelle; il tremblait -<span class="pagenum" id="Page_172">172</span> -des pieds à la tête et sa voix était devenue rauque.</p> - -<p>«Qu’as-tu, mon petit Almudena? Quelle mouche te -pique?</p> - -<p>—C’est toi qui me piques, mauvaise mouche.... Venir -avec moi.... Moi te parler? Tu es une mauvaise femme....</p> - -<p>—Allons où tu veux, homme. Tu as l’air d’un fou!»</p> - -<p>Ils descendirent la Ronda, et le Marocain, qui connaissait -les lieux, se dirigea vers la fabrique de gaz -sans vouloir se laisser prendre le bras par son amie. -Ils passèrent par des sentiers étroits pour arriver à la -promenade des Acacias, sans que la bonne femme fût -arrivée à comprendre clairement les motifs de cette -extravagante course.</p> - -<p>«Asseyons-nous ici, dit Benina en arrivant près de -la fabrique de goudron, je suis très lasse.</p> - -<p>—Ici, non..., plus bas.»</p> - -<p>Et ils se précipitèrent par un sentier très rapide, -ouvert sur le terre-plein où ils se trouvaient. Ils auraient -certainement roulé tous deux en bas si Benina ne -l’avait soutenu en modérant le pas et en s’assurant -chaque fois où elle posait le pied. Ils arrivèrent enfin -à un endroit situé au-dessous de la promenade, sol -brûlé, plein de scories ressemblant aux laves d’un volcan; -derrière eux, les fondations des maisons à la hauteur -de la tête; devant eux et à leurs pieds, les toits de -pauvres cabanes. Dans les détours de ce creux, on -distinguait de misérables huttes, et, au loin, opprimé -entre les bâtiments de l’asile Sainte-Christine et les -bâtiments de la scierie mécanique, le quartier de las -Injurias, où fourmillent les familles pauvres.</p> - -<p>Ils s’assirent tous deux. Almudena, respirant fortement, -essuya avec son mouchoir la sueur coulant -abondamment de son front. Benina ne le quittait pas -des yeux, attentive à ses mouvements, car elle n’était -rien moins que tranquille en se voyant seule dans un -endroit aussi solitaire avec le Marocain si irrité.</p> - -<p>«Voyons, ami.... Voyons pourquoi je suis si méchante -et si trompeuse? Pourquoi?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_173">173</span></p> - -<p>—Parce que tu m’as trompé. Moi, je t’aime, et toi, -tu en aimes un autre.... Si, si.... Un bel homme, un -chevalier galant. Il t’aime.... Malade chez Comadréja.... -Toi l’enlever et l’emporter à ta maison.... Ton bien-aimé..., -bien-aimé..., riche, lui, un monsieur, lui....</p> - -<p>—Qui t’a conté ces bourdes, Almudena? dit la bonne -femme, se mettant à rire de toute son âme.</p> - -<p>—Ne nie pas.... Tu m’exaspères, tu te moques de -moi, par-dessus le marché....»</p> - -<p>Et, parlant ainsi, il fut pris tout à coup d’une fureur -subite, il se leva et, avant que Benina eût pu se rendre -compte du péril qui la menaçait, il lui déchargea un -coup de bâton de toute sa force. Heureusement que la -malheureuse put éviter, en se détournant, de le recevoir -sur la tête, mais elle le reçut sur la poitrine. Elle voulut -lui arracher son bâton, mais, avant d’y parvenir, elle -reçut encore un bon coup à l’épaule et un autre sur la -hanche. La meilleure défense était la fuite. En un clin -d’œil, la vieille se rejeta à dix pas de l’aveugle. Il essaya -de la suivre, elle l’évita et se mit en lieu sûr, tandis -qu’il continuait à lancer des coups de bâton dans l’air -et à frapper le sol. Et, ce faisant, il s’étala tout de son -long et se mit à se plaindre comme s’il avait été, lui, la -victime, mordant la terre, tandis que la dame de ses -pensées lui disait:</p> - -<p>«Almudena, petit Almudena, si je t’attrape, tu verras.... -Espèce de sot, bourrique!»</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_174">174</span></p> - <h2 id="ch_24">XXIII</h2> -</div> - -<p>Après s’être roulé par terre avec des contorsions -épileptiques des bras et des jambes, se griffant la figure -et s’arrachant les cheveux et la barbe, lançant des exclamations -en langue arabique que Benina n’entendait -point, il se mit à fondre en larmes, assis sur ses talons -à la mauresque, le front méditatif et les doigts enfoncés -dans la figure. Il pleurait dans une amère désolation -et ce flot de larmes calma sans doute sa folie furieuse. -S’approchant un peu, Benina vit son visage inondé de -pleurs qui trempaient sa barbe. Ses yeux semblaient -une fontaine par laquelle son âme se serait déchargée -du torrent d’une peine infinie.</p> - -<p>Une longue pause suivit. Almudena, avec la voix -plaintive d’un enfant qui vient d’être battu, se mit à -appeler tendrement son amie.</p> - -<p>«Niña..., <i>Amri</i>..., es-tu là?</p> - -<p>—Oui, mon fils, je suis là à te regarder pleurant, -comme saint Pierre quand il eut fait la canaillerie de -renier le Christ. Au moins, te repens-tu de ce que tu -as fait?</p> - -<p>—Si, si..., <i>Amri</i>.... Je t’ai battue!... Cela te fait mal -beaucoup?</p> - -<p>—Je te crois que cela me brûle.</p> - -<p>—Moi, méchant..., pleurer pendant beaucoup de -jours, parce que je t’ai frappée? <i>Amri</i>, me pardonneras-tu?...</p> - -<p>—Si..., je te pardonne..., mais je me défie.</p> - -<p>—Prends mon bâton, lui dit-il en le lui tendant. -<span class="pagenum" id="Page_175">175</span> -Viens ici, frappe-moi. Prends le bâton et frappe fort, -jusqu’à ce que mort s’ensuive.</p> - -<p>—Non, je me méfie.</p> - -<p>—Prends aussi ce petit couteau, ajouta l’Africain, -sortant de sa poche intérieure un grand couteau à -manche de corne. Je l’ai acheté pour te frapper..., pour -nous tuer tous deux; j’ai assez de la vie. Mordejaï -n’aime plus la vie. Mais la mort, oui, la mort....»</p> - -<p>Sans avoir l’air de rien, Benina s’empara des deux -armes, bâton et couteau et, s’approchant alors sans -crainte du malheureux aveugle, elle lui mit la main -sur l’épaule.</p> - -<p>«Tu m’as cassé quelque os, car cela me fait très -mal, lui dit-elle. Comment vais-je faire pour me soigner -maintenant?... Non, heureusement, je n’ai aucun -os cassé; tu m’as fait des bleus gros comme ma tête, -et l’arnica dont je vais avoir besoin, c’est toi qui devras -me le fournir.</p> - -<p>—Je te donnerai... ma vie, si tu veux me pardonner. -J’étais fou.... Je t’aime.... Si tu ne m’aimes pas, Almudena -se détruira lui-même.</p> - -<p>—C’est bien, mais tu as dû prendre quelque philtre. -Qu’est-ce que cela veut dire de sortir ce conte que tu -es amoureux de moi? Ne sais-tu donc pas que je suis -une vieille et que, si tu me voyais, tu tomberais à la -renverse de la peur que je te ferais?</p> - -<p>—Tu n’es pas vieille, moi t’aimant.</p> - -<p>—Mais, tu aimes Pedra.</p> - -<p>—Non..., pocharde..., méchante..., mauvaise.... Tu es -ma seule femme, il n’en existe pas d’autre pour -moi.»</p> - -<p>Sans donner trêve à son intense affliction, entrecoupant -ses paroles de profonds soupirs et de sanglots, -la langue embarrassée, Almudena dit et répéta -ce qu’il ressentait et, à la vérité, Benina put entendre -un langage extraordinaire, non pas peut-être par la -pureté de l’expression, mais bien à cause de la force -de conviction que le Marocain mettait dans ses étranges -<span class="pagenum" id="Page_176">176</span> -modulations, suivies de hurlements, de cris désespérés -et de murmures suffoqués.</p> - -<p>Il lui dit que, depuis que le roi Samdaï lui avait -signalé la femme unique, pour qu’il la suivît et s’en -rendit maître, il n’avait cessé de courir après elle et -par toute la terre. Plus il cheminait, plus vite la -femme s’enfuyait devant lui, sans qu’il pût jamais -l’atteindre. Le temps s’écoulant, il crut un instant que -c’était la Nicolasa et il vécut trois ans avec elle, d’une -vie errante. Mais ce n’était point elle: il s’aperçut vite -de son erreur. La femme fuyait toujours, toujours plus -loin, voilée et ne se laissant pas voir le visage.... Certainement, -il voyait bien sa figure avec les yeux de -l’âme..., mais en voilà assez; quand il connut Benina, -un matin que pour la première fois elle se présenta à -San-Sebastian, amenée par Élisée, son cœur, qui battait -si fort qu’il semblait sauter hors de sa poitrine, -lui dit de suite: «La voilà, la voilà, la seule, il n’y en -a pas d’autre». Plus il parlait avec elle, plus il se convainquait -que c’était elle; mais il désirait attendre -quelque temps encore, pour mieux s’en assurer. Enfin, -la certitude se fit jour, et alors il attendit une occasion -de se déclarer et de lui parler.... Aussi, lorsqu’on vint -lui conter qu’elle avait un beau galant et qu’elle l’avait -emporté chez elle rien moins qu’en voiture, il eut un -tel désespoir suivi d’une telle furie qu’il ne savait pas -s’il voulait la tuer ou se tuer lui-même.... Le mieux lui -paraissait de se tuer tous deux, mais non sans avoir -massacré la moitié de l’humanité en frappant indistinctement -à droite et à gauche.</p> - -<p>Benina entendit avec intérêt et compassion ce récit, -que nous donnons nous-mêmes considérablement réduit -afin de ne pas fatiguer le lecteur, et, comme c’était -une bonne femme, elle ne commit point la légèreté de -se moquer de cette passion africaine; elle ne la tourna -même point en ridicule, comme cela eût été pourtant -bien naturel de le faire, en considérant son âge à elle -et les conditions physiques du pauvre aveugle. Se maintenant -<span class="pagenum" id="Page_177">177</span> -dans un juste milieu discret, elle ne se proposa -pas d’autre but que de calmer son ami et de chasser -de son esprit toute idée de mort et d’extermination. -Elle lui expliqua ce qu’il en était du beau galant, cherchant -à le convaincre que c’était par pure charité -qu’elle l’avait amené dans la maison de sa maîtresse, -sans que l’amour ni les rapports quelconques d’homme -à femme y eussent pu jouer un rôle. Mordejaï ne se -donnait pas comme convaincu, et il posa finalement la -question sur un terrain que justifiaient la sincérité et -la force de son affection, à savoir que, pour qu’il pût -ajouter foi à ce que lui disait Benina, il fallait, non -qu’elle lui donnât des paroles qu’emporte le vent, mais -qu’elle lui prouvât son dire par des faits matériels. Et -comment lui prouver par des faits, de façon qu’il demeurât -pleinement satisfait et convaincu? Cela était -bien facile: en abandonnant tout, sa maîtresse, sa -maison, le beau galant, et venant vivre avec Almudena -et restant unis pour la vie.</p> - -<p>La vieille ne répondit pas par un refus catégorique, -pour ne pas l’exciter davantage, et elle se borna à lui -représenter les inconvénients de l’abandon aussi brusque -de sa vieille maîtresse, qui mourrait de chagrin d’être -ainsi quittée tout d’un coup. Mais à toutes ces raisons -le Marocain en opposait d’autres, basées sur ses droits -et les lois de l’amour qui doivent tout dominer:</p> - -<p>«Si tu m’aimes, tu dois m’épouser, <i>Amri</i>.»</p> - -<p>A l’offre de sa blanche main, accompagnée de tendres -sourires et de minauderies dites avec ses grosses -lèvres qui se dilataient jusqu’aux oreilles, ou se resserraient -pour former une horrible figure, Benina ne -put résister à l’expression d’un rire moqueur. Mais, se -contenant à l’instant, elle répondit par cet excellent -argument:</p> - -<p>«Mon fils, je t’appelle ainsi, car tu pourrais l’être... -je suis très touchée des preuves d’amitié que tu me -donnes; mais considère, je te prie, que j’ai accompli -soixante ans.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_178">178</span></p> - -<p>—Que tu aies accompli ou pas soixante ans ou -mille ans, je t’aime.</p> - -<p>—Je suis une vieille qui ne peut servir à rien.</p> - -<p>—Tu te trompes, <i>Amri</i>: je t’aime plus que la première -bénie; tu es pour moi une jeune femme.</p> - -<p>—Quelle extravagance!</p> - -<p>—Nous nous épousons tous deux et je t’emmène -dans mon pays, à la terre de Sus. Saül, mon père, est -riche, lui; mes frères sont riches; ma mère, Rimna, -riche et belle..., elle t’aimera, elle t’appellera sa fille.... -Mon père a beaucoup de brebis, beaucoup d’arbres -près du ruisseau, une grande maison..., une noria -d’eau fraîche..., climat très bon; ni froid ni chaleur.»</p> - -<p>Bien que la peinture d’une si grande félicité influât -légèrement sur son âme, Benina ne se laissait pas -séduire et, comme une personne pratique, elle vit de -suite les inconvénients d’une brusque translation dans -des pays aussi lointains, où elle se trouverait au milieu -de gens inconnus, parlant une langue de tous les diables, -et qui sûrement différaient d’elle par les mœurs, -la religion, le vêtement, car elles marchaient voilées.... -Voyez-vous Benina voilée? Non, la seule chose qu’on -peut faire pour le bon Mordejaï, c’est de le calmer. Se -montrant affectueuse et bonne, elle lui fit ressortir -l’inconvénient grave qu’il y aurait à mettre de la précipitation -dans une chose aussi grave que de se marier -comme cela, de but en blanc, et de se sauver d’un seul -trait rien moins qu’en Afrique, qui est, comme on dit, -l’endroit où naissent les Pyrénées. Non, non, il fallait -y penser tranquillement et prendre son temps pour ne -pas faire une bêtise. Il était beaucoup plus pratique, -suivant elle, de laisser toute cette histoire du mariage -et du voyage des jeunes époux pour plus tard et de -s’occuper de suite, avec tous les soins voulus pour -réussir, de la grande conjuration du roi Samdaï. Si la -chose réussissait, comme l’assurait Almudena, et s’ils -pouvaient en tirer les paniers remplis de pierres précieuses -que l’on convertirait si facilement en billets de -<span class="pagenum" id="Page_179">179</span> -banque, toutes les questions seraient facilement résolues, -et la suite en découlerait promptement. L’argent -est le grand arrangeur de toutes choses en ce monde. -Conclusion: elle consentait à tout ce qu’il désirait, et -elle engageait sa parole de l’épouser et de le suivre -au bout du monde aussitôt que le roi Samdaï aurait -donné tout ce qu’on allait lui demander avec toutes les -règles et cérémonies prescrites.</p> - -<p>L’Africain écoutait ces paroles avec un air méditatif, -quand tout d’un coup il se mit à se frapper le front, -comme un homme qui éprouverait une grande confusion -et désolation:</p> - -<p>«Pardonne-moi, j’ai oublié de te dire quelque chose.</p> - -<p>—Quoi? Vas-tu faire à cette heure quelque difficulté? -Est-ce que l’opération ne réussira pas parce -qu’il manquera quelque condition?</p> - -<p>—J’ai oublié une chose..., cela ne peut réussir parce -que tu es une femme.</p> - -<p>—Manqué! dit Benina, sans pouvoir contenir son -désappointement. Pourquoi n’as-tu pas commencé par -là, puisque la première condition était d’être homme?</p> - -<p>—Pardonne-moi d’avoir oublié.</p> - -<p>—Tu n’as pas ta tête. En voilà une histoire! Mais -c’est ma faute d’avoir été croire bêtement les sottises -qu’on invente dans ta terre maudite et dans ta religion -de démons couronnés. Non, non, je ne le croyais -pas, c’est la pauvreté qui m’aveuglait.... Je ne le crois -pas, non. Que Dieu me pardonne la mauvaise pensée -d’appeler le diable avec toutes ces agaceries, et que la -très sainte Vierge, mère de Dieu, me le pardonne pareillement!</p> - -<p>—Si tout cela ne vaut rien parce que tu es femme..., -répliqua Almudena tout honteux, je sais moi une autre -chose..., et, si tu veux la faire, tu auras tout l’argent -que tu pourras désirer.</p> - -<p>—Non, non, tu ne me tromperas pas une seconde -fois. Tu es un bon oison!... Je ne croirai plus rien de -ce que tu diras.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_180">180</span></p> - -<p>—Par la lumière bénie, c’est une vérité.... Que la -foudre me frappe si je te trompe.... Tu auras de l’argent, -beaucoup d’argent.</p> - -<p>—Quand?</p> - -<p>—Quand tu voudras.</p> - -<p>—C’est à voir.... Bien que je n’en croie pas un mot, -dis-moi vite comment.</p> - -<p>—Je te donnerai un petit papier....</p> - -<p>—Un petit papier?</p> - -<p>—Oui...; tu le placeras sur la pointe de la langue....</p> - -<p>—Sur la pointe de la langue?</p> - -<p>—Oui: tu entreras avec lui dans la banque, le petit -papier sur la langue, et personne ne te verra. Tu -pourras prendre tout l’argent que tu voudras, personne -ne te verra.</p> - -<p>—Mais c’est voler cela, Almudena.</p> - -<p>—Personne ne te verra, personne ne te dira rien.</p> - -<p>—Assez, assez.... Je ne mange pas de ce pain-là. -Voler, cela, non! S’ils ne me voient pas, Dieu me verrait, -lui.»</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_181">181</span></p> - <h2 id="ch_25">XXIV</h2> -</div> - -<p>Le Marocain passionné ne cessait point de chercher -à convaincre sa dame (nous devons l’appeler ainsi dans -ce cas, puisqu’il la voyait telle avec les yeux de son -âme) et, convaincu que les moyens positifs, les meilleurs, -les plus efficaces pour la vaincre définitivement -lui seraient fournis par sa cupidité et son désir de -s’enrichir, il sortit un autre sortilège, produit naturel -de son sang sémite et de sa riche imagination. Il lui -dit que parmi tous les secrets dont il était dépositaire -par la faveur de Dieu il y en avait un qu’il s’était toujours -réservé de ne dire qu’à la personne qui serait -digne de tout son amour, et, comme cette personne -c’était elle, la femme rêvée, la femme promise par le -souverain Samdaï, à elle seule il révélerait le procédé -pour découvrir les trésors cachés sous terre. Bien que -Benina affectât de ne pas donner créance à ces -histoires, elle ne perdait pas une syllabe de ce qu’Almudena -lui disait.</p> - -<p>La chose était très facile, décrite par lui, bien que -les difficultés pour produire l’effet magique sautassent -aux yeux.</p> - -<p>La personne qui désirerait savoir d’une façon certaine, -absolument certaine, où il pouvait y avoir de -l’argent caché, n’avait qu’à creuser un trou dans la -terre et à se mettre dedans en chemise, durant quarante -jours, sans autre aliment que de la farine sans -sel, et aucune autre occupation que de lire un livre -saint, à grands feuillets, et de méditer sur les profondes -vérités que contient ce livre....</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_182">182</span></p> - -<p>«Et cela, il faudrait que je le fisse moi-même? dit -Benina impatiente. Passe encore! Et ce livre est écrit -dans ta langue. Comment, espèce d’idiot, veux-tu que -j’arrive à lire ces griffonnages, si dans ma propre -langue, le pur castillan, les caractères noirs me -troublent?</p> - -<p>—Je lirai, moi...; tu liras, toi.</p> - -<p>—Mais dans ce trou sous la terre, qui sera comme -une maison de taupes, est-ce que nous pourrons rester -tous les deux?</p> - -<p>—Sûrement.</p> - -<p>—Bien. Et pour mieux voir les lettres de ce livre, -dit la femme avec un air moqueur, tu prendras des -lunettes pour aveugle?</p> - -<p>—Je le sais par cœur,» répliqua sans se troubler -l’aveugle.</p> - -<p>Après les quarante jours de pénitence, pour terminer -les prescriptions, il fallait écrire sur un papier à cigarettes -certaines paroles magiques que lui seul connaissait, -et alors on lançait le papier en l’air et pendant -que le vent le faisait voltiger de-ci, de-là, il fallait -réciter dévotement beaucoup de prières sans quitter -des yeux le papier, volant.</p> - -<p>Là où le papier tombera, en creusant, creusant profondément, -on trouvera certainement le trésor enfoui, -très probablement une jarre remplie de pièces d’or.</p> - -<p>Benina manifesta son incrédulité en éclatant de -rire; mais pourtant il resta quelque trace dans son -esprit de cette nouvelle énigme de la recherche des -trésors cachés, car elle se prit à dire solennellement:</p> - -<p>«Je ne crois pas qu’il y ait des trésors enterrés -dans les champs. Il peut se faire que cela arrive dans -ton pays; mais pour ce qui est d’ici..., ils les gardent -dans les cours intérieures, dans les patios, ils les cachent -sous le sol des bûchers, des magasins, des boutiques, -et, lorsque cela se peut, dans les murs.</p> - -<p>—C’est même chose de le découvrir dans les endroits -que tu dis..., si tu m’aimes et si tu consens à m’épouser.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_183">183</span></p> - -<p>—Nous avons le temps de causer de cela, dit Benina, -mettant et ôtant son châle sur sa tête, signe d’impatience -et de désir de s’en aller.</p> - -<p>—Je n’ai pas fini de parler, <i>Amri</i>, non, murmura -l’aveugle, plaintif, la retenant par sa robe. Toi, toujours -avec moi.</p> - -<p>—Ce n’est pas possible maintenant. Aie patience, -mon fils.»</p> - -<p>Pris de nouveau de fureur, en sentant qu’elle voulait -partir, il se lança sur elle, la saisit dans ses bras, -manifestant par des rugissements plus que par des -paroles humaines son ardent désir de la garder avec -lui:</p> - -<p>«Moi, je t’aime.... Je veux me tuer, me jeter dans la -rivière, si tu ne viens pas avec moi....</p> - -<p>—Laisse-moi, pour Dieu, Almudena, dit la dame avec -un accent plein d’affliction, espérant en venir plus facilement -à bout en lui parlant affectueusement. Je t’aime, -mais mes obligations me réclament.</p> - -<p>—Je le tuerai, le beau galant! cria l’aveugle en serrant -les poings et faisant quelques pas vers la vieille, -laquelle, craintive, s’était écartée de lui.</p> - -<p>—Sois raisonnable; sinon, je ne t’aimerai pas.... -Allons, si tu me promets d’être bon et de ne pas me -frapper, nous nous en irons ensemble.</p> - -<p>—Te battre, non, non, bien sûr..., moi qui t’aime -plus que la lumière bénie.</p> - -<p>—Si tu ne me bats pas, allons-nous-en,» dit Benina -s’approchant gentiment et le prenant par le bras.</p> - -<p>Le bon Mordejaï étant pacifié, ils reprirent le chemin -pour remonter et, en marchant, il raconta qu’il avait -quitté Santa-Casilda pour rompre avec la Pedra, et, -comme les temps devenaient mauvais et qu’on gagnait -peu de sous, il comptait se transporter le même soir -aux Cambroneras, près du pont de Tolède, car dans ce -quartier on trouvait des chambres à la nuit pour dix -centimes seulement. Benina n’approuva pas ce changement -de domicile, parce qu’elle avait entendu dire -<span class="pagenum" id="Page_184">184</span> -que les pauvres vivaient très mal là-bas, très étroitement, -entassés comme des moutons dans des chambres -indécentes, mais il insista d’une voix dolente et mélancolique, -affirmant qu’il désirait être mal, qu’il voulait -faire pénitence, passer ses jours à pleurer, pleurer -jusqu’à ce qu’Adonai ait attendri le cœur de la femme -aimée. Ils soupiraient tous deux, et silencieux ils montèrent -toute la rue de Tolède.</p> - -<p>Comme Benina lui offrait un douro pour son déménagement, -Almudena exprima un désintéressement -sublime:</p> - -<p>«Je n’aime point l’argent...; l’argent chose sale...; je -méprise l’argent... Moi, j’aime <i>Amri</i>.., ma femme avec -moi....</p> - -<p>—Bien, bien, aie patience, lui dit Benina, qui -craignait de le voir recommencer ses folies à la fin de -la journée. Je te promets que demain nous reparlerons -de tout cela.</p> - -<p>—Tu viendras à Cambroneras?</p> - -<p>—Oui, je te le promets.</p> - -<p>—Moi, je ne retournerai pas à la paroisse.... Ces -gens orgueilleux me pèsent: Cassiana, Élisée.... Je hais -mes compagnons. J’irai mendier au pont de Tolède.</p> - -<p>—Attends-moi demain..., et promets-moi d’être raisonnable.</p> - -<p>—Oui, en pleurant, en pleurant.</p> - -<p>—Mais à quoi servent toutes ces pleurnicheries? -Mon petit Almudena, si je t’aime, mon maître, ne me -donne pas d’ennuis.</p> - -<p>—Tu vas maintenant à ta maison, voir le vieux -galantin et lui prodiguer tes tendresses?</p> - -<p>—Ah! bien oui, il est frais! Un grand cas que je fais -de cette vieille antiquaille! Il a plus d’années que la -Cuesta de la Vega. Il est parent de ma maîtresse, et -c’est elle qui m’a chargée d’aller le chercher pour le -ramener dans sa maison.</p> - -<p>—C’est un vieux magot, lui?</p> - -<p>—Un fameux magot! Et il n’y a point de comparaisons -<span class="pagenum" id="Page_185">185</span> -à faire entre toi et lui..., mon petit. Je suis très -pressée. Adieu, jusqu’à demain.»</p> - -<p>Mettant à profit un moment où le Marocain se tenait -tranquille comme un idiot, elle prit sa course, le laissant -appuyé contre le mur près de la boutique du -Botijo. C’était le seul moyen possible de séparation, -étant donnée la terrible adhérence du pauvre aveugle. -Au bout d’un court instant, il se laissa tomber sur le -sol et les passants le virent là, mendiant toute la -soirée, assis sur ses talons, muet, sa main noire tendue.</p> - -<p>La Nina ne trouva pas grand’chose de nouveau à la -maison, car on ne saurait compter comme nouveauté -l’extrême contentement de doña Paca, qui ne cessait de -s’extasier sur la grâce de son hôte et la manière charmante -avec laquelle il rappelait tous les souvenirs -d’Algeciras et de Ronda. La bonne dame se trouvait -transportée à ses jeunes ans; elle oubliait sa pauvreté -et, mue par le généreux instinct qui, dans sa prime -jeunesse, avait été le fond de son caractère imprévoyant -et la cause de ses malheurs, elle proposa à Nina -d’aller chercher pour Frasquito deux bouteilles de -Xérès, un paon en galantine, des œufs glacés et une -hure de sanglier.</p> - -<p>«Oui, madame, répliqua la servante, nous allons -lui apporter tout cela et ensuite nous nous rendrons à -la prison pour éviter aux marchands la peine de nous -y traîner. Je crois que vous êtes devenue folle, vraiment! -Pour ce soir vous aurez une soupe à l’ail avec -des œufs et pas autre chose. Croyez bien que le chevalier -s’en contentera encore parfaitement, habitué -comme il l’est à toutes sortes de victuailles impossibles.</p> - -<p>—Bien, on fera ce que tu veux.</p> - -<p>—Au lieu d’une tête de sanglier, nous mettrons une -tête d’oignon.</p> - -<p>—Je crois, avec ta permission, que, dans toutes les -circonstances, fût-ce au prix d’un sacrifice, on doit se -comporter comme il faut. Enfin, combien avons-nous -d’argent?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_186">186</span></p> - -<p>—Peu vous importe. Laissez-moi faire, je saurai -m’arranger. Quand il manquera, ce n’est pas vous qui -irez le chercher.</p> - -<p>—Oui, je sais que c’est toi qui iras. Moi, je ne sers à -rien.</p> - -<p>—Si, si, vous servez beaucoup, et maintenant aidez-moi -à peler les pommes de terre.</p> - -<p>—Si tu veux. Ah!... j’allais oublier. Frasquito prend -du thé, et, comme il est très difficile, il faut que tu le -choisisses très bon.</p> - -<p>—Du meilleur. J’irai le chercher en Chine.</p> - -<p>—Ne te moque pas. Va chez le marchand et prends -de celui qu’on appelle mandarin. Et en même temps -rapporte donc pour dessert un joli petit fromage....</p> - -<p>—Allez, allez, vous parlez à tort et à travers, sans -rien oublier.</p> - -<p>—Tu sais qu’il est accoutumé de manger dans les -maisons riches et somptueuses.</p> - -<p>—Parfaitement, comme la taverne de Boto, rue de -l’Ave-Maria..., une portion de ragoût, un réal; avec -pain et vin, trente-cinq centimes.</p> - -<p>—Tu es mal disposée.... On ne sait vraiment pas -comment te prendre. Mais j’accepte tout, Nina, tu -gouvernes.</p> - -<p>—Ah bien! si je ne gouvernais pas, bon Dieu! nous -serions propres! Il y a beau jour qu’on nous aurait -mises à la prison pour dettes, à San-Bernardino ou -même au Pardo.»</p> - -<p>Disputant ainsi, on arriva à la nuit. Ils mangèrent -frugalement, gais tous trois et résignés à la pauvreté, -tolérable et légère quand on ne manque point d’un -morceau de pain pour apaiser sa faim. Le véridique -historien doit confesser que les bonnes dispositions -dans lesquelles se trouvait doña Paca s’altérèrent un -peu lorsque les deux femmes se trouvèrent dans la -même alcôve, l’une dans son lit, l’autre sur un matelas -par terre, ayant cédé son lit à Frasquito. Comme la -veuve de Zapata était d’un esprit extrêmement mobile -<span class="pagenum" id="Page_187">187</span> -et changeant en un moment sans qu’on en sût le motif, -elle passait de la douceur extrême à la colère la plus -folle, d’une crédulité enfantine à la méfiance la plus -grande, des paroles les plus raisonnables aux sottises -les plus lourdes. Benina connaissait bien ce rapide -changement dans la façon d’être et de vouloir de sa -maîtresse, qu’elle comparait volontiers à une girouette, -et sans s’inquiéter outre mesure de ses manières qui -devenaient subitement déplaisantes et de ses accès de -colère, elle attendait une saute de vent. Et, en fait, -il changeait à l’improviste, retournant à la bonne -partie du cadran, et, en un moment, la mauve se -changeait en chardon ou revenait à sa forme première.</p> - -<p>La mauvaise humeur de doña Paca dans la nuit dont -il s’agit devait être attribuée à ce fait, suivant des renseignements -dignes de foi, que Frasquito, dans ses -conversations de la soirée, dans celles du souper et de -l’après-dîner, laissa paraître pour Benina une prévenance -qui blessa profondément l’amour-propre de l’infortunée -veuve. Le bon monsieur montrait presque -exclusivement sa gratitude à Benina, réservant pour -madame une déférence courtoise; pour Benina tous -ses sourires, ses phrases les plus ingénieuses, les -regards langoureux de ses yeux attendris comme ceux -d’un mouton mourant, et Ponte ajouta un comble à -cette façon d’agir en l’appelant ange plus de douze fois -pendant la frugale cène.</p> - -<p>Et, cela dit, écoutons doña Paca bien couchée entre -ses draps de lit, tandis que Benina s’étendait par terre:</p> - -<p>«Pourtant, ma fille, rien ne m’ôtera de la tête que -tu as donné un philtre à ce pauvre monsieur. Vois -comme il te chérit? Si tu n’étais pas une vieille abominablement -laide et sans aucune grâce, je croirais que -tu l’as ensorcelé.... Certainement tu es bonne, charitable, -tu sais t’attirer la sympathie par le bien que tu -sais faire à tous, et par ta douceur et la suavité de tes -petites manières... qui seraient bien capables de tromper -ceux qui ne te connaissent pas.... Mais, avec toutes -<span class="pagenum" id="Page_188">188</span> -ces qualités, il est impossible qu’un homme aussi couru -puisse s’éprendre de toi.... Si tu le crois et si tu t’infatues -d’orgueil à cause de cela, à mon avis tu te trompes -singulièrement, ma pauvre Nina. Tu seras toujours -ce que tu as été. Et ne crains pas que j’ôte à don Frasquito -ses illusions en lui racontant toutes tes mauvaises -façons, la voleuse que tu as été, et d’autres -petites choses, autres petites choses que tu sais et moi -aussi....»</p> - -<p>Benina se taisait, se bouchant la bouche avec son -drap, et cette humilité et cette modération excitèrent -encore davantage la haine de la veuve de Zapata, qui -continua à molester sa compagne:</p> - -<p>«Personne ne reconnaît mieux que moi tes qualités, -parce que tu les as, c’est certain; mais on doit te tenir -à distance, toujours à distance, ne pas te laisser sortir -de ta basse condition, pour que tu ne l’oublies pas et -que tu ne viennes pas manger dans la main de tes -maîtres. Rappelle-toi que, par deux fois, j’ai dû te renvoyer -de chez moi pour vol.... Ton effronterie était -arrivée à un tel point,—que dis-je, effronterie?—ton cynisme -dans ce vice abominable, que... jamais je n’ai pu -faire un compte, tant cela me dégoûtait de voir mon -argent sortir de ma bourse pour entrer dans la tienne... -à jet continu!... Mais quoi, tu ne dis rien? Tu ne te -défends pas? Tu es devenue muette?</p> - -<p>—Oui, madame, je suis devenue muette, fut l’unique -réponse de la bonne femme. Il peut se faire que, quand -madame se taira et fermera son bec, j’aurai quelque -chose à dire.... Mais je ne dis rien.»</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_189">189</span></p> - <h2 id="ch_26">XXV</h2> -</div> - -<p>«Oui, oui.... Dis ce que tu veux..., continua doña -Paca. Tu oserais t’attaquer à moi? Que je n’ai pas su -tenir le Doit et l’Avoir? Eh quoi? Qui t’a dit que les -grandes dames sont des teneurs de livres? Ne tenir -aucun compte, ne rien écrire, mais ce n’était que la -forme naturelle de ma générosité sans limites. Je me -laissais voler par tous; je voyais le voleur mettre la -main dans ma bourse, et j’avais l’air de ne pas m’en -apercevoir.... J’ai toujours agi ainsi. Si c’est un péché, -Dieu me le pardonnera. Mais ce que Dieu ne pardonne -pas, Benina, c’est l’hypocrisie, ce sont les procédés -artificieux, et le soin avec lequel certaines personnes -composent leurs actes, pour se faire croire meilleures -qu’elles ne sont. J’ai toujours eu le cœur sur la main -et je me suis toujours présentée aux yeux de tous -comme j’étais, comme je suis, avec mes défauts et mes -qualités, telle que Dieu m’a faite.... Mais n’as-tu donc -rien à me répondre? Ou bien n’as-tu rien à dire pour -ta défense?</p> - -<p>—Madame, je me tais, parce que je dors.</p> - -<p>—Non, tu ne dors pas, c’est un mensonge de plus; -ta conscience t’empêche de dormir. Reconnais que j’ai -raison, et que tu es de celles qui se composent un -visage pour dissimuler leurs méchancetés; non, on ne -peut pas dire que ce soit des méchancetés, c’est trop. -Je suis généreuse en cela comme en tout; je dirai simplement -faiblesses.... Mais quelles faiblesses! Nous -sommes fragiles; vraiment tu peux dire: je ne m’appelle -pas Benina, mais bien fragilité. Mais ne crains -<span class="pagenum" id="Page_190">190</span> -rien, car tu sais bien que je n’irai pas te déprécier -auprès de M. de Ponte et détruire la fleur de ses illusions.... -Quelle dérision! Ne voyant en toi, comme, du -reste, il ne saurait le voir, ni une figure élégante, ni -une face fraîche et rose, ni de fines manières, ni une -éducation de dame, ni rien de ce qui peut rendre les -hommes amoureux, il aura vu.... Quoi! Pour Dieu, que -je ne devine pas. Si tu étais franche, ce que tu n’es pas -et ne seras jamais.... Écoutes-tu ce que je te dis?</p> - -<p>—Oui, madame, j’écoute.</p> - -<p>—Si tu étais franche, tu me dirais que M. de Ponte -t’appelle ange parce que tu fais bien la soupe à l’ail -toute maigre.... Et crois-tu que cela suffise pour qu’on -appelle une femme ange en toutes lettres?</p> - -<p>—Mais qu’est-ce que cela peut bien vous faire que -M. de Ponte Delgado me donne tous les noms ou sobriquets -qu’il lui plaît?</p> - -<p>—Tu as raison, si, si..., il peut se faire qu’il le dise -ironiquement. Ces grands seigneurs, très habitués aux -manières du grand monde, quand il semble qu’ils nous -font un compliment, ils se payent notre tête, comme -on dit.... Que si l’homme est sincère et s’il est amoureux -de toi pour le bon motif.... Tout peut arriver, -Benina.... Tu dois procéder avec loyauté et confesser -tes taches, que Frasquito n’aille pas croire que la pureté -des anges du ciel soit quelque chose de comparable à -ta pureté à toi. Si tu n’agis pas ainsi, tu seras une -mauvaise femme.... La vérité, Nina, dans ces cas, la -vérité. Cet homme a cru que tu étais un prodige de -conservation; oui, oui, tu as fait un miracle, un miracle -sérieux, en pleine vie de Madrid et dans la classe -domestique, une virginité de soixante ans!... Tu peux -lui donner cinquante-cinq ans, si cela te convient.... -Mais si tu le trompes sur ton âge, qui est une supercherie -très courante de notre sexe, ne le trompe pas -sur ce qui rentre dans la loi morale, Nina: cela, non. -Vois, ma fille, je t’aime beaucoup, et, comme maîtresse -et comme amie, je te conseille de parler clair et de lui -<span class="pagenum" id="Page_191">191</span> -conter tes fautes et tes chutes. Ainsi le bon monsieur -ne pourra dire que tu l’as trompé, s’il découvre avec -le temps ce que tu lui auras caché. Non, Nina, non; -ma fille, dis-lui tout, même si cela te force à rougir et -si cela doit congestionner la verrue que tu portes sur -le front. Confesse ta grande faute de ces temps-là, -quand tu avais trente-cinq ans..., et dis-lui courageusement: -M. don Frasquito, j’ai aimé un garde civil qui -se nommait Romero, qui me garda avec lui pendant -deux années et qui ensuite refusa de m’épouser....» -Allons, femme, il n’y a pas de quoi devenir écarlate. -Après tout, qu’est-ce que cela? Aimer un homme. C’est -pour cela que les femmes sont venues au monde: pour -aimer les hommes. Tu as eu le malheur de tomber sur -un homme qui s’est mal conduit avec toi. Question de -chance, ma fille. Ce qu’il y a de sûr, c’est que tu as été -folle de lui.... Il m’en souvient bien. On ne pouvait pas -te saisir; tu ne faisais plus rien de bien. Tu faisais -danser l’anse du panier dans les grands prix et, tandis -que tu étais à peine vêtue convenablement, lui ne manquait -jamais de bons cigares.... A moi qui ai vu tes -souffrances et ton aveuglement, toujours tourmentée -et sans un jour de tranquillité, au lieu de fuir le supplice -tu courais au-devant; à moi qui ai vu tout cela, -tu n’as rien à me raconter. Je connais l’histoire, bien -que je ne la connaisse pas toute, parce que tu m’as -caché quelque chose..., et l’on m’a dit des choses que -je ne sais pas si elles sont exactes ou non.... On m’a dit -que de tes amours tu as retiré....</p> - -<p>—Cela n’est pas vrai.</p> - -<p>—Et que tu l’aurais placé à l’Inclusa....</p> - -<p>—Cela n’est pas vrai,» répéta Benina avec un accent -sonore et d’une voix forte, se dressant sur son lit. A ce -cri, doña Paca se tut subitement, comme la souris qui -cesse de ronger la nuit lorsqu’elle entend le pas ou la -voix de l’homme. Pendant un long moment, on n’entendit -plus que les profonds soupirs de la dame qui -commençait à se calmer tout en marmottant à voix -<span class="pagenum" id="Page_192">192</span> -basse. L’autre ne desserrait pas les dents. L’esprit de -la pauvre dame avait eu une crise rapide et la girouette -avait tourné de nouveau. La colère et les mauvaises -paroles se changèrent en un instant en douceur et -paroles flatteuses. Le symptôme caractéristique de -l’apaisement ne tarda pas à se produire; c’était tout -d’abord un vif repentir de tout ce qui lui était échappé -de dire et la honte de se le rappeler; les grognements -qu’elle laissait échapper n’avaient pas d’autre cause, -ainsi que les plaintes de douleurs imaginaires qu’elle -faisait entendre. Comme Benina ne répondait pas à ces -démonstrations, doña Paca, vers minuit, se décida à -l’appeler:</p> - -<p>«Nina, Nina, si tu voyais comme je suis mal! -Quelle jolie petite nuit je passe. Il me semble que l’on -m’applique un fer chaud sur le côté et qu’on m’arrache -avec violence les os des jambes. J’ai la tête comme si -on m’avait arraché le cerveau pour le remplacer par de -la mie de pain et du persil hachés.... Pour ne pas te -déranger, je n’ai pas osé te demander une petite tasse -de tilleul, ni que tu me frictionnes les épaules et que -tu me donnes un petit cachet de salicylate, de bromure -ou de quinine.... C’est horrible. Tu as dormi comme un -plomb. Bien, femme, repose-toi, fais-toi un peu de -graisse.... Pour rien au monde je ne voudrais te déranger.»</p> - -<p>Sans desserrer les lèvres, Benina se leva de son grabat -et, passant un jupon, se mit à préparer une tasse -de tilleul sur le fourneau économique, et la donna à la -malade; enfin, elle la frictionna et ensuite elle se pencha -vers elle pour la bercer comme un enfant pour -l’endormir. La vieille dame, désirant ardemment faire -oublier ses divagations antérieures, pensait que le -meilleur moyen était d’effacer par des paroles et des -expressions affectueuses les mauvaises idées exprimées -auparavant, et c’est en suivant cette idée que, tandis -que sa compagne la bordait dans son lit, elle lui -disait:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_193">193</span></p> - -<p>«Si je ne t’avais pas, je ne sais pas ce qui adviendrait -de moi. Je me plains de Dieu lui-même et j’en -arrive quelquefois à lui dire des injures comme à la -première venue. C’est bien vrai qu’il me prive de beaucoup -de choses; mais il m’a donné ta compagnie et ton -amitié, qui valent plus à elles seules que l’or, l’argent -et les brillants.... Et, pour que je ne l’oublie pas, dis-moi -un peu ce que tu me conseilles de faire dans le -cas où don Francisco Morquecho et don José-Maria -Porcell viendraient me trouver avec ce message relatif -à cette succession.</p> - -<p>—Mais, madame, si vous avez rêvé tout cela... et -que ces nobles ambassadeurs soient morts depuis plus -de mille ans et en poussière sous terre?</p> - -<p>—Tu dis bien, je l’ai rêvé.... Mais, si ce n’est eux, -d’autres peuvent arriver, un jour fortuné, avec la -même musique.</p> - -<p>—Qui dirait non? Avez-vous rêvé de caisses vides? -Car ce serait le signe d’un héritage certain.</p> - -<p>—Et toi, qu’as-tu rêvé?</p> - -<p>—Moi? Cette nuit, j’ai rêvé que nous nous rencontrions -avec un taureau noir.</p> - -<p>—Mais cela veut dire sûrement que nous trouverons -un trésor caché, sais-tu? Qui nous dit que dans -cette vieille maison, qui fut habitée autrefois par des -commerçants riches, il n’y ait pas dans ces murs ou -dans ces cloisons quelque jarre bien remplie de belles -onces d’or?</p> - -<p>—J’ai ouï conter qu’au siècle passé vivaient ici des -marchands de drap très riches et que, quand ils moururent, -on ne trouva aucun argent dans leurs caisses. -Il pourrait bien se faire qu’ils l’eussent caché. Il y a -beaucoup, beaucoup d’exemples de cela.</p> - -<p>—Je suis certaine qu’il y a de l’argent caché dans -cette propriété.... Mais va savoir où ces Indiens ont été -le fourrer. Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de le découvrir?</p> - -<p>—Je ne sais.... Je ne sais, murmura Benina, repassant -<span class="pagenum" id="Page_194">194</span> -dans sa tête rêveuse les conjurations orientales -proposées par Almudena.</p> - -<p>—Et si ce n’est pas dans les murs, qui dit que ce -n’est pas sous les dalles de la cuisine ou de la salle à -manger que ces messieurs ont caché leur argent, pensant -qu’il serait plus à leur portée dans l’autre monde?</p> - -<p>—C’est bien possible.... Mais il est plus probable -que ce sera dans le mur, ou bien, par exemple, sous -les toits entre les solives....</p> - -<p>—Je crois que tu as raison. Cela peut aussi bien -être caché en haut qu’en bas. Je t’assure que, lorsque -je cogne fortement dans les couloirs et dans la salle à -manger et que toute la maison tremble comme si elle -voulait s’écrouler, il me semble que j’entends un petit -bruit... qui ressemble au tintillement de l’or qui est -remué.... Ne l’as-tu pas entendu?</p> - -<p>—Si, madame.</p> - -<p>—Eh bien! faisons donc tout de suite la preuve. -Fais un pas hors de l’alcôve, cogne fort et écoutons....»</p> - -<p>Benina le fit comme il était dit et avec non moins -de conviction que sa maîtresse et, en effet..., elles entendirent -aussitôt un bruit métallique qui ne pouvait -certainement provenir que de l’énorme quantité d’argent -et d’or (certainement plus d’or que d’argent) cachée -dans des pots, dans la vieille fabrique. Elles s’endormirent -toutes deux sur cette illusion et, en songe, -elles continuèrent à entendre le son argentin du -métal....</p> - -<p>La maison était comme un grand corps qui aurait -sué et de chacun de ses pores s’écoulait une once, une -pièce de vingt-cinq francs ou une petite monnaie de -vingt et un quart de réal.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_195">195</span></p> - <h2 id="ch_27">XXVI</h2> -</div> - -<p>Au petit matin du jour suivant, Benina cheminait -vers les Cambroneras, son panier au bras, pensant, -non sans inquiétude, à l’exaltation du bon Almudena, -qui le conduirait promptement à la folie, si par ses -bonnes manières elle n’arrivait pas à le calmer.</p> - -<p>Plus bas que la porte de Tolède, elle rencontra la -Burlada et un autre pauvre qui mendiait avec un enfant -hydrocéphale. Sa camarade de la paroisse lui dit -qu’elle avait transféré son domicile au pont, parce -qu’elle ne pouvait plus vivre dans le cœur de Madrid -avec la cherté des loyers et l’exiguïté des aumônes. -On lui donnait l’hospitalité dans une maison près de -la rivière et pour moins que rien, et à cet avantage -elle joignait cet autre de bien se mouvoir pour mendier -sur le passage des allants et venants, matin et -soir, de la rivière au pont et du pont à la rivière. Interrogée -par Benina au sujet de l’aveugle et de sa manière -de vivre, elle répondit qu’elle l’avait vu près de la -petite fontaine après le pont, mendiant, mais qu’elle -ne savait point où il demeurait.</p> - -<p>«Allez avec Dieu, madame, dit la Burlada. N’allez-vous -pas au pont? Moi, si, parce qu’on y trouve son -compte, si on y gagne peu. On me donne tous les -soirs un bon plat de nourriture à la maison de M. le -banquier, qui est située en face et à son entrée par la -rue de Las Huertas, et je vis comme un chanoine, me -réjouissant de faire la nique à la Caporale quand la -servante du banquier m’apporte ma grande platée de -nourriture; enfin avec cela et quelque autre petite -<span class="pagenum" id="Page_196">196</span> -chose que je reçois, nous vivons, madame Benina, et -nous pouvons même nous compter parmi les riches. -Adieu, portez-vous bien, j’espère que vous trouverez -votre Maure en bonne santé. Portez-vous bien.»</p> - -<p>Elles s’en allèrent, chacune de son côté et, à l’entrée -du pont, Benina, enfilant la chaussée qui descend à -droite et conduit au faubourg de Cambroneras, sur la -rive gauche du Manzanarès, tout en bas, elle se trouva -sur une espèce de petite place limitée, du côté du couchant, -par un vulgaire édifice; au sud, par le mur d’appui -du contrefort de la culée du pont, et, des deux -autres côtés, par des talus ou terre-pleins sablonneux -où vivent quelques épines silvestres, des chardons et -quelques herbes rachitiques. L’endroit est pittoresque, -plein de lumière et, on peut dire, extrêmement gai, -parce que de là on domine les rives verdoyantes du -fleuve et les lavoirs avec leurs linges de mille couleurs. -Au couchant, on distingue les chaînes de montagnes -et, à la rive opposée du fleuve, les cimetières de San-Isidro -et San-Justo qui présentent un aspect grandiose -avec leurs monuments et le vert foncé de leurs cyprès.... -La mélancolie inhérente à ces lieux de repos -ne les prive point, dans ce panorama, de leur caractère -décoratif, et ils sont comme un beau décor ajouté par -l’homme à tous ceux de la nature.</p> - -<p>En descendant lentement l’esplanade, la mendiante -vit deux ânes; que dis-je, deux? huit, neuf, dix ou plus -avec leur collier d’un rouge éclatant, et auprès d’eux un -groupe de gitanos se chauffant au soleil, qui inondait -déjà la place de sa lumière éblouissante, donnant plus -d’éclat encore aux vives couleurs dont bêtes et gens -étaient parés. Au milieu de conversations animées tout -était rire, tapage, courses de droite et de gauche; les -gamins couraient en se chamaillant; les tout petits, -vêtus d’oripeaux, faisaient la roue, et, seuls, les ânes -conservaient leur aspect grave et méditatif, au milieu -de toute cette agitation, de ce mouvement et de ces -cris en charabia; les vieilles gitanas, dont quelques-unes -<span class="pagenum" id="Page_197">197</span> -au teint couleur de tan ou même noir, tenaient -leurs commérages à part, réunies auprès du mur du -grand édifice, qui est une maison de location d’aspect -régulier. Deux ou trois petites filles lavaient des chiffons -dans la mare que formait, au milieu de l’esplanade, -l’eau qui se perdait au sortir de la fontaine voisine. -Quelques-unes de ces petites filles avaient un teint -foncé et presque noir que faisaient ressortir les boucles -d’oreilles en filigrane suspendues à leurs oreilles; -d’autres avaient le teint mat et terreux, toutes étaient -agiles, gracieuses, à la taille fine et de langue déliée. -La vieille trouva parmi ces gens des visages de connaissance -et, regardant de-ci, de-là, elle crut reconnaître -un gitano qu’elle avait rencontré un certain jour, à l’hôpital, -tandis qu’elle allait voir une amie. Elle ne voulut -point s’approcher du groupe dans lequel il se disputait -avec d’autres au sujet d’un âne dont les blessures de -l’échine étaient l’objet d’une très vive discussion, et -attendit le moment favorable pour lui parler. Il ne tarda -pas à venir, parce que deux d’entre eux en arrivèrent -promptement à se donner force bourrades, l’un avec -un pantalon fendu du haut en bas, montrant ses jambes -noires, et, l’autre, ayant un turban sur la tête et, pour -tout vêtement, un grand gilet d’homme. Le gitano essaya -de les séparer; Benina l’y aida et, tout étant rentré -dans l’ordre, elle l’interpella en ces termes:</p> - -<p>«Dites-moi, bon ami, n’auriez-vous pas vu par ici un -Maure aveugle, qu’on appelle Almudena?</p> - -<p>—Si, madame, je l’ai vu et j’ai même parlé avec lui, -répliqua le gitano, montrant deux rangées de dents -d’une blancheur éblouissante, d’une égalité et d’une conservation -parfaites, se détachant dans l’étui de deux -grosses lèvres charnues, d’un violet foncé. Je l’ai vu -près du pont.... Il m’a dit qu’il couchait la nuit dans -les maisons de Ulpiana... et que... je ne sais plus quoi..., -qu’il était abandonné, bonne femme, qu’elle est une -ingrate et qu’elle est cuisinière.»</p> - -<p>Benina fit un brusque saut en arrière, voyant tout -<span class="pagenum" id="Page_198">198</span> -d’un coup devant elle les pieds de derrière d’un âne, -que deux gamins rouaient de coups, sans doute pour -lui apprendre les belles manières et faire son éducation -gitanesque, et elle se dirigea vers la maison que lui -avait indiquée l’homme à la belle dentition.</p> - -<p>A côté de l’esplanade s’ouvrait un chemin ou rue tortueuse -dans la direction de la porte ségovienne. A gauche, -lorsqu’on y entre, se trouve la maison de rapport, -immense amas de logements pauvres à six piécettes le -mois, et, à sa suite, les murs et dépendances d’une -ferme ou grange qu’on appelle Valdemora. Sur la -droite, diverses maisons très anciennes, en désordre, -avec des cours intérieures, avec des treillis moisis, les -parois sales, offrant la réunion la plus irrégulière de -vétusté et de misère que l’on puisse voir en architecture -urbaine ou campestrale. Quelques portes laissent -apercevoir de jolies faïences avec le portrait de san Isidro -et la date de la construction, et, sur les toits en -ruine, pleins de saillies pittoresques, on est tout étonné -de voir encore de belles girouettes toutes tordues, d’un -travail exquis.</p> - -<p>Voyant, en s’approchant, que quelqu’un se montrait -au grillage d’une fenêtre, elle se prépara à demander -un renseignement: c’était un âne blanc aux oreilles -démesurées, qu’il passa au travers des barreaux, lorsqu’elle -eut ouvert la bouche. Alors la vieille entra dans -la première cour pavée, pleine de trous; de tous côtés -des habitations avec des portes d’inégales grandeurs, -des auvents ou petites huttes économiquement dressées, -couvertes de feuilles de cuivre couleur vert-de-gris; -sur l’unique paroi blanche ou, du moins, moins -sale que les autres, s’étalait un grand bateau peint à -l’ocre rouge, frégate à trois mâts, de style enfantin, -avec une cheminée d’où s’échappait une grande ligne -de fumée. De ce côté, une femme, à la figure hâve, -lavait des haillons dans une auge en pierre: ce n’était -pas une gitana, mais bien une paysanne. D’après les -explications que celle-ci lui donna, les gitanos vivaient -<span class="pagenum" id="Page_199">199</span> -dans la partie gauche, avec leurs ânons, en pacifique -communauté d’habitation; ils avaient pour lit, les uns -comme les autres, le sol sacré, les mangeoires servant -d’oreillers aux animaux doués de raison; à la droite, et -dans des chambres ressemblant aussi bien à des écuries -et non moins immenses que les autres, accouraient -pour y dormir, la nuit, beaucoup de ces pauvres qui -parcourent les rues de Madrid, de jour, en mendiant. -Pour dix centimes ils avaient droit à une portion de -sol et de nourriture. Benina ayant donné le signalement -d’Almudena, la femme affirma qu’effectivement -il avait dormi là, mais qu’à l’instar de tous les autres -pauvres il était parti de très bonne heure, car les dortoirs -n’étaient point faits pour inviter à la paresse. Si -madame désirait d’autres renseignements sur le Maure -aveugle, elle s’empresserait de les lui fournir, dans le -cas où il viendrait dormir une autre nuit.</p> - -<p>Remerciant la femme maigre, Benina s’en alla par la -rue, guettant çà et là des deux côtés de la rue. Elle -espérait apercevoir sur ces monticules dénudés Almudena -prenant le soleil, plongé dans ses idées mélancoliques. -Passé la maison d’Ulpiana, on ne voyait plus -à droite que des talus arides et pierreux, couverts -d’immondices, de scories et de sable. A cent mètres -environ se présenta une courbe ou route en zigzag qui -conduit à la station de Las Pulgas, laquelle se reconnaît -par la trace noire des charbons déposés sur le sol -et qui s’aperçoivent d’en bas, les palissades qui ferment -la voie et quelque chose qui fume et bout au-dessus de -tout cela. Arrivé à la station, du côté de l’orient, un -ruisseau d’eaux d’égout, noires comme de l’encre, -coule au travers d’une tranchée ouverte dans le talus -et, franchissant le chemin par un petit canal, s’en va -féconder les prairies avant de se jeter dans la rivière. -La mendiante s’arrêta un instant, examinant avec sa -vue de lynx la tranchée par laquelle l’eau s’écoulait en -flots troubles, et les plaines qui, sur la gauche, -s’étendent jusqu’à la rivière, plantée de légumes. Elle -<span class="pagenum" id="Page_200">200</span> -continua plus loin, car elle savait que l’Africain aimait -la solitude des champs et la rude intempérie. Le jour -était paisible, la lumière très vive accentuait le vert -des récoltes et le bleu intense des choux de Lombardie, -jetant dans tout le paysage des notes gaies. La -vieille femme marchait et s’arrêtait alternativement, -regardant les champs dont la vue récréait ses yeux et -son esprit, et les collines arides, et elle ne vit rien qui -ressemblât à un aveugle marocain qui serait occupé à -boire le soleil. Retournant à l’esplanade, elle descendit -jusqu’à la rive du fleuve et parcourut les lavoirs et les -petites maisons qui s’appuient au contre-fort du pont, -sans rencontrer une trace de Mordejaï. Découragée, -elle retourna vers le Madrid d’en haut, décidée à -reprendre, le lendemain, ses investigations.</p> - -<p>Dans sa maison, elle ne trouva rien de nouveau; je -me trompe, elle trouva une nouvelle qui peut bien être -considérée comme un événement merveilleux, œuvre -du génie souterrain Samdaï. A peine entrée, doña Paca -lui cria avec joie:</p> - -<p>«Mais, tu ne sais pas, femme?... Je t’attendais avec -impatience pour te le raconter....</p> - -<p>—Quoi, madame?</p> - -<p>—Que don Romualdo est venu ici.</p> - -<p>—Don Romualdo?... Mais vous rêvez.</p> - -<p>—Je ne sais pourquoi.... C’est une chose de l’autre -monde que ce monsieur vienne chez moi?</p> - -<p>—Non, mais....</p> - -<p>—Pour sûr, cela m’a donné à penser. Qu’arrive-t-il?</p> - -<p>—Il n’arrive rien.</p> - -<p>—J’ai cru qu’il s’était passé quelque chose dans -la maison de don Romualdo, quelque question désagréable -avec toi et qu’il venait m’en rendre compte.</p> - -<p>—Il n’y a rien de tout cela.</p> - -<p>—Ne l’as-tu point vu sortir de chez lui? Ne t’a-t-il -pas dit qu’il venait ici?</p> - -<p>—Quelle idée? Est-ce que monsieur va maintenant -me dire où il va quand il sort?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_201">201</span></p> - -<p>—En tout cas, c’est bien extraordinaire....</p> - -<p>—Mais enfin, puisqu’il est venu, il a dû vous dire....</p> - -<p>—A moi? Que veux-tu qu’il m’ait dit, si je ne l’ai pas -vu?... Laisse que je t’explique. A dix heures, une des -petites filles de la cordonnière est descendue comme -d’habitude pour me tenir compagnie: l’aînée, Célédonia, -qui est plus vive que la poudre. Bon! à minuit -moins un quart, drelin, drelin! on sonne à la porte. Je -dis à la petite: «Ouvre, ma fille, et qui que ce soit, -dis que je n’y suis pas». Depuis le scandale que m’a -fait ce marchand, je me garde bien de recevoir quand -tu n’es pas là.... Célédonia ouvre..., j’entends d’ici une -voix grave, comme celle d’un personnage, mais je ne -puis rien distinguer.... Alors la petite me raconte que -c’est un prêtre qui est venu....</p> - -<p>—Son signalement?</p> - -<p>—Grand, beau, ni vieux, ni jeune.</p> - -<p>—C’est cela, affirma Benina, stupéfaite de la coïncidence, -mais n’a-t-il point laissé sa carte?</p> - -<p>—Non, parce qu’il avait oublié son portefeuille.</p> - -<p>—Et il a demandé après moi?</p> - -<p>—Non. Il a dit seulement qu’il désirait me voir pour -une affaire de grande importance.</p> - -<p>—Dans ce cas, il reviendra.</p> - -<p>—Non, pas de sitôt. Il doit partir ce soir pour aller -à Guadalajara. Tu as dû entendre parler de ce voyage.</p> - -<p>—Il me paraît que oui.... On a parlé, je crois, d’aller -à la station, de la petite malle et de je ne sais quoi.</p> - -<p>—Mais tu pourrais appeler Célédonia, elle t’expliquera -tout cela mieux que moi. Il dit qu’il était très -contrarié de ne pas me rencontrer.... Qu’à son retour -de Guadalajara il reviendrait.... Mais c’est tout de -même bien curieux qu’il ne t’ait pas parlé de cette -question d’intérêt qu’il a à traiter avec moi. Ou bien le -sais-tu et veux-tu me réserver la surprise?</p> - -<p>—Non, non, je ne sais rien de cette affaire..., et la -Célédonia est-elle sûre du nom?</p> - -<p>—Demande-le lui.... Deux ou trois fois, il lui a -<span class="pagenum" id="Page_202">202</span> -répété: «Dis à ta maîtresse que don Romualdo est -venu».</p> - -<p>La petite, interrogée, confirma tout ce que venait de -dire doña Paca; elle était très fûtée et pas une syllabe -de ce que M. le curé lui avait dit ne lui avait échappé; -elle décrivait avec une mémoire des plus fidèles sa -figure, son vêtement, son accent.... Benina, d’abord -confondue de la rareté du cas, l’oublia promptement, -son esprit étant préoccupé de choses plus importantes. -Elles trouvèrent Frasquito tellement mieux qu’on lui -accorda de se lever de son lit; mais, en faisant ses premiers -pas dans l’appartement et les couloirs, le pauvre -galant s’aperçut de cette nouveauté que sa jambe -droite était devenue un peu faible à le porter.... Il -espérait néanmoins qu’avec une bonne alimentation et -un peu d’exercice ce membre finirait par retrouver sa -fermeté et son activité premières. Bientôt il aurait son -bulletin de guérison. Sa reconnaissance pour ces deux -femmes durerait autant que sa vie et principalement -pour Benina.... Il reprenait haleine. Il renaissait à l’espérance, -il avait le pressentiment d’obtenir bientôt une -situation qui lui permettrait de vivre indépendant, -d’avoir un logis propre, bien que tout simple, et... -l’homme s’animait en parlant, et avec l’inépuisable pharmacie -de son optimisme il se rétablissait promptement.</p> - -<p>Comme Benina songeait à tout et qu’elle ne laissait -de côté rien de ce qui pouvait toucher ceux dont elle -s’occupait, elle pensa qu’il était convenable de prévenir -les dames de la Costanilla de San-Andres qui auraient -sûrement été inquiètes de l’absence de leur commis.</p> - -<p>«Oui, faites-moi le plaisir de leur porter mes compliments, -dit le galant, plein d’admiration pour cette -nouvelle preuve de prévoyance. Dites-leur ce que vous -voudrez et je suis sûr d’avance que vous me mettrez -en bonne posture auprès d’elles.»</p> - -<p>C’est ce que Benina exécuta le soir même, et, le lendemain -matin de bonne heure, elle reprit le chemin de -Tolède.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_203">203</span></p> - <h2 id="ch_28">XXVII</h2> -</div> - -<p>Elle rencontra un vieux bonhomme déguenillé qui -avait coutume de mendier avec une petite fille dans les -bras, à la chapelle de l’Olivar; il lui conta en pleurant -ses malheurs qui auraient suffi à émouvoir des rochers.</p> - -<p>Sa fille, la mère de cette créature et d’une autre qui, -malade, avait été recueillie par une voisine, était morte -deux jours avant de misères, madame, de fatigue, de -tant souffrir, pendant qu’elle envoyait ses pauvres -enfants à la recherche d’un morceau de pain. Qu’allait-il -devenir maintenant avec ces deux enfants, n’ayant -point de quoi les nourrir et ne suffisant pas à se tirer -d’affaires lui-même? Le Seigneur avait retiré sa main -de lui. Aucun saint du ciel ne lui venait en aide dans -cette maudite situation. Il ne désirait qu’une chose, -mourir, et qu’on l’enterre promptement, promptement, -pour ne plus voir le monde. Son seul désir serait de -voir ses deux pauvres petites placées dans un de ces -refuges comme il y en a beaucoup pour petits des deux -sexes. Et c’est là que l’on pouvait reconnaître sa malchance.... -Il avait rencontré une âme charitable, un -ecclésiastique, qui lui offrit de placer les petites dans -un asile; mais, quand il croyait l’affaire arrangée, le -diable est venu la défaire.</p> - -<p>«Voyons, madame, est-ce que vous ne connaîtriez -pas par hasard un brave homme, prêtre, qui s’appelle -don Romualdo?</p> - -<p>—Il me paraît que si, répondit la mendiante, sentant -de nouveau un grand vertige et une épouvantable -confusion dans son esprit.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_204">204</span></p> - -<p>—Grand, bien planté, portant des habits fins, ni -jeune, ni vieux.....</p> - -<p>—Et il dit qu’il s’appelle don Romualdo?</p> - -<p>—Don Romualdo, oui, madame.</p> - -<p>—Aurait-il par hasard une petite nièce qui se -nomme doña Patros?</p> - -<p>—Je ne sais pas comment elle s’appelle; mais pour -une nièce, il en a certainement une... et jolie encore. -Mais voilà bien ma chienne de chance. Et je vais vous -en donner la raison. Je vais chez lui et l’on me dit -qu’il est parti pour Guadalajara.</p> - -<p>—Justement, fit Benina tout étourdie, sentant que -le réel et l’imaginaire se livraient à une sarabande -dans son pauvre cerveau; mais il reviendra bientôt.</p> - -<p>—Savoir s’il reviendra!»</p> - -<p>Le pauvre vieux ajouta qu’il se mourait de faim; -qu’il n’avait, en tout et pour tout, mangé depuis trois -jours autre chose qu’un morceau de morue crue qu’on -lui avait donné par charité dans un magasin, et -quelques croûtes de pain qu’il avait été obligé de tremper -dans la fontaine pour les attendrir, car il n’avait -plus de dents dans la bouche. Depuis le jour de la -Saint-Joseph, où la distribution de la soupe a été supprimée -au Sacré-Cœur, il n’avait plus trouvé remède à -sa faim; il ne trouvait d’assistance nulle part; le ciel ne -l’aimait plus. Avec quatre-vingt-deux ans accomplis, -pourquoi aurait-il désiré continuer à vivre? Si peu -qu’il réussisse à caser ses deux petites filles, il se coucherait -pour ne plus se relever qu’au jugement dernier -très tard. Il ne se lèverait que le dernier tout à fait, -tant il était las et fatigué!</p> - -<p>Transportée de peine en écoutant le récit d’une semblable -infortune, dont elle ne pouvait mettre en doute -la sincérité, elle dit au vieux de la mener auprès de sa -petite-fille malade, et elle fut aussitôt conduite dans un -logis sombre, au rez-de-chaussée de la maison de location -où vivaient pêle-mêle, pour trois réaux par mois, -une demi-douzaine de «mendiants pour l’amour de -<span class="pagenum" id="Page_205">205</span> -Dieu», avec leur progéniture. La majeure partie -d’entre eux se rendaient alors à Madrid pour y recueillir -la sainte obole. Benina ne rencontra qu’une vieille -sèche, endormie, qui paraissait alcoolique, et une -femme pansue, mal couverte de haillons de différentes -couleurs. Par terre, sur un méchant grabat, couvert de -morceaux d’étoffes légères jaunes, et de lambeaux de -mantes cramoisies, était étendue la petite malade; elle -paraissait six ans, la face livide, les poings serrés -contre la bouche.</p> - -<p>«Ce qu’elle a, cette enfant, c’est qu’elle souffre de la -faim, dit Benina qui, lui ayant touché le front et les -mains, les avait trouvés froids comme le marbre.</p> - -<p>—Il est possible que cela soit, car il n’est pas entré -dans nos corps quoi que ce soit de chaud depuis -hier.»</p> - -<p>Il n’en fallait pas plus pour faire déborder la pitié de -la brave Benina, pitié qui emplissait et inondait son -âme et, transportant dans la pratique les choses avec -la prestesse qui était la caractéristique de sa nature, -elle s’en alla à la minute à la boutique de comestibles -voisine et acheta tout ce qu’il lui fallait pour mettre -immédiatement un bon pot-au-feu, prenant en plus des -œufs, du charbon, de la morue..., car elle ne faisait -jamais les choses à demi. Sur l’heure elle portait -remède à la triste situation de ces infortunés et de -quelques autres qui vinrent se joindre à la compagnie, -alléchés par l’odeur de cuisine qui s’était si subitement -et si rapidement répandue dans la partie basse -de cette ruche humaine. Et le Seigneur récompensa de -suite sa charité en lui envoyant, parmi les mendiants -qui accoururent à ce festin, un cul-de-jatte qui lui -donna enfin des nouvelles du pauvre Almudena -dévoyé.</p> - -<p>Le Maure couchait dans la maison Ulpiana et le -reste du temps il le passait en prières et jouant sur -une petite guitare à deux cordes qu’il avait rapportée -de Madrid, le tout sans s’éloigner d’un tas de décombres -<span class="pagenum" id="Page_206">206</span> -provenant de la station de Las Pulgas, du côté -qui regarde vers le pont ségovien. Benina se rendit là -très lentement, parce que le mendiant qui la guidait -était lui-même de marche lente, l’extrémité du corps -enfermée dans une semelle et se mouvant au moyen -des mains armées elles-mêmes de petits socques de -bois. Tout en cheminant, cette moitié d’homme émit -sur le compte de l’aveugle quelques remarques critiques, -disant que sa manière d’être était tant soit peu -extravagante. Il croyait qu’Almudena devait être un -prêtre dans son pays, un curé de Zancarron et que, -dans ces jours, il devait faire la pénitence du carême -mahométan.</p> - -<p>«Ce qu’il chante avec sa guitare, ce doit être des -chansons de funérailles de là-bas, parce qu’elles sont -tristes et donnent envie de pleurer en les entendant. -Enfin, madame, le voilà devant vous, étendu sur son -tapis, la tête en avant, aussi privé de mouvement que -s’il eût été changé en pierre.»</p> - -<p>Benina distinguait en effet la figure immobile de -l’aveugle au milieu d’un tas d’immondices, de scories, -de plâtras et de balayures qui se trouve entre la voie -et le chemin de Las Cambroneras, au milieu d’une -aridité absolue, car aucune plante, aucun arbre, aucune -verdure ne poussait en cet endroit. Le cul-de-jatte -continua à se traîner en avant, et Benina, son panier -sous le bras, se mit à monter, non sans glisser sur les -décombres et non sans peine, car le talus, à cause de -sa composition hétéroclite, s’écroulait sous ses pieds. -Avant d’arriver au sommet, qu’occupait Almudena, elle -annonça par des cris son arrivée, lui disant:</p> - -<p>«Eh bien! mon enfant, voilà un joli endroit que tu -as choisi pour te mettre au soleil! Est-ce que tu voudrais, -par hasard, te dessécher pour faire une peau de -tambourin? Eh!... Almudena, c’est moi, c’est moi qui -monte ces escaliers d’enfer. Petit... Mais quoi? est-ce -que tu es fou ou endormi?»</p> - -<p>Le Marocain ne bougeait point, la face tournée vers -<span class="pagenum" id="Page_207">207</span> -le sol, comme un morceau de viande qu’on aurait mis -à rôtir. La vieille lui lança deux ou trois petites pierres -avant de parvenir à attirer son attention. Almudena se -mit à trembler de tout son corps et, se mettant sur ses -pieds, il s’écria:</p> - -<p>«Toi, Benina, c’est toi, Benina?</p> - -<p>—Oui, mon enfant. C’est cette pauvre vieille elle-même -qui vient te trouver au désert où tu demeures. -Tu as eu une drôle d’idée de venir ici, et ce n’est pas -sans peine que je suis parvenue à te découvrir!</p> - -<p>—Benina! répéta l’aveugle avec une émotion enfantine, -qui se révélait par une crise de larmes et un -tremblement qui le secouait des pieds à la tête. Tu -viens du ciel.</p> - -<p>—Non, enfant, non, répliqua la brave femme en lui -frappant les épaules en signe d’amitié. Je ne viens pas -du ciel. Je monte de la terre, au contraire, par ces -maudites rocailles. Eh bien! c’est une jolie idée qui t’a -pris, pauvre petit Maure! Dis-moi: est-ce que ton pays -ressemble à cela?»</p> - -<p>Mordejaï ne répondit pas à cette question. Ils descendirent -tous deux. L’aveugle la palpait avec les mains, -comme s’il cherchait à la voir par le toucher.</p> - -<p>«Je suis venue, dit enfin la mendiante, parce que je -craignais que tu ne mourusses de faim.</p> - -<p>—Moi pas manger....</p> - -<p>—Tu fais pénitence? Tu aurais pu choisir un meilleur -endroit.</p> - -<p>—Il est le meilleur.... Montagne parfaite.</p> - -<p>—Va, là avec ta montagne! Et comment l’appelles-tu?</p> - -<p>—Mont Sinaï.... Je suis à Sinaï....</p> - -<p>—Où tu es à bayer aux corneilles.</p> - -<p>—Tu es venue avec les anges, Benina..., venue, avec -le feu.</p> - -<p>—Non, mon enfant, je n’apporte pas de feu et, du -reste, il ne manque pas ici, tu es assez rissolé comme -cela. Tu es plus sec qu’une morue.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_208">208</span></p> - -<p>—Tant mieux.... Je veux être desséché... et brûler -comme une souche.</p> - -<p>—Tu deviendrais sec comme la paille, si je t’abandonnais. -Mais je ne t’abandonne pas et maintenant tu -vas manger et boire ce que je t’apporte dans mon -panier.</p> - -<p>—Moi je ne veux pas manger..., moi devenir squelette.»</p> - -<p>Sans en écouter davantage, Almudena tendit la main -et se mit fébrilement à chercher par terre. Il cherchait -sa guitare que Benina vit et ramassa, en faisant résonner -les deux cordes distendues.</p> - -<p>«Donne, donne vite», dit l’aveugle impatient, saisi -par l’inspiration.</p> - -<p>Et, attirant à lui l’instrument, il pinça les cordes et -il en tira quelques sons tristes, accords sans concordance -harmonique entre eux, et ensuite il se mit à -chanter en langue arabe une étrange mélopée, accompagnée -de sons secs et cadencés qu’il tirait de ces -deux cordes. Benina écouta la cantilène avec un certain -recueillement, bien qu’elle ne comprît rien aux -paroles gutturales ni à la cadence des sons qui ne ressemblait -en rien à ce qu’elle connaissait, mais elle sentait -que cette musique procédait d’une intense mélancolie. -L’aveugle balançait la tête sans s’arrêter, comme -s’il eût voulu adresser les paroles aux différentes parties -du ciel, et il prononçait certaines d’entre elles avec -une véhémence et une ardeur qui dénotaient l’enthousiasme -dont il était possédé.</p> - -<p>«Bien, enfant, bien, lui dit la vieille, quand il eut -terminé son chant. Ta musique m’a beaucoup touchée. -Mais l’estomac me dit qu’à lui les couplets ne lui suffisent -pas et qu’il préfère de bonnes tranches de jambon.</p> - -<p>—Mange, toi..., moi je chanterai.... C’est manger -pour moi que d’être avec toi.</p> - -<p>—Tu t’alimentes en m’ayant près de toi? Jolie -nourriture, vraiment!</p> - -<p>—Moi, t’aimer!...</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_209">209</span></p> - -<p>—Oui, aime-moi; mais tu dois tenir compte de ce -que je suis ta mère et que je dois prendre soin de toi.</p> - -<p>—Tu es bonne, tu es jolie.</p> - -<p>—Ah! je t’en souhaite, que je suis jolie..., avec plus -d’années que san Isidro, avec cette misère et cette -figure!»</p> - -<p>Non moins inspiré en parlant qu’en chantant, Almudena -lui dit:</p> - -<p>«Tu es comme l’oasis, l’ombre bienfaisante.... Ta -taille est élancée comme les palmiers du désert.... Ta -bouche, comme les roses.... Tes yeux brillent comme -les étoiles du soir.</p> - -<p>—Très sainte Vierge! Jamais je ne me serais doutée -que j’avais toutes ces beautés.</p> - -<p>—Toutes les femmes t’envient.... La main de Dieu t’a -créée avec amour; les anges te louent avec leurs -cithares....</p> - -<p>—Saint Antoine béni!... Si tu veux que je croie tout -cela, il faut que tu me fasses une faveur: mange ce -que je te rapporte. Lorsque tu auras la barrique -pleine, nous causerons, tu oublieras toutes ces lubies.»</p> - -<p>Et, ce disant, elle sortait de son panier, pain, omelette, -viande froide et une bouteille de vin. Elle énumérait -ses provisions, espérant exciter son appétit, et -comme argument final, elle lui dit:</p> - -<p>«Si tu t’obstines à ne pas manger, je me sauve et tu -ne me verras jamais plus. Laisse là ma bouche de -roses, mes petits yeux pareils aux étoiles... et ensuite -fais tout ce que je vais te prescrire: rentre à Madrid -et retourne vivre dans ton petit logis comme -avant.</p> - -<p>—Si tu m’épouses, oui; sinon, non.</p> - -<p>—Manges-tu ou ne manges-tu pas? Parce que je ne -suis pas venue ici pour perdre mon temps à te faire -des sermons, déclara Benina, mettant toute son énergie -dans son accent. Si tu persistes à jeûner, je m’en -vais à l’instant même.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_210">210</span></p> - -<p>—Mange, toi.</p> - -<p>—Tous les deux. Je suis venue pour te voir et pour -manger avec toi.</p> - -<p>—Reste avec moi!</p> - -<p>—Dieu, quel entêté! On dirait un enfant. Je vais -être obligée de te donner des taloches.... Allons, voyons, -mon cher Maure, mange, nourris-toi; nous causerons -ensuite de notre mariage. Crois-tu que je veuille -prendre un mari séché au soleil, qui va devenir comme -un parchemin?»</p> - -<p>Avec ces raisons et d’autres, elle parvint à le convaincre -et le dédaigneux finit par faire honneur aux -victuailles apportées. Commencé avec répulsion, le -repas fut terminé avec voracité. Mais il n’abandonnait -pas pour cela son thème favori et, entre chaque bouchée, -il répétait:</p> - -<p>«Tu m’épouseras..., nous irons dans mon pays.... Je -t’épouserai dans ta religion, si tu le désires, tu te marieras -dans ma religion, si tu le préfères.... Moi, je suis -d’Israël.... Les dames de la conférence m’ont fait baptiser.... -Elles m’ont donné comme nom José-Marie Almudena....</p> - -<p>—José-Maria de Almudena, si tu es chrétien, pourquoi -me parles-tu de ces autres sottes religions?</p> - -<p>—Il n’y a qu’un Dieu, qu’un seul Dieu, lui seul -existe, s’écria l’aveugle saisi d’une exaltation mystique. -Il soulage ceux qui ont le cœur meurtri. Il sait le -nombre des étoiles et comment elles se nomment. -Adonaï est adoré par tout ce qui existe et par tous les -quadrupèdes, par le passereau qui vole.... Alleluia....</p> - -<p>—Homme, si nous nous mettons à chanter Alleluia, -le déjeuner ne passera pas.</p> - -<p>—La voix d’Adonaï plane au-dessus des eaux, des -grandes masses d’eaux. La voix d’Adonaï, forte et belle. -La voix d’Adonaï couvre les montagnes du Liban et de -Sion.... La voix d’Adonaï lance des flammes, fait trembler -le désert: elle fera trembler le désert de Kader.... -La voix d’Adonaï fait mettre bas les biches.... Dans son -<span class="pagenum" id="Page_211">211</span> -palais, tout est joie. Adonaï a fait cesser le déluge.... -Adonaï a béni son peuple avec la paix.»</p> - -<p>Il continua ainsi, récitant des oraisons hébraïques -en castillan du quinzième siècle, qu’il conservait dans -sa mémoire depuis sa plus tendre enfance, et Benina -l’écoutait avec respect, attendant qu’il eût terminé -pour le ramener à la réalité et le faire rentrer dans la -vie terrestre. Ils discutèrent un instant sur la convenance -de retourner à l’hôtellerie de Santa-Casilda, mais -il ne paraissait pas disposé à lui complaire sur un -point aussi important, si elle ne se décidait point à -accepter sa main noire. Il essaya d’expliquer l’attraction -que, dans l’état d’esprit où il se trouvait actuellement, -avaient pour lui ces monticules arides et pleins -de décombres. Réellement, il ne savait comment l’expliquer, -ni Benina comment le comprendre; toutefois, -un observateur attentif pouvait entrevoir dans cette -singulière passion pour ces lieux un cas d’atavisme et -un retour instinctif vers les temps anciens, cherchant -une ressemblance géographique avec les solitudes désertes -où la race avait commencé.... Était-ce folie? -Peut-être non.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_212">212</span></p> - <h2 id="ch_29">XXVIII</h2> -</div> - -<p>Avec tout son talent et son esprit, la vieille ne parvint -pas à le convaincre de l’opportunité de regagner -le haut Madrid.</p> - -<p>«Et je ne sais pas, dit-elle, faisant flèche de tout -bois, je ne sais pas comment tu vas faire pour vivre -sur cette montagne de la pénitence. Car tu ne mendies -plus et personne ne sera là pour t’apporter l’ombre d’un -pois chiche si je ne puis venir, et moi, si aujourd’hui -j’ai quelques sous, promptement je serai sans un centime, -et j’aurai la honte de devoir retourner à la mendicité. -Espères-tu voir tomber la manne?</p> - -<p>—Oui, la manne tombera, répliqua avec une conviction -profonde Almudena.</p> - -<p>—Compte là-dessus. Mais dis-moi autre chose, mon -petit enfant: crois-tu qu’il y ait par ici quelque trésor -caché?</p> - -<p>—Oui, oui, il y en a beaucoup.</p> - -<p>—Eh bien, si tu en découvres un, tu n’auras pas -perdu ton temps. Mais, bah! je ne crois pas aux -bourdes que tu racontes ni à toutes ces momeries que -tu as rapportées de ton pays d’infidèles.... Non, non, ici -il n’y a point de salut pour le pauvre, et la découverte -de trésors cachés, comme la venue de tous ces gens qui -doivent apporter des charretées de pierres précieuses, -me paraissent autant d’histoires à dormir debout.</p> - -<p>—Si tu m’épouses, je trouverai beaucoup de trésors.</p> - -<p>—Bien, bien.... Mais mets-toi à travailler pour la découverte -de l’endroit où se trouve la marmite pleine -<span class="pagenum" id="Page_213">213</span> -d’argent. Je viendrai la chercher et, si c’est vrai, nous -nous marierons ensemble.»</p> - -<p>Ce disant, elle remettait dans son panier les restes -du repas pour s’en aller. Almudena s’opposait à son -départ si rapide; mais elle insistait pour s’en aller, -avec la fermeté qu’elle apportait dans ses décisions:</p> - -<p>«Il serait beau, vraiment, que je reste ici exposée -au soleil et à l’air comme une peau de cuir dans un -séchoir de tanneur! Et, dis-moi? Est-ce que tu vas -m’entretenir ici? Et à ma maîtresse, qui lui remplira le -bec?»</p> - -<p>Cette indication de la maison de sa maîtresse remit -en mémoire, à Mordejaï, le joli galant et, comme il -commençait à s’exciter outre mesure, Benina s’empressa -de le calmer en lui disant que, Dieu merci, le -vieux galant était parti de la maison et qu’il était retourné -dans ses palais aristocratiques et que, heureusement, -ni sa maîtresse ni elle n’avaient plus rien à -voir avec ce vieux fainéant, qui s’était mal conduit avec -elle, étant parti à la française et sans payer sa pension. -L’Africain accepta ce mensonge avec une candeur enfantine -et, faisant jurer à son amie qu’elle viendrait le -voir tous les jours pendant ces temps de dure pénitence, -il la laissa partir.</p> - -<p>Benina s’en alla par en bas, préférant remonter ensuite -par la station dont la route était plus commode -et praticable.</p> - -<p>Lorsqu’elle rentra à la maison, la première chose -que sa maîtresse lui demanda, c’est si l’on connaissait -l’époque à laquelle don Romualdo rentrerait de Guadalajara; -ce à quoi elle répondit qu’on n’avait aucune donnée -certaine sur son retour. Il n’arriva rien de notable ce -jour-là, sinon que Ponte allait de mieux en mieux, -étant très joyeux de la visite d’Obdulia qui resta quatre -heures à causer avec sa mère et avec lui de choses -élégantes et de ses succès à Ronda, antérieurs de quarante -ans à l’époque présente. Il faut pourtant noter -que l’argent s’en allait diminuant dans les mains de -<span class="pagenum" id="Page_214">214</span> -Benina, car la petite dîna à la maison et il fallut -ajouter à l’ordinaire de la merluche, quelques dattes -et petits gâteaux pour le dessert. Avec la dépense de -ces jours et avec les prodigalités charitables aux Cambroneras, -les douros qui restaient du prêt de la Pitusa, -après le payement de quelques dettes criardes, se réduisaient -à peine à un douro, le jour de sa troisième -échappée au pont de Tolède.</p> - -<p>C’est un point avéré que, dans cette troisième course, -le vieux du jour précédent, qui dit s’appeler Silverio, -vint à sa rencontre, et, après lui, venaient, formés en -rang de bataille, les autres miséreux habitants de ces -humbles logis, ayant pour interprète le cul-de-jatte, qui -s’exprimait avec une certaine facilité, comme si, en lui -donnant cette faculté, la nature avait voulu lui donner -une compensation de l’horrible mutilation de son -corps. Il fut déclaré, au sein de cette foule de pauvres -réunis, que la dame devait répandre ses bienfaits également -sur tous et sans distinction, parce que tous -avaient les mêmes titres à son immense charité. Benina -leur répondit avec une franchise ingénue qu’elle n’avait -ni argent ni quoi que ce soit à leur répartir, étant -aussi pauvre qu’eux. Ces paroles furent accueillies -avec la plus profonde incrédulité et le pauvre estropié, -ne sachant quoi répondre, ayant épuisé dans son discours -premier toute sa faconde oratoire, le vieux Silverio -prit la parole et dit qu’ils n’étaient point récemment -tombés d’un nid, qu’on ne leur en faisait point -accroire et qu’il était bien clair que la dame n’était -point ce qu’elle paraissait, mais bien une dame déguisée -qui, sous l’aspect et l’habit d’une pauvresse -attitrée, s’en allait à travers le monde pour rechercher -la véritable misère et la soulager. Quant à ce déguisement, -il ne faisait aucun doute, parce qu’ils l’avaient -déjà vue les années antérieures. Ah! lorsqu’elle était -venue l’autre fois, la dame déguisée, elle les avait tous -secourus également. Lui et d’autres se rappelaient bien -sa figure et ses manières et ils pouvaient affirmer que -<span class="pagenum" id="Page_215">215</span> -c’était la même personne, la même précisément qu’ils -avaient devant les yeux et qu’ils touchaient de leurs -mains.</p> - -<p>Il n’y eut qu’une voix pour confirmer le dire de l’octogénaire, -qui ajouta que la dame avait été reconnue -pour une sainte, mais qu’elle, tout en respectant son -déguisement, serait tenue pour très sainte et que tous -se mettaient à genoux devant elle pour l’adorer. Benina -contesta avec enjouement qu’elle fût une sainte comme -son aïeule, qu’elle était très étonnée de ce qu’ils disaient -et qu’ils reviendraient de leur erreur. En effet, il avait -bien existé autrefois une dame de grande naissance, -appelée doña Guillermina Pacheco<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>, cœur délicieux, -esprit élevé, qui allait par le monde distribuant les -dons de son immense charité, et elle s’habillait simplement -sans manquer à la décence, révélant dans sa -modestie souveraine le rang qu’elle occupait. Mais -cette dame était morte depuis longtemps. Comme elle -s’était montrée bonne au pauvre monde, Dieu l’avait -rappelée à lui, et elle nous manque beaucoup par ici. -«Et même si elle vivait encore, comment, mes amis, -pourriez-vous la confondre avec l’infortunée Benina?» -On reconnaissait à cent lieues en elle une femme du -peuple, une servante. Si ses vêtements de pauvre, -pleins de pièces et de taches, ses souliers éculés ne -leur faisaient pas comprendre suffisamment la différence -qu’il y a entre une vieille cuisinière retraitée et -une femme née dans la noblesse, car il est facile de se -déguiser, il n’y avait pas moyen de se tromper sur -d’autres choses, par exemple sur la façon de parler. -Ceux qui ont entendu le langage de doña Guillermina, -qui s’exprimait à l’égal des anges eux-mêmes, comment -peuvent-ils confondre avec ce qu’elle disait ses paroles, -à elle, vulgaires? Elle était née dans un village -des environs de Guadalajara, ses parents étaient de -<span class="pagenum" id="Page_216">216</span> -pauvres laboureurs, elle était venue pour servir à Madrid -vers sa vingtième année. Elle lisait avec difficulté -et, pour l’écriture, elle était si peu adroite que c’est à -peine si elle pouvait signer son nom, Benina de Casia. -A cause de ce nom, les garçons de son pays se moquaient -d’elle, disant qu’elle descendait de santa Rita. -Au total, elle n’était point une sainte, mais bien une -pécheresse, et elle n’avait rien à voir avec doña Guillermina -d’autrefois, qui était actuellement à la droite -de Dieu. Elle était une pauvresse comme eux, vivant -d’aumônes, et elle s’arrangeait de son mieux pour faire -vivre les siens. Dieu l’avait faite généreuse, cela, oui; -si elle avait quelque chose et qu’elle rencontrât une -personne plus besogneuse qu’elle, elle ne prenait que -le temps de la secourir.... Et si contente de le faire!</p> - -<p>Ils ne se donnèrent point pour convaincus, les misérables -abandonnés de Dieu et tendant leurs mains -amaigries, ils continuaient à supplier d’une voix plaintive -Benina de Casia de leur venir en aide. De petits -enfants malingres en guenilles s’unirent au chœur des -mendiants et, se pendant à ses jupes, criaient: «Du -pain! du pain!» Émue de tant de misère, la vieille se -rendit chez le boulanger, y prit une douzaine de grands -pains et, les coupant par le milieu, elle les distribua à -cette troupe d’affamés. L’opération ne fut pas sans présenter -de difficultés, car tous se précipitaient sur elle -avec furie, chacun voulant recevoir sa part avant le -voisin, et certains s’efforçant d’attraper deux portions. -On aurait dit que le nombre des mains augmentait à -chaque instant et qu’il en sortait de dessous terre. -Suffoquée, la brave femme dut encore retourner -acheter quelques petits pains, car deux ou trois vieilles -qui n’avaient rien reçu poussaient des cris de paon et -ameutaient le quartier avec leurs lamentations aiguës.</p> - -<p>Enfin, elle se croyait libérée de tous ces moucherons, -quand elle fut appelée par une femme à la voix rauque -qui tenait dans ses bras un enfant hydrocéphale, monstrueux. -Elle reconnut de suite la femme qu’elle avait -<span class="pagenum" id="Page_217">217</span> -vue en compagnie de la Burlada, le jour auparavant, -sur le chemin de la porte de Tolède. Elle prétendait la -faire monter au dernier étage de la maison, où elle lui -ferait voir le tableau le plus pitoyable qu’elle pût imaginer.</p> - -<p>Benina consentit à la suivre, car la pitié cédait toujours -chez elle le pas à ses convenances, et, tandis -qu’elles montaient l’escalier, l’autre lui expliquait la -situation de sa pauvre famille. Elle n’était pas mariée, -mais elle avait eu deux enfants d’un garde civil, qui -étaient morts d’une esquinancie, l’un après l’autre, à -six jours d’intervalle. Celui qu’elle portait avec elle ne -lui appartenait pas; il était à une de ses compagnes, -qui vivait avec un aveugle qui jouait du violon; c’était -une pocharde et une voleuse, quand elle en trouvait -l’occasion. Celle qui contait ces tristes choses se nommait -Basilisa; son père était perclus de douleurs pour -avoir gagné sa vie en pêchant des anguilles dans la -rivière avec de l’eau par-dessus les jarrets; sa sœur, -malade des coups reçus de son amoureux, un brigand, -un gouffre, un rat, qui passe toutes ses nuits à jouer -dans l’établissement de Comadréja.</p> - -<p>«Madame connaît peut-être cet établissement.</p> - -<p>—De nom, dit Benina, médiocrement intéressée par -cette histoire.</p> - -<p>—C’est une honte; non content de battre ma sœur, -il a encore engagé nos manteaux et nos jupons. Vous -devez le connaître, car il n’y a pas de pire canaille dans -tout Madrid. On l’appelle <i>Si Toseis Tomeis</i>... et, par -abréviation, nous disons <i>Tomeis</i>.</p> - -<p>—Je ne le connais pas. Je ne fréquente pas de telles -gens.»</p> - -<p>Elles montèrent jusqu’à l’un des logis les plus étroits -au dernier étage, où Benina put voir la terrible infortune -de ces gens. Le vieux aux rhumatismes avait l’air -d’un fou; dans l’exaspération où le mettaient ses douleurs, -il vociférait, blasphémant tout à la fois, et Cesarea -était comme idiote de la grande inanition qui la consumait, -<span class="pagenum" id="Page_218">218</span> -et elle ne faisait pas autre chose que de donner -des coups sur les fesses d’un malheureux petit morveux, -pleurnichard, qui montrait le blanc de ses yeux -à force de crier et de se contorsionner. Au milieu de -tout ce désordre, les deux femmes dirent à Benina -qu’en dehors de la faim elles n’avaient pas d’autre -désir que de payer leur propriétaire, qui ne les laissait -pas vivre un instant tranquilles, réclamant à toute -heure son dû. Benina répondit qu’elle n’était point, -faute d’argent, en état de les tirer d’embarras. Tout ce -qu’elle pouvait faire était de leur donner une piécette -pour qu’elles pussent pourvoir à leurs besoins ce jour-là -et le suivant. Benina, le cœur plein de tristesse, -s’éloigna de ces malheureux et, bien que les femmes -montrassent une certaine reconnaissance, elle vit bien -qu’elles conservaient grande rancune au fond d’elles-mêmes -de n’avoir point obtenu tout le secours qu’elles -avaient espéré.</p> - -<p>Benina, en descendant, se rencontra dans l’escalier -avec deux vieilles décrépites, dont l’une lui dit grossièrement:</p> - -<p>«Ah! bien, oui, vous prendre pour doña Guillermina! -Les lourdauds, pire que des ânes! Oui, celle-là -était un ange vêtu comme une mortelle, mais celle-ci -une femme ordinaire, qui vient ici faire semblant de -faire l’aumône.... Une dame! Ah bien, ouiche! une -dame... empestant l’ail cru... et avec ses mains bonnes -à frotter les casseroles....»</p> - -<p>La bonne femme suivait son chemin sans se préoccuper -de toutes ces injures; mais, une fois dans la rue, -elle se vit importunée par une foule innombrable -d’aveugles, de manchots et de paralytiques qui lui demandaient -avec une insupportable insistance du pain -ou de l’argent pour en acheter. Elle essaya de se débarrasser -de ces importuns quémandeurs; mais ils -continuaient à la suivre, ne la quittant pas et ne voulant -pas la laisser partir. Enfin, pressant le pas, elle -chercha à se mettre à distance de ces pauvres insupportables -<span class="pagenum" id="Page_219">219</span> -et se dirigea vers le monticule où elle espérait -rencontrer le bon Mordejaï. Au même endroit où -elle l’avait laissé la veille, se trouvait notre homme, les -yeux sans regard fixés anxieusement du côté où elle -devait venir; aussitôt qu’elle l’eut rejoint, elle sortit -les vivres de son panier et ils se mirent à manger ensemble. -Mais Dieu n’entendait point que les choses -allassent ce jour-là de conformité avec le bon cœur et -les chères intentions de Benina, car il y avait à peine -dix minutes qu’ils étaient installés à manger, lorsque -Benina s’aperçut que, sur le chemin d’en bas du monticule, -se réunissaient de très méchants petits gitanos, -quelques autres mendiants de très mauvaise mine et -deux ou trois vieilles acariâtres et furibondes. En -voyant le groupe idyllique que la vieille et l’aveugle -composaient, toute cette engeance se prit à vociférer. -Que disaient-ils? De cette hauteur on n’aurait vraiment -pas su le comprendre. Des mots isolés parvenaient -seuls... que c’était une sainte d’autodafé: une mendiante -qui faisait la sainte pour mieux voler.... Que -c’était une lécheuse de cierges, une voleuse d’huile de -lampe d’église.... Enfin, la chose semblait prendre une -mauvaise tournure et une pierre lancée par une main -vigoureuse, pim! ne tarda pas à le montrer, et la pauvre -Benina la reçut sur l’épaule.... Un instant après, une -autre et pim! pam! une nuée d’autres. Ils se levèrent -immédiatement, tout épouvantés, et serrant dans le -panier les victuailles, la dame prit son chevalier par le -bras, lui disant:</p> - -<p>«Sauvons-nous, car ils vont nous tuer!»</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_220">220</span></p> - <h2 id="ch_30">XXIX</h2> -</div> - -<p>Grimpant difficilement sur ce sol déclive, tombant -et se relevant à chaque instant, se serrant le bras, la -tête basse, ils subissaient cette nuée formidable de -projectiles. Les pierres, arrivant à Benina dans ses -jupes, ne lui faisaient pas grand mal, mais l’infortuné -Almudena eut le malheur de recevoir une pierre dans -la tête au moment où il tournait la face vers l’ennemi -pour l’apostropher, et le coup fut terrible. Lorsqu’ils -arrivèrent, épuisés et endoloris, à un endroit à l’abri -de cette pluie de pierres, la blessure du Marocain saignait -abondamment, teintant de rouge la face entière. -Ce qu’il y avait d’étrange c’est que le blessé avait tout -supporté en silence et que c’était précisément au moment -où il s’adressait au ciel pour lui demander de -frapper de sa foudre et de confondre leurs infâmes -agresseurs qu’il avait été blessé. Un cantonnier du -chemin de fer, qui vivait à proximité du lieu du sinistre, -les secourut. Homme calme et pieux qui, s’intéressant -aux victimes de cet attentat, les reçut comme bon -chrétien dans son humble demeure, plein de compassion -pour leur malheur. Peu d’instants après survint -sa femme, et la première chose qu’ils firent ce fut de -donner de l’eau à Benina pour laver la blessure de son -compagnon, et ils apportèrent ensuite du vinaigre et -des chiffons pour panser la plaie. Le Maure ne cessait -de répéter:</p> - -<p>«Et toi, <i>Amri</i>, n’as-tu pas reçu de pierres?</p> - -<p>—Non, mon enfant, je n’ai reçu qu’une pierre derrière -la tête, qui n’a point saigné.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_221">221</span></p> - -<p>—Cela te fait mal?</p> - -<p>—Peu.... Ce n’est rien.</p> - -<p>—Ce sont les esprits souterrains, les mauvais.</p> - -<p>—Ce sont d’indécentes canailles, méritant d’être -ramassées par la garde civile.»</p> - -<p>Le pauvre aveugle fut soigné avec les remèdes les -plus primitifs. On arrêta le sang et on lui mit un bandeau -sur l’œil; ensuite on le fit asseoir par terre, l’appuyant -au mur, parce que sa tête branlait et qu’il ne -pouvait pas se tenir sur pieds. La mendiante recommença -à sortir la nourriture de son panier, le pain et la -viande qu’ils n’avaient point eu le temps d’achever, -offrant de partager avec leurs généreux protecteurs; -mais ces derniers, au lieu d’accepter, voulurent au -contraire leur offrir des sardines et des beignets qui -étaient restés de leur repas. Ce ne fut qu’offres réciproques -et amabilités et politesses sans nombre et, à -la fin, chacun resta avec ses propres provisions. Mais -Benina songea de suite à mettre à profit les bonnes -dispositions de ces braves gens pour leur proposer de -prendre en pension l’aveugle dans leur petite maison -jusqu’à ce qu’elle eût pu lui préparer un logement à -Madrid. Il n’y avait pas à songer à retourner aux Cambroneras, -car on y était trop mal disposé en sa faveur. -A Madrid et dans la maison où elle habitait, il lui était -absolument impossible de le conduire, parce qu’elle -était servante et lui..., cela n’était pas facile à expliquer..., -et si M. et Mme les gardiens de l’aiguille pensaient -mal des relations de Benina et du Maure, -eh bien! qu’ils pensent après tout ce qu’ils voudront.</p> - -<p>«Voyez, vous autres, dit la vieille en les trouvant -hésitants et perplexes, je n’ai pas un sou en dehors de -cette piécette et de ces sous. Prenez-les et gardez ici -ce pauvre aveugle jusqu’à demain. Il ne vous gênera -pas, parce qu’il est bon et honnête. Il dormira dans ce -coin, pour peu que vous lui prêtiez une vieille mante -et, quant à ce qui est de la nourriture, vous lui -<span class="pagenum" id="Page_222">222</span> -donnerez de ce que vous mangerez vous-mêmes.»</p> - -<p>Après une courte hésitation, ils acceptèrent et, s’enhardissant -jusqu’à donner un conseil à leur étrange -compagne, le garde dit:</p> - -<p>«Ce que vous devriez faire, ce serait de renoncer à -errer et vagabonder par voies et par chemins, car il -n’y a que des mauvaises paroles ou des coups à recevoir, -et vous devriez essayer de vous faire admettre -dans un refuge, madame, aux <i>Ancianitas</i>, et monsieur -dans un établissement pour les aveugles, et ainsi vous -auriez tous deux le vivre et le couvert assurés pour -tout le temps qui vous reste à vivre».</p> - -<p>Almudena ne répondit rien: il aimait la liberté et la -préférait, pénible, misérable et incertaine, à toute la -commode sujétion de l’asile des pauvres. Benina, de -son côté, ne désirait point entrer dans de longues -explications, ni chercher à dissiper l’erreur de ces -braves gens qui s’imaginaient certainement qu’ils -étaient associés pour le vagabondage et la maraude. -Elle se contenta de dire qu’ils ne sauraient songer aux -établissements à cause de la grande quantité de candidats -et des nombreuses recommandations qu’il fallait -avoir pour y entrer et sans lesquelles il était tout à -fait impossible de réussir. A cela, la femme de l’aiguilleur -leur répondit qu’ils pourraient certainement -réussir à se caser, s’ils allaient trouver un brave monsieur, -très charitable, qui s’occupait des asiles! un -prêtre qu’on appelait don Romualdo.</p> - -<p>«Don Romualdo? Oui, je le connais de nom. C’est -un curé grand et bien fait, qui a une nièce appelée -doña Patros, qui louche un peu?»</p> - -<p>Ce disant, Benina sentait se renouveler le trouble -extrême de ce perpétuel mélange du réel et de l’imaginaire.</p> - -<p>«Je ne sais si elle louche ou non..., continua la -femme de l’aiguilleur, mais je sais que don Romualdo -est de Guadalajara.</p> - -<p>—Cela est vrai et actuellement il est allé dans son -<span class="pagenum" id="Page_223">223</span> -pays.... Il est certain qu’on veut le faire évêque et il -est allé chercher ses papiers.»</p> - -<p>Elles tombèrent d’accord que don Romualdo ne devait -pas revenir sans ses papiers et ensuite on lia -traité pour l’hébergement de l’aveugle dans la maison -pour vingt-quatre heures. Benina donna la piécette et -les gros sous moins trois petits sous qu’elle conserva -à part, et les autres s’engagèrent à le traiter comme -leur enfant. Benina, cela fait, eut à lutter contre le -Marocain, s’engageant à l’emmener plus tard avec elle. -Elle réussit à le convaincre en le cajolant un peu et en -lui assurant que sa blessure à la tête lui jouerait un -mauvais tour s’il ne restait pas tranquille.</p> - -<p>«<i>Amri</i>, reviens demain, disait le malheureux en la -quittant. Si tu m’abandonnes, je mourrais tout de suite -moi-même.»</p> - -<p>La vieille promit solennellement de revenir et elle -s’en alla toute mélancolique, retournant dans sa tête -toutes les aventures de cette journée auxquelles se joignaient -de tristes présages, annonçant de plus grands -malheurs, parce qu’elle se trouvait de nouveau sans -ressources, ayant trop suivi l’impulsion de son cœur, -en faisant des aumônes exagérées. Certainement, elle -allait se trouver dans des embarras inextricables, car il -allait falloir très promptement rendre les bijoux à la -Pitusa, trouver des ressources pour faire vivre sa maîtresse -et son hôte, secourir Almudena, et elle s’était -mis tant d’obligations sur le dos qu’elle ne savait vraiment -plus comment faire pour y parer.</p> - -<p>Elle retourna chez elle, après avoir fait tous ses -achats à crédit et, trouvant Frasquito très bien, elle -dit à sa maîtresse qu’il convenait de le congédier et -qu’il devrait retourner remplir les devoirs de son -emploi et gagner sa vie. La chère dame fut de cet avis, -mais la tristesse de toutes deux prit un nouveau cours -à la nouvelle apportée par la servante d’Obdulia que la -pauvre jeune femme était tombée très malade: elle -avait une forte fièvre, le délire et une crise de nerfs -<span class="pagenum" id="Page_224">224</span> -qui faisait compassion. Benina s’en alla la trouver et, -après avoir prévenu ses beaux-parents pour qu’ils -eussent à en prendre soin, elle rentra tranquilliser sa -maîtresse. Elles passèrent une triste soirée et une nuit -pire encore en songeant aux difficultés de toutes sortes -qui s’offraient à elles et, le matin suivant, la pauvre -femme retournait occuper sa place à San-Sebastian, -car la mendicité était le seul remède qu’elle pût employer -dans une aussi terrible adversité.</p> - -<p>Chaque jour, son crédit diminuait et les obligations -contractées rue de la Ruda ou dans les boutiques de -la rue Impériale l’accablaient. Elle se trouva dans la -nécessité d’aller mendier le soir et un peu aussi, -un peu plus tard, la nuit, prenant pour prétexte -une visite à la petite. Pour la brève campagne nocturne, -elle sortait, cachée sous un vieux voile de doña -Paca qui lui enveloppait toute la figure et, avec cela, -une vieille paire de lunettes vertes qu’elle gardait pour -cette occasion; elle ressemblait à merveille à une vieille -dame, pauvresse honteuse et aveugle, et, en faction -au coin du Barrio-Nuevo, elle attaquait tout chrétien -passant à sa portée, l’interpellant à mi-voix par -une plaintive prière. Avec cette combinaison et travaillant -à trois reprises par jour, elle parvenait à réunir -quelques sous, non en quantité suffisante pour les -besoins qu’elle avait à satisfaire, besoins qui n’étaient -point minces, car Almudena tombé malade était resté -chez l’aiguilleur dans la petite maison de Las Pulgas. -L’aiguilleur ne demandait rien pour son hospitalité, -mais il fallait apporter à manger à Almudena. Obdulia -ne guérissait pas: il fallait lui porter médicaments et -consommés, car ses beaux-parents ne faisaient rien -pour elle, malgré leurs promesses, et on ne pouvait -songer à la conduire à l’hôpital. L’héroïque femme -supportait donc une charge démesurément forte, et -pourtant elle la supportait et elle suivait, sa croix sur -le dos, son chemin rempli de dures épines, anxieuse, -sinon de pourvoir à tout, du moins de faire tout ce -<span class="pagenum" id="Page_225">225</span> -qu’elle pouvait. Si le malheur voulait qu’elle fût forcée -de s’arrêter à mi-chemin, elle aurait du moins la satisfaction -d’avoir accompli tout ce que lui dictait sa conscience.</p> - -<p>Le soir, sous prétexte d’achats à faire, elle s’en -allait mendier à la porte de San-Justo, ou près du -palais archiépiscopal; mais elle ne pouvait rester longtemps -dehors dans la crainte que son absence trop -prolongée n’inquiétât outre mesure sa maîtresse. En -rentrant, un soir, sans avoir gagné autre chose qu’un -petit sou, elle apprit cette nouvelle extraordinaire que -doña Paca était sortie avec Frasquito pour aller rendre -visite à Obdulia. La portière ajouta qu’un instant auparavant -il était venu un prêtre, grand, de bon aspect, -qui, fatigué de sonner, avait laissé un message à la -portière.</p> - -<p>«Oui, c’est don Romualdo.</p> - -<p>—C’est ainsi qu’il a dit, madame. Il est venu deux -fois, et....</p> - -<p>—Est-ce qu’il retourne de nouveau à Guadalajara?</p> - -<p>—Il en est revenu hier soir. Il a à parler à doña -Paca et il reviendra quand il pourra.»</p> - -<p>Un épouvantable doute régnait dans l’esprit de Benina -relativement à ce bienheureux prêtre, si ressemblant -par nom et signalement au sien, à celui qui était la -création de son cerveau, et elle pensait que, par un -miracle de Dieu, la création de son imagination, pieux -mensonge, né de tristes circonstances, cet être imaginaire -avait pris le corps et l’âme d’une personne véritable.</p> - -<p>«Enfin, nous verrons ce qui résultera de tout cela, -se dit-elle en montant posément l’escalier. Bienvenu -sera M. le curé, s’il nous apporte quelque chose.»</p> - -<p>Et elle agitait de telle façon dans sa tête le mélange -du réel et du mensonger, relatif au révérend prêtre de -l’Alcarria, qu’une nuit où elle mendiait avec voile et -lunettes, elle crut reconnaître dans une jeune dame, -<span class="pagenum" id="Page_226">226</span> -qui lui donnait dix centimes, la propre doña Patros, la -nièce qui louchait un peu.</p> - -<p>Doña Paca et Frasquito apportèrent, Dieu soit loué, -la bonne nouvelle qu’Obdulia se rétablissait, quoique -lentement.</p> - -<p>«Écoute, Nina, lui dit la veuve, arrange-toi comme -tu voudras, il faut que tu portes à Obdulia une bouteille -d’amontillado. Tu verras si l’on veut encore te la -donner à crédit à la boutique, et, si on te la refuse, -trouve l’argent comme tu pourras, car ce qu’a surtout -l’enfant, c’est de la faiblesse.»</p> - -<p>L’autre ne dit rien contre cette nouvelle idée de magnificence, -pour ne point heurter sa maîtresse, et se -mit à préparer le souper. Elle demeura taciturne jusqu’à -l’heure de son coucher et doña Paca se plaignit -vivement de ce qu’elle ne lui causait pas comme les -autres jours et qu’elle ne l’entretenait pas avec ses -conversations amusantes. Elle prit force de sa fatigue -même et, avec l’esprit plein de trouble, l’âme pleine de -sombres présages, elle se mit à bavarder avec un grand -flux de paroles, afin de bercer sa maîtresse de ses discours, -comme de propos et de chansons de nature à -appeler le sommeil.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_227">227</span></p> - <h2 id="ch_31">XXX</h2> -</div> - -<p>Remis de sa blessure, le Maure s’en alla de nouveau -mendier, sur les instances de son amie, car ce n’était -vraiment pas le moment de se mettre au soleil pour -jouer de la guitare. Les nécessités de toutes sortes -augmentaient et la dure réalité s’imposait, et il fallait -par force arracher les gros sous de la masse humaine, -comme d’une mer riche en trésors de toute nature. -Almudena ne put résister à l’énergique suggestion de -la dame, et peu à peu il se guérit de ses tristesses et -du délire mystique et de pénitence qui l’avait tant déséquilibré -les jours précédents. Ils convinrent, après -une vive discussion, de transférer leur centre de mendicité -de San-Sebastian à San-Andres, parce qu’Almudena -connaissait à cette paroisse un brave prêtre qui -l’avait protégé en d’autres circonstances. Ils allèrent -là, et bien qu’à San-Andres il y eût aussi des Caporales -et des Élisées, avec des noms différents, car ces gens-là -sont le produit naturel de la vie, dès que les gens -sont classés et réunis par groupe ou par famille dans -la société, ils ne paraissaient pas toutefois aussi autoritaires -et aussi arrogants que ceux de l’autre paroisse. -Le prêtre qui protégeait le Marocain était un jeune -homme très intelligent, quelque peu arabisant et hébraïsant, -qui avait coutume de parler assez souvent et -longtemps avec lui, non pas tant par charité que -comme exercice de langue. Un matin, Benina observa -que le jeune curé sortait de la Rectorale accompagné d’un -autre prêtre, grand, de belle apparence, et ils parlèrent -tous deux en regardant le Maure aveugle. Sans aucun -<span class="pagenum" id="Page_228">228</span> -doute, ils parlaient de lui, de son origine, de son parler -et de sa religion endiablés. Ensuite, l’un et l’autre -tournèrent leurs regards vers elle. Quelle honte! Que -pensaient-ils d’elle? Ils la supposaient compagne du -Maure, sa femme peut-être, sa....</p> - -<p>Enfin, le prêtre qui était bel homme, étant parti par -la Cava-Baja, l’autre, le savant, daigna venir causer un -petit instant avec Almudena en langue arabe. Il se -tourna ensuite vers Benina et lui dit, en lui parlant -avec une certaine considération:</p> - -<p>«Vous, doña Benina, vous devriez bien cesser cette -vie de mendicité qui est si dure à votre âge. Il ne convient -pas que vous alliez avec le Maure comme la -corde avec le seau. Pourquoi n’entreriez-vous pas à la -Miséricorde? J’en ai parlé à don Romualdo, et il m’a -promis de s’intéresser....»</p> - -<p>La bonne femme fut stupéfaite de cette conversation -et ne sut tout d’abord que répondre. Pour dire quelque -chose, elle exprima sa reconnaissance à M. de Mayoral, -c’est ainsi que se nommait le bienfaisant don Romualdo -dans le prêtre qui venait de le quitter.</p> - -<p>«Oui, je lui ai dit aussi, ajouta Mayoral, que vous -étiez la servante d’une dame qui demeure dans la rue -Impériale, et il a dit qu’il s’informerait de vous avant -de vous recommander.»</p> - -<p>Il ajouta encore quelques mots et Benina arriva dans -son esprit au plus haut degré de trouble et de vertige, -car le prêtre grand et de belle prestance qu’elle venait -de voir concordait en tout point comme ressemblance -avec celui qu’elle avait créé de toutes pièces par ses -mensonges systématiques et réitérés, et il était absolument -pareil à l’image sortie de son imagination.</p> - -<p>Elle eut envie de courir par la rue Cava-Baja, voir si -elle le rencontrerait pour lui dire: «Monsieur don -Romualdo, pardonnez-moi de vous avoir inventé. Je ne -croyais pas mal faire. Je l’ai fait pour cacher ou justifier -envers ma maîtresse les sorties que j’étais obligée -de faire pour aller mendier afin de la faire vivre. Et si -<span class="pagenum" id="Page_229">229</span> -ce fait de vous voir aujourd’hui apparaître en chair et -en os est un châtiment pour moi, que Dieu me le pardonne! -Je ne recommencerai pas. Ou bien êtes-vous -un autre don Romualdo? Pour que je sorte de cette -incertitude qui me trouble, faites-moi la faveur de me -dire si vous avez une nièce qui louche, une sœur qui -s’appelle doña Josefa, si vous êtes proposé pour évêque -comme vous le méritez et, si, plaise à Dieu, tout cela est -vérité. Dites-moi si vous êtes mon don Romualdo ou -un autre sorti de je ne sais où, et dites-moi pourquoi -vous avez besoin de parler avec ma maîtresse et si vous -allez lui donner l’apaisement pour lequel je vous ai -inventé.»</p> - -<p>Voilà ce qu’elle lui aurait dit si elle l’avait rencontré; -mais elle ne le rencontra pas et ces discours ne furent -pas tenus.</p> - -<p>Elle rentra chez elle fort triste; elle ne put éloigner -l’idée que le bienfaisant prêtre de l’Alcarria n’était pas -une pure invention de son esprit fertile, et que tout ce -que nous rêvons a une existence propre et qu’enfin tout -mensonge contient une certaine portion de vérité. Les -jours passèrent dans ces conditions, sans autre nouveauté -qu’une épouvantable augmentation des difficultés -économiques de la vie. Malgré toutes ses stations -de mendicité, matin et soir, elle n’arrivait point -à pourvoir à tout et il n’y avait plus personne qui consentît -à lui faire crédit d’un réal; la Pitusa la menaçait -de la poursuivre si elle ne lui rendait pas ses bijoux. -L’énergie venait à lui manquer et sa grande âme vacillait; -elle perdait sa foi dans la Providence, et elle se -formait une opinion peu flatteuse de la charité humaine; -toutes ses démarches pour se procurer de l’argent n’aboutirent -qu’au prêt d’un douro que lui fit Juliana la -femme d’Antonito. L’aumône n’arrivait pas suffisante, -bien loin de là. En vain faisait-elle des économies sur -sa propre nourriture pour dissimuler la détresse où la -maison se trouvait; en vain elle s’en allait par les rues -et cheminant avec ses souliers éculés et se meurtrissant -<span class="pagenum" id="Page_230">230</span> -les pieds. L’économie sordide même était inefficace. Il -n’y avait plus d’autres ressources que de succomber -en disant: «Que les choses aillent comme elles voudront; -pour le reste, que Dieu y pourvoie si toutefois -cela lui convient!»</p> - -<p>Un samedi soir, ses malheurs arrivèrent au comble -par un triste incident tout à fait inattendu. Elle était -allée mendier à San-Justo; Almudena en faisait autant -dans la rue du Sacrement. Elle étrenna avec dix centimes, -chance extraordinaire du sort, qu’elle considéra -comme de bon augure. Mais combien était grande son -erreur, en se fiant à ces gracieuses faveurs que le destin -semble nous présenter alors qu’il ne nous les accorde -que pour mieux nous tromper et ensuite nous frapper -plus cruellement tout à son aise. Un court instant après -que Benina eut étrenné comme nous l’avons raconté, -se présenta un individu de la brigade secrète, qui l’interpella -d’une façon brutale et grossière et lui dit:</p> - -<p>«Eh! la bonne femme, marchez, marchez et vivement, -et plus vite que cela....</p> - -<p>—Que dites-vous?</p> - -<p>—Que vous vous taisiez et que vous filiez....</p> - -<p>—Mais où m’emmenez-vous?</p> - -<p>—Taisez-vous, votre compte est bon.... Allons... à -San-Bernardino.</p> - -<p>—Mais quel mal ai-je fait, monsieur?</p> - -<p>—Vous mendiez!... Ne vous ai-je point dit hier que -M. le gouverneur ne veut pas que l’on mendie dans -cette rue?</p> - -<p>—Alors que M. le gouverneur m’entretienne, car je -ne dois pas mourir de faim, par le Christ.... Allez, -laissez-moi.</p> - -<p>—Taisez-vous, vous avez bu; marchez, marchez, -vous dis-je.</p> - -<p>—Ne me poussez pas!... Je ne suis pas une criminelle.... -J’ai une famille, des gens qui répondent de -moi; allez, je ne puis être conduite où vous voulez me -mener.»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_231">231</span></p> - -<p>Elle s’accrocha au mur, mais le brutal agent de police -l’en arracha en la repoussant violemment. Les -municipales s’approchèrent, celui de la brigade secrète -les requit de lui prêter main-forte pour l’emmener à -San-Bernardino, avec tous les autres pauvres qu’ils -purent ramasser dans cette rue et dans les rues adjacentes. -Néanmoins, Benina essaya encore de se gagner -la bienveillance de ses gardiens en se montrant soumise -dans la désolation où elle était. Elle supplia, -pleurant abondamment, mais ses larmes et ses cris -furent inutiles. En avant, en avant, toujours en avant; -mais voyant à l’arrière-garde l’aveugle africain et se -rendant compte qu’on l’arrêtait aussi, elle s’adressa -aux agents de l’ordre, leur demandant de la laisser -marcher à côté du pauvre infirme sans les séparer. La -malheureuse femme eut besoin de faire appel à toute -la fermeté de son esprit pour se résigner à une aussi -atroce aventure.... Être conduite à un dépôt de mendicité -comme on conduit des criminels endurcis à la -prison! Se voir dans l’impossibilité de rentrer à sa -maison à l’heure accoutumée et de faire le nécessaire -pour pourvoir aux besoins de sa maîtresse et amie! -Quand elle songeait que doña Paca et Frasquito n’auraient -point à manger ce soir-là, sa douleur atteignait -la frénésie; elle se serait ruée volontiers sur les agents -pour se dégager d’eux, si ses forces avaient été suffisantes -contre deux hommes. Elle ne pouvait éloigner -de son esprit la consternation dans laquelle serait plongée -son infortunée maîtresse en voyant passer les -heures et les heures..., sans que sa Nina rentrât. Jésus, -Vierge sainte! qu’allait-on penser dans cette maison? -Si le monde ne s’écroule pas devant de pareils événements, -sûrement qu’il ne s’écroulera jamais.... Arrivée -plus loin que Las Caballerizas, elle chercha encore à -attendrir le cœur de ses gardiens par ses raisonnements -et ses lamentations. Mais eux accomplissaient un -ordre de leur chef et, s’ils ne l’avaient point exécuté, -ils auraient encouru une vive réprimande. Almudena -<span class="pagenum" id="Page_232">232</span> -se taisait, marchant silencieusement, accroché au bras -de Benina, et il ne paraissait nullement contrit de son -arrestation et de sa conduite au dépôt de mendicité.</p> - -<p>Si la pauvre femme pleurait, le ciel faisait de même, -semblant associer sa tristesse à la sienne, car la brume -qui tombait au moment de l’arrestation s’était changée -en une pluie diluvienne et ils étaient trempés des pieds -jusqu’à la tête. Les vêtements des deux malheureux -ruisselaient; le chapeau rond d’Almudena ressemblait -à la pièce supérieure de la fontaine des Tritons; un -peu plus, il serait venu de la mousse. La chaussure -légère de Benina, détruite par ses longues courses des -jours précédents, s’en allait en morceaux dans les -flaques d’eau et la boue du chemin. Lorsqu’ils arrivèrent -à San-Bernardino, la pauvresse songeait qu’elle -ferait mieux d’aller tout à fait nu-pieds.</p> - -<p>«<i>Amri</i>, dit Almudena quand ils passèrent la triste -porte de l’asile municipal, ne pleure pas, toi. Ici je -serai bien avec toi..., ne pleure pas.... Je suis content..., -on nous donnera de la soupe, on nous donnera du -pain....»</p> - -<p>Dans sa désolation, Benina ne prit point la peine de -le contredire. Elle lui aurait volontiers donné un coup -de bâton. Comment aurait-elle fait comprendre à ce -malheureux vagabond les raisons cuisantes pour lesquelles -elle se plaignait et se lamentait de son sort? -Qui en dehors d’elle pourrait comprendre le désemparement -de sa maîtresse, de son amie, de sa sœur, et la -nuit d’anxiété qu’elle allait passer, ne sachant pas ce -qui était arrivé? Et si on lui faisait la faveur de la relâcher -le lendemain, avec quelles raisons et quels mensonges -pourrait-elle expliquer sa longue absence, sa -disparition subite? Que pourrait-elle dire? Que sortirait-elle -de son imagination féconde? Rien, rien: le -mieux serait certainement de renoncer à toute dissimulation, -de dire la vérité, de révéler le secret de sa mendicité -occulte qui n’avait, certes, rien dont elle pût avoir -à rougir. Mais il pouvait bien arriver que doña Francisca -<span class="pagenum" id="Page_233">233</span> -ne la croirait pas et que le lien d’amitié qui les -unissait depuis tant d’années en vînt à se rompre, et, -si elle se fâchait pour de bon, si elle la chassait -d’auprès d’elle, Nina mourrait de peine, parce qu’elle -ne pouvait pas vivre sans doña Paca, qu’elle aimait -pour ses bonnes qualités et quasi aussi pour ses défauts. -Enfin, lorsqu’elle eut remué toutes ces idées et -qu’elle se vit jetée dans une grande salle à l’odeur -fétide et suffocante, au milieu d’une cinquantaine de -pauvres des deux sexes en haillons, elle conclut qu’elle -n’avait plus autre chose à faire que de se jeter dans les -bras amoureux de la résignation, se disant: «Qu’il en -soit ce que Dieu voudra! Quand je retournerai à la -maison, je dirai la vérité, et si madame se montre trop -vive lorsque je m’expliquerai, et si elle ne veut pas me -croire, qu’elle ne me croie pas; et si elle se fâche, eh -bien, qu’elle se fâche, et si elle me renvoie, qu’elle me -renvoie, et si je meurs, eh bien, je mourrai.»</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_234">234</span></p> - <h2 id="ch_32">XXXI</h2> -</div> - -<p>Bien que Nina eût songé à la consternation et au -désarroi de doña Paca dans cette triste nuit, ils dépassèrent -tout ce qu’elle avait pu imaginer. A mesure que -l’heure avançait sans que la servante rentrât, l’angoisse -de sa maîtresse augmentait. Si d’abord elle fut agitée -par la préoccupation matérielle de ses besoins, ce fut -ensuite l’anxiété de la crainte d’un accident; une voiture -avait pu la renverser ou bien encore elle était -morte subitement dans la rue. Le bon Frasquito chercha -inutilement à la tranquilliser. Le vieux à la teinture -ne pouvait que fermer la bouche quand sa compatriote -lui disait:</p> - -<p>«Jamais cela n’est arrivé, jamais, cher de Ponte. -Elle n’a jamais manqué une fois, pendant tant et tant -d’années, de rentrer à la maison.»</p> - -<p>Les plus graves difficultés se présentèrent pour un -souper formel et cela ne servit à rien, ou du moins -n’avança guère les choses, que les filles du cordonnier -vinssent aimablement offrir leurs services pour remplacer -la servante absente. Il est vrai, heureusement, -que doña Paca avait perdu l’appétit et le même effet, à -peu de chose près, était arrivé à son hôte. Mais, comme -il fallait bien prendre quelque aliment pour soutenir -les forces, tous deux s’administrèrent un œuf battu -dans du vin et une croûte de pain. De dormir, il n’en -put être question. La vieille dame compta les heures et -même les quarts d’heure aux horloges du voisinage, -et elle ne fit pas autre chose que d’écouter les bruits -de la maison, attentive aux mouvements de l’escalier. -<span class="pagenum" id="Page_235">235</span> -Ponte ne pouvait faire moins. La galanterie lui faisait -un devoir de ne pas s’endormir, tandis que son amie -était en veille cruelle, et, pour concilier ses devoirs de -chevalier avec les soins de sa convalescence, il fît une -série de petits sommes sur une chaise. Mais pour cela -il fut astreint à prendre des poses violentes, se faisant -un oreiller de ses bras et pliant sa tête dans une posture -tellement incommode que le lendemain il eut un -fort torticolis. Au point du jour, vaincue par l’extrême -fatigue, doña Paca, elle aussi, s’endormit dans un fauteuil. -Elle parlait en songe et son corps était secoué de -temps en temps par des mouvements nerveux. Elle se -réveillait en sursaut, croyant qu’il y avait des voleurs -dans la maison, et lorsque le jour parut, avec le vide -créé par l’absence de Benina, tout lui sembla plus triste -et solitaire que durant la nuit. Selon Frasquito, qui en -cela pensait judicieusement, il n’y avait rien de mieux -que de s’informer auprès des personnes chez qui Benina -allait faire des extras. Sa compatriote y avait bien -pensé dès la veille, mais comme elle ne savait pas le -numéro de la maison de don Romualdo dans la rue de -la Gréda, ils ne donnèrent pas suite à cette idée et -renoncèrent à ces investigations. Le concierge s’étant -spontanément offert pour aller à la recherche de la -malheureuse servante perdue, on l’envoya avec mission -de s’enquérir, mais il revint en disant qu’on ne -savait rien d’elle dans aucune des loges de concierges. -Et par-dessus cela, il n’y avait dans toute la maison -qu’un reste de plat de la veille tout aigri et quelques -croûtes de pain dur. Heureusement que les voisins, -émus d’un événement aussi grave, vinrent offrir quelques -vivres: les uns, une soupe à l’ail; les autres, de la -morue frite, et le dernier, un œuf et une demi-bouteille -de piquette. Il fallait bien songer à s’alimenter, faisant -contre fortune bon cœur, parce que l’estomac a sa -tyrannie; il faut vivre, quand bien même l’âme, liée à -son amie la mort, s’y opposerait. Les heures du jour -s’écoulaient lentes, et Ponte pas plus que sa compatriote -<span class="pagenum" id="Page_236">236</span> -ne pouvaient distraire leur attention de tout -bruit de pas se produisant dans l’escalier. Mais cela -leur causa de tels mécomptes que, désabusés et sans -espérance, ils s’assirent en face l’un de l’autre, silencieux -et avec le calme de deux sphinx. Et se regardant, -ils confièrent tacitement à Dieu la solution de cette -énigme. On saurait ce que Nina était devenue et les -motifs de son absence quand il plairait à Dieu de le -faire savoir par les voies qui déroutent toute prévision.</p> - -<p>Il était midi lorsqu’un violent coup de sonnette -retentit. La dame de Ronda et le vieux galant d’Algeciras -sursautèrent comme deux balles élastiques sur -leurs sièges.</p> - -<p>«Non, non, ce n’est pas elle, dit doña Paca, avec les -signes de la plus grande désillusion; Nina ne sonne -pas ainsi.»</p> - -<p>Et comme Frasquito se disposait à aller à la porte, -elle l’en détourna avec cette observation fort à sa -place:</p> - -<p>«N’y allez point vous-même, il est possible que ce -soit un de ces grossiers fournisseurs. Que la petite -aille ouvrir. Célédonia, va ouvrir, et fais bien attention; -si c’est quelqu’un qui apporte des nouvelles de Nina, -qu’il entre. Mais si c’est quelque fournisseur, dis-lui -que je n’y suis pas.»</p> - -<p>La petite y courut et elle revint précipitamment -disant:</p> - -<p>«Madame, c’est don Romualdo.»</p> - -<p>Cette annonce causa une émotion intense et presque -terrifiante. Ponte se dandinait, tantôt sur un pied, tantôt -sur l’autre, et doña Paca se levait et retombait sur -sa chaise plus de dix fois, disant:</p> - -<p>«Que s’est-il passé? Nous allons savoir! Dieu de -Dieu, don Romualdo à la maison! Dépêche-toi, Célédonia...; -donne-moi ma coiffure noire.... Et je ne suis -pas peignée.... De quelle façon vais-je le recevoir.... -Eh bien, petite, mon bonnet noir....»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_237">237</span></p> - -<p>L’Algésirain et la petite l’aidèrent à s’habiller; mais, -dans leur affolement, ils lui mettaient toute chose -de travers. La vieille dame s’impatientait, les apostrophait -pour leur lenteur et les bousculait fort. -Enfin tout finit par s’arranger tant bien que mal, -elle se passa un peigne dans les cheveux et, se bousculant, -elle se rendit dans la pièce où attendait le -prêtre qui était resté debout et regardait les photographies -de famille qui formaient la décoration unique -de la pauvre chambre.</p> - -<p>«Excusez-moi, monsieur don Romualdo, dit la veuve -de Zapata, que la grande émotion empêchait de se -tenir sur ses jambes et se laissant tomber dans un -fauteuil, non sans avoir baisé la main du révérend. -Grâce à Dieu, je puis enfin vous remercier de votre -ineffable bonté.</p> - -<p>—Je ne fais que mon devoir, madame, répondit -l’ecclésiastique un peu surpris, et vous n’avez nullement -à me remercier.</p> - -<p>—Et dites-moi, maintenant, pour l’amour de Dieu, -ajouta la dame avec une telle crainte d’apprendre une -mauvaise nouvelle, qu’elle pouvait à peine articuler; -dites-moi vite ce qui est arrivé à ma pauvre Nina.»</p> - -<p>Ce nom sonna à l’oreille du bon prêtre comme celui -d’une petite chienne que la dame aurait perdue.</p> - -<p>«Elle n’a point reparu?... dit-il, pour dire quelque -chose.</p> - -<p>—Vous ne savez rien?... Hélas! hélas! est-ce qu’il -est arrivé un malheur que vous voulez me cacher par -charité?»</p> - -<p>Et la malheureuse se mit à pleurer violemment, et le -prêtre restait perplexe et muet.</p> - -<p>«Madame, par pitié, ne vous affligez pas ainsi, par -pitié. Ce n’est peut-être pas ce que vous pensez.</p> - -<p>—Nina, Nina de mon âme!</p> - -<p>—Est-ce une personne de votre famille, de votre -intimité? Expliquez-moi....</p> - -<p>—Oui, je comprends, monsieur don Romualdo ne -<span class="pagenum" id="Page_238">238</span> -veut pas me dire la vérité pour ne pas augmenter mes -tribulations. Je l’en remercie infiniment.... Pourtant, -peut-être vaudrait-il mieux tout savoir.... Ou bien, est-ce -que vous aimez mieux me donner la nouvelle peu -à peu, pour qu’elle m’impressionne moins?...</p> - -<p>—Ma chère dame, dit le prêtre avec une impatiente -franchise, avide d’éclaircir les choses, je ne vous -apporte aucune nouvelle, ni bonne ni mauvaise, de -la personne pour laquelle vous pleurez, ni ne sais de -qui il s’agit, ni sur quoi vous vous fondez pour penser -que je....</p> - -<p>—Excusez-moi, don Romualdo. Je pensais que la -Benina, mon amie et compagne, avait eu quelque grave -accident dans votre maison ou en en sortant, ou dans -la rue, et....</p> - -<p>—Que voulez-vous dire? Sans doute, madame doña -Francisca, il y a dans tout cela une erreur qui se -découvrira certainement en vous disant mon nom: -Romualdo Cédron. J’ai occupé pendant vingt années la -cure de Santa-Maria de Ronda, et je suis venu vous -dire, chargé expressément de cette mission par les exécuteurs -testamentaires, la dernière volonté de celui -qui fut l’ami de mon cœur, Rafael Garcia de los -Antrines, que Dieu ait son âme.»</p> - -<p>Si doña Paca avait vu la terre s’entr’ouvrir et une -légion de diables en sortir, et que, par en haut, le ciel -en eût fait autant, donnant passage à un essaim -d’anges, et que les deux cohortes se fussent réunies -dans une immense phalange à la fois glorieuse et grotesque, -elle n’aurait certes pas été frappée de plus -d’étonnement et de confusion. Testament, héritage. -Ce que disait le prêtre était-il bien vérité ou plaisanterie -déplacée? Et celui qui était devant elle était-il en -chair ou en os, ou bien un produit d’une hallucination -de son esprit affaibli? Sa langue était collée au palais -et elle regardait don Romualdo avec des yeux atterrés.</p> - -<p>«Il n’y a nullement de quoi vous épouvanter, -madame. Au contraire, j’ai la satisfaction d’annoncer à -<span class="pagenum" id="Page_239">239</span> -doña Francisca Juarez que le terme de ses souffrances -est arrivé. Le Seigneur a été grandement touché de la -bonne volonté et de la résignation que vous avez montrées, -et il veut maintenant récompenser votre vertu en -vous faisant sortir de la triste situation où vous avez -vécu tant d’années.»</p> - -<p>Les larmes de doña Paca coulaient à flots et elle ne -pouvait prononcer une syllabe.</p> - -<p>Son émotion, sa surprise et sa joie étaient telles que -l’image de Benina sortit de son esprit comme si son -absence et sa perte eussent remonté à plusieurs années -en arrière.</p> - -<p>«Je comprends, continua le bon curé, redressant -son grand corps et rapprochant sa chaise de doña -Paca pour lui toucher le bras avec sa main, je comprends -votre bouleversement.... On ne saurait passer -brusquement de l’infortune au bien-être sans ressentir -une forte secousse. Le contraire serait pire. Et puisqu’il -s’agit d’une chose importante qui doit occuper de -préférence votre attention, parlons-en, madame, laissant -pour plus tard cette autre affaire qui vous préoccupe.... -Vous ne devez pas autant vous chagriner de la -disparition de votre servante et amie.... Elle reviendra, -soyez-en sûre!»</p> - -<p>Cette phrase fit revenir à l’esprit de doña Paca -l’idée de Nina et le souvenir de son incroyable -absence. Notant dans le «elle reviendra» de don -Romualdo une intention bienveillante et optimiste, -elle eut la pensée que le bon prêtre après avoir réglé -l’affaire principale qui l’avait amené, lui parlerait du -cas de sa servante qui sans doute était sans gravité. -Et promptement, avec un tour rapide de la girouette, -l’esprit de la dame revint à l’héritage et elle s’y -arrêta, laissant le reste dans l’oubli, et le bon curé, -voyant l’anxiété où elle était d’être plus amplement -informée, s’empressa de la satisfaire.</p> - -<p>«Vous saurez sans doute que le pauvre Rafael est -passé à meilleure vie le 11 février.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_240">240</span></p> - -<p>—Non, je ne le savais pas, non, monsieur. J’espère -que Dieu lui aura accordé le repos.... Hélas!</p> - -<p>—C’était un saint. Son unique erreur a été d’avoir -le mariage en abomination, repoussant tous les excellents -partis que nous, ses amis, nous lui offrions. Les -dernières années, il les a passées dans une ferme -appelée les Higueras de Juarez.</p> - -<p>—Je la connais. Cette propriété a appartenu à mon -grand-père.</p> - -<p>—Parfaitement: à don Alejandro Juarez.... Bien, -ensuite Rafael a contracté aux Higueras l’affection du -foie qui l’emporta au tombeau à cinquante-cinq ans. -Pauvre homme, il était presque aussi grand que moi, -madame, avec une musculature non moins vigoureuse -que la mienne, une poitrine de taureau et ce visage -resplendissant de vie....</p> - -<p>—Hélas!</p> - -<p>—Dans nos chasses au sanglier et aux cerfs, je n’ai -jamais réussi à le voir fatigué. Son amour-propre était -plus fort que sa complexion, elle-même très forte. Il -bravait la pluie, la faim, la soif, et... voir ensuite ce -chêne brisé comme un roseau. Peu de mois après qu’il -fut tombé malade, on pouvait lui compter les os au travers -de la peau... et il s’en alla se consumant chaque jour.</p> - -<p>—Hélas!</p> - -<p>—Et avec quelle résignation, il supportait son mal, -et comme il se préparait sagement à la mort qu’il regardait -comme l’exécution d’une sentence de Dieu, contre -laquelle il ne serait point protesté, mais qu’il fallait -au contraire accepter allégrement! Pauvre Rafael! -Quelle pâte d’ange, c’était!</p> - -<p>—Hélas!</p> - -<p>—Je n’habitais pas Ronda, parce que des intérêts à -soigner m’obligèrent à venir me fixer à Madrid. Mais, -quand j’eus appris la gravité de l’état de cet ami très -cher, je retournai auprès de lui et je l’ai suivi et -assisté pendant un mois.... Quel chagrin! Il est mort -dans mes bras.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_241">241</span></p> - -<p>—Hélas!»</p> - -<p>C’était autant de soupirs qui montaient à doña Paca -du fond de son âme, s’échappant comme des oiseaux -d’une cage entr’ouverte des quatre côtés. Avec une -noble sincérité et sans songer à caresser dans sa pensée -l’idée de l’héritage, elle s’associait au deuil de don -Romualdo qui paraissait tant regretter le généreux -célibataire de Ronda.</p> - -<p>«Enfin, chère madame, il mourut en bon chrétien non -sans avoir fait son testament en bonne et due forme....</p> - -<p>—Hélas!</p> - -<p>—Dans lequel il laissa le tiers de ses biens à sa -nièce au second degré, Clemencia Sopelana, vous -savez? la femme de don Rodrigo del Quintanar, sœur -du marquis de Guadalerce. Les deux autres tiers -sont destinés, partie à une fondation pieuse, partie à -améliorer la situation de quelques-uns de ses parents -qui, par disgrâce de famille, mauvaises affaires ou -autres causes d’adversité ou contretemps fâcheux, sont -tombés dans la misère. Comme vous et vos enfants -vous êtes dans ce cas, il est certain que vous êtes -parmi les plus favorisés, et....</p> - -<p>—Hélas! Enfin Dieu a voulu que je ne meure pas -sans voir le terme de cette misère ignominieuse. Mille -et une fois soit béni Celui qui donne et ôte tous les -maux, le justicier, le miséricordieux, le saint des -saints!...»</p> - -<p>Après cette effusion, l’infortunée doña Francisca -fondit en larmes, croisant les mains et se précipitant à -genoux, si bien que le bon curé, craignant qu’un tel -éclat de sensibilité ne se terminât par un évanouissement, -se précipita vers la porte en frappant dans ses -mains pour appeler afin qu’on apportât un peu d’eau -fraîche.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_242">242</span></p> - <h2 id="ch_33">XXXII</h2> -</div> - -<p>Frasquito revint aussitôt apportant le secours d’un -verre d’eau, et don Romualdo, quand la dame y eut -trempé ses lèvres et se fut remise de son émotion, dit -au chevalier délabré:</p> - -<p>«Si je ne me trompe, j’ai l’honneur de parler à don -Frasquito Ponte Delgado qui habitait, il y a pas mal -d’années, Algeciras. Vous êtes parent au troisième -degré de Rafael Antrines, dont vous avez certainement -appris le décès?</p> - -<p>—Il est mort? Hélas! je n’en savais rien, répliqua -Ponte très affligé. Pauvre cher Rafael! Lorsque j’étais -à Ronda, en 1856, peu avant la chute d’Espartero, -c’était un enfant, pas plus grand que cela. Ensuite, -nous nous vîmes deux ou trois fois, à Madrid. Il avait -coutume de venir passer quelques mois d’automne; il -allait beaucoup au Jardin Royal, il était ami des Ustariz, -il travaillait pour Rios Rosas dans les élections, et -pour les Rios Acuña.... Oh! pauvre Rafael! Excellent -ami, homme sensible et affectueux, grand chasseur! -Nous étions d’accord sur tous les points, excepté sur -un toutefois: c’était un campagnard, très ami des -choses rustiques, et moi, j’ai une sainte horreur de la -campagne et des petits arbres. J’ai toujours été -l’homme des villes, des grandes agglomérations de -populations.</p> - -<p>—Asseyez-vous ici,» dit don Romualdo, en donnant -un fort coup indicatif sur un vieux fauteuil à ressorts -d’où sortit un flot de poussière.</p> - -<p>Un moment après, le vieux galant, mis au courant -<span class="pagenum" id="Page_243">243</span> -de sa participation dans l’héritage de son parent -Rafael, se trouva tellement émotionné que, pour éviter -de se trouver mal, il dut boire précipitamment toute -l’eau que doña Francisca avait laissée dans son verre.</p> - -<p>Il n’est point superflu de signaler maintenant la parfaite -concordance entre la personne du prêtre et son -nom de Cédron, car, pour la stature, la robustesse et -la couleur, il pouvait bien être comparé à un cèdre -opulent. Si l’on y regarde bien, en effet, il y a toujours -entre les arbres et les hommes, en considérant leur -caractère, une certaine concomitance et parenté. Le -cèdre est de forte structure et pourtant beau, noble, -d’un grain flexible, mais agréable et odorant. Ainsi -était aussi don Romualdo: très grand, robuste, plutôt -noir et, en même temps, excellente personne, d’une -conduite inattaquable comme prêtre, chasseur, homme -du monde dans la mesure où doit l’être un curé, d’un -esprit calme, la parole persuasive, tolérant pour les -faiblesses humaines, charitable, miséricordieux; en -somme, il avait les procédés méthodiques et réguliers -qui conviennent à quelqu’un dans une situation aisée. -Habillé correctement, sans élégance exagérée, il fumait -beaucoup d’excellents cigares, il mangeait et buvait -autant qu’il était nécessaire pour entretenir sa forte -ossature et sa musculature si développée. Des pieds et -des mains énormes, en proportion avec le reste. Sa -figure, plutôt grande et large, ne manquait pas de -beauté par la proportion heureuse des lignes; beauté -de pierre sculptée, si l’on veut, beauté à la Michel-Ange, -pour décorer une imposte en soutenant dans sa bouche -une guirlande de fleurs et de festons.</p> - -<p>Entrant dans les détails que les deux héritiers brûlaient -d’apprendre, Cédron leur donna les renseignements -les plus détaillés sur le testament, renseignements -que tant doña Paca que Ponte écoutèrent, -comme bien l’on pense, avec la plus religieuse attention. -Les exécuteurs testamentaires étaient D. Sandalio -Maturana et le marquis de Guadalerce. Les dispositions -<span class="pagenum" id="Page_244">244</span> -en faveur des deux personnes présentes étaient -les suivantes: à Obdulia et à Antonio il laissait le bien -d’Amoraima, mais seulement en usufruit. Les exécuteurs -testamentaires leur verseraient le produit de -cette ferme qui, partagée en deux, reviendrait, à leur -mort, à leurs héritiers. A doña Francisca et à Ponte il -assignait une rente viagère, comme à beaucoup d’autres -parents, avec des titres de rente de la Dette, qui constituaient -une des principales richesses du testateur.</p> - -<p>Entendant ces choses, Frasquito s’appliquait sur ses -oreilles, sans se donner un instant de repos, les -mèches trop noires de sa chevelure. Doña Francisca -ne savait ce qui lui arrivait et croyait rêver, et, dans -un accès de joie fébrile, elle se précipita dans l’antichambre, -criant à tue-tête:</p> - -<p>«Nina, Nina, viens et écoute: nous sommes riches; -je te dis, nous ne sommes plus pauvres.»</p> - -<p>Ce faisant, le souvenir de la disparition de sa servante -lui revint à l’esprit et, se tournant du côté de -Cédron, elle dit en sanglotant:</p> - -<p>«Pardonnez-moi, je ne me rappelais plus que j’ai -perdu la compagne de ma vie....</p> - -<p>—Elle reviendra, répéta le curé, et aussi Frasquito, -comme un écho.</p> - -<p>—Oui, elle reviendra.</p> - -<p>—Si elle était morte, indiqua doña Francisca, je -crois vraiment que l’intensité de ma joie la ferait revivre.</p> - -<p>—Oui, nous parlerons de cette dame, dit Cédron. -Mais auparavant il convient de s’occuper de ce qui -vous intéresse particulièrement. Les exécuteurs testamentaires, -désireux que vous, comme monsieur, vous -sortiez de votre situation très précaire, et cela pour -des raisons qu’il n’y a pas lieu d’examiner, parce que -c’est inutile, mais surtout parce que le testateur les y -autorise, leur donnant tous pouvoirs à cet effet, ont -décidé que, pendant que l’on mettra en règle tout ce -qui concerne l’héritage, le payement des droits royaux, -<i>et cætera, et cætera</i>, ils ont décidé, dis-je....»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_245">245</span></p> - -<p>Doña Paca et Frasquito, à force de retenir leur respiration -pour écouter, étaient sur le point de suffoquer.</p> - -<p>«Ils ont décidé, dis-je bien, ils ont décidé ou nous -avons décidé..., comme cela peut durer encore deux -mois..., de vous assigner la somme mensuelle de cinquante -douros comme provision ou, si vous voulez, -anticipation, jusqu’à ce que nous puissions déterminer -le chiffre exact de la pension. Est-ce compris?</p> - -<p>—Oui, monsieur, oui, monsieur, c’est compris, très -bien compris, s’écrièrent-ils tous deux à l’unisson.</p> - -<p>—Avant de pouvoir arriver à accomplir ce message -auprès de vous, dit le prêtre, j’ai dû me livrer à un -travail énorme pour découvrir où vous demeuriez; -je crois bien avoir interrogé à ce sujet la moitié de -Madrid..., et enfin..., ce n’est pas sans peine que je -suis arrivé à trouver réunies dans cette maison les -deux pièces que je poursuivais,—pardonnez-moi ce -terme de chasseur,—et que je recherchais en me -donnant beaucoup de mal depuis tant de jours!»</p> - -<p>Doña Paca lui baisait la main droite et Frasquito -la gauche, tous deux pleurant à chaudes larmes.</p> - -<p>«Deux mois de votre pension courent déjà; maintenant -nous allons nous mettre d’accord sur les formalités -qui sont à remplir, afin que tous deux vous puissiez -toucher régulièrement.»</p> - -<p>Ponte croyait faire une ascension en ballon et il se -retenait et se cramponnait aux bras du fauteuil comme -un aéronaute au bord de la nacelle.</p> - -<p>«Nous sommes à vos ordres, dit doña Francisca à -haute voix, et à part elle: C’est impossible, c’est un -rêve.»</p> - -<p>L’idée pourtant que Nina ne connaissait pas le bonheur -qui lui était arrivé troublait la joie qui inondait -son âme.</p> - -<p>A cette pensée, de Ponte Delgado répondit par un -mystérieux enchaînement d’idées:</p> - -<p>«Quel malheur que Nina, cet ange, ne soit pas là! -Mais nous ne pouvons pas supposer qu’il lui soit -<span class="pagenum" id="Page_246">246</span> -arrivé un accident grave. N’est-ce pas, monsieur don -Romualdo? Il sera arrivé....</p> - -<p>—Mon cœur me dit qu’elle reviendra aujourd’hui -en bonne et parfaite santé, déclara doña Paca avec -un ardent optimisme, voyant toutes choses enveloppées -de rayons roses. Il est certain que..., pardonnez-moi, -monsieur, il y a une telle confusion dans ma -pauvre tête.... Je disais que..., en entendant annoncer -M. de Romualdo, m’arrêtant simplement au nom, -j’avais pensé que vous étiez ce digne prêtre chez -lequel ma servante va faire des extras. Est-ce que je -me trompe?</p> - -<p>—Je crois que oui.</p> - -<p>—C’est le propre des grandes âmes charitables de -se cacher pour faire le bien, nier sa personnalité pour -éloigner les remerciements et la publicité de ses vertus.... -Faisons nos comptes, monsieur don Romualdo, -faites-moi la faveur de ne pas faire mystère de vos -grandes vertus. Il est certain que c’est à cause d’elles -qu’on vous a proposé pour évêque.</p> - -<p>—Moi?... Cette nouvelle ne m’est point parvenue.</p> - -<p>—Vous êtes pourtant bien de Guadalajara ou de la -province?</p> - -<p>—Oui, madame.</p> - -<p>—N’avez-vous point une nièce qui s’appelle doña -Patros?</p> - -<p>—Non, madame.</p> - -<p>—Vous dites bien la messe à San-Sebastian?</p> - -<p>—Non, madame, je la dis à San-Andres.</p> - -<p>—Il est bien certain, toutefois, qu’il y a quelques -jours on vous a fait cadeau d’un lapin de garenne?</p> - -<p>—C’est possible..., oui..., oui... mais je ne me le -rappelle pas.</p> - -<p>—N’importe, monsieur don Romualdo, vous m’assurez -que vous ne connaissez pas ma Benina?</p> - -<p>—Je crois.... Voyons, je ne puis pas assurer qu’elle -m’est tout à fait inconnue, ma chère dame. Je crois -bien l’avoir vue.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_247">247</span></p> - -<p>—Oh! je disais bien que.... Monsieur de Cédron, -quelle joie vous me donnez!</p> - -<p>—Soyez calme. Voyons, cette Benina n’est-elle -point une femme habillée de noir, d’environ soixante -ans, avec une verrue sur le front?...</p> - -<p>—Parfaitement, parfaitement, monsieur don Romualdo; -sérieuse, encore très verte pour son âge.</p> - -<p>—Autre renseignement, voyons: elle demande l’aumône -et s’en va par les rues avec un aveugle africain -qui s’appelle Almudena?</p> - -<p>—Jésus! s’écria avec stupéfaction et frayeur doña -Paca. Cela, non, par exemple! Dieu me protège! Cela, -non.... Je vois bien que vous ne la connaissez pas.»</p> - -<p>Ponte regarda alternativement le curé et la dame, -tourmenté tout à coup de certains doutes qui traversaient -son esprit et sa conscience.</p> - -<p>«Benina est un ange, se permit-il de dire timidement. -Qu’elle mendie ou ne mendie pas, je n’en sais -rien, mais c’est un ange, parole d’honneur.</p> - -<p>—Vous n’y pensez point?... Mendier, Benina? et -encore courir les rues avec un aveugle!...</p> - -<p>—Un Maure comme complément de signalement, -ajouta don Romualdo.</p> - -<p>—Je dois déclarer, indiqua Ponte avec une honorable -sincérité, qu’il n’y a pas longtemps, passant par -la place del Progreso, je la vis assise en compagnie -d’un mendiant aveugle qui, comme type, paraissait -originaire du Riff.»</p> - -<p>Le trouble de cerveau, le vertige mental de doña -Paca étaient tels que sa joie se changea subitement en -tristesse et elle en vint à croire que tout ce qui se -passait était une illusion de ses sens; que les êtres -avec qui elle parlait étaient imaginaires, que tout était -mensonge à commencer par l’héritage. Elle redoutait -un réveil terrible. Fermant les yeux, elle disait:</p> - -<p>«Seigneur, arrache-moi d’un doute aussi horrible, -arrache-moi à cette idée. Est-ce un mensonge, est-ce -une vérité? Moi, héritière du petit Rafael Antrines; -<span class="pagenum" id="Page_248">248</span> -moi ayant les moyens de vivre? Nina demandant l’aumône -et Nina vivant avec un homme du Riff?</p> - -<p>—Bien! s’écria-t-elle subitement dans un bel entraînement -du cœur. Pourvu que Nina soit vivante, que -m’importe qu’elle vive avec un Maure, avec toute la -mauricaille d’Alger, pourvu qu’elle rentre à la maison, -même avec ce Maure dans son panier!»</p> - -<p>Don Romualdo se mit à rire et il expliqua quand et -comment il avait connu Benina; il dit que, par un -de ses amis, coadjuteur à San-Andres, prêtre de beaucoup -de valeur et humaniste très distingué, qui travaillait -les langues orientales, il avait connu Almudena. -Avec lui il avait vu une femme qui l’accompagnait, -qu’on lui a dit être au service d’une dame veuve, andalouse, -habitant la rue Impériale.</p> - -<p>«Je ne pus faire moins que d’établir une corrélation -entre cette veuve et Mme doña Francisca Juarez, que -je n’avais pas eu le plaisir de connaître et, aujourd’hui, -vous entendant vous lamenter sur la disparition de -votre servante, je pensais et je me disais à part moi: -«Si la femme qui est perdue est celle que je crois, -cherchons le seau et nous trouverons la corde, cherchons -le Maure et nous trouverons l’odalisque»; je -dis celle que vous nommez....</p> - -<p>—Benina de Casia..., de Casia, oui, monsieur, c’est -pourquoi on dit en plaisantant qu’elle est parente de -santa Rita.»</p> - -<p>M. de Cédron ajouta que, non certainement pour ses -mérites, mais pour la confiance qu’il inspirait aux fondateurs -de l’asile de vieillards et de vieilles femmes de -la Miséricorde, il avait été nommé directeur et majordome -de cet asile, et, comme c’est à lui que les demandes -d’admission doivent être adressées, il ne faisait -pas un pas dans la rue sans être poursuivi par les mendiants -importuns; il était littéralement assiégé de recommandations -et de cartes dans lesquelles on lui -recommande des personnes pour les faire admettre. -On pourrait croire que notre pays est une immense -<span class="pagenum" id="Page_249">249</span> -fourmilière de pauvres et que nous devons faire de la -nation un asile sans limites, où nous les recevrions -tous du premier au dernier. Du pas où nous allons, -nous serons bientôt le plus grand hospice de l’Europe. -J’ai rappelé cela, parce que mon ami Mayoral, le jeune -prêtre amateur des lettres orientales, me demanda d’accueillir -dans notre asile la compagne d’Almudena.</p> - -<p>«Je vous supplie, mon cher monsieur don Romualdo, -de ne pas croire un mot de tout cela, dit doña Francisca -tout à fait bouleversée. Ne faites aucun cas de la -Benina que vous venez de décrire et ne considérez que -la vraie et légitime Nina: celle qui va tous les matins -travailler en extra chez vous, recevant de vous tant de -bienfaits, dont, grâce à elle, j’ai eu ma part. Celle-là est -la vraie; c’est celle que nous cherchons et que nous -retrouverons par l’aide de M. de Cédron, de sa digne -sœur doña Josefa et de sa nièce doña Patros.... Vous -niez que vous la connaissiez pour faire un secret de -votre vertu et de votre charité; mais cela n’est pas -bien, monsieur, ce n’est pas bien. Il est certain pour -moi que vous êtes un saint et que vous ne voulez pas -laisser échapper les secrets de votre charité sublime, -et comme je le crois, je le dis. Cherchons ma Nina et, -quand nous l’aurons retrouvée, nous crierons ensemble: -«Saint, trois fois saint est le Seigneur!»</p> - -<p>M. de Cédron conclut de ce discours que doña Francisca -Juarez avait tant soit peu l’esprit dérangé et, -pensant justement que s’il voulait lui répondre et la -contredire cela ne modifierait en rien les choses, il mit -fin à ce sujet et prit congé disant qu’il reviendrait le -lendemain pour l’examen des papiers et le payement, -moyennant un reçu en règle, des termes échus de l’héritage.</p> - -<p>Son départ s’effectua longuement, car doña Paca et -Frasquito l’accompagnèrent jusqu’à la porte en l’accablant -de remerciements quarante fois répétés de la -porte à l’escalier et en lui baisant autant de fois les -mains. Et quand le grand Cédron disparut au bas de -<span class="pagenum" id="Page_250">250</span> -l’escalier et qu’ils se virent seuls, la porte fermée, la -veuve de Ronda et le galant d’Algeciras, elle dit:</p> - -<p>«Frasquito de mon âme, est-ce que tout cela est bien -vrai?</p> - -<p>—J’allais vous adresser la même question.... Est-ce -que nous rêvons? Que croyez-vous?</p> - -<p>—Je ne sais..., je ne puis arrêter ma pensée...; l’intelligence -me manque, la mémoire me manque, le jugement -me manque, Nina me manque.</p> - -<p>—A moi aussi il manque quelque chose.... Je ne puis -plus parler.</p> - -<p>—Nous allons certainement devenir idiots ou fous.</p> - -<p>—Ce que je dis: don Romualdo n’a point nié que sa -nièce s’appelle Patros, qu’il est proposé pour évêque -et qu’il a reçu un lapin?</p> - -<p>—Quant au lapin, il ne l’a pas nié. Rappelez-vous, -il a dit qu’il ne se rappelait pas.</p> - -<p>—C’est vrai. Mais si maintenant le don Romualdo -que nous avons eu le plaisir de voir était un être fictif, -une création de la sorcellerie ou des arts infernaux? -Allons! pourvu que tout cela ne s’évanouisse pas, ne -laissant qu’une ombre, une fumée, une illusion, un -songe?</p> - -<p>—Madame, par la très sainte Vierge, ne dites pas -cela.</p> - -<p>—Et s’il ne revenait plus?</p> - -<p>—S’il ne revenait pas? Croyez-vous donc qu’il ne revienne -plus, qu’il ne nous apportera pas la... les...?»</p> - -<p>Disant cela, la figure flasque et décolorée de Frasquito -exprimait une terreur folle. Il se passa la main -sur les yeux et, poussant un cri, il retomba sur son -fauteuil, frappé d’un coup d’apoplexie, comme dans -cette nuit lugubre, entre les rues des Irlandais et Mediodia-Grande.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_251">251</span></p> - <h2 id="ch_34">XXXIII</h2> -</div> - -<p>Grâce aux bons soins de doña Paca, assistée des filles -de la cordonnière, Ponte se remit rapidement de cette -nouvelle manifestation de son mal et, lorsque la nuit -fut venue, devisant avec la dame de Ronda, ils tombèrent -tous deux d’accord que don Romualdo était bien -un être réel et l’héritage une vérité incontestable. Nonobstant -cette conviction, ils vécurent dans des craintes -mortelles jusqu’au moment où, le lendemain, apparut -pour la seconde fois la figure du prêtre bienfaisant -accompagné d’un notaire, qui était une ancienne connaissance -de doña Francisca Juarez de Zapata. L’affaire -réglée après examen des papiers, ce qui ne présenta -aucune difficulté, les héritiers de Rafaelito Antrines -reçurent une quantité de billets de banque qui, à tous -deux, parut fabuleuse, à cause sans aucun doute de la -longue et absolue vacuité de leurs coffres-forts. La possession -de cet argent, événement inouï dans ces dernières -années de sa vie, produisit chez doña Paca un -effet psychologique très extraordinaire; son intelligence -s’obscurcit; elle perdit la notion du temps, elle -ne trouvait plus les mots pour rendre sa pensée et ses -idées tourbillonnaient dans son cerveau comme les -mouches qui se précipitent aussi incessamment que -vainement sur les vitres d’une fenêtre espérant sans -succès passer au travers pour reprendre leur libre vol. -Elle voulut parler de sa Nina et dit mille inconséquences. -Comme il arrive souvent que l’on entend le -bruit d’une dispute et la rumeur des paroles échangées -par des gens qui se querellent sans rien distinguer, -<span class="pagenum" id="Page_252">252</span> -Frasquito et les deux autres messieurs parlant de l’affaire, -elle crut comprendre qu’ils disaient que la fugitive -était revenue, qu’on l’avait rencontrée et rien de -plus. Les trois hommes causaient debout, le notaire -tout près de Cédron. Petit et avec le profil d’une perruche, -on eût dit un oiseau se disposant à grimper sur -les branches d’un arbre.</p> - -<p>Les aimables visiteurs prirent enfin congé, non sans -renouveler leurs compliments et leurs offres gracieuses -et, restés seuls, la dame de Ronda et l’homme d’Algeciras -se mirent d’abord à parcourir la maison d’un bout -à l’autre, allant sans but et sans motif aucun de la cuisine -à la salle à manger, pour en ressortir aussitôt, -échangeant nerveusement quelques brèves paroles lorsqu’ils -se rencontraient dans ces marches agitées. Doña -Paca, pour dire la vérité, sentait sa joie profondément -diminuée par l’impossibilité d’en faire part à sa compagne, -qui avait été son soutien pendant tant d’années -malheureuses. Ah! si Nina était entrée dans ce moment, -quel plaisir sa maîtresse aurait éprouvé à lui donner la -grande nouvelle, à jouir de sa surprise, en feignant -d’abord d’être affligée du manque d’argent, et lui montrant -ensuite brusquement la poignée de billets de -banque! Quelle tête elle ferait! Comme ses yeux s’élargiraient! -Et que de choses on allait pouvoir se procurer -avec cette montagne de papiers! Allons, il est dit que -Dieu ne fait jamais les choses complètes. Ainsi, dans -le mal comme dans le bien, il y a toujours une petite -tache qui est comme la marque du destin. Dans les -plus grandes calamités, il laisse tout d’un coup respirer -le patient un instant: dans les choses heureuses que sa -miséricorde accorde, il oublie toujours quelque détail -dont le manque risque de tout gâter.</p> - -<p>Dans une de ces rencontres, dans le va-et-vient de la -cuisine au salon et du salon à la cuisine, Ponte proposa -à sa compatriote de célébrer ce beau jour en allant -tous deux dîner au restaurant. Elle trouva fort de son -goût le proposition. C’est lui qui l’invitait, heureux de -<span class="pagenum" id="Page_253">253</span> -répondre ainsi à la généreuse hospitalité qu’elle lui -avait accordée.</p> - -<p>Doña Francisca répondit qu’elle ne se montrerait -certainement pas dans un endroit public tant qu’elle ne -serait point en état de paraître habillée comme il convient -à son rang, et, comme il insistait ajoutant qu’en -dînant dehors on éviterait l’ennui de faire la cuisine à -la maison sans autre aide que celle des petites filles de -la cordonnière, la dame répondit que, tant que Nina -ne reviendrait pas, elle ne voulait point allumer de -fourneau et qu’elle ferait tout venir de la maison Botin. -Certainement qu’elle aussi sentait le besoin de manger -de bonnes choses et bien accommodées, que son appétit -s’ouvrait fort à cette idée.... Il n’était que temps, -Seigneur Dieu! Tant d’années de jeûnes forcés méritaient -bien que l’on chantât l’<i>alleluia</i> de la résurrection.</p> - -<p>«Allons, Célédonia, mets ta jupe neuve, car tu vas -chez Botin. Je vais t’écrire sur un morceau de papier -ce que je veux, pour que tu ne te trompes pas.»</p> - -<p>Aussitôt dit, aussitôt fait. Et que pouvait-elle demander -moins, la chère dame, pour se refaire le palais en -ce jour de fête que deux poulets rôtis, quatre merluches -frites et un bon morceau d’aloyau, avec accompagnement -de jambon au sucre, d’œufs dans la glace et -d’une douzaine de petits gâteaux à la frangipane?... Et -voilà!</p> - -<p>La dame n’arriva pas, avec cette commande suggestive, -à arrêter l’imagination de Frasquito, qui, depuis -qu’il se sentait de l’argent en poche, était dévoré d’une -envie folle de descendre dans la rue, de courir, de s’envoler, -car il croyait positivement qu’il lui était poussé -des ailes.</p> - -<p>«Quant à moi, madame, veuillez m’excuser, mais j’ai -affaire ce soir.... Il est indispensable que je sorte.... J’ai -d’abord besoin de prendre l’air.... Je sens que j’ai un -peu de vertige. L’exercice m’est nécessaire, soyez sûre -qu’il m’est nécessaire.... Et aussi bien il est nécessaire -que je me concerte avec mon tailleur, ne fût-ce que -<span class="pagenum" id="Page_254">254</span> -pour me mettre au courant des modes nouvelles et voir -à préparer quelques commandes.... Je suis extrêmement -difficile et j’ai beaucoup de peine à me décider pour -telle ou telle étoffe.</p> - -<p>—Si, si, allez à vos affaires. Mais ne vous y trompez -pas, il faut que vous voyiez, comme je le vois moi-même, -dans cet événement heureux, une leçon de la -Providence. Pour ma part, je me déclare convaincue -de l’efficacité de l’ordre et de la règle, et j’ai la ferme -intention de tenir mes comptes et d’écrire tout ce que -je dépenserai.</p> - -<p>—Et les recettes aussi.... Je ferai de même, et pourtant -cela ne m’a servi à rien, croyez-le bien, amie de -mon cœur, que cela ne m’a servi à rien.</p> - -<p>—Ayant une rente assurée, la seule chose à faire, -c’est de proportionner la dépense aux entrées et de -ne pas dépasser.... Pour Dieu, cher Ponte, ne soyons -pas assez barbares, une autre fois, pour nous moquer -de la balance et de la.... Maintenant, je reconnais que -Trujillo a raison.</p> - -<p>—J’ai fait, madame, plus de balances que je n’ai de -cheveux sur la tête, mais, croyez-le bien, cela ne m’a -jamais servi qu’à me le faire perdre, l’équilibre!</p> - -<p>—Maintenant que Dieu nous a accordé sa faveur, -soyons ordonnés et j’oserai vous demander, si cela ne -vous dérange pas trop, de vouloir bien, en faisant vos -achats, me procurer un livre de comptes, agenda ou -tout autre livre analogue.»</p> - -<p>Certainement, ce n’est point un livre, mais une demi-douzaine -qu’il lui apporterait avec amour, et, promettant -cela, Frasquito s’élança dans la rue, avide d’air, de -lumière, de voir du monde, de se récréer des choses et -des gens qu’il contemplerait. Du premier pas, marchant -machinalement, il alla jusqu’au paseo de Atocha sans -se rendre compte de rien. Et puis il retourna en arrière, -parce qu’il préférait se voir entre les rangées de maisons -qu’au milieu des arbres. Franchement, les arbres -lui étaient souverainement antipathiques, probablement -<span class="pagenum" id="Page_255">255</span> -parce que, passant près d’eux dans ses heures de désolation, -ils semblaient lui tendre leurs bras pour qu’il -s’y accrochât avec une corde. S’enfonçant dans les rues -sans but déterminé, il contemplait les étalages des tailleurs -où étaient exposées de belles étoffes, les boutiques -de cravates et de lingerie élégante. Il ne manquait point -pourtant de jeter un coup d’œil aux restaurants et, en -général, à toutes les boutiques que, dans sa vie de -mortifiante pénurie, il avait toujours regardées avec -désolation.</p> - -<p>Il passa quelques heures délicieuses dans ces courses -vagabondes et sans ressentir aucune fatigue. Il se sentait -fort, robuste et plein de santé. Il regardait langoureusement -et avec un certain air de protection toutes les -femmes jolies ou dignes d’attirer son attention qui -passaient près de lui. Un étalage de parfumerie -lui suggéra une heureuse idée: il avait ses vieux -cheveux blancs tout en l’air, dans un désordre impossible, -sans être lissés et corrigés par une belle teinture -noire, et cette délicieuse boutique lui offrait -l’occasion de réparer une si grande inconvenance, lui -permettant d’inaugurer la campagne de restauration -de son existence qui devait commencer justement par -celle de son visage. Ce fut là qu’il changea le premier -billet du gros paquet que lui avait remis don Romualdo -Cédron; après s’être fait présenter différents articles, -il fit une ample provision de ceux qu’il croyait le plus -nécessaires et, payant sans marchander, il donna -l’ordre de lui porter à la maison de doña Francisca le -volumineux paquet de ses achats de drogues odorantes -et colorantes. Sortant de là, il songea à la nécessité -de se procurer un logis convenable sans toutefois être -trop cher, mais correspondant à la pension dont il jouissait, -car, en aucun cas, il ne voulait sortir des limites -de ses moyens nouveaux. Il ne retournerait jamais aux -dortoirs de Bernarda, si ce n’est pour lui payer les sept -nuits qu’il lui devait et lui dire ses quatre vérités. Divaguant -et comptant ainsi avec lui-même, l’heure arriva -<span class="pagenum" id="Page_256">256</span> -où son estomac lui fit comprendre que l’on ne vit pas -exclusivement de rêves. Problème: où aller manger? -L’idée d’aller dans un des grands restaurants fut promptement -écartée. Sa tenue n’était pas assez convenable. -Irait-il, suivant son habitude routinière de ses jours -malheureux, à la boutique de Boto? Oh! non.... On l’avait -toujours vu là avec sa teinture soignée. On s’étonnerait -de le voir mal coiffé, avec ses cheveux gris tout en -l’air. Enfin, se souvenant qu’il devait à l’honorable Boto -une petite note de nourriture, il pensa qu’il devait -répondre par un payement ponctuel à la confiance qui -lui avait été faite par le patron et qu’il expliquerait par -la maladie et son retard et le désordre de sa figure, et -qu’on reconnaîtrait clairement la vérité. Il dirigea ses -pas vers la rue de l’Ave-Maria et il entra un peu intimidé -dans la taverne, passant comme d’un air distrait dans la -pièce extérieure, en se cachant la figure avec son manteau. -Cet endroit très resserré est encombré par l’énorme -clientèle attirée par la variété des mets et leur excellente -préparation. La taverne proprement dite est suivie -d’un petit passage étroit où il y a pourtant quelques -tables, avec le banc appuyé au mur, et ensuite se présente -un réduit où l’on parvient par deux marches et -qui contient deux tables longues de chaque côté, ne -laissant juste entre elles que la place nécessaire pour -les allées et venues du garçon qui fait le service. Ponte -s’installait toujours en cet endroit s’y trouvant plus à -l’abri de la curiosité et des regards scrutateurs des -clients; il occupait le bout de la table qu’il trouvait -libre, s’il y en avait un, car elles étaient le plus souvent -complètes et les hôtes y étaient serrés comme harengs -en caque.</p> - -<p>Ce soir-là, car il faisait déjà nuit, il put se caser -dans la petite chambre intérieure tout à son aise, car -il n’y avait encore que trois personnes et l’une des -tables était vide. Il s’assit dans le coin auprès de la -porte, endroit très recueilli dans lequel le public, -c’est-à-dire les gens de la taverne, le découvriraient -<span class="pagenum" id="Page_257">257</span> -difficilement, et alors se posa cet autre problème -délicieux: Qu’allait-il demander? Ordinairement, l’état -lamentable de sa bourse l’obligeait à se limiter à la -consommation d’un réal pour un plat qui, avec le pain -et le vin, représentait une dépense totale de quarante -centimes, ou bien une portion de morue en sauce. -L’une ou l’autre de ces consommations, avec le long -morceau de pain qu’il mangeait jusqu’à la dernière -miette, soit avec la sauce, soit avec son petit quart de -vin, lui offraient une alimentation suffisante et savoureuse. -Quelquefois il prenait au lieu de ragoût de la -viande cuite à l’étuvée et, dans quelques très rares -occasions, de la fricassée de poulet. Du gras-double, -des escargots, des viandes hachées ou autres cochonailles, -jamais il ne s’en était fait servir.</p> - -<p>Ce soir-là, il demanda au garçon la liste complète de -ce qu’il y avait et, se montrant indécis, comme une -personne blasée qui cherche en vain un mets de nature -à exciter son appétit, il arrêta son choix à la fricassée -de poulet.</p> - -<p>«Vous avez mal aux dents, monsieur de Ponte? lui -dit le garçon, voyant qu’il n’ôtait point le foulard qui -lui cachait le bas de la figure.</p> - -<p>—Oui, mon fils..., une douleur terrible; aussi ne me -donne pas du gros pain, mais bien du pain à la française.»</p> - -<p>En face de Frasquito étaient assises deux personnes -qui mangeaient dans le même plat deux parts de ragoût -pour deux réaux, et plus loin, dans l’angle opposé, -un individu dépêchait posément et méthodiquement -une portion d’escargots. C’était vraiment une machine -à avaler les escargots, car, pour manger chacun d’eux, -il employait les mêmes mouvements de la bouche, des -mains et même des yeux. Il prenait la coquille, sortait -l’animal avec un cure-dent, le portait à sa bouche, -raclait l’intérieur avec son petit bâton; puis, jetant un -regard furibond à Frasquito de Ponte, il suçait le jus -contenu dans la coquille; ensuite il déposait la coque -<span class="pagenum" id="Page_258">258</span> -vide pour en reprendre une pleine, et il répétait la -même opération avec les mêmes gestes mesurés au -compas, les mêmes mouvements pour sortir l’escargot -et les mêmes regards ensuite: un, sympathique, à -la bête, au moment de la prendre; un, de haine, à -Frasquito, au moment de l’avaler.</p> - -<p>Pendant très longtemps, cet homme, à la figure -petite et simiesque, continua à accumuler les coquilles -vides en un monceau qui croissait parallèlement à la -diminution du tas des pleines, et Ponte, qui était en -face de lui, commençait à s’inquiéter des regards terribles -que, comme une figurine mécanique de boîte à -musique, à chaque opération, le consommateur lui -lançait.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_259">259</span></p> - <h2 id="ch_35">XXXIV</h2> -</div> - -<p>De Ponte avait une forte envie de demander à ce -type des explications sur cette façon impertinente de -le regarder. La cause ne pouvait être autre que la nouveauté -que Frasquito offrait au public de se montrer -sans teinture, et le bon chevalier se disait: «Mais -qu’est-ce que cela peut bien faire aux gens que je me -maquille ou ne me maquille pas? Je fais de ma physionomie -ce qui me plaît et rien ne m’oblige à contenter -ces messieurs en leur présentant toujours le même -visage. Que j’aie ma tête vieille ou ma tête jeune, je -dois me faire respecter et conserver mon décorum.» -Il se proposait déjà de répondre par une œillade méprisante, -quand l’homme aux escargots, ayant vidé, -mangé et sucé le dernier et remis la coque vide sur -l’assiette, se leva et paya sa consommation; il remit -sur ses épaules sa cape qui avait glissé et l’espèce de -singe, enfonçant son chapeau, se dirigea vers notre -homme mal teint et lui dit de la manière la plus courtoise:</p> - -<p>«Monsieur de Ponte, voulez-vous me permettre de -vous adresser une question?»</p> - -<p>Au ton cordial de l’individu, Frasquito comprit qu’il -avait affaire à un de ces infortunés qui expriment par -leur façon de regarder, tout le contraire de ce qu’ils -veulent dire.</p> - -<p>«Parlez.</p> - -<p>—Pardonnez-moi, monsieur de Ponte.... Je désirerais -savoir, si vous ne le trouvez pas mauvais, s’il est -<span class="pagenum" id="Page_260">260</span> -vrai qu’Antonio Zapata et sa sœur ont fait un héritage -d’une quantité considérable de millions.</p> - -<p>—Hum! tant de millions, je ne le crois pas.... Je -vous dirai: ma part dans l’héritage, comme celle qui -revient à doña Francisca Juarez, consiste en une pension, -dont nous ne savons pas encore le montant. -Mais je pourrai sous peu vous le dire exactement. -Mais dites-moi à votre tour, ne seriez-vous pas, par -hasard, un journaliste?</p> - -<p>—Non, monsieur, je suis peintre héraldique.</p> - -<p>—Ah! je croyais que vous étiez de ceux qui sont à -l’affût des nouvelles pour les porter aux journaux?</p> - -<p>—Ce que je porte aux journaux, c’est des annonces. -Parce que comme l’art héraldique ne rapporte pas -beaucoup, je me dédie aux annonces, aux réclames et -avis.... Antonio et moi nous travaillons ensemble et -nous faisons une chasse étonnante. C’est pour cela -qu’ayant appris qu’Antonio devenait riche, je viens -vous demander d’user de votre influence sur lui pour -qu’il me cède sa clientèle. Je suis veuf et j’ai six enfants -à nourrir.»</p> - -<p>Il disait cela sur le ton d’un parfait honnête homme, -et ce disant, il lançait à de Ponte une œillade pareille -à celle de l’assassin au moment où il va frapper sa victime. -Avant que Ponte eût le temps de lui répondre, -il continuait disant:</p> - -<p>«Je sais que vous causez souvent avec doña Obdulia.... -Et, à propos, doña Obdulia ou madame sa mère -pourraient désirer avoir un titre, maintenant qu’elles -sont riches. A leur place, je voudrais en avoir un tout -de suite, étant, comme elles le sont, de la grandesse -d’Espagne. Souvenez-vous de moi, monsieur de Ponte, -voici ma carte. Je leur composerai leurs armes et leur -arbre généalogique et leur investiture en lettres anciennes -avec des majuscules rouges, mieux que ne -saurait le faire aucun peintre des plus huppés et à -meilleur prix. Vous pourriez juger de mes talents par -les modèles que j’ai à la maison.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_261">261</span></p> - -<p>—Je ne puis vous assurer, dit Frasquito d’un air important, -avec un cure-dents à la bouche, ni si elles voudront -prendre un titre, ni si elles ne le voudront pas. La -noblesse leur vient des quatre côtés de la parenté, car -les Juarez, comme les Zapatas et les Delgados et les -Ponte sont les plus grands lignages de l’Andalousie.</p> - -<p>—Les Ponte tiennent une pointe de sinople sur -gueule écartelé d’azur et or....</p> - -<p>—En vérité, pour mon compte, je n’ai nulle envie de -prendre un titre: mon héritage n’est point tellement -conséquent pour le nécessiter.... Ces dames, je ne sais -pas.... Obdulia serait digne d’être duchesse et elle l’est -vraiment par le visage et par les manières, bien qu’elle -ne daigne pas porter sa couronne. Elle a la tournure -d’une impératrice, aussi vrai qu’il n’y a qu’un Dieu. -Enfin, je ne me mêle de rien.... Et, laissant l’art héraldique, -passons à un autre sujet.»</p> - -<p>Ce disant, l’homme aux escargots s’était assis à côté -de Frasquito et son regard sinistre jetait la terreur -parmi les clients qu’il semblait prêt à dévorer.</p> - -<p>«Étant donné que vous faites votre métier du courtage -des annonces, ne pourriez-vous pas m’indiquer -une bonne pension de famille?</p> - -<p>—Précisément j’en ai deux.... Je les ai dans mon -portefeuille pour les porter à l’<i>Imparcial</i> et au <i>Liberal</i>. -Regardez-les..., c’est tout ce qu’il y a de bon: habitation -charmante, nourriture à la française, cinq plats... -trente réaux.</p> - -<p>—Je désire meilleur marché... de quatorze à seize -réaux.</p> - -<p>—Parfaitement, je l’ai aussi.... Demain matin, je -pourrai vous donner la liste d’au moins six maisons -toutes de confiance.»</p> - -<p>L’apparition subite d’Antonio Zapata leur coupa la -parole. Il entra rouge de colère, menant grand bruit et -plaisantant bruyamment avec l’hôte et quelques-uns -des clients. Il pénétra dans la petite chambre intérieure -et posant sur sa table le volumineux portefeuille -<span class="pagenum" id="Page_262">262</span> -qu’il portait en ôtant son chapeau, il se trouva à côté -de Frasquito et de l’homme aux escargots.</p> - -<p>«Bonsoir, cavaliers, bonsoir!» s’écria-t-il d’un air -fatigué.</p> - -<p>Et, au garçon qui servait, il dit:</p> - -<p>«Je ne prends rien, j’ai déjà mangé. Madame ma -mère nous a collé, à ma femme et à moi, un poulet -dans le corps, avec force rasades de Champagne, et, -par-dessus, quantité de petits fours à la crème.</p> - -<p>—Petit, que t’importe maintenant? dit l’homme aux -escargots, la parole douce, le regard terrible. Il faut -que tu te décides à me donner une prompte réponse; -me cèdes-tu ou ne me cèdes-tu point ton commerce?</p> - -<p>—Ah bien! tu aurais dû voir la tête de ma femme -quand je lui ai proposé de ne plus travailler! J’ai cru -qu’elle allait me mordre et m’arracher les yeux. Rien -du tout. Nous continuerons de même, elle avec sa machine -et moi avec mes annonces, car nous ne savons -pas ce que diable sera cet héritage.... Ami Ponte, savez-vous -ce que rapporte ce bien de la Almarina? Combien -il nous donnera de rente?</p> - -<p>—Je ne saurais le préciser, répliqua Frasquito. Je -sais que c’est une terre magnifique, avec terrasses, -haras, terres de cultures, terres à maïs, le meilleur -endroit de toute l’Andalousie pour le passage des -cailles quand elles traversent le détroit.</p> - -<p>—Nous irons y passer quelque bon temps..., mais, -pour l’instant, il n’y a pas Dieu qui fasse, elle ne veut -pas que je lâche ces annonces du diable. Patiente pour -l’instant, Polidor, car, tu le sais, on ne plaisante pas -avec ma femme: j’en ai plus peur que d’une lionne -affamée.... Et conte-moi un peu, qu’as-tu fait aujourd’hui?.... -Ah! j’allais oublier, ma mère voudrait acheter -une araignée....</p> - -<p>—Une araignée?</p> - -<p>—Oui, homme, une lampe suspension pour la salle -à manger. Elle m’a dit de demander si l’on peut en -trouver une bonne, riche, d’occasion.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_263">263</span></p> - -<p>—Si, si, répliqua Polidor, il y en a une à la maison -de vente de la rue de Campomanes.</p> - -<p>—Autre chose.... Elle voudrait encore savoir où se -procurer de la moquette et du velours en bonnes conditions.</p> - -<p>—Pour cela, on le trouvera à la vente aux enchères -de la place de Célenque. Voici l’annonce: «Tout le -mobilier complet d’une maison. De deux à trois. On -n’admet pas les marchands.»</p> - -<p>—Ma sœur qui, entre parenthèse, a mangé son demi-poulet -ce matin, voudrait un landau à cinq lumières....</p> - -<p>—Allumées?</p> - -<p>—J’ai conseillé à Obdulia, indiqua Frasquito avec -gravité, de ne pas prendre de voitures, mais plutôt de -s’entendre avec un loueur.</p> - -<p>—Bien sûr.... Mais cela ne fera pas tant l’effet d’un -cortège du diable. Un landau à cinq lanternes! Traîné -par les ânesses de lait du sieur Jacinto.»</p> - -<p>Polidor éclata de rire; surtout en voyant que ces -plaisanteries n’étaient pas du goût de l’homme d’Algeciras -et qu’il cherchait à détourner la conversation. Cet -effronté d’Antonio Zapata se permit de dire à Ponte:</p> - -<p>«Franchement, je crois que vous êtes mieux ainsi.</p> - -<p>—Comment?</p> - -<p>—Sans teinture. Cela vous fait une bonne figure de -vieux et respectable chevalier. Convenez qu’avec la -teinture vous ne réussissiez pas à paraître jeune: ce à -quoi vous ressemblez c’est à... un cercueil.</p> - -<p>—Cher Antonio, répliqua Ponte, faisant un violent -effort pour dissimuler sa colère et faire semblant de -suivre la plaisanterie, il nous plaît, à nous autres vieux, -de faire peur aux gamins pour qu’ils nous fichent la -paix. Les enfants d’aujourd’hui, qui veulent avoir l’air -de tout savoir, ne savent rien.»</p> - -<p>Le pauvre monsieur enguignonné ne trouvait point -d’autre réponse et sa bêtise excita Zapata qui continua -à le mortifier en disant:</p> - -<p>«Et maintenant que nous sommes en fonds, la première -<span class="pagenum" id="Page_264">264</span> -chose à faire c’est de mettre à la retraite notre -sarcophage.</p> - -<p>—Comment?</p> - -<p>—Oui, ce chapeau haut de forme, que vous conservez -pour les jours de fête, et qui date de la mode qu’on -portait à l’époque où on a exécuté Riego.</p> - -<p>—Vous n’entendez goutte aux questions de mode! -Elles se renouvellent maintenant constamment et la -mode d’avant-hier revient demain.</p> - -<p>—C’est possible pour les vêtements, mais pour les -personnes, ce qui est passé est bien passé. Il ne vous -reste que les créneaux. Il ne vous reste que des boursouflures, -il n’y a plus rien derrière. Ce qu’il y avait -dessous vous est remonté à la tête et vous ne pensez -plus qu’avec vos cors.»</p> - -<p>Peu s’en fallut que la colère de Frasquito n’éclatât -et qu’il ne jetât à la tête d’Antonio les plats, les verres -et même la table, et ce serait arrivé, si Polidor n’avait -point cherché à atténuer l’effet de ces mauvaises plaisanteries -en disant d’un air conciliant:</p> - -<p>«Tais-toi, espèce de fou, M. de Ponte n’est point -encore entré à Ville-Vieille et il porte mieux ses années -que nous.</p> - -<p>—Il n’est pas vieux, non..., il date seulement de l’époque -où Ferdinand VII portait un paletot.... Mais enfin, -si cela l’offense, je me tairai.... Monsieur de Ponte, vous -savez combien je vous aime et que si j’ai plaisanté, -c’est uniquement pour passer le temps. Ne tenez aucun -cas de ce que j’ai dit, cher maître, et parlons d’autre -chose.</p> - -<p>—Vos plaisanteries sont un peu impertinentes, dit -Frasquito avec dignité, et, si vous voulez, irrespectueuses..., -mais vous êtes un gamin et....</p> - -<p>—C’est bien..., quittes..., on se tait. Mais je voudrais -vous demander une chose respectable, monsieur de -Ponte, à quoi comptez-vous employer les premiers -sous de votre pension?</p> - -<p>—A une œuvre de justice et de charité. J’achèterai -<span class="pagenum" id="Page_265">265</span> -une paire de bottines à Benina quand elle reparaîtra, -si elle reparaît, ainsi qu’une robe neuve.</p> - -<p>—Pour moi, je lui achèterai un vêtement d’odalisque, -c’est le seul qui lui convient depuis qu’elle s’est dédiée -à la vie mauresque.</p> - -<p>—Que dites-vous? Est-ce que vous sauriez par -hasard où est cet ange?</p> - -<p>—Cet ange est au Pardo, qui est le Paradis où l’on -reçoit les petits anges qui s’en vont mendier dans les -rues sans permission.</p> - -<p>—Mauvaise plaisanterie!</p> - -<p>—Plaisanterie de la destinée, monsieur de Ponte! -Je savais que la Nina se rendait souvent à la porte de -San-Sebastian pour mendier quelques sous.... La nécessité -est une terrible conseillère. La pauvre Nina faisait -cela!... Mais je n’ai su qu’aujourd’hui qu’elle vivait avec -un Maure aveugle et que de là est venue sa perdition.</p> - -<p>—Êtes-vous sûr de ce que vous dites?</p> - -<p>—Je l’ai vue. Je n’en ai rien voulu dire à maman, -pour ne pas lui faire de peine; mais je le savais. Alors, -dans une rafle que les gens de la police ont faite, on a -arrêté Nina et l’autre et on les a enfermés à San-Bernardino. -Et de là on les a emballés pour le Pardo, d’où -Nina m’a adressé un billet me priant de tenter l’impossible -pour qu’on la relâche.... Je tâcherai d’y réussir -demain. Voyez ce que j’ai fait pour cela ce matin, j’ai -loué une bicyclette et je suis allé au Pardo.... Et, pour -que je ne l’oublie pas, si ma femme savait que je me -suis promené à bicyclette, il y aurait du bruit à la -maison. Toi, Polidor, fais attention de ne pas me vendre; -tu sais comme est Juliana.... Mais je continue: -j’arrivai là et je la vis; la pauvre femme était sans souliers -et les vêtements en loques. Elle fait peine à voir. -Le Maure est tellement jaloux que quand il m’entendit -parler avec elle il se mit en fureur et il voulut se jeter -sur moi: «Beau galant! Moi assommer le beau galant.» -La crainte de produire un scandale m’empêcha seule -de lui tomber dessus.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_266">266</span></p> - -<p>—Je ne puis croire que Benina, à son âge..., dit -Frasquito timidement.</p> - -<p>—Vous devriez pourtant comprendre mieux que personne -les amours de vieux.</p> - -<p>—Enfin, dit Polidor, dirigeant toute la fureur de -son regard sur Antonio, en voilà assez. Il faut faire une -démarche auprès du gouvernement civil.</p> - -<p>—Oui, oui, agissons, Pepe d’Alcania est-il toujours -gouverneur?</p> - -<p>—Homme, pour l’amour de Dieu! Le duc de Sesto? -Mais vous êtes tombé en enfance!</p> - -<p>—Vous en êtes, monsieur de Ponte, vous en êtes -resté à la guerre d’Afrique ou pas loin, affirma -l’homme aux escargots. Je me rappelle... Quand l’union -libérale..., il y avait comme ministre de l’intérieur -D. José Posada Herrera. J’étais au journal <i>la Iberia</i>, -avec Calvo Asensio, Carlos Rubio et D. Praxedes.... Mais -il est passé de l’eau sous le pont depuis lors.</p> - -<p>—Qu’il en soit ce qu’il voudra, messieurs, ajouta -de Ponte revenant à la pratique, il faut venir en aide -à Nina.</p> - -<p>—Il faut la tirer de là.</p> - -<p>—Et son petit Maure avec. Demain même, j’irai voir -un ami que j’ai à la Délégation.... Mais n’oublie pas, -Polidor, reste tranquille et ne vends pas la mèche.... -Si Juliana savait que j’ai loué une bicyclette et que -j’ai une machine au mois!</p> - -<p>—Vous allez retourner au Pardo?</p> - -<p>—C’est possible. Et vous, est-ce que vous pédalez -aussi?</p> - -<p>—Je n’ai jamais essayé. En tout cas, j’irai à cheval.</p> - -<p>—Allez, allez, vous êtes un cachottier. Montez-vous -à l’anglaise ou à l’espagnole?</p> - -<p>—Je ne sais pas, mais ce que je sais, c’est que je -monte très bien. Voulez-vous le voir?</p> - -<p>—Certainement, mon homme, et faisons un pari: -si vous ne vous cassez pas la tête, je paye la location -du cheval.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_267">267</span></p> - -<p>—Et si vous ne vous rompez pas le cou avec votre -machine ce sera moi qui la payerai.</p> - -<p>—Convenu. Et toi, Polidor?</p> - -<p>—Moi, je vais prendre l’omnibus de San-Francisco. -Rendez-vous là-bas à trois heures. Vous nous payerez -des escargots.</p> - -<p>—Je vous invite à ce que vous voudrez, dit Frasquito -en se levant, et si nous arrivons sains et saufs -jusqu’à Nina et à l’homme du Riff, banquet général.</p> - -<p>—Vous divaguez....»</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_268">268</span></p> - <h2 id="ch_36">XXXV</h2> -</div> - -<p>Doña Paca ne pouvait se consoler de l’absence de -Nina, pas même en se voyant entourée de ses enfants, -qui prenaient part à sa bonne fortune et se montraient, -reconnaissants de l’héritage dont ils allaient savourer -les bienfaits et qu’ils lui devaient. Avec cet échange -d’agréables impressions, l’esprit de la bonne dame se -transportait facilement au septième ciel d’où elle apercevait -les horizons les plus enchanteurs; mais elle ne -tardait pas à retomber dans la réalité, sentant le vide -que lui causait l’absence de sa compagne. En vain -l’imagination vagabonde d’Obdulia cherchait-elle à la -soulager et à l’enlever en la tirant par les cheveux dans -la région de l’idéal. Doña Francisca, accablée par son -affliction, refusait de se laisser entraîner et elle se dérobait, -laissant l’autre voler de nue en nue et de ciel -en ciel. La petite avait proposé à sa mère de vivre ensemble -avec tout le décorum que comportait leur -situation. En fait, elle se séparerait de Luquitas, auquel -elle ferait une pension pour qu’il pût vivre; elles prendraient -un hôtel avec jardin; un abonnement à deux -ou trois théâtres.</p> - -<p>«Nous rechercherons les relations et la fréquentation -de personnes distinguées....</p> - -<p>—Ma fille, ne t’excite pas, car tu ne sais pas encore -ce que te rapportera la moitié de la rente de l’Almoraima -et, bien qu’autant que je peux me souvenir -cette propriété soit magnifique, je calcule que le revenu -ne sera peut-être pas aussi considérable que tu pourrais -le croire, et il est bon que tu saches qu’il faut soulever -<span class="pagenum" id="Page_269">269</span> -largement le drap quand on veut sortir la -jambe.»</p> - -<p>Parlant ainsi, la veuve de Zapata appliquait les idées -de la très pratique Nina qui lui revenaient à la mémoire, -se renouvelaient dans son esprit et brillaient comme -étoiles au ciel.</p> - -<p>Obdulia quitta rapidement sa maison de la rue de la -Cabeza pour venir chez sa mère; elle était pressée -d’avoir une meilleure installation, confortable et située -dans un endroit gai, jusqu’à ce qu’arrivât le jour où -elle pourrait prendre ses quartiers dans le petit hôtel -qu’elle ambitionnait. Quoique plus modérée que sa -fille dans ce prurit de grandeur, sans doute à cause de -l’expérience cruellement acquise, doña Paca ne manquait -pas d’une certaine assurance et, se croyant raisonnable, -elle souhaitait une foule de superfluités. -Ainsi elle était hantée de l’idée d’acheter une suspension -pour sa salle à manger et elle ne pouvait se calmer -tant qu’elle n’aurait point satisfait son caprice. Le -maudit Polidor se chargea de la chose et l’enrossa d’un -abominable appareil qui pouvait à peine entrer dans -l’appartement et qui, une fois en place, balayait la -table de ses pendeloques en cristal. Comme elles -avaient l’intention d’occuper promptement une maison -à hauts plafonds, cela présentait moins d’inconvénients. -L’homme aux escargots leur fit encore acheter un mobilier -en placage de buis et aussi quelques bons tapis, -qu’il était impossible de placer en entier dans l’étroit -logis et dont on ne put poser que quelques morceaux -pour se payer le plaisir de marcher sur quelque chose -de doux aux pieds.</p> - -<p>Obdulia ne cessait de donner de fortes attaques au -trésor de sa mère pour acquérir des quantités de jolies -plantes dans les étalages de fleuristes de la petite place -de Santa-Cruz et en deux jours elle mit vraiment la -maison dans un état d’apparence glorieuse: les affreux -couloirs sales se changèrent en bosquets et le salon en -un charmant jardin suspendu.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_270">270</span></p> - -<p>En prévision de la prochaine installation dans un -hôtel, elle acheta des plantes de grandes dimensions, -des figuiers d’Inde, des palmiers et autres arbustes -verts. Doña Francisca voyait avec ravissement l’envahissement -de sa triste demeure par le règne végétal, -et devant de pareilles beautés elle ressentait des émotions -d’enfant, comme si, au sommet de la vieillesse, -elle se trouvait subitement reportée aux joies de sa -petite jeunesse.</p> - -<p>«Que les fleurs soient mille fois bénies, disait-elle -en se promenant dans ses jardins enchanteurs, quelle -allégresse elles répandent dans la maison! Et que Dieu -soit béni, car, s’il ne nous permet pas de jouir de la -campagne en ce moment, il nous accorde, pour peu -d’argent, la joie de faire venir la campagne à la -maison.»</p> - -<p>Obdulia passait sa journée entière à régler ces massifs, -et elle les arrosait tellement que véritablement il -s’en fallut bien peu qu’on ne fût obligé de se mettre à -la nage pour aller de l’escalier à la salle à manger. -Ponte, avec ses louanges exagérées et ses exclamations -admiratives, les encourageait à acheter encore des -fleurs et à convertir la maison en jardin botanique. Il -est certain que le premier et le second jour de cette -vie nouvelle doña Paca dut adresser de vifs reproches -à ce bon Frasquito parce qu’il revenait toujours à la -maison, ayant oublié le fameux livre de comptes qu’elle -l’avait chargé de lui acheter. Le galant mortifié s’excusait -sur la multitude de ses occupations, jusqu’à ce -qu’un soir, revenant avec une quantité d’objets qu’il -avait acheté, il sortit le fameux livre de comptes, dont -la brave dame s’empara à la minute avec joie pour y -inscrire l’histoire et les raisons de cet avenir heureux -et fortuné.</p> - -<p>«Je passerai ensuite tout ce que j’ai noté sur ce petit -papier, dit-elle, ce que l’on apporte de chez Botin, le -lustre, les tapis, diverses petites choses..., les médicaments..., -enfin, tout. Et maintenant, ma fille, il faut que -<span class="pagenum" id="Page_271">271</span> -tu me donnes la note bien claire de toutes, toutes ces -belles fleurs, pour que nous notions cette dépense sans -oublier une feuille verte. Fais bien attention, parce -que la balance doit ressortir. N’est-ce pas, Ponte, que -la balance doit ressortir?»</p> - -<p>Curieuse comme une femme, elle ne put faire moins -que de fureter dans les paquets qu’apportait de Ponte:</p> - -<p>«Voyons ce que vous apportez ici? Faites attention -que je n’entends point que vous jetiez l’argent par les -fenêtres. Voyons: une éponge fine...; bien, cela me -paraît bien. Comme goût, personne ne peut rivaliser -avec vous. De grandes bottes.... Homme, quelle élégance! -Quel pied! Que de femmes voudraient avoir le -pareil!... Des cravates, une, deux, trois.... Regarde, -Obdulia comme celle-ci est jolie, verte avec des raies -jaune d’or. Une ceinture qui a l’air d’un corset. Très -bien, cela doit servir à empêcher le développement du -ventre.... Et cela? Qu’est-ce encore? Des éperons? Pour -l’amour de Dieu, Frasquito, que comptez-vous faire -avec ces éperons?</p> - -<p>—Ah! est-ce que vous allez monter à cheval? dit -Obdulia joyeuse. Est-ce que vous passerez par ici? Ah! -quel chagrin de ne pas vous voir! Mais comment peut-on -rester plus longtemps dans une maison qui n’a pas -une seule fenêtre sur la rue?</p> - -<p>—Tais-toi, femme, nous demanderons à la voisine, -la sage-femme, qu’elle nous permette d’aller regarder -lorsque le chevalier traversera la rue.... Ah! comme -cela aurait fait plaisir aussi à notre pauvre Nina de le -voir!»</p> - -<p>De Ponte expliqua sa renaissance inopinée à la vie -hippique par la nécessité où il était d’aller au Pardo en -excursion de plaisir avec quelques amis de la meilleure -société. Lui seul serait à cheval et tous les autres à -pied ou à bicyclette. Ils parlèrent un instant des différentes -espèces de sports et de passe-temps élégants -avec une grande animation, jusqu’à ce qu’ils fussent -interrompus par l’arrivée de Juliana, qui s’était mise, -<span class="pagenum" id="Page_272">272</span> -depuis l’héritage, à fréquenter sa belle-mère et sa belle-sœur. -C’était une femme agréable, sympathique, d’esprit -vif, au teint blanc, aux magnifiques cheveux noirs peignés -avec art. Elle avait un châle épais sur les épaules -et sa tête était recouverte d’une mantille en soie de -couleurs vives; elle était chaussée de bottines fines et -ses dessous propres indiquaient un bon approvisionnement -de lingerie.</p> - -<p>«Mais on se croirait au Retiro ou à la promenade -d’Osuna? dit-elle en voyant cet énorme amas de feuillages, -d’arbustes, et de fleurs. Pourquoi tant de végétation?</p> - -<p>—Caprice d’Obdulia, répliqua doña Paca, qui se -sentait dominée par le caractère énergique et railleur -de sa gracieuse bru. Cette monomanie de changer ma -maison en un bosquet me coûte un argent fou.</p> - -<p>—Doña Paca, lui dit sa bru l’emmenant seule dans -la salle à manger, ne soyez pas si faible et laissez-vous -guider par moi; vous savez que je ne vous tromperai -pas. Si vous suivez les étourderies d’Obdulia, vous arriverez -promptement aux mêmes embarras dont vous -sortez à peine, parce qu’il n’y a point de pension qui -puisse suffire quand on ne sait point se régler. Je supprimerais -bois et bêtes féroces; je dis cela pour cet -espèce d’orang-outang mal teint que vous avez introduit -chez vous et que vous devez lâcher dans la rue le -plus promptement possible.</p> - -<p>—Le pauvre Ponte retourne demain dans sa pension -de famille.</p> - -<p>—Laissez-vous conduire par moi, qui m’entends au -gouvernement d’une maison... et ne me parlez pas de -cette plaisanterie du petit livre de comptes. La personne -qui tient toutes choses en ordre dans sa tête n’a -besoin de rien écrire. Je ne sais pas tracer un chiffre et -vous voyez comme je me comporte. Suivez mon conseil; -louez-vous un appartement pas trop cher et vivez -comme une personne qui a occasionnellement une -pension et sans faire d’embarras ni chercher à jeter de -<span class="pagenum" id="Page_273">273</span> -la poudre aux yeux. Faites comme moi, qui veux continuer -à vivre comme je vivais auparavant, sans me -départir de mon travail ordinaire, surtout avant de -savoir ce que me vaudra exactement cet héritage, -avant de changer quoi que ce soit à mon existence. -Enlevez de la tête de votre fille cette idée d’hôtel, si -vous ne voulez pas vous en voir sortir aussitôt, et prenez -de suite une servante pour vous faire la cuisine et -dispenser de dépenses coûteuses chez Botin.»</p> - -<p>Doña Francisca se montrait pleinement d’accord -avec les idées émises par sa bru, consentant à tout, -sans élever aucune objection à ses conseils judicieux. -Elle se sentait dominée par l’autorité qui découlait de -la seule expression des idées et ni la dominatrice ni sa -belle-mère ne se rendaient compte, l’une de sa puissance -et l’autre de sa soumission. C’était l’éternelle prédominance -de la volonté sur le caprice et de la raison sur -la folie.</p> - -<p>«Espérant toujours le retour de Nina, c’est seulement -en l’attendant que je me suis adressée à -Botin....</p> - -<p>—Ne comptez plus sur Nina, doña Paca, si jamais -vous la retrouvez, ce que je ne crois pas. Elle est -très bonne, mais beaucoup trop vieille, et elle ne vous -servirait à rien. Et, d’autre part, qui nous dit qu’elle -voudra revenir, puisque nous savons qu’elle est partie -de sa propre volonté? Elle aime particulièrement à -être dehors et vous ne sauriez en jouir, si vous la priviez -d’aller courir les rues.»</p> - -<p>Pour ne point perdre l’occasion, Juliana insista sur -la recommandation qu’elle avait déjà faite à sa belle-mère -de prendre une bonne à tout faire. Elle lui recommanda -tout d’abord sa cousine Hilaria, qui était jeune, -robuste, propre et travailleuse... et fidèle, cela va sans -dire. Elle verrait promptement la différence qui existerait -entre l’honorabilité de Hilaria et les rapines de -certaines autres.</p> - -<p>«Eh! eh! pourtant ma Nina est bonne, s’exclama -<span class="pagenum" id="Page_274">274</span> -doña Paca se révoltant contre les insinuations répétées -de sa belle-fille, pour défendre son amie.</p> - -<p>—Elle est très bonne, oui, et nous devrons la secourir, -mais pas davantage..., lui donner à manger.... Mais, -croyez-moi, doña Paca, rien ne marchera bien si vous -ne prenez pas ma cousine. Et pour que vous puissiez -vous en convaincre et que vous vous déchargiez l’esprit -de tous ces cassements de tête, je vous l’enverrai ce -soir même.</p> - -<p>—Bien, ma fille, qu’elle vienne, elle se chargera de -tout, et à propos, il y a là un poulet rôti qui va se -perdre. Cela finit par m’être indigeste de manger tant -de poulets. Veux-tu le prendre?</p> - -<p>—Certainement, j’accepte.</p> - -<p>—Il est encore resté quatre côtelettes. Ponte a dîné -dehors.</p> - -<p>—Cela va bien.</p> - -<p>—Je te les enverrai par Hilaria.</p> - -<p>—Non, c’est inutile, je les emporterai bien moi-même. -Vous allez voir comme je m’arrange. Je mets le tout -dans une assiette et l’assiette dans une serviette... -ainsi. Puis je noue les quatre coins....</p> - -<p>—Et ce morceau de pâté..., il est magnifique.</p> - -<p>—Je l’enveloppe dans un journal et je file, car il se -fait tard. Et tous ces fruits, qu’en voulez-vous faire? -C’est à peine si l’on a touché à ces pommes et à ces -oranges. Passez-les-moi, je vais les mettre dans mon -mouchoir.</p> - -<p>—Mais, ma pauvre fille, tu vas être chargée comme -une bourrique.</p> - -<p>—Peu importe!... Il faut maintenant que je m’en -aille! Demain je passerai par ici, pour voir comment -les choses marchent et pour vous dire ce qu’il faut -faire.... Mais, attention! Ne nous endormons point et -n’allons pas reprendre nos anciens errements. Parce -que, si madame ma belle-mère se dérobe, moi je tourne -les épaules et je ne remets plus les pieds ici et vous -recommencerez à faire vos bêtises tout à votre aise.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_275">275</span></p> - -<p>—Non, ma fille, à quoi penses-tu?</p> - -<p>—Bien sûr que si cela arrive je ne me mêle plus de -rien. Chacun peut manger son pain comme il lui plaît -et tout bâton peut porter sa voile. Mais je veux que -vous vous conduisiez bien, que vous ne commettiez -point d’inconséquences, de façon à ne plus jamais -retomber dans les griffes des usuriers, comme vous y -êtes actuellement.</p> - -<p>—Hélas! tout ce que tu dis est frappé au coin de la -plus pure raison. Je connais ton expérience et je sais -ce que tu vaux. Tu as peut-être le commandement un -peu rude, mais qui pourrait ne pas t’en louer, quand -je vois que tu as dompté mon Antonio et que tu as -fait d’un vaurien un honnête homme!</p> - -<p>—Parce que je ne m’arrête pas, parce que, dès le -premier jour, je lui ai administré le baptême des cinq -doigts, parce que je le redresse au moindre faux pas, -parce que je le fais marcher très droit et qu’il a plus -peur de moi que les voleurs de la garde civile.</p> - -<p>—Et comme il t’aime!</p> - -<p>—C’est tout naturel. On se fait aimer du mari en -portant les culottes, comme je les ai prises dès le premier -jour. C’est ainsi qu’on gouverne les maisons -petites ou grandes, madame, et aussi le monde.</p> - -<p>—Tu es admirable et crâne!</p> - -<p>—Dieu m’a mis un grain de sel dans la tête. Vous -vous en apercevrez. Mais il faut que je m’en aille, car -j’ai affaire à la maison.»</p> - -<p>Tandis que belle-mère et bru parlaient ainsi, Obdulia -et Ponte, dans le petit salon, causaient, et la petite -disait que jamais elle ne pardonnerait à son frère -d’avoir introduit dans la famille une personne aussi -commune que Juliana, qui prononçait déférence -pour différence et autres barbarismes. Elles ne pourraient -jamais vivre d’accord. Avant de partir, Juliana -donna un baiser à Obdulia et une poignée de main à -Frasquito, s’offrant pour lui blanchir son linge au prix -courant, à lui retourner ses habits pour un prix égal -<span class="pagenum" id="Page_276">276</span> -ou même inférieur à celui du tailleur le meilleur marché. -Elle savait aussi tailler pour homme: s’il voulait s’en -rendre compte, il n’avait qu’à lui commander un vêtement; -sûrement elle le lui ferait aussi élégant que s’il -sortait de chez le premier tailleur en boutique. Toutes -les affaires d’Antonio, c’était elle qui les faisait, et que -dirait-on si son cher mari n’était pas bien habillé?... -Cela méritait d’être vu! Elle avait fait à son oncle Boniface -un vêtement à l’américaine qu’il étrenna pour -aller à la séance de la réunion des vitriers, à la Toussaint, -et ce vêtement eut tant de succès que l’alcalde -voulut par force se le faire prêter pour s’en faire tailler -un pareil. Ponte la remercia, se montrant toutefois -sceptique à l’endroit des aptitudes féminines pour la -confection des vêtements masculins, mais sans se -départir de sa galanterie habituelle, et tous l’accompagnèrent -jusqu’à la porte, en l’aidant à se charger de -tous les paquets qu’elle emportait avec joie chez elle.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_277">277</span></p> - <h2 id="ch_37">XXXVI</h2> -</div> - -<p>Obdulia ne voulut pas demeurer en reste avec sa belle-sœur -et elle déclara, avec non moins d’autorité, qu’il -était impossible de suffire à tout avec une bonne à tout -faire et que, si son intruse belle-sœur avait trouvé indispensable -la cuisinière, elle trouvait, quant à elle, -qu’il fallait y joindre une femme de chambre.... Cela -était indispensable pour leur décorum.... Voilà! Elles -discutèrent un instant, mais la petite donna de telles -raisons à l’appui de la création de cette nouvelle fonctionnaire -que doña Paca ne put faire moins que de -reconnaître la nécessité absolue de sa nomination. -Comment ferait-on pour se passer de femme de chambre? -Obdulia avait choisi pour remplir cette charge une -jeune fille très fine, élevée dans les grandes maisons et -sans emploi pour la saison et qui vivait avec la famille -du doreur ornemaniste de l’entreprise funéraire. Elle -s’appelait Daniela, avec une jolie physionomie et une -activité dévorante. Enfin doña Paca, sur cette description, -mourait d’envie d’avoir cette femme de chambre -pour jouir du plaisir d’être servie.</p> - -<p>Au soir arriva Hilaria qui apportait un message de -Juliana, ressemblant plutôt à un ordre. La cousine -était chargée de dire que madame devait renoncer à -faire des tas d’achats inutiles, que lorsqu’elle aurait -envie d’acheter quelque chose elle l’en avisât, car personne -ne s’entendait mieux qu’elle à acheter et à se -faire livrer les choses convenablement. Item: que madame -devait réserver la moitié au moins de sa pension -pour retirer du Mont-de-Piété la quantité d’objets qui -<span class="pagenum" id="Page_278">278</span> -y étaient engagés, en donnant pour le retrait la préférence -aux reconnaissances dont l’échéance était la plus -voisine et ainsi, en très peu de temps, elle pourrait -rentrer en possession d’objets de la plus grande -utilité.</p> - -<p>Doña Paca admira la sagesse de Juliana, qui était la -prévision en personne, et promit de suivre ponctuellement -ses instructions, ou mieux d’y obéir. Comme elle -avait la tête un peu vacillante, par suite des événements -extraordinaires de ces derniers jours, de l’absence de -Benina et... pourquoi ne pas le dire? à cause de l’odeur -des fleurs qui embaumait la maison, il ne lui était pas -venu à l’esprit l’idée de passer en revue les reconnaissances -qui représentaient des rames de papiers qu’elle -conservait dans différents tiroirs comme papiers en -barre. Mais elle le ferait certainement... et, si Juliana -voulait bien se charger de la commission si fastidieuse -de dégager les objets, cela serait d’autant mieux et elle -lui en serait très reconnaissante. La cuisinière insinua -qu’elle se chargerait aussi bien de la commission que -sa cousine, et elle s’occupa avec un soin particulier du -souper, qui fut entièrement du goût de doña Paca et -d’Obdulia.</p> - -<p>Le jour suivant, la femme de chambre fit son entrée -dans la famille; la mère et fille étaient tellement convaincues -que des services étaient indispensables qu’elles -ne pouvaient comprendre comment elles avaient pu s’en -passer pendant tant d’années. Le succès de Daniela fut -aussi grand le premier jour que l’avait été, la veille, -celui d’Hilaria. Elle faisait tout bien, avec art et adresse, -devinant les goûts et les désirs de ses maîtresses pour -les satisfaire à l’instant. Et quelles bonnes manières, -quelle douceur, quelle humilité, quel désir de plaire! -On eût dit que les deux jeunes servantes devaient toujours -travailler sans reprendre haleine et avec toute -leur habileté, pour chercher à conquérir l’esprit de -leurs maîtresses. Doña Francisca était en pleine exultation; -une seule chose l’affligeait, c’était l’étroitesse -<span class="pagenum" id="Page_279">279</span> -de leur logis où les quatre femmes avaient peine à se -mouvoir.</p> - -<p>Juliana, il faut dire la vérité, ne vit pas avec plaisir -l’entrée de la femme de chambre et maudissait le besoin -qu’on avait cru d’en avoir; mais, par prudence, elle se -tut, se réservant de tâcher de la faire mettre à la porte -quand elle aurait assis plus solidement l’autorité qu’elle -avait commencé à exercer. Sur d’autres matières, elle -conseilla et mit à exécution tant de choses bien combinées, -qu’Obdulia elle-même dut reconnaître que c’était -une maîtresse femme pour le gouvernement de la maison. -Elle s’occupait, en attendant, de la recherche d’un -appartement, mais elle le voulait dans de telles conditions -de commodité, de ventilation et de bon marché -qu’il n’était point facile de se décider avant d’avoir -couru tout Madrid. Il est vrai que Frasquito avait mis -à la voile par un temps léger, pour aller s’établir dans -une maison pour jeunes pensionnaires (Concepcion-Jeronima, -37), et si heureux, le pauvre homme, de son -indépendance reconquise. Doña Paca n’avait point de -place pour le loger, et l’installer dans le couloir, avec -l’agglomération de plantes, eût été bien difficile, et, -d’autre part, il n’eût vraiment pas été admissible ni -convenable, qu’un cavalier réputé pour son élégance et -ses bonnes fortunes, vécût en compagnie de quatre -femmes, dont trois au moins étaient jeunes et belles. -Fidèle à sa reconnaissante estime envers doña Francisca, -il lui rendait visite chaque jour, matin et soir, et -un certain samedi il annonça qu’il ferait, le lendemain -dimanche, la fameuse promenade à cheval au Pardo, -dans laquelle il se promettait de faire revivre son habileté -à monter à cheval.</p> - -<p>Avec quel plaisir les quatre femmes s’installèrent, -sur le balcon prêté par le voisin, pour voir passer le -brillant cavalier! Il passa, ma foi, fort gaillardement, -monté sur un très grand cheval; il salua ces dames à -plusieurs reprises, faisant évoluer et caracoler son -cheval, pratiquant mille gentillesses. Obdulia agitait -<span class="pagenum" id="Page_280">280</span> -son mouchoir et doña Paca, dans l’effusion de sa -tendre amitié, ne put s’empêcher de lui crier d’en -haut:</p> - -<p>«Pour l’amour de Dieu, Frasquito, prenez garde -que cette bête ne vous jette par terre, pour notre plus -grand chagrin!»</p> - -<p>L’habile cavalier piqua des deux et se mit à trotter -par la rue de Tolède, pour prendre la rue de Ségovie -et celle de Ronda pour rejoindre ses compagnons au -rendez-vous à la porte de San-Vicente. Quatre jeunes -gens de fort bonne humeur formaient avec Antonio -Zapata la bande des cyclistes dans cette joyeuse excursion, -et, quand ils virent apparaître Ponte sur son -immense destrier, ils le saluèrent de leurs bravos et -de leurs aimables plaisanteries. Avant de partir dans -la direction de la porte de Hierro, Frasquito et Zapata -parlèrent de l’objet de leur excursion, ce dernier disant -que, non sans difficulté, il avait obtenu l’ordre de mise -en liberté de Benina et de son Maure. Ils partirent -joyeux et, au milieu de la grande route, commença le -match entre le cavalier monté sur son cheval en chair -et en os et ceux montés sur les chevaux de fer, en -s’animant réciproquement au jeu et se provoquant -d’une voix joyeuse par d’agréables plaisanteries. Un -des cyclistes, qui était coureur émérite et qui avait -gagné des prix, allait et venait de l’un à l’autre et ensuite -les dépassait; ils couraient tous beaucoup plus -vite que la rosse de Frasquito, qui se gardait bien de -faire des folies, se maintenant à un trot et à un pas -modérés.</p> - -<p>Il ne leur arriva rien de particulier à l’aller. Réunis -là-bas avec Polidor et d’autres amis qui étaient venus -à pied par la fraîcheur, ils déjeunèrent joyeusement, -Frasquito et Antonio payant chacun par moitié le -repas, comme il était convenu; ils visitèrent rapidement -la maison de refuge des pauvres, firent mettre -en liberté les captifs et, l’après-midi, ils reprirent la -route de Madrid devancés par Benina et Almudena. -<span class="pagenum" id="Page_281">281</span> -Dieu ne voulut pas que le retour s’effectuât aussi heureusement -que l’aller, parce qu’un des cyclistes, appelé -et mal nommé, Pedro Minio «Peau du diable», ayant -un peu plus bu que de raison au déjeuner, en faisant -le gracieux avec sa machine, prit des attitudes variées -et, dans une de ses voltes, il alla se précipiter contre -un arbre, s’estropiant le pied et la main et se trouvant -dans l’impossibilité de rentrer en pédalant. Mais ce ne -fut pas tout: les malheurs ne devaient point s’arrêter -là; car, un peu plus loin que la porte de Hierro, aux -environs des Viveros, le coursier de Frasquito qui, -sans doute, était écœuré des allées et venues vertigineuses -des bicyclettes qui lui passaient constamment -sous le nez et s’apercevant combien il était mal dirigé, -résolut de se débarrasser d’un cavalier ridicule et fastidieux. -Une charrette traînée par des bœufs et chargée -de genêts et de chêne vert à brûler, vint à passer; le -carcan en profita pour se planter ou faire semblant -d’avoir peur et lancer force ruades, jusqu’à ce qu’il -eût envoyé son élégant cavalier vers les nues. Le -pauvre Ponte tomba comme un sac à moitié vide et il -resta après sa chute sans mouvement sur le sol, jusqu’à -ce que ses amis eussent pu venir à son secours -pour le relever. Il n’avait point de blessure apparente -et, par bonheur, il n’avait point de commotion grave à -la tête, car il avait repris connaissance et, dès qu’il -fut remis sur pieds, il commença à crier, rouge comme -un paon, apostrophant le charretier qui, selon lui, était -seul coupable de ce sinistre accident.... Profitant de la -confusion, le cheval, heureux de sa liberté reconquise, -partit à bride abattue vers Madrid, sans se laisser -prendre par les passants qui essayaient de lui sauter à -la tête et, en peu de minutes, Zapata et ses amis le -perdirent de vue.</p> - -<p>C’est à peine si dans leur marche lente Almudena et -Benina avaient dépassé la ligne des Viveros, lorsque la -vieille vit passer comme le vent le grand diable de -cheval de Ponte, sans cavalier, et elle comprit avec -<span class="pagenum" id="Page_282">282</span> -effroi ce qui avait dû se passer. Elle craignait sûrement -un malheur, parce que Frasquito n’était certes -plus d’âge à supporter de pareilles expéditions qu’il -avait prétentieusement et présomptueusement entreprises. -Elle n’eut pas le loisir de s’arrêter pour chercher -à savoir la vérité, parce qu’elle désirait arriver -promptement à Madrid pour reposer Almudena qui -souffrait de la fièvre et marchait exténué. Ils continuèrent -à avancer pas à pas, jusqu’à la porte de San-Vicente, -où ils arrivèrent à la chute du jour; ils s’assirent -pour se reposer, espérant voir repasser les -expéditionnistes avec leur malheureux compagnon -dans une civière. Mais, n’ayant rien vu durant une -demi-heure qu’ils restèrent là, ils reprirent leur chemin -par la Virgen del Puerto, avec l’intention d’arriver à -la rue Impériale par celle de Ségovie. Les malheureux -étaient tous les deux dans l’état le plus lamentable: -Benina les pieds nus, ses vêtements noirs ne formant -plus qu’un amas de haillons et de guenilles sordides; -le Maure extrêmement vieilli, la figure verte et décomposée; -l’un et l’autre montrant sur leurs visages amaigris -la faim qu’ils avaient soufferte, l’oppression et la -tristesse de leur séjour forcé dans cet endroit, qui était -plus un cachot qu’un hospice pour des chrétiens.</p> - -<p>La pensée de Nina ne pouvait se détacher de l’image -de doña Paca et elle ne cessait de chercher à se représenter -l’accueil qui allait lui être fait. A certains moments, -elle espérait qu’elle allait être reçue avec joie, -et à d’autres elle croyait voir doña Francisca furieuse -d’apprendre qu’elle était allée mendier, et surtout avec -un Maure. Mais rien ne mettait une plus grande confusion -dans son esprit ni un plus grand trouble que de -comprendre ce que c’était que les nouveautés introduites -dans la famille, dont Antonio lui avait à peine -dit un mot en l’air à sa sortie du Pardo. Doña Paca, -lui et Obdulia étaient riches! Comment? Cela était -arrivé subitement, du jour au lendemain, par don Romualdo.... -Que don Romualdo soit béni! Elle l’avait -<span class="pagenum" id="Page_283">283</span> -inventé, elle, et du fond obscur de son invention ressortait -tout à coup une personne véritable, faisant des -miracles, apportant des richesses et convertissant en -réalités les dons rêvés du roi Samdaï. Allons donc! -Cela n’était pas possible. Nina ne croyait plus rien, -songeant que c’était une plaisanterie d’Antonio et -qu’au lieu de trouver doña Francisca, nageant dans -l’abondance, elle allait la retrouver nageant comme -toujours dans une mer d’expédients et de misères.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_284">284</span></p> - <h2 id="ch_38">XXXVII</h2> -</div> - -<p>Toute tremblante, elle arriva à la rue Impériale et, -ayant recommandé au Maure de rester sans bouger, -appuyé contre la muraille en l’attendant, tandis qu’elle -irait voir s’il y avait moyen ou non de le loger dans -son ancienne maison, Almudena lui dit:</p> - -<p>«<i>Amri</i> ne pas m’abandonner.</p> - -<p>—Es-tu fou? Moi t’abandonner en ce moment où tu -es malade et que tous deux nous sommes sans sou ni -maille? Tu ne peux croire sérieusement à une telle -folie. Attends-moi. Je te mets là, en face de l’entrée de -la rue de la Lechuga.</p> - -<p>—Ne me trompe point, toi. Reviens promptement.</p> - -<p>—Tout de suite, que je voie seulement ce qui se -passe en haut et si ma maîtresse doña Paca est en -bonne santé.»</p> - -<p>Nina monta sans prendre le temps de respirer et -sonna, une fois arrivée, avec une grande anxiété. Première -surprise: une femme inconnue, jeune, de type -élégant, avec un beau tablier, vint lui ouvrir. Benina -croyait rêver. Certainement, des démons avaient taillé -la maison en morceaux pour l’emporter et la remplacer -par une autre qui semblait la même, mais qui était toute -différente. La fugitive entra sans rien demander, non -sans froncement de sourcils de Daniela, qui ne -l’avait pas reconnue sur-le-champ. Mais que voulait -dire, qu’est-ce que c’était et d’où sortaient ces jardins -qui formaient comme une promenade d’arbres précieux -dans l’antichambre, depuis la porte jusqu’aux couloirs? -Benina se frottait les yeux, croyant être en proie à une -<span class="pagenum" id="Page_285">285</span> -hallucination, résultat de ses stupides somnolences -dans le milieu fétide et asphyxiant d’où elle sortait. -Non, non, ce n’était pas sa maison, cela ne pouvait pas -l’être et cela lui fut encore confirmé par l’apparition -d’une autre figure inconnue, qui avait l’air d’une fine -cuisinière, bien nippée, et d’aspect plutôt insolent.... Et, -regardant du côté de la salle à manger qui s’ouvrait à -l’extrémité du couloir, elle vit... Dieu saint, quelle merveille, -qu’était-ce encore? Était-ce un rêve? Non, non, -elle voyait bien avec les yeux de son corps. Au-dessus -de la table, suspendue sans y toucher, se tenait en l’air -une montagne de pierres précieuses, d’éclat, de lumière, -d’espèces différentes, les unes incarnat, les autres -vertes ou bleues. Jésus, quels trésors! Est-ce que, -par hasard, doña Paca, plus habile qu’elle, serait -arrivée à réussir la conjuration du roi Samdaï, lui -demandant et recevant de lui les charretées de diamants -et de saphirs? Avant que Benina eût pu comprendre -que tout ce scintillement provenait des pendeloques -de la salle à manger, subitement éclairées par les -rayons d’une lampe que doña Paca venait d’allumer -pour examiner les couteaux que Juliana lui rapportait -du Mont-de-Piété, cette dernière apparut à la porte de -la salle à manger, et, repoussant un peu de la main la -pauvre vieille, elle lui dit, moitié figue, moitié raisin:</p> - -<p>«Eh là! Nina, te voilà par ici? Tu as donc reparu? -Nous te croyions partie pour le Congo.... N’avance -point, n’entre pas, tu tacherais nos planchers qui -viennent d’être lavés cet après-midi.... Tu es dans un -joli état!... Pose là tes savates, tu vas salir les carreaux...</p> - -<p>—Où est madame, dit Nina se retournant, pour -mieux voir les diamants et les émeraudes, et doutant -encore qu’ils fussent vrais.</p> - -<p>—Madame est ici, mais elle te prie de ne pas entrer -parce que tu viens pleine de vermine....»</p> - -<p>Au même moment arriva par un autre côté la jeune -Obdulia qui s’écria:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_286">286</span></p> - -<p>«Nina, sois la bienvenue, mais, avant d’entrer dans -la maison, tu feras bien de te faire donner une fumigation -et de passer à la lessive.... Ne m’approche pas. -Après tant de journées passées au milieu de pauvres -immondes! Regarde comme tout cela est joli.»</p> - -<p>Juliana s’avança vers elle d’un air souriant; mais, à -travers ce sourire, Nina se rendit compte de l’autorité -qu’elle avait su conquérir et son regard semblait dire: -«La voilà celle qui commande maintenant ici. Il faut -reconnaître son autorité.» Aux arrogances recouvertes -d’un vernis de bonhomie avec lesquelles la nouvelle -maîtresse l’accueillit, Nina se contenta de répondre -qu’elle ne partirait point sans avoir vu sa maîtresse.</p> - -<p>«Femme, entre, entre,» murmura du fond de la -salle à manger doña Francisca Juarez, d’une voix -étranglée par des sanglots.»</p> - -<p>Sans dépasser le pas de la porte, Benina répondit -d’une voix ferme:</p> - -<p>«Me voici, madame, et, comme on dit que je salirais -les parquets, je n’entre pas, je ne veux pas entrer; -je répète: je n’entre pas.... Il m’est arrivé des -choses que je ne veux pas vous raconter pour ne pas -vous affliger.... On m’a arrêtée, j’ai subi la faim, la -honte, les mauvais traitements.... Et je n’ai vraiment -souffert que d’une chose, c’est de ne pas savoir si -vous-même vous ne souffriez pas de la faim et si vous -n’étiez pas toute désemparée.</p> - -<p>—Non, non, Nina! Depuis que tu nous a quittées, -regarde quelle coïncidence! La fortune est entrée dans -ma maison.... Cela paraît un vrai miracle, n’est-ce pas? -Te souviens-tu de ce que nous disions dans nos conversations -solitaires, en ces nuits de misères et de souffrances? -Eh bien, le miracle est une vérité, ma fille, et -tu sauras que l’auteur de ce miracle, c’est don Romualdo, -ce mille fois béni, cet archange qui dans sa -modestie se refuse à avouer les bienfaits antérieurs -dont il nous a comblées, toi et moi.... Il nie ses mérites -et ses vertus.... Il prétend qu’il n’a pas de nièce -<span class="pagenum" id="Page_287">287</span> -qui s’appelle doña Patros..., qu’il n’est point proposé -pour un évêché. Et pourtant, c’est lui, parce qu’il ne -peut pas y en avoir un autre; non, certainement, pas -un autre capable de réaliser ces merveilles.»</p> - -<p>Nina ne répondait pas un mot, se contentant de sangloter -adossée à la porte.</p> - -<p>«Je te reprendrais bien volontiers de nouveau avec -moi ici, affirma doña Francisca, au côté de laquelle -se tenait Juliana lui soufflant tout bas ce qu’elle devait -dire, seulement nous ne tenons pas dans la maison, -nous sommes extrêmement gênées.... Tu sais combien -je t’aime, que je préfère ta compagnie à toute autre... -mais..., tu vois.... Demain nous déménageons et, s’il y a -un coin dans la nouvelle maison.... Que dis-tu? As-tu -quelque chose à me dire? Ma fille, ne crie point à -l’injustice; souviens-toi que tu t’es fort mal conduite -avec moi, m’abandonnant brusquement, sans un morceau -de pain à la maison, toute seule, toute délaissée, -sans secours aucun. Va là! Nina! Franchement ta conduite -mériterait que je sois un peu sévère avec toi.... -Et pour que tout soit contre toi, il faut encore que tu -aies oublié tous les sages principes que je t’ai enseignés, -en te lançant dans le monde en compagnie d’un -affreux Mauresque.... Dieu seul sait quelle espèce de -moineau c’est encore, et quels sortilèges il a dû employer -pour te faire sortir de la bonne voie. Dis-moi? -Confesse-moi tout: l’as-tu déjà abandonné?</p> - -<p>—Non, madame.</p> - -<p>—Tu l’as amené avec toi?</p> - -<p>—Oui, madame, il m’attend en bas.</p> - -<p>—S’il en est ainsi, je te crois capable de tout. Comment, -tu vas jusqu’à me l’amener ici, dans ma maison?</p> - -<p>—Je l’amenais à la maison parce qu’il est malade et -que je ne veux pas l’abandonner au milieu de la rue, -répéta Benina d’un accent ferme.</p> - -<p>—Oui, je sais que tu es bonne et que, lorsque la -bonté t’aveugle, tu laisses de côté toute décence.</p> - -<p>—La décence n’a rien à voir avec tout cela et je ne -<span class="pagenum" id="Page_288">288</span> -suis nullement coupable parce que je vais avec Almudena, -qui est un pauvre malheureux. Il m’aime, moi.... -Et moi, je le chéris comme un fils.»</p> - -<p>L’ingénuité avec laquelle s’exprimait Nina ne parvint -pas à l’âme de doña Paca, qui, sans rien changer -à son attitude et conservant les couteaux dans son -tablier, continua en lui disant:</p> - -<p>«Tu n’as pas ta pareille pour arranger les choses et -retourner tes fautes pour les présenter comme des -vertus; pourtant, Nina, je t’aime, je reconnais tes -bonnes qualités et je ne t’abandonnerai jamais.</p> - -<p>—Merci, madame, grand merci.</p> - -<p>—Il ne te manquera ni de quoi manger, ni de quoi -dormir. Tu m’as servie, tu m’as tenu compagnie, tu -m’as soutenue dans l’adversité. Tu es bonne, très bonne; -mais n’abuse pas, ma fille; ne me dis pas que tu viens -t’installer ici avec un marchand de dattes, parce que -tu me ferais croire que tu es devenue tout à fait folle.</p> - -<p>—Je l’amenais à la maison, oui, madame, comme -j’ai amené Frasquito Ponte, par charité.... Si j’ai eu -pitié de l’autre, pourquoi n’aurais-je pas eu pitié de -celui-ci aussi? Ou bien, est-ce qu’il y a une charité -pour ceux qui portent une redingote et une autre pour -le pauvre sans vêtements? Je ne l’entends point ainsi, -je ne distingue pas.... C’est pour cela que je l’ai amené; -si vous ne le recevez pas, ce sera même chose que de -me refuser la porte.</p> - -<p>—Pour toi, toujours... dis-je, mais pourtant, toujours, -non...; je voudrais pouvoir dire.... Mais nous -n’avons point un coin de vide.... Nous sommes quatre -femmes ici, tu le vois.... Tu reviendras demain: place -ce malheureux dans une bonne hôtellerie.... Non, quelle -sottise je dis? Mets-le à l’hôpital. Tu n’as qu’à t’adresser -à don Romualdo.... Dis-lui de ma part que je le -recommande.... Qu’il le considère comme une chose à -moi.... Ah! je ne sais plus ce que je dis..., comme une -chose à toi..., tout à fait à toi.... Enfin, ma fille, tu -viendras, tu verras, peut-être qu’on le prendra dans la -<span class="pagenum" id="Page_289">289</span> -maison de M. de Cédron, qui est très grande.... Tu -m’as dit que c’était une maison énorme, une espèce -de couvent.... Tu le sais bien, ma pauvre Nina, comme -créature imparfaite, je suis incapable d’héroïsme et de -vertu suffisante pour me permettre de venir directement -en aide à la pauvreté sordide et dégoûtante.... -Non, ma fille, non: c’est une question d’estomac et de -nerfs.... Je mourrais de dégoût, tu le sais bien. Même, -je te l’avoue, avec la misère que tu apporterais avec -toi, je ne puis pas te recevoir.... Je t’aime, Nina, mais -tu connais la sensibilité de mon estomac.... Si je trouve -un cheveu dans la nourriture, mon estomac se retourne -et je suis malade trois jours.... Ote ces vêtements si -tu veux bien.... Juliana va te donner ce qu’il te faut.... -Écoute ce que je dis. Pourquoi te tais-tu? Ah! Je comprends. -Tu te fais humble pour mieux cacher ton orgueil.... -Je te pardonne tout; tu sais que je t’aime, -que je suis bonne pour toi.... Enfin, tu me connais.... -Que dis-tu?</p> - -<p>—Rien, madame, je ne dis rien, et n’ai rien à dire, -murmura Benina entre deux soupirs. Que Dieu vous -garde!</p> - -<p>—Mais, tu ne vas pas t’en aller fâchée contre moi, -ajouta d’une voix tremblante doña Paca, en la suivant -à distance dans sa marche lente de retraite par le -couloir.</p> - -<p>—Non, madame, vous savez que je ne me fâche -jamais, répliqua la vieille en la regardant avec plus de -compassion que de chagrin. Adieu, adieu!»</p> - -<p>Obdulia reconduisit sa mère à la salle à manger, -disant:</p> - -<p>«Pauvre Nina!... Elle s’en va. Eh bien, regarde, cela -m’aurait fait plaisir de voir ce Maure et de causer avec -lui. Cette Juliana qui vient se mêler de tout!»</p> - -<p>Obsédée par des doutes cruels qui déconcertaient -son esprit, doña Francisca ne put exprimer aucune -idée et elle continua à compter les couverts dégagés -du Mont-de-Piété. Pendant ce temps, Juliana, reconduisant -<span class="pagenum" id="Page_290">290</span> -Nina en la poussant avec douceur vers la -porte, la congédia avec ces paroles affectueuses:</p> - -<p>«Ne craignez rien, madame Benina, rien ne vous -manquera. Je vous fais cadeau du douro que je vous ai -prêté la semaine dernière. Vous vous rappelez, n’est-ce -pas?</p> - -<p>—Oui, madame Juliana, oui, je m’en souviens. Merci.</p> - -<p>—Bien; prenez encore cet autre douro pour vous -arranger cette nuit.... Venez demain à la maison prendre -vos affaires....</p> - -<p>—Madame Juliana, que Dieu vous le rende!</p> - -<p>—Vous ne seriez nulle part mieux qu’à la Miséricorde -et, si vous le désirez, j’en parlerai moi-même à -don Romualdo, si vous avez honte. Doña Paca et moi -nous vous recommanderons. Parce que ma belle-mère -a placé toute sa confiance en moi, et elle m’a donné -tout son argent pour que je le lui conserve..., et c’est -moi qui gouverne la maison et qui lui achète tout ce -dont elle a besoin. Elle doit beaucoup de reconnaissance -à Dieu de l’avoir fait tomber entre mes mains....</p> - -<p>—Ce sont de bonnes mains, madame Juliana.</p> - -<p>—Ne vous fâchez pas et je lui dirai ce qu’elle doit -faire.</p> - -<p>—Il peut se faire qu’elle le sache sans que vous -ayez besoin de le lui dire.</p> - -<p>—Cela, vous le verrez..., si vous ne voulez pas chercher -à vous caser....</p> - -<p>—J’irai.</p> - -<p>—En tout cas, madame Benina, à demain.</p> - -<p>—Madame Juliana, votre servante.»</p> - -<p>Elle descendit précipitamment les escaliers brûlant -du désir de se retrouver dans la rue. Quand elle fut -arrivée auprès de l’aveugle qui l’attendait tout près, la -peine immense qui opprimait le cœur de la pauvre -vieille se fondit en un pleur ardent et anxieux et, se -frappant le front avec ses poings fermés, elle ne put -que s’écrier:</p> - -<p>«Ingrate, ingrate, ingrate!</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_291">291</span></p> - -<p>—Ne pleure pas, <i>Amri</i>, lui dit l’aveugle d’une voix -tendre, ta maîtresse est mauvaise, mais toi, tu es un -ange.</p> - -<p>—Quelle ingratitude, seigneur Dieu!... Oh! vilain -monde.... Oh! misère humaine!... Un pareil accueil -pour avoir fait le bien!...</p> - -<p>—Dis-moi, dis-moi vite, <i>Amri</i>.... Le monde méchant -ne sait pas t’apprécier.</p> - -<p>—Dieu lit dans le cœur de chacun. Mon cœur il le -voit.... Vois-le, maître des cieux et de la terre. Vois-le -promptement.»</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_292">292</span></p> - <h2 id="ch_39">XXXVIII</h2> -</div> - -<p>Elle dit ce que nous venons de rapporter, essuya ses -larmes d’une main tremblante et elle songea de suite à -prendre les résolutions d’ordre pratique que les circonstances -comportaient.</p> - -<p>«Dis-moi, dis-moi tout, répéta Almudena la prenant -par le bras.</p> - -<p>—Où aller? dit Nina toute troublée. Ah! d’abord -chez don Romualdo.»</p> - -<p>Et, prononçant ce nom, elle demeura un instant bouche -béante, tout à fait idiote.</p> - -<p>«Romualdo mensonge, déclara l’aveugle.</p> - -<p>—Oui, oui, ce fut une invention de moi. Celui qui a -apporté tant de richesses à ma maîtresse, c’est un -autre, quelque don Romualdo de carnaval..., suggestion -du démon.... Non, non, celui de carnaval c’est le -mien.... Je ne sais plus rien, je ne comprends plus -rien. Allons-nous-en, Almudena. Songeons que tu es -malade, que tu as besoin de passer la nuit bien à -l’abri. Mme Juliana, qui maintenant est chargée de -couper le fromage dans la maison de ma maîtresse, et -qui dirige tout..., je lui souhaite un grand bonheur..., -m’a donné ce douro. Je vais te conduire aux palais de -Bernarda et nous verrons demain.</p> - -<p>—Demain nous irons à Jérusalem.</p> - -<p>—Où as-tu dit? A Jérusalem? Où est-ce cela? Va là? -Est-ce que tu aurais l’intention de m’emmener là, une -supposition comme s’il s’agissait d’aller à Jetafe ou à -Carabanchel de Abajo?</p> - -<p>—Tout de suite, tout de suite.... tu m’épouseras, -<span class="pagenum" id="Page_293">293</span> -nous ne ferons plus qu’un. Nous irons à Marseille en -mendiant tout le long du chemin.... A Marseille, nous -prendrons le vapeur.... Pim, pam.... Jaffa.... Jérusalem!... -Nous nous marierons dans ta religion ou dans la -mienne. Comme tu voudras.... Tu verras le Saint-Sépulcre, -moi j’entrerai à la synagogue pour prier -Adonaï....</p> - -<p>—Attends un peu et calme-toi et ne me donne pas -le vertige avec toutes ces inventions de ton imagination -en délire. La première chose à faire, c’est de te mettre -en sûreté pour cette nuit.</p> - -<p>—Moi, je suis bien.... Je n’ai pas de fièvre.... Moi -très content. Tu viendras avec moi pour toujours, par -le vaste monde, nous marcherons beaucoup..., la liberté, -la mer, la terre et beaucoup de joie.</p> - -<p>—C’est très bien, mais, pour l’instant, nous avons -besoin de manger et nous allons entrer dans une -taverne pour réparer nos forces, si tu veux, à la Cava -Baja.</p> - -<p>—Où tu voudras, toi, moi je voudrai.»</p> - -<p>Ils soupèrent avec un certain plaisir et Almudena -ne cessait d’énumérer les délices de s’en aller ensemble -à Jérusalem, demandant l’aumône par terre et par mer, -sans préoccupations et sans soucis. Cela durerait des -mois, des années, mais ils finiraient bien par arriver -en Palestine, dussent-ils aller par terre jusqu’à Constantinople, -à pied. Il y avait beaucoup de beaux pays -à traverser. Nina objectait qu’elle avait déjà les os un -peu durs pour courir si loin, et l’Africain, ne sachant -comment s’y prendre pour la convaincre, lui disait:</p> - -<p>«Espagne, terre d’ingratitude.... Courons au loin où -les pays sont bons.»</p> - -<p>Quand ils eurent soupé, ils se rendirent à la maison -de Bernarda, où ils prirent deux lits, pour deux réaux -l’un, dans les dortoirs d’en bas. Almudena fut très -agité toute la nuit, ne pouvant arriver à dormir et continuant -à divaguer sur le petit voyage à Jérusalem, et -Benina, pour le calmer, dut lui dire qu’elle consentait -<span class="pagenum" id="Page_294">294</span> -à entreprendre ce grand voyage. Inquiet et tout endolori, -comme si sa couche eût été remplie de pointes -très aiguës, Mordejaï ne faisait que se retourner de -côté et d’autre, se plaignant de piqûres à la peau très -douloureuses, qui, il faut l’avouer, provenaient uniquement -de cette misère qui se combat avec la poudre -insecticide. Peut-être cela provenait-il aussi d’une -forme étrange que prenait sa fièvre et qui se manifesta -le lendemain par une forte irruption toute rouge -sur les bras et sur les jambes. Le malheureux ne cessait -de se gratter avec fureur et Benina l’emmena dans -la rue, espérant que l’air libre et l’exercice lui procureraient -un peu de soulagement. Après avoir vaqué en -mendiant, pour ne pas en perdre l’habitude, ils arrivèrent -à la rue San-Carlos, et Benina monta voir Juliana, -qui devait lui donner ses affaires, et les lui donna -effectivement en un paquet, ajoutant que, tandis qu’elles -allaient pétitionner pour son entrée à la Miséricorde, -elle ferait bien de se loger dans quelque maison bon -marché avec ou sans son homme, bien que, certainement, -pour son décorum, il conviendrait certes mieux -qu’elle abandonnât sa compagnie et une conduite aussi -indécente. Elle ajouta que, lorsqu’elle se serait bien -débarrassée de toute la saleté et la vermine qu’elle -avait rapportées du Pardo, elle pourrait venir rendre -visite à doña Paca, qui la recevrait avec joie; mais -toutefois il ne fallait pas qu’elle songeât à vivre de -nouveau avec elle, parce que les enfants s’opposaient -à cela, désirant que leur mère fût bien servie et que -ses affaires fussent administrées régulièrement. La -brave femme approuva tout, se trouvant en présence -d’une volonté supérieure contre laquelle elle sentait -qu’il n’y avait point à lutter.</p> - -<p>Juliana n’était pas une mauvaise femme; dominatrice, -cela, oui; avide de montrer les grandes aptitudes -de gouvernement que Dieu lui avait départies, -femme à ne point lâcher d’aucune manière la proie -qui lui était tombée entre les mains. Pourtant elle ne -<span class="pagenum" id="Page_295">295</span> -manquait point d’amour du prochain; elle avait compassion -de Benina et, cette dernière ayant dit que le -Maure l’attendait en bas, elle désira le voir et le juger -par ses propres yeux. Que l’aspect du pauvre Africain -lui parût digne de pitié, elle le fît bien voir par son -geste et sa figure et par l’accent avec lequel elle -dit:</p> - -<p>«Certainement, je le connaissais, cet homme, pour -l’avoir vu souvent mendiant dans la rue du Duc-d’Albe. -Il est bien pris et bien amoureux. N’est-ce pas, monsieur -Almudena, que vous aimez les petites femmes?</p> - -<p>—Moi aimer Benina chérie.</p> - -<p>—Aïe, aïe.... Pauvre Benina, vous êtes tombée sur -une mauvaise mouche? Si vous le faites par charité, -en vérité je vous le dis, vous êtes une sainte.</p> - -<p>—Le pauvret est malade et incapable de se tirer -d’affaire tout seul.»</p> - -<p>Et comme le Maure, accablé de démangeaisons sur -les bras et sur la poitrine, se servait de ses doigts -comme d’un peigne pour se gratter, la piqueuse de -bottines s’approcha pour regarder ses bras qui étaient -nus, ses manches étant relevées.</p> - -<p>«Ce que ce malheureux a, s’écria-t-elle avec vivacité, -c’est la lèpre, Jésus! et quelle lèpre, madame Benina! -J’en ai vu un autre cas; un pauvre qui était aussi un -Maure, mendiant lui-même, d’Oran, qui demandait la -charité à la Puerta Cerrada, près de la boutique de -mon beau-père. Et il était dans un tel état qu’il n’y -avait chrétien consentant à l’approcher et qu’aucun hôpital -ne voulait le recevoir....</p> - -<p>—Cela me pique! cela me pique beaucoup!» C’était -tout ce que le malheureux pouvait dire en se passant -les ongles des épaules à la main comme un peigne au -travers d’une chevelure emmêlée.</p> - -<p>Dissimulant son dégoût, pour ne pas attrister le pauvre -couple, Juliana dit à Benina:</p> - -<p>«Pourvu que vous n’attrapiez rien avec ce type! -Car vous savez que cette maladie est contagieuse. Vous -<span class="pagenum" id="Page_296">296</span> -vous mettez dans une jolie affaire, oui, madame: bonne, -jolie, et qui ne vaut pas cher.... Vous êtes plus sotte -que l’ânesse qui fait le beurre, ou je ne m’y connais -point!»</p> - -<p>Nina montra d’un regard non moins expressif sa -commisération pour le pauvre aveugle et sa décision -de ne point l’abandonner, et sa résignation pour tous -les maux ou calamités que le Seigneur voulait lui envoyer. -En ce moment, Antonio Zapata, qui retournait -chez lui, vit sa femme au milieu de ce groupe et, très -empressé, la rejoignit et, s’étant mis au courant de la -conversation, il donna à Benina le conseil de conduire -le Maure à la consultation des maladies de peau à Saint-Jean-de-Dieu.</p> - -<p>«Il vaudrait mieux pour lui le renvoyer dans son pays, -affirma Juliana.</p> - -<p>—Loin, loin, dit Almudena, nous irions à Jérusalem.</p> - -<p>—Ce n’est pas mal. «De Madrid à Jérusalem ou la -famille de l’oncle Maroma....» Bien, bien. Ah! autre -chose, ma petite femme, tu ne vas pas te fâcher et crier. -Je n’ai pas pu faire tes commissions, parce que.... Ne te -fâche pas, je te prie.</p> - -<p>—Parce que tu es allé jouer au billard, espèce de -canaille! Monte, passe devant, nous allons régler nos -comptes.</p> - -<p>—Je ne peux pas monter parce qu’il faut que je retourne -chez ce diable de déménageur.</p> - -<p>—Que dis-tu encore, canaille?</p> - -<p>—Qu’il ne veut pas donner la grande voiture à moins -de quarante réaux et, comme tu m’as dit que tu ne voulais -pas payer plus de trente....</p> - -<p>—J’irai le voir, moi. Ces hommes ne servent jamais -à rien. N’est-ce pas, Nina?</p> - -<p>—C’est vrai. Que se passe-t-il? Madame déménage?</p> - -<p>—Oui, femme, mais cela ne pourra pas se faire aujourd’hui, -parce que ce serin de mari que Dieu m’a -donné, sorti avant huit heures pour arrêter la maison -et les voitures de déménagement, rentre, comme vous -<span class="pagenum" id="Page_297">297</span> -le voyez, seulement maintenant et sans avoir rien fait -de ce que je lui avais dit.</p> - -<p>—J’ai assez couru cependant, ma petite. A neuf -heures j’arrivais à la maison de maman avec le bail -pour lui faire signer. Tu vois si cela faisait gagner du -temps. Mais tu sais ce qui m’a retardé, l’accident de -Frasquito Ponte, qui nous a fait une peur terrible? -C’est avec grand’peine que nous avons pu, Polidor et -moi, le ramener chez lui. Dieu sait comment va l’homme -et quelle confusion dans la tête il doit avoir après cette -effroyable culbute d’hier!»</p> - -<p>Également intéressées à la bonne et à la mauvaise -fortune du fils d’Algeciras, Benina et Juliana écoutèrent -avec grande attention ce qu’Antonio leur raconta des -funestes conséquences de la chute du cavalier au -Pardo. Quand ils le virent par terre, après qu’il eût été -désarçonné par cette rosse, ils crurent tout de suite -que le pauvre cavalier avait terminé sa carrière mortelle. -Mais à peine relevé, Frasquito recouvra, comme -quelqu’un qui ressuscite, le mouvement et la parole, et, -s’assurant qu’il n’avait aucun coup à la tête, ce qui eût -été le plus dangereux, et se palpant tout le corps, il -leur dit:</p> - -<p>«Ce n’est rien, absolument rien, messieurs, touchez-moi, -je n’ai point le plus léger accroc.»</p> - -<p>Si au premier abord il semblait ne rien avoir aux bras -ni aux jambes, car sûrement il n’avait rien de cassé, -néanmoins il souffrait beaucoup de sa jambe gauche -qui avait dû heurter violemment le sol. Mais ce qu’il y -eut de plus étrange, c’est qu’à peine relevé il se mit à -parler d’une façon tout à fait incohérente et impétueuse, -rouge comme un coq, tremblant, très excité et la langue -embarrassée. Ils le reconduisirent en voiture à son -logis, espérant que le repos absolu l’aurait rétabli: ils -lui avaient frotté tout le corps avec de l’arnica et, après -l’avoir couché, ils étaient partis.... Mais le malheureux, -d’après ce qu’ils apprirent de son hôtesse, ne voulut -pas rester au lit et, s’habillant précipitamment et sortant -<span class="pagenum" id="Page_298">298</span> -aussitôt de la maison, il s’était rendu à la maison -de Boto, où il était resté très tard et avait fait grand -scandale, causant avec tout le monde, provoquant avec -la plus grande insolence tous les pacifiques consommateurs. -Cela était si contraire au naturel pacifique de -Frasquito, à sa timidité habituelle et à sa bonne éducation -que sûrement il devait avoir une grave perturbation -cérébrale, suite du choc qu’il avait subi. On ne -savait point où il avait pu passer le reste de la nuit: -on croit qu’il avait parcouru les rues de Mediodia-Grande -et Chica en menant grand tapage. Ce qui est -certain, c’est que, peu après l’arrivée d’Antonio et de -Polidor chez doña Francisca, Frasquito était entré très -agité, la face congestionnée, les yeux brillants et qu’à la -plus grande surprise et consternation de ces dames, il -avait commencé, la bouche légèrement tordue, à proférer -les discours les plus extravagants. Moitié persuasion, -moitié force, ils étaient parvenus à l’arracher de -là et à le reconduire chez lui où ils le laissèrent, recommandant -à la patronne de veiller sur lui comme elle -pourrait et de lui donner à manger. Parmi les lubies -revenant avec le plus de ténacité dans ses discours, -figurait celle de répéter que son honneur exigeait qu’il -demandât raison au Maure pour avoir affirmé publiquement -que lui, Frasquito, faisait la cour à Benina. Plus -de vingt fois il s’était précipité dans la rue Mediodia-Grande, -à la recherche de M. don Almudena pour le -provoquer et lui remettre sa carte; mais le Marocain -s’esquivait et ne se laissait voir nulle part. Certainement -il était parti pour son pays par crainte, ayant appris -la fureur de Ponte.... Mais il était décidé à ne s’arrêter -que lorsqu’il l’aurait découvert et obligé à remplir ses -devoirs de gentilhomme, en quelque endroit de l’Atlas -qu’il fût allé se cacher.</p> - -<p>«Si le joli galant vient, dit le Maure, riant à se -décrocher les mâchoires, les coins de sa bouche rejoignant -ses oreilles, c’est moi qui lui flanquerai une volée -de coups de bâton!</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_299">299</span></p> - -<p>—Pauvre don Frasquito!... infortuné, pauvre âme -de Dieu! s’exclama Nina croisant les mains. J’ai toujours -eu peur qu’il ne finît ainsi....</p> - -<p>—Vieux fou! dit la Juliana. Et à nous autres qu’importe -que cette vieille peinture d’homme tombe en -enfance ou non? Savez-vous ce que je vous dis? Tout -cela provient des drogues qu’il se fourre sur la tête, -qui sont des poisons et attaquent sa cervelle. Mais ne -perdons pas davantage notre temps. Antonio, retourne -à la rue Impériale et dis qu’on prépare tout pour le -départ; pendant ce temps j’irai voir si l’on peut ajuster -les choses pour la voiture de déménagement, cet -après-midi. Nina, va avec Dieu et garde-toi de la contagion. -Tu sais? Hélas! ma fille, c’est un grand danger -dans l’état de malpropreté où tu es? Vois? Tu commences -à supporter les conséquences du mauvais pas -où tu t’es mise en n’écoutant pas mes bons conseils. -Doña Paca m’avait dit qu’elle te permettrait de venir -la voir. Elle désire te voir, la pauvre femme. Je l’ai -autorisée à le faire et, aujourd’hui, je songeais à te -ramener avec moi.... Mais, véritablement, je ne puis -plus m’y résoudre en présence de cette peste, je ne -puis continuer à te fréquenter.... J’avais arrêté que tu -viendrais tous les jours pour recevoir la desserte de -la table dans la maison de celle qui fut ta maîtresse....</p> - -<p>—Vous avez changé d’idée?</p> - -<p>—Oui, oui, la desserte sera pour toi..., mais... tu -verras ce que tu dois faire.... Tu te trouveras en bas à -la porte à l’heure que je te fixerai et ma cousine Hilaria -te la descendra et te la donnera... en se frottant le -moins possible à toi....</p> - -<p>«Tu comprends, n’est-ce pas?.... Chacun a ses -scrupules.... Tout le monde n’a pas ton estomac, Nina, -à l’épreuve de la bombe.... Et maintenant....</p> - -<p>—J’ai compris..., madame Juliana. Que Dieu vous-garde!»</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_300">300</span></p> - <h2 id="ch_40">XXXIX</h2> -</div> - -<p>Toutes les infortunes venaient battre le cœur de -Benina comme les vagues errantes qui viennent se -briser sur un dur rocher. Elles se brisent avec fracas, -se taisent, se changent en blanche écume, et puis, plus -rien. Chassée et repoussée par la famille qu’elle avait -soutenue seule dans les jours de triste misère et de -douleurs sans nombre, elle ne tarda point à se remettre -du coup que lui avait porté une si noire ingratitude. -Sa conscience lui donna d’ineffables consolations; -elle regarda la vie de la hauteur où l’avait -transportée son mépris de l’humaine vanité; elle sourit -des petits côtés ridicules des êtres qui la torturaient, -et son âme s’éleva grande et forte. Elle remportait un -glorieux triomphe; elle se sentait victorieuse après -avoir perdu la bataille sur le terrain matériel. Mais les -satisfactions intimes de la victoire ne la privèrent pas -un seul instant de son don d’organisatrice et, attentive -aux choses pratiques, elle songea, aussitôt après avoir -quitté Juliana, à tout ce qui pouvait être nécessaire -pour la vie matérielle de tous deux. Il était indispensable -de trouver un logis, ensuite de s’occuper des -soins à donner à Mordejaï et à sa peste ou maladie, -quelle qu’elle fût, car l’abandonner dans l’état où il -était, cela, elle ne le ferait pour rien au monde, même -au risque d’attraper la contagion. Elle se dirigea vers -Santa-Casilda et, trouvant vide le logement autrefois -occupé par le Maure avec la Pedra, elle le prit. Heureusement, -la pocharde était partie pour vivre avec la -Diega à la Cava de San-Miguel derrière la Escalerilla.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_301">301</span></p> - -<p>Installés en cet endroit qui était vraiment assez commode, -la première chose que fit Benina, ce fut d’aller -chercher de l’eau en quantité et de se laver et savonner -à fond tout le corps; c’était une coutume à laquelle -elle ne manquait jamais chez doña Paca. Puis elle -s’habilla proprement. Le bien-être qu’elle éprouva, le -soulagement de son corps se confondaient d’une certaine -façon avec la paix de sa conscience, dans laquelle -elle sentait mêmement quelque chose comme une fraîcheur -et une limpidité absolues et réconfortantes.</p> - -<p>Elle s’occupa ensuite de mettre en ordre le pauvre -logis et, avec le peu d’argent qui lui restait, elle sortit -faire ses achats et rentra préparer un bon petit repas -pour Mordejaï. Elle songeait à le mener le jour suivant -à la consultation et elle le lui dit, l’aveugle acquiesçant -sans discussion à tout ce qu’elle voulait.</p> - -<p>Tout en le faisant manger, elle l’entretenait et le -calmait par de douces paroles et de bonnes espérances, -lui disant que certainement elle irait comme il le désirait -à Jérusalem avec lui et même plus loin encore, -aussitôt qu’il aurait recouvré la santé. Tant que ses démangeaisons -ne l’auraient point quitté, il ne fallait pas -songer à voyager. Ils vivraient tranquilles, lui à la -maison, elle allant mendier toute seule pour se procurer -de quoi vivre. Dieu, certainement, ne voudrait pas les -laisser mourir de faim. L’aveugle fut si content du -plan combiné et proposé par son intelligente amie et -de toutes ses affectueuses paroles qu’il se mit à chanter -la mélopée arabe qu’il avait fait entendre à Benina lors de -sa retraite; mais, comme, en fuyant avec elle lorsqu’ils -avaient été poursuivis à coup de pierres, il avait perdu -sa petite guitare, il ne pouvait plus s’accompagner des -sons plaintifs de cet instrument. Ensuite, il proposa à -sa compagne de brûler des parfums, ce à quoi elle -consentit volontiers, parce que cela ferait une fumigation -parfumée et aromatisée qui ne pourrait qu’assainir -leur pauvre logis.</p> - -<p>Ils sortirent le jour suivant pour aller à la consultation. -<span class="pagenum" id="Page_302">302</span> -Mais, comme on leur indiqua une heure éloignée -pour l’examen, ils employèrent la première partie de -la journée à mendier dans les différentes rues, en se -gardant bien des agents de police, pour ne point -tomber encore une fois dans les mains de ceux qui -lancent le lasso aux mendiants comme aux chiens pour -les conduire ensuite au dépôt où on les traite de -même. Nous devons dire que les procédés si ingrats -de doña Paca n’avaient produit chez Benina ni haine -ni rancœur, et que cette ingratitude même n’avait pu -éteindre chez elle le désir de voir encore la pauvre -femme que, malgré tout, elle aimait de tout son cœur, -comme la compagne des amertumes de tant d’années. -Elle était anxieuse de la voir, quoiqu’elle fût loin de la -maison, et, ayant fini de mendier, elle se dirigea vers la -rue de la Lechuga pour s’assurer, en se tenant à une -distance respectueuse, si oui ou non, la famille était en -train de déménager ou si elle était déjà partie. Elle -arriva à temps! La voiture était devant la porte et les -déménageurs la remplissaient avec cette barbare prestesse -avec laquelle ils ont coutume de traiter cette -opération.</p> - -<p>De l’endroit où elle guettait, Benina reconnut les -vieux meubles décrépits, cassés, et elle ne put réprimer -son émotion en les contemplant. Ils étaient -comme siens, ils avaient fait partie de son existence, -et, en eux, elle voyait comme dans un miroir l’image -de ses joies et de ses tristesses et elle pensait que, s’ils -l’avaient aperçue dans son coin, les pauvres débris lui -auraient dit certainement quelque chose ou auraient -pleuré avec elle. Mais ce qui l’impressionna bien davantage, -ce fut de voir sortir doña Paca et Obdulia -avec Polidor et Juliana, se rendant à la maison nouvelle, -pendant que les élégantes servantes restaient -dans l’ancienne et s’occupaient de l’enlèvement des -petits objets de l’appartement.</p> - -<p>Profondément troublée et émue, Benina se cacha -sous une porte cochère d’où elle pouvait voir sans être -<span class="pagenum" id="Page_303">303</span> -vue. Comme doña Paca lui parut diminuée! Elle avait -un vêtement neuf; mais si mal fait que la pauvre -femme avait l’air habillée par charité. Elle avait la tête -couverte d’une mantille et Obdulia portait avec ostentation -un affreux petit chapeau couvert de plumes et -d’ornements de mauvais goût. Doña Paca marchait -lentement, le regard fixé au sol, toute rembrunie, mélancolique, -comme si elle eût été arrêtée et conduite -par des gardes civils. La petite riait en causant -avec Polidor. Derrière s’avançait Juliana, gourmandant -chacun et les poussant pour qu’ils marchassent -plus vite, la route étant longue. Il ne lui manquait -absolument qu’une gaule pour qu’elle eût tout à fait -l’air d’une de ces femmes qui mènent par les rues, la -veille de Noël, des troupeaux de dindons. Comme le -despotisme se faisait sentir jusque dans ses moindres -mouvements! Doña Paca était la chose humble qui va -sans résistance partout où on la mène, même à la boucherie; -Juliana, le pasteur qui guide et conduit. On -les vit disparaître par la plaza Mayor, la rue de Botoneras.... -Benina fit quelques pas pour voir encore le -triste convoi, et, quand elle les eut perdus de vue, elle -essuya les larmes qui inondaient son visage.</p> - -<p>«Ma pauvre maîtresse, dit-elle à l’aveugle quand -elle le rejoignit, je l’aime comme une sœur, parce que -nous avons supporté ensemble beaucoup d’heures -tristes. J’étais tout pour elle et elle tout pour moi. Elle -me pardonnait mes fautes et moi je lui pardonnais les -siennes.... Quelle amère tristesse de voir comme elle -s’est mal conduite avec la Nina! Elle a l’air de souffrir -davantage de son rhumatisme et elle a la figure de -quelqu’un qui n’aurait pas mangé depuis quatre jours. -Je la soignais de mon mieux, je la trompais dans son -intérêt, lui cachant notre misère, ne craignant pas de -m’exposer à la honte pour lui donner à manger selon -son goût et ses habitudes. Enfin, ce qui est passé est -passé, comme dit l’autre. Allons-nous-en, Almudena, -allons-nous-en d’ici, et plaise à Dieu que tu te rétablisses -<span class="pagenum" id="Page_304">304</span> -promptement pour prendre ce petit chemin de -Jérusalem qui m’effraye un peu parce que c’est loin. En -marchant, marchant toujours, mon fils, on finit -bien par aller d’un bout du monde à l’autre, et si, d’un -côté, nous nous procurerons le plaisir de prendre -l’air et de voir beaucoup de choses nouvelles, nous -aurons, de l’autre, le plaisir de constater que tout est -au fond la même chose et que les différentes parties -ressemblent au tout, c’est-à-dire, comme façon de -parler, partout où vivent les hommes, ou si l’on veut -les femmes, il y a partout ingratitude et égoïsme, et -qu’il y a aussi des gens qui conduisent les autres et -leur imposent leur volonté. C’est pour cela que nous -devons toujours chercher à faire ce que commande -notre conscience et laisser les gens se battre pour un -os, comme les chiens, les autres pour un jouet, comme -les enfants, ou ceux-ci encore, pour se promener -comme les vieux, ou pour rien, et ensuite prendre -comme les passereaux ce que Dieu met à leur portée.... -Allons-nous-en, Almudena, jusqu’à l’hôpital et chasse -toute tristesse.</p> - -<p>—Moi pas triste, dit Almudena. Je suis toujours heureux -quand je suis avec toi.... Tu sais tout comme -Dieu lui-même. Et moi je t’aime comme un bon ange.... -Et si tu ne veux point te marier avec moi, eh bien, tu -seras ma mère et moi ton petit enfant.</p> - -<p>—Bien, homme, tu m’as l’air très bien.</p> - -<p>—Tu es comme le palmier du grand désert, très -belle; tu es comme l’arbre qui donne de l’ombre..., un -rêve.... Moi je t’ai nommé <i>Amri</i>: Mon âme!»</p> - -<p>Tandis que la pauvre femme s’acheminait vers l’hôpital, -doña Paca et sa suite, à l’opposé, arrivaient à la -demeure nouvelle, rue de l’Orellana: un troisième très -propre, avec les tentures et les peintures fraîches, -bonne lumière, ventilation, belle cuisine et prix convenable -pour la circonstance. Il parut parfait à doña -Francisca, lorsqu’elle arriva en haut suffoquée par -l’ascension de l’interminable escalier et, s’il lui avait -<span class="pagenum" id="Page_305">305</span> -paru mal, elle se serait bien gardée de le manifester, -ayant absolument abdiqué toute volonté et toute opinion -personnelles. Le caractère flexible, plus que flexible, -absolument flasque, de la veuve s’était complètement -adapté à la manière de sentir et de penser de -Juliana, et cette dernière, voyant que cette mie de pain -se plaçait d’elle-même sous ses doigts, en faisait des -boulettes. Doña Paca n’osait pas respirer sans la permission -de son tyran, qui semblait se complaire à -accabler de ses ordres, pour toute chose, l’infortunée -veuve. Celle-ci arriva à en avoir une peur d’enfant: -elle se sentait elle-même une mie de pain dans la main -de la piqueuse de bottines et, en vérité, cette crainte -n’allait pas sans être accompagnée d’une forte dose de -respect et d’admiration.</p> - -<p>La dame se reposait de la grande fatigue de cette -journée et tous les meubles, objets, pots de fleurs -placés dans le nouvel appartement, sous le coup d’une -tristesse intense qui avait envahi son cœur, elle appela -son tyran pour lui dire:</p> - -<p>«Tu ne m’as pas bien expliqué en marchant ce que -tu m’as dit. Que Nina compte-t-elle faire de son Maure? -T’a-t-il paru bien?»</p> - -<p>Juliana fournit à sa sujette les explications demandées -sans dire aucun mal de Benina, ni la présenter -sous un mauvais jour, ce en quoi elle fit preuve d’un -tact très fin.</p> - -<p>«Tu lui as dit en conclusion... qu’elle ne doit pas -venir me voir, à cause de la contagion de cette sale -peste? Tu as très bien fait. Sans toi, je me serais -trouvée exposée, Dieu sait! à prendre cette affreuse -maladie.... Tu lui as bien dit aussi qu’elle pourrait -prendre les restes de nos repas? Mais cela ne suffit -pas et j’aurais grand plaisir à lui assigner un petit -fixe par jour, une piécette, par exemple. Qu’en dirais-tu?</p> - -<p>—Je dis que, si nous commençons avec de pareilles -prodigalités, nous allons promptement reprendre le -<span class="pagenum" id="Page_306">306</span> -chemin du Mont-de-Piété. Non, non, une piécette, c’est -une piécette.... Nina aura bien assez avec deux réaux. -C’est mon opinion et, si vous faites plus, je m’en lave -les mains.</p> - -<p>—Deux réaux, deux, tu as dit.... Oui, tu as raison, -c’est assez. Tu ne sais pas les miracles que fait Nina -avec une demi-piécette.»</p> - -<p>En ce moment, Daniela accourut, toute tremblante, -disant que Frasquito sonnait à la porte, et Obdulia, -qui l’avait vu à travers le judas, disait qu’il ne fallait -pas ouvrir afin d’éviter un scandale pareil à celui de la -rue Impériale. Mais qui diable avait pu lui donner la -nouvelle adresse? C’était sûrement cet animal de Polidor, -et Juliana fit le serment de lui arracher une oreille. -Mais, par un fâcheux contretemps, tandis que Ponte -sonnait à la porte, Hilaria montait, revenant de son -marché, et elle ouvrit avec sa clef, et il fut impossible -d’empêcher Frasquito d’entrer, et il se présenta devant -ces femmes épouvantées, le chapeau tiré jusqu’aux -oreilles, brandissant sa canne, son vêtement en désarroi, -tout maculé de terre et de boue. Il avait la -bouche de travers et traînait péniblement sa jambe -droite.</p> - -<p>«Pour Dieu, Frasquito, lui dit doña Paca suppliante, -ne nous faites pas peur. Vous êtes malade, vous devriez -aller vous mettre au lit.»</p> - -<p>Et Obdulia, arrivant à son tour, lui dit d’une voix -déclamatoire:</p> - -<p>«Frasquito, une personne comme vous, si distinguée, -de si bonne société, nous dire ces choses; remettez-vous, -rentrez en vous-même.</p> - -<p>—Señora et madame, dit Ponte, enlevant avec la -plus grande difficulté son chapeau, je suis un chevalier -et je me vante de savoir me conduire avec des femmes -élégantes; mais, comme ce bruit absurde est parti -d’ici, je viens demander des explications. Mon honneur -l’exige....</p> - -<p>—Et qu’avons-nous à voir, nous autres, avec l’honneur -<span class="pagenum" id="Page_307">307</span> -d’un personnage comme vous? s’écria Juliana. -Allez, c’est d’une personne mal élevée que de manquer -ainsi aux dames! L’autre jour, elles étaient pour vous -impératrices et reines, et aujourd’hui....</p> - -<p>—Et maintenant, dit Ponte effrayé et tremblant tant -soit peu devant l’accent énergique de Juliana comme -roseau battu par le vent, et maintenant je ne manque -point au respect dû aux dames. Obdulia est une dame, -doña Francisca une autre dame. Mais pourtant, toutes -dames qu’elles sont, elles m’ont calomnié; elles m’ont -blessé dans les sentiments les plus purs de mon être, -en soutenant que j’ai fait la cour à Benina... et que je -l’ai poussée vers un amour déshonnête pour la faire -manquer avec moi à la fidélité qu’elle doit à ce noble -chevalier de l’Arabie.</p> - -<p>—Comment voulez-vous que nous ayons dit pareille -sottise?</p> - -<p>—Tout Madrid le répète.... C’est d’ici, de ce salon, -qu’est sortie cette indigne calomnie. On m’accuse d’un -crime abominable: d’avoir osé lever un œil déshonnête -sur un ange aux ailes immaculées. Or, vous saurez que -je respecte les anges: si Nina avait été une créature -mortelle, je ne l’aurais pas respectée, parce que je suis -un homme.... J’ai aimé des femmes à la chevelure -rouge ou noire, mariées, veuves ou demoiselles, et -nulle ne m’a résisté..., car j’ai toujours été la beauté -même.... Mais je n’ai séduit aucun ange et je n’en veux -séduire aucun.... Sachez-le, Francisca, sachez-le, Obdulia..., -la Nina n’est pas de ce monde..., la Nina appartient -au ciel.... Habillée en pauvresse, elle est allée -mendier pour nous faire vivre, vous et moi.... Et la -femme qui a fait cela, je ne la séduis pas, je ne peux -pas la séduire, je ne puis pas en être amoureux...; ma -beauté est humaine, la sienne est divine: mon splendide -visage est pétri de chair humaine et le sien d’essence -divine, de céleste lumière.... Non, non, non, je -ne l’ai pas séduite, elle ne m’a point appartenu, elle -appartient à Dieu. Je vous le dis en vérité, Curra Juarez -<span class="pagenum" id="Page_308">308</span> -de Ronda, à vous qui maintenant ne pouvez plus remuer, -tant votre corps est accablé par le poids de -l’ingratitude.... Moi, parce que je suis reconnaissant, -je me sens léger comme plume au vent et je vole..., -vous le voyez.... Vous êtes, vous, de plomb, parce que -vous êtes ingrate et vous ne pouvez quitter le sol..., -vous le voyez bien.»</p> - -<p>Consternées, mère et fille poussaient des cris, demandant -secours aux voisins. Mais Juliana, plus courageuse -et plus expéditive, ne pouvant entendre avec -calme les divagations du malheureux Ponte, se jeta -sur lui furieuse et, le saisissant par le revers de son -vêtement, elle le foudroya de ses regards et de sa -parole:</p> - -<p>«Si vous ne filez pas tout de suite hors de cette -maison, espèce de macaque, je vous préviens que je -vous flanque par la fenêtre.»</p> - -<p>Et sûrement elle l’aurait fait, si Hilaria et Daniela -ne s’étaient précipitées sur le pauvre fils d’Algeciras -et ne l’avaient point, en deux ou trois mouvements, -jeté hors de la porte.</p> - -<p>Le portier et quelques voisins, attirés par cette algarade, -se présentèrent alors et, voyant ces renforts, les -quatre femmes sortirent sur le palier, pour expliquer -que cet homme avait perdu le jugement et, de la personne -la mieux élevée et la plus distinguée, il s’était -brusquement transformé en un être importun et dévergondé. -Frasquito descendit clopin-clopant un étage -et, se retournant et levant les yeux vers l’étage supérieur, -il s’écria:</p> - -<p>«Ingrate! ingrrr....»</p> - -<p>Il lui fut impossible d’achever la parole commencée -et une violente contorsion dénota cette impossibilité. -Il ne sortit plus de sa bouche qu’un son âpre et désordonné, -comme si une main invisible l’avait étranglé. -Tous les assistants virent son visage se décomposer -horriblement: les yeux lui sortaient de la tête et sa -bouche tordue et de travers rejoignait son oreille. Il -<span class="pagenum" id="Page_309">309</span> -battit l’air de ses bras, poussa un dernier cri plein -d’angoisse et tomba comme une masse. A la chute de -son corps tout l’escalier fut secoué de haut en bas.</p> - -<p>On se mit à quatre personnes pour le remonter dans -l’appartement et porter secours à ce pauvre malheureux. -Mais Juliana l’ayant tâté s’écria sèchement:</p> - -<p>«Il est plus mort que mon grand-père.»</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum" id="Page_311">311</span></p> - <h2 id="ch_41">ÉPILOGUE</h2> -</div> - -<p>Juliana était certainement le plus bel exemple des -admirables effets de la volonté humaine pour le gouvernement -des plus grandes comme des plus petites -choses, dans les réunions d’êtres humains. Femme -n’ayant reçu aucune éducation première, sachant à -peine lire et écrire, elle avait reçu de la nature ce don -très rare de savoir organiser l’existence et régir toutes -les actions d’une série de personnes. Si une famille -plus importante que celle des Zapata lui était tombée -dans les mains, dans les mêmes conditions, elle s’en -serait tirée tout aussi bien, elle aurait gouverné une -île, un État, elle aurait toujours monté, grandissant -toujours. Dans la petite île de doña Francisca elle -établit d’une main ferme la régularité du gouvernement -et de la gestion financière et chacun marchait -droit, sans que personne osât enfreindre ses ordres -irrévocables. Il faut dire que, pour obtenir ce précieux -résultat, elle avait recours au gouvernement absolu -dans toute sa force et qu’elle pratiquait le régime de -la terreur dans toute sa pureté. Son génie n’admettait -pas la plus timide observation, sa volonté faisait loi et -le bâton était son seul effort de logique.</p> - -<p>Avec les caractères si faibles de la mère et des enfants, -ce régime réussissait à merveille; il avait déjà -fait ses preuves avec Antonio. Elle en était arrivée à -une telle domination sur doña Francisca que la pauvre -veuve n’aurait pas osé dire un <i>Pater noster</i> sans l’agrément -de son dictateur et, lorsqu’elle allait pousser un -<span class="pagenum" id="Page_312">312</span> -soupir, son regard se portait sur elle, semblant lui -dire:</p> - -<p>«N’est-ce pas que tu ne trouves pas mauvais que je -pousse un tout petit soupir?»</p> - -<p>Juliana était obéie aveuglément en tout par sa belle-mère -excepté sur un point. Elle lui recommandait de -secouer sa tristesse et, quoique l’esclave répondît que -oui, il était facile de voir que l’ordre ne s’exécutait -point. La veuve de Zapata abordait l’époque prospère -de son existence avec la tête affaiblie, les yeux morts, -le regard toujours vague, perdu dans le monde extérieur, -le corps avachi, se confinant chaque jour davantage -dans l’indolence la plus absolue, l’appétit nul, -l’humeur taciturne, l’esprit fermé, les idées noires.</p> - -<p>Quinze jours à peine après l’installation de doña -Francisca dans la rue d’Orellana, la maîtresse de toutes -choses décida que son autorité serait plus forte et son -pouvoir plus efficace si l’on demeurait tous ensemble, -général et subalternes. La translation eut lieu et Juliana -amena son humble mobilier, sa marmaille et -elle-même; mais, préalablement, il avait fallu mettre -dehors les pots de fleurs et les caisses de plantes et -remercier Daniela, qui vraiment était un luxe inutile. -A ses fonctions de grand chancelier Juliana joignit -celles de femme de chambre et de peigneuse de sa -belle-mère et de sa belle-sœur. Ainsi tout se trouva -réglé à la maison.</p> - -<p>Mais, comme il n’y a point de félicité complète en ce -monde, dans le mois même ou à peu près du déménagement, -marqué dans les éphémérides zapatesques par -la mort de don Frasquito Ponte Delgado, Juliana commença -à ressentir dans sa façon d’être une altération -fort extraordinaire. Elle, qui pour la luxuriante exubérance -de sa santé s’était toujours comparée elle-même -à une mule, tomba tout d’un coup dans un genre de -souffrance absolument contraire à sa nature parfaitement -équilibrée. Qu’était-ce? Cela se traduisait par des -troubles nerveux et des atteintes d’hystérie, affection -<span class="pagenum" id="Page_313">313</span> -dont Juliana s’était ressentie plus d’une fois déjà, l’attribuant -à des caprices de femme trop gâtée ou à des -troubles imaginaires que la tendresse d’un mari savait -seule guérir.</p> - -<p>Le mal de Juliana débuta par des insomnies absolument -rebelles. Elle se levait le matin sans avoir pu fermer -l’œil de toute la nuit. Peu de jours après, elle avait -commencé à perdre l’appétit et, enfin, à la perte de -sommeil se joignirent promptement des agitations et -des terreurs extraordinaires dans l’obscurité et, de -jour, une mélancolie noire, pesante, funèbre. Ce qu’il -y eut de pire pour la famille, ce fut que ces malaises -ne changèrent absolument rien aux habitudes despotiques -de la gouvernante et ne firent au contraire que -les aggraver. Antonio lui proposa de la conduire à la -promenade et elle l’envoya promener à tous les diables. -Elle devint tout à fait désagréable, mal embouchée, -grossière et insupportable.</p> - -<p>Enfin, ses monomanies hystériques se réduisirent à -une seule, l’idée que ses enfants ne se portaient point -bien. L’apparence extrêmement robuste des enfants ne -servait à rien. Avec les précautions extraordinaires -qu’elle prit pour leur santé et les soins multiples qu’elle -leur prodiguait, elle les tourmentait incessamment et -elle n’arrivait qu’à les faire pleurer à tout propos. La -nuit, elle sautait à bas de son lit, assurant que les enfants -avaient été assassinés et nageaient dans le sang. -S’ils toussaient, c’était qu’ils étaient prêts à étouffer; -s’ils mangeaient mal, ils étaient empoisonnés.</p> - -<p>Un matin, elle sortit précipitamment avec son châle -et sa mantille et se rendit aux quartiers du sud, pour -trouver Benina avec laquelle elle voulait causer. Et elle -marcha plusieurs heures avant de la rencontrer, car -elle ne passait point son temps à Santa-Casilda, mais -bien dehors dans les quartiers de la Carretera de Tolède, -à main gauche du pont. Elle la trouva enfin là, -après l’avoir cherchée de tous côtés au milieu de ces -rues enchevêtrées. La vieille vivait avec le Maure dans -<span class="pagenum" id="Page_314">314</span> -une petite maison qui avait l’air d’une cabane située au -sud des terrains qui dominent la Grand’Rue.</p> - -<p>Almudena allait de mieux en mieux avec sa terrible -maladie de peau; mais son visage était encore couvert -d’horribles pustules. Il ne sortait pas de la maison et -la pauvre vieille allait tous les matins gagner sa vie en -mendiant à San-Andres. Juliana ne fut pas peu surprise -de la voir en apparence de bonne santé et toujours -gaie, l’esprit serein et acceptant sans récrimination son -sort.</p> - -<p>«Je viens vous gronder, madame Benina, lui dit-elle -en s’asseyant sur un banc de pierre qui se trouvait contre -la maison, près d’une auge où la pauvre femme -lavait son linge, tandis que le vieil aveugle était assis -assez loin à l’ombre. Oui, madame, parce qu’il était -convenu que vous viendriez prendre la desserte à la -maison et vous n’avez pas encore paru et nous n’avons -plus vu votre figure.</p> - -<p>—Je vous dirai, madame Juliana, répliqua Nina, ce -n’est pas parce que je méprise votre offre, mais c’est -parce que j’ai pu m’en passer. J’ai les restes d’une autre -maison, avec ce que je gagne, cela me suffit, et vous -pouvez bien en faire cadeau à un autre pauvre, et, pour -votre conscience, ce sera tout comme.... Que voulez-vous -savoir? Qui me donne à manger? Eh bien, je dois -cette aumône bénie à don Romualdo Cédron.... Je l’ai -connu à San-Andres, où il dit la messe.... Oui, madame: -don Romualdo qui est un saint, pour que vous le sachiez.... -Et je suis sûre, après beaucoup de réflexions, -que ce n’est point le don Romualdo que j’avais inventé, -mais bien un autre qui ressemble au mien comme deux -gouttes d’eau. Souvent on invente une chose qui devient -vérité le lendemain, ou bien les vérités, avant d’être -des vérités, commencent par être des mensonges très -grossiers.... Vous le savez peut-être?»</p> - -<p>La piqueuse de bottines déclara qu’elle était enchantée -de tout ce qu’elle venait d’entendre et, étant donné -que don Romualdo lui venait en aide, doña Paca et elle -<span class="pagenum" id="Page_315">315</span> -donneraient les restes de la table à d’autres malheureux.</p> - -<p>«Mais j’avais autre chose à vous dire. Je suis votre -débitrice, Benina, car ma belle-mère, que je conduis -avec un fil de soie, a décidé de vous allouer une petite -pension de deux réaux par jour.... Comme je ne vous -ai pas vue nulle part, je n’ai pas pu régler avec vous -et voici quinze piécettes qui font le mois entier, madame -Benina.</p> - -<p>—Cela, je l’accepte volontiers, oui, madame, cela -n’est pas à mépriser.... Ces piécettes me tombent du -ciel, dit Nina toute joyeuse, car j’ai une dette avec la -Pitusa, rue du Mediodia-Grande, et je la paye avec ce -que je peux réunir et avec une piécette par douro d’intérêt. -Avec cela, j’aurai remboursé pas loin de la moitié. -Des coups de pierre de cette nature, que le Seigneur -m’en envoie chaque jour, madame Juliana. Vous -savez, je vous suis très reconnaissante: puisse le Seigneur -vous le rendre en santé pour vous, pour votre -mari et pour vos enfants!»</p> - -<p>Avec un flux de paroles abondantes, nerveuses et -tant soit peu hyperboliques, Juliana assura qu’elle -n’avait plus de santé; qu’elle souffrait d’un mal aussi -étrange qu’incompréhensible. Mais elle le supportait -avec patience, sans se préoccuper en rien de cet état. -Ce qui l’inquiétait, ce qui faisait de son existence un -atroce supplice, c’était la peur que ses enfants tombassent -malades. Ce n’était point seulement une idée ou -une crainte; elle était sûre que si Antonio et Paquito -tombaient malades..., ils mourraient infailliblement.</p> - -<p>Benina chercha à lui enlever de la tête pareilles idées, -mais l’autre ne se laissa point convaincre et, la quittant -brusquement, elle reprit le chemin de Madrid. Grande -fut la surprise de Benina et du Maure de la voir apparaître -le lendemain matin, de très bonne heure, agitée, -tremblante, les yeux brillants. Le dialogue fut bref, -mais rempli de matière psychologique.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_316">316</span></p> - -<p>«Qu’as-tu, Juliana, lui demanda Benina la tutoyant -pour la première fois.</p> - -<p>—Que veux-tu que j’aie? si ce n’est la peur de la -mort de mes enfants.</p> - -<p>—Ah! mon Dieu, ils sont malades?</p> - -<p>—Oui, c’est-à-dire, non: ils sont bien. Mais je suis -tourmentée par l’idée qu’ils vont mourir.... Ah! Nina -de mon âme, je ne puis chasser cette idée. Je ne fais -que pleurer, et encore pleurer, vous le voyez....</p> - -<p>—Oui, je le vois bien. Mais, si ce n’est qu’une idée, -il faut te l’ôter de la tête, femme.</p> - -<p>—Je viens pour ceci encore, madame Benina, parce -que cette nuit il m’est venu l’idée que vous seule pouviez -me guérir.</p> - -<p>—Et comment?</p> - -<p>—En me persuadant que je ne dois point me figurer -que mes petits peuvent mourir..., en m’ordonnant de -le croire.</p> - -<p>—Moi?</p> - -<p>—Si vous me l’affirmez, je le croirai et je me guérirai -de cette maudite préoccupation..., parce que..., je -le dis franchement, je suis mauvaise, je suis une pauvre -pécheresse....</p> - -<p>—Eh bien, alors, Juliana, c’est chose facile de te -guérir. Je t’affirme que tes enfants ne vont pas mourir, -que tes enfants sont sains et robustes.</p> - -<p>—Voyez.... La joie que j’éprouve m’est une certitude -que vous savez ce que vous dites.... Nina, Nina, vous -êtes une sainte.</p> - -<p>—Je ne suis pas une sainte. Mais tes enfants sont -bien et ne souffrent d’aucun mal.... Ne pleure pas... -va-t’en chez toi, et ne pèche plus.</p> - -<p class="center">FIN</p> - -<p class="center">41 894.—Paris, Imprimerie <span class="smcap">Lahure</span>, rue de Fleurus, 9.</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <p><span class="pagenum hidden" id="Page_317">317</span></p> - <h2 id="notes">NOTES</h2> -</div> - -<div class="footnotes"> - <p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> <i>Doña - Perfecta</i>, <i>l’Ami Manso</i>, <i>Marianela</i>.</p> - - <p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Mot espagnol - intraduisible; c’est quelque chose comme «snob».</p> - - <p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Ce personnage - apparaît dans le roman du même auteur: <i>Fortunata y Jacinta</i>.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum hidden" id="Page_318">318</span> - <div class="tnote"> - <h2 class="h2note" id="note_au_lecteur">Au lecteur</h2> - - <p class="fontnote">Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version - originale. Les erreurs manifestes de typographie ont été corrigées.</p> - - <p class="fontnote">La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.</p> - - <p class="fontnote">La couverture est illustrée par une œuvre de Henry Monnier. - Elle appartient au domaine public.</p> - </div> - </div> - -<hr class="full" /> - -<div lang='en' xml:lang='en'> -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>MISÉRICORDE</span> ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin-top:1em; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE</div> -<div style='text-align:center;font-size:0.9em'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE</div> -<div style='text-align:center;font-size:0.9em'>PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person -or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. 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If any disclaimer or limitation set forth in this agreement -violates the law of the state applicable to this agreement, the -agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or -limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or -unenforceability of any provision of this agreement shall not void the -remaining provisions. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the -trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone -providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in -accordance with this agreement, and any volunteers associated with the -production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ -electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, -including legal fees, that arise directly or indirectly from any of -the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this -or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or -additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any -Defect you cause. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state -visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Please check the Project Gutenberg web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. To -donate, please visit: www.gutenberg.org/donate -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Professor Michael S. Hart was the originator of the Project -Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of -volunteer support. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Most people start at our website which has the main PG search -facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This website includes information about Project Gutenberg™, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. -</div> - -</div> -</div> -</body> -</html> diff --git a/old/68603-h/images/cover.jpg b/old/68603-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index e3de547..0000000 --- a/old/68603-h/images/cover.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/68603-h/images/logo.jpg b/old/68603-h/images/logo.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 4ac6a45..0000000 --- a/old/68603-h/images/logo.jpg +++ /dev/null |
